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De la suppression de la traite

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DE
LA SUPPRESSION
DE LA TRAITE.

I.
LA TRAITE AVANT ET DEPUIS LE DROIT DE VISITE.

I. — Correspondence with the British Commissions relating to the Slave Trade.

II. — Correspondence with Foreign Powers relative to the Slave Trade.
III. — Treaties on the Right of Search, by J. Bandinel.

IV. — The Slave Trade and its Remedy, by T. J. Buxton.[1]

Il est peu de questions qui préoccupent l’esprit public en France autant que le droit de visite ; on a beaucoup écrit pour et contre, mais il nous semble qu’on a presque toujours perdu de vue ce pour quoi le droit de visite a été institué. Cependant le point de départ de toute discussion aurait dû être l’utilité possible de ce droit : le remède a-t-il détruit le mal et peut-il le détruire ? Là est la solution du problème.

Si le droit de visite est efficace, qu’on se borne à en supprimer les inconvéniens ; il doit cesser d’ailleurs tôt ou tard avec le mal qu’il réprime. S’il est inutile, s’il n’aboutit à aucun résultat qui en compense les désavantages, on en doit opérer la suppression immédiate. C’est ce point de la question que nous voudrions surtout éclaircir. Nous rechercherons ce qu’était la traite avant l’interdiction du commerce des esclaves par l’Angleterre, et de quels maux elle était accompagnée, pour comparer ce qui se passait autrefois avec ce qui a lieu de nos jours. Il en résultera, nous le croyons, une triste conviction : c’est que tous les moyens adoptés par la philanthropie anglaise ont été impuissans, et que la traite se fait aujourd’hui sur une aussi grande échelle et avec les mêmes horreurs qu’autrefois. Examinant ensuite à part chacun des moyens successivement essayés par l’Angleterre, nous en apprécierons l’efficacité et les dangers ; nous rechercherons s’il y a un remède possible à la traite, et si ce trafic odieux ne sort pas de ses cendres ranimé par ceux mêmes qui prétendent aujourd’hui le détruire.

Le christianisme, en détruisant l’esclavage, avait détruit en même temps le commerce des esclaves dans tous les pays qui ressentaient sa bienfaisante influence ; un grand mouvement religieux, les croisades, fit de nouveau connaître aux peuples chrétiens des horreurs qu’ils commençaient à oublier. Le voisinage des musulmans familiarisa les Occidentaux avec l’esclavage, et les champions du Dieu de liberté eurent leurs esclaves comme les disciples du Koran ; bien plus, les Vénitiens, à la piste de tout ce qui pouvait augmenter leurs richesses, se firent les pourvoyeurs des ennemis de la foi, et, plus soucieux d’ajouter une nouvelle branche à leur commerce que de rester fidèles à l’Évangile, employèrent plus d’une fois à transporter des esclaves, de Tunis en Asie, les vaisseaux qui venaient de conduire des chrétiens à la délivrance du saint sépulcre. Les papes firent des efforts impuissans et employèrent inutilement les prières et les menaces pour détourner les Vénitiens de ce commerce infame. Du moins ce n’était pas pour le compte de chrétiens que Venise se livrait à ce trafic, et un esclave, même aux bords de l’Adriatique, était une singularité, quelque chose de contraire aux habitudes, aux idées, aux sympathies des populations. En Espagne et en Portugal il en fut autrement : des rapports séculaires avec les musulmans avaient familiarisé les chrétiens avec l’esclavage et avec l’odieux commerce qui en est la conséquence inévitable, puisque l’esclavage est frappé d’infécondité par la justice divine. Lorsque d’aventureux navigateurs se mirent à explorer les côtes de l’Afrique, l’un d’eux, Nuñez Tristan, en 1443, rebuté de ses courses infructueuses le long de la côte stérile et sans ressources d’Arguin, s’empara de quelques bateaux et des nègres qui les montaient au nombre de quatorze, et trouva tout naturel de les mettre en vente à son retour à Lisbonne. Une association se forma aussitôt dans cette ville pour faire conjointement le commerce de l’or et celui des esclaves. Les principaux courtisans du fameux prince Henri, Lanzarote, Gilianez, et quelques autres, étaient à la tête de l’entreprise, à laquelle le prince accorda son patronage en retour d’une partie des bénéfices qu’on lui abandonna. Un système de piraterie fut donc organisé pour enlever des nègres ; on surprenait les villages par des descentes imprévues, et les captifs provenant de ces expéditions, souvent sanglantes, étaient vendus sur le marché de Lisbonne. Le commerce des esclaves, s’il avait dû se borner à approvisionner l’Europe, serait resté nécessairement très limité : la découverte de l’Amérique vint lui ouvrir un débouché aussi étendu que durable. Dès l’année 1503, quelques esclaves africains furent amenés du Portugal à Hispaniola pour travailler dans les mines, et bientôt après un homme d’une charité plus ardente qu’éclairée, le vertueux Las Casas, pour arracher à la destruction le petit nombre d’Indiens qui survivaient encore, proposa au cardinal Ximenès, alors régent d’Espagne, d’établir une importation régulière à Hispaniola d’esclaves africains destinés aux travaux des mines. Ximenès répondit qu’il lui paraissait inconséquent de condamner un peuple à l’esclavage pour en sauver un autre, et rejeta la proposition ; mais l’idée, une fois mise en avant, fut recueillie. Charles-Quint fut assailli de demandes : on lui représenta qu’un nègre faisait plus d’ouvrage que quatre Indiens (porque era mas util il trabajo de un negro que de quatro Indios), et en 1517, il accorda à un gentilhomme flamand une patente qui l’autorisait à introduire annuellement 4,000 Africains dans les îles de Hispaniola, Porto-Rico, Cuba et la Jamaïque. Ce gentilhomme vendit pour huit ans son privilége à des marchands génois moyennant 25,000 ducats, et au bout des huit années le transmit à des marchands portugais. À partir de cette époque, l’introduction des nègres en Amérique devint un commerce reconnu et régulier, et même une cause de guerre entre les Européens.

Il ne peut entrer dans notre plan de faire ici l’histoire de la traite : il nous suffira de constater que tous les peuples s’y livrèrent successivement à mesure qu’ils acquirent des possessions en Amérique ; l’esclavage étant devenu la base du système colonial, il fallut bien que chaque nation fournît à ses colonies les moyens de lutter contre les colonies rivales. L’Espagne, par suite de la décadence de sa marine et à cause de l’immense étendue de ses possessions, se trouva seule hors d’état de procurer à ses établissemens les esclaves dont ils avaient besoin, et fut obligée de recourir aux nations étrangères. C’est là l’origine de l’Asiento. Le privilége de fournir des esclaves aux colonies espagnoles parut chose assez avantageuse pour que l’Angleterre crût devoir profiter de la guerre de la succession d’Espagne, afin de l’enlever à la compagnie française de Guinée et de se le faire attribuer : ce fut l’objet d’une stipulation spéciale dans les préliminaires de la paix, et de l’article 16 du traité d’Utrecht. Par ce contrat qui devait durer 30 ans, la compagnie anglaise de Guinée s’engageait à introduire 144,000 esclaves dans les colonies espagnoles, à raison de 4,800 par an. Elle avançait 200,000 couronnes au roi d’Espagne, en échange du privilége, et devait lui payer une taxe de 33 couronnes et demie par tête d’esclave ; enfin le roi d’Espagne et le roi d’Angleterre avaient droit chacun à un quart des bénéfices. La compagnie pouvait introduire autant d’esclaves et les vendre à tel prix qu’elle voulait : un prix maximum ne lui était imposé qu’à Sainte-Marthe, Cumana et Maracaybo, parce que le roi d’Espagne voulait y encourager l’introduction des esclaves ; de plus, par exception au monopole de Cadix, la compagnie avait droit d’expédier tous les ans aux Indes occidentales un navire de 500 tonneaux. L’Asiento donna à la traite sous pavillon anglais une grande impulsion, et pendant les vingt années qui suivirent cet arrangement, les Anglais exportèrent annuellement d’Afrique 15,000 noirs dont 6 à 8,000 pour les colonies espagnoles ; pendant les vingt années suivantes, l’exportation annuelle arriva au chiffre de 20,000. Cependant, malgré le développement de son commerce, la compagnie de Guinée s’endetta vis-à-vis du roi d’Espagne, et les complications qui en résultèrent furent une des causes de la guerre qui éclata alors entre l’Espagne et l’Angleterre.

Il est impossible de donner, même approximativement, le nombre des nègres enlevés chaque année à l’Afrique, pendant la durée du XVIIIe siècle. La traite est allée toujours en se développant, un seul fait suffit à le prouver : c’est qu’en Amérique les décès ont toujours dépassé les naissances parmi la population noire, et cependant celle-ci a toujours été en augmentant suivant une progression très rapide. Ce fait montre à la fois et l’extension prise par la traite et l’effrayante consommation d’hommes qui a été la conséquence de ce déplorable trafic.

L’Angleterre se montra bien supérieure aux autres puissances dans la façon dont elle conduisit la traite, et dans le choix et la préparation des articles d’échange. Ses exportations en Afrique consistaient surtout en spiritueux, en rhum et eau-de-vie des îles anglaises, en fusils, en coutelas, en munitions de guerre ; de trois millions de livres de poudre qu’elle exportait chaque année, moitié au moins s’écoulait en Afrique : à Birmingham, plusieurs milliers d’ouvriers étaient employés exclusivement à fabriquer les fusils destinés à la traite, et en 1775 le Board of Trade insista avec force sur la nécessité de développer et d’encourager le commerce des armes à feu avec l’Afrique. La traite sous pavillon anglais dépassait de beaucoup celle qui se faisait sous les autres pavillons : 150 à 200 navires au moins y étaient employés, et exportaient annuellement de 40 à 60,000 noirs. Dans un livre publié à Liverpool et intitulé The Liverpool Memorandum, qui contient les renseignemens les plus étendus sur le commerce de ce port, se trouve une liste de tous les navires de Liverpool employés à la traite, avec le nombre de noirs que chacun d’eux a embarqués : on y voit qu’en 1753, 101 bâtimens de Liverpool introduisirent au-delà de 30,000 esclaves en Amérique, et d’après le nombre de vaisseaux employés par la compagnie africaine de Londres et le port de Bristol, on peut évaluer de 70 à 80,000 le nombre d’esclaves exportés la même année par l’Angleterre. Anderson, dans son Histoire du Commerce, porte à 100,000 le nombre des nègres traités alors annuellement par l’Angleterre, mais nous croyons ce chiffre exagéré, et il nous paraît plus sûr de s’en tenir à 60,000. Nous savons, en effet, par un relevé officiel, qu’en 1768 les Anglais embarquèrent sur la côte occidentale depuis le cap Blanc jusqu’au Rio-Congo 59,400 noirs, et qu’on évaluait à moitié de ce chiffre la traite faite par les autres nations ; l’exportation totale aurait donc été de 90,000. M. Pitt disait au parlement, en 1791, que la Jamaïque, dans les vingt années précédentes, avait reçu 150,000 nègres, et que ce n’était là que le dixième de la traite sous pavillon anglais : celle-ci se serait donc élevée à 75,000 nègres. La guerre d’Amérique vint arrêter les progrès de la traite anglaise : c’est à cette époque que les Portugais commencèrent à se livrer à ce trafic, auquel ils prirent bientôt une part importante. Suivant un rapport présenté au ministère anglais par le commerce de Liverpool, en 1787, la traite atteignait le chiffre de 100,000 et se répartissait ainsi entre les divers pavillons.

Angleterre
38,000
France
31,000
Portugal
25,000
Hollande
4,000
Danemark
2,000

Le prix d’un nègre, en Afrique, variait alors de 75 à 375 francs, et en Amérique, de 325 à 1,000. Chaque nation possédait alors, sur la côte d’Afrique, un certain nombre de forts, sous la protection desquels se faisait la traite ; ils étaient au nombre d’au moins 40, ainsi répartis : à l’Angleterre, 14 ; à la Hollande, 15 ; à la France, 3 ; au Danemark, 4 ; au Portugal, 4.

