A. Dumas fils
A. DUMAS
FILS
PAR
JULES CLARETIE
PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
—
1882
ALEXANDRE DUMAS
FILS
’il reste une gloire incontestable à notre pays, une suprématie évidente, c’est la gloire du théâtre. L’étranger ne la discute même pas ; il la subit. Le théâtre français contemporain, partout traduit, adapté, pillé, applaudi, demeure une des forces vives de la nation. On peut comparer à nos peintres français des peintres étrangers, anglais, italiens, espagnols ou hongrois. On n’a pas d’auteur dramatique exotique à mettre en parallèle avec nos maîtres de la scène.
L’homme qui a le plus fait pour donner à notre théâtre cette renommée éclatante et cette puissance souveraine, c’est M. Alexandre Dumas fils — ou plutôt, car depuis onze ans il est seul à porter ce nom illustre — M. Alexandre Dumas. Le premier, dans la comédie, dans cet art exquis du théâtre qui, avant lui, était par ceux de sa génération fidèles aux traditions de la génération précédente, regardé comme un aimable passe-temps, un plaisir digestif, un jouet, il apporta, il fit courir dans le drame cette chaleur de vie moderne, ce sentiment de vérité, cette haine de la convention qui n’ont fait que s’accentuer depuis et qui datent de lui.
Lorsque parut la Dame aux Camélias, où en était le théâtre ? Sauf de rares exceptions, il se traînait à la remorque de Scribe dans les petites comédies avec ou sans couplets, les anecdotes égrillardes ou sentimentales. Le grand drame romantique se taisait. Ponsard avait le bon sens de ne pas essayer de fonder l’école du génie et M. Émile Augier, cet admirable moraliste, ce maître écrivain qui allait nous donner, un jour, les Lionnes pauvres et le Mariage d’Olympe, en était encore à habiller du velours et de la soie des grands seigneurs padouans du temps passé son drame intime d’une inspiration pourtant bien moderne, l’Aventurière. Enfin « Malherbe vint » et Dumas fils jetait toute vivante et palpitante encore à une foule empressée, enchantée, émue, enthousiasmée, une tragédie en habit noir, la Dame aux Camélias.
C’était quelque chose, vers 1830, que d’arracher au théâtre sa tunique grecque ou romaine devenue souquenille et de la remplacer par un pourpoint neuf ; c’était mieux encore, en 1850, de rejeter le pourpoint usé pour mettre, sur le torse en chair et en os de personnages bien humains, le frac de la vie courante, le morne habit noir, l’uniforme banal de nos joies et de nos douleurs.
Où M. Dumas fils avait-il pris, d’ailleurs, l’inspiration d’un tel drame ? Dans un de ses livres, et ce livre, il l’avait puisé en lui-même, dans ses propres sensations, ses souvenirs et ses souffrances. Il n’y a pas d’autre méthode au monde pour l’artiste. On parle beaucoup de documents humains ; le véritable document pour tout homme qui crée, c’est son propre cœur.
« Si l’on savait, nous disait un jour Alexandre Dumas, ce que j’ai mis de moi dans mon œuvre, ce que j’ai utilisé de ma vie dans mon théâtre, ce qu’il y a de dessous dans mes pièces ! Je raconterai, autant que je le pourrai, ce passé, je montrerai ces sources d’émotions et d’études dans l’édition, destinée à mes seuls amis et tirée à quatre-vingt-dix-neuf exemplaires seulement, que je fais imprimer à Dôle. Mais que voulez-vous ? On ne peut tout dire, même à voix basse, même dans une édition à huis clos, et ce qu’on ne peut imprimer, c’est le plus curieux de la vie d’un homme ; voilà pourquoi ses biographies, d’ordinaire, ne signifient rien. »
M. Dumas a cinquante-sept ans aujourd’hui, étant né le 27 juillet 1824. Il est Parisien ; il a de Paris la verve, l’alacrité, le trait qui vibre, le mot pareil au coup de fronde du gamin biblique. Grand, solide, les cheveux d’un blond grisonnant rejetés en arrière, légèrement chauve déjà, la moustache hérissée, bien vivant, avec un rictus narquois relevant comme la courbe d’un arc sa lèvre supérieure — expression sardonique admirablement rendue par Carpeaux dans son buste célèbre, — il passe à travers le monde parisien comme un conquérant, sans fracas et sans morgue. Il a le succès sans en avoir la fatuité. Homme du monde et du meilleur monde, il n’a jamais l’air de renier son humeur artistique. On lui a longtemps refusé le droit de s’occuper d’une autre partie de la société actuelle que de cette partie fractionnée qu’il a baptisée d’un nom inoubliable : le Demi-Monde.
