Vus de profil: Benjamin Constant, Meissonnier, Émile Michel, Puvis de Chavannes, L. Royer, Jules Thomas, Louis-Noël, Max. Bourgeois, H. Cros, Richard Mandl, Charles Blanc, Ét. Parrocel, A. de Montaiglon, Abraham, L. Paté, A. Maillard, Lecomte-Du-Nouy, Saint-Victor
Par Ligaran et Henry Jouin
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Aperçu du livre
Vus de profil - Ligaran
Vu de profil, ou vu de face,
Ce maître puissant, dont la trace,
Sentier que l’on suit sans péril,
Invite à marcher vers les cimes
Et prépare aux élans sublimes ?…
– Vu de profil !
Vu de profil, ou vu de face.
L’artiste modeste qui passe
Sans bruit, estimant puéril
Chez ceux dont le nom toujours sonne.
Ce qui n’a trait qu’à la personne ?
– Vu de profil !
Vu de profil, ou vu de face,
Ce disparu dont on efface
L’œuvre et le nom, talent viril
Autour duquel la vigilance
Des plagiaires fait silence ?…
– Vu de profil !
Vu de profil, ou vu de face,
L’homme de cœur qui veut qu’on fasse
Moins âpre le chemin subtil
Où trébuche et doute l’artiste
Sans appuis, solitaire, triste ?…
– Vu de profil !
Vus de profil ou vus de face ?…
– Heureux d’avoir manqué d’espace
Pour flageller l’être au cœur vil,
Je voudrais plus ample l’hommage
Aux vaillants, aux forts, sur ma page
Vus de profil !
H.J.
1897.
Adrien de Longpérier
ARCHÉOLOGUE
Savant et gentilhomme.
L’Institut rendra justice au savant. Je veux dire un mot du gentilhomme.
Tout le monde a connu ce beau vieillard, aux manières distinguées, à la parole facile et toujours juste. Son accueil faisait songer aux hommes de l’ancienne cour. J’imagine que les surintendants des Bâtiments du Roi sous Louis XIV n’avaient pas d’autre allure.
Sine macula, maculae « Mâcles, sans tache ». Telle était la devise de Longpérier. Les Rohan portaient de gueules à neuf mâcles d’or.
Je ne sais pourquoi ces mâcles losangées reportent ma pensée vers ces menus fragments d’origine assyrienne que Longpérier a recueillis, classés, commentés avec tant de sollicitude et de génie.
C’est à lui que la France est redevable des Galeries assyriennes au Musée du Louvre.
Maxime Du Camp parlant hier d’Édouard Thouvenel disait : « Il donna à la France trois départements : la Savoie, la Haute-Savoie, les Alpes-Maritimes. » La France est redevable à Longpérier de l’empire de Ninive.
La conquête a été rude.
Les lieutenants de Longpérier dans cette entreprise se sont appelés Botta et Victor Place. Si je dis ses lieutenants, ce n’est point pour diminuer le mérite de nos consuls, mais par respect pour la vérité. Le chef de l’expédition, celui qui stimulait le zèle de nos agents consulaires, qui leur obtenait des fonds, qui recevait leurs bulletins et les faisait agréer du pouvoir central, c’est Longpérier.
Un jour, Victor Place perdit la bataille.
Il avait retiré du sol bouleversé de Mossoul des monuments d’une importance considérable. Les envois de Layard, agent d’Angleterre, aux musées de Londres, allaient être éclipsés. Longpérier, qui était instruit de la valeur des sculptures découvertes par notre consul, se sentait hors de lui. Victor Place embarqua sur des keleks, radeaux formés de pièces de bois soutenues par des outres, les lourdes pierres contemporaines de Sargon. Les keleks devaient suivre le Tigre jusqu’à Bagdad. L’embarquement eut lieu sans encombre. Mais le bruit se répandit parmi les Turcs que plusieurs outres des keleks, renfermaient de l’or. Un complot fut tramé.
Pendant une nuit, lorsque les radeaux descendaient lentement le cours du fleuve, des Turcs se jetèrent à la nage et perçant les outres de leurs poignards, ils firent sombrer le chargement.
Ce fut un coup de foudre pour Longpérier.
Le patriote et le savant se sentaient humiliés de cet échec.
