«C’est l’histoire de toute la corruption en Guinée»
Agathe Duparc, 21 janvier 2021
L’accent est chantant et le ton chaleureux, mais que l’on ne se s’y méprenne pas: Frédéric C., un Français natif d’Antibes, peut aussi afficher un visage plus inquiétant. Quand par exemple, au printemps 2013, investi d’une mission urgente, il saute dans un avion pour Jacksonville, en Floride, où vit alors Mamadie Touré, la 4e épouse du défunt président guinéen Lansana Conté. Le but? La pousser à se débarrasser des documents compromettants qu’elle détient. «II faut trouver un endroit pour les supprimer, pour les détruire, les détruire complètement, les brûler (...). Tout ce que je te dis c’est directement de Beny (…). Si tu leur dis oui j’ai touché (…), tu as un très gros problème, pas un petit problème, un très très gros problème», lance-t-il, lui conseillant de mentir à la justice des États-Unis, avec la promesse d'une guerre judiciaire de la part de Beny Steinmetz Group Resources (BSGR) si elle ne s’exécute pas. Mais comme l’arroseur arrosé, c’est lui qui a plongé, cueilli par le FBI. Car Mamadie Touré portait un micro et bénéficiait d’un statut de témoin protégé. La conversation s’est achevée le 14 avril 2013 par un «Debout! Les mains derrière le dos!»
Documents sauvés de la destruction
Les documents compromettants n’ont heureusement ni été jetés au feu ni passés à la broyeuse. Ils font partie des pièces maîtresses du procès-évènement qui s’est déroulé en janvier 2021 devant le Tribunal correctionnel de Genève. Une véritable plongée dans les mécanismes de la corruption internationale, avec en toile de fond la Guinée, l’un des pays les plus pauvres de la planète. Ses fabuleux gisements de fer encore inexploités suscitent depuis des décennies les appétits féroces de plusieurs grands groupes miniers.
Après six ans d’instruction, le Ministère public genevois a établi qu’entre 2006 et 2012, Mamadie Touré, la 4e femme du potentat guinéen Lansana Conté – au pouvoir entre 1984 et décembre 2008 – avait touché près de 10 millions de dollars de pots-de-vin pour faciliter les affaires de Beny Steinmetz Group Resources (BSGR). Entre 2006 et 2010, BSGR a obtenu 20 permis de prospection, puis d’exploitation sur le méga-gisement de fer de Simandou et celui de Zogota, au sud-est de la Guinée. Et le groupe a réalisé quelques prouesses.
En juillet 2008, le président Conté, alors presque mourant, a signé un décret privant le géant minier anglo-australien Rio Tinto – implanté en Guinée depuis les années 90 – des concessions qu’il détenait sur les blocs 1 et 2 de Simandou nord. Tombées en décembre 2008 dans l’escarcelle de BSGR, 51% de ces concessions minières ont ensuite été revendues en 2010 au groupe brésilien Vale, pour 2,5 milliards de dollars, alors que seuls 170 millions de dollars avaient été investis. Une plus-value colossale, réalisée sur le dos de la population guinéenne.
Chose rarissime, les trois figures emblématiques de ce dossier fleuve étaient sur le banc des accusés, jugés pour «corruption d’agents publics étrangers» et «faux dans les titres»: le milliardaire franco-israélien Beny Steinmetz, l’homme fort du groupe éponyme; Frédéric C., l’intermédiaire baroudeur qui a déjà fait 22 mois de prison aux États-Unis pour «obstruction à la justice» en raison de ses péripéties en Floride; et Sandra M. H., la fidèle administratrice qui, depuis la Cité de Calvin, gérait au quotidien les affaires de BSGR, tamponnant toutes les demandes sans sourciller.
«C’est un cas d’école en matière de corruption», s’est enflammé le premier procureur Yves Bertossa dans son réquisitoire. «Un roman», a ajouté la procureure Caroline Babel Casutt.
Elle dit ne pas s’être ennuyée à la lecture des milliers de pièces – 250 classeurs fédéraux – qui constituent le dossier: courriels, contrats, protocoles d’accord et procès-verbaux. «Ils racontent toute l’histoire de la corruption en Guinée» même si certaines des opérations destinées à dissimuler le «pacte corruptif» sont «atrocement compliquées».
L’acte d’accusation du procureur Claudio Mascotto retrace froidement le cheminement des 8,5 millions de dollars arrivés sur les comptes de Mamadie Touré à Miami et Conakry (capitale de la Guinée), en plus des 2 millions qu’elle dit avoir touchés en cash. Afin de donner une apparence licite à ces versements, divers montages et sociétés-écrans ont été mis en place; des fausses factures ont été produites sous prétexte d’achats de sucre et d’engins de chantier, de location d’un yacht ou de divers contrats de consulting. Le magistrat genevois a pu s’appuyer sur les procédures ouvertes dès 2013 en Guinée, en Israël et aux États-Unis.
