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LES METAMORPHOSES DE LA GRANDEUR: Imaginaire social et célébrité au Québec (de Louis Cyr à Dédé Fortin)
LES METAMORPHOSES DE LA GRANDEUR: Imaginaire social et célébrité au Québec (de Louis Cyr à Dédé Fortin)
LES METAMORPHOSES DE LA GRANDEUR: Imaginaire social et célébrité au Québec (de Louis Cyr à Dédé Fortin)
Livre électronique867 pages11 heures

LES METAMORPHOSES DE LA GRANDEUR: Imaginaire social et célébrité au Québec (de Louis Cyr à Dédé Fortin)

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À propos de ce livre électronique

En mai 2000, à Montréal, le chanteur André « Dédé » Fortin s’enlève la vie et laisse dans le deuil une collectivité affligée. Un an plus tard, le commandant Robert Piché fait atterrir aux Açores un avion en panne, arrachant à une mort certaine quelques centaines de passagers. À l’été 2005, la criminelle Karla Homolka sort de prison et plonge dans la peur la région montréalaise. Au même moment, une biographie de Louis Cyr ravive la gloire du célèbre athlète du xix e siècle.

Le « génie », le « héros », le « monstre » et le « champion » : ce livre retrace l’histoire de ces quatre figures de la grandeur dans l’imaginaire social québécois des dernières décennies. Leur vie dans l’espace public de notre société met en jeu des systèmes complexes de pratiques et de représentations collectives ; ce n’est pas l’affaire du biographe, mais celle de l’histoire culturelle, des études littéraires et des sciences sociales.

Aussi loin de la glorification que de la dénonciation, cet ouvrage cherche à restituer, pour les comprendre, les logiques collectives qui gouvernent, dans la société contemporaine et dans la québécoise en particulier, les mécanismes d’élaboration de la célébrité et de la grandeur. Rédigé dans une prose à la fois vivante et savante, il contribue à éclairer, plus largement, les dynamiques constitutives de l’imaginaire et de son histoire, l’étude des figures autour desquelles se rassemble une collectivité donnant au chercheur un accès intime à ce qu’elle pense, éprouve et sent, bref à tout ce qui fait et refait, à chaque moment de son existence, la vie d’une société et d’une culture.
LangueFrançais
Date de sortie12 janv. 2021
ISBN9782760643086
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    Aperçu du livre

    LES METAMORPHOSES DE LA GRANDEUR - Alex Gagnon

    ALEX GAGNON

    Les métamorphoses

    de la grandeur

    Imaginaire social

    et célébrité au Québec

    (de Louis Cyr à Dédé Fortin)

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Yolande Martel

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Les métamorphoses de la grandeur: imaginaire social et célébrité au Québec (de Louis Cyr à Dédé Fortin) / Alex Gagnon.

    Noms: Gagnon, Alex, 1988- auteur.

    Collections: Socius (Montréal, Québec)

    Description: Mention de collection: Socius | Comprend des références bibliographiques et un index.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20200090534 | Canadiana (livre numérique) 20200090542 | ISBN 9782760643062 | ISBN 9782760643079 (PDF) | ISBN 9782760643086 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Renommée—Aspect social—Québec (Province) | RVM: Célébrités—Aspect social—Québec (Province) | RVM: Représentations sociales—Québec (Province)

    Classification: LCC FC2919.G32 2020 | CDD 305.5/209714—dc23

    Dépôt légal: 4e trimestre 2020

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Tous droits réservés

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2020<

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    À ma fille,
    petite mais déjà grande écrivaine

    Remerciements

    Il serait long et difficile de dire tout le plaisir, renouvelé chaque jour et à chaque page, que j’ai trouvé dans l’écriture de ce livre, rempart contre un monde souvent si prosaïque où les joies du savoir, de l’étude et de la réflexion «inutiles» ont peu d’espace pour s’épanouir. De nombreuses personnes ont contribué à me permettre ce bonheur.

    Comme tout travail intellectuel, cet ouvrage est rendu possible par des conditions matérielles. Sans l’appui du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), qui ont financé les deux postdoctorats dont ce livre est issu, ces Méta­morphoses de la grandeur n’auraient jamais vu le jour; qu’ils en soient remerciés. Le personnel de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) a offert de son temps pour faciliter mes fouilles dans les archives, dans les microfilms et dans les corpus numérisés; qu’il le soit également. Suzie Houde m’a plusieurs fois accueilli à la Maison de Radio-Canada, où elle m’a permis de fouiller à mon gré dans les archives télévisuelles du diffuseur public; qu’elle le soit aussi.

    J’ai dépensé une énergie considérable à rassembler mes corpus et l’énorme documentation, éparpillée et parfois peu accessible, sur lesquels se fonde ce livre. Je tiens à remercier Louise Leblanc, Éric Henry, Sylvain Cormier, Marie-Josée Hudon, Bibliothèque et Archives Canada, le personnel de la chaîne Musimax et les maisons de production Pixcom, Sovimage, Attractions Images, Fair-Play et Datsit. Ces personnes et ces institutions m’ont allégé la tâche en me fournissant des documents ou en m’offrant leur aide; on ne peut malheureusement pas en dire autant de certains empires médiatiques locaux.

    Plusieurs personnes m’ont accordé des entretiens et ont accepté de me fournir, en prenant la parole ou en livrant un témoignage, une documentation (histoire orale et informations sociologiques) d’autant plus précieuse qu’elle est unique et autrement inaccessible. Merci à Jimmy Bourgoing, à Lise Raymond et à Stéphan Gervais, anciens proches et amis d’André «Dédé» Fortin, pour leur temps et leur ouverture. Merci à Jo-Anne Sauvé-Taylor, qui m’a ouvert les portes de l’HOTEL10, à Montréal, et de la SUITE2116, cet espace consacré à la mémoire du défunt chanteur des Colocs. Je remercie également Pierre-Michel Gadoury et Benoît Gagné, qui m’ont chaleureusement accueilli à la Maison Louis-Cyr de Saint-Jean-de-Matha pour participer à mes recherches. Deux autres personnes méritent une reconnaissance particulière. Merci à Réal Fortin, frère aîné d’André Fortin et responsable de sa succession, qui a fait tout ce qu’il pouvait pour faciliter mon travail en me donnant libre accès à des documents privilégiés. Merci, enfin, au commandant Robert Piché, qui a accepté de me rencontrer et de livrer un témoignage sur son expérience de la célébrité. Peu de gens ont l’occasion – la chance ou la malchance, c’est selon – de se voir devenir de leur vivant, et sans anonymat, un objet d’étude; lui s’est prêté au jeu avec une rare générosité.

    Comme tout livre, celui-ci a pu compter sur le soutien de quelques lecteurs (ou auditeurs) qui, à un moment ou un autre, ont accompagné son élaboration en le préparant à affronter le vrai public. Merci à Sylvano Santini et à Pascal Brissette, qui ont bien voulu lire et commenter quelques passages de mon manuscrit. Guillaume Pinson, Marie-Pier Luneau, Adrien Rannaud et la Ville de Sherbrooke m’ont offert l’occasion de «tester» devant public quelques parties de ce livre en m’invitant dans leur séminaire ou en m’insérant dans leur programmation culturelle; je les salue.

    Cet ouvrage doit beaucoup aux Presses de l’Université de Montréal et à Benoît Melançon en particulier, qui m’a – à nouveau – ouvert sa collection en m’accordant une totale liberté intellectuelle et en me faisant bénéficier de sa lecture, bref en m’offrant un climat d’écriture idéal. Sa rigueur, son efficacité et sa disponibilité habituelles auront accompagné la réalisation de ce livre; merci trois fois.

    L’écriture est solitude, mais on ne peut sans doute écrire – bien écrire – qu’entouré des siens. En ce sens, ce livre doit tout autant à la présence et aux encouragements indéfectibles de Stéphanie et de Météa, qui ont vu et suivi son évolution. Merci, encore et toujours.