On connaît ce mot, tant de fois cité. Une mondaine véritable lui demandait un jour, s’il ne s’occuperait jamais des femmes honnêtes : « Si fait, madame, ma prochaine pièce leur sera consacrée. — Ah !… Et où les avez-vous donc étudiées ? — Chez moi, madame ! »
Ce n’était pas à une de ces demi-mondaines qu’il envoyait sa photographie naguère, mais à quelque amie honorée et fidèle, avec ces deux vers tracés au bas du carton :
Acceptez ce portrait, il m’en reste encore un
Du temps que j’étais blond et qu’on me faisait brun !
C’est peut-être « en ce temps-là » que fatigué de mener une vie oisive, tout jeune, il se jeta résolument, corps et âme, à la lutte qu’il aime et au travail qui est sa joie. Jamais homme, peut-être, et surtout en un temps où les volontés manquent, où les caractères coulent comme de la cire fondue, n’a plus fermement montré ce qu’est un caractère et démontré ce que peut la volonté. Jusqu’à l’âge de vingt ans, il avait vécu de l’inutile vie de ceux qu’il devait peindre, haïr et châtier ; élégant, aimable, aimé — comme dans un bois, disait le pauvre Plouvier. Las de cette vie, un jour, il la secoue, avec un prodigieux courage. Il se met à l’œuvre, il travaille. Il pioche, c’est le mot brutal et réel ; il fait des romans à deux sous la ligne, il paye ses dettes, il élimine de sa vie la femme, la maîtresse, celle que Taupin nous montre dans Diane de Lys prenant une possession lente et sûre de l’homme, qui devient sa chose. Il s’affranchit par le labeur. D’ailleurs ne se prodiguant pas, même en ces premières heures de production forcée. En veut-on la preuve ? Il avait déjà composé, ou à peu près, l’Affaire Clémenceau vers cette époque, et ce livre faisait partie d’une série de quatre romans qu’il s’était engagé à livrer à l’éditeur Cadot. Mais il sentit qu’il y avait là, dans une telle œuvre, autre chose qu’un succès de cabinet de lecture. Il garda dans son tiroir l’Affaire Clémenceau et, au lieu d’avoir vendu l’ouvrage cinq cents francs, il y a dix-huit ans, il y a trouvé en 1866 un succès éclatant, et cette fameuse gloire argent comptant dont parlait Alphonse Rabbe.
Qui croirait cependant que ce moraliste au style précis, acéré, presque scientifique, a débuté par un livre de vers ? Je dirais volontiers que, comme tant d’autres, il a chanté avant de penser, s’il n’y avait dans ce volume de poésies tantôt cavalières, tantôt élégiaques, une « pensée » au contraire, et, à proprement parler, la pensée même, à l’état embryonnaire, instinctif, inarticulé, des œuvres les plus récentes de l’auteur. Comparez, en effet, dans ce livre, rare aujourd’hui, très recherché des bibliophiles et qui porte ce titre, Péchés de Jeunesse, telle pièce, intitulée l’hôtel-Dieu, à la tirade de Camille Aubray dans les Idées de Madame Aubray, racontant l’agonie désespérée des filles-mères au fond des salles à rideaux blancs de l’hospice, et vous serez frappé de rencontrer déjà l’idée de l’homme devenu un maître dans les premiers vers de ce débutant.
Lorsqu’il le publiait, ce livre, Alexandre Dumas fils avait déjà suivi le convoi de celle qui s’était appelée sur terre Marie Duplessis, et qu’il allait rendre désormais célèbre sous le nom de Marguerite Gautier. Pauvre fille née pour la douleur, souffre-plaisir qui mourut d’une vie qui enrichit tant d’autres, et qui, victime de Paris, léguait, en mourant, le produit de la vente de ses meubles à sa nièce, à la condition que la jeune fille ne viendrait jamais à Paris ! Son agonie avait été lugubre ; ses funérailles furent presque solitaires. Deux hommes seulement suivaient son convoi, et l’auteur de la Dame aux Camélias les saluait, ceux-là, dans ses vers :
Vous qui l’avez aimée et qui l’avez suivie,
Qui n’êtes pas de ceux qui, duc, marquis ou lord,
Se faisant un orgueil d’entretenir sa vie,
N’ont pas compris l’honneur d’accompagner sa mort !
