Le Roman classique en Angleterre - Jane Austen
London, 1872-1877. Bentley.
Un étranger qui visitait la cathédrale de Winchester demandait un jour qu’on lui montrât la tombe de miss Austen. « Monsieur, répondit le bedeau en lui désignant du doigt la plaque de marbre noir sous laquelle repose l’auteur de Mansfield Park, pourriez-vous me dire ce que cette dame avait de remarquable ? Tout le monde maintenant veut savoir où elle est enterrée. » Cette question, assez naturelle d’ailleurs dans la bouche de celui qui la faisait, aurait, il y a quelques années, embarrassé plus d’une personne. La justice littéraire, qui ressemble aussi à la divinité boiteuse dont parle le poète, est venue tard pour Jane Austen, et peu de réputations ont été plus lentes que la sienne à mûrir. Bien des gens ignoraient encore le nom de l’aimable écrivain lorsqu’en 1843 Macaulay, grand lecteur de romans, comme on sait, ne craignit pas, dans son essai sur Mme d’Arblay, de déclarer que parmi ceux qui s’étaient approchés de Shakspeare il fallait mettre « l’étonnante créature » à laquelle, sur la fin de sa vie, il devait accorder un hommage plus éclatant encore, en se plaignant de ne pouvoir, faute de matériaux, tracer son portrait. Depuis lors, et bien que personne ne se soit rencontré pour mener à bien une entreprise que rendait redoutable ce regret du maître essayiste, Jane Austen a pas à pas conquis sa place dans l’estime des esprits d’élite, qui finissent presque toujours en définitive par guider l’opinion publique, et cette place est belle. La fille du pasteur de Steventon, inconnue pour ainsi dire pendant les quarante ans qu’elle a passés sur cette terre, n’a rien perdu pour attendre. On lui a longtemps préféré, dans l’art de peindre les mœurs, des rivales heureuses dont la génération présente sait à peine les noms ; mais aujourd’hui c’est de son côté que penche la balance, et, si ses contemporaines autrefois célèbres eurent du talent, on est bien forcé de reconnaître que seule elle eut du génie. C’est là le secret de l’intérêt qui s’attache après plus d’un demi-siècle à sa personne, et celui de la faveur avec laquelle on a récemment accueilli, tout imparfaite qu’elle fût, la biographie composée par son neveu pour une édition complète de ses œuvres. Jane Austen en effet n’avait pas d’histoire, et la légende même était muette sur son compte, grave inconvénient à une époque où la curiosité du détail intime devient de jour en jour plus impertinente. Grâce à M. Austen Leigh, on sait maintenant tout ce qu’on pourra jamais savoir, et c’est fort peu de chose, sur la femme modeste qui a donné à l’Angleterre quelques-unes de ses jouissances littéraires les plus pures. Le biographe inexpérimenté, c’est le titre qu’il se donne, a eu beau recueillir ses propres souvenirs et y ajouter ceux de ses amis, il n’a pas réussi à découvrir le plus petit bout de roman dans la vie d’une romancière qui semble avoir pris autant de soin pour cacher sa personnalité que d’autres mettent d’empressement à découvrir la leur. Peut-être n’y a-t-il là qu’un charme de plus. Au portrait de fantaisie qu’un parent moins soucieux de la vérité aurait pu faire accepter sans peine, les vrais admirateurs de Jane Austen préféreront le simple pastel dont M. Austen Leigh a tâché de faire revivre les traits effacés par le temps.
I.
« Personne n’aurait jamais supposé, en voyant dans son enfance Catherine Morland, qu’elle était née pour devenir une héroïne. Sa position sociale, le caractère de son père, celui de sa mère, son propre tempérament, tout était contre elle. Son père était un respectable pasteur, de fortune indépendante et nullement enclin à enfermer ses filles. Sa mère était une femme de sens qui avait l’humeur gaie, et, chose plus remarquable, une forte constitution. Elle avait eu trois fils avant la naissance de Catherine, et au lieu de mourir en mettant celle-ci au monde, comme chacun aurait pu s’y attendre, elle vécut assez pour avoir encore six enfans et les voir grandir autour d’elle, tout en jouissant elle-même d’une excellente santé. Une famille de dix enfans sera toujours ce qu’on appelle une belle famille, surtout lorsqu’il s’y trouve un nombre correspondant de têtes, de bras et de jambes ; mais c’était là le seul droit que les Morland eussent à ce titre, car en général ils avaient l’air assez commun. » Dans ce début ironique de l’un de ses premiers ouvrages, il n’est pas probable que miss Austen ait voulu faire allusion à sa propre famille, et cependant on ne peut s’empêcher de trouver une certaine ressemblance entre la position de son héroïne imaginaire et sa propre situation. Comme Catherine Morland, elle faisait partie d’une nombreuse famille, et rien n’indiquait en elle la femme destinée à la gloire.
