Bouglé, Célestin (1905) - Un Sociologue Individualiste. Gabriel Tarde

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Un sociologue individualiste : Gabriel Tarde 1

Clestin Bougl, Un sociologue individualiste : Gabriel Tarde , Revue de Paris, t. 3, mai-juin 1905, pp. 294316. [Source utilise : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k17483g]

Lorsque le grand public veut prendre un aperu de ce que peut tre aujourd'hui la sociologie, il se reporte le plus souvent l'uvre de Tarde. Plusieurs de ses livres ont atteint un grand nombre d'ditions. Ils ont t traduits en anglais, en russe, en espagnol. LAllemagne mme, qui pourtant semble commettre la faute que nous commettions avant 1870, et qui ignore aussi longtemps qu'elle le peut nos nouveauts scientifiques, l'Allemagne a prt attention aux ides de Tarde : il y a dix ans dj, dans les universits d'outre-Rhin, nous avons vu aux mains des professeurs et des tudiants les Lois de l'Imitation. D'o viennent donc et o tendent ces ides dj fameuses? Quelle tait la physionomie de ce [p295] sociologue , trop tt disparu, mais qui gota du moins, avant de disparatre, aux joies de la quasi clbrit? * ** Tarde, qui mourut professeur au Collge de France, n'avait point parcouru le cursus honorum classique : il s'tait fait savant en dehors des cadres de l'Universit. L'assemble des professeurs du Collge alla le chercher au ministre de la Justice, o il dirigeait depuis six ans la statistique judiciaire, comme le ministre de la Justice tait all le chercher dans son pays natal, Sarlat, o il exerait depuis vingt ans les fonctions de juge d'instruction. Sa carrire est la preuve que le talent peut encore de nos jours, mme du fond des provinces, se faire reconnatre, s'imposer l'attention publique, se tailler sa place officielle. Tarde eut la chance de natre, et le bon got de rester malgr tout, enracin , provincial . L'animation parisienne rpondait, sans doute, certains besoins profonds de sa nature : il adorait la socit, l'chauffement mutuel des esprits, les passes tincelantes de la conversation. Il se dpensait sans compter dans les derniers salons o l'on cause, mais toujours il revenait avec volupt, avec pit, au jardin de ses pres : il y pouvait reprendre haleine, refaire ses approvisionnements intellectuels, et c'tait l qu'il avait dcouvert ds longtemps, dans tels recoins familiers qu'il montrait ses fils, les ides directrices de sa vie philosophique. La Roque-Gajac : une maison de troglodyte adosse au rocher et dominant les larges valles verdoyantes o la Dordogne scintille. Le jeune Gabriel de Tarde devait trouver l. en mme temps qu'une provision d'impressions gracieuses, le souvenir encourageant de nobles anctres, pour la plupart conseillers du roy en l'lection de Sarlat , rvrs de pre en fils par les paysans d'alentour. Un d'entre eux surtout tait glorieux : le chanoine Jean Tarde. Il tait si savant, et sa rputation si bien tablie dans toute l'Europe que le pape lui-mme, l'ayant interrog sans le connatre, perdu dans la foule obscure des plerins, s'cria ses rponses : Tu es Tardus, aut diabolus! A l'exemple de cet antique encyclop- [p296] diste, l'enfant rva bientt de faire, lui aussi, le priple des sciences .
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Voici la liste des ouvrages de G. Tarde : La criminalit compare, 1886 ; Les Lois de l'Imitation, 1890 ; La Philosophie pnale, 1890 ; tudes pnales et sociales, 1891 ; Essais et Mlanges sociologiques, 1895 ; Les Transformations du Droit, 1895 ; La Logique sociale, 1895 ; L'Opposition universelle, 1897 ; tudes de psychologie sociale, 1898 ; Les Lois sociales, 1898 ; Les Transformations du Pouvoir, 1899 ; L'Opinion et la Foule, 1901 ; Psychologie conomique, 1902. Tarde collaborait en outre rgulirement la Revue philosophique, la Revue de mtaphysique et de morale, la Revue internationale de sociologie, enfin aux Archives d'anthropologie criminelle dont il partageait la direction avec M. Lacassagne. Les Archives ont consacr un numro spcial la mmoire de Tarde (juillet-aot 1904). Sur l'initiative de M. Lacassagne, un comit vient de se former pour lui lever une statue Sarlat.

Il fut vite arrt. A dix-huit ans, aussitt aprs son baccalaurat, sa vue est menace. Il est oblig de restreindre le cercle de ses investigations. Dchiffrant petites doses et ruminant longuement ce qu'il a dchiffr, il concentre son attention sur un mme auteur. Et il se trouve que cet auteur est Cournot, le philosophe du hasard. Heureux accident, qui attachait un si brillant disciple au vieux logicien mconnu, et instituait entre ces deux grands indpendants un commerce aussi intime! Tarde ne reconnatra pas d'autre matre 1. On nous assure qu'il aimait peu Comte, critiquait Darwin, se dfiait d'Herbert Spencer, ne suivait gure Renan, et restait insensible Taine . Il n'tait reconnaissant celui-ci que de lui avoir signal Cournot. Autrement, chez l'historien de la Littrature anglaise, Tarde se plaindra de ne pas trouver, dans ce parterre multicolore d'ides splendidement panouies, quelques ides en bouton ou demi closes..., le sentiment du charme profond inhrent l'inachev, l'indtermin inexprimable... Tarde lui-mme a finement not la profonde influence fatale? bienfaisante? que sa maladie d'yeux dut exercer sur son dveloppement intellectuel : de dix-neuf vingt-cinq ans, j'ai d trs peu lire, beaucoup rflchir. Plus tard, dlivr de ces malaises, Tarde sera sans doute un grand liseur. Mais toujours il spculera l'infini sur ses lectures. Elles seront pour lui des prtextes suivre ses propres ides. Un certain nombre de chercheurs contemporains semblent rester accabls et comme ankyloss sous le poids de leur rudition. Rien de pareil chez Tarde : tout secondera, mais rien n'entravera le libre essor de sa pense solitaire. A la mme poque sans doute, et pour charmer ses loisirs forcs, se dveloppait en lui le got de la notation potique. Il a recueilli, en un volume de Contes et Pomes, un certain nombre des pices qu'il se plaisait composer la gloire de son petit pays : il y racontait les lgendes et dcrivait [p297] les beauts du Prigord. Il ne perdit jamais tout fait l'habitude de formuler ainsi ses impressions et ses rves. C'est en vers qu'il exprimera le vu d'tre enterr la Roque-Gajac : L je veux que des bras amis portent ma bire De laboureurs suivie, et de vous, mes enfants, Et je veux qu'un pieux murmure de prires Accompagne vos pleurs tout le long de mes champs. Oui je veux, philosophe inconsquent peut-tre, Impnitent qui sait? libre jusqu' la fin, Je veux que mon convoi soit conduit par un prtre, Par notre bon cur, mon plus proche voisin... J'avais eu trs jeune, crira-t-il, de trs hautes ambitions potiques... ; je crois que cette aptitude n'tait pas illusoire... En voquant l'uvre de sa vie, nous aurons l'occasion de reconnatre que Tarde ne se trompait pas ; il a eu beau changer de vocation : travers toute la masse de sa philosophie sociale, on peroit aisment la vibration de son me de pote... * ** Ce que nous rencontrons d'abord la racine de cette sociologie, ce sont deux ides de mdecins, deux ides que les dcouvertes de Pasteur et les expriences de Bernheim
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Tarde prparait un livre sur Cournot. La Revue de mtaphysique et de morale publiera des fragments de ce livre dans le numro spcial qu'elle consacrera cette anne Cournot, au moment o commencera la rdition de ses uvres.

