Kropotkine Pierre - L'entraide PDF

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Pierre Kropotkine

L'ENTR'AIDE
Un facteur de lvolution
Daprs ldition Alfred Costes, 1938. (Premire dition : 1906)

LES DITIONS INVISIBLES

SOMMAIRE
Avertissement de la seconde dition.............. Note du Traducteur.............. INTRODUCTION LENTRAIDE PARMI LES ANIMAUX
Lutte pour lexistence. Lentraide, loi de la nature et principal facteur de lvolution progressive. Invertbrs. Fourmis et abeilles. Oiseaux : associations pour la chasse et pour la pche. Sociabilit. Protection mutuelle parmi les petits oiseaux. Grues ; perroquets. Chapitre I

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Chapitre II LENTRAIDE PARMI LES ANIMAUX


(Suite) Migrations doiseaux. Associations dlevage. Socits automnales. -Mammifres : petit nombre despces non sociables. Association pour la chasse chez les loups, les lions, etc. Socits de rongeurs, de ruminants, de singes. Aide mutuelle dans la lutte pour la vie. Arguments de Darwin pour prouver la lutte pour la vie dans une mme espce. Obstacles naturels la surmultiplication. Extermination suppose des espces intermdiaires. limination de la concurrence dans la nature.

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Chapitre III LENTRAIDE PARMI LES SAUVAGES.


La guerre suppose de chacun contre tous. Origine tribale des socits humaines. Apparence tardive de la famille spare. Bushmen et Hottentots. Australiens, Papous Esquimaux, Aloutes. Les caractres de la vie sauvage sont difficiles comprendre pour les Europens. La conception de la justice chez les Dayaks. Le droit commun.

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Chapitre IV LENTRAIDE CHEZ LES BARBARES.


La grande migration des peuples. Une nouvelle organisation rendue ncessaire. La communaut villageoise. Le travail communal. La procdure judiciaire. La loi inter-tribale. Exemples tirs de la vie de nos contemporains. Bouriates. Kabyles. Montagnards du Caucase. Races africaines.

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Chapitre V LENTRAIDE DANS LA CIT DU MOYEN GE


Croissance de lautorit dans la socit barbare. Le servage dans les villages. Rvolte des villes fortifies ; leur libration, leurs chartes. La guilde. Double origine de la cit libre du moyen ge. Souverainet judiciaire et administrative. Le travail manuel considr comme honorable. Le commerce par la guilde et par la cit.

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Chapitre VI LENTRAIDE DANS LA CIT DU MOYEN GE


(Suite) Ressemblances et diffrences entre les cits du moyen ge. Les guildes de mtiers : attributs de ltat dans chacune delles. Attitude de la cit envers les paysans ; tentatives pour les librer. Les seigneurs. Rsultats obtenus par la cit du moyen ge dans les Arts et les Sciences. Causes de dcadence.

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Chapitre VII LENTRAIDE CHEZ NOUS.


Rvoltes populaires au commencement de la priode des tats. Institutions dentraide de lpoque actuelle. La commune villageoise ; ses luttes pour rsister labolition par ltat. Habitudes venant de la vie des communes villageoises et conserves dans nos villages modernes. Suisse, France, Allemagne, Russie.

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Chapitre VIII LENTRAIDE DE NOS JOURS.


Unions de travailleurs formes aprs la destruction des guildes par ltat. Leurs luttes. Lentraide et les grves. Coopration.

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Libres associations dans des buts divers. Esprit de sacrifice. Innombrables socits pour laction en commun sous tous les aspects possibles. Lentraide dans la misre. Laide personnelle.

CONCLUSION APPENDICE
I. Essaims de papillons et de libellules, etc. Ncrophores II. Les fourmis. III. Associations de nidification. IV.- Sociabilit des animaux. V.- Obstacles la surpopulation. VI.- Adaptations pour viter la concurrence. VII.- Origine de la famille. VIII. Destruction de la proprit prive sur le tombeau. IX.- La famille indivise. X.- Lorigine des guildes. XI.- Le march et la cit du moyen ge. XII. Organisations dentraide dans quelques villages de notre temps ; La Suisse ; les Pays-Bas.

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Avertissement de la seconde dition


La premire dition franaise de Lentraide date de 1906 ; elle spuisait lorsque survint la guerre. Le 8 fvrier 1921, lauteur mourait en Russie. En 1924, sous linspiration de sa veuve, un Comit des Amis de Kropotkine se formait en Grande-Bretagne et un autre en France. Cest par les soins de cette organisation amicale que la seconde dition de LEntraide est maintenant prsente au public, sans modification aucune. Il nous semble que, tel quel, cet ouvrage rpond bien son sous-titre : un facteur de lvolution, et que, du reste, aucun ouvrage plus rcent ninfirme les conclusions de lauteur, ni soit mme de nature en affaiblir la porte. La Socit des Amis de Pierre Kropotkine se propose de procder la rimpression des principaux ouvrages puiss, et aussi la publication dautres travaux du mme auteur qui nont pas encore vu le jour en franais. En ce moment, nous ne pouvons prtendre la publication des uvres compltes de Pierre Kropotkine ; aussi, pour rserver lavenir, avons-nous appel cette collection : Bibliothque de Philosophie sociale. Paul Reclus, Secrtaire de la Socit.

Note du Traducteur

Quand, sur le conseil dlise Reclus, lauteur nous proposa le titre de lEntraide , le mot nous surprit tout dabord. la rflexion il nous plut davantage. Le terme est bien form et exprime lide dveloppe dans ce volume. La loi de la nature dont traite le prsent ouvrage navait pas encore t formule aussi nettement. Cest un point de vue nouveau de la thorie darwinienne ; il ntait pas inutile de trouver un vocable clair et dfinitif. Louise GUIEYSSE-BRAL

INTRODUCTION
Deux aspects de la vie animale mont surtout frapp durant les voyages que je fis, tant jeune, dans la Sibrie orientale et la Mandchourie septentrionale. Dune part je voyais lextrme rigueur de la lutte pour lexistence, que la plupart des espces danimaux ont soutenir dans ces rgions contre une nature inclmente ; lanantissement priodique dun nombre norme dexistences, d des causes naturelles ; et consquemment une pauvret de la vie sur tout le vaste territoire que jeus loccasion dobserver. Dautre part, mme dans les quelques endroits o la vie animale abondait, je ne pus trouver malgr mon dsir de la reconnatre cette lutte acharne pour les moyens dexistence, entre animaux de la mme espce , que la plupart des darwinistes (quoique pas toujours Darwin luimme) considraient comme la principale caractristique de la lutte pour la vie et le principal facteur de lvolution. Les terribles tourmentes de neige qui sabattent sur le Nord de lEurasie la fin de lhiver et les verglas qui les suivent souvent ; les geles et les tourmentes de neige qui reviennent chaque anne dans la seconde moiti de mai, lorsque les arbres sont dj tout en fleurs et que la vie pullule chez les insectes ; les geles prcoces et parfois les grosses chutes de neige en juillet et en aot, dtruisant par myriades les insectes, ainsi que les secondes couves doiseaux dans les prairies ; les pluies torrentielles, dues aux moussons qui tombent dans les rgions plus tempres en aot et septembre, occasionnant dans les terres basses dimmenses inondations et transformant, sur les plateaux, des espaces aussi vastes que des tats europens en marais et en fondrires ; enfin les grosses chutes de neige au commencement doctobre, qui finissent par rendre un territoire
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aussi grand que la France et lAllemagne absolument impraticable aux ruminants et les dtruisent par milliers : voil les conditions o je vis la vie animale se dbattre dans lAsie septentrionale. Cela me fit comprendre de bonne heure limportance primordiale dans la nature de ce que Darwin dcrivait comme les obstacles naturels la surmutiplication , en comparaison de la lutte pour les moyens dexistence entre individus de la mme espce, que lon rencontre et l, dans certaines circonstances dtermines, mais qui est loin davoir la mme porte. La raret de la vie, la dpopulation non la sur-population tant le trait distinctif de cette immense partie du globe que nous appelons Asie septentrionale, je conus ds lors des doutes srieux (et mes tudes postrieures nont fait que les confirmer) touchant la ralit de cette terrible comptition pour la nourriture et pour la vie au sein de chaque espce, article de foi pour la plupart des darwinistes. Jen arrivai ainsi douter du rle dominant que lon prte cette sorte de comptition dans lvolution des nouvelles espces. Dun autre ct, partout o je trouvai la vie animale en abondance, comme, par exemple, sur les lacs, o des vingtaines despces et des millions dindividus se runissent pour lever leur progniture ; dans les colonies de rongeurs ; dans les migrations doiseaux qui avaient lieu cette poque le long de lOussouri dans les proportions vraiment amricaines ; et particulirement dans une migration de chevreuils dont je fus tmoin, et o je vis des vingtaines de mille de ces animaux intelligents, venant dun territoire immense o ils vivaient dissmins, fuir les grosses tourmentes de neige et se runir pour traverser lAmour lendroit le plus troit dans toutes ces scnes de la vie animale qui se droulaient sous mes yeux, je vis lentraide et lappui mutuel pratiqus dans des proportions qui me donnrent penser que ctait l un trait de la plus haute importance pour le maintien de la vie, pour la conservation de chaque espce, et pour son volution ultrieure.
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Enfin, je vis parmi les chevaux et les bestiaux demi sauvages de la Transbakalie, parmi tous les ruminants sauvages, parmi les cureuils, etc., que, lorsque les animaux ont lutter contre la raret des vivres, la suite dune des causes que je viens de mentionner, tous les individus de lespce qui ont subi cette calamit sortent de lpreuve tellement amoindris en vigueur et en sant quaucune volution progressive de lespce ne saurait tre fonde sur ces priodes dpre comptition . Aussi, lorsque plus tard mon attention fut attire sur les rapports entre le darwinisme et la sociologie, je ne me trouvai daccord avec aucun des ouvrages qui furent crits sur cet important sujet. Tous sefforaient de prouver que lhomme, grce sa haute intelligence et ses connaissances, pouvait modrer lpret de la lutte pour la vie entre les hommes ; mais ils reconnaissaient aussi que la lutte pour les moyens dexistence de tout animal contre ses congnres, et de tout homme contre tous les autres hommes, tait une loi de la nature . Je ne pouvais accepter cette opinion, parce que jtais persuad quadmettre une impitoyable guerre pour la vie, au sein de chaque espce, et voir dans cette guerre une condition de progrs, ctait avancer non seulement une affirmation sans preuve, mais nayant pas mme lappui de lobservation directe. Au contraire, une confrence Sur la loi daide mutuelle , faite un congrs de naturalistes russes, en janvier 1880, par le professeur Kessler, zoologiste bien connu (alors doyen de lUniversit de Saint-Ptersbourg), me frappa comme jetant une lumire nouvelle sur tout ce sujet. Lide de Kessler tait que, ct de la loi de la Lutte rciproque , il y a dans la nature la loi de lAide rciproque , qui est beaucoup plus importante pour le succs de la lutte pour la vie, et surtout pour lvolution progressive des espces. Cette hypothse, qui en ralit ntait que le dveloppement des ides exprimes par Darwin luimme dans The Descent of Man, me sembla si juste et dune si
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grande importance, que ds que jen eus connaissance (en 1883), je commenai runir des documents pour la dvelopper. Kessler navait fait que lindiquer brivement dans sa confrence, et la mort (il mourut en 1881) lavait empch dy revenir. Sur un point seulement, je ne pus entirement accepter les vues de Kessler. Kessler voyait dans les sentiments de famille et dans le souci de la progniture (voir plus loin, chapitre I) la source des penchants mutuels des animaux les uns envers les autres. Mais, dterminer jusqu quel point ces deux sentiments ont contribu lvolution des instincts sociables, et jusqu quel point dautres instincts ont agi dans la mme direction, me semble une question distincte et trs complexe que nous ne pouvons pas encore discuter. Cest seulement aprs que nous aurons bien tabli les faits dentraide dans les diffrentes classes danimaux et leur importance pour lvolution, que nous serons mme dtudier ce qui appartient, dans lvolution des sentiments sociables, aux sentiments de famille et ce qui appartient la sociabilit proprement dite, qui a certainement son origine aux plus bas degrs de lvolution du monde animal, peut-tre mme dans les colonies animales . Aussi mappliquai-je surtout tablir tout dabord limportance du facteur de lentraide dans lvolution, rservant pour des recherches ultrieures lorigine de linstinct dentraide dans la nature. Limportance du facteur de lentraide si seulement on en pouvait dmontrer la gnralit nchappa pas au vif gnie naturaliste de Gthe. Lorsquun jour Eckermann dit Gthe ctait en 1827 que deux petits de roitelets, qui staient chapps, avaient t retrouvs le jour suivant dans un nid de rouges-gorges (Rothkehlchen), qui nourrissaient ces oisillons en mme temps que leurs propres petits, lintrt de Gthe fut vivement veill par ce rcit. Il y vit une confirmation de ses conceptions panthistes, et dit : Sil tait vrai que ce fait de nourrir un tranger se rencontrt dans toute la Nature et et le
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caractre dune loi gnrale bien des nigmes seraient rsolues. Il revint sur ce sujet le jour suivant, et pria instamment Eckermann (qui tait, comme on sait, zoologiste) den faire une tude spciale, ajoutant quil y pourrait dcouvrir des consquences dune valeur inestimable . (Gesprche , dition de 1848, vol. III, pp. 219, 221.) Malheureusement, cette tude ne fut jamais faite, quoiquil soit fort possible que Brehm, qui a accumul dans ses ouvrages tant de prcieux documents relatifs lentraide parmi les animaux, ait pu tre inspir par la remarque de Gthe. Dans les annes 1872-1886, plusieurs ouvrages importants, traitant de lintelligence et de la vie mentale des animaux, furent publis (ils sont cits dans une note du chapitre I), et trois dentre eux touchent plus particulirement le sujet qui nous occupe ; ce sont : Les socits animales dEspinas (Paris, 1877), La lutte pour lexistence et lassociation pour la lutte , confrence par J.L Lanessan (avril 1881) et le livre de Louis Bchner, Liebe und Liebes-Leben in der Thierwelt , dont une premire dition parut en 1879, et une seconde dition, trs augmente, en 1885. Tous ces livres sont excellents ; mais il y a encore place pour un ouvrage dans lequel lentraide serait considre, non seulement comme un argument en faveur de lorigine pr-humaine des instincts moraux, mais aussi comme une loi de la nature et un facteur de lvolution. Espinas porta toute son attention sur ces socits animales (fourmis et abeilles) qui reposent sur une division physiologique du travail ; et bien que son livre soit plein dingnieuses suggestions de toutes sortes, il fut crit une poque o lvolution des socits humaines ne pouvait tre tudie avec les connaissances que nous possdons aujourdhui. La confrence de Lanessan est plutt un brillant expos du plan gnral dun ouvrage sur lappui mutuel, commenant par les rochers de la mer et passant en revue le monde des plantes, des animaux et des hommes. Quand louvrage de Bchner, si fertile en ides quil soit et malgr sa richesse en faits, je nen peux accepter la pense dominante. Le livre commence par un
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hymne lamour, et presque tous les exemples sont choisis dans lintention de prouver lexistence de lamour et de la sympathie parmi les animaux. Mais, rduire la sociabilit animale lamour et la sympathie est aussi rduire sa gnralit et son importance ; de mme, en basant la morale humaine seulement sur lamour et la sympathie personnelle, on na fait que restreindre le sens du sentiment moral dans son ensemble. Ce nest pas lamour de mon voisin que souvent je ne connais pas du tout qui me pousse saisir un seau deau et mlancer vers sa demeure en flammes ; cest un sentiment bien plus large, quoique plus vague : un instinct de solidarit et de sociabilit humaine. Il en est de mme pour les animaux. Ce nest pas lamour, ni mme la sympathie (au sens strict du mot) qui pousse une troupe de ruminants ou de chevaux former un cercle pour rsister une attaque de loups ; ni lamour qui pousse les loups se mettre en bande pour chasser ; ni lamour qui pousse les petits chats ou les agneaux jouer ensemble, ou une douzaine despces de jeunes oiseaux vivre ensemble en automne ; et ce nest ni lamour, ni la sympathie personnelle qui pousse des milliers de chevreuils, dissmins sur un territoire aussi grand que la France, constituer des ensembles de troupeaux, marchant tous vers le mme endroit afin de traverser une rivire en un point donn. Cest un sentiment infiniment plus large que lamour ou la sympathie personnelle, un instinct qui sest peu peu dvelopp parmi les animaux et les hommes au cours dune volution extrmement lente, et qui a appris aux animaux comme aux hommes la force quils pouvaient trouver dans la pratique de lentraide et du soutien mutuel, ainsi que les plaisirs que pouvait leur donner la vie sociale. Limportance de cette distinction sera facilement apprcie par tous ceux qui tudient la psychologie animale, et encore plus par ceux qui soccupent de la morale humaine. Lamour, la sympathie et le sacrifice de soi-mme jouent certainement un rle immense dans le dveloppement progressif de nos sentiments moraux. Mais ce nest ni sur lamour ni mme sur la
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sympathie que la socit est base dans lhumanit : cest sur la conscience de la solidarit humaine, ne ft-elle mme qu ltat dinstinct ; sur le sentiment inconscient de la force que donne chacun la pratique de lentraide, sur le sentiment de ltroite dpendance du bonheur de chacun et du bonheur de tous, et sur un vague sens de justice ou dquit, qui amne lindividu considrer les droits de chaque autre individu comme gaux aux siens. Sur cette large base se dveloppent les sentiments moraux suprieurs. Mais ce sujet dpasse les limites de cet ouvrage, et je ne ferai quindiquer ici une confrence, Justice et moralit , que jai faite en rponse lopuscule de Huxley, Ethics, et o jai trait cette question avec quelque dtail, et les articles sur lthique que jai commenc publier dans la revue Nineteenth Century . Je pensai donc quun livre sur lEntraide considre comme une loi de la nature et comme facteur de lvolution pourrait combler une lacune importante. Lorsque Huxley publia, en 1888, son manifeste de lutte pour la vie (Struggle for Existence and its Bearing upon Man), qui, mon avis, donnait une interprtation trs incorrecte des faits de la nature, tels que nous les voyons dans la brousse et dans la fort, je me mis en rapport avec le directeur de la revue Nineteenth Century, lui demandant sil voudrait publier une rfutation mthodique des opinions dun des plus minents darwinistes. M. James Knowles reut cette proposition avec la plus grande sympathie. Jen parlai aussi W. Bates, le grand collaborateur de Darwin. Oui, certainement ; cest l le vrai darwinisme, rpondit-il ; Ce quils ont fait de Darwin est abominable. crivez ces articles, et quand ils seront imprims, je vous crirai une lettre que vous pourrez publier. Malheureusement je mis prs de sept ans crire ces articles et, quand le dernier parut, Bates tait mort. Aprs avoir examin limportance de lentraide dans les diffrentes classes danimaux, je dus examiner le rle du mme facteur dans lvolution de lhomme. Ceci tait dautant plus
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ncessaire quun certain nombre dvolutionnistes, qui ne peuvent refuser dadmettre limportance de lentraide chez les animaux, refusent, comme la fait Herbert Spencer, de ladmettre chez lhomme. Chez lhomme primitif, soutiennentils, la guerre de chacun contre tous tait la loi de la vie. Jexaminerai, dans les chapitres consacrs aux Sauvages et aux Barbares, jusqu quel point cette affirmation, qui a t trop complaisamment rpte, sans critique suffisante, depuis Hobbes, est confirme par ce que nous savons des priodes primitives du dveloppement humain. Aprs avoir examin le nombre et limportance des institutions dentraide, formes par le gnie crateur des masses sauvages et demi sauvages pendant la priode des clans, et encore plus pendant la priode suivante des communes villageoises, et aprs avoir constat limmense influence que ces institutions primitives ont exerc sur le dveloppement ultrieur de lhumanit jusqu lpoque actuelle, je fus amen tendre mes recherches galement aux poques historiques. Jtudiai particulirement cette priode si intressante des libres rpubliques urbaines du moyen ge, dont on na pas encore suffisamment reconnu luniversalit ni apprci linfluence sur notre civilisation moderne. Enfin. jai essay dindiquer brivement limmense importance que les instincts dentraide, transmis lhumanit par les hritages dune trs longue volution, jouent encore aujourdhui dans notre socit moderne, dans cette socit que lon prtend reposer sur le principe de chacun pour soi et ltat pour tous , mais qui ne la jamais ralis et ne le ralisera jamais. On peut objecter ce livre que les animaux aussi bien que les hommes y sont prsents sous un aspect trop favorable ; que lon a insist sur leurs qualits sociables, tandis que leurs instincts anti-sociaux et individualistes sont peine mentionns. Mais ceci tait invitable. Nous avons tant entendu parler dernirement de lpre et impitoyable lutte pour la vie, que lon prtendait soutenue par chaque animal
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contre tous les autres animaux, par chaque sauvage contre tous les autres sauvages et par chaque homme civilis contre tous ses concitoyens et ces assertions sont si bien devenues des articles de loi quil tait ncessaire, tout dabord, de leur opposer une vaste srie de faits montrant la vie animale et humaine sous un aspect entirement diffrent. Il tait ncessaire dindiquer limportance capitale quont les habitudes sociales dans la nature et dans lvolution progressive, tant des espces animales que des tres humains ; de prouver quelles assurent aux animaux une meilleure protection contre leurs ennemis, trs souvent des facilits pour la recherche de leur nourriture (provisions dhiver, migrations, etc.), une plus grande longvit et, par consquent, une plus grande chance de dveloppement des facults intellectuelles ; enfin il fallait montrer quelles ont donn aux hommes, outre ces avantages, la possibilit de crer les institutions qui ont permis lhumanit de triompher dans sa lutte acharne contre la nature et de progresser, malgr toutes les vicissitudes de lhistoire. Cest ce que jai fait. Aussi est-ce un livre sur la loi de lentraide, considre comme lun des principaux facteurs de lvolution ; mais ce nest pas un livre sur tous les facteurs de lvolution et sur leur valeur respective. Il fallait que ce premier livre-ci ft crit pour quil soit possible dcrire lautre. Je serais le dernier vouloir diminuer le rle que la revendication du moi de lindividu a jou dans lvolution de lhumanit. Toutefois ce sujet exige, mon avis, dtre trait beaucoup plus fond quil ne la t jusquici. Dans lhistoire de lhumanit la revendication du moi individuel a souvent t, et est constamment, quelque chose de trs diffrent, quelque chose de beaucoup plus large et de beaucoup plus profond que cet individualisme troit, cette revendication personnelle , inintelligente et borne quinvoquent un grand nombre dcrivains. Et les individus qui ont fait lhistoire nont pas t seulement ceux que les historiens ont reprsent comme des hros. Mon intention est donc, si les circonstances le permettent, dexaminer sparment la part qua eue la
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revendication du moi individuel dans lvolution progressive de lhumanit. Je ne puis faire ici que les quelques remarques suivantes dun caractre tout fait gnral. Lorsque les diverses institutions successives dentraide la tribu, la commune du village, les guildes, la cit du moyen ge commencrent, au cours de lhistoire, perdre leur caractre primitif, tre envahies par des croissances parasites, et devenir ainsi des entraves au progrs, la rvolte de lindividu contre ces institutions, prsenta toujours deux aspects diffrents. Une partie de ceux qui se soulevaient luttaient pour amliorer les vieilles institutions ou pour laborer une meilleure organisation, base sur les mmes principes dentraide. Ils essayaient, par exemple, dintroduire le principe de la compensation la place de la loi du talion, et plus tard le pardon des offenses, ou un idal encore plus lev dgalit devant la conscience humaine, au lieu dune compensation, proportionnelle la caste de lindividu ls. Mais ct de ces efforts, dautres individus se rvoltaient pour briser les institutions protectrices dentraide, sans autre intention que daccrotre leurs propres richesses et leur propre pouvoir. Cest dans cette triple lutte, entre deux classes de rvolts et les partisans de lordre tabli, que se rvle la vraie tragdie de lhistoire. Mais pour retracer cette lutte et pour tudier avec sincrit le rle jou dans lvolution de lhumanit par chacune de ces trois forces, il faudrait au moins autant dannes que jen ai mis crire ce livre. Parmi les uvres traitant peu prs le mme sujet, parues depuis la publication de mes articles sur lentraide chez les animaux, il faut citer The Lowell Lectures on the Ascent of Man, par Henry Drummond (Londres, 1894), et The Origin and Growth of the Moral Instinct, par A. Sutherland (Londres, 1898). Ces deux livres sont conus suivant les grandes lignes de louvrage de Bchner sur lamour ; et dans le second de ces livres le sentiment de famille et de parent, considr comme la seule influence agissant sur le dveloppement des sentiments moraux est trait assez longuement. Un troisime ouvrage,
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traitant de lhomme et construit sur un plan analogue, The Principles of Sociology par le professeur F.-A. Giddings, a paru en premire dition New-York et Londres en 1896, et les ides dominantes en avaient dj t indiques par lauteur dans une brochure en 1894. Mais cest la critique scientifique que je laisse le soin de discuter les points de contact, de ressemblance ou de diffrence entre ces ouvrages et le mien. Les diffrents chapitres de ce livre ont paru dans le Nineteenth Century ( LEntraide chez les animaux , en septembre et novembre 1890 ; LEntraide chez les sauvages en avril 1891 ; lEntraide chez les Barbares , en janvier 1892 ; lEntraide dans la cit du moyen ge , en aot et septembre 1891 ; et lEntraide parmi les modernes , en janvier et juin 1896). En les runissant en un volume ma premire intention tait de rassembler dans un appendice la masse de documents, ainsi que la discussion de plusieurs points secondaires, qui nauraient pas t leur place dans des articles de revue. Mais lappendice et t deux fois plus gros que le volume, et il men fallut, sinon abandonner, au moins ajourner la publication. Lappendice du prsent livre comprend la discussion de quelques points qui ont donn lieu des controverses scientifiques durant ces dernires annes ; dans le texte je nai intercal que ce quil tait possible dajouter sans changer la structure de louvrage. Je suis heureux de cette occasion dexprimer M. James Knowles, directeur du Nineteenth Century, mes meilleurs remerciements, tant pour laimable hospitalit quil a offerte dans sa revue ces articles, aussitt quil en a connu les ides gnrales, que pour la permission quil a bien voulu me donner de les reproduire en volume. Bromley, Kent, 1902. P.-S. Jai profit de loccasion que moffrait la publication de cette traduction franaise pour revoir soigneusement le texte et
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ajouter quelques faits lappendice. Janvier 1906.

Chapitre I
LENTRAIDE PARMI LES ANIMAUX.
Lutte pour lexistence. Lentraide, loi de la nature et principal facteur de lvolution progressive. Invertbrs. Fourmis et abeilles. Oiseaux : associations pour la chasse et pour la pche. Sociabilit. Protection mutuelle parmi les petits oiseaux. Grues ; perroquets.

La conception de la lutte pour lexistence comme facteur de lvolution, introduite dans la science par Darwin et Wallace, nous a permis dembrasser un vaste ensemble de phnomnes en une seule gnralisation, qui devint bientt la base mme de nos spculations philosophiques, biologiques et sociologiques. Une immense varit de faits : adaptations de fonction et de structure des tres organiss leur milieu ; volution physiologique et anatomique ; progrs intellectuel et mme dveloppement moral, que nous expliquions autrefois par tant de causes diffrentes, furent runis par Darwin en une seule conception gnrale. Il y reconnut un effort continu, une lutte contre les circonstances adverses, pour un dveloppement des individus, des races, des espces et des socits tendant un maximum de plnitude, de varit et dintensit de vie. Peuttre, au dbut, Darwin lui-mme ne se rendait-il pas pleinement compte de limportance gnrale du facteur quil invoqua dabord pour expliquer une seule srie de faits, relatifs laccumulation de variations individuelles lorigine dune espce. Mais il prvoyait que le terme quil introduisait dans la science perdrait sa signification philosophique, la seule vraie, sil tait employ exclusivement dans son sens troit celui dune lutte entre les individus isols, pour la simple conservation de lexistence de chacun deux. Dans les premiers chapitres de son mmorable ouvrage il insistait dj pour que
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le terme ft pris dans son sens large et mtaphorique, comprenant la dpendance des tres entre eux, et comprenant aussi (ce qui est plus important) non seulement la vie de lindividu mais aussi le succs de sa progniture 1. Bien que lui-mme, pour les besoins de sa thse spciale, ait employ surtout le terme dans son sens troit, il mettait ses continuateurs en garde contre lerreur (quil semble avoir commise une fois lui-mme) dexagrer la porte de cette signification restreinte. Dans The Descent of Man il a crit quelques pages puissantes pour en expliquer le sens propre, le sens large. Il y signale comment, dans dinnombrables socits animales, la lutte pour lexistence entre les individus isols disparat, comment la lutte est remplace par la coopration, et comment cette substitution aboutit au dveloppement de facults intellectuelles et morales qui assurent lespce les meilleures conditions de survie. Il dclare quen pareil cas les plus aptes ne sont pas les plus forts physiquement, ni les plus adroits, mais ceux qui apprennent sunir de faon se soutenir mutuellement, les forts comme les faibles, pour la prosprit de la communaut. Les communauts, crit-il, qui renferment la plus grande proportion de membres le plus sympathiques les uns aux autres, prosprent le mieux et lvent le plus grand nombre de rejetons (2e dit. anglaise, p. 163). Lide de concurrence entre chacun et tous, ne de ltroite conception malthusienne, perdait ainsi son troitesse dans lesprit dun observateur qui connaissait la nature. Malheureusement ces remarques, qui auraient pu devenir la base de recherches trs fcondes, taient tenues dans lombre par la masse de faits que Darwin avait runis dans le dessein de montrer les consquences dune relle comptition pour la vie. En outre il nessaya jamais de soumettre une plus rigoureuse investigation limportance relative des deux aspects sous lesquels se prsente la lutte pour lexistence dans le monde animal, et il na jamais crit louvrage quil se proposait dcrire
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Origine des espces, ch. III.


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sur les obstacles naturels la surproduction animale, ouvrage qui et t la pierre de touche de lexacte valeur de la lutte individuelle. Bien plus, dans les pages mme dont nous venons de parler, parmi des faits rfutant ltroite conception malthusienne de la lutte, le vieux levain malthusien reparat, par exemple, dans les remarques de Darwin sur les prtendus inconvnients maintenir les faibles desprit et de corps dans nos socits civilises (ch. V). Comme si des milliers de potes, de savants, dinventeurs, de rformateurs, faibles de corps ou infirmes, ainsi que dautres milliers de soi-disant fous ou enthousiastes, faibles desprit ntaient pas les armes les plus prcieuses dont lhumanit ait fait usage dans sa lutte pour lexistence armes intellectuelles et morales, comme Darwin lui-mme la montr dans ces mmes chapitres de Descent of Man . La thorie de Darwin eut le sort de toutes les thories qui traitent des rapports humains. Au lieu de llargir selon ses propres indications, ses continuateurs la restreignirent encore. Et tandis que Herbert Spencer, partant dobservations indpendantes mais trs analogues, essayait dlargir le dbat en posant cette grande question : Quels sont les plus aptes ? (particulirement dans lappendice de la troisime dition des Data of Ethics), les innombrables continuateurs de Darwin rduisaient la notion de la lutte pour lexistence son sens le plus restreint. Ils en vinrent concevoir le monde animal comme un monde de lutte perptuelle entre des individus affams, altrs de sang. Ils firent retentir la littrature moderne du cri de guerre Malheur aux vaincus, comme si ctait l le dernier mot de la biologie moderne. Ils levrent la lutte sans piti pour des avantages personnels la hauteur dun principe biologique, auquel lhomme doit se soumettre aussi, sous peine de succomber dans un monde fond sur lextermination mutuelle. Laissant de ct les conomistes, qui ne savent des sciences naturelles que quelques mots emprunts des vulgarisateurs de seconde main, il nous faut reconnatre que mme les plus autoriss des interprtes de Darwin firent de
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leur mieux pour maintenir ces ides fausses. En effet, si nous prenons Huxley, qui est considr comme lun des meilleurs interprtes de la thorie de lvolution, ne nous apprend-il pas, dans son article, Struggie for Existence and its Bearing upon Man , que : jug au point de vue moral, le monde animal est peu prs au niveau dun combat de gladiateurs. Les cratures sont assez bien traites et envoyes au combat ; sur quoi les plus forts, les plus vifs et les plus russ survivent pour combattre un autre jour. Le spectateur na mme pas baisser le pouce, car il nest point fait de quartier. Et, plus loin, dans le mme article, ne nous dit-il pas que, de mme que parmi les animaux, parmi les hommes primitifs aussi, les plus faibles et les plus stupides taient crass, tandis que survivaient les plus rsistants et les plus malins, ceux qui taient les plus aptes triompher des circonstances, mais non les meilleurs sous dautres rapports. La vie tait, une perptuelle lutte ouverte, et part les liens de famille limits et temporaires, la guerre dont parle Hobbes de chacun contre tous tait ltat normal de lexistence 2. Le lecteur verra, par les donnes qui lui seront soumises dans la suite de cet ouvrage, quel point cette vue de la nature est peu confirme par les faits, en ce qui a trait au monde animal et en ce qui a trait lhomme primitif. Mais nous pouvons remarquer ds maintenant que la manire de voir de Huxley avait aussi peu de droits tre considre comme une conclusion scientifique que la thorie contraire de Rousseau qui ne voyait dans la nature quamour, paix et harmonie, dtruits par lavnement de lhomme. Il suffit, en effet, dune promenade en fort, dun regard jet sur nimporte quelle socit animale, ou mme de la lecture de nimporte quel
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Nineteenth Century, fvrier 1888, p. 165.


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ouvrage srieux traitant de la vie animale (dOrbigny, Audubon, Le Vaillant, nimporte lequel), pour amener le naturaliste tenir compte de la place quoccupe la sociabilit dans la vie des animaux, pour lempcher, soit de ne voir dans la nature quun champ de carnage, soit de ny dcouvrir que paix et harmonie. Si Rousseau a commis lerreur de supprimer de sa conception la lutte bec et ongles , Huxley a commis lerreur oppose ; mais ni loptimisme de Rousseau, ni le pessimisme de Huxley ne peuvent tre accepts comme une interprtation impartiale de la nature. Lorsque nous tudions les animaux non dans les laboratoires et les musums seulement, mais dans la fort et la prairie, dans les steppes et dans la montagne nous nous apercevons tout de suite que, bien quil y ait dans la nature une somme norme de guerre entre les diffrentes espces, et surtout entre les diffrentes classes danimaux, il y a tout autant, ou peut-tre mme plus, de soutien mutuel, daide mutuelle et de dfense mutuelle entre les animaux appartenant la mme espce ou, au moins, la mme socit. La sociabilit est aussi bien une loi de la nature que la lutte entre semblables. Il serait sans doute trs difficile dvaluer, mme approximativement, limportance numrique relative de ces deux sries de faits. Mais si nous en appelons un tmoignage indirect, et demandons la nature : Quels sont les mieux adapts : ceux qui sont continuellement en guerre les uns avec les autres, ou ceux qui se soutiennent les uns les autres ? , nous voyons que les mieux adapts sont incontestablement les animaux qui ont acquis des habitudes dentraide. Ils ont plus de chances de survivre, et ils atteignent, dans leurs classes respectives, le plus haut dveloppement dintelligence et dorganisation physique. Si les faits innombrables qui peuvent tre cits pour soutenir cette thse sont pris en considration, nous pouvons srement dire que lentraide est autant une loi de la vie animale que la lutte rciproque, mais que, comme facteur de lvolution, la premire a probablement une importance beaucoup plus grande, en ce quelle favorise le
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dveloppement dhabitudes et de caractres minemment propres assurer la conservation et le dveloppement de lespce ; elle procure aussi, avec moins de perte dnergie, une plus grande somme de bien-tre et de jouissance pour chaque individu. De tous les continuateurs de Darwin, le premier, ma connaissance, qui comprit toute la porte de lEntraide en tant que loi de la nature et principal facteur de lvolution progressive , fut un zoologiste russe bien connu, feu le doyen de lUniversit de Saint-Ptersbourg, le professeur Kessler. Il dveloppa ses ides dans un discours prononc en janvier 1880, quelques mois avant sa mort, devant un congrs de naturalistes russes ; mais, comme tant de bonnes choses publies seulement en russe, cette remarquable allocution demeura presque inconnue 3.
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Sans parler des crivains antrieurs Darwin, comme Toussenel, Fe et bien dautres, plusieurs ouvrages contenant nombre dexemples frappants daide mutuelle, mais ayant principalement rapport lintelligence animale avaient paru avant cette date. Je puis citer ceux de Houzeau, Les facults mentales des animaux , 2 vol., Bruxelles, 1872 ; Aus dem Geistesleben der Thiere, de L. Bchner, 2e dition en 1877, etUeber das Seelenleben der Thiere de Maximilian Perty, Leipzig, 1876. Espinas publia son trs remarquable ouvrage, Les socits animales , en 1877 ; dans cet ouvrage il faisait ressortir limportance des socits animales pour la conservation des espces, et engageait une discussion des plus intressantes sur lorigine des socits. En ralit le livre dEspinas contient dj tout ce qui a t crit depuis sur laide mutuelle et beaucoup dautres bonnes choses. Si cependant je fais une mention spciale du discours de Kessler, cest parce que celui-ci a lev laide mutuelle la hauteur dune loi, beaucoup plus importante pour lvolution progressive que la loi de la lutte rciproque. Les mmes ides furent exposes lanne suivante (en avril 1881), par J. de Lanessan dans une confrence publie en 1882 sous ce titre : La lutte pour lexistence et lassociation pour la lutte. Le trs important ouvrage de G. Romanes, Animal Intelligence, parut en 1882 et fut suivi lanne daprs par Mental Evolution of the Animals . Dj ds 1879 Bchner avait publi un autre ouvrage trs remarquable, Liebe und Liebes-Leben in der Thierwelt , dont une seconde dition, trs augmente, parut en 1885. Comme on le voit, lide tait dans lair. 26

En sa qualit de vieux zoologiste , il se sentait tenu de protester contre labus dune expression la lutte pour lexistence emprunte la zoologie, ou, au moins, contre limportance exagre quon attribuait cette expression. En zoologie, disait-il, et dans toutes les sciences qui traitent de lhomme, on insiste sans cesse sur ce quon appelle la loi sans merci de la lutte pour la vie Mais on oublie lexistence dune autre loi, qui peut tre nomme loi de lentraide, et cette loi, au moins pour les animaux, est beaucoup plus importante que la premire. Il faisait remarquer que le besoin dlever leur progniture runissait les animaux, et que plus les individus sunissent, plus ils se soutiennent mutuellement, et plus grandes sont, pour lespce, les chances de survie et de progrs dans le dveloppement intellectuel . Toutes les classes danimaux, ajoutait-il, et surtout les plus leves, pratiquent lentraide , et il donnait lappui de son ide des exemples emprunts la vie des ncrophores et la vie sociale des oiseaux et de quelques mammifres. Les exemples taient peu nombreux, comme il convient une brve allocution douverture, mais les points principaux taient clairement tablis ; et, aprs avoir indiqu que dans lvolution de lhumanit lentraide joue un rle encore plus important, Kessler concluait en ces termes : Certes, je ne nie pas la lutte pour lexistence, mais je maintiens que le dveloppement progressif du rgne animal, et particulirement de lhumanit, est favoris bien plus par le soutien mutuel que par la lutte rciproque... Tous les tres organiss ont deux besoins essentiels : celui de la nutrition et celui de la propagation de lespce. Le premier les amne la lutte et lextermination mutuelle, tandis que le besoin de conserver lespce les amne se rapprocher les uns des autres et se soutenir les uns les autres. Mais je suis port croire que dans lvolution du monde organis dans la modification progressive des tres organiss le soutien mutuel entre les individus joue un rle beaucoup plus important que leur lutte rciproque 4.
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Mmoires (Trudy) de la Socit des naturalistes de Saint 27

La justesse de ces vues frappa la plupart des zoologistes prsents, et Sivertsoff, dont le nom est bien connu des ornithologistes et des gographes, les confirma et les appuya de quelques nouveaux exemples. Il cita certaines espces de faucons qui sont organises pour le brigandage dune faon presque idale , et cependant sont en dcadence, tandis que prosprent dautres espces de faucons qui pratiquent laide mutuelle. Dun autre ct, dit-il, considrez un oiseau sociable, le canard ; son organisme est loin dtre parfait, mais il pratique laide mutuelle, et il envahit presque la terre entire, comme on peut en juger par ses innombrables varits et espces. Laccueil sympathique que les vues de Kessler reurent de la part des zoologistes russes tait trs naturel, car presque tous ils avaient eu loccasion dtudier le monde animal dans les grandes rgions inhabites de lAsie septentrionale et de la Russie orientale ; or il est impossible dtudier de semblables rgions sans tre amen aux mmes ides. Je me rappelle limpression que me produisit le monde animal de la Sibrie quand jexplorai la rgion du Vitim, en compagnie du zoologiste accompli qutait mon ami Poliakoff. Nous tions tous deux sous limpression rcente de lOrigine des Espces , mais nous cherchions en vain des preuves de lpre concurrence entre animaux de la mme espce que la lecture de louvrage de Darwin nous avait prpars trouver, mme en tenant compte des remarques du troisime chapitre (dit. anglaise, p. 54). Nous constations quantits dadaptations pour la lutte trs souvent pour la lutte en commun contre les circonstances adverses du climat, ou contre des ennemis varis ; et Poliakoff crivit plusieurs excellentes pages sur la dpendance mutuelle des carnivores, des ruminants et des rongeurs, en ce qui concerne leur distribution gographique. Je constatai dautre part un grand nombre de faits dentraide, particulirement lors des migrations doiseaux et de
Ptersbourg , vol. XI, 1880.
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ruminants ; mais mme dans les rgions de lAmour et de lOussouri, o la vie animale pullule, je ne pus que trs rarement, malgr lattention que jy prtais, noter des faits de relle concurrence, de vritable lutte entre animaux suprieurs de la mme espce. La mme impression se dgage des uvres de la plupart des zoologistes russes, et cela explique sans doute pourquoi les ides de Kessler furent si bien accueillies par les darwinistes russes, tandis que ces mmes ides nont point cours parmi les disciples de Darwin dans lEurope occidentale. Ce qui frappe ds labord quand on commence tudier la lutte pour lexistence sous ses deux aspects, au sens propre et au sens mtaphorique, cest labondance de faits dentraide, non seulement pour llevage de la progniture, comme le reconnaissent la plupart des volutionnistes, mais aussi pour la scurit de lindividu, et pour lui assurer la nourriture ncessaire. Dans de nombreuses catgories du rgne animal lentraide est la rgle. On dcouvre laide mutuelle mme parmi les animaux les plus infrieurs, et il faut nous attendre ce que, un jour ou lautre, les observateurs qui tudient au microscope la vie aquatique, nous montrent des faits dassistance mutuelle inconsciente parmi les micro-organismes. Il est vrai que notre connaissance de la vie des invertbrs, lexception des termites, des fourmis et des abeilles, est extrmement limite ; et cependant, mme en ce qui concerne les animaux infrieurs, nous pouvons recueillir quelques faits dment vrifis de coopration. Les innombrables associations de sauterelles, de vanesses, de cicindles, de cigales, etc., sont en ralit fort mal connues ; mais le fait mme de leur existence indique quelles doivent tre organises peu prs selon les mmes principes que les associations temporaires de fourmis et dabeilles pour les migrations 5. Quant aux coloptres nous avons des faits dentraide parfaitement observs parmi les ncrophores. Il leur faut de la matire organique en dcomposition pour y pondre leurs ufs, et pour assurer ainsi la nourriture leurs larves ; mais cette matire organique ne doit pas se dcomposer trop
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rapidement : aussi ont-ils lhabitude denterrer dans le sol les cadavres de toutes sortes de petits animaux quils rencontrent sur leur chemin. Dordinaire ils vivent isols ; mais quand lun deux a dcouvert le cadavre dune souris ou dun oiseau quil lui serait difficile denterrer tout seul, il appelle quatre ou six autres ncrophores pour venir bout de lopration en runissant leurs efforts ; si cela est ncessaire, ils transportent le cadavre dans un terrain meuble, et ils lenterrent en faisant preuve de beaucoup de sens, sans se quereller pour le choix de celui qui aura le privilge de pondre dans le corps enseveli. Et quand Gledditsch attacha un oiseau mort une croix faite de deux btons, ou suspendit un crapaud un bton plant dans le sol, il vit les petits ncrophores unir leurs intelligences de la mme faon amicale pour triompher de lartifice de lhomme 6. Mme parmi les animaux qui sont un degr assez peu dvelopp dorganisation, nous pouvons trouver des exemples analogues. Certains crabes terrestres des Indes occidentales et de lAmrique du Nord se runissent en grandes bandes pour aller jusqu la mer o ils dposent leurs ufs. Chacune de ces migrations suppose accord, coopration et assistance mutuelle. Quant au grand crabe des Moluques (Limulus), je fus frapp (en 1882, laquarium de Brighton) de voir quel point ces animaux si gauches sont capables de faire preuve daide mutuelle pour secourir un camarade en dtresse. Lun deux tait tomb sur le dos dans un coin du rservoir, et sa lourde carapace en forme de casserole lempchait de se remettre dans sa position naturelle, dautant plus quil y avait dans ce coin une barre de fer qui augmentait encore la difficult de lopration. Ses compagnons vinrent son secours, et pendant une heure jobservai comment ils sefforaient daider leur camarade de captivit. Ils venaient deux la fois, poussaient leur ami par-dessous, et aprs des efforts nergiques russissaient le soulever tout droit ; mais alors la barre de fer les empchait dachever le sauvetage, et le crabe retombait lourdement sur le dos. Aprs plusieurs essais on voyait lun des
6 Voyez appendice I. 30

sauveteurs descendre au fond du rservoir et ramener deux autres crabes, qui commenaient avec des forces fraches les mmes efforts pour pousser et soulever leur camarade impuissant. Nous restmes dans laquarium pendant plus de deux heures, et, au moment de partir, nous revnmes jeter un regard dans le rservoir : le travail de secours continuait encore ! Depuis que jai vu cela, je ne puis refuser de croire cette observation cite par le Dr Erasmus Darwin, que le crabe commun, pendant la saison de la mue, poste en sentinelle un crabe coquille dure nayant pas encore mu, pour empcher les animaux marins hostiles de nuire aux individus en mue qui sont sans dfense 7 . Les faits qui mettent en lumire lentraide parmi les termites, les fourmis et les abeilles sont si bien connus par les ouvrages de Forel, de Romanes, de L. Bchner et de sir John Lubbock, que je peux borner mes remarques quelques indications 8. Si, par exemple, nous considrons une fourmilire, non seulement nous voyons que toute espce de travail levage de la progniture, approvisionnements, constructions, levage des pucerons, etc., est accomplie suivant les principes de lentraide volontaire, mais il nous faut aussi reconnatre avec Forel que le trait principal, fondamental, de la vie de beaucoup despces de fourmis est le fait, ou plutt lobligation pour chaque fourmi, de partager sa nourriture, dj avale et en partie digre, avec tout membre de la communaut, qui en fait la demande. Deux fourmis
7 Animal Intelligence , de George J. Romanes, p. 233. 8 Des ouvrages comme Les fourmis indignes de Pierre Huber, Genve, 1861 (reproduction populaire de ses Recherches sur les fourmis , Genve, 1810) ; Recherches sur les fourmis de la Suisse de Forel, Zurich, 1874 ; et Harvesting Ants and Trapdoor Spiders de J. T. Moggridge, Londres 1873 et 1874, devraient tre entre les mains de tous les jeunes gens. Voyez aussi Les mtamorphoses des insectes, de Blanchard, Paris, 1868 ; Les souvenirs entomologiques, de J.-H. Fabre, 8 vol., Paris, 1879-1890 ; Les tudes des murs des fourmis , dEbrard, Genve, 1864 ; Ants, Bees and Wasps , de John Lubbock et autres analogues. 31

appartenant deux espces diffrentes ou deux fourmilires ennemies, quand daventure elles se rencontrent, svitent. Mais deux fourmis appartenant la mme fourmilire, ou la mme colonie de fourmilires, sapprochent lune de lautre, changent quelques mouvements de leurs antennes, et si lune delles a faim ou soif, et surtout si lautre a lestomac plein..., elle lui demande immdiatement de la nourriture . La fourmi ainsi sollicite ne refuse jamais ; elle carte ses mandibules, se met en position et rgurgite une goutte dun fluide transparent qui est aussitt lche par la fourmi affame. Cette rgurgitation de la nourriture pour les autres est un trait si caractristique de la vie des fourmis (en libert), et elles y ont si constamment recours pour nourrir des camarades affames et pour alimenter les larves, que Forel considre le tube digestif des fourmis comme form de deux parties distinctes, dont lune, la postrieure, est pour lusage spcial de lindividu, et lautre, la partie antrieure, est principalement pour lusage de la communaut. Si une fourmi qui a le jabot plein a t assez goste pour refuser de nourrir une camarade, elle sera traite comme une ennemie ou mme plus mal encore. Si le refus a t fait pendant que ses compagnes taient en train de se battre contre quelquautre groupe de fourmis, elles reviendront tomber sur la fourmi gloutonne avec une violence encore plus grande que sur les ennemies elles-mmes. Et si une fourmi na pas refus de nourrir une autre, appartenant une espce ennemie, elle sera traite en amie par les compagnes de cette dernire. Tous ces faits sont confirms par les observations les plus soigneuses et les expriences les plus dcisives 9. Dans cette immense catgorie du rgne animal qui comprend plus de mille espces, et est si nombreuse que les Brsiliens prtendent que le Brsil appartient aux fourmis et non aux hommes, la concurrence parmi les membres de la
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Recherches de Forel , pp. 243, 244, 279. La description de ces murs par Huber est admirable. On y trouve aussi quelques indications touchant lorigine possible de linstinct (dition populaire, pp. 158, 160). - Voir Appendice II.
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mme fourmilire, ou de la mme colonie de fourmilires, nexiste pas. Quelque terribles que soient les guerres entre les diffrentes espces, et malgr les atrocits commises en temps de guerre, lentraide dans la communaut, le dvouement de lindividu pass ltat dhabitude, et trs souvent le sacrifice de lindividu pour le bien-tre commun, sont la rgle. Les fourmis et les termites ont rpudi la loi de Hobbes sur la guerre, et ne sen trouvent que mieux. Leurs merveilleuses habitations, leurs constructions, relativement plus grandes que celles de lhomme ; leurs routes paves et leurs galeries votes au-dessus du sol ; leurs salles et greniers spacieux ; leurs champs de bl, leurs moissons, et leurs prparations pour transformer les grains en malt 10 ; leurs mthodes rationnelles pour soigner les ufs et les larves, et pour btir des nids spciaux destins llevage des pucerons, que Linne a dcrits dune faon si pittoresque comme les vaches des fourmis ; enfin leur courage, leur hardiesse et leur haute intelligence, tout cela est le rsultat naturel de lentraide, quelles pratiquent tous les degrs de leurs vies actives et laborieuses. En outre, ce mode dexistence a eu ncessairement pour rsultat un autre trait essentiel de la vie des fourmis : le grand dveloppement de linitiative individuelle qui, son tour, a abouti au dveloppement de cette intelligence leve et varie dont tout observateur humain est frapp 11.
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Lagriculture des fourmis est si merveilleuse que pendant longtemps on na pas voulu y croire. Le fait est maintenant si bien prouv par M. Moggridge, le Dr Lincecum, M. Mac Cook, le colonel Sykes et le Dr Jerdon, que le doute nest plus possible Voyez un excellent rsum qui met ces faits en vidence dans louvrage de M. Romanes. voyez aussi Die Pilzgrten einiger Sd-Amerikanischen Ameisen, par Alf. Mller, dans lesBotanische Mitteilungen aus den Tropen , de Schimper, VI, 1893. Ce second principe ne fut pas reconnu tout dabord. Les premiers observateurs parlaient souvent de rois, de reines, de chefs, etc. ; mais depuis que Huber et Forel ont publi leurs minutieuses observations, il nest plus possible de douter de ltendue de la libert laisse linitiative individuelle dans tout ce que font les fourmis, mme dans leurs guerres. 33

