Seconde Patrie/XXVII
XXVII
La grotte dans laquelle M. Wolston, Ernest et Jack avaient passé la nuit, quatre mois auparavant, lors de leur excursion aux montagnes, la veille du jour où le pavillon anglais fut arboré au sommet du pic Jean-Zermatt, s’emplissait ce soir-là de la plus vive et de la plus légitime animation. La joie y débordait. Si personne, la nuit venue, n’y dormait d’un tranquille sommeil, cette insomnie ne serait pas due aux mauvais rêves, mais à l’agitation des esprits, au tumulte des pensées provoquées par les derniers événements.
Après leur élan d’actions de grâces, le capitaine Gould, Fritz, François, James, le bosseman, Jenny, Doll et Suzan Wolston n’avaient pas voulu s’attarder une minute à la cime du cône. Deux heures allaient s’écouler avant que le jour eût remplacé la nuit, et ce temps devait suffire à gagner le pied de la chaîne.
« Il serait bien étonnant, observa Fritz, que nous n’y trouvions pas quelque cavité assez grande pour nous abriter tous…
– Et, d’ailleurs, répliqua François, nous coucherons sous les arbres… sous les arbres de la Nouvelle-Suisse… de la Nouvelle-Suisse !… »
Et François ne pouvait se retenir de répéter ce cher nom, béni de tous.
« Mais redites-le donc avec moi, ma chère Doll, reprit-il, redites-le donc que je l’entende encore…
– Oui… la Nouvelle-Suisse !… dit la fillette, dont les yeux brillaient de joie.
– La Nouvelle-Suisse ! » répéta à son tour Jenny, sa main dans la main de Fritz.
Et il n’y eut pas jusqu’à Bob qui ne fît écho. Il en avait plein sa petite bouche, ce qui lui valut nombre de baisers.
« Mes amis, dit alors le capitaine Harry Gould, si l’on décide de redescendre au pied de la montagne, nous n’avons pas de temps à perdre…
– Et manger ?… répliqua John Block, et pourvoir à notre nourriture en route ?…
– Dans quarante-huit heures, nous serons à Felsenheim, affirma François.
– D’ailleurs, reprit Fritz, est-ce que le gibier n’abonde pas sur les plaines de la Nouvelle-Suisse ?…
– Et comment chasser sans fusil ?… demanda Harry Gould. Si adroits que soient Fritz et François, je n’imagine pas qu’en faisant seulement le geste de tirer…
– Bah ! répondit Fritz, nous avons des jambes !… Vous verrez cela, capitaine !… Demain, avant midi, nous aurons de la bonne et vraie viande, au lieu de cette chair de tortue…
– Fritz, ne disons pas de mal des tortues… ne fût-ce que par reconnaissance… déclara Jenny.
– Tu as raison, chère femme, mais partons !… Bob ne veut pas rester plus longtemps ici… n’est-ce pas, Bob ?…
– Non… non… répondit l’enfant, et si papa et maman viennent avec moi…
– Oui… ils viendront, lui assura Jenny, et ils ne seront pas les derniers à se mettre en route…
– Partons… partons !… »
Tel fut le cri général.
« Et dire, fit observer d’un ton malicieux le bosseman, dire que nous avons là-bas… dans le sud… une belle plage où abondent tortues et mollusques… une belle grotte où il y a des provisions pour plusieurs semaines… et dans cette grotte, une belle literie de varechs… et que nous allons abandonner tout cela pour…
– Nous reviendrons plus tard rechercher nos trésors, promit Fritz.
– Cependant… insista John Block.
– Veux-tu bien te taire, maudit John !… ordonna Harry Gould en riant.
– Je me tais, mon capitaine, et je ne demande qu’à ajouter encore deux mots.
– Lesquels ?…
– En route !… »
Suivant son habitude, Fritz prit la tête. Les autres se groupèrent comme ils l’avaient fait déjà. Après avoir descendu sans difficultés sur les flancs du cône, ils atteignirent le pied de la chaîne. Un heureux instinct, un véritable sens de l’orientation, leur avait fait prendre le chemin que M. Wolston, Ernest et Jack avaient suivi, et il était à peine huit heures, lorsqu’ils furent sur la limite de la vaste sapinière.