Pendant plus d’une année le conservateur des collections assyriennes chercha le moyen de réparer cette défaite. Tenter de repêcher les monuments par des mains françaises était impossible. Il fallait trouver un auxiliaire qui eût quelque autorité sur la population de Mossoul.
Cet auxiliaire se présenta de lui-même à Longpérier.
Il s’appelait Messaoud-Bey et était officier.
Il proposa de relever les keleks et de les conduire à Bassora sans que la France eût à lui tenir compte de ses efforts avant leur plein succès.
L’offre était séduisante. Longpérier étudia soigneusement le plan de Messaoud-Bey.
Convaincu des chances de réussite que présentait sa proposition, il prit un jour Messaoud-Bey par le bras et le conduisit chez le ministre de l’Intérieur.
Celui-ci écouta sans rien dire.
Quand Messaoud-Bey et Longpérier eurent cessé de parler :
– Vous mettez, sans doute, dit le ministre à Messaoud-Bey une condition au service que vous êtes prêt à rendre à la France ?
– Oui, Excellence.
– Quelle est-elle ?
– M. de Longpérier vous la fera connaître.
– C’est bien.
Messaoud-Bey sortit.
Lorsque le ministre et Longpérier furent seuls :
– À quel prix cet homme met-il son dévouement ?
– Excellence, Messaoud-Bey est un brillant officier. S’il réussit dans son entreprise, il demande la croix d’honneur.
Le ministre réfléchit un instant. – La croix d’honneur ? Messaoud-Bey est étranger. Je ne puis condescendre à son désir.
Ce fut inutilement que Longpérier essaya de vaincre les scrupules du ministre. Il n’y parvint pas. Les marbres assyriens extraits avec notre or des ruines de Babylone et de Ninive dorment depuis trente ans au fond du Tigre pour une croix d’honneur refusée.
– « Vous voyez, cher monsieur, me disait, il y a moins d’un an, Longpérier, en me racontant cet épisode, j’aurais fait un bien médiocre diplomate ! »
Il suffit à sa gloire qu’il ait été l’un des plus grands archéologues de ce siècle, et un patriote éclairé.
1882.
Jules Thomas
STATUAIRE
J’aime la sculpture. Pourquoi m’en défendre ? Le public, je le sais, comprend mal aujourd’hui l’art élevé de Jean Goujon. Des juges plus sévères ou plus clairvoyants vous diront que le public n’aime pas la sculpture. Soit. Aimer un art est un acte de l’intelligence, et l’intelligence a besoin d’être enseignée pour agir. D’elle-même, l’intelligence ne se met en mouvement que chez les hommes d’élite. D’ordinaire, elle sommeille jusqu’à ce que l’éducateur ait posé le doigt aux endroits fertiles de l’esprit, jusqu’à ce que des pensées fécondes aient été jetées comme des germes dans la glèbe inconsciente de l’âme humaine.
Où est l’éducateur ? Où sont les critiques, les historiens vraiment épris de la sculpture et ayant à tâche de la faire aimer ? Ils sont rares. Les écrivains d’art abdiquent toute influence. La plupart ne savent qu’applaudir. Ils n’épurent pas le goût de leurs contemporains, ils le flattent. Sont-ils des guides ou des suivants ? Vous entendrez dire que la gravure est un art exquis, mais perdu, condamné, et le dilettante qui tient ce langage avec conviction recueille des photographies ! Faisons mieux. Sans rien oublier des titres de la peinture, de la glyptique, de l’architecture, ne craignons pas de prendre à l’occasion la devise d’Émeric David et de Clarac : Plasticae cliens.
Le 18 novembre 1876, Jules Thomas, ayant à lire devant l’Académie des Beaux-Arts une notice sur son prédécesseur, débutait en ces termes :
« La vie d’Antoine-Louis Barye n’offre à celui qui est chargé de la retracer ni évènements extraordinaires, ni épisodes romanesques ; elle s’est écoulée simplement dans l’étude et le travail. »
Ainsi faudrait-il dire pour être juste envers Jules Thomas lui-même. Rien de tumultueux dans sa vie, où tout est patience, dignité, méditation, œuvres gracieuses et sévères. Il est vrai, M. Thomas, membre de l’Institut, professeur à l’École nationale des Beaux-Arts, est encore dans la maturité du talent. Mais nous n’avons pas à craindre que la seconde moitié de son existence démente la première. L’étude est une divinité vers laquelle on revient quand on a négligé son culte, mais on ne l’oublie jamais à l’âge d’homme. Tel ses contemporains l’ont connu à l’époque de sa jeunesse, tel nous retrouverons toujours l’artiste sérieux, convaincu, difficile sans parti pris, auquel l’école française est redevable de Mademoiselle Mars, de Virgile et du Martyre de saint Étienne.