Si nous ne connaissions pas dautres faits de la vie animale que ce que nous savons des fourmis et des termites, nous pourrions dj conclure avec certitude que lentraide (qui conduit la confiance mutuelle, premire condition du courage) et linitiative individuelle (premire condition du progrs intellectuel) sont deux facteurs infiniment plus importants que la lutte rciproque dans lvolution du rgne animal. Et de fait la fourmi prospre sans avoir aucun des organes de protection dont ne peuvent se passer les animaux qui vivent isols. Sa couleur la rend trs visible ses ennemis, et les hautes fourmilires que construisent plusieurs espces sont trs en vue dans les prairies et les forts. La fourmi nest pas protge par une dure carapace, et son aiguillon, quoique dangereux lorsque des centaines de piqres criblent la chair dun animal, nest pas dune grande valeur comme dfense individuelle, tandis que les ufs et les larves des fourmis sont un rgal pour un grand nombre dhabitants des forts. Cependant les fourmis, unies en socits, sont peu dtruites par les oiseaux, ni mme par les fourmiliers, et sont redoutes par des insectes beaucoup plus forts. Forel vidant un sac plein de fourmis dans une prairie, vit les grillons senfuir, abandonnant leurs trous au pillage des fourmis ; les cigales, les cri-cris, etc., se sauver dans toutes les directions ; les araignes, les scarabes et les staphylins abandonner leur proie afin de ne pas devenir des proies eux-mmes. Les nids de gupes mmes furent pris par les fourmis, aprs une bataille pendant laquelle beaucoup de fourmis prirent pour le salut commun. Mme les insectes les plus vifs ne peuvent chapper, et Forel vit souvent des papillons, des cousins, des mouches, etc., surpris et tus par des fourmis. Leur force est dans leur assistance mutuelle et leur confiance mutuelle. Et si la fourmi mettons part les termites, dun dveloppement encore plus lev, se trouve au sommet de toute la classe des insectes pour ses capacits intellectuelles ; si son courage nest gal que par celui des plus courageux vertbrs ; et si son cerveau pour employer les paroles de Darwin est lun des plus merveilleux atomes de matire du monde, peut-tre plus que le cerveau de lhomme ,
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nest-ce pas d ce fait que lentraide a entirement remplac la lutte rciproque dans les communauts de fourmis ? Les mmes choses sont vraies des abeilles. Ces petits insectes qui pourraient si facilement devenir la proie de tant doiseaux et dont le miel a tant damateurs dans toutes les classes danimaux, depuis le coloptre jusqu lours, nont pas plus que la fourmi de ces moyens de protection dus au mimtisme ou une autre cause, sans lesquels un insecte vivant isol pourrait peine chapper une destruction totale. Cependant, grce laide mutuelle, elles atteignent la grande extension que nous connaissons et lintelligence que nous admirons. Par le travail en commun elles multiplient leurs forces individuelles ; au moyen dune division temporaire du travail et de laptitude qua chaque abeille daccomplir toute espce de travail quand cela est ncessaire, elles parviennent un degr de bien-tre et de scurit quaucun animal isol ne peut atteindre, si fort ou si bien arm soit-il. Souvent elles russissent mieux dans leurs combinaisons que lhomme, quand celui-ci nglige de mettre profit une aide mutuelle bien combine. Ainsi, quand un nouvel essaim est sur le point de quitter la ruche pour aller la recherche dune nouvelle demeure, un certain nombre dabeilles font une reconnaissance prliminaire du voisinage, et si elles dcouvrent une demeure convenable un vieux panier ou quelques chose de ce genre elles en prennent possession, le nettoient et le gardent quelquefois pendant une semaine entire, jusqu ce que lessaim vienne sy tablir. Combien de colons humains, moins aviss que les abeilles, prissent dans des pays nouveaux, faute davoir compris la ncessit de combiner leurs efforts ? En associant leurs intelligences, elles russissent triompher des circonstances adverses, mme dans des cas tout fait imprvus et extraordinaires. A lExposition universelle de Paris (1889), les abeilles avaient t places dans une ruche munie dune plaque de verre, qui permettait au public de voir dans lintrieur, en entrouvrant un volet attach la plaque ; comme la lumire produite par louverture du volet les gnait, elles
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finirent par souder le volet la plaque au moyen de leur propolis rsineux. Dautre part, elles ne montrent aucun de ces penchants sanguinaires ni cet amour des combats inutiles que beaucoup dcrivains prtent si volontiers aux animaux. Les sentinelles qui gardent lentre de la ruche mettent mort sans piti les abeilles voleuses qui essayent dy pntrer ; mais les abeilles trangres qui viennent la ruche par erreur ne sont pas attaques, surtout si elles viennent charges de pollen, ou si ce sont de jeunes abeilles qui peuvent facilement sgarer. La guerre nexiste que dans les limites strictement ncessaires. La sociabilit des abeilles est dautant plus instructive que les instincts de pillage et de paresse existent aussi parmi elles, et reparaissent chaque fois que leur dveloppement est favoris par quelque circonstance. On sait quil y a toujours un certain nombre dabeilles qui prfrent une vie de pillage la vie laborieuse des ouvrires ; et les priodes de disette, ainsi que les priodes dextraordinaire abondance amnent une recrudescence de la classe des pillardes. Quand nos rcoltes sont rentres et quil reste peu butiner dans nos prairies et nos champs, les abeilles voleuses se rencontrent plus frquemment ; dautre part, autour des plantations de cannes sucre des Indes occidentales et des raffineries dEurope le vol, la paresse et trs souvent livrognerie deviennent tout fait habituels chez les abeilles. Nous voyons ainsi que les instincts anti-sociaux existent parmi les mellifres ; mais la slection naturelle doit constamment les liminer, car la longue la pratique de la solidarit se montre bien plus avantageuse pour lespce que le dveloppement des individus dous dinstincts de pillage. Les plus russ et les plus malins sont limins en faveur de ceux qui comprennent les avantages de la vie sociale et du soutien mutuel. Certes, ni les fourmis, ni les abeilles, ni mme les termites ne se sont levs la conception dune plus haute solidarit comprenant lensemble de lespce. A cet gard ils nont pas atteint un degr de dveloppement que nous ne trouvons
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dailleurs pas non plus chez nos sommits politiques, scientifiques et religieuses. leurs instincts sociaux ne stendent gure au del des limites de la ruche ou de la fourmilire. Cependant, des colonies ne comptant pas moins de deux cents fourmilires, et appartenant deux espces diffrentes de fourmis (Formica exsecta et F. pressilabris ) ont t dcrites par Forel qui les a observes sur le mont Tendre et le mont Salve ; Forel affirme que les membres de ces colonies se reconnaissent tous entre eux, et quils participent tous la dfense commune. En Pennsylvanie M. Mac Cook vit mme une nation de 1600 1700 fourmilires, de fourmis btisseuses de tertres, vivant toutes en parfaite intelligence ; et M. Bates a dcrit les monticules des termites couvrant des grandes surfaces dans les campos , quelques-uns de ces monticules tant le refuge de deux ou trois espces diffrentes, et la plupart relis entre eux par des arcades ou des galeries votes 12. Cest ainsi quon constate mme chez les invertbrs quelques exemples dassociation de grandes masses dindividus pour la protection mutuelle. Passant maintenant aux animaux plus levs, nous trouvons beaucoup plus dexemples daide mutuelle, incontestablement consciente ; mais il nous faut reconnatre tout dabord que notre connaissance de la vie mme des animaux suprieurs est encore trs imparfaite. Un grand nombre de faits ont t recueillis par des observateurs minents, mais il y a des catgories entires du rgne animal dont nous ne connaissons presque rien. Des informations dignes de foi en ce qui concerne les poissons sont extrmement rares, ce qui est d en partie aux difficults de lobservation, et en partie ce quon na pas encore suffisamment tudi ce sujet. Quant aux mammifres, Kessler a dj fait remarquer combien nous connaissons peu leur faon de vivre. Beaucoup dentre eux sont nocturnes ; dautres se cachent sous la terre et ceux des ruminants dont la vie sociale et les migrations offrent le plus grand intrt ne laissent pas lhomme approcher de
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H. W. Bates, The Naturalist on the River Amazons , II, 59 et suivantes. 37

leurs troupeaux. Cest sur les oiseaux que nous avons le plus dinformations, et cependant la vie sociale de beaucoup despces nest encore quimparfaitement connue. Mais, nous navons pas nous plaindre du manque de faits bien constats, comme nous lallons voir par ce qui suit. Je nai pas besoin dinsister sur les associations du mle et de la femelle pour lever leurs petits, pour les nourrir durant le premier ge, ou pour chasser en commun ; notons en passant que ces associations sont la rgle, mme chez les carnivores les moins sociables et chez les oiseaux de proie. Ce qui leur donne un intrt spcial cest quelles sont le point de dpart de certains sentiments de tendresse mme chez les animaux les plus cruels. On peut aussi ajouter que la raret dassociations plus larges que celle de la famille parmi les carnivores et les oiseaux de proie, quoique tant due en grande partie leur mode mme de nourriture, peut aussi tre regarde jusqu un certain point comme une consquence du changement produit dans le monde animal par laccroissement rapide de lhumanit. Il faut remarquer, en effet, que les animaux de certaines espces vivent isols dans les rgions o les hommes sont nombreux, tandis que ces mmes espces, ou leurs congnres les plus proches, vivent par troupes dans les pays inhabits. Les loups, les renards et plusieurs oiseaux de proie en sont des exemples. Cependant les associations qui ne stendent pas au del des liens de la famille sont relativement de petite importance en ce qui nous occupe, dautant plus que nous connaissons un grand nombre dassociations pour des buts plus gnraux, tels que la chasse, la protection mutuelle et mme simplement pour jouir de la vie. Audubon a dj mentionn que parfois les aigles sassocient pour la chasse ; son rcit des deux aigles chauves, mle et femelle, chassant sur le Mississippi, est bien connu. Mais lune des observations les plus concluantes dans cet ordre dides est due Sivertsoff. Tandis quil tudiait la faune des steppes russes, il vit une fois un aigle appartenant une espce
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dont les membres vivent gnralement en troupes (laigle queue blanche, Haliatos albicilla) slevant haut dans lair ; pendant une demi-heure, il dcrivit ses larges cercles en silence quand tout coup il fit entendre un cri perant ; son cri rpondit bientt un autre aigle qui sapprocha du premier et fut suivi par un troisime, un quatrime et ainsi de suite jusqu ce que neuf ou dix aigles soient runis puis ils disparurent. Dans laprs-midi Sivertsoff se rendit lendroit vers lequel il avait vu les aigles senvoler ; cach par une des ondulations de la steppe, il sapprocha deux et dcouvrit quils staient runis autour du cadavre dun cheval. Les vieux qui, selon lhabitude, commencent leur repas les premiers car telles sont leurs rgles de biensance taient dj perchs sur les meules de foin du voisinage et faisaient le guet, tandis que les plus jeunes continuaient leur repas, environns par des bandes de corbeaux. De cette observation et dautres semblables, Sivertsoff conclut que les aigles queue blanche sunissent pour la chasse ; quand ils se sont tous levs une grande hauteur ils peuvent, sils sont dix, surveiller un espace dune quarantaine de kilomtres carrs et aussitt que lun deux a dcouvert quelque chose, il avertit les autres 13. On peut sans doute objecter quun simple cri instinctif du premier aigle, ou mme ses mouvements pourraient avoir le mme effet damener plusieurs aigles vers la proie ; mais il y a une forte prsomption en faveur dun avertissement mutuel, parce que les dix aigles se rassemblrent avant de descendre sur la proie, et Sivertsoff eut par la suite plusieurs occasions de constater que les aigles queue blanche se runissent toujours pour dvorer un cadavre, et que quelques-uns dentre eux (les plus jeunes dabord) font le guet pendant que les autres mangent. De fait, laigle queue blanche lun des plus braves et des meilleurs chasseurs vit gnralement en bandes, et Brehm dit que lorsquil est gard en captivit il contracte trs vite de lattachement pour ses gardiens.
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Phnomnes priodiques de la vie des mammifres, des oiseaux et des reptiles de Voroneje, par N. Sivertsoff, Moscou, 1885 (en russe).
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La sociabilit est un trait commun chez beaucoup dautres oiseaux de proie. Le milan du Brsil, lun des plus impudents voleurs, est nanmoins un oiseau trs sociable. Ses associations pour la chasse ont t dcrites par Darwin et par dautres naturalistes, et cest un fait avr que lorsquil sest empar dune proie trop grosse il appelle cinq ou six amis pour laider lemporter. Aprs une journe active, quand ces milans se retirent pour leur repos de la nuit sur un arbre ou sur des buissons, ils se runissent toujours par bandes, franchissant quelquefois pour cela une distance de quinze kilomtres ou plus, et ils sont souvent rejoints par plusieurs autres vautours, particulirement les percnoptres, leurs fidles amis , comme le dit dOrbigny. Dans notre continent, dans les dserts transcaspiens, ils ont, suivant Zaroudnyi, la mme habitude de nicher ensemble. Le vautour sociable, un des vautours les plus forts, doit son nom mme son amour pour la socit. Ces oiseaux vivent en bandes nombreuses, et se plaisent tre ensemble ; ils aiment se runir en nombre pour le plaisir de voler ensemble de grandes hauteurs. Ils vivent en trs bonne amiti, dit Vaillant, et dans la mme caverne jai quelquefois trouv jusqu trois nids tout prs les uns des autres 14. Les vautours Urubus du Brsil sont aussi sociables que les corneilles et peut-tre mme plus encore 15. Les petits vautours gyptiens vivent dans une troite amiti. Ils jouent en lair par bandes, ils se runissent pour passer la nuit, et le matin ils sen vont tous ensemble pour chercher leur nourriture ; jamais la plus petite querelle ne slve parmi eux, tel est le tmoignage de Brehm qui a eu maintes occasions dobserver leur vie. Le faucon cou rouge se rencontre aussi en bandes nombreuses dans les forts du Brsil, et la crcerelle (Tinnanculus cenchris), quand elle quitte lEurope et atteint en hiver les prairies et les forts dAsie, forme de nombreuses compagnies. Dans les steppes du sud de la Russie, ces oiseaux sont (ou plutt taient) si sociables que Nordmann les voyait en
14 15

La vie des animaux de A. Brehm, III, 477, toutes les citations sont faites daprs ldition franaise. Bates, p. 151
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bandes nombreuses, avec dautres faucons (Falco tinnanculus, F. sulon et F. subbuteo ) se runissant toutes les aprs-midi vers quatre heures et samusant jusque tard dans la soire. Ils senvolaient tous la fois, en ligne parfaitement droite, vers quelque point dtermin, et quand ils lavaient atteint, ils retournaient immdiatement, suivant le mme trajet, pour recommencer ensuite 16. Chez toutes les espces doiseaux on trouve trs communment de ces vois par bandes pour le simple plaisir de voler. Dans le district de Humber particulirement, crit Ch. Dixon, de grands vols de tringers se montrent souvent sur les bas-fonds vers la fin daot et y demeurent pour lhiver... Les mouvements de ces oiseaux sont des plus intressants ; de grandes bandes voluent, se dispersent ou se resserrent avec autant de prcision que des soldats exercs. On trouve, disperss parmi eux, beaucoup dalouettes de mer, de sanderlings et de pluviers collier 17. Il serait impossible dnumrer ici les diffrentes associations doiseaux chasseurs ; mais les associations de plicans pour la pche mritent dtre cites cause de lordre remarquable et de lintelligence dont ces oiseaux lourds et maladroits font preuve. Ils vont toujours pcher en bandes nombreuses, et aprs avoir choisi une anse convenable, ils forment un large demi-cercle, face au rivage, et le rtrcissent en revenant la nage vers le bord, attrapant ainsi le poisson qui se trouve enferm dans le cercle. Sur les canaux et les rivires troites ils se divisent mme en deux bandes dont chacune se range en demi-cercle, pour nager ensuite la rencontre de lautre, exactement comme si deux quipes dhommes tranant deux longs filets savanaient pour capturer le poisson compris entre les filets, quand les deux quipes se rencontrent. Le soir
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Catalogue raisonn des oiseaux de la faune pontique, dans le voyage de Demidoff ; rsum par Brehm (III, 360). Pendant leurs migrations les oiseaux de proie sassocient souvent. Un vol que H. Seebohm vit traversant les Pyrnes, prsentait un curieux assemblage de huit milans, une grue et un faucon prgrin. (Les oiseaux de Sibrie, 1901, p. 417). Birds in the Northern Shires, p. 207.
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venu, ils senvolent vers un certain endroit, o ils passent la nuit toujours le mme pour chaque troupe et personne ne les a jamais vus se battre pour la possession de la baie, ni des places de repos. Dans lAmrique du Sud, ils se runissent en bandes de quarante cinquante mille individus ; les uns dorment tandis que dautres veillent et que dautres encore vont pcher 18. Enfin ce serait faire tort aux moineaux francs, si calomnis, que de ne pas mentionner le dvouement avec lequel chacun deux partage la nourriture quil dcouvre avec les membres de la socit laquelle il appartient. Le fait tait connu des Grecs et la tradition rapporte quun orateur grec sexclama une fois (je cite de mmoire) : Pendant que je vous parle, un moineau est venu dire dautres moineaux quun esclave a laiss tomber sur le sol un sac de bl, et ils sy rendent tous pour manger le grain. Bien plus, on est heureux de trouver cette observation ancienne confirme dans un petit livre rcent de M. Gurney, qui ne doute pas que le moineau franc ninforme toujours les autres moineaux de lendroit o il y a de la nourriture voler ; il ajoute : Quand une meule a t battue, si loin que ce soit de la cour, les moineaux de la cour ont toujours leurs jabots pleins de grains 19. Il est vrai que les moineaux sont trs stricts pour carter de leurs domaines toute invasion trangre ; ainsi les moineaux du jardin du Luxembourg combattent avec acharnement tous les autres moineaux qui voudraient profiter leur tour du jardin et de ses visiteurs ; mais au sein de leurs propres communauts, ils pratiquent parfaitement laide mutuelle, quoique parfois il y ait des querelles, comme il est naturel, dailleurs, mme entre les meilleurs amis. La chasse et lalimentation en commun sont tellement lhabitude dans le monde ail que dautres exemples seraient peine ncessaires : cest l un fait tabli. Quant la force que donnent de telles associations, elle est de toute vidence. Les
Max Perty, Ueber das Seelenleben der Thiere (Leipzig, 1876), pp. 87, 103. 19 The House-Sparrow , par G. H. Gurney (Londres, 1885), p.5.
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plus forts oiseaux de proie sont impuissants contre les associations de nos plus petits oiseaux. Mme les aigles, mme le puissant et terrible aigle bott, et laigle martial qui est assez fort pour emporter un livre ou une jeune antilope dans ses serres tous sont forcs dabandonner leur proie ces bandes de freluquets, les milans, qui donnent une chasse en rgle aux aigles ds quils les voient en possession dune bonne proie. Les milans donnent aussi la chasse au rapide fauconpcheur et lui enlvent le poisson quil a captur ; mais personne na jamais vu les milans combattre entre eux, pour la possession de la proie ainsi drobe. Dans les les Kerguelen, le Dr Cous vit le Buphagus la poule de mer des chasseurs de phoques poursuivre des golands pour leur faire dgorger leur nourriture, tandis que, dun autre ct, les golands et les hirondelles de mer se runissaient pour disperser les poules de mer ds quelles sapprochaient de leurs demeures, particulirement au moment des nids 20. Les vanneaux (Vanellus cristatus), si petits mais si vifs, attaquent hardiment les oiseaux de proie. Cest un des plus amusants spectacles que de les voir attaquer une buse, un milan, un corbeau ou un aigle. On sent quils sont srs de la victoire et on voit la rage de loiseau de proie. Dans ces circonstances ils se soutiennent admirablement les uns les autres et leur courage crot avec leur nombre 21. Le vanneau a bien mrit le nom de bonne mre que les Grecs lui donnaient, car il ne manque jamais de protger les autres oiseaux aquatiques contre les attaques de leurs ennemis. Il nest pas jusquaux petits hochequeues blancs (Motacilla alba) si frquents dans nos jardins et dont la longueur atteint peine vingt centimtres, qui ne forcent lpervier abandonner sa chasse. Jai souvent admir leur courage et leur agilit, crit le vieux Brehm, et je suis persuad quil faudrait un faucon pour capturer lun deux. Quand une bande de hochequeues a forc un oiseau de proie la retraite, ils font rsonner lair de leurs cris triomphants, puis ils se
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Dr Elliot Cous, Birds of the Kerguelen Islands , dans les Smithsonian Miscellaneous Collections, vol. XIII, n 2, p. 11. Brehm, IV, 567. 43

sparent. Ainsi ils se runissent dans le but dtermin de donner la chasse leur ennemi, de mme que nous voyons les oiseaux dune fort sassembler la nouvelle quun oiseau nocturne est apparu pendant le jour et tous ensemble oiseaux de proie et petits chanteurs inoffensifs donnent la chasse lintrus pour le faire rentrer dans sa cachette. Quelle diffrence entre la force dun milan, dune buse, ou dun faucon et celle des petits oiseaux tels que la bergeronnette, et cependant ces petits oiseaux, par leur action commune et leur courage se montrent suprieurs ces pillards aux ailes et aux armes puissantes ! En Europe, les bergeronnettes ne chassent pas seulement les oiseaux de proie qui peuvent tre dangereux pour elles, mais elles chassent aussi le fauconpcheur, plutt pour samuser que pour lui faire aucun mal ; et dans lInde, suivant le tmoignage du Dr Jerdon, les corneilles chassent le milan-govinda simplement pour samuser . Le prince Wied a vu laigle brsilien urubitinga entour dinnombrables bandes de toucans et de cassiques (oiseau trs parent de notre corneille) qui se moquaient de lui. Laigle, ajoute-t-il, supporte dordinaire ces insultes trs tranquillement, mais de temps en temps il attrape un de ces moqueurs. Dans toutes ces occasions les petits oiseaux, quoique trs infrieurs en force loiseau de proie, se montrent suprieurs lui par leur action commune 22.
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Voici comment un observateur de la Nouvelle-Zlande, M. T. W. Kirk, dcrit une attaque des impudents moineaux contre un infortun faucon. Il entendit un jour un bruit tout fait insolite, comme si tous les petits oiseaux du pays se livraient une grande querelle. En regardant autour de lui, il vit un grand faucon (C. Gouldi un charognard) assailli par une bande de moineaux. Ils sacharnaient se prcipiter sur lui par vingtaines, et de tous les cts la fois. Le malheureux faucon tait tout fait impuissant. Enfin, sapprochant dun buisson, le faucon se prcipita dedans et sy cacha, tandis que les moineaux se rassemblaient en groupes autour du buisson, continuant de faire entendre un caquetage et un bruit incessant. (Communication faite lInstitut de la Nouvelle-Zlande, Nature , 10 octobre 1891). 44

Cest dans les deux grandes familles, des grues et des perroquets, que lon constate le mieux les bienfaits de la vie en commun pour la scurit de lindividu, la jouissance de la vie et le dveloppement des capacits intellectuelles. Les grues sont extrmement sociables et vivent en excellentes relations, non seulement avec leurs congnres, mais aussi avec la plupart des oiseaux aquatiques. Leur prudence est vraiment tonnante, ainsi que leur intelligence ; elles se rendent compte en un instant des circonstances nouvelles et agissent en consquence. Leurs sentinelles font toujours le guet autour de la troupe quand celle-ci est en train de manger ou de se reposer, et les chasseurs savent combien il est difficile de les approcher. Si lhomme a russi les surprendre, elles ne retournent jamais au mme endroit sans avoir envoy dabord un claireur, puis une bande dclaireurs ; et quand cette troupe de reconnaissance revient et rapporte quil ny a pas de danger, un second groupe dclaireurs est envoy pour vrifier le premier rapport avant que la bande entire ne bouge. Les grues contractent de vritables amitis avec des espces parentes ; et, en captivit, il ny a pas doiseau (except le perroquet, sociable aussi et extrmement intelligent), qui noue une aussi relle amiti avec lhomme. Elles ne voient pas dans lhomme un matre, mais un ami, et sefforcent de le lui montrer , conclut Brehm, la suite dune longue exprience personnelle. La grue est en continuelle activit, commenant de grand matin et finissant tard dans la nuit ; mais elle ne consacre que quelques heures seulement la recherche de sa nourriture, en grande partie vgtale. Tout le reste du jour est donn la vie sociale. Elles ramassent de petits morceaux de bois ou de petites pierres, les jettent en lair et essayent de les attraper ; elles courbent leurs cous, ouvrent leurs ailes, dansent, sautent, courent et essayent de manifester par tous les moyens leurs heureuses dispositions desprit, et toujours elles demeurent belles et gracieuses 23. Comme elles vivent en socit, elles nont presque pas dennemis ; et Brehm qui a eu loccasion de
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Brehm, IV, p. 671 et suivantes. 45

voir lune dentre elles capture par un crocodile, crit que, sauf le crocodile, il ne connat pas dennemis la grue. Tous sont djous par sa proverbiale prudence ; et elle atteint dordinaire un ge trs lev. Aussi, nest-il pas tonnant que pour la conservation de lespce, la grue nait pas besoin dlever de nombreux rejetons ; gnralement elle ne couve que deux ufs. Quant son intelligence suprieure, il suffit de dire que tous les observateurs sont unanimes reconnatre que ses capacits intellectuelles rappellent beaucoup celles de lhomme. Un autre oiseau extrmement sociable, le perroquet, est, comme on sait, la tte de toute la gent aile par le dveloppement de son intelligence. Brehm a si bien rsum les murs du perroquet, que je ne puis faire mieux que citer la phrase suivante : Except pendant la saison de laccouplement, ils vivent en trs nombreuses socits ou bandes. Ils choisissent un endroit dans la fort pour y demeurer, et ils partent de l chaque matin pour leurs expditions de chasse. Les membres dune mme troupe demeurent fidlement attachs les uns aux autres, et ils partagent en commun la bonne et la mauvaise fortune. Ils se runissent tous ensemble, le matin, dans un champ, dans un jardin ou sur un arbre, pour se nourrir de fruits. Ils postent des sentinelles pour veiller la sret de la bande, et sont attentifs leurs avertissements. En cas de danger, tous senvolent, se soutenant les uns les autres, et tous ensemble retournent leurs demeures. En un mot, ils vivent toujours troitement unis. Ils aiment aussi la socit dautres oiseaux. Dans lInde, les geais et les corbeaux viennent ensemble dune distance de plusieurs milles pour passer la nuit en compagnie des perroquets dans les fourrs de bambous. Quand les perroquets se mettent en chasse, ils font preuve dune intelligence, dune prudence, dune aptitude merveilleuse lutter contre les circonstances. Prenons par exemple une bande de cacatos blancs dAustralie. Avant de partir pour piller un champ de bl,
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ils commencent par envoyer une troupe de reconnaissance qui occupe les arbres les plus hauts dans le voisinage du champ, tandis que dautres claireurs se perchent sur les arbres intermdiaires entre le champ et la fort et transmettent les signaux. Si le rapport transmis est : Tout va bien , une vingtaine de cacatos se sparent du gros de la troupe, prennent leur vol en lair, puis se dirigent vers les arbres les plus prs du champ. Cette avant-garde examine aussi le voisinage pendant longtemps, et ce nest quaprs quelle a donn le signal davancer sur toute la ligne que la bande entire slance en mme temps et pille le champ en un instant. Les colons australiens ont les plus grandes difficults tromper la prudence des perroquets ; mais, si lhomme, avec tous ses artifices et ses armes, russit tuer quelques-uns dentre eux, les cacatos deviennent si prudents et si vigilants qu partir de ce moment, ils djouent tous les stratagmes 24. Nul doute que ce soit lhabitude de la vie en socit qui permet aux perroquets datteindre ce haut niveau dintelligence presque humaine et ces sentiments presque humains que nous leur connaissons. Leur grande intelligence a amen les meilleurs naturalistes dcrire quelques espces, particulirement le perroquet gris, comme loiseau-homme . Quant leur attachement mutuel, on sait que lorsquun perroquet a t tu par un chasseur, les autres volent au-dessus du cadavre de leur camarade avec des cris plaintifs et euxmmes deviennent victimes de leur amiti , comme le dit Audubon ; quand deux perroquets captifs, quoique appartenant deux espces diffrentes, ont contract une amiti rciproque, la mort accidentelle dun des deux amis a quelquefois t suivie par la mort de lautre qui succombait de douleur et de tristesse. Il nest pas moins vident que leur tat de socit leur fournit une protection infiniment plus efficace que tout dveloppement de bec ou dongles, si parfait quon limagine. Trs peu doiseaux de proie ou de mammifres osent
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R. Lendenfeld, Der zoologische Garten , 1889. 47

sattaquer aux perroquets, sinon aux plus petites espces, et Brehm a bien raison de dire des perroquets, comme il le dit aussi des grues et des singes sociables, quils nont gure dautres ennemis que les hommes ; et il ajoute : Il est trs probable que les plus grands perroquets meurent surtout de vieillesse, plutt quils ne succombent sous la griffe dennemis. Lhomme seul, grce aux armes et lintelligence suprieure, quil doit aussi lassociation, russit les dtruire en partie. Leur longvit mme apparat ainsi comme un rsultat de leur vie sociale. Ne pourrions-nous en dire autant de leur merveilleuse mmoire, dont le dveloppement doit aussi tre favoris par la vie en socit et par la pleine jouissance de leurs facults mentales et physiques jusqu un ge trs avanc ? Comme on le voit par ce qui prcde, la guerre de chacun contre tous nest pas la loi de la nature. Lentraide est autant une loi de la nature que la lutte rciproque, et cette loi nous paratra encore plus vidente quand nous aurons examin quelques autres associations chez les oiseaux et chez les mammifres. On peut dj entrevoir limportance de la loi de lentraide dans lvolution du rgne animal, mais la signification de cette loi sera encore plus claire quand, aprs avoir examin quelques autres exemples, nous serons amens conclure.

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Chapitre II LENTRAIDE PARMI LES ANIMAUX (Suite)


Migrations doiseaux. Associations dlevage. Socits automnales. -Mammifres : petit nombre despces non sociables. Association pour la chasse chez les loups, les lions, etc. Socits de rongeurs, de ruminants, de singes. Aide mutuelle dans la lutte pour la vie. Arguments de Darwin pour prouver la lutte pour la vie dans une mme espce. Obstacles naturels la surmultiplication. Extermination suppose des espces intermdiaires. limination de la concurrence dans la nature.

Ds que le printemps revient dans les zones tempres, des myriades doiseaux, disperss dans les chaudes rgions du Sud, se runissent en bandes innombrables, et, pleins de vigueur et de joie, senvolent vers le Nord pour lever leur progniture. Chacune de nos haies, chaque bosquet, chaque falaise de lOcan, tous les lacs et tous les tangs dont lAmrique du Nord, le Nord de lEurope et le Nord de lAsie sont parsems, nous montrent cette poque de lanne ce que lentraide signifie pour les oiseaux ; quelle force, quelle nergie et quelle protection elle donne tout tre vivant, quelque faible et sans dfense quil puisse tre dautre part. Prenez, par exemple, un des innombrables lacs des steppes russes ou sibriennes. Les rivages en sont peupls de myriades doiseaux aquatiques, appartenant une vingtaine au moins despces diffrentes, vivant tous dans une paix parfaite, tous se protgeant les uns les autres. plusieurs centaines de mtres du rivage, lair est plein de golands et dhirondelles de mer comme de flocons de neige un jour dhiver. Des milliers de pluviers et de bcasses courant
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sur le bord, cherchant leur nourriture, sifflant et jouissant de la vie. Plus loin, presque sur chaque vague, un canard se balance, tandis quau-dessus on peut voir des bandes de canards casarka. La vie exubrante abonde partout 25. Et voici les brigands, les plus forts, les plus habiles, ceux qui sont organiss dune faon idale pour la rapine . Et vous pouvez entendre leurs cris affams, irrits et lugubres, tandis que, pendant des heures entires, ils guettent loccasion denlever dans cette masse dtres vivants un seul individu sans dfense. Mais, sitt quils approchent, leur prsence est signale par des douzaines de sentinelles volontaires, et des centaines de golands et dhirondelles de mer se mettent chasser le pillard. Affol par la faim, le pillard oublie bientt ses prcautions habituelles ; il se prcipite soudain dans la masse vivante ; mais, attaqu de tous cts, il est de nouveau forc la retraite. Dsespr, il se rejette sur les canards sauvages, mais ces oiseaux, intelligents et sociables, se runissent rapidement en troupes, et senvolent si le pillard est un aigle ; ils plongent dans le lac, si cest un faucon ; ou bien, ils soulvent un nuage de poussire deau et tourdissent lassaillant, si cest un milan 26. Et tandis que la vie continue de pulluler sur le lac, le pillard senfuit avec des cris de colre, et cherche sil peut trouver quelque charogne, ou quelque jeune oiseau, ou une souris des champs qui ne soit pas encore habitue obir temps aux avertissements de ses camarades. En prsence de ces trsors de vie exubrante, le pillard idalement arm en est rduit se contenter de rebuts. Plus loin, vers le Nord, dans les archipels arctiques, si lon navigue le long de la cte pendant bien des lieues, on voit tous les rcifs, toutes les falaises et les recoins des pentes de montagnes, jusqu une hauteur de deux cents cinq cents pieds, littralement couverts doiseaux de mer, dont
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Phnomnes priodiques, de Sievertsoff (en russe), p. 251. Seyfferlitz, cit par Brehm, IV, 760.
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les poitrines blanches se dtachent sur les rochers sombres, comme si ceux-ci taient parsems de taches de craie trs serres. Auprs et au loin, lair est, pour ainsi dire, plein doiseaux 27. Chacune de ces montagnes doiseaux est un exemple vivant de laide mutuelle, ainsi que de linfinie varit des caractres individuels et spcifiques qui rsultent de la vie sociale. Lhutrier est cit pour sa disposition attaquer les oiseaux de proie. La barge est connue pour sa vigilance, et devient facilement le chef dautres oiseaux plus placides. Le tourne-pierre, quand il est entour de camarades appartenant des espces plus nergiques, est un oiseau plutt timor ; mais il se charge de veiller la scurit commune, lorsquil est entour doiseaux plus petits. Ici vous avez les cygnes dominateurs ; l les mouettes tridactyles extrmement sociables, parmi lesquelles les querelles sont rares et courtes, les guillemots polaires, si aimables, et qui se caressent continuellement les uns les autres. Si telle oie goste a rpudi les orphelins dune camarade tue, ct delle, telle autre femelle adopte tous les orphelins qui se prsentent, et elle barbotte, entoure de cinquante soixante petits, quelle conduit et surveille comme sils taient tous sa propre couve. Cte cte avec les pingouins, qui se volent leurs ufs les uns aux autres, on voit les guignards dont les relations de famille sont si charmantes et touchantes que mme des chasseurs passionns se retiennent de tuer une femelle entoure de ses petits ; ou encore les eiders, chez lesquels (comme chez les grandes macreuses ou chez les coroyas des Savanes) plusieurs femelles couvent ensemble dans le mme nid ; ou les guillemots qui couvent tour de rle une couve commune. La nature est la varit mme, offrant toutes les nuances possibles de caractres, du plus bas au plus lev ; cest pourquoi elle ne
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The Artic Voyages de A. E. Nordenskjld, Londres, 1879, p. 185. Voir aussi lexcellente description des les Saint-Kilda, par M. Dixon (cit par Seebohm), ainsi que presque tous les livres de voyages dans les rgions arctiques.
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peut pas tre dpeinte par des assertions trop gnrales. Encore moins peut-elle tre juge du point de vue du moraliste, parce que les vues du moraliste sont elles-mmes un rsultat, en grande partie inconscient, de lobservation de la nature 28. Il est si commun pour la plupart des oiseaux de se runir la saison des nids que de nouveaux exemples sont peine ncessaires. Nos arbres sont couronns de groupes de nids de corbeaux ; nos haies sont remplies de nids doiseaux plus petits ; nos fermes abritent des colonies dhirondelles ; nos vieilles tours sont le refuge de centaines doiseaux nocturnes ; et on pourrait consacrer des pages entires aux plus charmantes descriptions de la paix et de lharmonie qui rgnent dans presque toutes ces associations, Quant la protection que les oiseaux les plus faibles trouvent dans cette union, elle est vidente. Le Dr Cous, cet excellent observateur, vit, par exemple, de petites hirondelles des falaises, nichant dans le voisinage immdiat du faucon des prairies (Falco polyargus). Le faucon avait son nid sur le haut dun de ces minarets dargile qui sont si communs dans les caons du Colorado, tandis quune colonie dhirondelles nichait juste au-dessous. Les petits oiseaux pacifiques ne craignaient point leur rapace voisin ; ils ne le laissaient jamais approcher de leur colonie. Ils lentouraient immdiatement et le chassaient, de sorte quil tait oblig de dguerpir au plus vite 29.
Voir appendice III. 29 Elliot Cous, dans Bulletin U. S. GeoL Survey of Territories , IV, n 7, pp. 556, 579, etc. Parmi les golands (Larus argentatus ), Poliakoff vit, dans un marais de la Russie du Nord, que la rgion des nids dun trs grand nombre de ces oiseaux tait toujours garde par un mle qui avertissait la colonie lapproche dun danger. En ce cas tous les oiseaux accouraient et attaquaient lennemi avec une grande vigueur. Les femelles, qui avaient cinq ou six nids runis sur chaque tertre du marais, observaient un certain ordre pour quitter leurs nids et aller chercher leur nourriture. Les jeunes oiseaux, qui par eux-mmes sont absolument sans protection et deviennent facilement la proie des rapaces, ntaient jamais laisss seuls. ( Habitudes de famille parmi les oiseaux aquatiques , dans les Procs-verbaux de la Section de zoologie de la Socit des naturalistes de Saint-Ptersbourg, 17
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La vie en socit ne cesse pas lorsque la priode des nids est finie ; elle commence alors sous une autre forme. Les jeunes couves se runissent en socits de jeunes, comprenant gnralement plusieurs espces. A cette poque, la vie sociale est pratique surtout pour elle-mme, en partie pour la scurit, mais principalement pour les plaisirs quelle procure. Cest ainsi que nous voyons dans nos forts les socits formes par les jeunes torchepots bleus (Sitia csia) unis aux msanges, aux pinsons, aux roitelets, aux grimpereaux ou quelques pics 30. En Espagne on rencontre lhirondelle en compagnie de crcerelles, de gobe-mouches et mme de pigeons. Dans le Far-West amricain les jeunes alouettes huppes vivent en nombreuses socits avec dautres alouettes (Spragues lark), des moineaux des savanes et plusieurs espces de bruants et de rles 31. Et de fait, il serait plus facile de dcrire les espces qui vivent isoles que de nommer seulement les espces qui se runissent en socits automnales de jeunes oiseaux, non pas dans le but de chasser ou de nicher, mais simplement pour jouir de la vie en socit et pour passer le temps des jeux et des distractions, aprs avoir donn quelques heures chaque jour la recherche de la nourriture. Nous avons enfin cet autre merveilleux exemple dentraide parmi les oiseaux : leurs migrations, sujet si vaste que jose peine laborder ici. Il suffira de dire que des oiseaux qui ont vcu pendant des mois en petites troupes dissmines sur un grand territoire se runissent par milliers ; ils se rassemblent une place dtermine pendant plusieurs jours de suite, avant de se mettre en route, et discutent manifestement les dtails du voyage. Quelques espces se livrent, chaque aprs-midi, des vols prparatoires la longue traverse. Tous attendent les
dcembre 1874.) 30 Brehm le pre cit par A. Brehm, IV, 34 et suiv. Voyez aussi White, Natural History of Selborne, Lettre XI. 31 Dr Cous, Oiseaux du Dakota et du Montana dans le Bulletin of the U. S. Survey of the Territories , IV, n 7. 53

retardataires, et enfin ils slancent dans une certaine direction bien choisie, rsultat dexpriences collectives accumules, les plus forts volant la tte de la troupe et se relayant les uns les autres dans cette tche difficile. Ils traversent les mers en grandes bandes comprenant des gros et des petits oiseaux ; et, quand ils reviennent au printemps suivant, ils retournent au mme endroit, chacun deux reprenant le plus souvent possession du nid mme quil avait bti ou rpar lanne prcdente 32. Ce sujet est si vaste et encore si imparfaitement tudi, il offre tant dexemples frappants dhabitudes dentraide, consquences du fait principal de la migration et dont chacun demanderait une tude spciale, que je dois mabstenir dentrer ici dans plus de dtails. Je ne peux que rappeler en passant les runions nombreuses et animes qui ont lieu, toujours au mme endroit, avant le dpart pour les longs voyages vers le Nord ou vers le Sud, ainsi que celles que lon voit dans le Nord, aprs que les oiseaux sont arrivs leurs lieux de couve sur lYenisi ou dans les comts du Nord de lAngleterre. Pendant plusieurs jours de suite, quelquefois pendant un mois, ils se runissent une heure chaque matin, avant de senvoler pour chercher leur nourriture, discutant peut-tre lendroit o ils vont construire leurs nids 33. Si, pendant la migration, leurs colonnes sont surprises par une tempte, les oiseaux des espces les plus diffrentes sont amens se rapprocher par le malheur commun. Les oiseaux qui ne sont pas proprement des espces de migrateurs, mais qui se transportent lentement vers le Nord ou le Sud selon les saisons, accomplissent aussi ces
On a souvent dit que les plus gros oiseaux transportent parfois quelques-uns des plus petits quand ils traversent ensemble la Mditerrane, mais le fait demeure douteux. Dun autre ct il est certain que des petits oiseaux se joignent de plus gros pour les migrations ; le fait a t not plusieurs fois et il a t rcemment confirm par L. Buxbaum RaunheiM. Il vit plusieurs bandes de grues avec des alouettes volant au milieu et sur les deux cts de leurs colonnes de migration. (Der zoologische Garten , 1886, p. 133.) 33 H. Seebohm et Ch. Dixon mentionnent tous les deux cette habitude.
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dplacements par bandes. Bien loin dmigrer isolment, afin que chaque individu spar sassure les avantages dune nourriture ou dun abri meilleur dans une nouvelle rgion, ils sattendent toujours les uns les autres et se runissent en bandes avant de sbranler vers le Nord ou le Sud, suivant la saison 34. Quant aux mammifres, la premire chose qui nous frappe dans cette immense division du rgne animal est lnorme prdominance numrique des espces sociales sur les quelques espces carnivores qui ne sassocient pas. Les plateaux, les rgions alpines et les steppes du nouveau et de lancien continent sont peupls de troupeaux de cerfs, dantilopes, de gazelles, de daims, de bisons, de chevreuils et de moutons sauvages, qui sont tous des animaux sociables. Quand les Europens vinrent stablir en Amrique, ils y trouvrent une quantit si considrable de bisons que les pionniers taient obligs de sarrter dans leur marche quand une colonne de ces animaux en migration se trouvait traverser la route quils suivaient. Le dfil de leurs colonnes serres durait quelquefois deux et trois jours. Et quand les Russes prirent possession de la Sibrie, ils la trouvrent si abondamment peuple de chevreuils, dantilopes, dcureuils et dautres animaux sociables, que la conqute mme de la Sibrie ne fut autre chose quune expdition de chasse qui dura pendant deux cents ans. Les plaines herbeuses de lAfrique orientale sont encore couvertes de troupeaux de zbres, de bubales et autres antilopes. Il ny a pas trs longtemps les petits cours deau du Nord de lAmrique et du Nord de la Sibrie taient peupls de colonies
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Le fait est bien connu de tous les naturalistes explorateurs, et en ce qui concerne lAngleterre, on trouve plusieurs exemples dans le livre de Ch. Dixon, Among the Birds in Northern Shires. Les pinsons arrivent pendant lhiver en grandes bandes, et peu prs au mme moment, cest--dire en novembre, arrivent des bandes de pinsons des montagnes ; les grives mauvis frquentent les mmes endroits en grandes compagnies semblables , et ainsi de suite (pp. 165 et 166). 55

de castors, et jusquau XVIIe sicle de semblables colonies abondaient dans le Nord de la Russie. Les contres plates des quatre grands continents sont encore couvertes dinnombrables colonies de souris, dcureuils, de marmottes et autres rongeurs. Dans les basses latitudes de lAsie et de lAfrique, les forts sont encore les demeures de nombreuses familles dlphants, de rhinocros et dune profusion de socits de singes. Dans le Nord, les rennes se rassemblent en innombrables troupeaux ; et vers lextrme Nord nous trouvons des troupeaux de bufs musqus et dinnombrables bandes de renards polaires. Les ctes de lOcan sont animes par les bandes de phoques et de morses, lOcan lui-mme par des multitudes de ctacs sociables ; et jusquau cur du grand plateau de lAsie centrale nous trouvons des troupeaux de chevaux sauvages, dnes sauvages, de chameaux sauvages et de moutons sauvages. Tous ces mammifres vivent en socits et en nations comptant quelquefois des centaines de milliers dindividus, quoiquaujourdhui, trois sicles aprs lintroduction du fusil, nous ne trouvions plus que les dbris des immenses agrgations dautrefois. Combien insignifiant en comparaison est le nombre des carnivores ! Et par consquent, combien fausse est lopinion de ceux qui parlent du monde animal comme si lon ne devait y voir que des lions et des hynes plongeant leurs dents sanglantes dans la chair de leurs victimes ! On pourrait aussi bien prtendre que toute la vie humaine nest quune succession de guerres et de massacres. Lassociation et lentraide sont la rgle chez les mammifres. Nous trouvons des habitudes de sociabilit mme chez les carnivores et nous ne pouvons citer que la tribu des flins (lions, tigres, lopards, etc.) dont les membres prfrent lisolement la socit et ne se runissent que rarement en petits groupes. Et cependant, mme parmi les lions, cest une habitude courante que de chasser en compagnie 35 . Les deux tribus des civettes (Viverrid ) et des belettes (Mustelid ) peuvent aussi tre caractrises par leur vie isole ; mais on sait quau dernier sicle la belette commune tait plus sociable
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S. W. Baker, Wild Beasts , etc., vol, I, p. 316. 56

quelle ne lest aujourdhui ; on la voyait alors en groupements beaucoup plus importants en cosse et dans le canton dUnterwalden en Suisse. Quant la grande tribu canine, elle est minemment sociable, et lassociation pour la chasse peut tre considre comme un trait caractristique de ses nombreuses espces. Il est bien connu, en effet, que les loups se runissent en bandes pour chasser, et Tschadi nous a parfaitement dcrit comment ils se forment en demi-cercle, pour entourer une vache paissant sur une pente de montagne, slancent tout dun coup en poussant de grands aboiements et la font rouler dans un prcipice 36. Audubon, vers 1830, vit aussi les loups du Labrador chasser en bandes, et une bande suivre un homme jusqu sa hutte et tuer les chiens. Pendant les hivers rigoureux les bandes de loups deviennent si nombreuses quelles constituent un danger pour les hommes ; tel fut le cas en France il y a environ quarante-cinq ans. Dans les steppes russes ils nattaquent jamais les chevaux quen bandes ; et cependant ils ont soutenir des combats acharns, au cours desquels les chevaux (suivant le tmoignage de Kohl) prennent parfois loffensive ; en ce cas, si les loups ne font pas promptement retraite, ils courent le risque dtre entours par les chevaux et tus coups de sabots. On sait que les loups des prairies (Canis latrans) sassocient par bandes de vingt trente individus quand ils donnent la chasse un bison accidentellement spar de son troupeau 37. Les chacals, qui sont extrmement courageux et peuvent tre considrs comme lun des reprsentants les plus intelligents de la tribu des chiens, chassent toujours en bandes ; ainsi unis ils ne craignent pas de plus grands carnivores 38. Quant aux chiens sauvages dAsie (les Kholzuns ou Dholes), Williamson vit leurs bandes nombreuses attaquer tous les grands animaux, except les lphants et les rhinocros, et vaincre les ours et les tigres. Les
Tschadi, Thierleben der Alpenwelt , p. 404. 37 Houzeau, tudes, II, 463. 38 A propos de leurs associations pour la chasse, voyez Natural History of CeylAn de sir E. Tennant, cite dans Animal Intelligence de Romanes, p. 432.
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hynes vivent toujours en socit et chassent par bandes, et les associations pour la chasse des cynhynes peintes sont hautement loues par Cumming. Les renards mmes qui dhabitude vivent isols dans nos pays civiliss sunissent parfois pour la chasse 39. Quant au renard polaire cest ou plutt ctait au temps de Steller un des animaux les plus sociables, et quand on lit la description que Steller nous a laisse de la lutte qui sengagea entre le malheureux quipage de Behring et ces intelligents petits animaux, on ne sait de quoi stonner le plus : de lintelligence extraordinaire de ces renards et de laide mutuelle quils se prtaient en dterrant de la nourriture cache sous des monticules de pierres ou mise en rserve sur un pilier (un renard grimpant sur le haut et jetant la nourriture ses camarades au-dessous) ou de la cruaut de lhomme, pouss au dsespoir par ces pillards. Il y a mme quelques ours qui vivent en socit, l o ils ne sont pas drangs par lhomme. Ainsi Steller a vu lours brun du Kamtchatka en troupes nombreuses et on rencontre parfois les ours polaires en petits groupes. Les inintelligents insectivores eux-mmes ne ddaignent pas toujours lassociation 40. Cependant cest principalement parmi les rongeurs ; les onguls et les ruminants que nous trouvons lentraide trs dveloppe. Les cureuils sont trs individualistes. Chacun deux construit son propre nid sa commodit et amasse ses propres provisions. Leurs inclinations les portent vers la vie de famille, et Brehm a remarqu quune famille dcureuils nest jamais si heureuse que lorsque les deux portes de la mme anne peuvent se runir avec leurs parents dans un coin recul dune fort. Et cependant ils maintiennent des rapports sociaux. Les habitants des diffrents nids demeurent en relations troites, et quand les pommes de pins deviennent rares dans la fort quils habitent, ils migrent en bandes. Quant aux cureuils noirs du Far-West, ils sont minemment sociables. Sauf quelques heures employes chaque jour
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Voyez la lettre dEmile Hter dans Liebe de Bchner. Voyez appendice IV. 58

chercher des vivres, ils passent leur vie jouer en grandes troupes. Et quand ils se sont trop multiplis dans une rgion, ils sassemblent en bandes, presque aussi nombreuses que celles des sauterelles, et savancent vers le Sud, dvastant les forts, les champs et les jardins ; tandis que des renards, des putois, des faucons et des oiseaux de proie nocturnes suivent leurs paisses colonnes et se nourrissent des cureuils isols qui restent en arrire. Les tamias, genre trs rapproch, sont encore plus sociables. Ils sont thsauriseurs, et ils amassent dans leurs souterrains de grandes quantits de racines comestibles et de noix, dont lhomme les dpouille gnralement en automne. Selon certains observateurs ils connaissent quelques-unes des joies des avares. Et cependant, ils restent sociables. Ils vivent toujours en grands villages ; Audubon ouvrit lhiver des demeures de hackee et trouva plusieurs individus dans le mme souterrain, quils avaient certainement approvisionn en commun. La grande famille des marmottes, avec ses trois genres des Arctomys, Cynomys et Spermophilus, est encore plus sociable et plus intelligente. Ces animaux prfrent aussi avoir chacun leur demeure particulire ; mais ils vivent en grands villages. Les terribles ennemis des rcoltes de la Russie du Sud les sousliks dont quelques dizaines de millions sont extermins chaque anne rien que par lhomme, vivent en innombrables colonies ; et tandis que les assembles provinciales russes discutent gravement les moyens de se dbarrasser de ces ennemis de la socit, eux, par milliers, jouissent de la vie de la faon la plus gaie. Leurs jeux sont si charmants que tous les observateurs ne peuvent sempcher de leur payer un tribut de louanges, et ils mentionnent les concerts mlodieux que forment les sifflements aigus des mles et les sifflements mlancoliques des femelles ; puis, reprenant leurs devoirs de citoyens, ces mmes observateurs cherchent inventer les moyens les plus diaboliques capables dexterminer ces petits voleurs. Toutes les espces doiseaux rapaces et toutes les espces de btes de proie stant montres impuissantes, le
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dernier mot de la science dans cette lutte est linoculation du cholra ! Les villages des chiens de prairies en Amrique sont un des plus charmants spectacles. A perte de vue dans la prairie, on aperoit des petits tertres et sur chacun deux se tient un chien de prairie soutenant par de brefs aboiements une conversation anime avec ses voisins. Ds que lapproche dun homme est signale, en un moment tous senfoncent dans leurs demeures et disparaissent comme par enchantement. Mais quand le danger est pass, les petites cratures rapparaissent bientt. Des familles entires sortent de leurs galeries et se mettent jouer. Les jeunes se grattent les uns les autres, se taquinent et dploient leurs grces en se tenant debout, pendant que les vieux font le guet. Ils se rendent visite les uns aux autres, et les sentiers battus qui relient tous leurs tertres tmoignent de la frquence de ces visites. Les meilleurs naturalistes ont consacr quelques-unes de leurs plus belles pages la description des associations des chiens de prairie dAmrique, des marmottes de lancien continent et des marmottes polaires des rgions alpestres. Cependant je dois faire lgard des marmottes les mmes remarques que jai faites en parlant des abeilles. Elles ont conserv leurs instincts combatifs, et ces instincts reparaissent en captivit. Mais dans leurs grandes associations, devant la libre nature, les instincts anti-sociaux nont pas loccasion de se dvelopper et il en rsulte une paix et une harmonie gnrales. Mme des animaux aussi belliqueux que les rats, qui se battent continuellement dans nos caves, sont suffisamment intelligents pour ne pas se quereller quand ils pillent nos gardemanger, mais saident les uns les autres dans leurs expditions de pillage et dans leurs migrations ; ils nourrissent mme leurs malades. Quant aux rats castors ou rats musqus du Canada, ils sont extrmement sociables. Audubon ne peut quadmirer leurs communauts pacifiques qui ne demandent qu tre laisses en paix pour vivre dans la joie . Comme tous les animaux sociables, ils sont gais et joueurs, ils se runissent facilement dautres espces, et ils ont atteint un
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dveloppement intellectuel trs lev. Dans leurs villages qui sont toujours situs sur les bords des lacs et des rivires ils tiennent compte du niveau variable de leau ; leurs huttes en forme de dmes, construites en argile battue entremle de roseaux ont des recoins spars pour les dtritus organiques, et leurs salles sont bien tapisses en hiver ; elles sont chaudes et cependant bien ventiles. Quant aux castors, qui sont dous, comme chacun sait, dun caractre tout fait sympathique, leurs digues tonnantes et leurs villages dans lesquels des gnrations vivent et meurent sans connatre dautres ennemis que la loutre et lhomme, montrent admirablement ce que lentraide peut accomplir pour la scurit de lespce, le dveloppement dhabitudes sociales et lvolution de lintelligence ; aussi les castors sont-ils familiers tous ceux qui sintressent la vie animale. Je veux seulement faire remarquer que chez les castors, les rats musqus et chez quelques autres rongeurs nous trouvons dj ce qui sera aussi le trait distinctif des communauts humaines : le travail en commun. Je passe sous silence les deux grandes familles qui comprennent la gerboise, le chinchilla, le viscache et le lagomys ou livre souterrain de la Russie mridionale, quoiquon puisse considrer tous ces petits rongeurs comme dexcellents exemples des plaisirs que les animaux peuvent tirer de la vie sociale 41. Je dis les plaisirs ; car il est extrmement difficile de dterminer si ce qui amne les animaux se runir est le besoin
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En ce qui regarde le viscache, il est intressant de remarquer que ces petits animaux si minemment sociables non seulement vivent pacifiquement ensemble dans chaque village, mais que la nuit des villages entiers se rendent visite les uns aux autres. Ainsi la sociabilit stend lespce tout entire, pas seulement une socit spciale, ou une nation comme nous lavons vu chez les fourmis. Quand un fermier dtruit un terrier de viscaches et enterre les habitants sous un tas de terre, dautres viscaches, nous dit Hudson, viennent de loin pour dterrer ceux qui sont enterrs vivants (loc. cit., p. 311). Ceci est un fait bien connu dans la rgion de La Plata et qui a t vrifi par lauteur. 61

de protection mutuelle ou simplement le plaisir de se sentir entour de congnres. En tous cas nos livres, qui ne vivent pas en socits, et qui mme ne sont pas dous de vifs sentiments de famille, ne peuvent pas vivre sans se runir pour jouer ensemble. Dietrich de Winckell qui est considr comme un des auteurs connaissant le mieux les habitudes des livres, les dcrit comme des joueurs passionns, sexcitant tellement leurs jeux quon a vu un livre prendre un renard qui sapprochait pour un de ses camarades 42. Quant au lapin, il vit en socit et sa vie de famille est limage de la vieille famille patriarcale ; les jeunes tant tenus lobissance absolue au pre et mme au grand-pre 43. Et nous avons l un exemple de deux espces proche parentes qui ne peuvent pas se souffrir non parce quelles se nourrissent peu prs de la mme nourriture, explication donne trop souvent dans des cas semblables, mais trs probablement parce que le livre, passionn et minemment individualiste, ne peut pas se lier damiti avec cette crature placide, tranquille et soumise quest le lapin. Leurs tempraments sont trop profondment diffrents pour ntre pas un obstacle leur amiti. La vie en socit est aussi la rgle pour la grande famille des chevaux, qui comprend les chevaux sauvages et les nes sauvages dAsie, les zbres, les mustangs, les cimarones des Pampas et les chevaux demi-sauvages de Mongolie et de Sibrie. Ils vivent tous en nombreuses associations faites de beaucoup de groupes, chacun compos dun certain nombre de juments sous la conduite dun talon. Ces innombrables habitants de lAncien et du Nouveau Continent, mal organiss en somme pour rsister tant leurs nombreux ennemis quaux conditions adverses du climat, auraient bientt disparu de la surface de la terre sans leur esprit de sociabilit. A lapproche dune bte de proie plusieurs groupes sunissent immdiatement, ils repoussent la bte et quelquefois la chassent : et ni le loup, ni lours, ni mme le lion, ne peuvent
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Hanbhuch fr Jger and Jagdberchigte , cit par Brehm, II, 223. Histoire naturelle de Buffon.
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capturer un cheval ou mme un zbre tant que lanimal nest pas dtach du troupeau. Quand la scheresse brle lherbe dans les prairies, ils se runissent en troupeaux comprenant quelquefois dix mille individus et migrent. Et quand une tourmente de neige est dchane dans les steppes, tous les groupes se tiennent serrs les uns contre les autres et se rfugient dans un ravin abrit. Mais si la confiance mutuelle disparat, ou si le troupeau est saisi par la panique et se disperse, les chevaux prissent en grand nombre, et les survivants sont retrouvs aprs lorage moiti morts de fatigue. Lunion est leur arme principale dans la lutte pour la vie, et lhomme est leur principal ennemi. Devant lenvahissement de lhomme, les anctres de notre cheval domestique (lEquus Prezwalskii , ainsi nomm par Poliakoff) ont prfr se retirer vers les plateaux les plus sauvages et les moins accessibles de lextrmit du Thibet, o ils continuent vivre entours de carnivores, sous un climat aussi mauvais que celui des rgions arctiques, mais dans une rgion inaccessible lhomme 44. Beaucoup dexemples frappants de la vie sociale pourraient tre tirs des murs du renne et particulirement de cette grande division des ruminants qui pourrait comprendre les chevreuils, le daim fauve, les antilopes, les gazelles, le bouquetin et tout lensemble des trois nombreuses familles des
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A propos des chevaux, il est remarquer que le zbre couagga qui ne se runit jamais au zbre dauw vit cependant en excellents termes, non seulement avec les autruches, qui sont de trs bonnes sentinelles, mais aussi avec des gazelles, ainsi quavec plusieurs espces dantilopes et les gnous. Nous avons ainsi un cas dantipathie entre le couagga et le dauw quon ne peut expliquer par leur comptition pour la mme nourriture. Le fait que le couagga vit en bons termes avec des ruminants se nourrissant de la mme herbe que lui exclut cette hypothse, et il doit y avoir quelque incompatibilit de caractre, comme dans le cas du livre et du lapin. Cf. entre autres, Big Game Shooting de Clive Phillips-Wolley (Badmington Library) qui contient dexcellents exemples despces diffrentes vivant ensemble dans lEst de lAfrique. 63