Enfin, par un hasard non moins heureux, – et pourquoi s’en étonner puisqu’on était entré dans la période des bonnes chances ? – le bosseman découvrit la grotte dans laquelle M. Wolston et les deux frères avaient trouvé abri. Qu’elle fût étroite, peu importait, du moment qu’elle suffirait à Jenny, à Doll, à Suzan et au petit Bob, tandis que les hommes dormiraient à la belle étoile. On reconnut, d’ailleurs, aux cendres blanches d’un foyer, qu’elle avait été occupée précédemment. Ainsi, M. Zermatt, M. Wolston, Ernest, Jack, peut-être même les deux familles, étaient venus à travers cette forêt, puis avaient gravi le cône sur lequel se dressait le pavillon britannique !… Et, en cas de retard des uns et d’avance des autres, ils auraient pu se rencontrer en cet endroit.
Après le repas, lorsque Bob fut endormi dans un coin de la grotte, la conversation, malgré les fatigues de cette journée, se reporta sur les incidents du Flag.
Oui !… pendant les huit jours que le capitaine Gould, le bosseman, Fritz, François, James avaient été emprisonnés, le navire s’était dirigé vers le nord. Cela ne pouvait s’expliquer que par la persistance de vents contraires, car l’intérêt de Robert Borupt et de l’équipage était assurément de rallier les lointaines mers du Pacifique. S’ils ne l’avaient pas fait, c’est que le temps ne leur avait pas permis de le faire. Tout indiquait que le Flag avait été drossé vers les parages de l’océan Indien, à proximité de la Nouvelle-Suisse. En tenant compte du temps écoulé et de la direction suivie depuis que la chaloupe fut abandonnée, il ressortait incontestablement que, ce jour-là, Harry Gould et ses compagnons ne devaient pas se trouver à plus d’une centaine de lieues de l’île dont ils se croyaient si éloignés, puisque, après une semaine de navigation, la chaloupe accostait la Nouvelle-Suisse.
Il est vrai, c’était sur cette partie sud du littoral que Fritz et François ne connaissaient pas, derrière cette chaîne de montagnes qu’ils avaientaperçue pour la première fois en débouchant sur la vallée de Grünthal. Et qui eût pu imaginer qu’une telle différence au point de vue de la nature du sol et de ses productions existât entre la riche contrée située au nord de cette chaîne et ce plateau aride qui s’étendait depuis le cône jusqu’à la mer ?…
De cette façon s’expliquait également l’arrivée de l’albatros sur le revers de la falaise. Après le départ de Jenny Montrose, cet oiseau était probablement revenu à la Roche-Fumante, d’où il s’envolait parfois jusqu’aux rivages de la Nouvelle-Suisse, sans avoir jamais atteint Falkenhorst ou Felsenheim. Mais, au total, quelle part ce fidèle oiseau avait eue dans le salut commun !… N’était-ce pas à lui qu’on devait la découverte de cette seconde grotte où l’avait accompagné le petit Bob, et, par suite, celle du passage qui aboutissait au plateau de la falaise ?…
Oui ! tel était cet enchaînement de circonstances, cette succession de faits, où des cœurs reconnaissants sentaient l’intervention providentielle. Et, d’ailleurs, malgré tant d’épreuves, tant de misères, même devant les menaces d’un hivernage, avaient-ils jamais perdu leur confiance en Dieu ?…
On comprendra que cette conversation se fût prolongée fort avant dans la nuit. Mais enfin, la fatigue l’emportant, les dernières heures s’écoulèrent dans le sommeil. Puis, dès l’aube, ayant pris quelque nourriture, tous se mirent en route avec non moins de gaîté que d’impatience.
