Entre l'ombre et la lumière
Par Ginny Martineau
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D'une vie à l'autre
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Aperçu du livre
Entre l'ombre et la lumière - Ginny Martineau
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales
du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : La voix du silence / Ginny Martineau
Nom : Martineau, Ginny, 1949- , auteure
Martineau, Ginny, 1949- | Entre lʼombre et la lumière
Description : Sommaire incomplet : tome 1. Entre lʼombre et la lumière
Identifiants : Canadiana 20240002172 | ISBN 9782897839895 (vol. 1)
Classification : LCC PS8626.A77363 V65 2024 | CDD C843/.6–dc23
© 2024 Les Éditeurs réunis
Image de la couverture : 123RF / Images générées par l’IA
Les Éditeurs réunis bénéficient du soutien financier de la SODEC
et du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec.
Édition
LES ÉDITEURS RÉUNIS
lesediteursreunis.com
Distribution nationale
PROLOGUE
prologue.ca
Imprimé au Canada
Dépôt légal : 2024
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
De la même auteure
chez Les Éditeurs réunis
D’une vie à l’autre
1. Le secret des Lambert, 2023
2. Les aléas du destin, 2023
À ma fille Stéphanie et à mon fils Martin,
merci de m’encourager et de croire en moi.
Sans vous deux dans ma vie, je me sentirais perdue.
Je vous aime.
1
Montréal, 1909
Aurore Sinclair, femme bien portante, de corps et d’esprit, était assise dans la chaise berçante, regardant affectueusement le chérubin qu’elle tenait contre elle, comme le plus merveilleux des trésors. Le poupon avait fini par s’endormir moelleusement installé dans le giron de sa grand-mère que, dans deux ans à peine, il appellerait affectueusement « mémé ».
Aurore poussa à nouveau du talon contre le plancher recouvert d’un prélart à grosses fleurs jaunes, afin que la berçante effectue sa manœuvre de va-et-vient. Mouvement qui, elle en était certaine, avait permis à petit Luc de trouver le sommeil. Elle poussa un soupir de mécontentement en entendant les bruits et les rires lui parvenant de l’escalier donnant accès au logement qu’occupaient Charles Beaudry et sa fille Béatrice. Les invités qui arrivaient allaient bien finir par réveiller le pauvre enfant qui venait à peine de trouver le sommeil. Elle avait sans conteste reconnu le rire du père de Charles, futur parrain du nouveau-né avec sa femme Adèle. Puis, elle entendit, en réponse au rire de M. Beaudry père, la voix de son propre mari, Armand. Ils avaient tous dû se croiser sur le perron.
La porte, située à quelques pieds de la berçante qu’occupaient Aurore et son petit-fils, s’ouvrit à la volée pour laisser passer les invités au baptême de l’enfant.
— Torrieu, tonna la voix du beau-père de sa fille, ça sent donc ben bon ici dedans, je ne sais pas si j’aime mieux l’odeur de la bonne soupe aux légumes ou ben celle…, s’interrompit-il pour humer fortement la pièce. Ce doit être une tarte aux pommes qui sent bon de même !
— Pas si fort, rétorqua Aurore en se levant de la berçante avec l’intention d’aller installer le poupon dans le ber proche du lit de sa fille Béatrice, qui se devait de rester couchée encore quelques jours.
Yvonne se précipita vers sa mère, passant effrontément devant la mère de Charles.
— Ne partez pas tout de suite, maman, je ne l’ai pas encore vu, moi, ce petit-là.
Adèle Beaudry s’empressa derrière Yvonne.
— Nous autres non plus, on ne l’a pas vu encore. Montrez-nous ça, ce beau bébé-là, madame Sinclair.
— Je veux ben vous le montrer, accepta Aurore en se tournant vers les deux femmes, mais ne me le réveillez pas, j’viens juste de l’endormir. S’il ne dort pas assez, il va pleurer tout le long du baptême tantôt, puis monsieur le curé va pousser de grands soupirs.