Une partie de cette cuisine a été déballée à Genève. Mais en ces temps de Covid-19, il a fallu faire sans témoins, les onze personnes convoquées – dont le témoin clé de l’accusation, Mamadie Touré – ne s’étant pas présentées. Le Ministère public manque de «testicules» – comprenez il n’a que de «faibles témoins» selon Cicéron – s’est exclamé Marc Bonnant, l’avocat de Beny Steinmetz, qui a demandé le renvoi du procès. «Si les nôtres sont faibles, les vôtres sont inexistants», a répliqué Yves Bertossa.
La gestionnaire qui ne lit pas les contrats
Sandra M. H. a ouvert le bal. À Genève, la quinquagénaire au profil affable était directrice d’Onyx Financial Services SA. Installée dans un petit bureau de la zone franche de l’aéroport, d’abord seule, puis entourée de deux secrétaires, elle gérait entre 200 et 400 sociétés de BSG et de sa branche minière BSGR. «Je recevais et traitais environ 200 e-mails par jour», explique-t-elle d’une voix fatiguée et parfois inaudible.
Elle ne se souvient de rien, sauf lorsqu’il s’agit d’affirmer que Beny Steinmetz, qu’elle rencontrait trois ou quatre fois par an pour «s’occuper de sa collection d’art et de son appartement genevois» et qui lui avait fait la «belle surprise» de l’inviter au mariage de sa fille, n’était pas au courant des affaires guinéennes.
C’est Sandra M. H. qui a vendu en octobre 2005 à Fréderic C. et ses deux associés Michaël Noy et Avi Lev Ran une société nommée Pentler Holding Ltd (BVI), devenue le principal écran de la corruption, selon l’accusation. «J’ignorais qu’il s’agissait d’un projet en Guinée. J’avais compris qu’il fallait une société assez vite», répond-elle à Alexandra Banna, la présidente du tribunal correctionnel. Et quand, le 20 février 2006, BSGR Guinée – filiale de BSGR – offre 17,65% de son capital à Pentler, avec la promesse d’un bonus de 19,5 millions de dollars, officiellement en récompense du travail à venir en Guinée, elle ne tique pas. Le même jour, BSGR Guinée et la République de Guinée signent un protocole d’accord qui, quelques mois plus tard, ouvrira la porte à l’obtention des premiers permis.
Grace à ce montage, Mamadie Touré a pu dès 2007 devenir actionnaire de 33% des parts de Pentler – via sa société Matinda – et obtenir une participation gratuite de 5% dans le futur projet BSGR Simandou. «Je m’occupais de beaucoup de sociétés et je n’ai pas prêté attention», répond Sandra M. H.
«Et si c’étaient des trafiquants de drogue ou des terroristes, en tant qu’administratrice vous ne vérifiez rien?», lance le procureur Bertossa.
«J’ai toujours eu extrêmement confiance en eux. Tous les gens de BSGR sont de grands professionnels», souffle-t-elle après un silence. Pour son avocate, Sandra M. H ne savait rien, ne décidait rien. Elle n’était que «l’instrument» de la structure complexe du groupe BSGR.
Corruption magique
Beny Steinmetz, silhouette frêle et visage en lame de couteau, avait pour mission de se présenter en simple «conseiller» de BSGR, totalement étranger à cette affaire. Lui et sa famille sont les seuls bénéficiaires de Balda, une fondation discrétionnaire et irrévocable enregistrée au Liechtenstein au milieu des années 90 par Marc Bonnant, l’avocat aux multiples casquettes. Balda est propriétaire de toutes les sociétés de la galaxie BSG. Juridiquement parlant, le Franco-Israélien n’est l’administrateur ou l’actionnaire d’aucune société, et ne joue aucun rôle opérationnel au sein du groupe. Sa seule fonction? Prodiguer des conseils «stratégiques» et jouer le rôle d’ambassadeur pour le groupe, soit «une centaine de présidents, premiers ministres et ministres rencontrés ces dix dernières années», a-t-il reconnu.
Il assure n’avoir été informé du dossier guinéen, pourtant stratégique, qu’à partir du printemps 2008. À cette époque, BSGR est sur le point de récupérer les permis de Rio Tinto. Le groupe mène aussi de difficiles négociations pour racheter la fameuse participation de 17,65% de Pentler dans BSGR Guinée. Beny est appelé à la rescousse. En mars, un accord est signé pour un montant total de 34 millions de dollars. Selon l’accusation, cette transaction a permis de générer les fonds nécessaires au versement des pots-de-vin à Mamadie Touré.
Pourquoi une partie de cette somme payée à Pentler en 2010 – soit 22 millions de dollars – a-t-elle été mentionnée dans les comptes de BSGR sous «achat d’une aciérie à Bakou»? Et pourquoi ce versement ne figure-il pas dans le contrat signé en 2010 avec le géant minier Vale?