Du reste, après les restes du foyer de la grotte, la petite troupe allait rencontrer d’autres traces à travers la forêt et la campagne. En ce qui concerne les foulées d’herbes, les brisures de branches, elles étaient dues au passage des animaux, ruminants pu fauves, mais en retrouvant certains vestiges de campement, il était impossible de se tromper.
« Et puis, fit observer Fritz, quels autres que mon père, mes frères, M. Wolston, auraient pu planter le pavillon au sommet de ce cône ?…
– À moins qu’il ne soit allé s’y planter tout seul !… répondit en riant le bosseman.
– Ce qui ne serait pas étonnant de la part d’un pavillon anglais !… répliqua François sur le même ton, car ils sont nombreux, les endroits où il semble avoir poussé tout seul ! »
Le capitaine Gould ne put que sourire à cette boutade. Toutefois, si doué de qualités végétatives que soit le pavillon de la Grande-Bretagne, nul doute que celui du cône eût été arboré de main d’homme. Donc, M. Zermatt et les siens avaient fait une excursion jusqu’à la chaîne en gagnant par le plus court, et le plus simple serait de suivre leurs traces.
Guidés par Fritz, ses compagnons descendirent les premières pentes que la forêt recouvrait en partie.
Qu’il y eût des obstacles à surmonter, des dangers à courir sur le parcours entre cette chaîne et la Terre-Promise, cela ne semblait guère probable.
Quant à la distance entre ces deux points, on pouvait l’estimer à une huitaine de lieues. À faire quatre lieues par jour, coupées d’une halte de midi à deux heures, en se reposant la nuit, il serait possible d’atteindre le lendemain soir le défilé de Cluse.
De ce défilé à Felsenheim ou à Falkenhorst, ce serait l’affaire de quelques heures.
« Ah ! disait François, si nous avions seulement nos deux braves buffles Sturm et Brummer, ou Rash, l’onagre de Fritz, ou Brausewind, l’autruche de Jack, il ne nous faudrait pas une journée pour arriver en vue de Felsenheim !
– Je suis sûre, répondit Jenny en plaisantant, que François aura oublié de mettre à la poste la lettre par laquelle nous demandions de nous les envoyer…
– Comment, François, ajouta Fritz, toi… un homme si sérieux… si attentif !…
– Eh non ! répliqua François, c’est Jenny qui a négligé d’attacher un billet à la patte de son albatros, avant qu’il ne prît son vol…
– Étourdie que je suis !… répondit la jeune femme.
– Mais, dit Doll, il n’est pas certain que le messager aurait porté le message à son adresse…
– Et qui sait ?… répondit François. Tout ce qui nous arrive maintenant est si extraordinaire…
– Eh bien, conclut le capitaine Gould, puisque nous ne devons compter ni sur Sturm, ni sur Brummer, ni sur Rash, ni sur Brausewind, le mieux est de ne compter que sur nos jambes…
– Et d’allonger le pas », acheva John Block.
On partit avec l’intention de ne s’arrêter que pour la halte de midi. De temps en temps, James, François, le bosseman, se chargeaient de Bob, bien que l’enfant voulût absolument marcher. Il n’y eut donc pas de retard pendant la traversée de la forêt.
Tout en cheminant, James et Suzan Wolston, qui ne connaissaient rien des merveilles de la Nouvelle-Suisse, ne cessaient d’admirer cette végétation puissante, très supérieure à celle de la colonie du Cap.
Et ils n’étaient que dans la partie de l’île abandonnée à elle-même, celle que la main de l’homme n’avait pas transformée ! Que serait-ce donc lorsqu’ils visiteraient la région cultivée du district, les métairies de l’ermitage d’Eberfurt, de Zuckertop, de Waldegg, de Prospect-Hill, ce riche domaine de la Terre-Promise !…
Le gibier abondait, des agoutis, des pécaris, des cabiais, des antilopes, des lapins, et aussi outardes, perdrix, coqs de bruyère, gelinottes, pintades, canards. Assurément, Fritz et François eurent quelque raison de regretter que le fusil de chasse leur fit défaut… Ah !… si les chiens Braun et Falb et même le vieux Turc eussent gambadé à leurs côtés !… Et même, si l’aigle de Fritz ne fût pas mort et eût rejoint son maître, celui-ci n’aurait pas tardé à rapporter une demi-douzaine de belles pièces !… Mais comme les cabiais, les pécaris, les agoutis, ne se laissèrent point approcher, toutes les tentatives ne donnèrent aucun résultat pendant la première étape, et l’on serait probablement réduit à dévorer, au prochain repas, le reste des provisions.