La révolution française arrêta un instant la traite, parce que les marines de l’Angleterre, de la France et de la Hollande, se poursuivirent avec acharnement ; puis la France et la Hollande se trouvèrent exclues de fait de ce commerce, en même temps que le roi de Danemark l’interdisait à ses sujets. Les Anglais succédèrent partout à ces trois peuples, et, suivant un rapport présenté au parlement en 1798, la traite tout entière se répartissait ainsi entre trois nations seulement : Angleterre, 55,000 ; Portugal, 25,000 ; États-Unis, 15,000. Soit : 95,000 en tout. Il semblerait donc qu’en 1753, 1768, 1787 et 1798, l’exportation des nègres se fût toujours élevée au même chiffre, de 90 à 100,000 nègres. Les calculateurs philanthropes nous donnent un chiffre bien plus considérable : ainsi, à cette même époque, M. Dundas évaluait dans le parlement la traite sous pavillon anglais seulement à 75,000 nègres, dont 34,000 destinés aux colonies des nations étrangères. L’Angleterre, en effet, partageait encore avec les États-Unis l’approvisionnement des colonies espagnoles ; de plus, elle s’était emparée des colonies hollandaises de la Guyane, de Demerara et de Berbice, qui, privées d’esclaves depuis le commencement de la guerre, en demandèrent un grand nombre. Le Portugal n’exportait alors de nègres qu’au Brésil. Quoi qu’il en soit, d’après les chiffres officiels que nous avons donnés, nous évaluerons de 90 à 100,000 le nombre des nègres annuellement transportés en Amérique pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Nous croyons pouvoir démontrer que ce nombre n’a pas diminué.

Nous avons déjà dit que la traite se faisait sous la protection des petits forts que chaque nation possédait en Afrique. L’achat des esclaves avait lieu au moyen d’échanges, très rarement en numéraire. Du reste, les négriers, pris parmi les matelots les plus intrépides et les plus rudes, vieillis dans une carrière qui les habituait, non pas seulement à l’insensibilité, mais à l’inhumanité la plus absolue, n’avaient point renoncé à la coutume des enlèvemens, et se composaient souvent une cargaison en incendiant un village. Souvent on les vit mettre aux fers ceux mêmes avec lesquels ils traitaient et les nègres trop crédules qui s’aventuraient sur le pont du navire. En 1791, six négriers anglais et un français arrivèrent devant la ville de Calabar, l’un des entrepôts les plus considérables de la traite. Il y eut grand débat entre les habitans et les négriers, qui trouvaient le prix des esclaves trop élevé. À la fin, le négrier français se soumit aux conditions qui lui étaient faites ; mais les négriers anglais, sur le refus des habitans de baisser leurs prix, bombardèrent la ville et la détruisirent. La cruauté des négriers était proverbiale, et le capitaine d’un navire anglais, le Zong, mécontent des résultats de son expédition, ne craignit pas, pour profiter du bénéfice de l’assurance, de jeter à la mer les cent trente-deux esclaves qui lui restaient.

Les nègres achetés ou enlevés étaient conduits à bord. Le nombre d’esclaves que l’on pouvait embarquer était réglé par la loi et dépendait du tonnage. En Angleterre, un navire au-dessous de 150 tonneaux ne pouvait prendre plus de 5 nègres par 3 tonneaux, et au-dessus, plus de 3 par 2 tonneaux : la hauteur de l’entrepont ne devait pas être moindre de cinq pieds. Les lois espagnoles et portugaises accordaient 5 hommes par 2 tonneaux, ce qui revient exactement au même, 2 tonneaux espagnols valant 3 tonneaux anglais. Du reste, les prescriptions de la loi étaient souvent éludées : on faisait d’ordinaire enregistrer le navire pour un tonnage beaucoup au-dessus du tonnage réel. En 1788, M. Pitt fit mesurer quelques négriers de Liverpool, et l’on trouva que l’espace accordé à chaque esclave était de cinq pieds six pouces (cinq pieds français) en longueur, et de seize pouces en largeur. La hauteur du pont variait de quatre pieds à cinq pieds quatre pouces. Les esclaves étaient enchaînés deux à deux par un pied et une main, et de plus attachés au pont par une cheville à boucle : il leur était impossible de se tenir debout, à moins de se trouver directement sous une des ouvertures du pont, et souvent ils étaient obligés de rester couchés sur le côté sans pouvoir changer de posture. En effet, à moitié de la distance qui séparait du pont le fond du navire se trouvaient encore des plates-formes de huit à neuf pieds de largeur, qui s’avançaient en travers et sur lesquelles on étendait une seconde couche d’esclaves. Il arrivait souvent qu’un brusque mouvement du navire faisait rouler ceux-ci sur les malheureux placés au fond, et il en résultait de nombreux accidens et des luttes effrayantes entre les nègres. Une fois à bord du navire, les esclaves y restaient dans la posture qu’on leur avait fait prendre jusqu’à ce que le chargement fût complété et qu’on eût mis à la voile, c’est-à-dire souvent six semaines et davantage.

En mer, les esclaves passaient habituellement sous le pont quinze à seize heures sur vingt-quatre ; mais par le mauvais temps ils étaient souvent deux ou trois jours sans prendre l’air, et alors si le navire avait charge pleine, leurs souffrances devenaient indicibles. On les voyait, oppressés et comme étourdis, soulever péniblement leur poitrine pour ne respirer qu’un air infect et corrompu. Beaucoup étaient suffoqués ; la mauvaise odeur et la malpropreté développaient rapidement parmi eux des fièvres putrides dont l’action était aussi violente que rapide, et souvent le matin les négriers trouvaient un cadavre déjà corrompu enchaîné à un homme encore vivant.

Les nègres faisaient deux repas par jour ; on les nourrissait d’ignames et de féverolles, et on leur donnait à chaque repas environ une demi-pinte d’eau. Quand le temps était beau, le repas avait lieu sur le pont. Si quelques-uns refusaient de manger, on mettait sur une pelle des charbons rougis, et on approchait la pelle de leurs lèvres assez près pour les brûler, en les menaçant de leur faire avaler les charbons : on a vu des négriers faire avaler du plomb fondu à des nègres qui refusaient obstinément de prendre aucune nourriture. Le repas terminé, on les obligeait à danser avec leurs chaînes pour rendre quelque souplesse à leurs membres engourdis, et comme cet exercice était nécessaire à leur santé, on fouettait sans pitié ceux qui refusaient de danser ou ne dansaient point avec assez d’ardeur. Néanmoins toutes ces précautions étaient impuissantes à préserver la vie d’un grand nombre de ces malheureux, car aux souffrances physiques se joignait une douleur morale qui en doublait les effets. « La plupart des esclaves, dit un ancien chirurgien de négrier, semblent en proie à un abattement insurmontable, à une morne mélancolie. De temps en temps, des sanglots leur échappent, ou bien ils déplorent dans un chant plaintif la perte de leur famille et de leur patrie ; et tel est sur eux l’empire du chagrin, que beaucoup cherchent le moyen de se donner la mort, soit en se jetant à la mer, soit en se heurtant contre les parois du navire ou en s’étranglant avec leurs chaînes. D’autres refusent obstinément de manger, et quand on veut les forcer à prendre de la nourriture, soit par le fouet, soit par tout autre moyen violent, ils regardent en face les négriers et leur disent en leur langage : « Laissez-nous, que ce soit fait de nous. » L’accablement de l’esprit produit chez eux une langueur générale et une faiblesse qu’accroît encore l’obstination insurmontable qu’ils mettent à ne point manger, obstination due, soit à la maladie, soit à ce que les négriers appellent la bouderie. Il en résulte bientôt la dyssenterie, qui se propage dans la cargaison et enlève les nègres par douzaines sans que toute la puissance de la médecine puisse arrêter le fléau. »

Veut-on se faire une idée du nombre de nègres qui périssaient dans la traversée ? qu’on en juge par l’exemple suivant. En 1788, quatre négriers quittèrent ensemble la côte de Guinée sans avoir pu compléter entièrement leur chargement ; le premier perdit 155 nègres sur 602, le second 200 sur 450, le troisième 73 sur 466, le quatrième 188 sur 556, soit en tout 600 nègres sur 2,000, et 220 moururent encore dans les deux ou trois premiers jours du débarquement. On comprend sans peine en effet dans quel état de langueur et de maladie les nègres arrivaient aux Indes occidentales. À peine mis à terre, on les refaisait, c’est-à-dire on les disposait pour la mise en vente en leur faisant prendre des astringens, des lotions de toute espèce ; au moyen de frictions mercurielles et de drogues répercutives, on parvenait à dissimuler leurs blessures et leurs maladies. Dans plusieurs îles, et surtout à la Jamaïque, de petits spéculateurs achetaient au rabais les esclaves qui n’avaient pu être vendus dans les premiers jours du marché, les emmenaient dans l’intérieur du pays, et les revendaient plus tard en détail. On a vu acheter ainsi, pour un dollar, des nègres dans le plus déplorable état et presque dans les convulsions de l’agonie ; on en a vu expirer pendant qu’on débattait les conditions du marché. Macpherson évalue de 20 à 30 pour 100 la perte que chaque négrier faisait sur sa cargaison ; Dickson, Wilberforce, et tous ceux qui se sont occupés de cette matière, s’accordent à porter au quart le nombre des nègres qui périssaient dans la traversée ; on perdait de plus 4 et demi pour 100 dans l’intervalle de douze on quinze jours qui s’écoulait entre l’arrivée aux Indes et la fin de la vente. Ce n’est pas tout ; les souffrances éprouvées par les nègres, les maladies qu’ils avaient contractées pendant la traversée, en faisaient périr un grand nombre dans la période de l’acclimatement. À la Jamaïque, un planteur était fort heureux si, au bout de trois ans, il conservait encore 15 nègres sur 20. Des auteurs portent même à un tiers ou à moitié le nombre des nègres qui périssaient dans les trois premières années ; mais en prenant les évaluations les plus modérées, soit 20 pour 100 pour la traversée, 4 et demi pour le débarquement et la vente, et 25 pour 100 pour la période d’acclimatement, on voit encore que, sur 100 nègres embarqués, 50 avaient cessé de vivre au bout de trois ans. Et cependant la traite était alors un trafic légal, non-seulement reconnu, mais réglé par les lois ; rien ne gênait le négrier, rien ne l’empêchait de prendre toutes les précautions nécessaires pour conserver sa cargaison, et son intérêt même le lui commandait impérieusement. Qu’on juge de ce que doivent être les souffrances des nègres, maintenant que le négrier est obligé de veiller avant tout à la conservation de sa vie et de sa fortune.

C’est à la philosophie française qu’appartient la gloire d’avoir la première élevé la voix au XVIIIe siècle contre l’esclavage et contre les déplorables conséquences qu’il entraîne. La réprobation jetée sur la traite par Montesquieu et par Voltaire suscita partout d’énergiques manifestations contre ce trafic infâme, et dès 1776, M. Hartley proposait à la chambre des communes une motion qui déclarât la traite contraire aux lois de Dieu et aux droits de l’homme. Le Danemark eut l’honneur entre toutes les nations européennes d’être la première à prendre des mesures décisives contre la traite : un décret royal l’interdit le 16 mars 1792. Les États-Unis entrèrent deux ans après dans la même voie. En Angleterre, les adversaires et les défenseurs de la traite se livraient chaque année dans le parlement un combat acharné : la traite était pour les ports principaux du royaume, pour Londres, pour Bristol et surtout pour Liverpool, un commerce aussi étendu que lucratif, et les manufacturiers, dont les négriers écoulaient les produits, venaient en aide aux villes maritimes. Aussi fallut-il se borner d’abord à faire réglementer la traite pour tâcher d’en adoucir les horreurs, puis elle fut restreinte aux colonies anglaises ; ce n’est qu’en 1807 qu’elle fut absolument défendue et qu’une pénalité sévère fut établie contre ceux qui continueraient de s’y livrer. La même année, les États-Unis adoptèrent une loi analogue.

