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Revue pour les Français Février 1907/IV

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Imprimerie A. Lanier (2p. 547-550).

LE TUNNEL SOUS LA MANCHE



La question de la construction éventuelle du « tunnel sous la Manche » a déjà fait couler des flots d’encre et les journaux anglais voient chaque jour leurs colonnes encombrées par les discours des partisans et des adversaires du projet, ceux-ci, déclarons-le sans plus tarder, beaucoup plus nombreux et plus passionnés que ceux-là.

Les prévisions des compagnies directement intéressées à la construction du tunnel sont les suivantes : dépense de 400 millions de francs, chaque compagnie — l’une française, l’autre anglaise — concourant pour la moitié de cette somme et poussant ses propres travaux jusqu’à mi-distance en mer où s’opérerait le raccordement ; construction de deux tunnels parallèles dont l’achèvement demanderait dix ans au maximum ; propulsion électrique des trains devant permettre d’effectuer en trente-cinq minutes le trajet de Sangatte à Douvres.

On peut classer en trois catégories, les arguments soulevés par les adversaires du tunnel ; ils sont militaires, économiques et sentimentaux.

Un motif principal de l’opposition au projet s’appuie sur la crainte d’une invasion militaire. Certains Anglais tremblent à la pensée que la France — ou l’Allemagne si elle était jamais maîtresse du littoral nord de la France — pourra déverser au travers de ces deux tunnels de nombreux corps d’armée sur Douvres. Le feld marshall Wolseley soutient énergiquement cette hypothèse et assure au public d’outre-Manche qu’une invasion de ce genre lui paraît plus redoutable encore et plus aisée à notre époque qu’elle ne l’était en 1890 lorsque le parlement anglais, par 250 voix contre 153, rejeta une première fois le projet. À sa suite, Lord Roberts, Sir Redvers Buller, Sir George White, Lord Kitchener lui-même, dit-on, entonnent un chœur de véhémente protestation. La presse locale se range en général au même avis ; seule parmi les journaux militaires, l’United Service Gazette se déclare nettement favorable à la construction du tunnel.

Le grand argument économique d’opposition est celui-ci : en raison des tarifs protecteurs fixés par les nations continentales, tout accroissement de commerce ne profiterait qu’à l’étranger. Les marchands de lait, les fermiers et les jardiniers anglais poussent des cris d’orfraie et réclament, pour le cas où le tunnel deviendrait une réalité, l’établissement de droits protecteurs élevés destinés à maintenir l’équilibre à leur avantage.

Mais la raison profonde en vertu de laquelle l’opinion britannique se montre en général hostile, c’est que l’Angleterre est un pays essentiellement traditionnaliste et conservateur : à ses yeux, le motif décisif de ne pas construire le tunnel, c’est qu’il n’existe pas. Cela semble absurde mais c’est absolument vrai. L’Angleterre est une île, ainsi l’a voulu le Seigneur, telle elle doit rester sous peine de n’être plus elle-même. Et, paraît-il, elle cesserait d’être une île le jour où de rusés ingénieurs auraient fait passer un tube sous la Manche. La mer continuerait bien de l’entourer de tous côtés, mais alors, comme Achille, elle serait vulnérable au talon.

Dans le même ordre d’idées existe aussi la crainte, à vrai dire à peine exprimée mais réelle et intime, qu’un flot plus considérable de visiteurs ne contribue à modifier les mœurs nationales. Or ce qui est étranger est inférieur. Tout en demeurant convaincus qu’en devenant moins bons ils seraient encore meilleurs, les Anglais sont jaloux de maintenir leur standard de qualités morales. Le continent est impur, chacun sait cela. Le tunnel, ver rongeur, ne leur dit rien qui vaille.

À toutes ces raisons, qu’opposent les partisans du tunnel ? Ils remarquent d’abord que chaque progrès en matière de locomotion a toujours rencontré des résistances très vives ; ils ajoutent qu’une amélioration des moyens de communication et de transport doit entraîner une amélioration correspondante du bien être général ; la réalisation du projet en question, disent-ils encore, amènera en Angleterre à la suite des touristes sans cesse plus nombreux une énorme quantité d’argent dont le commerce national sous toutes ses formes tirera profit. On a remarqué à ce propos que si l’Anglais voyage dans son propre pays beaucoup plus que les Français, les Allemands et les Belges dans le leur, en revanche les habitants de ces trois pays franchissent beaucoup plus souvent leurs frontières que ne le font les Anglais. En fait on compte seulement un Anglais sur trente qui voyage à l’étranger, ce qui est très peu. La proportion pour les relations entre les pays ci-dessus cités est du triple sur la seule ligne du nord.

Quant aux arguments basés sur la crainte d’une invasion militaire, les partisans du tunnel les considèrent comme dénués de fondement et nous ne croyons pas qu’ils aient tort. Des procédés ingénieux et multiples ont été proposés pour rendre le tunnel instantanément inutilisable à la première alerte. On ne conçoit d’ailleurs pas très nettement comment une armée continentale pourrait déboucher tout à coup sur le territoire britannique et s’assurer au pied levé la conquête d’un pays qui compte près de quarante millions d’habitants ! La puérilité d’un argument basé sur une crainte de ce genre est évidente ; il faut que les Anglais soient vraiment ignorants des choses militaires pour s’y arrêter un instant et il est incroyable que des hommes de métier invoquent une telle raison contre l’exécution du tunnel. À la moindre tension politique, les autorités britanniques pourraient immédiatement, sous prétexte de réparation à la voie, suspendre le trafic. Si la guerre éclatait et si la flotte anglaise — hypothèse bien invraisemblable ! — était vaincue, il faut croire que le tube aurait été depuis longtemps rompu et rendu inutilisable et que l’ennemi ne pourrait compter pour le débarquement d’une armée d’invasion que sur sa propre flotte. Ainsi, même victorieux sur mer, il ne pourrait nullement utiliser le tunnel.

En admettant qu’une puissance continentale parvint à réunir secrètement (!) à proximité du tunnel, une armée bien approvisionnée, en admettant qu’elle put charger les trains de ses troupes, la seule perturbation du trafic n’éveillerait-elle pas l’attention des autorités anglaises ? et d’ailleurs est-il bien nécessaire à l’Angleterre de recourir immédiatement, comme l’assurent quelques adversaires du projet, au service militaire obligatoire pour se mettre en mesure d’arrêter une armée d’invasion qui aurait pour unique débouché un trou de six mètres de diamètre ? Ces discussions sont enfantines.

Quel accueil la Chambre des Communes réserve-t-elle au bill qui va lui être incessamment présenté ? Il semble impossible de le prédire. Nous savons en tous cas qu’en 1890 six membres du cabinet actuel ont voté en faveur du projet, ce sont Sir Henry Campbell Bannerman, M. Asquith, M. Gladstone, M. Lloyd-George, M. John Morley et M. Bryce — ce dernier vient d’être nommé ambassadeur à Washington. De plus, parmi les 153 députés qui formaient la minorité à la même époque 33 sont encore membres de la Chambre des Communes et toujours décidés à soutenir le projet du tunnel.


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