Or, voici comment la question de nourriture fut résolue par un incident des plus heureux.
Vers onze heures, Fritz, qui marchait en avant, fit un signal d’arrêter sur la limite d’une petite clairière, traversée d’un étroit rio, au bord duquel se désaltérait un animal d’assez grande taille.
C’était une antilope, et quelle chair saine et réconfortante on se procurerait, à la condition de s’emparer du ruminant par un moyen quelconque !
Le plus simple, en somme, parut être de cerner la clairière, sans se laisser voir, et, dès que l’antilope essayerait d’en sortir, de lui barrer la route, – au risque d’en recevoir quelques coups de corne, – puis de la maîtriser et de l’abattre.
C’est que le difficile allait précisément être d’exécuter cette opération sans donner l’éveil à un animal dont la vue est si perçante, l’ouïe si fine, l’odorat si subtil.
Cependant, tandis que Jenny, Suzan, Doll et Bob se tenaient à l’écart derrière un buisson, Fritz, François, James, le capitaine Gould, le bosseman, qui ne possédaient pour toute arme que leurs couteaux de poche, commencèrent à contourner la clairière, en s’abritant le long des fourrés.
L’antilope continuait à boire au ruisseau, sans donner aucun signe d’inquiétude, lorsque Fritz surgit brusquement en poussant un grand cri.
Aussitôt l’animal de se redresser, de tendre le cou, de se lancer vers le fourré qu’il saurait franchir d’un seul bond.
C’était du côté où se tenaient François et John Block, le couteau à la main. S’ils ne pouvaient l’empêcher de passer par-dessus leur tête, l’antilope serait rapidement hors de portée.
La bête sauta, mais, ayant mal pris son élan, retomba, renversa le bosseman, et chercha à se relever afin de fuir à travers la forêt, où l’on aurait perdu toute chance de la capturer.
À cet instant arriva Fritz, qui, se jetant sur l’antilope, parvint à lui enfoncer son couteau dans le flanc. Mais ce coup n’eût pas suffi, si Harry Gould n’eût réussi à la frapper à la gorge.
Cette fois, l’animal resta sans mouvement au milieu des branches, tandis que le bosseman se dressait lestement.
« Satanée bête ! s’écria John Block, qui en était quitte pour quelques contusions. J’ai reçu plus d’un paquet de mer dans ma vie, mais jamais aucun ne m’a fait faire pareille culbute ! »
James, Jenny, Doll et Suzan venaient d’accourir.
« J’espère que tu n’as pas grand mal, Block ?… demanda Harry Gould.
– Non… des écorchures, et ça ne compte pas, mon capitaine… Ce qui est désagréable et même humiliant, c’est d’avoir été bousculé de la sorte…
– Eh bien, pour votre peine, répondit Jenny, on vous réservera le meilleur morceau.
– Non, madame Fritz, non… et je préfère celui qui m’a flanqué par terre… et comme c’était sa tête, à cet animal, je demande à manger sa tête ! »
On se mit en mesure de dépecer l’antilope et d’en retirer les parties comestibles. Quant à la nourriture, puisqu’elle serait assurée jusqu’au lendemain soir, il n’y aurait donc plus à s’en préoccuper avant l’arrivée au défilé de Cluse.
Fritz et François n’en étaient pas à apprendre la manière d’opérer, lorsqu’il s’agissait de préparer un gibier quelconque. N’avaient-ils pas acquis théorie et pratique pendant douze années de chasse à travers les champs et les bois de la Terre-Promise ? En outre, le bosseman n’était pas maladroit à cette besogne. Il semblait, d’ailleurs, qu’il éprouvait un certain plaisir à se venger de la bête en la dépouillant. En moins d’un quart d’heure, les cuissots, les côtelettes et autres morceaux savoureux furent prêts à être grillés sur la braise.