Mme Beaudry mère se pencha doucement vers l’enfant emmailloté, dont ne paraissait que la tête hors de la couverture bleue le couvrant.
— Il n’a presque pas de cheveux, rien qu’un petit duvet brun, pareil à mon Charles quand il est venu au monde. Il ressemble déjà à son père.
Puis, en se tournant vers son fils qui venait d’entrer, elle s’empressa de poursuivre :
— Il te ressemble, ton Luc, il est beau en pas pour rire. Un vrai Beaudry.
— Vous trouvez ? rétorqua le nouveau père tout fier, un sourire accroché au visage devant le compliment versé par sa mère.
Ce n’est qu’en entendant la voix de sa femme, Béatrice, qui l’appelait de la chambre, que Charles reprit ses esprits. Il se précipita vers la porte entrouverte conduisant à la pièce, laissant derrière lui la parenté, qui assisterait au baptême de son premier enfant dans moins d’une demi-heure.
Quarante minutes plus tard, sur les fonts baptismaux, Joseph Albert Luc Beaudry fit son entrée dans la religion catholique.
De retour dans ce que Béatrice et Charles appelaient pompeusement « la maison », bien qu’il ne s’agît que d’un petit logement de quatre pièces au deuxième étage d’un immeuble locatif, la petite troupe heureuse de cette réunion improvisée fit honneur au repas d’Aurore. La soupe aux légumes accompagnée d’un bon pain canadien tout frais tartiné de beurre, et la tarte aux pommes venant à peine de sortir du four, emplirent rapidement le ventre de tout ce beau monde en ce lundi midi. Mais lundi signifiait travail, si bien que, à peine la dernière bouchée avalée, chacun retourna à ses activités quotidiennes. Aurore se retrouva enfin seule avec sa fille et son petit-fils.
C’est dans le bienheureux silence des lieux qu’elle entreprit de laver la vaisselle du dimanche qu’elle avait sortie expressément pour l’occasion. Béatrice, de son côté, regardait pensivement le soleil entrant à flots par la fenêtre dont sa mère avait entrouvert les rideaux. Elle lui aurait bien demandé d’ouvrir la fenêtre légèrement, car, bien que le temps fût habituellement frais en mars, il faisait vraiment beau. Mais jamais, au grand jamais, Aurore n’aurait acquiescé à une telle demande. S’il avait fallu que le mal arrive par la fenêtre ! Déjà d’y laisser grandement entrer le soleil jusqu’au visage de la jeune maman assise dans le lit et adossée à quelques oreillers dépassait l’entendement pour elle.
Béatrice tourna les yeux vers le ber, placé à quelques pieds de son lit, afin de s’assurer que le soleil ne plombait pas sur son petit homme qui y dormait paisiblement. Il lui semblait bien que, déjà, il tenait plus de Charles que d’elle. Une pensée traversa son esprit. Elle repensa à ses premières rencontres avec le père de son fils. Dans les faits, elle ne se rappelait pas vraiment la première fois, et pour cause. Pendant quelques mois, Béatrice avait travaillé chez une cousine de son père, laquelle avait un petit atelier de confection sur mesure, situé rue Notre-Dame. Elle prenait donc le tramway tous les matins pour s’y rendre. Charles travaillait à l’époque à la brasserie Molson et prenait le même tramway qu’elle. Comme il demeurait quelques rues plus à l’ouest, il était déjà dans le transport en commun lorsqu’elle y prenait place. Un bon jour, il s’était mis à reluquer cette belle jeune fille toute menue, dont les talons des chaussures touchaient à peine le sol. Des cheveux bruns frisés, qu’elle tentait de discipliner sous forme de toque, étaient rassemblés sous un large chapeau couleur marine. Il se mit chaque matin, alors qu’elle avait le nez dans un livre qu’elle déposait sur ses genoux, à détailler son petit visage en forme de cœur. Des paupières un peu lourdes couvraient ses yeux bruns doux dont l’iris était cerclé de noir. De légères pommettes rosées où se creusaient de jolies fossettes lorsque ses lèvres charnues s’étiraient dans un sourire, à un mot ou une phrase, qu’elle devait trouver particulièrement drôles dans sa lecture. Il admira jusqu’à ses mains délicates qu’elle déposait sagement sur le rebord de son livre pour le tenir ouvert. Une taille fine à souhait qu’il aurait pris plaisir à tenir entre ses mains le faisait rêver. Tout cela, il le lui avait raconté lorsqu’il l’avait courtisée. Toutefois, il avait omis de lui parler de ses belles jambes minces, que cachait pudiquement sa longue jupe et qui le faisaient fantasmer.
