Tahar Ben Jelloun - Cette Aveuglante Absence de Lumiere - 2001
Tahar Ben Jelloun - Cette Aveuglante Absence de Lumiere - 2001
Tahar Ben Jelloun - Cette Aveuglante Absence de Lumiere - 2001
Longtemps j'ai cherch la pierre noire qui purifie l'me de la mort. Quand je dis longtemps, je pense un puits sans fond, un tunnel creus avec mes doigts, avec mes dents, dans l'espoir ttu d'apercevoir ne serait-ce qu'une minute, une longue et ter nelle minute, un rayon de lumire, une tincelle qui s'imprime rait au fond de mon il, que mes entrailles garderaient, prot ge comme un secret. Elle serait l, habiterait ma poitrine et nourrirait l'infini de mes nuits, l, dans cette tombe, au fond de la terre humide, sentant l'homme vid de son humanit coups de pelle lui arrachant la peau, lui retirant le regard, la voix, la raison. Ce roman est tir de faits rels et inspir par le tmoignage d'un ancien dtenu du bagne de Tazmamart. crivain marocain de languefranaise,TaharBenJelloun est n en 1944. Il a publi de nombreux romans, recueils de pomes et essais. lia obtenu le prix Concourt en 1987pour La Nuit sacre.
TEXTE INTGRAL
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T a h a r Ben J e l l o u n
ditions du Seuil
Ce roman est tir dfaits rels inspirs par le tmoignage d'un ancien dtenu du bagne de Tazmamart. Il est ddi Aziz ainsi qu' Rda, son jeune fils, lumire de sa troisime vie.
Longtemps j'ai cherch la pierre noire qui purifie Tme de la mort. Quand je dis longtemps, je pense un puits sans fond, un tunnel creus avec mes doigts, avec mes dents, dans l'espoir ttu d'apercevoir, ne serait-ce qu'une minute, une longue et ternelle minute, un rayon de lumire, une tincelle qui s'imprimerait au fond de mon il, que mes entrailles garderaient, protge comme un secret. Elle serait l, habiterait ma poitrine et nourrirait l'infini de mes nuits, l, dans cette tombe, au fond de la terre humide, sentant l'homme vid de son humanit coups de pelle lui arrachant la peau, lui retirant le regard, la voix et la raison. Mais que faire de la raison, l o nous avons t enterrs, je veux dire mis sous terre, en nous laissant un trou pour la respiration ncessaire, pour vivre assez de temps, assez de nuits pour expier la faute, mettant la mort dans une lenteur subtile, une mort qui devait prendre son temps, tout le temps des hommes, ceux que nous n'tions plus, et ceux qui nous gardaient encore, et ceux qui nous avaient totalement oublis. Ah, la lenteur ! l'ennemi principal, celui qui enrobait notre peau meurtrie, donnant beaucoup de temps la blessure ouverte avant de commencer se cicatriser; cette lenteur qui faisait battre notre cur au rythme paisible de la petite mort, comme si nous devions nous teindre, une bougie allume loin de nous et qui se consumait 9
avec la douceur du bonheur. Je pensais souvent cette bougie, faite non pas de cire mais d'une matire incon nue qui donne l'illusion de la flamme ternelle, signe symbolique de notre survie. Je pensais aussi un sablier gant, o chaque grain de sable tait un grain de notre peau, une goutte de notre sang, une petite poigne d'oxygne que nous perdions au fur et mesure que le temps descendait vers le gouffre o nous tions. Mais o tions-nous? Nous tions arrivs l sans notre regard. tait-ce la nuit ? Probablement. La nuit sera notre compagne, notre territoire, notre monde et notre cimetire. Ce fut la premire information que je reus. Ma survie, mes tortures, mon agonie taient inscrites sur le voile de la nuit. Je le sus tout de suite. On dirait que je l'avais toujours su. La nuit, ah ! ma couverture de pous sire gele, mon tendue d'arbres noirs qu'un vent gla cial remuait juste pour faire mal mes jambes, mes doigts crass par la crosse d'un pistolet-mitrailleur. La nuit ne tombait pas, comme on dit, elle tait l, tout le temps ; reine de nos souffrances, elle les exposait notre sensibilit, au cas o nous aurions russi ne plus rien ressentir, comme faisaient certains torturs en se dga geant de leur corps par un effort de concentration trs puissant, ce qui leur permettait de ne plus souffrir. Ils abandonnaient leur corps aux tortionnaires et partaient oublier tout cela dans une prire ou un repli intrieur. La nuit nous habillait. Dans un autre monde, on dirait qu'elle tait aux petits soins avec nous. Surtout pas de lumire. Jamais le moindre filet de lumire. Mais nos yeux, mme s'ils avaient perdu le regard, s'taient adapts. Nous voyions dans les tnbres, ou nous croyions voir. Nos images taient des ombres se dplaant dans le noir, bousculant les uns et les autres, allant jusqu' renverser la carafe d'eau, ou dplacer le morceau de pain rassis que certains gardaient pour parer aux crampes d'estomac.
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La nuit n'tait plus la nuit, puisqu'elle n'avait plus de jour, plus d'toiles, plus de lune, plus de ciel. Nous tions la nuit. Nocturnes dfinitivement, nos corps, notre respiration, les battements de cur, les ttonne ments de nos mains allant d'un mur l'autre sans faire d'effort, l'espace tant rduit aux dimensions d'une tombe pour un vivant - chaque fois que je prononce ce mot, je devrais le remplacer par survivant, mais en vrit j'tais un vivant, supportant la vie dans l'extrme dnuement, dans l'preuve dont la fin ne pouvait tre que la mort, mais tout cela ressemble trangement la vie. Nous n'tions pas dans n'importe quelle nuit. La ntre tait humide, trs humide, poisseuse, sale, moite, sentant l'urine des hommes et des rats, une nuit venue nous sur un cheval gris suivi par une meute de chiens enrags. Elle avait jet son manteau lourd sur nos visages que plus rien n'tonnait, un manteau o il n'y avait mme pas de petits trous laisss par les mites, non, c'tait un manteau de sable mouill. De la terre mlange aux excrments de toutes sortes d'animaux se dposa sur notre peau, comme si notre enterrement tait termin. Non, le vent qui soufflait dans le manteau nous donnait un peu d'air pour que nous ne mourrions pas tout de suite, juste de quoi nous maintenir loin de la vie et tout prs de la mort. Ce manteau pesait des tonnes. Invisible et pourtant palpable. Mes doigts per daient leur peau quand je le touchais. Je cachais mes mains derrire mon dos pour ne plus tre en contact avec la nuit. Je les protgeais ainsi, mais que de fois le froid du ciment mouill m'obligea changer de posi tion, me mettant plat ventre, la tte crase contre le sol, prfrant avoir mal au front qu'aux mains. Il y avait donc des prfrences entre deux douleurs. Pas vraiment. Tout le corps devait souffrir, chaque partie, sans exception, La tombe a t amnage (encore un 11
mot de la vie, mais il faut bien continuer emprunter la vie de petites choses) de telle sorte que le corps subisse toutes les souffrances imaginables, qu'il les endure avec la plus lente des lenteurs, et qu'il se maintienne en vie pour subir d'autres douleurs. En fait, la tombe tait une cellule de trois mtres de long sur un mtre et demi de large. Elle tait surtout basse, entre un mtre cinquante et un mtre soixante. Je ne pouvais pas me mettre debout. Un trou pour pisser et chier. Un trou de dix centimtres de diamtre. Le trou faisait partie de notre corps. Il fallait trs vite oublier son existence, ne plus sentir les odeurs de merde et d'urine, ne plus sentir du tout. Pas question de se boucher le nez, non, il fallait garder le nez ouvert et ne plus rien sentir. Au dbut, c'tait difficile. C'tait un apprentissage, une folie ncessaire, une preuve russir absolument. tre l sans tre l. Fermer ses sens, les diriger ailleurs, leur donner une autre vie, comme si j'avais t jet dans cette fosse sans mes cinq sens. C'tait cela : faire comme si je les avais dposs dans une consigne de gare, rangs dans une petite valise, bien envelopps dans du coton ou de la soie, et puis mis de ct l'insu des tortionnaires, l'insu de tout le monde. Un pari sur l'avenir. Je tombai dans la fosse comme un sac de sable, comme un paquet apparence humaine, je tombai et je ne ressentais rien, je ne sentais rien et je n'avais mal nulle part. Non, cet tat-l, je ne l'atteignis qu'aprs des annes de souffrances. Je crois mme que la douleur m'avait aid. force d'avoir mal, force de supplice, j'avais russi lentement me dtacher de mon corps et me voir lutter contre les scorpions dans cette fosse. J'tais au-dessus. J'tais de l'autre ct de la nuit. Mais avant d'y arriver, j'ai d marcher des sicles dans la nuit du tunnel infini. Nous n'avions pas de lit, pas mme un morceau de
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mousse en guise de matelas, pas mme une botte de foin ou d'alfa sur laquelle dorment les animaux. On nous distribua chacun deux couvertures grises sur les quelles tait imprim le chiffre 1936. tait-ce Tanne de leur confection ou bien une rfrence spcifique pour les condamns la mort lente ? Lgres et solides, elles sentaient l'hpital. Elles avaient d tre trempes dans un produit dsinfectant. Il fallait s'y habituer. L't, elles n'taient pas trs utiles. En revanche, l'hi ver, elles taient insuffisantes. Je pliai l'une et en fis un matelas trs troit. Je dormais sur le ct. Lorsque je voulais changer de ct, je me levais pour ne pas dfaire les plis. Systmatiquement, surtout au dbut, je me cognais la tte contre le plafond. Je m'enveloppais dans l'autre couverture et je res pirais le dsinfectant qui me donnait d'tranges cpha les. C'taient des couvertures empoisonnes ! Que de fois je me suis persuad que la terre allait s'ouvrir et m'engloutir ! Tout avait t trs bien tudi. Ainsi, nous avions droit cinq litres d'eau par jour. Qui leur avait communiqu ce chiffre? Probablement des mdecins. D'ailleurs l'eau n'tait pas vraiment potable. J'avais une carafe en plastique o je versais de l'eau et la laissais dcanter toute une journe. Au fond de la carafe, il y avait un dpt de poussire et de salets vis queuses. Puisqu'ils avaient tout prvu, peut-tre avaient-ils pos la dalle de la cellule de sorte qu'elle bascule aprs quelques mois ou quelques annes et nous jette dans la fosse commune qui aurait t creuse juste sous le bti ment?
Depuis la nuit du 10 juillet 1971, je n'ai plus d'ge. Je n'ai ni vieilli, ni rajeuni. J'ai perdu mon ge. Il n'est plus lisible sur mon visage. En fait, je ne suis plus l pour lui donner un visage. Je me suis arrt du ct du nant, l o le temps est aboli, rendu au vent, livr cette immense plage de drap blanc que secoue une brise lgre, donn au ciel vid de ses astres, de ses images, des rves d'enfance qui y trouvaient refuge, vid de tout, mme de Dieu. Je me suis mis de ce ct-ci pour apprendre L'oubli, mais je n'ai jamais russi tre entirement dans le nant, pas mme en pense. Le malheur est arriv comme une vidence, une bourrasque, un jour o le ciel tait bleu, tellement bleu que mes yeux blouis perdirent la vue pendant quelques secondes, ma tte tourdie penchait comme si elle allait tomber. Je savais que ce jour-l allait tre le jour du bleu tach de sang. Je le savais si intimement que je fis mes ablutions et priai dans un coin de la chambre o rgnait un silence touffant. Je fis mme une prire supplmentaire pour l'adieu la vie, au prin temps, la famille, aux amis, aux rves, aux vivants. Sur la colline d'en face, un ne me regardait avec cet air dsol et triste qu'ont les btes qui voudraient com patir la peine des humains. Je me dis : Au moins lui ne sait pas que le ciel est bleu et il n'a pas de sang verser. 15
Qui se souvient encore des murs blancs du palais de Skhirate ? Qui se souvient du sang sur les nappes, du sang sur le gazon d'un vert vif? Il y eut un mlange brutal de couleurs. Le bleu n'tait plus dans le ciel, le rouge n'tait plus sur les corps, le soleil lchait le sang avec une rapidit inhabituelle, et nous, nous avions des larmes dans les yeux. Elles coulaient toutes seules et trempaient nos mains qui n'arrivaient plus tenir une arme. Nous tions ailleurs, peut-tre dans l'au-del, l o les yeux rvulss quittent le visage pour se loger dans la nuque. Nos yeux taient blancs. Nous ne voyions plus le ciel ni la mer. Un vent frais nous caressait la peau. Le bruit des dtonations se rptait l'infini. Longtemps il nous poursuivra. Nous n'entendrons plus que a. Nos oreilles taient occupes. Je ne sais plus si nous nous rendmes la garde royale, celle qui traquait les rebelles, ou si nous fmes arrts et dsarms par des officiers qui avaient chang de camp quand le vent tourna. Nous n'avions rien dire. Nous n'tions que des soldats, des pions, des sous-officiers pas assez importants pour prendre des initiatives. Nous tions des corps qui avaientfroiddans la chaleur de cet t. Mains attaches derrire le dos, nous tions jets dans des camions o morts et blesss taient entasss. Ma tte tait coince entre deux soldats morts. Leur sang entrait dans mes yeux. D tait chaud. Ils avaient tous les deux lch merde et urine. Avais-je encore droit au dgot? Je vomis de la bile. quoi pense un homme quand le sang des autres coule sur sa figure ? unefleur, l'ne sur la colline, un enfant jouant au mousquetaire avec un bton pour pe. Peut-tre qu'il ne pense plus. Il essaie de quitter son corps, de ne pas tre l, de croire qu'il dort et qu'il fait un trs mauvais rve. Non, je savais que ce n'tait pas un rve. Mes penses taient claires. Je tremblais de tous mes membres.
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Je ne me bouchai pas le nez. Je respirais le vomi et la mort pleins poumons. Je voulais mourir asphyxi. J'essayai d'introduire ma tte dans un sac en plastique pos prs des cadavres. Je ne russis qu' susciter la colre d'un soldat qui m'assomma d'un coup de pied dans la nuque. En perdant connaissance, je ne sentais plus la puanteur des cadavres. Je ne sentais plus rien. J'tais dlivr. Un coup de crosse dans les tibias me rveilla. O tions-nous ? Il faisait froid. Peut-tre dans la morgue de l'hpital militaire de Rabat. Le tri entre les vivants et les morts n'avait pas t fait. Certains gmissaient, d'autres se cognaient la tte contre le mur, injuriant le destin, la religion, l'arme et le soleil. Ils disaient que le coup d'Etat avait rat cause du soleil. Il tait trop fort, trop lumineux. D'autres criaient: Mais quel coup d'tat? Notre devise est dans notre sang : "Allah, la Patrie, le Roi", Ils rptaient ce slogan comme une litanie qui rachterait leur trahison. Je me taisais. Je ne pensais rien. J'essayais de me fondre dans le nant et de ne plus rien entendre ou ressentir.
Au btiment B, nous tions vingt-trois, chacun dans une cellule. En plus du trou creus dans le sol pour faire ses besoins, il y en avait un autre au-dessus de la porte en fer pour laisser passer l'air. Nous n'avions plus de nom, plus de pass et plus d'avenir. Nous avions t dpouills de tout. Il nous restait la peau et la tte. Pas tous. Le numro 12 fut le premier perdre la raison. Il devint trs vite indiffrent. Il brla les tapes. Il entra dans le pavillon de la grande douleur en dposant sa tte ou ce qui en restait la porte du camp. Certains prtendirent l'avoir vu faire le geste de dboter sa tte et se pencher pour l'enfouir entre deux grosses pierres. Il entra libre. Rien ne l'atteignait. Il parlait tout seul, sans jamais s'arrter. Mme quand il dormait, ses lvres continuaient bredouiller des mots incomprhensibles. Nous refusions de nous appeler entre nous autre ment que par nos noms et prnoms. Ce qui nous tait interdit. Le numro 12 s'appelait Hamid. Il tait mince et trs grand, la peau mate. Il tait le fils d'un adjudant qui avait perdu un bras en Indochine. L'arme avait pris en charge l'ducation de ses enfants qui devinrent tous militaires. Hamid voulait tre pilote de ligne et rvait de quitter l'arme. Le jour, il tait impossible de le faire taire. Son dlire nous rassurait un peu. Nous tions encore capables de ragir, de vouloir entendre un discours 19
logique, des mots qui nous feraient rflchir, sourire ou mme esprer. Nous savions que Hamid tait parti ailleurs. Il nous avait quitts. Il ne nous voyait plus ni ne nous entendait. Ses yeux fixaient le plafond pendant qu'il parlait. Hamid tait en quelque sorte notre avenir probable, mme si on nous avait assez rpt que le futur n'existait plus pour nous. Peut-tre des mdecins Tavaient-ils drogu afin de le rendre fou et nous l'avaient envoy comme exemple de ce qui pourrait nous arriver. C'tait possible, car, durant les mois passs dans des caves subir toutes sortes de tortures, certains perdirent la vie, et d'autres, comme Hamid, la raison. Sa voix rsonnait dans les tnbres. De temps en temps, nous reconnaissions un mot ou mme une phrase : papillon , pupille de la passion , pas possible, popeline, poussette, poussoir, paladie, prs palade, pourir de pain et de poif ... C'tait le jour de la lettre P. Les gardiens le laissaient parler, comptant sur notre exaspration afin de rendre sa prsence encore plus pnible. Pour ne pas faire leur jeu, Gharbi, le numro 10, se mit rciter le Coran, qu'il connaissait par cur. Il l'avait appris l'cole coranique comme la plupart d'entre nous, sauf que lui se destinait tre le mufti de la caserne. Il avait mme particip un concours de rcitants et obtenu le troisime prix. C'tait un bon musulman, il ne manquait pas ses prires et lisait toujours quelques versets avant de dormir. On l'appelait, l'cole des lves officiers, l' Ustad , le Matre. Quand l'Ustad se mit rciter le Coran, la voix de Hamid se fit de plus en plus basse, jusqu' s'teindre. On aurait dit que la lecture du livre saint l'apaisait, ou du moins diffrait son dlire. Au moment o l'Ustad termina, en prononant la formule Ainsi la parole de Dieu le Trs Puissant est Vrit , Hamid reprit son discours avec la mme vhmence, le mme rythme lanci20
nant, la mme confusion. Personne n'osait intervenir. Il avait besoin de sortir tous ces mots en arabe et en fran ais. C'tait sa faon de nous quitter, de s'isoler et d'appeler la mort. Elle vint le prendre lorsqu'il entra en transe et se cogna plusieurs fois la tte contre le mur. Il poussa un long cri, puis nous n'entendmes plus ni sa voix ni son souffle. L'Ustad dit la premire sourate du Coran. Il chanta plutt. C'tait beau. Le silence qui rgna ensuite tait magnifique. L'Ustad fut dsign pour ngocier avec les gardes les conditions de l'enterrement de Hamid. Ce fut long et compliqu. Il fallait en rfrer au commandant du camp, lequel devait attendre les ordres de la capitale. Ils voulaient jeter le corps dans une fosse, sans crmo nie, sans prire, sans lecture du Coran. Notre premier acte d rsistance consista rclamer un enterrement digne pour l'un de nous. Nous tions vingt-deux vivants autour de ce corps, dont la voix rsonnait encore dans nos ttes. Nous invoqumes la tradition musulmane, qui dsapprouve l'enterrement diffr, le soleil ne devant se coucher qu'une fois sur le dfunt. Il fallait faire vite, d'autant plus que la chaleur touffante - nous tions au mois de septembre - n'allait pas tarder s'attaquer au cadavre. Les funrailles eurent lieu le lendemain matin. Malgr les circonstances, nous tions heureux. Nous revoyions la lumire du ciel aprs quarante-sept jours de tnbres. Nous clignions des yeux, certains pleur rent. L'Ustad conduisit la crmonie, rclama de l'eau pour la toilette du corps et un drap pour le linceul. Un des gardes, apparemment mu, apporta plusieurs bidons d'eau et un drap blanc tout neuf. Ce fut l'occasion pour chacun d'entre nous d'es sayer de situer le lieu o nous tions. Je cherchai des repres. Notre btiment tait entour de remparts pais 21
hauts d'au moins quatre mtres. Une chose tait cer taine : nous n'tions pas prs de la mer. Tout autour du camp, il y avait des montagnes grises. Pas d'arbres. Une caserne au loin. Le nant, le vide. Notre prison tait moiti sous terre. Les gardes devaient vivre dans deux petites baraques, quelques centaines de mtres de l o nous tions en train d'enterrer Hamid. Durant une petite heure, j'ouvris grands les yeux, et mme la bouche, en vue d'avaler le plus de lumire possible. Aspirer la clart, la stocker l'intrieur, la garder comme refuge, et s'en souvenir chaque fois que l'obscurit pse trop sur les paupires. Je me mis torse nu, pour que ma peau s'en imprgne et accapare ce bien prcieux. Un garde m'intima l'ordre de remettre ma chemise. Le soir, j'eus honte d'avoir t heureux grce l'en terrement d'un compagnon. tais-je sans piti, tais-je monstrueux au point de profiter du dcs de l'un d'entre nous ? La vrit tait l, amre et brutale. Si la mort de mon voisin me permet de voir le soleil, ne serait-ce que quelques instants, devrais-je souhaiter sa disparition ? Et pourtant, je n'tais pas le seul le pen ser. Driss, le numro 9, eut le courage d'en parler : l'en terrement devint pour nous l'occasion de sortir et de voir un rayon de lumire. C'tait notre rcompense, notre espoir secret, celui que l'on n'osait pas formuler mais auquel on pensait. Et la mort se transforma en un superbe rayon de soleil. Certes, nous avions t jets l pour mourir. La mission des gardes tait de nous maintenir le plus pos sible dans l'tat de pr-mort. Notre corps devait subir sa dcomposition petit petit. Il fallait taler la souf france dans le temps, lui permettre de se rpandre len tement, de n'oublier aucun organe, aucune parcelle de peau, de monter des orteils aux cheveux, de circuler
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entre les plis, entre les rides, de s'insinuer telle une aiguille cherchant la veine pour dposer son venin. Qu'elle vienne, la mort ! Que les survivants en pro fitent pour voir le jour ! Son travail tait bien entam. Hamid fut le premier nous offrir une bouffe de lumire. C'tait son cadeau d'adieu. Parti sans souffrir, ou presque. Aprs une anne dans ce trou, la question qui han tait chacun de nous tait : qui le tour, prsent ? Je faisais des spculations. Driss avait une maladie des muscles et des os. Il ne devait pas faire partie de notre commando. On devait mme le dposer l'hpital militaire de Rabat. Le chef oublia. Son destin tait de venir mourir dans cette prison, sous terre. Ses jambes dcharnes s'taient recroquevilles et taient colles sa poitrine. Tous ses muscles fondirent. Il lui tait impossible de lever la main. Les gardes consentirent me laisser lui donner manger et l'aider faire ses besoins. Il ne pouvait plus mcher. Je mastiquais le pain et le lui donnais par petites bouches, suivies d'une gorge d'eau. Il lui arrivait d'avaler de travers, et il ne pouvait pas tousser. Il courbait son dos, mettait la tte entre ses jambes et roulait sur le sol pour faire passer l'eau du bon ct de l'sophage. Il avait telle ment maigri qu'il ressemblait un oiseau dplum. Je ne voyais pas bien ses yeux. Ils devaient tre vitreux, vides. Il dormait accroupi, la tte pose contre le mur, les mains cales sous les pieds. Il mettait du temps trouver cette position qui lui permettait de s'endormir sans trop ressentir les douleurs articulaires. Il perdit peu peu la parole. Il fallait deviner ce qu'il balbutiait. Je savais qu'il rclamait la mort. Mais je ne pouvais pas l'aider mourir. la limite, si j'avais eu une petite pilule bleue pour le dlivrer, peut-tre la lui aurais-je donne. Vers la fin, il refusait de s'alimenter. Je sentis la mort s'installer dans ses yeux. Il essaya de me dire
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quelque chose, peut-tre un chiffre. Je crus comprendre qu'il s'agissait du chiffre quarante. Il parat que la mort met quarante jours pour occuper tout le corps. Dans son cas, elle l'emporta assez vite. J'eus beaucoup de mal faire sa toilette. Les genoux replis avaient fait un trou dans la cage thoracique. Les ctes taient entres dans les articulations. Impossible de dplier les jambes, ni les bras. Son corps tait une boule tout osseuse. Il devait peser moins de quarante kilos. Il tait devenu une petite chose trange. Il n'avait plus rien d'humain. La maladie l'avait dform. Avant mme d'achever sa toilette, je fus bouscul par deux gardes qui dposrent le corps dans une brouette et s'en allrent aprs m'avoir remis dans ma cellule, J'avais le souffle coup. Ils avaient disparu et je n'eus pas le temps de dire un mot.
C'est dans les preuves pnibles que la plus plate des banalits devient exceptionnelle, la chose du monde la plus dsire. Je compris tout de suite que nous n'avions aucun choix. Il fallait renoncer aux gestes simples et quotidiens, les oublier, se dire : la vie est derrire moi , ou : on nous a arrachs la vie et ne rien regretter, ne pas se lamenter ni esprer. La vie est reste de l'autre ct de la double muraille qui entoure le camp. C'est tout un apprentissage que de se dfaire des habitudes de la vie, apprendre par exemple que les jours et les nuits sont confondus et qu'ils se ressemblent dans leur excrable mdiocrit. Renoncer tre comme avant : se lever le matin en pensant la journe venir et aux surprises qu'elle nous rserve. Se diriger vers la salle de bains, regarder son visage dans le miroir, faire une grimace pour se moquer du temps qui dpose, notre insu, quelques traces sur la peau. taler la mousse sur les joues et se raser en songeant autre chose. Chantonner peut-tre ou siffloter. Passer ensuite sous la douche et y rester un bon quart d'heure pour le petit plaisir de recevoir une masse d'eau chaude sur les paules, se frictionner avec un savon qui sent la lavande. Se scher et enfiler un caleon propre, une chemise bien repasse, choisir ensuite le costume, la cravate, les chaussures. Lire le journal en buvant un caf... Renon25
cer ces petites choses de la vie et ne plus regarder en arrire. Varier ce scnario et passer en revue tout ce qui ne nous arrivera plus. Ah, comment s'habituer ne plus se brosser les dents, ne plus sentir cette odeur agrable du fluor au fond de la bouche, accueillir la mauvaise haleine, les odeurs que dgage un corps mal entretenu... J'utilisais la presque totalit des cinq litres d'eau qu'on nous donnait pour faire ma toilette. Me laver malgr les conditions fut pour moi un impratif absolu. Je pense que sans eau j'aurais craqu. Faire mes ablutions pour la prire et pour me sentir propre, ne pas m'essuyer avec la couverture, attendre que les gouttes d'eau schent. Cet apprentissage fut long mais trs utile. Je me considrais comme quelqu'un qui aurait t renvoy l'ge des cavernes et pour qui il fallait tout rinventer avec si peu de moyens. Au dbut, pour me distraire, j'imaginais qu'une pro vidence exceptionnelle produirait un miracle, un peu comme ces fins heureuses des films amricains. Je pen sais des hypothses plausibles : un tremblement de terre ; la foudre frappant d'un coup tous les gardiens au moment o ils s'installent sous un arbre pour fumer ; le chef du camp, le Kmandar, qui ferait ternellement le mme rve o une voix venue du ciel lui ordonnerait de dsobir ses suprieurs et de nous librer, sinon une punition divine s'emparerait de sa misrable vie... Mais la providence se moquait de notre sort. Elle riait de nous. J'entendais des rires gras et des clats de colre. Pendant que je rvassais, deux gardes ouvrirent la porte de ma cellule, se prcipitrent sur moi et me four rrent dans un sac. Ils tranrent le sac en direction de la sortie. Je gigotais, mes cris taient touffs par leurs commentaires : 26
Celui-l, on va l'enterrer vivant. a vous appren dra mieux vous tenir. Tous les dtenus hurlrent en frappant sur les portes. Je me dbattais de toutes mes forces au fond de ce sac en matire trs rsistante. J'eus la prsence d'esprit d'entamer la lecture de la Fatiha. J'eus une force excep tionnelle. Je criais les versets jusqu' faire taire tout le monde. Arrivs au bout du couloir, ils lchrent prise. J'entendis un des gardes dire son compagnon qu'ils s'taient tromps. Non, nous avons accompli notre mission. - Mais le Kmandar a insist pour qu'il creuse luimme sa propre tombe. - Non, c'tait une image. Il fallait juste leur faire peur. - Je ne suis pas d'accord. - Si, on n'a pas ordre de tuer, sauf en cas de tentative d'vasion. - Imbcile, c'est ce qu'il fallait provoquer ! - Non, t'as rien compris. - On s'expliquera chez le Kmandar. Pendant qu'ils se disputaient, je continuais rciter le Coran. Ils ouvrirent le sac et me ramenrent dans ma cellule. En me retrouvant dans ma solitude, je fus pris d'un fou rire nerveux. Je n'arrivais pas me retenir et me calmer. Je riais, riais et tapais des pieds sur le sol. Je savais que c'tait de la provocation et de l'intimidation. L'paule droite me faisait mal. En me dbattant, j'avais d me cogner contre une pierre. Ils avaient tous les droits sur nous. Qui les empcherait de revenir et de s'en prendre quelqu'un d'autre, de simuler une excu tion, le jeter dans une fosse ou lui faire subir le supplice de l'immobilit ? C'est une punition courante dans l'ar me : on enterre le corps ne laissant dpasser que la tte et on l'expose face au soleil l't ou sous la pluie l'hi ver, les mains et les pieds attachs.
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Nos geliers avaient peut-tre dans leurs tablettes une srie de mauvais traitements nous faire subir au gr de leur fantaisie. Curieusement, quelques jours aprs, les deux gardes frapprent ma porte et me demandrent de ne pas leur en vouloir : Tu sais, on s'est tromps. En fait, quand quelqu'un est malade ou mort, ordre nous a t donn de nous en dbarrasser. Alors, un conseil : ne tombe pas malade. Si tu meurs, ce sera entre toi et Dieu. De toute faon, malade ou pas, d'ici on ne sort pas vivant. T'as intrt tre en bonne sant. Je ne rpondis rien. Ils me parlaient, mais en fait ils s'adressaient tout le monde. Nous tions encore sous le choc du changement de prison. Puis je corrigeai mentalement : ici, je ne suis pas en prison. Ici, personne n'est un dtenu avec une peine purger. Je suis, nous sommes, dans un bagne d'o l'on ne sort pas. Cela me rappela l'histoire de Papillon, ce bagnard franais qui avait russi s'chapper de la prison la plus dure du monde. Mais je ne suis pas Papillon. Je me moque perdument de ce type et de son histoire. Ici nous sommes, je suis, je serai un rsistant. Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible qui se confond avec les tnbres. J'ai dit un ennemi ? Je rectifie : ici, je n'ai pas d'ennemi. Il faut que je me persuade de a : pas de sentiment, pas de haine, pas d'adversaire. Je suis seul. Et moi seul pourrais tre mon propre ennemi. J'ar rte. Je range tout a dans une case et je n'y pense plus.
Se souvenir, c'est mourir. J'ai mis du temps avant de comprendre que le souvenir tait l'ennemi. Celui qui convoquait ses souvenirs mourait juste aprs. C'tait comme s'il avalait du cyanure. Comment savoir qu'en ce lieu la nostalgie donnait la mort ? Nous tions sous terre, loigns dfinitivement de la vie et de nos souve nirs. Malgr les remparts tout autour, les murs ne devaient pas tre assez pais, rien ne pouvait empcher l'infiltration des effluves de la mmoire. La tentation tait grande de se laisser aller une rverie o le pass dfilait en images souvent embellies, tantt floues, tan tt prcises. Elles arrivaient en ordre dispers, agitant le spectre du retour la vie, trempes dans des parfums de fte, ou, pire encore, dans des odeurs du bonheur simple : ah ! l'odeur du caf et celle du pain grill le matin ; ah ! la douceur des draps chauds et la chevelure d'une femme qui se rhabille... Ah ! les cris des enfants dans une cour de rcration, le ballet des moineaux dans un ciel limpide, une fin d'aprs-midi ! Ah ! que les choses simples de la vie sont belles et terribles quand elles ne sont plus l, rendues impossibles jamais ! La rverie laquelle je succombais au dbut tait fausse. Je maquillais dessein les faits bruts, je mettais de la couleur sur le noir dans le noir. C'tait un jeu que je trouvais insolent. Et pourtant le calvaire pouvait tre attnu par un peu de provocation. J'avais encore 29
besoin de ces faux-semblants pour masquer l'indul gence dont j'tais atteint. Je n'tais pas dupe. Le che min tait rude et long, un chemin incertain. Il fallait consentir tout perdre et ne rien attendre afin d'tre mieux arm pour braver cette nuit ternelle, qui n'tait pas tout fait la nuit mais en avait les effets, l'enveloppe, la couleur et l'odeur. Elle tait l pour nous rappeler notre fragilit. Rsister absolument. Ne pas faillir. Fermer toutes les portes. Se durcir. Oublier. Vider son esprit du pass. Nettoyer. Ne rien laisser traner dans la tte. Ne plus regarder en arrire. Apprendre ne plus se souvenir. Comment arrter cette machine ? Comment faire une slection dans le grenier d'enfance, sans devenir totale ment amnsique, sans tomber dans la folie ? Il s'agit de verrouiller les portes d'avant le 10 juillet 1971. Non seulement il ne faut plus les ouvrir, mais il est impratif d'oublier ce qu'elles cachent. Je ne devais plus me sentir concern par la vie d'avant ce jour fatal. Mme si des images ou des mots venaient jusqu' ma nuit et rdaient autour de moi, je les renverrais, je les repousserais, parce que je ne serais plus en mesure de les reconnatre. Je leur dirais : Il y a erreur sur la personne. Je n'ai rien faire avec ces fan tmes. Je ne suis plus de ce monde. Je n'existe plus. Oui, c'est moi qui parle. C'est tout fait cela : je ne suis plus de ce monde, du moins du vtre, et pourtant j'ai gard la parole, la volont de rsister, et mme d'oublier. L'unique chose que je devrai viter d'oublier, c'est mon nom. J'en ai besoin. Je le garderai comme un testament, un secret dans une fosse obscure o je porte le numro fatidique : 7. J'tais le septime dans le rang au moment de l'arrestation. Cela ne voulait pas dire grand-chose. Mes rves taient fconds. Ils me visitaient souvent. Ils passaient une partie de la nuit avec moi, disparais30
saient, laissant au fond de ma mmoire des bribes de vie diurne. Je ne rvais pas de libration, ni d'avant renfermement. Je rvais d'un temps idal, un temps suspendu entre les branches d'un arbre cleste. Si, dans la peur, c'est l'enfant en nous qui se rveille, ici c'taient le fou et le sage en moi qui se rvlaient d'ar dents dbatters : qui m'emmnerait au plus loin de moi-mme. J'assistais, souriant et paisible, ce tiraille ment entre deux excs. Ds que les souvenirs menaaient de m'envahir, je mobilisais toutes mes forces pour les teindre, leur bar rer la route. J'avais d mettre au point une mthode artisanale afin de m'en dbarrasser : il faut d'abord pr parer le corps pour atteindre l'esprit; respirer longue ment par le ventre; se concentrer en prenant bien conscience du travail respiratoire. Je laisse surgir les images. Je les encadre en chassant ce qui bouge autour d'elles. Je cligne des yeux jusqu' les rendre floues. Je fixe ensuite l'une d'entre elles. Je la regarde longue ment, jusqu' ce qu'elle s'immobilise. Je ne vois plus que cette image. Je respire profondment, en pensant que ce que je vois n'est qu'une image qui doit dispa ratre. Par la pense, j'introduis quelqu'un d'autre ma place. Je dois me convaincre que je n'ai rien faire dans cette image. Je me dis et me redis : ce souvenir n'est pas le mien. C'est une erreur. Je n'ai pas de pass, donc pas de mmoire. Je suis n et mort le 10 juillet 1971. Avant cette date, j'tais quelqu'un d'autre. Ce que je suis en ce moment n'a rien voir avec cet autre. Par pudeur, je ne fouille pas dans sa vie. Je dois me tenir l'cart, loign de ce que cet homme a vcu ou vit actuellement. Je me rpte ces mots plu sieurs fois, jusqu'au moment o je vois un inconnu occuper lentement ma place dans l'image que j'ai immobilise. Cet inconnu a pris ma place auprs de 31
cette jeune femme qui a t ma fiance. Je sais que c'est elle, mon ancienne fiance. Quand avons-nous rompu? l'instant o quelqu'un d'autre s'est gliss dans ce souvenir et s'est install ct d'elle, l'air heureux. Je n'avais aucun moyen d'entrer en contact avec elle. Mon isolement tait total. Il ne me restait que la pense pour communiquer avec le monde au-dessus de la fosse. Comment dire ma fiance de ne plus m'attendre, de faire sa vie et d'avoir un enfant, parce que je n'existais plus? Il fallait tre radical : je n'ai plus de fiance. Je n'ai jamais eu de fiance. Cette femme dans le souvenir est une intruse. Elle est entre l par erreur ou par effraction. C'est une inconnue. Totalement trangre ma vie. Elle et l'inconnu qui a pris place dans l'image sont des trangers pour moi. C'est une photo que j'avais d prendre un jour o je me promenais dans un jardin public. Quel jardin ? Non. Mme pas. Pourquoi me souviendrais-je d'une personne qui m'tait inconnue? Je me rptais ces vidences jusqu' fatiguer l'image, jusqu' ce qu'elle s'vanouisse et tombe dans l'oubli. Ainsi, quand d'autres images essayaient de resurgir, je les annulais en faisant le geste de les brler. Je me disais : elles ne me concernent pas, elles se sont trompes de case et de personne. C'est simple, je ne les reconnais pas et je n'ai pas les reconnatre. Si elles insistaient, au point de devenir obsessionnelles, harassantes, je cognais ma tte contre le mur jusqu' voir des toiles. En me faisant mal, j'oubliais. Le coup sur le front avait l'avantage de briser ces images qui me harcelaient et voulaient m'attirer de l'autre ct du mur, de l'autre ct de notre cimetire clandestin. force de me cogner, ma tte avait enfl, mais elle tait devenue lgre, puisque vide de tant et tant de souvenirs.
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Ma cellule tait une tombe. Un gouffre fait pour engloutir lentement le corps. Ils avaient pens tout. prsent, je comprenais mieux pourquoi ils nous avaient parqus, les premiers mois, dans une prison normale, Kenitra. Normale, c'est--dire une prison d'o on peut sortir un jour, aprs avoir purg sa peine. Des cellules d'o on peut voir le ciel, grce une fentre haut pla ce. Une prison avec une cour pour la promenade, o les dtenus se rencontrent, se parlent et font mme des projets. La prison de Kenitra est connue pour la sv rit de son rgime, pour la duret de ses gardiens. Lbas, on enfermait les politiques. Une fois que j'ai connu Tazmamart, Kenitra, malgr tout ce qu'on en disait, m'apparaissait comme une prison presque humaine. Il y avait la lumire du ciel et un rayon d'espoir. Dix ans. C'tait la peine laquelle nous tions condamns. Nous n'tions pas des cerveaux, juste des sous-officiers excutant des ordres. Mais, le temps que la fosse soit amnage en mouroir, le temps que des ingnieurs et des mdecins tudient toutes les ventua lits pour faire durer les souffrances et retarder au maximum la mort, nous tions Kenitra, prison terrible mais normale. Quand ils nous avaient transports, la nuit, les yeux bands, nous nous attendions recevoir chacun une balle dans la nuque. Non. Pas de cadeau. La mort promise, certes, mais pas tout de suite. Il fallait endurer, vivre minute par minute toutes les douleurs physiques et toutes les cruauts mentales qu'ils nous faisaient subir. Ah ! la mort subite, quelle dlivrance ! Un cur qui s'arrte ! Un anvrisme qui se rompt ! Une hmorragie gnrale ! Un coma profond ! J'en tais arriv souhaiter une fin immdiate. Je repensais Dieu et ce que le Coran dit du suicide : Tout est entre les mains de Dieu. Ne pas har un mal qui pourrait tre un bien. Celui qui se donne la mort ira en enfer et mourra l'infini de la manire dont il s'est supprim.
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Le pendu se pendra ternellement. Celui qui se tue en se brlant vivra dans lesflammespour toujours. Celui qui se jette dans la mer sera un noy indfiniment... C'tait une nuit chaude d'aot 1973. J'avais du mal m'endormir. J'entendais les battements de mon cur. Cela me drangeait. J'avais une apprhension confuse. Je dis quelques prires et m'allongeai sur le ct gauche pour ne plus entendre battre mon cur. Vers trois heures, on ouvrit la porte de ma cellule. Trois hommes se prcipitrent sur moi, l'un attacha mes mains avec des menottes, un autre me mit un bandeau noir sur les yeux et le troisime me fouilla, prit ma montre et le peu d'argent que j'avais sur moi. Il me poussa dans le cou loir o j'entendis les cris d'autres hommes qui subis saient le mme traitement. On nous rassembla dans la cour. Les moteurs des camions taient en marche. Ils firent l'appel. son nom et numro matricule, il fallait avancer. Un soldat me poussa jusqu' la petite chelle pour monter dans le camion. Certains protestaient. On ne leur rpondait pas. En quelques minutes, nous fmes tous dans les camions bchs, en route pour une destina tion inconnue. Mourir. C'tait peut-tre l'heure d'en finir. Partir les yeux bands et les mains empches de bouger. L'image de l'excution sommaire. On y pensait tous. Mon voisin priait et disait mme sa profession de foi, les dernires paroles avant la mort : J'atteste qu'il n'y a de Dieu qu'Allah et que Mohammed est son pro phte. Il rptait cette phrase de plus en plus vite, jusqu' ne plus rien distinguer. Les mots n'taient plus prononcs mais nonns. Nous tions secous comme des cageots de lgumes. Le camion ne devait plus rouler sur la route goudronne. Les militaires n'aiment pas qu'on remarque leurs dplacements, ni qu'on devine leurs intentions. Le voyage avait dur tellement d'heures que j'avais renonc compter le temps. J'eus l'impres sion un moment que les vhicules tournaient en rond.
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Dans le noir, les images taient blanches. Elles se succ daient un rythme acclr. Tout repassait sur mon cran : la lumire insoutenable de Skhirate, le sang schant au soleil, la grisaille du tribunal, l'arrive la prison de Kenitra et surtout le visage de ma mre que je n'avais pas vue depuis plus de deux ans mais qui m'apparaissait parfois en rve. Bien sr, moi aussi, je pensais que ce voyage vers l'inconnu tait celui de notre mort. Curieusement, cela ne me faisait pas peur. Je ne cherchais mme pas savoir o nous tions. L'arme pouvait-elle se dbar rasser de cinquante-huit personnes, les faire disparatre dans une fosse commune ? Qui se lverait pour prendre notre dfense et rclamer justice ? Nous vivions un tat d'exception. Tout tait possible. Il valait mieux arrter l les spculations. Les camions continuaient tourner en rond. D'aprs le bruit du moteur, nous devions mon ter une cte, peut-tre tions-nous sur une montagne. Il faisait chaud. L'air tait irrespirable. Nous touffions. La bche, trop paisse, laissait passer la poussire mais peu d'air. J'avais soif. Nous avions tous soif. Comme nous rclamions de l'eau avec insistance, le sous-offi cier qui tait ct du chauffeur hurla : Vos gueules, sinon je les ferme avec du sparadrap ! Nous arrivmes destination la nuit. L'air tait frais, cette fracheur qui succde la grosse chaleur du jour. Nous entendmes des voix que nous ne comprenions pas. D'autres mili taires devaient prendre la relve. Nous fmes partags en deux groupes. Je compris qu'au btiment A il y avait quelques grads. Moi, j'tais affect au btiment B. Nous avions toujours les yeux bands et les mains atta ches. Ce ne fut que le lendemain que des gardes vin rent nous dtacher et enlever le bandeau. Hlas, quand on enleva le mien, je ne vis que du noir. Je crus que j'avais perdu la vue. Nous tions dans un bagne conu pour tre ternellement dans les tnbres.