Son père, George Austen, était pasteur de village, dans le Hampshire ; il avait, suivant l’usage de l’époque, deux cures, mais cette pluralité de bénéfices n’était pas pour l’enrichir, car les paroissiens réunis des deux hameaux ne dépassaient pas le chiffre de trois cents, et pour aller de Deane à Steventon les chemins étaient si mauvais qu’on ne pouvait se servir que de charrettes. Ce fut du moins avec un véhicule de ce genre que le recteur (M. Austen portait ce titre), après y avoir mis ses meubles et sa femme, fit son déménagement lorsqu’il alla s’établir définitivement à Steventon. Au reste, dans certaines parties de l’Angleterre, les routes étaient alors tellement négligées qu’il ne fallait rien moins qu’une occasion solennelle, un mariage ou un enterrement, par exemple, pour qu’on s’avisât d’en combler les ornières. S’il était difficile d’arriver à Steventon, à certains égards il était méritoire d’y rester, car la société qu’on y trouvait, composée de propriétaires terriens, petits ou grands, n’offrait, vu l’ignorance et la grossièreté communes à cette époque, que des ressources assez restreintes. Quel ne devait pas être l’embarras d’un lettré, d’un ancien fellow d’Oxford, comme l’était M. Austen, quand son opulent voisin, le squire, venait lui dire : « Vous qui savez toutes ces sortes de choses, renseignez-nous donc. Est-ce Paris qui est en France, ou si c’est la France qui est dans Paris ? Nous nous querellons toujours à ce sujet, ma femme et moi. » Il ne lui restait, tout en accomplissant les devoirs de sa charge, qu’à se renfermer dans le cercle de sa famille et à faire l’éducation de ses enfans, ce qui n’était pas une sinécure, car Jane Austen avait une sœur et cinq frères. Deux de ces derniers, Francis et Charles, se distinguèrent dans une période brillante de l’histoire de la marine anglaise et parvinrent à des grades élevés. Quant aux autres, ils ont fait moins grande figure dans le monde. On sait peu de chose sur l’enfance et la jeunesse de miss Austen, qui s’écoulèrent au presbytère de Steventon avec une monotonie bien faite pour désespérer la patience d’un biographe. Le bonheur domestique ne se raconte pas, et pendant vingt-cinq ans rien ne semble être venu troubler la modeste prospérité des Austen. Située au milieu d’une contrée peu pittoresque, la maison du recteur était d’une simplicité toute rustique : aucunes corniches n’y séparaient les murs des plafonds, et les poutres des planchers étalaient sans façon le blanc de chaux dont elles étaient revêtues. Du jardin partaient deux allées plantées d’arbres où croissaient l’anémone et l’hyacinthe sauvage. Devant le presbytère s’étendait une terrasse, et derrière la maison on avait des prairies avec quelques bouquets de bois pour horizon. Tel fut le berceau du génie de Jane Austen. Quant à l’éducation qu’on lui donna, il est probable qu’elle ne différa pas sensiblement de celle que recevaient alors les jeunes filles et qui paraîtrait aujourd’hui bien insuffisante. De ce que la plupart de ses héroïnes ont pour la harpe et pour la danse une passion exagérée, il ne faudrait pas conclure que miss Austen ait excellé dans les arts d’agrément. Elle savait le français, grâce surtout à une cousine plus âgée qu’elle, qui, élevée à Paris, avait épousé un certain comte, lequel était mort sur l’échafaud pour avoir, disait-on, converti en pâturages des terres labourables avec l’intention de jouer un mauvais tour au gouvernement républicain. La jeune comtesse, une fois veuve, était revenue en Angleterre et avait vécu quelque temps chez son oncle où sa vivacité toute parisienne était fort appréciée. Elle prenait part aux divertissemens de la famille et tenait le premier rôle dans les pièces de théâtre que les fils de M. Austen s’amusaient à représenter, en été dans la grange, en hiver dans la salle à manger. Jane Austen avait alors quinze ans, et l’on peut supposer que, simple spectatrice, elle faisait dans son coin ample provision de souvenirs. Ceux qui ont lu Mansfield Park savent du moins avec quelle vérité elle a dépeint les rivalités d’une troupe d’amateurs et les déboires particuliers à ce genre de plaisir. Ce fut peut-être alors que le goût de la composition littéraire s’éveilla chez elle, bien que l’on ignore à quelle époque elle commença de remplir les cahiers, restés par bonheur inédits, où elle déposait les fruits de sa verve inexpérimentée. Elle n’avait pas encore atteint sa seizième année que ces essais, vers ou prose, formaient déjà un assez gros volume. Le fond en était puéril, mais la forme en était déjà très pure et très simple, ce qui est assez rare pour être noté, car ordinairement ce n’est point par la simplicité du style qu’on débute. Malgré cette précocité peu commune, Jane Austen ne se montra pas empressée de chercher un éditeur. Elle ne paraît avoir songé que beaucoup plus tard à publier ses romans. La gloire n’entrait pas dans ses rêves de jeune fille, et si elle écrivait, c’était sans doute pour obéir à une sorte d’instinct.
Autant qu’on en peut juger par ses lettres et par les souvenirs de ses contemporains, elle était plus portée à l’enjoûment qu’à la mélancolie, et rien ne prouve qu’elle ait eu la moindre ambition. Sa famille suffisait à son affection, et les ridicules de ses voisins à son talent d’observation. On nous la représente, vers sa vingtième année, comme une belle fille aux traits réguliers, pleine d’animation et de grâce. Comment il s’est fait qu’avec ses agrémens, son intelligence et sa raison, elle n’ait rencontré sur sa route aucun de ces jeunes hommes qu’elle aime à décrire et qui mettent, étant riches, tant d’ardeur à épouser des filles qui ne le sont pas, on l’ignore. On voudrait savoir si celle qui a tant de fois fait parler la passion de l’amour aima jamais elle-même ou fut aimée à son tour ; mais il ne paraît pas possible de satisfaire sur ce point une légitime curiosité. Son neveu assure qu’elle ne passa point dans la vie sans avoir été l’objet d’une vive affection, et que toute jeune encore elle repoussa la demande d’un homme qui, possédant toutes les qualités morales et tous les avantages matériels, n’avait pas eu l’art de toucher son cœur. Il ajoute qu’un autre prétendant aurait peut-être été plus heureux si une mort prématurée n’eût interrompu des projets auxquels miss Austen se montrait moins défavorable ; mais il avoue avec une grande franchise que les allusions faites par Cassandra Austen à cet épisode de la jeunesse de sa sœur étaient trop discrètes et trop vagues pour qu’on pût deviner jusqu’où les sentimens de celle-ci s’étaient trouvés engagés. Suivant un autre témoignage qui paraît d’abord tout désintéressé, Jane Austen, il faut le dire, n’aurait été ni aussi difficile à toucher, ni même aussi réservée. Miss Russell Mitford a parlé d’elle à plusieurs reprises dans sa correspondance, et sur la foi de sa mère, qui avait vécu dans le voisinage de Steventon, elle fait de la « vieille fille ou plutôt de la jeune dame » un portrait probablement plus piquant que fidèle. S’il fallait en croire miss Mitford, Jane Austen, après avoir été la plus jolie, la plus sotte et la plus affectée de toutes les jeunes personnes qui chassent aux maris, serait devenue le type « le plus perpendiculaire, le plus précis et le plus taciturne » du bonheur dans le célibat. « Jusqu’à ce que la publication de Pride and Prejudice eût fait voir quel joyau cachait cet inflexible étui, on ne lui accordait pas plus d’attention qu’à un écran ou à un tisonnier. Il n’en est plus de même aujourd’hui ; c’est encore un tisonnier, mais un tisonnier dont chacun a peur. Il faut avouer que l’observation silencieuse d’une pareille observatrice a quelque chose de terrible. »