Antelopids, des Caprids et des Ovids. Leur vigilance pour empcher lattaque de leurs troupeaux par les carnivores, lanxit que montrent tous les individus dun troupeau de chamois tant que tous nont pas encore russi franchir un passage difficile de rochers escarps ; ladoption des orphelins, le dsespoir de la gazelle dont le mle, ou mme un camarade du mme sexe est tu ; les jeux des jeunes, et beaucoup dautres traits peuvent tre mentionns. Mais peut-tre lexemple le plus frappant dentraide se rencontre-t-il dans les migrations des chevreuils, telles que jen ai vues une fois sur le fleuve Amour. Lorsque, me rendant de la Transbakalie Merghen, je traversais le haut plateau et la chane du Grand Khingan qui le borde, et, plus loin vers lEst, les hautes prairies situes entre le Nonni et lAmour, je constatai combien les chevreuils taient en petit nombre dans ces rgions inhabites 45. Deux ans plus tard, je remontais lAmour, et vers la fin doctobre jatteignis lextrmit infrieure de cette gorge pittoresque que perce lAmour dans le Douss-alin (Petit Khingan), avant dentrer dans les basses terres o il rencontre le Sungari. Je trouvai les Cosaques des villages de cette gorge dans la plus grande agitation, parce que des milliers et des milliers de chevreuils taient en train de traverser lAmour lendroit o il est le plus troit, afin datteindre les basses terres. Pendant plusieurs jours de suite, sur une longueur dune soixantaine de kilomtres le long du fleuve, les Cosaques firent une boucherie des chevreuils tandis que ceux-ci traversaient lAmour qui commenait dj charrier des glaons en grand nombre. Des milliers taient tus chaque jour et cependant lexode continuait. De semblables migrations nont jamais t vues auparavant ni depuis ; et celle-l devait avoir t cause par des neiges prcoces et abondantes dans le Grand-Khingan, ce qui fora ces
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Notre chasseur Toungouse, qui allait se marier, et qui par consquent tait pouss par le dsir de se procurer autant de fourrures quil lui serait possible, parcourait les flancs des collines tout le long du jour cheval la recherche des chevreuils. En rcompense de ses efforts il narrivait pas mme en tuer un chaque jour ; et ctait un excellent chasseur. 64

intelligents animaux tenter un effort pour atteindre les basses terres lEst des montagnes Douss. En effet quelques jours plus tard le Douss-alin fut aussi recouvert dune couche de neige de deux ou trois pieds dpaisseur. Or, quand on se reprsente limmense territoire (presque aussi grand que la Grande-Bretagne) sur lequel taient pars les groupes de chevreuils qui ont d se rassembler pour une migration entreprise dans des circonstances exceptionnelles, et quon se figure combien il tait difficile ces groupes de sentendre pour traverser lAmour en un endroit donn, plus au Sud, l o il se rtrcit le plus, on ne peut quadmirer lesprit de solidarit de ces intelligentes btes. Le fait nen est pas moins frappant si nous nous rappelons que les bisons de lAmrique du Nord montraient autrefois les mmes qualits dunion. On les voyait patre en grand nombre dans les plaines, mais ces grandes assembles taient composes dune infinit de petits groupes qui ne se mlaient jamais. Et cependant quand la ncessit sen faisait sentir, tons les groupes, quoique dissmins sur un immense territoire, se runissaient comme je lai mentionn prcdemment, et formaient ces immenses colonnes composes de centaines de mille individus. Je devrais aussi dire quelques mots au moins des familles composes des lphants, de leur attachement mutuel, de la faon avise dont ils posent leurs sentinelles, et des sentiments de sympathie dvelopps par une telle vie dtroit soutien mutuel 46. Je pourrais mentionner les sentiments sociables des sangliers sauvages, et trouver un mot de louange pour leurs facults dassociation en cas dattaque par une bte de proie 47. Lhippopotame et le rhinocros pourraient aussi avoir leur
Suivant Samuel W. Baker, les lphants sunissent en groupes plus nombreux que les familles composes . Jai frquemment observ, crit-il, dans la partie de Ceylan, connue sous le nom de Rgion du Parc, des traces dlphants en grand nombre provenant videmment de troupeaux considrables qui staient unis pour oprer une retraite gnrale dun territoire quils considraient comme dangereux , (Wild Beasts and their Ways , vol. I, p. 102.) 47 Les porcs attaqus par les loups font de mme (Hudson, loc. cit.).
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place dans un ouvrage consacr la sociabilit chez les animaux. Plusieurs pages saisissantes pourraient dcrire lattachement mutuel et la sociabilit des phoques et des morses ; et enfin, on pourrait mentionner les sentiments tout fait excellents gui existent parmi les ctacs sociables. Mais il faut dire encore quelques mots des socits de singes, qui possdent un intrt dautant plus grand quelles sont le trait dunion qui nous amne aux socits des hommes primitifs. Il est peine ncessaire de dire que ces mammifres qui se trouvent au sommet de lchelle du monde animal et ressemblent le plus lhomme par leur structure et leur intelligence, sont minemment sociables. Certes il faut nous attendre rencontrer toutes sortes de varits de caractres et dhabitudes dans cette grande division du rgne animal qui comprend des centaines despces. Mais, tout considr, on peut dire que la sociabilit, laction en commun, la protection mutuelle et un grand dveloppement des sentiments qui sont un rsultat naturel de la vie sociale, caractrisent la plupart des espces de singes : chez les plus petites espces comme chez les plus grandes la sociabilit est une rgle laquelle nous ne connaissons que peu dexceptions. Les singes nocturnes prfrent la vie isole ; les capucins (Cebus capucinus ), les monos et les singes hurleurs ne vivent quen trs petites familles ; A. R. Wallace na jamais vu les orangs-outangs que solitaires ou en trs petits groupes de trois ou quatre individus ; les gorilles ne semblent jamais se runir en bandes. Mais toutes les autres espces de la tribu des singes les chimpanzs, les sajous, les sakis, les mandrilles, les babouins, etc. sont sociables au plus haut degr. Ils vivent en grandes bandes et se joignent mme dautres espces que la leur. La plupart dentre eux deviennent tout fait malheureux quand ils sont solitaires. Les cris de dtresse de lun deux font accourir immdiatement la bande entire, et ils repoussent avec hardiesse les attaques de la plupart des carnivores et des oiseaux de proie. Les aigles eux-mmes nosent pas les attaquer. Cest toujours par bandes quils pillent nos champs, les vieux prenant soin de la sret de
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la communaut. Les petits ti-tis dont les douces figures enfantines frapprent tant Humboldt, sembrassent et se protgent les uns les autres quand il pleut, roulant leur queue autour du cou de leurs camarades grelottants. Plusieurs espces montrent la plus grande sollicitude pour leurs blesss, et nabandonnent pas un camarade bless pendant la retraite jusqu ce quils se soient assurs quil est mort et quils sont impuissants le rappeler vie. James Forbes raconte dans ses Mmoires dOrient que certains de ces singes montrrent une telle persvrance rclamer de ses compagnons de chasse le corps mort dune femelle que lon comprend bien pourquoi les tmoins de cette scne extraordinaire rsolurent de ne plus jamais tirer sur aucune espce de singes 48 . Chez certaines espces on voit plusieurs individus sunir pour retourner des pierres et chercher les ufs de fourmis qui peuvent se trouver dessous. Les hamadryas non seulement posent des sentinelles, mais on les a vus faire la chane pour transporter leur butin en lieu sr ; et leur courage est bien connu. La description que fait Brehm de la bataille range que sa caravane eut soutenir contre les hamadryas pour pouvoir continuer sa route dans la valle du Mensa, en Abyssinie, est devenue classique 49. Lenjouement des singes longues queues et lattachement mutuel qui rgne dans les familles de chimpanzs sont connus de la plupart des lecteurs. Et si nous trouvons parmi les singes les plus levs deux espces, lorangoutang et le gorille, qui ne sont pas sociables, il faut nous rappeler que toutes les deux limites dailleurs de trs petits espaces, lune au cur de lAfrique, lautre dans les deux les de Borno et Sumatra sont, selon toute apparence, les derniers vestiges de deux espces autrefois beaucoup plus nombreuses. Le gorille, du moins, semble avoir t sociable dans des temps reculs, si les singes mentionns dans le Priple taient bien des gorilles.
Lintelligence des animaux de Romanes, p. 472. 49 Brehm, I, 82 ; Descent of Man de Darwin, ch. III. Lexpdition Kozloff de 1899-1901 eut soutenir un combat semblable dans le Nord du Thibet.
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Ainsi nous voyons, mme par ce bref examen, que la vie en socit nest pas lexception dans le monde animal. Cest la rgle, la loi de la Nature, et elle atteint son plus complet dveloppement chez les vertbrs les plus levs. Les espces qui vivent solitaires, ou seulement en petites familles, sont relativement trs peu nombreuses et leurs reprsentants sont rares. Bien plus, il semble trs probable, qu part quelques exceptions, les oiseaux et les mammifres qui ne se runissent pas en troupes aujourdhui, vivaient en socits avant lenvahissement du globe terrestre par lhomme, avant la guerre permanente quil a entreprise contre eux et la destruction de leurs primitives sources de nourriture. On ne sassocie pas pour mourir , fut la profonde remarque dEspinas ; et Houzeau, qui connaissait la faune de certaines parties de lAmrique quand ce pays navait pas encore t modifi par lhomme, a crit dans le mme sens. Lassociation se rencontre dans le monde animal tous les degrs de lvolution, et, suivant la grande ide dHerbert Spencer, si brillamment dveloppe dans les Colonies animales de Prier, elle est lorigine mme de lvolution dans le rgne animal. Mais, mesure que lvolution progressive saccomplit, nous voyons lassociation devenir de plus en plus consciente. Elle perd son caractre simplement physique, elle cesse dtre uniquement instinctive, elle devient raisonne. Chez les vertbrs suprieurs, elle est priodique, ou bien les animaux y ont recours pour la satisfaction dun besoin spcial ; la propagation de lespce, les migrations, la chasse ou la dfense mutuelle. Elle se produit mme accidentellement, quand les oiseaux, par exemple, sassocient contre un pillard, ou que des mammifres sunissent sous la pression de circonstances exceptionnelles pour migrer. En ce dernier cas, cest une vritable drogation volontaire aux moeurs habituelles. Lunion apparat quelquefois deux ou plusieurs degrs la famille dabord, puis le groupe, et enfin lassociation de groupes, habituellement dissmins, mais sunissant en cas de ncessit,
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comme nous lavons vu chez les bisons et chez dautres ruminants. Lassociation peut prendre aussi une forme plus leve, assurant plus dindpendance lindividu sans le priver des avantages de la vie sociale. Chez la plupart des rongeurs, lindividu a sa demeure particulire, dans laquelle il peut se retirer quand il prfre tre seul ; mais ces demeures sont disposes en villages et en cits, de faon assurer tous les habitants les avantages et les joies de la vie sociale. Enfin, chez plusieurs espces, telles que les rats, les marmottes, les livres, etc., la vie sociale est maintenue malgr le caractre querelleur et dautres penchants gostes de lindividu isol. Ainsi lassociation nest pas impose, comme cest le cas chez les fourmis et les abeilles, par la structure physiologique des individus ; elle est cultive pour les bnfices de lentraide, ou pour les plaisirs quelle procure. Ceci, naturellement, se montre tous les degrs possibles et avec la plus grande varit de caractres individuels et spcifiques ; et la varit mme des aspects que prend la vie sociale est une consquence, et, pour nous, une preuve de plus de sa gnralit 50. La sociabilit cest--dire le besoin de lanimal de sassocier avec son semblable, lamour de la socit pour la socit mme et pour la joie de vivre , sont des faits qui commencent seulement recevoir des zoologistes lattention quils mritent 51. Nous savons prsent que tous les animaux, depuis les fourmis jusquaux oiseaux et aux mammifres les plus levs, aiment jouer, lutter, courir lun aprs lautre, essayer de sattraper lun lautre, se taquiner, etc... Et tandis
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Il nen est que plus trange de lire dans un article dj cit de Huxley la paraphrase suivante dune phrase bien connue de Rousseau : Les premiers hommes qui substiturent la paix mutuelle la guerre mutuelle - quel que soit le motif qui les fora faire ce progrs crrent la socit. (Nineteenth Century , fvrier 1888, p. 165.) - La socit na pas t cre par lhomme, elle est antrieure lhomme. Des monographies telles que le chapitre, La musique et la danse dans la nature dans le livre de Hudson : Naturalist on the La Plata et louvrage de Carl Gross : Les jeux des animaux ont dj jet une vive lumire sur cet instinct qui est absolument universel dans la nature. 69

que beaucoup de jeux sont pour ainsi dire une cole o les jeunes apprennent la manire de se conduire dans la vie, dautres, outre leurs buts utilitaires, sont, comme les danses et les chants, de simples manifestations dun excs de forces. Cest la joie de vivre , le dsir de communiquer dune faon quelconque avec dautres individus de la mme espce ou mme dune autre espce ; ce sont des manifestations de la sociabilit, au sens propre du mot, trait distinctif de tout le rgne animal 52. Que le sentiment soit venu de la crainte prouve lapproche dun oiseau de proie, ou dun accs de joie , qui clate quand les animaux sont en bonne sant et particulirement quand ils sont jeunes, ou que ce soit simplement le besoin de donner un libre cours un excs dimpressions et de force vitale, la ncessit de communiquer ses impressions, de jouer, de bavarder, ou seulement de sentir la proximit dautres tres semblables se fait sentir dans toute la nature, et est, autant que toute autre fonction physiologique, un trait distinctif de la vie et de la facult de recevoir des impressions. Ce besoin atteint un plus haut dveloppement et une plus belle expression chez les mammifres, particulirement parmi les jeunes, et surtout chez les oiseaux ; mais il se fait sentir dans toute la nature et il a t nettement observ par les meilleurs naturalistes, y compris Pierre Huber, mme chez les fourmis. Cest le mme instinct qui pousse les papillons former ces immenses colonnes dont nous avons dj parl. Lhabitude de se runir pour danser, et de dcorer les endroits o les oiseaux excutent leurs danses est bien connue par les pages que Darwin a crites sur ce sujet dans The Descent of Man (ch. XIII). Les visiteurs du Jardin zoologique
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Non seulement de nombreuses espces doiseaux ont lhabitude de sassembler (souvent un endroit fixe) pour samuser et pour danser, mais daprs les observations de W. H. Hudson tous les mammifres et les oiseaux ( il ny a probablement pas dexception ) se livrent frquemment des sries de rcrations, chants, danses et exercices, plus ou moins organiss et accompagns de bruits et de chants (p. 264). 70

de Londres connaissent aussi le berceau du Ptilonorhynchus holosericeus dAustralie. Mais cette habitude de danser semble beaucoup plus rpandue quon ne le croyait autrefois, et W. Hudson donne dans son livre admirable sur La Plata une description du plus haut intrt (il faut la lire dans loriginal) des danses compliques excutes par un grand nombre doiseaux : rles, jacanas, vanneaux, etc. Lhabitude de chanter en chur, qui existe chez plusieurs espces doiseaux, appartient la mme catgorie dinstincts sociaux. Cette habitude est dveloppe de la faon la plus frappante chez le chakar (Chauna chavarria), que les Anglais ont si mal surnomm criard hupp . Ces oiseaux sassemblent parfois en immenses bandes, et chantent alors frquemment tous en chur. W. H. Hudson les trouva une fois en bandes innombrables, rangs tout autour dun lac des pampas par groupes bien dfinis denviron cinq cents oiseaux chacun. Bientt, crit-il, un groupe prs de moi commena chanter et soutint son chant puissant pendant trois ou quatre minutes ; quand il cessa, le groupe suivant reprit le mme chant, et aprs celui-ci le suivant, et ainsi de suite jusqu ce que les notes des groupes poss sur lautre rivage revinssent une fois encore moi claires et puissantes, flottant dans lair au-dessus du lac puis svanouirent, devenant de plus en plus faibles, jusqu ce que de nouveau le son se rapprocht de moi, reprenant mes cts. En une autre occasion, le mme crivain vit une plaine entire couverte dune bande innombrable de chaunas, non pas en ordre serr, mais dissmins par paires et petits groupes. Vers neuf heures du soir, soudain la multitude entire des oiseaux qui couvraient le marais sur une tendue de plusieurs milles entonnrent grand bruit un extraordinaire chant du soir... Ctait un concert qui et bien valu une chevauche dune

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centaine de milles pour lentendre 53 . Ajoutons, que comme tous les animaux sociables, le chauna sapprivoise facilement et devient trs attach lhomme. Ce sont des oiseaux trs doux et trs peu querelleurs , nous dit-on, quoique formidablement arms. La vie en socit rend leurs armes inutiles. Les exemples cits montrent dj que la vie en socit est larme la plus puissante dans la lutte pour la vie, prise au sens large du terme, et il serait ais den donner encore bien dautres preuves sil tait ncessaire dinsister. La vie en socit rend les plus faibles insectes, les plus faibles oiseaux et les plus faibles mammifres ; capables de lutter et de se protger contre les plus terribles carnassiers et oiseaux de proie ; elle favorise la longvit ; elle rend les diffrentes espces capables dlever leur progniture avec un minimum de perte dnergie. Cest lassociation qui fait subsister certaines espces malgr une trs faible natalit. Grce lassociation, les animaux qui vivent en troupes peuvent migrer la recherche de nouvelles demeures. Donc, tout en admettant pleinement que la force, la rapidit, les couleurs protectrices, la ruse, lendurance de la faim et de la soif, mentionnes par Darwin et Wallace, sont autant de qualits qui avantagent lindividu ou lespce dans certaines circonstances, nous affirmons que la sociabilit reprsente un grand avantage dans toutes les circonstances de la lutte pour la vie. Les espces qui, volontairement ou non, abandonnent cet instinct dassociation sont condamnes disparatre ; tandis que les animaux qui savent le mieux sunir ont les plus grandes chances de survivance et dvolution plus complte, quoiquils puissent tre infrieurs dautres animaux en chacune des facults numres par Darwin et Wallace, sauf lintelligence. Les vertbrs les plus levs et particulirement les hommes sont la meilleure preuve de cette assertion. Quant lintelligence, si tous les Darwinistes sont daccord avec Darwin en pensant que cest larme la plus puissante dans la lutte pour la vie et le facteur le plus puissant dvolution progressive, ils admettront aussi que lintelligence est une facult minemment
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Pour les churs de singes, voir BrehM. 72

sociale. Le langage, limitation et lexprience accumule sont autant dlments de progrs intellectuel dont lanimal non social est priv. Aussi trouvons-nous la tte des diffrentes classes danimaux les fourmis, les perroquets, les singes, qui tous unissent la plus grande sociabilit au plus haut dveloppement de lintelligence. Les mieux dous pour la vie sont donc les animaux les plus sociables, et la sociabilit apparat comme un des principaux facteurs de lvolution, la fois directement, en assurant le bien-tre de lespce tout en diminuant la dpense inutile dnergie, et indirectement en favorisant le dveloppement de lintelligence. De plus, il est vident que la vie en socit serait compltement impossible sans un dveloppement correspondant des sentiments sociaux, et particulirement dun certain sens de justice collective tendant devenir une habitude. Si chaque individu abusait constamment de ses avantages personnels sans que les autres interviennent en faveur de celui qui est ls, aucune vie sociale ne serait possible. Des sentiments de justice se dveloppent ainsi, plus ou moins, chez tous les animaux qui vivent par troupes. Quelle que soit la distance do viennent les hirondelles et les grues, chacune retourne au nid quelle a bti ou rpar lanne prcdente. Si un moineau paresseux veut sapproprier le nid quun camarade est en train de btir, ou mme sil cherche en enlever quelques brins de paille, le groupe des moineaux intervient contre le paresseux ; et il est vident que si cette intervention ntait pas la rgle, jamais les oiseaux ne pourraient, comme ils le font, sassocier pour nicher. Des groupes distincts de pingouins ont chacun des endroits distincts o ils se reposent et dautres o ils pchent, et ils ne se les disputent pas. Les troupeaux de bestiaux en Australie ont des places dtermines que chaque groupe regagne pour le repos et desquelles ils ne scartent jamais ; et ainsi de suite 54. Il existe un trs grand nombre dobservations touchant la
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Haygarth, Bush Life in Australia , p. 58. 73

paix qui rgne dans les associations de nids des oiseaux, dans les villages des rongeurs et les troupeaux dherbivores ; dautre part nous ne connaissons que trs peu danimaux sociables qui se querellent continuellement comme le font les rats dans nos caves, ou les morses qui se battent pour la possession dune place au soleil sur le rivage. La sociabilit met ainsi une limite la lutte physique, et laisse place au dveloppement de sentiments moraux meilleurs. Le grand dveloppement de lamour maternel dans toutes les classes danimaux, mme chez les lions et les tigres, est bien connu. Quant aux jeunes oiseaux et aux mammifres que nous voyons constamment sassocier, la sympathie et non lamour atteint dans leurs associations un plus grand dveloppement encore. Laissant de ct les faits vraiment touchants dattachement mutuel et de compassion que lon a rapports des animaux domestiques et des animaux en captivit, nous avons un grand nombre dexemples avrs de compassion entre les animaux sauvages en libert. Max Perty et L. Bchner ont donn un grand nombre de faits de cet ordre 55. Le rcit de J. C. Wood propos dune belette qui vint ramasser et emporter une camarade blesse jouit dune popularit bien mrite 56. Il en est de mme de lobservation du capitaine Stansbury pendant son voyage vers Utah (observation cite par Darwin) ; il vit un plican aveugl nourri, et bien nourri, par dautres plicans qui lui apportaient des poissons dune distance de quarante-cinq kilomtres 57. Plus dune fois, durant son voyage en Bolivie et au Prou, H. A. Wedell vit que lorsquun troupeau de vigognes tait poursuivi de prs par les
Pour ne citer que quelques exemples : un blaireau bless fut emport par un autre blaireau arriv soudain ; on a vu des rats nourrir un couple de rats aveugles (Seelenleben der Thiere, p. 64 et suivantes). Brehm a vu lui-mme deux corneilles qui nourrissaient dans le creux dun arbre une troisime corneille blesse ; la blessure datait dj de plusieurs semaines (Hausfreund , 1874, 715 ; Liebe, de Bchner, 203). M. Blyth a vu des corneilles de lInde nourrir deux ou trois de leurs camarades aveugles, etc. 56 Man and Beast , p. 344. 57 L. H. Morgan, The American Beaver , 1868, p. 272 ; Descent of Man , chap. IV.
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chasseurs, les mles les plus forts restaient en arrire afin de couvrir la retraite du troupeau. Quant aux faits de compassion pour des camarades blesss, les zoologistes explorateurs en citent continuellement. De tels faits sont tout fait naturels. La compassion est un rsultat ncessaire de la vie sociale. Mais la compassion prouve aussi un degr fort lev dintelligence gnrale et de sensibilit. Cest le premier pas vers le dveloppement de sentiments moraux plus levs. Cest aussi un facteur puissant dvolution ultrieure. * ** Si les aperus qui ont t dvelopps dans les pages prcdentes sont justes, une question ncessaire se pose : jusqu quel point ces faits sont-ils compatibles avec la thorie de la lutte pour la vie, telle que lont expose Darwin, Wallace et leurs disciples ? Je veux rpondre brivement cette question importante. En premier lieu, il ny a pas de naturaliste qui puisse douter que lide dune lutte pour la vie, tendue toute la nature organique, ne soit la plus grande gnralisation de notre sicle. La vie est une lutte ; et dans cette lutte cest le plus apte qui survit. Mais les rponses aux questions : Par quelles armes cette lutte est-elle le mieux soutenue ? et lesquels sont les plus aptes pour cette lutte ? diffreront grandement suivant limportance donne aux deux aspects diffrents de la lutte : lun direct, la lutte pour la nourriture et la sret dindividus spars, et lautre la lutte que Darwin dcrivait comme mtaphorique , lutte trs souvent collective, contre les circonstances adverses. Personne ne peut nier quil y ait, au sein de chaque espce, une certaine lutte relle pour la nourriture, du moins certaines priodes. Mais la question est de savoir si la lutte a les proportions admises par Darwin ou mme par Wallace, et si cette lutte a jou dans lvolution du rgne animal le rle quon lui assigne. Lide dont luvre de Darwin est pntre est

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certainement celle dune comptition relle qui se poursuit lintrieur de chaque groupe animal, pour la nourriture, la sret de lindividu et la possibilit de laisser une progniture. Le grand naturaliste parle souvent de rgions qui sont si peuples de vie animale quelles nen pourraient contenir davantage, et de cette surpopulation il conclut la ncessit de la lutte. Mais quand nous cherchons dans son uvre des preuves relles de cette lutte, il faut avouer que nous nen trouvons pas qui puissent nous convaincre. Si nous nous reportons au paragraphe intitul : La lutte pour la vie est dautant plus pre quelle a lieu entre des individus et des varits de la mme espce , nous ny rencontrons pas cette abondance de preuves et dexemples que nous avons lhabitude de trouver dans les crits de Darwin. La lutte entre individus de mme espce nest confirme, dans ce paragraphe, par aucun exemple : elle est admise comme un axiome ; et la lutte entre des espces troitement apparentes nest prouve que par cinq exemples, dont lun au moins (concernant deux espces de grives) semble maintenant douteux 58. Mais quand nous
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Une espce dhirondelles est dite avoir caus la dcroissance dune autre espce dhirondelles de lAmrique du Nord ; le rcent accroissement des grosses grives (missel-thrush) en Ecosse a caus la dcroissance de la grive chanteuse (songthrash) ; le rat brun a pris la place du rat noir en Europe ; en Russie le petit cafard a chass de partout son grand congnre ; et en Australie labeille essaimeuse, qui a t importe, extermine rapidement la petite abeille sans aiguillon. Deux autres cas, mais qui ont trait des animaux domestiques, sont cits dans le paragraphe prcdent. Mais A. R. Wallace, qui rappelle les mmes faits, remarque dans une note sur les grives dcosse : Cependant le professeur A. Newton minforme que ces espces ne se nuisent pas de la faon raconte ici. (Darwinism , p. 34.) Quant au rat brun on sait que par suite de ses habitudes damphibie, il reste habituellement dans les parties basses de nos habitations (caves profondes, gouts, etc.) ainsi que sur les rives des canaux et des rivires ; il entreprend aussi de lointaines migrations en bandes innombrables. Le rat noir au contraire prfre rester dans nos maisons mmes, sous les planches et dans les curies ou les granges. Ainsi il est beaucoup plus expos tre extermin par lhomme, et cest pourquoi on na pas le droit daffirmer que le rat noir est extermin ou affam 76

cherchons plus de dtails pour dterminer jusqu quel degr la dcroissance dune espce a vraiment t produite par la croissance dune autre espce, Darwin, avec son habituelle bonne foi, nous dit : Nous pouvons entrevoir vaguement pourquoi la comptition doit tre plus implacable entre des espces apparentes qui occupent peu prs la mme aire dans la nature : mais probablement en aucune occasion nous ne pourrions dire au juste pourquoi une espce triomphe plutt que lautre dans la grande bataille de la vie. Quant Wallace, qui cite les mmes faits sous un titre lgrement modifi : La lutte pour la vie entre des animaux et des plantes troitement apparentes est souvent des plus rigoureuses , il fait la remarque suivante (les italiques sont de moi 59) qui donne un tout autre aspect aux faits cits ci-dessus : Dans certains cas, sans doute, il y a guerre vritable entre les deux espces, la plus forte tuant la plus faible ; mais ceci nest en aucune faon ncessaire, et il peut y avoir des cas dans lesquels lespce la plus faible physiquement triomphera par son pouvoir de multiplication plus rapide, sa plus grande rsistance aux vicissitudes du climat, ou sa plus grande habilet chapper aux ennemis communs. En de tels cas ce quon appelle comptition peut ntre pas du tout une comptition relle. Une espce succombe non parce quelle est extermine ou affame par une autre espce, mais parce quelle ne saccommode pas bien de nouvelles conditions, tandis que lautre sait sy accommoder. Ici encore lexpression de Lutte pour la vie , est employe au sens mtaphorique, et ne peut en avoir dautre. Quant une relle comptition entre individus de la mme espce, dont un exemple est donn en un autre passage concernant les bestiaux
par le rat brun et non par lhomme. 59 (labsence ditaliques dans cette prsente dition...) 77

de lAmrique du Sud pendant une priode de scheresse, la valeur de cet exemple est diminue par ce fait quil sagit danimaux domestiques. Dans des circonstances semblables les bisons migrent afin dviter la lutte. Quelque dure que soit la lutte entre les plantes et ceci est abondamment prouv nous ne pouvons que rpter la remarque de Wallace, qui fait observer que les plantes vivent o elles peuvent , tandis que les animaux ont dans une large mesure la possibilit de choisir leur rsidence. Si bien que nous nous demandons nouveau : jusqu quel point la comptition existe-t-elle rellement dans chaque espce animale ? Sur quoi cette prsomption est-elle base ? Il faut faire la mme remarque touchant largument indirect en faveur dune implacable comptition et dune lutte pour la vie au sein de chaque espce, argument qui est tir de lextermination des varits de transition , si souvent mentionne par Darwin. On sait que pendant longtemps Darwin fut tourment par la difficult quil voyait dans labsence dune chane continue de formes intermdiaires entre les espces voisines, et quil trouva la solution de cette difficult dans lextermination suppose des formes intermdiaires 60. Cependant, une lecture attentive des diffrents chapitres dans lesquels Darwin et Wallace parlent de ce sujet, nous amne bientt la conclusion quil ne faut pas entendre extermination au sens propre de ce mot ; la remarque que fit Darwin touchant lexpression : lutte pour lexistence , sapplique aussi au mot extermination . Il ne saurait tre pris au sens littral, mais doit tre compris au sens
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Mais on peut affirmer que lorsque plusieurs espces proches parentes habitent le mme territoire, nous devrions sans doute trouver aujourdhui beaucoup de formes de transition... Daprs ma thorie ces espces parentes descendent dun anctre commun ; et pendant le cours des modifications, chacune sest adapte aux conditions de vie de sa propre rgion, et a supplant et extermin la varit ancestrale ainsi que toutes les varits transitoires entre son tat pass et prsent. (Origin of Species, 6e d., p. 134 et aussi pp. 137, 296, - et tout le paragraphe : Sur lextinction .) 78

mtaphorique . Si nous partons de la supposition quun espace donn est peupl danimaux en si grand nombre quil nen pourrait contenir davantage et que, par consquent, une pre concurrence pour les moyens dexistence se produit entre tous les habitants chaque animal tant oblig de combattre contre tous ses congnres afin de pouvoir gagner sa nourriture journalire, alors certainement lapparition dune nouvelle varit triomphante signifierait en bien des cas (quoique pas toujours) lapparition dindividus capables de sapproprier plus que leur quote-part des moyens dexistence ; et le rsultat serait que ces individus triompheraient par la faim, la fois de la varit ancestrale qui ne possde pas les nouvelles modifications, et des varits intermdiaires qui ne les possdent pas au mme degr. Il est possible quau dbut Darwin se soit reprsent de cette faon lapparition de nouvelles varits ; au moins lemploi frquent du mot extermination donne cette impression. Mais Darwin et Wallace connaissaient trop bien la Nature pour ne pas sapercevoir que cette marche des choses nest pas la seule possible, et quelle nest nullement ncessaire. Si les conditions physiques et biologiques dune rgion donne, ltendue de laire occupe par une espce, et les habitudes de tous les membres de cette espce restaient invariables dans ces conditions lapparition soudaine dune nouvelle varit pourrait signifier en effet lanantissement par la faim et lextermination de tous les individus non dous un degr suffisant des nouvelles qualits, caractristiques de la nouvelle varit. Mais un tel concours de circonstances est prcisment ce que nous ne voyons pas dans la nature. Chaque espce tend continuellement largir son territoire ; les migrations vers de nouveaux domaines sont la rgle, aussi bien chez le lent colimaon que chez loiseau rapide ; les conditions physiques se transforment incessamment dans chaque rgion donne ; et les nouvelles varits danimaux se forment dans un
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trs grand nombre de cas peut-tre dans la majorit des cas non par le dveloppement de nouvelles armes capables denlever la nourriture leurs congnres la nourriture nest que lune des centaines de conditions varies ncessaires la vie, mais, comme Wallace le montre lui-mme dans un charmant paragraphe sur la divergence des caractres (Darwinism , p. 107), ces diffrentes varits se forment par ladoption de nouvelles habitudes, le dplacement vers de nouvelles demeures et laccoutumance de nouveaux aliments. Dans de tels cas il ny aura pas dextermination, mme pas la comptition, puisque la nouvelle adaptation vient diminuer la comptition, si jamais celle-ci a exist. Cependant il y aura, aprs un certain temps, absence de formes intermdiaires, par suite simplement de la survivance des mieux dous pour les nouvelles conditions et cela, tout aussi srement que dans lhypothse de lextermination de la forme ancestrale. Il est peine ncessaire dajouter que si nous admettons, avec Spencer, avec tous les Lamarckiens et avec Darwin lui-mme, linfluence modificatrice des milieux sur les espces, il devient encore moins ncessaire dadmettre lextermination des formes intermdiaires. Limportance des migrations et de lisolement de groupes danimaux qui en est la consquence, pour lvolution de nouvelles varits et ensuite de nouvelles espces, fut indique par Moritz Wagner et pleinement reconnue par Darwin luimme. Les recherches faites depuis nont fait quaccentuer limportance de ce facteur ; elles ont montr comment une grande tendue de laire occupe par une espce tendue que Darwin considrait avec raison comme une condition importante pour lapparition de nouvelles varits peut se combiner avec lisolement de certains groupes de lespce considre, rsultant de changements gologiques locaux, ou dobstacles topographiques. Il est impossible dentrer ici dans la discussion de cette importante question, mais quelques remarques pourront expliquer laction combine de ces diffrentes causes. On sait que des groupes dune certaine
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espce danimaux saccoutument souvent une nouvelle sorte daliments. Les cureuils, par exemple, quand il y a disette de cnes dans les forts de mlzes, se transportent dans des forts de sapins, et ce changement de nourriture a sur eux certains effets physiologiques bien connus. Si ce changement dhabitude ne dure pas, si lanne suivante les cnes se trouvent de nouveau en abondance dans les sombres forts de mlzes, il est vident quaucune nouvelle varit dcureuils ne sera produite par cette cause. Mais si une partie du grand espace occup par les cureuils subit un changement de conditions physiques si le climat, par exemple, devient plus doux ou sil y a desschement local (deux causes qui produiraient un accroissement des forts de sapins par rapport aux forts de mlzes), et si quelque autre circonstance vient pousser les cureuils demeurer la limite de la rgion dessche, nous aurons alors une nouvelle varit, cest--dire une nouvelle espce commenante, sans quil se soit rien pass qui mritt le nom dextermination parmi les cureuils. Une proportion toujours plus grande des cureuils de la nouvelle varit, mieux adapte aux circonstances, survivrait chaque anne, et les chanons intermdiaires disparatraient au cours du temps , sans avoir t affams par des rivaux malthusiens. Cest l prcisment ce que nous voyons se produire la suite des grands changements qui saccomplissent dans les vastes espaces de lAsie centrale et qui rsultent du desschement progressif en ces rgions depuis la priode glaciaire. Prenons un autre exemple. Des gologues ont prouv que le cheval sauvage actuel (Equuus Przewalski) est le produit dune lente volution qui sest accomplie durant les poques pliocne et quaternaire, mais que pendant cette succession de temps les anctres du cheval ne furent pas confins dans un espace limit du globe. Ils ont fait au contraire plusieurs longues migrations dans le Vieux et le Nouveau Monde, revenant, selon toute probabilit aprs un certain temps, aux pturages quils avaient prcdemment abandonns 61. Par
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Suivant Mme Marie Pavloff, qui a fait une tude spciale de ce sujet, ils 81

consquent, si nous ne trouvons pas maintenant, en Asie, les chanons intermdiaires entre le cheval sauvage actuel et ses anctres asiatiques de la fin de lpoque tertiaire, cela ne veut pas dire du tout que ces chanons aient t extermins. Aucune extermination de ce genre na jamais eu lieu. Il ny a mme peut-tre pas eu de mortalit exceptionnelle parmi les espces ancestrales ; les individus appartenant aux espces et varits intermdiaires sont morts dune faon trs ordinaire souvent au milieu de pturages abondants, et leurs restes sont ensevelis dans le monde entier. Bref, si nous examinons soigneusement ce sujet et si nous relisons attentivement ce que Darwin lui-mme crivit, nous voyons que si nous voulons employer le mot extermination en parlant des varits de transition, il faudra le prendre dans son sens mtaphorique. Quant la comptition , ce terme aussi est continuellement employ par Darwin (voyez, par exemple, le paragraphe Sur lextinction ) dans un sens imag, comme une faon de parler, plutt quavec lintention de donner lide dune relle lutte entre deux groupes de la mme espce pour les moyens dexistence. Quoiquil en soit, labsence de formes intermdiaires nest pas un argument qui prouve cette comptition. En ralit le principal argument en faveur dune pre comptition pour les moyens dexistence se poursuivant incessamment au sein de chaque espce animale est, pour me servir de lexpression du professeur Geddes, largument arithmtique emprunt Malthus. Mais cet argument nest pas du tout probant. Nous pourrions tout aussi bien prendre un certain nombre de villages dans la Russie du Sud-Est, dont les habitants jouissent dune relle abondance de nourriture, mais
migrrent dAsie en Afrique, y restrent un certain temps et retournrent ensuite en Asie. Que cette double migration soit ou non confirme, le fait que les anctres de notre cheval actuel ont vcu autrefois en Asie, en Afrique et en Amrique est tabli dune faon indiscutable. 82

nont aucune organisation sanitaire ; et, voyant que pendant les dernires quatre-vingts annes, malgr un taux de naissances de soixante pour mille, la population est nanmoins reste ce quelle tait il y a quatre-vingts ans, nous pourrions en conclure quil y a eu une terrible comptition pour la vie entre les habitants. Cependant la vrit est que danne en anne la population est reste stationnaire, pour la simple raison quun tiers des nouveau-ns mouraient avant davoir atteint six mois, la moiti dans les quatre annes suivantes, et, sur cent enfants, dix-sept seulement ou dix-huit atteignaient lge de vingt ans. Les nouveaux venus sen allaient avant davoir atteint lge o ils auraient pu devenir des concurrents. Il est vident que si tel est le cours des choses chez les hommes, ce doit tre encore pis chez les animaux. Dans le monde des oiseaux la destruction des ufs a lieu en de terribles proportions ; tel point que les ufs sont la principale nourriture de plusieurs espces au commencement de lt ; et que dire des orages, des inondations qui dtruisent les nids par millions en Amrique et en Asie, ou des soudains changements de temprature qui tuent les jeunes mammifres en masse ? Chaque orage, chaque inondation, chaque visite de rat un nid doiseaux, chaque changement subit de la temprature emporte ces concurrents qui paraissent si terribles en thorie. Quant aux faits de multiplication extrmement rapide de chevaux et de bestiaux en Amrique, de cochons et de lapins en Nouvelle-Zlande et mme danimaux sauvages imports dEurope (o leur accroissement est limit par lhomme, non par la concurrence), faits que lon cite pour prouver la surpopulation, ils nous semblent plutt opposs cette thorie. Si les chevaux et les bestiaux ont pu se multiplier si rapidement en Amrique, cela prouve simplement que, malgr le grand nombre des bisons et des autres ruminants quil y avait autrefois dans le Nouveau-Monde, la population herbivore tait encore au-dessous de ce que les prairies auraient pu nourrir. Si des millions de nouveaux venus ont trouv une nourriture abondante, sans pour cela affamer la population primitive des
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prairies, nous devons plutt en conclure que les Europens trouvrent les herbivores en trop petit et non en trop grand nombre. Et nous avons de bonnes raisons de croire que le manque de population animale est ltat naturel des choses pour le monde entier, avec fort peu dexceptions temporaires cette rgle. En effet, le nombre des animaux dans une rgion donne est dtermin, non par la plus grande somme de nourriture que peut fournir cette rgion, mais au contraire par le produit des annes les plus mauvaises. Pour cette seule raison, la comptition ne peut gure tre une condition normale ; mais dautres causes interviennent encore pour abaisser la population animale au-dessous mme de ce niveau. Si nous prenons les chevaux et les bestiaux qui paissent tout le long de lhiver dans les steppes de la Transbakalie, nous les trouvons trs maigres et puiss la fin de lhiver. Cependant ils sont puiss, non parce quil ny a pas assez de nourriture pour eux tous lherbe ensevelie sous une mince couche de neige est partout en abondance mais cause de la difficult datteindre lherbe sous la neige, et cette difficult est la mme pour tous les chevaux. En outre les jours de verglas sont frquents au commencement du printemps, et sil survient une srie de ces jours les chevaux spuisent de plus en plus. Puis vient une tourmente de neige, qui force les animaux dj affaiblis se passer de nourriture pendant plusieurs jours, et ils meurent alors en grand nombre. Les pertes durant le printemps sont si normes que si la saison a t un peu plus rude qu lordinaire ces pertes ne sont mme pas couvertes par les nouvelles naissances, dautant plus que tous les chevaux sont puiss et que les jeunes poulains naissent faibles. De cette faon le nombre des chevaux et des bestiaux reste toujours audessous de ce quil pourrait tre sil tait dtermin par la quantit de nourriture. Toute lanne il y a de la nourriture pour cinq ou dix fois autant danimaux, et cependant leur nombre ne saccrot que trs lentement. Mais pour peu que le propritaire bouriate fasse dans la steppe une provision de foin, si minime soit-elle, et quil en fournisse aux animaux pendant les jours de verglas ou de neige trop abondante, il constate
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aussitt laccroissement de ses troupeaux. Presque tous les herbivores ltat libre et beaucoup de rongeurs en Asie et en Amrique tant dans des conditions semblables, nous pouvons dire avec certitude que leur nombre nest pas limit par la comptition, qu aucune poque de lanne ils nont lutter les uns contre les autres pour la nourriture, et que sils restent bien loin de la surpopulation, cest le climat et non la comptition qui en est cause. Limportance des obstacles naturels la surpopulation et la faon dont ces obstacles infirment lhypothse de la comptition vitale, nous semblent navoir jamais t pris en considration suffisante. Les obstacles, ou plutt quelques-uns dentre eux, sont mentionns, mais leur action est rarement tudie en dtail. Cependant si nous considrons les effets de la comptition et les effets des rductions naturelles, nous devons reconnatre tout de suite que ceux-ci sont de beaucoup les plus importants. Ainsi, Bates mentionne le nombre vraiment effrayant de fourmis ailes qui sont dtruites durant leur exode. Les corps morts ou demi-morts des formica de fuego (Myrmica svissima) qui avaient t emports dans la rivire pendant une tempte taient entasss en une ligne dun pouce ou deux de hauteur et de largeur, ligne qui se continuait sans interruption sur plusieurs kilomtres le long de la berge 62 . Des myriades de fourmis sont ainsi dtruites au milieu dune riche nature qui pourrait en nourrir cent fois plus quil ny en a actuellement. Le Dr Altum, un forestier allemand qui a crit un livre trs intressant sur les animaux nuisibles de nos forts, relate aussi beaucoup de faits montrant limmense importance des obstacles naturels. Il dit quune suite de temptes ou de temps froids et humides pendant lexode des bombyx du pin (Rombyx pini) les dtruit en quantits incroyables, et au printemps de 1871 tous les bombyx disparurent soudain, tus probablement par une suite de nuits froides 63. Bien dautres exemples semblables, relatifs aux
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The Naturalist on the River Amazons , II, 85, 95. Dr B. Altum, Waldbeschdigungendurch Thiere und Gegenmittel
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insectes, pourraient tre mentionns. Le Dr Altum cite aussi les oiseaux ennemis du bombyx du pin et limmense quantit dufs de ce papillon, dtruits par les renards ; mais il ajoute que les champignons parasites qui linfectent priodiquement sont des ennemis beaucoup plus redoutables quaucun oiseau parce quils dtruisent les bombyx sur de grands espaces la fois. Quant certaines espces de souris (Mus sylvaticus, Arvicola arvalis et A. agrestis), le mme auteur donne une longue liste de leurs ennemis, mais il y ajoute cette remarque : Cependant les plus terribles ennemis des souris ne sont pas dautres animaux, mais bien les brusques changements de temps, tels quil sen prsente presque chaque anne. Les alternatives de geles et de temps chaud les dtruisent en quantits innombrables ; un seul changement brusque de temprature peut rduire des milliers de souris quelques individus . Dun autre ct, un hiver chaud, ou un hiver qui vient graduellement, les fait multiplier en proportions menaantes, en dpit de tout ennemi ; tel fut le cas en 1876 et en 1877 64 ; ainsi la comptition, dans le cas des souris, semble un facteur de bien peu dimportance en comparaison de la temprature. Des faits analogues ont aussi t observs pour les cureuils. Quant aux oiseaux, on sait assez combien ils souffrent des changements brusques du temps. Les temptes de neige tardives sont aussi destructives doiseaux dans les landes anglaises quen Sibrie ; et Ch. Dixon a vu les grouses rouges si prouves pendant certains hivers exceptionnellement rigoureux quelles abandonnaient leurs landes en grand nombre ; il est avr quon en prit jusque dans les rues de Sheffield. Les pluies persistantes, ajoute-t-il, leur sont presque aussi fatales . Dun autre ct, les maladies contagieuses qui frappent continuellement la plupart des espces animales les dtruisent
(Berlin, 1889), p. 307 et suiv. 64 Dr B. Altum, mme ouvrage, p. 13 et p. 187 86

en nombre tel que les pertes ne peuvent souvent tre rpares pendant plusieurs annes, mme chez les animaux qui se reproduisent le plus rapidement. Ainsi, il y a environ soixante ans, les sousliks disparurent soudainement dans la rgion de Sarepta, dans la Russie du Sud-Est, par suite de quelque pidmie ; et pendant longtemps on ne vit plus aucun souslik dans cette rgion. Il fallut bien des annes avant quils redevinssent aussi nombreux quils ltaient auparavant 65. Des faits semblables, tendant tous rduire limportance quon a donne la comptition, pourraient tre cits en trs grand nombre 66. Certes on pourrait rpliquer, en citant ces paroles de Darwin, que nanmoins, chaque tre organis, quelque priode de sa vie, durant quelque saison de lanne, dans chaque gnration, ou par intervalles, a lutter pour sa vie et prouver de grandes pertes , et que les mieux dous survivent pendant ces priodes de rude combat pour la vie. Mais si lvolution du monde animal tait base exclusivement, ou mme principalement, sur la survivance des mieux dous pendant les priodes de calamits ; si la slection naturelle tait limite dans son action des priodes exceptionnelles de scheresse ou des changements soudains de temprature ou des inondations, la dcadence serait la rgle dans le monde animal. Ceux qui survivent aprs une famine, ou aprs une violente pidmie de cholra ou de petite vrole, ou de diphtrie, telles que nous les voyons dans les pays non civiliss, ne sont ni les plus forts, ni les plus sains, ni les plus intelligents. Aucun progrs ne pourrait tre bas sur ces survivances, dautant moins que tous les survivants sortent de lpreuve avec une sant affaiblie, comme par exemple ces chevaux de Transbakalie que nous venons de mentionner, ou les quipages des expditions arctiques, ou la garnison dune forteresse qui, aprs avoir vcu pendant plusieurs mois demiration, sort de cette preuve avec une sant ruine, prsentant
A. Becker, dans le Bulletin de la Socit des Naturalistes de Moscou, 1889, p. 625. 66 Voyez appendice V.
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dans la suite une mortalit tout fait anormale. Tout ce que la slection naturelle peut faire pendant les poques de calamits est dpargner les individus dous de la plus grande endurance pour des privations de toutes sortes. Il en est ainsi des chevaux et des bestiaux sibriens. Ils sont endurants ; ils peuvent se nourrir de bouleau polaire en cas de ncessit ; ils rsistent au froid et la faiM. Mais un cheval sibrien ne peut porter la moiti du poids quun cheval europen porte facilement ; une vache sibrienne ne donne pas la moiti du lait donn par une vache de Jersey, et les indignes des pays non civiliss ne sauraient tre compars aux Europens. Ils supportent mieux la faim et le froid, mais leur force physique est trs au-dessous de celle dun Europen bien nourri, et leurs progrs intellectuels sont dsesprment lents. Le mal ne peut produire le bien , comme la trs bien dit Tchernychevsky dans un remarquable essai sur le Darwinisme 67. Fort heureusement la comptition nest pas la rgle dans le monde animal ni dans lhumanit. Elle est limite chez les animaux des priodes exceptionnelles, et la slection naturelle trouve de bien meilleures occasions pour oprer. Des conditions meilleures sont cres par llimination de la concurrence au moyen de lentraide et du soutien mutuel 68. Dans la grande lutte pour la vie pour la plus grande plnitude et la plus grande intensit de vie, avec la moindre perte dnergie la slection naturelle cherche toujours les moyens dviter la comptition autant que possible. Les fourmis se runissent en groupes et en nations ; elles accumulent des provisions, elles lvent leurs bestiaux, vitant ainsi la comptition ; et la slection naturelle choisit parmi les
Russkaya Mysl , sept. 1888 : La thorie du bienfait de la lutte pour la vie, prface diffrents traits sur la botanique, la zoologie et la vie humaine , par Un vieux Transformiste. 68 Un des modes daction les plus frquents de la slection naturelle est ladaptation de quelques individus dune espce donne une faon de vivre un peu diffrente, ce qui les rend capables doccuper une nouvelle place dans la nature (Origin of Species, p. 145) - en dautres termes, viter la concurrence.
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fourmis les espces qui savent le mieux viter la comptition avec ses consquences ncessairement pernicieuses. La plupart de nos oiseaux reculent lentement vers le Sud quand vient lhiver, ou se runissent en innombrables socits et entreprennent de longs voyages vitant ainsi la comptition. Beaucoup de rongeurs sendorment quand vient lpoque o commencerait la comptition ; tandis que dautres rongeurs amassent de la nourriture pour lhiver et se runissent en grands villages pour sassurer la protection ncessaire leur travail. Le renne migre vers la mer quand les lichens sont trop secs lintrieur. Les bisons traversent dimmenses continents afin de trouver de la nourriture en abondance. Les castors, quand ils deviennent trop nombreux sur une rivire, se divisent en deux bandes et se sparent : les vieux descendant la rivire et les jeunes la remontant et ils vitent la concurrence. Et quand les animaux ne peuvent ni sendormir, ni migrer, ni amasser des provisions, ni lever eux-mmes ceux qui les nourriraient, comme les fourmis lvent les pucerons, ils font comme ces msanges, que Wallace (Darwinism , ch. V) a dcrit dune faon si charmante : ils ont recours de nouvelles sortes de nourriture et ainsi encore ils vitent la comptition 69. Pas de comptition ! La comptition est toujours nuisible lespce et il y a de nombreux moyens de lviter , Telle est latendance de la nature, non pas toujours pleinement ralise, mais toujours prsente. Cest le mot dordre que nous donnent le buisson, la fort, la rivire, locan. Unissez-vous ! Pratiquez lentraide ! Cest le moyen le plus sr pour donner chacun et tous la plus grande scurit, la meilleure garantie dexistence et de progrs physique, intellectuel et moral. Voil ce que la Nature nous enseigne ; et cest ce quont fait ceux des animaux qui ont atteint la plus haute position dans leurs classes respectives. Cest aussi ce que lhomme lhomme le plus primitif a fait ; et cest pourquoi lhomme a pu atteindre la position quil occupe maintenant, ainsi que nous allons le voir dans les chapitres suivants, consacrs lentraide dans les
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Voyez appendice VI. 89

socits humaines.

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Chapitre III LENTRAIDE PARMI LES SAUVAGES.


La guerre suppose de chacun contre tous. Origine tribale des socits humaines. Apparence tardive de la famille spare. Bushmen et Hottentots. Australiens, Papous Esquimaux, Aloutes. Les caractres de la vie sauvage sont difficiles comprendre pour les Europens. La conception de la justice chez les Dayaks. Le droit commun.

Le rle immense jou par lentraide et le soutien mutuel dans lvolution du monde animal a t brivement analys dans les chapitres prcdents. Il nous faut maintenant jeter un regard sur le rle jou par les mmes agents dans lvolution de lhumanit. Nous avons vu combien sont rares les espces animales o les individus vivent isols, et combien nombreuses sont celles qui vivent en socits, soit pour la dfense mutuelle, soit pour la chasse, ou pour amasser des provisions, pour lever leurs rejetons, ou simplement pour jouir de la vie en commun. Nous avons vu aussi que, quoique bien des guerres aient lieu entre les diffrentes classes danimaux, ou les diffrentes espces, ou mme les diffrentes tribus de la mme espce, la paix et lappui mutuel sont la rgle lintrieur de la tribu ou de lespce ; et nous avons vu que les espces qui savent le mieux comment sunir et viter la concurrence ont les meilleures chances de survie et de dveloppement progressif ultrieur. Elles prosprent, tandis que les espces non sociables dprissent. Il serait donc tout fait contraire ce que nous savons de la nature que les hommes fassent exception une rgle si gnrale : quune crature dsarme, comme le fut lhomme son origine, et trouv la scurit et le progrs non dans lentraide, comme les autres animaux, mais dans une
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concurrence effrne pour des avantages personnels, sans gard aux intrts de lespce. Pour un esprit accoutum lide dunit dans la nature une telle proposition semble parfaitement insoutenable. Et cependant, tout improbable et anti-philosophique quelle ft, elle na jamais manqu de partisans. Il y a toujours eu des crivains pour juger lhumanit avec pessimisme. Ils la connaissaient plus ou moins superficiellement dans les limites de leur propre exprience ; ils savaient de lhistoire ce quen disent les annalistes, toujours attentifs aux guerres, la cruaut, loppression, et gure plus ; et ils en concluaient que lhumanit nest autre chose quune agrgation flottante dindividus, toujours prts combattre lun contre lautre et empchs de le faire uniquement par lintervention de quelque autorit. Ce fut lattitude quadopta Hobbes ; et tandis que quelquesuns de ses successeurs du XVIIIme sicle sefforaient de prouver qu aucune poque de son existence, pas mme dans sa condition la plus primitive, lhumanit na vcu dans un tat de guerre perptuelle, que les hommes ont t sociables mme ltat de nature , et que ce fut lignorance plutt que les mauvais penchants naturels de lhomme qui poussa lhumanit aux horreurs des premires poques historiques, lcole de Hobbes affirmait, au contraire, que le prtendu tat de nature ntait autre chose quune guerre permanente entre des individus accidentellement runis ple-mle par le simple caprice de leur existence bestiale. Il est vrai que la science a fait des progrs depuis Hobbes et que nous avons des bases plus sres pour raisonner sur ce sujet que les spculations de Hobbes ou de Rousseau. Mais la philosophie de Hobbes a cependant encore de nombreux admirateurs ; et nous avons eu dernirement toute une cole dcrivains qui, appliquant la terminologie de Darwin bien plus que ses ides fondamentales, en ont tir des arguments en faveur des opinions de Hobbes sur lhomme primitif et ont mme russi leur donner une apparence scientifique. Huxley, comme on sait, prit la tte de cette cole, et dans un article crit en 1888, il reprsenta les
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hommes primitifs comme des espces de tigres ou de lions, privs de toute conception thique, poussant la lutte pour lexistence jusqu sa plus cruelle extrmit, menant une vie de libre combat continuel . Pour citer ses propres paroles, en dehors des liens limits et temporaires de la famille, la guerre dont parle Hobbes de chacun contre tous tait ltat normal de lexistence 70. On a fait remarquer plus dune fois que la principale erreur de Hobbes aussi bien que des philosophes du XVIII me sicle, tait de supposer que lhumanit avait commenc sous la forme de petites familles isoles, un peu dans le genre des familles limites et temporaires des grands carnivores, tandis que maintenant on sait dune manire positive que tel ne fut pas le cas. Bien entendu, nous navons pas de tmoignage direct touchant le mode de vie des premiers tres humains. Nous ne sommes mme pas fixs sur lpoque de leur premire apparition, les gologues inclinant aujourdhui en voir la trace dans le pliocne, ou mme dans le miocne, qui sont des dpts de la priode tertiaire. Mais nous avons la mthode indirecte qui nous permet de jeter quelque lumire jusqu cette lointaine antiquit. Une investigation minutieuse des institutions sociales des peuples primitifs a t faite pendant les quarante dernires annes, et elle a rvl parmi leurs institutions actuelles des traces dinstitutions beaucoup plus anciennes, qui ont disparu depuis longtemps, mais cependant ont laiss des vestiges indubitables de leur existence antrieure. Toute une science consacre lembryologie des institutions humaines sest ainsi dveloppe par les travaux de Bachofen, Mac Lennan, Morgan, Edward Tylor, Maine, Post, Kovalesvsky, Lubbock et plusieurs autres. Et cette science a tabli avec certitude que lhumanit na pas commenc sous la forme de petites familles isoles. Loin dtre une forme primitive dorganisation, la famille est un produit trs tardif de lvolution humaine. Aussi loin que
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Nineteenth Century, fvrier 1888, p. 165.