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Je me disais : La foi n'est pas la peur. Le suicide n'est pas une solution. L'preuve est un dfi. La rsistance est un devoir, pas une obligation. Garder sa dignit est un impratif absolu. C'est a : la dignit, c'est ce qui me reste, ce qui nous reste. Chacun fait ce qu'il peut pour que sa dignit ne soit pas atteinte. Voil ma mission. Rester debout, tre un homme, jamais une loque, une serpillire, une erreur. Je ne condamnerai jamais ceux qui flanchent, abandonnent le combat, ceux qui ne sup portent pas ce qu'on leur fait endurer, finissent par cder sous la torture et se laissent mourir. J'ai appris ne jamais juger les hommes. De quel droit le ferais-je ? Je ne suis qu'un homme, semblable tous les autres, avec la volont de ne pas cder. C'est tout. Une volont cruelle, ferme, et qui n'accepte aucun compromis. D'o vient-elle ? De trs loin. De l'enfance. De ma mre, que j'ai toujours vue se battre pour nous lever, mes frres et surs. Jamais renoncer. Jamais baisser les bras. Ma mre ne comptait plus sur notre pre, un bon vivant, un monstre d'gosme, un dandy qui avait oubli qu'il avait une famille et dpensait tout l'argent chez des tailleurs qui lui confectionnaient une djellaba en soie par semaine. Il faisait venir ses chemises d'Angleterre et ses babouches de Fs. Il faisait venir son parfum tan tt d'Arabie Saoudite, tantt de Paris, et se pavanait
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dans les palais de la famille du pacha El Glaoui. Pen dant ce temps-l, ma mre trimait, travaillait tous les jours de la semaine pour que nous ne manquions de rien. On avait le strict ncessaire. Seul le petit dernier, celui qu'elle appelait le petit foie, avait le droit d'tre gt. Ma mre perdait sa svrit face son petit prince, tonnant enfant l'intelligence lumineuse et aux caprices innombrables. Il avait droit tout, mme une moto pour ses quinze ans; et l'aveu fait table entre deux clats de rire : Maman, je prfre les hommes aux femmes ; je suis amoureux de Roger, mon prof de lettres ! Ah ! le petit prince ! Nous l'aimions tous, peut-tre parce que notre mre l'adorait, et que nous ne voulions pas la contrarier ou contester sa faon d'avoir de la joie et du bonheur avec cet enfant. Elle tait merveille par sa beaut et par son exceptionnelle vivacit. Le jour o elle a renvoy mon pre de la mai son, elle nous a tous runis et nous a prvenus : Pas de fainant chez moi, pas de dernier de la classe ; pr sent, je suis votre mre et votre pre ! Quand il pousa ma mre, mon pre tait bijoutier dans la Mdina de Marrakech. Il avait hrit cette bou tique de son oncle maternel qui n'avait pas eu d'enfant et le considrait comme son propre fils. Il passait son temps lire et apprendre par cur les grands potes arabes. Il ne s'arrtait que pour faire du charme aux belles femmes qui venaient devant sa vitrine admirer les bijoux exposs. Il tait connu pour son besoin de sduction et son mauvais sens du commerce. De toute faon, il se destinait enseigner les lettres l'universit El Qaraouiyne Fs. Mais ds que son pre fut appel la cour du pacha El Glaoui, il ferma la boutique et le suivit dans le palais o il donnait des cours de langue arabe aux enfants et petits-enfants du pacha. Cela se passait au dbut des annes cinquante. Le pacha tait l'ami et collaborateur des Franais. Mon
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pre devait faire semblant de. ne pas tre au courant de ce qui se disait dans les milieux nationalistes, comme son propre pre qui disait ne pas faire de politique. Ce pre, que j'ai peu connu, tait en fait un pote, ami des potes, aimant l'lgance et le faste, l'amiti des puissants et le plaisir de les faire rire. Il n'avait pas le sens de la famille et ne se sentait en rien responsable de ses nombreux enfants. cause de sa mmoire ph nomnale, de son humour spontan et toujours trs vif, cause de sa culture traditionnelle - il tait capable de rciter des milliers de vers de Ben Brahim sans se trom per - , il devint vers la fin des annes soixante le bouf fon puis l'ami du roi. J'tais dj dans l'arme quand un de mes frres m'apprit la nouvelle : Le roi ne veut plus se sparer de notre pre. Ils sont devenus des amis intimes ! Du coup, on ne le voit plus. Il est tout le temps au palais. Mme quand le roi voyage, il l'emmne avec lui. Ainsi le dandy de Marrakech, le sducteur donjua nesque, la mmoire vivante de la posie populaire, celui qui avait tant fait souffrir ma mre, celui qui ne pensait qu' son plaisir, le bijoutier de la Mdina, nos talgique de la cour du pacha El Glaoui, cet homme qui serait capable de ne pas reconnatre un de ses enfants s'il le rencontrait dans la rue, celui qu'on appelait le savant , le matre , n'tait au fond qu'un bouffon du roi. Pour ma mre, cet homme n'existait plus. Elle avait dcid de vivre comme s'il tait mort. Elle n'en parlait jamais. Quant nous, il nous tait interdit d'voquer ce pre absent, homme se proccupant plus d'assortir la couleur de ses babouches celle de sa djellaba que de la scolarit chaotique de son dernier enfant. Servir le roi. tre ses pieds. tre ses ordres. Ne pas fermer l'il avant lui. Lui raconter des histoires, le faire rire quand son moral est bas. Trouver les mots justes, les mots convenant la situation. Renoncer avoir 39
une vie soi. tre en permanence la disposition de son humeur. Et, par-dessus tout, ne jamais cesser d'avoir de l'humour. Malgr le burlesque de la fonction, il jouait un rle important auprs du roi. Certaines personnes de l'entourage royal confiaient mon pre des dolances qu'il devait transmettre son matre quand celui-ci se montrait prt les entendre. On se renseignait auprs de lui sur l'tat de son humeur. Mon pre affichait un large sourire pour faire passer le message : Sa Majest est de bonne humeur aujourd'hui ! Il tait un bouffon, et il devait en tre trs fier. C'tait le couronnement d'une longue carrire. C'tait la ralisation d'un autre rve : tre pour le roi ce que son pre avait t pour le pacha El Glaoui. J'voque cet homme parce qu'il s'tait souvenu que j'tais son fils, le 10 juillet 1971. Il tait parmi les invits, dans cette party d'anniversaire au palais de Skhirate, l o des corps de dignitaires, des diplomates, des hommes du pouvoir allaient tomber comme des mouches sous le mitraillage de toute une section de jeunes lves officiers. Moi, je n'ai pas tir. J'tais en tat de choc. La folie s'tait empare de nous, et nous tions rvolts, dgots et dj casss, peut-tre morts, et nous ne le savions pas. C'tait cela que j'avais compris. J'tais mort l'instant mme o je fis mon entre dans le palais d't. J'tais mort et je ne le regrettais pas. Tout tournoyait autour de moi : les gens, les tables, les armes, le sang dans l'eau de la piscine, les toiles du matin, et surtout le soleil, qui ne cessait pas de nous poursuivre. Quelques jours aprs, ds que mon pre apprit que je faisais partie des assaillants, il se griffa les joues pour signifier la honte, se jeta aux pieds du roi, les baisa en pleurant. Lorsque la main du roi le fit se relever, il me renia en ces termes ;
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Dieu m'a donn un fils, il y a vingt-sept ans. Je demande Dieu de le reprendre. Qu'il le rappelle Lui et le jette en enfer. Au nom d'Allah le Tout-Puissant, en mon me et conscience, en toute srnit, je renie ce fils indigne, je le voue aux gmonies, l'oubli ternel, je lui arrache mon nom, je le jette dans la fosse des immondices pour que les rats et les chiens enrags lui dchirent le cur, les yeux, le foie, et le dcoupent en morceaux jeter dans la mer de l'oubli dfinitif. Dieu m'est tmoin, et vous, Majest, m'tes tmoin, je dis et redis : ce fils n'est plus le mien. Il n'existe plus. Il n'a jamais t. Puisse Votre Majest me jeter moi aussi dans le grand ocan de l'oubli, parce que j'ai t sali par cette indignit, et que je ne mrite plus d'tre votre serviteur, votre esclave ; chassez-moi, dites-moi un seul mot et vous ne reverrez plus jamais ce visage qui n'ose vous regarder en face, ce visage qui n'est plus rouge, qui a perdu ses traits et est devenu la honte mme. Pour moi, ce fils indigne est mort. Qu'on le ramne la vie pour qu'il souffre, pour qu'il paie jusqu' sa dernire heure l'innommable offense qu'il a tent de faire la royaut, Dieu et son humble serviteur. Je le renie, je le renie, je le renie ! Je le maudis, je le maudis, je le maudis ! Comment, mon Dieu, rclamer ton pardon ? Comment, Majest, solliciter votre aide, non pas pour sauver cet homme, qui a trahi Dieu, qui a poignard la patrie et a eu l'extrme audace, l'inimaginable folie, de vouloir attenter votre vie, aussi noble, aussi bonne, aussi haute que le ciel, vous, Commandeur des croyants, vous, descendant direct de notre Prophte, comment, Majest, solliciter votre aide pour continuer de vivre, de ne plus avoir les yeux baisss, les yeux meurtris par l'offense, l'injure, la trahison de sa propre progniture ? mon matre, notre seigneurie, Votre Majest, je me livre vous, les mains attaches. Que Sa Majest fasse de son esclave ce qu'elle veut. Je suis elle. Je n'ai
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plus de famille. Je n'ai plus d'enfants. Je suis aux pieds de Sa Majest ! Le roi murmura un ordre et disparut, laissant mon pre effondr, accroupi, les mains devant, signe de la plus grande soumission. Je ne pense pas que le roi tait en tat d'entendre autre chose. Je sus plus tard qu'il demanda mon pre de lui tenir compagnie la nuit dornavant et de lui rci ter des pomes de Ben Brahim jusqu' l'arrive du sommeil. Cela se passait tard dans la nuit, entre quatre et cinq heures. Mon pre, aprs s'tre assur que son matre tombait lentement de l'autre ct de la nuit, se levait et, sans faire de bruit, sortait de la chambre reculons, sur la pointe des pieds. Tout cela, je ne l'ai su que quelques mois aprs ma sortie du bagne. prsent, je me pose la question qui m'a hant durant dix-huit ans sans jamais oser la formuler, de peur de devenir fou ou d'attraper la mlancolie tueuse, celle qui s'tait empare de certains et les avait pousses dprir lentement. La question ne me fait plus peur aujourd'hui. Je la trouve mme inutile, mais pas inint ressante : en dbarquant avec les autres cadets dans le palais d't du roi, qui cherchais-je tuer : le roi ou mon pre ?
Retour la fosse. L'obscurit est totale. Mme l'ou verture dans le plafond est indirecte. L'air entre, mais nous ne voyons pas la lumire. Karim portait le numro 15. C'tait un petit gros, originaire d'El Hajeb. Cette rgion a fourni un grand nombre de soldats, de sous-officiers et mme d'offi ciers. Chez lui, on tait militaire de pre en fils. Il n'avait pas le choix. Tous ses frres taient de simples soldats. Lui voulait devenir officier. L'cole d'Ahermemou tait ce dont il rvait quand il faisait sa formation dans la caserne d'El Hajeb. C'tait quelqu'un qui parlait peu, souriait encore moins, mais tait obsd par une seule chose : le temps. Il pouvait dire l'heure la minute prs, de jour comme de nuit. Il tait donc tout dsign pour tre notre calen drier, notre horloge et notre lien avec la vie laisse der rire nous ou au-dessus de nos ttes. Il craignait, s'il entamait une discussion avec l'un d'entre nous, d perdre le fil du temps. Certains s'amusaient le mettre l'preuve : Quelle heure est-il ? , et surtout : Quel jour et quel mois sommes-nous ? Comme si on avait appuy sur un bouton, l'horloge parlante se mettait en branle : Nous sommes en 1975, le 14 mai, il est exactement neuf heures trente-six minutes du matin. Je proposai aux compagnons de ne plus le dranger
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inutilement : il donnerait l'heure trois fois par jour, juste pour que nous puissions nous orienter mentalement dans le trou noir, et avoir l'illusion que nous avions la matrise du temps. Karim avait trouv l un travail qui l'occupait en permanence. Il tait pour nous le Temps, sans l'angoisse qu'engendrait la poursuite aveugle d'un fantme dcoup en minutes, puis en heures, ensuite en jours... Il tait calme et serein. tre le gardien du temps qui passe lui donnait l'illusion de ne pas appartenir au groupe. Il n'avait'aucune prtention ni arrogance. Il avait trouv sa place dans les tnbres. Sa discrtion et sa ponctualit nous impressionnaient. Il ne faisait aucun commentaire sur la situation. Il tait devenu le calendrier et l'horloge, et pourrienau monde il n'aurait abandonn ce poste. C'tait sa faon de survivre : s'absenter en surveillant le rythme d'un temps qui nous tait interdit. Curieusement, le fait d'tre devenu esclave du temps l'avait rendu libre. Il tait hors d'atteinte, compltement enferm dans sa bulle, dbarrass de tout ce qui pouvait le dissiper et lui faire perdre le fil de sa comptabilit. Il tait oblig d'tre mthodique et rigoureux. C'tait sa mission, sa boue de sauvetage. Quant moi, je sus trs vite que l'instinct de conservation ne m'aiderait pas survivre. Cet instinct que nous avons en commun avec les animaux tait lui aussi bris. Comment se maintenir en vie dans ce trou ? quoi bon traner ce corps jusqu' la lumire, un corps cass, dfigur ? Nous tions mis dans des conditions tudies pour empcher notre instinct d'entrevoir l'avenir. Je compris que le temps n'avait de sens que dans le mouvement des tres et des choses. Or, nous tions rduits l'immobilit et l'ternit des choses matrielles. Nous tions dans un prsent immobile. Si quelqu'un avait le malheur de regarder en arrire ou de se projeter dans le futur, il prcipitait sa mort. Le prsent
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ne laissait d'espace que pour son propre droulement. S'en tenir l'instant immuable, et ne pas y penser. Avoir compris cela m'a sans doute sauv la vie. Jamais je n'aurais pens qu'un simple balai pouvait rendre autant de services. Les gardes refusaient d'en trer dans la fosse pour balayer nos dtritus. nous de faire le mnage tour de rle. Les gardes ouvraient la porte d'un box et s'en allaient. Ils disaient qu'ils ne voulaient pas tre contamins par nos microbes. Nous tions sales, non rass, et tout tait maintenu dans un tat de salet propice toutes les maladies. Pendant qu'il balayait, Lhoucine, le numro 20, poussa un cri, presque un cri de joie. Il vint vers ma cellule et me dit : Tu sais, le balai a un embout en fer ! - Et alors ? C'est pour a que tu cries ? - Mais c'est du mtal! Si j'arrive le retirer, on pourra en faire un couteau, puis un rasoir... Ce fut ainsi que, durant une dizaine de jours, Lhou cine et moi travaillmes tour de rle le bout de fer. Nous l'avons aplati, puis aiguis sur une pierre dure. Quand la lame fut devenue fine et tranchante, nous dcidmes de nous couper les cheveux, et certains la barbe, tour de rle. Entre-temps, Abdallah, le numro 19, avait rcupr l'embout d'un autre balai. Je connaissais l'expression se faire raser sans eau , pour dire de quelqu'un qu'il s'est fait avoir svrement. Dans mon cas, ce n'tait pas du figur : je me suis ras sans savon et avec trs peu d'eau. Ma barbe tait paisse. Je la coupai touffe par touffe. videmment, je n'avais pas de miroir. Et mme si j'en avais eu un, il n'y avait pas de lumire. Je me rasais comme un aveugle. J'tais devenu aveugle. Et comment me prou ver le contraire ? Je voyais sans voir. J'imaginais plus que je ne voyais. La lame circula de main en main. L'opration coif45
fre dura un bon mois. Avec Fautre lame, Lhoucine, le plus adroit de nous tous, fabriqua cinq aiguilles. Il passait des heures aiguiser la lame, jusqu' la rendre trs fine, tellement fine qu'il en dcoupait, avec l'autre lame-rasoir, des bouts, o il arrivait mme creuser un minuscule trou pour faire passer le fil. Nous avions froid et aucun habit de rechange. Nous tions lgrement habills au moment de notre arrestation. C'tait le mois de juillet et nous avions gard nos vtements d't. Nous emes la prsence d'esprit de conserver la chemise et le pantalon de ceux qui mouraient. pr-. sent que nous avions une aiguille, nous pouvions recoudre les parties dchires, et mme confectionner deux ou trois gilets pour les plus faibles. Lefroidtait un ennemi redoutable. Il nous attaquait avec une rigueur qui nous donnait la tremblote ou la diarrhe. Cela ne s'explique pas. En principe, le froid ne provoque pas de diarrhe, la peur si. Quand le grand froid arrivait, nos mains devenaient rigides, et les articulations se figeaient aussi. On ne pouvait mme pas se frotter les mains ou les passer sur le visage. Nous avions la raideur des cadavres. Il fallait se mettre debout ; je me levais, tte et paules baisses. Je restais parfois accroupi et je marchais dans la cellule en suivant la diagonale. Le grand froid m'empchait de raisonner. Il me faisait entendre des voix amies. Comme un mirage pour l'homme perdu dans le dsert. Le trs grand froid brouillait toutes les pistes. C'tait une perceuse lectrique creusant des trous dans la peau. Le sang ne giclait pas. Il avait gel dans les veines. Surtout ne pas fermer l'il, surtout ne pas dormir. Ceux qui eurent l'extrme faiblesse de se laisser gagner par le sommeil moururent en quelques heures. Le sang ne circulait plus dans les veines. Il tait gel. De la glace 46
dans le cerveau et dans le cur. Rester veill, bouger les pieds, sautiller, parler, se parler, c'tait ainsi qu'on luttait contre le grand froid. Ne plus penser sa mor sure, la nier, la refuser. Baba, le Sahraoui qui nous rejoignit un soir, mourut gel. Ils taient deux, grands et minces. L'autre s'appe lait Jama'a. Il ne parlait pas. Ils taient arrivs ext nus, probablement aprs avoir subi des tortures. Ils marchaient avec peine. Un garde les jeta chacun dans une cellule et cria : Fils de pute, je vous amne de la compagnie, de plus grands fils de pute que vous, puisque ce sont des tratres encore plus tratres que vous. Ils disent que le Sahara n'est pas marocain. Nous n'tions pas au courant de cette histoire de Sahara. Nous tions au secret, et les rares fois o nous emes quelques informations, c'tait quand des gardes voulaient bien nous parler de leurs amis au front. Durant la Marche verte, nous tions sous terre. De temps en temps, un garde nous menaait : Vous pourriez tre utiles : marcher en avant pour baliser la route seme de mines poses par ces salo pards de tratres, ces mercenaires qui sont pays par l'Algrie pour nous piquer notre Sahara. Au moins, l, si quelqu'un saute en l'air aprs avoir march sur une mine, ce ne sera pas un de nos vaillants soldats, mais l'un d'entre vous, un tratre la patrie. La mort de Baba nous occupa quelques jours. Les gardes crurent qu'il dormait. Son voisin de cellule leur dit qu'il n'entendait plus sa respiration. Du bout de leur arme, ils tentrent de le rveiller. Il ne bougeait plus. Il tait bien mort. Un des gardes dit quand mme : Nous sommes Dieu et Lui nous retournons. Nous enta mmes la lecture du Coran voix haute. Ne supportant pas cette litanie funbre, ils nous laissrent. Le ciel tait
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d'un gris fonc. Il pleuvait. L'enterrement fut bcl. Il faisait un peu moins froid dehors qu' l'intrieur. Baba tait arriv envelopp dans une tunique bleue. Elle tait large et longue. C'tait la tenue traditionnelle des gens du dsert. Nous l'avions rcupre, plus prcisment arrache des mains des gardes. Avec ce tissu, Lhoucine et moi avions confectionn trois pantalons, cinq chemises et quatre caleons. Comment ne pas penser que sa mort fut bnfique pour ceux qui lui survivaient? Nous l'avions bni et avions pri longuement pour le salut de son me. Il tait venu de l'extrme sud du Maroc pour mourir parmi nous. Jama'a avait un visage dur, ferm. Lorsqu'il se rendit compte du lieu o il se trouvait, comprenant que cette fosse tait notre tombe commune, il poussa un cri trs puissant et trs long. Il se mit ensuite chanter des chants de sa tribu, puis il sombra pendant plusieurs jours et nuits dans un silence profond. Il ne dormait pas. Gn par sa grande taille, il tait accroupi, et, de temps en temps, murmurait des phrases incomprhensibles. Quand il entendit Karim dire le mois, le jour et l'heure, il fut apais. Du coup il nous parla : J'ai cri, l'autre jour, parce que je n'arrivais pas savoir si nous tions le jour ou la nuit. Il y a de quoi devenir fou. Je sais prsent ce qui se passe. Excusezmoi, mes frres, pour ce cri qui a d vous faire mal aux oreilles. J'avais la rage. Nous nous sommes fait prendre btement. Un pige. Une trahison. Aprs la mort de Baba, l'tre que j'aimais le plus au monde, tout m'est gal. J'ai cru en la rvolution. Nous pensions mme entraner avec nous le peuple marocain. Mais nous nous sommes tromps, nous avons t manipuls par des Algriens, des Cubains... Moi, je suis n Marrakech. Je suis comme vous. Quand on est venu me chercher, j'tais enthousiaste. On m'a dit : "La rvolution vient toujours du sud." Alors je suis all au sud, j'ai
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chang de nom et je suis devenu un combattant de l'ar me sahraouie. Il parlait pour ne pas s'endormir. Et nous, nous l'coutions. Moi, je pensais autre chose. Je rvais de rcuprer un morceau de sa tunique bleue. J'avais tout donn aux autres, et j'avais froid et trs mal aux testi cules. J'essayais de les rchauffer avec mes mains, mais mes articulations taient quasiment bloques, mes mains ne pouvaient pas tenir longtemps mes organes gnitaux. Au moins, avec un peu de tissu, je ferais une sorte de pansement et les couvrirais ainsi. J'attendis qu'il termine son histoire pour le lui demander. Quand, dans le silence des tnbres, j'entendis le joli bruit d'un tissu qu'on dchire, je sautai de joie, me cognant la tte au plafond. Il me dit : J'en fais une boule et je la lance. Comme dans les films suspens, la boule de tissu ne tomba pas dans ma cellule, mais juste devant. Com ment faire pour la rcuprer? Avec quel objet? Si les gardes la voient, ils la confisqueront. Lhoucine me rap pela qu'on avait gard le balai, qui me parvint en pas sant de cellule en cellule. Ensuite dbuta la recherche du tissu. Un balai aveugle entre des mains aveugles ! J'tais plat ventre, sortant lentement le manche du balai, afin qu'il dtecte ou rencontre ce morceau de tissu. Au bout d'une bonne heure, l'opration russit, et, mon tour, je poussai le cri sahraoui, qui ressemble au cri des Indiens quand ils emportent une victoire sur l'arme amricaine. Cette nuit-l, je ne dormis pas. Je m'enveloppai dans la pice de tissu qui protgeait un peu du froid. Le lendemain, je me mis au travail et confectionnai ce dont j'avais besoin dans la lutte contre le grand froid.
Dans la vie, quand un caf est mauvais, on a l'habi tude de dire : C'est du jus de chaussettes. Au dbut de notre enfermement, j'utilisais cette expression. Elle n'tait pas juste. Le jus de chaussettes a un got, une odeur, certes mauvaise, mais on peut le boire et mme en redemander. Ce qu'on nous servait le matin, c'tait de l'eau tide mlange un fculent brl en poudre. Impossible de reprer lequel. Peut-tre des pois chiches, peut-tre des haricots rouges. Ce n'tait pas du caf, ni du th. La question restait sans rponse, cela tombait dans l'estomac comme un produit fait pour provoquer des vomissements. Un lavement ? Une pisse de chamelle mlange l'urine du commandant? On l'avalait et on ne se demandait plus ce que c'tait. Le pain. Oui, on avait droit du pain blanc comme de la chaux. Calories minimum garanties pour ne pas mourir de faim. J'ai souvent imagin un mdecin en train de calculer le nombre de calories dont nous avions besoin, de faire un rapport tap la machine par une secrtaire au rouge lvres vif et la coiffure en chi gnon classique, et de le porter l'officier qui le lui avait rclam. Le pain tait en forme de roue de voi ture. Dur. pais. Sans got. Avec ce pain lanc adroite ment, on peut tuer quelqu'un. Ce pain, c'tait du bton. On ne le coupait pas, on le cassait. On ne le mchait pas, on le croquait. Comme la plupart d'entre nous 51
avaient une mauvaise dentition, manger ce pain tait une preuve supplmentaire. Certains gardaient le jus du matin pour y tremper leur ration de pain. D'autres le cassaient en petits morceaux et versaient dessus le plat de fculents quotidien. Fculents. fculents ma tristesse, mes compagnons, mes visiteurs, mon habitude force, ma survie, ma haine intime, mon amour us, brl, jet, ma ration de calories, ma folie obsessionnelle ! Fculents que je mange et que j'expulse de mon estomac avec quelque chose qui ressemble du plaisir. Fculents matin et soir. C'tait comme l'ordonnance d'un mdecin. Surtout pas de changement Pas de varit. Il faut que le corps s'habitue aux mmes fculents jusqu' la mort. Pain rassis et fculents cuits l'eau, sans pices, sans huile. Une fois par semaine, ils taient cuits dans du gras de chameau. Cela puait. Je mangeais en me bouchant le nez. Je prfrais - si ce mot avait encore un sens dans ce trou - les fculents cuits l'eau. Nous tions tous au mme rgime : les mmes fculents servis jusqu' ce que mort s'ensuive. Ainsi, durant dix-huit ans, plus prcisment durant six mille six cent soixante-trois jours, je n'ai t nourri que de fculents et de pain dur. Jamais de viande. Jamais de poisson. Nourri n'est pas le mot. Maintenu en survie. J'ai oubli assez vite la cigarette. Je n'ai mme pas connu ce manque terrible qui rendit fou Larbi, le numro 4. Il hurlait, dchirait son unique chemise, appelait les gardes, leur proposait n'importe quoi contre une cigarette. Il disait : Mme si tu refuses de me donner une cigarette, viens fumer ct de moi, laisse-moi inhaler cette fume qui me manque tant. Prends tout ce que tu veux.., Oui, je sais, je n'ai rien.., Peut-tre mon cul... Je te le donne, il n'y a que des os, mais une bouffe, juste une bouffe, puis tu m'achves, tu me fous une 52
balle dans le cul, je partirai comme une fuse rejoindre l'enfer des fumeurs ternels. Viens, oublie que nous sommes ennemis, rappelle-toi, nous sommes du mme bled, pour une cigarette tu pourras aller chez moi et on te donnera de l'argent et des habits... Le pauvre Larbi ft la grve de la faim et se laissa mourir. Durant un mois, on entendit ses gmissements voix basse : Je veux mourir. Pourquoi la mort est si lente venir? Qui la retient, qui l'empche de descendre et de glisser sous la porte de ma cellule ? C'est le moustachu, le garde inhumain. Il lui barre le chemin. Qu'il est dur de mourir, quand on rclame la mort ! Elle est indiff rente mon sort. Mais laissez-la passer, faites-lui bon accueil ! Cette fois-ci, c'est moi qu'elle vient prendre. Elle me libre. Attention les autres, ne la captez pas au passage. Je la vois, elle a enfin rpondu mon appel. Adieu, les cadets, adieu, les rvolutionnaires, adieu, les copains ! Je m'en vais, c'est sr, je m'en vais, et l-bas je fumerai une cigarette interminable... La mort lui fit faux bond. Elle ne l'emporta qu'une bonne semaine aprs cette nuit o il crut l'avoir vue. Larbi tait un brave type, angoiss depuis toujours, serviable et un peu simple d'esprit. En classe, Ahermemou, il tait parmi les derniers. Juste avant le coup d'tat, il devait tre dclass et renvoy El Hajeb, o il aurait t un sous-officier. C'tait une question de jours. Il n'arrivait pas suivre. Son dossier avait t oubli, et, le jour du dpart, il monta dans le camion avec les autres, sans savoir ni o il allait,.ni pour quoi faire. Quand il fumait une cigarette, on aurait dit qu'il la mchait. Ce devait tre son seul plaisir. Il avait tellement maigri qu'il ne ressemblait plus un tre humain. Ses yeux taient exorbits et injects de sang. Il y avait de la mousse la commissure de ses lvres. On pouvait lire sur ce visage osseux toute la
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dtresse et toute la haine du monde. Gharbi, l'Ustad, rcitait le Coran pendant qu'on l'enterrait. La lumire tait terrible, je veux dire superbe, magnifique. C'tait le printemps. Je remplis mes yeux et mes poumons de cette lumire. Tout le monde fit de mme. Gharbi s'ar rta quelques minutes, ferma les yeux, respira profon dment puis ouvrit la bouche comme s'il mangeait de l'air. Les gardes nous laissrent profiter un peu plus de cet enterrement. Nous dmes merci Larbi, nous dmes : Adieu, au revoir, bientt ! Nous nous retrou verons l-bas, nous nous soumettrons Dieu et sa cl mence, nous sommes Lui, et Lui nous retournons. L-dessus, je n'avais aucun doute. Je n'appartenais pas au roi, ni au commandant du cimetire souterrain, ni aux gardes arms jusqu'aux dents. Je n'appartenais qu' Dieu. Lui seul recevra mon me et me jugera. La cruaut de ces militaires ne me concernait plus. Je croyais de plus en plus en Dieu, Allah le Tout-Puissant, Allah le Misricordieux, le plus grand, le Trs Clment, Celui qui connat la terre et les cieux, Celui qui sait ce qu'il y a dans les curs et o vont les mes. Cette lumire, en ce jour d'avril, tait un signe de sa bont. J'tais ensuite serein, apais, et prt retourner dans mon trou. Je me proposai comme volontaire pour nettoyer la cellule de Larbi. Pour vaincre les puanteurs de merde et de vomi, je repensais la lumire et au printemps. Je n'avais mme pas besoin de retenir ma respiration. J'tais l et j'tais ailleurs en mme temps. Je chanton nais comme si j'tais joyeux. J'avais dcid de rpudier la tristesse et la haine, ainsi que je l'avais fait du souve nir. Je lavais le sol o des crotes de pain mlanges aux fculents avaient ferment. Il y avait une odeur de vomi et de moisissure. L'odeur devait avoir une cou leur. Je l'imaginais verdtre avec des taches rousses. 54
Peut-tre que tout tait noir et que je m'embtais mettre de la couleur l o il n'y avait que grisaille et pourriture. Ce fut pour moi un bon exercice. De retour ma cellule, je fis ma toilette et sentis un petit bien-tre. On aurait dit que le confort consistait ne pas respirer la nourriture fermente.
La plupart de ceux qui sont morts ne sont pas morts de faim mais de haine. Avoir la haine diminue. Elle mine de l'intrieur et attaque le systme immunitaire. Quand on porte en soi la haine, elle finit toujours par vous broyer. Il a fallu cette preuve pour que je comprenne une chose aussi simple. Je me souviens d'un instructeur l'cole d'Ahermemou qui tait mchant, mauvais et triste. Il avait les yeux jaunes. C'est la couleur de la haine. Un jour, il ne vint pas au cours. On apprit qu'il tait l'hpital pour une longue priode. Je ne sais plus ce qui lui tait arriv, mais on disait qu'il avait t ensorcel par une femme de la montagne dont il avait viol la fille. Comment ne pas avoir la haine, avec tout ce qu'on nous faisait subir? Comment tre plus grand, plus noble que ces tortionnaires sans visage ? Comment aller au-del de ces sentiments de vengeance et de destruction? Lorsque je fis le constat que parmi les premiers morts certains avaient la haine en eux, je compris qu'ils en taient les premires victimes. Celui qui me confirma dans cette ide fut Ruchdi, le numro 23, un homme doux et pos, intelligent et fin. Je me disais qu'il s'tait tromp de mtier. Qu'tait-il venu faire dans l'arme ? Il tait issu d'une grande famille de Fs, des bourgeois qui dtestaient l'arme. Je crois qu'ils
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pensaient que seuls les fils de paysans et de monta gnards devaient tre soldats. Leurs enfants taient destins aux tudes suprieures pour tre de grands commis de l'tat, ou la rigueur de grands hommes d'affaires. Ruchdi venait de ce milieu et n'aimait pas qu'on le lui rappelt. C'est pour s'opposer ses parents qu'il s'tait engag dans l'arme, pour oublier ses ori gines, planquer ses racines, se dtacher de son duca tion quelque peu aristocratique, se mler d'autres milieux. Il y avait entre nous de l'amiti et de la com plicit. Je crois que seuls Ruchdi et moi avions le prs- ' sentiment que le commandant A. prparait un coup d'tat. Lorsqu'on nous donna l'ordre de monter dans les camions, nous nous regardmes. Nos yeux brillaient. C'taient peut-tre des larmes, ou la fbrilit d'une aventure inconnue. Nous remarqumes un long tte-tte entre le commandant et l'adjudant Atta, son homme de confiance. Durant tout le trajet, il rgnait un silence lourd. Ruchdi fumait cigarette sur cigarette. Il avait la tte baisse. Je crois qu'il pleurait, Ruchdi fut choqu, traumatis. En envahissant le palais, il m'annona qu'il allait se rendre. Il tremblait. Il tomba, recroquevill sur son arme, reut une balle l'paule et perdit connaissance. Quand nous nous retrou vmes en prison Kenitra, il me dit qu'il ne compre nait pas pourquoi il tait l. Il disait qu'il n'avait rien fait et que c'tait une horrible erreur, une injustice. Je renonai le raisonner. Il ne parlait que de vengeance et de tuerie. Il avait attrap la haine comme une mala die incurable. Il voulait tuer tout le monde, les gardes, le juge, les avocats, la famille royale, tous ceux qui taient l'origine de son incarcration. Lorsque nous fmes transfrs Tazmamart, il perdit assez vite la rai son. Il ne savait plus ce qu'il disait, mais restait obsd par la haine. Elle le minait, le rongeait, le rendait tran58
ger lui-mme. Personne ne mourut cette poque, nous ne pouvions pas nous voir alors. Je l'appelais sou vent. Pas de rponse. Que des cris, des hurlements d'animal bless. Lui aussi voulait hter la mort. Mais, complice de nos geliers, elle prenait tout son temps. Un jour, je demandai l'un des gardes de nous lais ser le voir, juste un instant. Il n'tait pas question de sortir du trou, mais de lui rendre visite et d'emprunter au garde sa torche lectrique. Le refus fut cinglant, accompagn de menaces et d'insultes. Alors nous fmes grve. Grve de la parole. Nous observions un silence parfait dans la fosse. Pas un mot. Pas un geste. Nous contrlions notre respiration. Quelques minutes de silence profond, lourd et tranger rendaient les gardes fous. Ils criaient, tapaient avec la crosse de leurs armes sur les portes. Nous faisions les morts. Le silence plus les tnbres sont propices l'apparition des djinns. Cela ne ratait pas. Un des gardes hurla : Allons-nous-en ! Foutons le camp ! Cet endroit est habit. Je vous jure que j'ai vu un djinn aux yeux brillants. Laissons ces salopards avec les djinns, ils sont de la mme race, c'est la mme racaille. Vite, partons. Ils s'en allrent, la peur au ventre, et nous, nous exprimmes notre satisfaction en riant comme l'au raient fait des djinns. Nous ne vmes pas Ruchdi avant sa mort. Le garde qui vint constater le dcs avait peur. En clairant le visage du dfunt, il recula, poussa un cri d'horreur et partit en oubliant sa lampe. Avec le manche du fameux balai, nous essaymes de la ramener vers l'une des cel lules. Mais elle ne pouvait pas passer sous la porte. Quand un autre garde arriva pour mettre de l'ordre, il ne fit pas de commentaire, il me dsigna, ainsi que Lhoucine, pour la toilette du mort et s'arrangea pour que l'enterrement et lieu la nuit. Ce devait tre un 59
grad. Il s'appelait M'Fadel. Lorsque nous fmes tous runis autour du corps, il prit la parole : la prochaine grve, je lcherai les scorpions. L, on verra qui est, de vous ou de moi, le vrai djinn. Allez, foutez-moi cette merde dans le trou. Comme un seul homme, nous rpondmes par la lecture de la Fatiha, la premire sourate du Coran. Les gardes nous poussrent violemment vers la porte du trou pendant que M'Fadel pissait sur une grosse pierre. Notre horloge parlante tait drgle. Karim devait tre trs mu par cet enterrement de nuit, et surtout perturb par les menaces du grad. Il avait perdu le fil du temps. On l'entendait se lamenter dans sa cellule, rcapitulant les jours et heures de la semaine. Je lui conseillai de se calmer, l'assurant que les choses allaient se remettre en place. Il s'endormit, et, le lendemain, il nous rveilla en imitant le chant du coq : Il est cinq heures, c'est la prire de l'aube, mes frres croyants, musulmans, rveillez-vous, la prire n'attend pas. Puis, aprs un moment, il dit : Ne dormez plus, ne dormez plus, mesfrres,faites attention, nous sommes en t, nous sommes le 3 juillet 1978, il est cinq heures trente-six minutes, c'est le moment des scorpions. Faites trs attention, ils sont arrivs, je les sens, je les entends. Aprs le grand froid et l'humidit, voici l't, l't des scorpions. Il faut nous organiser. Ma machine a failli se dtraquer, parce que j'ai senti une prsence trangre chez moi. Non, ce ne sont pas des djinns. Non, ce sont des tueurs, de petites btes qui piquent et lchent leur venin. J'tais devenu imbattable sur les scorpions. Je les connais sans les avoir tudis. Je sais comment ils se dplacent, le bruit qu'ils font, quelle temprature ils 60
piquent, o ils aiment se cacher et comment ils trom pent l'adversaire. Tout cela, je le sus par intuition. Dans le noir o nous tions, nous ne pouvions pas les voir. Ce fut le premier t o ils firent leur apparition. Pas de manire naturelle. Pas par hasard. Le grad les avait introduits dans la fosse. J'en tais sr. Car comment expliquer que durant cinq ts nous n'ayons pas eu affaire ces btes terrifiantes ? Mais comment ce type avait-il pu faire une chose pareille ? Je voyais mal un lieutenantcolonel ou un gnral se runir avec d'autres officiers l'tat-major, pour donner l'ordre un quidam d'aller ramasser des scorpions et de les introduire dans notre fosse. Non, ce devait tre une initiative personnelle. Ce grad - il tait peut-tre sergent-chef- se vengeait, pas par amour de la monarchie, mais par haine de ses chefs qui l'avaient envoy dans cette rgion pour garder des morts vivants, ou plus exactement des survivants desti ns une mort lente. Comme l'avait dit Karim, nous devions nous orga niser. Nous fmes une runion aprs les fculents du soir. Nous tions debout, chacun dans sa cellule. Moi, cause de ma grande taille, j'tais accroupi. Le numro 21, le brave Wakrine, nous apprit qu'il jouait avec les scorpions quand il tait enfant Tafraout, rgion particulirement aride et chaude. Il nous dit que le scorpion est un animal tratre mais pas intelligent ; il aime s'accrocher aux pierres, mais, s'il tombe, il pique. Il avait raison. Il fallait faire le silence, un silence total, pour reprer o les scorpions se dplaaient. Tant qu'on les entendait marcher, on savait qu'ils taient audessus de nos ttes, et, s'ils tombaient, il fallait reprer au bruit de quel ct ils taient et s'en loigner. Pour cela, il ne fallait pas dormir. Mon ami Lhoucine fut piqu alors qu'il s'tait assoupi. On appela les gardes, qui ne vinrent que le matin, au moment de servir ce
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qu'ils appelaient le caf. Wakrine supplia les gardes de le laisser aspirer le poison par succion. La fivre tait dj monte. Le pauvre Lhoucine dlirait. En recrachant le poison, Wakrine nous dit : La fivre durera quarante-huit heures. C'est la rgle. Surtout ne vous endormez pas. - Le manque de sommeil nous tue ! cria une voix. - La folie nous guette ! dit un autre. - Cette histoire de scorpions est un complot pour nous tuer vite, fit remarquer mon voisin de droite. - Mais a ne fait pas l'affaire des autorits, dont le but est de nous voir mourir petit feu, dis-je. - On s'en fout, de ce que pensent les autorits ! Je suis mme certain que tout le monde nous a oublis, ceux qui nous ont condamns, ceux qui nous ont jets dans la fosse. Le problme, prsent, c'est d'exiger des gardes de la lumire pour chasser de nos cellules ces btes tueuses , dit sur un ton calme Gharbi, celui qu'on appelait l'Ustad. La lumire, videmment ! Mais tout le systme tait bas sur le principe du noir, de cette obscurit insondable, des tnbres qui alimentaient la peur de l'invisible, la peur de l'inconnu. La mort rdait. Elle tait l. Mais on ne devait pas savoir par o elle allait frapper, ni comment, ni avec quelle arme. Nous devions tre la merci de l'invisible. C'tait cela, la torture, la sophistication dans la vengeance. Que de fois je m'tais dit : D'accord, on a voulu attenter sa vie. On l'a cherch .partout parmi ses invits pour le tuer. Nous avons perdu. Nous, nous n'tions que des soldats, des sous-officiers pris dans le vertige de cette galre, excutant des ordres. Pourquoi ne nous a-t-on pas tus tout de suite? Mme dans un pays comme la France, celui qui a tir sur la voiture du gnral de Gaulle a t pass par les armes. Normal. Pour62
quoi nous ont-ils jugs dans un tribunal et condamns dix ans de rclusion pour ensuite nous condamner la mort lente ? Pourquoi les gnraux, ceux qui avaient planifi le coup d'Etat, ont-ils t excuts par un pelo ton de soldats aprs avoir t dgrads, et nous, les cadres, les instructeurs des lves officiers, nous devons subir l'interminable preuve de la mort pares seuse, vicieuse, perverse, la mort qui joue avec nos nerfs, avec le peu de choses qui nous reste : notre dignit ? quoi bon ressasser tout a ? Nous tions dans le sillage de ceux qui avaient commis une faute, un crime : pourquoi nous garder en vie ? Pourquoi nous enterrer vivants, en laissant passer juste ce qu'il faut d'oxygne pour survivre et souffrir? Un jour arrivera o je serai sans haine, o je serai enfin libre et je dirai tout ce que j'ai endur. Je rcrirai ou le ferai crire par quelqu'un, pas pour me venger, mais pour informer, pour verser une pice au dossier de notre histoire. Pour le moment, j'essaie de parler, de me parler, pour viter de tomber dans le sommeil et de devenir une proie facile pour les scorpions. Je parle, je sautille, je me tape la tte lgrement contre le mur, je crois savoir o est coinc mon scorpion. Il doit tre entre la troisime et la quatrime pierre dans la fissure par o passe la pluie quand elle est trs forte. Mon oue fine m'a renseign. Je me cale de l'autre ct. C'est un pari. J'ai confiance en mon intuition. Si je suis piqu, Wakrine viendra aspirer. Il en a l'habitude. Je com mence m'endormir. Je retiens mon souffle. Rien ne bouge. Tant pis, je ne rsiste plus, je cde au sommeil, accroupi. Je fus rveill par une douleur trs aigu dans le dos. Ce n'tait pas une piqre de scorpion. Mon mal au dos avait repris. Rhumatisme? Hernie discale? Crampe musculaire? Comment le savoir? Le fait d'tre courb en permanence devait entraner une dformation de la 63
colonne vertbrale. quoi bon trouver une origine cette douleur? Il fallait la supporter, vivre avec et essayer de l'oublier. Chacun d'entre nous avait une partie de son corps ou de son cerveau compltement dtriore. Toutes nos maladies, tous nos maux s'taient aggravs. Pas de mdecin. C'tait la rgle. Le mdecin n'avait rien faire dans ce lieu. On sait que le rle du docteur est de lutter contre la mort, de la faire reculer, et mme de lui faire chec. Ici, c'est le contraire qui avait t prvu. Si la maladie vient, il faut la laisser s'installer, se dvelopper, occuper tout le corps, contaminer les organes en bonne sant, il faut qu'elle fasse son travail et inflige au corps "toutes les facettes de la souffrance. Aucune intervention n'tait autorise. De toute faon, nous n'avions personne qui parler, qui adresser des rclamations, comme cela se faisait la prison de Kenitra. H y avait un officier, un commandant. On ne le vit jamais. Ce devait tre un fantme, une ombre, quelqu'un qui devait tre l, mais qui n'avait pas besoin d'apparatre. C'tait peut-tre une voix dbitant une srie d'ordres cruels et dfinitifs. Une voix enregistre, probablement la voix d'un comdien. Les gardes, quand ils taient gentils, nous promettaient de parler au Kmandar - c'tait ainsi qu'ils disaient - mais nous n'avions jamais de rponses nos requtes. D'o la conclusion : le Kmandar n'existait pas. C'tait juste un pouvantail, et nous faisions comme s'il tait l, quelques dizaines de mtres de l'entre camoufle de notre trou. Comment confier ces prisonniers d'un type trs spcial un Kmandar qui pouvait se trouver un soir accoud au comptoir d'un bar Marrakech ou Casablanca, et, l'alcool et le remords aidant, se mettre parler, prononcer le nom terrifiant de ce petit patelin, Tazmamart, situ entre Rachidia et Rich sur la carte du Maroc? 64
Le Kmandar, l'officier invisible, tait la terreur. Les gardes en parlaient comme si c'tait un morceau de mtal, inflexible, inhumain, ayant tous les pouvoirs. Ils disaient : Le Kmandar, c'est du fer, Hdid. Plus tard, beaucoup plus tard, un jour o je me trou vai nez nez avec le Kmandar, je compris que ce per sonnage avait t sculpt dans une matire spciale, une sorte de bronze ou de mtal incorruptible. N pour servir, pour excuter toutes les tches, des plus ordinaires aux. plus atroces. Pas le moindre senti ment. Pas le moindre doute. Il recevait des ordres et les appliquait avec la fermet du mtal. Avant de s'occuper de nous, il avait dj gorg quelques malheureux, en avait enterr d'autres vivants, avait tortur des oppo sants au rgime avec la minutie d'un spcialiste. Il avait perdu un il dans un accident de voiture. Il disait que Dieu voulait a. Sans plus. Parmi les huit gardes, deux taient particulirement mauvais. Il y avait Fantass, l'homme la dentition en or, maigre et long ; il crachait toutes les minutes et tait trs mchant. Quand il parlait, il n'utilisait que des mots grossiers et des insultes. Nous ne lui rpondions pas, le laissant sa hargne, Nous apprmes plus tard qu'il faisait des rapports sur ses collgues qui n'taient pas assez mchants avec nous, les accusant de faiblesse et mme de sympathie avec les chiens et les tratres . Un jour, Fantass disparut. Durant deux mois, on n'entendit pas sa voix rauque, ni ses crachats sifflants. Quand il revint, nous emes du mal le reconnatre. Il ouvrit chaque cellule et demanda pardon. Je pus voir sa tte grce la lampe lectrique qu'il tenait entre les mains et qu'il dirigeait vers son visage. Il pleurait et disait des choses tranges : Je te demande pardon, j'ai t mauvais, horrible ment mchant. Je crachais dans votre bouffe, j ' y jetais du sable. Je vous hassais parce qu'on m'avait appris 65
har. Je souhaitais votre mort lente et douloureuse. Je mrite l'enfer pour tout le mal que je vous ai fait. Dieu m'a puni. Il vient de m'arracher mes deux grands enfants, morts sur le coup dans une voiture toute neuve. Dieu a rendu sa justice. Je n'ai plus rien faire ici. Je vais moi aussi mourir. Pour moi c'est fini. Aidez-moi partir en me pardonnant. Fantass mourut quelques mois plus tard, aprs une grve de la faim. Un autre garde, Hmidouche, tait aussi trs mchant. Il avait fait une chute et boitait. Quand il vit ce qui tait arriv son ami Fantass, il prit peur et se mit lui aussi nous demander pardon ! Les autres gardes ne faisaient pas de commentaires. Ils entretenaient avec nous le minimum de liens. Ils avaient peur de M'Fadel, leur chef. Dire Je suis malade, ce matin je ne me sens pas bien, a ne va pas fort... , cela n'avait pas de sens. Alors, quoi bon le penser, le dire ou se le dire ? tre malade tait notre tat normal, permanent. Nous devions perdre, chaque jour qui passe, un peu de notre sant, jusqu' l'extinction, jusqu' la fin. Notre capital se composait de deux lments : notre corps et notre cerveau. Trs vite, je choisis la prservation par tous les moyens de ma tte, de ma conscience. Je me mis les protger. Le corps tait expos, il leur appartenait en quelque sorte, ils en disposaient, le torturaient sans le toucher, l'amputaient d'un membre ou deux du simple fait que nous n'avions droit aucun soin. Mais ma pense devait rester hors d'atteinte, c'tait ma vraie survie, ma libert, mon refuge, mon vasion. Il fallait, pour la garder vive, de l'entranement, de la gymnastique. Comme j'avais procd pour loigner et mme effacer les souvenirs qui pouvaient m'entraner vers l'abme, je dcidai d'exercer ma pense en tant lucide, absolu66
ment et terriblement lucide. J'avais une chance sur cent de m'en sortir. Je ne comptais pas sur cette chance. Je me disais : Si un miracle arrivait, je renatrais, je serais un nouveau-n quarante ou cinquante ans. Mais je n'y comptais pas. Je sortirais du trou et j'irais toucher la pierre noire de la Kaaba La Mecque. Ce fut cette pierre noire, la pierre du commencement, celle qui a gard les empreintes d'Abraham, celle dont la mmoire rejoint celle du monde, qui me sauva. Je le crois encore. Je ne sais pas pourquoi ma pense s'tait fixe sur ce symbole. J'en faisais mon point de repre, ma fentre sur l'autre ct de la nuit. Je l'ouvrais et je voyais quelque chose de radieux. Le fait de me concentrer, de matriser le rythme de ma respiration, le fait de me focaliser sur une ide, une image, une pierre sacre situe des milliers de kilo mtres, des sicles de ma cellule, me permettait d'ou blier mon corps. Je le sentais, je le touchais, mais petit petit j'arrivais m'en dtacher. force de concentra tion, je me voyais assis, calme, le dos courb, les ctes visibles, les genoux replis ressemblant deux piques, je m'observais et j'tais un esprit planant au-dessus du trou. Je n'y parvenais pas toujours. L'effort de concen tration n'aboutissait pas systmatiquement ce dta chement. Cela dpendait du froid et de la chaleur. Je savais que les conditions physiques taient en concur rence avec la volont de m'extraire par la pense de cet enfer. L'enfer n'tait pas une image, un mot prononc pour exorciser le malheur. L'enfer tait en nous et autour de nous. Il nous tait mme utile : il nous per mettait de mesurer notre force, notre capacit de rsis ter et d'imaginer un autre monde - celui-l tait imma triel - o se rfugier le temps d'une blessure ajoute sur le sang peine sch d'autres flures. Nous possdions en cet enfer les jours et les nuits. Nous tions des jours de faim et des nuits d'insomnie.