Cela devait faire plusieurs semaines qu’il l’admirait ainsi chaque matin, alors que Béatrice, captivée par sa lecture, n’avait pas encore pris conscience de la présence quotidienne du jeune homme, toujours assis pratiquement en face d’elle. Un beau matin, alors qu’elle lisait un passage particulièrement intéressant, elle avait failli manquer son arrêt. C’est à la dernière minute qu’elle s’était levée précipitamment, oubliant à ses pieds le sac contenant les collets de dentelle qu’elle avait apportés chez elle pour les faire admirer à sa mère. Se rendant immédiatement compte de l’oubli, Charles s’était précipité derrière elle, avait saisi le sac et réussi à sortir avant que le tramway ne reprenne lentement sa route. C’est en entendant crier « mademoiselle » à quelques reprises que Béatrice finit par se retourner. Il ne lui avait fallu qu’une seconde pour reconnaître le sac qu’un jeune homme svelte tenait à bout de bras tout en courant derrière elle.
— Ah Seigneur ! s’était exclamée Béatrice en saisissant le sac que lui tendait Charles, tout essoufflé. Je ne peux pas croire que je l’avais oublié dans le tramway. Très grand merci, monsieur, avait-elle dit. Je n’en reviens pas d’avoir failli le perdre. Ma patronne ne me l’aurait jamais pardonné.
— Je vous ai vue sortir, s’était empressé de lui apprendre Charles avec son plus beau sourire, et j’ai immédiatement vu qu’il était resté par terre, alors je me suis précipité à votre suite.
— Mais… mais… ce n’était pas votre arrêt ? avait tout à coup réalisé Béatrice.
— Non ! Mais comme je vous aperçois tous les matins dans le tramway, j’ai l’impression de vous connaître un peu. Je ne pouvais pas vous laisser partir sans votre sac. Mon nom est Charles Beaudry, déclara le charmant jeune homme en lui tendant la main.
— Je ne sais comment vous remercier, monsieur Beaudry, avait-elle dit en prenant la main qu’il lui tendait. Je suis Béatrice Sinclair. À cause de moi, vous allez certainement être en retard. Vous m’en voyez désolée, mais encore merci, s’était-elle empressée de conclure de peur d’être elle-même en retard.
Charles lui emboîta le pas.
— Me permettez-vous de faire un bout de chemin avec vous ?
Indécise, Béatrice avait hésité, car elle ne voulait surtout pas se retarder.
— Si vous y tenez, mais j’ai à peine un petit coin de rue à faire.
C’est ainsi qu’elle l’avait connu. Le lendemain matin, lorsqu’elle était montée dans le tramway, elle l’avait cherché des yeux afin de lui adresser un sourire. Deux jours plus tard, le charmant jeune homme à la crinière noire, qu’il tentait chaque matin de discipliner, et aux grands yeux bruns rêveurs lui avait demandé la permission de s’asseoir près d’elle. Ils avaient ainsi pris l’habitude de parler ensemble et avaient fait plus ample connaissance. À partir de ce jour, Béatrice n’avait plus déposé le petit livre sur ses genoux qu’au retour du travail.
Ces souvenirs amenèrent un sourire sur les lèvres de la jeune maman. Elle se remémora le jour où Charles avait enfin osé lui demander si elle accepterait qu’il aille la voir chez elle le samedi suivant. Déjà à ce moment-là, elle en savait beaucoup sur lui et n’avait aucunement l’impression d’avoir affaire à un étranger. C’est donc avec un grand sourire qu’elle lui avait appris qu’elle en parlerait à ses parents. S’ils n’y voyaient pas d’objection, elle lui donnerait son adresse le lendemain matin.
