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Notice sur M. Achille Guillard

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Notice sur M. Achille Guillard
Journal des économistesTome 42 (p. 431-434).
NOTICE SUR M. ACHILLE GUILLARD


Le Journal des Économistes a perdu récemment un de ses anciens rédacteurs, M. Achille Guillard, docteur ès-sciences, mort le dimanche 20 février, dans sa 77e année.

M. Achille Guillard était un esprit remarquablement encyclopédique. Quoique passionné pour la littérature ancienne qu’il possédait parfaitement, il a cultivé les sciences toute sa vie. Successivement chef d’institution, ingénieur, administrateur, botaniste et statisticien, il a montré dans toutes ces parties, pourtant si diverses, de l’activité humaine, le même esprit d’indépendance et d’initiative.

Né à Marsigny (Saône-et-Loire), le 28 décembre 1799, il fit d’excellentes études littéraires au lycée de Clermont-Ferrand, où son père était inspecteur d’Académie. Mais, dès l’enfance, sa passion pour l’observation de la nature se révélait ; l’Auvergne offrait à son esprit déjà curieux un vaste champ d’études ; il la parcourut tout entière, et composa une collection minéralogique qui témoignait de son zèle et de son ardeur.

Muni de ses diplômes, il quitta le lycée à seize ans et fut, dès cet âge, professeur au collège de Saint-Chamond. Il voulut ensuite se consacrer à la théologie, mais, abandonnant bientôt cette étude ingrate, il se maria et devint en 1825, chef d’une institution établie à Lyon dans les bâtiments du Verbe-Incarné, et qui prospère encore entre les mains de son petit-neveu.

La direction de cette grande maison d’éducation n’empêchait pas M. Achille Guillard de poursuivre ses études scientifiques. Élève du botaniste Seringe, il passait sa thèse de docteur ès-sciences en 1835. Dans cette thèse, il proposait un système de formules botaniques analogues aux formules démographiques qu’il devait imaginer plus tard, et qui ont été universellement adoptées. En outre, il jetait les premiers fondements de l’anatomie végétale, que personne n’avait encore songé à étudier. Un incendie détruisit la plupart des exemplaires de sa thèse, qui s’est ainsi trouvée presque-perdue pour la science.

En 1840, M. Achille Guillard céda son institution à son frère, et partit pour l’Italie où l’appelait la ville de Milan. Il organisa et dirigea la compagnie du gaz de cette vaste cité, il en construisit avec rapidité et économie les appareils et les usines, et ne quitta l’Italie définitivement qu’en 1844. Rentré en France, il fut chargé de la liquidation d’une grande compagnie française d’éclairage au gaz, et montra, dans cette opération difficile, la sagesse d’un habile administrateur.

Enfin, rendu à ses occupations favorites, il put se livrer tout entier aux sciences naturelles. Il compléta ses élégants travaux sur l’inflorescence, c’est-à-dire sur l’ordre de développement des rameaux et des fleurs dans les plantes. Il montra que cet ordre de développement est toujours le même pour chaque espèce, souvent pour chaque genre, souvent pour chaque famille. Enfin, il détermina les lois auxquelles il est soumis. Cette étude gracieuse est d’un grand intérêt, car elle permet de déterminer le port des végétaux. Ce caractère est d’une importance évidente ; c’est lui qui donne aux plantes leur poésie, car c’est lui qui nous fait reconnaître chaque plante au premier coup d’œil ; et pourtant, personne n’avait pu le définir avant M. Guillard. Dès 1833, il avait publié les fondements de cette partie de la science ; il en avait poursuivi l’étude en Italie, au milieu de préoccupations incessantes ; il l’acheva définitivement à Paris.

Plus tard, M. Guillard a publié des travaux d’anatomie végétale trop techniques pour que nous y insistions ici. Enfin, il entreprit une série d’observations sur ce qu’on a poétiquement appelé l’horloge de Flore, c’est-à-dire l’heure d’épanouissement des fleurs. Cet important travail était déjà assez avancé quand la mort est venue l’interrompre.