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Nous n'tions souvent que cela. Alors ceux qui nous quittaient attentaient leurs jours et leurs nuits. Ils n'entretenaient aucune abjecte illusion. Ou alors, ce qui les menait jusqu'au suicide tait justement le poison des illusions. Je compris que la dignit, c'tait aussi le fait de cesser tout commerce avec l'espoir. Pour s'en sortir, il ne fallait plus rien esprer. Cette conviction avait l'avantage de ne pas appartenir ceux qui nous avaient jets l. Elle ne dpendait pas de leur stratgie mais uniquement de notre volont : refuser de dpendre de cette foutue manie d'esprer. L'espoir avait tout d'une ngation. Comment faire croire ces hommes abandonns de tous que ce trou n'tait qu'une parenthse dans leur vie, qu'ils allaient juste subir une preuve et ensuite en sortir grandis et meilleurs ? L'espoir tait un mensonge avec les vertus d'un calmant. Pour le dpasser, il fallait se prparer quotidiennement au pire. Ceux qui ne l'avaient pas compris sombraient dans un dsespoir violent et en mouraient.
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Ma vsicule biliaire devient folle. Elle produit trop de bile. Elle s'active et m'inonde de ce liquide amer. Je suis plein de bile. Tout en moi sent l'amer. Ma bouche, pteuse, rumine de l'amertume. Ma langue est lourde, ma salive paisse. Je me vois noy dans une cuve de bile. Je plonge dedans, forc par des mains trangres. Ma tte se remplit de glaires verdtres. Mes narines se bouchent puis je me force ternuer. Je fais de gros efforts pour ^xpulser tout ce qui m'encombre, mais mes muscles sont tendus. Mes articulations sont rigides. On dirait que quelqu'un les a ficeles pour qu'elles ne bou gent plus, pour qu'elles ne servent rien. Mes mains se sont recroquevilles et mes doigts ressemblent des hameons. Je sens que le liquide monte et descend dans tout mon corps. La peau me fait mal. Je pense un moment que la bile s'est solidifie et circule dans mon estomac comme un fil de fer barbel le dchirant. La douleur me donne une lucidit trange. Je souffre mais je sais ce qu'il faut faire pour que cesse ce mange. Je dois vomir, me vider de cette bile qui s'acharne sur tous mes organes. Pour y arriver, il faut porter mes doigts la bouche, appuyer sur la langue et tout expulser. Quand on est en bonne sant, c'est une opration d'une simplicit enfantine. Mais quand le corps est endolori au point de devenir rigide, tout mou vement est rendu difficile. Je suis assis, le dos et la tte 69
contre le mur. Le bras droit s'est immobilis. Il colle au mur, comme tenu par des crochets. Il faut le dcoller lentement et le lever de manire imperceptible vers la bouche. Facile dire, extrmement difficile russir. Je me concentre et ne pense qu'au bras. Tout mon corps se retrouve dans ce bras. Je suis un bras assis par terre et il faut que je pousse de toutes mes forces pour me lever. En le fixant avec mes yeux, j'arrive oublier le got amer dans la bouche et mme ne sentir que fai blement les douleurs articulaires. Je perois l'cho de la douleur. Je la sens s'loigner mais pas disparatre. Je penche la tte pour la rapprocher de ma main. La bile monte au point que j'ai la sensation d'touffer. Je relve vite la tte et me cogne contre le mur. Je la cale bien et change de tactique : la main ira vers la bouche, pas l'in verse. L'opration dure des heures. L'autre bras me sert d'appui. Je transpire de partout. Des gouttes de sueur tombent sur ma main. Surtout ne pas bouger, ni penser autre chose qu' lever le bras. J'imagine qu'une grue minuscule descend du toit, s'empare de ma main et la porte avec prcision vers ma bouche. Je regarde le pla fond, il n'y a rien. Dans le noir, j'arrive non pas voir mais au moins deviner les choses. Le temps n'a plus de sens. Il me parat particulire ment long et avoir pour fonction de paralyser les bras et les mains. Quand, au bout de plusieurs heures, je rus sis introduire ma main dans ma bouche, je m'arrte un instant pour jouir de ma petite victoire. J'appuie ensuite sur la langue mais la bile ne sort pas immdia tement. Quand le premier jet inonde mes mains, mes pieds et le sol, je tremble de soulagement. J'appuie de nouveau et je vomis avec plus de force encore. Je suis devenu une source de bile. J'ai la gorge irrite, les yeux exorbits et les larmes coulent sur mes joues. Je n'ai plus en moi ce poison qui brlait mon sophage. Lger et affam, je me prpare atteindre l'extase,
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cet tat o rien ne me retient, o je n'entretiens de lien ni avec les tres ni avec les objets. Je m'loigne de tout, de moi-mme et des autres qui ignorent les affres par lesquelles je viens de passer. Je suis dans une superbe solitude o seule la brise peut encore traverser les terrasses dmon isolement. Alors j'arrive l'blouissement, suivi d'une grande fatigue. L, je suis inacces sible. Je vole comme un oiseau heureux. Je ne m'loigne pas trop de l o j'ai laiss mon corps, de peur qu'on vienne le prendre et l'enterrer. Il est vrai que le corps respire au ralenti et donne l'impression d'tre mort ou entr dans le coma. l'instant o je me rendis compte que ma cellule puait de tous cts, je sus que j'tais revenu dans mon corps. L'tat de grce tait termin. De nouveau je m'organisai pour affronter mes difficults routinires. Je me levai et versai sur le sol ce qui restait d'eau. Cette nuit-l, je dormis debout. Le froid montait de la plante des pieds jusqu'au crne. Il prenait son temps, s'arr tait un bon moment au niveau du ventre, y dposait un peu de sa morgue, de sa haine et de son mpris. Il avait pour moi un visage, des mains, ou plus exactement des pinces. Il me mordait les testicules. Je me pliais pour supporter sa morsure. Il se promenait le long du corps en le faisant trembler. Je pitinais le sol mouill. Il ne fallait pas le laisser gagner. Je repris ma gymnastique, en faisant mentalement les prires de la journe. Il y avait les cinq prires que doit faire tout bon musulman. Je n'tais pas propre. Pas assez d'eau pour les ablutions. Je priai en silence en invoquant une force suprieure, la force de la justice, Allah et ses prophtes, le ciel et la mer, les montagnes et les prairies : loigne-moi de la haine, cette pulsion destructrice, ce poison qui ravage le cur et le foie. Ne plus vouloir porter la vengeance dans d'autres foyers, dans d'autres 71
consciences, oublier, rejeter, refuser de rpondre la haine par la haine. tre ailleurs. Aide-moi renoncer cet attachement qui m'encombre, sortir en douceur de ce corps qui ne ressemble plus un corps, mais un paquet d'os mal forms ; dirige mon regard sur d'autres pierres. Cette obscurit m'arrange : je vois mieux en moi-mme, je vois clair dans la confusion de ma situa tion. Je ne suis plus de ce monde, mme si j'ai encore les pieds gels sur ce sol en ciment mouill. J'ai mal la nuque force d'tre courb. Non, je n'ai pas mal. Je suis sr que je n'ai pas mal. Je ne ressens plusrien.Ma prire a t entendue. Je ne suis pas malade. Ici je ne le serai jamais, quelle que soit la souffrance. mon Dieu, j'ai appris de toi que le corps en bonne sant nous ren seigne sur la beaut du monde. Il est l'cho de ce qui enchante, produit de la vie et de la lumire. Il est lumire. Lumire dans la vie. Quand il a t retir de la vie, isol et enferm dans un trou noir, il n'est plus l'cho derien.Aucun reflet ne s'y imprime. Grce ta volont, je ne serai jamais teint.
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Un ciel troit devait se trouver juste au-dessus du sas, cette ouverture indirecte laissant passer l'air mais pas la lumire. Ce ciel, je le devinais, je le remplissais de mots et d'images. Je dplaais les toiles, je les drangeais pour les remplacer par un peu de cette lumire prison nire dans ma poitrine. Je la sentais. Comment sentir la lumire ? Lorsqu'une clart intrieure caressait ma peau et la rchauffait, je savais que j'tais visit. Je n'arrivais pas la garder. la place, il y avait le silence. Il tombait soudain sur nos regards aveugles. Il nous enveloppait, se posait telle une main apaisante sur nos paules. Mme quand il tait lourd, charg encore de poussire, il me faisait du bien. Il ne me pesait jamais. Il faut dire qu'il y avait diffrents types de silence : - celui de la nuit. Il nous tait ncessaire, - celui du compagnon qui nous quittait lentement, - celui qu'on observait en signe de deuil, - celui du sang qui circule au ralenti, - celui qui nous renseignait sur la marche des scor pions, - celui des images qu'on passait et repassait dans la tte, - celui des gardes qui traduisait lassitude et routine, - celui de l'ombre des souvenirs brls, - celui du ciel plomb dont presque aucun signe ne nous parvenait,
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-celui de l'absence, l'aveuglante absence de la vie. Le silence le plus dur, le plus insupportable, tait celui de la lumire. Un silence puissant et multiple. Il y avait le silence de la nuit, toujours le mme, et puis il y avait les silences de la lumire. Une longue et intermi nable absence. Dehors, non seulement au-dessus de notre fosse mais surtout loin d'elle, il y avait de la vie. Il ne fallait pas trop y penser, mais j'aimais l'voquer pour ne pas mourir d'oubli. voquer, et non se souvenir. La vie, la vraie, pas ce chiffon sale qui roule sur le sol, non, la vie dans sa beaut exquise, je veux dire dans sa simplicit, sa merveilleuse banalit : un enfant qui pleure puis sou rit, des yeux qui clignent cause d'une trop forte lumire, une femme qui essaie une robe, un homme qui dort sur l'herbe. Un cheval court dans la plaine. Un homme portant des ailes multicolores essaie de voler. Un arbre se penche pour donner de l'ombre une femme assise sur une pierre. Le soleil s'loigne, et on voit mme un arc-en-ciel. La vie, c'est pouvoir lever le bras, le passer derrire la nuque, s'tirer pour le plaisir, se lever et marcher sans but, regarder les gens passer, s'arrter, lire un journal ou simplement rester assis devant sa fentre parce qu'on n'a rien faire et qu'il fait bon ne rien faire. Je supposais que la clameur de la vie tait de toutes les couleurs et faisait du bruit en traversant les arbres. Cette chappe ne devait pas durer longtemps. Un peu de douceur pour me prparer une concentration plus difficile. Mme mort, ou plus prcisment considr comme tel par la famille, il fallait faire le chemin conduisant la maison. Sans nostalgie. Sans sentiments. Comment rassurer ma mre, lui dire que je me bats et rsiste ? Comment lui faire savoir que cette volont de rester debout et digne, c'est d'elle que je la tiens?
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J'avais confiance en ses intuitions. Alors, mentalement, je m'adressais elle, une lettre qu'un jour j'crirais peut-tre, sur du papier, avec un crayon, une lettre qui lui parviendrait par un messager ou mme par la poste. Yamma qui m'est chre, ma chrie, Moumti, je t'embrasse les mains et pose ma tte sur ton paule. Je suis en bonne sant, ne t'en fais pas. Je crois que tu peux tre fire de moi. Je te fais honneur. Non seule ment je rsiste, mais j'aide les autres supporter l'into lrable. Je ne te dirai pas ce qu'ils nous font endurer. Je fais un travail d'oubli. Je sais que tu as du mal trouver le sommeil, que tu montes et descends la mme mon tagne, prends garde ton cur, n'oublie pas tes mdi caments. Sois calme, a ne servirait rien de t'nerver. Je traverse un long tunnel. Je ne cesse de marcher et je suis certain qu'un jour j'arriverai au bout, je verrai la lumire. Il faudra qu'elle soit douce, car une trop forte clart me rendrait aveugle. Tu seras l m'attendre, tu m'apporteras du pain fait par toi, du pain chaud tremp dans de l'huile d'argan. Je ne mangerai que a durant quelques jours, pour rhabituer mon estomac recevoir autre chose que des fculents. Tu viendras avec une couverture de laine, et tu m'y envelopperas comme un bb, comme avant, quand j'tais enfant; je suis devenu lger, tu me prendras dans tes bras et tu me chanteras la comptine de grand-mre. Plus j'avance, plus je suis confiant. Je prie, je parle Dieu, je rve de la pierre noire, et il m'arrive de quitter mon corps et d'tre spectateur de mon tat. J'avoue que c'est trs difficile d'accder cette sr nit. Cela aussi, je l'ai appris de toi. Tu te souviens, quand mon pre te faisait mal, gaspillant tout l'argent du foyer, tu nous runissais, et, sans dire la moindre mchancet sur cet homme, tu nous rendais respon sables de nous-mmes. Ses colres, ses injustices ne t'atteignaient pas. Tu tais au-dessus de a. Je t'admi75
rais, car tu gardais toujours ton sang-froid. Le seul moment o tu perdais la tte, c'tait lorsque le petit dernier, ton petit foie , fuguait. Tu nous disais : "Vous tes tous mes enfants, mais lui, c'est mes yeux, ma respiration." Lui aussi t'adorait. Je me souviens du jour o, rentrant de l'cole, il jeta son cartable et, comme il en avait l'habitude, te chercha dans la cuisine. La bonne lui dit que tu tais partie Rabat pour rgler un problme administratif. Ne pouvant supporter ton absence, il s'enferma dans l'armoire o tes robes taient accroches. Il sentait ton odeur, ton parfum retenu par tes habits. cause des larmes et de l'enfermement, il eut de la fivre. Quand tu es arrive, tard le soir, tu es alle directement vers l'armoire et tu Tas trouv brlant de fivre. Il se tordait de douleur. C'tait une crise d'appendicite. Tu passas la nuit aux urgences, et tu repris ton travail le lendemain sans avoir ferm l'il. Le petit fut opr et tout redevint normal. maman, je dois t'avouer que j'avais du mal supporter la manire dont tu le nourrissais. Tu mchais la viande, tu la roulais dans la paume de ta main, et tu l'introduisais dans sa bouche. Et lui, comme un poussin, le bec ouvert, recevait sa nourriture. Il riait, se moquait de nous, et toi, heureuse, tu ne disais rien. Nous aussi, nous nous moquions de vous deux. Tu avais report sur cet enfant tout l'amour dont tu avais manqu. Nous tions des gamins et nous ne comprenions pas cela. Mon pre avait fait plusieurs tentatives pour te reprendre. Il venait, prcd par des mokhaznis, des anciens serviteurs de la cour du pacha El Glaoui, les mains remplies de cadeaux, des tissus magnifiques imports d'Europe, des plateaux pleins de pains de sucre. Il arrivait comme s'il te demandait pour la premire fois en mariage. Il avanait, les mains derrire le dos, rclamant ton pardon. Tli n'ouvrais pas la porte, et, 76
de la fentre entrouverte, tu donnais Tordre aux mokhaznis de s'en aller porter tout a dans la maison de la deuxime pouse. Il s'tait remari ton insu, pendant que tu trimais, seule, sans aide, sans beaucoup de ressources. Tu tais admirable. Tu renvoyais cet homme avec fermet. Jamais tu ne cdais ni ne faiblissais. Ta force de caractre, c'tait ta libert. Ta volont de vivre dignement te rendait plus belle, plus forte. J'tais l'an, et, ds que j'ai pu, j'ai quitt la maison, pour que la charge soit moins lourde. Je me suis engag dans l'arme, pas par amour de celle-ci, mais elle me garan tissait un salaire, une formation, le gte et le couvert. De ma solde, je tenais t'envoyer une bonne part. Je le faisais de bon cur, parce que je savais que tu en avais besoin et que moi je pouvais vivre avec trs peu d'ar gent. Mon pre ne savait mme pas que j'tais entr l'Acadmie militaire. Il tait dj au palais, rendre plus douce la vie de son roi. Le palais s'occupait de sa deuxime femme, de ses enfants et de la maison. Je ne voyais mon pre qu' la tlvision, quand on montrait les activits royales. Il se tenait en arrire, l'il vif, la prestance importante. Ce fin lettr, cet homme la mmoire phnomnale tait devenu un bouffon, un his trion, un baladin, un divertisseur professionnel la cour de l'homme le plus puissant du pays. Car il a beaucoup d'humour, mais il ne nous faisait pas rire. la maison, il ne faisait que passer. Il tait rput pour son intelli gence et son sens de la repartie. C'tait une biblio thque ambulante. Je l'admirais quand il rcitait des pomes ses amis. Il ne se trompait pas. Par ailleurs, il connaissait tout sur l'or et les bijoux traditionnels. Mais cet homme tait un mauvais mari et un pre absent, ou simplement trop proccup par lui-mme, par son got des jeunes filles, les moins de vingt ans, par son souci
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d'lgance vestimentaire, par le besoin de la fte, du plaisir et de la bonne humeur. Il prenait tout la lgre et ne supportait pas d'tre seul. maman, je te sens triste. Dis-toi que je suis en voyage, je dcouvre un monde insondable, je me dcouvre, j'apprends, chaque jour qui passe, de quelle toffe tu m'as. fait. Je t'en remercie. Je te baise les mains, je suis profondment dsol du mal que je t'ai caus en m'embarquant dans cette histoire. Mais, comme tu le devines, on n'a pas demand l'avis des lves ni des cadres. Nous nous doutions bien que quelque chose se tramait, mais nous, en bons soldats, nous avons suivi nos chefs. toi, je peux le dire, et je sais que tu me croiras : je n'ai tu personne. Je n'ai tir aucune balle. J'tais affol. Je pointais mon arme sur des gens. J'avoue que je cherchais mon pre. Je ne saurai jamais si c'tait pour le sauver de ce massacre ou lui tirer dessus. Cette question m'obsde. Elle est devenue lancinante. Si je me rpte, c'est parce que je dois tourner en rond sur moi-mme. Je dois te quitter, ma chre Ma. J'entends des cris de douleur... Mostafa, cellule numro 8, hurlait. Un scorpion Faurait-il piqu? Il avait tellement mal qu'il se soulevait puis se laissait tomber sur le ciment. Il souffrait de plus en plus. Impossible de faire venir les gardes pour ouvrir Wakrine, le spcialiste suceur de poison. C'tait la nuit. Karim, rveill par les cris, nous donna l'heure : Il est trois heures seize minutes, le matin du jeudi 25 avril 1979. Mostafa pleurait et criait : Je veux en finir, mais pas comme a, pas avec une piqre de scorpion vnneux. Non, si je dois mourir, c'est moi qui dcide. Non, le poison inject est une mauvaise affaire. J'ai du mal respirer. J'touffe, j'ai le
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vertige, je vais mourir. Ah ! mon Dieu, pourquoi main tenant ? Pourquoi au milieu de la nuit ? Wakrine lui dit de tenir jusqu'au matin, au moment o les gardes serviraient le caf. Ils seraient obligs de lui permettre de le sauver. Le pauvre Mostafa tint le coup. Il perdit connais sance. On crut qu'il tait mort. Gharbi se mit mme lui lire le Coran. En chur nous le suivmes. Mostafa poussa un grand cri, puis plus rien. Lorsque les gardes arrivrent, le matin, on reprit la lecture du Coran. Ils permirent Wakrine d'aller la cellule 8. Il eut un haut-le-cur. Tous les scorpions de la fosse taient sur le corps mortifi de Mostafa. On rclama le Kmandar en tapant des pieds et des mains. Il fallait nettoyer la fosse de ces btes tueuses : Le Kmandar, le Kmandar, le Kmandar... Wakrine ne pouvait plus rien pour le pauvre Mos tafa, un type discret, avec lequel nous jouions aux cartes. C'tait un excellent joueur, celui qui avait le mieux compris qu'on pouvait s'amuser par la seule imagination. Bien entendu, nous n'avions pas de cartes, mais Bourras, le numro 13, distribuait des cartes ima ginaires. Nous nous mettions quatre et nous inven tions un jeu cartes dcouvertes : marier des chiffres et des piques tout en se racontant des histoires. Le Kmandar ne vint pas, mais les gardes prirent l'initiative de faire la chasse aux scorpions pendant que nous faisions la toilette du mort dans la cellule. Au moment de sortir le corps, les gardes arrivrent munis de morceaux de tissu noir : Vous ne pouvez sortir que les yeux bands ! Quelqu'un protesta. Il fut ramen sa cellule et enferm. Il s'tait pass plus de six mois depuis le dernier enterrement. Nous avions du mal marcher. Cette foisci, la lumire du ciel tait filtre par le bandeau noir. J'avais mal aux yeux, aux cheveux, la peau... J'avais 79
des courbatures dans tout le corps. Nous avancions pniblement. Moh, le numro 1, se pencha et ramassa quelque chose par terre, qu'il avala. L'un des gardes le vit, le menaa de son arme : Rends cette touffe d'herbe que tu as mange ou je te bute. C'tait trop tard. Le gars riait. Le garde s'nerva, l'empoigna par la nuque et le jeta terre. Un autre garde intervint, l'empchant de tirer. Aprs cet incident, nous emes dix minutes pour dposer Mostafa dans la tombe. Lorsqu'un des gardes apporta le seau de chaux vive et le versa sur le corps, Moh se prcipita dans la tombe, dcid en finir. On russit le dgager de l. Il y avait juste un peu de chaux vive sur ses pieds. Alert, le chef des gardes arriva en courant. On entendait sa voix de loin. Il insultait la vie et le destin qui l'avait envoy dans ce bled perdu : C'est votre dernire sortie. Plus d'enterrement. C'est fini! Fini ! Vous ne quitterez plus vos cellules. Vous ne sortirez de l que les yeux teints, les pieds devant, le corps dans un sac en plastique. J'ai failli aller en prison cause de vous. Rabat, l'tat-major est furieux. Plus jamais de sortie. Jamais ! Jamais ! Vous tes condamns aux tnbres ternelles. Vous ne verrez plus jamais la lumire. Les ordres sont formels. L'obscurit, l'eau et le pain sec. Allez, dgagez ! mon Dieu ! Qu'ai-je fait de si terrible pour avoir t propuls dans cet enfer? Pourtant je fais mes prires, je fais le Ramadan, je fais l'aumne... alors pourquoi faire de moi le gardien de ce troupeau d'hommes gars ? partir de ce jour-l, Moh perdit lentement la raison. On l'entendait parler sa mre au moment des repas : Ma, Yamma, c'est prt, viens manger... Ah ! tu ne peux pas bouger. J'arrive, je t'apporte un plateau. Je 80
t'ai fait la tanjia que tu aimes. Aujourd'hui, pas de rgime. La viande est trs tendre. Je l'ai fait cuire sur le charbon de bois. C'est la vraie tanjia marrakchie : de l'agneau, de l'huile d'olive, du poivre, du sel, du gin gembre et du citron confit. Cuit l'touffe, c'est excellent. Ce n'est pas trs gras. Tu sais, avant de mettre la viande dans la tanjia, je l'ai dgraisse. Chez nous, on confond la viande de l'agneau avec celle du mouton. L, je peux te garantir que c'est de l'agneau. Un peu de pain. Non, pas de pain? Ah, le diabte ! Tu sens comme c'est bon? D'accord, pas de lgumes. Pas de fculents : a fait grossir. Ma, ouvre la bouche, ne te drange pas. Je sais, ta vue a tellement baiss, c'est tou jours cause de ce maudit sucre ! Voil, je t'ai choisi un morceau trs tendre. Mange, prends le temps de mcher. Ah, tu veux boire, tu as le hoquet. Oh la la ! Ma mre a le hoquet. Que faire, mes amis ? Ma mre a du mal respirer, aidez-moi. Voil, bois, c'est de l'eau gazeuse. Tu aimes a. De l'eau avec des bulles. Ouf! c'est parti. Tu sais, Maman, a me panique, ton hoquet. a ressemble la mort qui frappe la porte. Mon pre est mort parce qu'il avait aval de travers. Tiens, une autre bouche. Lentement. Ah ! le citron est trop sal. Enlevons le citron. Ah ! tu voudrais un mor ceau d'aubergine? Mais, Maman, il n'y a pas d'auber gine dans la tanjia. Mais tu as oubli? C'est mme toi qui m'as appris la faire. Allez, mange. Tiens, reprends un peu de viande. Non, ouvre la bouche, j'arrive avec ma fourchette. Voil. C'est bon. Tu as honte d'tre nourrie comme un bb. Mais, Maman, la paralysie a atteint tes bras. Tu ne peux pas manger toute seule. Heureusement que je suis l. C'est mon devoir de t'aider et de te faire manger. a sert a, les enfants. Je suis le petit dernier. Je suis plus attentif que les autres. Mais ils font ce qu'ils peuvent. Moi j ' a i tout mon temps. Je n'ai rien faire. Je ne travaille plus. Je suis en 81
cong. L'arme n'a plus besoin de nous. Nous sommes quelques-uns qui passons des vacances loin de la caserne. J'ai tout mon temps, c'est pour a que j'ai pu te prparer la tanjia que tu aimes tant. T'as plus faim. Ah ! tu veux me donner manger ? Non, pas faim. Je voudrais tter, oui, ya yamma, donne-moi le sein. J'ai tellement besoin de ton sein, laisse-moi mettre la tte sur ce sein, pendant que tes doigts caressent mes cheveux. Excuse-moi, tes mains ne bougent pas, et moi je n'ai plus de cheveux. Je te laisse, prsent. Pour ce soir, je prvois un dner lger : des artichauts, tu sais, les petits artichauts qui piquent, bouillis dans l'eau, un bol de lait caill et une pomme. Il faut manger peu, le soir, sinon on passe une mauvaise nuit. Maintenant je vais faire la vaisselle. Dcidment, l'agneau du Maroc est trop gras. C'est la dernire fois que je fais une tanjia ! Le pauvre Moh nous faisait rire chaque repas. On le laissait parler. Il se dfoulait ainsi. Il nous donnait des envies. C'tait dangereux. Il ne fallait plus penser la nourriture. Nous nous tions finalement habitus aux fculents sans got et au pain rassis. Les paroles de Moh, qui tait videmment un bon cuisinier Ahermemou, nous faisaient venir l'eau la bouche. J'avais envie de le faire taire, mais je n'en avais pas le droit. Moh perdait la tte. Il donnait manger une mre imaginaire et lui ne mangeait pas. Un autre jour : Maman, tu sais, aujourd'hui je n'ai pas trouv de viande ni de lgumes au march. Le march n'existe plus. Il a t dplac. J'ai pris mon vlo, mais des gamins ont dgonfl les pneus. Je n'ai trouv que des fculents : des haricots blancs, des pois chiches, des fves sches. Le pain est rassis, dur, il faut le tremper dans de l'eau pour le manger. Tu me dis que tu n'as pas faim. Tu as raison. Moi non plus, je n'ai plus jamais 82
faim. Je n'ai plus envie de faire de la cuisine. Tu as une envie de sardines grilles avec dessus du persil et des oignons. C'est une bonne ide. Mais c'est gras, Maman. a donne des aigreurs d'estomac. Non, je te conseille du merlan bouilli avec quelques pommes de terre. Non, pas bouilli, mais en tajine, avec des tomates, des oignons, une sauce au cumin, piment rouge, un peu relev, de la coriandre, quelques gousses d'ail, et tu laisses mijoter sur un feu doux. D'accord, je m'en vais au port acheter le poisson aux pcheurs qui rentrent. Je verrai a avec Abdeslam, le cousin pcheur. Ah ! pas de daurade, il y a trop d'artes. T'as raison. Mon pre a failli mourir en avalant une arte. Ah ! c'est vrai, il en est mort. J'avais oubli. Excuse-moi, Maman. Bon, il faut que j ' y aille. Mais ne me redemande pas o je vais, tu sais bien que le vendredi je porte le couscous aux pauvres la sortie de la mosque. Nous sommes ven dredi. Ah! tu as oubli l'aumne, tu n'as pas fait le couscous. Ils ne vont pas tre trs contents, tous ces pauvres qui m'attendent. Je n'irai pas la mosque. Je ferai ma prire la maison... Avec le temps, sa voix devenait de plus en plus faible. Il bredouillait, marmonnait, grinait des dents, poussait des soupirs. Les plats de fculents s'amonce laient dans sa cellule. Ils pourrissaient. Il ne se lavait plus. Avec ses ongles trs longs, il grattait le mur. Il n'avait plus de force, plus de voix. Il se laissait mourir, puisqu'il ne se nourrissait plus depuis longtemps et ne donnait plus manger sa mre. Il mit plusieurs semaines s'teindre.
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Le rire. On essayait de rire en se racontant de vieilles blagues. C'tait souvent un rire forc, quelque chose qui sortait de notre corps nerveusement. Le rire du dsespoir a une couleur et une odeur. Le ntre nous rendait encore plus malheureux. Mostafa faisait des astuces, des jeux de mots, donnait des surnoms cha cun. C'tait parfois amusant. Mais nous manquions du rire clatant, franc, beau, scandaleux, le rire de la vie, du plaisir, de la sant et de la scurit. Et pourtant, on aurait pu y arriver avec un travail plus approfondi sur notre condition. Mais nous n'avions pas tous les mmes besoins ni la mme volont de rsistance. Le rire, le grand, celui qui dborde et qui fait du bien, ce sera le Kmandar qui le provoquera. Ce Kmandar que nous n'avions jamais vu tait assez prsent dans nos tnbres. Les gardes se chargeaient de nous transmettre ses exigences et ses ordres. Un jour, M'Fadel fit irruption dans le btiment en pestant et en inju riant l'espce animale et particulirement la race canine. Que Dieu maudisse la religion des chiens et la religion de ceux qui les aiment, les adoptent et les font dormir dans leur propre lit ! Que Dieu nous dbarrasse de la race canine et de ses descendants, qu'il les mette dans un immense chaudron pour qu'ils ne se reprodui sent plus et qu'ils ne viennent plus nous enquiquiner 85
dans ce trou perdu de notre pays bien-aim ! Allez, avance, tu subiras le mme sort que ceux qui ont attent la vie de Sidna ! Allez, salopard, tu vas crever, tu vas avoir la rage et ensuite je te jetterai moi-mme dans le chaudron d'eau bouillante. Pour l'instant j'obis au Kmandar, je te fais prisonnier comme les autres. Tu seras enferm et tu ne mangeras qu'une fois par jour, des ptes bouillies l'eau ! Nous tions bahis. Un chien condamn cinq ans de prison ! C'est la perptuit ! Il aurait mordu un gnral venu en inspection dans la caserne proche du bagne. partir de l, le rire revint. Notre quotidien connut un peu d'agitation. Certains taient vexs d'tre enferms ct d'un chien. D'autres virent le bon ct de cette affaire. Nous dcidmes de lui donner un nom. Nous n'arrivions pas nous mettre d'accord : Moi, je le nomme Kmandar ! - Non, je suis sr que ce chien est plus humain que le Kmandar. - Alors, on va le nommer Tony ! - Mais pourquoi Tony, qui est un prnom d'homme ? - Comme a, parce que a fait italien, a fait volu... et puis, a rime avec Bpby. - Non, on va l'appeler le Kelb, tout simplement. Kelb ou Kleb, comme disent les Franais. - Et pourquoi pas Kif-Kif ? - Tu veux dire qu'il est pareil nous ? - Oui et non. a nous est gal ! - Va pour Kif-Kif. On passe au vote ? - OK. Votons. Ainsi, le chien fut nomm Kif-Kif et devint un membre non ngligeable de notre groupe. On s'habitua sa prsence. Il ne rlait pas. On l'entendait parfois tourner en rond dans la cellule, donnant des coups sur la porte avec sa queue. La faim et la soif 86
le rendirent mauvais. Il n'aboyait pas mais gmissait comme s'il tait bless. videmment, il faisait ses besoins n'importe o. Les excrments s'amoncelaient et la puanteur nous envahissait. Il fallait faire quelque chose, l'loigner, l'attacher dans une fort ou lui trou ver une prison part. M'Fadel tait de notre avis, mais il ne pouvait pas en parler avec le Kmandar. Au bout d'un mois, Kif-Kif devint fou, ce devait tre la rage. Ses cris devenaient de plus en plus insup portables. Les gardes n'osaient plus ouvrir la porte de sa cellule pour lui donner manger. Il mourut de faim et d'puisement. Sa charogne puait. Nous n'avions plus le cur plaisanter. Pour rsister, il faut penser. Sans conscience, sans pense, pas de rsistance. la fin, nous n'avions plus envie de rire de la cruaut du Kmandar. Kif-Kif fut emport dans une brouette. Nous tions soulags. Il fal lait nettoyer et dsinfecter sa cellule. Les gardes atten dirent une semaine avant de le faire. Apparemment, ils taient gns, car M'Fadel nous dit, entre deux rles : Ordre du Kmandar ! Aprs cet pisode plus grotesque que comique, je me remis prier et mditer dans le silence de la nuit. J'invoquai Dieu par ses multiples noms. Je quittai dou cement la cellule et ne sentis plus le sol. Je m'loignai de tout jusqu' ne voir de mon corps que l'enveloppe translucide. J'tais nu. Rien cacher. Rien montrer. De ces tnbres la vrit m'apparut dans sa lumire clatante. Je n'tais rien. Un grain de bl dans une meule immense qui tournait lentement et nous broyait l'un aprs l'autre. Je repensai la sourate de la lumire et je m'entendis rpter le verset : Tu vois combien est puissante la tnbre de cette lumire. tends ta main devant toi, tu ne la distingueras mme pas. 87
Je mditai et compris que des voiles successifs tom baient jusqu' rendre les tnbres moins opaques, jus qu' apercevoir un minuscule rayon de lumire. Peuttre que je l'inventais, l'imaginais. Je me persuadai que je le voyais. Le silence tait un chemin, une voie pour revenir moi-mme. J'tais silence. Ma respiration, le battement de mon cur devinrent silence. Ma nudit intrieure tait mon secret. Je n'avais pas besoin de l'exhiber ni de la clbrer dans cette petite solitude qui sentait le moisi et l'urine. Aprs quelque temps de grande lucidit, je retombai dans la meule qui tournait au ralenti.
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C'tait un adjudant, un simple adjudant, mais le sous-officier le plus puissant d'Ahermemou. Grand, fort, des yeux profonds, un regard direct, il avait fait l'Indochine et tait l'homme de confiance du commandant A. Il s'appelait Atta. Un Berbre, un homme des plaines, un personnage de nulle part. Il tait mari et avait sans dout des enfants. Mais rien ne laissait deviner sa situation familiale. Il donnait l'impression d'tre sans famille, sans amis. Une discipline et une rigueur mtalliques. Il tait craint et respect. Il parlait trs peu et avait une des voix les plus fortes du camp. Avec son crne ras, il ressemblait l'inspecteur Kojak. On savait qu'il tait plus important que tous les officiers de l'cole, que lui et le commandant avaient un pacte, un lien secret, quelque chose qui nous chappait et nous n'essayions mme pas de comprendre. Ce fut lui qui nous conduisit jusqu'au palais. Le commandant nous devanait. Nous ne le voyions pas. Atta tait en contact radio avec lui. Aprs le massacre de Skhirate, il avait disparu. La plupart des officiers avaient t abattus. Lui tait en fuite. Quelqu'un l'aurait vu courir l'intrieur du palais. J'ai appris ma sortie du trou ce qui s'tait pass. Effectivement, Atta s'tait engouffr dans une des pices du palais. Il ne recherchait pas le roi mais deux de nos compagnons, deux cadets qui avaient pris l'initiative 89
d'aller au-del des piscines. Il les trouva dans une chambre, probablement une des pices royales, en train de terroriser une femme jete par terre, les jambes car tes par l'un d'eux pendant que l'autre essayait d'intro duire le bout de son fusil dans son sexe. Les yeux rouges de fureur, le cadet qui tentait de la violer avec son arme hurlait : L o l'autre mettait sa queue, moi je mets mon fusil ! Atta arriva par l'arrire, cria Balkoum! (garde vous). Les deux cadets se mirent automatiquement au garde--vous. Il leur donna l'ordre de quitter le palais et s'excusa auprs de la femme, qui tait moiti va nouie. Puis il partit par les cuisines donnant sur la plage. Les deux cadets furent arrts l'entre du terrain de golf; quant Atta, il ne fut pris que plusieurs jours plus tard. Il ft partie de notre groupe. Durant plusieurs mois, il ne pronona pas une seule parole. Son attitude ne laissait aucun doute : J'ai perdu, je paie. Un jour, les gardes vinrent le chercher. Il les suivit, Avant de sortir de la fosse, il nous dit en franais : Adieu ! - Adieu ! lui rpondmes-nous en chur. Pour nous, son heure tait arrive. Excution som maire ou sances infinies de torture. On ne pouvait pas deviner. En revanche, nous pensions qu'on allait nous tuer un par un, et que lui tait le premier de la liste. J'apprendrai plus tard par un des tmoins que son histoire fut plus complexe. On lui banda les yeux et on l'emmena dans une maison o on lui ordonna de se laver, de se raser et de mettre les vtements propres qu'on lui avait apports. Le soir, on lui servit un vrai dner. Il ne mangea que du pain. Il savait qu'aprs des mois passs avaler des fculents il ne fallait pas trop manger. On lui donna un lit, il prfra dormir par terre. 90
Le lendemain, il demanda faire sa prire, s'habilla et dit: Je suis prt pour aller chez Dieu. Pas de commentaires. D'autres soldats prirent la relve. Ils taient commands par un jeune capitaine. Ils le ramenrent Skhirate, les mains menottes dans le dos, la tte dans un sac de jute teint en noir. Il tait encadr comme si on craignait pour sa vie. Il marchait sans poser de questions, la tte haute. Il se doutait de quelque chose mais ne le montrait pas. D'autres gardes prirent la relve. Ils lui firent traver ser le palais jusqu' la pice o il avait sauv la femme d viol. Rien n'avait chang. Mme dcor, mme tapis, mme canap en cuir noir. Il resta debout toute la jour ne. On retira le sac noir et on lui mit un bandeau sur les yeux. La nuit, on lui servit manger. Il demanda aux gardes d'avoir les mains menottes devant. Aprs consultation du capitaine, il eut satisfaction. C'tait juste pour porter la nourriture la bouche. Il ne prit que du pain et de l'eau. Il s'allongea sur le tapis, tandis que les gardes veillaient. Entre-temps, il leur fit signe de remettre ses menottes derrire le dos. Consultation de nouveau. Accord. Il ne dormit pas vraiment. Vers deux heures du matin, le capitaine vint le chercher. Les gardes arms collaient son corps. Ils quittrent la pice. Contrordre. Retour la pice. Quand il entra, le capitaine lui retira le bandeau et les menottes, et il se trouva face au roi. Il le salua en se mettant au garde--vous. Entre lui et le roi, une distance de dix mtres. Le roi ne disant pas Repos ! , il resta au garde--vous. Atta demeura dans cette position sans bouger: Sais-tu pourquoi je t'ai fait venir ? - Non, Majest. - Tu te souviens de ce qui s'est pass dans cette pice ? 91
Il fit mine de rflchir. Oui, Majest. - Je veux savoir quels taient les deux voyous que tu as trouvs l. Atta ne broncha pas. Silence. Le capitaine intervint : Rponds Sa Majest. Silence. Tu me donnes les noms de ces deux individus, et ce soir tu seras chez toi avec tes enfants. Parole d'honneur. - Je regrette, Majest. Je ne sais pas. - Tbenessr? - Oui, Majest. - Tu ne veux pas sauver ta vie. Tant pis. Le roi disparut, suivi de ses aides de camp. Les gardes entourrent Atta. Le capitaine lui banda les yeux. Il serra le bandeau trs fort. On aurait dit qu'il exprimait de la colre. Il lui remit sur la tte le sac de jute noir et attacha ses mains. Atta ne broncha pas. Il se tenait droit, prt tre excut ou ramen au bagne. Le capitaine lui murmura : Pourquoi protges-tu ces deux voyous ? Il ne rpondit rien. Il fut emmen au milieu de la nuit. On dit qu'il a t abattu en essayant de s'chapper. Tout ce qu'on sait, aujourd'hui encore, c'est qu'il ne revint pas Tazmamart et qu'il est mort.