L’éditeur des lettres de Mary Russell Mitford s’est cru obligé de protester dans une note contre cette métaphore peu charitable. Peut-être la précaution était-elle inutile. Que Jane Austen ait eu ses travers, cela est probable ; le peu qu’on sait d’elle suffit pour affirmer qu’elle ne fut ni frivole, ni ridicule. Le seul trait de cette mordante esquisse qui soit vraisemblable, c’est le silence redoutable qu’on lui prête. Il ne paraît pas en effet qu’elle ait jamais tenu à briller, même dans la petite société de province où s’écoulait son existence. Lorsque son père, au printemps de 1801, eut pris la résolution d’abandonner sa cure à son fils et de se retirer à Bath, ce fut pour elle un cruel chagrin ; cette nouvelle résidence, alors le rendez-vous des gens élégans, ne compensait pas à ses yeux la perte de la rustique demeure où elle avait vécu vingt-cinq années. Trois lettres adressées par elle à sa sœur nous font entrevoir ce qu’on pourrait appeler la période mondaine de sa vie, c’est-à-dire quelques bals, quelques soirées passées tranquillement à boire du thé avec des dames. Cette période fut d’ailleurs très courte. Son père étant mort au commencement de 1805, elle alla habiter Southampton avec sa mère et sa sœur, et après quatre années d’un séjour sur lequel on n’a aucun détail, les trois femmes s’établirent à Chawton, dans un cottage que leur offrait Edward Austen, second fils du recteur de Steventon, que la succession d’un cousin avait enrichi. Ce fut là que miss Austen retoucha et publia les ouvrages qui devaient la rendre célèbre et dont quelques-uns étaient composés depuis un certain temps. Dès 1797 en effet, elle avait chargé son père d’offrir le manuscrit d’Orgueil et Prévention à un éditeur en renom. Celui-ci n’avait fait qu’une seule infraction à une tradition aussi vieille que le monde ; il s’était hâté de décliner l’offre par le retour du courrier. Le sort d’un autre roman avait été plus humiliant encore. L’auteur l’avait vendu pour dix livres sterling à un libraire entreprenant de Bath qui, manquant de courage au dernier moment, avait mieux aimé perdre cette somme que de risquer la publication de Northanger Abbey. Ces deux tentatives malheureuses ne découragèrent pas la jeune fille au point de lui faire brûler ses œuvres dédaignées. Elle écrivait pour son plaisir bien plus que pour l’honneur ou le profit. Elle remit ses pauvres cahiers dans son portefeuille et attendit tranquillement une occasion plus favorable ou des éditeurs moins méfians. Une fois installée, et pour toujours, à Chawton, elle reprit ses habitudes paisibles de composition, interrompues on ne sait pourquoi pendant tout le temps qu’elle avait passé soit à Bath, soit à Southampton, et personne ne fit jamais moins étalage de pareilles occupations. Hors sa famille, nul n’aurait pu soupçonner que la petite maison de Chawton renfermait une femme auteur, tant elle réussissait à cacher, même aux yeux des domestiques, le genre d’étude auquel elle se livrait. Comme elle n’avait point de cabinet de travail à sa disposition, c’était dans la chambre commune qu’elle écrivait, sur un petit pupitre en acajou, couvrant de ses caractères élégans et fermes les étroits morceaux de papier qu’au craquement soigneusement entretenu de la porte d’entrée elle dissimulait rapidement. Ainsi furent composées les œuvres charmantes qui s’appellent Sens et Sensibilité, Orgueil et Prévention, Mansfield Park et Emma. Tous ces romans parurent sans signature, de 1811 à 1816. Ils eurent des lecteurs et même quelques admirateurs, puisque le prince régent fit demander à l’auteur, dont un hasard avait révélé le nom à son médecin, de lui dédier son prochain ouvrage. La critique du temps voulut bien en faire l’éloge en termes mesurés, et il se trouva des gens pour suggérer à la romancière des sujets ingénieux auxquels elle n’aurait jamais songé toute seule. Par exemple, le chapelain anglais du prince Léopold, voulant délicatement flatter son maître, qui allait épouser la princesse Charlotte, proposait à l’auteur d’Emma de célébrer dans un roman historique les hauts faits de l’auguste maison de Cobourg, et lui faisait entrevoir le succès certain d’une semblable entreprise. Et miss Austen de répondre avec une civilité d’où l’ironie n’était pas absente que, tout en comprenant la beauté d’une telle matière, elle se sentait incapable d’écrire un roman historique, à moins que ce ne fût la corde au cou, pour sauver sa vie, et encore serait-elle sûre d’être pendue avant la fin du premier chapitre. Si l’on ajoute à cette proposition burlesque le privilège de visiter en détail la bibliothèque princière de Carlton House, et quelques centaines de livres sterling payées par ses éditeurs, on aura la somme des avantages que, de son vivant, Jane Austen retira de ses œuvres. Quant à la popularité qui s’attache aux écrivains aimés de la foule, elle ne devait pas la connaître. Elle continua de vivre ignorée, heureuse dans sa retraite jusqu’au jour où, à la suite de soucis de famille, elle fut prise d’une fièvre bilieuse qui mina sa constitution. Dès lors elle ne fit plus que languir et s’éteignit tranquillement dans l’été de 1817.
II.
Les romans de miss Austen ressemblent à son existence : ils sont sans prétention et sans éclat. Ce sont des tableaux de la vie bourgeoise à la campagne, et pour bien les comprendre il est nécessaire de les replacer d’abord dans le jour qui leur convient. L’auteur travaillait, suivant son expression, sur deux pouces d’ivoire et avec une brosse si fine qu’il lui fallait beaucoup de labeur pour produire peu d’effet. L’effet n’est pas, à vrai dire, aussi mesquin que sa modestie le supposait, mais on doit reconnaître que la comparaison ne manque pas de justesse. Il y a dans ces peintures d’une touche si délicate bien des traits dont on ne saisit pas la valeur à première vue et qui réclament une attention plus soutenue. Les personnages, sans toutefois qu’il soit nécessaire d’employer un verre grossissant pour les distinguer, n’ont pas les proportions souvent exagérées auxquelles nous a trop habitués le roman contemporain. Ils sont très vivans, mais c’est dans un cercle restreint qu’ils se meuvent, et, tout en appartenant à l’humanité par leurs caractères généraux, ils ont une marque distinctive qui trahit leur origine et leur assigne une date. On sent qu’ils sont d’un autre âge ; on pourrait presque dire qu’à ce point de vue ils ont une valeur historique et qu’ils représentent une époque disparue avec une fidélité qu’attestent de rares survivans.
