Perverse/22
XXII
LA FIN
Une fois seule, bien seule, avec Ketty, Paula de San-Pedro s’aperçut qu’elle regrettait son père et qu’elle aimait sa fille ; elle augmenta le deuil de ses vêtements et consacra ses loisirs à l’éducation de l’enfant.
Au premier soleil, à l’éclosion des premiers lilas, Paula de San-Pedro, qui n’était point ou que peu sortie de l’hôtel Bristol depuis la mort de son mari, voulut aller au Bois avec Ketty.
Ketty devenait le bébé gentil qui ouvre avec des gazouillis son bec rose ; tellement les enfants tout petits ressemblent aux oiseaux, ainsi que les oiseaux ils aiment chanter aux fleurs revenues et aux premiers bourgeons.
Les promeneurs regardèrent avec effroi Paula. Pâle et amaigrie, plus maigre encore parce qu’elle était grande, elle ressemblait à un fantôme revenu de la tombe. Et Ketty, si rose, si fraîche, si mignonne, soulignait encore, à cause de sa radieuse magnificence, le misérable délabrement de sa mère.
Elle seule ne sentait pas le mal qui la rongeait.
Lorsqu’elle rentrait de ses promenades, fatiguée par l’air absorbé, par l’air trop vif du Bois, elle se laissait tomber sur sa chaise longue pour dormir.
Sa voix était devenue diaphane, douce et mélodieuse, il semblait qu’elle ne parlait qu’à travers un sourire, et que ce sourire tamisait sa parole pour ne laisser s’envoler que les plus douces notes.
Rosé et transparent, son visage avait l’empreinte nacrée qui colore les vieux tableaux ; patine d’ivoire, patine fleurie, éclairée du feu de ses yeux profonds. Ses pauvres doigts étaient lumineux à travers un rayon de soleil ; ses nichons s’en étaient allés aussi.
Un jour faible, sans souffrir pourtant, elle ne sortit point. Elle resta debout, appuyée à une fenêtre, et regarda les allées et venues des passants sur la place Vendôme.
Elle se souvint du zouave qui l’avait fait tressaillir, autrefois, elle sourit au souvenir, pensa à l’amour, et compta les jours écoulés depuis que son corps n’avait plus été pris par le plaisir.
Encore et toujours, indifférente et monotone, la sentinelle gardait l’entrée de l’hôtel de la Place.
Tourlourou, culotté de rouge, l’arme dans le bras, rêvant à rien ou à des amours, elle observa longtemps ses gestes. Une autre sentinelle vint à son tour en faction ; il ressemblait à l’autre, comme tous les pioupious se ressemblent, de loin.
D’étranges désirs passaient dans sa chair, réveillaient son sexe ; aucun homme n’était là pour l’aimer.
Elle était femme, elle était riche considérablement, et maintenant, là, nul amant n’était près d’elle.
Elle pensa aux bons jours d’ivresses, et les regretta.
Toujours elle souriait, la beauté de la bonté figée sur son visage. Cependant, elle sentait dans sa poitrine une chaleur qui brûlait ; souvent, malgré elle, elle appuyait ses mains sur son torse amaigri, comme pour arracher ce feu qui lui faisait du mal.
Une femme de chambre vint l’avertir que le docteur demandait à la voir.
— Qu’il entre, dit Paula.
— Vous êtes souffrante aujourd’hui, madame, que vous n’êtes point sortie ? Il fait beau, c’est un temps à promenade…
— Malade ! Non, je suis un peu nerveuse et faible. Le printemps sans doute, je ne sais quoi…
Après que le docteur l’eut examinée :
— Et Ketty va bien ?
— Très bien, elle est jolie, jolie, jolie. Mais, moi ?
— Madame, vous n’êtes point malade, point malade, je m’étais trompé. Mais il faut des distractions, du plaisir. Il ne vaut rien de rester ainsi enfermée, sortez, amusez-vous. C’est la gaieté qui manque à votre vie.
Quand il fut sorti, sur le palier, il rencontra une camériste.
— Eh bien ? demanda la femme.
— Elle est perdue, absolument, irrévocablement ; je suis étonné qu’elle soit encore debout.
— Poitrinaire ?
— Oui, et sans remède.
Paula s’était remise à la fenêtre et ses yeux fixaient encore le soldat en faction.
Il était près de quatre heures, et l’hôtel de la Place estompait de son ombre le carré de la place Vendôme.