Seize mois plus tard, par un beau samedi matin de mai, ils avaient uni leur vie pour le meilleur et pour le pire. Et voici qu’ils étaient maintenant parents d’un petit garçon promettant de devenir le portrait de son père.
* * *
Un léger toc-toc de respect, puisque la porte de la chambre était déjà entrouverte, tira Béatrice de ses rêveries. La tête de sa mère aux cheveux déjà blanchis apparut dans l’encadrement de la porte.
— Tu ne dormais pas, Béatrice ?
— Non, maman ! Vous pouvez entrer, mais mon petit Luc, lui, dort encore, alors il est peut-être préférable qu’on parle à voix basse.
Aurore laissa un sourire étirer ses lèvres devant l’image qu’offrait sa fille. Elle prit une chaise, l’approcha du lit et s’y laissa tomber.
— Les bébés, ça dort plus dur qu’on pourrait le croire. Ils sont parfois difficiles à endormir, mais une fois que c’est fait, ils sont partis pour un bon bout de temps. C’est un bien beau bébé, ma fille, que t’as là.
— Oui, tout le monde dit qu’il ressemble à Charles. Je le trouve tellement beau.
— Charles ?
Béatrice rougit devant la question de sa mère, ce qui fit naître un sourire sur ses lèvres.
— Je parle du bébé, voyons, maman !
— Je sais, confirma Aurore à son tour, avec un sourire taquin. Ton mari est un bel homme. Oui, je dirais que ton p’tit lui ressemble. C’est sûr que Luc aura les cheveux foncés de son père. Pour l’instant, il a les yeux bleus, mais tous les bébés ont les yeux bleus à la naissance. Dans quelque temps, leur couleur changera. T’en fais pas avec les ressemblances, ton prochain bébé prendra bien une couple de tes traits.
Béatrice se trémoussa un peu dans le lit, replaçant les couvertures bien droites du plat de la main. La naissance n’était pas un sujet dont on discutait facilement. Elle se demanda comment réagirait sa mère si elle osait lui répondre. Elle prit une grande inspiration et, finalement, lâcha dans un filet de voix :
— Je ne pensais pas que c’était si difficile d’avoir un enfant. Je ne crois pas que j’aimerais ça en avoir d’autres.
— Bah ! De mettre des enfants au monde, c’est une maladie de sans-cœur, ne t’en fais pas avec ça, répondit sa mère en balayant l’air de la main comme si elle voulait repousser un sujet sans importance.
Béatrice, surprise par la réplique de sa mère, resta sans voix pendant un moment, se demandant si elle avait bien compris.
— Je ne comprends pas ce que vous dites, maman. Qu’est-ce que vous entendez par « une maladie de sans-cœur » ?
Aurore prit un mouchoir dans sa poche et se moucha lentement afin de laisser le temps à son esprit de trouver une réponse à cette question, qu’elle n’avait pas eu l’occasion d’aborder souvent dans sa vie.
— Ben, toutes les mères pensent comme toi quand elles viennent d’accoucher, mais tu vas voir que, dans quelques semaines, tu vas avoir oublié le mal que t’as eu. C’est pour ça que je dis « une maladie de sans-cœur ». Parce qu’on oublie.
— Je ne pense pas que je vais oublier, maman. Une souffrance pareille, ça ne s’oublie pas, voyons donc. Qu’est-ce que vous dites là ?
— Tu sauras me le dire, ma fille. Tu verras ben. Si ça ne s’oubliait pas, il n’y aurait pas ben ben d’enfants dans le monde, laisse-moi te le dire. Dans quelques mois, tu vas te rappeler que ça a été dur, mais tu ne te souviendras plus vraiment comment c’était. Puis, quand tu vas apprendre que t’en as un autre dans le ventre, tu vas être ben contente.
— Je ne veux pas vous obstiner, maman, mais ça me surprendrait ben gros que ça me rende contente d’apprendre que je vais avoir à revivre ça pour mettre un petit au monde.