Comme il était près de midi, il parut convenable de camper dans la clairière, dont le rio fournirait une eau limpide et fraîche. Harry Gould et James allumèrent un feu de bois sec au pied d’un manglier. Puis, sur des charbons ardents, Fritz plaça les meilleures parties de l’antilope, laissant à Suzan et Doll le soin de surveiller les grillades.Par un heureux hasard, Jenny venait de découvrir quantité de ces racines qui se cuisent sous la cendre. De nature à satisfaire des estomacs affamés, elles compléteraient fort agréablement le menu de ce déjeuner.
Or, rien n’est plus délicat que la chair de l’antilope, à la fois parfumée et tendre, et ce fut un vrai régal pour tout le monde.
« Que c’est bon, s’écria John Block, de manger enfin de la viande sérieuse, qui a marché de son vivant… au lieu de ramper lourdement sur le sol !…
– Ne disons pas de mal des tortues, répliqua le capitaine, même pour célébrer les mérites de l’antilope.
– Monsieur Gould a raison, ajouta Jenny. Sans ces excellentes bêtes, qui nous ont nourris depuis notre arrivée sur l’île, que serions-nous devenus ?…
– Alors, vivent les tortues ! cria le bosseman, mais redonnez-moi une troisième côtelette. »
Ce réconfortant repas terminé, on se remit en route. Il n’y avait pas une heure à perdre pour que l’étape de l’après-midi complétât la moyenne de quatre lieues à la journée.
Assurément, si Fritz et François eussent été seuls, ils n’auraient pas compté avec la fatigue. C’eût été tout d’une traite, en marchant la nuit, qu’ils se fussent dirigés vers le défilé de Cluse. Peut-être même en eurent-ils l’idée, et c’était bien tentant, puisque, dans l’après-midi du lendemain, ils fussent arrivés à Felsenheim. Mais ils ne se hasardèrent pas à faire cette proposition d’aller en avant, sachant bien que personne ne les laisserait partir.
D’ailleurs, quelle joie d’arriver tous au but tant désiré, de se jeter ensemble dans les bras de ces parents, de ces amis, qui les attendaient depuis si longtemps, qui désespéraient peut-être de les revoir !… Et avec quelle émotion, quelle explosion de joie, ils s’écrieraient :
« Nous voilà… nous voilà ! »
Cette seconde étape s’effectua donc dans les mêmes conditions que la première, de façon à ménager les forces de Jenny, de Doll et de Suzan Wolston.
Aucun incident ne se produisit, et, vers quatre heures de l’après-midi, la lisière de la forêt fut atteinte.
Une fertile campagne se développait au delà. Sa végétation était due à la seule puissance productive du sol, des prairies verdoyantes, des bois ou des bouquets d’arbres, qui s’espaçaient jusqu’à l’entrée de la vallée de Grünthal.
Quelques bandes de cerfs, de daims passaient au loin. Il ne fut pas question de leur donner la chasse. On aperçut aussi de nombreuses troupes d’autruches, dont la présence rappela à la mémoire de Fritz et de François leur expédition aux environs de la tour des Arabes.
Plusieurs éléphants apparurent également ; ils longeaient d’épais massifs d’un pas tranquille, et quels regards d’envie leur aurait jetés Jack, s’il eût été là!
« Pendant notre absence, dit Fritz, pourquoi Jack ne serait-il pas parvenu à capturer un éléphant… à l’apprivoiser… à le dresser !… comme nous l’avions fait pour Sturm, Brummer et Leichtfus ?…
– C’est très possible, mon ami, répondit Jenny. Après quatorze mois d’absence, il faut s’attendre à trouver du nouveau dans la Nouvelle-Suisse…
– Notre seconde patrie ! dit François.