commenaient de rendre familires au grand public, au moment mme o Tarde poursuivait ses rflexions solitaires : l'ide de contagion et l'ide de suggestion. Par la contagion, la mdecine moderne explique un nombre chaque jour croissant de phnomnes. On se reprsentait nagure les maladies comme loges l'intrieur de l'organisme, qui en aurait port les germes avec lui ; elles n'attendaient qu'une excitation extrieure pour s'y dvelopper spontanment. On reconnat aujourd'hui que la plupart des maladies sont importes : elles vont du dehors au dedans ; aprs des prgrinations plus ou moins longues, les germes en sont transmis l'organisme sain par un organisme dj malade. Dans les pidmies elles-mmes, le mdecin voit encore l'effet d'une propagation : il suit la trace l'agent invisible qui passe de corps en corps. D'une manire ana- [p298] logue, Tarde cherchera rendre compte de tous les phnomnes sociaux par les ides qui circulent d'esprit en esprit. Ce qu'on attribuait des ressemblances spontanes ou l'influence d'un mme milieu, il en fera remonter la responsabilit des transmissions inaperues. Si les membres d'une mme socit se ressemblent, s'ils croient aux mmes dogmes et partagent les mmes gots, s'ils s'habillent, mangent, s'amusent et s'ennuient suivant les mmes rites, toutes ces ressemblances sont acquises : elles aussi s'expliquent par les invisibles agents qui, passant d'individu en individu, ont fait le tour de la socit. Mais comment ce passage s'opre-t-il ? C'est ce que les expriences de suggestion hypnotique nous permettent de concevoir. Nous y voyons un sujet pouser, en quelque sorte, la personnalit de son magntiseur, et non seulement en imiter tous les gestes, mais en adopter les sentiments, en reproduire autant qu'il peut l'tat d'esprit. Sans doute, c'est pousser jusqu' un maximum anormal la docilit et la crdulit. Mais, toutes proportions gardes, ne reconnat-on pas a chaque instant, dans la vie sociale, des phnomnes de fascination analogues? Nous passons notre temps, que nous nous en doutions ou non, imiter les gestes, adopter les sentiments, reproduire l'tat d'esprit d'autrui. Vous ne dites pas un mot qui ne soit pas la reproduction... d'articulations verbales, remontant au plus haut pass, avec un accent propre votre entourage ; vous n'accomplissez pas un rite de votre religion, signe de croix, baisement d'icne, prire, qui ne reproduise des gestes et des formules traditionnels, c'est--dire fournis par l'imitation des anctres ; vous n'excutez pas un commandement militaire ou civil, vous ne faites pas un acte de votre mtier qui ne vous ait t enseign et que vous n'ayez copi sur un modle vivant ; vous ne donnez pas un coup de pinceau, vous n'crivez pas un vers qui ne soit conforme aux habitudes ou la prosodie de votre cole ; votre originalit mme est faite de banalits accumules et aspire devenir banale son tour. Il s'tablit ainsi comme des cascades de magntisation ininterrompues, d'abord unilatrales , puis rciproques . Des rayonnements d'exemples s'entre-croisent dans l'at[p299] mosphre sociale, plus multiples et plus varis que les vibrations lumineuses dans le firmament. A des degrs divers, nous pouvons tous tre considrs comme de vritables somnambules, pleins d'ides que nous croyons spontanes, mais qui nous sont en ralit suggres. Tarde saluera donc avec raison, dans les premiers observateurs de l'hypnotisme, les prcurseurs de ce qu'il appelle 1' interpsychologie : on peut dire, de sa thorie de l'imitation, qu'elle est une gnralisation et une application tout le monde social des enseignements de l'hypnotisme. Et, sans doute, Tarde nous avertit que l'imitation, en mme temps qu'une reproduction agrandie, n'est qu'une reproduction affaiblie des phnomnes morbides que l'on peut observer dans les cliniques. L'homme normal n'est pas un pur automate. Il lui arrive souvent, lorsqu'il reproduit un geste et adopte une mode, de savoir ce qu'il fait, de se donner des raisons. Ces raisons peuvent tre de diverse nature. Je vends mes chevaux et achte une automobile, parce qu'il me parat que l'automobilisme est un mode de locomotion plus rapide et moins coteux, qui rpond mieux mes dsirs prexistants : mon action obit alors des motifs logiques .