— Tu dis ça, là, c’est normal, tu viens juste d’accoucher. Mais tu sauras me l’dire, si on s’en souvenait ben comme il faut, on n’en aurait pas d’autres. Je sais de quoi je parle, j’en ai eu plusieurs, des enfants. Puis, d’une fois à l’autre, j’pense qu’on perd un peu la mémoire. Le bon Dieu a bien fait les choses, laisse-moi te le dire.
— Ben si vous le dites. Mais peut-être que ce n’est pas aussi dur pour toutes les femmes. Peut-être que, pour vous…
— Bon, bon, parlons d’autre chose, veux-tu ? La nature est ben faite, tu sauras me le dire plus tard. Pour asteure, comme ce n’est pas pour demain… Dis-moi donc, ta belle-mère, elle a donc ben changé depuis la dernière fois que je l’ai vue.
La conversation se poursuivit sur ce sujet.
2
À quelques rues de là, Julien, le frère aîné de Charles, était assis à la table de la cuisine à deux heures de l’après-midi avec une bière entre les jambes. Il pleurait. C’est sûr, un homme ne pleure pas, mais quand on est seul et que personne ne nous voit, c’est permis parfois de pleurer. Il suffit que ce soit fait dans le secret pour ne pas passer pour une mauviette devant les autres. Cela lui arrivait souvent, pas mal souvent, depuis la mort de sa Juliette. Comment est-ce que le bon Dieu avait pu permettre ça ? Elle avait à peine vingt ans, sa Juliette, lorsqu’elle avait été écrasée par un cheval qui avait pris le mors aux dents, en pleine rue. Ils se fréquentaient depuis quatre ans et attendaient d’avoir l’argent nécessaire pour se marier. Ils s’étaient fiancés à Noël 1905. Le mariage était prévu pour le mois de mai suivant, mais il n’avait jamais eu lieu. Juliette était partie trois semaines à peine après les fiançailles. Trois petites semaines à goûter à leur bonheur d’être fiancés, et la grande faucheuse l’avait arrachée à lui. Il n’y aurait jamais de mariage pour Julien. Aujourd’hui, ses parents étaient partis au baptême de son neveu, né deux jours plus tôt. Était-ce cela qui avait, encore une fois, ouvert la cicatrice ne se refermant jamais tout à fait au fond de lui ? La douleur était aussi réelle qu’au cours des premiers mois ayant suivi le décès de sa fiancée. Si ce sacré accident ne la lui avait pas enlevée, aujourd’hui, ce serait peut-être lui qui serait le nouveau père.
Julien passa son bras de chemise devant son visage pour y éponger les larmes ne cessant de couler, puis il prit une autre grande lapée de bière. Il irait cacher les deux bouteilles quand elles seraient vides pour que sa mère ne s’aperçoive pas qu’il avait déjà bu autant si tôt dans la matinée. Il était faible, il le savait. Tout le monde le croyait fort. Parce que, après quatre ans à travailler comme débardeur au port de Montréal la nuit, il était tout en muscles. Il était le plus grand des quatre garçons de la famille Beaudry, le plus costaud aussi. Pour le taquiner, ses frères l’appelaient « le taupin ». Oui, c’est bien ce qu’il était. À part une petite bedaine de bière qui s’arrondissait de façon régulière depuis le décès de Juliette, ses bras et ses cuisses n’étaient que du muscle pur et sa force était indéniable. Pourtant, chaque fois qu’un événement tel des fiançailles, un mariage ou une naissance était célébré, Julien en avait pour plusieurs jours à noyer sa peine dans l’alcool. Bien sûr, à vingt-neuf ans, il avait pris sa première bière depuis longtemps et, depuis ce temps, il n’était pas rare qu’il se rende à la taverne pour prendre deux ou trois bières avant d’entamer son quart de nuit. Mais lorsqu’un événement quelconque venait ouvrir la plaie toujours à vif de sa douleur émotionnelle, ce n’était plus deux ou trois bières qu’il prenait pour tenter de noyer sa peine. Il se mettait à boire dès le réveil et n’arrêtait que lorsqu’il tombait endormi. Il savait très bien qu’encore une fois, sa mère en serait bouleversée. Elle qui était toute fière d’être la marraine de ce nouveau bébé, il allait gâcher sa joie et sa journée. Pourquoi donc n’était-il pas capable de s’arrêter comme il le lui promettait régulièrement ? Oui, il était faible, il le savait et en souffrait. Il savait aussi faire souffrir les autres, et c’était cela le pire, de voir le reproche dans les yeux de ses parents qui ne comprenaient pas un tel comportement. Il ne voulait qu’atténuer sa propre souffrance. Pourquoi finissait-il toujours par faire souffrir ceux qui ne le méritaient pas ?