    Introduction

    En 1758, l’Académie française réforme ses concours d’éloquence en leur donnant pour sujet unique «l’éloge des hommes célèbres de la nation1». Dans un esprit républicain, le genre de discours né de cette transformation érige par cumul un panthéon national, que vient incarner en 1791 l’édifice massif, conçu comme un sanctuaire laïque par l’architecte Quatremère de Quincy, dont l’immense dôme surplombe le cinquième arrondissement de Paris. Initialement destiné à remplacer l’ancienne église Sainte-Geneviève, le bâtiment devient «Panthéon» pendant la Révolution française, converti en lieu «clos, sévère et grandiose2» digne d’accueillir et de fêter les «grands hommes». La fonction de l’éloge académique et de la panthéonisation est de payer une «dette» morale, celle que la nation, voire l’humanité, a contractée envers l’individu exceptionnel, dont l’apport et la valeur méritent dès lors d’être immortalisés par la «patrie reconnaissante3», comme le dit encore aujourd’hui le fronton de l’édifice parisien.

    Le Panthéon est bien sûr une institution proprement française, mais ses ambivalences et son histoire mouvementée illustrent et résument en quelque sorte l’évolution générale de la «grandeur» dans les sociétés occidentales modernes. Le monument exprime d’abord l’émergence d’une sacralité spécifiquement laïque, née sur les ruines de l’ancienne, dont elle reprend en même temps la logique cultuelle. Détourné de sa fonction religieuse première, qu’il retrouvera périodiquement jusqu’à la mort de Victor Hugo en 1885, l’édifice redevient plusieurs fois une église catholique au cours du XIXe siècle, consacré alternativement, au gré des changements de régime, à la prière et à la mémoire des «grands hommes»; il offre en ce sens une image frappante de la superposition et du chevauchement des formes laïques et religieuses du culte, de l’admiration et de la grandeur. Le Panthéon traduit aussi à sa façon le caractère conflictuel de la gloire en régime démocratique. Dès son ouverture, les critères de glorification et la sélection des glorifiés suscitent le débat et l’embarras, la panthéonisation étant à la fois discutable et révocable (comme le montre la dépanthéonisation de Marat en 1795); l’édifice n’a jamais été un «lieu d’unanimité4». S’il incarne les mutations modernes de la grandeur, c’est aussi parce que le culte qu’il symbolise rompt avec les formes plus anciennes de la renommée. Issue des Lumières, la notion de «grand homme» s’oppose, d’une part, à la notoriété aristocratique et royale, fondée sur le privilège de caste et sur la hiérarchie du lignage. Elle s’oppose aussi, d’autre part, au «héros» traditionnel, qui doit sa gloire à l’exploit militaire. Le «culte des grands hommes» substitue à ces avatars de la renommée une nouvelle forme de reconnaissance: il associe la grandeur, non plus à la distinction sociale inscrite dans les lois du sang ou à l’action d’éclat, mais à des vertus morales, intellectuelles et personnelles, déployées dans l’ensemble d’une œuvre ou d’un parcours de vie5.

    Mais ce culte inédit se distingue en même temps d’une autre forme de grandeur, proprement moderne celle-là, avec laquelle il entretient une relation ambivalente: la «célébrité», qui s’affirme – le mot lui-même, sans être neuf, prend alors graduellement son sens actuel – et connaît un essor inédit vers le milieu du XVIIIe siècle. Pour les penseurs des Lumières, grandeur et célébrité ne se confondent pas; certains définissent même la première contre la seconde. Au caractère arbitraire de la célébrité, qui s’attache aux êtres publiquement visibles (comme le sont déjà plusieurs comédiens), ils opposent le mérite substantiel du grand homme (parfois invisible mais toujours estimable), caractérisé par son «talent intellectuel et artistique» et par son «dévouement au bien public6». Alors que la célébrité est une notoriété rapidement acquise et parfois éphémère, la gloire, plus durable, se conquiert lentement et culmine après la mort (elle se «dresse sur une tombe7»). Enfin, si l’intérêt du public se concentre surtout sur la personne de la vedette, c’est avant tout par son œuvre que l’être exceptionnel s’élève jusqu’au Panthéon. C’est en cela, aussi, que le «culte des grands hommes» appartient à la modernité: la «célébrité», sans remplacer les variantes antérieures de la renommée, impose un nouvel horizon (médiatique) hors duquel la grandeur, qui se définit contre lui, ne peut plus désormais être pensée.

    Les deux, d’ailleurs, peuvent se rejoindre et coexister. Si la grandeur et la célébrité obéissent à des logiques distinctes, certains personnages du XVIIIe siècle cumulent ces deux formes de notoriété, qui peuvent devenir difficilement dissociables. Les vedettes du milieu théâtral parisien et londonien ne deviennent pas des «grands hommes», mais certains «grands hommes» sont aussi des célébrités. Deux des premiers panthéonisés de l’histoire française figurent aussi parmi les grandes vedettes du XVIIIe siècle: Voltaire et Rousseau, transférés respectivement au Panthéon en 1791 et 1794, sont à l’époque des visages connus. À l’instar des acteurs et actrices en vue, les deux philosophes voient leur image circuler publiquement grâce à une culture visuelle et médiatique en plein essor (portraits peints ou gravés, estampes, figurines, médaillons, etc.), qui élargit le cercle de la réputation et de la visibilité en permettant à certains individus d’être connus d’un public anonyme qu’ils ne connaissent pas. On s’intéresse à la vie privée de Voltaire comme on consomme les potins entourant les comédiens; des admirateurs envoient à Rousseau un courrier abondant, où s’exprime un désir d’intimité comme dans les lettres que reçoivent au même moment certains acteurs qui font courir les foules. Des pèlerins se rendent aussi à Ferney et à Môtiers (de part et d’autre de la frontière entre la France et la Suisse), où séjournent respectivement les deux grands hommes, pour les voir et leur rendre hommage8.

    Il est toujours hasardeux de définir des points de départ historiques: l’histoire, qui ne se plie pas aux caprices des historiens, n’a jamais la simplicité des catégories par l’entremise desquelles on la découpe et on la raconte. Mais les figures encore si familières de Voltaire et de Rousseau – devenues icônes, elles restent omniprésentes dans l’espace public actuel9 – peuvent être vues comme marquant un moment inaugural de l’histoire moderne de la grandeur: si la renommée, la gloire et les figures plus anciennes de l’exception individuelle (le saint, le génie et le héros) continuent évidemment de vivre dans les sociétés occidentales et leur imaginaire, elles le font dorénavant en croisant sur leur passage la «célébrité» et ce qu’on appelle aujourd’hui le «vedettariat», nouvelle forme de notoriété fondée sur la visibilité publique et dont l’essor sans cesse croissant, entre la fin du XVIIIe siècle et celle du XXe, suit étroitement l’expansion globale de la culture médiatique, qui s’affirme et se mondialise au XIXe siècle tout en connaissant en chaque lieu des rythmes d’évolution particuliers10.

    Grandeur et célébrité

    Faisons un long saut historique, dans l’espace comme dans le temps.

    En 2000, à Montréal, André «Dédé» Fortin, chanteur du groupe québécois Les Colocs, est trouvé mort dans son appartement, laissant dans le deuil un cortège de fans affligés. Un an plus tard, Robert Piché, pilote et commandant de bord au service d’Air Transat, sauve 305 passagers en faisant atterrir aux Açores, dans l’Atlantique, un avion en panne. En 2005, Louis Cyr, célèbre homme fort de la fin du XIXe siècle québécois, fait l’objet d’une biographie qui lui redonne une popularité neuve. La même année, Karla Homolka, fameuse pour avoir participé entre 1990 et 1992 au viol et au meurtre de trois adolescentes canadiennes, sort de prison et sème la panique dans la région montréalaise, où elle refait sa vie. C’est à ces quatre figures qu’est consacré ce livre.

    Qu’ont-elles en commun? Rien, au premier regard; beaucoup de choses, quand on les étudie de plus près. Sur le plan fonctionnel, tout les distingue: l’aviateur, l’artiste et l’athlète appartiennent à des univers sociaux radicalement différents et sont presque aussi loin les uns des autres qu’ils le sont ensemble de la criminelle. Au-delà de ces disparités, les quatre figures ont atteint au Québec (parfois aussi au Canada) une célébrité durable. Connues encore aujourd’hui comme elles l’étaient déjà il y a vingt ans – ou cent vingt, en ce qui concerne Cyr –, elles se sont fortement imposées à la perception et à la conscience de la collectivité et leur notoriété s’étale dans le temps. La distance (sociale, professionnelle, historique) qui les sépare ne doit pas masquer l’unité du mécanisme socioculturel qu’elles révèlent: le passage de l’anonymat à la célébrité active chaque fois (pour un chanteur admiré comme pour une criminelle détestée) le même ressort médiatique, celui de la mise en scène et de la mise en signes, qui assure et pérennise la présence et la visibilité d’une figure. Contemporaines les unes des autres, dans l’imaginaire social et l’espace public sinon dans la «réalité» factuelle, les figures et les représentations de Robert Piché, de Dédé Fortin, de Louis Cyr et de Karla Homolka circulent au sein d’une même société, cohabitant dans les grands médias, dans les discours, dans les souvenirs et dans les lieux publics du Québec actuel. Ces personnages partagent encore un autre trait commun: ce ne sont pas uniquement des célébrités, mais aussi des figures de la grandeur ou de la singularité.