Trois quarts de siècle signalés par les progrès extraordinaires du luxe, de l’industrie et du goût ont apporté de tels changemens dans les idées, dans les mœurs, dans les habitudes, qu’on ne laisse pas d’être un peu dépaysé quand on se trouve en présence des messieurs et des dames qui habitent Northanger Abbey ou Mansfield Park. Aussi ceux qui veulent avoir une image de ce qu’était la société anglaise moyenne entre 1800 et 1815 ne peuvent-ils mieux s’adresser qu’à miss Austen. La vie de cette classe particulière que nos voisins appellent gentry paraît avoir été alors plus simple et plus originale qu’aujourd’hui. Les raffinemens de l’élégance et du confort n’avaient pas encore pénétré dans les campagnes. Jusque dans les plus petits détails, les manières gardaient quelque chose de rustique dont on rougirait maintenant. On ne voyait sur les tables des salles à manger ni fleurs, ni fruits, ni décorations, mais des mets substantiels dont on se transmettait le secret de génération en génération et qui faisaient la gloire des ménagères. On fabriquait soi-même son vin ; soi-même on brassait sa bière. Non-seulement on ignorait le superflu, mais le nécessaire même faisait quelquefois défaut. Ainsi dans certaines maisons l’usage des fourchettes d’argent n’était pas en honneur. Le fameux beau Brummel, un jour qu’on lui demandait des nouvelles de ses parens, répondait que le digne couple devait avoir fini par se couper la gorge à force de manger des petits pois avec le couteau. L’ameublement était en général d’une simplicité qui de nos jours paraîtrait du dénûment. Point de tapis dans les chambres à coucher ni dans les corridors ; dans toute l’habitation, il n’y avait souvent qu’un sofa et de formes trop anguleuses pour tenter l’indolence. Il est vrai qu’on ne tolérait les positions inclinées que chez les vieillards ou chez les invalides. Ne disait-on pas d’un certain gentilhomme, modèle de son temps, qu’il aurait fait le tour de l’Europe sans toucher du dos le fond de sa calèche de voyage ? Quant à ces mille objets qui maintenant encombrent le salon le moins élégant, on les aurait vainement cherchés. On ne trouvait d’épinette ou de piano que dans les familles qui se distinguaient par des goûts d’artiste. Un petit pupitre, une boîte à ouvrage, un étui pour le filet, étaient les seuls ornemens de la table commune. À l’égard des divertissemens, les cartes, la danse et la chasse en faisaient tous les frais. Le menuet, au moment de disparaître, jetait un dernier éclat, et les rondes étaient encore en honneur dans la province. Dans ces plaisirs, on mettait presque autant de dignité sérieuse que dans les occupations et les devoirs importans de la vie. C’était une affaire d’état, au bal, que de placer les couples de danseurs suivant leur préséance sociale, et toute plaisanterie n’était pas bien venue dans une partie d’hombre ou de whist. Les conversations, même les plus frivoles, avaient une allure solennelle. Elles formaient, avec les promenades, le principal passe-temps de la jeunesse, et, de tous les dons naturels ou acquis, l’art de soutenir un entretien était le plus en faveur. On est aujourd’hui assez disposé à fuir les grands causeurs, les gens qui ne parlent que par tirades : on les aimait alors et l’on tâchait de leur ressembler. Si l’on parlait beaucoup, on n’écrivait guère moins, et ces lettres interminables, qui n’existent plus que dans la fiction, avaient encore une incontestable réalité.
Toutes ces habitudes, toutes ces mœurs, tous ces goûts d’une autre époque viennent fidèlement se refléter dans l’œuvre de miss Austen sans en faire pourtant l’unique intérêt. En effet, sous des costumes surannés qui nous semblent bizarres l’auteur a fait palpiter des cœurs humains avec leurs passions. Les Thorpe, les Crawford, les Bertram, ont le col emprisonné dans de hautes cravates et les pieds chaussés de bottes à la Wellington, mais par leurs vertus et leurs vices ils se rattachent à la même race que les héros des romanciers modernes. Les Fanny Price, les Emma Woodhouse, les Harriet Smith ont la taille de leurs robes sous les bras et jouent de la harpe ou de la guitare ; mais dans leurs qualités et dans leurs défauts quelle fille d’Albion ne pourrait se reconnaître encore ? Avarice ou prodigalité, amour pur ou passion intéressée, égoïsme ou dévoûment, vanité aristocratique ou vulgarité bourgeoise, il n’y a rien là qui soit passé de mode. Le cadre a vieilli peut-être, mais qui pourrait s’en plaindre ? Lorsque, fatigué du tapage que font avec leurs aventures et leurs sentimens les personnages en vogue de maint roman contemporain, on veut se reposer un peu, on n’a qu’à ouvrir au hasard un des six volumes que nous a laissés la fille du recteur de Steventon. Ici tout respire le calme et la simplicité. L’écrivain ne s’est pas mis l’esprit à la torture pour inventer des situations merveilleuses. Il s’est contenté de ces menus événemens sans importance dont se compose la vie du plus grand nombre des hommes. Dans tous ses ouvrages, on ne trouverait pas un seul incident extraordinaire. Des parties de plaisir, des soirées, des visites, de longues causeries, des méprises, des brouilles et des raccommodemens, voilà les seuls ressorts que l’auteur se permette. Les péripéties, il faut l’avouer, ne sont ni nombreuses, ni variées. C’est tantôt un de ces voyages qui faisaient époque dans l’existence d’un homme, tantôt un rhume violent accompagné de fièvre et qui cause de vives inquiétudes. Quelquefois c’est un évanouissement dont on n’est tiré qu’à grand renfort de corne de cerf, ou bien une chute grave qui met longtemps en péril les jours de l’héroïne. En général, comme dans la vie aussi, tout finit par s’arranger tant bien que mal, même pour les couples aventureux qui ont eu recours au ministère du joyeux forgeron de Gretna-Green.