D'autres motifs sont extra-logiques : je me dcide acheter une automobile pour le seul plaisir de faire comme tel de mes amis ; je me laisse entraner moins par l'utilit de la chose que par le prestige des hommes. Logiques ou extra-logiques, je puis peser ces raisons et dcider mes actes en toute connaissance de cause. Mon imitation est alors consciente et volontaire, nettement distincte de l'imitation inconsciente et automatique du somnambule. Mais, au fond, cette distinction entre les formes rflchies et les formes spontanes de l'imitation, Tarde n'attache pas un grand prix ou, pour mieux dire, il considre les formes spontanes comme les seules qui comptent. D'abord le nombre des usages auxquels je me plie tout naturellement, sans avoir conscience que j'imite, ne dpasse-t-il pas de beaucoup le nombre de ceux que j'adopte aprs rflexion? Et puis, mme quand les lueurs de la rflexion clairent les dbuts de l'habitude, elles ont tt fait de s'teindre ; et l'imitation continue d'oprer dans l'ombre, automatiquement. [p300] Enfin, n'arrive-t-il pas souvent qu'on s'abuse en se figurant que si l'on imite, c'est qu'on l'a voulu ? Avant d'imiter dlibrment l'acte d'autrui, vous prouviez instinctivement le besoin auquel cet acte rpond, et le plus souvent vous n'prouviez ce besoin que parce qu'il vous avait t suggr. Ce n'est pas dire que Tarde se reprsente comme des actions mcaniques les oprations de la transmission sociale. Il insiste au contraire sur le caractre essentiellement intrieur, intellectuel, de cette suggestion. Cette contagion inconsciente reste toujours une contagion d'ides. Si elle plie les corps aux mmes attitudes, si elle fait passer les mmes objets de main en main, c'est d'abord qu'elle a converti les mes une mme foi, c'est qu'elle leur a insuffl un mme dsir : il serait ais d'exprimer en sries de syllogismes les raisons qui assurent le triomphe de tels ou tels dogmes, le succs de tels ou tels produits. Celui qui prfre les uns ou les autres n'affirme-t-il pas implicitement qu'il les croit suprieurs, plus capables de satisfaire aux besoins qu'il ressent? Jusque sous les disputes de boutiques sous la lutte de la lampe contre la chandelle ou du sucre de betterave contre le sucre de canne, on pourrait retrouver des conflits de jugements inexprims. Croyance et Dsir, voil les vrais noms des invisibles agents qui passent d'me en me. Si les sensations, lies l'organisme, restent essentiellement personnelles, les sentiments, avec les jugements qu'ils comportent, sont minemment communicables. Ils constituent les vritables valeurs sociales, dont la hausse ou la baisse impose son mouvement gnral la foule bigarre des usages. Avec leurs combinaisons rciproques, passions et desseins, les croyances et les dsirs sont les vents perptuels des temptes de l'histoire, les chutes d'eau qui font tourner les moulins des politiques. Celui qui sait voir par les yeux de l'esprit, dans leurs flux et reflux incessants, ces deux grandes forces de contagion mentale, celui-l possde, suivant Tarde, les principes essentiels de tous les phnomnes sociaux, conomiques, politiques, linguistiques, juridiques, religieux, etc. Quelle que soit en effet la varit infinie de leurs aspects, tous ces phnomnes sont en leur fond des cas d' interpsychologie . Ils se dcomposent tous en un certain nombre de rapports [p301] sociaux lmentaires : parler et couter, prier et tre pri, commander et obir, produire et consommer. Or, ces rapports eux-mmes se distribuent en deux groupes : ils tendent transmettre d'un homme l'autre, par persuasion ou par autorit, de gr ou de force, les uns, une croyance, les autres, un dsir ; les uns sont des varits ou des vellits d'enseignement, les autres des varits ou des vellits de commandement. Mais qu'est-ce que commander et qu'est-ce qu'enseigner, sinon suggrer certaines ides ? Qu'est-ce qu'obir et qu'est-ce qu'apprendre, sinon imiter certains tats d'esprit ? C'est dire que tous les rapports sociaux concevables se ramnent, sous des formes diverses, l'imitation. Inversement, on ne saurait concevoir, en dehors de l'imitation, de rapport vraiment social. Faute de l'avoir compris, la philosophie sociale, trop fidle aux inspirations des juristes ou des conomistes, n'a donn le plus souvent, de la socit, que des dfinitions superficielles ou paradoxales. Reprsenter par exemple la socit comme rsultant d'un contrat, c'tait oublier que, pour tablir et respecter un contrat, il faut des tres dj capables de s'entendre. Or,

