Aller au contenu

Littératures étrangères - La renommée poshume de Samuel Butler

La bibliothèque libre.
Louis Gillet
Littératures étrangères - La renommée poshume de Samuel Butler
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 683-696).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

LA RENOMMÉE POSTHUME
DE SAMUEL BUTLER


SAMUEL BUTLER, A MEMOIR, par Henry Festing Jones [1]


Il y a tantôt un demi-siècle paraissait à Londres, sans nom d’auteur, un petit livre signalant l’existence d’une terre inconnue. Le pays, difficile à localiser en dépit de la précision des descriptions du voyageur, s’appelait Erewhon, nom dans lequel certains lecteurs eurent bientôt fait de découvrir l’anagramme du mot nowhere, qui est l’équivalent d’ « Utopie. » Mais plus qu’à la topographie, l’auteur s’intéressait aux mœurs des habitants. Les Utopiens étaient un peuple fort avancé, mais professant sur toutes choses les idées les plus singulières. Du succès et du bonheur ils faisaient une vertu, et se montraient sans pitié pour l’infortune et la misère. Chez eux la maladie était réprimée avec la dernière rigueur, tandis que le vice était soigné dans des sanatoria, à peu près comme nous traitons les maladies. Un financier véreux n’était nullement déshonoré ; loin de le faire mettre en prison, sa peccadille lui valait la sympathie universelle, tandis que sa victime passait, pour « excès de confiance, » devant le tribunal des dupes. Venait-on toutefois à se sentir pris d’un inquiétant accès de canaillerie, on se plaçait entre les mains d’un « directeur » qui vous ordonnait un régime, sans que cela nuisit à la considération. En revanche, la mauvaise santé et surtout la maladie grave étaient tenues pour des désordres qui appelaient la vengeance des lois. Une fièvre typhoïde, une phtisie étaient de véritables crimes. Pour ces forfaits, pas de pardon. Le malade s’entendait brutalement condamner. L’auteur citait de terribles exemples de ces arrêts.

Entre autres coutumes singulières, les Utopiens avaient encore plusieurs institutions étranges, telles que ces « Collèges de Déraison, » où la jeunesse passait ses plus belles années à étudier des langues mortes depuis longtemps, et à s’instruire dans la connaissance des Sciences hypothétiques ; il y avait aussi les « Banques musicales, » magnifiques monuments d’une antiquité vénérable où était émise, aux sons de l’orgue, une monnaie spéciale, qui cependant n’avait plus cours dans la vie ordinaire, sans que cette circonstance eût altéré le pouvoir de ces séculaires maisons de crédit. Mais le trait le plus curieux de ce surprenant pays, c’était la proscription, sous les peines les plus sévères, de tout instrument mécanique. C’est ainsi que notre voyageur, ignorant les lois de l’Etat, s’était vu jeter en prison parce qu’on l’avait trouvé possesseur d’une montre. Il apprit bientôt la raison de cette coutume inexplicable.

Erewhon avait connu, en effet, de longs siècles avant nous, une civilisation industrielle qui laissait bien loin en arrière celle de l’Europe moderne. Des sages jetèrent le cri d’alarme. Effrayés de la concurrence dont l’homme était menacé par l’ouvrage de ses mains, ils virent le moment où la race serait réduite à l’esclavage et « serait à la machine ce que les animaux domestiques sont à l’homme. » Les progrès de la mécanique faisaient prévoir le jour où celle-ci deviendrait la reine de l’univers, reine monstrueuse, dont l’homme ne serait plus que l’humble parasite. La crainte de cet avenir inspira aux Utopiens une résolution héroïque : toutes les machines furent détruites, ainsi que tous les livres de science et tous les instruments qui servaient à les produire ; on ne conserva que celles qui dataient de plus de trois siècles avant la visite de l’explorateur. Des guerres sanglantes suivirent cette révolution. Fuis la paix s’était rétablie, et l’Etat d’Erewhon jouissait désormais d’une félicité où seules les ruines d’une gare de chemin de fer et quelques débris de machines recueillis dans les musées témoignaient de l’ancienne barbarie abolie...