Ainsi, des trois nations qui faisaient alors la traite sur une grande échelle, deux y renonçaient en même temps : il semblait que ce dût être un coup mortel pour ce commerce. Il n’en fut rien. Les lois n’exercent point une action immédiate sur les mœurs ; elles ne peuvent déraciner des habitudes invétérées, surtout lorsqu’elles blessent en même temps les intérêts privés. La traite, bien que défendue par les lois, se continua en Angleterre, et les faits abondent pour le prouver ; seulement elle eut lieu sous un pavillon d’emprunt : de 1807 à 1810, sous le pavillon portugais ou américain ; de 1810 à 1815, sous celui de l’Espagne et du Portugal. C’étaient les colonies de ces deux puissances qui demandaient le plus de nègres : on estimait alors à 30,000 le nombre des nègres importés par le Portugal au Brésil, et à pareil nombre les nègres importés dans les îles espagnoles ; enfin 20,000 nègres étaient chaque année introduits en contrebande dans les Antilles anglaises. Du reste, le pavillon espagnol, comme nous l’apprennent les rapports de la société africaine de Londres, ne couvrait point un commerce espagnol, mais servait d’abri aux traitans anglais et américains. Quelques négriers français y avaient aussi recours : ils expédiaient leurs navires à la Corogne, où une vente fictive avait lieu, et le bâtiment repartait pour l’Afrique muni de papiers espagnols. Depuis que les Anglais s’étaient interdit la traite, le prix des esclaves avait beaucoup diminué sur la Côte d’Or et dans le golfe de Bénin, où ils avaient l’habitude de s’approvisionner, et les Portugais, auxquels un traité interdisait le trafic au nord de l’équateur, étaient obligés d’arborer les couleurs espagnoles pour pouvoir profiter de ce rabais, Ces faits expliquent comment tant de navires portaient le pavillon de l’Espagne, quoique cette nation fût alors presque étrangère à la traite ; mais ce qu’il importe surtout de prouver, c’est la part que les Anglais prenaient à ce commerce.

La société africaine de Londres disait en 1810 : « On a découvert qu’en dépit de toutes les peines portées par le parlement, des navires sous pavillon espagnol ou suédois ont été équipés à Liverpool et à Londres pour transporter des esclaves de la côte d’Afrique dans les colonies espagnoles et portugaises. Quelques cargaisons d’esclaves ont été débarquées à Saint-Barthélemy, et de là introduites en contrebande dans les îles anglaises : la découverte d’une opération de ce genre a révélé des faits qui tendent à impliquer dans ce commerce des personnes d’un rang élevé. » Mêmes plaintes en 1811 : « Des enquêtes judiciaires ont prouvé que la traite se continue sur une vaste échelle, et en grande partie grace aux capitaux et au crédit de commerçans anglais. Une foule d’esclaves sont introduits dans les Antilles anglaises, et tous les ans de nombreux navires quittent les ports de Liverpool et de Londres pour aller à la côte d’Afrique. » Les rapports de 1812 et de 1813 ne sont pas moins formels, et nous pourrions poursuivre cet examen d’année en année. En 1815, M. Barham disait aux communes que « c’était un fait connu de tout le monde que des capitaux très considérables étaient employés dans la traite, et qu’elle se faisait par navires anglais. » En 1818, lorsque déjà plusieurs nations avaient à leur tour aboli la traite, lord Castlereagh disait au parlement : « Ce serait une bien grande erreur de croire que le reproche de faire illégalement la traite tombe uniquement sur les nations étrangères. Dans une multitude de cas, j’ai regret à le dire, il est venu à ma connaissance que des sujets anglais étaient engagés pour des sommes très fortes dans le commerce des esclaves. »

À défaut des aveux des ministres anglais, il nous suffirait d’invoquer le fait suivant. L’excès des décès sur les naissances parmi la population noire était très considérable dans les Antilles anglaises ; en 1810, il s’éleva à 10,000 pour une seule île, et cependant la population esclave des colonies anglaises est toujours allée en s’accroissant jusqu’à l’émancipation. En 1819, M. Goulburn reconnaissait avec étonnement qu’en deux ans le nombre des esclaves de la Jamaïque s’était accru de plus de 5,000. Ce fait ne peut s’expliquer que par l’introduction subreptice d’un grand nombre de nègres, et le gouvernement anglais, qui ne s’aveuglait pas à ce sujet, prescrivit l’enregistrement de tous les esclaves, et la constatation, sur les registres des naissances, des décès et des transferts de propriété. Cette mesure fut aussi inefficace que l’abolition de la traite, et c’est là ce qui conduisit le parti religieux à demander l’émancipation pour détruire le mal à sa racine.

Les autres nations, pas plus que l’Angleterre, ne renoncèrent à la traite. En 1812, on estimait de 70 à 80,000 le nombre des nègres exportés annuellement d’Afrique ; ce nombre dut s’accroître à mesure que les Français reprirent l’habitude de la traite : ils ont continué à la faire jusqu’en 1830. Suivant le rapport d’un officier de la station anglaise, il y avait, en septembre 1830, dans la rivière Bonny, cinq négriers français avec 1,622 noirs à bord, et le mois suivant il y avait en chargement à Calabar dix navires français, dont le moindre pouvait embarquer 400 esclaves. Ces deux faits suffiraient à prouver que les Français faisaient la traite sur une assez vaste échelle ; mais il est permis de croire qu’on abusait souvent de notre pavillon ; autrement il serait impossible de comprendre comment, depuis la loi du 4 mars 1831, la traite sous pavillon français a entièrement cessé.

Les Espagnols, dont les colonies manquaient de bras à la fin de la guerre générale, se livrèrent à la traite avec activité ; les traités signés avec l’Angleterre ne purent prévaloir contre la nécessité. Les ordres de la métropole furent méconnus par les autorités coloniales, et il résulte de relevés faits avec toute l’exactitude possible, que de 1823 à 1832, 325 négriers quittèrent le port de la Havane pour la côte d’Afrique ; 236 revinrent avec au moins 100,000 esclaves, 89 périrent ou furent pris. Le Portugal est le gouvernement qui a prêté le plus constant appui à la traite : par le traité de 1814, il avait renoncé à trafiquer au nord de l’équateur ; depuis, il a constamment évité, jusqu’à ces deux dernières années, de prendre vis-à-vis de l’Angleterre aucun engagement, quoiqu’il n’ait plus de colonies à pourvoir, et que la traite ne soit plus pour lui qu’une branche de commerce. Le Brésil a assimilé la traite à la piraterie, mais ses sujets continuent le trafic sous le pavillon du Portugal, que la connivence des autorités de ce pays en Afrique permet de prendre avec une déplorable facilité ; et pour ne citer qu’une année, il est certain qu’en 1823, 56,000 nègres furent introduits au Brésil. Depuis 1830, l’Angleterre a conclu, pour réprimer cet odieux trafic, une série innombrable de traités ; mais comme elle s’adressait à des nations étrangères à ce commerce, le résultat obtenu a été nul, et il nous sera facile de prouver que depuis 1830 la traite n’a pas diminué, qu’elle se fait avec la même activité, la même étendue, et que tous les efforts de ses adversaires n’ont abouti qu’à la rendre plus lucrative pour les traitans, plus meurtrière pour les nègres.

Les seules contrées du monde occidental où l’on importe encore des esclaves sont les îles espagnoles de Cuba et de Porto-Rico, les anciennes possessions du Portugal dans l’Amérique du Sud, et les îles du Cap-Vert, de Saint-Thomas et du Prince, qui appartiennent à cette nation sur la côte d’Afrique. La traite se fait exclusivement sous les pavillons espagnol, brésilien, portugais et américain, mais presque tous les négriers sont la propriété de maisons espagnoles et brésiliennes, et c’est à la vénalité des autorités portugaises, à la faiblesse des agens américains, qu’il faut attribuer l’usurpation si fréquente du pavillon du Portugal ou des États-Unis. Avant de donner aucun chiffre, nous devons faire une observation qui s’applique à tous nos calculs ; les relevés que nous emprunterons aux rapports des commissaires ou agens consulaires anglais ne doivent être regardés que comme des approximations fort au-dessous de la vérité, car, la traite étant partout un trafic défendu, on ne peut avoir de relevé officiel pour des opérations illégales. Ce n’est qu’à force de patience et d’efforts que les agens anglais parviennent à avoir quelques données un peu précises. Ainsi les chiffres que nous adoptons, et qui sont empruntés aux derniers documens présentés au parlement, diffèrent notablement de ceux que donne M. Bandinel dans un ouvrage publié au nom et par les soins du Foreign-Office à la fin de 1842, et que de nouvelles recherches ont rectifiés.

Le nombre des esclaves débarqués à Rio-Janeiro, au commencement de la période sur laquelle va se concentrer notre attention, fut, en 1828 : 42,496 ; en 1829, 49,667 ; en 1830, 56,777, ce qui donne pour les trois années un total de 148,940, ou en moyenne 49,000 par an. Caldcleugh, dans ses Voyages, prétend qu’il y a au Brésil trois ports qui font la traite sur la même échelle que Rio ; M. Bandinel n’attribue à Rio que la moitié de la traite du Brésil. Nous croyons ces deux évaluations exagérées. Les rapports anglais nous apprennent que du 1er janvier 1829 au 30 juin 1830, le nombre des esclaves débarqués fut :

À Bahia
22,202
À Fernambuco
8,079
À Maranham
1,252
À Para
799
Total
32,332 pour dix-huit mois, ou pour un an 21,554;

ce qui, ajouté aux esclaves débarqués à Rio, donnerait 78,000 pour l’importation annuelle du Brésil.

Sur les instances de l’Angleterre, dom Pedro publia, en novembre 1831, un décret portant que tout esclave débarqué au Brésil deviendrait immédiatement libre. Le décret ne fut point exécuté, et il arriva, comme en Angleterre avant l’abolition, que la traite prit un immense développement dès qu’on la crut menacée. Le traité conclu avec l’Angleterre en 1835 fut tout aussi inefficace que le décret de dom Pedro, et, le 30 juin 1837, le marquis de Barbacena disait dans le sénat brésilien sans trouver de contradicteur : « On peut affirmer, sans craindre d’exagérer, que, dans les trois dernières années, l’introduction des noirs a été bien plus considérable qu’elle ne l’a jamais été quand la traite était un commerce légal et sans entraves. » Il serait facile d’accumuler des témoignages analogues, émanés des autorités brésiliennes, et il est certain, en effet, que, du 1er décembre 1836 au 31 mai 1837, en six mois, 27,437 nègres furent débarqués dans la province de Rio-Janeiro.

Voici, d’après les documens anglais, le nombre de négriers arrivés dans la province de Rio-Janeiro, et le nombre d’esclaves débarqués par eux pour ces dernières années :

1837. 92 navires. 41,600 noirs.
1838. 59 24,790
1839. 64 30,380
1840. 28 14,910
1841. 20 8,370
1842. 21 8,894

On est frappé tout d’abord de l’énorme diminution qui se serait opérée dans le nombre des négriers et des esclaves de 1837 à 1842 ; mais il ne faudrait pas se faire illusion. Il est facile d’expliquer cette diminution plus apparente que réelle. L’accroissement considérable pris par la traite malgré le traité de 1835 avait provoqué de la part de l’Angleterre de très vives remontrances au gouvernement brésilien, et un redoublement de vigilance de la part des croiseurs. Puis, pour les deux années où commence la réduction, 1840 et 1841, il faut faire la part des dispositions du ministère brésilien de cette époque, qui se montrait préoccupé d’exécuter sérieusement le traité. Il en résulta que beaucoup de maisons de Rio abandonnèrent la traite, et les pertes essuyées par d’autres entraînèrent de nombreuses faillites. Ce ministère fut renversé, le nouveau cabinet adopta une ligne de conduite différente, et les spéculateurs reprirent courage. Du 1er novembre 1842 au 1er avril 1843, 39 négriers abordèrent à la côte de Rio, et en calculant sur 300 nègres par navire, cela donnerait 11,700 en cinq mois ; mais la moyenne véritable est 450, ce qui donnerait un total de 17,550. On voit que nous sommes déjà bien loin du chiffre de 1841 et 1842.

