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Livre électronique493 pages5 heures

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À propos de ce livre électronique

Extrait : "La rue Championnet, l'une des plus longues de Montmartre, était il y a peu de temps encore, une simple route de banlieue, déserte et bien loin de Paris, dont elle se trouve séparée par la butte et le mur du cimetière indéfiniment prolongé qui la mettent dans un isolement tranché, où rien ne peut avertir l'étranger qu'une puissante ville est là, tout près, vivante seulement par son mugissement."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie30 août 2016
ISBN9782335169720
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    Aperçu du livre

    Mondaine - Ligaran

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    Première partie

    I

    La rue Championnet, l’une des plus longues de Montmartre, était, il y a peu de temps encore, une simple route de banlieue, déserte et bien loin de Paris, dont elle se trouve séparée par la butte et le mur du cimetière indéfiniment prolongé qui la mettent dans un isolement tranché, où rien ne peut avertir l’étranger qu’une puissante ville est là, tout près, vivante seulement par son mugissement. Qu’on la suivît de l’avenue de Saint-Ouen à la rue des Poissonniers, on ne trouvait sur cet interminable parcours que des boutiques de marchands de vins occupant le rez-de-chaussée de pauvres maisonnettes, des chantiers d’entrepreneurs, les grands bâtiments d’une école primaire, un jardin d’horticulteur et des terrains vagues, beaucoup, toujours des terrains vagues. Vastes comme de vrais champs de campagne, ils étalaient de chaque côté du trottoir une herbe poudreuse l’été, rare l’hiver ; et les palissades plus ou moins vermoulues continuaient les palissades. Sur plusieurs, s’élevaient des constructions bizarres tenant autant du hangar et de la hutte, que de la maison, et rappelant plutôt des campements de sauvages que des habitations d’hommes civilisés ; des abris, non des demeures.

    Dans l’un de ces terrains qui a deux entrées, l’une sur la rue Championnet, et l’autre sur un passage débouchant rue Marcadet, une cabane en planches couverte d’un toit de carton bitumé est habitée par un vieux porteur de journaux appelé le père Trip, qui paye son loyer en tenant l’emploi de gardien de cet enclos.

    Les autres terrains voisins se gardent tout seuls, mais comme dans celui-là s’élèvent plusieurs bâtiments, – sur la rue un atelier de serrurier, sur le passage la remise d’un déménageur, au centre une maisonnette à un étage, et en face une cabane en planches, dans le genre de celle du gardien, – il a bien fallu un concierge pour ouvrir les barrières le matin et les fermer le soir.

    Quand de la rue on regarde la maisonnette adossée au mur mitoyen d’une scierie dont on entend le ronflement continuel, il semble qu’avec sa façade vitrée d’un large et haut châssis, elle doit être l’atelier d’un peintre ou d’un statuaire qui, faisant passer les exigences du bon marché avant celles du bien-être et du confortable, n’a pas craint de s’exiler dans ce quartier désert. L’été, un cordon de vigne vierge enguirlande son toit de tuiles rouges. L’hiver, des lierres égayent ses murs de leur verdure. Tandis que le terrain est encombré de débris de toutes sortes et d’herbes folles, un tapis de gazon s’étend devant la porte, formant un jardinet au centre duquel s’élève une touffe de sureau dont les branches retombent en parasol.

    C’est, en effet, un atelier construit pour un sculpteur à ses débuts, qui l’a habité alors que, travaillant dans la solitude, à la besogne du matin au soir, sans distractions, sans relations, il n’avait de rapports qu’avec ses modèles et son praticien, mais qu’il a quitté le jour où le succès lui étant venu enfin, avec une œuvre heureuse, il a compris que les gens du monde, si désireux qu’ils pussent être d’avoir un buste signé de son jeune nom glorieux, ne se décideraient jamais au voyage qu’ils devraient entreprendre pour arriver jusqu’à lui.

    – Rue Championnet ? Où donc prenez-vous ça, la rue Championnet ?

    – Quartier des Grandes-Carrières.

    Autant dire dans la forêt de Bondy ou de Sénart.