Le père de Barye était orfèvre. Le père de M. Thomas était praticien. « Ce fut dans la maison paternelle que le jeune Barye sentit s’éveiller en lui ce goût pour les arts du dessin qui devait plus tard illustrer son nom. » Qui parle ainsi ? Jules Thomas. Je ferme décidément son étude sur l’auteur du Jaguar dévorant un lièvre, sans quoi je serais tenté d’en rappeler certaines pages qui ont tous les caractères d’une autobiographie.
Entré en 1841, à dix-sept ans, à l’École des Beaux-Arts, il reçut les leçons de Dumont et put gagner Rome à vingt-quatre ans. Une figure de Philoctète partant pour le siège de Troie lui avait valu le grand-prix. Quatre années auparavant il avait remporté le second grand-prix. Lequesne avait été le lauréat du concours. Jules Thomas le rejoignit à la villa Médicis, où vivaient alors sous la direction d’Alaux, Félix Barrias, Léon et Achille Bénouville, Eugène Guillaume, Lenepveu, Perraud, André. Bientôt après, Garnier, de Curzon, Roguet, Baudry, Bouguereau, Bertinot, Gumery, Chapu allèrent grossir les rangs des pensionnaires de France, tandis que Schnetz recevait par voie de suffrage le sceptre de directeur de l’Académie.
Quelques mois se passèrent pour M. Thomas dans une disposition d’esprit assez semblable au désenchantement. Rome le troublait sans le séduire. C’est l’histoire de tous les pèlerins intelligents qui foulent pour la première fois le sol de l’antique capitale. Rome est en mesure de donner à l’âme plus que l’âme ne lui demande, mais souvent les visiteurs des ruines, des basiliques et des musées de Rome cherchent dans ces trésors un éclat bruyant qu’ils n’ont pas. L’œil interrogateur est déçu ; toutefois, ne craignez rien, l’atmosphère de Rome est saine à la pensée. Pendant que le regard se pose sans se fixer sur les monuments, la poussière, l’horizon, la campagne, le Tibre, une sève vivifiante pénètre l’âme. Des liens invisibles vous attachent au même lieu. C’est le charme, la séduction de l’esprit. Rome a conquis son hôte.
Jules Thomas ne tarda pas à subir l’ascendant de Rome. Il y trempa son génie de force, de douceur, de grâce, d’austérité, puis il revint en France. Mais il portait au cœur une blessure qui jamais ne s’est fermée et qui l’a fait grand. Un amour invincible le torture ; Rome emplit sa pensée :
Quiconque aima jamais porte une cicatrice.
Il n’y a que des âmes d’artistes pour s’éprendre de la sorte des souvenirs douloureux et grandioses flottant sur les débris d’architecture, sous les voûtes des églises, autour des marbres, des mosaïques et des fresques accumulés aux pieds du Vatican. Jules Thomas se fit précéder à Paris par la statue d’Orphée, dont le marbre robuste annonçait ce que serait le jeune maître.
Le Martyre de saint Étienne, composition magistrale qui décore le tympan de l’église Saint-Étienne-du-Mont, donne la mesure de l’habileté de l’artiste dans l’interprétation d’une scène religieuse. Saint Étienne, à genoux, demi-renversé sous les pierres dont l’accablent ses bourreaux, exprime par la sérénité de ses traits souriants, les plis larges et tranquilles de sa tunique, le geste volontairement similaire de ses mains ouvertes le fiat voluntas du chrétien. Impitoyables sont les bourreaux. Leurs mains chargées de pierres font pleuvoir la mort. Un ange plane dans les airs, et à mesure que la vie disparaît du corps de ce confesseur du Christ, un témoin du drame, Saul, assis à droite, gardant les vêtements des bourreaux, relève son front d’adolescent et se laisse envahir par la pitié. Que les yeux de ce jeune homme, dont les mains ne sont pas souillées du sang du martyr, viennent à rencontrer le regard de la victime, et l’Église comptera dans Saul un apôtre.