À la simplicité toute patriarcale de l’intrigue correspond l’apparente banalité des personnages. C’est ici qu’éclate l’art de l’écrivain, qui, au moyen de nuances si délicates qu’elles défient l’analyse, arrive à donner une physionomie distincte à chacun des êtres que son imagination a créés ; et cet art est d’autant plus puissant que les personnages choisis par miss Austen pour représenter une société spéciale n’offrent aucun de ces contrastes de rang ou de position dont le romancier peut tirer un si grand parti. De propos délibéré l’auteur s’est imposé la loi de ne point sortir d’un certain milieu, celui de la petite aristocratie de province. Des propriétaires vivant sur leurs biens, des pasteurs de village, de vieilles filles pauvres, des jeunes filles riches, des fils aînés de famille, qui n’ont qu’à laisser couler le temps pour arriver à la fortune, et des cadets qui en sont réduits à l’église ou à la marine, voilà le monde où se déploie son observation. Pour le faire vivre, il ne faudra rien moins que l’étude approfondie des caractères. « Il y a, dit à ce propos Macaulay, une remarquable analogie entre les visages et les esprits des hommes. On ne trouverait pas deux visages semblables, et néanmoins il y en a très peu qui diffèrent sensiblement du type commun. De même aussi la variété des caractères passe toute énumération, mais il est très rare qu’ils s’écartent assez du type commun pour devenir frappans et grotesques. » La limite qui sépare ce que l’on rencontre tous les jours de ce qu’on n’aperçoit que rarement, miss Austen s’est interdit de la franchir. Elle se plaît dans le terre à terre, et des critiques superficiels lui ont reproché quelquefois la monotonie de ses peintures. Et pourtant dans cette longue galerie de portraits il n’y en a pas deux qui se ressemblent assez pour qu’on puisse être tenté de les confondre. Ce sont des figures familières et qu’on reconnaît bien vite au passage, mais dont chacune se distingue par des caractères qui lui sont propres. Le procédé si connu qui consiste à rassembler sur un seul personnage des traits empruntés de toutes parts pour en faire un type idéal, soit dans le bien, soit dans le mal, soit dans le ridicule, l’auteur ne l’emploie jamais. Il y a dans ses romans des hypocrites, des débauchés, des égoïstes, des orgueilleux et des niais ; on n’y rencontre pas ces êtres de raison consommés dans le vice et chargés de le personnifier, à peu près comme le bouc émissaire représentait les péchés d’Israël. On y trouve de même un grand nombre de braves gens, mais ils n’ont pas la perfection conventionnelle des Clarisse Harlowe et des Grandisson, et ce qu’ils perdent en relief, ils le regagnent en vraisemblance. Si l’on s’intéresse à eux, ce n’est pas parce qu’ils frappent d’admiration, d’horreur ou de pitié, c’est tout simplement parce qu’en les voyant on salue des semblables. Non qu’on puisse toujours être très flatté de regarder dans le miroir que tend la romancière ; seulement on se console en y apercevant aussi les autres. Personne n’aimerait à avouer par exemple qu’au moment de faire une générosité la réflexion est venue arrêter le premier mouvement qui était le bon, et cependant qui ne sentirait combien naturelle est la conduite de M. Dashwood dans les premiers chapitres de Sense and Sensibility ! Héritier de toute la fortune de son père, il s’est promis d’abord de donner à ses sœurs trois mille livres sterling pour les doter. Sa femme lui fait remarquer que c’est beaucoup d’argent : mieux vaudrait constituer une rente à la veuve et à ses filles. Encore est-ce une chose bien désagréable qu’une rente à payer, et qui revient tous les ans. D’ailleurs ses sœurs ne sont pas pauvres, tant s’en faut. « Voyez donc, mon cher monsieur Dashwood, quelle confortable existence votre belle-mère et ses filles mèneront. Elles auront entre elles cinq cents livres à dépenser par an, et que faut-il de plus au monde à quatre femmes ? Elles vivront à si bon compte ! Presque point de dépenses de maison. Elles n’auront ni chevaux, ni voitures, à peine des domestiques. Ne recevant personne, elles n’auront aucune espèce de frais à faire. Cinq cents livres ! Vraiment, je ne peux pas m’imaginer comment elles s’y prendront pour en dépenser seulement la moitié. Quant à leur donner davantage, ce serait une absurdité d’y penser. Ce serait plutôt à elles à vous donner quelque chose. » M. Dashwood réduira d’abord la rente à un petit cadeau fait à l’occasion ; puis, tout bien pesé, il se contentera d’offrir à ses sœurs… sa voiture et ses chevaux pour les aider à quitter la maison paternelle. M. Dashwood est-il un avare ? Nullement ; c’est un homme du monde qui accomplit tous les devoirs extérieurs que le monde réclame, et qui, comme la plupart des gens, n’est généreux que quand il est absolument forcé de l’être. Il n’épargnera jamais à ses sœurs les marques de considération les plus sincères, surtout si elles font de bons mariages, et se montrera parfait pour elles jusqu’à la bourse exclusivement. M. Bennett, dans Pride and Prejudice, n’est pas non plus un méchant homme. Il a eu le tort d’épouser une sotte et le tort peut-être plus grand encore de laisser voir qu’il le sait. La grande affaire de la vie, pour Mme Bennett, c’est de recevoir et de rendre le plus de visites possible et de chercher partout des gendres, tandis que le maître de la maison, loin du bruit, au milieu de ses livres, laisse s’agiter dans le vide une famille qu’il n’a pas voulu se donner la peine de gouverner. Quelque jeune homme opulent ou supposé tel vient-il s’établir dans le voisinage, aussitôt Mme Bennett dresse ses batteries et tente d’intéresser au succès de la campagne son mari, qui le plus souvent n’oppose à ses plans que le scepticisme et l’ironie du dédain.
« — Mon cher monsieur Bennett, avez-vous appris qu’on a fini par louer Netherfield Park ? — M. Bennett répondit qu’il n’en savait rien. — Mais il n’y a pas à en douter, reprit Mme Bennett, car Mme Long vient de venir et m’a tout raconté. — M. Bennett ne fit point de réponse. — N’aimeriez-vous pas à savoir qui est le locataire ? lui cria sa femme avec impatience. — C’est vous qui aimeriez à me le dire, et je n’ai aucune objection à l’apprendre. — Cette invitation fut considérée comme suffisante par Mme Bennett. — Eh bien, mon cher, sachez donc que, d’après Mme Long, Netherfield est loué à un jeune homme très riche du nord de l’Angleterre. Il est arrivé lundi dans une voiture à quatre chevaux pour voir la maison et il en a été si enchanté qu’il s’est aussitôt entendu avec le propriétaire. Il y entrera avant la Saint-Michel et quelques-uns de ses domestiques arriveront la semaine prochaine. — Comment s’appelle-t-il ? — Bingley. — Est-il marié ou célibataire ? — Oh ! mon cher, célibataire naturellement. C’est un garçon à la tête d’une grande fortune, quatre ou cinq mille livres par an. Quelle belle chose pour nos filles !
— Comment cela ? qu’est-ce que cela peut leur faire ?
— Mon cher monsieur Bennett, que vous êtes ennuyeux ! Vous savez bien à quoi je pense. Il en épousera une.
— Est-ce son dessein en venant s’établir ici ?
— Son dessein ? Quelle absurdité, et comment pouvez-vous parler de la sorte ? Seulement il est très vraisemblable qu’il tombera amoureux de l’une d’entre elles, et c’est justement pour cela qu’il faut que vous lui fassiez une visite aussitôt qu’il sera arrivé.
— Je n’en vois pas la nécessité. Vous pouvez y aller, vous et vos filles ; vous pouvez même les y envoyer toutes seules, ce qui vaudrait peut-être encore mieux, car comme vous êtes aussi jolie qu’aucune d’elles, le choix de M. Bingley pourrait tomber sur vous.
— Mon cher, vous me flattez. Certainement, j’ai eu ma part de beauté ; mais je ne prétends pas maintenant offrir aux regards rien d’extraordinaire. Quand une femme a cinq grandes filles, elle ne doit plus penser à ses propres agrémens. Mais il faut que vous vous présentiez chez M. Bingley, car nous ne pouvons le faire sans vous.