Paula sonna sa femme de chambre.
— Habillez-moi, dit-elle, je vais sortir.
Une demi-heure plus tard, elle était dehors. Elle passa devant la sentinelle et l’examina. La sentinelle était jeune et jolie, blonde, avec des yeux bleus très doux.
Paula revint sur ses pas, regarda sous la porte où d’autres soldats, ceux du poste, fumaient des cigarettes, assis sur des bancs.
Une femme attendait auprès d’un réverbère, elle était jeune et laide, Paula passa.
— Comme il fait froid ! pensa-t-elle.
Elle gagna, sous les arcades, la rue de Rivoli.
Maintenant il faisait presque nuit.
Elle allait rentrer à l’hôtel, lorsqu’elle aperçut un soldat d’infanterie de marine, qui, les mains dans ses poches, une cigarette à la bouche, revenait sans doute du gouvernement militaire.
Paula s’arrêta pour le regarder passer. Elle souriait en le regardant.
Le marsouin sourit à son sourire et la dépassa. Après quelques pas, il se retourna ; Paula s’était retournée et le regardait encore. Il revint vers elle, elle lui souriait toujours.
— Eh bien ! tu fais le quart ? dit l’homme.
Paula n’avait pas compris, mais la voix de l’homme était rude et forte. Elle trembla dans tous ses membres, agitée par un long frisson. Mais elle ne cessa point de sourire.
— Allons, viens, nous allons boire l’apéritif, ça te réchauffera, tu grelottes.
— Non, dit Paula, venez chez moi, nous prendrons ce que vous voudrez.
— C’est loin ?
— Non, en face, à l’hôtel qui fait le coin de la place.
— C’est là ton nid ?
— Oui.
— Tu te loges bien, merci, je suis à tes ordres.
— Je vais rentrer la première, vous n’aurez qu’à monter l’escalier, un étage, la porte en face, sur le palier ; d’ailleurs, je vous attendrai.
— Ça biche ! je te suis.
Il roula une cigarette et l’alluma avec une allumette chimique frottée contre un pilier des arcades. Il fit les cent pas, pour tuer le temps, sifflotant un air de bastringue, les yeux allumés par la bonne aubaine.
Après avoir fouillé dans les poches de sa tunique, il tira ses gants de coton blanc :
— Faut se mettre bien pour entrer dans le monde des paroissiennes à l’aise, dit-il. La cigarette brûlée, les gants mis, il se dirigea vers l’hôtel.
Un laquais en livrée était sur la porte :
— Vous allez ? demanda-t-il.
— Au premier, chez ma cousine, la porte en face.
— Chez Madame de San-Pedro ?
— Probable ! oui. Et puis, continua le marsouin, est-ce que ça te regarde, toi, où je vais ? Est-ce que je te demande, moi, ce que tu fais là ?
— Mais, monsieur…
— Il n’y a pas de « mais, monsieur ».
Dis rien, où je te fais fiche ton compte par ma bourgeoise, espèce de larbin !
Comme l’autre s’était redressé :
— Oh ! tu peux te rebequiller, j’ai pas la frousse. Ça se démonte des grands loustics comme toi, et je ne t’autorise pas, t’entends, à fourrer ta curiosité dans mes affaires intimes. Je vais où je veux et ça ne te regarde pas.
Le gérant, au bruit, s’était avancé.
— Qu’il y a-t-il, mon ami ? demanda-t-il au marsouin.
— Qui êtes-vous, vous, d’abord ?
— Le gérant de l’hôtel.
— Ah ! le gérant… Eh bien ! il y a que ce larbin est d’une curiosité dégoûtante, d’une insupportable arrogance et qu’il mériterait qu’en trois temps je lui flanque mon pied dans le bottom. Mais, zut, on m’attend.
Et dans quatre enjambées, il fut au premier, ouvrit une porte vitrée, et trouva Paula, qui, dans l’entrebâillement d’une portière soulevée l’attendait.
— Ils sont rien dégoûtant les larbins de la boîte, dit-il à Paula. Crois-tu qu’ils voulaient me poser des questions, à moi, un du 1er marsouins, un vieux malgache qui n’a pas froid nulle part !
Il avait jeté son képi sur un fauteuil, et, les jambes écartées, il s’assit sur un canapé :
— C’est rupin dans la niche, dit-il. Eh bien ! ma chérie, tu m’offres aujourd’hui des satisfactions d’amour-propre qu’un membre du populo, qu’un seconde classe de l’armée bleue, ne devrait savourer que le dimanche ; mais les jours heureux c’est rien que des dimanches, pas vrai ?