Cette femme morte, Alexandre Dumas résolut de raconter son existence. Ou plutôt est-ce qu’on projette de pousser le cri qui vous étouffe ? Il monte du cœur aux lèvres et jaillit. Dumas fils écrivit la Dame aux Camélias comme il eût laissé couler ses larmes. C’était la confession d’un cœur de vingt ans, la confidence de l’amour douloureux. L’auteur ne se proposait aucun plan de réforme, aucune idée nouvelle, aucune recherche : il écrivait parce que la voix intérieure dictait ; et, parce qu’il fit un livre ému, il fit un livre durable.
Depuis, M. Dumas s’est demandé si Marguerite Gautier méritait bien d’être chantée. Un critique allemand le comparaît naguère à un médecin de talent qui sauverait ses malades après les avoir empoisonnés. Empoisonnés est un mot bien brutal et un peu trop teuton. Ce qui est certain, c’est que, même au temps où il racontait la mort de la Dame aux Camélias, dès la première édition, Dumas ne donnait l’histoire de Marguerite Gautier que comme une exception :
« Je ne tire pas de ce récit, disait-il, la conclusion que toutes les filles comme Marguerite sont capables de faire ce qu’elle a fait ; loin de là ; mais j’ai eu la preuve qu’une de ces filles avait éprouvé dans sa vie un amour profond, qu’elle en avait souffert et qu’elle en était morte ; j’ai raconté ce que je savais ; c’était un devoir. — L’histoire de Marguerite est une exception, je le répète ; mais si c’eût été une généralité, ce n’eût pas été la peine de l’écrire. »
Je ne sais si, comme le dit M. Dumas, écrire ce livre était « un devoir » ; mais, à coup sûr, c’était « un droit ». Et le livre est digne de sa réputation ; il émeut, il attendrit, il fait songer. Il inspira à son auteur cette comédie, ce drame, cette pièce, je ne sais comment l’appeler, cette Dame aux Camélias, qui, je le répète, transforma l’art contemporain, substitua la simple réalité à la convention romanesque, et poussa le théâtre dans la voie du vrai. « La vérité, l’âpre vérité ! » disait Stendhal. Ces mots, tracés en épigraphe, à la première page de Rouge et Noir, peuvent servir à caractériser aussi l’œuvre de Dumas fils.
Marguerite Gautier mourante nous a valu d’ailleurs l’invasion d’une déplorable race d’héroïnes littéraires : les courtisanes amoureuses, les filles de marbre et les filles de plâtre. La littérature, aussi bien que la société même, a été, pendant vingt ans, la conquête de ces femmes de proie. Et même, à cette heure, en sommes-nous bien délivrés ? M. Dumas fils, qui avait contribué à nous imposer cette tyrannie, s’est du moins insurgé contre elle. Il a brûlé sans hésitation les fausses déesses qu’il avait encore plus fait adorer qu’il ne les avait adorées lui-même.
Il paraîtra toujours curieux de relire ce que Dumas dit de Manon Lescaut, qui précéda Marguerite Gautier et lui montra le chemin. Il a écrit une préface singulièrement vivante pour le livre de l’abbé Prévost, cette élégie ou cette idylle de l’amour qui dégrade et salit. Depuis M. Dumas, l’utilité et l’intérêt des préfaces ne sont plus discutés. Tel de ces avant-propos a eu plus de retentissement que tous ses romans de jeunesse à la fois, Diane de Lys, la Dame aux perles, Trois hommes forts, Antonine, la Vie à vingt ans, le Régent Mustel, pages où pourtant l’on n’a pas bien loin à chercher pour trouver la griffe du maître. Bref, la Dame aux Camélias, qu’on a souvent comparée à Manon Lescaut, en diffère profondément, non seulement par l’intérêt, poignant chez Dumas fils, mais par la conclusion même, par l’impression que le récit nous laisse. Le livre de Dumas, c’est Manon Lescaut, si l’on veut, mais avec l’idée moderne en plus, avec le sentiment du repentir. Armand Duval, c’est un Desgrieux qui ne tombe pas ; Marguerite Gautier est une Manon qui se relève. Il y a dans ce livre de Dumas une chose de plus que dans celui de l’abbé Prévost : avec la passion il y a l’honneur.