— Vraiment, vous y mettez trop de façons. J’ose dire que M. Bingley sera très heureux de vous voir. Je vous donnerai pour lui un billet dans lequel je l’assurerai du fond du cœur qu’il est libre d’épouser celle qu’il veut de mes filles.
— Vous vous plaisez à me tourmenter. Vous n’avez pas la moindre pitié de mes pauvres nerfs.
— Vous me faites tort, ma chère amie. J’ai un grand respect pour vos nerfs. Ce sont de vieux amis. Voilà vingt-cinq ans au moins que je vous entends en parler avec égards.
— Ah ! vous ne savez pas ce que je souffre.
— Vous vous en tirerez, je l’espère, et vivrez assez pour voir encore arriver dans le voisinage beaucoup de jeunes célibataires avec quatre mille livres de revenu. »
Si M. Bennett est franc avec sa femme, on peut croire qu’il ne l’est pas moins avec les demoiselles Bennett et en général avec tous les sots au milieu desquels il est condamné à passer sa vie. À cet égard, on doit dire que la romancière a fait bonne mesure. M. Bennett, en effet, a encore le privilège d’avoir pour cousin et pour héritier un jeune ecclésiastique qui est bien le niais le plus content de soi que l’on puisse rêver. Il faut lire dans l’original la lettre inimitable où M. Collins annonce son arrivée à la famille Bennett et les allusions délicates qu’il fait à sa situation particulière. Il faut le voir dresser intérieurement l’inventaire du domaine que la loi des successions lui réserve un jour. Il faut l’entendre, solennel et bienveillant, faire sa déclaration à la seule des filles de M. Bennett qui ait trouvé grâce devant les yeux de son père. Il lui expose en premier lieu, car Lizzy tout d’abord a voulu s’enfuir pour éviter l’entretien, combien ces sentimens de virginale modestie ajoutent de charme à sa personne, puis, par une transition délicate, il lui énumère les raisons qui le portent à se marier : « Mon premier motif, c’est que je crois qu’il est bon pour un clergyman de donner l’exemple du mariage à sa paroisse ; mon second motif, c’est que mon bonheur en sera grandement augmenté ; mon troisième motif, et peut-être aurais-je dû le mentionner plus tôt, c’est que tel est l’avis de la très noble dame que j’ai l’honneur de nommer la patronne de ma cure. Deux fois elle a daigné, sans que je le lui demandasse, me donner son opinion sur ce sujet. Samedi soir même, la veille de mon départ, elle me disait encore, entre deux parties de quadrille : « Monsieur Collins, il faut vous marier. Un clergyman comme vous doit se marier. Choisissez bien, dans mon intérêt autant que dans le vôtre, prenez une fille de bonne maison, amenez-la ici, et je lui ferai visite. » En voilà assez sur ce qui concerne mes raisons générales en faveur du mariage. Il ne me reste qu’à vous assurer, dans le langage le plus passionné, de la violence de mon affection. Je suis parfaitement indifférent à la fortune. Je n’adresserai aucune demande pécuniaire à votre père, car je sais bien qu’il ne pourrait pas y satisfaire, et que vous avez seulement droit à 1,000 livres en 4 pour 100 qui ne vous appartiendront qu’au décès de votre mère. Sur ce point, je garderai donc invariablement le silence, et vous pouvez être sûre qu’aucun reproche peu généreux ne sortira de mes lèvres une fois que nous serons mariés. »
M. Collins n’est pas le seul clergyman que miss Austen ait décrit. Il a son pendant ailleurs dans la personne de M. Elton, qui est jeune comme lui, et comme lui voudrait bien se marier. Le docteur Grant, Edmond Bertram et Henry Tilney viennent compléter le groupe. Tous ils appartiennent à une espèce alors fort commune, celle des pasteurs mondains. L’église est pour eux une profession honorable et lucrative qui, ne réclamant pas de grands sacrifices, permet toutes les distractions de la société. Aussi ne faut-il pas être surpris si c’est dans un bal qu’on fait connaissance avec l’aimable M. Tilney ou si le docteur Grant est de mauvaise humeur quand la dinde n’est pas cuite à point. Le salut des âmes ne passe pour eux qu’après les plaisirs du monde, et s’ils sont ministres de l’Évangile, ce n’est qu’à leurs momens perdus ou quand ils revêtent la robe pour prêcher leurs sermons du dimanche. Au reste ils ne déparent point la société frivole que l’auteur aime à faire passer sous nos yeux et dont Mansfield Park offre le tableau le plus complet.
III.
Mansfield Park, publié en 1814, peut être considéré comme le chef-d’œuvre de miss Austen. Elle y a mis le meilleur de son talent, et l’ouvrage n’est pas loin de cette heureuse perfection où l’écrivain le mieux doué n’atteint pas toujours. Les proportions en sont bien tracées, et l’intrigue ne compte pas moins d’une vingtaine de personnages ayant tous une physionomie originale, depuis ceux auxquels l’auteur a confié des rôles importans jusqu’à ceux qui ne font en quelque sorte qu’apparaître sur la scène. De là une variété plus grande et des contrastes plus piquans. Les incidens ne sont pas, il est vrai, plus nombreux que dans les autres ouvrages de la romancière ; ils suffisent cependant au développement naturel des caractères. Il n’y faut pas chercher des situations tragiques, de grands désespoirs ni de violentes émotions : ce n’est pas la manière de l’auteur. Le doigt ne tourne pas les pages du volume avec une fiévreuse impatience, et la curiosité du dénoûment ne fait pas « sauter vingt feuillets » pour trouver la fin de l’histoire. La demeure du baronnet Thomas Bertram dans le comté de Northampton ne connaît pas les agitations vulgaires. L’ordre y règne, et pour le troubler il ne faudrait rien moins qu’une catastrophe. Encore ne s’en apercevrait-on pas à la surface. Sir Thomas Bertram est l’homme froid, poli, peu intelligent, mais vertueux, qui semble avoir été l’idéal du gentleman anglais au commencement de ce siècle et le sujet des sarcasmes de Byron. Il a épousé pour sa beauté une femme qui, lui ayant donné deux fils et deux filles, s’est cru des droits acquis à une indolence absolue pour le restant de ses jours. Lady Bertram passe les trois quarts de sa vie sur son sofa entre sa broderie et son petit chien, véritable image de la mollesse somnolente et satisfaite. Elle a deux sœurs qui ont été moins heureuses qu’elle dans la grande loterie du mariage. L’une, miss Price, a choisi par amour et pour désobliger sa famille un lieutenant de marine sans fortune ni éducation, et si elle n’a pas le nécessaire en fait de bien-être et d’argent, elle a le superflu sous la forme de nombreux enfans. L’autre, Mme Norris, en vertu de cette maxime qu’il y a dans le monde beaucoup plus de jolies femmes que d’hommes riches pour les mener à l’autel, a dû se rabattre, après une assez longue attente, sur un ecclésiastique. La générosité du baronnet a fait le reste. Il a donné au mari de sa belle-sœur une bonne cure dont le presbytère est situé tout près de son château, et Mme Norris, qui n’a pas d’enfans, profite de ce voisinage pour vivre à Mansfield Park.