Tout à coup, des cris attirèrent son attention, puis le bruit de ce qu’il crut être une chaise venant de se fracasser contre un mur. Encore les Miller d’à côté. C’était devenu une habitude, bien que leurs éclats se produisissent généralement en soirée, et non en après-midi. Victor Miller aurait dû être à son travail à cette heure-là. Un autre coup ébranla les murs, et les cris aigus de Mme Miller entrecoupés de sanglots se firent entendre à travers la cloison.
— Là, ça va faire ! explosa Julien en se levant de table. Assez, c’est assez !
Normalement, lorsqu’elle était présente, sa mère le retenait, lui rappelant que ce n’était pas de ses affaires, les chicanes de ménage ne regardent pas les étrangers, disait-elle. Mais aujourd’hui, Adèle Beaudry n’était pas là pour le retenir.
Julien marcha dans le corridor menant à la porte d’entrée avant, puis ouvrit celle-ci à la volée. Il frappa un coup ou deux contre la porte voisine à la sienne, mais le couple ne l’entendit pas. Il tâta la poignée et fut surpris de réaliser qu’elle était déverrouillée. Il ne prit pas le temps de réfléchir plus longtemps et entra dans le logement contigu à celui qu’il habitait avec ses parents. La jeune femme, qu’il connaissait de vue, était étendue par terre et le crétin de Victor Miller frappait sur elle à coups de pied. Elle se tenait le ventre à deux mains et du sang coulait de sa bouche, de son nez et de son arcade sourcilière. Julien ne fit ni une ni deux et empoigna son voisin de sa main puissante et l’envoya valser contre la table de la cuisine. Lui qui ne sacrait jamais fut pris de fureur.
— Calvaire, ça va faire, sacrament ! Essaies-tu de la tuer ? cria-t-il à son voisin en le tutoyant, alors qu’il ne lui avait parlé qu’à trois ou quatre reprises.
Il se pencha vers l’homme, qui tentait de se relever, l’empoigna par le devant de sa chemise et le souleva à la hauteur de son propre visage. Victor dénommé « Miller », d’un bon six pouces plus petit que Julien, se débattit du mieux qu’il put, mais il était impossible pour lui d’avoir le dessus sur son voisin qui, avec la force d’un taureau, le maintenait solidement en place.
— Lâche-moé, cria Miller au visage de son adversaire. Ce qui se passe chez nous, ça ne regarde personne, m’as-tu compris ? C’est pas de tes maudites affaires. Pis, j’corrigerai ben ma femme comme je l’entends, tabarnak ! C’est pas toé qui vas m’en empêcher. Lâche-moi, ou ben tu vas le regretter, m’entends-tu ?
À ces mots tellement incongrus, Julien se mit à rire et relâcha son voisin si soudainement que ce dernier tomba à quatre pattes devant lui. Quand Victor parvint à se relever, Julien avait déjà soulevé Mme Miller dans ses bras et, la tenant près de lui, lança :
— J’emmène ta femme chez nous à côté, elle est blessée, lança-t-il à son voisin en se retournant. Ma mère va l’aider, pis toi, quand tu auras repris tes esprits, tu pourras venir la chercher, mais tu es mieux d’être calmé quand je vais te revoir la face, sinon ça va aller mal, j’ai juste ça à te dire.