Beny Steinmetz sèche: «Je ne sais pas», invoquant le prétendu et fort accommodant «Chinese wall» (mur de Chine) qui existait entre lui et les affaires du groupe.
Son jet privé se trouvait pourtant à Conakry le 20 février 2006, jour de la signature de quatre contrats, dont celui signé entre Pentler et Mamadie Touré.
Dans ses dépositions faites sous serment aux États-Unis, la jeune femme a affirmé que Beny Steinmetz avait rencontré à deux reprises le président Conté en 2006, avant que les affaires de BSGR en Guinée ne décollent. Lui ne concède qu’une seule rencontre avec le potentat en 2008, sous un baobab. Il affirme avoir alors appris l’existence de «sa maîtresse» Mamadie Touré, qui raconte selon lui «beaucoup de mensonges». La procureure Caroline Babel Casutt a souligné au contraire la grande cohérence de ses dépositions, corroborées par de nombreux documents.
La présidente du tribunal a mentionné un courriel adressé par Asher Avidan, le directeur de BSGR Guinée, à Beny Steinmetz le 18 septembre 2007, l’informant qu’il allait bientôt rencontrer certaines personnes clés: «The lady» et le président. Qui est «The lady?»: «Je ne sais pas, cela ne me concerne pas», répond Steinmetz. Le procureur Yves Bertossa n’a pas manqué d’ironiser sur ces «dérobades»:
«On sait que Mamadie a reçu un montant de l’ordre de 10 millions, mais c’est magique, c’est de la corruption magique, via le board (conseil d’administration), les managers, les partenaires».
À l’image du corrupteur, l’avocat de Beny Steinmetz n’a eu cesse d’opposer celle du «bienfaiteur», du «pro-africain», «qui donne les moyens d’exploiter les richesses à ceux qui ne les ont pas». La population guinéenne n’a pourtant jamais récolté les fruits de ces deals mirobolants.
Sacrifice de poulets et vaches
Dans le rôle de l’apporteur d’affaires, Frédéric C. n’a pas brillé non plus par la clarté de ses réponses. Après six ans de silence «sur les conseils de ses avocats américains», il a eu tout loisir de peaufiner sa version: celle d’un vendeur de couches-culottes et de produits pharmaceutiques en Afrique qui décide de se lancer dans le secteur minier en Guinée, croisant sur sa route trois «partenaires locaux». Parmi ceux-ci: Ibrahima Sory Touré qui, fin 2005, lui présente sa sœur Mamadie Touré. Le Français la dépeint comme une sorte de sorcière qui vit alors dans une maison délabrée et fait «régulièrement des sacrifices de poulets et d’animaux, jusqu’à des vaches». «À des années-lumière de l’idée que l’on peut se faire d’une femme de président», explique-t-il à la Cour.
Son récit coloré renforce ainsi la principale thèse de la défense qui, depuis le début du procès, présente Mamadie Touré comme une affabulatrice. Elle n’aurait jamais été mariée à Lansana Conté et ne pourrait en aucun cas être qualifiée «d’agent public étranger». Son passeport diplomatique mentionne pourtant son statut d’épouse du président. Une semaine après l’avoir rencontrée, Fréderic C. obtient sa première entrevue avec le potentat, une seconde suivra en janvier 2006, en compagnie d’un représentant de BSGR.
Début février, BSGR reçoit les premiers permis d’exploration à Simandou. Pentler Holdings, la société BVI de Frédéric C, est récompensée, comme convenu, par 17,65% du capital de BSGR Guinée, avec la promesse d’un bonus de 19,5 millions de dollars pour l'obtention d’autre titres miniers à Simandou. Voilà pour la version officielle, car l’accusation estime que ce montage a surtout été mis en place pour payer les pots-de-vin. Quel travail a fourni Pentler? Frédéric C. dit s’être échiné sur le dossier «en attrapant le palu à Conakry» et en usant ses pantalons.
L’apporteur d’affaires a aussi expliqué avoir quitté la Guinée fin 2006, et tout ce qui s’est passé ensuite n’aurait pas été décidé avec lui. Mais à l’automne 2011, alors qu’Alpha Condé, le nouveau président de la Guinée, lance une offensive contre BSGR, il reprend du service. Le grand cabinet d’avocats DLA Piper, lié à Georges Soros, est mandaté pour réaliser un audit sur les circonstances de l’arrivée de BSGR en Guinée. On évoque déjà la corruption. Des avocats et des détectives privés s’agitent. Frédéric C. se passionne pour le dossier, soi-disant de sa propre initiative et avec la perspective de toucher une petite rémunération de BSGR. Avec l’issue que l’on connaît: un désastreux voyage en Floride où il tombe comme un bleu dans la gueule du loup.