Parmi tous les caractères qu’elle a tracés, il n’en est pas qui fasse plus d’honneur à la plume de miss Austen que celui de Mme Norris. Certes, il n’est pas difficile d’être égoïste ; mais donner à son égoïsme tous les dehors du dévoûment et du sacrifice, ne penser jamais qu’à soi tout en ayant l’air de songer sans cesse aux autres, c’est là un degré de perfection auquel on ne parvient pas sans peine. Mme Norris pourtant paraît y être arrivée tout naturellement. Grâce à l’apathie de sa sœur, à la bienveillance un peu bornée de son beau-frère et à ses adroites flatteries, elle s’est fait de Mansfield Park une terre de Canaan découlant de lait et de miel. Elle y règne, sous le prétexte d’y rendre service ; et, sans prendre part à la peine, en toutes circonstances elle est la première à recueillir les honneurs. S’agit-il de faire parvenir à la sœur pauvre quelques présens utiles, lady Bertram envoie l’argent ou le linge, Mme Norris écrit la lettre. C’est elle aussi qui la première a l’idée de soulager cette pauvre Mme Price en lui prenant une de ses trop nombreuses filles. Quoi de plus naturel, elle n’a point d’enfant. Sir Thomas fait bien quelques objections pleines de prudence ; elle ne veut rien entendre : « Je vous comprends, lui dit-elle, vous êtes la générosité, la sagesse même, et je suis sûre que nous serons tous du même avis sur ce point. Ce que je peux faire, vous le savez, je suis toujours assez disposée à le faire pour le bien de ceux que j’aime, et, quoiqu’il me soit impossible d’éprouver pour cette petite fille la centième partie de l’affection que je porte à vos chers enfans, je serais la première à me haïr si j’étais capable de la négliger. N’est-ce pas l’enfant d’une sœur, et tant que j’aurai un morceau de pain à lui donner, pourrais-je supporter de la voir dans le besoin ? Mon cher sir Thomas, avec tous mes défauts, j’ai le cœur chaud, et, pauvre comme je le suis, j’aimerais mieux me refuser les nécessités de la vie que d’agir sans générosité. Ainsi donc, si vous ne vous y opposez pas, j’écrirai demain à ma sœur pour lui faire ma proposition. Quand tout aura été arrangé, je ferai venir la petite à Mansfield ; vous n’aurez à vous occuper de rien. Pour ma peine, vous savez que je n’y regarde jamais. » Fanny Price arrive donc à Mansfield Park, et Mme Norris est la première à la recevoir. Cinq années se passent. M. Norris est mort, et Fanny Price est toujours sous le toit de sir Thomas. Il semblerait naturel que Mme Norris, restée veuve et seule, se chargeât enfin de la jeune fille. On le lui fait délicatement entendre. « Je croyais, lui dit sa sœur, que vous en étiez convenue avec mon mari. — Moi ! jamais. Je ne lui en ai pas dit un mot, il ne m’en a jamais parlé. Fanny vivre avec moi ? c’est la dernière chose à quoi je penserais au monde. Bonté du ciel ! qu’est-ce que je pourrais bien faire de Fanny ? Moi, une pauvre veuve désespérée, qui ne suis plus bonne à rien, que deviendrais-je avec une fille de quinze ans ? Quand je le souhaiterais pour moi-même, je ne voudrais pas faire ce tort à la pauvre enfant. Elle est en bonnes mains. » Sir Thomas est un peu surpris de voir Mme Norris refuser de faire la moindre chose pour celle qu’elle a adoptée ; mais, à tout prendre, la présence de Fanny Price n’est pas un embarras dans sa maison. Très farouche, très gauche, très ignorante quand elle est débarquée à Mansfield Park, la jeune fille s’est transformée, grâce à l’affection du cadet de la famille, Edmund Bertram. Ses cousines la méprisent, son oncle l’intimide par sa froideur, lady Bertram n’a pas la force de s’occuper d’elle, Mme Norris, sous prétexte qu’elle n’est pas destinée à l’aisance, ne lui épargne ni les duretés ni les privations : l’aimable cendrillon n’en est pas moins devenue peu à peu nécessaire à tout le monde. Il faut qu’elle écoute les doléances de lady Bertram sur son excellente santé, qu’elle fasse les commissions de Mme Norris, qu’elle serve de repoussoir à l’élégance de ses cousines et qu’elle reçoive les confidences amoureuses d’Edmund Bertram. Ce dernier rôle est le plus pénible de tous, car, il faut l’avouer, Fanny n’est pas parfaite : contre tous les droits de l’hospitalité, elle aime en secret son cousin, et son cousin aime une jeune coquette que le cœur et les principes n’ont jamais beaucoup gênée. Il faudra bien des désappointemens, quelques malheurs même, pour que les choses apparaissent sous leur vrai jour aux différens membres de la famille. Lorsque le fils aîné aura pour jamais compromis sa santé dans les excès, lorsque les filles, adulées par leur tante, ignorées par leur mère, se seront enfuies l’une avant, l’autre après le mariage, lorsque miss Crawford aura bien montré à Edmund Bertram qu’elle n’épousera pas un cadet qui se destine à l’église, lorsque Mme Norris aura couronné tous ses dévoûmens en quittant Mansfield Park au moment de l’infortune, il ne restera, pour consoler sir Thomas et pour épouser son fils, que Fanny Price.