    Passablement rares dans le domaine francophone, les travaux d’histoire et de sociologie de la célébrité abondent dans le monde anglo-saxon; ils permettent de mieux cerner le phénomène.

    La célébrité désigne le fait, pour un individu vivant, d’être connu, au-delà du cercle social de l’interconnaissance personnelle et professionnelle, d’un vaste ensemble de personnes qu’il ne connaît pas et qui ne le connaissent que par médias – et parfois spectacles – interposés. C’est, autrement dit, une «dissymétrie dans l’interconnaissance11», fondée non seulement sur la ­circulation médiatique du nom, mais aussi et surtout sur la visibilité publique (au sens le plus littéral de l’expression), c’est-à-dire sur la diffusion des représentations du visage. En ce sens, comme l’ont souligné plusieurs chercheurs, la célébrité est une réalité d’abord quantitative: ce qui distingue une vedette d’un être anonyme, c’est une quantité de visibilité cumulée, raison pour laquelle un criminel peut, au même titre qu’un acteur ou qu’un athlète, accéder à la célébrité12. Si elle suscite souvent la critique, c’est parce qu’elle «égalise le statut de personnalités issues de sphères d’activité très différentes13». La célébrité ne désigne pas une qualité intrinsèque, mais l’intensité d’une présence dans l’espace public: sa construction obéit moins aux critères d’excellence propres aux champs dont émanent les vedettes (les arts, le sport, etc.) qu’à la logique proprement médiatique. Intimement liée au monde moderne, elle suppose l’existence d’un public (géographiquement étendu et socialement disparate) et d’un système médiatique capable de faire circuler, aussi rapidement que largement, des textes et des images14. Dispositif complexe, le vedettariat est fondé sur la coordination d’un ensemble évolutif d’acteurs (journalistes, publicitaires, lecteurs, etc.) de dispositions et de pratiques sociales (le culte, la consommation, etc.), d’appareillages médiatiques (journal, revue, photo, cinéma, télévision, etc.), de logiques économiques (périodicité de la presse et des émissions, techniques de vente, etc.) et de genres (l’entrevue, le talk-show, etc.) dont le fonctionnement même génère des inégalités dans la distribution sociale de la visibilité.

    La grandeur, de son côté, doit être définie autrement. Si la notion de célébrité est descriptive (elle désigne un état indépendant du «mérite»), la grandeur est une qualité normative, attribuée à un être par un groupe donné. Ce n’est pas une propriété objective (même si les acteurs sociaux peuvent la percevoir comme telle), mais une qualité hautement contextuelle, un produit social et culturel: les «grands» doivent leur statut au regard et aux discours d’un public, qui crée la grandeur (c’est-à-dire qui la fait apparaître comme telle) au moment où il la reconnaît. Alors que la célébrité est l’effet pour ainsi dire «mécanique» de l’exposition médiatique, la grandeur est «la résultante de l’ensemble des opérations par lesquelles une qualité est affectée à un objet15». La célébrité est amorale, puisque la visibilité (celle du criminel comme celle du héros) est son unique critère; la grandeur est le fruit d’une «législation morale16». Si la célébrité est une dissymétrie dans l’interconnaissance, la grandeur est une dissymétrie dans la reconnaissance, une inégalité dans la valeur et la consécration. C’est ce qui s’élève au-dessus du commun, du médiocre et du banal pour rejoindre les rangs de l’exceptionnel.

    La tension entre grandeur et célébrité telle qu’elle se cristallise chez les penseurs des Lumières s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans la réflexion savante sur le vedettariat. De fait, celle-ci oppose souvent les deux en associant la célébrité de l’ère médiatique à une version pervertie ou dégradée de la renommée, opposition qui recoupe celle entre la pureté de l’ancien, implicitement masculine, et les artifices du monde contemporain, dont bien des «stars» sont féminines. Dans un texte fondateur des Celebrity Studies, par exemple, Daniel Boorstin distingue la grandeur du «héros», dont la gloire est authentique, de la «célébrité» dont la notoriété, vide de tout contenu moral, serait une construction artificielle, fruit d’une exposition médiatique. Sa définition est demeurée fameuse: «The celebrity is a person who is known for his well-knowness17.» Comme le souligne à juste titre Robert van Krieken, cette opposition tendancieuse ne tient aucunement compte de la complexité du phénomène: «It is simply not true that a real hero requires no public relations; there is no such thing as an unsung hero. […] Integral to heroism is precisely its celebration—achievement and merit need to be communicated to exist as social realities18.» Si les intellectuels dénoncent tant la confusion entre les deux, c’est parce que la célébrité est elle-même, pour le grand public, une forme de grandeur, comme l’exprime à sa manière, dans le discours savant, la comparaison galopante entre ­vedettariat et religion. On trouve chez Edgar Morin, pour qui la star est à la fois «déesse» et «marchandise», l’une de ses premières formulations: par sa visibilité, le visage connu génère une «liturgie stellaire19», constituée de pratiques cultuelles laïcisées (offrande, consommation de reliques, prière, etc.).

    Pas toujours faux, mais souvent réducteurs, ces deux topoï de l’analyse savante – la célébrité comme forme vide et comme succédané du religieux – traduisent bien l’ambivalence des relations entre grandeur et célébrité dans les sociétés occidentales contemporaines. Sans se confondre, elles se rejoignent parfois dans les mêmes figures: si la célébrité tend à devenir un signe de grandeur, celle-ci demeure l’une des voies d’accès à la célébrité, même si bien des «grands» personnages ne deviennent jamais «célèbres». Au-delà de l’unité du mécanisme de fabrication de la célébrité (celui de la mise en scène du visage et du nom), il existe une infinité de manières d’atteindre la visibilité.

    Plusieurs chercheurs ont proposé des typologies du phénomène. Chris Rojek, par exemple, distingue trois types de célébrités: celles qui doivent leur notoriété à leur ascendance, celles qui la tirent d’accomplissements perçus comme exceptionnels et celles, enfin, dont l’exposition médiatique découle du hasard ou d’une fonction professionnelle20. Le psychologue David Giles a proposé une «taxonomie» fondée sur le croisement de trois critères (types, degré et durée de la célébrité)21. Ruth Penfold-Mounce distingue de son côté les «héros», les «stars» issues du domaine du spectacle, les «personnalités» du milieu télévisuel, les célébrités qui doivent leur notoriété à un acte criminel et celles rendues populaires par leur fonction ou leur identité22. On pourrait fournir d’autres exemples, mais l’intérêt de ces classifications souvent substantialistes est limité. Leur couplage offre cependant une cartographie générale de la notoriété, qui permet de situer les figures étudiées dans ce livre.

    Les formes de notoriété se distinguent, voire s’opposent sur cinq plans; chacun d’entre eux est un continuum. Le premier est celui des véhicules de la publicité: les contacts avec le public peuvent emprunter les voies de la présence physique (par scène interposée, comme dans le spectacle) ou de la présence médiatisée, ou encore être rattachés (selon l’époque, par exemple) à des médias spécifiques, comme la presse, la radio ou la télévision. Le deuxième est celui de la temporalité: au temps court des célébrités éphémères, comme en produit notamment la télévision, peut s’opposer la longue durée de la gloire posthume ou de la popularité patiemment acquise au fil des années. Le troisième est celui du rayonnement social: contrairement, par exemple, aux formes ésotériques de la consécration par les pairs, qui ne dépassent guère les frontières d’un domaine spécialisé, la visibilité médiatique peut créer des stars nationalement, internationalement ou mondialement connues. Le quatrième est celui de la valeur ou de la substance: alors que la notoriété du «héros» ou du «génie» se greffe sur une qualité différentielle collectivement reconnue, de nombreuses vedettes doivent leur visibilité à des facteurs extrinsèques (naissance, métier, hasard). Le cinquième, enfin, est celui des réactions ou des attitudes de consommation: entre la dévotion des «fans» et les honneurs solennels conférés par les institutions publiques se déploie la vaste gamme des affects et des pratiques d’admiration, qui vont, par exemple, de la demande d’autographe à l’écriture de la lettre, et de la haine à l’adoration.