– Je me figure déjà, s’écria Doll, qu’elle possède d’autres habitations… d’autres métairies… peut-être un village…
– Eh ! fit le bosseman, je me contenterais très bien de ce que nous voyons… et je n’imagine pas qu’il y ait dans votre île une plus belle campagne que celle-ci…
– Ce n’est rien auprès de la Terre-Promise, monsieur Block… affirma Doll.
– Rien, ajouta Jenny, et si M. Zermatt l’a nommée de ce nom biblique, c’est qu’elle le mérite, et, plus favorisés que les Hébreux, nous allons mettre le pied sur la terre de Chanaan. »
John Block dut se laisser convaincre que ces éloges n’étaient nullement exagérés.
À six heures, Fritz organisa la halte de nuit, et pourtant, il lui en coûta, ainsi qu’à son frère, qui eussent volontiers doublé l’étape jusqu’à la vallée de Grünthal.
À cette époque de l’année, le temps ne menaçait pas de se modifier, et le froid n’était pas à craindre. Le capitaine Gould et ses compagnons avaient plutôt souffert de la chaleur pendant la journée, malgré l’abri des grands arbres aux heures de la méridienne. Au delà, quelques bois isolés avaient permis de cheminer à l’ombre, sans trop s’écarter de la ligne droite, et, par conséquent, sans subir aucun retard.
Devant le foyer garni de bois sec et pétillant, le repas fut préparé comme l’avait été celui du matin. Sans doute, cette nuit ne se passerait pas à l’intérieur d’une grotte ; mais, la fatigue aidant, le sommeil n’eût fait défaut à personne.
Toutefois, par prudence, Fritz, François et le bosseman voulurent veiller tour à tour. Avec l’obscurité, des rugissements se laissaient entendre au loin, et rappelaient que des fauves fréquentaient cette partie de l’île.
Le lendemain, départ dès la pointe de l’aube. On pouvait avoir franchi le défilé de Cluse à la seconde étape, s’il ne se présentait aucun obstacle sur cette route où se relevaient toujours des empreintes de fraîche date.
La marche n’offrit pas plus de difficultés ce jour-là que la veille. On gagnait, pour ainsi dire, de massifs en massifs, de manière à se garantir des rayons solaires.
Après le repas de midi au bord d’une rivière au cours rapide, large de neuf à dix toises, qui s’enfuyait vers le nord, il n’y eut qu’à en suivre la rive gauche.
Ni Fritz ni François ne connaissaient cette rivière, puisque leurs excursions ne les avaient jamais amenés sur la partie centrale de l’île. Ils ne se doutaient guère, en vérité, qu’elle eût déjà reçu un nom, qu’elle s’appelât la Montrose, pas plus qu’ils ne connaissaient le nouveau nom de pic Jean-Zermatt, sur lequel flottait le pavillon britannique. Et quelle satisfaction pour Jenny, lorsqu’elle apprendrait que ce cours d’eau, l’un des plus importants de la Nouvelle-Suisse, portait le nom de sa famille !
Après une heure de marche, on abandonna la Montrose, qui obliquait brusquement vers l’est. Deux heures plus tard, Fritz, François, qui avaient pris les devants, mettaient enfin le pied sur une région déjà connue d’eux.
« La vallée de Grünthal ! » s’écrièrent-ils, en la saluant d’un hurrah.
C’était bien la vallée de Grünthal, et il n’y avait plus qu’à la remonter jusqu’au rempart qui fermait la Terre-Promise pour se trouver au défilé de Cluse.
Cette fois, aucune considération, faim ou fatigue, n’aurait pu les retenir ni les uns ni les autres ! À la suite de Fritz et de François, tous avançaient d’un pas rapide, bien que le chemin fût raide. Ils étaient comme poussés en avant, à l’approche de ce but qu’ils avaient désespéré de jamais atteindre !
Ah ! par une bonne fortune extraordinaire, si M. Zermatt et M. Wolston étaient à l’ermitage d’Eberfurt, si leurs familles les y avaient accompagnés, ainsi que c’était l’habitude pendant la belle saison…
Mais, comme on dit, « c’eût été trop de bonheur », et John Block lui-même n’aurait pas voulu l’espérer.