Alexandre Dumas fils devait, au surplus, rapidement enlever à la critique le reproche d’avoir idéalisé la fille perdue. Après la Dame aux Camélias, il donnait le Demi-Monde, où la baronne d’Ange, cette aventurière, est flétrie avec une virilité souvent cruelle ; et bientôt il nous présentait cet effrayant portrait d’usurière d’amour qui, dans le Père prodigue, laisse échapper sa proie, l’amoureux sénile, contre argent, contre remboursement, pour parler la langue commerciale qui est celle de ses pareilles. Il faut être juste : M. Dumas n’a jamais eu la pensée de donner une auréole aux pécheresses, ou du moins, il s’est vite hâté de faire comprendre — s’il se peut — à notre société moderne, que le monde est menacé de périr parce qu’il n’y a plus d’amour en ce monde, parce qu’il n’y a plus que du prurit et du plaisir. C’est bien là ce qu’il entend dans les Idées de Madame Aubray, lorsqu’il fait dire à Camille Aubray parlant des femmes tombées : « Tous ces jeunes débauchés, tous ces imbéciles, tous ces désœuvrés, tous ces fils de famille qui n’ont pas eu l’idée de donner à ces jeunes femmes un morceau de pain quand elles étaient jeunes, vaillantes, vierges, se laissent prendre plus tard les diamants de leur mère et quelquefois le nom de leurs aïeux, quand elles sont méprisables et déchues. La femme se venge, elle a raison… » Et quand je pense que ces lignes, que je recopie, ont été jetées hardiment à la face de ce tout Paris des premières si prompt à s’effaroucher, à se cabrer et à se sentir atteint dans ses hypocrisies plutôt que châtié dans ses vices, je ne puis m’empêcher d’admirer le hautain courage du dramaturge qui se fait ainsi, comme un cravacheur de fauves, un dompteur d’hommes.
À tout dompteur, il faut, au surplus, de la pratique et du métier. Dumas fils avait été à bonne école avec son père, ce magnifique et gigantesque remueur de situations dramatiques, ce maître des larmes et des rires ; mais, à coup sûr, il n’avait pas besoin d’école. On naît dramaturge. Dès la première œuvre que le futur auteur du Demi-Monde lisait au Théâtre Historique, dès certain petit opéra ignoré intitulé Atala, il savait, il devinait l’art difficile de donner aux scènes de théâtre leurs proportions, de les mettre à leur plan et à leur place. Au reste, comme lui disait gaiement son père, une pièce n’est pas difficile à faire : « Le premier acte clair, le dernier acte court, et de l’intérêt partout. Voilà le secret. » C’est l’art d’attraper les aigles en leur mettant un grain de sel sur les ailes.
Le succès de la Dame aux Camélias avait été considérable. Fechter et Mme Doche faisaient littéralement sensation dans leur duo d’amour. Diane de Lys et son coup de pistolet firent croire que Dumas, préoccupé surtout de l’étude des mœurs, allait seulement substituer le drame noir moderne au drame romantique. Il y avait, dans ce dénouement tragique, comme un écho d’Antony. Mais ce n’était pas le drame en lui-même, l’action pour l’action, qui hantaient, si je puis dire, Dumas fils : c’étaient les caractères. Il voulait savoir ce que le théâtre pouvait contenir de vérité, quelle somme d’humanité on y pouvait faire pénétrer, et il écrivit le Demi-Monde. Quel étonnement, quel éblouissement, le premier soir, devant ce premier acte, simple, solide, vivant de la vie de tous les jours, et qui se terminait tout à coup par cette banalité, prenant là comme une grandeur sévère : « Et maintenant, allons dîner ! » Il y eut comme la révélation d’une force toute nouvelle. Cette langue rapide, ces phrases brèves, claires, ces mots coupants et cinglants, donnaient la sensation immédiate de quelque chose d’achevé. C’était personnel et définitif. On le reprend souvent, ce Demi-Monde. Il n’y a pas une tache de rouille sur ce style de fin acier.
Dumas avait écrit le Demi-Monde comme il écrit toutes ses pièces, très vite, après y avoir longuement et lentement pensé. Racine disait en parlant d’une de ses pièces : « Il n’y a plus qu’à l’écrire. » Racine avait raison. « Il n’y a pas de chef-d’œuvre dramatique, dit l’auteur du Demi-Monde dans une lettre intime, qui, bien conçu préalablement par l’esprit, n’ait été exécuté vite. N’admettons pas la confrérie des arbalétriers qui refusait le tableau commandé, la Descente de Croix, parce que Rubens l’avait peint en huit jours. Raphaël, mort à trente-sept ans, laisse dix mille personnages connus de la gravure ; Molière ne faisait pas de ratures, etc. La nature met neuf mois à constituer l’enfant dans le sein de sa mère et quelques heures à le faire naître. »
La fameuse tirade des pêches à quinze sous, si éloquemment typique, narquoise et profonde, fut trouvée comme au hasard de la plume. Il y a de ces bonheurs électriques dans la vie des écrivains. On voit fort bien, sur le manuscrit de la pièce originale, que Dumas cherche à définir son sphinx féminin, et en même temps le monde auquel la baronne d’Ange appartient : il écrit, il s’arrête, il rature, il reprend ; tout à coup, la comparaison du panier de pêches lui vient à l’esprit et la phrase lui court sous les doigts. Il fait aussitôt une fusée, barre brusquement tout ce qu’il vient d’écrire, et en marge, d’un seul jet, il lance sa tirade, un des morceaux caractéristiques de son œuvre et un des modèles de style du théâtre contemporain.