Tel était ce livre piquant, semé de vues profondes, et l’un des plus charmants ouvrages satiriques d’une littérature illustrée par les immortels pamphlets du doyen Swift. Aussi le roman d’Erewhon fut-il assez bien accueilli pour qu’une seconde édition, accrue de quelques nouveaux morceaux, suivit de près la première, et qu’une traduction en langue néerlandaise, puis une seconde en allemand, le fissent connaître à l’étranger, sans que, du reste, la renommée de l’auteur en devint jamais populaire[2]. Je crois qu’en France le nom de Samuel Butler a été prononcé pour la première fois vers 1883 par James Darmesteter, dans un morceau que je n’ai d’ailleurs pas retrouvé dans le recueil de ses Etudes anglaises. Ce nom continuait à être pour l’étranger, et pour la plupart des Anglais même, celui de l’auteur d’Hudibras ; à moins que quelques hellénistes se souvinssent d’un Samuel Butler, évêque de Lichfield et grand-père de notre écrivain, lequel avait donné une savante édition d’Eschyle en neuf volumes : car il se trouve qu’en Angleterre Eschyle a le privilège d’être édité par des évêques.

Et peut-être la versatilité de notre auteur ne faisait-elle qu’ajouter à la confusion ; car on voyait le même Butler (mais était-il possible que ce fût bien le même ? ) tantôt exposer des peintures à la Royal Academy, tantôt publier un recueil de Gavottes pour piano, et même faire jouer un « oratorio-bouffe » intitulé Narcisse, où il avait tenté d’unir sa double passion pour Haendel et pour Offenbach. Il y avait de quoi dérouter. Et comme si ce n’était pas assez de tant de fers sur le feu, on apprenait que ce peintre se mêlait d’exégèse ; ou bien on recevait l’écho de sa querelle avec Darwin sur les lois de l’évolution ; jusqu’à ce que ce touche-à-tout, non content d’avoir « inventé » un chapitre inédit de l’histoire de la Renaissance, en consacrant plusieurs volumes au sanctuaire de Varallo, se mît en devoir de bouleverser la critique homérique ou de remuer l’éternelle question des sonnets de Shakspeare.

Nul doute que le public eût renoncé à suivre une humeur si mobile, quand même il n’aurait pas été rebuté par les espiègleries de cet original qui prenait sur chaque sujet le contrepied de tout le monde. Il devait tenir cette série d’incarnations disparates pour les efforts d’un brouillon qui cherche à se singulariser. Mais si Butler avait compté sur ce moyen de succès, il faut convenir qu’il avait fait un fort mauvais calcul. L’ironie est déjà quelque chose d’inquiétant ; le décousu et le caprice achèvent de tout gâter. Le lecteur aime les talents à ligne définie et les catégories bien nettes ; il ne supporte guère que l’on ait, comme on dit, tant de cordes à son arc. Ainsi Butler, en croyant multiplier ses chances, ne faisait que les compromettre à plaisir ; son inconsistance empêchait de le prendre au sérieux. Il réussissait seulement a se brouiller tour â tour avec toutes les puissances qui étaient en état de faire les réputations, s’aliénant successivement l’Eglise officielle et la chapelle des Darwinistes, qui formait comme une seconde Eglise nationale, et enfin s’attirant la haine des universitaires par sa critique subversive d’Homère et de Shakspeare.

Le fait est que jamais Butler ne devait plus de son vivant retrouver la faveur qui avait souri à son premier livre. Chacun des suivants ne rencontrait plus désormais qu’un accueil de plus en plus glacial. C’était une collection de fiascos, une suite de livres morts-nés, qui rappelle les « fours » de l’auteur d’Armance et de l’Amour.

Il soutirait cependant de sa mauvaise étoile. Il était vexant d’être, à l’âge de soixante ans, l’auteur le plus invendable d’Angleterre. Butler en trouvait la raison : il n’avait jamais invité aucun critique à déjeuner. Il finissait pourtant par tirer une consolation amère de son sort opiniâtre d’écrivain méconnu. Il en appelait à la postérité et, — toujours comme notre Stendhal donnant rendez-vous à la gloire en 1880, — il se flattait que l’avenir le vengerait du présent. Dans son dernier ouvrage, revenant après de longs déboires au thème qui lui avait valu l’unique succès de sa carrière, il faisait un Nouveau voyage au pays d’Utopie. Et il imaginait que sa personne, ou plutôt son souvenir, y était devenu dans l’intervalle l’objet d’une religion nouvelle, qui avait remplacé le vieux culte d’Ydgrun, si bien qu’il assistait tout vif à sa propre apothéose sous le nom mythique de Sunchild ou de Fils du Soleil...