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Si Gharbi avait pour mission de rciter voix haute le Coran en certaines circonstances, si Karim tait dsi gn pour tre le gardien du temps - on l'appelait le calendrier ou l'horloge parlante - , si Wakrine tait le spcialiste des scorpions, moi, j'tais le conteur. Una nimes, ils m'ont tous lu pour tre le raconteur d'his toires, peut-tre parce que certains savaient que mon pre tait un passeur de contes et de devinettes, ou sim plement parce qu'ils m'avaient entendu rciter des pomes d'Ahmed Ghawqui, celui qu'on disait tre le prince des potes . Je connaissais par cur Les Fleurs du mal et Le Petit Prince, Mais ils voulaient entendre Les Mille et Une Nuits. Je ne l'avais pas lu. J'en connais sais certains pisodes, qu'on attribuait Jha, celui qu'on appelle Goha. J'eus beau leur expliquer que je ne connaissais pas ce livre,' ils ne me croyaient pas et rclamaient avec insistance des histoires. Abdelkader, le numro 2, un homme timide, rserv, petit de taille et parlant souvent voix basse, me dit : Raconte-moi une histoire, sinon je meurs. - Mais non, Kader, ce n'est pas une histoire conte par moi qui te donnera de l'nergie pour vivre et suppor ter tout ce qu'on nous inflige. - Justement. Moi, j ' e n ai besoin. Je rve d'en tendre des mots, de les faire entrer dans ma tte, de 93
les habiller avec des images, de les faire tourner comme dans un mange, de les conserver au chaud, et de repasser le film quand j'ai mal, quand j'ai peur de sombrer dans la folie. Allez, ne sois pas avare, raconte, dis, invente si tu veux, mais donne-nous un peu de ton imagination. Je regrettais beaucoup de ne pas avoir lu Les Mille et Une Nuits. Une question de hasard. On se dit : on a le temps, on met certains livres de ct et on oublie de les lire. Mon pre avait une immense bibliothque. Une bonne partie tait rserve aux manuscrits arabes, dont il faisait collection, l'autre partie tait occupe par des ouvrages en franais et en anglais. Mme s'il ne lisait pas tous les livres, il aimait les acheter et les ranger sur les tagres. Il les faisait relier et les classait par thme. Ma mre protestait, parce qu'elle n'avait pas d'argent pour nous acheter nos manuels scolaires, pendant que mon pre allait fouiner chez les bouquinistes, la recherche d'un vieux manuscrit qu'il payait souvent cher. Mais le fait d'avoir t entour de livres ne fut pas ngligeable dans notre ducation. Tous mes frres et surs ont l'amour des livres et de la lecture. Aprs le djeuner - enfin, aprs les fculents de la mi-journe - , le silence tait total. Je sentais que tout le monde attendait. Je me jetai l'eau sans savoir ce que j'allais raconter, ni comment se terminerait ce conte. Il tait une fois un homme riche, tellement riche qu'il ne connaissait pas l'tendue de sa fortune. Mais il tait avare, trs avare. Il pousa plusieurs femmes, mais aucune ne russit lui donner un enfant. Une voix cria, de l'autre ct du btiment : H ! Dcris-nous les femmes. Je veux savoir si elles taient brunes ou blondes, grosses ou fines, vicieuses ou vertueuses... - Elles sont comme tu les aimes, belles et sensuelles, 94
dociles et ruses, vicieuses et amorales, intelligentes et naves, bonnes sentir et caresser, cruelles quand tu les abandonnes, mystrieuses toujours. Voil, mon vieux, les femmes de cet homme trs riche avaient toutes les qualits et en mme temps pouvaient tre redoutables. L'une tait brune et grasse. Sa chevelure tait si longue qu'elle l'habillait de la tte aux genoux. Elle avait de gros seins, trop gros pour tes petites mains. Quand elle se mettait sur le dos, ils dbordaient sur les cts. Elle avait des yeux noirs comme des cerises mres. Son regard pouvait tre terrible. On dit qu'il faisait tomber les oiseaux. L'autre tait rousse et mince. Ses taches sur la peau la rendaient encore plus dsirable. Sa poitrine n'tait ni grosse ni petite. Elle aimait taler de l'huile sur son corps et masser son matre en le chevauchant. Ses yeux changeaient de cou leur selon les saisons et la lumire. Ils taient tantt vert-mauve, tantt marron clair. Je peux continuer ? Donc, je disais que notre homme avait un problme. Il tait strile. Il consulta des mdecins dans le monde entier, mais en vain. Ils faisaient tous le mme diagnos tic : strilit. Avec le temps, et malgr l'or et l'argent, il s'en nuyait. Son obsession d'avoir un hritier le rendit fou et mfiant. Il tait convaincu que l'une de ses premires femmes lui avait jet un mauvais sort... Kader m'arrta et me demanda de dcrire avec prcision les palais de l'homme riche. C'tait facile. J'accumulais les dtails et j'inventais un monde extra ordinaire. Tu sais, un palais, c'est avant tout un lieu o tu te sens bien, o ton corps et ton me sont en accord har monieux, o la paix et la srnit sont la vraie richesse. Le reste, c'est du dcor, de l'espace arrang selon l'ide que tu te fais du bien-tre. videmment, le confort est apprciable, mais dis-toi une chose, le vrai confort est 95
celui de la paix intrieure. Ce ne sont pas ls tapis persans ou de Chine, ce ne sont pas les lustres en cristal de Bohme ou le marbre d'Italie qui procurent la beaut et le bonheur. Disons, pour te faire plaisir, que notre homme riche a fait construire un immense palais o il talait les signes de sa fortune. Mais malgr la soie et le cristal, malgr les jardins et les fontaines, malgr les esclaves son service, il n'tait pas heureux. Tu vois, il avait tout, tout sauf une chose que des milliards d'hommes possdent: la possibilit de rendre une femme enceinte. Je repris ensuite le fil de cette histoire, qui se termina trois jours aprs par cette morale : L'avare est celui qui retient tout : l'argent, le temps, les sentiments, les motions. Il ne donne pas. Il ne donne rien. Donc il ne peut pas donner sa femme la semence qui apporterait la vie ! Devenu conteur, j'alternais le conte et la posie. Un jour, j'imaginai une histoire incroyable, exagrant les effets des vnements, dans le but de ne pas faire tomber mes auditeurs dans la vie qu'ils avaient laisse derrire eux. Pour moi, il tait essentiel de ne pas donner de repres historiques ou gographiques. Le conte se droulait souvent aux temps incertains d'un Orient mythique, le plus chaotique et le plus lointain possible. Le lendemain, je rcitais des pomes. Moi aussi, j'avais une grande mmoire. Je n'avais pas la puissance de mon pre, mais j'tais comme ma sur cadette, avec laquelle je faisais des concours de rcitation de posie, tantt en arabe, tantt en franais. Rcitant les premires pages de Posie ininterrompue de Paul luard, je butai sur cette strophe, me trompant sur certains mots : 96
Aujourd'hui lumire unique Aujourd'hui (.. .la vie .. .non) l'enfance entire Changeant la vie en lumire Sans pass sans lendemain Aujourd'hui rve de nuit Au grand jour tout se (.. .dlie .. .non) dlivre Aujourd hui je suis toujours
Je la rptais plusieurs fois comme si cette rfrence la lumire dont nous tions privs me bloquait. Je martelai chaque vers tel un vieil instituteur devenu maniaque, au bord de la perte de la mmoire. Sans pass sans lendemain , rptaient les autres aprs moi, certains le disaient en arabe : bila mdi bila ghad. Il y avait de quoi entrer en transes, possds que nous tions par ces mots que nous nous approprions, convaincus qu'ils avaient t crits pour nous. Je revins en arrire et repris le pome partir de :
Rien ne peut dranger l'ordre de la lumire O je ne suis que moi-mme Et ce que j'aime..,
Une voix hurla : C'est faux ! Ils ont os dranger et dtruire l'ordre de la lumire ! Chez nous, on ne respecte pas la lumire, ni le jour, ni la nuit, ni l'enfant, ni la femme, ni ma pauvre mre qui est certainement morte d'avoir attendu le retour d'un fils disparu... Non, la lumire a t crabouille!,.. Gharbi, pour mettre fin cette agitation, entonna l'appel la prire. Le silence revint au btiment. Ainsi, je crois qu'avec le gardien du temps, le brave Karim, nous tions les deux bagnards les plus occups. Je passais mon temps chercher des histoires. J'avais beau me souvenir de ce qu'on me racontait quand j'tais gosse, il fallait dvelopper, inventer, faire des 97
digressions, s'arrter un moment et poser des questions. Mtier difficile, occupation passionnante. Aprs les contes et la posie, je passais au cinma. Je racontais des films que j'avais vus Marrakech l'poque o j'allais au cinma une fois par jour. J'avais une passion pour cet art. Je me destinais mme devenir ralisateur. J'avais mes prfrences, mes favoris. Je prfrais le cinma amricain des annes quarante-cinquante. Je trouvais que le noir et blanc donnait ces histoires une force et une dramatisation qui nous loignent de la platitude du rel. Mes amis, je demande votre attention et un silence complet, parce que je vais vous emmener dans l'Amrique des annes cinquante! L'image est en noir et blanc. Le film s'appelle Un tramway nomm Dsiry c'est le tramway qu'une jeune femme, Blanche Du Bois, emprunte son arrive La Nouvelle-Orlans pour aller voir Stella, sa sur, marie Marlon Brando qui joue ici le rle de Stanley, un ouvrier d'origine polonaise. Comme vous savez, l'Amrique est constitue d'immigrs venus du monde entier. Comment est Stella ? C'est une jeune femme saine et heureuse. Elle et son mari vivent modestement dans un quartier pauvre de La Nouvelle-Orlans. Quant Blanche, elle n'est pas bien dans sa peau. Il faut dire que son mari s'est suicid quelque temps auparavant. - Pourquoi ? cria quelqu'un. - coute, le principal n'est pas l, l'important c'est que cette femme dbarque chez sa sur et va semer la zizanie justement parce qu'elle est dsquilibre par la perte brutale de son mari. - Et Marlon Brando, comment est-il ? - Il est jeune et beau. Il est habill d'un tee-shirt blanc. Il est souvent de mauvaise humeur, surtout depuis l'arrive de sa belle-sur. Je voudrais vous signaler un petit dtail : aprs avoir pris le tramway Dsir, Blanche 98
montera dans un autre qui s'appelle Cimetire, et descen dra l'arrt Champs-Elyses. - Est-ce que Brando va draguer sa belle-sur? - Non. Blanche est fragile. Elle a des problmes psy chologiques. Elle prtend que des difficults financires l'obligent vendre la maison de famille. Elle ment. Elle dit une chose puis son contraire. - Tu veux dire qu'elle "entre et sort dans la parole" ? - C'est a. Elle ne matrise pas ce qu'elle dit. Stanley dcouvre dans sa valise qu'elle a des bijoux et de l'ar gent. Pour une petite institutrice, c'est beaucoup. Alors il demande quelqu'un de faire une enqute sur Blanche avant son arrive chez eux. - C'est sans doute une putain ! - Ne soyez pas presss. Pour le moment, imaginez une table o Stanley et ses amis, dont Mitch, jouent aux cartes. Ils fument, boivent de la bire, rient, plaisantent. Apparat Blanche, belle, habille de blanc. Mitch tourne la tte. Il oublie la partie de poker. La camra suit son regard. Blanche passe et repasse. C'est le coup de foudre. La camra revient sur Marlon Brando. Son visage exprime du mcontentement. La musique le souligne. La partie se termine. Les hommes se lvent mais Stan ley est en colre. Il s'enivre et devient brutal. Son teeshirt est tremp de sueur. Gros plan sur le dos immense du jeune Brando qui avance vers Blanche. Sa femme intervient. Il la frappe puis s'en prend Mitch. Les deux femmes se rfugient chez une amie. L, on a une belle scne de cinma : Brando est dans la rue grise, ses vtements dchirs, il hurle le nom de sa femme. Stella le rejoint. Il se jette ses genoux l'enlace et sanglote dans sajupe. - H, Salim, c'est pas vrai, un homme, un vrai, ne se jette pas aux pieds de sa femme ! Tu inventes ! - Non, je n'invente rien. C'est un scnario d'aprs une pice de Tennessee Williams. 99
- Je ne sais pas qui c'est! Mais chez nous, une femme qui fuit n'a pas le droit de revenir et encore moins d'avoir son homme ses genoux ! - Bon, a se passe en Amrique. OK ! Je peux continuer? Stella - j'ai oubli de le prciser - est enceinte. C'est normal qu'un mari se montre gentil avec son pouse, surtout aprs avoir t violent. - Et l'enqute sur Blanche? C'est une pute, n'est-ce pas? - L'enqute nous apprend que son mari est mort jeune, qu'elle a eu des aventures avec des gens de passage. C'est peut-tre une prostitue occasionnelle, en tout cas, c'est une femme malade. Elle est mythomane. ~ Elle est quoi? - Elle ment tout le temps et croit ses mensonges. - C'est comme Achar qui croit avoir tu quinze Chinois en Indochine ! - a n'a rien voir. Et puis les habitants de l'Indochine, ce sont des Vietnamiens. Bon, retournons La Nouvelle-Orlans. Stanley apprend la vrit son ami Mitch. Stella part l'hpital pour accoucher. Stanley et Blanche se trouvent seuls, face face. Trs belle scne. Brando va dire ses quatre vrits la pauvre Blanche. Ils changent des insultes. La tension monte. Brando saute sur elle et la viole. Blanche devient folle. Elle hurle, divague. Un mdecin et une infirmire viennent la chercher. Stella accouche. Elle est en pleurs. Elle dit Stanley que plus jamais il ne la touchera. Elle se rfugie chez une voisine avec son bb. Stanley hurle son nom. De sa chambre, elle l'entend l'infini. Blanche a t interne. Mitch a perdu ses illusions et le tramway continue de transporter des mes blesses travers la ville. - C'est tout? - Oui, c'est tout - Mais pourquoi Brando viole sa belle-sur? 100
- Parce qu'elle l'attirait et l'exasprait. Le viol est l'expression d'un dsquilibre... Avec le temps et la dtrioration lente et sre de mes capacits physiques et aussi mentales, je ne parve nais plus tenir mon auditoire en haleine. J'avais mal aux os, mal la colonne vertbrale parce que je dormais recroquevill. La douleur, que j'arrivais dpasser lors d'un long travail de concentration et de dtachement, prenait le dessus ds que je m'adressais aux autres. Il y avait l une interruption dans le proces sus qui me permettait d'tre ailleurs. Alors je devins un conteur plein de trous. Je n'tais plus en mesure de remplir mon rle. J'avais besoin de me ressaisir, de m'isoler en quelque sorte, alors que nous tions tous dans un isolement total, livrs toutes les maladies et au dsespoir. Tous les jours, Abdelkader rclamait des histoires. Il me suppliait : Salim, mon ami, notre homme de lettres, toi dont l'imagination est magnifique, donne-moi boire. Pour moi, chaque phrase est un verre d'eau pure, une eau de source. Je me passerai de leurs fculents, je partagerai avec toi ma ration d'eau, mais, s'il te plat, raconte-moi une histoire, une longue et folle histoire. J'en ai besoin. C'est vital. C'est mon espoir, mon oxygne, ma libert. Salim, toi qui as tout lu, toi qui te souviens de tous les vers, des points et des virgules, toi qui recres l'autre monde o tout est possible, ne me laisse pas tomber, ne m'oublie pas. Ma maladie ne peut se soigner qu'avec des mots et des images. Grce toi, pendant quelques instants j'ai t Marlon Brando. Je marche dans ma tte comme il marche dans les films. Je regarde les femmes dans ma tte comme il les regarde dans la vie. Tu m'as fait un cadeau. Ds que ton rcit s'est arrt, je n'tais plus Marlon Brando. J'aime tes mtaphores, j'adore ton ironie, tu me fais voyager et j'oublie que mon corps est
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meurtri. Je vole, je marche, je vois des toiles et je ne sens plus la douleur qui ronge mes reins, qui me mine de Fintrieur. J'oublie qui je suis et o je me trouve. T\x crois que j'exagre, que je te dis tout a pour faire l'in tellectuel. Mon niveau scolaire est trs modeste. Moi aussi, j'aurais aim tre un artiste, mais je n'en ai pas les moyens. Depuis que tu nous contes Les Mille et Une Nuits, la survie ici est plus supportable qu'avant. Jamais je n'aurais pens que j'aime tant couter des histoires. Quand nous tions Ahermemou, je t'obser vais et je remarquais qu'aprs chaque permission tu revenais avec des livres. Moi, je rapportais des gteaux faits par ma mre et des jeux de cartes. Je t'enviais. Tu te souviens, un jour je t'ai demand de me prter un livre; tu m'as donn lire des pomes, j'ai essay de comprendre, mais j'ai renonc. Une autre fois, tu m'as donn un roman policier. J'avais bien aim, mais a se passait en Amrique. J'aurais voulu une histoire qui se passe chez nous, dans mon bled, Rachidia. Tout a pour te dire qu'il faut absolument te remettre nous emmener en voyage avec tes histoires. L ce n'est plus pour passer le temps, c'est pour ne pas crever, oui, j'ai le pressentiment que si je n'entends plus tes histoires, je dprirai. Je sais que tu n'as plus beaucoup de forces, que ta voix est enroue cause du froid, que tu as encore perdu une dent cette semaine, mais je t'en sup plie, remets-toi au travail. Je fus si impressionn par cette demande que je pro mis qu'aprs les fculents du soir je lui raconterais l'histoire des deux belles jumelles qui pousent deux frres nains. Malheureusement, je fus terrass par une forte fivre et je m'endormis assis dans mon coin, la tte contre le mur froid. Je n'arrivais plus parler, ni me lever, j'tais dans un tat second, entendant des bruits, mais ne comprenant rien ce qui se passait 102
autour de moi. Durant quelques jours, j'eus la surprise de perdre mes repres. Je ne savais pas o j'tais ni ce que je faisais dans ce trou. Je dlirais, la fivre montait, et puis, un matin, aprs une semaine d'absence, je me rveillai, puis. La tte me tournait, et le premier nom que je prononai fut celui d'Abdelkader. Lhoucine me dit qu'ils taient venus le chercher la veille. Ils l'avaient envelopp dans un sac en plastique, tir le corps jus qu' la porte. Quand ils furent dehors, l'Ustad avait entam la lecture du Coran. Il s'tait laiss mourir, c'tait un suicide, car il avait vomi du sang. Il avait d avaler quelque chose de tranchant. Je ne le saurai jamais. Je me dis qu'il serait mort mme si j'avais eu la force de lui raconter des histoires. Il s'accrochait aux mots, qui constituaient pour lui l'ultime espoir. Il affir mait souvent qu'il tait mon ami et qu'il esprait sortir un jour de l pour vivre cette amiti l'air libre. Il tait du genre tout partager, tout donner. Un jour, il me dit : Avec toi, je partagerai tout ce que Dieu m'aura donn, tout, y compris mon linceul ! Il fut sans doute enterr sans linceul, sans toilette, jet mme la terre et recouvert de chaux vive. Un des gardes me le confir merait plus tard.
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Quelque chose d'inbranlable et de puissant s'tait install en moi. Je n'avais jamais connu cet tat-l auparavant. Je savais que ma mre ne revenait jamais sur une dcision. Lorsqu'elle a renvoy mon pre de la maison, jetant ses affaires dans la rue, il eut beau lui envoyer des messagers, des bouquets de fleurs, des soieries, rien n'y ft. Il n'avait plus rien faire dans sa vie, dans sa maison. Cette fermet tait admirable. Elle la tenait elle-mme de sa mre, qu'on appelait la Gnrale, une femme de caractre, dure avec les hommes, tendre avec ses enfants, lucide et sans illu sions sur le monde. Ma mre la citait souvent en exemple. Je pensais ces deux femmes lorsque je sus que je m'en sortirais, que je ne serais pas vaincu. Mon intui tion tait forte, claire, sans ambigut. Les premiers mois, les premires annes, je n'avais pas d'intuition. J'tais vid et de l'espoir et de la facult de sentir les choses venir. La mort d'Abdelkader m'avait beaucoup affect, peut-tre parce que je me disais que j'aurais pu l'aider comme il me le demandait, peut-tre qu'il aurait tenu quelques mois encore. Je savais qu'il tait malade. J'tais malheureux parce que la maladie m'avait emp ch d'tre conscient au moment o il rendit l'me. Je suppose qu'il a d m'appeler pour le soutenir dans ses derniers moments. Peut-tre savait-il que j'tais incons105
cient et que je me battais avec la fivre ! J'aurais tant aim lui raconter une dernire histoire, le faire voyager sur les ailes d'un superbe oiseau qui l'aurait transport vers le paradis. Une certitude : quel que ft le degr de la foi et de la croyance de ces compagnons morts de souffrance et de tristesse, ils mritaient d'aller au paradis. Ils subissaient une vengeance la cruaut infinie. Mme s'ils avaient commis des erreurs, mme s'ils s'taient mal compor ts, ce qu'ils endurrent dans cette fosse souterraine tait de l'ordre de la plus terrible des barbaries. partir du moment o je me mis tenir ce genre de propos, j'eus l'intime conviction qu'ils ne m'auraient pas. Parfois, je me sentais mme tranger vis--vis des autres prisonniers. J'avais honte. Je priais pour mon me et la leur. J'entrais dans le silence et l'immobilit du corps. Je respirais profondment et j'invoquais la lumire suprme qui se trouvait dans le cur de ma mre, dans le cur des hommes et femmes de bien, dans l'me des prophtes, des saints et des martyrs, dans l'esprit de ceux qui ont rsist et ont vaincu le malheur par la seule puissance de l'esprit, de la prire intrieure, celle qui n'a pas de but, celle qui vous emmne vers le centre de gravit de votre propre conscience. Cette lumire, c'tait l'esprit qui me guidait. J'tais prt leur- abandonner mon corps, pourvu qu'ils ne s'emparent pas de mon me, de mon souffle, de ma volont. Il m'arrivait de penser aux mystiques musul mans qui s'isolent et renoncent tout par amour infini de Dieu. Certains, accoutums la souffrance, la domptent et en font leur allie. Elle les conduit Dieu jusqu' se confondre avec lui et perdre la raison. Ainsi, l'intimit du malheur ouvre grand leur cur. Moi, elle m'ouvrait de temps en temps certaines fentres du ciel. Je n'tais pas parvenu ce stade admirable o ils pro106
posent leur corps aux sanglots de la lumire. Ils font tout pour hter l'heure de la rencontre dcisive. Ensuite, ils se perdent dans l'exil des sables. Je tenais quant moi rester conscient et matriser le peu de choses qui tait encore en ma possession. Je n'avais absolument pas l'me d'un martyr. Je n'avais aucun dsir de dclarer que mon sang est licite et qu'ils pouvaient le rpandre. Je frappais le sol avec mes pieds, comme pour rappeler la folie menaante que je ne serais pas une proie pour elle. Mes rhumatismes rendaient tout mouvement diffi cile, sinon impossible. J'tais assis dans la position la moins dure possible. Le froid montait du ciment. Cela prenait des heures avant d'atteindre un tat d'insensibi lit. Je ne sentais plus ma peau. Je partais, je voyageais. Ma pense devenait limpide, simple, directe. Je la lais sais m'emmener sans bouger, sans ragir. Je me concen trais jusqu' devenir cette pense mme. Lorsque j'arri vais ce stade, tout devenait plus facile. C'tait ainsi que je me trouvais, la nuit, seul dans la Kaaba dserte, face la pierre noire. Je m'en approchais doucement et je la caressais. J'avais la sensation d'tre projet plu sieurs sicles en arrire, et en mme temps d'tre lanc dans un futur radieux. Je passais la nuit la Kaaba, jus qu' l'aube, au moment de la premire prire. Les gens faisaient leurs ablutions, priaient et ne me voyaient pas. J'tais transparent. Seul mon esprit tait l. Cette libert ne pouvait pas tre frquente. Je ne pouvais pas en abu ser. Il me fallait rejoindre la fosse, mon corps et mes douleurs. Le vent qui poussait mon esprit vers l'est s'tait immobilis. Plus rien ne bougeait. Aucune feuille ne tremblait. C'tait le signe du retour. Fin du voyage. J'allais vivre dans l'attente d'un autre dpart, l'oreille attentive en direction du sas. J'tais devenu trs sen sible au mouvement de l'air, cet air qui nous maintenait 107
en survie, qui, en passant par l, nous apportait les nou velles du monde et repartait charg de nos silences, de notre lassitude, et des odeurs d'hommes ptris dans la moiteur ftide d'un mouroir o il fallait rester debout.
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Pendant longtemps, j'ai oubli que j'avais un pre. Je ne pensais pas lui, il ne figurait pas parmi les images qui me visitaient. Un jour, je le vis en rve : lui dont l'lgance vestimentaire tait lgendaire, la dmarche droite et le regard fier, m'apparut place Jamaa El Fna, Marrakech, dans une gandoura sale et rapice, pas ras, le visage fatigu et les yeux emplis d'une infinie tristesse. Il faisait le conteur ct d'un charmeur de serpents et n'avait presque pas de public. Les gens passaient, le regardaient, puis s'en allaient, le laissant seul en train de raconter l'histoire d'Antar le Valeureux librant Abla la Belle qui avait empoisonn son matre. Il tait pitoyable : un homme fini, humili, bafou par le destin. J'tais l, je Fcoutais, il me regarda puis me dit : Ah ! tu es le fils du grand cheikh, le Fqih, l'ami des potes et du roi. Mais que fais-tu par l? Tu n'es pas mort ? Ton pre t'a dj enterr. J'tais tes fun railles. Pour se faire pardonner d'avoir un fils indigne, il a convoqu la famille, les autorits et mme les jour nalistes, il t'a maudit puis a procd ton enterrement. Il y avait mme un cercueil o il avait dpos tes affaires, tes livres et toutes les photos o tu apparais sais. Il a fait un discours, et moi j'tais charg de lire le Coran sur ta suppose dpouille. Donc tu n'es pas mort ! Approche, viens prs de moi, n'aie pas peur. Je 109
sais, je n'ai plus d'eau pour me laver, j'ai maigri, je mange des fculents que le cafetier du coin me donne de temps en temps. J'essaie de raconter des histoires, un peu pour passer le temps, un peu pour gagner quelques dirhams afin de m'acheter une belle djellaba en laine mlange de la soie. Je l'ai dj commande. J'ai fait mes calculs : raison de dix dirhams par jour, je pourrai la mettre dans moins de cent jours. Tu verras, ds que je l'aurai, je serai un autre, je redeviendrai l'homme de lettres et l'ami des puissants que j'tais dans une autre vie. Cette vision de mon pre, o les situations taient inverses, me fit sourire. Dire qu'au moment o je le voyais en guenilles, il devait tre auprs du roi en train de le distraire. Peut-tre jouait-il aux cartes avec lui tout en faisant des commentaires bourrs d'astuces, d'insinuations fines et assez salaces pour provoquer le rire royal. Pour lui, non seulement j'tais mort, mais je n'avais jamais exist. Il ne voyait personne susceptible de lui rappeler que l'un de ses fils tait dans un bagne. Ma mre refusait de le revoir. Mes frres et surs taient meurtris par cette histoire, et lui vivait au palais, la disposition du moindre signe royal. J'appris par la suite qu'il avait aid la plupart de ses enfants en leur obtenant des bourses d'tudes, des postes dans l'administration, pourvu que mon prnom ne ft jamais prononc devant lui. Son visage d'homme d'esprit la fodalit tranquille tellement elle tait naturelle me visitait de temps en temps. Je le voyais toujours en blanc, majestueux, comme s'il tait chapp d'une autre poque, d'un autre sicle. Je ne lui en voulais pas. Je ne lui en ai jamais voulu. Il ne fut ni l'objet de mon admiration, comme pour certains de mes frres, ni celui de ma haine. Certes, il ne m'tait pas indiffrent, mais moi
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aussi, comme lui dans le rve, je l'avais retir de ma vie. En fait, c'est lui qui tait parti sans vraiment partir. Il avait pous une autre femme et menait une double vie. Il revenait de temps en temps, choisissant le moment o ma mre tait au travail. Il prenait quelques belles djellabas et disparaissait. Ma mre en tira les consquences et ferma dfinitivement sa porte en le rpudiant. Elle alla chez le juge et demanda le divorce. J'avais dix ans. Pour moi, cet homme que j'avais vu si peu ne nous appartenait pas. Grce ma mre, je n'eus son gard aucun sentiment, ni bon ni mauvais. Elle en parlait en bien, disant qu'il avait une autre famille, qu'elle ne lui voulait aucun mal, qu'elle prfrait une situation claire et saine. Elle devait souffrir mais n'en laissait rien transparatre dans son comportement. Je me disais, dans le silence de la fosse : Qu'aurait-il pu faire? J'ai mal agi, mme si je n'ai rien planifi. Je n'ai pas dsobi. Je suis entr dans le palais sans me poser de questions. J'offensais le roi et la confiance qu'il avait en mon pre. J'tais cens ex cuter les ordres de mes suprieurs. J'aurais pu refuser de suivre les autres. Une rafale de mitraillette m'aurait sans doute limin. J'aurais pu me mettre de l'autre ct et dfendre la monarchie. Je n'y ai pas pens. Peut-tre que le spectacle de ce massacre m'avait tta nis. J'tais fig, les yeux exorbits, la langue sche et la tte lourde. J'avais le soleil en plein visage. Je ne voyais que des images rapides et j'tais incapable d'agir. La condamnation dix ans de prison tait lourde, mais elle devint lgre en comparaison de ce que nous subissions dans le bagne de la mort lente. Estce que mon pre aurait pu dmissionner ? Non. Quand on est au service du roi, on ne dmissionne pas. On se soumet, on obit, on dit toujours Oui, notre Sei gneur , on se fait tout petit, on ne fait jamais rpter le roi, mme si l'on n'a pas bien entendu son ordre, on dit 111
N'am Sidna et on se dbrouille pour deviner ce qu'il a dit. Mon pre vivait dans cet univers, et il en tait fier et heureux. On me relatera plus tard le cas du fils d'une importante personnalit qui avait le titre de reprsentant spcial de Sa Majest . Ce fils, militant d'extrme gauche, avait t condamn une quinzaine d'annes de prison pour atteinte la sret de l'tat. C'tait l'poque de la paranoa-gnrale. On emprisonnait des tudiants, souvent brillants, pour simple dlit d'opinion. C'tait aussi l'poque o le gnral Oufkir, ministre de l'Intrieur, dcida par une circulaire lue la radio d'arabiser en quelques mois l'enseignement de la philosophie, dans le but d'carter des programmes des textes jugs subversifs et qui auraient pouss des tudiants manifester. Le roi aurait convoqu le pre et lui aurait reproch en des termes trs vifs d'avoir nglig l'ducation de son fils. Cet homme vnrable, d'une grande intgrit morale et politique, eut une attaque et sombra dans le coma durant plusieurs annes. Mon pre n'tait dispos tomber dans le coma pour personne. Ce n'tait pas son genre de se sentir responsable de sa progniture. Donc quoi bon ressasser cette question ? Alors que lui, il aurait dit Je n'ai pas de fils , ou bien Ce fils n'est pas le mien , moi je n'ai jamais dit, et je ne dirai jamais, Je n'ai pas de pre , ou bien Ce pre n'est pas le mien , mme si j'avais plus de raisons que lui de le penser et de le dire. Je savais que ce n'tait pas aussi simple. Je me battais avec les moyens du bord pour ne pas crever. Je me souviens que, au dbut de notre arrive au bagne, Ruchdi, mon ami fassi, me fit la remarque : Tu crois que ton pre, si bien plac, pourrait nous sortir de l? - Impossible, dis-je. Il n'est pas au courant. Personne n'est au courant. C'est le principe mme de cet enfermement. Pour ma famille, nous sommes la prison 112
de Kenitra. Les visites sont interdites. Et puis, mon pre, il ne voit le roi que pour le divertir, pas pour lui causer des problmes. Tu comprends, il vaut mieux oublier que j'ai un pre, et surtout un pre haut plac. - Quand nous tions encore des prisonniers normaux, me dit Ruchdi, mon pre a essay d'intervenir auprs d'un officier qui tait avec lui au lyce. Il lui a rpondu qu'il fallait s'adresser plus haut. Une faon polie de refuser. Mais, tout compte fait, tu as raison, personne ne peut rien pour nous. Nous devons nous dbrouiller tout seuls. Je veux dire mourir tout seuls. Nous n'existons plus. Nous sommes morts et je suis sr que nous sommes rays du registre de l'tat civil. Alors, quoi bon se bourrer le crne d'espoirs insenss ? Je parle, je parle beaucoup parce que a me donne l'impression d'exister et mme de rsister. Mais nous sommes les produits de l'oubli. Nous sommes l'oubli mme. Il m'arrive parfois de penser srieusement que je suis mort, que nous sommes dans l'au-del, en enfer. Je le crois si fortement que j'en pleure. Je te le dis toi et aux autres qui m'entendent : il m'arrive de sangloter comme un gamin. Tu te rends compte? Un fils de grande famille, endurci par l'arme, laisse tomber des larmes sur ses joues. Je ne trouve rien de honteux a, mais c'est l'unique preuve que j'ai pour me convaincre que je ne suis pas mort. Dis-moi, toi qui as beaucoup lu, tu crois qu'aprs ce trou, quand on retournera la vie et qu'on mourra d'indigestion ou d'un accident de voiture, tu crois qu'on ira au paradis ? - Dieu seul le sait. Je ne peux pas rpondre cette question. Mais fais comme moi, prie, et ne pense aucune rcompense. On doit prier sans rien attendre en change. C'est a, la force de la foi. - Explique-toi, Salim. - Je prie l'infini. Je prie Dieu dans le but de m'abstraire du monde. Mais, comme tu sais, le monde est
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rduit si peu de choses. Je lutte non pas contre le monde mais contre les sentiments qui rdent autour de nous pour nous attirer vers le puits de la haine. Je ne prie pas pour, mais avec. Je ne prie pas dans l'espoir de... mais contre la fatigue de survivre. Je prie contre la lassitude qui menace de nous trangler. Voil, mon cher Ruchdi, la prire c'est la gratuit absolue. Plusieurs images se succdaient dans ma tte. Elles se confondaient, trbuchaient, tombaient sur le sol ou partaient vers un horizon gris. Des images en noir et blanc. Ma tte refusait d'accueillir de la couleur. Je voyais mon pre marcher en se prosternant souvent, il se penchait comme s'il devait ramasser quelque chose de prcieux. Devant lui, le roi. Une dmarche assure. Il se retournait de temps en temps en faisant un geste apaisant de la main. Mon pre pressait le pas tout en restant plus d'un mtre du roi. Ce devait tre la rgle. L'esprit de mon pre ne devait pas se reposer. Il fallait trouver des astuces, des jeux de mots, des plaisanteries salaces mais jamais vulgaires. Il fallait surtout reprer le moment propice pour les dire. tre un bouffon, un magicien, un fin psychologue, un devin, un voyant, une prsence rassurante, telle tait la fonction de mon pre. Il devait anticiper, prvenir et ragir vite. C'tait plus qu'un mtier, une vocation. Avoir l'esprit en alerte. Pas de fatigue, pas de relchement, pas de doute. Ses mninges et sa mmoire ne connaissaient pas de repos. Ce qui ne lui laissait pas une minute pour penser son fils. Savait-il l'enfer o son patron m'avait exil? Et mme s'il l'avait su, qu'aurait-il dit ou fait? Rien. Il tait essentiel pour moi de chasser ces images. Je les balayais d'un revers de la main et voil qu'elles revenaient, encore plus prcises, plus proches. Jamais je n'avais vu le visage de mon pre en aussi gros plan. 114
Il tait impressionnant. Il avait sur la peau les traces d'une maladie d'enfance. Il les cachait avec du fond de teint. Comme une femme, comme une coquette, mon pre soignait son visage. L'autre image, celle du roi, tait fixe, impntrable. Il regardait quelque chose au loin. Peut-tre derrire ce regard mystrieux y avait-il une pense, celle nous concernant? Enfin, j'osais sup poser qu'il pensait nous. Il m'arrivait mme de me poser la question : est-il au courant ? Sait-il que nous existons sous terre ? Bien sr, un homme secou par deux coups d'tat ne peut pas oublier les rebelles. Tiens, j'ai dit rebelles? Moi, je n'tais pas plus rebelle que n'importe quel autre citoyen marocain dgot par la corruption gnralise et l'indignation dans laquelle on maintenait tout un peuple. Mais j'tais un soldat, un sous-officier arm qui obit aux ordres. Pourquoi nous avoir arrachs la prison de Kenitra pour nous jeter dans ce trou ? C'est quoi, cette logique ? Ah, la petite goutte d'eau sur le crne ras ! Ah, le sup plice chinois marocanis avec la brutalit qui s'enlise dans l'oubli ! Ah, la rdemption par la souffrance lente et pernicieuse ! Il n'y a pas de logique, juste un achar nement, une punition qui s'tale dans le temps et sur tout le corps. Je rabchai ces mots dans ce rve trange quand je vis l'image du roi s'approcher de moi et l'entendis me dire : Debout! Je sais, tu ne peux pas te mettre debout. Tu cognes ta tte contre le plafond. Alors reste accroupi et coute-moi bien : ne te demande plus si je pense vous ;fai d'autres choses faire qu' penser un ramassis de tratres et de flons. Tu as lev la main sur ton roi -je sais que tu n'as pas utilis ton arme alors tu dois le regretter toute ta vie, simplement apprendre regretter, dans ce trou Jusqu'au Jugement dernier. C'est ainsi, ton pre a oubli de t'duquer, moi pas. Alors ne fais plus venir mon image dans cette fosse
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puante. Je f interdis de penser moi ou de mler mon image d'autres visages ! J'tais abasourdi. tait-ce bien sa voix? J'avoue l'avoir oublie. Mais un roi ne daigne pas s'adresser un pauvre sous-officier qui ne peut mme pas se mettre debput.
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Le numro 6, Majid, ne cessait de demander l'heure Karim. On aurait dit qu'il avait un rendez-vous ou qu'il attendait un train. Il rptait aprs lui l'heure, puis ajoutait : C'est bon, c'est excellent, nous approchons du but. Remarque, cela dpend non seulement de l'heure, mais aussi du jour. Karim, dis-moi, s'il te plat : quel jour sommes-nous ? - Nous sommes samedi. - Excuse-moi alors, je me suis tromp de jour. En principe, s'il vient, ce sera un vendredi, juste aprs la prire de la mi-journe.s - Mais de qui parles-tu ? - Comment, tu n'es pas au courant, toi qui connais le temps avec une prcision diabolique ? - Justement, le fait de compter le temps ne me per met pas de m'occuper d'autre chose. - Moha. Tu sais, l'homme qui dit toujours la vrit, parce qu'il n'a rien perdre. Il viendra nous librer. Ce n'est pas une blague. Je ne suis pas devenu fou. Je suis en contact avec lui par la pense. Nous nous parlons. Il me dit souvent de s'armer de patience. Je lui rponds qu'elle ne se vend plus au march. Cela le fait rire. Ah, la patience ! C'est vrai que c'est tout ce qui nous reste. Moi, j'en ai acquis assez pour la partager avec celui qui veut bien m'accompagner. Quand Moha viendra, il sera 117
invisible, mais il se fera annoncer par le parfum du paradis. Ouvrez bien vos narines. Faut pas rater cette occasion. Personne ne contrariait Majid. C'tait un Berbre d'Agadir. Il tait petit, sec, et avait l'il vif. Ce fut cause de la cigarette qu'il perdit la raison. Il fumait deux paquets par jour. l'cole, il lui arrivait de se rveiller au milieu de la nuit pour fumer. Tous les hivers, il crachait ses poumons. La cigarette tait sa drogue, sa raison d'exister, sa passion, son but. Il n'ai mait pas les cigarettes de l'arme, les troupe . Tout son argent tait dpens en l'achat de cartouches de cigarettes amricaines. Presque dix ans aprs son enfermement, il n'arrivait pas oublier la cigarette. Sa toux avait empir. La nico tine l'aurait peut-tre calm. Avec le temps, il ne rcla mait plus de cigarette mais divaguait d'un sujet un autre. Il avait invent ce personnage providentiel, qui lui tenait compagnie. Moha avait la facult de traverser les espaces et les annes, de passer sans tre vu. Majid disait l'entendre. Je pensais au dbut qu'il faisait un tra vail sur la spiritualit, qu'il s'vadait aussi de son corps souffrant du manque de nicotine. Cela aurait pu tre une issue sa douleur. Mais trs vite j'ai d dchanter. Le pauvre Majid n'tait plus des ntres. Il n'avait plus sa tte. Il ne parlait plus de Moha, mais de tous ceux que nous avions enterrs : Ceux que vous avez enterrs ne sont pas morts. Je le sais. Je suis le seul le savoir. Alors je vous informe : ils font semblant. Soyez prts les rejoindre. Ils nous attendent de l'autre ct de la colline. Ils sont tous l : Larbi, Abdelkader, Mostafa, Driss, Ruchdi, Hamid... Ils font le mort pour tromper les gardes. Ils attendent le moment propice pour s'vader. La chaux vive qu'on verse sur leurs corps les rchauffe et les 118
rveille. Non seulement ils s'vadent, mais ils en profi tent pour jeter les gardes dans les tombes. C'est pour a que certains gardes boitent. Bientt ce sera la grande vasion, enfin la libert, et nous fumerons toutes les cigarettes du monde. Son ami Karim essayait de le raisonner. Majid fai sait semblant de l'couter et mme d'tre d'accord avec lui, puis il repartait dans ses divagations, en insistant de plus en plus sur les morts qui n'taient pas morts et qui seraient dehors pour prparer notre vasion. Il avait sa logique : coute, Karim, tu sais bien qu'il n'y a qu'une seule faon de sortir d'ici : les pieds devant. Alors tous ceux qui nous ont quitts avaient compris qu'il fallait simuler la mort, se faire enterrer rapidement, et puis se dgager de la chaux vive et aller se rfugier dans le bois voisin, pour revenir bien arms nous librer. Je te jure que c'est vrai. Je ne te raconte pas de bobards. Il est mme dit dans le Coran, et l'Ustad Gharbi peut te le confirmer, que ceux qui meurent victimes d'une injus tice sont vivants chez Dieu. Gharbi intervint pour rectifier : Il s'agit des martyrs. Je ne sais pas si nous corres pondons la dfinition que Dieu donne des martyrs. L-dessus, une discussion mi-religieuse mi-poli tique s'engagea entre nous. Qui tions-nous ? Quel tait notre statut ? tions-nous des soldats flons ? des pri sonniers politiques? des victimes d'une injustice? Nous tions punis aprs avoir purg le cinquime de notre peine. De Kenitra nous avons t kidnapps et jets dans cette fosse. La justice, leur justice, celle qui avait parad devant la presse, devant nos regards abru tis, le crne ras, la chemise propre, nous avait berns. Nous tions des soldats que des officiers suprieurs avaient gars. Nous tions arms par eux et ils nous
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avaient dit, quelques minutes avant d'arriver Skhirate : Notre roi est en danger, allons le sauver. Les ennemis sont dguiss en invits et en joueurs de golf ! Qui tions-nous alors : des cadets manipuls ou des tratres consentants ? Comment savoir ce qui se passe dans la tte d'un lve officier, quand il se trouve bloui par une lumire si forte, livr lui-mme, sa mitraillette la main, et qu'on lui donne l'ordre de tirer? Un certain moment, je fus attir par le green du terrain de golf. C'tait tellement bien taill, si rgulier, si brillant, si vert, d'un vert subtil, sans qu'il y ait la moindre imperfection. Je marchais sur ce gazon aussi confortable qu'un beau tapis, quand un homme, je crois un tranger, me hla : Non, non, pas avec vos brodequins ! Vous tes en train de massacrer ce gazon. Non, allez marcher ailleurs, ou bien retirez vos brodequins. Pendant ce temps-l, les balles sifflaient dans tous les sens, des hommes trs bien habills, bien coiffs, tombaient comme des mouches. Je quittai le green sans me rendre vraiment compte de la gravit de ce qui se passait. J'oubliai mme mes apprhensions et mes intuitions, que je partageais silencieusement avec Ruchdi. Depuis cet instant prcis, j'ai perdu le sens de cette tragdie. Tuer le roi ! Mais qui cela aurait servi ? Pour le remplacer par une junte militaire ? Des gnraux, des lieutenants-colonels, qui se seraient partag le pouvoir et la fortune du pays? Avec le temps, j'ai beaucoup rflchi : heureusement que nous avions chou. Non, je prcise : heureusement qu'ils avaient chou ! Ah, la dictature militaire que le commandant A. et son adjudant Atta nous auraient concocte ! Je les connaissais bien. Je suis bien plac pour le savoir et en parler. Mais qui m'entend encore, dans ce trou ? Majid, comme s'il avait lu dans mes penses, dit : 120
Tu as raison. Moha est de ton avis. Que peut-on attendre de militaires qui croient plus la force qu' la justice ? Si nous nous trouvons ici, dans ce tunnel, c'est de leur faute. Ils ne nous ont pas demand notre avis. De toute faon, ce n'est pas militaire de chercher savoir ce que des lves officiers pensent. C'est pour a qu'il faut s'vader. Il n'y a que la ruse des morts pour nous aider. Les vivants ne peuvent rien pour nous. Mais nous aussi, nous sommes morts. Nous sjournons en enfer, c'est une erreur, une malheureuse erreur judiciaire. La preuve que nous faisons semblant d'tre vivants, c'est que ceux que nous considrons comme morts, eux, font semblant d'tre morts et nous attendent pour quitter ce pays. Je dcidai de ne pas le contrarier. quoi bon ? Il survivait avec cet espoir. Il disait qu'il attendait Moha. Il ne cessait de demander l'heure. Karim, lass, lui avait rpondu que la montre s'tait arrte. Il pleurait. Il fallait intervenir, lui dire quelque chose de rassurant, aller au-devant de sa folie. Je. me fis passer pour Moha et lui parlai. Je n'avais aucun mal m'exprimer l place de ce personnage que Majid avait interpell dans son dsespoir. J'tais Moha. J'avais son allure, sa voix et sa force de conviction : T sais, toi l'impatient, dont le temps ne cesse de brler et d'tre aval par cette nuit immobile, toi qui crois que les morts sont des comdiens qui jouent sur une scne habite d'ombres et de fantmes, toi dont l'inquitude grossit dans les tnbres, sache que je ne suis qu'une rumeur, un feu dguis en clart, une parole qui sort de tes viscres puis tombe dans le puits. Ma voix est porte par le vent, mme si celui-ci est charg de sable et brouille les pistes. Toi seul tu pourras te sortir du tunnel. Pour cela, il te faudra une volont froce, une force d'esprit plus puissante que le rve, plus lumi121
neuse que la prire. Je n'habite pas dans l'arbre. J'ha bite les penses qui font mal, dchirent ma peau et pourtant me soulvent au-dessus des montagnes et des forts qui sommeillent. Je m'en vais. Je suis dj loin. Je te rends toi-mme, ta solitude et ta raison ! Ces paroles furent suivies d'un grand silence, qu'in terrompit Karim en donnant l'heure. Majid ne dit rien. Quelques jours plus tard/je sentis qu'il tait agit dans sa cellule. Je l'appelai et il ne rpondit pas. Aprs les fculents du soir, nous entendmes le bruit d'un corps qui se dbattait. Majid fut le seul qui russit se pendre dans ce bagne. Il avait nou tous ses habits afin d'en faire une corde, il se la passa autour du cou, serra de toutes ses forces, accrocha le bout de sa chemise au sas d'aration et se coucha sur le sol en poussant la porte avec ses pieds, ce qui finit par provoquer une strangulation. Il tait tout nu. Son corps tait meurtri. On aurait dit des traces de cigarettes teintes sur sa peau. Il tait lger et avait les yeux ouverts, injects de sang. Sa mort n'tait pas une comdie. Son visage ne por tait pas de masque. Hlas ! il ne faisait pas semblant.