Ce n’est pas la seule raison qui nous fasse regarder ces chiffres comme beaucoup trop faibles : les mesures de rigueur adoptées un moment par le gouvernement brésilien eurent pour résultat d’opérer un changement dans la façon dont se faisait la traite. Quand les autorités brésiliennes étaient de connivence avec les négriers, les navires entraient et sortaient ouvertement ; puis les traitans prirent l’habitude de débarquer leurs cargaisons dans quelqu’un des petits ports voisins de Rio, et de rentrer sur lest dans le port. Après un semblant d’enquête, la police ne manquait jamais de relâcher le navire et l’équipage. Ainsi le Rio-Tuo, qui, en 1839, ramena 1,300 nègres en trois voyages, figure sur les registres du port comme entré trois fois sur lest, et presque tous les navires enregistrés comme partis pour la côte d’Afrique sont marqués comme rentrés sur lest. Mais lorsque le gouvernement brésilien prit des mesures rigoureuses, les négriers renoncèrent à entrer dans le port, à moins d’y être forcés par de graves avaries. Une fois leur cargaison à terre, ils renouvellent leur approvisionnement sur la côte et retournent immédiatement en Afrique. Les principales maisons de Rio-Janeiro ont même formé dans les villages voisins de la côte des établissemens considérables, afin d’épargner à leurs navires la nécessité d’entrer à Rio. Ainsi, en 1840, le 2 de Abril ramena au Brésil, en quatre voyages, 2,000 nègres, qu’il débarqua à Cabo dos Buzios, retournant directement en Afrique sans entrer dans aucun port. On conçoit dès-lors combien il est difficile de connaître le nombre des navires qui arrivent ainsi à la côte, et surtout le nombre des esclaves qu’ils y déposent ; on voit combien d’opérations doivent rester secrètes. Le brick Jehovah ramena en trois voyages 700, 600, puis 520 nègres, et fut obligé d’entrer à Rio à la fin du troisième voyage ; les 520 nègres du dernier voyage figurent sur les tableaux officiels ; les 1,300 autres n’y sont pas portés. Pareil fait a dû se renouveler souvent, et quand on songe combien une côte de 2,600 milles, avec une multitude de ports, de rivières et de criques, offre de facilités pour des débarquemens clandestins, on a droit de se défier beaucoup des chiffres donnés par les rapports officiels pour les deux ou trois dernières années. M. Heskett, consul à Rio, et son prédécesseur, M. Ouseley, évaluent à 40,000 le nombre des nègres annuellement débarqués dans la province.

Bahia est après Rio le port où la traite est le plus considérable : vers 1830, on n’y débarquait pas moins de 14 à 15,000 noirs par an ; les documens officiels nous manquent pour la période suivante. Nous savons seulement par les mouvemens du port que de 20 à 30 navires partent chaque année pour la côte d’Afrique, et que les deux tiers rentrent sur l’est ; ce qui indique des opérations de traite. Nous savons de plus que du 1er janvier au 1er juillet 1843, en 6 mois, 1,870 nègres furent débarqués à Bahia ou aux environs. Nous croyons donc pouvoir prendre pour moyenne actuelle le tiers de la moyenne d’autrefois, ou 4,000. Pour Pernambuco, voici les chiffres que donnent les rapports anglais : 1839, 1,500 ; 1840, 2,970 ; 1841, 2,907 ; 1842, 924.

Il est impossible de donner aucun chiffre précis pour les ports de Paraiba et de Maranham, où la traite a beaucoup décru ; le consul de Para déclare qu’il n’est point à sa connaissance qu’en 1842 aucun navire ait fait voile de Para pour la côte d’Afrique. Du reste, si la traite a presque disparu de ces trois provinces, il faut attribuer ce résultat surtout à leur pauvreté. Les négriers, ne trouvant point à s’y défaire avantageusement de leur cargaison, ont cessé de s’y rendre. Pernambuco est le grand marché à esclaves des provinces du nord du Brésil ; mais Bahia et surtout Rio-Janeiro attirent presque tous les négriers, qui y trouvent un débit facile de leurs nègres à cause de la richesse des habitans et de l’état prospère de l’agriculture. Souvent même les nègres des autres provinces sont transportés dans celle-là, et il en résulte un cabotage assez actif qui introduit tous les ans à Rio de 4 à 5,000 esclaves. Il faut encore y ajouter les nègres que l’on tire de Montevideo. La république de l’Uruguay ayant aboli l’esclavage pour y substituer une sorte d’apprentissage, beaucoup de propriétaires expédient clandestinement leurs nègres au Brésil, qui les achète ; des navires de la marine impériale brésilienne ont pris part à ce commerce, et plus d’un millier de nègres ont été ainsi amenés annuellement de Montevideo au Brésil. En résumé, si nous prenons 40,000 comme moyenne des nègres introduits à Rio, 4,000 pour Bahia, 3,000 pour Pernambuco, et 3,000 pour les autres provinces et les nègres venus de Montevideo, nous arriverons au chiffre de 50,000 pour tout le Brésil, chiffre inférieur sans doute à celui de 80,000 que la traite atteignait en 1830, mais probablement fort au-dessous de la réalité.

Il est impossible de se faire une idée exacte des résultats de la traite à l’île de Cuba : ses côtes ont un développement immense, quantité de rivières et de criques offrent aux négriers des points de débarquement commodes ; il arrive souvent qu’on peut déposer une cargaison d’esclaves au sein même ou dans le voisinage des plantations auxquelles ils sont destinés. En cas de perquisition, il est facile d’envoyer les nègres dans l’intérieur de l’île, où il n’existe ni routes, ni habitations, pour les ramener, le danger passé ; mais ces perquisitions n’ont jamais lieu, car les autorités locales ont de tout temps accordé leur appui aux trafiquans d’esclaves. Aussi la traite a-t-elle été faite à Cuba sur une très grande échelle, et l’impossibilité d’obtenir des renseignemens précis a jeté les calculateurs philanthropes dans des exagérations incroyables. Les journaux abolitionistes parlent de 140,000 nègres importés par an. Les commissaires anglais à la Havane portent à 15,000 le nombre des nègres débarqués par les navires entrés dans ce seul port en 1835, et comme ils prétendent qu’un quart seulement des négriers entrent au port, cela donnerait 60,000 noirs pour la Havane et ses environs. Il est juste d’observer que, le choléra ayant fait les plus grands ravages parmi les esclaves de Cuba, la traite prit en 1835 et 1836 une activité extraordinaire. M. Buxton, dans son ouvrage sur l’esclavage, adopte 60,000 pour l’importation annuelle de Cuba et de Porto-Rico.

Il résulte des registres des douanes que, de 1791 à 1816, on importa à Cuba 138,000 nègres, et on évalue à un peu plus les esclaves introduits clandestinement pour échapper aux droits ; ce qui donne 300,000 nègres pour toute cette période ou 11,000 par an. L’activité que la paix imprima à l’agriculture et au commerce de Cuba, la crainte de voir le gouvernement espagnol céder aux instances de l’Angleterre et interdire l’introduction des esclaves, donnèrent à la traite une très forte impulsion. De 1817 à 1820, 79,084 nègres furent importés en acquittant les droits, et si l’on double ce chiffre, comme le font les commissaires anglais, on arrive à 156,000 pour quatre années ou 39,000 par an. La convention de 1821 ne put arrêter qu’un moment ce développement de la traite, et jusqu’à l’année 1835 les commissaires anglais évaluent à 40,000 l’importation annuelle des esclaves dans l’île entière. S’est-elle accrue depuis, ou bien a-t-elle diminué ? Voici quel est le nombre des navires entrés sur lest à la Havane après avoir débarqué leurs nègres sur la côte :

SOUS PAVILLON x SOUS PAVILLON
1834.
Espagnol
29
33 1838.
Espagnol
4
50
Portugais
3
Portugais
44
Français
1
Brésilien
1
1835.
Espagnol
42
50
Russe
1
Portugais
8 1839.
Espagnol
2
37
1836.
Espagnol
29
43
Portugais
29
Portugais
14
Américain
6
1837.
Espagnol
3
51 1840.
Espagnol
7
41
Portugais
48
Américain
6
Portugais
29

Dans les trois premières années, les négriers espagnols sont de beaucoup les plus nombreux. En 1837, la proportion se renverse tout à coup. C’est la conséquence du traité conclu en 1835 entre l’Angleterre et l’Espagne. D’après les dispositions arrêtées par ces deux puissances, le traité pouvait être mis à exécution sans nécessiter la coopération du cabinet de Madrid. Les négriers espagnols trouvèrent plus de sécurité à prendre le pavillon portugais. On voit, du reste, que le nombre des négriers n’a pas sensiblement varié pendant les sept années dont nous donnons les résultats, et en prenant 42 pour nombre moyen, selon que nous adopterons 300 ou 450 pour moyenne des nègres apportés par chaque bâtiment, nous aurons pour la Havane une importation annuelle de 12,600 ou de 18,900 noirs. Le chiffre des navires doit être exact, car, grace à la connivence des autorités de tout rang à Cuba, qui n’ont d’autre traitement que les primes que leur paient les négriers, ceux-ci n’avaient aucun intérêt à dissimuler leurs opérations : c’était dans le port qu’ils faisaient leurs préparatifs de départ et qu’ils venaient se réparer après le voyage.

C’était à la Havane que se faisait surtout la traite avant l’administration du général Valdez : le nouveau capitaine-général annonça, dès son arrivée, l’intention d’exécuter strictement les traités conclus avec l’Angleterre. C’est alors qu’un des principaux négriers alla le trouver et lui offrit 150,000 francs, sans préjudice de la prime habituelle par cargaison, s’il voulait suivre les erremens de ses prédécesseurs. Pour toute réponse, le général convoqua une assemblée des principaux commerçans engagés dans la traite ; il leur déclara qu’il leur donnait six mois pour terminer les entreprises commencées avant son arrivée, et qu’après ce terme il ferait exécuter strictement les lois. Il tint parole, et sa vigilance eut les plus heureux effets. En 1840, 56 négriers étaient partis de la Havane ; en 1841, il en sortit 31, et en 1842, 3 seulement. Le nombre des esclaves subit la même réduction ; voici les chiffres que nous trouvons dans les rapports anglais :

1838
28,000
1839
25,000
1840
14,470 [2]
1841
11,850
1842
3,150

Nous croyons que ce rabais est exagéré. Il y eut sans doute une diminution fort considérable, et qu’attesteraient au besoin les murmures des colons contre le capitaine-général et les démarches faites par eux en Espagne pour obtenir son remplacement ; pourtant il ne faudrait pas se faire illusion. Le général fit tous ses efforts pour exécuter strictement les lois, et il est certain que la traite se trouva entièrement paralysée à la Havane ; mais sur les autres points de l’île la bonne volonté du général fut impuissante, parce que les autorités locales, ou par corruption, ou par esprit d’opposition, fermèrent les yeux sur les opérations de traite. Chassés de la Havane, les négriers transportèrent le siége de leurs entreprises à Matanzas, dont le gouverneur leur était dévoué, et tandis qu’en 1840 Matanzas ne figure que pour 1,650 nègres dans l’importation totale, les commissaires anglais disent qu’il est à leur connaissance que, du 1er janvier au 6 septembre 1842, plus de 4,500 noirs y ont été débarqués, sans compter ceux que des chaloupes ont déposés sur la côte. Prenons 9,000 comme le chiffre de l’importation faite à Matanzas seulement en 1842 ; nous sommes déjà bien loin du chiffre donné par le consul-général anglais à la Havane. Nous avons donc le droit de regarder comme beaucoup trop faibles les chiffres présentés pour les deux ou trois dernières années ; d’autant plus que la vigilance du général Valdez eut pour effet de déterminer les négriers espagnols à adopter l’usage des négriers brésiliens, c’est-à-dire à faire plusieurs voyages à la côte d’Afrique sans entrer dans le port. Un seul bâtiment, la Segunda Palmyra, a débarqué à Matanzas, dans les premiers mois de 1843, 1,700 noirs en deux voyages ; il suffit, on le voit, que quelques négriers aient échappé à toute surveillance pour qu’il faille augmenter considérablement le nombre des nègres introduits à Cuba. Du reste, depuis le départ du général Valdez, les commissaires anglais se plaignent que la traite ait recommencé avec plus d’activité que jamais ; les rapports qui seront soumis incessamment au parlement nous apprendront jusqu’à quel point ces plaintes sont légitimes.