comment les hommes deviennent-ils capables de s'entendre, sinon en se transmettant, par des voies varies, un nombre croissant de dsirs et de croyances? C'est la navette de l'imitation qui tisse ce rseau de sympathies pralables, ncessaire pour envelopper et contenir les obligations juridiques. Dira-t-on que, mme entre gens qu'aucun travail d'assimilation n'a fusionns, un change du moins peut s'tablir, et ainsi cherchera-t-on dans l'change le type primitif et essentiel de la relation sociale? Il est vrai que des relations d'change s'instituent parfois entre des tres qui ne se ressemblent nullement : le rgne organique en offre assez d'exemples. Mais est-ce un lien vraiment social que celui qui unit au requin le petit poisson qui lui sert de cure-dents? Si les hommes n'taient relis que par des rapports de ce genre, formeraient-ils vraiment des socits? Pour qu'ils soient associs par l'change mme, il n'est pas suffisant qu'ils se rendent des services, il est ncessaire qu'ils se reconnaissent des droits. Et nous voici revenus l'imitation, sans laquelle le sentiment des droits rciproques ne saurait s'veiller. [p302] Au vrai, l'instinct populaire a raison, lorsqu'il rserve le nom de socit pour dsigner un cercle de gens levs semblablement, qui se voient et s'entre-influencent par plaisir. Ces jeux de la sociabilit, pour lesquels Tarde montrait tant de got, il les regarde aussi comme des gestes magiques d'initiation, ncessaires la formation des groupements humains. Luxe inutile, penseront nos sociologues utilitaires. Mises de fonds, au contraire, indispensables. Sans ces approvisionnements d'affinits, les socits humaines retomberaient vite en poussire. En tout cas, elles ne mriteraient plus leur nom. Et si vous l'oubliez, c'est que, par une illusion trop commune notre poque, vous ne considrez les socits qu' travers les modles de la nature. Votre division du travail, qui relie, en les isolant, les castes comme les organes, est en ralit un lien vital bien plutt que social. C'est dans ses Fragments d'histoire future que Tarde dvoile le plus clairement sa pense intime sur ce point. Avec une fantaisie audacieuse qui dpasse celle des Morris et des Wells, il nous reprsente l'humanit, la suite du refroidissement complet du soleil, revenant au troglodytisme : elle en est rduite s'enfoncer au cur de la terre, symbole de son progrs dans la vie intrieure. L, elle se trouve dfinitivement spare de la nature vivante, livre elle-mme, oblige de tout tirer de son propre fonds. II en rsulte pour ainsi dire, une purification de la socit. Soustrait de la sorte toute influence du milieu naturel o il tait jusque-l plong et contraint, le milieu social a pu rvler et dployer, pour la premire fois, sa vertu propre, et le vritable lien social a pu apparatre dans toute sa force, dans toute sa puret. A la lumire de cette exprience, l'humanit s'aperoit que la manire dont elle tait organise nagure, au temps o il lui fallait exploiter le globe, au temps o il y avait des classes de paysans et d'ouvriers, laissait peu de place aux relations sociales dignes de ce nom : Les villes, o l'on s'tonnait que le paysan et du penchant migrer, taient les seuls points, fort rares et fort dissmins, o la vie de socit ft alors connue. Mais quelles doses infinitsimales s'y montrait-elle, mlange, tendue de vie bestiale ou de vie vgtative!.. . Le rapport de l'ouvrier son patron, de la classe [p303] ouvrire aux autres classes de la population et de ces classes entre elles, tait-ce un rapport vraiment social? Pas le moins du monde. Des sophistes, qu'on appelait conomistes et qui taient nos sociologues actuels ce que les alchimistes ont t jadis aux chimistes, ou les astrologues aux astronomes, avaient accrdit, il est vrai, cette erreur que la socit consiste essenliellement dans un change de services : ce point de vue, tout fait dmod du reste, le lien social ne serait jamais plus troit qu'entre l'ne et l'nier, le buf et le bouvier, le mouton et la bergre. La socit, nous le savons maintenant, consiste dans un change de reflets. Se singer mutuellement et, force de singeries accumules, diffremment combines, se faire une originalit : voil le principal ; se servir rciproquement n'est que l'accessoire. C'est pourquoi la vie urbaine d'autrefois, fonde sur le rapport, plutt organique et naturel que social, du producteur au consommateur et de

l'ouvrier au patron, n'tait elle-mme qu'une vie sociale trs impure, source de discordes sans fin. * ** A ce ddain pour les liens purement vitaux, on devine en quel sens va se dvelopper la sociologie de Tarde et comment, lorsqu'il s'agira non plus seulement de dfinir l'essence, mais de retracer et d'expliquer l'volution des socits, d'en dgager les lignes directrices et d'en dcouvrir les forces motrices, elle se trouvera faire tte, sur presque tous les points, aux prtentions de la sociologie naturaliste. Ils taient, en effet, presque tous inspirs de la biologie, les Leitmotive qui s'imposaient l'esprit ttonnant des sociologues, au moment o Tarde laborait son systme : c'taient la lutte pour la vie ou le progrs par la diffrenciation ou l'ingalit des races , tous thmes volutionnistes qui tendaient touffer, au nom des lois de la nature, les diverses ambitions idalistes altruistes, dmocratiques, pacifiques, et introniser en leur place une philosophie de la guerre , un vague pessimisme aristocratique et brutal. Aucune doctrine ne pouvait tre plus antipathique Tarde. Encore que son pre et ses oncles eussent choisi le mtier [p304] des armes, son temprament semble avoir t aussi peu guerrier que possible. Ce dont il loue le plus souvent le paysage qu'il a sous les yeux la Roque, c'est de l'impression de paix qui s'en dgage, comme une brume lgre qui adoucit tous les contours : Vase de paix plein jusqu'aux bords... Amphithtre de coteaux, Gazonneuse et riante arne O ne luttent que des bateaux Contre le flot qui les entrane... C'est en regardant ce spectacle paisible, cette vie sereine et charmante d'une rivire bleue et ondulante entre des prairies et des rochers , que lui viendra l'ide de poursuivre une lude sur les antinomies sociales et naturelles, sur les conflits et les combats de toutes sortes, attentif noter les illusions et les malentendus dont nous alimentons notre croyance aux vertus magiques de l'Opposition universelle . C'est ainsi qu'il sera un des premiers rsister l'engouement darwinien, dnoncer comme une vue troite et superficielle cette interprtation ultra-militariste de la vie : c'est mconnatre sa nature que de considrer son volution, avec Darwin, comme une suite d'oprations militaires o la destruction est toujours la compagne et la condition de la victoire . D'autres forces travaillent au progrs du monde, et il leur appartient, lorsque l'humanit apparat, de passer au premier plan, de prendre le premier rle : n'est-ce point l l'uvre propre et comme la raison d'tre de ce qu'on appelle la civilisation? Non que Tarde veuille refuser, dans le monde social, toute espce d'utilit aux oppositions quelles qu'elles soient. Sa thorie de l'imitation, qui nous montre une multiplicit d'ondes se propageant travers les foules, implique, entre ces ondes mises des points les plus diffrents, toutes sortes de rencontres et de conflits. Il parle quelque part de l'ambition immense qui, d'un bout du monde l'autre, emplit et meut tous les tres. Toute possibilit tend se raliser, toute ralit s'universaliser ; ni plus ni moins que les espces animales, les ides visent la conqute du monde. [p305] Il n'est donc pas tonnant que ces conqurantes se trouvent concurrentes. Et leur concurrence se traduira, dans l'me des individus que chacune veut convertir, par l'hsitation toujours renouvele, par les drames intrieurs, par une infinit