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Tomb du ciel, comme un message ou une erreur. Un pigeon ou une colombe s'tait gliss dans le sas central et tait tomb dans le silence de notre obscurit paisse. L'Ustad Gharbi n'eut pas de doute : C'est une colombe. Je m'y connais. Personne ne chercha le contrarier. Pour nous, c'tait un vnement qui venait du ciel. Ce n'tait ni un enterrement ni une crise de douleur. Il nous arrivait quelque chose que personne n'aurait pu prvoir. La colombe volait en butant contre les murs. L'Us tad l'appela en imitant le roucoulement des pigeons. Elle se dirigea vers sa cellule mais n'avait pas d'ouver ture par o passer. Elle s'tait tapie dans un coin, elle dormait probablement. Quand les gardes ouvrirent la premire cellule, elle s'y engouffra. Elle se trouva hte de Mohammed. Les gardes ne se rendirent compte de rien. Comme d'habitude, ils taient presss de dposer leurs fculents et de partir. Mohammed tait heureux comme un enfant. Il lui parlait, nous disait qu'elle tait un signe du destin, qu'il fallait en prendre soin et en faire un messager : On va l'adopter, lui donner un nom. Ce sera notre compagne et nous la dresserons afin qu'elle porte des messages au monde extrieur, nos familles, peut-tre mme aux militants des droits de l'homme...
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L'Ustad rtorqua : Tu devrais me la passer et je lui apprendrai nommer Dieu. Toutes les colombes connaissent Allah. Bourras, le numro 13, d'habitude silencieux, se montra trs excit par cette prsence : Nous l'appellerons Hourria : Libert ! Mohammed lui disait, en lui donnant manger : Hourria ! notre Libert, tu es venue ici nous apporter un message. Je suis sr que tu n'es pas tombe ici par hasard. Qui aurait pu t'envoyer ? Dans tes pattes, il n'y a ni bague ni lettre. Alors c'est Dieu qui t'a dirige vers ce trou. Son voisin, Fellah, numro 14, tait lyrique : ma colombe, symbole de paix et de joie, si tu es l aujourd'hui, c'est parce que Dieu a eu piti de nous, et qu'une grce royale aura t prononce en notre faveur. Aprs tout, nous ne sommes pas responsables de ce que les autres ont fait Notre horloge parlante intervint, catgorique : Ce n'est pas dans les murs du palais de nous prvenir par l'envoi d'une colombe. Si un jour nous sommes gracis, on le saura quand on mangera mieux et qu'un mdecin viendra nous ausculter. Si on doit sortir, il faut que nous soyons en bonne sant. Cela dit, cette colombe est un bienfait de Dieu. Elle nous apporte un peu de divertissement. Mohammed n'tait pas de cet avis : Un divertissement? Non, un vnement. Quelqu'un s'adresse nous. Pour le moment, je la garde. Elle me tient compagnie. Protestations des autres : Non, elle appartient nous tous, dit Bourras. - Soyons dmocratiques : on se la partagera quitablement. Elle passera une journe et une nuit chez chacun d'entre nous , dit Fellah. Ce fut ainsi que Hourria passa de cellule en cellule
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au moment o les gardes servaient les fculents. Ils riaient de nous. L'un d'eux dit : Ne la mangez pas vivante, vous auriez des coliques. L'autre ajouta : Elle est peut-tre pige. Elle doit porter en elle une maladie contagieuse. Vous devriez changer son nom et l'appeler El Mouth (la Mort). Pendant quelques instants je le crus. Mais la logique de la perversit dont nous tions victimes ne cadrait pas avec cette hypothse. Je repensais l'pisode des scor pions et je me demandais encore s'ils n'avaient pas t introduits par les gardes pour nous empoisonner. La colombe tait arrive toute seule. C'tait la colombe du hasard. Elle nous occupa un bon mois. Elle dormait avec nous, mangeait nos fculents. Elle partageait notre sort et ne manifestait aucune nervosit ni envie de repartir. Pourtant, un jour, nous dcidmes de lui rendre sa libert. Ce fut Mohammed qui en parla le premier : Il n'y a pas de raison de garder cet animal prison nier dans ce bagne. Il vaut mieux le laisser partir. - Mais elle nous manquera, dit Bourras. - C'est vrai, ajouta Karim, nous nous sommes habi tus sa prsence. J'aurais bien aim attacher sa patte un message, un appel au secours, juste pour qu'on sache que nous n'tions pas tous morts. Mais je n'avais ni papier, ni crayon, ni ficelle. Alors, comme dans un songe, je lui ai parl : Hourria, quand tu auras retrouv la libert, quand tu seras dans la lumire et que tu voleras vers le ciel, arrte-toi un moment sur la terrasse d'une maison, la mienne, celle o je suis n, celle o vit ma mre. Elle est Marrakech, dans la Mdina. Tu la reconnatras : c'est l'unique terrasse peinte en bleu, alors que toutes les autres sont rouges. La porte est toujours ouverte. Tu
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descends et tu vas dans la cour. Au milieu, un citron nier et une source. Ma mre aime cet endroit pour se reposer. Tu iras vers elle et tu te poseras sur son paule. Je suis certain qu'elle comprendra que tu es venue de ma part. Il suffit de la regarder et elle lira dans tes yeux mon message : Ma chre maman, je suis vivant, je t'aime, ne t'en fais pas pour moi. Grce Dieu, grce la! foi, je m'en sortirai. Je pense souvent toi. Je m'en veux de te faire du mal en ayant agi comme tu sais. Prends soin de toi, c'est important. Dis mon petit frre que je pense beaucoup lui, dis Mahi que j'ai appris jouer aux cartes et qu' la sortie je lui prouve rai que je suis un champion. Dis mes surs que je pense elles. trs bientt. Que Dieu te garde pour nous tous, diadme au-dessus de nos ttes, lustre de grce et de lumire. Chacun voulait agir de mme, la charger de mes sages, qu'elle soit le tmoin de notre dtresse. Je la gar dais soigneusement sur mes genoux, pendant que des phrases fusaient des cellules : Dis mon pre que son Abdeslam est en vie. Il habite El Hajeb. - Dis ma fiance Zoubida qu'elle m'attende. Je sor tirai bientt. - Va sur la tombe de mes parents Taza et dis une prire. - Va Skhirate dposer tes crottes sur le gazon du golf. - Dis ma sur Fatema qu'elle se marie avec le cou sin. Je ne serai pas leur mariage. - Prviens Amnesty International des conditions dans lesquelles nous survivons. - Va, vole libre.. .profite de la libert ! - N'oublie pas d'aller la mosque et de demander qu'on fasse plusieurs fois la prire de l'absent, pour tous ceux qui sont morts parmi nous.. 126
- Si tu vas Jamaa El Fna, Marrakech, arrte-toi chez le matre des pigeons, celui qui les dresse pour leur faire jouer des pices de thtre. Ds qu'il te verra, il saura d'o tu viens et quel message tu apportes. - Moi, je ne te demande rien. Je n'ai pas de message envoyer ou, plus exactement, je n'ai personne qui envoyer un message. Alors, pars o tu veux, reviens quand tu veux et dis aux autres pigeons que nous les attendons. La fosse ressemblait un souk le jour de la vente aux enchres. Tout le monde parlait cette pauvre colombe, comme si elle tait capable de transmettre tous les messages. J'tais mal plac pour le leur repro cher. J'avais commenc le premier. A prsent, un vent de folie traversait le bagne. Le dlire, la cacophonie, des mots incomprhensibles, des images absurdes. La colombe n'tait plus un oiseau, mais une personne venue rcolter les messages des uns et des autres. Le lendemain matin, ds que la porte fut ouverte, je la librai. Elle tourna, affole, puis un garde l'attrapa et la poussa vers la sortie. Elle nous manqua. Nous y pensions avec un sourire, nous rendant compte combien notre dtresse tait grande.
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Mourir de constipation. Personne n'y avait pens. On dit mourir d'amour ou mourir de soif et de faim . Bourras mourut parce qu'il n'arrivait pas jec ter ses excrments. Il les retenait, ou plutt une force intrieure les empchait de sortir, ils se tassaient jour aprs jour jusqu' devenir aussi durs que du ciment. Le pauvre Bourras n'osait pas en parler. Il fit la grve de la faim, esprant se dbarrasser de tout ce que son esto mac avait accumul. Il n'en pouvait plus, gmissait, cognait le mur avec ses pieds, et puis un jour il poussa un cri si long et si strident que les gardes durent inter venir. Ils ne firent rien, constatrent la situation et cla trent de rire. Plus ils riaient, plus Bourras criait : Je vais mourir touff par la merde. Je ne peux plus attendre, donnez-moi un mdicament, je vous en sup^ plie, quelque chose pour dissoudre ce bloc de ciment. Pas de rponse. Ils claqurent la porte. On entendait leurs rires et leurs commentaires : Nous dranger parce qu'il ne peut pas chier ! - Et en plus il demande qu'on l'aide ! Tu te vois, toi, en train d'aller chercher sa merde dans son cul avec une petite cuiller ? Beurk ! - Arrte, tu vas me faire vomir... - S'il en crve, tu vois le Kmandar faire un rapport l'tat-major pour dire que l'lment numro 13 est mort parce qu'il n'a pas pu chier... 129
- Quelle merde ! - Ah ! tu Tas bien dit, quelle merde ! Lhoucine tailla une sorte de cuiller dans le manche du balai qu'il avait gard : Tiens, je te jette ce morceau de bois. Essaie doucement, sans forcer, sans te blesser, surtout calme-toi. Nous tions tous attentifs, pensant dans le silence impudique cet homme encombr. Dire qu'il suffirait d'un suppositoire, un peu d'huile de ricin, pour le soulager. Mais nous n'tions pas dans la vie. Nous tions dans un trou pour crever. Chacun sa malchance. Qui aurait dit que cet homme costaud, un grand gaillard des montagnes, allait un jour mourir, le ventre gonfl comme un ballon ? Je l'entendais, je l'imaginais, et j'avais des frayeurs. Cela pouvait arriver n'importe lequel d'entre nous. Nous ne faisions aucun exercice, nous avions toujours les mmes fculents sans got, sans pices. A partir de ce jour, je dcidai de faire plus rgulirement de la gymnastique, dans la mesure du possible. L'espace ne m'autorisait pas beaucoup de mouvements, mais, mme assis ou accroupi, je tenais bouger les jambes et les bras, sautiller, faire des exercices simples et efficaces : je me mettais sur le dos, les pieds contre le mur, et je les ramenais, les genoux plies vers ma poitrine. Ensuite je marchais en canard, allant d'un mur l'autre. Il fallait que mes muscles travaillent. Bourras s'tait tranch l'anus en forant sur le morceau de bois. Il saignait mais n'jectait rien. un moment, il s'nerva de nouveau, poussa un dernier grand cri, puis tomba. puis par tant d'efforts, il avait d perdre connaissance. Il mourut le lendemain. Avec la mort, les sphincters s'taient relchs. Le corps avait tout expuls. Le sang ml aux excrments dgageait une puanteur suffocante. Les gardes ne riaient plus 130
quand ils le dcouvrirent. La main sur la bouche et le nez, ils nous dirent, un peu embarrasss : On aurait pu le sauver; on a cru que c'tait une ruse pour nous jouer un tour. Vous le savez, Bourras tait connu pour faire des blagues. Comment croire que la constipation donne la mort? Bon, il va falloir net toyer tout a, sauf si le Kmandar juge que vous mritez cette merde. tait-ce par calcul ou par piti ? On sut par un autre garde que dsormais un produit tait mlang aux fcu lents pour rendre le transit plus facile. Il n'y eut plus de cas de constipation tragique. Le grotesque de certaines situations nous empchait d'tre tristes. Au fond, la tristesse n'avait pas cours chez nous. Nous n'tions ni tristes ni gais. Le chagrin n'avait pas prise sur nous. Ds que l'un d'entre nous se laissait prendre au pige de la mlancolie, il dprissait. Quelqu'un de triste a la chance d'tre dans la vie. Car sa tristesse est un moment dans sa vie. Ce n'est pas un tat permanent. Mme quand le malheur frappe cruelle ment, il arrive un temps o l'oubli s'installe, et la tris tesse s'loigne. Nous, nous n'avions pas cette possibilit, Car la tristesse tait un moindre mal, une petite contra rit qui se lave l'alcool chez certains. L, nous n'avions pas droit aux sanglots. Il n'y avait personne pour les recueillir, pour les faire cesser. Ceux qui pleuraient savaient qu'ils n'en avaient plus pour longtemps. Les larmes coulaient pour nettoyer le visage que la mort n'allait pas tarder embrasser. Cette nuit-l, je perdis les repres. tais-je veill ou bien tait-ce un rve absurde o tout se mlangeait ? La mort en robe blanche sur laquelle on avait coll des papillons encore vivants ? C'tait une image qui sentait mauvais. D'autres images se succdrent dans ma tte endolorie : 131
La meule. La maison. La tte en bas. Je marche sur les mains. Je croupis. Faut ajouter : dans un trou. La tte est tombe. Le sol s'est pench. La meule tourne. C'est ma tte que je vois. Elle est jete au milieu de la cour. Le tronc mort d'un vieil olivier est ct. Je cours dans la maison. Ma mre m'appelle. Ma voix est captive. C'est jour de fte. Je suis absent. Je les vois tous. Per sonne ne me voit. Je flotte sur une eau saumtre. Je cherche la source. Je cherche la mer. Tiens, une arai gne. Elle voile le soleil. Je tends le bras pour toucher la lumire, pour tomber dans son aveuglante clart. Je n'ai pas sommeil. Ma mre brle de l'encens. Mes surs montent sur la table et dansent. Quelqu'un dit : Je suis pris de court. Je mords ma main droite. Je perds d'un coup trois dents. Je tire sur ma tignasse. Elle est drue. Pas un cheveu qui tombe. Dans ma barbe vivent des fourmis. Non, ce ne sont ni des poux ni des morpions. Je dis bien des fourmis. Elles vont et viennent. Je secoue ma barbe. Elles s'accrochent. La mort passe ct. On dirait qu'elle est presse. La pierre noire est sur un pla teau de la balance. Sur l'autre, je dpose une bague. La meule avance et fait tout basculer.
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C'tait l'poque o mes haltes sur le chemin de la spiritualit se multipliaient et m'enseignaient des choses simples mais essentielles. Dans l'exercice que je mettais au point pour une plus grande concentration, je voyais une femme dans la nuit. Elle tait toujours de dos, elle me parlait; je l'coutais et ne cherchais pas voir son visage. Elle avanait lentement et me demandait de la suivre dans son plerinage autour des sept saints de Marrakech, mes protectrices des gens dmunis, des morts et des survivants. Sept hommes. Sept tapes. Sept prires. Des visages ouverts sur l'ternit, une leon de renoncement, un apprentissage de la solitude et de l'lvation. Je connaissais les sept saints. Quand j'tais petit, ma mre m'emmenait avec elle pour les visiter, un par un. Elle s'adressait eux comme s'ils l'entendaient, comme s'ils taient vivants dans la tombe recouverte de tissu de soie vert ou noir, brod de calligraphies coraniques en fil d'or. Elle leur racontait sa vie, ses peines et ses fatigues. Elle leur demandait de l'aide, de lui donner la force pour continuer. Moi, j'coutais et ne voulais pas dranger ma mre. Elle n'tait pas la seule faire cette tourne. Que de femmes, que d'pouses malheureuses, des mres plores, des jeunes filles pas maries, d'autres n'arrivant pas avoir d'enfant ! On avait une 133
voisine dont le mari avait disparu. Deux hommes taient venus le chercher pour lui montrer une maison vendre - il tait courtier - et il ne revint jamais. Ses enfants s'taient adresss la police, qui leur disait tou jours la mme chose : Les recherches continuent. Ds qu'on a un indice, on vous prvient. Mais tout le monde savait que cet homme avait t enlev et jet dans une fosse. Son crime aurait t d'avoir t ml une sombre histoire de villa qu'un agent d'autorit haut plac aurait confisque un tranger expuls du Maroc pour des questions de murs. Il tait charg par le pro pritaire de la vendre. On l'avisa qu'il devait l'oublier, qu'elle n'tait pas vendre et qu'elle n'appartenait plus au Franais. Il ne prit pas ces conseils au srieux, et ce fut ainsi qu'il disparut. Sa femme, notre voisine, partait tous les vendredis parler aux sept saints. Elle leur demandait justice : Qu'on me rende justice ! Que mon homme me revienne ! S'il est mort, s'ils l'ont tu, qu'on me le dise. Je ne dors plus. J'ai prpar son linceul et j'attends. J'ai aussi prpar la chambre nuptiale. Quand il reviendra, on se remariera comme au premier jour de notre ren contre. Nous ne ferons pas d'enfant, mais nous nous aimerons, l'infini. Soyez mes intermdiaires auprs du Prophte, auprs de la Source de la Vrit, auprs de la lumire qui mane de votre tombeau, pour me dire o est mon mari. Ici, personne ne m'coute, per sonne ne me rpond. Ici, les hommes sont lches... Elle avait accroch un cadenas la grille d'une des fentres du mausole, l'avait ferm puis avait jet la cl dans le caniveau. Elle revenait tous les jeudis voir si le cadenas avait t ouvert, signe que le destin allait lui rendre son mari. Dans ma nuit, je suivais cette ombre. Ce n'tait pas ma mre. Peut-tre m'avait-elle t envoye par elle. 134
Ma mre devait tre malade. C'tait cela le message. Je devais me concentrer encore plus pour vrifier cette intuition. Ma mre et cette femme la recherche du mari disparu, ma mre et cette ombre dont je suivais les pas, me parlaient dans mon silence profond. Mon intui tion tait forte. Je n'avais plus de doute : ma mre tait malade. Avec cette certitude, je retombai dans mon corps endolori. J'avais vu son visage ple, ses yeux fi vreux. Elle souffrait. Ce n'tait pas un mal bnin. Non, ma mre tait gravement atteinte. J'allais vivre avec cette image, ce qui me donnait encore plus de force et de courage pour rsister. cette tape sur le chemin de la spiritualit, j'tais entr tout naturellement dans le pavillon de la soli tude limpide , celui o il ne servait rien de se lamen ter, mais o chaque pierre, chaque moment de silence tait un miroir o l'me apparaissait, tantt lgre et confiante, tantt grave et meurtrie. Ce pavillon tait ma conqute, mon secret absolu, un jardin mystrieux o je m'chappais. Je quittais ma cellule et je partais sur la pointe des pieds. Je laissais la carcasse de mon corps, et je m'envolais vers les terrasses ensoleilles de cette grande maison, un peu en ruine, mais qui avait l'avan tage de m'accueillir et de me redonner, au bout de ma nuit, l'envie de continuer marcher. L, j'avais tout mon temps pour penser la pierre noire et au voyage que je me promettais de faire. Pour quoi avoir choisi la Kaaba, La Mecque et Mdine ? Ces lieux saints taient ceux de la religion dans laquelle j'ai t lev. Pour moi, la religion devait rester une affaire personnelle. Mais que de fois on me dit que l'Islam tait notre communaut, notre identit, que nous consti tuions une nation, la plus belle, la meilleure que Dieu ait cr. J'avais renonc la prire quand j'tais Ahermemou. Je croyais en Dieu, mais il m'arrivait
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d'avoir des doutes. Depuis ma condamnation la mort lente par pourrissement du corps, je ne cessais d'invoquer Dieu. Le voisinage de la mort, la destruction de toute dignit, l'oppression perverse rdant autour de moi m'avaient pouss sur le chemin de cette solitude limpide. Mon jardin est modeste. Quelques orangers, un ou deux citronniers, au milieu un puits d'eau frache, de l'herbe paisse, et une pice pour dormir quand il fait froid ou quand il pleut. Dans cette pice, il n'y a rien, juste une natte, une couverture et un oreiller. Les murs sont passs la chaux bleue. Quand la lumire du jour s'en va, j'allume deux bougies et je lis. Le soir, je mange les lgumes du jardin; quant au pain, c'est une vieille femme, une paysanne de la rgion qui me l'apporte tous les jours la mme heure. C'est a, mon secret, ma vie rve, le lieu o j'aime m'arrter pour mditer. Prier et penser ceux qui ne sont plus l. Je n'ai besoin deriend'autre. Surtout nerienpossder, ne rien acqurir, tre lger, avec une simple djellaba pour couvrir le corps, tre dispos, prt tout laisser et s'en aller. Il n'est gure que l'absolu renoncement pour ne plus penser la mort. Mais, si la mienne ne me proccupait plus, celle des autres m'affectait. On devrait tous atteindre cet tat pour triompher collectivement de la mort. Cependant la maladie, la dgradation lente accompagne de souffrances, c'tait cela le vrai visage de la mort. Le gouffre tait ouvert. Certains marchaient dans le noir sans quitter leur cellule, puis ils se faisaient happer par la trappe qui les envoyait la terre mouille. Quand j'tais dans le jardin, j'tais heureux. Je me sentais dbarrass du temps, de la mmoire, de l'injustice et de tout le mal qu'on nous faisait. Mais je ne pouvais pas accder au jardin uniquement parce que j'en avais envie. Je devais me sparer de ma coquille, prendre le temps de me librer, passer un autre 136
monde. Cela n'tait pas ais. Il fallait des conditions exceptionnelles pour russir se concentrer, le silence ne suffisait pas. Je n'atteignais jamais une plnitude totale, car je n'arrivais pas toujours oublier la douleur, surtout durant la priode o je perdais mes dents. Non seulement les rages de dents me causaient une souffrance intense, mais elles me faisaient chuter et perdre le fil de mon voyage vers l'idal de la spiritualit. Impossible de rflchir, de penser, de lutter. C'tait notre torture commune. Que de fois j'essayai d'arracher une molaire et, force de tirer dessus, elle tombait accroche un morceau de gencive vive, redoublant la douleur. J'tais parvenu matriser mon corps dans le grand froid, dans la chaleur touffante, dans les crises de rhumatisme, mais j'tais vaincu par les rages de dents. Nos corps pourrissaient membre par membre. L'unique lment que je possdais, c'tait ma tte, ma raison. Je leur abandonnais mes membres, esprant qu'ils n'arriveraient pas atteindre mon esprit, ma libert, ma bouffe d'air frais, ma petite lueur dans la nuit. Je me barricadais, ne faisant plus attention leur stratgie. J'appris renoncer mon corps. Le corps, c'est ce qui est visible. Ils le voyaient, ils pouvaient le toucher, le couper avec une lame rougie au feu, ils pouvaient le torturer, l'affamer, l'exposer aux scorpions, au grand froid, mais je tenais garder mon esprit hors d'atteinte. C'tait ma seule force. J'opposais la brutalit des tortionnaires ma rclusion, mon indiffrence, mon absence de sensibilit. En fait, je n'tais ni indiffrent ni insensible, mais je m'entranais pour surmonter ce qu'ils nous faisaient subir. Comment tre indiffrent ? Tu as mal, ta peau est troue par un mtal rouill, le sang coule, tes larmes aussi, tu songes autre chose, tu insistes de toutes tes forces pour t'vader, pour pen137
ser une souffrance plus grande. Ce n'est pas en imagi nant un champ de coquelicots ou de marguerites blanches que tu t'en tireras. Non, cette chappe est brve, pas assez mystrieuse. Elle est mme trop facile. Au dbut, je m'en allais dans les prairies, mais trs vite la souffrance me ramenait au trou. Ce fut l o je compris qu'il fallait annuler une douleur en en imagi nant une autre encore plus froce, plus terrible. Heureusement, mon imagination n'tait pas atteinte. Elle se nourrissait de n'importe quoi : partir d'un mot prononc par un des compagnons, je pouvais chafauder toute une histoire. J'aimais deviner l'histoire des mots. Le caf , par exemple. Je passais des heures imaginer d'o viennent les grains, qui les a dcouverts, comment on a pens les torrfier juste ce qu'il faut pour ensuite les moudre, et comment on a eu l'ide de faire bouillir cette poudre marron fonc, de filtrer le liquide obtenu, de le boire avec ou sans sucre, en ajou tant un peu de cannelle ou d'autres pices... comment c'est devenu une boisson plantaire, une drogue pour les uns, un excitant pour les autres, une habitude pour tous. J'imaginais des champs d'arbustes donnant des grains verts, sur des terrasses de montagnes bien enso leilles. Je calculais le temps ncessaire entre le jour o l'arbre est plant et le matin o j'entre dans un caf et je demande, sans mme y penser, sans prter attention ce qui se passe autour : Un petit noir, s'il vous plat, bien serr... J'imagine le voyage, les tapes, les inter mdiaires, la chane des vendeurs et des acheteurs, les usines o l'on traite plusieurs qualits de caf, comment on mlange l'arabica avec le robusta, com ment on choisit les meilleures rcoltes pour les mettre de ct, les proposer aux gens puissants maniaques quant leur caf du matin. Je pense un palais o un prince ou un roi ne se lve qu'aprs avoir bu deux tasses d'un arabica bien fort import du Costa Rica, 138
torrfi par des Italiens et prpar par un chef napoli tain. .. Je pense aussi aux crises de nerfs que le manque de caf ou son excs peuvent provoquer. Il y a long temps que je n'ai plus de crises de nerfs. Ici il parat qu'on met dans notre breuvage du matin du bromure ou un autre mdicament pour que notre sexe reste immo bile. Dj Ahermemou un cuisinier me l'avait dit. Une fois par semaine, on versait une poudre blanche dans la grande marmite caf. On vitait de le faire la veille des permissions. Je le savais. L'arme s'occupait de tout. Rien ne devait lui chapper. Mme quand on tait dehors, en famille ou chez les putes, l'arme veillait. On lui appartenait en temps de paix comme en temps de guerre. L o nous tions, le corps devait tomber par petits morceaux. Chez moi, ce fut mon pnis qui le premier tomba. Je l'avais oubli et je n'eus aucun mal ne plus me proccuper de son existence ni de son tat. Cela m'amena rflchir longuement sur la sexualit en gnral, et la ntre, celle des Marocains, en particulier. Je n'tais ni psychologue ni sexologue. Je remarquais certains comportements de mes compa gnons, quand nous tions lves l'Acadmie. J'tais comme eux. J'avais une sexualit pauvre, impatiente et quasi bestiale. Je me souviens de nos courtes permis sions, celles du soir. La bont du commandant qui choisissait une dizaine d'lves pour aller vider leurs testicules'dans le village le plus proche. C'tait, sans la nommer, la permission baise . Chacun son tour. Je me souviens d'une maison claire par des bougies, d'une cour intrieure couverte de tapis, des pices tout autour, o d'autres tapis taient entasss. Une femme assez grosse assise au milieu d'une de ces pices, entoure de quatre ou cinq trs jeunes filles. Une vieille femme sortant de l'ombre, un plateau de th la main, suivie d'une petite fille d' peine dix ans portant un plat de crpes au miel. Tout se passait en silence. 139
Mes compagnons avaient davantage que moi l'habitude de frquenter cette maison. La grosse, la patronne, appelait l'un de nous par son nom. Elle lui disait : a fait longtemps qu'on ne vous a pas vus ! Vous tiez punis. L'arme n'a pas piti de vous, des taureaux empchs de vivre ! Quel gchis ! Quand je pense mes petites, qui passent la journe fabriquer des tapis et me demandent souvent si on aura de la visite le soir. Je ne sais plus quoi leur dire. On bredouillait des phrases sans importance. On buvait le th en mangeant des crpes, pendant que chacun cherchait des yeux quelle serait sa partenaire, ou plutt sa victime, car on faisait a vite et mal. On tait presss d'en finir, de payer ces malheureuses filles de la montagne et de penser la prochaine fois. Aprs le th, la patronne teignait les bougies, et, comme si tout avait t rgl d'avance, chacun se retirait avec une fille, sans dire un mot. On entendait dans l'obscurit des chuchotements, le bruit d'une respiration saccade, puis un cri touff, cri d'un homme qui se vidait aprs quelques minutes. Quand on se relevait, les filles restaient couches sur le dos, les jambes cartes. Certaines disaient: Hadou houma rejal! Bhal Ibrak! (C'est a, les hommes ! Comme l'clair !) On se levait un peu honteux, presss de quitter cette maison. On se mettait en rang et on pissait contre le mur d'en face. On tait persuads qu'on expulsait les microbes qu'on aurait attraps. Je n'tais jamais fier de moi. Je me promettais chaque fois de ne plus revenir chez la grosse Kaouada, la tapissire proxnte.
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Ce genre de souvenir m'importait peu. Je n'allais pas faire des efforts pour m'en dbarrasser et le brler, comme j'avais fait avec les autres. Ce n'tait mme pas un souvenir. C'tait une srie d'images en gris apparte nant une poque o nous tions quelque peu insou ciants, limitant notre ambition tre de bons soldats, de futurs officiers au sein des Forces Armes Royales. Notre niveau d'tudes n'tait pas trs lev, mais nous n'tions pas mauvais. J'aimais lire. C'tait une passion. Aprs chaque sortie, je revenais avec des livres, que j'achetais chez un bouquiniste Fs. C'tait un homme assez g. Il tait trs myope. Il me disait qu'il vendait des livres par amour des femmes, lesquelles taient ses principales clientes. Il connaissait leurs gots, leurs prfrences. Tel un mdecin ou un parfumeur, il savait quoi conseiller telle ou telle lectrice. Il avait des mil liers de bouquins entasss dans un dsordre o lui seul se retrouvait. Il me mettait de ct des romans franais classiques et des posies arabes. La lecture tait la porte invisible que je franchissais pour m'chapper de cette cole militaire, pour oublier la violence de l'instruction, et surtout pour ne plus entendre des sous-officiers anal phabtes hurler leurs ordres dans une langue mi-arabe mi-franaise : rasslma pour rassemblement, gza pour exempt, birmissiou pour permission, etc. Lorsque j'tais dans le trou, des pages entires du
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Pre Goriot me revenaient dans ma solitude, souvent en des moments incongrus, quand par exemple j'avais une rage de dents et que je ne pouvais plus ouvrir la bouche. Les mots, les phrases dfilaient, je m'entendais les dire comme si j'tais dans une salle de classe en train de faire une dicte ou la lecture un enfant malade. C'tait comme une grce de Dieu. Par sa volont, ma mmoire restituait des centaines de pages lues des annes auparavant. Pas besoin d'effort pour les rem moriser : elles se dclinaient toutes seules. "Vers la fin de la troisime anne, le pre Goriot rduisit encore ses dpenses, en montant au troisime tage et en se mettant quarante-cinq francs de pension par mois. Il se passa de tabac, congdia son perruquier et ne mit plus de poudre." Certains riaient ce passage en rappelant qu'un homme ne devrait pas se poudrer. Comment leur expli quer le contexte social et politique de l'poque o cri vait Balzac... Je passais outre et je continuais, "Le pre Goriot tait un vieux libertin dont les yeux n'avaient t prservs de la maligne influence des remdes ncessits par ses maladies que par l'habi let d'un mdecin." - Qu'est-ce qu'un vieux libertin ? Me voil parti dans une explication de texte et de mots, ce qui nous loignait du roman et finissait sou vent par dboucher sur une discussion politique concer nant notre socit, ses murs, ses hypocrisies et ses mensonges. Ensuite, quand je rcitais les lettres que la mre de Rastignac et ses surs lui crivaient, mon auditoire tait incrdule et se moquait. Raconte-nous un western ou un film policier. On a besoin d'action. Je poursuivais ma lecture, mme si cela en ennuyait certains. Je le faisais pour exercer ma mmoire et pour lutter contre lerisquede confusion,
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Quand j'tais trs fatigu, il m'arrivait de recevoir en mme temps, ple-mle, des pages de Balzac et d'autres de Victor Hugo. Tout se mlangeait dans ma tte, et cela me donnait des migraines, comme si cet encombrement provoquait une contrarit que je ne supportais pas. Je me disais : Il faut te calmer. Tu as la chance d'avoir une bonne, une trs bonne mmoire. Calme-toi, et tout reprendra sa place ! Cette fameuse mmoire, ce fut tout ce que nous donna notre pre. Comme la plupart de mes frres et surs, je suis dou d'une trs bonne mmoire. Mon petit frre, celui qui est parti aux tats-Unis et a fait des tudes de comdien l'Actor's studio, est capable de rciter tous les pomes des Fleurs du mal sans se trom per ni hsiter. Perdre cette force intrieure allait avoir une con squence immdiate sur ma situation dans le trou : ma cellule rtrcissait. Les murs s'taient rapprochs, le plafond s'tait abaiss. Il fallait vite ragir et retrouver cette capacit d'tre en liaison avec des univers loin tains et imaginaires. Je me rassurais : J'ai nettoy ma mmoire. Je l'ai dbarrasse des souvenirs trop douloureux voquer; j'en ai brl un certain nombre; je n'ai peut-tre pas russi tout jeter, ou alors je me suis tromp : j'ai d brler les livres1 la place des images et des lieux de mon adolescence. Non, il faut mettre de l'ordre. Je me calme. Je respire lentement par le ventre, j'expire aussi lentement, je tends la jambe droite, je lui fais faire des ronds. Je repose la droite et je fais la mme chose avec la gauche. Je tends les deux bras. Je touche les murs. Je les soulve en tant assis. Je suis cinq centimtres du plafond. Il faut que les murs reculent. Je les pousse avec la paume des mains. Je me lve en restant accroupi et j'essaie de soulever le plafond comme si c'tait un couvercle. Je rpte cette opration toute la 143
journe. Quand, extnu, je tombe, je sais que j'ai russi gagner quelques centimtres. Le problme abstrait - celui de la mmoire - peut tre rsolu en agissant sur quelque chose de concret, l'espace de mon enfermement. Si je russis mettre de l'ordre dans ma bibliothque mentale, je suis sauv. Les murs ne m'oppresseront plus. Si je m'vade mentalement en retrouvant les personnages imagins par les romanciers, je n'aurai plus de problme d'espace. Ce fut ce moment-l que j'eus une rvlation : Si ta mmoire t'abandonne, invente tes propres personnages ! En fait, ce n'tait pas un abandon. C'tait une fatigue, une lassitude. J'avais tellement lu et relu Le Pre Goriot, suivi des Misrables, que la fonction d'enregistrement s'tait enraye. Il fallait des pages neuves, des histoires lues une seule fois. Je passai quelques jours chercher. Petit petit, ma bibliothque fut reconstitue. Il n'y avait pas beaucoup de livres, mais il y en avait un que j'avais lu au moment du concours d'entre l'cole marocaine d'administration (concours que j'avais rat pour un point), c'tait L'tranger de Camus. Ah ! quelle joie, quel plaisir de retrouver ces pages o chaque mot, chaque phrase sont pess ! Durant un bon mois, je rcitais L'tranger mes compagnons. Je repensais au pauvre Abdelkader, mort parce qu'on ne lui lisait plus d'histoire. Avec Camus, j'tais l'ais et je me faisais un plaisir de rappeler certains passages. Cela leur confrait une importance magnifique, qui allait au-del de l'histoire du crime. Un roman racont dans une fosse, ct de la mort, ne peut avoir le mme sens, les mmes consquences que s'il tait lu la plage ou dans une prairie, l'ombre des cerisiers. Mes yeux avaient imprim le texte. Je le lisais comme s'il dfilait devant moi sur un tableau ou un
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cran, sans m'arrter. De temps en temps, j'entendais quelqu'un crier : Rpte, rpte, s'il te plat, redis ce paragraphe ! Je reprenais avec lenteur, en sparant les mots, lais sant aux images le temps de remplacer les syllabes. Le soleil tombait presque d'aplomb sur l sable, et son clat sur la mer tait insoutenable. J'insistais sur les mots soleil et clat . Je pensais qu'en rptant cette phrase notre fosse serait inonde d'une lumire insoutenable. Je continuais : Le soleil tait maintenant crasant. Il se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer. Je dtachais le sable et la mer , et les rp tais. Je poursuivais : . . . Au bout d'un moment, je suis retourn vers la plage et je me suis mis marcher... C'tait le mme clatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et touffe de ses petites vagues. Je marchais lentement vers les rochers et je sentais ma tte se gonfler sous le soleil. L, j'avais un doute. C'tait ma tte ou mon front ? Ce n'tait qu'un dtail et je demandais par avance par don Camus si je dformais une de ses phrases. Chacun avait sa faon de recevoir cette lecture. Moi aussi, j'avais mon magasin d'images. Il tait plein craquer. Il fallait le vider un peu, verser quelques images sur le sol et les regarder mourir aprs de brefs scintillements. La lecture apportait de nouvelles images. Elles s'amoncelaient, se collaient, se confon daient, puis s'annulaient : le soleil, la plage, la sueur, le sang, des corps cribls de balles, la mer et moi qui frappais sur la porte du malheur . Dress contre les tnbres, j'tais comme un puits de mots qui grouillaient. Je ne tenais plus en place. Lire et relire ne suffisait plus nous occuper. Il fallait inven ter, rcrire l'histoire, l'adapter notre solitude. L'tranger tait idal pour ce genre d'exercice. Sans cette urgence ne de la lutte contre la dgradation de 145
notre tre, jamais je n'aurais os toucher ce roman. Je prenais des liberts avec Camus et je rinventais l'histoire de Meursaut. J'inversais les rles : Raymond, Masson et Meursaut joueront tranquillement de la flte, un dimanche d't, quand des Arabes, des immigrs, s'en prendront eux. Il y aura le mme soleil, la mme lumire, et surtout la mme absurdit. Comme dans le roman, seuls les Franais seront nomms. Les autres, les Arabes, y compris celui qui va tirer quatre coups de revolver sur Meursaut, n'auront pas de nom. Je me rendis vite compte que le roman de Camus rsistait tout bouleversement. Je repris la lecture normale jusqu'au moment o, par fatigue, je n'arrivais plus lire les phrases qui dfilaient dans ma tte. Une sorte de brume les cachait. Je prvins mes compagnons que la lecture tait termine pour l'instant. L, comme une rumeur, j'entendis quelqu'un rciter les premires phrases du livre : Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-tre hier, je ne sais pas. J'ai reu un tlgramme de l'asile : "Mre dcde. Enterrement demain. Sentiments distingus." Cela ne veut rien dire. C'tait peut-tre hier. Une voix poursuivit : Aujourd'hui, je vais mourir. Ou peut-tre demain, je ne sais pas. Ma mre ne recevra pas de tlgramme de Tazmamart, ni de sentiments distingus. Cela ne veut rien dire. C'tait peut-tre hier. Une autre voix : Alors, j'ai tir encore quatre fois sur un corps inerte, o les balles s'enfonaient sans qu'il y part. Et c'tait comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
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Rebtir les choses comme si la fosse n'tait pas la dernire demeure. C'tait cela lutter, sans cesse, avec patience, avec enttement, ne pas cder ni penser aux bourreaux, ni celui qui avait planifi et prvu jus qu'au plus petit dtail le chemin par lequel la mort pas serait lentement, trs lentement, jusqu' arracher notre me larme par larme, pour que le supplice s'installe dans le corps et nous diminue petit feu jusqu' l'ex tinction dfinitive. Rebtir les choses avec la tte, viter les piges du souvenir. Aprs tant d'annes, je n'avais plus peur de mon ancien, trs ancien pass. Il m'tait devenu tran ger. Quand je me souvenais, je ne craignais plus de mourir coups de nostalgie. Je n'avais mme plus besoin de brler ou d'arranger les images. J'tais devenu plus fort que la tentation des larmes qui menaient vers un autre tunnel. Je regardais mes souve nirs comme s'ils appartenaient quelqu'un d'autre. J'tais un intrus, un voyeur. Je voulais revoir le visage de celle qui avait t ma fiance. Je n'avais aucun mal le retrouver. Au soleil, au port d'Essaouira, elle est assise sur une chaise bancale; quelqu'un, qui devait tre moi dix-neuf ans, sourit, pousse le pied de la chaise pour qu'elle perde l'quilibre. Elle rit. L'autre aussi. Elle veut un baiser. L'autre n'ose pas l'embrasser en public, la terrasse du caf du port. Un photographe ambulant passe, les prend en photo et leur dit : Demain, 147
mme heure, mme endroit. Elle se lve. L'autre la suit des yeux, voit la lumire se reflter sur sa longue chevelure. Il a peur qu'elle s'loigne, peur de la perdre. Il court, l'attrape par la taille, et ils tombent tous les deux sur le sable. Des enfants rient en les observant. Ils se relvent. Elle regarde sa montre : Il faut que je parte, mon pre ne supporte pas de ne pas me trouver la maison quand il rentre. demain, mme heure, mme endroit! L'autre est triste. Il se promne seul sur le sable. Le soleil se couche. En revoyant ces images, je n'avais aucun sentiment. Cela faisait passer le temps mais ne me concernait pas. Je ne pouvais mme pas m'identifier cet homme amoureux. Je n'en avais plus les moyens. Je me disais Tant mieux ! , et je me laissais aller d'autres vocations, o je ne pouvais tre qu'un tranger bloui par ce qu'il croyait voir, abasourdi par ce qui lui arrivait Passer le temps ! Apparemment, c'tait notre principale occupation. Mais le temps tait immobile. Cela me faisait rire et n'avait pas de sens. Comme l'ennui. Nous tions devenus des tres d'ennui, des paquets bourrs d'ennui. L'ennui sentait l'odeur des cimetires quand la pierre est humide. Il tournait autour de nous, rongeait nos paupires, striait la peau et s'enfonait dans le ventre. Je savais que mes souvenirs prcieux taient en voyage; partis de l'autre ct de la nuit; peut-tre attendaient-ils ma sortie du trou pour reprendre leur place. prsent qu'ils taient loin, mis l'cart, les revoir ne pouvait pas me nuire. Il ne fallait pas trop insister, ni s'apesantir sur leur effet dans l'tat o j'tais. Avec cette petite libert, je me permettais de jouer avec eux, et mme d'anticiper sur l'volution des vnements. Ma fiance n'tait plus ma fiance. Je n'avais pas le droit de la clotrer dans une maison. Je l'avais libre. Comment le saurait-elle? J'acquis assez vite la conviction que, pour nos familles et nos proches, 148
nous tions morts. Seule ma mre devait garder l'espoir de me voir encore en vie. Une mre ne se trompe pas quand il s'agit de la vie ou de la mort de son enfant. J'apprendrais plus tard que des inconnus frappaient sa porte, prenaient un aspect funeste et lui disaient voix basse, comme s'ils faisaient une confidence : Votre fils est mort. Il a t excut il y a deux mois. On l'a attach un arbre, on lui a band les yeux puis un peloton de soldats l'a cribl de balles. Vous savez, Madame, nous ne sommes pas autoriss vous le dire, mais nous sommes tous des musulmans et nous devons avoir de la compassion. Nous sommes Dieu et lui nous retournons ! Ils disparaissaient, draps dans leurs djellabas de laine marron, sans lui laisser le temps de poser des questions. D'autres venaient affirmer le contraire, l'air confiant et jovial : Votre fils est en vie, il se porte bien, il construit une montagne avec d'autres officiers. C'est un secret. Une surprise. Faut pas en parler. Heureusement que ma mre ne croyait que ses propres intuitions. Je recevais d'elle des messages. Un pressentiment. Je savais qu'elle savait. Ma fiance ne me connaissait pas assez pour tre lie en pense avec moi. Aprs le choc de la prison de Kenitra, o elle tait venue me rendre visite deux fois, elle comprit que son avenir n'tait pas dans une vie commune avec moi. Elle avait pleur. Des larmes d'adieu. Et puis il y eut le dernier regard, celui qu'on jette sur un malade condamn. Elle me fixa des yeux, les larmes coulaient sur ses joues, puis elle se tourna et partit d'un pas dcid, rapide. Je m'tais inter dit d'avoir de la peine ou des regrets. Tout ce que j'avais connu et vcu avant le 10 juillet 1971 ne devait plus compter, me tourmenter ni envahir ma cellule. Avec le temps, je m'tais calm et surtout ferm 149
tout ce qui pouvait apporter le vent du pass. J'tais en mesure de jouer et mme de m'amuser. Je mis plusieurs jours trouver un mari ma fiance. Je le voulais grand, au moins aussi grand que moi au dbut de mon enfermement; je le voyais blond, diffrent de moi, peut-tre mme europen, un homme cultiv, un pro fesseur de lettres ou un artiste. J'avais envie de lui concocter une belle vie, un homme qui lui offrirait tout ce que je n'avais pas eu le temps de lui donner. Il l'em mnerait en voyage en Grce, en Italie, en Andalousie. Il l'emmnerait visiter le Prado Madrid, le Louvre Paris. Il lui offrirait des livres. Ils les liraient ensemble au lit. Il lui ferait dcouvrir le thtre, la musique clas sique. Il ferait d'elle une Marocaine diffrente des autres, il la ferait rver et oublier notre histoire. Moi aussi, je devrais ne plus penser cet pisode de ma vie. De quel droit lui choisir un poux ? Peut-tre l'avait-elle dj trouv et vivaient-ils en parfaite har monie Marrakech ou Casablanca. Peut-tre se dis putaient-ils souvent et, dans son malheur, pensait-elle moi, nous ? Non, j'espre qu'elle ne pense pas moi. Pas du tout. Je n'avais plus penser la beaut mue des tres et des choses, ni la douceur d'une nuit d't, ni la transparence d'un rve caressant les yeux miclos d'une enfant. Je ne disais plus rien, persuad d'tre devenu un livre que personne n'ouvrirait.