Républicain convaincu, M. Achille Guillard n’avait vu le coup d’État qu’avec une amère douleur. C’est alors que, épouvanté de la dégradation apparente dont la France semblait subitement frappée, il se demanda si les sociétés humaines étaient soumises, comme les autres organismes, à des lois naturelles et générales dont un accident peut bien altérer momentanément les effets, mais dont le cours des siècles montre néanmoins l’inaltérable constance. Pour résoudre ce vaste problème, il transporta à la science sociale la méthode d’observation minutieuse dont il avait si bien usé en botanique ; il recourut aux sources de l’histoire, il compulsa les statistiques ; enfin, cette étude l’absorbant de plus en plus, il écrivit sa Démographie comparée, ouvrage excellent, dont l’auteur avait publié dans ce journal les principales conclusions. M. Achille Guillard a créé la Démographie ; son livre a réuni pour la première fois les fondements épars de cette science encore si nouvelle et pourtant si féconde, et l’auteur en a formulé lui-même plusieurs lois principales. Il a proposé l’usage des formules démographiques, qui abrègent le discours et le rendent plus clair. On apprendra aussi avec intérêt que plusieurs termes d’un usage aujourd’hui courant, tels que natalité, table de survie, etc., sont dus à sa plume élégante et ingénieuse.

Outre cet important volume et ses articles dans le journal et dans l’Annuaire de l’économie politique, nous citerons parmi les ouvrages démographiques de M. Achille Guillard une série d’articles de géographie qui ont été justement remarqués dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (Allemagne, Australie, Baléares, Grande-Bretagne, Cèches, Amérique, Centre-Amérique, Mexique, etc.).

La guerre devait éprouver durement la vieillesse de M. Achille Guillard. À la bataille de Buzenval, son fils Léon tombait foudroyé par une balle prussienne qui le frappait en plein visage, et trois mois après, sa dévouée compagne succombait à l’immense douleur qui la consumait. Quelque temps on put craindre que M. Guillard ne s’affaissât sous les coups répétés qui le frappaient si cruellement. « Les plantes elles-mêmes ne m’intéressent plus », disait-il tristement. Mais son esprit toujours actif, toujours dévoué à l’humanité, devait triompher courageusement de cet abattement passager, et chercher dans le travail un remède à tant de douleurs. Convaincu que l’instruction publique doit surtout contribuer au relèvement national, il se livra tout entier a l’art de l’éducation, consacrant ainsi sa vieillesse aux occupations généreuses qui avaient passionné ses jeunes années. Il fut, en 1872, le véritable fondateur de l’école libre et laïque du IXe arrondissement, école qu’il s’est plu à diriger lui-même jusque dans ces derniers temps. Lié autrefois avec le philosophe Jacotot, il avait conçu, pour les doctrines libérales de ce grand esprit, une vive admiration ; l’expérience qu’il en avait faite dans son institution de Lyon l’avait confirmé dans ce sentiment. Aussi aimait-il à habituer lui-même les jeunes esprits à juger et à observer par eux-mêmes ; il aimait à suivre leur évolution et à constater leurs progrès. C’était un spectacle touchant que de voir ce vieillard si savant se dévouera une œuvre aussi humble que celle de faire lire les petits entants.

En même temps, il écrivait à l’usage des écoles une chronologie universelle qui sera bientôt publiée, et qui rendra certainement d’importants services à l’éducation libre, car c’est le seul ouvrage élémentaire où l’histoire, dégagée des légendes hébraïques dont on l’obscurcit trop souvent, soit considérée à un point de vue philosophique et digne de notre époque.

Telles furent les principales œuvres de cet homme de bien. Courbé et tremblant sous le poids de ses 77 ans, mais toujours actif, toujours studieux, toujours plein d’ardeur pour les causes généreuses qu’il avait embrassées, il épuisa ses forces aies soutenir. Une bronchite l’enleva en quelques jours.

Dr Bertillon.