D’après ce qui précède, on ne s’étonnera pas que nous soyons assez embarrassé pour assigner un chiffre, même approximatif, à l’importation des noirs à Cuba. Nous ne tiendrons pas compte des deux années de l’administration du général Valdez, qui ne furent qu’un accident. D’un autre côté, nous n’adopterons pas le chiffre de 60,000 donné par sir F. Buxton, ni même celui, plus modéré, de 40,000 donné par les commissaires anglais, car nous voulons avant tout qu’on ne puisse pas nous accuser d’exagération dans nos calculs ; plus nos évaluations auront été modérées, plus les conclusions que nous tirerons seront inattaquables, et plus notre démonstration sera complète. Acceptons pour la Havane le chiffre moyen auquel nous nous sommes arrêté plus haut, soit 18,900, et admettons, ce qui est sans doute fort au-dessous de la vérité, que ce port fasse à lui seul les trois quarts de la traite de l’île : nous aurons 25,000 nègres pour l’importation annuelle à Cuba depuis 1830. Ce chiffre doit être certainement plutôt au-dessous qu’au-dessus de la réalité. Le fait constant de l’excès des décès sur les naissances se reproduit à Cuba, et plus que partout ailleurs. Cela tient à plusieurs causes, dont la principale est une énorme disproportion numérique entre les deux sexes, les négriers ayant intérêt à introduire de préférence des hommes, car, à embarras et à frais égaux, la différence du prix est assez sensible. Cette disproportion des deux sexes a pour résultat un libertinage effréné qui nuit beaucoup à la reproduction de l’espèce. Pour ne citer qu’un exemple, une habitation voisine de la Havane comptait 180 nègres, et les femmes s’y trouvaient dans une proportion beaucoup plus forte que sur la grande majorité des plantations ; en six années, on n’y compta que neuf naissances. Cependant l’infanticide, l’avortement, sont sévèrement défendus à Cuba, et le mayor de l’habitation peut juger et punir sommairement ces crimes, sans l’intervention du magistrat. Il devrait donc y avoir une diminution chaque année sur le nombre des nègres, et, en effet, on calcule que, déduction faite des naissances, elle est de 10 pour 100 sur les plantations à sucre, et de 5 pour 100 sur les plantations de café, et, en tenant compte de l’inégale répartition des deux cultures, de 8 et demi pour 100 pour l’île entière. Le recensement de 1327 donnait à Cuba 286,942 esclaves ; depuis, le choléra est venu faire parmi eux d’épouvantables ravages, et cependant le recensement de 1841 donne 436,495 esclaves, c’est-à-dire un accroissement de 43 1/2 pour 100 pour les quatorze années, et il est notoire que les propriétaires ont dissimulé au moins la moitié de leurs nègres, le bruit s’étant répandu que le gouvernement ne faisait faire le recensement de 1841 que pour établir une taxe sur les esclaves. Les autorités locales évaluent à 750,000 au plus bas les esclaves de Cuba ; mais le chiffre officiel même offre, avec ce qu’il aurait dû être, une différence assez notable pour suffire à notre démonstration. À raison d’une perte annuelle de 8 et demi pour 100, la population esclave aurait dû être réduite, en 1841, à 82,725 ames ; elle était au contraire portée à 436,495, ce qui donne une différence de 353,670, qui ne peut s’expliquer que par l’introduction de nouveaux nègres ; et si nous divisons cette différence par le nombre des quatorze années, nous retrouverons précisément ce nombre de 25,000 que nos calculs nous avaient conduit à adopter par une autre voie. On peut ajouter, comme preuve de l’étendue de la traite à Cuba, que la majorité des négriers capturés sur la côte d’Afrique appartient à cette île ; ainsi, en 1834 et 1835, sur trente négriers condamnés par la cour de Sierra-Leone, vingt et un avaient Cuba pour destination.

Nous n’avons aucun renseignement précis sur l’état de la traite à Porto-Rico. À l’époque de l’émancipation, un très grand nombre de nègres des colonies anglaises furent introduits clandestinement à Porto-Rico, et même, depuis l’émancipation, chaque année un certain nombre d’apprentis ont été enlevés et transportés dans cette île. Un neuvième des négriers capturés est destiné pour Porto-Rico, et un commerce assez actif a lieu entre cette île et celle de Saint-Thomas, un des plus considérables marchés d’esclaves. C’est à ce trafic qu’il faut attribuer le développement des cultures à Porto-Rico et l’accroissement rapide de sa population esclave. En 1820, elle montait à 20,191 ames ; en 1831, à 41,819 ; en 1836, à 60,000. On évalue fort diversement la traite qui se fait dans cette île. Les chiffres varient de 7,000 à 12 et 15,000. Nous resterons au-dessous de l’évaluation la plus modérée ; nous prendrons le chiffre de 5,000, ce qui, pour les deux îles de Cuba et de Porto-Rico, nous donnera un total de 30,000 esclaves.

À en croire les abolitionistes anglais, la traite se ferait avec activité au Texas. Il paraîtrait en effet qu’en comparant le nombre d’esclaves donné par le dernier recensement avec le recensement antérieur et le chiffre des esclaves introduits légalement par la frontière des États-Unis, on trouve une différence assez sensible, qu’on explique par la traite. Nous n’en tiendrons pas compte cependant, car la contrebande peut se faire facilement sur la frontière des États-Unis ; et si, comme quelques témoignages authentiques le prouvent, des esclaves ont été introduits par mer, ils venaient probablement de Cuba, qui maintenant regorge d’esclaves. Nous ne tiendrons pas compte non plus de la traite qui peut se faire entre l’Afrique et les rives de la Plata, d’abord parce qu’une partie de ces républiques ont aboli l’esclavage, et parce que les autres sont, par le malheur des temps, tombées dans un tel état d’appauvrissement, qu’elles ne peuvent acheter d’esclaves et n’en sauraient que faire. Nous avons vu que les planteurs de la Plata exportaient leurs nègres au Brésil, preuve manifeste, à notre avis, qu’ils n’en achètent pas. Nous conserverons donc les chiffres que nous avons donnés : pour le Brésil, 50,000 ; Cuba, 25,000 ; Porto-Rico, 5,000, et cependant nous arrivons au chiffre de 80,000 nègres, qui ne s’éloigne pas beaucoup, on le voit, du chiffre de 100,000, que nous avons toujours retrouvé depuis 1768. La persistance même de ce chiffre prouve que nos calculs sont exacts. Sir Robert Peel reconnaissait, l’année dernière, dans le parlement, que la traite s’élevait encore à 100,000 nègres, et n’avait pas diminué depuis le commencement du siècle. À quoi donc ont servi les deux ou trois cents traités conclus par l’Angleterre, et ses innombrables croisières ?

Au dernier siècle, les nations européennes s’étaient en quelque sorte partagé la côte d’Afrique pour y faire la traite ; ainsi les Français trafiquaient habituellement entre le Sénégal et la Gambie ; les Hollandais, aux environs de cette dernière rivière ; les Anglais, sur les côtes de la Guinée septentrionale, à la côte d’Ivoire, à la côte d’Or, dans les baies de Bénin et de Biafra. Les Portugais faisaient la traite auprès de leurs établissemens dans la Guinée méridionale, dans les royaumes d’Angola et de Benguela. À mesure que les Européens ont renoncé à la traite, plusieurs des anciens marchés sont devenus déserts ; et lorsque l’Angleterre s’interdit la traite, elle imposa au Portugal un traité qui lui défendait de trafiquer au nord de l’équateur, afin de détruire le mal au moins sur la côte de Guinée. Il en résulta une baisse considérable dans le prix des esclaves le long de la baie de Bénin, et les navires portugais, attirés par le rabais, s’y rendirent en foule sous pavillon espagnol, jusqu’à ce que les négriers de Cuba vinssent leur faire une rude concurrence : ils retournèrent alors à leurs anciens marchés.

La traite a entièrement disparu du Sénégal et de la Gambie depuis que la France y a renoncé ; les négriers portugais établis aux îles du Cap-Vert font encore quelques excursions sur la côte qui s’étend de la Gambie à Sierra-Leone. Les lieux où ils trafiquent sont l’île de Bissao, l’embouchure du Rio-Nuñez, celle du Rio-Pongo et quelquefois Gallinas. En multipliant leurs établissemens sur la côte d’Ivoire et sur la côte d’Or, les Anglais y ont rendu la traite périlleuse ; aussi les négriers espagnols fréquentent de préférence le golfe de Bénin, le long duquel s’étendent les états du roi de Dahomey, qui fait la traite pour son compte dans deux grands entrepôts, Ajuda, appelé Whydah par les Anglais, et Badagry. La traite a beaucoup diminué dans la baie de Biafra, qui s’étend de l’embouchure du Niger à celle du Gabon depuis que les Anglais ont établi une station en permanence aux environs de l’île de Fernando-Po ; mais la connivence des autorités portugaises de l’île de Saint-Thomas donne encore aux négriers beaucoup de facilités pour échapper aux croisières anglaises. Les lieux qu’ils fréquentent le plus habituellement sont les diverses embouchures du Niger, les rivières Bonny, Calabar et Cameroons. Le Gabon fut un des plus grands marchés d’esclaves jusqu’à l’établissement tout récent qu’y ont formé les Français.

Les négriers brésiliens se tiennent, comme nous l’avons déjà dit, à la Guinée méridionale ; ils fréquentent surtout les ports de Cabinda, Zaïre, Ambriz, Loando et Benguela. En 1826, Saint-Paul de Loando exportait annuellement 20,000 esclaves ; Benguela venait ensuite, après avoir fait long-temps un commerce supérieur à celui de Loando. Aujourd’hui les deux ports les plus fréquentés sont Cabinda et Benguela, l’un à l’extrémité nord, l’autre à l’extrémité sud de la Guinée. Du reste, la préférence que les négriers donnent à un endroit sur un autre dépend beaucoup de la vigilance avec laquelle les croiseurs anglais surveillent tel ou tel point. Pendant long-temps ils se tinrent à la côte de Guinée, ne faisant que de rares apparitions sur les côtes de l’Angola et du Benguela. Depuis quelques années, ils surveillent bien plus strictement cette côte. Il en est résulté qu’un assez grand nombre de négriers se sont adressés alors aux établissemens portugais de la côte orientale, et la traite a pris tout à coup dans le Mozambique un développement considérable. Les négriers y trouvent le double avantage du bon marché et de la sécurité. La traite s’y fait dans les trois ports de Mozambique, de Quillimane et d’Inhambane. Les deux premiers marchés sont approvisionnés par l’iman de Mascate, qui y envoie de nombreuses cargaisons d’esclaves, le troisième par les guerres intestines des peuples du voisinage. Mozambique exporte annuellement 10,000 esclaves, Quillimane 5,000, Inhambane 1,500 à 2,000. L’Angleterre s’est vue obligée d’envoyer une croisière le long du Mozambique, par suite des progrès rapides de la traite, et d’établir une commission judiciaire au cap de Bonne-Espérance.