    Quand le père Trip avait accroché l’écriteau :

    ATELIER ET LOGEMENT À LOUER

    il avait pensé qu’il aurait plus d’une fois à le renouveler, effacé et déchiré par les intempéries, avant de retrouver un locataire, car il ne se faisait pas d’illusions, le pauvre vieux, sur les charmes et les agréments du quartier qu’il habitait malgré lui. Quel serait l’artiste assez dépourvu de clientèle ou d’amis pour venir s’enterrer là ?

    Et cependant, au bout de huit jours, il s’était présenté un amateur qui, après avoir visité les trois pièces dont se composait la maison : l’atelier, une petite chambre, une cuisine assez grande, avait dit qu’il la prenait.

    Tout de suite. Comme ça. Sans marchander. Le père Trip fut stupéfait. Il était honnête homme, le vieux gardien, et comme le prix qu’il avait annoncé était une demande qui, selon lui, serait discutée et par conséquent abaissée, il était gêné de voir qu’on l’acceptât ainsi. Ne devait-il pas offrir à ce locataire naïf un moyen de rattraper en partie ce qu’il venait d’abandonner si bénévolement ? Il le crut.

    – Il y aura bien quelques petites réparations, dit-il.

    – Je ferai celles que je jugerai utiles.

    C’était à désespérer. Qu’était donc ce singulier locataire ?

    – Monsieur se nomme ?

    – Geoffroy.

    – Sculpteur ?

    – Non.

    – Peintre ?

    – Non.

    Ni peintre ni sculpteur ! Alors pourquoi louait-il un atelier d’artiste ? Et dans ce quartier maudit que lui, Trip, aurait abandonné, s’il avait eu le moyen de payer son terme ailleurs, à Montrouge, par exemple, où son ambition se flattait de demeurer un jour, si les temps devenaient meilleurs.

    De plus en plus surpris, il examina son locataire.

    C’était un homme de vingt-huit à trente ans, qu’à son allure décidée, à sa tournure élégante, à son regard droit et à son parler bref on aurait pu prendre pour un officier, n’eût été une longue barbe brune frisée qui n’avait rien de militaire. Trip n’était pas un observateur qui, du premier coup d’œil, caractérise et classe celui qu’il examine, mais dans ses années de service, il avait été brosseur et il lui sembla que le costume aussi n’était pas celui d’un officier en bourgeois ; moins pincé, moins habillé, plus souple.

    En continuant les questions qui étaient dans son rôle de concierge, il arriverait bien à savoir quelque chose, sans doute.

    – Et pour les renseignements ? demanda-t-il.

    – Je paye d’avance.

    – C’est l’habitude qu’on prenne des renseignements ; le propriétaire y tient.

    – Vous lui direz que j’arrive de province.

    – Mais…

    – Est-ce qu’il craint qu’on fasse partir ses autres locataires ? demanda Geoffroy en regardant le terrain vague qui s’étalait autour d’eux.

    – Enfin ce que j’en dis c’est par ordre ; si monsieur veut revenir demain.

    Le propriétaire était trop heureux de louer cet atelier, qu’il croyait garder vacant pendant plusieurs termes, pour ne pas saisir cette occasion inespérée et accepter ce locataire quel qu’il pût être. Que lui importait qu’il ne donnât pas de renseignements, puisqu’il payait d’avance ! C’était peut-être un amoureux qui voulait une maison discrète pour ses rendez-vous. Et quand ce serait un voleur cherchant à se cacher, il n’y avait pas à craindre qu’il emportât le terrain. Et puis il payait d’avance.

    Le lendemain, le nouveau locataire arriva en compagnie de fumistes et, sous sa direction, commencèrent aussitôt des travaux qui continuèrent l’étonnement de Trip.

    Comme on était au mois de septembre, il admettait que dans cette maisonnette posée sur le sol même et construite en carreaux de plâtre avec pans de bois et enduits extérieurs au balai, on voulût un chauffage moins primitif que celui dont se contentait le sculpteur, habitué à la dure et qui n’avait pas d’autre souci que d’empêcher sa terre de geler. Mais dans le travail des fumistes il ne semblait pas que rien dût prendre la forme d’un calorifère, d’une cheminée ou d’un poêle. Ils s’étaient installés dans la cuisine, et, à côté du fourneau, ils avaient, avec des briques et des plaques de poterie réfractaire, commencé une construction bizarre à laquelle Trip ne comprenait rien du tout.