Il y a beaucoup de ces ratures dans les manuscrits d’Alexandre Dumas. L’auteur des Trois Mousquetaires disait de son fils :
— Alexandre ? Ce n’est pas de la littérature qu’il fait, c’est de la musique : on ne voit que des barres et, de temps en temps, quelques paroles !
Au reste, pour ce Demi-Monde comme, plus tard, pour ses autres pièces, pour Héloïse Paranquet, par exemple, dont il écrivit le dernier acte en trois heures, du déjeuner au dîner, voici comment il procède et quelle est sa marche matérielle de travail. Pour chacun des premiers actes, il prend vingt feuillets, format dit papier écolier, et il écrit au courant de la plume, regardant de temps en temps combien il lui reste de pages. S’il est au bout de son papier et s’il a encore plusieurs scènes à écrire, ce lui est un avertissement de se hâter. Pour le dernier acte, il ne prend que dix-sept feuillets. « Le dernier acte court ! » c’est le mot d’ordre paternel. Et, dans le fait, dix-sept ou vingt pages sont, comme il le dit fort bien, la plus grande mesure pour un acte. Il y a de ces questions de temps et de coupe tout à fait importantes dans un art où l’on a à compter non seulement avec l’intelligence ou la patience, mais encore avec les nerfs, la congestion même du public.
La pièce écrite — pour en revenir au Demi-Monde, — il fallut la faire jouer. Il est très malaisé d’être un révolutionnaire au théâtre et les coulisses sont pleines de préjugés d’habitudes et de toiles d’araignées. Montigny, le directeur du Gymnase, homme pourtant d’une intelligence haute, se refusait à accepter que Dumas terminât sa pièce par le récit d’un duel supposé, d’une mort brutale. « Prenez garde. Toute la salle protestera ! »
— Peut-être, répondait Dumas ; mais elle applaudira ensuite. — Alors vous tenez à votre dénouement ? — J’y tiens absolument. — C’est bien, fit Montigny. » Et il cessa, dès lors, de venir aux répétitions qu’il avait dirigées jusque-là.
Le soir de la première représentation, lorsqu’arriva le récit de ce duel, toute la salle crut qu’il était vrai que l’auteur de Diane de Lys renouvelait, à l’épée, son fameux coup de pistolet, et l’auditoire devint glacé. Dumas père, placé dans l’avant-scène du théâtre, à côté de son fils, lui disait tout bas : « Ah ! quel malheur ! Avoir ainsi gâté une si belle pièce ! Ah ! malheureux, va ! » Puis, quand tout ce monde s’aperçut qu’il avait été dupe d’un moyen de comédie, l’habileté de l’auteur l’emporta plus haut encore dans les acclamations qu’il n’avait été tout à l’heure et la pièce finit par une ovation, dans une tempête de bravos. Dumas fils, tout en voulant exterminer Scribe, avait montré de la sorte qu’il savait aussi bien son métier que Scribe et, en effet, dans ces batailles l’enthousiasme, la foi, le talent ne suffisent pas seuls ; il y faut encore la tactique et les munitions.
Aujourd’hui, après tant de succès éclatants, une renommée universelle, des œuvres qui sont des chefs-d’œuvre, après les Idées de Madame Aubray, Monsieur Alphonse, la Princesse Georges, Une Visite de Noces (sa pièce la plus étonnante peut-être et la plus forte), après la Femme de Claude, l’Étrangère, la Princesse de Bagdad, ce n’est plus Scribe, et quand je dis Scribe, c’est le scribisme et non l’homme même, que Dumas veut exterminer, c’est la fausse morale, le préjugé, tout ce qui lui paraît faux, convenu, factice, dans les mœurs modernes. Il en est arrivé à trouver que le théâtre ne lui suffit plus pour répandre ses idées. Il en vient au livre, qui va partout et qui peut tout dire. Il a écrit l’Homme-Femme, la Question du Divorce, et les Femmes qui tuent et les Femmes qui volent. Il tient — au-dessus de ce grand craquement social qui nous menace depuis tant d’années, — à faire entendre la libre parole d’un homme dépourvu de préjugés et qui pense.