Les nègres vendus aux trafiquans sont en grande partie des prisonniers de guerre ; mais si les guerres alimentent la traite, la traite de son côté perpétue les guerres. En effet, lorsqu’un chef n’a pas d’esclaves à vendre, pour peu qu’il soit puissant, il déclare immédiatement la guerre à ses voisins. Le roi Boatswain, dans les environs de la colonie de Liberia, avait vendu d’avance un certain nombre d’enfans à un négrier. Au retour de celui-ci, il n’avait pas les esclaves promis. Boatswain rassemble ses troupes, tombe la nuit sur un village, et fait égorger tous les habitans, excepté un certain nombre de jeunes filles et de jeunes gens qu’il met de côté pour le négrier. Mais on ne vend pas seulement des prisonniers de guerre. Il résulte des interrogatoires subis par des esclaves délivrés que des maris vendent souvent leurs femmes soit pour les punir d’une faute, soit simplement parce qu’ils en sont dégoûtés. Beaucoup de jeunes filles sont vendues par leurs frères, quelquefois même par leurs pères, en échange d’un fusil ou de munitions ; enfin, des enfans sont vendus souvent par leurs parens.

Les nègres sont quelquefois amenés de fort loin aux marchés, et les maux qu’ils souffrent dans le trajet égalent ceux qui les attendent dans la traversée. On sait qu’une caravane partie de la Nigritie pour Tafilet, composée de 2,000 hommes et de 1,800 chameaux, n’ayant pas trouvé d’eau à la station habituelle, périt tout entière dans le désert. On cite aussi l’exemple d’une caravane de 1,000 personnes et de 4,000 chameaux : 21 hommes et 12 chameaux atteignirent seuls le terme du voyage. Les esclaves sont attachés quatre à quatre par une paire de sangles de cuir qui leur serre le cou ; de plus, la jambe droite de l’un est enchaînée à la jambe gauche de son voisin : la nuit, on leur lie les mains avec des menottes. Les gens qui les conduisent sont ordinairement à cheval ; les esclaves suivent à pied ; ils sont contraints de soutenir leurs chaînes avec une corde pour pouvoir marcher, et encore ne peuvent-ils avancer que lentement. Leurs conducteurs ne leur épargnent pas les coups de fouet, et souvent les font marcher depuis le matin jusqu’au soir avant de leur rien donner à manger. Si la force vient à manquer à quelqu’un d’entre eux, les trois autres auxquels il est attaché sont obligés de le traîner ou de le porter, et souvent ils l’achèvent pour se débarrasser de cet insupportable fardeau. Les enfans sont obligés de suivre la caravane à pied, pour peu qu’ils aient cinq ou six ans. La nourriture qu’on donne aux esclaves pendant le trajet est à peine suffisante pour les soutenir. Arrivés au bord du fleuve, à l’embouchure duquel se tient le négrier, on les entasse au fond de larges canots presque toujours à moitié remplis d’eau, et c’est dans cet état qu’on leur fait descendre la rivière. On calcule que les cinq douzièmes périssent avant d’atteindre les factoreries. Ceux qui survivent sont dans un état de dénûment et de faiblesse que leur séjour dans la factorerie ne peut qu’aggraver. Souvent il arrive à la fin du voyage que les chaînes dont ils sont chargés ont usé la chair jusqu’à l’os, et ces blessures, où la chaleur et la malpropreté entretiennent la corruption, leur causent un intolérable supplice par la quantité de mouches et de moustiques qu’elles attirent. Rien n’égale les souffrances des esclaves que les agens de l’iman de Mascate expédient à Zanzibar et aux marchés portugais de la côte de Mozambique. La traversée se fait sur des bateaux de médiocre grandeur, très larges et non pontés : on étend les esclaves au fond du bateau, les pieds de l’un à la tête de l’autre et le plus serrés possible ; à dix-huit pouces au-dessus, sur une cloison de bambous, on étend d’autres esclaves, et on dispose ainsi de dix-huit pouces en dix-huit pouces une série d’étages jusqu’à ce qu’on atteigne le bord du bateau. Comme on compte sur une traversée de vingt-quatre heures, ou de quarante-huit au plus, on n’embarque de vivres et d’eau que pour l’équipage, et si le vent, un orage, retiennent le navire plus long-temps en route, la suffocation, la soif ou la faim déciment les malheureux ainsi empilés. On cite un de ces navires qui n’atteignit le port que le dixième jour, et, sur quelques centaines d’esclaves, à peine deux ou trois avaient survécu.

À l’embouchure de chacune des rivières que fréquentent les négriers sont établies des factoreries, appelées barracons, et appartenant à des chefs indigènes ou à des trafiquans européens, presque tous portugais ou espagnols. Ce sont ou des représentans des maisons de la Havane et de Rio-Janeiro, pour le compte desquelles ils font des achats, ou bien des commerçans qui achètent des nègres et les revendent au comptant aux négriers. Depuis que les équipages des croiseurs anglais ont détruit un certain nombre de factoreries en 1839 et 1840, les barracons sont construits derrière les villages et dans le voisinage d’un bois, pour donner aux traitans les moyens d’emmener et de cacher les esclaves en cas de descente. Un barracon est un vaste enclos fermé par une double palissade ; à l’intérieur est une forte construction de bambous, de 65 à 70 mètres de long, sur 25 de large, et qui forme le dortoir des esclaves ; ce dortoir contient trois plates-formes qui s’étendent parallèlement dans toute sa longueur, chacune de 6 pieds de large, et élevée d’un pied au-dessus de terre : on les recouvre de nattes de bambous, sur lesquelles les esclaves se couchent. Ils n’ont point de couverture pour se garantir du froid ou des maringouins, qui les font souffrir cruellement. À côté du dortoir, un hangar de la même dimension, ouvert aux deux extrémités et au milieu, sert de lieu de réunion aux esclaves dans le jour. Des arbres abattus, placés à 3 pieds l’un de l’autre, leur servent pour s’asseoir. Les esclaves sont obligés de rester presque toujours assis, parce qu’ils sont attachés deux à deux par la cheville du pied, et qu’ils ne peuvent se mouvoir que difficilement et en s’appuyant chacun sur l’épaule de son compagnon. Les femmes, les filles et les adolescens ont au cou un collier rivé, dans lequel passe une chaîne qui les réunit au nombre de 30 à 40. Les enfans au-dessous de dix ans sont les seuls auxquels on ne donne pas d’entraves. On ne trouve point du reste d’enfans au-dessous de cinq ans, ni d’esclaves au-dessus de quarante, parce que les négriers ne les achèteraient pas. Quand une femme accouche dans le barracon, l’enfant est impitoyablement mis à mort. Lorsque des tentatives d’évasion ont lieu, et elles sont assez fréquentes, les chefs du complot sont attachés à un pilier, torturés et fusillés en présence de tous les autres. Dans les factoreries appartenant à des chefs indigènes, on leur écrase la tête entre deux planches. On fait sortir les esclaves avec leurs chaînes soir et matin, pour les obliger à prendre de l’exercice. Comme leur entretien est une lourde dépense, on ne leur donne que la nourriture la plus grossière, et en quantité à peine suffisante. Si le négrier se fait attendre long-temps, pour diminuer la dépense, on fait un choix parmi les esclaves, et tous ceux qui sont malades, ou trop faibles, ou bien qui ne promettent pas un débit avantageux, sont mis à mort. Souvent 15 à 1,600 esclaves sont entassés dans un barracon, et les souffrances de la marche, la mauvaise nourriture, le mauvais air, y développent et y propagent des maladies contagieuses qui les déciment rapidement ; souvent aussi la petite vérole vient enlever le tiers ou la moitié des esclaves. Quand les négriers ont fait leur choix, tous les esclaves qu’ils ont rebutés pour une cause quelconque sont immédiatement fusillés ou noyés ; tous ceux qui restent, après qu’on a complété les chargemens, subissent le même sort, si aucun acheteur ne se présente. Le chef de Loango avoua, en 1830, aux officiers d’un croiseur anglais que, quelque temps avant leur arrivée, il possédait un nombre assez considérable d’esclaves, mais que, n’entrevoyant pas la possibilité de les vendre, il les avait tous fait fusiller.

À la Havane, la traite est faite souvent pour le compte des planteurs, qui s’associent entre eux et partagent au prorata les dépenses de l’entreprise et les esclaves qu’elle procure. Il y a cependant un certain nombre de négriers qui font de la traite leur commerce unique, et l’on compte parmi eux plusieurs Américains. Au Brésil, l’usage varie selon les localités : ainsi, à Pernambuco et dans les petits ports de Para, de Maranham, de Paraiba, ce sont presque toujours les planteurs qui font la traite eux-mêmes, et qui contribuent à la dépense en proportion du nombre d’esclaves dont ils ont besoin. L’entreprise se met en commandite, et on souscrit pour un esclave aussi bien que pour cent. À Rio-Janeiro, il en est tout autrement : la traite y est faite par un petit nombre de grandes maisons, qui s’en occupent exclusivement. On cite, entre autres, les maisons Bernardino de Sa, Joaquin dos Santos, Vasquez, Albuquerque, Guimaraens, Veiga, André da Graça, Vergueiro. Plusieurs de ces maisons sont commanditées, il est vrai, par des capitalistes des États-Unis et de l’Angleterre, et comme ces spéculateurs achètent leurs navires aux États-Unis et les marchandises d’échange en Angleterre, ils seraient souvent hors d’état de faire des entreprises qui exigent une énorme mise de fonds, si les constructeurs de Baltimore et de Charlestown, et surtout les commerçans de Liverpool, de Glasgow et de Manchester ne leur accordaient pas un crédit tout spécial.

C’est une branche importante de l’industrie du Lancashire et de Glasgow que la fabrication des étoffes destinées à la traite. Pour le Lascashire seul, cette industrie produit une valeur de 10 millions. Un certain nombre de négriers sont en rapport direct avec les fabricans anglais ou leurs représentans ; mais la plupart s’adressent aux maisons de commission anglaises de Rio : celles-ci leur avancent les marchandises qu’elles achètent à Leeds, à Birmingham, à Manchester, à Liverpool, et dont elles répondent. Les marchés sont toujours conditionnels, c’est-à-dire que le négociant anglais a droit à une prime en cas de réussite ; si l’entreprise manque, au contraire, il subit une réduction convenue sur les marchandises qu’il a livrées. Il est impossible de nier que les commerçans anglais qui concluent de pareils marchés ne soient directement intéressés dans la traite.

Il existe aussi des compagnies d’assurance pour la traite : Cuba en compte plusieurs depuis long-temps. Le taux de l’assurance était autrefois de 11 pour 100 seulement, tant les dangers créés par le droit de visite paraissaient peu considérables. Après le traité de 1835, une panique s’empara des traitans de Cuba ; beaucoup renoncèrent au commerce, et les compagnies ne voulurent assurer que le voyage de retour. Pour les deux voyages, elles demandaient le taux énorme de 40 pour 100 ; mais peu à peu le courage revint, et les assurances sont retombées à 20 pour 100. C’est en 1837 seulement que se forma à Rio la première compagnie d’assurance pour la traite ; elle se composait d’une dizaine de capitalistes. La compagnie n’assurait que contre les risques de la capture par les croiseurs, encore elle n’assurait que la moitié de la cargaison, afin d’être certaine que le capitaine ne négligerait aucune des précautions commandées par la prudence. Le taux est de 8 à 10 pour 100. Cette compagnie a prospéré rapidement ; la semaine même où elle commença ses opérations, trois négriers assurés par elle entrèrent au port et lui donnèrent un bénéfice de 13,000 milreis (92,000 francs), ce qui, à 10 pour 100, porterait la moitié des négriers assurés à 130,000 milreis, et la valeur totale de trois négriers à 260,000 milreis.