Ce nouveau Voyage d’Erewhon paraissait en 1902, l’année même de la mort de Butler. Et l’année d’après, la publication d’un roman autobiographique, dont le titre, The way of all flesh, peut se rendre à peu près par les mots Une vie, donnait brusquement à l’écrivain une gloire posthume qui lui avait été refusée pendant toute son existence. Le charme était rompu. Les admirateurs venaient en foule. Les livres de Butler se vendaient. M. Bernard Shaw déclarait leur auteur « le plus grand écrivain de la deuxième moitié du XIXe siècle, » et Erewhon « le meilleur roman de son espèce qui eût paru depuis Gulliver. » Les éditions se multipliaient avec rapidité, tandis que The way of all flesh devenait ce qui s’appelle un succès mondial et connaissait les gros tirages que son malchanceux auteur avait ambitionnés en vain toute sa vie. Il lui avait suffi de mourir pour devenir classique. Chaque année, un banquet d’Erewhon réunissait un groupe d’amis autour de sa mémoire, et le cercle chaque fois allait s’élargissant. Butler prenait figure de maître, de précurseur. Ses carnets, ses notes, les moindres bribes de ses ouvrages étaient soigneusement recueillis. On imagine l’écrivain souriant, derrière sa barbiche, de son sourire désabusé, en présence de tant de manifestations d’une célébrité désormais inutile et devant ce tardif retour qu’il avait prophétisé.

De ce culte récent pour l’auteur d’Erewhon, les deux gros volumes du Mémoire de M. Festing Jones sont bien le témoignage le plus monumental, en même temps que le genre d’hommage le plus propre à satisfaire les mânes ulcérés du modèle. Butler avait d’ailleurs pris soin d’en préparer les éléments, en annotant lui-même ses papiers et ses lettres. Et, pour publier ces reliques, de quel éditeur plus pieux eût-il su faire choix qu’en désignant le compagnon de ses dernières années, son collaborateur de Narcisse et d’Ulysse ? On trouvera dans cet ouvrage tout ce qui est de nature à éclairer les livres de l’écrivain anglais qui s’est le plus « confessé, » et qui a écrit que « quoi qu’on fasse, on ne fait jamais que son portrait. » Sur la famille de Butler, sur sa personne, sur ses amis, sur son histoire morale et littéraire, tout est dit dans ces neuf cents pages, tout, jusqu’aux niaiseries les plus insignifiantes, telles que le nombre de coups de brosse que l’écrivain se donnait chaque jour sur les cheveux, sa passion des œufs frais et le compte de ses cigarettes. De son héros, M. Festing Jones pense que tout est sacré. Que dis-je ? Ne va-t-il pas, pour s’identifier avec lui, jusqu’à nous faire part de ses propres difficultés de famille, par la raison que Butler s’entendait mal avec la sienne ? Qu’eût pensé l’humoriste de ce trait de Sunchildisme ?

Il va sans dire que ce dévot admire sans réserve et que son énorme compilation a pour but de venger la mémoire de Butler et de réparer l’injustice de ses contemporains. Et pourtant, quand on vient de lire cet interminable « Mémoire, » on ne peut vraiment soutenir que l’opinion se soit trompée. C’est toujours bientôt fait d’accuser le public : presque toujours, le malheur des gens est causé par eux-mêmes. On en trouve la raison beaucoup moins dans les circonstances que dans quelque défaut d’esprit ou de caractère. Je ne connais pas une note de la musique de Butler, mais s’il n’était qu’un peintre manqué, à qui la faute ? Le fait qu’il renonça de lui-même à la peinture est le plus irrécusable des aveux. Il ne put donc s’en prendre à autrui de la déception qu’il éprouva de ce côté. Son début littéraire avait été fort engageant, et ce n’est la faute de personne s’il fît tout ce qu’il fallait pour gâter ses affaires. Le roman qui lui a valu la gloire parut après sa mort. De quoi eut-il à se plaindre ? Il était d’excellente famille, et préféra à cette famille les risques de la bohème. Son père lui coupa les vivres. Il refit sa fortune à la Nouvelle-Zélande, la hasarda et la perdit dans de mauvaises spéculations. Cette mésaventure n’a rien d’exceptionnel. La gêne fort tolérable qui en résulta pour l’écrivain ne peut passer non plus pour un malheur bien dramatique. Butler eut un ami qui le trompa. Sa manière d’être avec Pauli est peut-être le seul trait de générosité qu’on trouve dans sa vie. Il en fut mal récompensé. Cet homme, plus riche que Butler, eut l’art de se faire entretenir pendant trente ans par son ami. Ce fut pour Butler une sottise, mais cette sottise lui valut le plaisir d’une bonne action qui a fait la meilleure affaire ?