Julien, son fardeau dans les bras, entra chez lui et, du revers du talon, referma la porte d’entrée. Il se dirigea vers le salon et s’apprêtait à déposer sa voisine sur la causeuse lorsqu’elle se mit sur ses jambes du mieux qu’elle put.
— Non, monsieur Beaudry. Je suis pleine de sang, je vais tout tacher le beau divan de votre mère.
— Attendez une minute, je vais aller chercher un vieux drap et le mettre sur la causeuse.
— Vous n’auriez pas dû faire ça. Victor va m’en vouloir encore plus. Ce n’est déjà pas facile de même.
— Je reviens, lâcha à nouveau Julien en se dirigeant vers la cuisine.
Pendant ce temps, la jeune femme chercha à essuyer ses larmes du revers de la main, mais ce faisant, elle étendit sur son visage le sang pissant de son arcade sourcilière. Julien revint avec une débarbouillette mouillée et se mit à lui nettoyer le visage avec des mouvements doux qui contrastaient avec la grosseur de sa main.
Il étendit la couverture sur le divan et y fit s’asseoir la jeune femme. Il tira un petit fauteuil devant son invitée inattendue, et reprit le nettoyage entrepris.
— Laissez faire, objecta la jeune femme en voulant lui prendre la débarbouillette des mains. Je vais le faire.
— Laissez-moi faire, murmura Julien d’une voix douce qu’elle ne lui connaissait pas. Dites-moi où vous avez mal. Si c’est nécessaire, je vous amènerai chez un médecin, précisa-t-il tout en continuant à lui nettoyer doucement le visage.
La jeune femme ne répondit pas, mais les larmes se mirent à couler de plus belle sur ses joues.
— Tut, tut ! souffla Julien. Ça va aller, vous êtes en sécurité ici. Ce n’est pas la première fois qu’il vous bat, prononça-t-il d’une voix calme. Les murs ici ne sont pas très épais…
La jeune femme se contenta de bouger la tête de droite à gauche en signe de négation. Ne voulant pas insister, Julien enchaîna :
— Comment vous appelez-vous ?
— Évelyne. Évelyne Maguire… je veux dire Évelyne Miller.
— Quel beau prénom ! Quel âge avez-vous, Évelyne ? Je sais ! On ne devrait pas demander ça à une dame, mais vous me semblez si jeune.
— Oh, ce n’est pas grave. Je viens d’avoir vingt et un ans.
— Je vous en donnais plutôt dix-huit, formula Julien.
Peut-être parce qu’Évelyne avait sensiblement le même âge que sa Juliette lorsque la grande faucheuse la lui avait enlevée, il fut profondément ému. Toutefois, la ressemblance s’arrêtait là. Évelyne était maigrichonne, alors que Juliette avait été plutôt pulpeuse. Sa voisine avait un petit visage, le plus charmant qu’il n’ait jamais eu le plaisir de regarder, même ainsi, avec l’arcade sourcilière droite fendue et la lèvre du bas qui enflait de plus en plus. Sa petite figure ovale laissait entrevoir les joues creuses de quelqu’un qui ne mange pas tous les jours à sa faim, mais sa peau paraissait plus douce que la soie. De ses cheveux d’un brun cuivré retenus derrière sa tête par une broche s’échappaient des mèches qui pendaient en bordure de son visage. Julien dut se retenir d’y passer la main afin de les repousser derrière les oreilles de la jeune femme. En attendant patiemment que les larmes coulant des hypnotisants yeux bleus de sa voisine se tarissent, il se contenta d’essuyer le sang qui continuait à jaillir de la plaie. Lorsqu’Évelyne devint plus calme, Julien reprit doucement la parole :
— Il serait peut-être préférable que vous voyiez un médecin. Des coups comme ça, ça peut faire des dommages.
— J’aime mieux pas, dit la jeune femme. Ce serait mettre de l’huile sur le feu, si Victor se rend compte que vous êtes allé chercher un médecin… Dites-moi donc, demanda Évelyne en s’étirant le cou pour tenter de regarder dans le couloir