Contes en vers (Voltaire)/Les Finances
LES FINANCES
Quand Terray nous mangeait[1], un honnête bourgeois,
Lassé des contre-temps d’une vie inquiète,
Transplanta sa famille au pays champenois :
Il avait près de Reims une obscure retraite ;
Son plus clair revenu consistait en bon vin.
Un jour qu’il arrangeait sa cave et son ménage,
Il fut dans sa maison visité d’un voisin,
Qui parut à ses yeux le seigneur du village :
Cet homme était suivi de brillants estafiers,
Sergents de la finance, habillés en guerriers.
Le bourgeois fit à tous une humble révérence,
Du meilleur de son cru prodigua l’abondance ;
Puis il s’enquit tout bas quel était le seigneur
Qui faisait aux bourgeois un tel excès d’honneur.
« Je suis, dit l’inconnu, dans les fermes nouvelles,
Le royal directeur des aides et gabelles.
— Ah ! pardon, monseigneur ! Quoi ! vous aidez le roi ?
— Oui, l’ami. — Je révère un si sublime emploi.
Le mot d’aide s’entend ; gabelles m’embarrasse.
D’où vient ce mot ? — D’un Juif appelé Gabelus[2].
— Ah, d’un Juif ! je le crois, — Selon les nobles us
De ce peuple divin, dont je chéris la race,
Je viens prendre chez vous les droits qui me sont dus.
J’ai fait quelques progrès, par mon expérience,
Dans l’art de travailler un royaume en finance.
Je fais loyalement deux parts de votre bien :
La première est au roi, qui n’en retire rien ;
La seconde est pour moi. Voici votre mémoire.
Tant pour les brocs de vin qu’ici nous avons bus ;
Tant pour ceux qu’aux marchands vous n’avez point vendus,
Et pour ceux qu’avec vous nous comptons encor boire ;
Tant pour le sel marin duquel nous présumons
Que vous deviez garnir vos savoureux jambons[3],
Vous ne l’avez point pris, et vous deviez le prendre.
Je ne suis point méchant, et j’ai l’âme assez tendre.
Composons, s’il vous plaît. Payez dans ce moment
Deux mille écus tournois par accommodement, »
Mon badaud écoutait d’une mine attentive
Ce discours éloquent qu’il ne comprenait pas ;
Lorsqu’un autre seigneur en son logis arrive,
Lui fait son compliment, le serre entre ses bras :
« Que vous êtes heureux ! votre bonne fortune,
En pénétrant mon cœur, à nous deux est commune.
Du domaine royal je suis le contrôleur :
J’ai su que depuis peu vous goûtez le bonheur
D’être seul héritier de votre vieille tante.
Vous pensiez n’y gagner que mille écus de rente :
Sachez que la défunte en avait trois fois plus.
Jouissez de vos biens, par mon savoir accrus.
Quand je vous enrichis, souffrez que je demande,
Pour vous être trompé, dix mille francs d’amende[4]. »
Aussitôt ces messieurs, discrètement unis,
Font des biens au soleil un petit inventaire ;
Saisissent tout l’argent, démeublent le logis.
La femme du bourgeois crie et se désespère ;
Le maître est interdit ; la fille est tout en pleurs ;
Un enfant de quatre ans joue avec les voleurs :
Heureux pour quelque temps d’ignorer sa disgrâce !
Son aîné, grand garçon, revenant de la chasse.
Veut secourir son père, et défend la maison :
On les prend, on les lie, on les mène en prison ;
On les juge, on en fait de nobles Argonautes,
Qui, du port de Toulon devenus nouveaux hôtes[5],
Vont ramer pour le roi vers la mer de Cadix.
La pauvre mère expire en embrassant son fils ;
L’enfant abandonné gémit dans l’indigence ;
La fille sans secours est servante à Paris.
C’est ainsi qu’on travaille un royaume en finance.
- ↑ Le premier hémistiche de cette pièce prouve qu’elle est postérieure à la retraite de l’abbé Terray, qui eut lieu le 24 auguste 1774. L’abbé, pendant son ministère, avait pris à Voltaire 200,000 livres (voyez tome VIII, page 534). Les Finances sont au tome XIII de l’édition encadrée, qui est de 1775. (B.)
- ↑ Il y eut en effet le Juif Gabelus qui eut des affaires d’argent avec le bonhomme Tobie : et plusieurs doctes très-sensés tirent de l’hébreu l’étymologie de gabelle, car on sait que c’est de l’hébreu que vient le français. (Note de Voltaire.)
- ↑ Un homme qui a tant de cochons doit prendre tant de sel pour les saler ; et s’ils meurent, il doit prendre la même quantité de sel, sans quoi il est mis à l’amende, et on vend ses meubles. (Note de Voltaire.)
- ↑ Les contrôleurs du domaine évaluent toujours le bien dont tout collatéral hérite au triple de la valeur, le taxent suivant cette évaluation, imposent une amende excessive, vendent le bien à l’encan, et l’achètent à bon marché. (Id.)
- ↑ L’aventure est arrivée à la famille d’Antoine Fusigat. (Note de Voltaire.)