    Dépité de chercher sans trouver, il s’était décidé, poussé par la curiosité, à les interroger.

    – Qu’est-ce que c’est donc que ces machines-là, hein, la coterie ?

    – Vous voyez bien, des fours.

    Le père Trip, quoique la vie ne lui eût pas été douce, était resté, vieux, l’homme gai de sa jeunesse, toujours prêt à la plaisanterie, riant des choses pour n’en pas pleurer, drôle dans toute sa personne, comique même avec sa tête ronde comme un boulet de canon et des yeux perçants qui éclairaient une physionomie mobile de mime, barbue, chevelue, et, comme il se moquait facilement des gens, il était volontiers disposé à croire qu’on se moquait de lui.

    – Des fours ! dit-il, vous vous fichez de moi ; pas des fours à pain au moins ?

    – Non, des fours d’émailleur.

    Un émailleur alors, ce locataire ni peintre ni sculpteur.

    Trip n’était pas un ignorant, il connaissait parfaitement l’émail ; et même, il avait un petit plat en fonte émaillée dans lequel il faisait cuire des œufs bien mieux qu’à la poêle, mais il n’était pas une bête non plus et il ne pouvait pas croire que son locataire s’installait dans cet atelier pour fabriquer des plats de ce genre : un monsieur, son locataire, non un simple ouvrier ; cela se reconnaissait à ses manières, à sa façon de parler aux gens, sans familiarité comme sans brutalité, et aussi à la finesse de son linge.

    Ce qu’il vit quand les fumistes eurent achevé la construction des fours dans la cuisine et l’installation d’un poêle-calorifère dans l’atelier, ce fut l’arrivée successive d’un mobilier qui sûrement était celui d’un monsieur. D’abord un marchand de literie apporta et monta dans la chambre un lit en cuivre qui éblouit Trip. Puis l’ameublement de l’atelier ne fut pas moins extraordinaire à ses yeux : une grande table en noyer ciré, une vieille commode avec des bronzes dorés, un canapé en tapisserie, deux fauteuils recouverts de cuir estampé, deux chaises volantes laquées rouge, n’était-ce pas caractéristique ?

    Enfin une voiture du Bon Marché déposa entre ses mains deux tapis roulés, dont les étiquettes qu’il lut le firent rêver : sur l’une on lisait : « Prix 475 fr. » ; sur l’autre : « Prix 525 fr. ». On gagnait donc bien gros dans l’émail qu’on pouvait dépenser une pareille somme pour des tapis qui n’étaient ni grands, ni neufs, et ne devaient pas être indispensables.

    Après les fumistes et les marchands de meubles vinrent des ouvriers tapissiers qui posèrent des rideaux, des portières, et la maisonnette se trouva prête à recevoir son maître.

    Ce fut un matin qu’il arriva ; Trip, qui rentrait de sa tournée, le vit descendre d’une voiture de place ; il était en costume de voyage : veston court, chapeau rond, et à la main il portait une couverture ; rien de plus naturel, puisqu’il venait de la province, mais ce qui l’était moins, c’était l’absence de bagages : comment n’apportait-il pas avec lui ses vêtements et son linge de corps ?

    Trip crut devoir le conduire jusqu’à la maisonnette et lui en ouvrir la porte ; la casquette à la main il allait rester dehors, quand son locataire lui demanda d’entrer.

    – Pouvez-vous vous charger de mon ménage ? dit-il.

    – Ça dépend.

    – Je vous donnerai ce que vous demanderez.