d'oppositions infinitsimales. En ce sens, la lutte est l'tat normal de la vie sociale. Mais de ce que ces luttes intrieures entre des courants de croyance et de dsir nous apparaissent comme inluctables et bienfaisantes, cela nous oblige-t-il donc adorer les luttes extrieures entre les hommes ? Cela dmontre-t-il que toutes les formes de combat restent galement indispensables au progrs, et qu'aucune d'elles ne soit d'ores et dj appele disparatre? S'agit-il par exemple de la guerre proprement dite, opposition suprme, confluent et consommation de toutes les oppositions sociales pousses bout et s'exprimant par toutes les oppositions physiques : Tarde, bien loin d'en avouer la ncessit, l'appelle hardiment une survivance. Si l'on se bat encore aujourd'hui, c'est parce qu'on s'est battu et que l'inertie de l'humanit l'incline utiliser dans les cas embarrassants cette invention nfaste. Mais, sans l'exemple dplorablement prestigieux du pass, qui de nos jours viendrait-il l'esprit, pour rsoudre tel conflit d'ides ou d'intrts, d'armer les peuples de pied en cap et de les lancer les uns contre les autres ? Les dcisions brutales et hasardeuses de la guerre sont des solutions qui n'en sont pas. Et qu'on ne vienne pas nous rpter que, jusqu'ici du moins, ces jeux barbares gardaient une utilit profonde. En armant l'humanit, nous dit-on, n'tait-ce pas la guerre qui l'organisait ; la guerre ne forait-elle pas les individus se grouper, se discipliner, s'unifier? Mais ces rsultats, les plus prcieux de tous en effet, pouvaient tre achets moins chrement. D'autres voies taient ouvertes pour amener les individus aux larges associations. Une conviction religieuse, par exemple, ne sait-elle pas unifier, sans les hrisser d'armes, des masses innombrables? Les mains blanches du proslytisme taient capables de plus de miracles encore que les mains sanglantes de la guerre. Il ne tenait qu' l'esprit humain de s'lever plus hardiment, et comme d'un coup d'aile, au-dessus des impulsions brutales de la nature. [p306] La concurrence est sans aucun doute une forme trs perfectionne de la lutte, et la guerre n'a pas eu de meilleurs ennemis que les conomistes, rclamant pour les hommes la possibilit d'changer dans la paix des marchs, sous la sauvegarde des lois, tant de produits qui les rapprochent en les assimilant. Mais, ici encore, que de gaspillages sans doute vitables! Que de forces qui se paralysent mutuellement au lieu de s'entr'aider ! La plupart des supriorits qu'on attribue la concurrence tiennent ce qu'elle est d'abord concours et convivance : il en faut reporter l'honneur aux similitudes qui unissent les hommes, aux sympathies qui reposent sur ces similitudes, aux rgles juridiques qui s'difient sur ces sympathies. Et d'ailleurs, pour peu qu'on analyse les effets de la lutte elle-mme l'intrieur des groupes, entre producteurs, entre vendeurs, entre acheteurs ou entre ces diffrentes catgories prises en masse, on s'apercevra qu'ici encore le progrs est trop chrement achet : il y aurait sans doute moyen d'tendre plus loin le rseau protecteur des lois, de manire attnuer le mal, mme involontaire et inaperu, que les concurrents se font les uns aux autres. En cette matire aussi, gardons-nous de concder sans rserve ni restriction que le combat est l'agent ncessaire et comme le hraut de tous les progrs. Il est vrai que dans bien des cas il stimule les nergies dormantes, force les esprits s'ingnier, les hausse ainsi jusqu'aux dcouvertes fcondes. Mais considrer ces coups de fouet comme la condition sine qua non de toute cration, quelle erreur et quelle injustice ! En fait, nombre de dcouvertes qui ont dtermin l'volution de l'industrie se sont opres sans la moindre pression de la concurrence. Dira-t-on que l'invention de la charrue, par exemple, a jailli de la lutte des agriculteurs primitifs? Et, dans les trois derniers sicles, les esprits des grands savants ont-ils eu besoin, pour donner leur mesure, de cet aiguillon grossier? Aussi bien que par le dsir du triomphe, du profil, du gain, les plus hautes activits de l'homme ne se laissentelles pas surexciter par l'amour? C'est pourquoi, comme la guerre, la concurrence son tour pourrait tre bride sans que le mouvement du monde en dt tre arrt.

[p307] Au vrai, si l'on ne se perd pas dans les nuages, si l'on cherche par une enqute terre terre de quoi dpendent les progrs incontestables des sciences, des industries, des lgislations, de tous les arts de la paix et mme des arts de la guerre, une double constatation s'impose : d'une part, ces progrs sont dus des apparitions d'tincelles, des successions d'innovations qui tantt substituent certains procds d'autres, tantt accumulent et combinent des procds jusque-l spars ; d'autre part, la succession de ces innovations, l'apparition de ces tincelles n'est dtermine par aucune ncessit extrieure, n'obit aucune loi naturelle. Des hommes, un beau jour, ont imagin le calcul infinitsimal ou dcouvert les microbes, fabriqu des lentilles ou combin de nouvelles garanties pour les accuss. Ces nouveauts, en venant s'insrer dans l'histoire humaine, l'ont dvie en divers sens inattendus. Et sans, doute elles rpondaient des besoins, elles rsolvaient des problmes poss ; elles utilisaient, d'autre part, nombre de solutions antrieures : une invention tient mille inventions ; entre les unes et les autres, l'esprit retrouve des solidarits indniables, tout un jeu de dpendances rciproques. Il n'en reste pas moins que nul ne pouvait prdire a priori ni quelle date ni sous quelle forme ces ides surgiraient. Il y a fallu la trouvaille, l'illumination brusque, le coup de gnie d'un cerveau coordinateur. C'est de ce petit foyer mystrieux qu'manent les ondes qui doivent, en les faisant vibrer l'unisson, harmoniser les masses. Celle manire nouvelle de croire ou de dsirer, dont l'imitation, suivant ses lois propres, va multiplier les exemplaires par milliers, c'est l'initiative, c'est le caprice d'un gnie individuel qui l'a faonne. Et c'est pourquoi il importe de substituer une philosophie de l'volution ncessaire une philosophie des insertions imprvues. Par o l'on voit que si l'on peut retenir pour l'appliquer au monde humain quelque chose du darwinisme, c'est la condition de rduire dlibrment la part de la lutte pour la vie et d'accrotre au contraire, en des proportions inoues, la part des variations accidentelles . Dans le monde humain, les variations sont la rgle, tant la vie mme de l'esprit. Nous saisissons sur le fait, nous [p308] voyons l'uvre, dans son activit incessante, le principe de changement. travers ces espces d'estomacs vitrs, de ruches transparentes qui s'appellent les consciences, il nous est loisible de suivre le travail d'laboration qui aboutit une forme nouvelle. Ici la variation s'appelle invention ; la forme qui s'incarne dans l'histoire a d'abord t rve ; l'adaptation a t voulue. L'harmonie sociale est donc fille d'harmonies mentales pralables. Les grandes adaptations dans la vie sociale ne sont que les reproductions agrandies, les ombres projetes, d'adaptations infinitsimales, combines dans l'intimit des penses individuelles. C'est pourquoi, des trois lois sociales mises en relief par Tarde, l'Imitation, l'Opposition, l'Adaptation, on peut dire que celle-ci commande aux autres. L'opposition n'est qu'un moyen terme. Son rle est subalterne et provisoire. Elle pose des problmes plutt qu'elle ne dcouvre des solutions ; elle marque les temps d'arrt plutt que des conqutes nouvelles du progrs social. De ces conqutes, l'imitation est sans doute l'instrument : n'est-ce pas elle qui, en propageant les dcouvertes, travaille infatigablement unifier les mes? Mais d'elle aussi on peut dire qu'elle suit plus qu'elle ne mne. Elle est un organe de transmission, non de cration. Elle est diteur, non auteur. Pour que ses presses puissent lancer les mots d'ordre par le monde, encore faut-il que la formule lui en ait t labore : c'est l'uvre de cette adaptation humaine qui est l'invention. Les vraies forces motrices et directrices de l'histoire sont donc caches l, dans le cerveau de ces grands accordeurs que sont les inventeurs. Et en ce sens, s'il est vrai que tout fait social est un fait d'imitation, il est aussi vrai que tout fait social n'est que la rdition d'un acte d'initiative individuelle. Contre les sociologues proccups d'analogies biologiques, Tarde semblait donc donner raison aux historiens proprement dits, que la tournure de leurs tudes incite assez naturellement au souci de l'accidentel, au culte des individus. M. Seignobos nous invite nous dfier de la tendance expliquer les volutions politiques, comme l'volution gologique,