Butler eut enfin une amie, et elle était charmante. Miss Savage eut pour lui pendant plus de quinze ans le dévouement le plus ingénieux, toute la tendresse délicate que déploie une femme pour consoler l’irritation d’un amour-propre blessé. Elle était cultivée, elle avait de l’esprit. Elle écrivait des lettres d’un tour qui fait penser à la correspondance de Mme du Deffand. Les fragments recueillis par M. Festing Jones sont la partie la plus précieuse de son indigeste ouvrage. On ne peut les lire sans un sentiment de pitié. C’est l’histoire d’un lamentable malentendu. Miss Savage boitait ; elle mettait à réparer ce désavantage toutes les grâces que les femmes savent déployer pour faire oublier une légère infirmité. Elle s’était fait un petit roman à demi maternel, où elle se figurait l’union assez douce de sa disgrâce physique et d’un beau talent méconnu ; de cette double infortune, son grand cœur se chargeait de faire une copie assez approchante du bonheur. Elle aimait, et il n’aimait pas. Il refusait le don du ciel. Son égoïsme de vieux garçon trouvait toutes naturelles les flatteries les plus touchantes que lui prodiguait une femme exquise, mais ne lui épargnait en retour aucune des rebuffades les plus humiliantes. La crainte d’une chaîne et des embarras d’un ménage effarouchait ses habitudes. Il laissait des mois sans réponse des lettres délicieuses, ou bien répondait en parlant de ses rhumes de cerveau. Cependant elle se mourait lentement d’un cancer. Butler n’alla pas une fois la voir à l’hôpital. Il ne se douta de son mal et peut-être de son amour que quand elle fut tout à fait morte. Tout cet épisode, où la femme se montre constamment si supérieure à l’homme, ne donne pas une grande idée du cœur de celui-ci. L’écrivain se consola en peignant miss Savage sous les traits charmants d’Alethea. Sa vie se passa à regretter l’existence qu’il avait gâchée.

C’était un caractère timide et révolté, un inquiet, d’un orgueil malade, d’une sensibilité froissée qui était en lui pour ainsi dire a l’état de rhumatisme, et qui ne pardonnait au monde aucune de ses déconvenues successives. Ce qui l’irritait surtout, c’était la tromperie, le mensonge, ou tout ce qu’il appelait ainsi et qui lui paraissait entreprendre sur l’indépendance de son jugement et sur les droits de sa raison. Tout enfant, une de ses indignations fut de découvrir un beau jour que les poulets n’étaient pas tout entiers du poulet, mais qu’il y avait, avec peu de chair, un tas de plumes, une carcasse et une quantité d’entrailles et d’abatis qui n’étaient bons à rien. Il s’aperçut aussi avec scandale que les jupes de sa mère n’étaient pas « naturelles, » qu’elles ne tenaient pas à la personne, mais qu’elles n’étaient qu’hypocrisie, mascarade, camouflage destiné à « faire des mystères où la nature n’en a pas fait. » Dès lors, il tint rancune aux femmes comme à des créatures de fourberie et d’illusion. Plus tard, la Croix du Sud n’était pas une croix, mais un misérable triangle avec une queue ridicule qui le remplit de mépris. Ces dispositions critiques sont le trait dominant du caractère de Butler. Toujours il demeura le petit garçon qui se fâchait parce qu’il y avait du déchet dans le poulet et que Mme Butler cachait ses jambes. Il en voulait à la nature de tout ce qu’il faut rabattre des impressions de nos sens, et à la vie entière de tous les démentis qu’elle inflige aux idées et aux enseignements appris. Son orgueil ne souffrait pas d’être mystifié. Il séchait de la peur d’être dupe. Il avait le malheur d’être né esprit fort.