    – Ce n’est pas ça que je veux dire. Excusez-moi de m’être mal expliqué. Et puis il ne faudrait pas croire que je suis un homme à répondre de cette façon à une proposition honnête. Il ne s’agit pas du prix, mais de l’heure à laquelle vous voulez que votre ménage soit fait, parce qu’il faut que vous sachiez que je ne suis pas libre de mon temps : dans l’après-midi, de quatre à huit heures, je porte un journal du soir ; la nuit, de une heure à neuf ou dix heures, un journal du matin…

    – Douze heures de marche !

    – Eh oui, tous les jours sans en manquer un seul, pas même l’hiver, quand il tombe du verglas ou de la neige : il faut que les abonnés aient leur journal à l’heure habituelle, et quand on se fait remplacer, c’est des retards et des erreurs. Heureusement les jambes sont solides et le cœur est bon. Faut bien gagner sa vie, n’est-ce pas ? C’est donc sur le coup de dix heures que je rentre, car la course est longue de Nogent à Paris.

    – Eh bien, dix heures me conviennent.

    – C’est que je dois vous dire que je ne suis pas encore libre à dix heures. Bien que vous n’ayez jamais vu ma femme, j’en ai une tout de même, qui depuis trois ans ne quitte pas son lit, paralysée. Alors quand je rentre, il faut que je commence par m’occuper d’elle, que je lui fasse son café, car on mange tout de même au lit. Si bien que je ne peux pas être libre avant onze heures.

    – Mettons onze heures, mettons midi si vous aimez mieux ; vous prendrez le moment de la journée où vous n’aurez rien à faire. Je tiens seulement à ce que vers midi vous puissiez aller me chercher mon déjeuner lorsque je travaillerai. Quant à mon lit, vous le ferez quand vous pourrez. Au reste je ne coucherai pas souvent ici, quelques nuits seulement par mois.

    Comme Trip le regardait avec curiosité, il ajouta, pour expliquer ces absences évidemment étranges :

    – Je voyage beaucoup.

    Trip essaya une question :

    – Pour vos travaux ?

    Mais il n’obtint pas de réponse, et son désappointement se traduisit par une grimace comique qui amena un demi-sourire sur le visage de Geoffroy.

    – Comme je ne passerai pas la nuit ici aujourd’hui, continua celui-ci, je vous donnerai ma clef en partant.

    – C’est que si vous partez après trois heures et demie, je ne serai plus à ma baraque, qui sera fermée.

    – Alors, portez cette clef au serrurier et demandez-lui d’en faire une semblable tout de suite.

    – Ce serrurier travaille dans l’électricité, non dans les serrures, et puis si vous le voulez bien, ce n’est pas la peine : quand votre prédécesseur sortait, il accrochait la clef à un clou dans le lierre, où je la prenais et où il la retrouvait quand il rentrait.

    – C’est primitif.

    – Il n’y a pas de danger ; elle est bien cachée, et jamais personne n’est entré chez lui.

    – Eh bien, montrez-moi ce clou.

    Au moment où Trip ouvrait la porte, un beau chat jaune entra dans l’atelier, sans crainte, marchant droit, la queue en l’air, comme s’il était chez lui.

    – Tiens, c’est Diavolo ! Voilà qui est fort !…

    – Qu’est-ce qui est fort ?

    – Qu’il soit encore revenu. Il faut vous dire que c’est le chat du sculpteur, une belle bête, comme vous voyez, à laquelle on peut tenir. Naturellement on l’a emmené en déménageant ; le lendemain il était de retour ici : du boulevard de Clichy à la rue Championnet. Il a trouvé son chemin. Je l’ai reporté. Il est revenu. Je l’ai reporté encore, et le voilà. Que veux-tu que je fasse de toi, mon pauvre Diavolo ?

    Après avoir tourné dans l’atelier en flairant chaque meuble, le chat était revenu à Trip et il se frottait contre ses jambes en faisant ronron, le dos recourbé, la queue perpendiculaire, les oreilles dressées, les yeux grands ouverts.

    – Que vas-tu devenir ? dit Trip en lui passant la main sur le dos.

    – Est-ce que vous n’allez pas le reporter ?