Vers le temps où Jules Thomas exécutait cette page religieuse au fronton d’un temple chrétien, il se souvenait que l’art iconique est en honneur depuis près de dix siècles sur la terre de France. Et de son ciseau le plus fin, l’artiste sculptait l’image de Mademoiselle Mars dans le rôle de Célimène. Œuvre toute moderne, d’une souveraine élégance, telle que Molière l’eût rêvée, telle aussi que Girardon, Coyzevox ou Tuby, ces maîtres de la décoration au temps de Louis XIV, l’auraient conçue. Ce marbre a le caractère des figures historiques si adroitement dessinées par Saint-Simon ou le cardinal de Retz. J’ai toujours songé de la Fronde, non moins que de l’Hôtel de Bourgogne ou des grandes nuits de Sceaux en regardant cette œuvre de fière allure sous le péristyle du Théâtre-Français. Il semble que Célimène ait habité Versailles.
Or, pendant que les lettrés, les amateurs, les vrais artistes saluaient le talent sérieux et souple de Jules Thomas, l’homme restait modeste et réservé.
On a dit de Flandrin qu’il garda toute sa vie une attitude inclinée et charmante envers Ingres. Le respect affectueux de M. Thomas pour son maître Dumont n’est pas moins connu.
D’une déférence admirable vis-à-vis de l’homme qui fut son initiateur, Jules Thomas donne un trop bel exemple aux artistes de tous les temps pour que ce détail ne soit pas relevé par son portraitiste.
Les honneurs ne l’ont pas changé. Devenu membre de l’Institut, il est demeuré ce qu’il était, circonspect et souriant. L’un de ses premiers soins, lorsqu’il eut franchi le seuil du palais Mazarin fut de modeler le buste de Dumont. Il avait attendu sans nul doute pour entreprendre ce travail, que les suffrages de l’Académie l’eussent fait l’égal de son maître. Ce buste est d’un rare mérite : il n’est pas moins remarquable par le style que par la ressemblance et la vie… L’an dernier, nous entrions au musée d’Anvers. Le vestibule d’honneur est décoré de bustes d’académiciens ; le premier de tous, le plus admiré est celui de Dumont par Jules Thomas.
Mais que ne parlé-je de son chef-d’œuvre, la statue de Virgile ? Debout, drapé, les bras nus, la main droite posée sous le coude gauche, un manuscrit dans la main gauche relevée jusqu’à l’épaule, Virgile détache le regard de l’ébauche incorrecte de son poème et reste pensif. Les Muses ont entouré ses tempes à son insu des palmes de l’immortalité, mais le poète inflexible qui ordonnera plus tard à Auguste et à Mécène de brûler l’Énéide, cherche à parachever son œuvre. Le froncement des sourcils, le désordre heureux de la chevelure qui encadre de ses grandes masses l’ovale d’un visage aminci, le pli des lèvres, la finesse des narines qui semblent mobiles, les yeux surtout si profondément douloureux dans leur fixité voilée, tout est ici l’expression d’une pensée forte, élevée, empreinte de tristesse.
Le désordre du costume, sans porter atteinte aux lois de l’art plastique habilement respectées, est un trait qui atteste la longue étude de Jules Thomas.
Le poète qu’il a fait revivre dans son marbre lui est familier. Il connaît ses œuvres et son histoire. Il dirait avec art, je le gage, la tempête de Sicile, les adieux à la terre natale, la rencontre d’Andromaque, le songe de Turnus, le dévouement de Nysus et d’Euryale, la mort de Camille ; il dirait l’ingénuité de l’homme, l’indolence du courtisan, la rudesse mêlée de gaucherie de ce poète admirable qui eut le don des larmes en un temps où il semblait que le génie lui-même dût être stérile après tant de siècles d’éloquence et de poésie. Non, le Virgile de M. Thomas n’est pas une effigie de hasard. Ce n’est pas un poète, c’est le poète de l’Énéide, et le plus distrait des visiteurs du Musée du Luxembourg laisse échapper malgré lui devant le marbre savant du sculpteur français ce cri que la foule romaine faisait entendre sur les pas de l’ami de Mécène : Virgile, voilà Virgile ! Cette figure est d’un maître.