Qu’on imagine ce qu’un tel caractère peut produire chez un garçon destiné à l’Eglise et grandi dans le giron du clergé anglican. La crise de la foi, cet accident banal de la jeunesse du dernier siècle, devait être chez lui particulièrement grave. Les raisons qu’il en donne ne sont pas des plus fortes ; ses doutes sur la Résurrection sont d’un rationalisme enfantin qui faisait déjà sourire en 1860. Il eut l’honnêteté de se refuser à vivre d’un culte auquel il ne croyait plus ; mais il lui resta dans la vie cette attitude spéciale qui est celle des défroqués. Et toujours son intransigeant besoin de « vérité » devait le pousser étourdiment dans de nouvelles aventures. Un des livres qui exercèrent sur lui la plus grande influence, fut celui de Darwin sur l’Origine des espèces. Les meilleurs chapitres d’Erewhon, qui forment le noyau primitif du roman, ne sont qu’une rêverie « évolutionniste » sur l’avenir des machines. L’illustre savant, lié d’amitié avec la famille de Butler, goûtait vivement cette fantaisie. Mais voilà que Butler vint à s’apercevoir que la théorie de l’évolution, loin d’être, comme il l’avait cru, une création de Darwin, avait été esquissée depuis plus de cent ans par Buffon et Lamarck : voilà l’idole aussitôt détrônée ; du rang de penseur, le maître déchoit à celui de vulgarisateur, moins encore, à celui d’un grossier imposteur, qui exploite effrontément au profit de sa gloire un système dont il n’avait pas le mérite. De là une querelle où Butler n’eut pas le beau rôle et qui prouve d’ailleurs son incroyable légèreté. Aucun naturaliste n’ignore ce que la science doit à Lamarck et au génial auteur des Époques de la nature. Darwin n’était pas responsable des étonnements de Butler. Celui-ci ne mettait pas les rieurs de son côté quand il s’attaquait à un homme de réputation universelle : c’étaient les piqûres d’un insecte, celles d’un Fréron contre Voltaire. En traitant Darwin de « Pecksniff, » — comme nous dirions : de Tartuffe, — il ne faisait qu’aggraver son cas et se brouiller avec le parti positiviste, comme il avait déjà fait avec le parti religieux. C’était un chef-d’œuvre de maladresse.

Or cette haine de l’autorité, cette horreur des préjugés, de la grimace, de la « fausse monnaie » , qui sont la passion maîtresse de Butler, tout cela se résumait pour lui dans ses sentiments de famille. Sa famille, c’était tout ce qu’il exécrait le plus au monde : c’était l’Église, c’était l’École, c’était son grand-père l’ancien professeur de Shrewsbury et l’évêque de Lichfield, c’était son père le chanoine Butler, c’était la tyrannie de la tradition dans ce qu’elle avait de plus « hypocrite » et de plus oppressif ; c’était en un mot tout ce qui s’oppose à l’effort d’un esprit qui veut se « libérer. » La lutte contre sa famille fut la grande affaire de Butler et l’occupation de sa vie. Son père lui ayant fermé les cordons de sa bourse, sans d’ailleurs le déshériter, au moment où le jeune homme déclara renoncer à la carrière ecclésiastique, Butler ne lui pardonna jamais cette « injustice. » Tout ce qu’on peut faire pour décrier ses parents, devint son exercice ou son sport préféré. C’est encore un trait de la ressemblance que nous avons à noter de notre écrivain avec Stendhal : tous les sarcasmes d’Henri Brûlard contre le malheureux Chérubin Beyle et la tante Séraphie, ce fut le privilège de Butler de les rééditer (d’ailleurs à son insu) ; avec cette différence que le fond de l’affaire est ici une question d’argent, et que, de cette haine tenace contre les auteurs de ses jours, Butler eut le triste avantage de ne pas excepter sa mère. « Je suis né de parents riches mais malhonnêtes, » telle était une de ses plaisanteries favorites. Et parodiant, avec sa gaité de mauvais clerc, le mot de l’Évangile, « Si un homme ne hait ses parents, etc., » il écrivait des phrases dans le goût de celle-ci : « Les pires ennemis qu’un homme ait au monde, ce sont ses père et mère. » Il avait pour les siens cette sorte d’inimitié intime qui fait que les actions les plus innocentes d’un homme, sa manière d’être, ses manies, ses tics, tout devient grief et cause de haine. Son père, quand il venait à Londres, lui apportait-il des légumes, comme font les gens de la campagne ? C’était dans l’intention de lui être désagréable : le chanoine Butler ne devait pas ignorer que son fils ne pouvait supporter les légumes. Ah ! pourquoi la nature n’a-t-elle pas inventé un système de reproduction qui nous épargnerait les inconvénients de la famille ? « Pourquoi pas, par exemple, de jolis petits œufs proprement disposés dans de petites niches, bien enveloppés, chacun dans un chèque de cinq cent mille francs sur la Banque d’Angleterre, avec le plaisir d’éclore, comme certaines espèces de guêpes, pour apprendre que vos chers parents, non seulement vous ont laissé sous la main de quoi vivre, mais qu’ils ont eu l’attention de se faire happer par une hirondelle plusieurs semaines avant que leur progéniture s’éveillât à la vie pour son compte personnel ? » Et, parlant ailleurs d’un ami, héritier à deux ans d’un des beaux domaines d’Angleterre (ses parents avaient été noyés ensemble dans un naufrage) : « Il y a de temps en temps des gens, ajoute-t-il, envers qui la nature consent à être comme il faut. »