— Allons, vous voulez boire ? que voulez-vous ?
— Oh ! moi, un Pernod-sucre, j’hésite pas.
— Bien.
Elle sonna, un domestique entra.
— Donnez à monsieur ce qu’il faut pour boire un…
— Oui, un Pernod-sucre, et bien servi.
Le valet s’inclina et sortit.
— Vous êtes soldat ? dit Paula.
— Dame ! il me semble que ça se voit.
— C’est un bon métier ?
— Il y a des heures, celle-ci, par exemple ; mais tu sais, à Madagascar, c’était pas rigolo, au Sénégal non plus, il fait chaud, il fait soif, et… Mais, toi, qu’est-ce que tu fais.
— Je suis Américaine.
— C’est pas une profession, ça ! C’est comme si, quand tu m’as demandé si j’étais soldat, j’avais répondu : Je suis de Grenelle. Ça t’intimide que je te demande ton état, je comprends-ça, et puis, je suis un imbécile, ça se voit ton état, n’est-ce pas ? Ce sont des professions qui se démontrent et qui ne se disent pas.
Elle n’avait pas répondu.
D’ailleurs, sur un plateau d’argent, le domestique apportait le Pernod-sucre.
— Tu ne prends rien, toi ?
— Non, je ne prends rien.
— Allons, je vais faire Suisse ! J’aime pas trinquer tout seul ! Bah ! nous boirons dans le même vase, comme des amoureux, parce que j’espère que tu ne m’as pas fait monter ici, simplement pour enfiler du Pernod.
Il la regarda qui lui souriait toujours, amusée du bagout du soldat.
— Vraiment, pensait-elle, ils ne sont pas comme les autres, les militaires.
Jugeant de tous les autres par le gavroche parisien enrégimenté, elle croyait aussi que ce devait être bien amusant de vivre avec eux.
À ces derniers mots, elle vint s’asseoir près de lui, sur le canapé, et de ses bras nus, hors des manches de la robe de chambre qu’elle avait revêtue en rentrant, elle prit la tête du soldat, se piqua la chair à ses cheveux ras, frissonna, et le baisa aux lèvres.
— Mais, dis-donc, une idée, fit le marsouin, tu n’es pas malade au moins ? Parce que tu sais, c’est quinze jours de clou et le pouce…
— Non, dit Paula, ne comprenant pas, je ne suis pas malade, fatiguée un peu seulement, mais vos caresses me guériront…
— Attends que je quitte mon sabre et ma tunique.
— Non, dit-elle tout bas dans son oreille, non, reste comme tu es là, en soldat.
— Quelle idée ! mais c’est embarrassant comme tout ! Oh ! si ça te fait plaisir, après tout…
Et il but à ses lèvres, à ses pauvres lèvres si minces, si fines, si pâles !
Tout de suite emballé, le soldat de vingt ans, robustement, l’empoigna et la coucha sur le canapé.
Le plaisir fut grand, autant qu’il fut violent. Ils n’eurent pas à la bouche de paroles d’amour ; ils n’y pensaient pas, ni l’un ni l’autre ; ils s’étaient resserrés pour le plaisir, pour la joie, pour la brutalité seule.
Il la prit plusieurs fois, fortement toujours, satisfaisant son appétit, se rassasiant de bonheur, comme l’affamé qui s’assied à une table, garnie de victuailles, s’en met jusqu’au cou, voulant profiter de l’occasion.
Quand ils furent apaisés, tous les deux :
— Et maintenant, bonsoir, je me trotte, dit le marsouin ; je vais dîner en famille, avant de réintégrer la caserne. Ça creuse, le Pernod et l’amour.
— Non, ne t’éloigne pas, fit de sa voix constellée de nuances douces et caressantes la femme anéantie dans ses cheveux, et les yeux fermés. Non, reste, ne t’en va pas encore ; reste, reste encore, nous allons nous aimer.
— Pas de ça, Lisette, je pincerais huit jours de clou. Il n’est pas permis de découcher chez mon patron.
— Que t’importe ! dit Paula, caressant du bout de ses admirables doigts fuselés le visage de l’homme repu d’amour. Si je t’aime ! reste avec moi. Tiens, viens encore, viens, je te veux encore ! C’est bon l’amour, c’est doux d’aimer.
