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L’Éros funèbre

La bibliothèque libre.
L’Ermitagevolume 20, janvier-juin 1900 (p. 129-131).


L’ÉROS FUNÈBRE, POÈMES PAR :
CHARLES GUÉRIN.

I


 Nuit d’ombre, nuit tragique, ô nuit désespérée !

J’étouffe dans la chambre où mon âme est murée,
Où je marche, depuis des heures, âprement,
Sans pouvoir assourdir ni tromper mon tourment.
Et j’ouvre la fenêtre au large clair de lune.

Sur les champs nage au loin sa cendre bleue et brune.
Comme une mélodie heureuse au dessin pur
La colline immobile ondule sur l’azur
Et lie à l’horizon les étoiles entre elles.
L’air frémit de soupirs, de voix, de souffles d’ailes.
Une vaste rumeur gronde au bas des coteaux
Et trahit la présence invisible des eaux.
Je laisse errer mes yeux, je respire, j’écoute
Les sombres chiens de ferme aboyer sur la route
Où sonnent les sabots d’un passant attardé.

Et sur la pierre froide où je suis accoudé,
Douloureux jusqu’au fond de l’âme et solitaire,
Je blasphème la nuit lumineuse et la terre
Qui semblent me sourire et m’ignorent, hélas !
Et sachant que la vie, à qui n’importe pas
Un cœur infiniment désert de ce qu’il aime,
Ne se tait que pour mieux s’adorer elle-même,

 Je résigne l’orgueil par où je restais fort,
Et j’appelle en pleurant et l’amour et la mort.

« C’est donc toi, mon désir, ma vierge bien-aimée !
Faible comme une lampe à demi consumée
Et contenant ton sein gonflé de volupté,
Tu viens enfin remplir ta place à mon côté.
Tu laisses défaillir ton front sur mon épaule,
Tu cèdes sous ma main comme un rameau de saule,
Ton silence m’enivre et tes yeux sont si beaux,
Si tendres que mon cœur se répand en sanglots.
C’est toi-même, c’est toi qui songes dans mes bras !
Te voici pour toujours mienne, tu dormiras
Mêlée à moi, fondue en moi, pensive, heureuse,
Et prodigue sans fin de ton âme amoureuse !
Ô Dieu juste, soyez béni par cet enfant
Qui voit et contre lui tient son rêve vivant !
Mais toi, parle, ou plutôt, sois muette, demeure
Jusqu’à ce qu’infidèle au ciel plus pâle, meure
Au levant la dernière étoile de la nuit.

Déjà l’eau du matin pèse à l’herbe qui luit,
Et, modelant d’un doigt magique toutes choses,
L’aube à pleins tabliers sème ses jeunes roses.
Ô la sainte rumeur de sève et de travail !
Écoute passer, cloche à cloche, le bétail,
Et rauquement mugir la trompe qui le guide.
La vallée a ses tons d’émeraude liquide,
Les toits brillent, les bois fument, le ciel est clair,
Chaque vitre au soleil répond par un éclair.

La douceur de la vie entre par la fenêtre.
J’aime à cause de toi l’aube qui vient de naître,
Et, mêlée à la grâce heureuse du décor,
Mon immortelle amour, tu m’es plus chère encor.
Nous tremblons, enivrés du vin de notre fièvre,
Et nous nous demandons tout bas et lèvre à lèvre,

 Quels matins purs, quels soirs lumineux et bénis
Couvent nos doigts tressés comme les brins des nids.
Et ni la terre en joie et ni le ciel en flammes,
Rien ne détourne plus du rêve nos deux âmes,
Qui parmi la rumeur grandissante du jour,
Pleurent dans le silence infini de l’amour. »



L’amour ?… rouvre les yeux, mon pauvre enfant, regarde !
Le val est bleu de clair de lune, le jour tarde,
La rivière murmure au loin avec le vent,
Et te voilà plus seul encor qu’auparavant.
La bien-aimée au front pensif n’est pas venue,
Le sein que tu pressais n’est qu’une pierre nue,
La voix qui ravissait tes sens n’est qu’un écho
Du bruit des peupliers tremblants au bord de l’eau.
La longue volupté de cette heure attendrie
Fut le jeu d’un désir expert en tromperie.

Va, ferme la croisée, et quitte ton espoir.
Mesure en t’y penchant ton morne foyer noir :
N’est-ce pas toi cet âtre éteint où deux Chimères
Brillent d’un vain éclat sur les cendres amères ?
Et puisque tout est faux, puisque même ton art
Aux rides de son cœur s’écaille comme un fard,
Cherche contre l’assaut de ta peine insensée
L’asile sûr où l’homme échappe à sa pensée,
Ouvre ton lit désert comme un sépulcre, et dors
Du sommeil des vaincus et du sommeil des morts.