Sa brochure « sensationale » l’Homme-Femme n’est rien d’ailleurs qu’un éloquent et curieux plaidoyer en faveur de l’union intime de deux êtres fondus, si je puis dire, par l’amour. M. Dumas réclame deux choses : la sainteté du mariage et la possibilité du divorce. Le foyer purifié parce qu’il n’est plus prison. M. Dumas ne se trompe pas : le salut de ce monde aux abois est là peut-être. Le philosophe pratique, j’allais dire praticien, qui a écrit l’Homme-Femme, plaide d’ailleurs la cause de la vertu, dans ce style médical qui étonnait déjà chez Michelet, et qui est peut-être le style caractéristique d’un temps où la science demeure la maîtresse souveraine. Ne soyons, au reste, pas plus bégueule que le public ; l’idée est profondément morale sous une forme hardie, voilà l’important. Et nul écrit n’est plus que celui-là identique à la nature même de M. Dumas. À écouter le causeur, on croirait encore lire le moraliste.
« Les filles, me disait-il un jour, dureront jusqu’à ce qu’elles aient exterminé (c’est un mot qu’il aime) ceux des hommes qui doivent disparaître. Après quoi, nous aurons du nouveau. Nous sommes, à cette heure, en plein Déluge. C’est le moment de la lessive. »
Cette lessive, M. Dumas l’a tentée. Il a lavé le « linge sale » de la société actuelle, non pas en famille, comme le voulait Napoléon Ier, mais devant la foule. Cette brochure venait bien à son heure, comme les brochures précédentes de l’auteur sur les Choses du jour, comme celles qui ont suivi, comme aussi la plupart des pièces de Dumas, dont le coup d’œil est exercé à se rendre compte, et du moment où il faut jeter une idée sur le théâtre ou dans le livre, et de la quantité de nouveauté que le public est capable d’absorber et de digérer.
Habile, exercé, philosophe armé en guerre, connaissant à la fois l’atmosphère de son siècle et l’air ambiant de l’heure présente, M. Dumas fait ce qu’il nomme du théâtre fonctionnel, c’est-à-dire qu’il tire de tout être, de tout acteur, de toute actrice, sa fonction. Cette admirable Aimée Desclée, par exemple, pauvre femme brisée, l’âme et le corps morts, il l’évoquait, pour ainsi dire, à chaque création nouvelle. Il la faisait agir, sentir, souffrir.
Au théâtre, M. Dumas aime volontiers la thèse. Il est très capable d’écrire une excellente pièce simplement dramatique, émouvante, entraînante, témoin Monsieur Alphonse ; mais il préfère la thèse. Il recherche le combat avec le public : il l’a bien montré dans l’Étrangère et dans la Princesse de Bagdad. Comme les tireurs brillants, il se plaît à « faire assaut. » Il n’est point, comme tant d’autres, le servile flatteur de la foule ; il a la prétention de la diriger. Quelquefois il rencontre de dures résistances. Diane de Lys, son chef-d’œuvre peut-être, qui n’est qu’un fait, va au pinacle ; la Femme de Claude, qui est une thèse, succombe en se heurtant à la surdité générale. Peu lui importe. Il se relève, ramasse son fleuret et continue son escrime étincelante.
On connaît son esprit au théâtre : il aime les mots et les lance comme des grenades. De même, sa conversation est un feu roulant de traits, une merveille d’humour, de vivacité, de vie. Son genre d’esprit est volontiers cruel, il a des éclats et des scintillements d’acier. On dirait d’une lame de scalpel se jouant dans un rayon de soleil. Et pourtant cet homme qui connaît si bien les hommes ne les déteste pas. Il n’a point de haine. Serviable, bon de la vraie bonté, celle qui n’est point de la banalité fardée, il a toujours un conseil tout prêt et un coup d’épaule énergique pour un ami.
Attristé de bonne heure, au surplus, par la splendide et inutile prodigalité de cet admirable, de cet inépuisable génie qui fut son père, — Briarée qui avait cent bras aussi pour donner, pour dépenser et se dépenser, — Dumas fils a eu pour idéal — car un tel but est un idéal aussi, quoique le mot paraisse mal à sa place en pareille matière — il a eu pour idéal cette chose qui est une vertu dans le sens latin, virtus, et une force, une force dont notre tempérament national est privé, il a aspiré à cette puissance : la concentration.