    Sur ces cinq plans, les figures de Robert Piché, Dédé Fortin, Louis Cyr et Karla Homolka sont comparables. Durable, leur célébrité résiste au temps et s’étale sur plusieurs décennies. Étendue, leur visibilité passe par la totalité des supports médiatiques et leur assure un rayonnement national, qui a parfois des échos hors du Québec, mais dont l’intensité et la persistance ne sont nulle part aussi vives que dans la société québécoise (et canadienne, dans le cas d’Homolka), où elles deviennent de véritables symboles. Les quatre figures sont en outre des incarnations de l’exceptionnel: de fait, elles doivent leur exposition médiatique non pas à leur profession, mais à ce qu’elles font, sont ou créent hors des moments temporaires de leur médiatisation (contrairement, par exemple, à ces vedettes que sont les animateurs de télévision). Enfin, elles ont en commun d’avoir généré de fortes réactions collectives et affectives. C’est en cela qu’elles sont à la fois des célébrités et des figures de la grandeur. Les récits qu’il se raconte le disent clairement: le Québec a fait du commandant Piché un «héros», de Fortin un «génie», de Cyr un «champion» et d’Homolka, un «monstre». Grande dans le mal comme les trois autres le sont dans le bien, la criminelle offre un contrepoint symétrique à leur gloire.

    De nombreuses vedettes ne signifient rien pour le public; d’autres sont dénoncées comme vides ou insipides. Elles peuplent le paysage médiatique, mais laissent les foules dans l’indifférence. À l’inverse, certaines célébrités sont investies par le public d’une valeur symbolique et affective forte: elles déclenchent de vastes mouvements collectifs d’adhésion ou d’appropriation. Chargées de sens, elles incarnent autre chose qu’elles-mêmes, elles personnifient une réalité qui les dépasse (une vertu, un idéal, un grand récit collectif, un style de vie, un archétype, une nation, etc.) et qui leur confère une puissance hors du commun. C’est pourquoi elles génèrent d’intenses manifestations affectives, que ces affects soient positifs (admiration, reconnaissance, amour, etc.) ou négatifs (colère, haine ou indignation). Devant ces figures de la grandeur, le public ne sait et ne peut rester passif; il ressent, il pense, il parle et il agit.

    Piché, Fortin, Cyr et Homolka sont de celles-là.

    Imaginaire social et «figure publique»

    Mais pourquoi les étudier? Parce que les phénomènes collectifs qui les entourent révèlent sur la société québécoise et son imaginaire des réalités fondamentales.

    Comme l’a souligné l’historienne Anne-Emmanuelle Demartini, les crimes célèbres sont des objets historiques particulièrement riches et féconds quand on cherche à restituer l’imaginaire d’une société. Dans la mesure où elles bouleversent profondément une collectivité, les affaires judiciaires marquantes la forcent à discourir et provoquent une réaffirmation vigoureuse des normes qui la fondent, faisant «surgir tout un monde de représentations23» dans l’espace public: elles ouvrent en ce sens, plus que d’autres phénomènes, une fenêtre exceptionnelle sur les obsessions, les convictions et les peurs d’une société. On peut sans doute étendre l’affirmation à l’ensemble des figures célèbres qui sont en même temps des figures de la grandeur. Parce qu’elles s’imposent à la perception et à la conscience des membres d’une collectivité, elles leur offrent une «unité capable […] de cristalliser les préoccupations de [leur] temps», un «repère permettant de formuler leur expérience24» du monde et qui accompagne leur assimilation de la réalité. Les discours et les réactions qu’elles engendrent font «prendre» des pans entiers de l’imaginaire social d’une époque, dont elles fournissent un concentré, d’où l’intérêt non seulement de les étudier, mais aussi de les lire conjointement. C’est sur ce postulat premier qu’est fondé l’ensemble de ce livre: le rapprochement inattendu de figures à la fois distantes et contemporaines a un pouvoir de révélation majeur et permet de restituer un état de l’imaginaire.

    Comment étudier ces figures? À partir de quels objets faut-il les saisir?

    Dans la lecture qu’il propose des textes où Jean-Jacques Rousseau commente son expérience de la célébrité, Antoine Lilti constate l’émergence d’un sentiment d’inauthenticité relié chez plusieurs écrivains à l’apparition des formes aujourd’hui bien connues de la visibilité. Entre l’individu médiatisé et le public surgit une tierce instance constituée par l’ensemble «des représentations qui ont été mises en circulation»: c’est la «figure publique», qui est et n’est pas l’individu qu’elle représente. Elle peut lui ressembler, mais elle l’efface en même temps, puisqu’elle se substitue à lui dans la perception et la conscience du plus grand nombre. Comme Lilti le remarque avec justesse, cette figure publique est une «figure imaginaire» dans la mesure où elle résulte de la «multiplication d’images et de discours qui prolifèrent dans l’espace public25». C’est pourquoi le devenir-célèbre est à proprement parler un devenir-signes, le processus de constitution d’une figure publique se confondant avec une sémiotisation massive et continue. Autrement dit, les célébrités sont, littéralement, des systèmes de signes (verbaux, iconiques, sonores, gestuels, matériels, etc.) qui circulent largement dans l’espace public: la «figure publique» d’une personne, c’est l’image d’elle que se construisent les membres d’une collectivité en produisant, en recevant et en assimilant, pour les agréger au sein d’une représentation englobante, la totalité des signes qui la concernent.

    On s’efforcera ici de retracer l’émergence et l’histoire des figures publiques de Robert Piché, de Dédé Fortin, de Louis Cyr et de Karla Homolka. Dans une perspective longitudinale, l’analyse entend restituer l’ensemble discontinu mais cohérent des signes qui, en les rendant continuellement lisibles et visibles, les font accéder à une célébrité qui tend à se pérenniser. Comme l’écrit Richard Dyer, la figure est une «totalité complexe, dotée d’une dimension chronologique26»: tout ce qui fait «vivre» mes personnages dans l’espace public et l’imaginaire devient nécessairement objet d’analyse. Comme tout système de signes, ces figures n’existent que dans la relation qui les unit à un public: s’il contribue à les produire, c’est aussi lui qui les consomme et qui les interprète, et c’est de lui qu’émanent les réactions affectives qui leur confèrent du sens27. En somme, l’étude des figures publiques exige une triple démarche: elle doit non seulement retracer les signes qui les composent, mais analyser aussi la relation qu’entretient avec elles une société et le sens qu’elles ont, aussi pluriel et changeant que les figures peuvent l’être elles-mêmes.

    Les figures publiques sont des productions de ce que j’appelle l’imaginaire social, notion que j’ai longuement conceptualisée ailleurs en croisant les apports de la philosophie, de la sociocritique et de l’histoire culturelle28. Je ne reprendrai pas ici ce développement théorique, mais il n’est pas inutile de fournir quelques brèves précisions.

    Par «imaginaire social», il faut entendre l’ensemble des représentations, des interprétations, des appréciations et des appropriations du monde par l’intermédiaire desquelles les membres d’une collectivité, à chaque moment de leur existence, pensent, assimilent et «créent» leur univers tout en lui donnant du sens. Cet ensemble se caractérise d’abord par sa transmédialité: s’il se manifeste évidemment dans tout ce qui relève du domaine sémiotique (discours, images, textes, etc.), il s’incarne, plus largement, dans les pratiques, les comportements, les objets, les affects et les sensibilités, bref dans tout ce qui «fait» la vie sociale, dans l’ensemble des manières dont les êtres sociaux participent au monde qu’ils ont en commun. Il peut certes être vu comme un «espace» (un ensemble en renouvellement continu, qui à chaque époque ne «contient» qu’un certain nombre de représentations), mais l’imaginaire social est aussi et surtout une force immanente à ce que dit, fait et crée une société, qui à chaque instant génère et renouvelle des représentations, interprétations, appréciations et appropriations du monde. Loin de s’opposer à la «réalité», l’imaginaire social est précisément ce à partir de quoi les membres d’une collectivité font à la fois leurs réalités et leurs fictions.