Et non content de donner cours à ces aimables sentiments dans sa conversation et sa correspondance, l’écrivain n’a pas craint d’en faire le sujet de tout un long roman autobiographique, dont le thème n’est autre que l’histoire à peine altérée de ses rapports avec une famille dont la seule personne, dit-il, de laquelle il n’ait eu qu’à se louer, était un petit frère mort à l’âge de quelques mois. Ce livre tant vanté par une certaine école, et qu’un critique appelle « un des grands livres de la littérature universelle, » aborde, il faut l’avouer, un sujet admirable, auquel il ne manque que d’avoir été traité par l’auteur avec un sentiment plus juste de l’humanité. L’histoire de la famille Pontifex représente, en effet, dans l’esprit de Butler, cette loi dramatique du développement de la vie, qui oppose entre elles les générations successives et sépare cruellement les pères et les enfants. « La guerre entre le père et le fils commence, écrit Butler, neuf mois environ avant la naissance de celui-ci. Le fils se met dès lors à exiger son indépendance. La question une fois posée, plus la séparation est complète et définitive, tant mieux pour tout le monde. » il y avait là, on le voit, une étude de psychologie appliquée, une sorte d’expérience sur les lois de l’évolution et de l’hérédité. Mais cette donnée magnifique a été aussitôt gâtée par l’écrivain, qui n’y a vu qu’une occasion de critiquer ses parents et d’épancher sa bile ou de laver en public le linge sale de la famille. Il n’a pas résisté au plaisir de poursuivre de ses rancunes des malheureux qui n’avaient d’autre tort que de professer la morale et les opinions communes des honnêtes gens de leur temps, ce qui semble à leur fils une raison suffisante pour les accabler de railleries et pour tracer d’eux, avec une férocité minutieuse, des caricatures de philistins et de pharisiens. Pas une fois il ne semble lui venir à l’esprit que ces braves gens ont pu cruellement souffrir de l’égoïsme de leur fils et de son inconcevable sécheresse de cœur.

Or il se trouve que l’effet produit par cette lecture est exactement inverse de celui que l’auteur en attendait. Le fait est que rien n’est insipide comme l’histoire d’Ernest Pontifex, le héros auquel l’écrivain prétendait nous intéresser ; les infortunes de ce clergyman qui se fait mettre en prison pour viol et qui finit par épouser une ancienne bonne de sa mère, ramassée dans la boue et devenue alcoolique, sont décidément hors d’état de nous émouvoir ou même de nous amuser un moment. On peut noter seulement que ces belles inventions sont antérieures à la « vague russe. » Au contraire, tout ce qui a rapport au ménage des parents et à la vie de l’aïeul paternel du héros, est charmant. L’histoire du mariage de Théobald et Christina, le baptême de leur fils, les rêveries de la mère, forment une peinture des mœurs bourgeoises et de la vie anglaise, peut-être inégalées depuis l’inoubliable Vicaire de Wakefield. Il est impossible de ne pas éprouver une vive sympathie pour la figure haute en couleur du vieux squire George Pontifex, ce bon vivant qui a des idées si catégoriques sur la supériorité de la langouste mâle, et pour son grand benêt de fils, le pasteur Théobald, si solennel et prudhommesque, si naïvement persuadé qu’il mène la vie évangélique, tout en étant si occupé des intérêts du siècle et de ses petites affaires. Quant à Christina, la mère d’Ernest, quelque peine que Butler ait prise pour démasquer ses petits travers, ses innocentes vanités et son aimable « illusionnisme, » qui n’est qu’une forme de sa tendresse éperdue pour les siens, on ne peut s’empêcher de la trouver délicieuse, avec son imagination, ses châteaux en Espagne, toute la vie romanesque dont elle réussit à parer les moindres circonstances de son existence et jusqu’à la personne du médiocre Théobald. Dès qu’un de ces personnages parait, avec son mélange si vivant de légers ridicules et de qualités excellentes, le roman s’anime et rappelle les meilleures pages de l’humour anglais ; tandis qu’en face d’eux, la figure du héros ne nous parait que celle d’un sinistre maniaque, d’un fantoche nul et prétentieux, d’une espèce de Pécuchet, qui nous assomme avec ses ambitions d’indépendance et son pédantisme de liberté.