L’analyse la plus subtile ne réussirait pas à donner une idée exacte de l’art avec lequel miss Austen a développé les caractères si vrais de ces divers personnages. Jamais elle ne se trahit derrière eux ; elle les laisse agir et parler sans se mêler à leurs actes ou à leur conversation, abandonnant au lecteur intelligent le plaisir de les comprendre et le soin de les juger. Elle ne leur met point d’écriteau sur le front ; c’est à leur allure qu’on les reconnaît. On n’a pas besoin d’être prévenu d’avance que M. Rushworth, le fiancé de miss Bertram, n’est qu’un grand garçon fort bête : il s’annonce lui-même toutes les fois qu’il ouvre la bouche. Mme Grant, la bonne ménagère, peut aussi se passer d’introduction, ainsi que M. Yates, ce jeune homme qui se croit des dispositions à l’art dramatique et qui parcourt les châteaux pour y monter des représentations de société. On peut en dire autant de M. Crawford, l’homme du monde gâté par le succès, qui met tant de gravité dans les choses frivoles, et tant de frivolité dans les choses graves, de Thomas Bertram, l’héritier du domaine, qui parle en maître lorsque son père est absent, et qui doit la plupart de ses vices au privilège du droit d’aînesse. Où miss Austen avait-elle donc vu tous les originaux des portraits qu’elle a peints, vivant comme elle le faisait au village et dans la retraite ? Dans le nombre sans doute il en est qu’elle avait pu rencontrer autour d’elle, mais elle en a deviné davantage encore avec cette intuition mystérieuse qui n’appartient qu’au génie créateur. En effet, ce ne sont pas seulement les sentimens du cœur féminin qu’elle s’entend à démêler ; au rebours de la plupart des romancières, elle est tout aussi à son aise quand il s’agit de représenter des hommes. De même les scènes où elle excelle ne sont pas uniquement celles qu’elle avait chaque jour sous les yeux. Mansfield Park en montre un exemple dans l’épisode qui nous fait faire connaissance avec les parens de Fanny Price. Cette fois ce n’est plus un de ces intérieurs aimables, chers à l’auteur, où la vie s’écoule sans choc, dans le calme du bien-être. Elles ne sortent pas facilement de la mémoire les pages vivantes de réalité où l’on pénètre à la suite de l’héroïne dans cette petite maison de Pertsmouth que remplit de ses bruyans ébats une horde d’enfans indisciplinés dans lesquels la jeune fille a plus de honte que de joie à reconnaître des frères et des sœurs. Des cris, des disputes sans fin, les plaintes interminables de la mère sur la difficulté d’avoir des domestiques fidèles, les propos des servantes, les rires des marmots déguenillés, et par-dessus tout la voix du père enrouée par l’usage du grog et des jurons, quel contraste ! « Que le diable emporte les polissons ! comme ils beuglent ! C’est encore Samuel qui crie le plus fort. Ce garçon-là ferait un excellent bosseman. Holà, vous autres, si votre damné sifflet ne s’arrête pas, je vais vous tomber dessus. » Ainsi parle le marin retraité. Tout ce qu’il a trouvé à dire à sa fille, après neuf ans d’absence, c’est qu’elle est bien grandie et qu’il lui faudra sans doute un mari. En revanche il ne tarit pas sur la beauté de la corvette à bord de laquelle son fils est officier. « Avez-vous appris la nouvelle ? La Grive est sortie de rade ce matin. Pardieu, vous arrivez à temps. Le capitaine Walsh croit que vous irez croiser dans l’est avec l’Éléphant. Pardieu, je le voudrais pour vous. Le vieux Schaley disait tout à l’heure que vous pourriez bien être envoyé d’abord au Texel. Mais pardieu vous avez perdu un beau spectacle ce matin. Je n’aurais pas voulu pour mille livres manquer cette occasion-là. Si jamais beauté parfaite a flotté sur l’eau, c’est bien elle. J’ai passé deux heures à la regarder cette après-midi. » Mme Price parle moins haut ; mais, si sa voix est douce et traînante, ses sujets de conversation ne sont pas beaucoup plus variés. La pauvre femme, courbée par l’habitude de la gêne, a pris son parti de tout le reste et ne nourrit plus que deux ambitions en ce monde : trouver du temps dans la semaine pour raccommoder le tapis en loques de son salon et se promener sur les remparts le dimanche. Quant à l’espoir de tenir ses enfans propres ou de garder ses servantes plus de trois mois, elle y a depuis longtemps renoncé. L’auteur, avec la sobriété qui est un des traits de son talent, n’a consacré qu’un petit nombre de chapitres à la peinture de ce ménage troublé par le désordre et par le vice : ils suffisent pour compléter le roman et pour mieux marquer la leçon de morale qui s’en dégage. Car il faut bien le dire, c’est à la grande école des romanciers moralistes que miss Austen se rattache ; c’est par là qu’elle a su plaire à tant d’esprits sérieux qui demandent au roman quelque chose de plus que des tableaux fidèles de mœurs. Chez elle, l’analyse psychologique n’est qu’un moyen. Si elle se donne le plaisir de disséquer ses personnages, ce n’est pas seulement pour satisfaire à une curiosité savante, mais encore pour qu’ils servent d’enseignement aux autres. Ainsi procédait Fielding malgré l’insuffisance de sa morale, malgré la grossièreté des exemples qu’il présentait aux yeux de son lecteur. La ressemblance ne s’arrête pas là. Comme à l’auteur de Tom Jones, on a reproché à miss Austen la vulgarité des caractères au milieu desquels elle semble se complaire. On a dit que le nombre des sots est déjà bien assez grand dans le monde réel sans qu’il soit encore besoin d’en peupler celui de la fiction, et qu’on ne pouvait s’intéresser dans un livre à des êtres ennuyeux qu’on éviterait dans la vie. Cette critique serait fondée, si on ne tenait compte de l’art qui relève la trivialité même en lui donnant je ne sais quoi d’agréable et de littéraire. Il y a là une question de mesure et de goût, et si miss Austen n’a pas toujours su se tenir sur la limite, c’est par excès de vérité qu’elle a failli.
Le roman, plus que tout autre genre de littérature, subit les influences de la mode. Ce qui touchait jusqu’aux larmes il y a quarante ans peut faire éclater de rire aujourd’hui, et il est probable que la génération qui suivra la nôtre, aux endroits où nous nous sentons émus, à son tour sourira. L’horrible même n’est pas à l’abri de ces vicissitudes du goût. Les Mystères d’Udolphe depuis longtemps ne font plus frissonner personne, et les Histoires extraordinaires d’Edgar Poë pourraient bien sembler très fades aux lecteurs du XXe siècle. Les romans de miss Austen sont au-dessus de semblables fluctuations, non que tout y soit également admirable, mais parce qu’ils présentent dans leur ensemble quelques-uns de ces caractères qui assurent la durée aux œuvres classiques. À côté des richesses souvent trop éclatantes de l’imagination contemporaine, le talent de l’auteur de Mansfield Park paraît quelquefois un peu terne. On y voudrait plus de grâce, plus d’imprévu, quelque chose d’un peu plus féminin et d’un peu moins impersonnel. Il révèle néanmoins une femme supérieure dont on peut dire, en empruntant à Balzac le mot qu’il s’appliquait à lui-même, qu’elle a porté toute une société dans sa tête.