par des forces profondes et continues, plus larges que les actions individuelles . Suivant lui, ne suffirait-il pas de trois acci- [p309] dents trois rencontres de certaines circonstances avec certains tempraments d'hommes d'action pour rendre compte des transformations politiques de l'Europe contemporaine? La sociologie de Tarde semblerait s'accommoder assez bien de pareilles conceptions. Non, vrai dire, qu'elle se confonde simplement avec ce qu'on appelle la religion des grands hommes ou des hros, ni surtout qu'elle tende faire tourner les vnements autour des grands personnages qui ont si longtemps occup toute la scne de l'histoire, rois et papes, ministres ou capitaines. C'est spcialement sur le front des inventeurs, sur ceux qui ont invent des modes imitables d'action ou de pense, que Tarde projette la lumire. Pour que ces inventions aient fait uvre fconde, il n'est pas besoin que les inventeurs soient notoires et que leurs statues s'rigent au-dessus des foules. Certes le positivisme n'avait pas tort de vouloir payer son tribut de reconnaissance aux Socrate et aux Jsus-Christ, aux Newton et aux Lavoisier. Mais il faut se rappeler que le bienfaiteur de l'humanit reste souvent anonyme, perdu dans la foule. Les inventions capitales, comme celles de la charrue ou de la roue, ne restent-elles pas sans nom d'auteur? Et quel bond prodigieux fit faire l'espce humaine le lointain anthropode qui a donn le premier l'exemple de la parole articule ! Les vrais ouvriers du lien social sont donc loin de se retrouver toujours parmi les protagonistes de l'histoire. D'autre part, ce ne sont pas non plus les grands vnements historiques qui reprsentent aux yeux de Tarde les vnements dcisifs. Une bataille retentissante, un trait solennel n'ont d'intrt vritable que par les champs que ces illustres incidents ouvrent ou ferment l'ambition silencieuse et incessante des inventions. Au pied en quelque sorte de ces faits violents, rputs culminants, qu'on nomme conqutes, invasions, rvolutions, il nous faut tudier la superposition des sdiments de l'histoire vraie, la stratification des dcouvertes successives propages contagieusement, la propagation rgulire et tranquille de telles ides de gnie : rechercher le destin des inventions imites, c'est la vraie dfinition de l'histoire. Et c'est pourquoi Tarde pensait que l'histoire devait heureusement s'clairer et devenir de plus en plus [p310] explicative, en s'ouvrant chaque jour davantage aux informations de l'archologie, qui suit la trace les prgrinations des produits, modles ou procds, et de la statistique, qui mesure la hausse et la baisse des dsirs et des croyances. Tarde attirait donc l'attention sur tout un va-et-vient de phnomnes trop longtemps laisss dans l'ombre ; il oprait, pour le renouvellement de la science historique, d'audacieux dplacements de valeurs. Il n'en restait pas moins beaucoup plus prs de l'tat d'esprit du narrateur, qui aime relever l'imprvu, que de celui du philosophe volutionniste, prompt remonter quelque grande loi naturelle. Disciple logique de Cournot, du penseur qui rhabilita le hasard, il met en relief l'irrationnel la base du ncessaire et se plat agenouiller la sociologie devant les hasards de l'invention. * ** Est-ce dire qu'on ne puisse dgager de l'histoire des socits aucune tendance gnrale, et que leur volution, par cela mme qu'elle obit aux impulsions inattendues de forces tout individuelles, ne nous laisse apercevoir aucune espce de ligne directrice? Tarde n'allait pas jusque-l. Il est surtout proccup de ragir contre certaines manires troites d'entendre l'volution. C'est par l'observation des animaux que le concept d'volution a t rajeuni : est-ce une raison pour poser comme le seul type de dveloppement possible l'espce singulire, et singulirement routinire, de dveloppement prsente par les tres organiss ? En fait Tarde essaie de le prouver minutieusement par l'histoire compare