    Transmédial, l’imaginaire est aussi caractérisé par son historicité (travaillé simultanément par une force d’inertie et par une force de transformation, il est en perpétuel mouvement tout en ayant un rythme d’évolution globalement lent), par sa socialité (tout ce qu’il fait exister est social tant par sa production que par sa circulation) et par sa pluralité (s’il s’organise de façon cohérente, il est toujours en même temps traversé par les tensions et les conflits).

    Une histoire culturelle du présent

    Ce livre emprunte les perspectives de l’histoire culturelle. Celle-ci prend soin – salutairement – d’ignorer la vieille hiérarchie académique qui sépare les objets nobles, dignes de l’analyse savante, des objets «populaires» et triviaux. Quand on cherche à comprendre une société (et son imaginaire), on ne peut pas se contenter d’étudier ce qu’un millième de ses membres lisent et consomment (des œuvres consacrées ou esthétiquement riches); il faut étudier également les produits les plus courants et affronter les corpus les plus massifs et les plus vivants, ceux que bien des intellectuels ont coutume de mépriser. Une statue, une émission de télévision, une cérémonie? Un produit de consommation, une pochette de disque, une lettre déposée par un «fan» devant la porte de son idole? L’analyse perdrait tout à laisser de côté ces objets polymorphes, parfois fugaces et mal archivés, qui en disent autant – parfois davantage – sur une société que les «œuvres» qu’elle produit, et qu’il faut interroger aussi. Ce livre plonge dans l’infini et l’infiniment petit des univers symboliques qui constituent le quotidien du public québécois contemporain; j’y suis et débusque l’imaginaire social jusque dans ses plus fines ramifications. Comme le souligne Antoine Prost, «tout, à condition de savoir le lire, peut introduire à l’univers des représentations d’un groupe29».

    En tant que figures publiques, Piché, Fortin, Cyr et Homolka seront étudiés non pas comme personnes, mais bien comme ensembles de représentations, ouvertes elles-mêmes aux interprétations, aux appréciations et aux appropriations. On les lira comme on lit un récit: pour déchiffrer et comprendre leur sens, il faut reconstituer la constellation des signes, des objets, des pratiques et des affects qui les constituent. De l’ouvrage biographique à la conversation de café, de la publicité aux simples évocations de leur nom (cachées parfois au fond d’un texte insoupçonné), tout ce qui leur donne une existence publique entre par principe dans le corpus des objets de ce livre. René Étiemble a décrit le frisson ressenti au moment d’entreprendre sa vaste étude sur le «mythe de Rimbaud». Sa formule peut s’appliquer en substance à mon entreprise: «tous les livres, quel qu’en soit le sujet, peuvent cacher une allusion, une contribution au mythe du poète. […] Romans, contes, poèmes, je risquais partout de trouver ma pâture30.» On pourrait avoir le vertige à moins. Le choix méthodologique consiste au fond à ne pas choisir et à laisser la vie sociale des figures publiques nous imposer ses objets. Mais tout lire, tout voir, tout entendre est techniquement – et humainement – impossible. Où faut-il donc accepter de s’arrêter? Comment trouver l’exhaustivité dans un corpus voué à l’imperfection?

    J’ai cherché à rassembler, entre leur toute première apparition médiatique et 2019, la totalité des mots, des images, des œuvres et des choses qui se rapportent aux quatre figures ou dans lesquels elles sont présentes d’une manière ou d’une autre. Les fouilles – certaines systématiques et d’autres ponctuelles – ont sondé tous les supports (journal, revue, radio, télévision, livre, réseaux sociaux), les genres (biographie, documentaire, fiction, information, chronique, correspondance, etc.), les formes d’art (littérature, musique, sculpture, cinéma, théâtre) et les types de phénomènes (musée, cérémonie, événement, objets courants, installations publiques, etc.). Une approche ethnographique (entretiens, observations sur le terrain, etc.) vient parfois s’ajouter à ces analyses. Mais s’il m’a fallu m’immerger ainsi dans la luxuriante végétation des objets qui portent un témoignage sur les quatre figures, il m’a fallu aussi tenir compte du poids inégal de ceux-ci sur les représentations collectives (contrairement à l’article de presse, qui périt le plus souvent dans les heures qui suivent sa publication, un film peut jouir d’une énorme capacité de diffusion, dans l’espace comme dans le temps) et faire parfois des «sondages stratégiquement bien situés31», susceptibles de compenser une impossible exhaustivité par une représentativité forte (par leur tirage comme par leur position avantageuse dans le champ de la presse écrite, les grands quotidiens, par exemple, ont plus d’impact sur la célébrité, la perception et le rayonnement «national» d’une figure que les journaux éloignés des centres urbains)32.

    Cet ouvrage analyse la société québécoise présente comme l’histoire culturelle étudie le passé, en se fixant, dans la lecture de ses corpus, un objectif de neutralité (sur les plans idéologique, moral et esthétique33): il s’agit essentiellement de restituer et de comprendre des systèmes symboliques, et non de les juger. Je n’ai pour mes quatre figures aucun attachement affectif; je les aborde en observateur, en essayant de me placer toujours dans l’œil du public qui les aime ou qui les déteste, bref qui se les approprie. Leurs actions sont-elles «bonnes» ou méritoires? Leur célébrité est-elle justifiée? A-t-elle des effets pervers sur la société, qu’il faudrait «déconstruire»? Je laisse à d’autres ces questions que je ne me poserai pas ici. Je ne suis pas un détracteur ni un admirateur: je m’efforce de laisser parler le discours social, de ne rien penser de mes figures pour mieux parvenir à penser tout ce que la société québécoise en pense. Ce livre ne veut ni glorifier, ni dénoncer, mais comprendre ceux et celles qui le font. On ne se prononcera pas sur ce que sont Piché, Fortin, Cyr et Homolka, ni sur leurs actes, ni sur leur vie, ni sur la validité des discours qui ont été énoncés sur eux. La «vérité» de leur personne tombe hors de mon questionnaire, sauf lorsqu’elle devient signe ou représentation.

    Mais pourquoi ces figures, pourquoi pas d’autres? Parce qu’elles n’ont jamais, contrairement par exemple à Émile Nelligan, à Céline Dion ou à Maurice Richard, suscité d’études significatives ou analogues à celle qu’on trouvera ici34. On aurait pu, sans doute, écrire un livre semblable sur d’autres figures; j’ai fait le pari que celles-là, chacune en elle-même et par leur combinaison, ouvriraient une fenêtre privilégiée sur l’imaginaire social québécois, saisi dans la diversité de ses facettes.

    J’espère le tenir.

    1. Voir Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, coll. «L’esprit de la Cité», 1998, p. 64.

    2. Mona Ozouf, «Le Panthéon. L’École normale des morts», dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire. 1. La République, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque illustrée des histoires», 1984, p. 154.

    3. Sur la «dette», voir Jean-Claude Bonnet, op. cit., p. 95 et p. 115.

    4. Mona Ozouf, loc. cit., p. 158.

    5. Ibid., p. 142-143. Voir aussi Thomas W. Gaehtgens, «Du Parnasse au Panthéon: la représentation des hommes illustres et des grands hommes dans la France du XVIIIe siècle», dans Gregor Wedekind et Thomas W. Gaehtgens (dir.), Le culte des grands hommes (1750-1850), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. «Passages», 2010, p. 135-171.

    6. Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, coll. «L’épreuve de l’histoire», 2014, p. 126.

    7. William Hazlitt, cité ibid., p. 127.

    8. Voir à ce sujet ibid., p. 25-121 et p. 153-219.

    9. Voir à ce sujet Benoît Melançon, «Voltaire, Rousseau et les autres, au Québec», dans Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, p. 15-34.

    10. Voir à ce sujet Guillaume Pinson, La culture médiatique francophone en Europe et en Amérique du Nord. De 1760 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. «Cultures québécoises», 2016.