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nous pouvons remonter dans la palo-ethnologie de lhumanit, nous trouvons les hommes vivant en socits, en tribus semblables celles des mammifres les plus levs ; et il a fallu une volution extrmement lente et longue pour amener ces socits lorganisation par gens ou par clan, laquelle, son tour, eut subir aussi une trs longue volution avant que les premiers germes de la famille, polygame ou monogame, pussent apparatre. Ainsi des socits, des bandes, des tribus et non des familles furent la forme primitive de lorganisation de lhumanit chez ses anctres les plus reculs. Cest l quen est arriv lethnologie aprs des recherches laborieuses. Et en cela elle a simplement abouti ce quaurait pu prvoir un zoologue. Aucun des mammifres suprieurs, sauf quelques carnivores et quelques espces de singes dont le dclin ne fait pas de doute (orangs-outangs et gorilles) ne vit par petites familles errant isoles dans les bois. Tous les autres vivent en socits. Darwin a dailleurs si bien compris que les singes qui vivent isols nauraient jamais pu se transformer en tres humains, quil tait port considrer lhomme comme descendant dune espce comparativement faible, mais sociable, telle que le chimpanz, plutt que dune espce plus forte, mais non sociable, telle que le gorille 71. La zoologie et la palo-ethnologie sont ainsi daccord pour admettre que la bande, non la famille, fut la premire forme de la vie sociale. Les premires socits humaines furent simplement un dveloppement ultrieur de ces socits qui constituent lessence mme de la vie des animaux les plus levs 72.
The Descent of Man , fin du chap. II, p. 63 et 64 de la 2e dition. 72 Certains anthropologistes qui se rangent compltement aux thories ci-dessus nonces en ce qui regarde lhomme, admettent parfois que les singes vivent en familles polygames, sous la conduite d un mle fort et jaloux . Je ne sais jusqu quel point cette assertion est base sur des observations concluantes. Mais le passage de La vie des animaux de Brehm, auquel on renvoie quelquefois, ne peut gure tre regard comme concluant en ce sens. Il se trouve dans sa description gnrale des singes ; mais ses descriptions plus dtailles des espces spares ne le confirment pas ou le contredisent. Mme en ce qui a trait aux cercopithques, Brehm est affirmatif pour dire qu ils vivent
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Si maintenant nous nous reportons lvidence positive, nous voyons que les premires traces de lhomme, datant de la priode glaciaire ou des commencements de lpoque postglaciaire, prouvent clairement que ds ce temps lhomme vivait par troupes. Les ustensiles en pierre sont trouvs trs rarement isols, alors mme quils datent de cette poque si recule, de lge de pierre ou dune poque que lon croit plus lointaine encore ; au contraire, partout o lon dcouvre un outil de silex on est sr den trouver dautres, et le plus souvent en trs grande quantit. A lpoque o les hommes demeuraient dans des cavernes ou sous des abris de rochers, en compagnie de mammifres aujourdhui disparus, russissant peine fabriquer des haches de silex de lespce la plus grossire, ils connaissaient dj les avantages de la vie en socits. Dans les valles des affluents de la Dordogne, la surface des rochers est en certains endroits entirement creuse de cavernes qui furent habites par les hommes palolithiques 73. Quelquefois ces cavernes jadis habites sont superposes par tages, et elles rappellent certainement beaucoup plus les colonies de nids dhirondelles que les tanires des carnivores. Quant aux instruments en silex dcouverts dans ces cavernes, pour me servir des paroles de Lubbock, on peut dire sans exagration quils sont innombrables . La mme chose est vraie pour les autres stations palolithiques. Il semble aussi, daprs les investigations de Lartet, que chez les habitants palolithiques de la rgion dAurignac, dans le Sud de la France, la tribu entire prenait part des repas lenterrement des morts. Ainsi les hommes vivaient en socits et avaient des commencements de culte par tribu, mme cette poque si recule.

presque toujours par bandes et trs rarement en familles (dition franaise , p. 5-9). Quant aux autres espces, le grand nombre dindividus composant chacune de leurs bandes, qui comprennent toujours beaucoup de mles, rend la famille polygame plus que douteuse. De plus amples observations sont videmment ncessaires. 73 Lubbock, Prehistoric Times, 6e dition, 1890. 96

Le fait est encore mieux prouv pour la deuxime partie, plus rcente, de lge de pierre. Les traces de lhomme nolithique ont t trouves en quantits innombrables, de sorte que nous pouvons reconstituer sous bien des rapports sa manire de vivre. Lorsque la grande calotte de glace de lpoque glaciaire (qui devait stendre des rgions polaires jusquau milieu de la France, de lAllemagne centrale et de la Russie centrale, et qui, en Amrique, recouvrait le Canada ainsi quune grande partie de ce qui forme maintenant les tats-Unis) commena fondre, les surfaces dbarrasses de la glace furent couvertes dabord de marais et de fondrires, et plus tard dune multitude de lacs 74. Des lacs remplissaient toutes les dpressions des valles, avant que leurs eaux aient creus ces canaux permanents qui, une poque postrieure, sont devenus nos rivires. Et partout o nous explorons, en Europe, en Asie ou en Amrique, les bords des lacs, littralement innombrables, de cette priode, dont le vrai nom devrait tre priode lacustre , nous trouvons des traces de lhomme nolithique. Elles sont si nombreuses que nous ne pouvons que nous tonner de la densit relative de la population cette poque. Les stations de lhomme nolithique se suivent de prs les unes les autres sur les terrasses qui marquent maintenant les rivages des anciens lacs. Et chacune de ces stations les outils de pierre sont trouvs en telles quantits quil est certain que ces endroits furent habits pendant des sicles par des tribus assez nombreuses. De vritables ateliers doutils de silex, tmoignant du grand nombre des ouvriers qui sy runissaient, ont t dcouverts par les archologues. Les traces dune priode plus avance, dj caractrise par
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Cette tendue de la nappe de glace est admise aujourdhui par la plupart des gologues qui ont tudi spcialement lge glaciaire. Linstitut gologique russe sest dj rang cette opinion en ce qui concerne la Russie, et la plupart des spcialistes allemands la soutiennent en ce qui concerne lAllemagne. Quand les gologues franais tudieront avec plus dattention les dpts glaciaires, ils ne pourront manquer de reconnatre que presque tout le plateau central de la France tait couvert de glace. 97

lusage de quelques poteries, se retrouvent dans les amas de coquilles du Danemark. Ces amas se montrent, comme on sait, sous la forme de tas de deux trois mtres dpaisseur, de trente cinquante mtres de largeur et de trois cents mtres ou plus de longueur, et ils sont si communs le long de certaines parties de la cte que pendant longtemps ils ont t considrs comme des produits naturels. Cependant ils ne contiennent rien qui nait dune faon ou dune autre servi lhomme , et ils sont si remplis de produits de lindustrie humaine que pendant un sjour de deux jours Milgaard, Lubbock ne dterra pas moins de 191 pices doutils de pierre et quatre fragments de poterie 75. Lpaisseur et ltendue de ces amas de coquilles prouvent que pendant des gnrations et des gnrations les ctes du Danemark furent habites par des centaines de petites tribus vivant ensemble aussi pacifiquement que vivent de nos jours les tribus fugiennes qui accumulent aussi de ces tas de coquilles 76. Quant aux habitations lacustres de Suisse, qui reprsentent une tape plus avance de la civilisation, elles prsentent encore plus de preuves de la vie et du travail en socits. On sait que mme au temps de lge de pierre les rivages des lacs suisses taient parsems de villages ; chacun de ceux-ci tait form de plusieurs huttes bties sur une plate-forme, laquelle tait supporte par de nombreux piliers plants dans le fond du lac. Non moins de trente-quatre villages, pour la plupart datant de lge de pierre, ont t dcouverts sur les rives du lac Lman, trente-deux dans le lac de Constance, quarante-six dans le lac de Neuchtel, et chacun de ces villages tmoigne de limmense somme de travail qui fut accompli en commun par la tribu, non par la famille. On a dj fait observer que la vie des hommes
Prehistoric Times, pp. 232 et 242. 76 Les rebuts de cuisine accumuls devant une habitation nolithique dans une fente de rocher Hastings, et explors par M. Lewis Abbott, appartiennent la mme catgorie. Ils ont encore cela de remarquable que lon ny trouve aucun silex qui puisse tre considr comme une arme de guerre.
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des habitations lacustres a d tre remarquablement exempte de guerres. Et trs probablement il en tait ainsi daprs ce que nous savons des peuples primitifs qui vivent encore aujourdhui dans des villages semblables btis sur pilotis le long des ctes de la mer. * ** On voit, mme par ce rapide aperu, que nos connaissances de lhomme primitif ne sont pas si restreintes et que, jusqu prsent, elles sont plutt opposes que favorables aux spculations de Hobbes. De plus nos connaissances peuvent tre compltes, sur bien des points, par lobservation directe de telles tribus primitives qui sont actuellement au mme niveau de civilisation que les habitants de lEurope aux poques prhistoriques. Il a suffisamment t prouv par Edward Tylor et Lubbock que les tribus primitives que nous rencontrons actuellement ne sont pas des spcimens dgnrs dune humanit qui aurait connu autrefois une plus haute civilisation, ainsi quon la parfois soutenu. Cependant, aux arguments que lon a dj opposs la thorie de la dgnrescence, on peut ajouter ce qui suit. Sauf quelques tribus qui nichent dans les montagnes les moins accessibles, les sauvages forment une sorte de ceinture qui entoure les nations plus ou moins civilises, et ils occupent les extrmits de nos continents dont la plupart prsentent encore ou prsentaient rcemment le caractre des premires poques post-glaciaires. Tels sont les Esquimaux et leurs congnres du Groenland, de lAmrique arctique et du Nord de la Sibrie, et dans lhmisphre sud, les Australiens, les Papous, les Fugiens et en partie les Bushmen ; tandis qu lintrieur des zones civilises de tels peuples primitifs ne se rencontrent que dans lHimalaya, les montagnes de lAustralasie et les plateaux du Brsil. Or il faut se rappeler que lge glaciaire ne prit pas fin tout dun coup et au mme moment sur toute la surface de la terre. Il dure encore au Groenland. Donc une poque o les
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pays du littoral de lOcan Indien, de la Mditerrane ou du golfe du Mexique jouissaient dj dun climat plus chaud et devenaient le sige dune civilisation plus leve, dimmenses territoires dans le milieu de lEurope, en Sibrie et au Nord de lAmrique, ainsi quen Patagonie, dans lAfrique du Sud et dans lAustralasie mridionale, restaient dans les conditions des dbuts de lpoque post-glaciaire, conditions qui les rendaient inaccessibles aux nations civilises des zones torrides et sub-torrides. Ces territoires taient cette poque ce que les terribles ourmans du Nord-Ouest de la Sibrie sont maintenant ; et leurs populations, inaccessibles et sans contact avec la civilisation, conservaient les caractres de lhomme de la premire poque post-glaciaire. Plus tard, quand le desschement rendit ces territoires plus propres lagriculture, ils furent peupls par des immigrants plus civiliss ; et, tandis quune partie des habitants primitifs taient assimils par les nouveaux venus, dautres migrrent plus loin et stablirent o nous les trouvons aujourdhui. Les territoires quils habitent maintenant sont encore (ou taient rcemment) sub-glaciaires quant leurs caractres physiques ; leurs arts et leurs outils sont les mmes que ceux de lge nolithique et, malgr la diffrence des races et les distances qui les sparent, leur mode de vie et leurs institutions sociales ont une ressemblance frappante. Aussi devons-nous les considrer comme des fragments des populations de la premire poque post-glaciaire qui occupaient alors les zones aujourdhui civilises. La premire chose qui nous frappe ds que nous commenons tudier les primitifs est la complexit de leur organisation des liens du mariage. Chez la plupart dentre eux la famille, dans le sens que nous attribuons ce mot, se trouve peine en germe. Mais ce ne sont nullement de vagues agrgations dhommes et de femmes sunissant sans ordre selon leurs caprices momentans. Tous ont une organisation dtermine qui a t dcrite dans ses grandes lignes par Morgan sous le nom dorganisation par gens ou par clan 77.
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Bachofen, Das Mutterrecht, Stuttgart, 1861 ; Lewis H. Morgan, 100

Sans entrer dans des dtails qui nous mneraient trop loin le sujet tant si vaste il nous suffira de dire quil est prouv aujourdhui que lhumanit a travers, ses commencements, une phase qui peut tre dcrite comme celle du mariage communal ; cest--dire que dans la tribu les maris et les femmes taient en commun sans beaucoup dgards pour la consanguinit. Mais il est aussi certain que quelques restrictions ces libres rapports simposrent ds une priode trs recule. Dabord le mariage fut prohib entre les fils dune mre et les surs de cette mre, ses petites-filles et ses tantes. Plus tard il fut prohib aussi entre les fils et les filles dune mme mre, et de nouvelles restrictions suivirent celles-ci. Lide dune gens ou dun clan, comprenant tous les
Ancient Society, or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery through Barbarism to Civilization , New-York, 1877 ; J F. Mac-Lennan, Studies in Ancient History , premire srie ; nouvelle dition, 1886 ; 2e srie, 1896 ; L. Fison et A.-W. Howitt, Kamilaro and Kurna , Melbourne. Ces quatre crivains - comme la fort bien remarqu Giraud Teulon -partant de faits diffrents et dides gnrales diffrentes, et suivant diffrentes mthodes, sont arrivs la mme conclusion. Nous devons Bachofen la connaissance de la famille maternelle et de la succession maternelle ; Morgan, le systme de parent malayen et touranien, et une esquisse trs perspicace des principales phases de lvolution humaine ; MacLennan la loi de lexognie ; et Fison et Howitt les grandes lignes ou le schma des socits conjugales en Australie. Tous les quatre aboutissent au mme fait de lorigine tribale de la famille. Quand Bachofen attira le premier lattention sur la famille maternelle, dans son ouvrage qui fit poque, et quand Morgan dcrivit lorganisation par clans - tous les deux saccordant reconnatre lextension presque gnrale de ces formes dorganisation et soutenant que les lois du mariage taient la base mme des progrs conscutifs de lvolution humaine, - on les accusa dexagration. Cependant les recherches les plus attentives poursuivies depuis par une phalange dhistoriens du droit ancien, ont prouv que toutes les races de lhumanit montrent des traces de phases analogues de dveloppement des coutumes du mariage, telles que nous les voyons actuellement en vigueur chez certains sauvages. Voir les uvres de Post, Dargun, Kovalevsky, Lubbock et leurs nombreux continuateurs : Lipper, Mucke, etc.
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descendants prsums dune mme souche (ou plutt tous ceux qui staient runis en un groupe) se dveloppa, et le mariage lintrieur du clan fut entirement prohib. Le mariage resta encore communal , mais la femme ou le mari devait tre pris dans un autre clan. Et quand une gens devenait trop nombreuse, et se subdivisait en plusieurs gentes, chacune delles tait partage en classes (gnralement quatre) et le mariage ntait autoris quentre certaines classes bien dfinies. Ce sont les conditions que nous retrouvons maintenant parmi les Australiens qui parlent le kamilaroi. Quant la famille, les premiers germes en apparurent au sein de lorganisation des clans. Une femme capture la guerre dans quelque autre clan, et qui auparavant aurait appartenu la gens entire, put tre garde une poque postrieure par le ravisseur, moyennant certaines obligations envers la tribu. Elle pouvait tre emmene par lui dans une hutte spare, aprs avoir pay un certain tribut au clan, et ainsi se constituait lintrieur de la gens la famille patriarcale spare, dont lapparition marquait une phase tout fait nouvelle de la civilisation 78. Or, si nous considrons que ce rgime compliqu se dveloppa parmi des hommes qui en taient au point le plus bas de lvolution que nous connaissions, et quil se maintint dans des socits qui ne subissaient aucune espce dautorit autre que lopinion publique, nous voyons tout de suite combien les instincts sociaux doivent avoir t enracins profondment dans la nature humaine, mme son stade le plus bas. Un sauvage qui est capable de vivre sous une telle organisation et de se soumettre librement des rgles qui heurtent constamment ses dsirs personnels nest certainement pas une bte dpourvue de principes thiques et ne connaissant point de frein ses passions. Mais ce fait devient encore plus frappant si lon considre lextrme antiquit de lorganisation du clan. On sait aujourdhui que les Smites primitifs, les Grecs dHomre, les Romains prhistoriques, les Germains de Tacite, les premiers Celtes et les premiers Slavons ont tous eu leur
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Voir appendice VII. 102

priode dorganisation par clans, trs analogue celle des Australiens, des Peaux-Rouges, des Esquimaux et des autres habitants de la ceinture de sauvage 79 . Ainsi il nous faut admettre, soit que lvolution des coutumes du mariage suivit la mme marche parmi toutes les races humaines, soit que les rudiments de lorganisation du clan aient pris naissance chez quelques anctres communs des Smites, des Aryens, des Polynsiens, etc., avant leur sparation en races distinctes, et que ces usages se conservrent jusqu maintenant parmi des races spares depuis bien longtemps de la souche commune. Quoi quil en soit, ces deux alternatives impliquent une tnacit galement frappante de linstitution, puisque tous les assauts de lindividu ne purent la dtruire depuis les dizaines de milliers dannes quelle existe. La persistance mme de lorganisation du clan montre combien il est faux de reprsenter lhumanit primitive comme une agglomration dsordonne dindividus obissant seulement leurs passions individuelles et tirant avantage de leur force et de leur habilet personnelle contre tous les autres reprsentants de lespce. Lindividualisme effrn est une production moderne et non une caractristique de lhumanit primitive 80.
Pour les Smites et les Aryens, voyez particulirement La loi primitive (en russe) du professeur Masim Kovalevsky, Moscou, 1886 et 1887 ; aussi les confrences quil a faites Stockholm et publies en franais (Tableau des origines de la famille et de la proprit , Stockholm, 1890) qui sont une admirable analyse de toute cette question. Comparez aussi A. Post, Die Geschlechts-genossenschaft der Urzeit , Oldenbourg, 1875. 80 Il serait impossible de discuter ici lorigine des restrictions du mariage. Quon me permette seulement de faire remarquer quune division en groupes, semblable aux Hawaiens de Morgan, existe parmi les oiseaux : les jeunes couves vivent spares de leurs parents. Une pareille division se retrouverait trs probablement aussi chez quelques mammifres. Quant la prohibition des mariages entre frres et surs, elle est venue trs probablement, non de spculations touchant les mauvais effets de la consanguinit, spculations qui ne semblent gure probables, mais afin dviter la prcocit trop facile de semblables mariages. Avec une cohabitation troite, la ncessit dune telle restriction simposait imprieusement. Je dois aussi faire
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Prenons maintenant nos sauvages contemporains, et commenons par les Bushmen, qui en sont un niveau trs bas de dveloppement si bas quils nont pas dhabitations, et dorment dans des trous creuss dans le sol, parfois protgs par un petit abri. On sait que lorsque les Europens stablirent dans leur territoire et dtruisirent les animaux sauvages, les Bushmen se mirent voler les bestiaux des colons. Alors commena que guerre dextermination, trop horrible pour tre raconte ici. Cinq cents Bushmen furent massacrs en 1774, trois mille en 1808 et 1809 par lAlliance des Fermiers et ainsi de suite. Ils furent empoisonns comme des rats, tus par des chasseurs embusqus devant la carcasse de quelque animal, massacrs partout o on les rencontrait 81. De sorte que nos connaissances touchant les Bushmen, empruntes le plus souvent ceux-l mme qui les ont extermins, se trouvent forcment limites. Cependant nous savons que, lorsque les Europens arrivrent, les Bushmen vivaient en petites tribus (ou clans) et que ces clans formaient quelquefois des confdrations ; quils avaient lhabitude de chasser en commun et se partageaient le butin sans se quereller ; quils nabandonnaient jamais leurs blesss et faisaient preuve dune forte affection envers leurs camarades. Lichtenstein raconte une histoire des plus touchantes sur un Bushman presque noy dans une rivire, qui fut sauv par ses compagnons. Ils se dpouillrent de leurs fourrures pour le couvrir, et tandis quils demeuraient grelotter, ils le schrent, le frottrent devant le feu et enduisirent son corps de graisse chaude jusqu ce quils
remarquer quen examinant lorigine de nouvelles coutumes, nous devons nous souvenir que les sauvages, comme nous, ont leurs penseurs et leurs savants - sorciers, docteurs, prophtes, etc., dont les connaissances et les ides sont en avance sur celles des masses. Avec leurs associations secrtes (encore un trait presque universel) ils sont certainement capables dexercer une influence puissante et dimposer des coutumes dont lutilit peut navoir pas encore t reconnue par la majorit de la tribu. 81 Colonel Collins dans les Researches in South Africa , par Philips, Londres, 1828. Cit par Waitz, II, 334. 104

laient rappel la vie. Et quand les Bushmen trouvrent en Johan van der Walt un homme qui les traitait bien, ils exprimrent leur reconnaissance par un attachement des plus touchants cet homme 82. Burchell et Moffat les reprsentent tous deux comme des tres bons, dsintresss, fidles leurs promesses et reconnaissants 83, qualits qui ne peuvent se dvelopper que si elles sont pratiques dans une socit troitement unie. Quant leur amour pour leurs enfants, il suffit de dire que quand un Europen dsirait semparer dune femme Bushman comme esclave, il volait son enfant : il tait sr que la mre viendrait se faire esclave pour partager le sort de son enfant 84. Les mmes murs sociales caractrisent les Hottentots, qui ne sont qu peine plus dvelopps que les Bushmen. Lubbock les dcrit comme les plus sales animaux , et en effet ils sont sales. Une fourrure suspendue leur cou et porte jusqu ce quelle tombe en lambeaux compose tout leur vtement ; leurs huttes ne sont que quelques pieux assembls et recouverts de nattes ; aucune espce de meubles lintrieur. Bien quils possdassent des bufs et des moutons, et quils semblent avoir connu lusage du fer avant la venue des Europens, ils occupent encore un des degrs les plus bas de lchelle de lhumanit. Et cependant ceux qui les ont vus de prs louent hautement leur sociabilit et leur empressement saider les uns les autres. Si lon donne quelque chose un Hottentot, il le partage immdiatement avec tous ceux qui sont prsents cest cette habitude, on le sait, qui a tant frapp Darwin chez les Fugiens. Un Hottentot ne peut manger seul, et quelque affam quil soit, il appelle ceux qui passent prs de lui pour partager sa nourriture ; et lorsque Kolben exprima son
Lichtenstein, Relsen im Sdlichen Africa , II, PP. 92-97. 83 Waitz, Anthropologie der Naturvlker , II, p. 335 et suivantes. Voir aussi Fritsch, Die Eingeborenen Africas , Breslau, 1872, p. 383 et suiv. ; et Drei Jahre in Sd Africa . Aussi W. Bleck, A Brief Account of Bushmen Folklore, Capetown, 1875. 84 lise Reclus, Gographie universelle, XIII.
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tonnement ce sujet, il reut cette rponse : Cest la manire hottentote . Mais ce nest pas seulement une manire hottentote : cest une habitude presque universelle parmi les sauvages . Kolben qui connaissait bien les Hottentots, et na point pass leurs dfauts sous silence, ne pouvait assez louer leur moralit tribale. Leur parole est sacre, crivait-il. Ils ne connaissent rien de la corruption et des artifices trompeurs de lEurope. Ils vivent dans une grande tranquillit et ne sont que rarement en guerre avec leurs voisins. Ils sont toute bont et bonne volont les uns envers les autres... Les cadeaux et les bons offices rciproques sont certainement un de leurs grands plaisirs. Lintgrit des Hottentots, leur exactitude et leur clrit dans lexercice de la justice, ainsi que leur chastet, sont choses en lesquelles ils surpassent toutes ou presque toutes les nations du monde 85. Tachart, Barrow, et Moodie 86 confirment pleinement le tmoignage de Kolben. Je veux seulement faire remarquer que lorsque Kolben crivait quils sont certainement le peuple le plus amical, le plus libral et le plus bienveillant quil y eut jamais sur la terre (I, 332) il crivait une phrase qui a continuellement t rpte depuis dans les descriptions de sauvages. Quand des Europens rencontrent une race primitive, ils commencent gnralement par faire une caricature de ses murs ; mais quand un homme intelligent est rest parmi ces primitifs pendant plus longtemps, il les dcrit gnralement comme la meilleure ou la plus douce race de la terre. Ce sont les termes mmes qui ont t appliqus aux Ostiaks, aux Samoydes, aux Esquimaux, aux Dayaks, aux Aloutes, aux Papous, etc., par les meilleures autorits. Je me rappelle aussi les avoir lus propos des Toungouses, des Tchoucktchis, des Sioux et de plusieurs autres. La frquence
85 P. Kolben, The present State of the Cape of Good Hope, traduit de lallemand par Mr. Medley, London, 1731, voL 1, pp. 59, 71, 333, 336, etc. 86 Cits dans lAnthropologie de Waitz, II, p. 335 et suiv. 106

mme de ces grands loges en dit plus que des volumes. Les natifs dAustralie ne sont pas un plus haut degr de dveloppement que leurs frres de lAfrique du Sud. Leurs huttes ont le mme caractre. Trs souvent un lger abri, une sorte de paravent fait avec quelques branches, est leur seule protection contre les vents froids. Pour leur nourriture ils sont des plus indiffrents : ils dvorent des cadavres affreusement putrfis et ils ont recours au cannibalisme en cas de disette. Quand ils furent dcouverts pour la premire fois par les Europens, ils navaient que des outils de pierre ou dos, des plus rudimentaires. Quelques tribus ne possdaient mme pas de pirogues et ne connaissaient pas le commerce par changes. Et cependant quand leurs murs et coutumes furent soigneusement tudies, il se trouva quils vivaient sous cette organisation complexe du clan dont jai parl plus haut 87. Le territoire quils habitent est gnralement partag entre les diffrentes gentes ou clans ; mais les territoires de pche et de chasse de chaque clan sont possds en commun, et le produit de la chasse et de la pche appartient tout le clan, ainsi que les instruments de chasse et de pche 88. Les repas sont aussi pris en commun. Comme beaucoup dautres sauvages, ils observent certaines rgles relatives aux saisons o certaines gommes et certaines plantes peuvent tre recueillies 89. Quant leur moralit, nous ne pouvons mieux faire que de rsumer les rponses suivantes, faites aux
Les indignes qui vivent au Nord de Sydney et parlent le kamilaro, sont le mieux tudis sous ce rapport dans louvrage excellent de Lorimer Fison et A. W. Howitt, Kamilaro et Kurna . Melbourne, 1880. Voir aussi A. W. Howitt Further Note on the Australian Class Systems dans le Journal of the Anthropological Institute, 1889, vol. XVIII, p. 31, o lauteur montre la grande extension de la mme organisation en Australie. 88 The Folklore, Manners, etc., of Australian Aborigines , Adelade, 1879, p. 11. 89 Grey, Journal of Two Expeditions of Discovery in North West and Western Australia , London, 1841, vol. II, pp. 237, 298.
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questions de la Socit anthropologique de Paris par Lumholtz, missionnaire qui sjourna dans le Nord du Queensland 90. Les sentiments damiti existent chez eux un haut degr. Ils subviennent dordinaire aux besoins des faibles ; les malades sont soigns attentivement et ne sont jamais abandonns ni tus. Ces peuplades sont cannibales, mais elles ne mangent que trs rarement des membres de leur propre tribu [ceux qui sont immols par principes religieux, je suppose] ; ils mangent seulement les trangers. Les parents aiment leurs enfants, jouent avec eux et les caressent. Linfanticide est communment approuv. Les vieillards sont trs bien traits, ils ne sont jamais mis mort. Pas de religion, pas didoles, seulement la crainte de la mort. Le mariage est polygame, les querelles qui slvent lintrieur de la tribu sont tranches par des duels laide dpes et de boucliers en bois. Pas desclaves ; pas de culture daucune sorte ; pas de poteries, pas de vtements, except quelquefois un tablier port par les femmes. Le clan se compose de deux cents individus, diviss en quatre classes dhommes et quatre classes de femmes ; le mariage nest permis quentre certaines classes et jamais dans lintrieur de la gens. Quant aux Papous, proches parents de ceux-ci, nous avons le tmoignage de G. L. Bink, qui fit un sjour dans la NouvelleGuine, principalement dans la baie de Geelwink, de 1871 1883. Voici le rsum de ses rponses au mme questionnaire 91 : Ils sont sociables et gais ; ils rient beaucoup. Plutt timides que courageux. Lamiti est relativement forte entre des individus appartenant diffrentes tribus et encore plus forte lintrieur de la tribu. Un ami paie souvent la dette de son ami, en stipulant que ce dernier la repaiera sans intrt
Bulletin de la Socit dAnthropologie, 1888, vol. XI, p. 652. Jabrge les rponses. 91 Mme Bulletin, 1888, vol. XI, p. 386.
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aux enfants du prteur. Ils ont soin des malades et des vieillards ; les vieillards ne sont jamais abandonns, et en aucun cas ne sont tus moins quil ne sagisse dun esclave dj malade depuis longtemps. Les prisonniers de guerre sont quelquefois mangs. Les enfants sont trs choys et aims. Les prisonniers de guerre vieux et faibles sont tus, les autres sont vendus comme esclaves. Ils nont ni religion, ni dieux, ni idoles, ni autorit daucune sorte ; le plus g de la famille est le juge. En cas dadultre, une amende doit tre paye et une partie de cette amende revient la ngoria (la communaut). Le sol est possd en commun, mais la rcolte appartient ceux qui lont fait pousser. Ils ont des poteries et ils connaissent le commerce par changes la coutume est que le marchand leur donne les marchandises, sur quoi ils retournent leurs demeures et rapportent les produits indignes que dsire le marchand ; si ces produits ne peuvent tre donns, les marchandises europennes sont rendues 92. Ils sont chasseurs de ttes et poursuivent la vengeance du sang. Quelquefois, dit Finsch, laffaire est porte devant le Rajah de Namototte, qui la termine en imposant une amende. Quand ils sont bien traits, les Papous sont trs bons. Miklukho-Maclay aborda sur la cte orientale de la NouvelleGuine avec un seul compagnon ; il y resta deux ans parmi les tribus dcrites comme cannibales et il les quitta avec regret ; plus tard il revint pour rester encore un an parmi eux, et jamais il neut se plaindre dun mauvais traitement de leur part. Il est vrai quil avait pour rgle de ne dire jamais, sous aucun prtexte, quelque chose qui ne ft pas vrai, ni de jamais faire une promesse quil ne pt tenir. Ces pauvres gens, qui ne savent mme pas comment faire du feu et en entretiennent soigneusement dans leurs huttes pour ne jamais le laisser steindre, vivent sous le communisme primitif, sans se donner
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La mme chose se pratique chez les Papous de Kamani-Bay, qui ont une grande rputation dhonntet. Il narrive jamais que le Papou soit infidle sa promesse , dit Finsch dans Neuguinea und seine Bewohner , Brme, 1865, p : 829. 109

de chefs. A lintrieur de leurs villages, ils nont point de querelles qui vaillent la peine den parler. Ils travaillent en commun, juste assez pour avoir la nourriture de chaque jour ; ils lvent leurs enfants en commun ; et le soir ils shabillent aussi coquettement quils le peuvent et dansent. Comme tous les sauvages ils aiment beaucoup la danse. Chaque village a sabarla, ou bala la longue maison , ou grande maison pour les hommes non maris, pour les runions sociales et pour la discussion des affaires communes ce qui est encore un trait commun la plupart des habitants des les de lOcan Pacifique, aux Esquimaux, aux Peaux Rouges, etc. Des groupes entiers de villages sont en termes amicaux et se rendent visite les uns aux autres en bloc. Malheureusement les conflits ne sont pas rares, non cause de la surpopulation du pays ou dune pre concurrence , ou dautres inventions semblables dun sicle mercantile, mais principalement cause de superstitions. Aussitt que lun deux tombe malade, ses amis et parents se runissent et se mettent discuter sur ce qui pourrait tre la cause de la maladie. Tous les ennemis possibles sont passs en revue, chacun confesse ses propres petites querelles, et enfin la vraie cause est dcouverte. Un ennemi du village voisin a appel le mal sur le malade, et une attaque contre ce village est dcide. Cest la raison de querelles assez frquentes, mme entre les villages de la cte, sans parler des cannibales des montagnes qui sont considrs comme des sorciers et de vrais ennemis, quoique lorsquon les connat de plus prs, on saperoive quils sont exactement la mme sorte de gens que leurs voisins de la cte 93. On pourrait crire bien des pages intressantes sur lharmonie qui rgne dans les villages polynsiens des les du
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Isvestia de la Socit gographique de Russie, 1880, p. 161 et suiv. Peu de livres de voyages donnent un meilleur aperu des petits dtails de la vie de chaque jour des sauvages que ces fragments de notes de Maclay.
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Pacifique. Mais ils appartiennent une phase plus avance de la civilisation. Aussi prendrons-nous maintenant nos exemples lextrme Nord. Cependant il faut encore mentionner, avant de quitter lhmisphre Sud, que mme les Fugiens, dont la rputation tait si mauvaise, apparaissent sous un jour bien meilleur depuis quils commencent tre mieux connus. Quelques missionnaires franais qui sont rests parmi eux nont connu aucun acte de malveillance dont ils puissent se plaindre . Dans leurs clans, composs de cent vingt cent cinquante personnes, les Fugiens pratiquent le mme communisme primitif que les Papous ; ils partagent tout en commun, et traitent trs bien leurs vieillards : la paix rgne parmi ces tribus 94. Les Esquimaux et leurs congnres les plus proches, les Thlinkets, les Koloches et les Aloutes sont les exemples les plus rapprochs de ce que lhomme peut avoir t durant la priode glaciaire. Leurs outils diffrent peine de ceux de lhomme palolithique, et quelques-unes des tribus ne connaissent mme pas la pche : ils percent simplement le poisson avec une sorte de harpon 95. Ils connaissent lusage du fer, mais ils le reoivent des Europens ou le trouvent sur des vaisseaux naufrags. Leur organisation sociale est trs primitive, quoiquils soient dj sortis de la phase du mariage communal , mme avec les restrictions du clan. Ils vivent par familles, mais les liens de la famille sont souvent rompus ; les maris et les femmes sont souvent changs 96. Les familles cependant demeurent runies en clans, et comment pourrait-il en tre autrement ? Comment pourraient-ils soutenir la dure lutte pour la vie moins dunir troitement toutes leurs forces ? Ainsi font-ils ; et les liens de tribu sont plus troits l o la lutte
L. F. Martial, Mission scientifique au cap Horn , Paris, 1883, vol. I, p. 183-201. 95 Expdition lEst du Groenland , par le capitaine HolM. 96 En Australie, on a vu des clans entiers changer toutes leurs femmes pour conjurer une calamit (Post, Studien zur Entwicklungsgeschischle des Familienretchs , 1890, p. 342). Une plus grande fraternit, voil leur spcifique contre les calamits.
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pour la vie est la plus dure ; par exemple, dans le Nord-Est du Groenland. L longue maison est leur demeure habituelle, et plusieurs familles y logent, spares lune de lautre par de petites cloisons de fourrures en loques, avec un passage commun sur le devant. Quelquefois la maison a la forme dune croix, et en ce cas un feu commun est entretenu au centre. Lexpdition allemande qui passa un hiver tout prs dune de ces longues maisons a pu certifier quaucune querelle ne troubla la paix, aucune dispute ne sleva pour lusage de cet troit espace pendant tout le long hiver. Les reproches, ou mmes les paroles dsobligeantes, sont considrs comme une offense sils ne sont pas prononcs selon la forme lgale habituelle, la chanson moqueuse, chante par les femmes, le nith-song 97 . Une troite cohabitation et une troite dpendance mutuelle suffisent pour maintenir sicle aprs sicle ce profond respect des intrts de la communaut qui caractrise la vie des Esquimaux. Mme dans leurs plus grandes communauts, lopinion publique forme le vrai tribunal, et la punition ordinaire est un blme du coupable en prsence de la communaut 98 . La vie des Esquimaux est base sur le communisme. Ce quon capture la pche ou la chasse appartient au clan. Mais dans plusieurs tribus, particulirement dans lOuest, sous
Dr H. Rink, The Eskimo Tribes, p. 26 (Meddeleiser om Grnland , vol. XI, 1887). 98 Dr Rink. loc. cit., p. 24. Les Europens levs dans le respect du droit romain sont rarement capables de comprendre la force de lautorit de la tribu. En fait, crit le Dr Link, ce nest pas une exception, mais bien la rgle, que les hommes blancs qui sont rests dix ou vingt ans parmi les Esquimaux, sen retournent sans avoir vraiment rien appris sur les ides traditionnelles qui forment la base de ltat social des indignes. Lhomme blanc, quil soit missionnaire ou commerant, a lopinion dogmatique bien arrte que le plus vulgaire Europen est suprieur lindigne le plus distingu. - The Eskimo Tribes, p. 31.
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linfluence des Danois, la proprit prive pntre dans les institutions. Cependant ils ont un moyen eux pour obvier aux inconvnients qui naissent dune accumulation de richesses personnelles, ce qui dtruirait bientt lunit de la tribu. Quand un homme est devenu riche, il convoque tous les gens de son clan une grande fte, et aprs que tous ont bien mang, il leur distribue toute sa fortune. Sur la rivire Yukon, Dall a vu une famille aloute distribuer de cette faon 10 fusils, 10 vtements complets en fourrures, 200 colliers de perles de verre, de nombreuses couvertures, 10 fourrures de loups, 200 de castors et 500 de zibelines. Aprs cela, les donateurs enlevrent leurs habits de fte, les donnrent aussi, et mettant de vieilles fourrures en loques, ils adressrent quelques mots leur clan, disant que, bien quils fussent maintenant plus pauvres quaucun deux, ils avaient gagn leur amiti 99. Ces distributions de richesses semblent tre une habitude ordinaire chez les Esquimaux et ont lieu en certaines saisons, aprs une exposition de tout ce que lon sest procur durant lanne 100. mon avis ces distributions rvlent une trs vieille institution, contemporaine de la premire apparition de la richesse personnelle ; elles doivent avoir t un moyen de rtablir lgalit parmi les membres du clan, quand celle-ci tait rompue par lenrichissement de quelques-uns. Les rpartitions nouvelles de terres et lannulation priodique de toutes les dettes qui ont eu lieu aux poques historiques chez tant de races diffrentes (Smites, Aryens, etc.), doivent avoir t un reste de cette vieille coutume. Et lhabitude de brler avec le mort ou de dtruire sur son tombeau tout ce qui lui avait appartenu personnellement habitude que nous trouvons chez toutes les races primitives doit avoir eu la mme
Dall, Alaska and its Resources, Cambridge U. S., 1870. 100 Dall la vu dans le territoire dAlaska, Jacobsen Ignitok dans le voisinage du dtroit de Bering ; Gilbert Sproat mentionne le mme fait chez les Indiens de Vancouver. Le Dr Rink qui dcrit les expositions priodiques dont nous venons de parler, ajoute : Le principal usage de laccumulation des richesses est la distribution priodique. Il mentionne aussi (loc. cit., p. 31) la destruction de biens dans le mme but (celui de maintenir lgalit.
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origine. En effet, tandis que tout ce qui a appartenu personnellement au mort est brl ou dtruit sur son tombeau, rien nest dtruit de ce qui lui a appartenu en commun avec la tribu, par exemple les bateaux ou les instruments communs pour la pche. La destruction ne porte que sur la proprit personnelle. A une poque postrieure cette habitude devient une crmonie religieuse : on lui donne une interprtation mystique, et elle est impose par la religion, quand lopinion publique seule se montre incapable de limposer tous. Et enfin on la remplace, soit en brlant seulement des modles des biens de lhomme mort (comme cela se fait en Chine), soit simplement en portant ses biens jusqu son tombeau et en les rapportant la maison la fin de la crmonie habitude qui est encore en vigueur chez les Europens pour les pes, les croix et autres marques de distinction 101. Llvation de la moralit maintenue au sein des clans esquimaux a souvent t mentionne. Cependant les remarques suivantes sur les murs des Aloutes proches parents des Esquimaux donneront mieux une ide de la morale des sauvages dans son ensemble. Elles ont t crites aprs un sjour de dix ans chez les Aloutes, par un homme des plus remarquables, le missionnaire russe Veniaminoff. Je les rsume en conservant autant que possible ses propres paroles : Lendurance, crit-il, est leur trait principal. Elle est tout bonnement prodigieuse. Non seulement ils se baignent chaque matin dans la mer gele et se tiennent nus sur le rivage, respirant le vent glac, mais leur endurance, mme lorsquils ont faire un dur travail avec une nourriture insuffisante, surpasse tout ce que lon peut imaginer. Durant une disette prolonge lAloute songe dabord ses enfants ; il leur donne tout ce quil a, et jene lui-mme. Ils ne sont pas enclins au vol ; cela fut remarqu mme par les premiers migrants russes. Non quils ne volent jamais ; tout Aloute confessera avoir vol quelque chose, mais ce nest jamais quune
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Voir appendice VIII. 114

bagatelle, un vritable enfantillage. Lattachement des parents leurs enfants est touchant, quoiquil ne sexprime jamais en mots ou en caresses. On obtient difficilement une promesse dun Aloute, mais quand une fois il a promis, il tiendra parole, quoi quil puisse arriver. (Un Aloute avait fait prsent Veniaminoff de poisson sal, qui fut oubli sur le rivage dans la prcipitation du dpart. Il le rapporta la maison. Il neut loccasion de lenvoyer au missionnaire quau mois de janvier suivant ; et en novembre et dcembre il y eut grande disette de nourriture dans le campement. Mais aucun des Aloutes affams ne toucha au poisson, et en janvier il fut envoy sa destination.) Leur code de moralit est la fois vari et svre. Il est considr comme honteux de craindre une mort invitable ; de demander grce un ennemi ; de mourir sans avoir jamais tu un ennemi ; dtre convaincu de vol ; de faire chavirer un bateau dans le port ; dtre effray daller en mer par gros temps ; dtre le premier tomber malade par suite de manque de nourriture dans une expdition ou au cours dun long voyage ; de montrer de lavidit quand le butin est partag et en ce cas chacun donne sa part celui qui sest montr avide, pour lui faire honte ; de divulguer un secret des affaires publiques sa femme ; lorsquon est deux dans une expdition de chasse, de ne pas offrir le meilleur gibier son compagnon ; de se vanter de ses actions, surtout si elles sont imaginaires ; de faire des reproches qui que ce soit sur un ton mprisant. Il est galement honteux de mendier ; de cajoler sa femme en prsence dautres personnes et de danser avec elle ; de conclure un march soi-mme : la vente doit toujours tre faite par lintermdiaire dune troisime personne, qui fixe le prix. Pour une femme il est honteux de ne pas savoir coudre, danser, ni faire toute espce douvrages de femme ; de caresser son mari ou ses enfants, ou mme de parler son mari, en prsence dun tranger 102.
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Veniaminoff, Mmoires relatifs au district de Unalashka (en russe), 3 vol., Saint-Ptersbourg, 1840. Dall a donn des extraits en anglais de ces mmoires dans Alaska . Une description semblable de la 115

* ** Telle est la morale aloute, dont on pourrait donner une ide plus complte en racontant aussi leurs contes et leurs lgendes. Je veux encore ajouter que, lorsque Veniaminoff crivait (en 1840), il navait t commis quun seul meurtre depuis le sicle dernier dans une population de 60.000 habitants, et que parmi 1.800 Aloutes pas une seule violation de droit commun navait t relate depuis quarante ans. Ceci ne paratra pas trange si nous remarquons que les reproches, le mpris et lusage de mots grossiers sont absolument inconnus dans la vie aloute. Les enfants mmes ne se battent jamais et ne se disent jamais de paroles injurieuses. Tout ce quils peuvent dire est : Ta mre ne sait pas coudre , ou ton pre est borgne 103 . Bien des traits de la vie sauvage restent, cependant, une nigme pour les Europens. Le grand dveloppement de la solidarit dans la tribu et les bons sentiments envers leurs semblables qui animent les primitifs pourraient tre prouvs par un trs grand nombre de tmoignages dignes de foi. Et cependant, il nest pas moins certain que ces mmes sauvages pratiquent linfanticide ; quen certains cas ils abandonnent leurs vieillards, et quils obissent aveuglment aux rgles de la
morale des Australiens se trouve dans Nature , XLII, p. 639. 103 Il est tout fait intressant de remarquer que plusieurs crivains (Middendorff, Schrenk, O. Finsch) ont dcrit les Ostyaks et les Samoydes presque dans les mmes termes. Mme quand ils sont ivres leurs querelles sont insignifiantes . Durant cent ans un seul meurtre fut commis dans la toundra . Leurs enfants ne se battent jamais. On peut laisser quoi que ce soit, pendant des annes, dans la toundra , mme de la nourriture ou de leau-de-vie, personne ny touchera. Et ainsi de suite. Gilbert Sproat na jamais t tmoin dune bataille entre deux natifs nayant pas bu chez les Indiens Aht de lle de Vancouver. Les querelles sont rares aussi parmi les enfants. (Rink, loc. cit.) et ainsi de suite. 116

vengeance du sang. Il nous faut donc expliquer la concidence de faits qui, pour un esprit europen, semblent si contradictoires premire vue. Jai dj dit que le pre Aloute se privera pendant des jours et des semaines pour donner tous les vivres quil possde son enfant, et que la mre Bushman se faisait esclave pour suivre son enfant ; et on pourrait remplir des pages entires en dcrivant les relations vraiment tendres qui existent entre les sauvages et leurs enfants. Sans cesse les voyageurs ont loccasion den citer des exemples. Ici vous lisez la description du profond amour dune mre ; l vous voyez un pre se livrant une course folle travers la fort, emportant sur ses paules son enfant mordu par un serpent ; ou bien cest un missionnaire qui raconte le dsespoir des parents la mort du mme enfant que, nouveau-n, il avait sauv de limmolation, quelques annes auparavant ; ou bien vous apprenez que la mre sauvage nourrit gnralement ses enfants jusqu lge de quatre ans, et que, dans les NouvellesHbrides, la mort dun enfant particulirement aim, sa mre ou sa tante se tue pour prendre soin de lui dans lautre monde 104. Des faits semblables se rencontrent en quantit ; de sorte que, lorsque nous voyons ces mmes parents affectionns pratiquant linfanticide, nous sommes obligs de reconnatre que cet usage (quelles quen aient t les transformations ultrieures) a d prendre naissance sous la pression de la ncessit, comme une obligation envers la tribu et un expdient pour pouvoir lever les enfants dj plus gs. Le fait est que les sauvages ne se multiplient pas sans restriction aucune , ainsi que lavancent quelques crivains anglais. Au contraire, ils prennent toutes sortes de mesures pour diminuer les naissances. Toute une srie de restrictions, que les Europens trouveraient certainement extravagantes, sont imposes cet effet, on y obit strictement, et, malgr tout, les primitifs ne
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Gill, cit dans lAnthropologie de Gerland et Waitz, V, 641. Voir aussi pp. 636-640, o sont cits beaucoup de faits damour paternel et damour filial. 117

peuvent pas lever tous leurs enfants. Cependant on a remarqu quaussitt quils russissent augmenter leurs moyens de subsistance dune faon rgulire, ils commencent abandonner la pratique de linfanticide. En somme les parents obissent contre-cur cette obligation, et ds quils le peuvent ils ont recours toute espce de compromis pour sauver la vie de leurs nouveau-ns. Comme la si bien montr mon ami lie Reclus 105, ils inventent les jours de naissance heureux et malheureux et ils pargnent les enfants ns les jours heureux ; ils essayent dajourner la sentence pour quelques heures, et ils disent alors que si le bb a vcu un jour il doit vivre toute sa vie naturelle 106. Ils entendent des cris de petits venant de la fort et ils disent que ces cris, si on les a entendus sont un prsage de malheur pour la tribu ; et comme ils nont pas de mise en nourrice ni de crches pour se dbarrasser de leurs nouveau-ns, chacun deux recule devant la ncessit daccomplir la cruelle sentence : ils prfrent exposer le bb dans les bois plutt que de lui ter la vie par la violence. Cest lignorance et non la cruaut qui maintient linfanticide ; et au lieu de moraliser les sauvages par des sermons, les missionnaires feraient mieux de suivre lexemple de Veniaminoff, qui, chaque anne, jusqu un ge trs avanc, traversait la mer dOkhotsk dans un mauvais bateau, ou voyageait tran par des chiens parmi ses Tchuktchis, les approvisionnant de pain et dinstruments de pche. Il arriva ainsi je le tiens de lui-mme supprimer compltement linfanticide. Les mmes remarques sappliquent lusage que les observateurs superficiels dcrivent comme parricide. Nous avonsvu tout lheure que la coutume dabandonner les vieillards nest pas aussi rpandue que lont prtendu quelques crivains. On a normment exagr cet usage, mais on rencontre labandon des vieillards occasionnellement chez presque tous les sauvages ; et en ce cas il a la mme origine que
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lie Reclus, Les Primitifs, Paris, 1885. Gerland, loc. cit., V. 636. 118

labandon des enfants. Quand un sauvage sent quil est un fardeau pour sa tribu ; quand chaque matin sa part de nourriture est autant de moins pour la bouche des enfants qui ne sont pas aussi stoques que leurs pres et crient lorsquils ont faim ; quand chaque jour il faut quil soit port le long du rivage pierreux ou travers la fort vierge sur les paules de gens plus jeunes (point de voitures de malades, point dindigents pour les rouler en pays sauvage), il commence rpter ce que les vieux paysans russes disent encore aujourdhui : Tchouj vek zaiedou, por na poko ! (je vis la vie des autres : il est temps de me retirer). Et il se retire. Il fait comme le soldat en un cas semblable. Quand le salut de son bataillon dpend de la marche en avant, que lui ne peut plus avancer, et quil sait quil mourra sil reste en arrire, le soldat prie son meilleur ami de lui rendre un dernier service avant de quitter le campement. Et lami dune main tremblante dcharge son fusil sur le corps mourant. Cest ce que font les sauvages. Le vieillard demande lui-mme mourir ; il insiste sur ce dernier devoir envers la communaut, et obtient le consentement de la tribu ; il creuse sa tombe ; il invite ses parents au denier repas dadieu. Son pre a fait ainsi ; cest maintenant son tour ; et il se spare de son clan avec des marques daffection. Il est si vrai que le sauvage considre la mort comme une partie de sesdevoirs envers la communaut, que non seulement il refuse dtre sauv (comme le raconte Moffat), mais quune femme qui devait tre immole sur le tombeau de son mari et qui fut sauve par des missionnaires et emmene dans une le, schappa la nuit, traversa un large bras de mer la nage et rejoignit sa tribu, pour mourir sur le tombeau 107. Cela est devenu chez eux une affaire de religion. Mais les sauvages, en gnral, prouvent tant de rpugnance ter la vie autrement que dans un combat, quaucun deux ne veut prendre sur lui de rpandre le sang humain. Ils ont recours alors toutes sortes de stratagmes, qui ont t trs faussement interprts. Dans la plupart des cas, ils abandonnent le vieillard dans les bois, aprs lui avoir donn plus que sa part de nourriture commune. Des
107 Erskine, cit dans lAnthropologie de Gerland et Waitz, V. 640. 119

expditions arctiques ont fait de mme quand elles ne pouvaient plus porter leurs camarades malades. Vivez quelques jours de plus ! Peut-tre arrivera-t-il quelque secours inattendu. Lorsque nos savants occidentaux se trouvent en prsence de ces faits, ils ne peuvent les comprendre. Cela leur parat inconciliable avec un haut dveloppement de la moralit dans la tribu, et ils prfrent jeter un doute sur lexactitude dobservations dignes de foi, au lieu dessayer dexpliquer lexistence parallle de deux sries de faits : savoir une haute moralit dans la tribu, en mme temps que labandon des parents et linfanticide. Mais si ces mmes Europens avaient dire un sauvage que des gens, extrmement aimables, aimant tendrement leurs enfants, et si impressionnables quils pleurent lorsquils voient une infortune simule sur la scne, vivent en Europe quelques pas de taudis o des enfants meurent littralement de faim, le sauvage son tour ne les comprendrait pas. Je me rappelle combien jai essay en vain de faire comprendre mes amis Toungouses notre civilisation individualiste ; ils ny arrivaient pas, et ils avaient recours aux suppositions les plus fantastiques. Le fait est quun sauvage, lev dans les ides de solidarit de la tribu, pour le bien comme pour le mal, est incapable de comprendre un Europen moral , qui ne connat rien de cette solidarit, tout comme la plupart des Europens sont incapables de comprendre le sauvage. Mais si un de nos savants avait vcu quelque temps avec une tribu demi affame qui souvent ne possde pas seulement la nourriture dun seul homme pour les huit jours suivants, il aurait probablement compris les mobiles des sauvages. De mme si le sauvage avait sjourn parmi nous et avait reu notre ducation, peut-tre comprendrait-il notre indiffrence europenne envers nos voisins, et nos commissions parlementaires pour empcher lextermination des enfants mis en nourrice. Les maisons de pierre font les curs de pierre , disent les paysans russes. Il faudrait dabord faire vivre le sauvage dans une maison de pierre.
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Les mmes remarques sappliquent au cannibalisme. Si nous tenons compte des faits qui ont t mis en lumire pendant une rcente discussion sur ce sujet la Socit Anthropologique de Paris, ainsi que des remarques accessoires dissmines dans les ouvrages qui traitent des sauvages , nous sommes obligs de reconnatre que cette habitude aussi doit son origine la pression de la ncessit. Plus tard elle fut dveloppe par la superstition et la religion, jusquaux proportions affreuses quelle a atteintes aux les Fidji et au Mexique. Il est tabli que jusqu ce jour les sauvages se voient parfois rduits dvorer des cadavres dans un tat de putrfaction trs avanc et quen cas dabsolue disette certains ont d dterrer des cadavres humains pour se nourrir, mme en temps dpidmie. Ce sont l des faits vrifis. Mais si nous nous reportons aux conditions que lhomme eut affronter durant la priode glaciaire, dans un climat froid et humide, nayant que trs peu de nourriture vgtale sa disposition ; si nous tenons compte des terribles ravages que le scorbut fait encore parmi les primitifs insuffisamment nourris ; et si nous nous souvenons que la chair frache et le sang sont les seuls reconstituants quils connaissent, il nous faut admettre que lhomme, qui fut dabord un animal granivore, devint un carnivore durant la priode glaciaire. Il trouvait des rennes en quantit cette poque, mais les rennes migrent souvent dans les rgions arctiques, et quelquefois ils abandonnent entirement un territoire pour plusieurs annes. En ce cas les dernires ressources de lhomme disparaissaient. Dans daussi terribles preuves, des Europens eux-mmes ont eu recours au cannibalisme : cest ce quont fait les sauvages. Jusqu lpoque actuelle, ils dvorent parfois les cadavres de leurs propres morts : ils ont d alors dvorer les cadavres de ceux qui allaient mourir. Des vieillards moururent, convaincus que par leur mort ils rendaient un dernier service la tribu. Cest pourquoi le cannibalisme est reprsent par certains sauvages comme ayant une origine divine, comme quelque chose ordonn par un messager du ciel. Mais plus tard le
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cannibalisme perdit son caractre de ncessit et survcut en tant que superstition. On mangea ses ennemis pour hriter de leur courage. A une poque encore postrieure, on mangeait, dans le mme but, lil ou le cur de lennemi, tandis que parmi dautres peuplades ayant de nombreux prtres et une mythologie dveloppe, des dieux mchants, altrs de sang humain, furent invents et les sacrifices humains furent demands par les prtres pour apaiser les dieux. Dans cette phase religieuse de son existence, le cannibalisme atteignit ses caractres les plus rvoltants. Le Mexique en est un exemple bien connu ; et aux les Fidji, o le roi pouvait manger nimporte lequel de ses sujets, nous trouvons aussi une caste puissante de prtres, une thologie complique 108 et un dveloppement complet de lautocratie. Le cannibalisme, n de la ncessit, devint ainsi, une poque postrieure, une institution religieuse, et sous cette forme, il survcut longtemps aprs quil et disparu chez des tribus qui lavaient certainement pratiqu des poques prcdentes, mais qui navaient pas atteint la phase thocratique de lvolution. Il faut faire la mme remarque en ce qui touche linfanticide et labandon des parents. En certains cas ces pratiques ont aussi t conserves comme une survivance du vieux temps, comme une tradition religieuse. * ** Je vais terminer mes remarques en mentionnant une autre coutume qui donne galement lieu aux conclusions les plus errones. Cest lusage de la vengeance du sang. Tous les sauvages vivent dans le sentiment que le sang rpandu doit tre veng par le sang. Si quelquun a t tu, le meurtrier doit mourir ; si quelquun a t bless, le sang de lagresseur doit tre rpandu. Il ny a pas dexception la rgle, pas mme pour les animaux ; ainsi le sang du chasseur est rpandu son retour
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W. T. Pritchard, Polynesian Reminiscenses, London, 1866, p. 363. 122

au village, sil a rpandu le sang dun animal. Cest l la conception de justice des sauvages conception qui existe encore dans lEurope Occidentale en ce qui regarde le meurtre. Or lorsque loffenseur et loffens appartiennent la mme tribu, la tribu et la personne offense arrangent laffaire 109. Mais quand loffenseur appartient une autre tribu, et que cette tribu, pour une raison ou une autre, refuse une compensation, alors la tribu offense dcide de se venger ellemme. Les peuples primitifs considrent tel point les actes de chacun comme une affaire engageant toute la tribu, puisque rien ne peut se faire sans avoir reu lapprobation gnrale, quils arrivent facilement lide que le clan est responsable des actes de chacun. Par consquent la juste revanche peut tre prise sur nimporte quel membre du clan de loffenseur ou sur un de ses parents 110. Il peut souvent arriver, cependant, que les reprsailles aillent plus loin que loffense. En essayant dinfliger une blessure, on peut tuer loffenseur ou le blesser plus quon navait lintention de le faire, et ceci devient la cause dune nouvelle vindicte ; de sorte que les lgislateurs primitifs prenaient soin de spcifier que les reprsailles seraient limites un il pour un il, une dent pour une dent, et le sang pour le
Il est remarquer quen cas de sentence de mort, personne ne veut prendre sur soi dtre lexcuteur. Chacun jette sa pierre ou donne son coup avec la hache, vitant soigneusement de donner un coup mortel. A une poque postrieure ce sera le prtre qui frappera la victime avec un couteau sacr. Encore plus tard ce sera le roi, jusqu ce que la civilisation invente le bourreau pay. Voyez sur ce sujet les profondes remarques de Bastian dans Der Mensch in der Geschichte, III, Die Blutrache , pp. 1-36. Un reste de cet usage trs ancien, me dit le professeur E. Nys, a survcu dans les excutions militaires jusqu nos jours. Jusquau milieu du XIXme sicle, on avait lhabitude de charger les fusils des douze soldats, dsigns pour tirer sur le condamn, avec onze cartouches balles et une cartouche blanc. Comme les soldats ne savaient pas lequel dentre eux avait cette dernire, chacun pouvait consoler sa conscience en pensant quil ntait point meurtrier. 110 En Afrique, et ailleurs aussi, cest une habitude trs rpandue que si un vol a t commis le clan voisin doit rendre lquivalent de la chose vole, et puis chercher lui-mme dcouvrir le voleur. A. H. Post,Afrikanische Jurisprudenz , Leipzig, 1887, vol. I, p 77.
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sang 111. Il est remarquer cependant que chez les peuples primitifs de semblables cas de vindicte sont infiniment plus rares quon ne pourrait sy attendre, bien que chez certains dentre eux leur nombre atteigne des proportions anormales, particulirement chez les montagnards, repousss vers les hauteurs par des envahisseurs trangers, tels que les montagnards du Caucase et surtout ceux de Borno, les Dayaks. Chez les Dayaks nous at-on dit rcemment les haines sont au point quun jeune homme ne peut se marier ni tre dclar majeur avant davoir rapport la tte dun ennemi. Cette horrible coutume a t amplement dcrite dans un ouvrage anglais moderne 112. Il semble dailleurs, que cette affirmation est fortement exagre. De plus, la chasse aux ttes des Dayaks prend un tout autre aspect quand nous apprenons que le prtendu chasseur de tte nest pas pouss du tout par une passion personnelle. Sil cherche tuer un homme il le fait pour obir ce quil considre comme une obligation morale envers sa tribu, exactement comme le juge europen qui, par obissance envers le mme principe, videmment faux, qui veut aussi du sang pour du sang , remet le meurtrier condamn au bourreau. Tous les deux, le Dayak et le juge, prouveraient jusqu du remords si quelque sympathie les mouvait et les poussait pargner le meurtrier. Cest pourquoi les Dayaks, quand on met de ct les meurtres quils commettent pour satisfaire leur conception de justice, sont dpeints par tous ceux qui les
Voyez Coutumes modernes et la loi ancienne (en russe) du professeur Maxim Kovalevsky, Moscou, 1886, vol. II, qui contient des considrations importantes sur ce sujet. 112 Voyez Carl Bock, The Head-Hunters of Borneo, London, 1881. Cependant, sir Hugh Law, qui a t pendant longtemps gouverneur de Borno, me dit que la chasse aux ttes dcrite dans ce livre est trs exagre. Il parle, au contraire, des Dayaks absolument dans les mmes termes sympathiques que Ida Pfeiffer. Je peux ajouter que Mary Kingsley, dans son livre sur lAfrique occidentale, parle dans les mmes termes sympathiques des Fans, qui avaient t reprsents auparavant comme les plus terribles cannibales .
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connaissent comme un peuple trs sympathique. Ainsi Carl Bock, le mme auteur qui a fait une si terrible description de la chasse aux ttes, crit : En ce qui regarde la moralit, il me faut assigner aux Dayaks une place leve dans lchelle de la civilisation.., le brigandage et le vol sont tout fait inconnus parmi eux. Ils sont aussi trs vridiques... Si je nobtenais pas toujours deux toute la vrit, au moins ce que jobtenais deux tait toujours la vrit. Je voudrais pouvoir en dire autant des Malais (pp. 209 et 210). Le tmoignage de Bock est pleinement corrobor par celui dIda Pfeiffer. Je reconnais pleinement, crit-elle, que jaimerais voyager plus longtemps parmi eux. Je les ai trouvs gnralement honntes, bons et rservs... et mme beaucoup plus quaucune nation que je connaisse 113. Stoltze emploie presque les mmes mots en parlant deux. Les Dayaks nont gnralement quune femme et ils la traitent bien. Ils sont trs sociables, et chaque matin le clan entier sort pour pcher, chasser ou jardiner en bandes nombreuses. Leurs villages consistent en grandes huttes, chacune delles est habite par une douzaine de familles et quelquefois par plusieurs centaines de personnes, vivant pacifiquement ensemble. Ils montrent un grand respect pour leurs femmes et ils aiment beaucoup leurs enfants ; quand lun deux tombe malade, les femmes le soignent chacune leur tour. En gnral ils mangent et boivent dune faon trs modre. Tel est le Dayak dans sa vraie vie de chaque jour. * **
Ida Pfeiffer, Meine zweite Weltreise, Vienne, 1866, vol. I, p. 116 et suiv. Voir aussi Muller et Temminch, Dutch Possessions in Archipelagic India , cit par lise Reclus dans la Gographie universelle, XIII. 125

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Ce serait une fatigante rptition que de donner plus dexemples de la vie sauvage. Partout o nous allons nous trouvons les mmes habitudes sociables, le mme esprit de solidarit. Et quand nous nous efforons de pntrer dans la nuit des temps lointains, nous trouvons la mme vie du clan, les mmes associations dhommes, quelque primitifs quils soient, en vue de lentraide. Darwin avait donc tout fait raison lorsquil voyait dans les qualits sociales de lhomme le principal facteur de son volution ultrieure, et les vulgarisateurs de Darwin sont absolument dans lerreur quand ils soutiennent le contraire. Le peu de force et de rapidit de lhomme (crivait Darwin), son manque darmes naturelles, etc., sont des dfauts plus que contre-balancs, premirement par ses facults intellectuelles [lesquelles, remarque-t-il ailleurs, ont t principalement ou mme exclusivement acquises pour le bnfice de la communaut] ; et secondement par ses qualits sociales qui lamenrent donner son appui ses semblables et recevoir le leur 114. Au XVIIIme sicle le sauvage et sa vie ltat de nature furent idaliss. Mais aujourdhui les savants se sont ports lextrme oppos, particulirement depuis que quelques-uns dentre eux, dsireux de prouver lorigine animale de lhomme, mais ntant pas familiers avec les aspects sociaux de la vie animale, se sont mis charger le sauvage de tous les traits bestiaux imaginables. Il est vident cependant que cette exagration est encore plus anti-scientifique que lidalisation de Rousseau. Le sauvage nest pas un idal de vertu, mais il nest pas non plus un idal de sauvagerie . Lhomme primitif a cependant une qualit, produite et maintenue par les ncessits mmes de sa dure lutte pour la vie il identifie sa propre existence avec celle de sa tribu ; sans cette qualit lhumanit naurait jamais atteint le niveau o elle est arrive maintenant.
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Descent of Man , seconde dition, pp. 63 et 64.