d'un grand nombre de rgles juridiques il est extrmement difficile, quand il s'agit de la destine des choses humaines, de retrouver partout les mmes phases. La ralit sociale est plus varie. L'volution y peut tenter diverses voies. Contrairement ce que semblait impliquer le positivisme, les diverses civilisations ont volu selon des lignes divergentes. Dans notre civilisation mme, les choses pouvaient tourner tout autrement qu'elles ont tourn : Renouvier avait raison, dans son Uchronie, de nous reprsenter mthodiquement ce que [p311] seraient devenues nos socits au cas o le catholicisme n'aurait pas triomph en France, et o le Premier Consul, au lieu de restaurer une France catholique, et entrepris de crer une France protestante. Tarde son tour, dans l'utopie que nous avons cite, imagine, lorsque l'humanit est force de se cacher sous la terre, qu'un certain groupe s'y compose une vie toute noble et gracieuse, tandis qu'un autre, qui s'enfonce en un autre point, se contente des satisfactions les plus inlgantes. Qu'il subsiste toutefois, par-dessus tant de divergences et d'irrgularits, une direction gnrale qui finit par s'imposer ; qu'on puisse fixer un terme vers lequel tout s'achemine, montrer une mer o tous ces fleuves se rejoignent, parler en un mot d'un progrs humain ; c'est ce que Tarde maintient avec force. Si diverses que soient les inventions, linguistiques ou conomiques, scientifiques ou religieuses, qui sollicitent l'attention des hommes, si varis que soient les problmes qu'elles rsolvent, un problme gnral domine tous les autres : une invention, tendant se propager par l'imitation, a toujours pour rsultat plus ou moins direct de fabriquer de l'unit parmi les hommes ; elle introduit un certain quilibre entre les dsirs divergents, elle porte un maximum les tendances et les croyances convergentes. A des degrs ingaux et sous des formes diverses, les codes, les dogmes, les vrits scientifiques, les produits mmes de l'industrie et les crations de l'art satisfont aux exigences de ce que Tarde appelle la logique sociale et conspirent pour l'accord des individus. Il n'est donc pas tonnant qu'en fait, des individus de plus en plus nombreux se ressemblent, se rassemblent, s'unifient. Et, en effet, les barrires qui sparent les premiers groupements humains sont impuissantes arrter l'lan de l'imitation. L'instinct des races travaille, nous dit-on, opposer ou isoler les hommes. Mais contre cet instinct, l'imitation prvaut. Sans doute, elle ne fait d'abord autre chose que suivre l'hrdit la trace ; par le prestige de l'exemple familial, elle relie les petits-fils aux anctres. La Coutume en ce sens ne peut que doubler la force de la Race. Mais la Mode apparat, qui va chercher en dehors de la ligne les exemples prestigieux. Ce n'est plus l'anctre, c'est l'tranger qui nous en impose. [p312] Au lieu de venir en ligne droite du fond du temps, c'est de tous les points de l'espace que nous arrivent rites et costumes, tournures de phrase et manires de penser. Du mme coup, augmente le nombre des semblables. Il devient possible de s'entendre, de s'aimer, de se reconnatre des droits. Les murailles des premiers enclos de paix tombent donc pour ne se relever que plus loin : le champ qu'elles embrassent devient de plus en plus large. C'est pourquoi, si les guerres n'ont pas cess encore, du moins elles se rarfient en s'amplifiant. L'ide de race conduisait les sociologues, quand ils la prenaient pour guide, se reprsenter le terme du progrs social comme un morcellement de peuples murs, embastionns, clos les uns aux autres et en guerre les uns avec les autres ternellement . A la lumire de la thorie de l'imitation, on voit au contraire des masses d'hommes de plus en plus nombreuses se concentrer sous un mme bouclier. Un mme arbre de justice les couvre de son ombre. Quelles que doivent tre les traverses de l'histoire, cet arbre ne saurait manquer d'tendre ses branches. En mme temps que les groupements s'largissent, leur structure interne se modifie : l'esprit social gagne dans le sens de la profondeur aussi bien que dans celui de la largeur. De plus en plus, l'intrieur d'un mme groupe, les distances diminuent. Les plbes forcent les portes des cits. L'imitation, qui descend des suprieurs aux infrieurs, rend les uns et les autres de plus en plus semblables. Finalement, elle devient rciproque : il n'est plus d'imitateur qui ne puisse devenir modle. De plus en plus, le prestige est branl des gens que l'on jugeait

universellement suprieurs et que l'on copiait en tous points. De plus en plus, on laisse venir soi, d'o qu'elles partent, les innovations heureuses. Toutes ces transformations, de prs ou de loin, travaillent pour l'galit. Ainsi la philosophie de l'imitation claire celte irrsistible marche vers la dmocratie que Tocqueville, sans en avoir dcouvert les causes profondes, admirait avec une terreur religieuse. Les aspirations galitaires et humanitaires n'taient donc pas si utopistes, leurs vux s'accordaient mieux avec la logique de l'histoire qu'on aurait t port le penser sur la foi d'une sociologie gare par le naturalisme. Cournot encore l'avait [p313] indiqu : le perfectionnement consiste peut-tre pour les socits se dsorganiser, briser les bandelettes qui enserrent les vivants ; au-dessus de la tendance la diffrenciation qui drive des ncessits organiques, il y a lieu d'admirer une tendance l'assimilation et l'unification qui rsulte de l'incessant mouvement des inventions propages. D'o il faudrait nous garder de conclure que l'universelle uniformit doive tre, aux yeux de Tarde, le terme dernier de l'histoire, et que tant d'innovations varies risquent finalement de se perdre dans quelque lac dormant, de s'effacer au sein d'on ne sait quelle masse homogne et immobile. Bien loin de l, Tarde plus que tout autre croit la diffrenciation finale. Mais ce sera une diffrenciation des mes, tout en nuances individuelles, qui ne s'opposera ni l'assimilation des races ni la fusion des classes. De ce point de vue, l'ordre auquel aboutissent les socits n'est encore qu'un moyen pour le dveloppement ultrieur et suprieur des individus. Codes et grammaires, sciences et religions, organisations industrielles ou politiques ne sont que des instruments destins aider finalement les personnalits donner chacune leur mesure et se dployer dans la paix. La vraie beaut de la civilisation c'est qu'elle fait clore partout, non plus les couleurs d'me voyantes et brutales d'autrefois, les individualits sauvages, mais des nuances d'me profondes et fondues, aussi caractrises que civilises, floraison la fois de l'individualisme le plus pur, le plus puissant, et de la sociabilit consomme . Aucune sociologie ne se montre donc, en dernire analyse, plus individualiste que celle de Tarde. Soit qu'il recherche la cause premire, soit qu'il fixe la fin dernire de l'volution des socits : c'est toujours devant l'originalit personnelle qu'il s'incline. A ses yeux, tout part de l'individuel, et tout y retourne ; l'individu est la premire et la dernire pierre de l'difice. C'est l'alpha et l'omga du systme. * ** On comprend maintenant quelle conception gnrale du monde se rattache la sociologie de Tarde, et auprs de quels [p314] penseurs il faut marquer sa place. Pendant que les formules retentissantes du naturalisme volutionniste sduisaient le plus grand nombre, quelques philosophes prenaient le contre-pied de la mode. Bien loin de se reprsenter tous les phnomnes naturels ou sociaux comme des espces d'manations ncessaires d'une Force unique, ils se sont plu placer au fond des choses l'instabilit, la diversit, la contingence. Les lois de la nature, disent-ils, sont des sortes d'habitudes auxquelles la spontanit des tres s'est arrte. Mais cette spontanit est le ressort de toute vie. On ne peut rien comprendre l'volution de l'univers si l'on ne pose l'origine une multiplicit de tendances varies qui combinent peu peu leurs efforts, si l'on n'imagine un fourmillement initial de projets, de dsirs, de volonts plus ou moins conscientes. C'est ainsi qu'un certain nombre d'esprits taient amens ressusciter les monades. Tarde appartient cette famille d'esprits. Nul n'a protest plus vivement contre l'hypothse spencrienne, qui installe l'homogne au point de dpart de l'volution. Simple illusion de myope, pense notre auteur. Parce qu'on n'aperoit pas les dtails, on les nie. Mais d'o viendrait alors cette magnifique floraison de