On se sert maintenant pour la traite de bâtimens construits aux États-Unis, et où tout est sacrifié à la légèreté et à la vitesse : on tient aussi à ce que les bâtimens tirent très peu d’eau, afin de pouvoir remonter le plus loin possible les rivières d’Afrique, et d’y être à l’abri des croiseurs. Il en résulte que ces bâtimens sont très petits et surtout très étroits, ce qui double les souffrances des malheureux qu’on entasse dans leurs flancs. Jadis le négrier portait lui-même à la côte d’Afrique tout son équipement et les objets d’échange : le capitaine achetait lui-même les nègres à la côte ; mais de cette façon l’expédition était d’assez longue durée, et partant dangereuse. Plus le navire s’arrête près des côtes d’Afrique, plus il risque d’être rencontré par les croiseurs ; le négrier courait ensuite le danger d’être capturé en se rendant à la côte : un navire est saisissable en effet lorsqu’il a à bord des articles de traite. On eut recours alors au procédé suivant, qui mettait à l’abri de tout risque et permettait d’économiser l’assurance du premier voyage. On exigea des constructeurs des États-Unis que le navire, muni de tous les objets nécessaires, se rendît à la côte d’Afrique avec des papiers et sous le pavillon américains ; on se mettait ainsi parfaitement à l’abri des croisières anglaises. Aux îles du Cap-Vert ou à Saint-Thomas, un transfert de propriété apparent, une vente simulée, avait lieu, et le navire d’américain devenait portugais ; les autorités portugaises délivraient les certificats et toutes les pièces nécessaires avec la plus grande facilité et au plus juste prix. Le navire alors se rendait à la côte voisine et y prenait son chargement. Depuis quelques années, on a encore multiplié les précautions : le navire nouvellement acheté, et qu’on appelle le tender, c’est-à-dire l’allége du négrier, porte à la côte d’Afrique les objets d’échange, et achète les nègres ; puis il retourne à la Havane ou à Rio, en ayant soin de toucher à Montevideo ou à quelqu’une des Antilles pour se procurer des papiers réguliers. Alors le négrier, qui a embarqué d’avance l’eau et les provisions nécessaires, part sur lest, arrive à l’endroit où il doit trouver les nègres, de grandes chaloupes sont toutes prêtes ; en deux heures, et quelquefois moins, les nègres sont à bord, et le négrier repart pour le Brésil avant la fin du même jour. On sent combien la rapidité merveilleuse de cette opération rend la surveillance des côtes difficile, et l’on ne s’étonnera plus si les croisières arrêtent tout au plus 1 négrier sur 30.

Comme nous l’avons déjà dit, les factoreries sont établies sur des rivières que les négriers remontent le plus loin possible, et les croiseurs, à leur tour, concentrent toute leur vigilance à l’embouchure des fleuves navigables ; mais comme ils ne peuvent y pénétrer, ils sont réduits à embusquer leur équipage sur des chaloupes aux coudes que font les rivières. Ces chaloupes ne suffisent pas toujours pour enlever les négriers, surtout ceux qui ont un équipage un peu nombreux. Un combat s’engage alors entre le négrier et les chaloupes, combat dans lequel le croiseur n’a pas toujours l’avantage. Si le négrier se voit serré de trop près, il remonte la rivière et va déposer sa cargaison. L’entreprise est manquée ; mais, pour éviter une confiscation, on fait disparaître tout ce qui tombe sous l’application de l’article sur l’équipement, et le négrier repart sur lest, ses papiers toujours en règle, et prêt pour la visite du vaisseau anglais. Il arrive quelquefois que les traitans à qui appartiennent les barracons achètent un ou deux vieux navires sans valeur. Lorsqu’un croiseur surveille de trop près la rivière d’où doit s’échapper le négrier, on fait sortir avant lui les deux bâtimens, qui prennent une direction opposée, se font donner la chasse par le croiseur et se laissent visiter par lui. Pendant qu’il perd ainsi du temps, le véritable négrier gagne la pleine mer, et, une fois au large, il défie la croisière anglaise à cause de l’extrême rapidité de son bâtiment ; il a bientôt gagné la côte du Brésil, et dès-lors il est en sûreté, car les traités interdisent le droit de visite aux Anglais dans les eaux brésiliennes. À Cuba, la station est faible relativement à l’étendue des côtes, et l’on sait combien il est difficile d’empêcher un navire d’aborder lorsque ses dimensions et le tirant d’eau qu’il demande lui permettent de choisir indifféremment pour débarquer tout point de la côte. Les croiseurs anglais rendent justice eux-mêmes à l’audace des manœuvres et à la merveilleuse rapidité des négriers. Le commandant d’un croiseur anglais rapporte qu’un négrier brésilien qui faisait ses préparatifs de départ lui a laissé voir son navire dans les plus grands détails, et ne lui a point dissimulé le but de son voyage, lui disant : Laissez-moi gagner la haute mer, et vous m’atteindrez si vous pouvez.

La traversée d’un négrier varie de vingt-cinq à trente jours ; l’époque de son arrivée et le point où il abordera sont connus d’avance au Brésil ; on voit aussitôt les propriétaires et les gérans des engenhos ou plantations se rendre en toute hâte vers le lieu où il débarquera sa cargaison. Tout le monde en est instruit, excepté les autorités locales, qui se renferment ces jours-là chez elles pour ne rien voir. Débarquée le matin, la cargaison est écoulée le soir. Alors les magistrats du village reparaissent et certifient en cas d’enquête qu’ils n’ont rien vu, que rien ne s’est passé de contraire aux lois. Il en est de même dans toute l’étendue du Brésil. Comment d’ailleurs en pourrait-il être autrement ? Les fonctionnaires n’ont d’autre traitement que l’argent qu’ils tirent de ces transactions honteuses, et si quelqu’un d’entre eux veut faire exécuter la loi, il ne doit attendre de ses administrés que des coups de fusil, du gouvernement qu’une destitution. Les choses se passent à peu près de la même façon à Cuba, où le principal salaire des fonctionnaires se compose des primes que leur paient les négriers. La cargaison vendue, le négrier brésilien renouvelle sur la côte même ses provisions, et repart quelques jours après pour l’Afrique sans être entré dans aucun port. À Cuba, il est assez ordinaire que, pendant qu’on remplit les barils d’eau et qu’on rassemble les vivres nécessaires, le navire, avec un nom et des papiers nouveaux, aille faire un tour à Vera-Cruz ou à la Nouvelle-Orléans, ou à Guayra (Saint-Domingue). À son retour, il reçoit un troisième nom pour établir au besoin un alibi en cas d’accusation de la part des agens anglais, prend son approvisionnement et retourne en Afrique.

Lorsque les négriers sont obligés de prendre tant de précautions pour sauver leur propriété et échapper à la saisie et à la confiscation, lorsqu’ils doivent se préoccuper avant tout de leur propre salut, ils ne peuvent s’inquiéter beaucoup du bien-être et de la conservation de leurs victimes. Tout ce que nous avons dit, à propos de la traite ancienne, des maux que fait souffrir aux noirs leur entassement dans un espace trop étroit, s’applique à plus forte raison à la traite actuelle. Aujourd’hui, les négriers, où tout est sacrifié à la vitesse, sont beaucoup plus petits et embarquent des cargaisons bien plus considérables, afin que les bénéfices d’une seule expédition puissent compenser les pertes de plusieurs. Il n’est pas rare de voir un navire de 200 tonneaux embarquer 8 ou 900 nègres, et la moyenne des cargaisons est plutôt au-dessus qu’au-dessous de 450. Une felouque espagnole de 71 tonneaux avait à bord, quand on la captura, 360 nègres. Il en résulte que les nègres sont souvent étouffés. Le négrier le Louis, en chargement à Calabar, ayant été obligé de fermer les écoutilles pendant une nuit, avant que sa cargaison fût complète, on trouva le lendemain cinquante cadavres sous le pont ; ils furent jetés à la mer et remplacés par de nouvelles victimes. Le croiseur qui captura le négrier portugais le San-Joaquim, effrayé de la quantité de malades qu’il trouva dans la cargaison, demanda au capitaine combien il avait compté en perdre pendant la traversée. Celui-ci répondit avec un grand sang-froid : « Un peu plus de la moitié. » L’entassement des nègres développe souvent des ophthalmies contagieuses. On cite l’exemple du Rôdeur, dont toute la cargaison devint aveugle, à l’exception d’une douzaine d’individus. Beaucoup d’esclaves, plutôt que de supporter les souffrances qu’on leur fait endurer, se jetteraient à la mer si l’on ne veillait jour et nuit sur eux. L’impossibilité d’attacher un homme à chaque écoutille pour contenir les esclaves, et de les fermer sans étouffer la cargaison, a donné à quelques négriers l’idée d’avoir d’énormes boule-dogues qu’on dresse à veiller sur les écoutilles pendant la nuit ; ces animaux déchirent les nègres qui se présentent à l’ouverture.

Rien ne serait plus facile que de multiplier les récits horribles : nous nous bornerons à relever quelques chiffres dans les divers documens officiels que nous avons sous les yeux ; on verra combien est grande la mortalité à bord des négriers. L’Invincible perdit 186 nègres sur 440 ; l’Intrepido, 190 sur 343 ; le Midas, 278 sur 560 ; l’Adamastor, 304 sur 800 ; le Leâo, 283 sur 855 ; en 1839, la Cintra, la Brilnahte, le Commodor et l’Esplorador embarquèrent à eux quatre 2,836 noirs, sur lesquels 1,088 périrent dans la traversée. La petite vérole emporte quelquefois des cargaisons entières ; aussi tous les nègres chez lesquels il se manifeste quelques symptômes de cette maladie sont jetés à la mer immédiatement.

La soif est pour les nègres une souffrance affreuse. Ils restent entassés de longues heures sous le pont, dans une atmosphère infecte, étouffante, et cependant on ne leur accorde jamais plus d’une pinte d’eau par jour. Un négrier de Bahia avait emporté pour lest des tonneaux remplis d’eau de mer ; arrivé à la côte d’Afrique, dans la précipitation du départ, il oublia de faire changer l’eau des tonneaux, et la cargaison périt de soif tout entière. Un croiseur arrêta un négrier brésilien sur lequel il trouva 562 esclaves assis les uns entre les jambes des autres, et tellement serrés, qu’il leur était impossible de s’étendre ni de changer de position le jour comme la nuit. Accablés par la soif, ils gisaient l’un sur l’autre, indifférens à la vie ou à la mort. De l’eau fut apportée ; on les vit aussitôt se précipiter comme des maniaques ; ni ordres, ni menaces, ni coups ne purent les arrêter. Ils criaient, se poussaient et s’entredéchiraient pour une goutte d’eau, comme si la vue de l’eau, dit un témoin oculaire, leur eût donné la rage.

Les mœurs des négriers n’ont pas changé, et plusieurs d’entre eux sont de véritables pirates. En 1841, les chaloupes d’un croiseur anglais, the Fetter, trouvèrent dans la rivière Bonny un trois-mâts espagnol ou brésilien, armé de 14 canons, et qu’elles n’osèrent attaquer ; le négrier sortit en vue du croiseur, qui ne tenta pas une lutte trop inégale. En 1842, le brick anglais the Rapid attaqua un négrier sur la côte de Mozambique, et fut obligé de lâcher prise après un engagement très vif. Il arrive aussi que les négriers s’attaquent l’un l’autre. La Fama de Cadix, un des plus grands négriers de Cuba, arrivée trop tard à la côte de Guinée pour trouver à acheter une cargaison, enleva de force 980 esclaves aux bâtimens qui avaient été plus heureux qu’elle ; mais la petite vérole se déclara à bord, et réduisit le nombre des nègres de 980 à 300, et l’équipage, de 157 hommes à 66. On peut encore citer l’exemple du schooner anglais l’Espoir, de l’île Maurice, qui, rencontrant un négrier portugais chargé d’esclaves et de poudre d’or, l’aborda et s’en empara. L’équipage du navire portugais fut fusillé jusqu’au dernier homme, la cargaison transportée à bord du schooner, et le navire coulé à fond.

