Lettres (Musset)/05
V
À M. MAXIME JAUBERT.
- Monsieur,
J’ai essayé ce matin de changer quelque chose à la strophe que vous m’avez donnée et dont vous n’êtes pas content. Après l’avoir retournée de toutes les façons, je trouve que je n’y saurais rien faire de mieux, et qu’il faudrait simplement la conserver. Cependant je vous soumets ce que j’ai pu faire et dont, à votre tour, vous ferez ce que vous voudrez.
S’il est nécessaire, pour le sens général, de conserver le premier vers, comme liaison avec la strophe précédente, on pourrait mettre :
Que l’égoïste seul au chagrin soit en proie,
Quand le sage au banquet s’abandonne à la joie,
Que sur le flot qui passe il répande son pain ;
Il le retrouvera dans un jour de misère.
Le malheur porte un voile, et nul homme sur terre
N’est sûr du lendemain.
Cette strophe serait peut-être une imitation plus exacte du passage de l’Ecclésiaste. L’expression qu’il répande son pain est celle du texte français. Il ne faut pourtant pas trop s’y fier ; car au verset suivant, qui fournit l’idée des deux derniers vers, il y a, dans Lemaistre de Sacy, un contre-sens positif. Le texte dit quia ignoras quid futurum sit mali super terram ; et le français dit « parce que vous ignorez le mal qui doit venir sur la terre. » — C’est tout autre chose ; il aurait fallu, je crois : « quel mal peut venir. »
Si une autre paraphrase de ces deux versets pouvait entrer dans le morceau sans le premier vers, on pourrait mettre encore :
Nul ne sait de quels maux son destin le menace.
Jette un morceau de pain dans le fleuve qui passe ;
Les flots qui sont à Dieu ne l’engloutiront pas.
Laisse-les l’emporter sur la rive étrangère,
Et, dans longtemps peut-être, en un jour de misère,
Tu l’y retrouveras.
Si vous ne voulez prendre que le sens philosophique du passage de l’Écriture, et le développer sous ce rapport, peut-être alors pourrait-on dire encore :
Qui peut prévoir les maux suspendus sur sa tête ?
Quand vous serez assis au banquet d’une fête,
Jetez dans l’eau qui passe un peu de votre pain.
Que le pauvre ait sa part de ce que Dieu vous donne,
Afin que, quelque jour, celui qui fait l’aumône
Vous ouvre aussi sa main.
Mais à force de retourner le texte, il finirait par n’en rien rester. Ainsi voilà qui prouve que le mieux est l’ennemi du bien, comme vous me le disiez l’autre jour ; ajoutez à cela que le bien est l’ennemi du mal, comme je vous le disais aussi, et vous en serez au même point que moi, c’est-à-dire dans le même cas que ces courtisans qui, après avoir délibéré pendant trois jours à quel endroit ils couperaient le nez du Roi, décidèrent qu’il fallait le couper au premier endroit venu.
Coupez donc, monsieur, et biffez ce que bon vous semblera dans ce que je vous envoie. Vous finirez par prendre dans ces strophes la meilleure, qui est la vôtre ; et c’est mon avis que vous la choisissiez. Ne voyez, je vous prie, dans ce griffonnage, que le désir de vous être agréable ; je m’en tirerai peut-être mieux une autre fois, si vous vouliez bien me mettre à contribution quand je pourrai vous être bon à quelque chose.
Cette lettre sans date doit être de l’année 1835. M. Maxime Jaubert, conseiller à la cour de cassation, avait traduit en vers le livre de l’Ecclésiaste. Il pria Alfred de Musset de retoucher une strophe dont il n’était pas satisfait. On voit que l’auteur de la Nuit de mai lui renvoya trois versions différentes de la même pensée. Voici le texte latin des deux versets qui composaient cette strophe :
« Mitte panem tuum super transeuntes aquas : quia post tempora multa invenies illum.
« Da partes septem, necnon et octo : quia ignoras quid futurum sit mali super terram. »