    11. Voir Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des sciences humaines», 2012, p. 38-42.

    12. Chris Rojek, Celebrity, Londres, Reaktion Books, coll. «Focus on Contempo­rary Issues», 2001, p. 13 et p. 15.

    13. Antoine Lilti, Figures publiques, op. cit., p. 14. Voir aussi p. 368-369.

    14. Tom Mole, Byron’s Romantic Celebrity. Industrial Culture and the Hermeneutic of Intimacy, New York, Palgrave Macmillan, coll. «Palgrave Studies in the Enlighten­ment, Romanticism and Cultures of Print», 2007, p. 1-19.

    15. Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des sciences humaines», 2017, p. 167.

    16. Mona Ozouf, loc. cit., p. 145-146.

    17. Daniel J. Boorstin, «From Hero to Celebrity: The Human Pseudo-Event», dans P. David Marshall (dir.), The Celebrity Culture Reader, New York et Londres, Routledge, 2006 [1961], p. 79.

    18. Robert van Krieken, Celebrity Society. The Struggle for Attention, Londres et New York, Routledge, 2019 [2012], p. 11.

    19. Edgar Morin, Les stars, Paris, Seuil, coll. «Points», 1972 [1957], p. 9 et p. 68-97.

    20. «Ascribed», «achieved» et «attributed» sont les mots qu’utilise Rojek. Voir op. cit., p. 17-18.

    21. Voir David Giles, Illusions of Immortality. A Psychology of Fame and Celebrity, Londres, Macmillan, 2000, p. 109 et suivantes.

    22. Voir Ruth Penfold-Mounce, Celebrity Culture and Crime: The Joy of Trans­gression, Basingstoke, Palgrave-Macmillan, coll. «Cultural Criminology», 2009, p. 16-20.

    23. Anne-Emmanuelle Demartini, Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années trente, Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. «Époques», 2017, p. 15.

    24. Ibid., p. 310.

    25. Antoine Lilti, Figures publiques, op. cit., p. 196.

    26. Voir Richard Dyer, Le star-système hollywoodien, suivi de Marilyn Monroe et la sexualité, Paris, L’Harmattan, coll. «Champs visuels», 2004 [1979], p. 67.

    27. Voir à ce sujet Benoît Melançon, «Écrire Maurice Richard. Culture savante, culture populaire, culture sportive», Globe. Revue internationale d’études québécoises, vol. 9, no 2, 2006, p. 112-113.

    28. Alex Gagnon, «Pour une histoire de l’imaginaire social. Synthèse théorique autour d’un concept», Sociologie et sociétés, vol. 51, nos 1-2, printemps/automne 2019, p. 321-346.

    29. Antoine Prost, «Sociale et culturelle, indissociablement», dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, coll. «L’univers historique», 1997, p. 142.

    30. René Étiemble, Le mythe de Rimbaud. Genèse du mythe (1869-1949), Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des idées», 1968 [1954], p. 12.

    31. Pascal Ory, L’histoire culturelle, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», 2019 [2004], p. 50.

    32. En outre, le discours étant un phénomène sériel généralement saturé par un nombre restreint d’éléments redondants, les corpus massifs permettent, s’ils reflètent aussi la diversité des formes discursives, d’atteindre une exhaustivité relative.

    33. Et non bien sûr sur le plan épistémologique, où la présence et la subjectivité du chercheur sont partout.

    34. Les ouvrages (de Pascal Brissette, Frédéric Demers et Benoît Melançon) sur Nelligan, Dion et Richard seront cités au moment opportun. Seule Homolka a fait l’objet de plusieurs travaux, mais uniquement dans le domaine anglophone.

    PREMIÈRE PARTIE

    Robert Piché,

    une métaphore vivante

    Le vol de nuit durait comme une maladie: il fallait veiller.

    Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit

    «Le planeur des Açores»

    Dans la soirée du 23 août 2001, le vol 236 d’Air Transat effectuant la liaison nocturne entre Toronto et Lisbonne quitte l’aéroport international Pearson, emportant avec lui 293 passagers et 13 membres d’équipage. Alors que l’avion survole l’Atlantique, l’ordinateur de bord signale aux deux pilotes un manque de carburant: la destination finale paraissant désormais inatteignable, le commandant Robert Piché déroute son appareil vers la base aérienne de Lajes, située sur l’île de Terceira dans l’archipel portugais des Açores. En raison d’une fuite d’essence indétectée et causée par le bris d’une conduite, les réservoirs se vident rapidement. Le moteur de l’aile droite cesse bientôt de fonctionner, suivi par le réacteur de l’aile gauche, qui s’éteint quelques minutes plus tard; 120 kilomètres de mer et de nuit séparent toujours l’Airbus A330 de son aéroport de dégagement, et ses passagers de leur seule chance de survie.

    L’avion devient «un planeur de 150 tonnes1» et vole encore à une altitude de plus de 30 000 pieds. Les agents de bord, de leur côté, préparent la cabine pour un amerrissage d’urgence. La perte de puissance condamne automatiquement une partie des instruments de navigation, forçant le pilote à exécuter son vol plané et sa descente avec une technologie rudimentaire, sans l’assistance des équipements les plus évolués du tableau de bord. La manœuvre est d’autant plus délicate qu’au bout de l’erreur se trouve la mort. Sa réussite dépend d’un calcul complexe: l’Airbus doit conserver suffisamment de vitesse pour éviter le décrochage, mais en perdre assez pour déployer (avec la force de la gravité) son train d’atterrissage et se poser sur le sol. À l’aube, le 24 août 2001, le mastodonte touche la piste de Lajes. Le choc entraîne l’éclatement de la plupart des pneus et l’appareil laboure la chaussée avant de s’immobiliser. Les toboggans latéraux sont déployés et les passagers, évacués en quelques secondes. Dans les heures et les jours qui suivent, les images de l’avion rescapé et le nom de son commandant de bord sont largement diffusés dans les médias canadiens et québécois.

    L’événement ne sera pas oublié. La machine, d’abord, s’est taillée une place dans les annales de l’aviation commerciale: trahi par son numéro d’immatriculation, que s’amusent à traquer des paparazzis d’aéroports, l’Airbus d’Air Transat surnommé «le planeur des Açores2», toujours en service, est régulièrement filmé par des amateurs qui partagent leur butin sur YouTube, où l’on peut visionner nombre d’atterrissages et de décollages du fameux aéronef. Mais l’homme, surtout, a marqué la mémoire et l’imaginaire de la société québécoise, dans laquelle il devient rapidement une célébrité. En octobre 2017, le commandant Robert Piché met fin à sa carrière. L’information est non seulement traitée comme une nouvelle, digne de l’attention journalistique, mais aussi comme un véritable événement. Dans un langage où s’articulent familiarité et solennité, on lui souhaite une bonne retraite sur toutes les tribunes médiatiques. Un chroniqueur du Journal de Montréal félicite «Robert», ce «gars tout simple» qui possède pourtant «la puissance de deux réacteurs»; en plein Téléjournal, la cheffe d’antenne de Radio-Canada souligne le départ du «plus célèbre pilote d’avion du Québec3». À l’aéroport de Montréal, une soirée spéciale rend hommage au héros qui «accroche ses ailes»: y sont conviés plusieurs artistes des milieux de la chanson et du cinéma, qui confirment par leur présence la stature du personnage et son appartenance au monde à la fois proche et distant des «personnalités4» québécoises.

    C’est ce passage de l’anonymat à la célébrité que les deux chapitres qui suivent entendent élucider. Comment la visibilité du commandant Piché s’est-elle élaborée, maintenue et accumulée, creusant entre l’admiré et la foule de ses admirateurs non seulement cette «dissymétrie dans l’interconnaissance5», dont parle Nathalie Heinich, mais aussi cette inégalité dans la consécration, qui définit la relation entre l’être distingué et la masse indistincte de ceux et celles qui le distinguent? Par quel processus le pilote inconnu d’un vol régulier devient-il, dans le Québec contemporain, une figure glorieuse publiquement célébrée, voire consensuellement applaudie?

    Les véhicules discursifs et représentationnels de cette célébrité sont nombreux. Rendu audible et visible aussi bien par ses fréquentes apparitions télévisuelles et par ses conférences que par une abondante circulation d’images imprimées, Robert Piché est aussi une figure lisible, textuellement constituée à la fois par les nombreux écrits qu’il a lui-même signés (des chroniques, un livre, des préfaces et d’autres textes épars) et par la prolifération des textes qui, entre 2001 et 2019, prennent pour objet sa vie ou son histoire (plusieurs centaines d’articles de presse, des chapitres d’ouvrages, une bande dessinée et une biographie très vendue). À cet ensemble de représentations s’ajoute une œuvre cinématographique (Piché entre ciel et terre, 2010) ayant joué un rôle central dans la consécration de l’aviateur et dans la fixation du sens dont, en tant que figure publique, il se trouve investi.