    – Son maître n’en veut plus, il m’a dit que s’il se sauvait une quatrième fois, il l’abandonnait, et que ce n’était pas la peine de le lui rapporter ; puisqu’il aimait mieux son quartier que son maître, il fallait le laisser libre de son choix. Ce n’est pas sa faute, à ce pauvre garçon, s’il est le sultan du quartier ; il est bien naturel, n’est-ce pas, qu’il revienne là où il est roi ? Seulement, que va-t-il devenir ? Nous ne pouvons pas nous donner le luxe d’un chat habitué à la bonne nourriture comme Diavolo.

    – Puisqu’il tient tant à sa maison, il ne faut pas le déposséder.

    – Il l’est.

    – Vous lui ouvrirez la porte.

    Trip se mit à rire :

    – Ce n’est pas par les portes que Diavolo passe.

    – Vous lui ouvrirez les fenêtres.

    – Ce n’est pas par les fenêtres.

    – Par où, alors ?

    – Par son trou, et son trou est bouché. Si vous voulez entrer dans la cuisine, vous allez voir.

    En effet, dans le mur de la cuisine, à cinquante centimètres environ du sol, se montrait un enduit de plâtre qui n’avait pas encore eu le temps de sécher.

    – Voilà où était son trou, dit Trip, à l’intérieur on le fermait par une feuille de carton suspendue à un clou ; du dehors Diavolo n’avait qu’à s’élancer, comme le font les écuyères à travers les cerceaux, pour rentrer chez lui quand l’envie lui en prenait, et du dedans il n’avait qu’à pousser le carton pour sortir, c’était curieux à voir.

    – Eh bien ! vous remettrez les choses dans l’état où elles étaient ; vous lui donnerez la nourriture à laquelle il était habitué…

    – Du foie et du lait.

    – Et il sera heureux.

    II

    Mon locataire !

    C’était le mot que Trip avait maintenant sans cesse à la bouche, fond de ses entretiens avec ses voisins, qui, pour se moquer quelquefois de sa fierté d’avoir un locataire, n’en écoutaient pas moins ses histoires et les discutaient entre eux.

    Elle était cependant bien simple, la vie de ce locataire, mais précisément cette simplicité frappait ces voisins et faisait travailler leur imagination que la curiosité surexcitait.

    Lorsqu’il était à son atelier, il travaillait du matin au soir, sans sortir jamais, sans jamais recevoir personne, et cela était déjà une bizarrerie : le sculpteur qui l’avait précédé dans cette maisonnette recevait des modèles, hommes et femmes, son praticien, ses mouleurs et quelquefois des amis qui faisaient retentir l’atelier des éclats de leurs discussions ou de leurs rires. C’était vivant là-dedans et jeune ; on s’y amusait ; maintenant il semblait que ce fût mort ou qu’on s’y livrât à des besognes inconnues qui exigeaient le silence et le mystère ; le soir et quelquefois même la nuit, on voyait des lueurs fantastiques de couleurs bizarres éclairer le châssis vitré et souvent des flammes rouges s’échappaient de la cheminée. Quelle cuisine faisait-on là ?

    En tout cas, ce n’était pas celle d’honnêtes gens. En effet, le soir, sa journée finie, il dînait chez un marchand de vins de l’avenue de Saint-Ouen, et on pouvait le voir dans la salle commune, tout seul à une petite table, n’adressant la parole à personne le premier, mais répondant par quelques mots quand on lui parlait, ce qui d’ailleurs était rare ; si ces dîners, composés de l’ordinaire du marchand de vins, n’étaient pas des festins, ils étaient cependant suffisants pour qu’il n’eût pas besoin de souper le soir. Quant au déjeuner, on savait que Trip le lui portait en rentrant, tantôt une portion prise chez le marchand de vins, tantôt un morceau de jambon venant de chez le charcutier, et que, en travailleur zélé qu’il était, il mangeait dans son atelier sur un coin de table, en compagnie de son chat jaune, buvant tout simplement un verre d’eau. Trip avait assez parlé de ce verre d’eau pour que tout le monde connût ce trait caractéristique, et ce n’était pas celui qui paraissait le moins inexplicable : on boit de l’eau quand on n’a pas de quoi se payer une bonne bouteille, ou plus modestement un canon, et ce n’était pas son cas. En lui, rien n’indiquait qu’il fût gêné, ou gagnât mal sa vie ; à preuve les cinq sous de foie et les trois de lait qu’il dépensait tous les jours pour son chat ; avec huit sous on peut se payer un demi-litre à seize.