Enfin l’extrémité nord-ouest de la vallée de Grünthal apparut près de la barrière des roches, et Fritz se dirigea vers le défilé.
Les poutres de l’entrée étaient en place, solidement engagées entre les interstices du roc, de manière à résister aux efforts des plus vigoureux quadrupèdes.
« Voilà notre porte… s’écria Fritz.
– Oui, dit Jenny, la porte de cette Terre-Promise, où vivent tous ceux que nous aimons ! »
Il n’y avait qu’un madrier à déplacer, ce qui ne demanda que quelques minutes.
Enfin le défilé fut franchi, et chacun eut le sentiment qu’il rentrait chez soi, – ce chez-soi dont, il y avait trois jours, on se croyait encore à des centaines et des centaines de lieues !…
Fritz, François et John Block rajustèrent la poutre dans son entaille, afin de ne laisser l’entrée libre ni aux fauves ni aux pachydermes.
Vers sept heures et demie, la nuit tombait avec cette rapidité particulière aux zones tropicales lorsque Fritz et ses compagnons atteignirent l’ermitage d’Eberfurt.
Personne dans la métairie, et, s’il y avait lieu de le regretter, il ne fallait cependant pas en être surpris.
La maisonnette était en bon état. Après que la porte et les fenêtres eurent été ouvertes, on procéda à une installation qui ne devait durer qu’une dizaine d’heures.
Suivant l’habitude de M. Zermatt, l’habitation était prête à recevoir les deux familles qui la visitaient plusieurs fois par an. Les couchettes furent destinées à Jenny, Doll, Suzan, au petit Bob et au capitaine Gould. Le sol du hangar, couvert d’herbes sèches, suffirait aux autres pour cette dernière nuit qui précédait leur retour.
En outre, Eberfurt était toujours muni de provisions pour une semaine.
Jenny n’eut que la peine d’ouvrir de grands paniers d’osiers renfermant des conserves de diverses sortes, du sagou, de la cassave ou farine de manioc, de la viande et du poisson salés. En fait de fruits, figues, mangles, bananes, poires, pommes, il n’y avait qu’un pas à faire pour les cueillir aux arbres, et aussi pour récolter les légumes dans le potager.
Il va sans dire que la cuisine et l’office étaient garnis de leurs ustensiles. Dès qu’un bon feu de bois pétilla dans l’âtre, la marmite fut placée sur son trois-pieds. On puisa l’eau à une dérivation de la rivière Orientale, qui alimentait le réservoir de la métairie. D’ailleurs, ce qui réjouit particulièrement, ce fut de pouvoir s’offrir quelques verres d’un vin de palme, provenant des tonneaux du cellier.
« Eh ! eh ! s’écria le bosseman, il y a longtemps que nous étions au régime de l’eau claire…
– Aussi, nous allons vous faire raison, mon brave Block, s’écria Fritz.
– Tant que vous voudrez, répondit le bosseman. Rien d’agréable comme de boire à la santé les uns des autres avec ce bon vin de pays !…
– Buvons donc, répondit François, au bonheur de revoir nos parents et nos amis à Falkenhorst ou à Felsenheim ! »
Au choc des verres, trois hurrahs furent poussés en l’honneur des familles Zermatt et Wolston.
« En vérité, fit observer John Block, il y a en Angleterre et ailleurs bien des auberges qui ne valent pas celle de l’ermitage d’Eberfurt…
– Et remarquez, Block, répondit Fritz, qu’ici l’hospitalité ne coûte rien ! »
Le repas achevé, Jenny, Doll, Suzan et l’enfant dans une chambre, le capitaine Gould dans l’autre, Fritz, François, James et le bosseman sous le hangar, allèrent prendre un repos dont ils avaient grand besoin après une si longue étape.
Cette nuit se passa dans les meilleures conditions de sécurité, et tous ne firent qu’un somme jusqu’au lever du soleil.