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Nous ne smes rien de Sebban, qui rejoignit notre groupe au dbut des annes quatre-vingt. Il fut amen par les gardes au moment du repas de la mi-journe. Il tait grand, trs grand, costaud, la peau mate, le crne lisse sans le moindre cheveu. Il ne disait rien, ne rpon dait aucun appel, aucune question. Ds le lende main, je fus charg de lui expliquer notre emploi du temps et les quelques rgles que nous nous tions imposes. Je lui demandai plusieurs fois son nom. Il ne rpondit pas. Aprs quelques instants il dit : Sebban. Appelez-moi Sebban. - D'o viens-tu? Silence. Pourquoi es-tu l ? Silence. coute-moi, Sebban. Ici nous sommes organiss. Il faut que je te dise comment nous passons le temps. Le matin, nous apprenons le Coran, en alternance avec des contes. Un jour par semaine, Omar raconte Paris. Il y a pass un mois l'anne de ses vingt ans. L'aprsmidi est consacre des discussions en groupe. Depuis un mois, nous dbattons de la colonisation. Libre toi de participer ces activits. Ce qui est primordial, c'est la trve de la nuit. Aprs le dner, il faut observer le silence, parce qu'il faut se reposer. Oui, mme ici, on a besoin de repos. Les parois sparant les cellules sont
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minces. On entend tout, les soupirs et les ronflements. Si tu es d'accord sur ce plan, dis-le-moi, ou, si tu n'as pas envie de parler, frappe deux coups ta porte. Quand j'entendis les deux coups, je fus soulag. La nuit, il la passait faire de la gymnastique. Il faisait des pompes, et on ne pouvait pas ne pas entendre sa respiration forte. Le matin, il dormait. Quelques-uns d'entre nous essayrent de le pousser parler, sans succs. Au bout de deux mois, j'obtins, non sans difficult, l'autorisation de le voir. Le garde, qui j'avais expliqu le problme, tait aussi curieux que moi de connatre le mystre de cet homme. Il me dit mme ; Tout ce que je sais, c'est qu'il faisait partie de la garde royale. Il a d faire quelque chose de terrible pour se retrouver ici. Peut-tre qu'il a manqu de respect une princesse... va savoir ! J'eus toute la matine pour parler avec lui. Quand le garde ouvrit sa porte et l'claira avec sa lampe, je remarquai tout de suite qu'il tait fivreux, ses lvres tremblaient. La sueur coulait sur son front. Je renonai lui poser les mmes questions qu'au moment de son arrive. Il attendit le dpart du garde avant de balbutier quelques mots. Tout en gardant son bras droit derrire le dos, il me dit dans unfranaisapproximatif : J'aime sport. Ici, j'ai tout le temps faire sport. - Est-ce vrai que tu appartenais la garde royale ? - Je sais pas. - Que caches-tu derrire ton dos ? - Rien. Walou, rien... - Pourquoi as-tu le bras derrire le dos ? - Comme a. Walou.., - Alors, montre-le-moi. Je peux le voir? Aprs quelques instants, il se tourna en pivotant sur place et me dit : Regarde. - Je suis dsol. Ici, il n'y a jamais de lumire. Je te 152
propose d'attendre le retour du garde, qui clairera la cellule avec sa lampe. En attendant, dis-moi ce que c'est. Il me dit : J'ai mal, beaucoup mal. - Depuis quand ? - Oh, depuis la deuxime semaine de mon arrive. Quand le garde vint me chercher, il dirigea sa lampe sur le dos de Sebban, et l je vis un bras cass, le coude sorti, la chair gangrene. Il pivota de nouveau et se mit face la porte. Le garde me demanda : Il en a pour combien, ton avis ? - Je ne sais pas. moins que les cafards ne le bouffent avant que la gangrne ne gagne tout le corps. Ce qui se produisit. Il fut dvor vivant par des milliers de cafards et d'autres insectes qui avaient dsert nos cellules. Les gardes avaient peur d'ouvrir sa porte. Ils demandaient s'il tait encore vivant. On entendait alors le bruit d'un coup de pied ou deux contre sa porte. Le jour, l'odeur de la mort planait autour des cellules. La nuit, une chouette entama un chant lugubre, signe que la fin tait proche. Hibou ou chouette, comment le savoir? Avec le temps, nous avions appris qu'aprs un chant de ce genre le malade mourait dans la quinzaine. Au dbut, on ne faisait pas attention. Ce fut Karim qui le remarqua. J'appelai plusieurs fois Sebban : Si tu m'entends, dis n'importe quoi, ou frappe un coup la porte. Au bout d'une heure, j'eus la certitude qu'il tait mort. Le lendemain, les gardes ouvrirent la cellule et l'clairrent, puis ils refermrent violemment la porte, partirent en courant et en pestant. Dans leur fuite, l'un d'eux renversa le caf. Ils revinrent l'aprs-midi, le visage protg par un 153
masque et les mains gantes. Ils eurent peur de le tou cher. Ils me proposrent de m'ouvrir pour les aider. La gangrne s'tait rapidement rpandue. Je vis des vers sortir de la plante de ses pieds. Il y avait tellement de cafards qu'on eut du mal dgager le corps et le mettre dans le sac en plastique. Il fallait absolument tuer ces milliers de cafards. L'un des gardes apporta une poudre empoisonne utilise par l'arme dans la lutte contre les sauterelles. Ce produit tait trs dange reux. Je fus oblig de porter un masque et des gants. En quelques minutes, tous les cafards furent terre. Ils tombaient par grappes. Le garde apporta une brouette et une pelle pour les ramasser. La mort de Sebban nous dbarrassa des cafards. J'avais gard un peu du produit, que j'talai au seuil de toutes les cellules. Le garde me dit que ce n'tait pas loyal. Si on ne les tue pas, ils nous dvoreront tous en quelques jours. Or, ici, la mort doit prendre son temps. Je ne suis peut-tre pas loyal, mais je suis cohrent. Mourir, d'accord, mais petit feu ! - Tu parles comme le Kmandar ! Oui, j'avais assimil l'esprit et la technique. Le gard, pour la premire fois, me salua.
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Dans chaque groupe se faufile un salaud. l'cole, nous avions dans notre section un mouchard, un lche et un emmerdeur. Il tait naturel que l'un de ces trois personnages se retrouvt parmi nous dans le bagne. En tout homme se dissimule une part de vulgarit. Celui qui en avait la plus grande part, la plus insuppor table, c'tait Achar. Un tre la limite de l'animalit. Une bte qui singerait l'homme. Achar n'tait pas seu lement vulgaire, il tait aussi mchant. Il m'inspirait du dgot. Et puis, je m'tais ravis : Achar ne mritait de ma part aucun sentiment. Il fallait tre indiffrent tout en ragissant quand c'tait ncessaire. L'indiffrence n'tait pas l'absence mais la rpudiation de tout senti ment. Achar tait l'emmerdeur que rien n'arrtait. C'tait un type plus g que nous. Un sergent-chef, analpha bte, grossier, brutal et content de l'tre. Il avait t soldat en Indochine et gardait de cet pisode des souve nirs qu'il inventait ou trafiquait. Pour lui, les Vietna miens taient des Chinois . Quand il parlait d'eux, il utilisait des termes insultants et racistes. Il s'tait trouv ml au coup d'tat par hasard. Il tait mont clandestinement dans un des camions qui quittaient Ahermemou. Il voulait profiter de ce voyage pour rgler un contentieux avec un cousin picier Rabat. Nous smes tout cela trs vite, car il avait pass 155
les premires annes maudire son cousin le matin au lever et le soir avant de dormir. Il lui souhaitait une mort atroce : Que Dieu te fasse crabouiller par un char et que tu ramasses tes tripes avec tes propres mains et que tu ne meures pas tout de suite. Ou alors : Que Dieu te donne la dingue, cette fivre d'Indochine qui rend fou, jusqu' ce que tu dvores tes mains doigt aprs doigt. Achar tait mauvais. Avec lui, je dcouvris l'envie et la jalousie, deux maladies assez rpandues dans la vie normale mais qui n'avaient rien faire dans notre bagne. Pourtant Achar les y fit entrer, leur permit de se dvelopper et d'empoisonner notre pitre existence, Sa cellule tait en face de la mienne. Sa faon de s'occuper consistait empcher une discussion entre plusieurs prisonniers ou passer la nuit nonner pour nous nerver. Nous n'avions aucun moyen d'agir sur lui. Je compris qu'il fallait l'intgrer tout ce que nous faisions, malgr son analphabtisme. Je dcidai de lui apprendre le Coran, abandonnant le groupe qui avanait assez rapidement dans l'apprentissage du Livre sacr. Il disait : Pourquoi vous et pas moi ? Moi aussi, je suis un homme, un bon musulman, je suis un homme d'exprience. Les Chinois se souviennent de moi ! Il eut du mal se concentrer et surtout prononcer correctement les mots. Il fallait dcouper les mots syllabe par syllabe. Il rptait aprs moi, puis criait, hurlait sa haine du Coran et de l'Islam. L, je le punissais. Je ne lui parlais plus, jusqu' ce qu'il demande pardon. Je le faisais prier. Je sentais qu'il rlait contre son ignorance. Au bout d'un mois, il fut capable de rciter, sans se tromper, la Fatiha, la premire sourate. Il avait une 156
relle volont de rejoindre le groupe et d'tre considr comme les autres ; mais il n'arrivait pas matriser sa jalousie. Le jour o le garde me permit de visiter Sebban, il devint furieux : Pourquoi le garde te parle, te choisit, toi, et pas moi? Moi, je suis plus vieux, je suis lanciane (l'an cien). Comment fais-tu pour tre bien vu ? Dis, qu'estce que tu lui donnes ? Pourquoi toi et pas moi ? Hein ? Dis, rponds, je suis un ancien d'Indochine. Les Chi nois, je les connais. Toi, tu es comme eux. Tu ne parles pas. Tu es chournois (sournois). Tout se passe "men tiht el tihf\ de bas en bas. Je ne lui rpondais pas. Je le laissais dans sa hargne. la fin de la journe, il me relanait : Et si on reprenait la sourate de la Vache ? - Pas ce soir. Demain. prsent, c'est l'heure du silence. Tais-toi et essaie de penser en suivant le rythme de ta respiration. Apprends apprcier le silence. Distoi que se taire est reposant pour toi et pour les autres, surtout pour les autres. C'est important pour nous d'avoir du silence. a peut remplacer la lumire qui nous manque. - D'accord. Tu ne m'en veux pas? Tu me diras ce que Sebban t'a dit? Il est mort, donc tu peux parler. Tu promets, hein, Monsieur chournois ? - Achar, tais-toi, sinon, demain, pas de Coran. Il se taisait, mais je l'entendais marmonner avant de s'endormir. Il lui arrivait de rver voix haute. Il me rveillait par ses cris et ses mots incomprhensibles. Lorsque je le lui faisais remarquer, le matin, il jurait sur la tte de sa mre que ce n'tait pas lui. Un jour, le garde le priva de nourriture. Il tait furieux et se disait persuad que j'tais derrire cette punition. J'eus beau lui expliquer que je n'y tais pour rien, il vocifra, insultant tout le monde, et finit par une 157
prire par laquelle il me jetait le mauvais il. L o nous tions, le mauvais sort ou le mauvais il, la sor cellerie, les critures de talismans ne pouvaient rien contre nous. En ce sens, nous tions hors d'atteinte. Alors je ris. Cela Fnerva. Quand le garde revint, le lendemain, lui dposer sa ration de fculents, il lui demanda s'il y avait du rab. T'es assez gros comme a ! lui rpondit le garde. Sans sa mauvaise humeur frquente et son entte ment, Achar aurait t un prisonnier quelconque. La suite de notre survie commune m'apprit que mme les mauvais sentiments taient supportables dans le trou o nous devions pourrir.
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Un soir, alors que je terminais mes prires, non pas celles du jour, mais celles que j'avais nglig de faire au temps de la libert, le petit moineau de Marrakech, l'oiseau de mon enfance, celui qu'on appelait Tebebt ou Lfqra, oiseau sacr, me rendit visite. Plus tard, j'apprendrai que cet oiseau s'appelle le bruant striol. Il a la tte, le cou et la poitrine d'un gris uniforme. Le reste du plumage est rousstre ou marron. Durant un bon moment, je l'avais confondu avec le pinson des arbres tant leurs chants se ressemblent. Mais je n'en tais pas certain et je m'amusais deviner son nom en franais et la couleur de son plumage. Il s'installa dans le trou qui servait d'aration dans la cellule et chanta un bon quart d'heure. Tout naturellement, je lui donnai manger des miettes de pain trempes dans de l'eau. Il rechantait aprs avoir mang, puis s'en allait. Il devait avoir son nid sur l'un des arbres des environs. Quand il revenait, il se posait au-dessus du sas gnral et chan tait. Il se mettait en position d'observateur et changeait son chant lorsqu'il remarquait un mouvement autour du bagne. Ainsi l'arrive des gardes taient toujours annonce par Tebebt. J'ai encore en mmoire ses diffrents chants. J'appris vite les distinguer. Un jour, il gazouilla de manire rapide et saccade. Je ne savais pas quoi cor respondait ce rythme. Tebebt annonait la pluie. Nous 159
ne connaissions rien de l'tat du ciel. Mais, grce ce moineau, nous avions des nouvelles de la mto. Ce fut lui qui prvint de l'arrive imminente d'une tempte de sable. sa manire de chanter, nous savions que quelque chose se prparait. Avec le temps et l'exprience, j'tais devenu dou dans le dcodage de ses diffrents chants. Les gardes taient surpris quand on leur disait : Quelle pluie ! , ou bien : Comment tait la tempte ? Ces distinctions mirent quelques mois pour s'imprimer dans ma mmoire. Je sus par exemple que lorsqu'il changeait son chant du matin, il voulait nous dire qu'un des gardes tait parti en permission. Un jour, je fis un commentaire aux deux gardes qui nous servaient : Pourquoi l'autre est parti en permission et pas vous ? - Comment sais-tu a ? - Je le sais. Ils se dirent que nous tions des djinns, des gens infrquentables qui auraient pactis avec le diable. Tebebt tait devenu mon compagnon, mon ami. Quand il s'installait sur le bord du trou d'aration de ma cellule, j'arrivais reprer ses yeux vifs et je lui parlais voix basse malgr l'obscurit. Je n'avais pas envie de susciter la jalousie d'Achar. Je lui racontais ma journe et lui demandais de ne pas venir au moment des prires. Curieusement, lorsqu'il arrivait pntrer l'intrieur, il attendait la fin des prires. Quand il entendait Assalam alakum ! , il commenait chanter, parce qu'il savait que j'avais termin et que j'allais m'occuper de lui. Achar l'envieux me lana un jour : C'est quoi, cette histoire d'oiseau? Pourquoi il vient chez toi, et pas chez moi ? C'est toi qui l'as dress 160
pour qu'il ne chante pas pour moi! Pourquoi ce mpris ? Pourquoi cette mchancet ? Je mrite, moi aussi, qu'un moineau chante pour mes jours pourris. J'ai besoin qu'un oiseau de merde s'intresse ma soli tude, ma misre. Que lui donnes-tu pour qu'il t'aime ? Dis, donne-moi ta recette. - Calme-toi, Achar, lui rpondis-je. Cet oiseau est un signe de la clmence de Dieu. Il est le messager de l'es poir, pour moi qui ai refus de croire l'espoir. Il vient chez moi par hasard. Peut-tre qu'un jour il s'arrtera chez toi. Ne sois pas jaloux d'un tout petit moineau. C'est ridicule. Mets-toi la prire. Moi j'ai compt le nombre de jours d'avant o j'aurais d faire mes cinq prires. Ils sont trs nombreux. Entre quinze et vingt-deux ans, j'avais cess de croire et de faire la prire. prsent, je donne Dieu six jours de prire d'avant, plus l prire du jour. C'est comme un crdit : je rembourse mes retards, mes oublis, mes errances. Je fais une opration de retour sur moi-mme tel que j'tais il y a longtemps. Je ne suis pas fier de l'tre que j'tais vingt ans ! Alors je crois en Dieu, je crois en Moham med, en Jsus et en Mose. Je crois la supriorit de la foi. Je crois au prsent, mais je n'ai plus de pass. Chaque jour qui passe est un jour mort, sans trace, sans bruit, sans couleurs. Je suis un nouveau-n tous les matins, au point de me considrer comme Tebebt, un moineau trs sensible, trs fin et hors d'atteinte. Je com prends mieux le langage des oiseaux que celui des humains. Tebebt me fait voyager et m'accompagne dans mes fugues vers la spiritualit. Sa lgret, sa fragilit, la douceur de son chant, la nuance de ses messages m'ai dent beaucoup. Aprs la dernire prire du soir, quand le froid ronge mes os, quand la douleur dforme mes bras et mes mains, quand il ne sert rien de crier ou d'appeler l'aide, je me souviens du chant de Tebebt. Je le restitue de mmoire, et le passe et repasse dans ma tte, jusqu' 161
rendre la souffrance moins prenante. Voil, Achar, pourquoi le moineau vient me voir. Entre lui et moi, il y a un lien. Il est aussi tnu qu'un fil de soie, tel un cheveu. Ce lien est Tunique chose que j'accepte de l'extrieur, car je sais que cet oiseau est n pour moi. Il a t envoy par la dtresse d'une mre ou par la volont divine. Bonne nuit, Achar ! Depuis, Achar s'tait mis faire attention. Il me demanda de lui apprendre les cinq prires, avouant, sa grande honte, que l'arme avait t son unique famille, et qu' l'poque on ne parlait pas de religion la caserne. Il me dit que, durant la guerre d'Indochine, il faisait appel Allah quand il sortait au combat. Achar ne perdit pas pour autant sa hargne et sa morgue.
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Dans ma vie d'avant, non seulement je dormais mal, mais je rvais peu. Durant les premiers mois du bagne, j'avais perdu et le sommeil et le rve. Depuis que j'avais coup avec le pass et l'espoir, je dormais normalement, sauf les nuits de grand froid o il fallait rester veill pour ne pas mourir gel. Et je rvais. Toutes mes nuits taient bourres de rve. Certains me marquaient et je m'en souvenais. D'autres me laissaient une vague impression, rarement dsa grable. Je n'tais pas le seul peupler mon sommeil de rves, mais je devais tre le seul rver des trois pro phtes. Avec Mose, j'eus une longue discussion d'ordre politique. Nous tions face face, lui assis sur un trne, moi par terre. Je lui disais que l'ingalit des hommes tait source d'injustice. Il m'coutait mais ne me parlait pas. Jsus non plus ne disait rien. Il venait de temps en temps, les bras tendus, les yeux tristes. Mohammed, je ne voyais pas son visage, mais je sentais sa prsence toute de lumire. J'entendais une voix grave et lointaine rsonner dans ma tte comme si un vieux sage murmurait dans mon oreille. Elle invo quait la patience : 163
tre dans la souffrance, sache que la patience est une vertu de la foi, sache aussi que c'est un don de Dieu, rappelle-toi le prophte Ayoub, celui qui avait tout endur ; il est cit en exemple par Dieu. Il dit de lui qu'il est un tre de qualit. musulman, tu n'es pas oubli malgr les tnbres et les murs, sache que la patience est la voie et la cl de la dlivrance, enfin, tu sais bien que Dieu est avec les tres patients ! Aprs ces rves, j'tais serein. Ils me rassuraient. J'tais dans la voie de la vrit et de la justice. Je n'avais pas besoin de remplir mon cur d'espoir. Dieu ne m'avait pas abandonn. La mort pouvait venir; quant la souffrance, j'essayais de la considrer comme une affaire mineure, quelque chose dpasser. Inbranlable, puissante, telle tait ma foi. Elle tait iso le, je veux dire pure. Elle me donnait une force et une volont que je ne rclamais pas. Je ne parlais per sonne de mes rves des prophtes. Us m'appartenaient. En revanche, le fameux rve du mangeur de couscous m'inquitait : Nous sommes nombreux la sortie de la mosque. Nous avons faim et nos vtements sont des haillons. Il fait trs chaud. Nous n'osons pas entrer dans la mos que, parce que nous n'avons pas d'eau pour les ablu tions. Les gens passent et ne nous voient pas. Donc per sonne ne nous parle. L'un de nous se lve brusquement et s'en va en courant. Nous le suivons des yeux, mais nous sommes empchs de bouger par quelque chose d'invisible. Quelques instants aprs il revient, portant un grand plat de couscous aux sept lgumes, la viande de mouton. Il le pose. Nous, nous l'entourons et nous mangeons avec les mains. Lui, reste l'cart. Il est 164
debout. Il ne mange pas, ne parle pas. Il nous regarde et s'en va reculons. Ce rve avait fini par avoir un sens prcis : la mort de l'un d'entre nous. Mais je n'tais pas le seul faite des rves prmonitoires. Quand, le matin, je racontais le mien, d'autres aussi. Wakrine disait que c'tait mau vais signe de rver de mas : Il se trouve au bord de la route, ct d'un paysan qui fait griller des pis de mas. Il lui en donne un sans le faire payer, lui disant : "Tiens, mange, c'est bon pour la route." Au moment o il s'loigne, il rencontre quelqu'un de sa connaissance qui passe sans le saluer. Il sait que cette personne ne l'a pas reconnu. Les rves d'Abbass taient encore plus explicites : une fte, des rires, de la lumire, beaucoup de soleil, et, au milieu, une cage monumentale remplie de pigeons et de colombes. Une main blanche descend du ciel, passe entre les grilles et s'empare d'un pigeon. Elle dis parat ensuite dans les nuages. Les rves compars tournaient autour d'une unique prmonition. L'odeur de la mort faisait au mme moment son entre dans le bagne. Elle tournait, rdait autour de certaines cellules, jusqu' se fixer sur l'une d'elles. La nuit, les chouettes poussaient des cris funestes. Elles annonaient leur faon la disparition de quelqu'un. Les chants funbres duraient parfois une quinzaine de jours et s'arrtaient aprs l'enterrement. Nous tions tous attentifs aux messages des oiseaux. Seul Achar n'y comprenait rien, rlait et nous en vou lait d'tre en avance sur lui. Nous prvenions les gardes. Il fallait prparer le plastique et la chaux vive. Il fallait creuser la tombe. Gnralement ils rpugnaient ce genre de prparatifs. Ils disaient : Nous sommes des gardiens, pas des fossoyeurs ! 165
- Je n'y peux rien, leur disais-je. Nos rves sont for mels : une mort est annonce. Je ne sais pas lequel d'entre nous elle emportera. Moi, je suis prt, mais je ne la. sens pas encore. Si mes douleurs dans la colonne ver tbrale deviennent insupportables, vous pourrez me tuer, vous me librerez. - Tu rves ! Jamais nous ne te ferons ce plaisir ! Ici, c'est interdit de faire plaisir. C'est ainsi. Tu devrais le savoir, depuis le temps ! - Mais nous sommes dans la mme galre. - Non, tu te trompes. Nous, nous sommes des soldats loyaux et honntes. C'est un honneur que l'arme nous fait de nous avoir dsigns pour accomplir cette tche. - Nous sommes de la mme famille ! - Ah a, jamais ! Si tu continues de nous chercher, je te bute ! - Vas-y ! - Jamais ! Je riais et Achar s'nervait, parce qu'il se sentait exclu.
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L'hiver, les gardes devenaient fous, durant au moins une nuit. Nous dormions quand ils dbarquaient avec leurs torches allumes, leurs gourdins et leurs mitraillettes en bandoulire. Ils taient trs nerveux, dcids mettre fin un dsordre imaginaire. Vous allez arrter de faire du bruit, de grogner comme des sangliers, de rire comme des djinns. Vous cessez, sinon on lche les rats. Ils nous rveillaient en plein sommeil. On leur demandait de nous laisser en paix. On jurait que per sonne n'avait parl, ni ri, ni cri. En vain. Ils taient persuads que nous faisions la fte ou prparions la rvolution. Quand ils partaient, on ne pouvait pas s'em pcher d'clater de rire et de se dire : ils sont devenus fous. L, ils revenaient, plus nerveux qu'avant, frap paient sur les portes avec leurs gourdins. Le boucan tait assourdissant : Si vous tes habits par les djinns, si vous avez pactis avec le diable, nous saurons vous mater et vous casser en petits morceaux. Alors, vous arrtez votre cirque. Nous n'avions aucune envie de discuter avec eux, ni de leur dmontrer que le bagne n'tait pas habit par les djinns. mon avis, si les djinns existent, ils viteront ce trou o le mal a dj fait son travail. 167
D'autres nuits, on entendait des fusillades. On apprenait plus tard qu'ils avaient cru voir une ombre et avaient tir sur elle selon le rglement qui leur donnait ordre de tirer sur tout ce qui bouge. Ils fusillaient des fantmes, surtout les nuits de pleine lune, o leurs nerfs taient vif. Le lendemain, ils faisaient leur rapport au Kmandar, qui devait son tour rendre compte de l'incident l'tat-major, Rabat, Tirs d'erreur. Nervosit des gardes. Mauvaise influence de la pleine lune, etc. Cela nous amusait mais ne rendait pas notre? survie plus supportable. Achar tait content. Il disait : C'est bien. Nous ne sommes pas les seuls avoir des visions. Eux aussi sont en train de devenir dingues. C'est bon pour mon moral. Un jour, ils vinrent asperger le bagne d'un produit dsinfectant. Ils repassrent avec de l'encens dont l'effet espr serait de chasser les djinns. Je riais en douce. Ils disaient quelques formules du genre : Que Dieu nous prserve de ceux qui ont pactis avec Chatane, qui ont mang dans ses mains et qui portent le mal dans les yeux ! Que Dieu le Tout-Puissant mette fin aux travaux nfastes de Satan et de ses disciples. Qu'il nous donne la force et la clairvoyance pour lutter efficacement contre ses mfaits et qu'il nous permette de partir vite en permission pour oublier la folie qui nous menace dans cette terre dshrite jamais ! Je rcitai mon tour d'autres formules : J'en appelle Dieu pour nous prserver de Satan le Furieux.
Ils rptaient aprs moi, pendant que l'Ustad Gharbi rcitait le Coran. Cette lecture leur faisait peur. Ils quittaient le bagne en courant, sachant qu'ils taient 168
ridicules. J'appris plus tard que c'tait une initiative, la seule qu'ils prirent durant mes dix-huit ans d'enfer mement. Le Kmandar n'tait pas au courant. Il ne met tait jamais les pieds dans le bagne mais savait avec prci sion tout ce qui s'y passait. Au dbut, lorsque l'un d'entre nous tait trs malade, nous suppliions les gardes de prvenir le Kmandar. Quand ils avaient l'audace de rapporter, par exemple : Le numro 6 est gravement malade... , il hurlait : Ne venez jamais me dire qu'Untel est malade. Ne venez que pour m'annoncer sa mort, pour que ma comptabilit soit en rgle. C'est compris? Je ne veux jamais entendre le mot "malade". Allez, dgagez ! Ce Kmandar qui n'apparaissait jamais tait une nigme. Un jour Achar, pour faire l'intressant, prten dit l'avoir connu autrefois. Sans le contrarier, on dcida de le dcrire, ou du moins de dire comment on l'imagi nait: Il est petit de taille, trapu et moche. - Il a une moustache, a fait viril. - Il pue de la bouche. - Il est analphabte, ne sait lire et crire que des rap ports brefs et sans nuances. - Il est mince et sec, le visage burin, l'il profond et le regard froid. - Il a certainement un dfaut physique. - Il n'a pas de famille. - Il dort sans aucun problme. - Il est incorruptible. - Il est disciplin et ne mange pas les fruits de mer. - Il est obissant comme un chien dress pour tuer, gorger, boire le sang et manger le foie de ses victimes. - Il ne doute jamais. - Pour douter, il faut penser, or lui ne pense jamais ! - Il doit avoir une maladie incurable. - Oufkir doit tre son modle. 169
Achar intervint : Il est tout a plus quelque chose dont vous n'avez pas ide. Il est cannibale. Il aime manger de la chair humaine. Il est gourmand, il aime les jeunes garons. Si on Ta mut ici, c'est pour l'loigner de Rabat et aussi le punir. Mais pour lui, ce n'est pas une punition mais un honneur que de faire respecter les ordres de ses suprieurs. Il aime obir et il en fait toujours trop. Si tu le vois dans la rue, tu ne le remarqueras pas. - Tu as raison Achar, les monstres ne portent pas sur leur visage toutes les cruauts dont ils sont capables. Le Kmandar doit tre un bon soldat au service de l'arme et de ses chefs. J'apprendrai plus tard que ce Kmandar tait le pro duit brutal et cynique de l'arme franaise coloniale, celle de l'Indochine, celle qui avait servi au Maroc sous les ordres du gnral Boyer de La Tour, celui que les Berbres appelaient Moha ou La Tour , celui qui avait repr le jeune Oufkir, l'avait form et prsent au palais. Le Kmandar tait de la mme gnration qu'Oufkir. Lui aussi tait un lieutenant de l'arme franaise. Il tait mont en grade et avait intgr les Forces Armes Royales. Il tait instructeur l'Acadmie. Il n'avait pas t choisi par hasard pour diriger le bagne. Il avait rendu des services spciaux l'arme et la gendarme rie. C'tait une sorte de tueur froid qui ne parlait pas. Il existe des Kmandar partout dans le monde. Ce sont des hommes qui portent le visage d'homme mais dont le corps et l'esprit ont t soigneusement et mthodiquement vids de toute humanit. Ils sont spa rs de ce qu'il y avait d'humain en eux, comme d'autres dcident de perdre leur sang. Pas de scrupules. Pas de questions se poser. Le Kmandar tait dans son rle et le vivait avec un naturel et une simplicit effroyables. Il tait pleinement
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dans le rle de celui par qui la mort devait arriver avec une lenteur calcule et des souffrances doses. Il n'tait que a. Plein de cette mission et de cette volont qu'on lui avait inculque. Plein de pus inoculer, le ventre gonfl par une haine mcanique, l'il irrigu par le sang jaune de la soumission aux suprieurs. Le Kmandar se prenait pour le Kmandar, se cachait, jouait avec les nerfs des survivants, hurlait tout seul comme une hyne enrage. Cette brute tait elle seule un abme. Je ne pensais jamais lui.
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Si j'ai pu expulser ce personnage de mes penses, si j'ai pu lutter contre le dcouragement, si j'ai pu accep ter de me battre contre moi-mme et non plus contre le Kmandar et ses fantmes, il m'arrivait de me deman der quelle vitalit mon corps et mon esprit s'accro chaient. Ce ne fut pas la douleur qui dcida de la voie choi sie, ce fut moi, avant et au-del de toute douleur. Il me fallait vaincre mes doutes, mes faiblesses et surtout les illusions que tout tre humain nourrit. Comment ? En les laissant s'teindre en moi. Je ne me fiais plus ces images qui falsifiaient la ralit. La faiblesse, c'est prendre ses sentiments pour la ralit, c'est se rendre complice d'un mensonge parti de soi pour revenir soi et croire qu'il s'agit d'un pas en avant. Or, pour avancer dans ce dsert, il fallait s'affran chir de tout. Je compris que seule une pense qui arrive s'affranchir de tout nous introduit dans une paix sub tile que j'appellerai extase. Le numro 5, Abdelmalek, tait un brave type. Il ne se plaignait jamais. Achar le taquinait et tait jaloux de sa srnit : Abdelmalek, tu ne souffres jamais ? ! Tu veux nous faire croire que tu es un surhomme, comme mon voisin d'en face. Mais je pense que tu caches ton jeu. 173
Avec ton silence, tu nous trahis, tu sors du groupe. Ici, tout le monde est malade. Personne n'est en bonne sant. Il n'y aurait que toi pour ne pas subir ce que nous subissons ? Tu te fous de nous ! Au bout d'un moment, j'tais oblig d'intervenir : Achar, tais-toi. Fous-lui la paix. Respecte son choix. - Bien sr, tu es comme lui. Toi aussi, tu fais le fier, le Tarzan de la situation. Je connais ton jeu. Je ne suis pas bte. - Arrte, Achar, sinon on te mettra en quarantaine. - Non ! Pas a ! J'en crverais. Mais, s'il te plat, dis ton ami de me parler, juste un petit peu. - Je n'ai pas le lui demander. S'il a envie de te parler, il le fera. S'il se tait, c'est qu'il a ses raisons. - OK, je me tais ! a va... Je m'ennuie! Comment fais-tu pour ne pas t'ennuyer ? - Je pense, je prie, je rcite intrieurement des sourates du Coran, je cherche des histoires vous raconter. Voil tout ce que je fais. Aprs un moment de silence, il rappelle : Peux-tu m'aider rciter la sourate de la Vache ? - Pas maintenant C'est l'heure de la leon d'anglais. Cfest Fouad qui est notre professeur. Abdelmalek ne participait plus nos activits. Il tait absent. Je m'inquitais et n'osais pas le dranger. Les gardes constatrent qu'il ne mangeait plus les fculents mais gardait le pain. Il avait confectionn un sac avec l'une de ses deux couvertures 1936 et y avait amass le pain. Il le laissait devenir trs dur, en coupait des morceaux, les crasait avec le talon, les mouillait et les avalait C'tait son unique repas quotidien. Il mangeait ces miettes d'un pain rassis qui avait sjourn plusieurs jours au fond du sac. Il avait choisi sa faon de mourir et nous ne le savions pas. Quand je l'appelais, il me disait que tout 174
allait bien et que l dlivrance tait proche. Je m'amu sais et lui demandais s'il avait trouv le moyen de s'vader. Oui, mais cette fois-ci, ils ne me rattraperont pas. En effet, au dbut, il fut le seul avoir tent de s'chapper. C'tait un matin, au moment o les gardes ouvraient sa cellule pour y dposer le pain et le caf. Il tait sorti en les bousculant, renversant le bidon caf, profitant de la porte du bagne laisse entrouverte, et il s'tait enfui en courant. Us le poursuivirent en hurlant et arrivrent l'arrter au milieu de la cour. Ils le rou rent de coups en l'insultant : Salopard ! Tu as failli nous faire tuer ! Qu'est-ce qu'on t'a fait, pour que tu nous mettes dans cette situa tion ? On a eu de la chance. Les gardes en haut des miradors ont ordre de tirer sur tout ce qui bouge. Quand ils le ramenrent sa cellule, ils nous firent la leon : Essayez de sortir, et vous serez abattus, et nous avec ! L'chec de cette tentative mit fin toute volont de s'vader Abdelmalek ne s'en remit jamais. Il mourut dans d'atroces souffrances, qui durrent plusieurs jours. Aprs son vacuation par les gardes, je rcuprai ses habits, sa couverture et son sac, qui tait encore plein de pain. En l'ouvrant devant un garde qui m'clairait, je fus choqu : il y avait plus de cafards que de pain. Ils avaient pondu leurs ufs dans la mie de pain. Le pauvre Abdelmalek ne pouvait pas voir ce qu'il man geait. Il fut empoisonn par des milliers d'ufs de cafard. Achar fut impressionn par cette mort. Il regrettait d'avoir taquin Abdelmalek quelques semaines avant sa fin.
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Karim, notre horloge parlante, notre calendrier, notre repre dans les tnbres, tait de plus en plus fati gu. Il donnait Tanne et le mois, mais pas le jour et l'heure. La machine se drglait, la mmoire s'usait. Je connaissais l'heure approximativement et, sans en par ler personne, je pris la relve. Cela faisait treize ans que nous tions dans ce bagne. Plus de la moiti d'entre nous taient morts. Les gardes ne changeaient pas. Ils taient affects notre service vie. Les oiseaux tait souvent l. Certains chantaient, d'autres nous renseignaient sur les mouve ments de la cour ou sur l'tat du ciel. Une certaine routine s'tait installe en enfer. Les gardes taient souvent de mauvaise humeur. Certains parmi eux se plaignaient de la solitude. Je remarquai que le sergent M'Fadel, le gardien le plus grad, s'arr tait de temps en temps devant la cellule ma gauche, celle de Wakrine, et parlait ce dernier en berbre. Ils changeaient des banalits. Un jour, MTadel se mit parler voix basse. Ils chuchotaient. Je ne dis rien, mais j'en conclus qu'ils taient du mme bled. J'ap prendrai plus tard qu'ils taient non seulement cousins par alliance, mais que leurs familles taient lies par une sorte de pacte appel tata chez les Berbres. Je n'ai jamais su l'origine de ce mot. Les anciens d'Indo chine l'utilisaient la caserne pour dsigner une hutte
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ronde o Ton enfermait les soldats pour quelques heures d'arrts de rigueur. Mais l, il signifie tout autre chose : pour des raisons complexes, une famille donne fait allgeance une autre famille ou tribu. Elle se met sous sa protection, voire sous sa bndiction. Les liens deviennent forts et surtout sacrs. On doit assistance morale, aide matrielle et solidarit sans faille aux membres de la famille reconnue tre tata . Je ne sais pas comment ils se reconnaissent entre eux. Wakrine et M'Fadel mirent des annes pour dcouvrir qu'ils taient soumis aux liens tata . Au bout de quelques semaines, Wakrine frappa deux coups sur le mur mitoyen de ma cellule. Il me dit : Peux-tu crire une lettre ma femme ? Je fus tonn. Une lettre? Mais tu as ce qu'il faut, du papier et un crayon ? - J'aurai bientt ce qu'il faut. Je crois qu'il y a une possibilit de faire parvenir une lettre ma femme. Ce n'est pas encore trs sr. - Comment obtiendras-tu du papier et un crayon ? Tu sais bien que ce sont des objets trs prcieux et qu'ils sont absolument interdits dans le trou. - coute, je t'expliquerai. Pour le moment, dis-moi si tu es d'accord pour me rendre ce service. Tu sais bien que j'ai oubli l'alphabet. Je ne sais plus lire. C'est ma maladie. Toi, tu as gard ta tte intacte. Je n'ai plus souvenir des mots. - Bien sr. Mais fais trs attention. - videmment. M'Fadel est mon cousin ; en vrit, pas tout fait. Ma femme est la cousine de la sienne. Je crois savoir qu'il existe une sorte de pacte entre nos deux familles. Je t'expliquerai un jour quel genre de pacte. Il n'a pas le droit de parler, mais je pense qu'il va accepter de sortir ma lettre. Pour cela, il faudra attendre une per178
mission et surtout que le garde qui fouille les permission naires change, Ce fut ainsi qu'au bout de trois mois d'attente, de conciliabules et de risques, Wakrine profita de la porte ouverte de sa cellule pour venir glisser sous la mienne une petite feuille de papier et un bout de crayon. Je pas sai la main et les rcuprai discrtement. J'tais fou de joie, trs excit, et je m'efforais de ne pas le montrer. Je saisis le crayon et le portai mes lvres. Oui, j'ai embrass ce bout de bois avec une mine l'intrieur. Ensuite, je pris dlicatement la feuille. Elle tait rche, mais qu'importait la qualit de ce morceau de papier qui signifiait dj pour moi une mince lueur dans notre obscurit. J'crivais d'abord dans ma tte. Par quoi commen cer? Faut-il employer des symboles ou dire brutalement les faits ? Je raturais mentalement. Je recommenais. Wakrine me pressait : Dis ma femme que je suis vivant et qu'elle donne des mdicaments M'Fadel. - Oui, mais il faut en profiter pour alerter les autres familles sur notre sort... - Je te fais confiance. Mais n'oublie pas que M'Fadel risque beaucoup ! cris des choses banales. > Ce fut ainsi qu'aprs quatre jours de rflexion je d coupai le papier en deux et j'crivis deux phrases :
Je vais bien. Nous sommes Tazmamart. Pas de lumire. Donne M'Fadel des mdicaments contre la douleur. Wakrine.
partir de ce moment-l, et grce ce petit bout de papier, notre survie allait connatre des bouleversements. Moi, je ne voulais crire personne, puisque j'avais, ds le dpart, dcid que je n'avais ni fiance ni famille. 179
Cela allait prendre cinq ans, cinq annes de doute o l'espoir pointait de nouveau, ce qui ne cadrait pas avec mes.principes. Il fallait absolument s'en mfier, et survivre dans cet enfer en luttant contre la mort avec les moyens dont je disposais, c'est--dire la volont et la spiritualit. M'Fadel porta le bout de papier la femme de Wakrine sans rien lui dire. Ne sachant pas lire, elle le montra la mre d'une pharmacienne dont le frre avait disparu. Ce fut ainsi que le petit frre du numro 18, Omar, qui faisait ses tudes en France, fut alert. M'Fadel reut de la part de la pharmacienne des mdicaments, surtout des antalgiques et des antiinflammatoires, accompagns d'une bonne somme d'argent. Je compris tout de suite que M'Fadel, mme s'il avait agi par solidarit tribale, avait t soudoy, quand, quelques mois aprs, il vint trouver Wakrine et lui demanda s'il avait besoin de mdicaments. La corruption fait des miracles, mme en enfer ! Pour la premire fois, je lui trouvais des vertus ! Dire que la corruption allait contribuer sauver quelques vies ! D'autres petits bouts de papier sortirent du bagne, et M'Fadel s'enrichissait. Le frre d'Omar contacta Christine, une femme exceptionnelle, une militante pour les droits de l'homme, une rsistante, une passionaria, qui allait consacrer des annes de sa vie faire connatre le bagne o nous tions et lutter pour notre libration. Elle ne nous connaissait pas et s'occupait de notre sort, comme si nous tions tous ses frres. Elle remua ciel et terre pour porter la connaissance du monde notre enfermement comme elle s'tait mobilise pour son mari, emprisonn pour ses ides Kenitra. Curieusement, le Kmandar ne fit pas irruption dans notre btiment pour enquter sur les origines de la fuite. Il devait 180
probablement souponner les gens du bagne A, o le rgime tait un peu moins dur. Mais au fond, les autori ts ne devaient pas tre gnes par la circulation de ces informations. Au contraire, elles avaient intrt les laisser diffuser pour instaurer la peur et une forme dguise de terreur. Peut-tre mme que MTadel avait t dsign pour organiser ces premires fuites. Sinon, pourquoi sa compassion avait-elle attendu quinze ans avant de s'exprimer ? partir du moment o la presse parla de Tazmamart, MTadel prit peur. Il devint mchant et vita de nous parler. Quand il passait devant la porte de Wakrine, il crachait et balbutiait une insulte en berbre. Personne ne pouvait rien contre l'information qui circulait l'extrieur. J'appris plus tard que Christine avait contact Amnesty International et des journalistes influents. Notre sort ne dpendait plus du seul Kmandar, mais aussi de l'opinion internationale. Pendant ce temps-l, comme si l'espoir d'une lib ration avait provoqu une chose paradoxale, les hommes mouraient.