    Quels sont les ressorts, les raisons de cette considérable renommée? Que disent de la société québécoise actuelle ces représentations foisonnantes et souvent laudatives de Robert Piché?

    1. Michel Lemay, «Atterrissage à la une», Vortex. La vérité dans le tourbillon de l’information, Montréal, Québec Amérique, coll. «Dossiers et documents», 2014, p. 262.

    2. «Le planeur des Açores atterrit d’urgence», La Presse, 18 juillet 2015.

    3. «Mon commandant!», Le Journal de Montréal, 12 octobre 2017; Le Téléjournal, 12 octobre 2017, Archives télévisuelles de Radio-Canada.

    4. «Robert Piché accroche ses ailes», «Une soirée hommage à l’aéroport», Le Journal de Montréal, 13 octobre et 24 septembre 2017.

    5. Voir Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des sciences humaines», 2012, p. 40.

    CHAPITRE 1

    Le récit de l’exploit

    Dans la dernière semaine du mois d’août 2001, l’atterrissage aux Açores domine l’actualité canadienne. Pour les chaînes de télévision et les quotidiens, forcés par leur périodicité d’«offrir quotidiennement de l’extra-quotidien6», l’histoire singulière du vol 236 est riche en ce qu’elle assure pendant quelques jours la production d’une information régulière. Inhabituelle et sensationnelle, elle relève à la fois de l’accident d’avion et du sauvetage inespéré, elle appartient simultanément à la catégorie des grandes actions méritoires et à celle des tragédies collectives. C’est, en quelque sorte, une catastrophe heureuse, où la mort est frôlée et la vie, épargnée. Local malgré son déroulement lointain, l’événement implique en outre une compagnie aérienne canadienne, des passagers ontariens et un pilote québécois. Survenu pendant l’été, dans une période où sont suspendus les travaux parlementaires, l’affaire fournit une matière narrative médiatiquement fertile qui a tout pour s’imposer à la perception des fabricants d’actualité et pour devenir, dans les salles de rédaction du pays, une nouvelle de grande importance.

    La complexité technique de l’incident et de ses causes aurait pu en miner l’intérêt médiatique. Mais en vertu du «sens pratique» qu’ils développent dans le cadre de leurs fonctions, les journalistes y décèlent rapidement un récit doté d’une structure simple, qui donne à l’événement son aptitude à être «restitué de façon intelligible», élément essentiel de la «valeur d’­information7» d’un fait. Cette première mise en récit médiatique8 s’effectue à partir d’une triple contrainte: la nécessité de captiver l’attention du public, la répartition des rôles entre les acteurs du drame (les pilotes et le commandant de bord en particulier jouent un rôle actif, là où les passagers sont nécessairement plus passifs) et la rareté de l’information disponible, entraînée aussi bien par l’ouverture d’une enquête placée sous la responsabilité de l’aviation civile portugaise (qui empêche Air Transat de spéculer publiquement sur les causes potentielles de l’incident) que par l’absence de l’équipage (retenu en Europe jusqu’au 28 août, et donc hors de la portée des médias canadiens). Ces contraintes (journalistique, événementielle, circonstancielle), de même que la force des schèmes narratifs de l’héroïsme ancrés dans l’imaginaire social, expliquent la forme que prend dès le départ le traitement médiatique de l’événement, ramené au récit d’une grande performance individuelle, courageuse et solitaire.

    Sensationnalisation de l’événement,

    individualisation du mérite

    En août 2001, les premières apparitions médiatiques du nom de Robert Piché sont en effet, au Québec, celles d’un sauveur. Les passagers du vol 236, annonce une présentatrice de nouvelles, «doivent la vie9» au pilote. Un journal montréalais renchérit et utilise la forme active («Robert Piché sauve ses 291 [sic] passagers») pour en faire le titulaire d’un exploit (c’est «un héros au-dessus de l’Atlantique10»). La connaissance que les journalistes ont de l’événement est nécessairement partielle et limitée; on n’hésite pourtant pas à élever d’emblée l’atterrissage au rang de «miracle11».

    Cette héroïsation instantanée du pilote est à la fois étonnante et aisément compréhensible. Traditionnellement, la notion d’«héroïsme» s’applique d’abord à des individus qui, s’illustrant par un geste éclatant et volontaire, dépassent «le simple accomplissement de [leur] devoir12» en excédant les tâches ou les qualités communes rattachées à leur fonction. Or l’atterrissage aux Açores ne remplit que partiellement ces exigences. Le sauvetage du vol 236 est moins une intervention volontaire qu’un acte de survie accompli dans un contexte professionnel: l’Airbus défectueux force pour ainsi dire le pilote à exercer son métier et à démontrer ses compétences techniques. Dans la mesure toutefois où il se déroule dans des conditions d’une extrême rareté, qui «rendent l’action particulièrement pénible ou dangereuse», l’atterrissage active rapidement ce qu’un anthropologue appelle le «schème de l’héroïsme»: alors qu’un groupe se trouve en péril (les passagers vulnérables au-dessus de la mer), les instances dont on attendrait normalement l’intervention (l’avion ultramoderne et sécuritaire) sont absentes ou s’enlisent, ce qui incite un «personnage imprévu» (québécois, Piché appartient à un groupe dont le récit national s’est érigé sur les sèmes de la famille, de la modestie et de la survivance, et non sur ceux de la grandeur et de la gloire13) à se lever pour tenter l’impensable; même s’il échoue, son action va «dans le sens de l’histoire» ou incarne une vertu supérieure14.

    Dans les jours suivant l’événement, Le Journal de Montréal est celui qui applaudit le plus fort. Honorant le «héros», les deux photographies qui, le 25 août 2001, paraissent à la une du quotidien sont symptomatiques du processus d’héroïsation en cours. Alors que la première, provenant de Lajes, donne à voir l’Airbus naufragé, allongé sur la piste des Açores, la seconde (issue vraisemblablement des archives personnelles du pilote) montre Piché souriant, assis dans un cockpit. D’un côté, l’engin effleuré par la mort et, de l’autre, l’intrépide bienfaiteur. La vie menacée de voyageurs ordinaires, masse indistincte et sans visages, et l’être unique, extraordinaire, à qui les prouesses donnent un nom et une figure médiatiquement discernables. Ces éléments dominent aussi, le même jour, les deux pleines pages que le journal consacre au vol 236 et qu’il intitule, avec emphase, «Terreur au-dessus de l’Atlantique»: tandis que s’étale, sur la page de gauche, le drame d’une mort évitée in extremis, qui met en scène des passagers ayant «vécu des moments terrifiants» et des agents de bord «hystériques», la page de droite célèbre «un pilote québécois fait de l’étoffe des héros15», l’ordre de lecture (de gauche à droite) invitant le lecteur à consommer l’événement comme il regarde un film d’actions, à y voir le récit d’une agonie interrompue par un sauvetage invraisemblable et spectaculaire.

    Si cette narrativisation de l’événement n’est pas toujours exploitée de manière aussi évidente, elle demeure omniprésente tant à la télévision que dans les grands quotidiens. L’histoire implique directement au moins 306 personnes, mais le récit médiatique compte peu de personnages. On évoque bien sûr l’équipage (Air Transat souligne son «professionnalisme16») et le travail du copilote, mais les projecteurs sont surtout braqués sur les passagers, saisis comme formant un ensemble uniforme, et sur le commandant de bord, protagoniste par excellence du drame. Les uns forment un collectif uni par l’émotion, l’autre est un individu caractérisé par des qualités absolument distinctives. C’est au croisement entre ces deux éléments que naît le récit médiatique de l’atterrissage aux Açores.