Il est possible que ces idées paraissent neuves en Angleterre : et L’histoire d’Ernest Pontifex, comme roman d’éducation, est curieuse à comparer avec celle de Stalky et de ses camarades, dans le fameux roman de Kipling, qui est à peu près contemporain de celui de Butler. On y verrait que si ces derniers ne sont pas beaucoup plus respectueux qu’Ernest des enseignements des professeurs, ils se conforment religieusement à une tradition et à une discipline, à une sorte d’esprit de corps et d’honneur professionnel qui forment en eux, au gré de Kipling, le meilleur du caractère de l’homme britannique. Ce qui est nouveau chez Butler, c’est que la morale de groupe y est décidément condamnée : la vérité lui apparaît comme une chose personnelle, contre laquelle la société est à l’état de conspiration. Famille, école, église, toutes les institutions légales et officielles n’ont d’autre fonction que d’étouffer ou de travestir la vérité, et d’écraser l’individu assez imprudent pour tenter de suivre la « nature, » ou, comme dit Butler dans sa langue d’ancien clergyman, pour « chercher le royaume de Dieu et sa justice » . Qu’un pareil égotisme produise chez nos voisins un effet de nouveauté, cela se conçoit ; il est naturel qu’il enchante le vieil enfant terrible qu’est M. Bernard Shaw, lequel a pris à Butler bien des choses dont on a coutume de chercher l’origine chez Ibsen ou Strindberg. Mais nous avons en France assez de ces maladies du moi pour être, sinon tout à fait vaccinés contre l’anarchie, du moins blasés sur les vertus de l’individualisme.

C’est pourquoi, en dépit de sa vogue présente, il ne nous semble pas que la gloire de Butler soit destinée à trouver beaucoup d’écho chez le public français. Butler se plaignait déjà de notre indifférence. Elle est fort naturelle. Butler nous apprend peu de chose. Son charme le plus personnel, celui de son style, qui rappelle la pure prose classique du XVIIe siècle, est tout à fait intraduisible. Son esprit, cette « légèreté » , dont il se sert, dit-il, comme d’un flotteur de liège, « pour empêcher de couler un gros poids de sérieux » , est trop une qualité de notre fonds pour que nous sentions le besoin de nous en fournir ailleurs. Lorsque Butler écrit que, dans la tentation de saint Antoine, le vrai tentateur, c’est le saint, dont la vertu était un défi au démon, ou que, dans l’histoire de saint Paul livré aux bêtes féroces, le miracle est que les bêtes aient pu en réchapper ; ou lorsque, retournant la parole de Jésus, il ricane : « Voyez les Salomons et leurs pareils dans toute leur gloire, ils ne travaillent ni ne filent » — nous reconnaissons aussitôt une forme d’ironie que M. Anatole France nous a rendue familière, entre beaucoup d’autres plus délicates.

« Je n’ai jamais écrit une ligne, confiait un jour Samuel Butler à Miss Savage, sans avoir la certitude que les autorités et tous les grands pontifes se fourraient dedans jusqu’au cou. Autrement, à quoi bon écrire ? » Un autre aurait tiré de cette conviction une leçon générale de scepticisme et de modestie. Il semble que Butler n’ait jamais douté au contraire d’une grâce particulière qui devait le préserver de l’universelle erreur. Avec une merveilleuse intrépidité, il se mêle d’écrire de tout, sans connaissances préalables, à peu près comme don Quichotte entreprend de redresser les torts sur la surface de la terre.