La tête renversée sur un coussin, le cou tendu, les bras ardemment attracteurs, mendiante et souverainement puissante, les yeux fermés, mais si vivants derrière les paupières closes, qu’entre les cils ils étincelaient quand même, tout le corps raidi par le spasme prochain, comme rêvant et goûtant par avance le charmeur plaisir où s’endorment les peines et les souffrances, la gorge sèche, le cœur battant, cambrée dans la nervosité de ses reins souples, elle attira contre sa poitrine l’amant.
Et lui, réveillé dans ses sens, tout à l’heure las, se laissa emporter vers la joie, s’abandonna de toutes ses forces, avide, gourmand, prodigue de chaleureuse jeunesse, se jetant dans l’ivresse comme il s’était lancé dans la bataille. Les soupirs et les sanglots de la femme prise chantaient à son oreille comme un clairon qui hurle à la charge. L’étreinte des bras, autour de ses reins, le poussait comme si une troupe formidable de batailleurs, altérés de la joie, de sa joie, eussent voulu tremper comme lui leurs lèvres, au divin baiser.
Sur l’amour, sous l’amour, affolés, ne sentant plus les degrés d’ivresse, ils luttaient avec rage, frénétiquement scellés par le baiser, nerveusement unis dans leur chasse à travers le paradis des extases et des béatitudes infinies.
Il voulait fuir la joie, elle le gardait à sa joie ; elle repoussait son plaisir, il voulait du plaisir. Et sabbatiquement hurleurs, comme des dieux ivres de splendeur et d’amour, yeux clos, bouches sèches, fronts brûlants, soupirs sifflants, ils allaient, allaient toujours.
Lorsque, tout à coup, Paula poussa un cri terrible.
L’homme bondit.
Il avait le visage inondé de sang. Paula lui avait lancé au visage un flot de la liqueur rouge.
Il regarda, terrifié.
Un mince filet de sang coulait encore entre les lèvres fermées de la femme et tombait sur le tapis.
Le soldat eut un regard imbécile.
Il eut peur de se sentir devenir fou.
Paula était pâle comme la chemisette qui couvrait sa poitrine, un faible souffle saccadé pourtant, enflait ses narines, qui étaient aussi teintées de sang.
Effrayé, les yeux arrondis, affreusement ouverts, il fixait Paula.
Immobile, debout, impuissant à faire un mouvement, les bras ballants, le corps lâche, la tête lourdement penchée, la bouche saliveuse ouverte, débraillé, sale, la moustache sanglante, il regardait encore, attendant, sans savoir pourquoi.
Enfin, ayant peur de comprendre, il se précipita sur Paula, la secoua, l’appela :
— Parle donc, allons, parle, qu’as-tu ?… réponds-moi… bon sang de bon sang ! Mais parle donc !
Paula ne parlait pas et ne bougeait plus. Le sang aussi avait cessé de couler, déjà il brunissait, dans un peu d’écume, aux coins de ses lèvres.
— Morte ! cria le soldat affolé. Elle est morte ! Elle est morte !
Et sans rajuster ses vêtements, il se précipita vers la porte qu’il ouvrit et il cria de toutes ses forces :
— Venez, venez, elle est morte ! Elle est morte ! Un médecin, vite, un médecin !
On accourait de tous les côtés.
Le docteur fut un des premiers arrivés.
Il regarda Paula quelques minutes, avec tristesse, puis, doucement, au soldat qui se tenait maintenant près de lui :
— Mon garçon, dit-il, cette pauvre femme était atteinte d’un mal terrible, elle devait bientôt mourir, vous avez peut-être avancé la mort, mais elle s’est en allée sans souffrir, elle est morte… heureuse !
Et la foule des serviteurs et des hôtes, accourus aux cris d’appel du soldat, eurent pour Paula le sourire de pitié, le sourire qui est une prière à Dieu, le sincère sourire au voyageur qui part pour l’éternel voyage…
… Dans son petit lit d’ange, déjà, Ketty dormait : elle rêvait qu’elle jouait avec des anges, dans un grand jardin rempli de fleurs et d’oiseaux. Et les fleurs se penchaient pour parfumer ses cheveux, pour fleurir ses lèvres ; et les oiseaux chantaient comme elle, et venaient coquettement se mirer dans le doux miroir de ses yeux veloutés de noir.