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Aujourd'hui encore, j'ai honte de ce qui s'est pass la nuit du 23 avril 1987. Je n'tais plus matre de moimme. mon tour je me laissais aller la mauvaise humeur, la colre et la crise de nerfs. Depuis deux jours, je ne faisais plus la prire. Je n'avais plus envie de mditer ni de m'vader sur le chemin de la pierre noire. J'avais moi aussi mes faiblesses, que j'avais essay de dissimuler ou mme de dpasser. J'avais russi, j'tais presque parvenu supporter la souffrance physique, celle qui me tordait la colonne vertbrale et dformait mes mains. Je n'avais plus envie de me rveiller chaque matin en me disant que les rideaux avaient t tirs pour toujours et que l'toffe tait du ciment qui avait pris des plis, de me lever la tte bais se en tant dans les dispositions de celui qui n'attend rien et de m'habituer ce rien qui suintait des pierres malgr les lettres que j'crivais pour Wakrine. Peut-tre tais-je contamin par l'espoir qui rdait autour de Wakrine et de quelques autres ? Pour la pre mire fois, j'imaginais ma libration. Je repensais au soleil. Je revoyais les lumires de mon enfance. Les souvenirs, avec lesquels j'avais rompu, resurgissaient. Je voyais ma mre, toute de blanc vtue, ouvrir les bras et m'enlacer longuement. Elle pleurait, et moi aussi. Tout ce que j'avais construit durant une quinzaine d'annes se dtruisait lentement. Il fallait ragir, 183
reprendre ma gymnastique intellectuelle pour retrouver ma place. Ce fut ce moment-l que Lhoucine, qui avait t mon voisin de cellule les deux premires annes la prison de Kenitra, eut le malheur de me provoquer. Pourquoi avait-il choisi cette nuit-l, la nuit du doute et de la fragilit, pour me faire mal ? fils de bouffon, tu n'es qu'un btard, tu n'es pas le fils de ton pre, car si ton pre tait rellement ton pre, t'aurait-il reni publiquement, t'aurait-il abandonn l'enfer en rclamant encore plus de svrit ton gard ? Dis, btard ! Je n'aurais jamais d lui rpondre et me laisser entraner dans une bagarre o tous les coups (verbaux) taient permis. Il avait voulu me blesser, me toucher l o je pourrais avoir mal. Mme si j'avais russi ne pas en vouloir mon pre, l'oublier et survivre comme si j'tais orphelin de pre, je me trouvai cette nuit-l dans une grande faiblesse. J'tais redevenu comme les autres, vulnrable, fatigu et bris. Moi aussi, je voulais le blesser. Je me souvins que, lorsque nous tions Kenitra, il avait t hospitalis pour alerte cardiaque. Le mdecin l'avait gard en observation et le prit en sympathie, au point de lui offrir la possibilit de revoir sa femme. l'poque, nous n'tions pas encore au secret. Nous purgions nos dix ans de prison et nous tions traits comme des dtenus ordinaires. Il reut la visite de son pouse et ilsfirentl'amour. Il me l'avait racont des dizaines de fois et avouait mme qu'il se masturbait en y repensant. De cette visite naquit un enfant. Il apprit la nouvelle la veille de notre transfert Tazmamart. Il sautait de joie. J'avais vite calcul que la naissance avait eu lieu neuf mois et dix jours aprs la visite la prison. Je n'avais rien dit et je pensais que l'enfant tait n avant l'annonce qui lui avait t faite. N'empche, j'eus recours ce doute pour rpondre son agression en cette nuit o je n'tais plus moi-mme :
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OK, je suis un btard si a te fait plaisir ! Et toi, fils de bonne famille, ton pre est rellement ton pre, je n'en doute pas. Mais es-tu sr que tu es le pre de ton fils ? Rappelle-toi, ta femme a accouch aprs neuf mois et dix jours ! Ton fils n'est pas un prmatur ! Fait par qui? Quelqu'un est pass aprs toi. Je suis dsol Lhoucine, mais il ne fallait pas me chercher... - Salaud ! Tu sais bien que ma femme est une fille de famille, qu'elle m'aime par-dessus tout. Pourquoi inventes-tu cette histoire? - Je n'invente rien. C'est toi qui m'as tout racont. Souviens-toi, tu avais mme mis un doute, et puis tu as chass cette ide d'un revers de la main en voulant appeler ton fils "Mabrouk" ! - Ton pre est un proxnte ! - Je m'en fous. Toi, tu es une serpillire. A l'cole, le capitaine te mprisait et tu ne disais rien. - J'obissais aux ordres ! - Comment un aspirant accepte-t-il de faire les courses de la femme de son capitaine? C'est le travail d'un simple soldat. T'as aucune dignit ! - Et toi t'es un pauvre type ! Ton pre tait intervenu pour que tu accdes au grade de lieutenant. Mais t'es rest aspirant, car t'es pas capable... - Je m'en fous des grades. Demande-toi pourquoi le gentil mdecin a autoris ta femme te rendre visite. Pour tes beaux yeux, peut-tre ? - Ma femme est srieuse, tu verras, elle m'attendra ma sortie. Toi, t'auras personne la sortie ! T'es un fils de rien, un enfant de nulle part, fils de l'adultre... - Cocu ! - Vendu ! - Pourri! -Pd! - Jaloux ! - ne! 185
- Masturbateur ! - Fils du pch ! Nous continumes changer des insultes toute la nuit. Ce fut lui qui craqua le premier et se mit pleurer. J'avais envie de chialer moi aussi, tellement j'avais honte de moi, tellement j'tais fatigu, et indign par le mal que j'avais pu faire au pauvre Lhoucine. Je me sen tais coupable parce qu'il tait beaucoup plus fragile que moi. J'avais beau m'excuser, lui dire des choses rassu rantes, allant jusqu' lui mentir et jurer que ma sur cadette tait ne avec trois semaines de retard... il n'y avait rien faire, Lhoucine tait dfinitivement bris. Mes insultes l'avaient achev. Quant celles qu'il avait profres, elles ne m'atteignirent pas vraiment. Je repensais mon pre et ce qu'il avait fait. Je l'imagi nais de nouveau aux pieds du roi, se dbarrassant du fils indigne qui l'avait trahi et avait rendu difficiles ses relations avec le souverain. Lhoucine dlirait. Durant des mois, il ne parla plus personne, il appelait Mabrouka, sa femme, jour et nuit. Lorsque nous rci tions le Coran, il nonnait, afin d'empcher l'harmonie de la lecture. Il tait devenu insupportable et se laissait lentement mourir. Quand M'Fadel apporta des mdica ments, je le suppliai de me laisser passer quelques heures avec Lhoucine, dans sa cellule. Nous tions au mois de mai. Je le pris dans mes bras et lui donnai de l'aspirine. Il tait trs maigre. Il pleurait. Je te demande pardon. Tu sais que ce n'tait pas moi qui te parlais, la nuit du 23 avril 1987 ; c'tait le diable, il s'tait empar de moi, de mes mauvaises pen ses, de ma voix, il cherchait te faire mal. Moi-mme, j'ai souffert et je souffre encore. Nous allons tous sortir, tiens bon, ta femme et ton fils t'attendent, il ne faut pas les dcevoir. Tiens, prends ces mdicaments, il faut que 186
tu te nourrisses. Rappelle-toi, Lhoucine, notre amiti l'cole, notre solidarit Kenitra et ici mme, nous sommes embarqus sur le mme bateau. Il faut tenir; s'il te plat, ne t'en va pas, je ne supporterais pas que tu nous lches, c'est primordial, nous sommes presque arrivs, tu vois ce que je vois? Dis-moi, s'il te plat, ouvre les yeux, ouvre tes sens, ta mre, ta femme et ton fils t'apportent un bol d'encens, ils se prparent t'accueillir. Ils ont blanchi la maison. Tout le monde t'at tend. Dis-moi, je voudrais t'accompagner, aller avec toi cette fte, tu m'invites, n'est-ce pas ? Aprs, nous irons ensemble La Mecque, je te jure que je t'emm nerai avec moi, tu n'auras qu' dire oui, je t'invite, nous prendrons l'avion et nous nous arrterons au Caire, nous irons visiter les pyramides, je t'emmnerai au caf o va Naguib Mahfouz, on fera des photos avec lui, on fera ensuite le plerinage dans de bonnes condi tions. Plus de fatigue, plus de privations. Tiens bon. Il essuya pniblement ses larmes puis russit pro noncer ces mots : C'est vrai, mon fils ne peut pas tre n de moi. J'en ai la certitude. T'as raison. Mais non, non et non ! C'tait juste pour te bles ser. Je ne le pensais pas. Lhoucine, je t'en prie, je t'en supplie, pardonne-moi. J'ai invent cette histoire pour rpondre ta provocation. Ton fils est bien ton fils. Il t'attend. Ne le dois pas. Il faut sortir d'ici et, tu ver ras, tu n'y penseras plus. Je me mis pleurer. Lhoucine rendit l'me entre mes bras. Je le serrais de plus en plus contre moi, et je rci tais le Coran. L'Ustad comprit que Lhoucine tait mort et m'accompagna de sa voix forte dans cette lecture.
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Il m'arrivait, moi aussi, de penser comme le person nage de Camus que si Von m*avait enferm,,, non.., fait vivre dans un tronc d'arbre sec,... un arbre cente naire, celui o habite Moha..., sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tte Je m'y serais peu peu habitu... j'aurais assist au bal let que les moineaux... non... il s'agit d'oiseaux, de nuages et de cravates... Je confonds tout. Mais je sais que ma fleur du ciel ne peut tre que Tebebt, mon oiseau d'enfance, l'arbre sec c'est un bloc de pierre humide, une tonne de ciment et de sable pour faire oublier le ciel. Plus que jamais, je sentis que le retour la foi tait ncessaire. Aprs les prires, je mditais. J'tais trs affect par la mort de Lhoucine. Je rvais de lui, je le voyais dans une prairie, heureux, entour de plusieurs enfants, sa femme ses cts. Il mangeait des pommes rouges. En me rveillant, je me demandai ce que cela voulait dire. Un mort heureux, ce ne pouvait tre que moi mortifi par la culpabilit au point de donner ma vie pour que Lhoucine me pardonne. Je m'en remis mes anges gardiens, que j'avais dcid d'appeler Ali et Alili. force de prires, je les faisais venir et m'entre tenais avec eux : Si vous tes l, c'est que Dieu ne veut pas m'abandonner. Tant que vous serez prsents, je saurai que je 189
ne suis pas vaincu. Ils taient l, silencieux. J'invo quais Allah et Mohammed. Je citais tous les noms d'Allah que je connaissais. Je les rptais en insistant sur le Clment, le Misricordieux, le Savant et le TrsGrand. Je parlais voix basse. Achar n'aimait pas m'entendre murmurer. Il pensait que je complotais contre lui. Il me demandait ce que je disais, m'inter rompait dans mes invocations. Je haussais la voix pour lui faire comprendre qu'il me drangeait. Il se mettait lui aussi faire des prires mais, n'en connaissant pas bien le texte, il s'arrtait et rclamait de l'aide. Heureu sement, FUstad intervenait et rectifiait ce qu'il rcitait. J'tais plong dans mes prires quand M'Fadel cogna contre la porte de ma cellule avec son gourdin. Ce n'tait pas l'heure de manger. Il ouvrit et me jeta une bote de mdicaments. Elle contenait deux pla quettes. Il ouvrit la porte d'Achar et lui dit : Voici une plaquette contre la douleur. Souvienstoi, je suis en train de te sauver la vie. Achar, envieux : Pourquoi tu en as donn l'autre ? - Parce qu'il le mrite, imbcile !' - Oui, mais moi, je te les avais demands il y a long temps. - Qu'importe? Si tu rles encore, je te les enlverai, - Non, non, je faisais juste une remarque. Ce fut ce jour-l que j'eus envie de tabasser Achar. Les gardes avaient ouvert toutes les cellules et nous avaient donn quelques minutes pour nous voir malgr l'obscurit. La porte d'entre laissait passer un mince filet de lumire. Pour une raison inconnue, Achar se jeta sur Wakrine et le roua de coups en l'insultant : Fils de pute, tu crois t'en tirer comme a, je te cr verai, je te crverai ! Nous essaymes tous de les sparer. Sans mme poser de questions, M'Fadel enferma Achar dans sa 190
cellule. Durant deux mois, tous les vendredis, M'Fadel nous laissait une petite demi-heure dans le couloir mais il n'ouvrait pas la cellule d'Achar. Alors, il n'y eut plus d'incident. Un jour, il me dit, avec la voix d'un homme sou mis : Dis, tu m'emmneras La Mecque? J'ai tant de pchs laver, me faire pardonner. Je peux compter sur toi ? Dis, s'il te plat, ne me refuse pas cette faveur, je suis si mauvais, jaloux et ignorant. - Je te connais, si on sort, la premire chose que tu feras, ce sera d'aller chez les putes. Alors arrte de rpandre les effluves de ton ignorance dans ce trou noir, arrte de blasphmer. - C'est vrai, ce que tu dis.,Tu me connais bien. Je suis sr que ma femme m'attend. En sortant, elle aura une vieille peau. Je te le dis tout net : si je sors vivant, et je sortirai de l, j'pouserai une jeunette de mon vil lage. - C'est a, une fille innocente qui sera plus jeune que ton plus jeune enfant ! - Et alors? C'est la vie! - Achar, je ne veux plus discuter avec toi, tu me dgotes. Devoir supporter quelqu'un comme Achar tait pui sant. Son intervention avait perturb l'exercice de mdi tation. Les anges ne rpondaient plus mon appel. Je ne sentais plus leur prsence. Avec le temps, l'usure phy sique et mentale s'installait; avec toutes ces preuves, ma capacit de concentration s'tait beaucoup amoin drie. J'avais de plus en plus de mal retrouver mon uni vers spirituel. Ce n'tait pas la volont qui manquait, mais j'tais fatigu. Aujourd'hui encore, je subis les squelles de cette usure. J'ai du mal lire et crire. Je ne peux pas me concentrer plus de quelques minutes. 191
Ne plus en vouloir Achar, ni personne. Je ne me focalisais plus sur Achar et je passais aux autres. Mon pre arrivait en tte. Je le voyais dans une djellaba en soie, parfum comme une femme, l'air jovial, les joues roses, rases de prs, l'embonpoint consquent, la dmarche dlicate, la dmarche de celui qui est toujours prt faire la rvrence au roi, les yeux baisss et le verbe alerte, profitant d'un moment prcis pour lancer un petit commentaire astucieux qui provoquerait un sourire, ou mieux encore un rire du patron. Je le voyais et je souriais. Comment en vouloir un bouffon la cour et dans la vie ? Un pre qui ne se souvenait mme pas qu'il avait une famille ! Ce n'tait pas un clown. Il n'y avait rien de tragique chez lui. Il tait l'insouciance satisfaite, la passion pour la cour et les princes. Je le voyais et je le laissais passer comme une ombre dans ma vie. Il aurait t plus facile de le har, d'avoir du ressentiment et de cultiver un besoin de vengeance. Mais cette facilit tait pige : on commence par s'ouvrir la haine, et puis elle vous empoisonne le sang et vous en crevez. Aprs mon pre, je voyais des silhouettes, les fantmes de ceux qui nous entranrent dans ce mauvais coup. Ils n'taient pas tous morts. Il restait quelques officiers qui avaient russi sauver leur tte en jouant la carte de l'ambigut. Je ne leur en voulais pas non plus. C'taient de parfaits salauds. Je n'avais pas d'ennemis. Je n'alimentais plus mes mauvais penchants. Je compris combien il tait fatigant de passer mon temps dcouper en morceaux ceux qui m'avaient fait tant de mal. J'avais dcid de ne pas m'en occuper. Je m'en tais ainsi dbarrass, ce qui revenait les tuer sans se salir les mains ni ressasser l'infini le dsir de leur rendre le malheur dans lequel ils m'avaient jet. 192
Il fallait surmonter cette ide de vengeance dfiniti vement. tre au-del. Ne plus donner prise ses tour ments. Car la vengeance sentait fortement la mort et ne rglait aucun problme. J'avais beau chercher, je ne trouvais personne dtester. C'tait de nouveau le signe d'un tat que j'aimais par-dessus tout : j'tais un homme libre.
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Au-del de l'hypothse des fuites organises par les autorits pour des raisons politiques, je ne cessais de m poser la question : Pourquoi M'Fadel, le chef des gardes, le plus g, le plus cynique, acceptait-il de por ter des messages l'extrieur, risquant sa vie et celle de ses subordonns? L'apptit du gain, la rapacit. Il gagnait beaucoup d'argent en rendant ces services Wakrine. Nous n'avions plus rien perdre. Cela faisait plus de dix-sept ans que nous tions dans ce mouroir, surveills par les mmes gardes. Il se crait des habi tudes. La routine s'tait installe. Seule la mort venait de temps en temps rompre ce rythme de survie. M'Fa del en profitait. Nous, nous passions par Wakrine pour transmettre le maximum d'informations l'extrieur. Nous ne prenions pas beaucoup de prcautions. Nous n'avions pas d'chos de ce qui se passait dehors. Le principal, c'tait d'obtenir quelques mdicaments. Mal gr tout, notre devenir ne pouvait pas avoir de sens. Il existait par dfaut, se confondant pour certains avec une longue agonie, prenant pour d'autres les aspects d'une vie fige dans des petits riens o le fait d'avaler n'importe quel mdicament tait le principal vne ment de l'anne. Nous comptions sur le hasard pour voir un miracle se produire dans ce trou, o nous tions de moins en moins nombreux. Nous n'avions plus de calendrier. Notre horloge parlante rendit l'me sans 195
crier gare. Abdelkrim, qu'on appelait Karim, mourut en silence, de faiblesse et de malnutrition. Il avait perdu l'apptit. Mauvais signe. C'tait le dbut de la fin. Bien avant la dgradation de son tat, il m'avait demand de prendre le relais. Ce que j'avais fait, beaucoup moins bien que lui. Moi aussi, j'tais mal en point. Il m'arrivait de confondre les jours. Je fus aid par Fellah, le numro 14, un adjudant entr malade et toujours en mauvaise sant. Nous nous partagions la tche : lui comptait les heures, moi les jours et les mois. Fellah tait un homme discret, petit, sec, maigre, et il souffrait d'un poison qu'une femme lui aurait fait avaler. Il disait: Je suis meouakal, elle m'a fait manger un gteau au miel o son grand sorcier avait dpos le poison le plus subtil : il ne tue pas mais donne toutes les maladies. - T'es sr que tu n'es pas malade cause de notre enfermement? - Ici, les maladies se sont dveloppes tranquillement. Je pisse du sang, parfois il y a du pus. Cela fait dixsept ans que ma verge n'a pas servi ! Alors comment expliques-tu a? Fellah tait devenu pour moi un laboratoire : attaqu de partout, son corps rsistait, Il me demandait des mdicaments. Lesquels ? - N'importe quel mdicament ferait l'affaire. J'ai mal partout. Wakrine lui en passait. Il les avalait d'un coup. Quand nous tions Kenitra et que nous avions le droit d'aller l'infirmerie de la prison, il demandait du Valium. Il en prenait tellement que j'avais cru qu'il cherchait se donner la mort. Pas du tout. Il tait dj ensorcel par la femme et il luttait par le Valium. En arrivant Tazmamart, il fut priv de ses tranquillisants. 196
Je pensais qu'il allait faire une crise. Il s'adapta, et mme s'il souffrait, il n'en parlait pas. Pour lui, l'en fermement qu'il subissait faisait partie du plan sorcel lerie . Cette femme, me disait-il, avait jur de me faire payer. Elle a russi. Mfie-toi des femmes de Kh'nifra ! Ce sont les plus cruelles. Elle voulait que je l'pouse. Tu t'imagines? Une pute m'a choisi pour que je devienne son mari ! L'erreur, c'est que j'allais souvent la voir, presque chaque permission. J'avais mes habi tudes. J'arrivais en dbut de soire, elle s'isolait avec moi, me prparait du th, ensuite elle sortait une bou teille de whisky et on buvait. On faisait l'amour avant le dner. Pendant que je mangeais, elle s'clipsait. Je n'avais pas prt attention ce dtail. On refaisait l'amour plusieurs fois dans la nuit. Quand je sortais l'argent pour la payer, elle se mettait en colre et me donnait des coups de pied. Un jour elle me dit qu'elle ne voyait plus d'hommes, que j'tais son homme. Elle m'avait choisi, lu. Elle avait quitt la grande maison o elle vivait avec d'autres putains et s'tait range dans une petite habitation. Il tait hors de question que j'pouse une pute : tu te rends compte, la honte, la dcadence ! J'aurais d disparatre. Mais je n'eus pas cette chance. Je n'avais pas cet instinct-l. De toute faon, j'tais dj habit, elle m'avait bourr de pro duits provoquant des maladies. J'avais vu un sorcier El Hajeb. Ce fut lui qui me donna ces informations. Pour gurir, il fallait consulter plusieurs mdecins, en plus du travail du sorcier charg d'annuler ce que l'autre avait prescrit. Seul un sorcier peut dnouer le sort qu'un autre sorcier a mis. Je n'eus pas le temps. Nous quittmes Ahermemou pour les manuvres, et nous voil ici. Je rectifiai : Tu veux dire le coup d'tat ? 197
- Quel coup d'tat? Nous sommes sortis tt le matin pour aller Bouzneka faire des manuvres... - Mais tu sais pourquoi nous sommes ici ? - Oui, nous avons tous t ensorcels. - Mais Fellah, tu plaisantes ? - Moi? Jamais ! Une des choses que j'ai perdues, c'est la possibilit de plaisanter et de rire. Depuis qu'elle m'a fait avaler ces substances, je ne peux plus lire. M'astu dj vu en train de rire ? - Non, c'est vrai. De toute faon, qui a envie de rire dans ce trou ? Je compris que Fellah tait trs atteint, La syphilis rend fou. Il n'avait pas perdu la mmoire mais ne savait pas ce qui lui arrivait vraiment. Du coup, je ne me fiais plus son horloge, et je me mis compter les heures. Sa folie n'tait pas vidente. Il parlait avec cohrence, et, au dtour d'une phrase, il disait quelque chose d'incomprhensible : Je me souviens bien de Khdeja. Elle m'obsde, disait-il. Elle avait des seins normes. J'aime a. Elle avait des yeux trs noirs et on voyait deux fossettes sur ses joues quand elleriait.Et puis le cheval monta sur le minaret. Il pissa sur les gens qui passaient par l. Oui, le gnral a puni lefiguier.Il lui a pris toutes ses figues et les a donnes Khdeja. D'ailleurs, le gnral est le pre de sa premire fille, celle qui m'ouvrait la porte pour partir aux manuvres. Je me souviens bien de ce matin o le chien de la voisine mordit le mollet du Nadir des Habouss. Il pleurait et moi je riais. Khdeja me donnait manger et fumer. J'ai d fumer des herbes venues d'Inde ou de Chine. C'tait trs fort. Je ne savais pas o j'tais, ni ce que je faisais. C'est a, la sorcellerie. Je ne suis pas fou. Dis, tu vas pas croire que je suis fou. Je suis malade. J'ai toutes les maladies, mais je serai guri la fin des manuvres. Ici, c'est bien, ce qu'on fait. On apprend rsister au froid, la 198
chaleur, aux scorpions et aux cafards. Mais si le gnral me donnait des mdicaments, ce serait bien. Il parat qu'il nous observe avec des jumelles japonaises. Il voit dans le noir. Il donne des notes chacun. Moi je ne serai pas bien not, parce que Khdeja a refus de coucher avec lui. Il se vengera. Un gnral, c'est important. Il peut tout faire. Personne ne lui dit non, sauf Khdeja. J'aime bien ce temprament, mme si elle m'a fait du mal. Quand nous sortirons, j'irai la voir et lui dirai deux choses : 1. bravo d'avoir refus de coucher avec le gnral ; 2. ce n'est pas bien ce que tu m'as fait ! Je suis sr qu'elle regrettera, parce que mon sexe est abm. Il ne sert plus rien. Quand je pisse, je souffre terriblement. Je lui dirai tout a. Mais, dis-moi, toi qui connais tant de choses : c'est quand, la fin des manuvres ? - Bientt, Fellah, trs bientt. - Tu m'accompagneras Kh'nifra voir la belle Khdeja? - Bien sr. J'irai avec toi. Je lui dirai que ce n'est pas bien ce qu'elle t'a fait. - Toi, t'es mon ami. Dis-moi, quelle heure est-il ? - Mais c'est toi qui tiens l'horloge ! - A h bon, j'ai oubli! Mais de quelle horloge parles-tu ? - Celle du bagne. - Ah, tu veux parler de l'horloge de notre caserne ! a fait longtemps qu'elle est en panne. Il faut que je la rpare. Dans ma vie civile, j'tais horloger. Mon pre tait horloger aussi. Je suis entr dans l'arme pour rparer les montres des gnraux. Tb as remarqu que les gnraux sont toujours en retard ? C'est parce qu'ils portent des montres avec plein d'or. L'or ne s'entend pas avec le temps. Il vaut mieux avoir une montre en simple mtal. L, la prcision est garantie. Mon pre m'a appris a, il y a longtemps. Dans l'arme, on m'a 199
affect aux services gnraux, alors que je voulais m'occuper du temps. J'avais insist, ils ne m'ont pas pris au srieux. Dis, j'ai bien fait de ne pas pouser Khdeja? - Oui, Fellah, t'as bien fait. - Quand on part en manuvre, on ne peut pas laisser une femme derrire soi, surtout une femme comme Khdeja. On risque d'tre bless. Je crois que j'ai t bless. J'ai d recevoir une balle au ventre ou dans les parties. - C'est possible. Tu sais, on tirait avec des balles relles. - Ah, a, je m'en souviens. La veille, le commandant nous a dit en riant : "Manuvres balles relles !" Il l'a rpt, puis on a tous ri. Mais tu te souviens du mdecin franais qui est arriv au cercle des officiers, et il a dit en plaisantant: "Vous prparez un coup d'tat?" Et le capitaine lui a dit : "Non, des manuvres importantes." - Oui, je m'en souviens bien. Tu vois qu'il n'y a pas que moi qui ai parl de coup d'tat. - Oui, mais on ne l'a pas fait. On n'a pas les couilles pour a. Question couilles, je suis foutu. Les miennes ne servent plus rien. Khdeja les a mordues, elle a aval tout mon souffle, mon me, ma vie. - Quand on sortira d'ici, quand les manuvres seront termines, on ira voir Haj Brahim, le fqih le plus capable, pour annuler les effets de la sorcellerie et le mauvais sort. Tu verras, Fellah, tout se retournera contre Khdeja. Elle perdra la raison son tour. - Ah oui, mon ami, il faut lui faire avaler la cervelle de l'hyne. Je connais un vieux Sahraoui qui en vend Marrakech. Si je la nique, elle sera malade toute sa vie. - Mais elle transmettra le mal tous ceux qui la niqueront aprs toi. Ce n'est pas juste. Faut pas faire a. - T'as raison. J'ai envie de poisson.
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Fellah passa la nuit rclamer du poisson. Il criait des gros mots en arabe puis en franais. Il connaissait un nombre impressionnant de mots qui mlaient sexe et religion. La nuit mme, j'entendis le chant funbre de la chouette. Je me disais : l'heure de la dlivrance de Fellah est arrive. Non, ce fut Abdallah, lieutenant et instructeur comme moi, qui mourut aprs une diarrhe de plusieurs semaines. Il n'en parlait pas. Il s'tait vid jour aprs jour. Il faisait sous lui. Les puanteurs ne nous renseignaient plus sur les maladies qui habitaient dfinitivement avec nous. La mort a une odeur. Un mlange d'eau saumtre, de vinaigre et de pus. C'est sec et tranchant. Le cri de la chouette tait toujours accompagn de cette odeur trs particulire. On savait d'instinct. On n'avait pas besoin de vrifier. Le matin quand les gardes apportaient le pain et le caf, on leur disait : Il y a peut-tre un mort. Vrifiez. Fellah n'arrivait plus pisser. Il mourut aprs des souffrances atroces. Il ne parlait plus, nonnait, bredouillait, criait, tapait des pieds sur la porte, puis, au bout de la nuit, on n'entendit plus aucun son. Curieusement, la chouette n'avait pas prvu sa mort. Il n'y eut pas de chant lugubre.
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Au temps de l'insouciance, je me faisais une haute ide de moi. Je brlais les tapes. La vie tait pour moi une belle vidence. Le bonheur aussi. Je m'tais tromp. On ne peut avoir une haute ide de soi que dans le regard des autres. Pour cela, il fallait traverser plusieurs dserts et plusieurs nuits. Je m'tais rsign vivre l'preuve sans jamais me plaindre. Je ne m'en prenais qu' moi-mme dans le silence, entre deux prires. Je priais Dieu sans penser ce qui pour rait arriver ni ce que ces prires me donneraient. Je n'en attendais rien. Grce la prire, j'tais en train d'accder au meilleur de moi-mme avec la modestie de celui qui se dtache petit petit de son corps, s'en loignant pour ne pas tre l'esclave de ses souffrances, de ses apptits et de ses dlires. J'accomplissais ces gestes de gratuit absolue, prenant le contre-pied de ceux qui entretenaient une comptabilit bien tudie avec Dieu et ses prophtes. Croire en Dieu, clbrer sa misricorde, dire son nom, glorifier sa spiritualit, tout cela tait pour moi une ncessit naturelle dont je n'es prais rien, strictement rien. J'tais arriv un tat de renoncement et de dpouillement intrieur qui me pro curait un rconfort trs apprciable. J'tais devenu un autre, moi qui soutenais autrefois que jamais un tre ne change; j'tais confront un autre moi, libr de toutes les entraves de la vie superficielle, n'ayant aucun
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besoin, ne rclamant aucune indulgence. J'tais nu, et c'tait l ma victoire. Depuis le dcs de Lhoucine, depuis les changes cruels et blessants que nous avions eus, j'avais compris qu'il fallait me ressaisir, reprendre le chemin infini de la pense haute, invoquer l'Esprit le plus mystrieux, le plus secret, qui devait se trouver dans un univers dont je possdais les cls et les signes. La pierre noire, le cur de l'univers, la mmoire de la grce, la splendeur de la foi, le dsintressement absolu, tels taient les signes qui me guidaient. Je devrais ajouter la prsence intermittente des anges gardiens, de Tebebt, et hlas aussi de la chouette annonciatrice du malheur imminent. Je priais voix basse, je me laissais emporter par une musique intrieure propre la situation dans laquelle je me trouvais. Je n'entendais plus ce qui se disait autour de moi. Mes douleurs dans le dos et la colonne vertbrale creusaient leur sillon. Comme j'avais commenc perdre mes capacits de concentration, je prenais les mdicaments que M'Fadel me donnait de temps en temps. J'arrivais, grce aux prires et la rcitation de pomes soufis, attnuer l'intensit de la douleur et mme, parfois, m'extraire de ce corps tout meurtri, dform mais rsistant. Vers la fin, mon corps ne m'obissait plus. C'tait lui qui me quittait. Alors je m'endormais recroquevill sur moi-mme, comme un chat. Je le retenais. Je m'accrochais la terre pour l'empcher de m'abandonner totalement. Je ne pensais plus. Je n'imaginais plus rien. J'tais vide, devenu une aberration dans ce trou qui avait dj englouti quinze compagnons sur vingt-trois. Tout a une limite. Ma tte ne suivait plus ou presque plus. Cela faisait presque dix-huit ans que je ne m'tais pas regard dans un miroir. qui ou quoi ressem204
blais-je? Quand j'arrivais lever le bras, je passais la main lentement sur mon visage. Comme un aveugle, mes doigts me renseignaient. J'avais les joues creuses, les pommettes dures et saillantes, les yeux perdus au fond de trous. J'avais maigri. Ce besoin de regarder son image dans une glace, de rectifier un dtail ou simplement de se reconnatre, d'avoir confirmation qu'il s'agit bien de la mme per sonne, cette habitude perdue et oublie ne m'intressait plus. quoi bon se voir ? Il parat qu'il faut s'aimer un peu pour aimer les autres. Mais moi, je n'avais per sonne aimer ou dtester. Un jour, l'Ustad, profitant d'une petite lueur dans le couloir, me demanda si son visage tait toujours sa place. Je ne comprenais pas ce qu'il me disait. Je veux dire, si mon visage n'est pas l'envers, si ma nuque n'est pas la place de la pomme d'Adam ?... - Tu peux vrifier en passant ta main sur ton visage. -Non, je ne peux pas. Ma main ne sent plus rien. Il avait perdu le sens du toucher, ce qui ne l'emp chait pas de souffrir. Il me dit : Je souffre intrieurement. J'ai de l'angoisse qui m'oppresse le cur et la poitrine. Je commence avoir des doutes. Je lis le Livre saint, j'invoque Dieu et notre Prophte, que le salut de Dieu soit sur lui, et puis je me retrouve au mme point, seul et abandonn. Je plonge dans l'ocan du Livre, un ocan sans rivages, je roule sur moi-mme et je manque de mourir touff par des torrents de mots qui ne s'accordent plus entre eux. J'ai mal dans les tripes, j'ai mal la tte, et je ne sais que faire. Je t'en parle aujourd'hui parce que je ne vois pas l'issue. Je vais mourir sans avoir revu le soleil ni la lumire. Peut-tre que, l-bas, l'enfer sera moins cruel que ce qu'on nous fait subir ici. Je crois que Dieu me pardonnera. Dieu est justice. Dieu est bont. Dieu est
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misricorde. Dieu est clment. J'ai hte qu'il me rappelle lui. "Et c'est Lui que vous serez reconduits,'* Je suis g, je n'ai presque pas vcu. Tel est mon destin. Je sens que mon heure va arriver. S'il te plat, ne les laisse pas me couvrir de chaux vive. Je compte sur toi pour que je parte chez Dieu propre, dans un linceul blanc, et que la prire soit dite sur mon corps. Je vais lire pour ne plus avoir mal la poitrine. J'ai comme une barre de fer qui pse une tonne, l, sur la cage thoracique. Il tait entr dans ce qu'on appelle sukrat almaouty le vertige, ou plutt l'ivresse, de l'agonisant. C'est le propre des gens de grande pit. Son cur lcha quelques instants aprs. Nous tions encore dans le couloir. Les gardes ne bougrent pas, L'Ustad tomba. Je le pris dans mes bras. Il eut le temps de lever l'index droit et de dire la profession de foi. Je lui tenais la main et je rptais aprs lui les mots que tout musulman doit prononcer en quittant ce bas monde. M'Fadel nous autorisa enterrer Ustad Gharbi dans des conditions correctes. Nous n'tions plus nombreux. Un des gardes m'apporta un drap blanc pour en faire un linceul. Ce fut l'unique enterrement qui eut lieu dans les formes. Ce jour-l, le ciel tait gris et la lumire douce. Nous restmes un moment autour de la tombe en train de lire le Coran. Un des gardes essuya une larme. Nous tions tous mus. La voix de l'Ustad nous manquait. Je jetai ses haillons prs de la tombe. Au moment de faire demi-tour pour revenir au trou, Wakrine me dit de regarder gauche. Ce que je vis ne m'branla pas mais paniqua les survivants : sept tombes taient creuses dans la cour. Nous tions sept. Elles nous taient destines. De l'autre ct, une dizaine de tombes ouvertes. Ce devait tre pour les dtenus de l'autre btiment. 206
Le soir, la discussion tourna autour de cette sinistre dcouverte. Le plus terrifi, Wakrine, ne cessait de rpter qu'il allait se battre, que jamais il n'irait au poteau d'excution sans lutter. Nous tions d'accord, mais moi, j'tais persuad que ces tombes ne nous concernaient pas. Une intuition. Comment convaincre les autres ? Je n'avais mme pas envie d'essayer. Une balle dans la nuque. C'tait son obsession. Il disait cette phrase sur tous les tons, en franais, en arabe, en tamazight : Une baaaalle dans laaa nuuuque. Kartassafelkfa. Tadouat aguenso takoja'at. Kartassa dans takoja'at. Kartassa, une balle, tadouat, kartassa, tadouat, une balle, kartassa, la nuque, la nuque, kartassa,.. Je n'en pouvais plus d'entendre ces mots. Nous tions tous fatigus, dprims et trs affects par la mort de l'Ustad. Je me calmai et russis ne plus l'entendre. Le matin, j'entendis mon Tebebt chanter de manire brve et saccade. Il me renseignait sur des mouve ments dans la cour, M'Fadel vint juste aprs et me demanda comment s'tait passe la nuit. Je fus tonn. Jamais aucun des gardes ne s'tait souci de nos nuits ni de nos jours. Il posa la mme question Wakrine. Ce fut Achar qui rpondit : Il nous a empchs de dormir. Il a dlir toute la nuit. Il ne faut pas le rveiller, il pourrait reprendre sa litanie : balle dans la nuque, kartassa... M'Fadel le fit taire, puis il ouvrit la porte de Wakrine qui s'tait recroquevill au fond de la cellule. Apeur, il s'accrocha la jambe droite du garde : Dis, tu ne vas pas faire a? Pas toi, tu ne me tueras pas, dis, mon ami, mon cousin, ce n'est pas pour nous, les tombes, tu ne vas pas me mettre une balle dans la
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nuque. Non, pas toi. On se connat assez. a fait presque vingt ans qu'on se connat. Dis au type derrire toi de s'en aller, dis-lui que c'est toi qui commandes ici, s'il te plat, expulse-le, il me menace avec un pistoletmitrailleur. Celui-l, je ne l'ai jamais vu ; d'o vient-il ? Qui l'a envoy? C'est notre exterminateur; pourquoi est-il en civil ? C'est un policier, un agent de la police politique? Fais quelque chose M'FadeL Un type comme lui est dangereux. S'il nous tue, il te tuera aussi, parce que tu sais plein de choses. - Arrte, Wakrine ! hurla M'Fadel. Je suis seul. Il n'y a personne derrire moi. 1\i dlires ! Personne n'est venu pour te tuer. C'est moi, ton ami, qui suis l, et je te demande ce que tu souhaites manger aujourd'hui. Veuxtu de la viande ou du poisson ? - Ah, j'avais raison! C'est le dernier repas du condamn mort. Il faut mourir l'estomac plein, en bonne sant, c'est a, on fait attention avant de t'envoyer dans l'au-del. Attention, les gars, je ne suis pas fou. Ce n'est pas normal qu'on nous change notre menu ternel et qu'on nous demande si gentiment notre avis ! Qu'en penses-tu, toi, l'intello ? - Moi, je pense que ce n'est pas normal non plus. S'ils amliorent notre bouffe, c'est qu'ils prparent quelque chose. Quoi ? Je n'en sais rien. - Oh, moi, je sais. C'est tout de mme curieux : les tombes frachement creuses, l'enterrement de notre compagnon l'Ustad selon les bonnes rgles musulmanes, et puis l'amlioration de la bouffe. Il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire. - coute, Wakrine, calme-toi et arrte de crier. Je suis sr que M'Fadel ne sait pas lui-mme ce qu'on nous rserve. Alors, arrte, fais tes prires et attends. M'Fadel ferma les portes et s'en alla sans dire un mot. Je repensais l'Ustad et au vide immense qu'il lais208
sait. Sa voix grave et lumineuse rsonnait encore dans ma tte. Il n'avait pas peur de la mort et ne se rvoltait jamais contre notre condition. Il disait tre dans une pure servitude Dieu , tre l pour prier, pas pour juger les hommes. Il m'avait dit un jour que l'homme a plus de noblesse mort que vivant, car en retournant la terre il devient terre, et rien n'est plus noble que la terre qui nous ensevelit, qui nous ferme les yeux et qui fleu rit dans une belle ternit.
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Nous tions en juin 1991. Nous n'avions aucune nouvelle du pays et du monde extrieur. Je calculais le temps pass entre la premire lettre sortie du bagne et la lgre amlioration de la bouffe. J'tablissais un lien entre ces deux faits, sans penser l'espoir et encore moins une quelconque victoire. Cinq annes de messages, de bouteilles la mer. Comment aurais-je pu savoir tout ce que faisaient madame Christine, mon frre qui vivait en France, la pharmacienne, sur d'Omar, la femme de Wakrine, et bien d'autres personnes qui alertaient le monde sur notre enfer tenu durant une quinzaine d'annes au secret? Wakrine s'tait calm. En revanche, deux autres compagnons, le numro 1, Mohammed, et le 17, Icho, un Berbre de Tagounite, taient en train de mourir d'une longue maladie qui les faisait tousser jusqu' s'touffer. Ils avaient besoin d'un traitement prcis. Nous autres, nous prenions tous les mdicaments, sachant qu'ils ne nous feraient que du bien, tant donn notre tat gnral. M'Fadel, qui les entendait tousser, me dit que peut-tre nous aurions bientt la visite de mdecins. Quand je lui demandai : Pour qui ces tombes ? - Est-ce que je sais ? Ne me pose plus ce genre de
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questions. En dix-huit ans, tu as appris que je ne suis qu'un gardien d'une prison trs spciale. On se connat assez pour ne pas jouer au plus malin. - OK. Mais va voir comment se porte Wakrine. Il m'inquite. Il parla avec lui en berbre. Wakrine chanta une berceuse de son pays, et nous retrouvmes notre survie routinire. Je repensais au miroir et mon visage qui n'avait plus d'expression, ou plutt qui tait fig dans la mme mimique, celle de l'homme contrari, mais qui ne se posait pas la question de savoir pourquoi il n'avait plus de visage. J'avais beau le toucher, j'tais convaincu qu'on me l'avait vol. Celui que je portais n'tait pas le mien, ce n'tait pas celui que ma mre caressait. D'ailleurs, si par miracle je rencontrais ma mre, elle ne me reconnatrait pas, elle mettrait du temps avant de venir vers moi et m'enlacer, comme elle faisait aprs mon retour de voyage. L aussi, j'tais en voyage, je faisais le tour du monde sous terre, je parcourais la plante, les mers et les montagnes, courb, dans une cellule en forme de tombe pose sur des roulettes et pousse par un commandant ivre. D'tranges animaux rencontrs dans ce parcours tentaient de mordre le commandant et de me librer. J'ai vu un mort ricanant dans un cercueil port par des nains; en essayant de se redresser, il perdit les moitis de dattes poses la place des yeux. C'tait un mort dfinitivement aveugle. J'ai vu une cigogne malade se coucher au milieu de la route et lever l'aile pour arrter le vent. Sur la courbe du temps la foudre m'a jet et j'ai roul sur moi-mme comme une boule de foin. Je ne voyais plus le commandant ivre mais une guenon qui me souriait. O tais-je ? Pourquoi cette impression de me cogner le front contre une vitre immense ? Je cherchais une ombre o me cacher, moi qui tais priv de
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lumire. Mais l'ombre tait celle d'un chne et j'tais libre de jouer avec l'herbe, de me tourner les pouces et de capturer quelques papillons. Les nains lchrent le mort qui n'tait pas mort et vinrent m'attacher les pieds et les mains. Ils ne dirent rien, l'un d'eux me souriait. Ils avaient tous le visage de M'Fadel. Je riais et me recroquevillais au fond de ma cellule. En me rveillant le matin, j'avais la tte lgre. J'tais aussi gai que si je rentrais d'un beau voyage. J'tais devenu le gardien du silence, refusant de ngocier avec la longue nuit de l'espoir. Il fallait vivre cette nuit sans esquiver les trappes, sans s'accrocher aux pierres et sans manger la terre humide pleine de vers. Je sus qu'on pouvait s'habituer tout, mme vivre sans visage, sans sexe et sans espoir. Je ne cherchais pas savoir comment les autres se dbrouillaient avec leur sexe, moi j'avais rgl le problme au troisime jour de mon arrive au trou. Comme j'avais dcid que je n'avais plus de famille, plus de fiance, plus de pass, je ne pensais plus au monde extrieur, et par consquent je m'interdisais tout dsir ou toute voca tion ; je n'utilisais mon pnis que pour uriner. Le reste du temps, il tait froid, ramen sa plus simple forme, et je ne faisais mme pas de rves erotiques. Il ne pro testait pas, ne bougeait pas et me laissait en paix. Je n'y pensais plus du tout ; lorsque le pauvre Ruchdi se plai gnait, disant qu'il tait devenu impuissant, je lui parlais d'autre chose. Je n'avais pas peur d'affronter la ques tion de la sexualit dans le bagne, mais c'tait l'affaire intime de chacun. La lutte contre l'invasion de la vie, contre la visite par la pense d'lments du monde extrieur, devait tre de tous les instants. Il ne fallait rien laisser passer, rien ne devait filtrer de ce que nous avions laiss derrire nous, ni les rves ni les projets, ni
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les parfums de rose, ni l'odeur de femme. La lutte, c'tait d'lever et de renforcer ce barrage, mme si les murs qui nous emprisonnaient semblaient tre recou verts d'une matire spciale les rendant absolument et dfinitivement et anches. Ce fut pour cela que nous n'insistmes plus pour sortir enterrer nos morts. Au dbut, nous prenions une provision de lumire, une petite part du ciel, un bout de vie, mme s'il tait froiss par la prsence de la brutalit militaire. C'tait l'poque o la lutte n'tait pas radicale. Le jour de l'en terrement de Lhoucine, je me surpris fermer souvent les yeux. Le ciel, mme gris, me faisait mal. La lumire ne m'intressait plus. Je pensais que ma victoire devait commencer dans le bagne, sinon j'allais dprir comme la plupart des compagnons et mourir sans avoir com battu. Les tombes creuses ne faisaient plus peur Wakrine. Ce fut lui qui me rveilla un matin, tout content d'avoir trouv une explication : Tu sais, ils les ont creuses pour nous faire peur. N'as-tu pas remarqu qu'aprs des annes d'interdic tion ils n'ont pas hsit nous autoriser enterrer Lhoucine? Ils savaient que l'un d'entre nous allait mourir. Alors ils ont creus ces tombes pour nous pani quer. Tu sais, c'est comme lorsqu'on simule une ex cution. J'avais vu a dans un film amricain. On bande les yeux du condamn, on fait venir des soldats, on donne l'ordre de tirer, ils tirent, et le condamn chie de peur. Les balles taient blanc. Alors ce sont des tombes blanc ! Mais nous, nous savons que nous n'irons pas coucher dans ces trous creuss dans la cour. De toute faon, la cour de la caserne n'est pas un cime tire. Tu vois, j'ai compris leur mange, je ne suis pas idiot, toi non plus tu n'es pas idiot, t'es de mon avis ? - Bien sr, je suis d'accord avec toi. Ce sont des tombes pour faire semblant. Parce que si les ordres de
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Rabat sont "Liquidez-les !", ils ne vont pas se fatiguer nous enterrer chacun dans une tombe. Ils nous jetteront dans une fosse commune, ni vu ni connu ! - Tu as raison. Que fait-on aujourd'hui ? - Nous allons prier pour que nos compagnons Mohammed et Icho ne souffrent pas. Ils moururent en silence, une semaine d'intervalle.