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Les primitifs, comme nous lavons dj dit, identifient tellement leur vie avec celle de leur tribu, que chacun de leurs actes, si insignifiant soit-il, est considr comme une affaire qui les concerne tous. Leur conduite est rgle par une infinit de rgles de biensance non crites, qui sont le fruit de lexprience commune sur ce qui est bien et ce qui est mal, cest--dire avantageux ou nuisible pour leur propre tribu. Les raisonnements sur lesquels sont bases leurs rgles de biensance sont quelquefois absurdes lextrme ; beaucoup sont nes de la superstition ; et, en gnral, en tout ce que fait le sauvage, il ne voit que les consquences immdiates de ses actes : il ne peut pas prvoir leurs consquences indirectes et ultrieures. En cela il ne fait quexagrer un dfaut que Bentham reproche aux lgislateurs civiliss. Mais, absurdes ou non, le sauvage obit aux prescriptions du droit commun, quelque gnantes quelles puissent tre. Il leur obit mme plus aveuglment que lhomme civilis nobit aux prescriptions de la loi crite. Le droit commun est sa religion ; ce sont ses murs mmes. Lide du clan est toujours prsente son esprit, et la contrainte de soi-mme et le sacrifice de soi-mme dans lintrt du clan se rencontrent quotidiennement. Si le sauvage a enfreint une des plus petites rgles de la tribu, il est poursuivi par les moqueries des femmes. Si linfraction est grave, il est tortur nuit et jour par la crainte davoir attir une calamit sur sa tribu. Sil a bless par accident quelquun de son clan et a commis ainsi le plus grand de tous les crimes, il devient tout fait misrable : il senfuit dans les bois, prt se suicider, moins que la tribu ne labsolve en lui infligeant un chtiment physique et en rpandant de son sang 115. A lintrieur de la tribu tout est mis en commun ; chaque morceau de nourriture est divis entre tous ceux qui sont prsents ; et si le sauvage est seul dans les bois, il ne commence pas manger avant davoir cri bien fort, par trois fois, une invitation venir partager son repas pour quiconque pourrait
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Voir Mensch in der Geschichte de Bastian, III, p. 7. Voir aussi Grey, loc. cit., p. 238. 127

lentendre 116. Bref, lintrieur de la tribu, la rgle de chacun pour tous , est souveraine, aussi longtemps que la famille distincte na pas encore bris lunit tribale. Mais cette rgle ne stend pas aux clans voisins, ou aux tribus voisines, mme en cas de fdration pour la protection mutuelle. Chaque tribu ou clan est une unit spare. Cest absolument comme chez les mammifres et les oiseaux ; le territoire est approximativement partag entre les diverses tribus, et except en temps de guerre, les limites sont respectes. En pntrant sur le territoire de ses voisins, on doit montrer que lon na pas de mauvaises intentions. Plus on proclame haut son approche, plus on gagne la confiance ; et si lon entre dans une maison, on doit dposer sa hache lentre. Mais aucune tribu nest oblige de partager sa nourriture avec les autres : elles peuvent le faire ou ne pas le faire. De cette faon la vie du sauvage est partage en deux sries dactions, et se montre sous deux aspects moraux diffrents : dune part les rapports lintrieur de la tribu, de lautre les rapports avec les gens du dehors ; et (comme notre droit international) le droit inter-tribal diffre sous beaucoup de rapports du droit commun. Aussi, quand on en vient la guerre, les plus rvoltantes cruauts peuvent tre considres comme autant de titres ladmiration de la tribu. Cette double conception de la moralit se rencontre travers toute lvolution de lhumanit, et sest maintenue jusqu nos jours. Nous, les Europens, nous avons ralis quelques progrs, pas bien grands, pour nous dbarrasser de cette double conception de la morale ; mais il faut dire aussi que, si nous avons, en quelque mesure, tendu nos ides de solidarit au moins, en thorie la nation, et en partie aux autres nations, nous avons affaibli dautre part les liens de solidarit lintrieur de nos propres nations, et mme au sein de la famille.
116

Miklukho-Maclay, loc. cit. Mme habitude chez les Hottentots et chez les Cafres, parat-il, jusqu nos jours. 128

Lapparition dune famille spare au milieu du clan drange ncessairement lunit tablie. Une famille spare signifie des biens spars et laccumulation de richesses. Nous avons vu comment les Esquimaux obviaient ces inconvnients ; cest une tude fort intressante que de suivre, dans le cours des ges, les diffrentes institutions (communauts villageoises, guildes, etc.) au moyen desquelles les masses se sont efforces de maintenir lunit de la tribu, en dpit des agents qui travaillaient la dtruire. Dun autre ct, les premiers rudiments de savoir qui apparurent une poque extrmement recule, lorsquils se confondaient avec la sorcellerie, devinrent aussi un pouvoir aux mains de lindividu qui pouvait lemployer contre la tribu. Ctaient des secrets soigneusement gards et transmis aux seuls initis, dans les socits secrtes de sorciers, de magiciens et de prtres que nous trouvons chez tous les sauvages. En mme temps les guerres et les invasions crrent lautorit militaire, ainsi que les castes de guerriers dont les associations ou clubs acquirent aussi de grands pouvoirs. Cependant, aucune priode de la vie de lhomme, les guerres nont t ltat normal de lexistence. Tandis que les guerriers sexterminaient les uns les autres et que les prtres clbraient ces massacres, les masses continuaient vivre leur vie de chaque jour, et poursuivaient leur travail quotidien. Et cest une recherche des plus attachantes que de suivre cette vie des masses ; dtudier les moyens par lesquels elles conservrent leur propre organisation sociale, base sur leurs conceptions dquit, dentraide et dappui mutuel le droit commun, en un mot, mme sous les rgimes les plus frocement thocratiques ou autocratiques.

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Chapitre IV LENTRAIDE CHEZ LES BARBARES.

La grande migration des peuples. Une nouvelle organisation rendue ncessaire. La communaut villageoise. Le travail communal. La procdure judiciaire. La loi inter-tribale. Exemples tirs de la vie de nos contemporains. Bouriates. Kabyles. Montagnards du Caucase. Races africaines.

On ne peut tudier lhomme primitif sans tre profondment impressionn par la sociabilit dont il a fait preuve ds ses premiers pas dans la vie. Lexistence de socits humaines est dmontre dj par les vestiges que nous retrouvons de lge de pierre palolithique et nolithique ; et quand nous tudions les sauvages contemporains dont le genre de vie est encore celui de lhomme nolithique, nous les trouvons tous troitement unis par lorganisation extrmement ancienne du clan, qui leur permet de combiner leurs forces individuelles, encore si faibles, de jouir de la vie en commun et de progresser. Lhomme nest pas une exception dans la nature. Lui aussi se conforme au grand principe de laide mutuelle qui donne les meilleures chances de survivance ceux qui savent le mieux sentraider dans la lutte pour la vie. Telles sont les conclusions auxquelles nous sommes arrivs dans le chapitre prcdent. Cependant, ds que nous en venons un degr plus lev de la civilisation et que nous en rfrons lhistoire, qui a dj quelque chose dire sur cette priode, nous sommes confondus par les luttes et les conflits quelle rvle. Les anciens liens
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semblent tre entirement briss. On voit des races combattre contre dautres races, des tribus contre des tribus, des individus contre des individus ; et du chaos et des chocs de ces forces hostiles, lhumanit sort divise en castes, asservie des despotes, spare en tats toujours prts se faire la guerre. Sappuyant sur cette histoire de lhumanit, le philosophe pessimiste conclut triomphalement que la guerre et loppression sont lessence mme de la nature humaine ; que les instincts de guerre et de rapine de lhomme ne peuvent tre contenus dans certaines limites que par une puissante autorit, qui le contraint la paix et donne ainsi quelques rares hommes dlite loccasion de prparer une vie meilleure pour lhumanit dans les temps venir. Pourtant, ds que la vie de tous les jours, mene par les hommes durant la priode historique, est soumise une analyse plus serre et cest ce qui a t fait rcemment en de nombreuses et patientes tudes touchant les institutions des temps trs reculs, cette vie apparat sous un aspect tout fait diffrent. Si nous laissons de ct les ides prconues de la plupart des historiens et leur prdilection marque pour les aspects dramatiques de lhistoire, nous voyons que les documents mmes quils tudient sont ceux qui exagrent la partie de la vie humaine voue aux luttes et qui en ngligent les cts pacifiques. Les jours brillants et ensoleills sont perdus de vue dans les tourmentes et les orages. Mme notre poque, les volumineux documents que nous prparons aux futurs historiens dans notre presse, nos tribunaux, nos bureaux du gouvernement et mme dans les romans et les ouvrages potiques, sont entachs de la mme partialit. Ils transmettent la postrit les descriptions les plus minutieuses de chaque guerre, de chaque bataille ou escarmouche, de toute contestation, de tout acte de violence, de toute espce de souffrance individuelle ; mais cest peine sils portent quelque trace des innombrables actes de soutien mutuel et de dvouement que chacun de nous connat pourtant par sa propre exprience ; peine sils tiennent compte de ce qui fait
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lessence mme de notre vie quotidienne nos instincts sociaux et nos murs sociales. Quoi dtonnant si les tmoignages du pass furent si imparfaits. Les annalistes, en effet, nont jamais manqu de raconter les plus petites guerres et calamits dont leurs contemporains eurent souffrir ; mais ils ne prtaient aucune attention la vie des masses, quoique la plus grande partie de ces masses aient vcu en travaillant pacifiquement, alors quun petit nombre dhommes seulement guerroyaient entre eux. Les pomes piques, les inscriptions sur les monuments, les traits de paix presque tous les documents historiques portent le mme caractre ; ils ont trait aux violations de la paix, mais non pas la paix elle-mme. De sorte que lhistorien le mieux intentionn fait inconsciemment un tableau inexact de lpoque quil sefforce de peindre. Pour retrouver la proportion relle entre les conflits et lunion, il nous faut recourir lanalyse minutieuse de milliers de petits faits et dindications fugitives, accidentellement conserves parmi les reliques du pass ; il faut ensuite les interprter laide de lethnologie compare, et, aprs avoir tant entendu parler de tout ce qui a divis les hommes, nous avons reconstruire pierre par pierre les institutions qui les tenaient unis. Avant peu il faudra rcrire lhistoire sur un plan nouveau, afin de tenir compte de ces deux courants de la vie humaine et dapprcier la part joue par chacun deux dans lvolution. Mais, en attendant, nous pouvons tirer parti de limmense travail prparatoire qui a t fait rcemment en vue de retrouver les traits principaux du second courant, si nglig auparavant. Des priodes les mieux connues de lhistoire nous pouvons dj tirer quelques exemples de la vie des masses, afin dindiquer le rle jou par lentraide pendant ces priodes ; et pour ne pas trop tendre ce travail, nous pouvons nous dispenser de remonter jusquaux gyptiens ou mme jusqu lantiquit grecque ou romaine. En effet, lvolution de lhumanit na pas eu le caractre dune srie ininterrompue. Plusieurs fois la civilisation a pris fin dans une certaine rgion,
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chez une certaine race, et a recommenc ailleurs, parmi dautres races. Mais chaque nouveau dbut elle recommena avec les mmes institutions du clan que nous avons vues chez les sauvages. De sorte que si nous prenons la dernire renaissance, celle de notre civilisation actuelle ses dbuts dans les premiers sicles de notre re parmi ceux que les Romains appelaient les Barbares , nous aurons toute lchelle de lvolution, commenant avec les gentes et finissant par les institutions de notre propre temps. Les pages suivantes vont tre consacres cette tude. * ** Les savants nont pas encore bien tabli les causes qui poussrent, il y a environ deux mille ans, dAsie en Europe, des nations entires, et produisirent ces grandes migrations de barbares qui mirent fin lEmpire romain dOccident. Une cause cependant se prsente naturellement lesprit du gographe lorsquil considre les ruines de villes populeuses dans les dserts de lAsie centrale, ou quil suit les lits des fleuves aujourdhui disparus et les dpressions remplies autrefois de grands lacs dont il ne reste plus maintenant que de simples tangs. Cest le desschement ; un desschement rcent, qui a commenc avec la priode post-glaciaire et sest continu dans les temps historiques avec une rapidit que nous ntions pas autrefois prpars admettre 117. Contre ce
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On rencontre dans lAsie centrale, occidentale et septentrionale des traces innombrables de lacs de la priode post-pliocne, maintenant disparus. Dautre part, des coquillages des mmes espces que celles qui vivent actuellement dans la mer Caspienne sont rpandus sur la surface du sol lEst de cette mer, jusqu moiti route du lac Aral ; on en trouve dans des dpts rcents vers le Nord jusqu Kazan, et des traces de golfes dpendants de la mer Caspienne, que lon supposait autrefois tre danciens lits de lAmou, sillonnent le territoire turcoman, Nous devons naturellement tenir compte des oscillations qui ne seraient que temporaires et priodiques. Mais part celles-ci, le desschement progressif est vident et il procde avec une rapidit 133

phnomne de la nature lhomme tait impuissant. Quand les habitants du Nord-Ouest de la Mongolie et du Turkestan oriental virent que leau les abandonnait, ils neurent pas dautre choix que de descendre vers les larges valles conduisant aux terres plus basses et de repousser vers lOuest les habitants des plaines 118. Peuplades aprs peuplades furent ainsi jetes en Europe, forant dautres peuples se dplacer et avancer toujours pendant des successions de sicles vers lOuest ou vers lEst la recherche de nouvelles demeures plus ou moins permanentes. Les races se mlaient dautres races durant ces migrations, les aborignes avec les immigrants, les Aryens avec les Oural-Altaens ; et il ny et eu rien dtonnant si les institutions sociales qui les avaient tenus unis dans leurs contres dorigine avaient compltement disparu durant les stratifications de races qui se produisirent en Europe et en Asie. Mais tel ne fut pas le cas. Ces institutions subirent seulement let modifications requises par les nouvelles conditions dexistence. Quand les Teutons, les Celtes, les Scandinaves, les Slaves et dautres entrrent pour la premire fois en contact avec les Romains, ils taient dans un tat dorganisation sociale transitoire. Les unions par clans bases sur une origine commune, suppose ou relle les avaient maintenus unis
inattendue. Mme dans les parties relativement humides du Sud-Ouest de la Sibrie, la srie de levs, dignes de confiance, publis par Yadrintseff, montre que des villages qui t construits sur ce qui tait, il y a quatre-vingts ans, le fond dun des lacs du groupe Tchani ; tandis que les autres lacs du mme groupe, qui couvraient des centaines de kilomtres carrs il y a environ cinquante ans, sont maintenant de simples tangs. Bref, le desschement du Nord-Ouest de lAsie est une marche dont nous pouvons compter les tapes par des sicles, au lieu de nous servir des units de temps gologiques dont nous avions lhabitude de parler. 118 Des civilisations entires ont ainsi disparu, comme il est maintenant prouv parles dcouvertes remarquables faites en Mongolie sur lOrkhon, dans la dpression de Louktchoun, dans les dserts du Takla-maklan, autour du Lob-nor, etc. (travaux de Yadrintseff, Dmitri Clemens, Sven Hedin, Kozloff, etc.). 134

pendant plusieurs milliers dannes. Mais ces unions ne rpondaient leur but que tant quil ny avait pas de familles spares dans le sein de la gens ou du clan. Cependant, pour des causes que nous avons dj mentionnes, la famille patriarcale spare se dveloppait dj, lentement mais srement, lintrieur du clan ; et la longue cela signifiait videmment laccumulation individuelle de richesse et du pouvoir, et leur transmission hrditaire. Les frquentes migrations de barbares et les guerres qui en taient la consquence ne firent que hter la division des gentes en familles spares, tandis que la dispersion des diverses peuplades et leurs mlange avec des trangers offraient de nouvelles facilits pour lultime dsintgration des unions, bases jusqualors sur la communaut dorigine. Les barbares taient ainsi dans lalternative, ou bien de voir leurs clans dissous en groupes pars de familles, parmi lesquelles les plus riches, surtout si elles pouvaient unir leur richesse les fonctions sacerdotales ou la gloire militaire, devaient russir imposer leur autorit aux autres ; ou bien de dcouvrir quelque nouvelle forme dorganisation, base sur quelque nouveau principe. Plusieurs des tribus neurent pas la force de rsister la dsintgration : elles se dsagrgrent et furent perdues pour lhistoire. Mais les plus vigoureuses gardrent leur cohsion et sortirent de cette preuve avec une nouvelle organisation la commune villageoise qui les maintint runies pendant les quinze sicles suivants et mme davantage. La conception dun territoire commun, acquis et protg par les efforts communs, prit naissance et remplaa les conceptions faiblissantes dune commune origine. Les dieux communs perdirent graduellement leur caractre danctres et furent dous dun caractre local et territorial. Ils devinrent les dieux ou les saints dune localit donne ; la terre fut identifie avec ses habitants. Des unions territoriales se dvelopprent au lieu des unions consanguines du pass ; et cette nouvelle organisation offrait certains avantages incontestables dans les nouvelles
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circonstances. Elle reconnaissait lindpendance de la famille et laugmentait mme, la commune du village renonant au droit de se mler des affaires intrieures au sein de lenclos de chaque famille ; elle donnait beaucoup plus de libert linitiative personnelle ; elle ntait pas hostile en principe lunion entre individus de souches diffrentes, et elle maintenait en mme temps la cohsion ncessaire daction et de pense ; enfin, elle tait assez forte pour sopposer aux tendances dominatrices des minorits de sorciers, de prtres ou de guerriers professionnels. La commune du village devint ainsi la cellule fondamentale de lorganisation future, et dans beaucoup de nations elle a gard ce mme caractre jusqu aujourdhui. * ** On sait maintenant, et on ne le conteste presque plus, que la commune du village ntait pas un trait spcifique des Slaves ni mme des anciens Teutons. Elle existait en Angleterre pendant la priode saxonne aussi bien que sous la domination normande, et elle a survcu en partie jusquau dix-neuvime sicle 119 ; elle tait la base de lorganisation sociale de lancienne cosse, de lancienne Irlande et de lancien Pays de Galles. En France, les possessions communales et les distributions de terres arables par lassemble du village persistrent depuis les premiers sicles de notre re jusqu
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Si je me conforme en cela aux opinions de Nass, Kovalevsky et Vinogradov (pour ne nommer que les spcialistes modernes) et non celles de M. Seebohm (M. Denman Ross ne peut tre cit que pour mmoire) ce nest pas seulement cause de la science profonde et la concordance de vues de ces trois crivains, mais aussi cause de leur parfaite connaissance de la commune villageoise sous toutes ses formes, en Angleterre comme ailleurs, - connaissance dont le dfaut se fait beaucoup sentir dans louvrage, remarquable dailleurs, de M. SeebohM. La mme observation sapplique encore davantage aux si lgants crits de Fustel de Coulanges, dont les opinions et les interprtations passionnes des anciens textes lui sont particulires. 136

Turgot, qui trouva les assembles villageoises trop bruyantes et en commena labolition. La commune villageoise survcut la domination romaine en Italie et reparut aprs la chute de lEmpire romain. Elle tait la rgle chez les Scandinaves, les Slaves, les Finnois (dans la pilly, comme aussi, probablement, dans la kihlakunta), chez les Coures et les Lives. La commune villageoise dans lInde ancienne et moderne, aryenne et non-aryenne est bien connue par les uvres de sir Henry Maine qui ont fait poque ; Elphinstone la dcrite parmi les Afghans. Nous la retrouvons galement dans loulous des Mongols, la thaddart des Kabyles, la dessa des Javanais, la kota ou tofa des Malais et sous dautres noms en Abyssinie, au Soudan, dans lintrieur de lAfrique, chez les indignes des deux Amriques, parmi toutes les grandes et petites tribus des archipels du Pacifique. Bref, nous ne connaissons pas une seule race humaine ou une seule nation qui nait pas eu sa priode de communes villageoises. Ce fait seul dtruit la thorie suivant laquelle la commune villageoise en Europe aurait t un rsultat du servage. Elle est antrieure au servage, et mme la soumission au servage fut impuissante la briser. Ce fut une phase universelle de lvolution, une transformation invitable de lorganisation par clans ; au moins pour tous les peuples qui ont jou ou jouent encore quelque rle dans lhistoire 120.
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Les travaux concernant la communaut villageoise sont si nombreux quon ne peut en citer que quelques-uns. Les ouvrages de sir Henry Maine, de Seebohm et de Walter (Das alte Wallis , Bonn, 1859) sont des sources dinformations populaires et bien connues pour lcosse, lIrlande et le pays de Galles. Pour la France, P. Viollet, Prcis de lhistoire du droit franais : Droit priv , 1886, et plusieurs de ses monographies dans la bibliothque de lcole des Chartes ; Babeau, Le village sous lancien rgime (le mir au XVIIIme sicle), 3e dition, 1887 ; Bonnemre, Doniol, etc. Pour lItalie et la Scandinavie les ouvrages principaux sont cits dans le livre de Laveleye, Proprit Primitive , traduction allemande par K. Bcher. Pour les Finnois, Rein, Forelsningar , I-16 ; Koskinen, Finnische Geschichte, 1874, et diffrentes monographies. Pour les peuples de Livonie et de Courlande, le professeur Loutchitsky dans Svernyi Vestnik, 1891. Pour les Teutons, outre les ouvrages bien connus de Maurer, Sohm 137

La commune du village tait une croissance naturelle, et pour cette raison une uniformit absolue dans sa structure ntait pas possible. En gnral ctait une union entre des familles considres comme dorigine commune et possdant un certain territoire en commun. Mais chez certains peuples et la faveur de diverses circonstances les familles ne se htaient pas de se ramifier en familles nouvelles et, quoique devenues trs nombreuses, elles restaient indivises. Cinq, six et mme sept gnrations continuaient alors vivre sous le mme toit, ou dans la mme enceinte, tenant maison en commun, possdant en commun leur btail, et prenant leurs repas ensemble, au foyer familial. Ils taient en ce cas sous le rgime de ce que lon nomme en ethnologie la famille compose ou la famille indivise , comme nous la voyons encore dans toute la Chine, dans lInde, dans lazadrouga des Slaves mridionaux, en Danemark, et occasionnellement dans la Russie du Nord et dans lOuest de la France 121. Chez dautres peuples ou dans
(Alfdeutsche Reichs-und Geriehts-Verfassung ) ainsi que Dahn (Urzeit, Vlkerwanderung, Langobardische Studien), Jansen, Wilhelm Arnold, etc. Pour lInde, outre H. Maine et les ouvrages quil cite, sir John Phear, Aryan village . Pour la Russie et les Slavons au Sud, voir Kavelin, Posnikoff, Sokolovsky, Kovalevsky, Efimenko, Ivanicheff, Klaus, etc. (un copieux index bibliographique, jusqu 1880, dans le Sbornik svdeni ob obschinye de la Soc. Gog. russe). Pour les conclusions gnrales, outre Proprit primitive de Laveleye, voyez Morgan, Ancient Society ; Lippert, Kulturgeschichte ; Post, Dargun, etc. Voir aussi les confrences de M. Kovalevsky (Tableau des origines et de lvolution de la famille et de la proprit , Stockholm, 1890). Bien des monographies spciales devraient tre mentionnes ; on peut trouver leurs titres dans les excellentes listes donnes par P. Viollet dans Droit priv et Droit public. Pour les autres peuples voyez les notes plus loin. 121 Plusieurs autorits sont disposes considrer la famille compose comme un tat intermdiaire entre le clan et la commune villageoise, et il ny a pas de doute quen beaucoup de cas les communes villageoises sont sorties de familles indivises. Cependant je considre la famille compose comme un fait dordre diffrent. Nous la trouvons lintrieur des gentes ; dun autre ct, nous ne pouvons affirmer que la famille compose ait exist aucune priode de 138

dautres circonstances qui ne sont pas encore bien dtermines, les familles natteignaient pas les mmes proportions ; les petits-fils et parfois mme les fils quittaient la maison ds quils taient maris, et chacun deux crait une nouvelle famille. Mais, indivises ou non, groupes ou parpilles dans les bois, les familles demeuraient unies en communes villageoises ; plusieurs villages se groupaient en tribus, et les tribus sunissaient en confdrations. Telle fut lorganisation sociale qui se dveloppa parmi les prtendus barbares , quand ils commencrent stablir dune faon plus ou moins stable en Europe. * ** Il fallut une trs longue volution avant que les gentes ou clans reconnussent lexistence distincte de la famille patriarcale dans une hutte spare ; mais mme aprs que cela et t reconnu, le clan fut lent admettre lhritage personnel des biens. Les quelques objets qui avaient appartenu personnellement lindividu taient dtruits sur sa tombe, ou enterrs avec lui. La commune villageoise, au contraire, reconnaissait pleinement laccumulation prive de la richesse dans la famille et sa transmission hrditaire. Mais la richesse tait conue exclusivement sous la forme de biens meubles, comprenant les bestiaux, les outils, les armes et la maison dhabitation, laquelle comme toutes choses qui peuvent
lhistoire sans appartenir, soit une gens, soit une commune de village, soit une Gau . Je conois les premires communes villageoises comme tant nes lentement, mais dune faon directe des gentes, et se composant, selon les races ou selon les circonstances locales, soit de plusieurs familles composes, soit de familles simples et de familles composes, soit enfin (particulirement en cas de nouveaux tablissements) de familles simples seulement. Si cette faon de voir est juste, on naurait pas le droit dtablir la srie : gens, famille compose, commune villageoise le second terme de la srie nayant pas la mme valeur ethnologique que les deux autres, Voir appendice IX. 139

tre dtruites par le feu rentrait dans la mme catgorie 122. Quant la proprit foncire, la commune du village ne la reconnaissait pas ; elle ne pouvait reconnatre rien de semblable, et, en gnral, elle ne la reconnat pas jusqu nos jours. La terre tait la proprit commune de la tribu, ou du peuple entier ; et la commune villageoise elle-mme ne possdait sa part du territoire quaussi longtemps que la tribu ne rclamait pas une rpartition nouvelle des lots attribus aux diffrents villages. Le dfrichement des forts et du sol vierge tant le plus souvent luvre des communes, ou au moins de plusieurs familles unies toujours avec le consentement de la commune, les parcelles dfriches devenaient la proprit de chaque famille pour un laps de quatre, douze ou vingt annes ; aprs quoi on les considrait comme faisant partie des terres arables que lon possdait en commun. La proprit prive ou la possession perptuelle tant aussi incompatible avec les principes et les conceptions religieuses de la communaut villageoise quelle ltait avec les principes de la gens ; de sorte quil fallut une longue influence de la loi romaine et de lglise chrtienne, qui, elle, accepta bientt les principes romains, pour accoutumer les barbares lide de proprit foncire individuelle 123 ; Et cependant, alors mme que ce mode de proprit ou de possession pour un temps illimit fut reconnu ; le possesseur dun domaine spar resta un co-propritaire des terrains incultes, des forts et des pturages. De plus, nous voyons continuellement, en particulier dans lhistoire de la Russie, que lorsque quelques familles, agissant sparment, semparaient de terres appartenant des tribus considres comme trangres, ces familles ne tardaient pas sunir et
Stobbe, Beitrge zur Geschichte des deutschen Rechtes, p. 62. 123 On ne rencontre dans la premire priode barbare, quelques traces de proprit foncire individuelle que chez les peuples qui (tels les Bataves et les Francs en Gaule) ont t pendant un certain temps sous linfluence de la Rome impriale. Voir Inama-Sternegg : Die Ausbiding der grossen Grundherrschaften in Deutschland, V, 1878. Voir aussi Besseler, Neubruch nch dem lteren deutschen Recht, pp. 11-12, cit par Kovalevsky, Coutume moderne et loi ancienne, Moscou, 1886, I, 134.
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constituer une commune villageoise, qui, la troisime ou quatrime gnration, commenait professer une communaut dorigine. Toute une srie dinstitutions en partie hrites de la priode des clans, sont nes de cette base fondamentale, la proprit de la terre en commun, durant la longue suite de sicles quil fallut pour amener les barbares sous la domination dtats organiss selon le systme romain ou byzantin. La commune du village ntait pas seulement une union pour garantir chacun une part quitable de la terre commune, elle reprsentait aussi une union pour la culture de la terre en commun, pour le soutien mutuel sous toutes les formes possibles, pour la protection contre la violence et pour un dveloppement ultrieur du savoir, des conceptions morales ainsi que des liens nationaux. Aucun changement dans les murs touchant la justice, la dfense arme, lducation ou aux rapports conomiques ne pouvait tre fait sans avoir t dcid par lassemble du village, de la tribu, ou de la confdration. La commune, tant une continuation de la gens, hrita de toutes ses fonctions. Ctait une universitas , un mir = un monde en soi 124. La chasse en commun, la pche en commun et la culture en commun des potagers ou des plantations darbres fruitiers avait t la rgle pour les anciennes gentes. Lagriculture en commun devint la rgle dans les communes villageoises des barbares. Il est vrai quil y a peu de tmoignages directs sur ce point, et dans la littrature de lantiquit nous navons que les passages de Diodore et de Jules Csar relatifs aux habitants des les Lipari (une tribu des Celtibres) et aux Suves. Mais nous ne manquons pas de tmoignages indirects pour prouver que lagriculture en commun tait pratique par certaines tribus de Teutons, de Francs et par celles des anciens cossais, des Irlandais et des Welches 125. Quant aux survivances de cette
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Mir = univers ; monde. Maurer, Markgenossenschaft ; Lamprecht, Wirtschaft und


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habitude, elles sont presque innombrables. Mme dans la France, compltement romanise, la culture en commun tait encore habituelle, il y a environ vingt-cinq ans, en Bretagne, dans le Morbihan 126. Lancien cyvar Welche, ou association de laboureurs, ainsi que la culture en commun de la terre attribue au temple du village sont tout fait ordinaires parmi les tribus du Caucase les moins touches par la civilisation 127. Des faits semblables se rencontrent constamment parmi les paysans russes. On sait de plus que plusieurs tribus du Brsil, de lAmrique centrale et du Mexique avaient lhabitude de cultiver leurs champs en commun et que cette mme habitude est trs rpandue chez les Malais, dans la Nouvelle-Caldonie, parmi plusieurs races ngres et chez dautres peuples 128. Bref, lagriculture en commun est si habituelle chez les Aryens, les Oural-Altaens, les Mongols, les Ngres, les Peaux-Rouges, les Malais et les Mlansiens que nous pouvons la considrer comme une forme de lagriculture primitive qui, sans tre la seule possible, fut une forme universelle 129.
Recht der Franken zur Zeit der Volksrechte dans Historisches Taschenbuch, 1883 ; Seebohm, The English Village Community, chap. VI, VII et IX. 126 Letourneau, dans le Bulletin de la Socit dAnthropologie, 1888, vol. XI, p. 476. 127 Walter, Das alte Wallis , p. 323 ; DM. Bakradze et M. Khoudadoff (en russe), Zapiski de la Socit gographique du Caucase, tome XIV. Partie I. 128 Bamcroft, Native Races ; Waitz, Anthropologie , III, 423 ; Montrosier, dans le Bulletin de la Socit dAnthropologie, 1870 ; Post, Studien, etc. 129 Un certain nombre douvrages, par Ory, Luro, Laudes et Sylvestre sur la commune villageoise dans lAnnam, analyss par M. Jobb-Duval, dans la Nouvelle Revue historique de droit franais et tranger , octobre et dcembre 1896, montrent que la commune avait en ce pays la mme forme quen Allemagne ou en Russie. Une bonne tude de la commune villageoise au Prou, avant ltablissement du pouvoir des Incas, a t publie par Heinrich Cunow (Die Soziale Verfassung des Inka Reichs, Stuttgart, 1896). La possession de la terre en commun et la culture en commun sont dcrites dans cet ouvrage.
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La culture en commun nimplique pas cependant ncessairement la consommation en commun. Dj sous le rgime des clans nous voyons souvent que lorsque les bateaux chargs de fruits ou de poissons rentrent au village, la nourriture quils rapportent est partage entre toutes les huttes et les longues maisons , habites, soit par plusieurs familles, soit par les jeunes gens ; cette nourriture est cuite sparment chaque foyer. Ainsi lhabitude de prendre les repas dans un cercle plus intime de parents ou dassocis existait dj la priode de lorganisation par clans. Elle devint la rgle dans la commune du village. Mme la nourriture produite en commun tait gnralement divise entre les diffrentes maisons aprs quune partie avait t mise de ct pour lusage communal. Toutefois la tradition de repas en commun fut pieusement conserve. On profita de toute occasion, telle que la commmoration des anctres, les ftes religieuses, le commencement et la fin des travaux des champs, les naissances, les mariages et les funrailles, pour faire partager la commune un repas en commun. Aujourdhui encore cet usage, bien connu en Angleterre sous le nom de souper de la moisson est un des derniers disparatre Dautre part, mme lorsquon avait cess depuis longtemps de labourer et de semer les champs en commun, diffrents travaux agricoles continurent et continuent encore dtre accomplis par la commune. Certaines parties de la terre sont en beaucoup de cas cultives en commun, soit au bnfice des indigents, soit pour remplir les greniers communaux, soit pour se servir des produits des ftes religieuses. Les canaux dirrigation sont creuss et rpars en commun. Les prairies communales sont fauches par la commune ; et le spectacle dune commune russe fauchant une prairie les hommes rivalisant dardeur faucher tandis que les femmes retournent lherbe et la mettent en tas est trs impressionnant : on voit l ce que le travail humain pourrait tre et devrait tre. Le foin, dans ces circonstances est partag entre les diffrentes maisons, et il est vident que personne na le droit de prendre du foin de la meule de son voisin sans sa permission. Mais cette rgle est
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applique dune faon curieuse chez les Osstes du Caucase : lorsque le coucou chante et annonce que le printemps arrive et que les prairies seront bientt de nouveau revtues dherbe, tous ceux qui en ont besoin ont le droit de prendre la meule dun voisin le foin ncessaire pour leur btail 130. Cest l une sorte de raffirmation des anciens droits communaux qui semble montrer combien lindividualisme effrn est contraire la nature humaine. Lorsquun voyageur europen aborde dans quelque petite le du Pacifique et, voyant quelque distance un bouquet de palmiers, sachemine dans cette direction, il est tonn de dcouvrir que les petits villages sont runis par des routes paves de grosses pierres, fort commodes pour les pieds nus des natifs et trs semblables aux vieilles routes des montagnes suisses. Des routes semblables furent traces par les barbares dans toute lEurope ; et il faut avoir voyag dans des pays non civiliss et peu peupls, loin des principales voies de communication, pour bien se reprsenter lnorme travail qui a d tre accompli par les communauts barbares afin de conqurir les immenses forts et les marcages qui couvraient lEurope il y a quelque deux mille ans. Isoles, des familles faibles et sans outils nauraient jamais russi ; la nature sauvage et eu le dessus. Seules des communes villageoises, travaillant en commun, pouvaient se rendre matres des forts vierges, des marais impraticables et des steppes sans bornes. Les routes primitives, les bacs pour traverser les rivires, les ponts de bois enlevs en hiver et reconstruits aprs les grandes crues, les cltures et les murs en palissades des villages, les fortins et les tourelles dont le territoire tait parsem, tout cela fut luvre des communes barbares. Et lorsquune commune devenait trs nombreuse, un nouveau rejeton sen dtachait. Une nouvelle commune se formait quelque distance de lancienne, soumettant pas pas les bois et les steppes au pouvoir de lhomme. Lclosion mme des nations europennes ne fut quun bourgeonnement des communes villageoises.
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Kovalevsky, La coutume moderne et la loi moderne, I, 115. 144

Encore aujourdhui les paysans russes, sils ne sont pas tout fait abattus par la misre, migrent en communes, et ils cultivent le sol et btissent des maisons en commun quand ils stablissent sur les bords du fleuve Amour, ou dans le Canada. Les Anglais, quand ils commenaient coloniser lAmrique, revenaient lancien systme : ils se groupaient aussi en communes villageoises 131. * ** La commune villageoise fut larme principale des barbares dans leur lutte pnible contre une nature hostile. Ce fut aussi la forme dunion quils opposrent aux habiles et aux forts, dont loppression aurait pu si facilement se dvelopper durant ces poques troubles. Le barbare imaginaire lhomme qui se bat et qui tue par simple caprice na pas plus exist que le sauvage sanguinaire . Le vrai barbare, au contraire, vivait sous un rgime dinstitutions nombreuses et complexes, nes de considrations sur ce qui pouvait tre utile ou nuisible la tribu ou la confdration, et ces institutions taient pieusement transmises de gnration en gnration sous forme de vers, de chansons, de proverbes, de triades, de sentences et denseignements. Plus nous tudions ces institutions de lpoque barbare, plus nous dcouvrons combien taient troits les liens qui unissaient les hommes dans leurs villages. Toute querelle slevant entre deux individus tait traite comme une affaire communale ; mme les paroles offensantes qui pouvaient avoir t prononces pendant une querelle taient considres comme une offense envers la commune et ses anctres. On devait les rparer par des excuses faites la fois lindividu et la commune 132 ; et si une querelle se terminait par des coups et des blessures, celui qui y avait assist et ne
Palfrey, History of New England , II, 13 ; cit dans Village Communities de Maine. New-York, 1876, p. 201. 132 Knigswerter, tudes sur le dveloppement des socits humaines, Paris, 1850.
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stait pas interpos entre les combattants tait trait comme si lui-mme avait inflig les blessures 133. La procdure judiciaire tait imbue du mme esprit. Toute dispute tait dabord porte devant des mdiateurs ou arbitres, et gnralement ils la terminaient, larbitrage jouant un rle trs important dans les socits barbares. Mais si le cas tait trop grave pour tre termin de cette faon, il venait devant lassemble de la commune, qui devait trouver la sentence et qui la prononait sous une forme conditionnelle ; cest-dire : telle compensation tait due, si le mal fait un autre tait prouv ; et le mal devait tre prouv ou ni par six ou douze personnes, confirmant ou niant le fait par serment. En cas de contradiction entre les deux sries de conjurateurs , on avait recours lpreuve (par le duel, le feu, ou de toute autre faon). Une telle procdure, qui resta en vigueur pendant plus de deux mille ans, en dit assez long par elle-mme ; elle montre combien troits taient les liens entre tous les membres de la commune. De plus, il ny avait pas dautre autorit pour appuyer les dcisions de lassemble communale que sa propre autorit morale. La seule menace possible tait la mise hors la loi du rebelle, mais cette menace mme tait rciproque. Un homme, mcontent de lassemble communale, pouvait dclarer quil abandonnait la tribu et passait une autre tribu, menace terrible, car elle appelait toutes sortes de malheurs sur la tribu qui stait montre injuste envers lun de ses membres 134. Une rbellion contre une dcision juste de la loi coutumire tait simplement inconcevable , comme la si bien dit Henry Maine, parce que la loi, la moralit et les faits ne se distinguaient pas les uns des autres en ces tempsl 135. Lautorit morale de la commune tait si forte que, mme
Ceci est du moins la loi des Kalmoucks, dont le droit coutumier montre la plus grande ressemblance avec les lois des Teutons, des vieux Slavons, etc. 134 Cette habitude est encore en vigueur chez beaucoup de tribus africaines et autres. 135 Cette habitude est encore en vigueur chez beaucoup de tribus africaines et autres.
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une poque trs postrieure, lorsque les communes villageoises tombrent au pouvoir des seigneurs fodaux, elles conservrent leurs pouvoirs judiciaires ; elles permettaient seulement au seigneur ou son mandataire de trouver la sentence conditionnelle selon la loi coutumire quil avait jur dobserver, et de lever pour lui-mme lamende (ou fred) due la commune. Mais pendant longtemps, le seigneur lui-mme, sil demeure co-propritaire des terrains incultes de la commune, dut se soumettre aux dcisions de la commune pour les affaires communales. Noble ou ecclsiastique, il devait obir lassemble du peuple : Wer daselbst Wasser und Weid genusst, muss gehorsam sein Qui use ici du droit leau et au pturage doit obissance , tel tait le vieux dicton. Mme lorsque les paysans devinrent serfs dun seigneur, celui-ci devait se prsenter devant lassemble du peuple quand il en tait somm 136. Dans leurs conceptions de la justice les barbares diffraient peu des sauvages. Eux aussi considraient quun meurtre devait tre suivi de la mort du meurtrier ; que les blessures devaient tre punies par des blessures absolument gales, et que la famille outrage tait tenue dexcuter la sentence de la loi coutumire. Ctait l un devoir sacr, un devoir envers les anctres, qui devait tre accompli au grand jour, jamais en secret, et quon devait porter la connaissance publique. Aussi les passages les plus inspirs des sagas et des pomes piques en gnral sont ceux qui glorifient ce que lon supposait tre la justice. Les dieux eux-mmes y aidaient. Toutefois le trait prdominant de la justice des barbares est, dun ct, de limiter le nombre des individus qui peuvent tre impliqus dans une dissension, et, dun autre ct, dextirper lide que le sang
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Maurer (Geschichte der Markvefassung , 29, 97) est tout fait catgorique sur ce sujet. Il affirme que tous les membres de la commune,... les seigneurs laques aussi bien que le clerg, souvent aussi les co-propritaires partiels (Markbersechtigte ) et mme des trangers la Mark (commune), taient soumis sa juridiction . (p. 312). cette conception resta localement en vigueur jusquau XVme sicle. 147

demande du sang, quune blessure appelle la mme blessure, et dy substituer le systme des compensations. Les codes barbares, qui taient des recueils de rgles du droit coutumier runies pour lusage des juges, permirent dabord, puis encouragrent et enfin rendirent obligatoire la compensation au lieu de la vengeance 137. Mais ceux qui ont reprsent la compensation comme une amende, comme une sorte de licence donne au riche de faire ce quil voulait, se sont compltement mpris. La compensation (Wergeld), tout fait diffrente de lamende ou du fred 138, tait gnralement si leve pour toute espce doffenses actives, que certainement elle ntait pas un encouragement de telles offenses. En cas de meurtre elle excdait gnralement tout ce que pouvait tre la fortune du meurtrier. Dix-huit fois dix-huit vaches , est la compensation chez les Osstes qui ne savent pas compter au del de dix-huit, tandis que chez les tribus africaines elle atteint 800 vaches ou 100 chameaux avec leurs petits, ou 416 moutons dans les plus pauvres tribus 139. Dans la grande majorit des cas le meurtrier ne pouvait pas payer la compensation, de sorte quil navait dautre issue que de dcider par son repentir la famille lse ladopter. Maintenant encore, chez certaines tribus du Caucase, lorsquune inimiti entre deux familles, impliquant vengeance, prend fin, lagresseur touche de ses lvres le sein de la plus vieille femme de la tribu et devient un frre de lait pour tous les hommes de la famille lse 140.
Knigswarter, loc. cit., p. 50 ; J. Thrupp, Historical Law Tracts , London, 1843, p. 106. 138 Knigswarter a montr que le fred tirait son origine dune offrande que lon devait faire pour apaiser les anctres. Plus tard, on le paya la commune pour violation de la paix ; et plus tard encore au juge, au roi ou au seigneur quand ils se furent appropri les droits de la commune. 139 Post, Bausteine et Afrikanische Jurisprudenz , Oldenburg, 1887, vol 1, pp. 64 et suiv. ; Kovadevsky, loc. cit., II, 164-189. 140 O. Miller et M. Kovalevsky Dans les communauts de Montagnards de la Kabardie , dans Vestnik Evropi , avril 1884. Chez les Shakhsevens de la steppe de Mougan, les querelles sanglantes finissent toujours par un mariage entre les deux cts hostiles (Markoff, dans lappendice des Zapiski de la socit gographique du
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Chez plusieurs tribus africaines il doit donner sa fille ou sa sur en mariage lun des membres de la famille ; chez dautres tribus il doit pouser la femme quil a rendue veuve ; et dans tous les cas il devient un membre de la famille, que lon consulte dans les affaires importantes 141. Loin de faire peu de cas de la vie humaine, les barbares ne connaissaient rien, non plus, des horribles chtiments introduits une poque postrieure par les lois laques et canoniques sous linfluence romaine et byzantine. Car, si le code saxon admettait la peine de mort assez facilement, mme en cas dincendie ou de pillage arm, les autres codes barbares la prononaient exclusivement en cas de trahison envers sa commune ou sa tribu, et de sacrilge contre les dieux de la commune ; ctait le seul moyen de les apaiser. Tout ceci, comme on le voit, est trs loin de la morale dissolue que lon prtait aux barbares. Au contraire, nous ne pouvons quadmirer les profonds principes moraux labors dans les anciennes communes villageoises, tels quils ont t exprims dans les triades welches, dans les lgendes du roi Arthur, dans les commentaires de Brehon 142, dans les vieilles lgendes allemandes, etc., ou bien encore exprims dans les dictons des barbares modernes. Dans son introduction The Story of Burnt Njal, George Dasent rsume ainsi, avec beaucoup de justesse, les qualits dun Northman, telles quelles se montrent dans les sagas : Faire ouvertement ce que lon doit accomplir, comme un homme qui ne craint ni ennemis, ni dmons, ni la destine ;
Caucase, XIX, I, 21). 141 Post, dans Afrikanische Jurisprudenz , cite une srie de faits montrant les conceptions dquit enracines chez les barbares africains. On arrive aux mmes conclusions aprs tout examen srieux du droit commun chez les barbares. 142 Voir lexcellent chapitre : Le droit de la vieille Irlande (et aussi Le Haut-Nord ) dans les tudes de droit international et de droit politique, par le professeur E. Nys, Bruxelles, 1896. 149