Elle ne vieillira pas. Elle est plus qu’une œuvre habilement traitée, chaque point du marbre laisse lire une pensée. C’est à la chaude clarté de l’idée que Jules Thomas a conçu son chef-d’œuvre et l’a caressé. Il n’y a pas jusqu’aux plis avares de la tunique qui ne rappellent le surnom de Parthenios appliqué à Virgile : on dirait le vêtement d’une vierge interprété par le ciseau d’un maître de l’ancienne Rome. Des épis, une épée, une flûte à sept tuyaux sont aux pieds de Virgile :
Cecini pascua, rura, duces.
C’est en 1859 que cette figure fut demandée à l’artiste pour la décoration de la cour du Louvre. L’État n’a fait que de rares commandes à M. Thomas. Son marbre était achevé en 1861. Il l’exposa au Salon. L’œuvre eut un immense succès. Il était manifeste que le Virgile avait trop de valeur pour prendre place au grand air, à la pluie, au vent, dans les niches de la cour du Louvre. Le baron de Rothschild commanda sans tarder une réplique de cette œuvre supérieure pour sa galerie. L’original n’en prit pas moins le chemin du Louvre, on le déposa sur le sol, presque au-dessous du Mercure de Millet ; là un pli de la draperie fut brisé par la canne d’un promeneur ou le coup de pierre d’un enfant, puis l’opinion s’émut et un jour on comprit que la place véritable du Virgile, était au musée des artistes vivants.
Le marbre du Virgile est assurément l’œuvre personnelle de Jules Thomas ; mais si cette étude tombe un jour sous ses yeux, il ne nous reprochera pas d’avoir osé dire qu’il eut un collaborateur capable et dévoué. Cet auxiliaire a passé de longs jours à sculpter le pur Carrare d’où s’est dégagée l’image éclatante et souveraine. Il contemplait le soir, avec amour, le chef-d’œuvre inachevé dont il eût voulu hâter l’apparition. Et lorsque les éloges accueillirent plus tard l’ouvrage du jeune maître, l’auxiliaire innommé, inconnu dont je veux parler se prenait à pleurer d’orgueil. Pourquoi ne dirais-je pas son nom ? L’homme heureux, habile et désintéressé qui avait assisté l’artiste dans son travail, c’est le père de M. Thomas, qui maintes fois a voulu être le praticien de son fils. Cet homme laborieux était fier des succès du sculpteur. Il professait pour lui une sollicitude jalouse. En retour, le statuaire garde un culte touchant à la mémoire de son père.
Je me souviens m’être rendu, il y a quelques six ans, à l’atelier de Jules Thomas. Il est situé dans une rue déserte. Un étroit sentier longe des maisons parallèles. À l’extrémité, une barrière en bois, moins haute que l’homme, donne accès dans un modeste jardin. De hautes herbes poussaient dans les carrés, et les bordures, qu’aucune main vigilante n’avait émondées, envahissaient les allées de leurs vertes broussailles. Au fond du jardin, l’atelier, et sur le seuil, debout, souriant, silencieux, avec sa distinction native l’artiste que nous allions voir.
– « Ce coin de terre, nous dit-il en montrant le jardin que nous venions de traverser, est désormais désert ; celui qui l’animait n’est plus là. Cependant, je ne puis entendre ouvrir la barrière de bois sans m’avancer avec quelque espérance vers le visiteur qui m’arrive, comme si je devais revoir un jour mon digne père dans ce milieu béni où si longtemps nous avons vécu ! »
Le maître me fit les honneurs de son atelier. Le modèle du Virgile ornait la seconde pièce. Comme j’essayais de rendre ma pensée en face de cette œuvre de choix qui m’émeut toujours : « C’est à Rome que je dois ce qu’il y a d’heureux dans cette figure, » dit l’artiste avec simplicité.
Aux nombreux élèves qu’il dirige à l’École des Beaux-Arts, il recommande l’étude, une étude incessante et profonde. À ceux qui, plus âgés, ont quitté l’École, il parle de Rome avec passion. L’un d’eux partit pour l’Italie en 1871 et fit halte à Florence. La brillante cité le retint. Quelques semaines se passèrent, puis le touriste, M. Maximilien Bourgeois, écrivit à son maître ses émerveillements.
« Allez à Rome, allez à Rome, lui répondit le maître. »
Le jeune statuaire gagna sans tarder la Ville Éternelle. M. Hébert l’accueillit à la villa Médicis, où