Aussi, après avoir pourfendu beaucoup de moulins à vent, que reste-t-il d’une œuvre qui, avec toutes ses qualités, n’est que celle d’un « amateur » , d’un autodidacte et d’un « primaire » de grand talent ? Peut-être dans Vie et habitude, dans Hasard ou intelligence ? et dans la Mémoire inconsciente, le philosophe ou le psychologue a-t-il des aperçus, des intuitions subtiles qui se rapprochent parfois des idées de l’auteur de l’Evolution créatrice. Mais son exégèse ne l’a conduit qu’à retrouver, comme nouveautés originales, les vieilleries vermoulues d’Eichorn et de Paulus. Quant à sa critique homérique, que penser de l’étrange idée, laquelle cette fois n’était venue à personne, que l’Odyssée est l’œuvre d’une femme, et d’une femme de Trapani ? L’idée serait piquante, si elle n’était qu’un badinage. Butler la regardait par malheur comme très scientifique. Passons sur la question de l’origine sicilienne qui, me dit un bon helléniste, est une absurdité. Pour l’invérifiable conjecture d’un Homère féminin, d’une George Sand ou d’une Jane Austen de l’antiquité, c’est une des plus singulières fantaisies qui soient jamais écloses dans la cervelle d’un philologue. L’amant posthume de Nausicaa serait un numéro à part dans une collection des amants chimériques. Volontiers on lui ferait place dans le coin des Champs-Elysées réservé aux folies aimables. Était-ce bien la peine d’être si fier de sa raison ?

Au total, l’œuvre d’un excentrique, d’un solitaire, d’un demi-génie, œuvre qui, passé l’engouement dont elle se trouve l’objet, demeurera surtout comme une curiosité ; un des exemples les plus typiques de ces êtres malheureux pour lesquels est fait le mot de « raté supérieur. » Cent pages admirables n’empêchent pas The way of all flesh d’être un livre manqué, comme l’immense Mémoire de M. Festing Jones n’empêche pas son héros d’être un personnage assez antipathique. Avec tout cela, Butler a écrit Erewhon et, dans Erewhon, les cinquante pages du « Livre des machines. » Et aussi longtemps que le monde souffrira du malaise où l’a jeté la tyrannie du progrès mécanique ; aussi longtemps que l’homme dépendra pour son existence de la houille, de l’usine et de la vapeur ; qu’il n’aura pas trouvé la solution des problèmes qui le réduisent au rôle d’esclave de la machine, et qu’il ne sera pas revenu de ce qu’un autre écrivain appelle les « illusions du progrès, » Butler méritera d’être lu comme une sorte de prophète.

Il nous aura montré dans un apologue saisissant l’erreur d’un monde qui confond la civilisation avec le bien-être matériel et prétend remplacer les vieilles lois de la morale par celles de la physique ou de l’économie. La révolte du peuple ouvrier contre les conditions du machinisme et de l’industrie, l’apocalypse sauvage de la Russie des Soviets, ne sont-elles pas des spectacles propres à faire réfléchir et qui prêtent une redoutable actualité aux visions perçantes de cet homme d’esprit ? Ces convulsions ne sont-elles pas le châtiment de l’humanité pour avoir oublié que la seule vérité de la vie est l’amour ? Cette fois, nous serons d’accord avec Butler, quand il nous dit que le dernier mot de toute sagesse est charité, cette charité dont ce satirique a si souvent manqué lui-même...

Homo unius libri : Butler, à la fin de son autobiographie, a écrit sur lui-même ces mots mélancoliques. Il y a des écrivains qui sont nés pour écrire un seul livre : et de l’œuvre d’écrivains plus féconds reste-t-il souvent davantage ? Combien sont-ils qui envieraient cette gloire à l’auteur d’Erewhon !


LOUIS GILLET.

  1. 2 vol. gr. in-8o Londres, Macmillan édit.
  2. Une traduction française d’Erewhon a paru récemment à la Nouvelle librairie nationale. La traduction néerlandaise date de 1873 et la version allemande de 1879. On vient de traduire aussi dans la même collection The way of all flesh. On ne peut s’empêcher de remarquer que les ouvrages de Swift étaient traduits en français dès 1721 et 1727, un an après leur publication en anglais.