...... tre libre et hardi en toutes ses actions ; tre doux et gnreux envers ses amis et ceux de son clan ; tre svre et menaant envers ses ennemis [ceux qui sont sous la loi du talion] mais, mme envers eux, accomplir tous les devoirs obligatoires... Ne pas rompre un armistice, ne pas mdire, ne pas calomnier. Ne rien dire contre un homme que lon noserait lui rpter en face. Ne jamais repousser un homme qui cherche un abri ou de la nourriture, ft-il mme un ennemi 143. Les mmes principes ou de meilleurs encore se rvlent dans la posie pique et dans les triades welches. Agir selon un esprit de douceur et des principes dquit , que ce soit envers des ennemis ou des amis, et rparer les torts sont les plus hauts devoirs de lhomme ; le mal est la mort, le bien est la vie , scrie le pote lgislateur 144. Le monde serait folie si les conventions faites des lvres ne devaient pas tre respectes , dit la loi de Brehon. Et lhumble shamaniste Mordovien, aprs avoir lou les mmes qualits, ajoutera encore dans ses principes de droit coutumier, que entre voisins la vache et lcuelle lait sont communes ; que la vache doit tre traite pour vous et pour celui qui peut avoir besoin de lait ; que le corps dun enfant rougit sous les coups, mais que la figure de celui qui frappe rougit sous la honte 145 et ainsi de suite. Bien des pages pourraient tre remplies de principes semblables, exprims et suivis par les barbares . Un trait encore des anciennes communes villageoises mrite une mention spciale. Cest lextension graduelle des liens de solidarit des agglomrations toujours plus nombreuses. Non seulement les tribus se fdraient en
Introduction, p. XXXV. 144 Das alte Wallis, pp, 343-350. 145 Mamoff, Esquisse des pratiques Judiciaires des Mordoviens, dans les Zapiski ethnographiques de la Socit gographique russe, 1885, pp. 236, 237.
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peuplades, mais les peuplades aussi, quoique dorigine diffrente, se runissaient en confdrations. Certaines unions taient si intimes que, chez les Vandales, par exemple, une partie de leur confdration stant spare pour aller vers le Rhin, et de l en Espagne et en Afrique, ceux qui taient rests respectrent, pendant quarante annes conscutives, les divisions de la terre et les villages abandonns de leurs anciens confdrs, et nen prirent pas possession jusqu ce quils aient t assurs par des envoys que leurs confdrs navaient plus lintention de revenir. Chez dautres barbares, le sol tait cultiv par une partie du groupe tandis que lautre partie combattait aux frontires du territoire commun ou mme au del. Quant aux ligues entre plusieurs peuplades, elles taient tout fait frquentes. Les Sicambres staient unis avec les Chrusques et les Suves, les Quades avec les Sarmates ; les Sarmates avec les Alans, les Carpes et les Huns. Plus tard nous voyons aussi la conception de nation se dveloppant graduellement en Europe, longtemps avant quaucune organisation ressemblant un tat ne se ft constitue dans aucune partie du continent occupe par les barbares. Ces nations car il est impossible de refuser le nom de nation la France mrovingienne, ou la Russie du XIme et du XIIme sicle ntaient cependant maintenues unies par rien autre quune communaut de langage. et un accord tacite entre les petites rpubliques pour ne choisir leurs ducs que dans une famille spciale. Certes les guerres taient invitables ; migration signifie guerre ; mais Henry Maine a dj pleinement prouv, dans sa remarquable tude sur les origines de la loi internationale dans les rapports entre tribus, que lhomme na jamais t assez froce ou assez stupide pour se soumettre un mal tel que la guerre sans faire un certain effort pour lempcher , et il a montr combien est considrable le nombre des anciennes institutions qui eurent pour but dempcher ou dattnuer la guerre 146 . En ralit lhomme est bien loin dtre la crature
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Henry Maine, International Law , Londres, 1888, pp. 11-13 ; E. Nys, Les origines du droit international , Bruxelles, 1894. 151

belliqueuse que lon suppose, tel point que, lorsque les barbares se furent fixs, ils perdirent si rapidement leurs habitudes guerrires que bientt ils furent obligs dentretenir des ducs spciaux suivis par des schol ou bandes de guerriers chargs de les protger contre les intrus possibles. Ils prfrrent les travaux paisibles la guerre ; ainsi le caractre pacifique de lhomme fut la cause de la spcialisation du mtier de guerrier, spcialisation qui amena plus tard la servitude et toutes les guerres de la Priode des tats de lhistoire de lhumanit. * ** Lhistorien trouve de grandes difficults remettre au jour les institutions des barbares. A chaque pas on rencontre de faibles indications que lon ne saurait expliquer par les seuls documents historiques. Mais on projette une pleine lumire sur le pass ds quon se reporte aux institutions des trs nombreuses tribus qui vivent encore avec une organisation sociale presque identique celle de nos anctres barbares. Ici, nous navons que lembarras du choix, parce que les les du Pacifique, les steppes de lAsie et les plateaux dAfrique sont de vritables muses historiques, contenant des spcimens de tous les tats intermdiaires possibles qua traverss lhumanit pour passer des gentes sauvages lorganisation par tats. Examinons quelques-uns de ces spcimens. Si nous prenons les communauts villageoises des Bouriates (Mongols), particulirement ceux de la steppe Koudinsk sur la Lena suprieure, qui ont le plus chapp linfluence russe, nous trouvons en eux de fidles reprsentants de ltat barbare qui marque la transition entre llevage des bestiaux et lagriculture 147. Ces Bouriates vivent encore en
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Un historien russe, le professeur Schiapoff de Kazan, qui fut exil en Sibrie en 1862, a donn une bonne description de leurs institutions dans les Izvestia de la socit gographique de la Sibrie orientale, vol. 152

familles indivises ; cest--dire que quoique chaque fils lorsquil se marie stablisse dans une hutte spare, cependant les huttes de trois gnrations au moins restent dans le mme enclos, et les membres de la famille indivise travaillent en commun dans leurs champs et possdent en commun leurs foyers unis et leurs bestiaux, ainsi que leurs parcs veaux (petites pices de terre palissades o lon fait pousser de lherbe tendre pour llevage des veaux). En gnral, les repas sont pris sparment dans chaque hutte ; mais, quand on met de la viande rtir, tous les membres de la famille indivise, de vingt soixante, prennent part ensemble au festin. Plusieurs familles indivises tablies au mme endroit, ainsi que les familles plus petites qui habitent le mme village (dbris pour la plupart danciennes familles indivises) forment loulous, ou la commune villageoise ; plusieurs oulous forment une tribu ; et les quarante-six tribus, ou clans, de la steppe Koudinsk sont unis en une confdration. Des fdrations plus troites sont formes par une partie des tribus pour des buts spciaux en cas de ncessit. La proprit foncire prive est inconnue, la terre tant possde en commun par tous les membres de loulous ou plutt de la confdration ; si cela devient ncessaire, la terre est redistribue entre les diffrents oulous par lassemble populaire de la tribu, et entre les quarante-six tribus par lassemble de la confdration. Il est noter que la mme organisation prvaut chez les 250 000 Bouriates de la Sibrie orientale, quoiquils vivent depuis trois sicles sous lautorit russe, et quils soient au courant des institutions russes. Malgr tout cela, des ingalits de fortune se dveloppent rapidement parmi les Bouriates, particulirement depuis que le gouvernement russe donne une importance exagre leurs tachas (princes lus), considr comme les receveurs responsables des impts et les reprsentants des confdrations dans leurs relations administratives et mme commerciales avec les Russes. Cela procure quelques-uns de nombreuses occasions de senrichir, tandis que
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lappauvrissement du grand nombre concide avec lappropriation des terres bouriates par les Russes. Mais cest lhabitude chez les Bouriates, particulirement ceux de Koudinsk et une habitude est plus quune loi que si une famille a perdu ses bestiaux, les plus riches familles lui donnent quelques vaches et quelques chevaux, afin quelle puisse se relever. Quant lindigent qui na pas de famille, il prend ses repas dans les huttes de ses congnres ; il entre dans une hutte, sassied prs du feu, par droit, non par charit et partage le repas qui est toujours scrupuleusement divis en parts gales ; il dort o il a pris son repas du soir. En gnral les usages communistes des Bouriates frapprent tellement les conqurants russes de la Sibrie, quils leur donnrent le nom de Bratskiye Les Fraternels et crivirent Moscou : Chez eux tout est en commun ; tout ce quils ont ils le partagent entre eux. Encore maintenant, chez les Bouriates de la Lena quand il sagit de vendre du bl ou denvoyer quelques bestiaux pour tre vendus un boucher russe, les familles de loulous, ou de la tribu, runissent leur bl et leurs bestiaux et les vendent comme un seul tout. Chaque oulous a, de plus, du grain mis en rserve pour prts en cas de besoin ; il a son four communal (le four banal des anciennes communes franaises) et son forgeron, lequel, comme le forgeron des communes de lInde 148, tant un membre de la commune, nest jamais pay pour louvrage quil fait pour ses co-villageois. Il doit travailler gratuitement et sil utilise son temps de reste fabriquer les petites plaques de fer cisel et argent dont les Bouriates ornent leurs vtements, il peut loccasion en vendre une femme dun autre clan, mais aux femmes de son propre clan ces ornements doivent tre donns en cadeau. Les ventes et achats ne doivent point se pratiquer dans la commune, et la rgle est si svre que lorsquune famille riche loue un travailleur, ce travailleur doit tre pris dans un autre clan ou parmi les Russes. Cette habitude nest videmment pas spciale aux Bouriates, et elle est si rpandue parmi les Barbares
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Sir Henry Maine, Village communities, New-York, 1876, pp.193-198. 154

modernes, Aryens et Oural-Altaens, quelle doit avoir t universelle chez nos anctres. Le sentiment dunion lintrieur de la confdration est maintenu par les intrts communs des tribus, par les assembles communales et par les ftes qui ont toujours lieu en mme temps que les assembles. Ce mme sentiment est maintenu aussi par une autre institution, laba, ou chasse en commun, qui est une rminiscence dun pass trs ancien. Chaque automne, les quarante-six clans de Kondinsk se runissent pour cette chasse, dont le produit est partag entre toutes les familles. De plus des abas nationales sont convoques de temps en temps pour affirmer lunit de toute la nation bouriate. En ce cas, tous les clans bouriates, qui sont rpartis sur des centaines de kilomtres lOuest et lEst du lac Bakal, sont tenus denvoyer leurs chasseurs dlgus. Des milliers dhommes se runissent, chacun apportant des provisions pour tout un mois. La part de chacun doit tre gale, et avant dtre mles les unes avec les autres, toutes les parts sont peses par un ancien lu (toujours la main : des balances seraient une profanation de la vieille coutume). Aprs cela, les chasseurs se divisent en bandes de vingt et chaque bande sen va chasser suivant un plan bien tabli. Dans ces abas toute la nation bouriate revit les traditions piques dune poque o une puissante ligue runissait tous ses membres. Ajoutons que de semblables chasses communales sont tout fait habituelles chez les Peaux-Rouges et les Chinois sur les bords de lOussouri (kada) 149. Les Kabyles, dont les murs ont t si bien dcrites par deux explorateurs franais 150, nous montrent des barbares dj plus avancs quant lagriculture. Leurs champs, irrigus et fums, sont cultivs avec soin, et dans les terrains
Nazaroff, Le territoire du Nord de lOussouri (en russe), Saint-Ptersbourg, 1887, p. 65. 150 Hanoteau et Letourneux la Kabylie , 3 vol., Paris, 1883.
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montagneux toute pice de terre utilisable est cultive la bche. Les Kabyles ont connu bien des vicissitudes dans leur histoire ; ils ont adopt pendant un certain temps la loi musulmane pour les hritages, mais ils sy accoutumrent mal et ils sont revenus, il y a cent cinquante ans, lancienne loi coutumire des tribus. Ainsi la possession de la terre a-t-elle chez eux un caractre mixte, et la proprit prive foncire existe ct de la possession communale. Actuellement la base de leur organisation est la communaut villageoise, le thaddart qui est form gnralement par plusieurs familles composes (kharoubas), revendiquant une commune origine, et aussi par de petites familles dtrangers. Plusieurs villages se groupent en clans ou tribus (rch) ; plusieurs tribus forment la confdration (thakebilt) ; et plusieurs confdrations peuvent parfois constituer une ligue, surtout quand il sagit de sarmer pour la dfense. Les Kabyles ne reconnaissent aucune autre autorit que celle de la djemma, ou assemble des communauts villageoises. Tous les hommes dge y prennent part, en plein air, ou dans un btiment spcial garni de siges de pierre, et les dcisions de la djemma sont prises lunanimit : cest--dire que les discussions continuent jusqu ce que tous ceux qui sont prsents acceptent ou admettent de se soumettre quelque dcision. Comme il ny a point d autorits dans une commune villageoise pour imposer une dcision, ce systme a t pratiqu par lhumanit partout o il y a eu des communes de village, et il est encore en vigueur l o les communes continuent dexister, cest--dire parmi plusieurs centaines de millions dhommes. La djemma nomme le pouvoir excutif lancien, le scribe et le trsorier ; elle fixe les impts et dirige la rpartition des terres communes, ainsi que toute espce de travaux dutilit publique. Beaucoup de travaux sont excuts en commun : les routes, les mosques, les fontaines, les canaux dirrigation, les tours leves pour se protger des pillards, les cltures, etc., sont faits par la commune ; tandis que les grandes routes, les grandes mosques et les grandes places de
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march sont luvre de la tribu. Bien des vestiges de la culture en commun continuent dexister, et les maisons sont encore bties par ou avec laide de tous les hommes et de toutes les femmes du village. Les aides sont dun usage trs frquent, et on les convoque pour la culture des champs, pour la moisson, etc. Quant au travail professionnel, chaque commune a son forgeron, qui jouit de sa part de terre communale et travaille pour la commune ; quand la saison du labourage approche, cet ouvrier visite chaque maison et rpare les outils et les charrues, sans attendre aucun payement. La fabrication de nouvelles charrues est considre comme une uvre pieuse quon ne peut en aucune faon rcompenser en argent, ni par aucune autre forme de salaire. Comme les Kabyles connaissent dj la proprit prive, ils ont des riches et des pauvres parmi eux. Mais comme tous les gens qui vivent tout prs les uns des autres et savent comment la pauvret commence, ils la considrent comme un accident qui peut frapper chacun. Ne dis pas que tu ne porteras jamais le sac du mendiant, ni que tu niras jamais en prison , dit un proverbe des paysans russes ; les Kabyles le mettent en pratique, et on ne peut dcouvrir aucune diffrence dattitude entre riches et pauvres ; quand le pauvre convoque une aide , lhomme riche vient travailler dans son champ, tout comme le pauvre le fera rciproquement son tour 151. De plus, les djemmas rservent certains champs et jardins quelquefois cultivs en commun, pour lusage des membres les plus pauvres. Beaucoup de coutumes semblables continuent dexister. Comme les familles pauvres ne peuvent pas acheter de la viande, il en est achet rgulirement avec largent des amendes, ou avec les dons faits la djemma, ou encore avec le
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Lorsquon convoque une aide , il faut offrir un repas aux invits. Un de mes amis du Caucase me dit que, en Gorgie, quand un pauvre homme a besoin dune aide , il emprunte a un riche un mouton ou deux pour prparer le repas, et les membres de la commune apportent, outre leur propre travail, autant de provisions quil lui en faut pour payer sa dette. Une habitude semblable existe chez les Mordoviens. 157

produit des paiements pour lusage des cuves communales pour faire lhuile dolive ; cette viande est distribue en parts gales ceux qui nont pas les moyens den acheter eux-mmes. Lorsquun mouton ou un jeune buf est tu par une famille pour son propre usage et que ce nest pas un jour de march, le fait est annonc dans les rues par le crieur du village, afin que les malades et les femmes enceintes puissent venir en prendre ce quils en dsirent. Lentraide se manifeste dans toute la vie des Kabyles ; si lun deux, pendant un voyage ltranger, rencontre un autre Kabyle dans le besoin il doit venir son aide, dt-il risquer sa propre fortune ou sa vie ; faute de quoi la djemma de celui qui na pas t secouru peut porte plainte et la djemma de lhomme goste rparera immdiatement le dommage. Nous rencontrons l une coutume familire ceux qui ont tudi les guildes marchandes du moyen ge. Tout tranger qui entre dans un village kabyle a droit labri en hiver, et ses chevaux peuvent patre sur les terres communales pendant vingt-quatre heures. Mais en cas de ncessit, il peut compter sur une assistance presque illimite. Ainsi pendant la famine de 1867-68, les Kabyles reurent et nourrirent tous ceux qui cherchaient refuge dans leurs villages, sans distinction dorigine. Dans le district de Dellys, il ny eut pas moins de 12.000 personnes, venant de toutes les parties de lAlgrie, et mme du Maroc, qui furent nourries ainsi. Tandis quon mourait de faim en Algrie, il ny eut pas un seul cas de mort d cette cause sur le territoire kabyle. Les djemmas, se privant elles-mmes du ncessaire, organisrent des secours, sans jamais demander aucune aide du gouvernement, sans faire entendre la plainte la plus lgre ; elles considraient cela comme un devoir naturel. Et tandis que parmi les colons europens toutes sortes de mesures de police taient prises pour empcher les vols et le dsordre, rsultant de laffluence dtrangers, rien de semblable ne fut ncessaire sur le territoire des Kabyles : les djemmas navaient point besoin ni daide ni de protection du dehors 152.
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Hanoteau et Letourneux, La Kabylie, II, 58. Le mme respect envers les trangers est la rgle chez les Mongols. Le Mongol qui a 158

Je ne puis que citer rapidement deux autres traits des plus intressants de la vie des Kabyles : lanaya, ou protection assure des puits, des canaux, des mosques, des places de marchs, de certaines routes, etc., en cas de guerre, et les ofs. Dans lanaya nous avons une srie dinstitutions tendant la fois diminuer les maux de la guerre et prvenir les conflits. Ainsi la place du march est anaya, surtout si elle est situe sur une frontire et met en rapport des Kabyles et des trangers ; personne nose troubler la paix du march ; si un trouble slve, il est apais immdiatement par les trangers qui se sont runis dans la ville du march. La route que les femmes parcourent pour aller du village la fontaine est aussi anaya en cas de guerre, et ainsi de suite. Quand au of cest une forme trs rpandue de lassociation, ayant certains caractres communs avec les Brgschaften ou Gegilden du moyen ge. Ce sont des socits pour la protection mutuelle et pour toute sorte de besoins varis intellectuels, politiques et moraux qui ne peuvent tre satisfaits par lorganisation territoriale du village, du clan et de la confdration. Le of ne connat pas de limites de territoire ; il recrute ses membres dans les diffrents villages, mme parmi des trangers ; et il les protge dans toutes les ventualits possibles de la vie. Cest un effort pour ajouter au groupement territorial un groupement extraterritorial dans lintention de rpondre aux affinits mutuelles de toutes sortes qui se produisent sans gard aux frontires. La libre association internationale des gots et des ides individuelles que nous considrons comme lun des grands progrs de notre temps, a ainsi son origine dans lantiquit barbare. Les montagnards du Caucase nous offrent nombre dautres exemples de mme sorte extrmement instructifs. En tudiant les coutumes prsentes des Osstes leurs familles composes,
refus son toit un tranger doit payer entirement le prix du sang si ltranger a souffert de ce chef. Bastian, Der Mensch in der Geschichte, III, 231. 159

leurs communes et leurs conceptions de la justice Maxime Kovalevsky, dans un ouvrage remarquable, La coutume moderne et la loi ancienne , a mthodiquement retrac les dispositions analogues des vieux codes barbares et il a pris sur le vif les origines de la fodalit. Chez dautres groupes du Caucase, nous entrevoyons parfois comment la commune du village est ne lorsquelle ne descendait pas de la tribu mais se constituait par lunion volontaire de familles dorigine distincte. Ce fut rcemment le cas pour quelques villages Khevsoures dont les habitants prtrent le serment de communaut et fraternit 153. Dans une autre rgion du Caucase, le Daghestan, nous voyons ltablissement de relations fodales entre deux tribus, toutes deux conservant en mme temps leurs communes (et mme des traces des anciennes classes de lorganisation par gens) ; cest un exemple vivant de ce qui sest pass lors de la conqute de lItalie et de la Gaule par les barbares. Les Lezghines, qui avaient conquis plusieurs villages gorgiens et tartares dans le district de Zakataly, ne les rpartirent pas entre les familles des conqurants ; ils constiturent un clan fodal qui comprend aujourdhui 12.000 foyers dans trois villages et qui ne possde pas moins de vingt villages gorgiens et tartares en commun. Les conqurants divisrent leurs propres terres entre leurs clans, et ces clans les partagrent en parts gales entre les familles ; mais ils ne simmiscrent point dans les djemmas de leurs tributaires qui pratiquent encore lusage suivant, signal par Jules Csar : la djemma dcide chaque anne quelle part du territoire communal doit tre cultive, cet espace est divis en autant de parts quil y a de familles, et les parts sont tires au sort. Il est digne de remarque que, tandis que lon rencontre un certain nombre de proltaires parmi les Lezghines (qui vivent sous un rgime de proprit prive pour les terres, et de proprit
N. Khoudadoff, Notes sur les Khevsoures, dans Zapiski de la Socit gographique du Caucase, XIV, Tiflis, I, 1890, p. 68. Ils firent aussi le serment de ne pas pouser de filles nes au sein de leur union ; ceci montre un retour curieux aux anciennes rgles de la gens. 160

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commune pour les serfs 154), ils sont rares parmi leurs serfs gorgiens, qui continuent de possder leurs terres en commun. Le droit coutumier des montagnards du Caucase est peu prs le mme que celui des Longobards ou des Francs Saliens, et plusieurs de ses dispositions aident comprendre la procdure judiciaire des anciens barbares. tant dun caractre trs impressionnable, ils font tout ce quils peuvent pour empcher les querelles davoir une issue fatale. Ainsi, chez les Khevsoures les pes sont vite tires quand une querelle se dclare ; mais, si une femme slance et jette entre les combattants le fichu de linge quelle porte sur sa tte, les pes rentrent immdiatement dans leurs fourreaux et la querelle est apaise. La coiffure des femmes est anaya. Si une querelle na pas t arrte temps et sest termine par un meurtre, la somme payer en compensation est si considrable que lagresseur est entirement ruin pour toute sa vie, moins quil ne soit adopt par la famille lse ; sil a eu recours son pe dans une querelle sans importance et a inflig des blessures, il perd pour toujours la considration de son clan. Dans toutes les disputes, ce sont des mdiateurs qui se chargent darranger laffaire ; ils choisissent les juges parmi les membres du clan six pour les petites affaires, et de dix quinze pour les plus srieuses, et les observateurs russes tmoignent de labsolue incorruptibilit des juges. Le serment a une telle importance que les hommes qui jouissent de lestime gnrale sont dispenss de le prter : une simple affirmation suffit, dautant plus que dans les affaires, graves, le Khevsoure nhsite jamais reconnatre sa culpabilit (je parle, bien entendu, du Khevsoure qui na pas encore t atteint par la civilisation). Le serment est surtout rserv pour des cas tels que les disputes touchant la proprit, o il sagit de faire une certaine apprciation, en plus de la simple constatation des faits ; en ces occasions, les hommes dont laffirmation doit
154 DM. Bakradze, Notes sur le district de Zakataly dans les mmes Zapiski , XIV, I, p. 264. Les quipes en commun pour le labourage sont aussi frquentes chez les Lezghines que chez les Osstes. 161

dcider de la dispute, agissent avec la plus grande circonspection. En rgle gnrale, ce nest certainement pas un manque dhonntet ou de respect des droits de leurs congnres qui caractrise les socits barbares du Caucase. Les peuplades de lAfrique offrent une si grande varit de socits extrmement intressantes, comprenant tous les degrs intermdiaires depuis la commune villageoise primitive jusquaux monarchies barbares et despotiques, quil me faut abandonner lide de donner ici les rsultats, mmes sommaires, dune tude compare de leurs institutions 155. Il suffit de dire que, mme sous le plus horrible despotisme de leurs roitelets, les assembles des communes, appliquant le droit coutumier, restent souveraines pour une part importante des affaires. La loi de ltat permet au roi de mettre mort nimporte qui pour un simple caprice, ou mme simplement pour satisfaire sa gloutonnerie ; mais le droit coutumier du peuple continue de maintenir le rseau dinstitutions de soutien mutuel, qui se retrouvent chez dautres barbares et ont exist chez nos anctres. Chez quelques tribus plus favorises (dans le Bornou, lOuganda, lAbyssinie et surtout chez les Bogos), certaines dispositions du droit coutumier dnotent des sentiments vraiment empreints de grce et de dlicatesse. Les communes de village des indignes des deux Amriques ont le mme caractre. On a trouv les Toupis du Brsil vivant dans de longues maisons , occupes par des clans entiers cultivant en commun leurs champs de bl et de manioc. Les Aranis, dune civilisation bien plus avance, avaient lhabitude de cultiver leurs champs en commun ; il en est de mme pour les Oucagas, qui sous un systme de communisme primitif et de longues maisons , avaient appris btir de bonnes routes et cultiver diverses industries
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Voir Post, Afrikanische Jurisprudenz , Oldenburg, 1887 ; Munzinger, Ueber das Recht und Sillen der Bogos , Winterthur, 1589 ; Casalis,Les Basoutos, Paris, 1859 ; Maclean, Kafir Laws and Customs, Mount Coke, 1858, etc. 162

domestiques 156, tout aussi dveloppes que celles du commencement du moyen ge en Europe. Toutes ces peuplades vivaient sous le rgime dun droit coutumier semblable celui dont nous avons donn des exemples dans les pages prcdentes. A une autre extrmit du monde nous trouvons la fodalit malaise, mais cette fodalit a t impuissante draciner les negarias, ou communes villageoises dont chacune possde en commun au moins une partie de la terre, et qui, quand la ncessit se prsente, font des redistributions de terres parmi les diffrentes negarias de la tribu 157. Chez les Alfourous de Minahasa nous trouvons le roulement communal des rcoltes ; chez les tribus indiennes des Wyandots nous avons les redistributions priodiques des terres dans la tribu, et la culture du sol par le clan ; dans toutes les parties de Sumatra o les institutions musulmanes nont pas encore totalement dtruit la vieille organisation, nous trouvons la famille compose (souka) et la commune villageoise (kota) qui conserve son droit sur la terre, mme si une partie de cette terre a t dfriche sans son autorisation 158. Cest dire que nous retrouvons l toutes les coutumes pour se protger mutuellement et pour prvenir les querelles et les guerres, coutumes qui ont t brivement indiques dans les pages prcdentes comme caractristiques de la commune villageoise. On peut mme dire que plus la coutume de la possession en commun de la terre a t maintenue dans son intgrit, plus douce et meilleures sont les murs. De Stuers affirme dune faon positive que cest chez les tribus o linstitution de la commune villageoise a t le moins dnature par les conqurants, quil y a le moins dingalits de fortune et le moins de cruaut, mme dans les prescriptions de la loi du talion. Au contraire, partout o la commune villageoise a t
Waitz, III, 423 et suiv. 157 Post, Studien zur Entwiciklungsgeschichte des Familien-Rechts, Oldenburg, 1889, p. 270 et suiv. 158 Powell, Annual Report of the Bureau of Ethnography , Washington, 1881, cit dans les Studien de Post, p. 290 ; Bastian, Inselgruppen in Oceanien , 1888, p. 88.
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entirement dissoute, les habitants ont souffert la plus terrible oppression de leurs matres despotiques 159 . Cela est tout naturel. Quand Waitz remarque que les tribus qui ont conserv leurs confdrations tribales possdent un dveloppement plus lev et ont une plus riche littrature que les tribus qui ont perdu les vieux liens dunion, il ne fait que constater ce qui pouvait tre prvu davance. De nouveaux exemples nous entraneraient des rptitions fatigantes tant est frappante la ressemblance entre les socits barbares sous tous les climats et chez toutes les races. Le mme processus dvolution sest accompli dans lhumanit avec une tonnante similitude. Lorsque lorganisation par clans fut attaque du dedans par la famille spare et du dehors par le dmembrement des clans migrants et la ncessit dadmettre des trangers de descendance diffrente, alors la commune villageoise, base sur une conception territoriale, fit son apparition. Cette nouvelle institution, qui tait sortie naturellement de la prcdente le clan permit aux barbares de traverser une priode trs trouble de leur histoire sans tre disperss en familles isoles qui auraient succomb dans la lutte pour la vie. De nouvelles formes de culture se dvelopprent sous la nouvelle organisation ; lagriculture atteignit un tat qui a rarement t surpass jusqu aujourdhui ; les industries domestiques furent portes un haut degr de perfection. Les solitudes furent conquises, elles furent coupes par des routes et peuples de groupes sortis comme des essaims des communauts mres. Des marchs furent tablis et des fortins furent levs, ainsi que des sanctuaires pour le culte en commun. La conception dune union plus large, tendue des peuplades entires et plusieurs peuplades dorigines diverses fut lentement labore. Lancienne conception de justice, qui ne contenait quune ide de vengeance, subit une lente et profonde modification la rparation du tort caus se substituant la vengeance. La loi coutumire qui est encore la
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De Stuers, cit par Waitz, V, 141. 164

loi de la vie quotidienne pour les deux tiers et plus de lhumanit, fut labore sous cette organisation, ainsi quun systme dhabitudes tendant empcher loppression des masses par les minorits, dont la puissance grandissait en proportion des facilits offertes laccumulation de richesses particulires. Telle fut la nouvelle forme que prirent les tendances des masses vers lappui mutuel. Et le progrs conomique, intellectuel et moral que lhumanit accomplit sous cette nouvelle forme populaire dorganisation fut si grand que les tats, quand ils commencrent plus tard se constituer, prirent simplement possession, dans lintrt des minorits, de toutes les fonctions judiciaires, conomiques, administratives exerces auparavant, dans lintrt de tous, par la commune villageoise.

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Chapitre V LENTRAIDE DANS LA CIT DU MOYEN GE.


Croissance de lautorit dans la socit barbare. Le servage dans les villages. Rvolte des villes fortifies ; leur libration, leurs chartes .- La guilde. Double origine de la cit libre du moyen ge. Souverainet judiciaire et administrative. Le travail manuel considr comme honorable. Le commerce par la guilde et par la cit.

La sociabilit et le besoin daide et de soutien mutuels sont tellement inhrents la nature humaine qu aucune poque de lhistoire nous ne trouvons les hommes vivant par petites familles isoles, se combattant les unes les autres pour assurer leurs moyens dexistence. Au contraire, les recherches modernes, comme nous lavons vu dans les deux chapitres prcdents, montrent que ds le commencement mme de leur vie prhistorique, les hommes formaient des agglomrations de gentes, clans ou tribus, maintenues par lide dune origine commune et par ladoration danctres communs. Pendant des milliers et des milliers dannes cette organisation servit de lien entre les hommes, quoiquil ny et dautorit daucune sorte pour limposer ; elle exera une influence profonde sur le dveloppement ultrieur de lhumanit ; et quand les liens de commune origine furent relchs par les grandes migrations, tandis que le dveloppement de la famille spare lintrieur du clan dtruisait lancienne unit, une nouvelle forme dunion se dveloppa, territoriale en principe : ce fut la commune du village que cra alors le gnie social de lhomme. Cette institution, son tour, maintint lunion ncessaire, permettant
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lhomme de poursuivre le dveloppement ultrieur des formes de la vie sociale, de franchir une des priodes des plus sombres de lhistoire sans laisser la socit se dissoudre en de vagues agrgations de familles et dindividus, et dlaborer nombre dinstitutions secondaires, dont plusieurs ont survcu jusqu nos jours. Nous allons examiner maintenant ce nouveau dveloppement de la tendance, toujours vivace, vers lentraide. Commenant par les communes villageoises des soi-disant barbares, une poque o nous voyons clore une nouvelle civilisation aprs la chute de lEmpire romain, nous avons tudier les nouveaux aspects que les tendances sociales des masses prirent au moyen ge, particulirement dans les guildes et les cits mdivales. Loin dtre les animaux combatifs auxquels on les a souvent compars, les barbares des premiers sicles de notre re comme tant de Mongols, dAfricains, dArabes, etc., qui sont encore dans le mme tat les barbares prfraient invariablement la paix la guerre. Quelques tribus furent une exception : celles qui avaient t refoules durant les grandes migrations dans des dserts ou des montagnes improductives, se trouvrent ainsi forces de piller priodiquement leurs voisins plus favoriss. Mais part celles-l, la grande masse des Teutons, des Saxons, des Celtes, des Slaves, etc., retournrent leur bche et leurs troupeaux trs vite aprs quils se furent tablis dans les territoires nouvellement conquis. Les plus anciens codes barbares nous prsentent dj des socits composes de pacifiques communes agricoles et non de hordes dhommes en guerre les uns contre les autres. Ces barbares couvrirent le sol de villages et de fermes 160 ; ils dfrichrent les forts, construisirent des ponts sur les torrents, colonisrent les solitudes qui taient auparavant tout fait inhabitables, et ils
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W. Arnold, dans Wanderungen und Ansiedelungen der deutschen Stamme, p. 431, assure mme que la moiti des terres labourables aujourdhui dans le centre de lAllemagne doit avoir t dfriche du VI au IX sicle. Nitzsch (Geschichte des deutschen Volkes, Leipzig, 1888, vol. I) partage la mme opinion. 167

abandonnrent les hasardeuses expditions guerrires des bandes, schol, ou compagnies, rassembles par des chefs temporaires, qui erraient, offrant leur esprit aventureux, leurs armes et leur connaissance de la guerre, pour protger des populations qui dsiraient la paix avant tout. Ces guerriers, avec leurs bandes, venaient, restaient quelque temps, puis partaient ; ils poursuivaient leurs dissensions de famille ; mais la grande masse du peuple continuait cultiver le sol, ne donnant que peu dattention ces guerriers cherchant imposer leur domination, tant quils nempitaient pas sur lindpendance des communes villageoises 161. Peu peu les nouveaux occupants de lEurope crrent les rgimes de possession de la terre et de culture du sol qui sont encore en vigueur parmi des centaines de millions dhommes ; ils laborrent le systme des compensations pour les dommages au lieu de la loi du talion des anciennes tribus ; ils apprirent les premiers rudiments de lindustrie ; et en mme temps quils fortifiaient leurs villages de murs palissads, quils levaient des tours et des forts en terre o se rfugier au cas dune nouvelle invasion, ils abandonnrent la tche de dfendre ces tours et ces forts ceux qui se faisaient une spcialit du mtier de la guerre. Cest ainsi que les tendances pacifiques des barbares et non les instincts guerriers quon leur prte les asservirent par la suite des chefs militaires. Il est vident que le genre de vie des bandes armes offrait plus de facilits pour senrichir que les cultivateurs du sol nen pouvaient trouver dans leurs communauts agricoles. Encore aujourdhui nous voyons que des hommes darmes se runissent parfois pour massacrer les Matabls et pour les dpouiller de leurs troupeaux, quoique les Matabls ne dsirent que la paix et soient prts lacheter un prix lev. Les schol dautrefois ntaient certainement pas plus scrupuleuses que les schol daujourdhui. Les troupeaux de bestiaux, le fer (qui avait un trs haut prix cette
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Leo et Botta, Histoire dItalie, dition franaise, 1844, t. I, p. 37. 168

poque 162 et les esclaves taient appropris de cette faon ; et quoique la plupart de ces acquisitions fussent gaspilles sur place dans ces rjouissances glorieuses dont la posie pique parle tant, une partie des richesses servait cependant de nouveaux enrichissements. Il y avait abondance de terres incultes et il ne manquait point dhommes prts les cultiver, sils pouvaient seulement obtenir le btail et les instruments ncessaires. Des villages entiers, ruins par des pizooties, des pestes, des incendies ou des incursions de nouveaux immigrants, taient souvent abandonns par leurs habitants, qui sen allaient la recherche de nouvelles demeures. Cela se passe encore ainsi en Russie en des circonstances semblables. Et si un des hirdmen des compagnonnages arms offrait ces paysans quelques bestiaux pour une nouvelle installation, du fer pour faire une charrue, sinon la charrue elle-mme, sa protection contre de nouvelles incursions et lassurance dun certain nombre dannes libres de toute obligation avant quils aient commencer sacquitter de la dette contracte, ils stablissaient sur sa terre ; puis, aprs une lutte pnible contre les mauvaises rcoltes, les inondations et les pidmies, lorsque ces pionniers commenaient rembourser leurs dettes, des obligations de servage leur taient imposes par le protecteur militaire du territoire. Des richesses saccumulaient certainement de cette faon, et le pouvoir suit toujours la richesse 163. Cependant plus nous pntrons dans la
La somme payer pour le vol dun simple couteau tait de 15 solidi, et pour les ferrures dun moulin, 45 solidi (voir sur ce sujet Lamprecht,Wirthschaft und Recht der Franken , dans Raumer, Historisches Taschenbach, 1883, p. 52). Suivant la loi ripuaire, lpe, la lance ou larmure de fer dun guerrier atteignait la valeur dau moins 25 vaches ou deux annes de travail dun homme libre. Une cuirasse seule tait value dans la loi salique (Desmichels, cit par Michelet) 36 boisseaux de bl. 163 La principale richesse des chefs consista pendant longtemps en domaines personnels peupls en partie desclaves prisonniers, mais surtout dhommes libres amens stablir de la faon qui vient dtre dcrite. Sur lorigine de la proprit, voir Inama Sternegg, Die
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vie de ces poques, vers le VIe et le VIIe sicle de notre re, plus nous voyons quun autre lment, outre la richesse et la force militaire, fut ncessaire pour constituer lautorit du petit nombre. Ce fut un lment de loi et de droit, le dsir des masses de maintenir la paix et dtablir ce quelles considraient comme juste, qui donna aux chefs des schol rois, ducs, kniazes et autres la force quils acquirent deux ou trois cents ans plus tard. Cette mme ide de la justice, conue comme une vindicte quitable pour chaque tort, ide qui stait dveloppe sous le rgime de la tribu, se retrouve travers lhistoire des institutions postrieures et, plus que les causes militaires ou conomiques, cette ide devient la base sur laquelle se fonda lautorit des rois et des seigneurs fodaux. Ce fut une des principales proccupations des communes villageoises barbares (de mme que chez nos contemporains barbares) de mettre terme, aussi vite que possible, aux vengeances que suscitait la conception courante de la justice. Quand une querelle naissait, la commune intervenait immdiatement, et aprs que lassemble du peuple avait entendu laffaire, elle fixait la compensation payer la personne lse ou sa famille (le wergeld) ; ainsi que le fred, ou amende pour la violation de la paix, qui devait tre paye la commune. Les querelles intrieures taient aisment apaises de cette faon. Mais quand, malgr toutes les mesures prises pour les prvenir, des dissensions clataient entre deux diffrentes tribus, ou deux confdrations de tribus 164, la difficult tait de trouver un arbitre capable de formuler une sentence dont la dcision ft accepte par les deux parties, tant en raison de son impartialit que pour sa connaissance de la loi ancienne. Cette difficult tait dautant plus grande que les lois
Ausbildung der grossen Grundberrschaften in Deutschland dans Forschungen de Schmoller, vol. I, 1878 ; F. Dahn, Urgeschichte der germanischen und romanischen Volker, Berlin, 1881 ; Maurer, Dorfverfassung ; Guizot, Essais sur lhistoire de France ; Maine, Village Community ; Botta,Histoire dItalie ; Seebom, Vinogradov, J. R. Green, etc. 164 Voyez sir Henry Maine, International Law , Londres, 1888.
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coutumires des diffrentes tribus et confdrations variaient, quant la compensation due selon les diffrents cas. Aussi priton lhabitude de choisir larbitre parmi certaines familles ou tribus, rputes pour avoir conserv la loi ancienne dans sa puret et verses dans la connaissance des chants, triades, sagas, etc., au moyen desquels la loi se perptuait dans les mmoires. Aussi, cette tradition de la loi devint une sorte dart, un mystre , soigneusement transmis dans certaines familles de gnration en gnration. Ainsi en Islande et dans dautres pays scandinaves, chaque Allthing, ou assemble nationale, un lvsgmathr rcitait la loi entire de mmoire pour ldification de lassemble. En Irlande il y avait, comme on sait, une classe spciale dhommes rputs pour leur connaissance des vieilles traditions, et par cela mme jouissant dune grande autorit en tant que juges 165. Quand nous voyons dautre part dans les annales russes que certaines tribus du Nord-Ouest de la Russie, pousses par le dsordre croissant qui rsultait de la lutte des clans contre les clans en appelrent aux varingiar normands pour tre leurs juges et commander des schol guerrires ; quand nous voyons les kniazes, ou ducs, lus dans la mme famille normande pendant les deux cents ans qui suivirent, il nous faut reconnatre que les Slaves supposaient aux Normands une meilleure connaissance de la loi qui serait accepte par leurs diffrentes peuplades. En ce cas la possession de runes pour la transmission des anciennes coutumes, tait un avantage marqu en faveur des Normands ; mais dans dautres cas, il y a de vagues indices qui nous montrent quon en appelait la plus ancienne branche de la peuplade, celle que lon supposait tre la branche-mre, pour fournir des juges dont les dcisions taient acceptes comme justes 166 ; tandis qu une poque postrieure, nous voyons une
Ancient Laws of Ireland , Introduction ; E. Nys, tudes de droit international , t. 1, 1896, pp. 86 et suiv. Parmi les Osstes, les arbitres de trois des plus vieux villages jouissent dune rputation spciale (M. Kovalevsky, Coutumes modernes et lois anciennes, Moscou, 1886, Il, 217, en russe). 166 Il est permis de penser que cette conception (qui se rattache la conception de la tanistry ) tint une place importante dans la vie de
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tendance marque choisir les arbitres parmi le clerg chrtien, qui sen tenait encore au principe fondamental du christianisme, oubli aujourdhui, daprs lequel les reprsailles ne sont pas un acte de justice. A cette poque, le clerg chrtien ouvrait les glises comme lieux dasile pour ceux qui fuyaient des vengeances sanglantes, et il agissait volontiers comme arbitre dans les cas criminels, sopposant toujours au vieux principe tribal qui demandait une vie pour une vie, une blessure pour une blessure. En rsum plus nous pntrons profondment dans lhistoire des institutions primitives, moins nous trouvons de fondement pour la thorie militaire de lorigine de lautorit. Lautorit qui plus tard devint une telle source doppression, semble, au contraire, devoir son origine aux tendances pacifiques des masses. Dans tous ces cas le fred, qui montait souvent la moiti de la compensation, revenait lassemble du peuple, et depuis des temps immmoriaux on lemployait des uvres dutilit et de dfense commune, Il a encore la mme destination (lrection de tours) chez les Kabyles et chez certaines tribus mongoles ; et nous avons des preuves formelles que mme plusieurs sicles plus tard, les amendes judiciaires, Pskov et dans plusieurs villes franaises et allemandes, continurent tre employes pour la rparation des murs de la ville 167. Il tait donc tout fait naturel que les amendes fussent remises celui qui trouvait la sentence , au juge, oblig en retour dentretenir une schola dhommes arms pour la dfense du territoire, et pour lexcution des sentences. Ceci devint une coutume universelle au VIIIe et au IXe sicle, mme quand la personne lue pour trouver les sentences tait un vque. Il y a
cette poque ; mais il na pas encore t fait de recherches dans cette voie. 167 Il est expressment dclar dans la charte de Saint-Quentin de lan 1002 que la ranon de maisons condamnes tre dmolies pour crime, devrait tre aux murs de la cit. La mme destination tait donne a lUngeld dans les cits allemandes. Pskov, la cathdrale tait la banque des amendes, et on prenait de largent ce fond pour les murs. 172

l en germe la combinaison de ce que nous appellerions aujourdhui le pouvoir judiciaire avec le pouvoir excutif. Mais les attributions du duc ou roi taient strictement limites ces deux fonctions. Il ntait pas le matre du peuple le pouvoir suprme appartenant encore lassemble du peuple ni mme le commandant de la milice populaire : quand le peuple prenait les armes, il marchait command par un chef distinct, lu lui aussi, qui ntait pas un subordonn mais un gal du roi 168. Le roi tait le matre seulement sur son domaine personnel. Dans le langage barbare, le mot konung, koning ou cyning, synonyme du mot latin rex, navait pas dautre sens que celui de chef ou commandant temporaire dune troupe dhommes. Le commandant dune flottille de bateaux, ou mme dun simple bateau pirate tait aussi unkonung, et jusqu aujourdhui le chef de pche en Norvge est appel Not-kong le roi des filets 169. La vnration qui sattacha plus tard la personne du roi nexistait pas encore, et tandis que la trahison la tribu tait punie de mort, le meurtre dun roi pouvait tre rachet par le paiement dune compensation : la seule diffrence tait quun roi tait valu plus cher quun homme libre 170. Et lorsque le roi Knu (ou Canut) eut tu un homme de sa propre schola, la saga le reprsente convoquant ses camarades un thing o il se tint genoux implorant son
Sohm, Frankische Rechts-und Gerichtsverfassung , p. 23 ; aussi Nitzseh, Geschichte des deutschen Volkes, 1, 78. 169 Voyez les excellentes remarques sur ce sujet dans les Lettres sur lhistoire de France dAugustin Thierry, 7e lettre. Les traductions barbares de certaines parties de la Bible sont trs instructives sur ce point. 170 Trente-six fois plus quun noble, suivant la loi anglo-saxonne. Dans le code de Rothari le meurtre dun roi est cependant puni de mort ; mais (sans vouloir mentionner linfluence romane) cette nouvelle disposition fut introduite (en 646) dans la loi lombarde comme le font remarquer Leo et Botta - pour protger le roi contre la loi du talion. Le roi tant lui-mme ce moment lexcuteur de ses sentences (comme le fut autrefois la tribu) il devait tre protg par une disposition spciale dautant plus que plusieurs rois lombards, avant Rothari, avaient t tus lun aprs lautre. (Leo et Botta, loc. cit., I, 66-90.)
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pardon. On le lui accorda, mais pas avant quil et promis de payer neuf fois la compensation dusage, dont un tiers tait pour lui-mme pour compenser la perte dun de ses hommes, un tiers aux parents de lhomme tu et un tiers (le fred) la schola 171. Il fallut un changement complet des conceptions courantes, sous la double influence de lglise et des lgistes verss en droit romain, pour quune ide de saintet sattacht la personne du roi. Nous serions entrans hors des limites de cet essai si nous voulions suivre le dveloppement graduel de lautorit dont nous venons dindiquer les lments. Des historiens tels que Mr. et Mrs. Green pour lAngleterre, Augustin Thierry, Michelet et Luchaire pour la France, Kaufmann, Jansen, W. Arnold et mme Nitzsch pour lAllemagne, Leo et Botta pour lItalie, Bilaeff, Kostomaroff et leurs continuateurs pour la Russie et bien dautres, ont suffisamment racont cette histoire. Ils ont montr comment les populations, dabord libres, avaient consenti nourrir une partie de leurs dfenseurs militaires, pour devenir peu peu les serfs de ces protecteurs ; comment lhomme libre fut souvent rduit la dure ncessit de devenir le protg soit de lglise, soit dun seigneur ; comment chaque chteau de seigneurs ou dvques devint un repaire de brigands, comment la fodalit fut impose, en un mot, et comment les croisades, en librant les serfs qui prenaient la croix, donnrent la premire impulsion lmancipation du peuple. Tout ceci na pas besoin dtre redit ici, notre but principal tant de suivre le gnie constructif des masses dans leurs institutions dentraide. * ** Au moment o les derniers vestiges de la libert barbare semblaient prs de disparatre, la vie europenne prit une
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Kaufmann, Deutsche Geschichte, vol. I, Die Germanen der Urzeit , p. 133. 174

nouvelle direction. LEurope, tombe sous la domination de milliers de gouvernants, semblait marcher, comme les civilisations antrieures, vers un rgime de thocraties et dtats despotiques, ou bien vers un rgime de monarchies barbares, comme celles que nous trouvons de nos jours en Afrique ; mais alors il se produisit un mouvement semblable celui qui donna naissance aux cits de la Grce antique. Avec une unanimit qui semble presque incomprhensible, et qui pendant longtemps ne fut pas comprise par les historiens, les agglomrations urbaines de toutes sortes, et jusquaux plus petits bourgs, commencrent secouer le joug de leurs matres spirituels et temporels. Le village fortifi se souleva contre le chteau du seigneur, le dfia dabord, lattaqua ensuite et finalement le dtruisit. Le mouvement stendit de place en place, entranant toutes les villes de lEurope et en moins de cent ans des cits libres taient cres sur les ctes de la Mditerrane, de la mer du Nord, de la Baltique, de lOcan Atlantique, jusquaux fjords de Scandinavie ; au pied des Apennins, des Alpes, de la FortNoire, des Grampians et des Carpathes ; dans les plaines de Russie, de Hongrie, de France, dEspagne. Partout avait lieu la mme rvolte, avec les mmes manifestations, passant par les mmes phases, menant aux mmes rsultats. Partout o les hommes trouvaient, ou espraient trouver quelque protection derrire les murs de leur ville, ils instituaient leurs conjurations , leurs fraternits , leurs amitis , unis dans une ide commune, et marchant hardiment vers une nouvelle vie dappui mutuel et de libert. Ils russirent si bien quen trois ou quatre cents ans ils changrent la face mme de lEurope. Ils couvrirent les pays de beaux et somptueux difices, exprimant le gnie des libres unions dhommes libres et dont la beaut et la puissance dexpression nont pas t gales depuis ; ils lgurent aux gnrations suivantes tous les arts, toutes les industries, dont notre civilisation actuelle, avec toutes ses acquisitions et ses promesses pour lavenir, nest quun dveloppement. Et si nous essayons de dcouvrir les
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forces qui ont produit ces grands rsultats, nous les trouvons, non dans le gnie de hros individuels, non dans la puissante organisation des grands tats ou dans les capacits politiques de leurs gouvernants, mais dans ce courant mme dentraide et dappui mutuel que nous avons vu luvre dans la commune du village et que nous retrouvons, au moyen ge, vivifi et renforc par une nouvelle sorte dunions, inspires du mme esprit, mais formes sur un nouveau modle : les guildes. Il est prouv aujourdhui que la fodalit nimpliquait pas une dissolution de la commune du village. Quoique le seigneur et russi imposer le travail servile aux paysans et se ft appropri les droits qui appartenaient auparavant la commune du village (impts, mainmortes, droits sur les hritages et les mariages) les paysans avaient, nanmoins, conserv les deux droits fondamentaux de leurs communauts : la possession en commun de la terre et lauto-juridiction. Au vieux temps quand un roi envoyait son prvt un village, les paysans le recevaient avec des fleurs dans une main et les armes dans lautre, et lui demandaient quelle loi il avait lintention dappliquer : celle quil trouverait au village ou celle quil apportait avec lui ? Dans le premier cas ils lui tendaient les fleurs et le recevaient ; dans le second cas ils le repoussaient avec leurs armes 172. Plus tard ils acceptrent lenvoy du roi ou du seigneur quils ne pouvaient refuser ; mais ils conservaient la juridiction de lassemble populaire et nommaient eux-mmes six, sept, ou douze juges, qui sigeaient avec le juge du seigneur en prsence de lassemble et agissaient soit comme arbitres, soit pour trouver la sentence. Dans la plupart des cas le juge impos navait rien faire qu confirmer la sentence et prlever le fred dusage. Ce droit prcieux dauto-juridiction, qui cette poque signifiait auto-administration et auto-lgislation, avait
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Dr. F. Dahn, Urgeschichte der germanischen und romanischen Volker, Berlin, 1881, vol. I, 96. 176

t maintenu travers toutes les luttes. Mme les lgistes dont Charlemagne tait entour ne purent labolir ; ils furent obligs de le confirmer. En mme temps, pour toutes les affaires concernant le domaine de la communaut, lassemble du peuple conservait sa suprmatie et (comme la montr Maurer) revendiquait souvent la soumission du seigneur lui-mme dans les affaires de possession de terres. Nul dveloppement de la fodalit ne put vaincre cette rsistance ; et lorsquaux IXe et Xe sicles, les invasions des Normands, des Arabes et des Ougres eurent prouv que les schol militaires taient de peu de valeur pour arrter les envahisseurs, un mouvement gnral commena dans toute lEurope pour protger les villages par des murs de pierres et des citadelles. Des milliers de centres fortifis furent levs grce lnergie des communes villageoises ; et une fois quelles eurent bti leurs murs, et quun intrt commun se trouva cr dans ce nouveau sanctuaire les murs de la ville les communeux comprirent quils pouvaient dornavant rsister aux empitements de leurs ennemis intrieurs, les seigneurs, aussi bien quaux invasions des trangers. Une nouvelle vie de libert commena se dvelopper dans ces enceintes fortifies. La cit du moyen ge tait ne 173.
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Si je suis ainsi les thories dfendues depuis longtemps par Maurer (Geschichte der Stadteverfassung in Deutschland, Erlangen, 1869) cest parce quil a clairement dmontr comment la commune du village sest transforme en cit mdivale par une volution ininterrompue et que seule cette manire de voir peut expliquer luniversalit du mouvement communaliste. Savigny et Eichtorn et leurs continuateurs ont certainement prouv que les traditions des municipes romains navaient jamais entirement disparu. Mais ils ne tiennent aucun compte de la priode des communes villageoises qui, chez les barbares, prcdrent les villes. Le fait est que, chaque fois que la civilisation recommena de nouveau, en Grce, Rome ou dans lEurope centrale, elle passa par les mmes phases - la tribu, la commune villageoise, la cit libre, ltat - chacun reprsentant une volution naturelle de la phase prcdente. Bien entendu, lexprience de chaque civilisation ntait pas perdue. La Grce (influence ellemme par les civilisations de lOrient) influena Rome, et Rome a influenc notre civilisation ; mais chacune de ces civilisations 177

Nulle priode de lhistoire ne peut mieux montrer le pouvoir crateur des masses populaires que le Xe et le XIe sicles, lorsque les villages et les places de march fortifis, autant d oasis dans la fort fodale commencrent se librer du joug des seigneurs, et lentement prparrent la future organisation de la cit ; mais, malheureusement, cest une priode sur laquelle les renseignements historiques sont particulirement rares : nous connaissons les rsultats, mais nous savons peu touchant les moyens par lesquels ils furent obtenus. A labri de leurs murs, les assembles populaires des cits soit compltement indpendantes, soit conduites par les principales familles nobles ou marchandes conquirent et conservrent le droit dlire le dfenseur militaire de la ville et le suprme magistrat, ou au moins de choisir entre ceux qui prtendaient occuper cette position. En Italie, les jeunes communes renvoyaient continuellement leurs dfenseurs ou domini , combattant ceux qui refusaient de sen aller. La mme chose se passait dans lEst. En Bohme, les riches et les pauvres la fois (Bohemic gentis magni et parvi, nobiles et ignobiles ) prenaient part llection 174 ; tandis que lesvietchs(assembles du peuple) des cits russes lisaient rgulirement leurs ducs choisis toujours dans la famille des Rurik, faisaient leurs conventions avec eux et renvoyaient leur kniaz sils en taient mcontents 175. A la mme poque,
commena de mme par la tribu. Et si nous ne pouvons pas dire que nos tats sont la continuation de ltat romain, nous ne pouvons pas dire non plus que les cits du moyen ge en Europe (y compris la Scandinavie et la Russie) furent une continuation des cits romaines. Elles taient une continuation des communauts villageoises barbares, influences jusqu un certain point par les traditions des villes romaines. 174 M. Kovalevsky, Modern Customs and Ancient Laws of Russia (Ilchester Lectures, London, 189,1, lecture 4). 175 Il a fallu beaucoup de recherches avant de pouvoir tablir ce caractre de la priode quon a nomme la priode oudielnyi ; ces recherches se trouvent dans les ouvrages de Bilaeff (Rcits tirs de lhistoire russe), Kostomaroff (Les Commencements de lautocratie en Russie) et particulirement dans celui du professeur Serghievitch (le 178

dans la plupart des cits de lOuest et du Sud de lEurope, la tendance tait de prendre pour dfenseur un vque lu par la cit elle-mme ; et tant dvques se mirent la tte de la rsistance pour la protection des immunits des villes et la dfense de leurs liberts, que beaucoup dentre eux furent, aprs leur mort, considrs comme des saints et devinrent les patrons de diffrentes cits : saint Uthelred de Winchester, saint Ulrik dAugsbourg, saint Wolfgang de Ratisbonne, saint Hribert de Cologne, saint Adalbert de Prague et ainsi de suite. Beaucoup dabbs et de moines devinrent aussi des saints patrons de cits, pour avoir soutenu le parti des droits du peuple 176 ; Avec ces nouveaux dfenseurs laques ou clricaux les citoyens conquirent lentire autonomie juridique et administrative pour leurs assembles 177 populaires . Tout le progrs de libration saccomplit par une suite imperceptible dactes de dvouement la chose commune, venant dhommes du peuple de hros inconnus dont les noms mmes nont pas t conservs par lhistoire. Le merveilleux mouvement de la Trve de Dieu (treuga Dei), par lequel les masses populaires sefforcrent de mettre une limite aux interminables dissensions de familles nobles, sortit des
Vietch et le Prince). On trouvera des indications sur cette priode en anglais, dans louvrage de M. Kovalevsky, que nous venons de citer ; en franais dans lHistoire de la Russie de Rambaud ; ainsi quun court rsum dans larticle Russie de la dernire dition de la Chamberss Encyclopdia. 176 Ferrari, Histoire des rvolutions dItalie, I, 257 ; Kallsen, Die deutschen Stdte im Mittelalter , vol. I (Halle, 1891. 177 Voyez les excellentes remarques de Mr. G. L. Gomme touchant les assembles du peuple Londres (The Literature of Local Institutions, Londres, 1886, p. 76). Il faut cependant remarquer que dans les cits royales, les assembles du peuple nobtinrent jamais lindpendance quelles eurent ailleurs. Il est mme certain que les villes de Moscou et de Paris furent choisie par les rois et par lglise comme les berceaux de la future autorit royale dans ltat ; parce que ces villes ne possdaient pas la tradition dassembles populaires accoutumes agir souverainement en toute chose.
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jeunes cits, dont les citoyens et les vques sefforcrent dtendre aux nobles la paix quils avaient tablie lintrieur de leurs murailles 178. Dj cette poque les cits commerciales dItalie, et en particulier Amalfi (qui lisait ses consuls depuis 844, et changeait frquemment ses doges au Xe sicle) 179 craient la loi coutumire maritime et commerciale qui devint plus tard un modle pour toute lEurope ; Ravenne labora son organisation des mtiers, et Milan, qui avait fait sa premire rvolution en 980, devint un grand centre de commerce, ses mtiers jouissant dune complte indpendance depuis le XIe sicle 180. De mme pour Bruges et Gand ; de mme aussi pour plusieurs cits de France dans lesquelles le Mahl ou Forum tait devenu une institution tout--fait indpendante 181. Ds cette priode commena luvre de dcoration artistique des villes par les monuments que nous admirons encore et qui tmoignent hautement du mouvement intellectuel de ce temps. Les basiliques furent alors renouveles dans presque tout lunivers , crit Raoul Glaber dans sa chronique, et quelques-uns des plus beaux monuments de larchitecture du moyen ge datent de cette priode : la merveilleuse vieille glise de Brme fut btie au Xe sicle, Saint-Marc de Venise fut achev en 1071, et le beau dme de Pise en 1063. En ralit le mouvement intellectuel quon a
A. Luchaire Les communes franaises ; aussi Kluckohn Geschichte des Gottesfrieden, 1857. L. Smichon (La paix et la trve de Dieu, 2 vol., Paris, 1869) a essay de reprsenter le mouvement communal comme issu de cette institution. En ralit, la trve de Dieu, de mme que la ligue forme sous Louis le Gros dans un but de protection la fois contre les brigandages des nobles et contre les invasions normandes, fut un mouvement absolument populaire . Le seul historien qui mentionne cette dernire ligue Vitalis la dcrit comme une commune populaire ( Considrations sur lhistoire de France dans le vol. IV des uvres dAugustin Thierry, Paris, 1868, p. 191 et note). 179 Ferrari, I, 152, 263, etc. 180 Perrens, Histoire de Florence, I, 188 ; Ferrari, loc. cit., I, 283. 181 Augustin Thierry, Essai sur lhistoire du Tiers-tat , Paris, 1875, p. 414, note.
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dcrit sous le nom de Renaissance du XIIe sicle 182 et de Rationalisme du XIIe sicle ce prcurseur de la Rforme 183 datent de cette poque, alors que la plupart des cits taient encore de simples agglomrations de petites communes villageoises ou de paroisses enfermes dans une enceinte fortifie. Cependant, outre le principe de la commune villageoise, il fallait un autre lment pour donner ces centres grandissants de libert et de lumires, lunit de pense et daction et linitiative qui firent leur force aux XIIe et XIIIe sicles. La diversit croissante des occupations, des mtiers et des arts et lextension du commerce avec les pays lointains faisaient dsirer une nouvelle forme dunion, et llment ncessaire pour cette union fut fourni par les guildes. On a crit quantit douvrages sur ces associations qui sous le nom de guildes, fraternits, amitis ou droujestva , minne , artels en Russie,esnaifs en Serbie et en Turquie, amkari en Gorgie, etc., prirent un dveloppement si considrable au moyen ge et jourent un rle si important dans lmancipation des cits. Mais il fallut plus de soixante ans aux historiens pour reconnatre luniversalit de cette institution et son vrai caractre. Aujourdhui seulement, depuis que des centaines de statuts de guildes ont t publis et tudis et que lon connat leurs rapports dorigine avec les collegi romains et les anciennes unions de la Grce et de lInde 184, nous pouvons en parler en pleine connaissance de cause ; et nous pouvons affirmer avec certitude que ces fraternits reprsentaient un
F. Rocquain, La Renaissance au XIIe sicle dans les tudes sur lhistoire de France , Paris, 1875, pp. 55-117. 183 N. Kostomaroff, Les rationalistes du XIIe sicle, dans ses Monographies et Recherches (en russe). 184 On trouvera des faits trs intressants relatifs luniversalit des guildes dans Two Thousand Years of Guild Life par le Rev. J. N. Lambert, Hull, 1891. Sur les amkari de Gorgie, voir S. ghiazarov, Gorodskiye Tsekhi ( Organisation des Amkari transcaucasiens ), dans lesMmoires de la Socit gographique du Caucase, XIV, 2, 1891.
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dveloppement des principes mmes que nous avons vus luvre, dans les gentes et les communes villageoises. Rien ne peut mieux donner une ide des fraternits du moyen ge que ces guildes temporaires qui se formaient bord des navires. Quand un navire de la Hanse avait accompli sa premire demi-journe de voyage aprs avoir quitt le port, le capitaine (Schiffer) runissait tout lquipage et les passagers sur le pont, et leur tenait le discours suivant, ainsi que le rapporte un contemporain : Comme nous sommes maintenant la merci de Dieu et des vagues, disait-il, chacun de nous doit tre gal lautre, et comme nous sommes environns de temptes, de hautes vagues, de pirates et dautres dangers, nous devons tablir un ordre rigoureux pour amener notre voyage bonne fin. Cest pourquoi nous allons prononcer les prires pour demander un bon vent et un bon succs, et suivant la loi maritime nous allons nommer ceux qui occuperont les siges de juges (Schffen-stellen). Aprs quoi lquipage lisait un Vogt et quatre scabini, qui devaient remplir loffice de juges. A la fin du voyage, le Vogt et les scabini abdiquaient leurs fonctions et sadressaient lquipage de la faon suivante : Ce qui sest pass bord du navire, nous devons nous le pardonner les uns aux autres et le considrer comme mort (todt und ab sein lassen). Ce que nous avons jug bon, nous lavons fait pour la cause de la justice. Cest pourquoi nous vous prions tous, au nom dune honnte justice, doublier toute animosit que vous pourriez nourrir lun contre lautre, et de jurer sur le pain et le sel de ny plus penser en mauvaise part. Si quelquun cependant se considre comme ls, il doit en appeler au Vogt de terre et lui demander justice avant le coucher du soleil. Lors du dbarquement le fonds des amendes du fredtait remis au Vogt du port pour tre distribu parmi les pauvres 185.
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J. D. Wunderer, Reisebericlit dans Fichard, Frankfurter Archiv , II, 245 ; cit par Jansen, Geschichte des deutschen Volkes, 1, 182