« Je tiens de mon père, disait-il il y a quelques années à un critique allemand qui a noté la conversation, l’instinct du théâtre. Mon père est né à une époque poétique et pittoresque ; il fut idéaliste. Moi, je vins au monde dans un temps de matérialisme ; je fus réaliste. La différence se montre dans la manière dont nous conduisons une pièce depuis sa première idée jusqu’à son achèvement. Mon père prenait son sujet dans le rêve ; moi, je le prends dans la réalité. Il travaillait les yeux fermés ; moi, je travaille les yeux ouverts. Il s’éloignait du monde, je m’identifie avec lui. Il dessinait, je photographie. On chercherait en vain ses modèles ; on peut montrer les miens du doigt. Il partait d’un fait, je pars d’une idée. »
Ainsi pour cet ami de la nature et du naturel, — ce qui n’est pas tout à fait le naturalisme — se concentrer, s’étudier et se ramasser sur soi-même pour bondir d’un seul élan, rapide et puissant, voilà la règle de conduite, qui est bonne et saine. Ne me disait-il point, lors du succès éclatant d’une de ses brochures : « Il n’est point de journaliste qui n’en ait écrit autant, mais le journaliste se dépense, il s’émiette, il ne se résume pas. » Lui s’est toujours « résumé » dans un mot, dans un livre, dans une scène, dans une page ou dans une pièce.
Il a surtout — dans cet admirable théâtre qui est le sien, dans ce théâtre sans phrases, ce théâtre vivant, mieux que cela, pour nous servir d’un mot dont on abuse, ce théâtre vécu, et qui durera comme le véritable théâtre de ce temps-ci, d’un temps correct dans le vice, cravaté dans le débraillé en quelque sorte, sobre de cris jusque dans la passion et condamné à aimer, à souffrir, à périr entre ces récifs qui s’appellent le Code, la Cour d’assises ou la Bourse ; — il a, dis-je, voulu être utile, ne pas demeurer neutre, jeter son cri d’honnête homme indigné parfois, jamais effrayé ; il n’a pas craint de parler de morale à quinze cents personnes assemblées et habituées aux clinquants des féeries et aux sous-entendus, au déboutonné de l’opérette ; il a tenté de faire — c’est là sa gloire — une chaire à la fois et une tribune avec les planches poudreuses d’un tréteau.
Après avoir salué cette œuvre-maîtresse, dramatique et méditative à la fois, où le théâtre parle la langue d’un La Rochefoucauld, il me resterait à peindre Alexandre Dumas chez lui, dans ce cabinet de travail de l’avenue de Villiers, accessible à tant de solliciteurs, sorte de confessionnal laïque où viennent murmurer leurs confidences bien des Madeleines repenties et bien des Chatterton qui veulent vivre ; retrait artistique, empli de tableaux de prix et de sculptures rares et d’où le maître s’échappe lorsqu’il y a quelque œuvre à parfaire et quelque labeur à achever.
Mais Dumas s’est peint chez lui mieux que je ne le saurais faire. Il est de ceux d’ailleurs qui se livrent eux-mêmes, qui se montrent tout entiers dans le laisser-aller d’une causerie, dans les menus propos d’une rencontre, dans les feuillets d’une lettre intime. Peut être, au lieu de l’étudier ici, aurais-je mieux fait de lui demander à lui-même une de ces confidences à bâtons rompus, comme il en donnait une, certain jour, à une publication disparue, le Musée des Deux-Mondes, où je retrouve sur son cabinet de travail et ses façons mêmes de travailler des indiscrétions précieuses :
« Ce que tu appelles mon cabinet de travail est encombré de telle façon que je passe un ou deux jours par mois à y mettre de l’ordre, et ce n’est pas la moindre de mes occupations ; mais aussi je profite souvent de cette occasion pour changer les meubles et les tableaux de place, ce qui faisait dire un jour à mon ami Charles Marchal : « Celui qui t’empêcherait de décrocher tes tableaux et de déranger tes meubles serait un misérable. »
« La vérité est qu’au milieu du travail le plus sérieux et le plus important, si je m’aperçois qu’un bahut ou un buste, ou une toile n’est pas placé comme il faudrait qu’il le fût pour l’harmonie des couleurs ou des lignes, je quitte mon travail et j’opère le changement ; quand je suis assez fort pour le faire tout seul, je retrousse mes manches, et ce n’est pas long ; si je ne suis pas assez fort, j’appelle un domestique et au besoin un ou deux commissionnaires et je ne me remets au travail que quand mon œil est satisfait par une disposition nouvelle. C’est une manie, mais c’est aussi un repos. »