    D’une part, la mise en récit de l’exploit sensationnalise l’événement en insistant sur le vécu de ceux et celles qui ont pensé mourir. Les grands titres choisis par La Presse au lendemain de l’incident sont révélateurs: les survivants d’une «catastrophe évitée de justesse» ont eu «froid dans le dos17». Plusieurs journaux, au Québec comme en Ontario, donnent la parole à des passagers loquaces: ils racontent avoir vu leur mort arriver, décrivent l’expérience comme «effrayante», insistent sur la «panique» ressentie à bord et parlent parfois d’un «miracle18». Presse écrite et bulletins de nouvelles font d’ailleurs proliférer, entre le 24 et le 28 août, les images montrant le gros porteur échoué sur la piste, les pneus éclatés de l’avion ou les rescapés sur le tarmac, illustrations de la mort esquivée. Ces photographies de l’engin qui aurait pu devenir cercueil ont pour effet d’authentifier la brutalité de l’atterrissage et le «scénario d’horreur19», bref l’expérience que, sollicités par les médias, racontent les voyageurs; elles facilitent en même temps l’identification du public avec les passagers.

    D’autre part, le récit de l’exploit individualise le mérite, qui revient entièrement à Robert Piché. Sa manœuvre devient un véritable fait d’armes, une victoire sur la mort. Incarnation de la force sublime de l’être humain, le pilote, écrit une chroniqueuse le 28 août 2001, rappelle que «l’homme» et «l’individu» sont ce «par [quoi] le miracle arrive20». La présence photographique de son visage dans les journaux – tant dans La Presse que dans le Toronto Star, dans Le Soleil que dans Le Journal de Montréal – dit d’ailleurs de manière éloquente cette individualisation de la grandeur, que le discours médiatique accentue par un usage généreux de la notion de «héros». De fait, celle-ci est plusieurs fois mobilisée de manière assertive, usage par lequel les journalistes, déclarant héroïque l’atterrissage de Piché, endossent pleinement le jugement de valeur. Quand les journaux encensent la «dextérité» ou l’«habileté extraordinaire» du «héros», quand Radio-Canada salue une réussite «tout à fait héroïque21», le qualificatif prend une valeur explicitement performative: son énonciation est en elle-même l’octroi d’un statut.

    Mais on trouve dans les représentations médiatiques de Robert Piché deux autres usages de la notion de «héros». Restreinte par des impératifs d’«objectivité», la presse emploie parfois le terme sans en revendiquer l’énonciation, en attribuant implicitement l’énoncé à des instances plus générales (la population, la collectivité, etc.). Il s’agit alors d’un usage constatif de la notion: les ­journalistes observent (ou pensent observer) que d’autres locuteurs en font un usage assertif. Piché, constate l’un d’eux, est «devenu un véritable héros au Québec comme à travers le monde22», ce qu’un quotidien torontois signale aussi lorsqu’il annonce que les pilotes du vol 236 sont perçus comme des «heroes, saviours, men of incredible courage23». Les médias font parfois aussi un usage citationnel de la notion de héros: l’héroïsation trouve alors sa source dans le discours d’un locuteur que la presse cite directement sans s’approprier son énoncé. Car les journaux sollicitent régulièrement le jugement d’individus qui, en raison de la position qu’ils occupent, sont investis d’une autorité énonciative. Le frère du pilote peut ainsi publiquement féliciter «[son] héros», ce que certains passagers font aussi devant les caméras. Le ministre fédéral des Transports exprime quant à lui son admiration pour un «geste héroïque» et le maire de Mont-Joli (où le pilote a grandi) en fait autant, mettant en relief le «courage», le «talent» et les «nerfs d’acier24» de la vedette d’Air Transat.

    Lorsqu’il asserte, le discours de presse s’autorise à conférer le statut de héros. Lorsqu’il cite ou constate, il signale plutôt l’existence, traitée comme un fait d’opinion, d’un statut conféré par d’autres que lui. Dans tous les cas, cependant, Piché est présenté comme le héros de quelqu’un, statut par rapport auquel le public est dès lors invariablement amené à se positionner.

    Banalité de l’héroïsme. Un «héros malgré lui»

    Dans les jours qui suivent l’atterrissage aux Açores, l’héroïsation médiatique du pilote est instantanée. Comme le résume Michel Lemay, ancien porte-parole d’Air Transat, en quelques heures «la presse fait de Piché un héros national25». S’il est valable, le constat mérite cependant d’être nuancé: il laisse supposer une glorification aussi grandiloquente qu’unanime là où s’expriment en fait, dans l’espace public, des discours disparates et contrastés. Dans la mesure où résonnent en lui les sources plurielles utilisées par les journalistes, le discours de presse est parcouru par des tensions. Loin d’être parfaitement consensuelle, l’héroïsation de Piché se heurte à quelques voix dissonantes.

    Parmi les grands quotidiens, ceux qui tendent à se distinguer des organes perçus comme les plus populaires ou populistes évitent l’usage assertif de la notion de héros. Publiant sur le sujet moins d’articles que ses concurrents, Le Devoir met à distance, par exemple, toute forme d’héroïsation trop enthousiaste, insistant plutôt sur la «chance26» du pilote, en partie sauvé par l’heureuse proximité des Açores. En Ontario, la première couverture que propose le Globe and Mail opère une mise à distance semblable, si bien qu’un lecteur lui reproche de ne jamais avoir souligné, dans son article du 25 août, les prouesses exceptionnelles du pilote27 – ce que le journal rectifie le 27, en constatant que Piché semble avoir été proclamé «héros» par une partie de la population.

    D’autres relativisations se font entendre. Même s’il met en lumière l’habileté incontestée du commandant, dont il publie d’ailleurs une photo, le Toronto Star rappelle la part d’inconnu («an ocean of unanswered questions28») qui entoure le déroulement du vol 236, invitant à suspendre les jugements hâtifs. Les mises à distance les plus explicites viennent cependant d’individus interrogés par la presse. En l’absence du pilote, les médias se tournent vers sa femme pour obtenir ses impressions: elle écarte d’emblée l’idée d’un «geste héroïque», à laquelle elle substitue celle d’un «geste de survie», rendu possible par des circonstances de vol favorables29. Un professionnel du milieu de l’aviation va plus loin en affirmant que «n’importe quel pilote aurait été capable d’en faire autant», soulignant au passage les qualités accommodantes de la piste d’atterrissage («plus longue et plus large30») de Lajes.

    Bref, dans les jours suivant l’événement, le discours de l’­héroïsme a ses hésitations. Dans l’espace public s’affrontent l’héroïsation du commandant Piché et sa mise à distance, tendances qui cohabitent parfois au sein des mêmes journaux, voire des mêmes textes. C’est dans ce climat tendu que l’équipage du vol 236 rentre au pays le 28 août 2001, date à laquelle Air Transat tient à Mirabel une conférence de presse réunissant devant une foule de journalistes la directrice de vol, le copilote et Robert Piché lui-même, d’autant plus attendu que son nom hautement médiatisé circule alors abondamment depuis quatre jours. Retransmis à la télévision, cet événement se présente, tant pour la presse que pour le public, comme une rencontre avec l’authentique, avec l’avatar réel d’une figure de papier. Parmi les photos qu’avaient publiées les journaux, l’une était ancienne et l’autre (prise à Lajes) de mauvaise qualité; on aura désormais le visage actuel du héros, observable à loisir, disponible pour des gros plans. Le personnage devient enfin parfaitement visible. C’est donc évidemment sur lui que se relâche la «pression médiatique accumulée31».

    De fait, Piché monopolise l’attention des journalistes, qui le bombardent de questions. Mais la prestation de la personne dément en quelque sorte l’image médiatisée du personnage. On attendait un héros; il donne l’image d’un homme ordinaire, résistant ouvertement au rôle qu’on avait moulé pour lui. Sa performance est sobre: bref et factuel, sans émotion apparente, le commandant décrit en quelques mots le déroulement du vol, les journalistes peinant à lui arracher des morceaux d’histoire. L’héroïsme est durement malmené: alors que la directrice de vol décrit une cabine silencieuse n’ayant jamais succombé à la panique, le pilote salue le professionnalisme de l’équipage, parle d’une réussite collective, évoque le soutien appréciable du contrôle aérien et refuse sèchement l’étiquette de «héros» («j’aurais pu me passer de celle-là») en rationalisant sa propre manœuvre (l’atterrissage des Açores, lance-t-il, ressemble à «un atterrissage normal32»). En un mot, les deux composantes du récit de l’exploit sont neutralisées: on désensationnalise l’événement, on désindividualise le mérite.

    La conférence de presse est la rencontre entre deux langages incompatibles. L’un relève du journalisme et l’autre du pilotage, chacune de ces

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