Ce simple rcit dpeint sans doute mieux que nimporte quelle description lesprit des guildes du moyen ge. De semblables organisations se formaient partout o un groupe dhommes pcheurs, chasseurs, marchands voyageurs, ouvriers en btiment ou artisans tablis se runissaient dans un but commun. Ainsi il y avait bord dun navire lautorit navale du capitaine ; mais, pour le succs mme de lentreprise commune, tous les hommes bord, riches et pauvres, matres et hommes de lquipage, capitaine et matelots, acceptaient dtre gaux dans leurs relations mutuelles, dtre simplement des hommes sengageaient saider les uns les autres et rgler leurs diffrends possibles devant des juges lus par tous. De mme aussi lorsquun certain nombre dartisans maons, charpentiers, tailleurs de pierre, etc. se runissaient pour une construction, par exemple pour btir une cathdrale, ils appartenaient tous une cit qui avait son organisation politique, et chacun deux appartenait de plus son propre mtier ; mais ils taient unis en outre par leur entreprise commune, quils connaissaient mieux que personne, et ils sorganisaient en un corps, sunissant par des liens troits, quoique temporaires ; ils fondaient la guilde pour lrection de la cathdrale 186. Nous pouvons voir les mmes faits encore aujourdhui dans le of des Kabyles 187 : les Kabyles ont leur commune du village ; mais cette association ne suffit pas pour tous les besoins dunion, politiques, commerciaux et personnels, aussi constituent-ils la fraternit plus troite du of. Quant aux caractres sociaux des guildes du moyen ge, nimporte quel statut de guilde peut en donner une ide. Prenons par exemple le skraa de quelque guilde primitive danoise : nous y lisons dabord un expos des sentiments de
D. Leonard Ennen, Der Dom zu Kln, Historische Einlein-lung, Cologne, 1871, pp. 46-50. 187 Voir le chapitre prcdent.
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fraternit gnrale qui doivent rgner dans la guilde ; puis viennent les rglementations relatives lauto-juridiction en cas de querelles slevant entre deux frres, ou entre un frre et un tranger ; puis les devoirs sociaux des frres sont numrs. Si la maison dun frre est brle, ou sil a perdu son navire, ou sil a souffert durant un plerinage, tous les frres doivent venir son aide. Si un frre tombe dangereusement malade, deux frres doivent veiller auprs de son lit jusqu ce quil soit hors de danger, et sil meurt, les frres doivent lenterrer grande affaire dans ces temps dpidmies et laccompagner lglise et sa tombe. Aprs sa mort ils doivent pourvoir ses enfants sils sont dans le besoin ; trs souvent la veuve devient une sur de la guilde 188. Ces deux traits principaux se rencontrent dans toute fraternit forme dans nimporte quel but. Toujours les membres se traitaient comme des frres, et se donnaient les noms de frre et sur 189; tous taient gaux devant la guilde. Ils possdaient le cheptel (bestiaux, terres, btiments, lieux du culte, ou fonds ) en commun. Tous les frres prtaient le serment doublier toutes les dissensions anciennes ; et, sans simposer les uns les autres lobligation de ne jamais se quereller de nouveau, ils convenaient quaucune querelle ne devrait dgnrer en vindicte, ou amener un procs devant une autre cour que le tribunal des frres eux-mmes. Si un frre tait impliqu dans une querelle avec un tranger la guilde, la guilde devait le soutenir, quil ait tort ou non ; cest--dire que, soit quil ft injustement accus dagression, ou quil et rellement t lagresseur, ils devaient le soutenir et amener les
Kofod Ancher, Om gamle Danske Gilder og deres Under-gang , Copenhague, 1785. Statuts dune Knu guilde. 189 Sur la situation des femmes dans les guildes, voir les remarques de lintroduction de Miss Toulmin Smith louvrage de son pre, English Guilds. Un des statuts de Cambridge (p. 281) de lanne 1503 est formel dans la phrase suivante : Thys statute is made by the comyne assent of all the bretherne and sisterne of alhallowe yelde. (Ce statut est fait avec lassentiment commun de tous les frres et surs de la guilde de Tous les Saints.)
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choses une fin pacifique. Tant quil ne sagissait pas dune agression secrte auquel cas il et t trait comme un proscrit la fraternit le dfendait 190. Si les parents de lhomme ls voulaient se venger de loffense immdiatement par une nouvelle agression, la fraternit lui procurait un cheval pour senfuir, ou un bateau, une paire de rames, un couteau et un briquet ; sil restait dans la ville, douze frres laccompagnaient pour le protger ; et en mme temps on soccupait damener laffaire composition. Les frres allaient devant la cour de justice pour soutenir par serment la vracit des dclarations de leur frre, et sil tait reconnu coupable, ils ne le laissaient pas aller une ruine complte, ni devenir esclave ; sil ne pouvait payer la compensation due ils la payaient, comme faisait la gens aux poques prcdentes. Mais quand un frre avait manqu sa foi envers ses frres de la guilde, ou envers dautres, il tait exclu de la fraternit avec le renom dun rien du tout (tha scal han maeles af brdrescap met nidings nafn) 191. Telles taient les ides dominantes de ces fraternits qui peu peu stendirent toute la vie du moyen ge. En effet, nous connaissons des guildes parmi toutes les professions possibles ; guildes de serfs 192, guildes dhommes libres et guildes mixtes de serfs et dhommes libres ; guildes fondes pour un but spcial tel que la chasse, la pche, une entreprise
Au moyen ge, seule lagression secrte tait traite comme meurtre. La vengeance du sang accomplie au grand jour tait justice ; tuer dans une dispute ntait pas un meurtre, pourvu que lagresseur tmoignt de son dsir de se repentir et de rparer le mal quil avait fait. Des traces profondes de cette distinction existent encore dans les codes criminels modernes, particulirement en Russie. 191 Kofod Ancher. Ce vieux petit livre contient beaucoup de renseignements qui ont t perdus de vue par des chercheurs plus rcents. 192 Elles jouaient un rle important dans les rvoltes de serfs et furent, cause de cela, prohibes plusieurs fois de suite dans la seconde moiti du IXe sicle. Naturellement, les interdictions du roi restaient lettre morte.
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commerciale, dissoutes quand ce but dtermin tait atteint ; et guildes durant des sicles pour certaines professions ou certains mtiers 193. En mme temps que les activits prenaient des formes diverses, le nombre des diverses guildes croissait. Ainsi nous ne voyons pas seulement des marchands, des artisans, des chasseurs, des paysans unis par ces liens ; nous voyons aussi des guildes de prtres, de peintres, de matres dcoles primaires et de matres dUniversits, des guildes pour jouer la Passion, pour btir une glise, pour dvelopper le mystre de telle cole, de tel art ou de tel mtier, ou pour une rcration spciale des guildes mme parmi les mendiants, les bourreaux et les femmes perdues, toutes organises sur le double principe de lauto-juridiction et de lappui mutuel. Pour la Russie, nous avons la preuve manifeste que sa consolidation fut tout autant luvre de ses artels ou associations de chasseurs, de pcheurs et de marchands que du bourgeonnement des communes villageoises ; aujourdhui encore le pays est couvert dartels 194. Ces quelques remarques montrent combien tait inexacte
Les peintres italiens du moyen-ge taient aussi organiss en guildes, qui devinrent, une poque postrieure, les Acadmies dart. Si les uvres de lart italien de cette poque sont empreintes dun caractre qui permet encore aujourdhui de distinguer les diffrentes coles de Padoue, Bassano, Trvise, Vrone, etc., quoique toutes ces villes fussent sous linfluence de Venise, cela est d - comme J. Paul Richter lavait remarqu - au fait que les peintres de chaque ville appartenaient une guilde distincte, en bons termes avec les guildes des autres villes, mais menant une existence propre. Le plus ancien statut de ces guildes que nous connaissions est celui de Vrone, qui date de 1303 mais il est certainement copi sur quelque statut plus ancien. Parmi les obligations des membres, on trouve : Assistance fraternelle en toute espce de ncessit , hospitalit envers les trangers quand ils traversent la ville, car ainsi lon peut obtenir des informations sur certaines choses que lon peut dsirer connatre , et obligation doffrir du soulagement en cas de faiblesse (Nineteenth Century , novembre 1890 et aot 1892). 194 Les principaux ouvrages sur les artels sont cits dans larticle Russie de lEncyclopdia Britannica , 9 e dition, p. 84.
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lopinion de ceux qui les premiers tudirent les guildes lorsquils crurent voir lessence de cette institution dans sa fte annuelle. De fait, le jour du repas commun tait le jour mme ou le lendemain du jour de llection des aldermen ; on discutait alors les changements apporter aux statuts et trs souvent ctait le jour o lon jugeait les diffrents entre frres 195 et o lon renouvelait le serment la guilde. Le repas commun, de mme que la fte de lancienne assemble populaire du clan le mahl ou malum ou laba des Bouriates, ou aujourdhui le banquet de la paroisse et le souper de la moisson tait simplement une affirmation de la fraternit. Ce repas symbolisait les temps o tout tait mis en commun par le clan. En ce jour, au moins, tout appartenait tous ; tous sasseyaient la mme table et prenaient part au mme repas. A une poque trs postrieure, le pensionnaire de lhospice dune guilde de Londres sasseyait en un tel jour ct du riche chevin. Quant la distinction que plusieurs crivains ont essay dtablir entre la frith guilde des anciens saxons et les guildes appeles sociales ou religieuses , elle nexiste
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Voir, par exemple, les textes des guildes de Cambridge donns par Toulmin Smith (English Guildes, Londres, 1870, pp. 274-276) o lon voit que le jour gnral et principal tait le jour des lections , ou encore Ch. M. Clode, The Early History of the Guild of the Merchant Taylors , Londres, 1888, I, 45, etc. - Pour le renouvellement de lallgeance, voir la Saga de Jmsviking, cit par Pappenheim, Alldnische Shutzgilden, Breslau, 1885, p. 167. Il semble trs probable que lorsque les guildes commencrent tre perscutes, beaucoup dentre elles ninscrivirent dans leurs statuts que le jour du repas, ou celui de leurs crmonies religieuses et ne firent allusion aux fonctions judiciaires de la guilde quen termes vagues ; mais ces fonctions ne disparurent cependant qu une poque trs postrieure. La question : Qui sera mon juge ? na plus de sens aujourdhui, depuis que ltat sest appropri lorganisation de la justice, confie maintenant sa bureaucratie ; mais ctait dimportance primordiale au moyen ge, dautant plus quauto-juridiction signifiait autoadministration. Il faut aussi remarquer que la traduction des mots saxons et danois guild-bretheren ou brdr , par le mot latin convivii doit avoir contribu la confusion que nous venons de signaler. 187

pas : toutes les guildes taient des frith guildes au sens dont nous avons parl et toutes taient religieuses au sens o une commune villageoise ou une cit place sous la protection dun saint spcial est religieuse ou sociale 196. Si les guildes ont pris une si grande extension en Asie, en Afrique et en Europe, si elles ont vcu des milliers dannes, reparaissant toujours nouveau lorsque des conditions analogues en motivaient lexistence, cest parce quelles taient beaucoup plus que des associations pour manger, ou des associations pour lexercice dun culte certain jour, ou des confrries pour les funrailles. Les guildes rpondaient un besoin profond de la nature humaine, et elles runissaient toutes les attributions que ltat sappropria plus tard par sa bureaucratie et sa police. Elles taient plus que cela, puisquelles reprsentaient des associations pour lappui mutuel en toutes circonstances et pour tous les accidents de la vie, par action et conseil ; ctaient aussi des organisations pour le maintien de la justice diffrentes en ceci de ltat, quen toutes occasions intervenait un lment humain, fraternel, au lieu de llment formaliste qui est la caractristique essentielle de lintervention de ltat. Quand il apparaissait devant le tribunal de la guilde, le frre avait rpondre des hommes qui le connaissaient bien et avaient t auparavant ses cts dans leur travail journalier, au repas commun, pendant laccomplissement de leurs devoirs confraternels : des hommes qui taient ses gaux et vritablement ses frres, non des thoriciens de la loi, ni des dfenseurs des intrts des autres 197. * ** Une institution si bien faite pour satisfaire aux besoins dunion sans priver lindividu de son initiative, ne pouvait que
Voir les excellentes remarques sur la frith guilde par J. R Green et Mrs Green dans The Conquest of England , Londres, 1883, pp. 229, 230. 197 Voir appendice X.
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stendre, saccrotre et se fortifier. La difficult tait de trouver une forme qui permit de fdrer les unions des guildes sans empiter sur celles des communes villageoises, et de fdrer les unes et les autres en un tout harmonieux. Quand cette combinaison et t trouve et quune suite de circonstances favorables et permis aux cits daffirmer leur indpendance, elles le firent avec une unit de pense qui ne peut quexciter notre admiration, mme en notre sicle de chemins de fer, de tlgraphes et dimprimerie. Des centaines de chartes, dans lesquelles les cits proclamaient leur affranchissement nous sont parvenues ; et dans toutes malgr la varit infinie de dtails, qui dpendait de lmancipation plus ou moins complte on retrouve la mme ide dominante. La cit sorganisait en une fdration de petites communes de villages et de guildes. * ** Tous ceux qui appartiennent lamiti de la ville lit-on dans une charte donne en 1188 aux bourgeois dAire par Philippe, comte de Flandre ont promis et confirm, par la foi et le serment, quils saideraient lun lautre comme des frres, en ce qui est utile et honnte. Que si lun commet contre lautre quelque dlit en paroles ou en actions, celui qui aura t ls ne prendra point vengeance par lui-mme ou par les siens... mais il portera plainte ; et le coupable amendera le dlit selon larbitrage des douze juges lus. Et si celui qui a fait le tort, ou celui qui la reu, averti par trois fois, ne veut pas se soumettre cet arbitrage, il sera cart de lamiti, comme mchant et parjure 198. Chacun gardera en toute occasion fidlit son jur et lui prtera aide et conseil selon ce quaura dict la justice, disent
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Recueil des ordonnances des rois de France , t. XII, 563 ; cit par Aug. Thierry dans Considrations sur lhistoire de France , p. 241, t. VII de la 10e dition des uvres compltes.
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les chartes dAmiens et dAbbeville. Dans les limites de la commune, tous les hommes saideront mutuellement, selon leur pouvoir, et ne souffriront en nulle manire que qui que ce soit enlve quelque chose ou fasse payer des tailles lun deux , lisons-nous dans les chartes de Soissons, Compigne, Senlis et beaucoup dautres du mme type 199. Et ainsi de suite avec dinnombrables variations sur le mme thme. Commune ! nom nouveau, nom dtestable ! Par elle les censitaires (capite censi) sont affranchis de tout servage moyennant une simple redevance annuelle ; par elle ils ne sont condamns, pour linfraction aux lois, qu une amende lgalement dtermine ; par elle, ils cessent dtre soumis aux autres charges pcuniaires dont les serfs sont accabls 200. La mme vague dmancipation se rpandit au XIIe sicle travers tout le continent, entranant la fois les plus riches cits et les plus pauvres villes. Et si nous pouvons dire quen gnral les cits italiennes furent les premires se librer, nous ne pouvons dsigner aucun centre do le mouvement se serait rpandu. Trs souvent un petit bourg de lEurope centrale prenait linitiative pour sa rgion, et de grandes agglomrations acceptaient la charte de la petite ville comme modle pour la leur. Ainsi la charte dune petite ville, Lorris, fut adopte par quatre-vingt-trois villes dans le Sud-Ouest de la France ; celle de Beaumont devint le modle de plus de cinq cents villes et cits en Belgique et en France. Des dputs spciaux taient envoys par les cits leurs voisins pour obtenir une copie de leur charte, et la constitution de la commune tait tablie sur ce modle. Toutefois, ils ne se copiaient pas simplement les uns les autres : ils rglaient leurs propres chartes selon les concessions quils avaient obtenues de leurs seigneurs ; et le rsultat tait que les chartes des communes du moyen ge, comme le fait observer un historien, offrent la mme varit que larchitecture gothique des glises
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A. Luchaire, Les communes franaises , pp. 45 46. Guilbert de Nogent, De vita sua , cit par Luchaire, loc. cit., p. 14. 190

et des cathdrales. On y trouve la mme ide dominante, la cathdrale symbolisant lunion des paroisses et des guildes dans la cit et la mme varit infinie dans la richesse des dtails. Lauto-juridiction tait le point essentiel, et autojuridiction signifiait auto-administration. Mais la commune ntait pas simplement une partie autonome de ltat ces mots ambigus navaient pas encore t invents alors elle tait un tat en elle-mme. Elle avait le droit de guerre et de paix, de fdration et dalliance avec ses voisins. Elle tait souveraine dans ses propres affaires et ne se mlait pas de celles des autres. Le pouvoir politique suprme pouvait tre remis entirement un forum dmocratique, comme ctait le cas Pskov, dont le vitch envoyait et recevait des ambassadeurs, concluait des traits, acceptait et renvoyait des princes, ou sen passait pendant des douzaines dannes ; ou bien le pouvoir tait exerc ou usurp par une aristocratie de marchands ou mme de nobles, comme ctait le cas dans des centaines de cits dItalie et du centre de lEurope. Le principe nanmoins restait le mme : la cit tait un tat et ce qui tait encore plus remarquable quand le pouvoir dans la cit tait usurp par une aristocratie de marchands ou mme de nobles, la vie intrieure de la cit ne sen ressentait que peu et le caractre dmocratique de la vie de tous les jours ne disparaissait pas : cest que lun et lautre dpendaient peu de ce quon pourrait appeler la forme politique de ltat. Le secret de cette apparente anomalie cest quune cit du moyen ge ntait pas un tat centralis. Pendant les premiers sicles de son existence, la cit pouvait peine tre appele un tat quant ce qui touche son organisation intrieure, parce que le moyen ge ne connaissait pas plus lactuelle centralisation des fonctions que la centralisation territoriale de notre temps. Chaque groupe avait sa part de souverainet. La cit tait gnralement divise en quatre quartiers, ou en cinq, six ou sept sections, rayonnant dun centre ; chaque quartier ou
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section correspondant peu prs un certain mtier ou profession qui y dominait, mais contenant cependant des habitants de diffrentes positions et occupations sociales nobles, marchands ou mme demi-serfs. Chaque section ou quartier constituait une agglomration tout fait indpendante. A Venise, chaque le formait une communaut politique indpendante. Elle avait ses mtiers organiss, son commerce de sel, sa juridiction, son administration, son forum ; et la nomination dun doge par la cit ne changeait rien lindpendance intrieure des units 201. Cologne nous voyons les habitants diviss en Geburschaften et Heimschaften (vicini), cest--dire des guildes de voisinage, qui dataient de la priode franque. Chacune avait son juge (Burrichter ) et les douze chevins lus (Schoffen ), son prvt et son greve, ou commandant de la milice locale 202. Lhistoire des premiers temps de Londres avant la conqute dit M. Green est celle dune quantit de petits groupes dissmins dans lenceinte des murs, chacun se dveloppant avec sa vie propre et ses propres institutions, guildes, sokes , chapelles, etc., et ne se consolidant que lentement en union municipale 203 . Et si nous consultons les annales des cits russes, Novgorod et Pskov, toutes deux relativement riches en dtails locaux, nous trouvons les sections (konets) consistant en rues (outlitsa) indpendantes dont chacune, quoique principalement peuple dartisans dun certain mtier, avait aussi parmi ses habitants des marchands et des propritaires et formait une commune spare. Celle-ci avait la responsabilit communale pour tous ses membres en cas de crime, sa juridiction et son administration indpendante par les chevins des rues (ulitchanskige starosty), son sceau particulier et, en cas de besoin, son forum part, sa milice propre, ainsi que ses
Lebret, Histoire de Venise, I, 393 ; voir aussi Marin, cit par Leo et Botta dans Histoire de lItalie, dition franaise, 1844, t. I, 500. 202 Dr W. Arnold, Verfassangsgeschichte der deutschen Freistdte , 1854, vol. II, 227 et suiv. ; Ennen, Geschichte der Stadt Kln, vol. I, 228, 229 ; et aussi les documents publis par Ennen et Eckert. 203 Conquest of England , 1883, p. 453.
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prtres, lus par la section qui avait ainsi sa propre vie collective et ses entreprises collectives 204. La cit du moyen ge nous apparat ainsi comme une double fdration : dabord, de tous les chefs de famille constituant de petites unions territoriales la rue, la paroisse, la section et ensuite, des individus unis par serment en guildes suivant leurs professions ; la premire tait un produit de la commune villageoise, origine de la cit, tandis que la seconde tait une cration postrieure dont lexistence tait due aux nouvelles conditions. * ** La garantie de la libert, de lauto-administration et de la paix tait le but principal de la cit du moyen ge ; et le travail, comme nous lallons voir en parlant des guildes de mtier, en tait la base. Mais la production nabsorbait pas toute lattention des conomistes du moyen ge. Avec leur esprit pratique, ils comprirent que la consommation devait tre garantie afin dobtenir la production ; et par consquent le principe fondamental de chaque cit tait de pourvoir la subsistance commune et au logement des pauvres comme des riches (gemeine noldurft und gemach armer und reicher 205). Lachat des vivres et des autres objets de premire ncessit (charbon, bois, etc.), avant quils aient pass par le march, ou dans des conditions particulirement favorables dont les autres eussent t exclus, en un mot la preemptio tait compltement prohib. Tout devait passer par le march et y tre offert lachat de tous, jusqu ce que la cloche et ferm le march. Alors seulement le dtaillant pouvait acheter ce qui restait, et mme alors son profit devait tre un honnte gain
Bilaeff, Histoire de Russie, vol. II et III. 205 W. Gramich, Verfassungs und Verwaltungspeschichte der Stadt Wrzburg im 13. bis zum 15. Jahrhundert , Wrzburg, 1882, p. 34.
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seulement 206. De plus, quand le bl tait achet en gros par un boulanger aprs la fermeture du march, chaque citoyen avait le droit de rclamer une part du bl (environ un demiquarteron) pour son propre usage, au prix du gros, condition de le rclamer avant la conclusion finale du march, et rciproquement chaque boulanger pouvait rclamer le mme droit si un citoyen achetait du bl pour le revendre. Dans le premier cas le bl navait qu tre apport au moulin de la ville pour tre moulu son tour un prix convenu, et le pain pouvait tre cuit au four banal, ou four communal 207. Bref, si une disette frappait la cit, tous en souffraient plus ou moins ; mais part ces calamits, tant que les cits libres existaient, personne ny pouvait mourir de faim, comme cest malheureusement trop souvent le cas aujourdhui. Toutes ces rglementations appartiennent des priodes avances de la vie des cits, tandis que dans les premiers temps, ctait la cit elle-mme qui achetait toutes les subsistances ncessaires lusage des citoyens. Les documents rcemment publis par M. Gross sont tout fait dcisifs sur ce point et confirment pleinement ses conclusions tendant prouver que les cargaisons de subsistances taient achetes par certains
Quand un bateau apportait une cargaison de charbon Wrzburg, le charbon ne pouvait tre vendu quau dtail pendant les huit premiers jours, chaque famille nayant pas droit plus de cinquante paniers. Le reste de la cargaison pouvait tre vendu en gros, mais le marchand au dtail ne pouvait prlever quun profit honnte (zittlicher), le profit dshonnte (unzittlicher) tant strictement dfendu (Gramich, loc. cit.). Il en tait de mme Londres (Liber albus , cit par Ochenkowski, p. 161) et, de fait, partout. 207 Voir Fagniez, tudes sur lindustrie et la classe industrielle Paris au XIIIe et XIVe sicle, Paris, 1877, p. 155 et suiv. Il est peine ncessaire dajouter que la taxe sur le pain, ainsi que sur la bire, ne stablissait quaprs des expriences soigneuses touchant la quantit de pain et de bire quon pouvait obtenir dune quantit donne de grains. Les archives dAmiens possdent les minutes de ces expriences (A. de Calonne,loc. cit., pp. 77, 93). Les archives de Londres galement (Ochenkowski, Englands wirthschaftliche Entwickelung , etc.), Ina, 1879, p. 165.
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officiers civiques, au nom de la ville et distribues parmi les bourgeois marchands, personne ne pouvant acheter des marchandises dbarques dans le port moins que les autorits municipales naient refus de les acheter . Ceci semble avoir t, ajoute-t-il, un usage commun en Angleterre, en Irlande, au pays de Galles et en cosse 208. Mme au XVIe sicle nous trouvons que des achats communaux de bl taient faits pour la commodit et le profit en toutes choses de cette... Cit et Chambre de Londres et de tous les citoyens et habitants dicelle autant quil est en notre pouvoir ainsi que lcrit le maire en 1565 (for the comoditie and profit in all things of this... Citie and Chamber of London, and of all the Citizens and Inhabitants of the same as moche as in us lieth) 209 A Venise on sait que tout le commerce des bls tait aux mains de la Cit ; les quartiers , aprs avoir reu les crales des administrateurs des importations, devaient envoyer chez chaque citoyen la quantit qui lui tait alloue 210. En France, la cit dAmiens avait lhabitude dacheter du sel et de le distribuer tous les citoyens au prix cotant 211 ; et encore
Ch. Gross, The Guild Merchant , Oxford, 1890, I, 135. Ces documents prouvent que cet usage existait Liverpool (II, 148-150), Waterford en Irlande, Neath dans le Pays de Galles, et Linlithgow et Thurso en cosse. Les textes de M. Gross montrent aussi que les achats taient faits en vue de distributions, non seulement parmi les bourgeois marchands, mais upon all citsains and commynalte (p. 136, note) ou, comme le dit lordonnance de Thurso du XVIIe sicle, pour offrir aux marchands, artisans et habitants dudit bourg, afin quils puissent en avoir leur part suivant leurs besoins et leur habilet . 209 The early History of the Guild of Merchant Taylors , par Charles M. Clode, Londres, 1888, I, 361, appendice 10 ; et aussi lappendice suivant qui montre que les mmes achats taient faits en 1546. 210 Cibrario, Les conditions conomiques de lItalie au temps de Dante, Paris, 1865, p. 44. 211 A. de Calonne, La vie municipale au XVe sicle dans le Nord de la France , Paris, 1880, pp. 12-16. En 1845, la cit autorisait lexportation Anvers dune certaine quantit de bl, les habitants dAnvers tant toujours prts tre agrables aux marchands et bourgeois dAmiens (ibid., pp. 75-77, et les textes).
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aujourdhui on voit dans beaucoup de villes franaises des halles qui taient autrefois des dpts municipaux pour le bl et le sel 212. En Russie, ctait une coutume habituelle Novgorod et Pskov. Tout ce qui a trait aux achats communaux pour lusage des citoyens semble navoir pas encore t suffisamment tudi par les historiens qui se sont occups de cette poque, mais on trouve et l quelques faits trs intressants qui jettent une nouvelle lumire sur le sujet. Ainsi, parmi les documents de Ch. Gross, une ordonnance de Kilkenny, de lanne 1367, nous apprend comment les prix des marchandises taient fixs. Les marchands et les marins, crit Ch. Gross, devaient, sous la foi du serment, faire connatre le prix cotant des marchandises et les frais de transport. Puis le maire de la ville et deux prudhommes fixaient le prix auquel les marchandises devaient tre vendues. La mme rgle tait en vigueur Thurso pour les marchandises venant par mer ou par terre . Cette faon d tablir le prix rpond si bien la conception mme du commerce tel quon le comprenait au moyen ge quelle doit avoir t presque universelle. Ctait une trs vieille coutume de faire tablir le prix par un tiers ; et, pour tous les changes lintrieur de la cit, ctait certainement une habitude trs rpandue de sen rapporter pour les prix des prudhommes une tierce partie et non au vendeur ni lacheteur. Mais cet tat de choses nous ramne encore plus loin en arrire dans lhistoire du commerce, une poque o ctait la cit tout entire qui faisait le commerce de ses produits, o les marchands ntaient que des commissionnaires, des commis de la cit, chargs de vendre les marchandises que la cit exportait. Une ordonnance de Waterford, publie aussi par Ch. Gross, dit que toute espce de marchandises, de quelque nature quelles fussent... devaient tre achetes par le maire et les baillis qui, tant acheteurs en commun [au nom de la ville] pour ce moment donn, devaient les rpartir entre les hommes libres de la cit (exception faite
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A. Babeau, La ville sous lancien rgime , Paris, 1880. 196

des biens propres des citoyens libres et des habitants 213). On ne peut gure expliquer cette ordonnance autrement quen admettant que tout le commerce extrieur de la ville tait fait par ses agents, De plus nous avons la preuve directe que tel tait le cas Novgorod et Pskov. Ctait le Souverain Novgorod et le Souverain Pskov qui envoyaient leurs caravanes de marchands vers les pays lointains. Nous savons aussi que dans presque toutes les cits du moyen ge du Centre et de lOuest de lEurope, les guildes de mtiers avaient lhabitude dacheter en commun toutes les matires premires ncessaires, et de faire vendre le produit de leur travail par leurs commis. Il est probable que la mme chose avait lieu pour le commerce extrieur dautant plus que, jusquau XIIIe sicle, non seulement les marchands dune mme cit taient considrs au dehors comme responsables en corps des dettes contractes par lun deux, mais la cit entire tait responsable des dettes de chacun de ses marchands. Ce nest quaux XIIe et XIIIe sicles que les villes du Rhin abolirent cette responsabilit 214 par des traits spciaux. Enfin nous avons le remarquable document dIpswich publi par M. Gross, o nous apprenons que la guilde des marchands de cette ville tait constitue par tous ceux qui avaient la franchise de la ville, et qui payaient leur contribution ( leur hanse ) la guilde, la commune entire discutant les mesures prendre pour le bien de la guilde des marchands et lui assignant certains privilges. La guilde marchande dIpswich semble ainsi avoir t plutt un corps de commis de la ville quune guilde prive ordinaire. En rsum, mieux nous connaissons la cit du moyen ge,
That all manere of marchandis what so everkynde they be of... shal be bought by the Maire and balives which bene commene biers for the time being, and to distribute the same on freemen of the citie (the propre goods of free citisains and inhabitants only excepted. 214 Ennen, Geschichte der Stadt Kln, 1, 491, 492, ainsi que les textes.
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plus nous voyons quelle ntait pas une simple organisation politique pour la dfense de certaines liberts politiques. Ctait une tentative, sur une bien plus grande chelle que dans la commune villageoise, pour organiser une union troite daide et dappui mutuels pour la consommation et la production et pour la vie sociale dans son ensemble ; sans imposer les entraves de ltat, mais laissant pleine libert dexpression au gnie crateur de chaque groupe, dans les arts, les mtiers, les sciences, le commerce et la politique. Nous verrons mieux jusqu quel point russit cet essai quand nous aurons analys, dans le chapitre suivant, lorganisation du travail dans la cit du moyen ge et les rapports des cits avec la population des campagnes qui les entouraient.

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Chapitre VI LENTRAIDE DANS LA CIT DU MOYEN GE (Suite)


Ressemblances et diffrences entre les cits du moyen ge. Les guildes de mtiers : attributs de ltat dans chacune delles. Attitude de la cit envers les paysans ; tentatives pour les librer. Les seigneurs. Rsultats obtenus par la cit du moyen ge dans les Arts et les Sciences. Causes de dcadence.

Les cits du moyen ge ne furent pas organises sur un plan prconu, par la volont dun lgislateur du dehors. Chacune delles fut un produit naturel dans la pleine acception du mot un rsultat toujours variable des luttes entre des forces qui sajustaient et se rajustaient entre elles, selon leurs nergies, le hasard des conflits et lappui quelles trouvaient dans le milieu ambiant. Cest pourquoi il ny a pas deux cits dont lorganisation intrieure et les destines aient t identiques. Chacune, prise sparment, dun sicle lautre se transforme. Et cependant, quand nous jetons un regard densemble sur toutes les cits de lEurope, les diffrences locales et nationales disparaissent, et nous sommes frapps par la merveilleuse ressemblance que nous trouvons entre elles toutes, quoique chacune se soit dveloppe par elle-mme, indpendamment des autres et dans des conditions diffrentes. Une petite ville du Nord de lcosse, avec sa population de laboureurs et de rudes pcheurs ; une riche cit des Flandres avec son commerce extrieur, son luxe, son amour du plaisir et sa vie anime ; une cit italienne enrichie par ses changes avec lOrient et cultivant dans ses murs un got artistique et une civilisation raffine ; une pauvre cit agricole dans la rgion des lacs et des marais de la Russie, semblent avoir peu de points communs. Cependant les lignes principales de leur
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organisation et lesprit qui les anime se ressemblent par un air de famille trs marqu. Partout nous voyons les mmes fdrations de petites communes et de guildes, les mmes villes mineures soumises la cit mre, la mme assemble du peuple et les mmes emblmes de son indpendance. Le defensor de la cit, sous des noms diffrents et des insignes diffrents, reprsente la mme autorit et les mmes intrts ; les subsistances alimentaires, le travail et le commerce sont organiss sur des plans trs semblables ; des luttes intrieures et extrieures sont soutenues avec les mmes ambitions ; plus encore, les formules mmes employes dans ces luttes, ainsi que dans les annales, les ordonnances et les rles sont identiques ; et les monuments darchitecture, quils soient de style gothique, roman ou byzantin, expriment les mmes aspirations et le mme idal : ils sont conus et btis de la mme manire. Bien des dissemblances ne sont que des diffrences dpoque, tandis que les diffrences relles entre des cits surs se retrouvent dans diverses parties de lEurope. Lunit de lide directrice et lidentit de lorigine compensent les diffrences de climat, de situation gographique, de richesse, de langue et de religion. Aussi pouvons-nous parler de la cit du moyen ge comme dune phase bien dfinie de la civilisation ; et, bien que toute recherche faisant ressortir les diffrences locales et individuelles prsente un vif intrt, nous pouvons cependant indiquer les grandes lignes de dveloppement communes toutes les cits 215.
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Les tudes traitant ce sujet sont trs nombreuses ; mais il ny a pas encore douvrage qui traite de la cit du moyen ge en gnral. Pour les communes franaises, les Lettres et les Considrations sur lhistoire de France dAugustin Thierry demeurent classiques, et les Communes franaises de Luchaire y sont une excellente addition. Pour les cits dItalie, le grand ouvrage de Sismondi (Histoire des rpubliques italiennes du moyen ge , Paris, 1826, 16 vol.), lHistoire dItalie de Leo et Botta, les Rvolutions dItalie de Ferrari et Geschichte der Stdteverfassung in Italien de Hegel, sont les principales sources dinformation gnrale. Pour lAllemagne nous avons Stdteverfassung de Maurer, Geschichte der deutschen Stdte de Barthold, et, comme ouvrages rcents, Stdte und Gilden der 201

Certes la protection qui tait accorde la place du march depuis les premiers temps barbares a jou un rle important, mais non exclusif, dans lmancipation de la cit du moyen ge. Les anciens barbares navaient pas de commerce lintrieur de leurs communes villageoises ; ils ne commeraient quavec les trangers en de certains endroits et certains jours dtermins ; et afin que ltranger puisse venir au lieu des changes sans risque dtre tu dans quelque bagarre entre deux familles ennemies, le march tait toujours plac sous la protection spciale de toutes les familles. Ctait un lieu inviolable, comme le sanctuaire lombre duquel il se tenait. Chez les Kabyles, il est encore anaya, ainsi que le sentier le long duquel les femmes rapportent leau du puits ; on ne doit pas y paratre en armes, mme pendant des guerres entre tribus. Au moyen ge, le march jouissait universellement de la mme protection 216. La vengeance du sang ne pouvait se
germanischen Volker de Hegel (2 vol., Leipzig, 1891) etDie deutschen Stdte im Mittelalter du Dr Otto Kallsen (2 vol., Halle, 1891) ainsi que Geschichte des deutschen Volkes de Janssen (5 vol., 1886) dont une traduction franaise a paru en 1892. Pour la Belgique, Les Liberts communales de A. Wauters (Bruxelles, 1869-78, 3 vol.). Pour la Russie, les uvres de Bilaeff, Kostomaroff et Serghievitch. Enfin pour lAngleterre nous possdons un des meilleurs ouvrages sur les cits dune rgion tendue : Town Life in the Fifteenth Century de Mrs. J. R. Green (2 vol., Londres, 1874). Nous avons de plus une grande abondance dhistoires locales bien connues, et plusieurs excellents ouvrages dhistoire gnrale ou conomique que jai souvent cits dans les deux chapitres prcdents. La richesse de cette littrature consiste cependant surtout en tudes spares, quelquefois admirables, sur lhistoire de certaines cits, particulirement italiennes et allemandes ; sur les guildes ; la question agraire ; les principes conomiques de lpoque ; limportance conomique des guildes et des mtiers ; les ligues entre les cits (la Hanse) ; et lart communal. Une incroyable richesse dinformations est contenue dans les ouvrages de cette seconde catgorie, dont seulement quelques-uns parmi les plus importants sont cits ici. 216 Kulischer, dans un excellent essai sur le commerce primitif (Zeitschrift fr Vlkerpsychologie, vol. X, 380), montre aussi que, suivant Hrodote, les Aggripens taient considrs comme
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poursuivre sur le terrain o lon venait pour faire du commerce, ni dans un certain rayon alentour. Si une dispute slevait parmi la foule bigarre des acheteurs et des vendeurs, elle devait tre juge par ceux sous la protection desquels se trouvait le march le tribunal de la communaut, ou de lvque, ou du seigneur, ou le juge du roi. Un tranger qui venait pour faire du commerce tait un hte, et on lui donnait ce noM. Mme le seigneur qui navait point de scrupule de voler un marchand sur la grande route, respectait le Weichbild, cest-dire le poteau qui tait plant sur la place du march et portait soit les armes du roi, soit un gant, soit limage du saint local, ou simplement une croix, selon que le march tait sous la protection du roi, du seigneur, de lglise locale, ou de lassemble du peuple le vitch 217. Il est facile de comprendre comment lauto-juridiction de la cit pouvait natre de la juridiction spciale du march, quand ce dernier droit tait accord, de bon gr ou non la cit ellemme. Cette origine des liberts de la cit dont nous retrouvons la trace dans bien des cas, imprimait ncessairement un certain caractre leur dveloppement ultrieur. De l une prdominance de la partie commerante de la communaut. Les bourgeois, qui possdaient une maison dans la cit ses dbuts et taient co-propritaires des terrains de la ville, constituaient trs souvent une guilde marchande qui tenait en
inviolables, parce que le commerce entre les Scythes et les tribus du Nord avait lieu sur leur territoire. Un fugitif tait sacr sur leur territoire, et on leur demandait souvent dagir comme arbitres entre leurs voisins. Voir appendice XI. 217 Il sest lev dernirement des discussions sur le Weichbild et la loi du Weichbild, qui demeurent encore obscurs (voir Zopfl, Alterthmer des deutschen Reichs und Rechts, Ill, 29 ; Kallsen, I, 316). Lexplication ci-dessus semble tre la plus probable ; mais, bien entendu, il faut quelle soit confirme par de nouvelles recherches. Il est vident aussi que, pour employer une expression cossaise, the mercet cross , la croix du march, peut tre considre comme un emblme de la juridiction de lglise, mais nous la trouvons la fois dans les cits piscopales et dans celles o lassemble du peuple tait souveraine. 203

son pouvoir le commerce de la cit ; et quoique au dbut chaque bourgeois, riche ou pauvre, pt faire partie de la guilde marchande et que le commerce semble avoir t exerc pour la cit entire par ses commissaires, la guilde devint peu peu une sorte de corps privilgi. Elle empchait jalousement les trangers, qui bientt afflurent dans les cits libres, de faire part de la guilde et elle rservait les avantages du commerce aux quelques familles qui avaient t parmi les bourgeois au moment de lmancipation. Il y avait videmment un danger de voir se constituer ainsi une oligarchie marchande. Mais dj au Xe sicle et encore plus pendant les deux sicles suivants, les principaux mtiers, organiss aussi en guildes, furent assez puissants pour sopposer aux tendances oligarchiques des marchands. Chaque guilde dartisans faisait alors la vente en commun de ses produits et lachat en commun des matires premires. Ses membres taient marchands et ouvriers en mme temps. Cest ainsi que la prdominance prise par les anciennes guildes dartisans au dbut mme de la vie de la cit libre assura au travail manuel la haute position quil occupa par la suite dans la cit 218. En effet, dans une cit du moyen ge le travail
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Pour tout ce qui concerne les guildes marchandes, voir louvrage trs complet de Ch. Gross, The Guild Merchand (Oxford, 1890, 2 vol.), ainsi que les remarques de Mrs. Green dans Town Life in the Filfteenth Century , vol. II, eh. V, VIII, X ; et la critique de ce sujet par A. Doren dans Sehmoller, Forschungen, vol. XII. Si les considrations indiques dans le chapitre prcdent (selon lesquelles le commerce tait communal lorigine) se trouvent vrifies, il sera permis de suggrer, comme hypothse possible, que la guilde marchande fut un corps charg du commerce dans lintrt de la cit entire, et ne devint que graduellement une guilde de marchands faisant du commerce pour eux-mmes ; tandis quil tait rserv aux marchands aventuriers de la Grande-Bretagne, aux povolniki de Novgorod (marchands et colonisateurs libres) et aux mercati personati douvrir de nouveaux marchs et de nouvelles branches de commerce pour eux-mmes. En rsum, il faut noter que lorigine de la cit du moyen ge ne peut tre attribue aucun facteur spcial. Ce fut un rsultat de beaucoup de facteurs plus ou moins importants. 204

manuel ntait pas un signe dinfriorit ; il gardait, au contraire, les traces du respect dont on lentourait dans la commune villageoise. Le travail manuel, dans un des mystres , tait considr comme un pieux devoir envers les citoyens : une fonction publique (Amt) aussi honorable que nimporte quelle autre. Producteurs et trafiquants taient alors pntrs dune ide de justice , envers la communaut, de respect des droits tant du producteur que du consommateur, qui semblerait bien trange aujourdhui. Louvrage du tanneur, du tonnelier, du cordonnier doit tre de bon et honnte ouvrage , crivait-on en ce temps-l. Le bois, le cuir ou le fil quemploie lartisan doit tre de bon bois, de bon cuir ou de bon fil ; le pain doit tre cuit avec justice , et ainsi de suite. Si nous transportons ce langage dans notre vie daujourdhui il semblera affect et peu naturel ; mais il tait naturel et simple alors, parce que lartisan du moyen ge ne produisait pas pour un acheteur inconnu, ou pour envoyer ses marchandises sur un march inconnu. Il produisait dabord pour sa guilde : pour une fraternit dhommes qui se connaissaient les uns les autres, qui connaissaient la technique du mtier, et qui, en tablissant le prix de chaque produit, tenaient compte de lhabilet dploye dans la fabrication et de la somme de travail quil avait fallu. Puis ctait la guilde, non le producteur particulier, qui offrait les marchandises pour la vente la commune, et celle-ci, son tour, offrait la fraternit des communes allies les marchandises quelle exportait, assumant la responsabilit de leur bonne qualit. Une telle organisation faisait natre en chaque corps de mtier lambition doffrir des marchandises qui ne fussent pas de qualit infrieure ; les dfauts techniques ou les falsifications devenaient un sujet qui touchait la commune entire, parce que, disait une ordonnance : cela dtruirait la confiance publique 219 . La production tant ainsi un devoir social, plac sous le contrle de lentire amitas, le travail manuel, tant que la cit libre fut vivante, ne put tomber dans le discrdit o il est
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Janssen, Geschichte des deutschen Volkes, I, 315 ; Gramich, Wrzburg ; ou nimporte quel recueil dordonnances. 205

maintenant. Une diffrence entre matre et apprenti ou entre matre et ouvrier (compagne, Geselle ) existait depuis lorigine dans les cits du moyen ge ; mais ce fut dabord une simple diffrence dge et dhabilet, non de richesse et de pouvoir. Aprs un apprentissage de sept annes, et aprs avoir prouv son savoir et ses capacits par une uvre dart, lapprenti devenait luimme un matre. Ce fut seulement beaucoup plus tard, au XVIe sicle, aprs que le pouvoir royal eut dtruit la commune et lorganisation des mtiers, quil fut possible de devenir un matre en vertu dun simple hritage ou par richesse. Mais ce fut aussi une poque de dcadence gnrale dans les industries et les arts du moyen ge. Il ny avait gure place pour le travail lou dans les premires priodes florissantes des cits mdivales, moins encore pour des salaris isols. Louvrage des tisseurs, des archers, des forgerons, des boulangers, etc., tait fait pour la corporation et pour la cit ; et quand on louait des ouvriers pour des travaux de construction, ils travaillaient en tant que corporations temporaires (comme ils le font encore dans les artels russes) dont louvrage tait pay en bloc. Le travail pour un matre ne commena simplanter que bien plus tard ; mais, mme en ce cas, louvrier tait mieux pay quil ne lest aujourdhui dans les mtiers le mieux rtribus, et beaucoup plus quil ntait gnralement pay en Europe pendant toute la premire moiti du XIX sicle. Thorold Rogers a familiaris les lecteurs anglais avec cette ide ; mais la mme chose est aussi vraie pour le reste de lEurope, comme le montrent les recherches de Falke et de Schnberg, ainsi que beaucoup dautres indices. Au XVe sicle, un maon, un charpentier, ou un forgeron, tait pay Amiens 4 sols par jour, ce qui correspondait quarante-huit livres de pain, ou la huitime partie dun petit buf 220.
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Falke, Geschichtliche Statistik , I, 373-393, et II, 66 ; cit dans Janssen, Geschichte, I,339 ; J -D Blavignac, dans les Comptes et 206

En Saxe le salaire du Geselle , dans les travaux de construction, tait tel, pour me servir des mots de Falke, quil pouvait acheter avec les gages de six jours trois moutons et une paire de souliers. Les dons des ouvriers (Geselle ) aux cathdrales sont aussi un tmoignage de leur bien-tre relatif, pour ne rien dire des dons magnifiques de certaines guildes dartisans, ni de ce quils avaient coutume de dpenser en ftes et en galas 221. Mieux nous connaissons la cit du moyen ge, plus nous nous apercevons quen aucun temps le travail na joui dune prosprit et dun respect tels quaux temps florissants de cette institution. Il y a plus encore ; non seulement beaucoup des aspirations de nos radicaux modernes taient dj ralises au moyen ge, mais des ides que lon traite maintenant dutopies taient acceptes alors comme dindiscutables ralits. Ainsi, on rit de nous lorsque nous disons que le travail doit tre agrable, mais chacun doit se plaire son travail , dit une ordonnance de Kuttenberg au moyen ge, et personne ne pourra, tout en ne faisant rien (mit nichts thun), sapproprier ce que les autres ont produit par leur application et leur travail, puisque les lois doivent protger lapplication et le travail 222 . En prsence des discussions actuelles sur la journe de huit heures, il sera bon
Dpenses de la construction du clocher de Saint-Nicolas Fribourg en Suisse, arrive une conclusion semblable. Pour Amiens, de Calonne, Vie municipale, p. 99, et appendice. Pour une apprciation trs complte et une reprsentation graphique des salaires au moyen ge en Angleterre et leur quivalent en pain et en viande, voir lexcellent article et les courbes de G. Steffen, dans le Nineteenth Century de 1891 et Studier fver lnsystemets historia i England , Stckholm, 1895. 221 Pour ne citer quun exemple parmi tous ceux qui peuvent tre trouvs dans les ouvrages de Falke et de Schnberg, les seize ouvriers cordonniers (Schusterknechte) de la ville de Xanten sur le Rhin donnrent pour lrection dun dais et dun autel dans lglise 75 gouldens par souscription et 12 gouldens de leur caisse particulire, et largent valait, selon les plus justes valuations, dix fois ce quil vaut aujourdhui. 222 Cit par Janssen, loc. cit., I, 843.
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aussi de rappeler une ordonnance de Ferdinand Ier relative aux mines impriales de charbon, qui rglait la journe du mineur huit heures, comme ctait la coutume autrefois (wie vor Alters herkommen ), et il tait dfendu de travailler laprs-midi du samedi. Plus de huit heures de travail tait fort rare, nous dit Janssen, mais moins de huit heures tait un fait commun. En Angleterre, au XVe sicle, dit Rogers, les ouvriers ne travaillaient que quarante-huit heures par semaine 223 . De mme, la demi-journe de repos du samedi, que nous considrons comme une conqute moderne, tait en ralit une institution ancienne du moyen ge ; ctait laprs-midi du bain pour une grande partie des membres de la commune, tandis que laprs-midi du mercredi tait rserv au bain des Geselle 224. Et quoique les repas scolaires nexistassent point probablement parce que aucun enfant narrivait lcole jeun une distribution dargent pour le bain, aux enfants dont les parents trouvaient difficile dy pourvoir, tait habituelle en plusieurs endroits. Quant aux Congrs du Travail, cela aussi existait frquemment au moyen ge. En certaines parties de lAllemagne les artisans dun mme mtier, appartenant diffrentes communes, avaient lhabitude de se runir chaque anne pour discuter des questions relatives leur mtier : annes dapprentissage, annes de voyage, salaires, etc. ; et en 1572, les villes hansatiques reconnurent formellement le droit aux artisans de se runir en Congrs priodiques, et de prendre toutes rsolutions quil leur plairait, tant quelles ne seraient
The Economical Interpretation of History, Londres, 1891. 224 Janssen, loc. cit. Voir aussi Dr Alwin Schultz, Deutsches Leben im XIV. und XV. Jabrhundert , grande dition, Vienne, 1892, pp. 67 et suiv. A Paris, la journe de travail variait de 7 8 heures en hiver, 14 heures en t dans certains mtiers ; tandis que pour dautres, elle tait de 8 9 heures en hiver, et de 10 ou 12 en t. Tout travail tait arrt le samedi et environ vingt-cinq autres jours (jours de commun de vile foire) 4 heures ; le dimanche et trente autres jours de ftes, il ny avait pas de travail du tout. La conclusion gnrale est que louvrier du moyen ge travaillait moins dheures, tout compris, que louvrier daujourdhui (Dr E. Martin Saint-Lon, Histoire des corporations , p. 121.)
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point contraires aux rles des cits, touchant la qualit des marchandises. On sait que de semblables Congrs du Travail, en partie internationaux comme la Hanse elle-mme, furent tenus par des boulangers, des fondeurs, des forgerons, des tanneurs, des armuriers et des tonneliers 225. Lorganisation des corps de mtiers exigeait une surveillance troite des artisans par la guilde, et des jurs spciaux taient toujours nomms dans ce but. Mais il est remarquer que, tant que les cits jouirent de leur vie libre, il ne sleva pas de plainte touchant cette surveillance ; tandis quaprs que ltat ft intervenu, confisquant les proprits des guildes et dtruisant leur indpendance en faveur de sa propre bureaucratie, les plaintes devinrent innombrables 226. Dautre part les immenses progrs raliss dans tous les arts sous le rgime des guildes du moyen ge sont la meilleure preuve que ce systme ntait pas un obstacle linitiative individuelle 227. Le fait est que la guilde du moyen ge, comme la paroisse de cette poque, la rue ou le quartier , ntait pas un corps
W. Stieda Hansische Vereinbarungen uber stadtisches Gewerbe im XIV. und XV. Jahrhundert dans [fansische Geschichtsbldtter,- anne 1886, p. 121. Schnberg, Wirthschaftliche Bedeutung der Znfte) ainsi que Roscher, passiM. 226 Voir les remarques profondes de Toulmin Smith sur la spoliation des guildes par le roi, dans lintroduction de Miss Smith English Guilds ; En France la mme spoliation et labolition de la juridiction des guildes par le pouvoir royal furent commences en 1306 et le coup final fut frapp en 1382 (Fagniez, loc. cit., pp. 52-54). 227 Adam Smith et ses contemporains savaient bien ce quils condamnaient quand ils crivaient contre lingrence de ltat dans le commerce, et contre les monopoles cres par ltat. Malheureusement des continuateurs dplorablement superficiels mirent les guildes du moyen ge et lingrence de ltat dans le mme sac, sans faire de distinction entre un dit de Versailles et une ordonnance de guilde. Il est peine besoin de dire que les conomistes qui ont srieusement tudi ce sujet, comme Schnberg (lauteur du cours bien connu dconomie politique) ne tombent pas dans une erreur semblable. Mais, rcemment encore, des confusions de ce genre passaient pour de la science conomique.
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de citoyens plac sous le contrle des fonctionnaires de ltat ; ctait une union de tous les hommes qui soccupaient dun mtier donn : acheteurs-jurs de matires premires, vendeurs de marchandises manufactures, matres-ouvriers, compagnons et apprentis. Pour lorganisation intrieure de chaque mtier, son assemble tait souveraine, tant quelle nempitait pas sur les autres guildes, auquel cas laffaire tait porte devant la guilde des guildes la cit. Mais il y avait dans la guilde quelque chose de plus que tout cela. Elle avait sa propre juridiction, sa force arme, ses assembles gnrales, ses traditions de luttes, de gloire et dindpendance, ses relations directes avec les autres guildes du mme mtier dans les autres cits : ctait en un mot un organisme complet qui existait parce quil reprsentait un ensemble de fonctions vitales. Quand la ville prenait les armes, la guilde marchait en compagnie spare (Schaur), arme de ses propres armes (voire, plus tard, de ses propres canons, amoureusement orns par la guilde), commande par ses propres chefs, lus par elle. Ctait une unit aussi indpendante dans la fdration que la rpublique dUri ou de Genve ltait il y a cinquante ans dans la confdration suisse. Il en rsulte que comparer la guilde un syndicat ouvrier ou une trade-union moderne, dpouills de tous les attributs de la souverainet de ltat et rduits quelques fonctions dimportance secondaire, est aussi peu raisonnable que de comparer Florence ou Bruges une commune franaise, vgtant sous le Code Napolon, o une ville russe place sous la loi municipale de Catherine II. Toutes deux ont des maires lus, et cette dernire a aussi ses corporations de mtiers ; mais la diffrence est toute la diffrence quil y a entre Florence et Fontenay-les-Oies ou Tsarevokokchaisk, ou encore entre un doge vnitien et un maire moderne qui tire son chapeau devant lemploy du sousprfet. Les guildes du moyen ge savaient maintenir leur indpendance ; et, plus tard, particulirement au XIVe sicle, lorsqu la suite de plusieurs causes que nous allons bientt
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indiquer, la vieille vie municipale subit une profonde modification, les jeunes mtiers se montrrent assez forts pour conqurir leur juste part dans la gestion des affaires de la cit. Les masses, organises en arts mineurs , se soulevrent pour ter le pouvoir des mains dune oligarchie grandissante, et la plupart russirent dans cette tche, ouvrant ainsi une nouvelle re de prosprit. Il est vrai que dans certaines cits le soulvement fut touff dans le sang, et quil y eut des excutions en masse douvriers, comme cela arriva Paris en 1306 et Cologne en 1371. En ces cas-l les franchises des cits tombrent rapidement en dcadence, et la cit fut soumise graduellement par lautorit centrale. Mais la majorit des villes avait conserv assez de vitalit pour sortir de cette lutte avec une vigueur et une vie nouvelles. Une nouvelle priode de rajeunissement fut leur rcompense. Il y eut un regain de vie qui se manifesta par de splendides monuments darchitecture, par une nouvelle priode de prosprit, par un progrs soudain, tant dans la technique que dans linvention, et par un nouveau mouvement intellectuel qui amena la Renaissance et la Rforme 228.
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Florence les sept arts mineurs firent leur rvolution en 127082 ; les rsultats ont t amplement dcrits par Perrens (Histoire de Florence, Paris, 1877, 3 vol.) et surtout par Gino Capponi (Storia della repubblica de Firenze ; 26 6d., 1876, I, 58-80 ; traduite en allemand). A Lyon, au contraire, o les mtiers mineurs se soulevrent en 1402, ils subirent une dfaite et perdirent le droit de nommer eux-mmes leurs propres juges. Les deux partis en vinrent probablement un compromis. A Rostock le mme mouvement eut lieu en 1313 ; Zurich en 1336 ; Berne en 1363 ; Brnswick en 1374, et lanne suivante Hambourg ; Lbeck en 1376-84, etc. Voir Schmoller, Strassburg zur Zeit der Zunftkmpfe et Strassburgs Blthe ; Brentano, Arbeitergilden der Gegenwart , 2 vol, Leipzig, 1871-72 ; Eb. Bain, Merchant and Craft Guilds, Aberdeen, 1887, pp. 26-47, 75, etc. Quant lopinion de M. Gross relative aux mmes luttes en Angleterre, voir les remarques de Mrs. Green dans Town Life in the Fifteenth Century , II, 190-217 ; ainsi que le chapitre sur la question ouvrire et tout ce volume extrmement intressant. Les opinions de Brentano sur les luttes des mtiers quil a exprimes principalement dans les III et IV de son essai On the History and Development of Guilds , dans le 211

* ** La vie de la cit du moyen ge fut une suite de rudes batailles pour conqurir la libert et pour la conserver. Il est vrai quune race forte et tenace de bourgeois stait dveloppe durant ces luttes acharnes ; il est vrai que lamour et le respect de la cit maternelle avait t nourri par ces luttes, et que les grandes choses accomplies par les communes du moyen ge furent une consquence directe de cet amour. Mais les sacrifices que les communes eurent subir dans le combat pour la libert furent cependant cruels et laissrent des traces profondes de division jusque dans leur vie intrieure. Trs peu de cits avaient russi, par un concours de circonstances favorables obtenir la libert dun seul coup, et ce petit nombre la perdit en gnral avec une gale facilit ; la plupart eurent combattre cinquante ou cent ans de suite, souvent plus, avant que leurs droits une vie libre soient reconnus, puis encore une centaine dannes pour tablir leur libert sur une base ferme les chartes du XIIIe sicle ntant quune des premires assises de la libert 229. La cit du moyen ge tait une oasis fortifie au milieu dun pays plong dans la soumission fodale, et elle avait se faire sa place par la force des armes. Par suite des circonstances auxquelles nous avons fait allusion dans le chapitre prcdent, chaque commune villageoise tait peu peu tombe sous le joug de quelque seigneur laque ou clrical. La maison de celui-ci stait agrandie jusqu devenir un chteau, et ses frres darmes taient maintenant la lie des aventuriers, toujours prts piller les paysans. Outre les trois
volume de Toulmin Smith, English Guilds, sont classiques sur ce sujet et on peut dire quelles ont t confirmes sans cesse par les recherches qui ont suivi. 229 Pour ne donner quun exemple, Cambrai fit sa premire rvolution en 907, et aprs trois ou quatre autres rvoltes, obtint sa charte en 1076. Cette charte fut abroge deux fois (1107 et 1138) et deux fois obtenue nouveau (en 1127 et 1180). Au total 223 annes de luttes avant de conqurir le droit lindpendance, Lyon, 1195 1320. 212

jours par semaine pendant lesquels les paysans devaient travailler pour le seigneur, ils avaient encore supporter toutes sortes dexactions pour le droit de semer et de rcolter, dtre gais ou tristes, de vivre, de se marier, ou de mourir. Le pis tait de continuels pillages, exercs par des brigands arms appartenant quelque seigneur voisin, qui se plaisait considrer les paysans comme la famille de leur matre et exerait sur eux, sur leurs bestiaux et sur leurs rcoltes, la vindicte quil poursuivait contre leur matre. Chaque prairie, chaque champ, chaque rivire, chaque route autour de la cit, et chaque homme dans la campagne appartenait un seigneur. La haine des bourgeois contre les barons fodaux est exprime dune manire trs caractristique dans les termes des diffrentes chartes que les seigneurs furent contraints de signer. Henri V est oblig de signer dans la charte, accorde Spire en 1111, quil libre les bourgeois de lhorrible et excrable loi de mainmorte, qui a plong la ville dans la plus profonde misre (von dem scheusslichen und nichtswrdigen Gesetze, welches gemein Bdel genannt wird, Kallsen I, 307). La coutume de Bayonne crite vers 1273 contient des passages comme celui-ci : Les peuples sont antrieurs aux seigneurs ; ce sont les menus peuples, plus nombreux que les autres, qui, voulant vivre en paix, firent des seigneurs pour contenir et abattre les forts , et ainsi de suite (Giry, tablissement de Rouen , I, 117, cit par Luchaire, p. 24). Une charte soumise la signature du roi Robert est galement caractristique. On lui fait dire : Je ne volerai ni bufs ni autres animaux. Je ne saisirai pas de marchands, ni ne prendrai leur argent, ni nimposerai de ranon. Du jour de lAnnonciation jusquau jour de la Toussaint, je ne prendrai ni chevaux, ni juments, ni poulains dans les prairies. Je ne brlerai pas les moulins, ni ne volerai la farine. Je ne protgerai point les voleurs, etc... (Pfister a publi ce document reproduit par Luchaire). La charte accorde , par larchevque de Besanon, Hugues, dans laquelle il a t forc dnumrer tous les mfaits dus ses