On comprend sans peine que de pareils hommes n’aient aucun souci de la vie des malheureux dont ils trafiquent. Le brick espagnol El Juan, poursuivi de près par un croiseur anglais, fatiguait horriblement. Les nègres alarmés se précipitèrent vers l’escalier ; l’équipage, craignant qu’ils ne voulussent se soulever, ferma les écoutilles, et tira des coups de fusil par les ouvertures jusqu’à ce que tout fût rentré dans le silence sous le pont. Lorsque l’équipage du croiseur eut capturé le négrier, et qu’on rouvrit les écoutilles, le spectacle le plus affreux s’offrit aux regards : la cale ne présentait plus qu’une mare de sang, dans laquelle morts, mourans et blessés gisaient confondus et enchaînés ensemble.

Le traité conclu entre l’Angleterre et le Brésil exige, pour la condamnation du négrier, que les esclaves soient trouvés à bord, et les juges brésiliens, tout dévoués à la traite, s’en tiennent rigoureusement au texte de la loi ; il en résulte que les négriers du Brésil, lorsqu’ils sont serrés de trop près par les croiseurs, n’hésitent point à jeter leur cargaison à la mer. Le croiseur la Belle Rosamonde surprit le Rapido et le Regulo au moment où ils sortaient de la rivière Bonny ; après avoir essayé de rentrer dans la rivière, les négriers prirent leur parti, se réfugièrent dans une crique, et commencèrent à jeter leurs nègres à la mer : l’équipage arriva à temps pour sauver deux cent douze nègres à bord du Regulo ; mais, avant qu’on eût pu s’assurer de l’autre navire, tous les esclaves avaient péri, et, pour éviter une perte de 60 à 75,000 francs à ses armateurs, le capitaine du Rapido n’avait pas hésité à sacrifier plus de deux cent cinquante esclaves. Le navire n’échappa point cependant à une condamnation, car deux esclaves, ayant été lancés par-dessus bord, enchaînés ensemble, restèrent suspendus à une des attaches d’un canot, et furent sauvés par le croiseur pour porter témoignage. En pareille circonstance, le négrier l’Argus jeta à la mer quatre-vingt-dix-sept esclaves, et ce fait se renouvelle souvent. Les chaloupes d’un croiseur poursuivaient dans la rivière Calabar un négrier qui se débarrassait ainsi de sa cargaison ; les matelots des chaloupes voyaient distinctement une troupe de requins et d’alligators qui suivaient de près le navire ; bientôt toute la rivière fut rouge de sang. Certes, les philanthropes qui se sont faits les avocats du droit de visite ne s’attendaient point à ce qu’il eût de pareilles conséquences.

Nous croyons avoir cité assez d’exemples déplorables pour ne pas craindre d’affirmer que les maux causés par la traite n’ont pas diminué depuis que le droit de visite existe ; d’autres iront plus loin et soutiendront, comme le font déjà une grande partie des abolitionistes anglais eux-mêmes, que le droit de visite a augmenté ces maux et a créé pour les malheureux nègres des dangers et des souffrances qui leur étaient épargnés sous l’ancien régime. Le négrier a dû sacrifier à l’occasion la vie de sa cargaison pour sauver la sienne ; il l’a sacrifiée souvent à ses intérêts ; et pour s’éviter de périlleuses expéditions, pour faire sa fortune plus vite, ou pour réparer des pertes antérieures, il a contracté l’habitude d’entasser dans les flancs de son navire, comme dans un tombeau, des malheureux dont il condamne d’avance la moitié à mourir. Depuis que le droit de visite existe, un nègre, selon une énergique expression, a moins de place sur un navire qu’un homme dans son cercueil. La mortalité pendant la traversée était autrefois d’un quart ; depuis le droit de visite, elle varie entre un tiers et la moitié. En veut-on une dernière preuve : un négrier de Montevideo reçut des autorités une licence pour introduire des esclaves ; cette licence lui permettait d’en importer six cent cinquante, et d’en embarquer deux cent cinquante en sus, pour couvrir les décès pendant la traversée.

Ce n’est pas assez pour nous d’avoir montré que la traite subsiste avec la même étendue et avec plus d’horreurs qu’autrefois ; il faut expliquer sa persistance, et prouver que la traite est un mal indestructible. Il en est de la traite comme de toutes les contrebandes possibles : elle subsistera tant qu’elle donnera des profits suffisans pour tenter la cupidité humaine. C’est un fait accepté par tous les économistes qu’il est impossible de détruire la fraude chaque fois qu’elle peut donner un bénéfice de 30 pour 100 ; l’inutilité des lignes de douanes entretenues par les grandes puissances, l’insignifiance des captures relativement aux quantités et aux valeurs qui échappent à la surveillance, sont connues de tout le monde. Or, la fraude est encore plus facile par mer que par terre, car le nombre nécessairement restreint des croiseurs et les mille hasards de la vie maritime privent souvent de toute surveillance une étendue de côtes considérables, et la tempête, qui oblige le croiseur à prendre la haute mer, favorise le contrebandier, qui ne veut qu’échouer son petit navire à la côte. En outre, les bénéfices de la traite ne sont pas seulement de 30 pour 100, ils sont assez considérables pour faire braver bien des dangers : une expédition heureuse fait la fortune d’un homme. Les puissances qui veulent anéantir la traite par le droit de visite s’enferment elles-mêmes dans un cercle vicieux ; leurs efforts n’aboutissent qu’à rendre la traite plus lucrative, et qu’à lui donner par conséquent un attrait de plus. Doublez l’efficacité fort douteuse du droit de visite, aussitôt le prix des esclaves s’élèvera à Cuba et il s’abaissera à la côte d’Afrique dans la même proportion. Vous aurez doublé les profits du négrier, car ce qui fait son bénéfice, ce qui lui fait braver les croisières anglaises, c’est précisément cette différence énorme entre le prix d’achat et le prix de vente, différence que vos précautions ne font qu’accroître. Tant que les immenses plaines du Brésil ne seront pas peuplées, tant que la prospérité croissante de Cuba fera défricher de nouvelles terres et établir de nouvelles plantations, tant qu’il se trouvera un planteur espagnol ou brésilien qui manquera de bras et sera disposé à acheter des travailleurs à tout prix, il se trouvera un négrier pour qui les croisières anglaises ne seront qu’une barrière impuissante. Aussi le consul anglais à la Havane écrivait-il, en 1839, à lord Palmerston : « Je n’hésite pas à dire que, tant que la prospérité croissante de cette île provoquera une demande d’esclaves, la traite continuera sur la même échelle et même s’accroîtra, à moins que l’Angleterre n’adopte des mesures beaucoup plus efficaces qu’autrefois pour y mettre un terme. » Ces mesures plus efficaces seraient-elles l’achat ou la conquête de Cuba, ou une insurrection d’esclaves provoquée et soutenue par des agens anglais ? On en a accusé l’Angleterre ; je ne sais si c’est à tort ou à raison. Quoi qu’il en soit, donnons une idée des profits que la traite procure à ceux qui s’y livrent.

Nous avons vu qu’à la fin du XVIIIe siècle, lorsque toutes les nations se faisaient concurrence à la côte d’Afrique, le prix d’un nègre variait sur la côte de 75 fr. à 375, et en Amérique, de 325 à 1,000 fr. Le prix d’achat variait donc entre un quart et un tiers du prix de vente, et en déduisant la perte d’un quart que l’on faisait sur le nombre des nègres, les frais d’équipement et l’entretien de l’équipage, on trouve que les profits du négrier devaient rarement dépasser 25 pour 100. Depuis, le prix des nègres a beaucoup diminué à la côte d’Afrique ; il ne dépasse jamais 100 francs par tête, et comme d’habitude le paiement se fait un tiers en argent, un tiers en eau-de-vie et un tiers en étoffes, et que les négriers gagnent beaucoup sur ces deux articles, il n’est souvent en réalité que de 60 à 75 francs. En Amérique, au contraire, les prix ont subi une augmentation énorme. En 1820, un nègre de traite coûtait 100 dollars à Cuba, 200 à Porto-Rico ; il se vend maintenant de 425 à 480 à Cuba, et 450 à Porto-Rico. Au Brésil, le nègre qui coûtait 100 milreis en 1820 coûte maintenant 400 milreis. Les prix ont quadruplé en vingt ans, et il suffit de voir que le nègre qui coûte 100 francs en Guinée peut se vendre 2,300 à Cuba pour comprendre quelle prime énorme est offerte à la coupable audace du négrier. Citons quelques exemples. La commission de la Havane condamna le négrier le Firmo ; la cargaison qui fut saisie avait coûté au capitaine 28,000 dollars ; l’approvisionnement de toute espèce, les munitions et l’armement du navire étaient estimés à 10,600 dollars, les gages de l’équipage et les menus frais à 13,400 ; les dépenses de l’expédition montaient donc en tout à 52,000 dollars ; la vente de la cargaison aurait produit 145,000 dollars, c’est-à-dire 180 pour 100 de bénéfice. Les commissaires de la Havane écrivaient en août 1838 : « On équipe en ce moment la Vénus pour un voyage à Mozambique ; elle est disposée pour embarquer 1,000 nègres, ce qui donnera aux armateurs, en cas de succès, un profit de 100,000 à 200,000 dollars, car ce navire en a coûté 50,000, et les frais de l’expédition sont évalués à 50,000. » Le 24 janvier 1839, les commissaires annoncent le retour du même navire avec 850 nègres, l’approche d’un croiseur anglais ayant déterminé le négrier à repartir avec un chargement incomplet. Admettons que les noirs de la Vénus n’aient été vendus en moyenne que 1,250 francs chacun ; la vente aura produit 1,062,500 francs ; si nous en retranchons 85,000 pour prix d’achat des nègres et 75,000 pour les frais de l’expédition, il restera toujours un bénéfice de 900,000 francs, et certes, avec de pareils profits, on peut endormir la conscience de bien des employés espagnols et brésiliens, quand le gouverneur d’Angola ne prend que 5,000 francs (700 milreis) pour délivrer à un négrier des papiers portugais bien en règle et lui permettre d’embarquer des nègres au milieu même du port. Les bénéfices de la traite sont tellement considérables, qu’il suffit qu’une opération sur quatre réussisse pour que tous les frais soient couverts. Il y a deux ans existait à l’embouchure du Gabon une factorerie d’esclaves dont le propriétaire avait expédié quatre cargaisons à la Havane ; deux avaient été prises, et cependant il avait réalisé une fortune de 60 à 80,000 dollars (3 à 400,000 francs) : il n’attendait que le résultat d’une dernière expédition pour renoncer à la traite. Ce trafiquant se regardait comme ayant eu du malheur ; en effet, vers 1830, on calculait que les croiseurs n’arrêtaient que 1 négrier sur 30, et en admettant, ce qui n’est pas prouvé, qu’ils en arrêtent maintenant 1 sur 15, on voit combien les chances seraient encore favorables pour les négriers.

Nous croyons avoir prouvé suffisamment que la traite se fait encore sur la même échelle qu’à la fin du XVIIIe siècle, et que les horreurs qui accompagnent ce trafic infame, loin d’avoir diminué, n’ont fait que s’accroître. Nous avons essayé d’indiquer pourquoi la traite subsistait et devait subsister encore malgré toute entrave. Nous avons reconnu que les moyens employés jusqu’ici pour arrêter la traite, et notamment le droit de visite, ont été impuissans et n’ont fait qu’aggraver le sort des nègres. Il reste à se demander si ces moyens n’ont pas contre eux autre chose encore que leur impuissance constatée, s’il n’est pas possible d’en abuser en dissimulant la politique sous la philanthropie, et s’ils ne sont pas condamnables comme dangereux aussi bien que comme inutiles : c’est là une nouvelle face de la question, qui sera pour nous l’objet d’une étude spéciale.


Alfred de Clarigny.
  1. Nous avons emprunté aussi plusieurs renseignemens curieux à un recueil intéressant, la Revue coloniale, publiée par le ministère de la marine.
  2. Ainsi répartis : la Havane, 10,104 ; Matanzas, 1,650 ; San-Iago, 500 ; autres ports, 2,200.