Il est évident qu’une œuvre d’art peut inspirer un chef-d’œuvre dans un art différent et que ces milieux artistiques sont favorables à toute création. Dumas s’entoure ainsi d’œuvres artistiques admirables. Au seuil de son logis, rit le cher visage de bon Titan d’Alexandre Dumas père. C’est le buste de Chapu. Les admirables marbres de Carpeaux d’après Mme Dumas et Dumas, les toiles de Vollon, les paysages argentés de Corot, les couchers de soleil de Jules Dupré, les fulgurances de Delacroix, les aquarelles et les toiles de Meissonier, les clairs intérieurs et les chairs nacrées de Tassaert, les Millet, les Troyon, les Barye courent sur les murs ou sur les consoles. Il y a là une impression de musée. Peu de bibelots ; mais, au contraire, des œuvres hors de pair. Sur le bureau où Dumas écrit, une profusion de plumes d’oie, d’un jaune d’or, dans une sorte de vase d’argent. Pour presse-papier la main, la loyale et forte main de Dumas père, dont une statuette en pied sourit aussi, dans un angle, faisant pendant à une terre cuite de Clodion. À travers les vitraux sertis de plomb des fenêtres un jardin apparaît, avec des balancements d’arbres, des vols de feuilles sèches en hiver, d’oisillons au printemps et, au fond, une haute maison à solives de bois sculpté, chalet venu de l’Exposition et où Dumas a encore entassé des tableaux superbes. C’est là qu’il passe les mois de Paris. Aux beaux jours, il se retire au bord de la mer, à Puys, où mourut le père.
Je ne crois pas que jamais un débutant ait vainement frappé à la porte de l’hôtel de Paris ou de la maison de la grève. Sous l’ironie de l’auteur de l’Affaire Clémenceau, on retrouve la bonté de cœur de l’auteur de la Reine Margot. Olivier de Jalin est un d’Artagnan assagi qui remplace les coups d’épée par les coups d’épingle et qui, pouvant être Alceste, ne maudit pas trop Célimène après l’avoir adorée, mais — je l’ai dit — la supprime.
Parfois, dans cet hôtel plein de chefs-d’œuvre de l’avenue de Villiers, on surprend Dumas jouant avec une autre merveille, vivante, celle-là, rose, blanche, fraîche — un enfant qui rit dans des broderies claires. Car voilà ! — il est grand-père maintenant, celui qu’on appelle encore et qui signe encore pieusement Alexandre Dumas fils !…
Eh bien, non ; robuste et jeune dans sa virilité superbe, on ne fera croire à personne que ce maître soit un aïeul ! Dumas fils est aussi entraînant, aussi entraîné qu’au temps où il se taillait une gloire à côté de la grande gloire paternelle. Il restera ainsi, dans l’histoire de notre littérature, dépassant son père comme la vérité dépasse l’imagination, et montrant ce fait unique dans les lettres : deux hommes éminents pouvant être si différents dans un même art, tout en s’élevant l’un et l’autre à la même hauteur.
Ce qui me plaît, d’ailleurs, en lui, ce qui fait qu’après l’avoir applaudi, quand je l’admirais de loin, je l’ai aimé quand je l’ai vu de près, c’est ce je ne sais quoi de fier, d’indépendant, de rétif, qui sied si bien à l’homme de lettres. Piron, qui n’avait pas plus d’esprit de mots et avait moins de talent dramatique que Dumas, passait un jour devant un grand seigneur en disant : « — Monseigneur, les qualités étant connues, je prends mon rang. »
Partout et toujours Alexandre Dumas a pris son rang. Naguère — il y a peu d’années — un ministre l’invitait à venir figurer à la réception du jour de l’an : « Je n’ai rien à dire au ministre, fit Dumas ; s’il a à me parler, qu’il vienne me voir. »
À vingt-huit ans, Alexandre Dumas fils était déjà dans la plus complète indépendance politique, indépendance qu’il a conservée encore aujourd’hui « après trente ans de réflexion. »
C’est bien là le même homme qui, à la veille du 15 août 1852, comme on lui demandait d’écrire les vers d’une cantate pour l’Opéra, répondit à l’envoyé de M. de Persigny :
« Dans un pays comme la France, quand il y a quatre grands poètes comme Lamartine, Hugo, Musset et Béranger, c’est à l’un d’eux qu’un gouvernement nouveau doit demander de le chanter. Si, pour un motif ou pour un autre, ces quatre poètes croient devoir s’abstenir, les débutants n’ont qu’à se taire ! »