    Si encore il avait été malade, on aurait compris cette abstinence ; quand on n’a pas d’estomac, le vin peut être mauvais, mais il n’y avait qu’à le regarder marcher d’un pas ferme et léger dans la rue ; ou bien il n’y avait qu’à le voir aller et venir autour de son atelier, vêtu d’une longue blouse noire, pour être certain que c’était un gaillard solide qui ne connaissait pas la maladie.

    Des remarques plus singulières encore que celles-là entretenaient les commentaires des bavards qui s’occupaient de lui : la rue Championnet n’étant point assez habitée pour qu’on y pût vivre perdu dans la foule comme en plein Paris. Ainsi il ne recevait jamais de lettres ; des fournisseurs déposaient pour lui chez Trip des feuilles de métal, des produits chimiques ; le charbonnier apportait souvent du coke, le facteur n’apportait jamais rien : n’était-ce pas extraordinaire chez un homme qui travaillait et qui devait par conséquent avoir des clients avec lesquels il entretenait des relations ? Et cependant, de même que ces clients ne venaient jamais le voir, de même ils ne lui écrivaient jamais. Alors, pour qui travaillait-il ?

    Sa façon de travailler était bien extraordinaire aussi. Quelquefois, durant une semaine, il ne quittait pas son atelier, y vivant, y couchant, et du dehors on pouvait voir ses fenêtres éclairées de ces lueurs qui paraissaient fantastiques, surtout parce qu’on voulait qu’elles fussent telles. Puis il disparaissait et restait absent pendant des périodes tout aussi longues, et cela sans avoir prévenu Trip et sans lui avoir dit quand il rentrerait.

    Où allait-il ? Travailler en province. C’était la réponse que trouvaient ceux qui lui étaient bienveillants, Trip tout le premier. Mais s’il en était ainsi, comment ne recevait-il pas de lettres avant ces départs ?

    Ceux qui ne se rangeaient pas parmi les bienveillants avaient une autre explication qui paraissait plus invraisemblable en expliquant tout : les absences, les lueurs qu’on voyait la nuit dans son atelier, les plaques de métal qu’on lui apportait, enfin, les mystères de sa vie. Naïfs ceux qui croyaient à l’émailleur, faux-monnayeur tout simplement ; c’était de la fausse monnaie qu’il fabriquait lorsque ses vitres flamboyaient la nuit, et c’était pour écouler cette fausse monnaie qu’il voyageait en province et à l’étranger.

    Une fois qu’il avait donné en payement une pièce d’or étrangère, on avait cru le prendre en flagrant délit ; et bien que cette pièce portée à un changeur de l’avenue de Clichy eût été reconnue bonne : un Franz-Joseph valant huit florins d’Autriche, la légende du faux-monnayeur n’en avait pas moins suivi son cours : à la vérité on ne le dénonçait pas, mais on savait à quoi s’en tenir.

    Est-ce que, s’il n’avait pas été un faux-monnayeur, c’est-à-dire un homme qui gagne ce qu’il veut, il aurait dépensé huit sous par jour pour un chat ? Est-ce que, lorsqu’il venait à son atelier, il serait arrivé en fiacre, comme il le faisait presque toujours, gaspillant ainsi trente-cinq sous pour ne passer quelquefois qu’une heure au travail ?