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Je ne savais plus quel pote avait dit : La mort n'arrte pas la vie. Mais cette ide m'obsdait et je ne savais pas comment la dvelopper et la transmettre aux quelques compagnons qui restaient, en cet t 1991. Nous n'tions plus que cinq survivants du bagne B : Achar, Abbass, Omar, Wakrine et moi. La mort tait encore dans les parages. Elle se dpchait mme de finir le travail. Je sentais que quelque chose allait se passer. Wakrine me dit qu'on avait distribu des rasoirs et de la mousse raser aux survivants du bagne A. M'Fadel le lui aurait rapport. C'tait plausible. On avait souvent moins maltrait ceux du bagne A. Peuttre parce qu'il y avait l-bas deux ou trois officiers importants. De toute faon, je m'en moquais et refusais d'en discuter avec les compagnons. Mais c'tait peut-tre un signe. Quelque chose se tramait. Nos messages de dtresse avaient d arriver bon port, entre les bonnes mains. Peut-tre que la presse trangre parlait de nous, que les autorits de Rabat subissaient des pressions de la part d'hommes politiques importants, que des intellectuels s'taient mobiliss pour obtenir notre libration, peut-tre mme que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir taient intervenus pour nous et qu'une ptition circulait dans les rdactions des grands journaux. Comment le savoir ? Nous tions sans nouvelles du monde et le monde se soucierait probable217
ment un jour de notre sort. Je ne pouvais pas savoir l'poque que Sartre et Beauvoir taient morts. Pour moi, le monde continuait vivre dans une petite ter nit immuable. On allait peut-tre nous raser, nous laver, nous habiller de neuf, et mme nous changer de bagne, pour nous prsenter Amnesty International ? On nous installerait dans une prison propre, avec des cellules meubles de lits, de tables de chevet, de lampes lectriques, de couvertures neuves, et on nous donnerait manger du poulet grill, de l'agneau, et mme du merlan... Dbut juillet, nous emes droit de la viande. Pour la premire fois en dix-huit ans, on nous servit de la viande de chameau, avec des pommes de terre et des petits pois. Les rations taient copieuses, mais a puait, J'avais oubli l'odeur de la viande. Elle ne me man quait pas. Quand j'tais petit, je mangeais chez mon grand-pre de la viande hache de chameau. Elle avait une odeur particulire, forte. Elle m'curait. Mfiant, prudent, je ne mangeai que les lgumes et le pain tremp dans la sauce. Le malheureux Abbass se prcipita sur cette nourriture, avala la viande grasse sans la mcher et eut une indigestion, qui lui donna une forte fivre. Au lieu de jener, il se nourrit le lendemain des fculents et des ptes. Il passa toute une semaine vomir, la fivre ne tomba pas. Il mourut la fin du mois de juillet. Achar, qui avait mang la viande, ne souffrit d'aucun mal. Il tait toujours fort et gros. Wakrine me dit que la viande tait avarie et qu'on cherchait nous empoisonner. Omar avait suivi mon conseil et n'y tou cha pas. L'estomac n'tait plus capable de digrer un aliment qu'il ne connaissait plus. Aprs la mort d'Abbass, ils ne servirent plus de viande, mais ils varirent les lgumes, et, au lieu des ptes du soir, nous avions du riz avec de la sauce tomate. 218
Depuis presque un mois, mon petit moineau, mon Tebebt, ma Lfqra chantait un chant mlodieux, joli et triste la fois, un chant qui me laissait pressentir qu'un dpart allait avoir lieu, le sien, le mien, le ntre, je ne savais pas. Je lui donnais du riz. Lui aussi eut droit un menu amlior. La chouette ne venait plus. Le bagne s'tait vid de la majorit de ses occupants. Quelque chose devait advenir. Chacun de nous quatre spculait dans son coin. Je tenais l'horloge. Omar tait confiant, convaincu que les messages avaient eu de l'effet. Wakrine fut repris par l'angoisse de l'inconnu. Achar formait des projets pour sa sortie, et moi j'es sayais de ne pas penser l'avenir. La nuit, je faisais des rves o je ratais ma libration. Tout le monde quittait le bagne et on m'oubliait. Je dormais et personne ne pensait me rveiller. Ou bien le Kmandar nous faisait appeler, prononait un discours, et, au moment de nous rendre notre libert, il me retenait en disant : Toi, tu restes. Ton pre est intervenu pour que tu ne sois pas libr. Tu resteras seul dans le bagne jusqu' ta mort. L je me rveillais tout tremp, maudissant la nuit et le sommeil qui avaient engendr ce rve. Le lendemain, je rcitais le discours du Kmandar, dont je n'avais oubli aucun mot : Balkoum ! Garde vous ! Raha ! Repos ! Je suis votre commandant. Je m'appelle Debbah, l'gorgeur. Je n'ai jamais eu de sentiments, ni bons ni mauvais. Je suis au service de ma patrie, de Dieu et de mon roi. Vous tiez vingt-trois en arrivant dans cette prison, vous n'tes plus que quatre. Comme vous le constatez, ma mission n'est pas russie cent pour cent. Dieu m'est tmoin, j'ai fait mon devoir avec discipline, int grit et rigueur. Mais voil, vous tes l; la preuve que tout est entre les mains de Dieu. Pour vous, c'est fini, ou presque. Vous tes gracis, c'est tout. Il n'y a pas d'occasion pour a. Ce n'est ni la ft de l'indpen219
dance, ni le Mouloud, ni l'Ad Kbir. Vous retournez votre cellule. On vous donnera des chevaux et vous vous en irez. Garde vous ! Rompez ! C'tait ce moment-l qu'il m'appelait pour me dire que je n'tais pas graci. Achar pensait que ce rve lui tait destin. Il me dit : En fait, tu ne veux pas nous voir sortir. Si j'interprte ton rve, c'est que tu veux que nous, nous restions l, et toi tu te tires parce que ton pre est intervenu pour te librer. C'est ainsi que je comprends ce rve. On m'a toujours dit qu'un rve rvle le contraire de ce qui se passe. a ne m'tonne pas, goste, fils de bourgeois ! Il ne fallait surtout pas ragir. Mon rve tait simple : mon pre, aprs dix-huit ans, se sentait coupable. Avec l'ge, la peur remplace la foi, ou bien la foi dissimule la peur. Mon pre devait avoir peur de Dieu. Il savait qu'il avait mal agi mon gard par gosme, par lchet, et aussi par besoin de plaire son roi. Je lisais seul le Coran. Wakrine se plaignait de douleurs dans les articulations. Il avait de plus en plus de mal bouger. Omar comptait l'infini. Quant Achar, il rvait haute voix de ce qu'il allait faire en sortant : Moi, c'est pas compliqu, j'ai toujours t direct et simple. En sortant, je vends la maison et j'achte une picerie fine Marrakech. Je vendrai des choses importes d'Europe. Je me remarierai, comme je vous l'ai dj annonc, et je referai ma vie. Si ma femme et mes enfants se sont dbrouills vingt ans sans moi, ils peuvent continuer vivre comme avant. Je les ai oublis. H le fallait. Le temps, c'est le temps. Il efface et loigne des yeux et du cur les choses qui taient importantes. Le premier jour, j'irai manger dans un vrai restaurant. Je me solerai, j'irai pisser dans les cimetires. Ah! j'arrte, car je ne sais pas si je tiendrai le coup jusqu' la sortie !
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Il n'avait pas de doute et aucun scrupule. Mes rves taient chaotiques. Mes doutes taient partout. J'tais aguerri et je ne nourrissais aucune illusion. Achar ne m'nervait plus. La manie qu'avait Omar de coller aux chiffres ne me gnait pas. Cette nuit-l, je livrai mon dernier combat. Il avait dur des heures. Les griffes de la mort tiraient sur mon cur pour l'arracher et moi je tirais dans l'autre sens pour retenir la vie, pour la garder. Il n'tait pas ques tion qu'aprs dix-huit ans je laisse la mort prendre l'avantage dans mon combat. Je savais que j'allais gagner. Je transpirais. Je voyais le visage contrari de la mort serrer les dents et cracher sa colre. Ne pas cder. Ne pas douter. Aprs un ultime bras de fer o mes efforts furent trs intenses malgr mon tat gnral dsastreux, je sentis les griffes lcher. Je reus comme un coup de poing en pleine poitrine, puis je tombai, extnu mais avec un sentiment de paix et mme de bien-tre que je n'oublierai jamais. J'tais seul avec mes douleurs, seul avec mes penses, seul avec mon corps tellement dtrior que la science n'en voudrait pas pour ses expriences. J'tais seul et las. Je sentais mes vertbres tasses les unes sur les autres, mes doigts rigides, mon paule dforme, mon dos bossu, mon ventre creux et mes penses ficeles, arrtes dans un espace neutre, ni blanc ni noir, arrives au bout de quelque chose, dans la vie on dirait au bout du rouleau. Mais ici j'avais du mal imaginer quoi ressemblerait notre rouleau. Il serait du genre compresseur, lamineur. Le jour o je leur avais racont le film de Bunuel L'Ange exterminateur, mes compagnons poussrent des cris d'effroi. J'avais marocanis le scnario et je leur avais dit que le fameux dner se passait dans une superbe villa dans le quartier riche d'Anfa Casa blanca. Nous tions l, par hasard, invits pour mettre 221
la table et assurer la scurit des officiers et de leurs pouses. Nous tions dans le jardin sous une tente pen dant que la haute bourgeoisie marocaine, hommes d'af faires, responsables politiques, femmes du monde, se gavaient de toutes les nourritures imaginables. Et puis, au douzime coup de minuit, la vitre invisible descen dait du ciel, les enfermant, les laissant se battre entre eux pour quitter cette maison de malheur, maison de verre et destin cruel pour des gens qui ne savaient plus qui ils taient ni avec qui ils vivaient. Nous les obser vions en buvant de la bire. Ils nous voyaient rire, pes taient et appelaient au secours. Nous ne pouvions rien pour eux. La glace tait d'une matire incassable. C'tait la volont divine, justice immanente rendue par Dieu, et nous, ravis et inquiets, ne savions pas com ment ce drame allait se terminer. Une petite guerre civile se droulait devant nous. Ils s'arrachaient les yeux, se battaient avec les couteaux et fourchettes du dner raffin. Il y avait du sang, des larmes, des femmes aux robes dchires, leurs seins tombants, leurs fesses dgages, et leurs hommes se mordaient les uns les autres, devenus cannibales, monstrueux, rendus leur vraie nature. Puis vinrent les agneaux de l'Atlas, qui entourrent la maison et se mirent brouter le gazon. La femme du colonel dansait, ivre, pendant qu'une bourgeoise se faisait arracher sa ceinture en or et ses colliers de diamants. Comment ne pas rire, face ce spectacle hideux? Derrire cette tente s'taient runis tous les domestiques qui avaient quitt la maison sans donner de raison. Ils disaient que Dieu rendait justice, que c'tait le jour du Jugement dernier. Quand les vitres se levrent, au petit matin, que les invits ajust rent leurs tenues, nous emes la bont de nous en aller et de ne pas assister leur dchance jusqu'au bout. Pourquoi ce film m'obsdait-il? Pourquoi l'avoir marocanis au point d'y avoir cru? Une belle histoire,
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un miracle d'intelligence. Voil ce dont nous man quions le plus : l'intelligence. la fin de mon rcit, j'avais demand pardon Bunuel pour avoir plaqu sur son film une ralit de mon pays. Comme d'habitude, Achar n'avait pas compris la mtaphore de la vitre invisible, ni de l'aboulie qui s'tait empare de ce beau monde. Il avait protest et rclam des explications logiques. Je pensais ce film, en cette journe o le courage et la volont manquaient, et j'imaginais le Kmandar dbarquer dans notre bagne, ouvrir lui-mme les cel lules et nous dire : Allez, foutez le camp ! Vous tes libres. Nous nous avancerions vers la sortie, et l une toile d'araigne invisible aurait t tisse par le diable ou par le planton du Kmandar, qui nous empcherait de pas ser. Nous ferions demi-tour devant le Kmandar bahi. L'il plein de haine, il claterait de rire et nous laisse rait seuls avec notre malheur, sans mme fermer les portes des cellules.
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Comment raliser que nous tions en train de vivre les derniers mois de notre calvaire? M'Fadel, qui avait chang d'attitude, venait parler avec moi dans le cou loir. Il tenait des propos tranges. Je l'coutais, hochais la tte de temps en temps et pensais autre chose : Tu sais, toi, je t'aime bien. Tu ne vas pas me croire, mais si vous quittez ce lieu, toi en particulier, tu me manqueras. Que veux-tu, je ne suis qu'un tre humain. Je me suis habitu vous. Je reconnais que c'tait trs dur. En fait, au dbut, je ne donnais pas cher de votre peau. Je me disais, on se disait tous, que vous ne tien driez pas un an. tonnant, l'tre humain ! H a des rserves de volont insouponnes. Il rsiste, malgr toutes les difficults. Je sais, ce ne fut pas le cas de tous. Mais te rends-tu compte, si tu sors, tu seras un miracul. Tu sais, on prenait mme des paris sur les morts venir. Vous avez fait quelque chose d'intolrable et vous avez pay. C'est la rgle du jeu. Imagine que le coup d'tat ait russi, nous serions aujourd'hui collgues dans la mme caserne. Je serais mme ton subordonn. cinquantehuit ans, je ne suis qu'un adjudant. Toi, tu serais mainte nant commandant ou colonel. La vie est bizarre. Tiens, je t'ai achet des vitamines, prends-les, a ne te fera pas de mal. Je suis entr dans une pharmacie et j'ai demand des vitamines. Une jeune femme m'a donn cette bote, il parat qu'elle contient toutes les vitamines.
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- Et moi, je crve ? hurla Achar. M'Fadel l'avait oubli. Toi, tu ne crveras jamais, avec ton bide de sanglier... - Mais j'ai mal, j'ai mal partout. S'il te plat, donnemoi des mdicaments. . M'Fadel le laissa rler et s'en alla en fermant les cellules. Je connus cet instant un moment de grande paix. Plus rien ne pouvait m'arriver. Sortir. Rester. Survivre. Mourir. Cela m'tait gal. Tant que j'avais la force de prier et d'tre en communion avec l'tre suprieur, j'tais sauv. J'tais enfin arriv au seuil de l'ternit, l o la haine des hommes, leur mesquinerie et leurs bassesses n'avaient jamais accs. J'tais ainsi parvenu, ou je croyais l'tre, une solitude sublime, celle qui m'levait au-dessus des tnbres et m'loignait de ceux qui s'acharnaient sur des tres sans dfense. Plus rien ne gmissait en moi. Les membres de mon corps avaient t rduits au silence, une forme d'immobilisme qui n'tait pas tout fait du repos ni la mort. J'avais atteint la limite de la rsistance. Mon corps ne m'obissait dj plus. Ma tte enflait force de ressasser les mmes prires, les mmes images. Et pourtant, je savais que la lumire allait nous inonder. Je m'y prparais en fermant les yeux et en imaginant ces retrouvailles. J'acceptais de cder un peu au mensonge. Je n'tais pas un hros, mais un homme qui dix-huit annes de calvaire n'avaient pas russi retirer son humanit, c'est--dire ses faiblesses, ses sentiments et sa capacit affronter les prodiges des volcans qu'il avait longtemps renis. Ma forteresse se fissurait. J'entendais les voix de ceux qui nous avaient quitts. Tout se mlangeait dans ma tte que je n'arrivais plus tenir dans mes mains. Vaincue par la douleur, ma solitude ne me protgeait plus. Je n'tais plus seul face la foi. Il y 226
avait des intrus dans la demeure intrieure. J'tais envahi de maux. Je refusais de prononcer le mot ago nie . Je lui prfrais dmence. a sonnait mieux. Je montais sur le D majuscule et je tendais les bras comme pour plonger dans l'eau bleue d'une piscine. Je m'accrochais au m qui tait lastique. Je tombais puis remontais. J'attrapais le c , j'en faisais un cro chet et je m'y collais comme un noy une boue. Mais ce qui m'arrivait ne correspondait pas au sens qu'on donne gnralement ce mot. Sauv par la dmence de la nature, par la folie de mon imagination. Dmence ! Dmence ! Je chantais. Heureusement j'tais le seul m'entendre, ma voix ne ressemblait plus rien. D'autres mots venaient mon secours. J'tais dans un ocan de mots, un dictionnaire fluctuant de pages volantes. Le mot le plus confortable, c'tait astro labe . J'aimais sa sonorit, le chant que je devinais. Bien sr, cela n'avait rien voir avec l'instrument qui dtermine la hauteur des astres. Quoique... Astre et Labe = aspir par les lames... Aprs la prire, je fus ramen la cellule par un cri strident pouss par Wakrine. Le vide laiss par ceux qui nous avaient quitts amplifiait le cri. C'tait comme un long et puissant coup de tonnerre dans un ciel noir. Wakrine n'arrivait pas arrter ses hurlements. Il tait possd par une si grande douleur qu'il ne savait pas ce qu'il faisait. Il tait devenu immatrisable, n'tant plus en lui-mme, mais entre les dents d'un rapace avec lequel il nous semblait qu'il se battait. Je lui parlai. Il ne m'entendait pas. Il n'y avait rien faire. Peut-tre avait-il vu la mort et refusait-il de lui cder ? Avec tous les compagnons morts durant ces dix-huit ans, j'avais acquis une certaine familiarit avec l'ange Azral, celui envoy par Dieu pour cueillir l'me des mourants. Je le voyais, modeste, tout de blanc vtu,
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patient et apaisant. Il laissait derrire lui un parfum de paradis. J'tais sans doute le seul le sentir. Cela durait quelques instants. Je reconnaissais son passage au petit vent froid qui traversait le bagne, et je savais qu'il n'tait plus l quand l'effluve de son parfum submergeait ma cellule. Cela tait plus joli que l'image de la mort en squelette muni d'une faux. Ce jour-l, je ne sentis ni sa prsence ni son odeur. Wakrine devait souffrir encore. Son heure n'tait pas arrive. La nuit, il ne criait plus, mais il pleurait comme un enfant pris par une crise de larmes. Au petit djeuner, nous emes du pain frais. Il avait d tre fait l'avant-veille. La mie n'tait pas dure. Le caf tait toujours le mme : urine de dromadaire. Mais pour la premire fois on nous donna du sucre. J'avais compltement perdu le got du sucr. Je le trouvai amer. Ma salive n'tait plus habitue ce genre d'aliment. Achar poussa un youyou de satisfaction Pour lui, notre sortie tait imminente. Omar ne fit pas de commentaire. Quant Wakrine, il reprit lentement vie, il mangea le pain et le sucre. Au djeuner, on nous servit des botes de sardines et une orange. Le soir, des ptes, comme d'habitude. Il ne fallait pas trop nous gter d'un coup. Nous tions au mois de juillet, et un des gardes eut l'outrecuidance de nous dire : Aujourd'hui, c'est la fte de la jeunesse. C'est la fte de Sidna, que Dieu le garde et le glorifie. Le lendemain, tt le matin, on vint chercher Achar. Il quitta la cellule les yeux bands et les mains menottes. Il pensait qu'il allait tre libr. Il nous dit : Au revoir, les amis. Je suis le plus vieux. Au Maroc, on a toujours t gentil avec les personnes ges. C'est normal que je sois le premier sortir. Je suppose que vous n'allez pas tarder retrouver la libert. Un des gardes le somma de se taire.
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J'appris plus tard que lui et un officier de l'autre bagne avaient t retransfrs la prison civile de Kenitra. Ils y restrent quelques mois aprs notre libration. Cette nuit-l, je fis le rve suivant : Nous sommes tous habills de linceuls blancs, et nous sommes runis dans une mosque. Nous prions sans relche. Nous sommes cte cte, mais nous ne nous parlons pas. Entre deux prires, nous faisons le salut traditionnel. Je me lve. J'ai du mal marcher, parce que le linceul me serre les jambes et les mains. Je tire sur une ficelle au niveau des doigts, le tissu qui me couvre tombe par terre.' Je ne suis pas nu. Un autre linceul me couvre le corps mais il n'entrave pas mes pieds. Je peux marcher. Je quitte la mosque pendant que mes compagnons prient. Personne ne se rend compte de mon dpart. En sortant, je suis accueilli par un clat de lumire forte. Je ferme les yeux et je vois ma mre. Je continue d'avancer et personne ne fait attention moi. Je n'osais pas penser que la mosque tait la prison ou que la prison pouvait tre reprsente par un lieu de prire.
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Une des nuits les plus horribles de mon enferme ment fut celle du 2 au 3 septembre 1991. Nous fmes tous regroups dans le bagne A, l o le nombre de survivants tait le plus nombreux. Omar, Wakrine et moi tions dans un tat de dlabrement et de fatigue physique et psychique effroyable. Nous avions du mal marcher et rester debout. Wakrine avanait quatre pattes, quant Omar il s'appuyait contre le mur pour ne pas tomber. M'Fadel vint vers moi, me donna le bras et me dit : Appuie-toi sur moi. C'est la fin du cauchemar. Je crois que c'est la fin. Je n'en sais pas plus que vous, mais tout a ressemble quelque chose qui s'achve. Je hochais la tte, je n'avais aucune envie de parler. Nous tions pieds nus. On nous avait band les yeux et mis des menottes aux mains. Une voix inconnue ft l'appel. Ce fut ainsi que j'appris la mort de ceux qui n'taient pas dans notre bagne. Vingt-huit survivants sur cinquante-huit condamns. Trente morts, trente suppli cis, trente calvaires la dure et la frocit variables. On nous fit monter dans des camions. J'entendis la bche tomber et fermer rarrire du vhicule. Toute la nuit, nos corps furent secous, comme si la route avait t choisie en fonction de son trs mauvais tat. Les vhicules passrent par des voies secondaires, et mme par des pistes.
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Je sentis notre camion ralentir. D'autres vhicules militaires arrivaient en sens contraire. Je compris, travers la conversation entre les chauffeurs, qu'il s'agissait de bulldozers. Ce n'taient pas des camions remplis de soldats punis qui prendraient nos places. Notre conducteur dit son aide : Boldozer, ya boldozer, c'est du fer, du fer qui mange tout, oh ! oh ! - Il faut les laisser passer, sinon ils vont nous crabouiller. - T'as raison, le fer c'est le fer ! Je ne pensais plus. J'imaginais. J'inventais. Je voyais des mchoires mtalliques suspendues des grues gigantesques, ensuite des bulldozers pour tout dtruire. Plus de bagne, plus de prison. Le bagne ras, les murs dmolis, les pierres rduites en terre et en sable. Ces machines dvoreuses iraient dans tous les sens, craseraient tout ce qui avait t construit. J'eus une pense pour les scorpions. Eux aussi deviendraient sable et poussire. Mais pourquoi tout dmolir? Ah, liminer les traces de l'horreur! Ce qui est pire que l'horreur subie, c'est sa ngation. Je te lamine, je te triture, je te jette dans une fosse, je te laisse mourir petit feu sans lumire, sans vie, et puis je nie tout. a ri a jamais exist. Quoi ? Un bagne Tazmamart ? Mais qui est cet impudent qui ose penser que notre pays aurait commis un tel crime, une horreur inqualifiable ? Dehors Vimpudent! Ah, c'est une femme, eh bien, c'est du pareil au mme, dehors, elle ne mettra plus jamais les pieds sur le sol marocain ! Ingrate ! Mal leve ! Perverse ! Elle ose nous souponner d'avoir organis le systme de la mort lente dans Visolement complet! Quelle arrogance ! Elle est manipule par les ennemis de notre pays, ceux qui sont jaloux de notre stabilit et de notre prosprit. Les droits de Vhomme? Mais ils sont respects, vous
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n'avez qu' voir et observer. Des prisonniers politiques ? Non, a n'existe pas chez nous. Des disparus ? La police les recherche. Il faut lui rendre hommage, car elle fait trs bien son travail Ce discours passait et repassait dans ma tte endolorie. Je souriais. Ainsi ils allaient dmolir notre bagne. J'imaginais des soldats s'acharnant sur des blocs de ciment, suant et s'essoufflant. Ils n'auraient pas le droit de se parler ou de poser des questions. Secret de l'tat-major. Opration confidentielle. Elle aurait mme un nom : Ptales de roses , cause du moussem d'Imelchil o des hommes offrent des roses celles qu'ils aimeraient pouser. C'est raffin. Je voyais d'autres soldats transporter des palmiers frachement arrachs de la palmeraie de Marrakech et essayer de les planter l'endroit exact o des hommes ont vcu le calvaire absolu. Mais j'imagine ou mme je souponne et constate que les palmiers sont rticents. Les soldats les plantent, essaient de les fixer, les attachent avec des cordes, mais ils ne tiennent pas ; ils penchent et tombent sur le sol, soulevant un nuage de poussire rouge et jaune. Les soldats suffoquent, toussent puis se remettent au travail. Il n'y a rien faire. Les palmiers ne veulent pas de cette terre suspecte, de ce lieu maudit o le sang a coul, o des larmes se sont perdues. Les palmiers ne poussent pas dans les cimetires. Alors les soldats repartiraient avec les palmiers et iraient dans la fort de Maamora draciner quelques chnes ou des htres et retenteraient l'opration ptales de roses en vue du camouflage de la honte. Mais si des soldats russissent effacer les traces du bagne, jamais ils n'arriveront effacer de notre mmoire ce que nous avons endur. Ah, ma mmoire, mon amie, mon trsor, ma passion ! Il faut tenir. Ne pas faillir. Je sais, la fatigue et puis les contrarits. Ah, ma mmoire, mon enfant qui portera ces paroles au-del de
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la vie, au-del du visible. Alors dmolissez, mentez, camouflez, dansez sur les cendres des hommes, vous aurez le vertige et puis ce sera le nant. La fatigue et la douleur m'obligeaient me taire. Ma tte bouillait comme une marmite, mes penses n'avaient plus de consistance, mes images bougeaient avant de sombrer dans la nuit. Mon paule me faisait mal. Mes vertbres me faisaient mal, ma peau me fai sait mal, et mme mes cheveux souffraient. J'avais les mains et la nuque rigides. Le voyage avait dur une bonne douzaine d'heures. Quand les camions s'arrtrent, je crus un instant que nous tions revenus au bagne. Nous descendmes du camion, et un soldat nous conduisit. Il me fit entrer dans une pice, m'enleva les menottes et retira mon bandeau. Lorsque j'ouvris les yeux, j'eus mal. Je les refermai et j'attendis debout, appuy contre le mur, pour comprendre ce qui m'arrivait et o j'tais. Je les ouvris lentement. Je vis tout de suite une petite fentre haut place, par laquelle passait de la lumire. Malgr l'extrme fatigue, je souris pour la premire fois depuis trs longtemps. Le soldat me dit que je pouvais m'tendre sur le lit. Je restais debout sans ragir, comme si je ne l'avais pas entendu. Il me rpta sur un ton o le respect se mlait la compassion : Mon lieutenant, vous seriez mieux couch. Comment savait-il que j'tais lieutenant? Cela faisait vingt ans que personne ne m'avait appel ainsi. Je me souvins avoir accd ce grade le 9 juillet 1971. Le lendemain, je devais porter ma deuxime toile. Il m'aida m'installer sur le lit. Je me couchai sur le ct droit. La terre tremblait. Le lit bougeait de droite gauche. Les murs avanaient puis s'loignaient. Je voyais le plafond miroiter de petites lumires. J'eus l'impression de faire une chute dans le vide. Je tombais dans des sacs de laine ou de coton. Cela me rappela mon premier saut en
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parachute. J'avais ressenti une petite frayeur, au niveau du cur. L, c'tait amplifi, comme si le parachute ne s'ouvrait pas. Mon corps, tout endolori, tait aspir vers le bas. J'avais froid. Je me sentais en tat d'apesanteur et j'avais le vertige. Il fallait vite quitter ce lit douillet. Ma peau ne supportait aucune douceur. Mon corps tait cousu de cicatrices en tout genre. Mon me tait intacte et mme plus forte qu'avant, mais la peau avait t trop meurtrie. J'essayai de me relever. Je m'accrochai au sommier pour ne pas tomber. Aprs quelques tenta tives, je russis me mettre debout. Comme dans ma cellule, je me courbai. Le plafond tait haut mais il me paraissait bas. Je tirai la couverture et les draps et m'allongeai par terre. Le sol tait dur et froid. Cela me rassurait. Je pus enfin dormir, tomber dans la plus pro fonde des nuits. Je fus rveill par un autre soldat qui m'apporta un plateau o il y avait une nourriture que je n'avais pas vue depuis longtemps : un demi-poulet grill, de la pure de pommes de terre, une salade de tomates et d'oignons, du pain frais, et surtout un pot de lait caill appel yaourt. Je regardai longuement ce repas et je n'osai pas le toucher. Je mangeai le pain, la pure et le yaourt. Pour le reste, je pensais qu'il fallait attendre quelques heures. Quand je mis dans ma bouche un morceau de blanc de poulet, je le mchai tant bien que mal, parce que j'avais perdu la moiti de mes dents, et celles que j'avais gardes taient chancelantes. En l'avalant, je ne sentis rien. a n'avait pas de got. Je mangeai ensuite des tranches de tomate et but un grand verre d'eau. Le soir, on m'apporta un autre plateau aussi richement garni. C'tait la fte. Je bus la soupe de lgumes et mangeai de la viande hache. J'eus tout de suite mal au ventre. Je n'aurais pas d manger autant. La nuit, j'essayai de nouveau de dormir sur le lit. 235
J'eus du mal supporter ce confort-l. Je passai la deuxime nuit par terre. Le matin, je reus la visite d'un mdecin. Il me posa des questions d'ordre stricte ment mdical. Je rpondais sans faire de commentaires. Je lui signalai o j'avais mal. Il m'examina pendant une bonne heure. Il me prescrivit des analyses d'urine et de sang et me fit parvenir des mdicaments prendre. Trois jours aprs, ce fut un autre mdecin qui vint me voir. Il devait tre spcialiste de quelque chose. Il s'informa sur l'tat de ma vsicule biliaire : Il faut vous oprer. Pour cela, il faudra attendre, car dans l'tat o vous tes, vous n'tes pas oprable. Prenez ces pilules en cas de crise et on verra plus tard. D'autres mdecins dfilrent dans ma chambre. Je devais tre un cas, un miracul, puisque j'avais survcu aux pires svices. Mon corps en tmoignait. Aprs deux semaines dans cette prison dore, un infirmier vint me chercher pour m'emmener chez le dentiste ; il s'tait dplac avec un camping-car quip des appareils ncessaires pour le soin des dents. Le vhicule donnait directement sur le couloir du btiment o je sjournais. En regardant par les fentres, je reconnus l'endroit o nous tions. Les arbres n'avaient pas chang, les montagnes non plus. Le ciel avait une couleur trange. Pour nous soigner avant de nous librer, on nous avait ramens l'cole d'o nous tions partis pour faire le coup d'tat vingt ans auparavant. Nous tions l'cole d'Ahermemou, transforme en centre de soins pour survivants de Tazmamart. Ce jour-l restera un jour historique dans ma vie : en m'installant sur le fauteuil bascule du dentiste, j'aper us quelqu'un au-dessus de moi. Qui tait cet trangei qui me regardait? Je voyais un visage accroch au pla236
fond. Il faisait les mmes grimaces que moi. Il se moquait de moi. Mais qui tait-ce? J'aurais pu hurler, mais je me suis retenu. Ce genre d'hallucination tait frquent au bagne. L, je n'tais plus enferm. Il fallait me rsoudre accepter cette malencontreuse vidence : ce visage, labour de partout, froiss, travers de rides et de mystre, effray et effrayant, tait le mien. Pour la premire fois depuis dix-huit ans, j'tais face mon image. Je fermai les yeux. J'eus peur. Peur de mes yeux hagards. Peur de ce regard chapp de justesse la mort. Peur de ce visage qui avait vieilli et perdu les traits de son humanit. Le dentiste lui-mme fit part de son tonnement. Il me dit gentiment : Voulez-vous que je cache ce miroir ? - Non merci. Il faudra bien que je m'habitue ce visage que j'ai port sans savoir comment il changeait. Il tait choqu par l'tat de ma dentition. Je le vis son expression tonne. C'tait un homme dlicat. Il aurait bien voulu exprimer sa sympathie, mais mon regard trange qui le fixait l'en dissuada. Avait-il peur de moi, de mon image terrifiante, ou tait-il si boule vers par mon tat gnral qu'il ne pouvait rien dire ? Il soupira profondment, mit un masque sur sa bouche et son nez et essaya de me faire un dtartrage. Mes gen cives saignrent de partout. Il arrta et me dit : La prochaine fois, je ferai un curetage de la gencive. Il me donna des pilules prendre et m'aida me relever. En marchant, je cherchai l'autre visage qui me nar guait. Je regardai au plafond, sur les murs, derrire moi. Le soldat qui m'accompagnait me dit : N'ayez pas peur, mon lieutenant. Personne ne nous suit ! Nous avions un coiffeur qui nous rasait les cheveux et la barbe. Il n'avait pas de miroir. Un jour, je lui demandai de m'en procurer un.
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C'est interdit, me dit-il. Ici on vous soigne et on a peur qu'une mauvaise ide vous passe par la tte, - C'est bien. J'ai compris. Mais tu peux au moins me laisser voir mon visage dans ton miroir ? - Je n'en ai pas. Au bout d'un mois, je commenais ressembler un tre humain normal. J'avais juste ce problme du regard qui effrayait tous ceux qui me voyaient. Le psychiatre fit semblant de ne pas tre drang par mes yeux. Il me posa des questions, auxquelles je rpondis de manire laconique : Que ressentez-vous envers l'arme ? - Rien. - Avez-vous de la rancune, envie de vengeance ? - Non. - Que pensez-vous de votre famille ? - C'est la famille. - Que pensez-vous de votre pre ? - C'est quelqu'un qui aime ses enfants, mais ce n'est pas un pre. - Vous avez du ressentiment son gard ? - Non, pas du tout. - Qu'allez-vous faire en sortant d'ici ? - Aucune ide. Peut-tre me soigner. - On m'a dit que vous avez eu un choc en regardant votre image dans le miroir chez le dentiste. C'est vrai ? - Oui, c'est vrai. C'est le regard de la folie, alors que j'ai encore toute ma tte. C'est aussi le regard de la mort, alors que je suis vivant. Je n'ai pas admis d'avoir ces yeux-l, habits par quelque chose d'effrayant. Ce sont les yeux de quelqu'un d'hallucin. J'ai peur. Et je lis la peur dans le regard des autres. Peut-tre que j'aurais d me prparer ce choc. Je finirai bien par y arriver. - Vous y arriverez, j'en suis sr. Est-ce que vous rvez depuis que vous tes ici ?
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- Oui, je rve beaucoup. Mme l-bas, je faisais tout le temps des rves. Ils n'taient pas tous horribles. - Pouvez-vous m'en raconter un ? - De ces jours-ci ou d'avant? - Disons, un rve qui vous a marqu. - C'est un rve que j'ai fait souvent. Je me trouve Marrakech, dans une vieille maison de la Mdina. C'est un riad entour de patios et de grandes pices. Dans la cuisine, je vois ma mre. Elle ne me voit pas. Je passe et je me dirige vers Farrire-salle, l o il y a un puits. Il est recouvert d'une nappe brode par mes surs quand elles taient au collge. Je suis dans cette salle sombre. Je vois deux hommes en train de creuser une tombe droite du puits. La terre est mise de ct. De petits ser pents luisants en sortent. Ils ne me font pas peur. Je suis l, sans volont, sans voix. Les deux hommes me pren nent par les bras et me jettent dans le trou qu'ils ont creus. Trs vite, ils remettent la terre sur ,moi. Je ne bouge pas. Je n'essaie pas de crier. Je suis enterr mais j'entends et je vois tout ce qui se passe dans la cuisine. Je vois ma mre prparant le repas. Je vois la bonne laver le sol. Je vois le chat courir derrire une souris. Je n'ai pas peur. Je ne sens rien. Je ris tout seul et personne ne vient me sortir de l. Voil, docteur. J'aime ce rve parce qu'il corres pond mes intuitions. Je savais que je n'allais pas mourir Tazmamart. - Merci de votre collaboration. Je n'ai rien ajouter. Que Dieu vous aide !
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Ahermemou, aprs deux mois de soins, nous apprmes que nous allions tre librs. Les autorits choisissaient deux ou trois prisonniers et les remettaient entre les mains de la gendarmerie de leur rgion. Jus qu'au dernier moment, nous ne savions pas qui allait sortir et qui devrait attendre. Mon tour arriva une quinzaine de jours aprs les premires librations. J'tais dans la chambre quand le Kmandar, suivi d'un mdecin, entra : Sidna le roi t'a graci. Dans quelques jours, tu retrouveras ta famille. Tu seras certainement contact par des journalistes trangers, par des gens qui veulent du mal notre pays. La conduite avoir est simple : ne pas rpondre leurs questions empoisonnes. Ne pas collaborer avec eux. Refuser tout contact. Si tu fais, le malin, je te ramnerai moi-mme Tazmamart! C'est bien entendu ? J'avais dcid de ne pas parler, de garder le silence, de nej>as jouer leur jeu. Mais l, il fallait lui rpondre : Ecoute, Kmandar Debbah, tu retires cette dernire phrase, parce que, pire que Tazmamart, c'est impossible. - Comment sais-tu mon nom ? J'avais russi le surprendre. J'ai connu quelqu'un l'Acadmie qui te res semble trangement. Donc, tes menaces, tu les gardes pour toi. En outre, j'ai une demande te faire. 241
- U n e demande? C'est quoi, cette histoire de demande ? - Si je pars d'ici, il faut que je parte couch. Il me faut un matelas. Sinon j'arriverai chez moi quatre pattes, et je suppose que a fera trs mauvais effet pour la rputation de l'arme, de la gendarmerie, et mme du pays. Il se tourna vers le mdecin : Vous trouvez, docteur, qu'il est en si mauvais tat que a? - Non seulement il est en trs mauvais tat, mais s'il ne fait pas le voyage couch, je ne garantirai pas son arrive en vie Marrakech. - D'accord. T auras un matelas. Il sortit, puis il revint et me dit, en entrouvrant la porte: En quelle anne tais-tu l'Acadmie ? - Quelle importance, prsent? On ne va quand mme pas voquer nos souvenirs de jeunesse ! Il claqua la porte et je ne le revis plus. On vint me chercher le lendemain, au milieu de la nuit. On m'apporta un costume, une chemise, une cravate et des chaussures. Rien n'tait ma taille. Je partis habill avec un survtement de sport. Presque vingt heures de voyage. J'tais couch au milieu du camion. Les secousses me faisaient mal. Le temps tranait en longueur. Nous atteignmes Marrakech dans la soire. J'entendais l'appel la prire, les klaxons, le bruit des motos, la musique de la vie. On me dposa au sige de la gendarmerie royale de Marrakech. J'tais attendu. On me fit entrer dans un bureau o taient assis des gens d'autorit. Je m'assis sur une chaise place au centre de la pice. Je croisai les bras et fixai les yeux du cad qui me parlait. On aurait dit un tribunal d'exception.
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Sidna le roi, que Dieu le garde et le glorifie, t'a graci. Demain tu retrouveras ta famille. Mais atten tion, des trangers prendront certainement contact avec toi... etc. Il parlait d'une manire arrogante et solennelle et je n'entendais que des bruits de viscres, des pets, des grincements de dents, les bruits amplifis d'un corps en drangement. Son visage changeait de forme et surtout de dimensions. Sa lvre infrieure pendait et touchait le bureau o ses mains jouaient avec une rgle. Ses dents tombaient en faisant un bruit de chute de pierres. Son nez coulait. Il tait tout en sueur. Le cad ne s'en rendait pas compte. Il continuait profrer ses menaces et moi je le regardais fixement. Plus je le regardais, plus il bafouillait, se trompait, revenait en arrire la recherche de ses mots. Mon seul regard le ttanisait. Il frappa la table avec la rgle. Les feuilles d'un dossier s'envo lrent et s'parpillrent dans la pice. L, n'en pouvant plus, il cria : Baisse les yeux. Ici tu es devant le cad, le com missaire divisionnaire, le chef de quartier... Bon, je disais, si quelqu'un prend contact avec toi, tu nous pr viens. D'accord? Je ne prononai pas un mot. Je continuai le fixer des yeux. Il s'nerva, alluma une cigarette, tapa de nou veau sur la table. Le divisionnaire l'arrta : Laisse tomber ! Laisse-le en paix ! En quittant le bureau, je reconnus mon frre cadet accompagn d'une jeune femme. Je les regardai sans bouger. Mon frre m'enlaa, les larmes aux yeux. Il me dit: Tu reconnais Nadia ? C'est ta petite sur. Nadia pleurait, et moi j'avais les yeux complte ment vides. la maison, j'eus du mal reconnatre mes deux petits frres. Ils avaient neuf et onze ans le jour de mon arrestation. Je demandai voir ma mre.
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Elle tait El Jadida, en train de se soigner. Elle tait gravement malade, et je ne le savais pas. Je ne l'avais mme pas devin. Je ne disais rien. J'avais le vertige. Je ne pouvais pas m'endormir. Je me couchai par terre, sous la table. Je me recroquevillai comme un animal bless. Je changeai de position, je me levai, me cognant la tte contre la table basse, je retombai sur le tapis, tourdi, compltement perdu. Nous tions le 29 octobre 1991. Je venais de natre.
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Ma naissance fut aussi une preuve. J'avais l'allure d'un petit vieux qui venait d'arriver au monde. J'avais perdu quatorze centimtres et gagn une bosse. Ma cage thoracique tait dforme et ma capacit respira toire rduite. Les cheveux avaient bien rsist, la peau s'tait froisse. Je marchais en tranant la jambe droite. Les mots que je prononais avaient subi un nettoyage. Je les choisissais avec soin. Je parlais peu, mais ma tte ne cessait pas de travailler. J'tais un nouveau-n qui devait se dbarrasser de son pass. Je dcidai de ne plus me souvenir. Je n'avais pas vcu pendant vingt ans, et celui qui existait avant le 10 juillet 1971 tait mort et enterr quelque part dans une montagne ou une plaine toute verte. Comment faire comprendre mon entourage que j'tais un tre tout neuf, un peu abm par le voyage, et qui n'avait rien voir avec celui qu'ils attendaient, celui qu'ils avaient vu partir un jour et qui n'tait pas revenu ? Les mots ne suffisaient pas et induisaient en erreur ceux qui les prenaient la lettre. Alors je m'abs tenais de parler, de faire des commentaires, de partici per la vie sociale. Je les entendais dire : Il est encore sous le choc. -. Il est trange ! - C'est a, il est traumatis. On le serait beaucoup moins.
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Les gens voulaient me recevoir, organiser des ftes, me rendre hommage, me faire des cadeaux. Certains cherchaient me faire raconter l'enfer. Ils pensaient me faire plaisir. Ils ne pouvaient pas comprendre combien j'tais ailleurs, accroch mes prires, exil dans mon univers de spiritualit, de foi et de renoncement. Je dor mais sur le ventre, les bras tendus, comme un inconnu laiss au bord d'une route. J'avais peur de me mettre sur le dos. J'tais un tranger gar dans un monde o je ne reconnaissais rien ni personne. Aprs cinq mois, j'avais toujours du mal avec le confort, les choses faciles. Quand j'entrais dans la salle de bains, je restais longtemps admirer les robinets. Je les regardais et n'osais pas les ouvrir. Je les caressais comme des objets sacrs. Je les tournais dlicatement. Lorsque l'eau coulait, je l'conomisais. Je faisais atten tion tout. J'avais du mal m'habituer aux pantoufles. Je marchais sur la pointe de mes pieds nus comme si j'avais peur de glisser ou de salir le marbre. Mon oue tait devenue particulirement fine. J'entendais tout. Rien ne m'chappait. C'tait gnant. Les bruits me par venaient de plus en plus amplifis. Dans le silence, le bourdonnement au fond de mes oreilles se faisait aigu et continu. Mes yeux avalaient des images sans les identifier ni les slectionner. J'tais comme une ponge. Je happais tout. Je me remplissais de tout ce qui se pr sentait moi. L, je compris que j'tais un nouveau-n d'un type rare : je venais d'arriver au monde et j'tais dj form. Tout m'tonnait, tout m'enchantait et je renonais tout comprendre et surtout expliquer mes proches l'tat dans lequel j'tais. Pour dormir, j'avais besoin d'un lit dur. Je fis mettre une planche de bois sous le matelas. Des mdecins se penchaient sur mon cas. Ils ne comprenaient pas comment j'avais russi survivre. J'avais besoin de silence et aussi de solitude. Choses 246
difficiles obtenir dans une famille o l'on faisait la fte plus souvent que d'ordinaire. Je prfrais aller m'asseoir ct de ma mre. Son cancer la faisait souffrir, elle ne se plaignait pas. Elle me disait : Je n'oserai jamais me plaindre devant toi. Je sais, mon fils, ce que tu as endur. Pas la peine de me racon ter. Je sais de quoi sont capables les hommes, quand ils dcident de vraiment faire mal d'autres hommes. Je suis contente de t'avoir vu, j'avais tellement peur de mourir avec cette blessure au cur. prsent, ma vie est entre les mains de Dieu. S'il me rappelle lui, ce sera ainsi. Pas de larmes, pas de cris : simplement quelques prires et quelques penses tendres. Dis-moi, mon fils, raconte-moi, il parat que tu as vu ton pre ! Comment a s'est pass ? - Le plus simplement du monde. Ma sur cadette a organis une fte pour les vingt ans de sa fille. Il y avait des chikhat, des musiciens et beaucoup d'amis. J'tais invit. Je ne voulais pas m'attarder dans ce genre de soire. Mon pre est arriv en retard, comme d'habi tude. Il a fait son entre comme un roi. Il tait accom pagn de sa jeune femme, une personne sympathique. Il tait habill de soie et sentait un parfum de femme. Quand il s'est assis, je me suis lev et je suis all vers lui. Je me suis baiss, et, comme j'ai toujours fait, je lui ai bais la main droite. Il m'a demand comment j'al lais. Je lui dis que j'allais bien. Il a dit : "Que Dieu te bnisse." Je l'ai laiss, entour de sa cour, et je suis retourn ma place. Comme si de rien n'tait, il racon tait pour la nime fois l'histoire du coiffeur algrien qui refusa de payer le loyer d'une des maisons du pacha El Glaoui qu'il occupait. - Tu sais, mon fils, il n'a jamais t un pre pour aucun de ses enfants. Il les aime, mais il ne faut pas trop lui demander. Il a toujours t ainsi. H m'arrivait
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de l'appeler Monsieur l'Invit. Il ne faut pas lui en vouloir. Dis-moi, il parat que Tazmamart n'a jamais exist ? - On le dit. Qu'importe, C'est vrai, a n'a jamais exist. Aucune envie d'aller vrifier. Il parat qu'une petite fort de vieux chnes s'est dplace et a recouvert la grande fosse. On dit mme que le village changera de nom. On dit... on dit...
DU
MME
AUTEUR
Harrouda
roman Denol, coll. Les lettres nouvelles , 1973 Relire , 1977 et Mdianes , 1982
La Rclusion solitaire
roman Denol, Les lettres nouvelles , 1976 et Seuil, Points, nPl6l
La Mmoire future
Anthologie de la nouvelle posie du Maroc Maspero, Voix, 1976(puis)
Tinsu du souvenir
pomes Maspero, coll Voix, 1980