varits qui rajeunissent chaque heure l'univers et cette srie de rvolutions inattendues qui le transfigurent? En ralit, quiconque approche d'assez prs voit cette indistinction se colorer, se nuancer, s'mietter. Cette nbuleuse se rsout en une multiplicit d'toiles ; cette masse, en une infinit de monades. C'est vers ce mme rsultat, suivant Tarde, que leur progrs fait converger toutes les sciences. La science pulvrise et spiritualise : elle revient fatalement l'hypothse d'une multiplicit originelle de tendances, loges dans l'infinitsimal. Il est remarquable que celte monadologie nouvelle s'allie au culte de la contingence. Les monades de Leibnitz formaient un univers parce qu'elles taient soumises un ordre immuable. De toute ternit, elles se dveloppaient paralllement ; elles ne se rencontraient jamais. Aux yeux de Tarde, au contraire, l'ordre est le rsultat plutt que le principe de l'activit des lments. Aussi les monades de Tarde, bien loin d'tre impntrables les unes aux autres, passeront leur temps se rencontrer, changer des communications, s'entre[p315] pntrer . Cet incessant va-et-vient tisse progressivement l'ordre du monde. Chacune de ces individualits essaie de convertir toutes les autres ses inventions. S'il s'institue de la rgularit, si le ple-mle s'organise, c'est qu'il y a de ces propagandes qui russissent. En ce sens, les lois de la nature auraient toutes commenc, comme nos lois civiles et politiques, par tre des projets, des desseins individuels. Nous savons d'ailleurs que cette harmonie n'est elle-mme qu'une halte. Les lois ne sont que des tuteurs au-dessus desquels s'panouissent les chantillons les plus caractriss de la diversit, du pittoresque, du dsordre universels, savoir les physionomies individuelles . Le monde volue donc d'une varit infrieure une varit suprieure. Le progrs est en vue du changement et non le changement en vue du progrs. C'est mutiler la nature par des penses utilitaires qu'en subordonner tout le luxe une fin unique. En ralit chaque tre est sa propre fin. Chaque diversit veut se mettre en valeur. C'est cette floraison esthtique qui est la vraie raison d'tre du mouvement gnral. Et toute l'architecture des choses n'est combine que pour permettre l'universelle variation d'clater en haut . C'est ce que Tarde rsume en disant que l'univers met sa raison au service de son imagination. De ces hauteurs, on aperoit ce qui constitue aux yeux de Tarde le privilge admirable de l'artiste : celui qui poursuit la beaut n'atteint-il pas du mme coup la vrit suprieure? Aprs avoir clbr, une fois de plus, comme la fin de toute vie ce principe essentiel si volatil, la singularit profonde et fugitive des personnes, leur manire d'tre, de penser, de sentir, qui n'est qu'une fois et n'est qu'un instant , notre philosophe ajoute : C'est peu de chose, c'est chose bien passagre, une physionomie d'homme ou de femme, affine par la vie sociale, par la vie d'imitation intense, complique et continue. Mais rien n'est plus important que cette nuance fugitive. Et le peintre n'a pas perdu son temps qui est parvenu la fixer, ni le pote ou le romancier qui l'a fait revivre. Le penseur n'a pas le droit de sourire la vue de leurs longs efforts pour saisir cette chose presque insaisissable qui a t et ne sera plus. Il n'y a pas de science de l'individuel, mais [p316] il n'y a d'art que de l'individuel. Et le savant, en songeant que la vie universelle est suspendue tout entire la floraison de l'individualit des personnes, devrait considrer avec une modestie quelque peu jalouse le labeur de l'artiste, si lui-mme, en imprimant ncessairement son cachet personnel sa conception gnrale des choses, ne lui donnait toujours son prix esthtique, vraie raison d'tre de sa pense . On le voit, travers tant d'ides remues, le troglodyte de la Roque-Gajac a t fidle ses premiers rves. Tout le long de sa vie il a tendu les bras vers la beaut, il a regrett les joies cratrices de l'art ; et, tout le long de sa vie, au plus profond de son me il est rest pote. Le pote ne s'est pas seulement rvl a nous par les qualits de l'crivain, par le lyrisme et le pittoresque des dveloppements, par la richesse et la varit exubrantes des images ; nous le reconnaissons encore ses prfrences intellectuelles, ce got du pittoresque

mental , cette attention respectueuse et quasi religieuse pour les nuances insaisissables, cet inquiet amour de ce que jamais on ne verra deux fois . C. Bougl

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