    Cependant comme les légendes, si bêtes qu’elles soient, sont rarement acceptées sans opposition, il y avait d’autres curieux qui, par esprit de contradiction, n’admettaient pas qu’il pût être faux-monnayeur. Sorcier, oui, et cela n’était pas difficile à démontrer, mais faux-monnayeur, jamais de la vie. Les preuves de sa sorcellerie étaient nombreuses, et sans les ramasser toutes, rien que par les bêtes dont il s’entourait, il était bien sorcier, et ne pouvait être que cela : son chat jaune d’abord, qu’il avait, par des sortilèges, obligé à abandonner son ancien maître en lui donnant la puissance diabolique qui lui avait permis de se guider à travers le cimetière pour venir du boulevard de Clichy à la rue Championnet ; puis un bouvreuil qui, un beau jour d’automne, sans qu’on sût d’où il venait, s’était abattu dans l’atelier, où, depuis, il était resté apprivoisé et mêlé à toutes les diableries qui s’accomplissaient là mystérieusement. Des gens, en coupant de l’herbe dans le terrain, avaient vu, par la porte ouverte, ses bêtes dans l’atelier, et leurs attitudes disaient bien qu’il ne s’agissait pas de bêtes naturelles. Lui allait et venait devant son four à la gueule rouge, il avait les yeux couverts de lunettes en fil de fer, sûrement pour n’être pas empoisonné par ses drogues, et avec une longue pince il faisait cuire sa cuisine infernale. Les animaux l’assistaient : le chat, assis gravement sur le derrière, la queue enroulée autour des pattes ; le bouvreuil perché, le plus souvent sur la corniche de la hotte du four, sifflant là des airs de sorcellerie ; il n’y a pas besoin d’être savant pour reconnaître cette musique-là qui est l’accompagnement obligé des opérations magiques, et tous ceux qui l’avaient entendu ne pouvaient pas s’y tromper ; et puis il s’appelait Piston, ce qui n’était pas moins significatif.

    Quand on parlait à Trip du faux-monnayeur et du sorcier, il haussait les épaules et ne répondait que par des plaisanteries ; mais quand ou le poussait pour qu’il donnât des preuves de l’un ou de l’autre de ces deux métiers, il se fâchait, et avec toute l’éloquence dont il était capable, il répétait que son locataire était émailleur et rien que cela : sur des plaques de cuivre il peignait, avec des couleurs en poudre délayées dans de l’eau, des personnages, des arbres, des prairies, des monuments, et ensuite il les passait au four où ces couleurs fondaient. Mais ces dénégations et ces explications restaient sans effet : il était payé pour parler ainsi, le père Trip, et il ne gagnerait pas honnêtement son argent s’il avouait la fausse monnaie ou la sorcellerie ; il avait ordre de dire émailleur, il disait émailleur. Mais qu’est-ce que c’est qu’un métier qui s’exerce sans qu’on voit jamais venir des acheteurs ?

    Et cependant, il avait raison, le père Trip : émailleur son locataire, réellement peintre émailleur, car il y en a encore, et si nous ne sommes plus au temps où les Pénicaud, les Limousin, les Courteys donnaient ces beaux émaux peints qui comptent parmi les œuvres d’art les plus remarquables du XVIe siècle, ni à celui où les Petitot signaient leurs jolis portraits, nous ne sommes plus à l’époque où l’art de l’émail peint était complètement abandonné ; des artistes de talent, Popelin, de Courcy, Meyer, de Serre, renonçant à suivre les petits peintres du siècle dernier, ont renoué la tradition des grands émailleurs français ; et il en est parmi eux de nouveaux venus : Grandhomme, Garnier, à qui il ne manque pour recommencer Léonard Limousin que d’être connus du grand public, ou soutenus par un homme d’initiative qui fasse pour l’émail ce que Deck a fait pour la céramique.

    C’était de ceux-là que procédait le locataire de Trip, et quand le soir les vitres de son chalet s’éclairaient de lueurs fulgurantes, il ne travaillait ni à la fausse monnaie ni à la sorcellerie, mais il passait simplement au feu ses émaux peints.

    III

    Depuis trois mois, Geoffroy habitait la maisonnette de la rue Championnet, et la curiosité de ceux qui s’occupaient de lui n’était pas plus satisfaite qu’aux premiers temps : pendant une certaine période, il venait régulièrement tous les jours ; pendant d’autres, il ne paraissait pas pendant des semaines. En octobre, on l’avait vu souvent à son atelier d’où il ne sortait que pour aller dîner. En novembre, au contraire, il avait disparu sans que Trip eût de

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