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droits de mainmorte, est aussi caractristique 230. Il en tait de mme un peu partout. La libert ne pouvait tre conserve avec de tels voisins, et les cits taient forces de faire la guerre en dehors de leurs murs. Les bourgeois envoyaient des missaires pour soulever des rvoltes dans les villages, ils recevaient des villages dans leurs corporations et ils guerroyaient directement contre les nobles. En Italie, o il y avait un trs grand nombre de chteaux fodaux, la guerre prenait des proportions hroques, et tait mene avec un sombre acharnement des deux cts. Florence soutint pendant soixante-dix-sept ans une suite de guerres sanglantes afin daffranchir son contado des nobles ; mais quand la conqute fut accomplie (en 1181) tout fut recommencer Les nobles se rallirent ; ils constiturent leurs propres ligues, en opposition aux ligues des villes, et recevant de nouveaux renforts soit de lEmpereur, soit du Pape, ils firent durer la guerre encore pendant cent trente ans. Les choses se passrent de mme Rome, en Lombardie, dans toute lItalie. Les citoyens dployrent dans ces guerres des prodiges de valeur, daudace et de tnacit. Mais les arcs et les haches des artisans et des bourgeois navaient pas toujours le dessus dans les rencontres avec les chevaliers revtus darmures, et bien des chteaux rsistrent aux ingnieuses machines de sige et la persvrance des citoyens. Quelques cits, comme Florence, Bologne et plusieurs villes de France, dAllemagne et de Bohme, russirent manciper les villages environnants, et elles furent rcompenses de leurs efforts par une prosprit et une tranquillit extraordinaires. Mais mme dans ces cits, et encore plus dans les villes moins fortes ou moins entreprenantes, les marchands et les artisans, puiss par la guerre et mconnaissant leurs propres intrts, finirent par signer des traits par lesquels ils sacrifiaient les paysans.
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Voir Tuetey, tude sur le droit municipal... en FrancheComt , dans les Mmoires de la Socit dmulation de Montbliard , 2e srie, II, 129 et suiv. 214

Les seigneurs furent forcs de jurer allgeance la cit ; leurs chteaux dans la campagne furent dmolis, et ils durent btir leur maison et rsider dans la cit, dont ils devinrent combourgeois (con-cittadini) ; mais ils conservrent en retour la plupart de leurs droits sur les paysans, qui nobtinrent quun soulagement partiel de leurs redevances. Les bourgeois ne comprirent pas que des droits de cit gaux pouvaient tre accords aux paysans, sur lesquels ils avaient compter pour trouver les approvisionnements ; et le rsultat fut quun abme profond se creusa entre la ville et le village. En certains cas les paysans changrent simplement de matres, la cit achetant les droits des barons, et les vendant par parts ses propres citoyens 231. Le servage fut maintenu, et ce nest que beaucoup plus tard, vers la fin du XIIIe sicle, que la rvolution des artisans entreprit dy mettre fin et abolit le servage personnel, mais dpossda en mme temps les serfs de la terre 232. Il est peine besoin dajouter que les rsultats funestes dune telle politique furent bientt sentis par les cits elles-mmes ; la campagne devint lennemie de la cit. La guerre contre les chteaux eut une autre consquence fatale. Elle entrana les cits dans une longue suite de guerres entre elles ; et cela a donn naissance la thorie, en vogue jusqu nos jours, que les villes perdirent leur indpendance par suite de leurs propres rivalits et de leurs luttes rciproques. Les historiens imprialistes ont particulirement soutenu cette thorie qui cependant ne se trouve pas confirme
Ceci semble avoir t souvent le cas en Italie. En Suisse, Berne acheta mme les villes de Thun et de Burgdorf. 232 Ce fut au moins le cas dans les cits de Toscane (Florence, Lucques, Sienne, Bologne, etc.) dont les relations entre cit et paysans sont les mieux connues (Lutchitzkiy, Servitude et serfs russes Florence , dans les Izvestia de lUniversit de Kiev de 1885 ; lauteur cite Rumohr,Ursprung der Besitzlosigkeit der Colonien in Toscana , 1830). - Tout ce qui concerne les relations entre les cits et les paysans aurait cependant besoin de beaucoup plus dtudes quon nen a faites jusqu prsent.
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par les recherches modernes. Il est vrai quen Italie les cits se combattirent lune lautre avec une animosit opinitre, mais nulle part ailleurs ces luttes natteignirent les mmes proportions ; et mme en Italie, les guerres des cits, particulirement celles de la premire priode, eurent leurs causes spciales. Ce ntait (comme lont dj montr Sismondi et Ferrari) quune simple continuation de la guerre contre les chteaux le principe de la libre municipalit et de la libre fdration entrant invitablement en lutte violente contre la fodalit, limprialisme et la papaut. Beaucoup de villes qui navaient pu secouer que partiellement le joug de lvque, du seigneur ou de lempereur, furent littralement pousses contre les cits libres par les nobles, lempereur et lglise, dont la politique tait de diviser les cits et de les armer lune contre lautre. Ces circonstances spciales (qui eurent un contre-coup partiel aussi en Allemagne) expliquent pourquoi les villes italiennes, dont quelques-unes cherchaient avoir lappui de lempereur pour combattre le pape, tandis que dautres recherchaient lappui de lglise pour rsister lempereur, furent bientt divises en deux camps, Gibelins et Guelfes, et pourquoi la mme division se reproduisit dans chaque cit 233. Limmense progrs conomique ralis par la plupart des cits italiennes lpoque mme o ces guerres taient le plus acharnes 234, et les alliances si aisment conclues entre villes, montrent mieux le caractre de ces luttes et achvent de ruiner la thorie dont nous venons de parler. Dj pendant les annes 1130-1150 des ligues puissantes staient formes. Quelques annes plus tard, lorsque Frdric Barberousse envahit lItalie et, soutenu par les nobles et par quelques cits retardataires,
Les gnralisations de Ferrari sont souvent trop thoriques pour tre toujours correctes ; mais ses opinions sur le rle jou par les nobles dans les guerres des cits sont bases sur un grand nombre de faits authentiques. 234 Seules les cits qui soutinrent obstinment la cause des barons, comme Pise ou Vrone, perdirent ces guerres. Pour beaucoup de villes qui combattirent du ct des barons, la dfaite fut aussi le commencement de la libration et du progrs.
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marcha contre Milan, le peuple plein denthousiasme, fut soulev dans beaucoup de villes par des prdicateurs populaires. Crema, Piacenza, Brescia, Tortona, etc., vinrent la rescousse ; les bannires des guildes de Vrone, Padoue, Vicence et Trvise flottrent cte cte dans le camp des cits contre les bannires de lempereur et des nobles. Lanne suivante la ligue lombarde fut cre, et, soixante ans plus tard, nous la voyons renforce par beaucoup dautres cits, formant une organisation solide qui avait la moiti de son trsor fdral pour la guerre Gnes et lautre moiti Venise 235. En Toscane, Florence se mit la tte dune autre ligue puissante, laquelle Lucques, Bologne, Pistoe, etc., appartenaient, et qui joua un rle important en crasant les nobles dans le centre de lItalie. Dautres ligues, plus petites, taient frquentes. Ainsi malgr les mesquines rivalits qui engendraient aisment la discorde, les villes sunissaient pour la dfense commune de la libert. Plus tard seulement, lorsque les cits devinrent de petits tats, les guerres clatrent entre elles, comme il est fatal lorsque des tats entrent en lutte pour la suprmatie ou pour la possession de colonies. Des ligues semblables se formaient en Allemagne dans le mme but. Lorsque, sous les successeurs de Conrad, le pays fut en proie dinterminables querelles entre les nobles, les villes de Westphalie conclurent une ligue contre les chevaliers, dont une des clauses tait de ne jamais prter dargent un chevalier qui continuerait receler des marchandises voles 236. Les chevaliers vivaient de rapines et tuaient celui quil leur plaisait de tuer , selon les plaintes formules par leWormser Zorn ; les villes du Rhin (Mayence, Cologne, Spire, Strasbourg et Ble) prirent alors linitiative dune ligue qui compta bientt soixante villes allies, rprima les pillages et maintint la paix. Plus tard la ligue des villes de Souabe, divise en trois districts de paix (Augsbourg, Constance et Ulm) eut
Ferrari, II, 18,104 et suiv. ; Leo et Botta, I, 432. 236 Joh. Falke, Die Hansa als Deutsche See- und Handelsmacht , Berlin, 1863, pp. 31-33.
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le mme but. Et mme lorsque ces ligues furent brises 237, elles avaient assez vcu pour montrer que tandis que ceux, que lon a cherch reprsenter comme des pacificateurs les rois, les empereurs et lglise fomentaient la discorde et taient euxmmes impuissants contre les chevaliers pillards, ctait des cits qutait venue limpulsion pour le rtablissement de la paix et de lunion. Les cits, non les empereurs, furent les vrais fondateurs de lunit nationale 238. Des fdrations analogues furent organises dans le mme but entre petits villages ; et maintenant que lattention a t veille sur ce sujet par M. Luchaire, nous pouvons esprer en apprendre bientt davantage. Nous savons quun certain nombre de villages se runirent en petites fdrations dans le contado de Florence et quil en fut de mme dans les dpendances de Novgorod et de Pskov. Quant la France, on sait dune faon certaine quune fdration de dix-sept villages de paysans exista dans le Laonnais pendant prs de cent ans (jusquen 1256) et combattit vigoureusement pour son indpendance. Il existait aussi dans les environs de Laon trois autres rpubliques paysannes, qui avaient prt serment sur des chartes semblables celles de Laon et de Soissons ; leurs territoires tant contigus, elles se soutenaient mutuellement dans leurs guerres de libration. M. Luchaire pense que plusieurs fdrations semblables avaient d se former en France aux XIIe et XIIIe sicles, mais que les documents sy rapportant sont pour la plupart perdus. Ntant pas protges par des murs, elles pouvaient aisment tre ananties par les rois et les seigneurs ; mais dans certaines circonstances favorables, ayant trouv aide auprs dune ligue de villes, ou protection dans leurs montagnes, de telles rpubliques paysannes sont devenues les units indpendantes de la
Pour Aix-la-Chapelle et Cologne nous savons par des tmoignages directs que ce furent les vques de ces deux villes dont lun fut achet qui ouvrirent les portes lennemi. 238 Voir les faits, mais non pas toujours les conclusions de Nitzsch, III, 133 et suiv. ; aussi Kallsen, 1, 458, etc...
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confdration suisse 239. Les unions entre cits dans des buts pacifiques taient trs frquentes. Les relations qui staient tablies durant la priode de libration ne furent pas interrompues dans la suite. Quelquefois, quand les chevins dune ville allemande, ayant prononcer un jugement dans un cas nouveau et compliqu, dclaraient ne pas connatre la sentence (des Urtheiles nicht weise zu sein), ils envoyaient des dlgus une autre cit pour obtenir cette sentence. La mme chose se passait gaiement en France 240 ; et lon sait que Forli et Ravenne ont rciproquement naturalis leurs citoyens et leur ont accord tous leurs droits dans les deux cits. Il tait aussi dans lesprit de lpoque de soumettre une contestation souleve entre deux villes, ou lintrieur dune cit, une autre commune prise comme arbitre 241. Quant aux traits commerciaux entre cits, ils taient tout fait habituels 242. Des unions pour rglementer la fabrication et la contenance des tonneaux employs dans le commerce des vins. des unions pour le commerce des harengs etc., ntaient que les avant-coureurs de la grande fdration commerciale de la Hanse flamande, et plus tard de la grande Hanse de lAllemagne du Nord, dont lhistoire elle seule fournirait bien des pages donnant une ide de lesprit de fdration qui caractrisait les hommes de cette poque. Nous avons peine besoin dajouter que les cits du moyen ge ont
Sur la commune du Laonnais qui jusquaux recherches de Melleville (Histoire de la commune du Laonnais , Paris, 1853) fut confondue avec la commune de Laon, voir Luchaire, pp. 75 et suiv. Pour les premires guildes de paysans et les unions ultrieures, voir R. Wilman, Die lndlichen Schutzgilden Westphaliens dans Zeitschrift fr Kulturgeschlichte, nouvelle srie, vol. III, cit dans Kulturgeschichte de Henne-am-Rhyn, III, 249. 240 Luchaire, p. 149. 241 Deux cits importantes comme Mayence et Worms cherchent rgler une contestation politique par larbitrage. A la suite dune guerre civile qui se dclare dans Abbeville, Amiens agit en 1231, comme arbitre (Luchaire, 149), et ainsi de suite. 242 Voir par exemple W. Stieda, Hansische Vereinbarungen, loc. cit. , p. 114.
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plus contribu par les Unions hansatiques au dveloppement des relations internationales, de la navigation et des dcouvertes maritimes que tous les tats des premiers dix-sept sicles de notre re. En rsum, des fdrations entre de petites units territoriales, ainsi quentre des hommes unis par des travaux communs dans leurs guildes respectives, et des fdrations entre cits et groupes de cits constituaient lessence mme de la vie et de la pense cette poque. La priode comprise entre le Xe et le XVIe sicle de notre re pourrait ainsi tre dcrite comme un immense effort pour tablir laide et lappui mutuels dans de vastes proportions, le principe de fdration et dassociation tant appliqu toutes les manifestations de la vie humaine et tous les degrs possibles. Cet effort fut en trs grande partie couronn de succs. Il unit des hommes qui taient diviss auparavant ; il leur assura beaucoup de libert, et il dcupla leurs forces. A une poque o le particularisme tait engendr par tant de circonstances, et o les causes de discorde et de jalousie auraient pu tre si nombreuses, il est rconfortant de voir des cits, parses sur un vaste continent, avoir tant en commun et tre prtes se confdrer pour la poursuite de tant de buts communs. Elles succombrent la longue devant des ennemis puissants. Pour navoir pas compris le principe de lentraide assez largement, elles commirent ellesmmes des fautes fatales. Mais elles ne prirent pas par leurs jalousies rciproques, et leurs erreurs ne provenaient pas du manque de lesprit de fdration. * ** Les rsultats de ce nouveau progrs de lhumanit dans la cit du moyen ge furent immenses. Au commencement du XIe sicle les villes dEurope taient de petits groupes de huttes misrables, orns seulement dglises basses et lourdes, dont les constructeurs savaient peine comment faire une vote ; les
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arts il ny avait gure que des tisserands et des forgerons taient dans lenfance ; le savoir ne se rencontrait quen quelques rares monastres. Trois cent cinquante ans plus tard, la face de lEurope tait change. Le territoire tait parsem de riches cits, entoures dpaisses murailles, ornes elles-mmes de tours et de portes, dont chacune tait une uvre dart. Les cathdrales, dun style plein de grandeur et dcores avec abondance, levaient vers le ciel leurs clochers dune puret de forme et dune hardiesse dimagination que nous nous efforons vainement datteindre aujourdhui. Les arts et les mtiers avaient atteint un degr de perfection que dans mainte direction nous ne pouvons nous vanter davoir dpass, si nous estimons lhabilet inventive de louvrier et le fini de son ouvrage plus que la rapidit de fabrication. Les navires des cits libres sillonnaient dans toutes les directions les mers intrieures de lEurope ; un effort de plus, et ils allaient traverser les ocans. Sur de grands espaces de territoire le bientre avait remplac la misre ; le savoir stait dvelopp, rpandu. Les mthodes scientifiques slaboraient, les bases de la physique avaient t poses, et les voies avaient t prpares pour toutes les inventions mcaniques dont notre sicle est si fier. Tels furent les changements magiques accomplis en Europe en moins de quatre cents ans. Et si on veut se rendre compte des pertes dont lEurope souffrit par la destruction des cits libres, il faut comparer le XVII sicle avec le XIVe ou le XIIIe. La prosprit qui caractrisait autrefois lcosse, lAllemagne, les plaines dItalie a disparu ; les routes sont tombes dans labandon ; les cits sont dpeuples, le travail est asservi, lart est en dcadence, le commerce mme dcline 243.

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Cosmo Innes, Early Scottish History and Scotland in Middle Ages , cits par le Rev. Denton, loc. cit., pp. 68, 69. Lamprecht, Deutsches wirthschaftliches Leben im Mittelalter , analys par Schmoller dans sonJahrbuch , vol. X II ; Sismondi, Tableau de lagriculture toscane, p. 226 et suiv. Les territoires appartenant Florence se reconnaissaient au premier coup dil leur prosprit. 221

Si les cits du moyen ge ne nous avaient lgu aucun monument crit pour tmoigner de leur splendeur et navaient laiss que les monuments darchitecture que nous voyons encore aujourdhui dans toute lEurope, depuis lcosse jusquen Italie, et depuis Girone en Espagne jusqu Breslau en territoire slave, nous pourrions dj affirmer que lpoque o les cits eurent une vie indpendante fut celle du plus grand dveloppement de lesprit humain depuis lre chrtienne jusqu la fin du XVIIIe sicle. Si nous regardons, par exemple, un tableau du moyen ge reprsentant Nuremberg avec ses tours et ses clochers lancs, dont chacun porte lempreinte dun art librement crateur, nous pouvons peine concevoir que trois cents ans auparavant la ville ntait quun amas de misrables huttes. Et notre admiration ne fait que crotre lorsque nous entrons dans les dtails de larchitecture et des dcorations de chacune de des innombrables glises, beffrois, maisons communales, portes des cits, etc., que nous trouvons en Europe, aussi loin vers lEst que la Bohme et les villes, mortes aujourdhui, de la Galicie polonaise. Non seulement lItalie est la patrie des arts, mais toute lEurope est couverte de ces monuments. Le fait mme que parmi tous ces arts, larchitecture, art social par excellence a atteint son plus haut dveloppement, est significatif. Pour arriver au degr de perfection quil a atteint, cet art a d tre le produit dune vie minemment sociale. Larchitecture du moyen ge a atteint sa grandeur, non seulement parce quelle fut lpanouissement naturel dun mtier, ainsi quon la dit rcemment ; non seulement parce que chaque btiment, chaque dcoration architecturale tait luvre dhommes qui connaissaient par lexprience de leurs propres mains les effets artistiques que lon peut obtenir de la pierre, du fer, du bronze, ou mme de simples poutres de mortier ; non seulement parce que chaque monument tait le rsultat de lexprience collective accumule dans chaque mystre ou mtier 244 larchitecture mdivale fut grande
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Mr John J. Ennett (six Essays ), Londres, 1891) a crit 222

parce quelle tait ne dune grande ide. Comme lart grec, elle jaillissait dune conception de fraternit et dunit engendre par la cit. Elle avait une audace qui ne peut sacqurir que par des luttes audacieuses et des victoires ; elle exprimait la vigueur, parce que la vigueur imprgnait toute la vie de la cit. Une cathdrale, une maison communale symbolisaient la grandeur dun organisme dont chaque maon et chaque tailleur de pierres tait un constructeur ; et un monument du moyen ge napparat jamais comme un effort solitaire, ou des milliers desclaves auraient excut la part assigne eux par limagination dun seul homme toute la cit y a contribu. Le haut clocher slevait sur une construction qui avait de la grandeur par elle-mme, dans laquelle on pouvait sentir palpiter la vie de la cit ; ce ntait pas un chafaudage absurde comme la tour de fer de 300 mtres de Paris, ni une simili btisse en pierre faite pour cacher la laideur dune charpente de fer comme le Tower Bridge Londres. Comme lAcropole dAthnes, la cathdrale dune cit du moyen ge tait leve dans lintention de glorifier la grandeur de cette cit victorieuse, de symboliser lunion de ses arts et mtiers, dexprimer la fiert de chaque citoyen dans une cit qui tait sa propre cration. Souvent, la seconde rvolution des jeunes mtiers une fois accomplie, on vit la cit commencer une nouvelle cathdrale afin dexprimer lunion nouvelle, plus large, plus vaste, qui venait dtre appele la vie.
dexcellentes pages touchant ce caractre de larchitecture du moyen ge. Mr Willis dans son appendice louvrage de Whewell, History of Inductive Sciences (I, 261-162) a montr la beaut des rapports mcaniques dans les constructions du moyen ge. Une nouvelle construction dcorative fut cre, crit-il, qui ne luttait pas contre la construction mcanique, ne cherchait pas la dominer, mais au contraire venait laider et sharmoniser avec elle. Chaque poutre, chaque moulure devient un support du poids ; par la multiplicit des appuis saidant les uns les autres et par la subdivision du poids qui en rsultait, lil tait satisfait de la stabilit de la structure, malgr laspect curieusement effil des parties spares. On ne saurait mieux caractriser un art qui jaillissait de la vie sociale de la cit. 223

Les ressources dont on disposait pour ces grandes entreprises taient dune modicit tonnante. La cathdrale de Cologne fut commence avec une dpense annuelle de 500 marks seulement ; un don de 100 marks fut inscrit comme une grande donation 245 ; et mme lorsque les travaux approchaient de la fin et que les dons affluaient de plus en plus, la dpense annuelle en argent demeura denviron 5.000 marks et nexcda jamais 14.000. La cathdrale de Ble galement fut btie avec des ressources aussi modiques. Mais chaque corporation contribuait pour sa part en pierres, en travaux et en inventions dcoratives pour leur monument commun. Chaque guilde y exprimait ses conceptions politiques, racontant en bronze ou en pierre lhistoire de la cit, glorifiant les principes de Libert, galit et Fraternit 246 , louant les allis de la cit et vouant ses ennemis aux feux ternels. Et chaque guilde tmoignait son amour au monument communal en le dcorant de vitraux, de peintures, de grilles dignes dtre les portes du Paradis comme le dit Michel-Ange, ou en dcorant de sculptures en pierre les plus petits recoins du btiment 247. De petites cits, mme de petites paroisses 248, rivalisaient avec les grandes agglomrations dans ces travaux, et les cathdrales de Laon et de Saint-Ouen le cdent de peu celle de Reims, ou la maison communale de Brme, ou au beffroi de lassemble du peuple de Breslau. Aucune uvre ne doit tre entreprise par la commune si elle nest conue selon le grand cur de la commune, compos des curs de tous les citoyens, unis dans une commune volont telles sont les paroles du Conseil de
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Ces trois statues sont parmi les dcorations extrieures de NotreDame de Paris. 247 Lart du moyen ge, comme lart grec, ne connaissait pas ces magasins de curiosits que nous appelons un Muse ou une Galerie Nationale. Une statue tait sculpte, une dcoration en bronze tait fondue ou un tableau tait peint pour tre mis sa place propre dans un monument dart communal. L il tait vivant, il tait une partie dun tout, et il contribuait lunit dimpression produite par le tout. 248 Comparez J. T. Ennet Second Essay , p. 36.
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1871.

Dr Ennen, Der Dm zu Kln, seine Construction und Anstaltung ,

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Florence ; et cet esprit apparat bien dans toutes les uvres communales dune utilit sociale : les canaux, les terrasses, les vignobles et les jardins fruitiers autour de Florence, ou les canaux dirrigation qui sillonnent les plaines de la Lombardie, ou le port et laqueduc de Gnes, bref tous les travaux de cette sorte qui furent accomplis par presque toutes les cits 249. Tous les arts avaient progress de la mme faon dans les cits du moyen ge. Les arts de notre temps ne sont pour la plupart quune continuation de ceux qui staient dvelopps cette poque. La prosprit des cits flamandes tait base sur la fabrication des beaux tissus de laine. Florence, au commencement du XIVe sicle, avant la peste noire, fabriquait de 70.000 100.000 panni dtoffes de laine, qui taient valus 120.000 florins dor 250. Le ciselage des mtaux prcieux, lart du fondeur, les beaux fers forgs furent des crations des mystres du moyen ge, qui russirent excuter chacun dans son propre domaine tout ce quil tait possible de faire faire la main sans lemploi dun puissant moteur. Par la main et par linvention car, pour nous servir des paroles de Whewell : Le parchemin et le papier, limprimerie et la gravure, le
Sismondi, IV, 172 ; XVI, 356. Le grand canal, Naviglio grande , qui apporte leau du Tessin fut commenc en 1179, cest--dire aprs la conqute de lindpendance, et il fut termin au XIIIe sicle. Sur la dcadence qui suivit, voir XVI, 355. 250 En 1336, Florence comptait 8 10.000 garons et filles dans ses coles primaires, 1.000 1.200 garons dans ses sept coles secondaires et de 500 600 tudiants dans ses quatre universits. Les trente hpitaux communaux contenaient plus de 1.000 lits, pour une population de 90.000 habitants (Capponi, II, 249 et suiv.). Plus dune fois des crivains autoriss ont mis lopinion que lducation tait en gnral un niveau beaucoup plus lev quon ne le suppose dhabitude. Il en tait certainement ainsi dans la cit dmocratique de Nuremberg.
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verre et lacier perfectionns, la poudre canon. les horloges, les tlescopes, la boussole, le calendrier rform, la notation dcimale ; lalgbre, la trigonomtrie, la chimie, le contrepoint (invention qui quivaut une nouvelle cration de la musique) ; toutes ces acquisitions nous viennent de ce quon a appel avec tant de mpris la Priode stationnaire. (History of Inductive Sciences, I, 252). Il est vrai, comme dit Whewell, quaucune de ces dcouvertes navait t le rsultat de quelque nouveau principe ; mais la science du moyen ge avait fait plus que la dcouverte proprement dite de nouveaux principes. Elle avait prpar la dcouverte de tous les nouveaux principes que nous connaissons lpoque actuelle dans les sciences mcaniques : elle avait habitu le chercheur observer les faits et raisonner daprs eux. Ctait dj la science inductive, quoiquelle net pas encore pleinement saisi limportance et la puissance de linduction ; et elle posait dj les fondements de la mcanique et de la physique. Franois Bacon, Galile et Copernic furent les descendants directs dun Roger Bacon et dun Michael Scot, de mme que la machine vapeur fut un produit direct des recherches poursuivies dans les universits italiennes de cette poque sur le poids de latmosphre, et des tudes techniques et mathmatiques qui caractrisaient Nuremberg. Mais pourquoi prendre la peine dinsister sur les progrs des sciences et des arts dans la cit du moyen ge ? Nest-ce point assez de mentionner les cathdrales dans le domaine de lhabilet technique, ou la langue italienne et les pomes de Dante dans le domaine de la pense, peut donner immdiatement la mesure de ce que la cit mdivale cradurant les quatre sicles quelle vcut ? Les cits du moyen ge ont rendu un immense service la civilisation europenne. Elles lont empche de verser dans la voie des thocraties et des tats despotiques de lantiquit ; elles lui ont donn la varit, la confiance en soi-mme, la force
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dinitiative et les immenses nergies intellectuelles et matrielles quelle possde aujourdhui et qui sont la meilleure garantie de son aptitude rsister une nouvelle invasion venant de lOrient. Mais pourquoi donc ces centres de civilisation qui avaient essay de rpondre des besoins si profonds de la nature humaine et qui taient si pleins de vie, ne vcurent-ils pas davantage ? Pourquoi furent-ils atteints de dbilit snile au XVIe sicle, et aprs avoir repouss tant dassauts du dehors et avoir trouv dabord une nouvelle vigueur dans leurs luttes intrieures, pourquoi finalement succombrent-ils sous ces doubles attaques ? * ** Des causes varies contriburent cet effet, certaines ayant leurs racines dans un pass lointain, dautres venant des fautes commises par les cits elles-mmes. Vers la fin du XVe sicle, de puissants tats, reconstruits sur le vieux modle romain, commenaient dj se constituer. Dans chaque rgion quelque seigneur fodal, plus habile, plus avide de richesses et souvent moins scrupuleux que ses voisins avait russi sapproprier de plus riches domaines personnels, plus de paysans sur ses terres, plus de chevaliers dans sa suite, plus de trsors dans ses coffres. Il avait choisi pour sa rsidence un groupe de villages avantageusement situs, o ne stait pas encore dveloppe la libre vie municipale Paris, Madrid ou Moscou et, avec le travail de ses serfs, il en avait fait des cits royales fortifies. L il attirait des compagnons darmes en leur donnant libralement des villages, et des marchands en offrant sa protection au commerce. Le germe dun futur tat, qui commenait graduellement absorber dautres centres semblables, tait ainsi form. Des jurisconsultes, verss dans ltude du Droit romain, abondaient dans ces centres, race dhommes tenaces et ambitieux, issus des bourgeois ; ils dtestaient galement la morgue des seigneurs et ce quils
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appelaient lesprit rebelle des paysans. La forme mme de la commune villageoise, que leurs codes ignoraient, et les principes du fdralisme leur rpugnaient comme un hritage des barbares . Le csarisme, soutenu par la fiction du consentement populaire et par la force des armes, tel tait leur idal, et ils travaillrent prement pour ceux qui promettaient de le raliser 251. Lglise chrtienne, autrefois rebelle la loi romaine et maintenant son allie, travailla dans la mme direction. La tentative de constituer lEmpire thocratique de lEurope ayant chou, les vques les plus intelligents et les plus ambitieux prtrent alors leur concours ceux sur lesquels ils comptaient pour reconstituer le pouvoir des rois dIsral ou des empereurs de Constantinople. Lglise consacra ces dominateurs naissants, elle les couronna comme des reprsentants de Dieu sur la terre, elle mit leur service la science et lesprit politique de ses ministres, ses bndictions et ses maldictions, ses richesses et les sympathies quelle avait conserves parmi les pauvres. Les paysans que les cits navaient pas pu ou navaient pas voulu librer, voyant que les bourgeois ne russissaient pas mettre fin aux guerres interminables entre nobles guerres pour lesquelles ils avaient payer si cher, tournrent aussi leurs esprances vers le roi, lempereur ou le grand prince ; et tout en les aidant craser les puissants propritaires de fiefs, ils les aidrent constituer ltat centralis. Enfin les invasions des Mongols et des Turcs, la guerre sainte contre les Maures en Espagne, ainsi que les terribles guerres qui clatrent bientt entre les centres naissants de souverainet lle-de-France et la Bourgogne, lcosse et lAngleterre, lAngleterre et la France,
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Comparez les excellentes considrations de L. Ranke sur lessence du droit romain dans Weltgeschichte, vol. IV, Abt. 2, pp. 2031. Voir aussi les remarques de Sismondi sur la part joue par les lgistes dans la constitution de lautorit royale, Histoire des Franais , Paris, 1826, VIII, 85-99. La haine populaire contre ces Weise Doctoren und Beutelschneider des Volks clata dans toute sa force aux premires annes du XVIe sicle dans les sermons du dbut de la Rforme. 228

la Lithuanie et la Pologne, Moscou et Tver, etc., contriburent la mme fin. De puissants tats furent constitus ; et les cits eurent dsormais rsister, non seulement de vagues fdrations de seigneurs, mais encore des centres solidement organiss, qui avaient des armes de serfs leur disposition. Le pis fut que ces autocraties croissantes trouvrent des appuis dans les divisions qui staient formes au sein des cits mmes. Lide fondamentale de la cit du moyen ge tait grande, mais elle ntait pas assez large. Laide et le soutien mutuels ne peuvent pas tre limits une petite association ; ils doivent stendre tout lentourage, sans quoi lentourage absorbe lassociation. Mais sous ce rapport le citoyen du moyen ge avait commis une terrible faute ds le dbut. Au lieu de voir dans les paysans et les artisans qui se runissaient sous la protection de ses murs autant daides qui contribueraient pour leur part la prosprit de la cit comme ce fut vraiment le cas, une profonde division fut trace entre les familles des vieux bourgeois et les nouveaux venus. Aux premiers furent rservs tous les bnfices venant du commerce communal et des terres communales ; rien ne fut laiss aux derniers que le droit de se servir librement de lhabilet de leurs mains. La cit fut ainsi divise : dun ct les bourgeois , ou la commune , et de lautre les habitants 252 . Le commerce, qui tait dabord communal, devint le privilge des familles de marchands et dartisans, et il ny eut plus quun pas faire pour quil devint un privilge individuel ou le privilge de groupes oppresseurs ; ce pas tait invitable, et il fut fait. La mme division stablit entre la cit proprement dite et les villages environnants. La commune avait bien essay, au dbut, de librer les paysans ; mais ses guerres contre les
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Brentano a bien compris les effets fatals de la lutte entre les vieux bourgeois et les nouveaux venus. Miaskowski, dans son ouvrage sur les communes de la Suisse, a indiqu la mme chose pour les communauts villageoises. 229

seigneurs devinrent, ainsi que nous lavons dj dit, des guerres pour librer la cit elle-mme des seigneurs plutt que pour librer les paysans. La cit laissa au seigneur ses droits sur les vilains, condition quil ne linquiterait plus et deviendrait un co-bourgeois. Mais les nobles, adopts par la cit et rsidant maintenant dans ses murs, ne firent que continuer lancienne guerre dans lenceinte mme de la cit. Il leur dplaisait de se soumettre un tribunal de simples artisans et de marchands, et ils poursuivirent leurs anciennes hostilits de famille, leurs guerres prives dans les rues. Chaque cit avait maintenant ses Colonna et ses Orsini, ses Overstolze et ses Wise. Tirant de grands revenus des terres quils avaient conserves, ils sentouraient de nombreux clients, fodalisaient les coutumes et les habitudes de la cit elle-mme. Et quand des dissensions commencrent se faire sentir dans la ville parmi les artisans, ils offrirent leur pe et leurs compagnons arms pour trancher les diffrents par des combats, au lieu de laisser les dissensions trouver des solutions plus paisibles, qui ne manquaient jamais dtre dcouvertes dans lancien temps. * ** La plus grande et la plus fatale erreur de la plupart des cits fut de prendre pour base de leur richesse le commerce et lindustrie au dtriment de lagriculture. Elles rptrent ainsi lerreur qui avait t commise par les cits de la Grce antique, et par cela mme, elles tombrent dans les mmes crimes 253. Devenues trangres lagriculture, un grand nombre de cits se trouvrent ncessairement entranes vers une politique hostile aux paysans. Cela devint de plus en plus vident
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Le commerce desclaves enlevs en Orient ne cessa jamais dans les rpubliques italiennes jusquau XVe sicles. De faibles traces sen rencontrent aussi en Allemagne et ailleurs. Voir Cibrario, Della schiavit e del servaggio , 2 vol., Milan, 1868 ; aussi, le professeur Loutchitzkiy, Lesclavage et les esclaves russes Florence, au XIVe et au XVe sicles , dans Izvestia de lUniversit de Kiev, 1885 (en russe). 230

lpoque dEdouard III 254, de la Jacquerie en France, des guerres hussites et de la guerre des paysans en Allemagne. Dautre part, la politique commerciale les engageait dans des entreprises lointaines. Des colonies furent fondes par les Italiens dans le Sud-Est, par les cits allemandes dans lEst, par les cits slaves vers lextrme Nord-Est. On commena entretenir des armes mercenaires pour les guerres coloniales, et bientt aussi pour la dfense de la cit elle-mme. Des emprunts furent contracts dans des proportions dmesures quils dmoralisrent compltement les citoyens ; et les querelles intrieures empirrent chaque lection o la politique coloniale, dans lintrt de quelques familles seulement, tait en jeu. La division entre riches et pauvres devint plus profonde, et au XVIe sicle, dans chaque cit, lautorit royale trouva des allis empresss et un appui parmi les pauvres. Il y eut encore une autre cause de la ruine des institutions communales, plus profonde la fois, et dun ordre plus lev que toutes les prcdentes. Lhistoire des cits du moyen ge offre un des plus frappants exemples du pouvoir des ides et des principes sur les destines de lhumanit, et de la diffrence absolue des rsultats qui accompagnent toute profonde modification des ides directrices. La confiance en soi-mme et le fdralisme, la souverainet de chaque groupe et la constitution du corps politique du simple au compos, taient les ides directrices au XIe sicle. Mais depuis cette poque, les conceptions avaient entirement chang. Les tudiants en Droit romain et les prlats de lglise, troitement unis depuis lpoque dInnocent III, avaient russi paralyser lide lantique ide grecque qui prsida la fondation des cits. Pendant deux ou trois cents ans, ils prchrent du haut de la chaire, enseignrent lUniversit, prononcrent au banc du Tribunal, quil fallait chercher le salut dans un tat fortement centralis, plac sous une autorit semi-divine 255. Ce serait un
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J.R. Green, History of English People, London, 1878, I, 455. Voir les thories exprimes par les jurisconsultes de Bologne, 231

homme, dou de pleins pouvoirs, un dictateur, qui seul pourrait tre et serait le sauveur de la socit ; au nom du salut public il pourrait alors commettre toute espce de violence : brler des hommes et des femmes sur le bcher, les faire prir dans dindescriptibles tortures, plonger des provinces entires dans la plus abjecte misre. Et ils ne manqurent pas de mettre ces thories en pratique avec une cruaut inoue, partout o purent atteindre lpe du roi, ou le feu de lglise, ou les deux la fois. Par ces enseignements et ces exemples, continuellement rpts et forant lattention publique, lesprit mme des citoyens fut model dune nouvelle faon. Bientt aucune autorit ne fut trouve excessive, aucun meurtre petit feu ne parut trop cruel, tant quil tait accompli pour la scurit publique . Et avec cette nouvelle direction de lesprit et cette nouvelle foi dans le pouvoir dun homme, le vieux principe fdraliste svanouit et le gnie crateur mme des masses steignit. Lide romaine triomphait, et dans ces circonstances, ltat centralis trouva dans la cit une proie toute prte. Florence au XVe sicle est le type de ce changement. Auparavant une rvolution populaire tait le signal dun nouvel essor. Maintenant, quand le peuple pouss au dsespoir sinsurge, il na plus dides constructives ; nulle ide nouvelle ne se fait jour. Un millier de reprsentants entrent au conseil communal au lieu de quatre cents ; cent hommes entrent la Signoriaau lieu de quatre-vingts. Mais une rvolution en chiffres ne veut rien dire. Le mcontentement du peuple saccrot et de nouvelles rvoltes slvent. Alors on fait appel un sauveur au tyran . Il massacrera les rebelles, mais la dsintgration du corps communal continue, pire que jamais. Et quand, aprs une nouvelle rvolte, le peuple de Florence sadresse lhomme le plus populaire de la cit, Jrme Savonarole, le moine rpond : Oh mon peuple, tu sais bien que je ne peux moccuper des affaires de ltat..., purifie ton me, et si dans cette disposition desprit, tu rformes ta cit, alors, peuple de Florence, tu auras inaugur la rforme de toute
dj au Congrs de Roncaglia en 1158. 232

lItalie ! Les masques et les mauvais livres sont brls, on fait passer une loi de charit, une autre contre les usuriers et la dmocratie de Florence reste ce quelle tait. Lesprit de lancien temps est mort. Pour avoir eu trop de confiance dans le gouvernement, les citoyens ont cess davoir confiance en euxmmes ; ils sont incapables de trouver de nouvelles voies. Ltat na plus qu intervenir et craser les dernires liberts. Et pourtant le courant dentraide et dappui mutuel ntait pas tout fait tari dans les masses ; il continua de couler, mme aprs cette dfaite. Il grossit de nouveau avec une force formidable aux appels communistes des premiers propagateurs de la Rforme, et il continua exister mme aprs que les masses, nayant pas russi raliser la vie quelles espraient inaugurer sous linspiration de la religion rforme, tombrent sous la domination dun pouvoir autocratique. Le flot coule encore aujourdhui, et il cherche trouver une nouvelle expression qui ne serait plus ltat, ni la cit du moyen ge, ni la commune villageoise des barbares, ni le clan sauvage, mais participerait de toutes ces formes et leur serait suprieure par une conception plus large et plus profondment humaine.

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Chapitre VII LENTRAIDE CHEZ NOUS.


Rvoltes populaires au commencement de la priode des tats. Institutions dentraide de lpoque actuelle. La commune villageoise ; ses luttes pour rsister labolition par ltat. Habitudes venant de la vie des communes villageoises et conserves dans nos villages modernes. Suisse, France, Allemagne, Russie.

La tendance lentraide chez lhomme a une origine si lointaine et elle est si profondment mle toute lvolution de la race humaine quelle a t conserve par lhumanit jusqu lpoque actuelle, travers toutes les vicissitudes de lhistoire. Elle se dveloppa surtout durant les priodes de paix et de prosprit : mais, mme lorsque les plus grandes calamits accablrent les hommes lorsque des rgions entires furent dvastes par des guerres, et que des populations nombreuses furent dcimes par la misre, ou gmirent sous le joug de la tyrannie la mme tendance continua dexister dans les village et parmi les classes les plus pauvres des villes ; elle continua unir les hommes entre eux et, la longue, elle ragit mme sur les minorits dominatrices, combatives et dvastatrices, qui lavaient rejete comme une sottise sentimentale. Et chaque fois que lhumanit eut crer une nouvelle organisation sociale, correspondant une nouvelle phase de son volution, cest de cette mme tendance, toujours vivante, que le gnie constructif du peuple tira linspiration et les lments du nouveau progrs. Les nouvelles institutions conomiques et sociales, en tant quelles furent une cration des masses, les nouveaux systmes de morale et les nouvelles religions ont pris leur origine de la mme source ; et
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le progrs moral de notre race, vu dans ses grandes lignes, apparat comme une extension graduelle des principes de lentraide, de la tribu des agglomrations toujours de plus en plus nombreuses, jusqu ce quenfin il embrasse un jour lhumanit entire, avec ses diffrentes croyances, ses langues et ses races diverses. Aprs avoir travers ltat de tribu sauvage, puis de commune villageoise, les Europens taient arrivs trouver au moyen ge une nouvelle forme dorganisation qui avait lavantage de laisser une grande latitude linitiative individuelle, tout en rpondant largement au besoin dappui mutuel de lhomme. Une fdration de communes villageoises, couverte dun rseau de guildes et de fraternits, vit le jour dans la cit du moyen ge. Les immenses rsultats atteints par cette nouvelle forme dunion le bien-tre pour tous, le dveloppement des industries, des arts, des sciences et du commerce ont t analyss dans les deux chapitres prcdents ; et nous avons essay dexpliquer aussi pourquoi, vers la fin du XVe sicle, les rpubliques du moyen ge entoures par les domaines de seigneurs fodaux hostiles, incapables de librer les paysans de la servitude et corrompues peu peu par les ides du csarisme romain se trouvrent condamnes devenir la proie des tats militaires qui commenaient se dvelopper. Cependant, avant de se soumettre durant les trois sicles suivants lautorit absorbante de ltat, les masses du peuple firent un formidable effort pour reconstituer la socit sur lancienne base de lentraide et du soutien mutuel. On sait aujourdhui que le grand mouvement de la Rforme ne fut pas une simple rvolte contre les abus de lglise catholique. Il avait aussi son idal constructif, et cet idal tait la vie en communes fraternelles et libres. Ceux des premiers crits et des premiers sermons de la Rforme qui touchrent le plus le cur des masses taient imbus des ides de fraternit conomique et sociale. Les Douze Articles et les professions de foi du
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mme genre, qui circulaient parmi les paysans et les artisans allemands et suisses, ne soutenaient pas seulement le droit pour chacun dinterprter la Bible suivant son propre jugement : elles demandaient aussi la restitution des terres communales aux communes villageoises, et labolition des servitudes fodales. Toujours on y faisait appel la vraie foi une foi de fraternit. A la mme poque, des dizaines de milliers dhommes et de femmes se runissaient aux confrries communistes de Moravie, leur donnant toute leur fortune et formant des tablissements nombreux et prospres, organiss daprs les principes du communisme 256. Des massacres en masse, par milliers, purent seuls arrter ce mouvement populaire trs tendu, et ce fut par lpe, le feu et la torture que les jeunes tats assurrent leur premire et dcisive victoire sur les masses 257. Pendant les trois sicles suivants, les tats, tant sur le
De nombreuses tudes, concernant ce sujet, autrefois fort nglig, se publient aujourdhui en Allemagne. Les ouvrages de Keller, Ein Apostel der Wiedertufer et Geschichte der Wiedertufer , de Cornlius,Geschichte des mnsterischen Aufruhrs , et de Janssen, Geschichte des deutschen Volkes, peuvent tre cits comme les sources principales. Le premier essai pour familiariser les lecteurs anglais avec les rsultats des grandes recherches faites 93 en Allemagne dans cette direction a t fait dans un excellent petit ouvrage de Richard Heath, Anabaptism from its Rise at Zwickau to its Fall at Mnster, 15211536 , Londres, 1895 (Baptist Manuals , vol. 1) ; les traits caractristiques du mouvement y sont bien indiqus et les informations bibliographiques abondantes. Voir aussi K. Kautsky, Communism in Central Europe in the Time of the Reformation , Londres, 1897. 257 Peu de nos contemporains se rendent compte la fois de ltendue de ce mouvement et des moyens par lesquels il fut supprim. Mais ceux qui crivirent immdiatement aprs la grande guerre des paysans estimrent de 100 150.000 hommes le nombre des paysans massacrs aprs leur dfaite en Allemagne. Voir Zimmermann, Allgemeine Geschichte des grossen Bauernkrieges . Pour les mesures prises dans les Pays-Bas pour supprimer le mouvement, voir Anabaptism de Richard Heath.
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Continent que dans les les Britanniques, travaillrent systmatiquement anantir toutes les institutions dans lesquelles la tendance lentraide avait autrefois trouv son expression. Les communes villageoises furent prives de leurs assembles populaires, de leurs tribunaux et de leur administration indpendante ; leurs terres furent confisques. Les guildes furent spolies de leurs biens et de leurs liberts et places sous le contrle de ltat, la merci du caprice et de la vnalit de ses fonctionnaires. Les cits furent dpouilles de leur souverainet, et les principaux ressorts de leur vie intrieure lassemble du peuple, la justice et ladministration lues, la paroisse souveraine et la guilde souveraine furent annihils ; les fonctionnaires de ltat prirent possession de chacune des parties qui formaient auparavant un tout organique. Sous cette politique funeste et pendant les guerres sans fin quelle engendra, des rgions entires, autrefois populeuses et riches, furent totalement ruines et dvastes ; des cits florissantes devinrent des bourgs insignifiants ; les routes mmes qui les unissaient dautres cits devinrent impraticables. Lindustrie, lart et la science tombrent en dcadence. Linstruction politique, scientifique et juridique fut mise au service de lide de centralisation de ltat. On enseigna, dans les universits et dans les glises, que les institutions, qui avaient permis aux hommes dexprimer autrefois leur besoin dentraide, ne pouvaient tre tolres dans un tat bien organis. Ltat seul pouvait reprsenter les liens dunion entre ses sujets. Le fdralisme et le particularisme taient les ennemis du progrs, et ltat tait le seul initiateur du progrs, le seul vrai guide vers le progrs. A la fn du XVIIIe sicle les rois dans lEurope centrale, le Parlement dans les les Britanniques, et la Convention rvolutionnaire en France, bien que tous ces pays fussent en guerre les uns contre les autres, taient daccord entre eux pour dclarer quaucune union distincte entre citoyens ne devait exister dans ltat ; que les travaux forcs ou la mort taient les
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seuls chtiments qui convinssent aux travailleurs qui oseraient entrer dans des coalitions . Pas dtat dans ltat ! Ltat seul et lglise dtat doivent soccuper des affaires dintrt gnral, tandis que les sujets doivent reprsenter de vagues agglomrations dindividus, sans aucun lien spcial, obligs de faire appel au gouvernement chaque fois quils peuvent sentir un besoin commun. Jusquau milieu du XIXe sicle, ce fut la thorie et la pratique en Europe. On regardait avec mfiance jusquaux socits commerciales et industrielles. Quant aux travailleurs, leurs associations taient traites comme illgales en Angleterre jusquau milieu du XIXe sicle et dans le reste de lEurope jusquen ces vingt dernires annes. Tout le systme de notre ducation dtat fut tel que, jusqu lpoque actuelle, mme en Angleterre, une grande partie de la socit considra comme une mesure rvolutionnaire la concession de ces mmes droits que chacun, ft-il homme libre ou serf, exerait il y a cinq cents ans dans lassemble populaire de son village, dans la guilde, la paroisse, la cit. Labsorption de toutes les fonctions par ltat favorisa ncessairement le dveloppement dun individualisme effrn, et born la fois dans ses vues. A mesure que le nombre des obligations envers ltat allait croissant, les citoyens se sentaient dispenss de leurs obligations les uns envers les autres. Dans la guilde et, au moyen ge, chacun appartenait quelque guilde ou fraternit deux frres taient obligs de veiller chacun leur tour un frre qui tait tomb malade ; aujourdhui on considre comme suffisant de donner son voisin ladresse de lhpital public le plus proche. Dans la socit barbare, le seul fait dassister un combat entre deux hommes, survenu la suite dune querelle, et de ne pas empcher quil ait une issue fatale, exposait des poursuites comme meurtrier ; mais avec la thorie de ltat protecteur de tous, le spectateur na pas besoin de sen mler : cest lagent de police dintervenir, ou non. Et tandis quen pays sauvage, chez les Hottentots par exemple, il serait scandaleux de manger sans avoir appel haute voix trois fois pour demander sil ny
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a personne qui dsire partager votre nourriture, tout ce quun citoyen respectable doit faire aujourdhui est de payer limpt et de laisser les affams sarranger comme ils peuvent. Aussi la thorie, selon laquelle les hommes peuvent et doivent chercher leur propre bonheur dans le mpris des besoins des autres, triomphe-t-elle aujourdhui sur toute la ligne en droit, en science, en religion. Cest la religion du jour, et douter de son efficacit cest tre un dangereux utopiste. La science proclame hautement que la lutte de chacun contre tous est le principe dominant de la nature, ainsi que des socits humaines. La biologie attribue cette lutte lvolution progressive du monde animal. Lhistoire adopte le mme point de vue, et les conomistes, dans leur ignorance nave, rapportent tout le progrs de lindustrie et de la mcanique moderne aux merveilleux effets du mme principe. La religion mme des prdicateurs de lglise est une religion dindividualisme, lgrement mitige par des rapports plus ou moins charitables avec les voisins particulirement le dimanche. Hommes daction pratique et thoriciens, hommes de science et prdicateurs religieux, hommes de loi et politiciens, tous sont daccord sur un point : lindividualisme, disent-ils, peut bien tre plus ou moins adouci dans ses consquences les plus pres par la charit, mais il reste la seule base certaine pour le maintien de la socit et son progrs ultrieur. Il semblerait, par consquent, inutile de chercher des institutions ou des habitudes dentraide dans notre socit moderne. Que pourrait-il en rester ? Et cependant, aussitt que nous essayons de comprendre comment vivent les millions dtres humains, et que nous commenons tudier leurs rapports de chaque jour, nous sommes frapps de la part immense que les principes dentraide et dappui mutuel tiennent encore aujourdhui dans la vie humaine. Quoique la destruction des institutions dentraide ait t poursuivie, en pratique et en thorie depuis plus de trois ou quatre cents ans, des centaines de millions dhommes continuent vivre avec de telles institutions ; ils les conservent pieusement et sefforcent
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de les reconstituer l o elles ont cess dexister. En outre, dans nos relations mutuelles, chacun de nous a ses mouvements de rvolte contre la foi individualiste qui domine aujourdhui, et les actions dans lesquelles les hommes sont guids par leurs inclinations dentraide constituent une si grande partie de nos rapports de chaque jour que si de telles actions pouvaient tre supprimes, toute espce de progrs moral serait immdiatement arrte. La socit humaine elle-mme ne pourrait pas se maintenir pour la dure dune seule gnration. Ces faits, pour la plupart ngligs par les sociologues, et cependant dimportance capitale pour la vie et pour le progrs de lhumanit, nous allons maintenant les analyser, en commenant par les institutions permanentes dentraide et passant ensuite aux actes daide mutuelle qui ont leur origine dans des sympathies personnelles ou sociales. * ** Lorsque nous considrons la constitution actuelle de la socit en Europe, nous sommes frapps immdiatement de ce fait que, quoique tant defforts aient t faits pour dtruire la commune du village, cette forme dunion continue exister nous allons voir tout lheure jusqu quel degr et que beaucoup de tentatives se font aujourdhui, soit pour la reconstituer sous une forme ou une autre, soit pour lui trouver quelque substitut. La thorie courante, en ce qui regarde la commune du village, est que dans lOuest de lEurope elle est morte de sa mort naturelle, parce que la possession en commun du sol sest trouve incompatible avec les besoins de lagriculture moderne. Mais la vrit est que nulle part la commune villageoise na disparu du gr de ceux dont elle se composait ; partout, au contraire, il a fallu aux classes dirigeantes plusieurs sicles defforts persistants, quoique pas toujours couronns de succs, pour abolir la commune et confisquer les terres communales.
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En France les communes villageoises commencrent tre prives de leur indpendance et tre dpouilles de leurs terres ds le XVIe sicle. Cependant, ce fut seulement au sicle suivant, lorsque la masse des paysans fut rduite par les exactions et les guerres cet tat dasservissement et de misre, dcrit par tous les historiens, que le pillage des terres communales devint ais et atteignit des proportions scandaleuses. Chacun sen est accommod selon sa biensance... On les a partages... pour dpouiller les communes, on sest servi de dettes simules 258. Naturellement le remde de ltat de tels maux fut de rendre les communes encore plus asservies ltat et de les piller luimme. En effet, deux annes plus tard tout le revenu en argent des communes tait confisqu par le roi. Quant lappropriation des terres communales par les particuliers, le mal empira continuellement, et, au sicle suivant, les nobles et le clerg avaient dj pris possession dimmenses tendues de terres la moiti de lespace cultiv suivant certaines estimations le plus souvent pour les laisser en friche 259. Cependant les paysans maintinrent encore leurs institutions communales, et jusqu lanne 1787 les assembles populaires des villages, composes de tous les chefs de famille, avaient lhabitude de se runir lombre du clocher ou dun arbre, pour partager et repartager ce quils avaient conserv de leurs champs, pour rpartir les impts et pour lire leurs membres excutifs, exactement comme le mir russe le fait encore
dit de Louis XIV, en 1667, cit par plusieurs auteurs. Huit ans avant cette date les communes avaient t mises sous la gestion de ltat. 259 Dans les biens dun grand propritaire, mme sil a des millions de revenu, on est sr de trouver la terre non cultive (Arthur Young). Un quart des terres redevient inculte ; pendant les derniers cent ans la terre est retourne ltat sauvage ; la Sologne jadis florissante est devenue un marcage et une fort ; et ainsi de suite (Thron de Montaug, cit par Taine dans les Origines de la France contemporaine , tome 1, p. 442).
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aujourdhui. Cela est prouv par les recherches de Babeau 260. Le gouvernement trouva cependant les assembles populaires trop bruyantes , trop dsobissantes et les remplaa, en 1787, par des conseils lus, composs dun maire et de trois six syndics, choisis parmi les plus riches paysans. Deux ans plus tard lAssemble Constituante rvolutionnaire, qui tait sur ce point daccord avec lancien rgime, ratifia entirement cette loi (le 14 dcembre 1789) et ce fut le tour des bourgeois du village de piller les terres communales, ce quils sempressrent de faire pendant toute la priode rvolutionnaire. Cependant, le 16 aot 1792, la Convention, sous la pression des insurrections de paysans, dcida de rendre aux communes les terres qui leur avaient t enleves depuis deux sicles par les seigneurs, laques et religieux 261 ; mais elle ordonna en mme temps que ces terres seraient divises en parts gales et seulement entre les paysans les plus riches (les citoyens actifs), mesure qui provoqua de nouvelles insurrections et fut abroge lanne suivante, en 1793 ; lordre fut donn alors de diviser les terres communales entre tous les membres de la commune, riches et pauvres, actifs et inactifs . Ces deux lois, cependant, taient tellement opposes aux conceptions des paysans quelles ne furent point obies, et partout o les paysans avaient pu reprendre possession dune partie de leurs terres, ils les gardrent indivises. Mais alors vinrent les longues annes de guerre, et les terres communales furent simplement confisques par ltat (en 1794) comme hypothques pour les emprunts de ltat : comme telles, elles furent mises en coupe rgle et en vente ; puis elles furent de nouveau rendues aux communes et confisques encore une fois
260

1892.
261

A. Babeau, Le Village sous lAncien Rgime, 3 dition, Paris,

Dans lEst de la France, la loi confirma seulement ce que les paysans avaient dj fait eux-mmes ; dans dautres parties de la France la loi resta souvent lettre morte. 242

(en 1813). Enfin en 1816, ce quil en restait, cest--dire plus de 5.000.000 dhectares des terres les moins productives, fut rendu aux communes villageoises 262. Cependant ce ne fut pas la encore la fin des tribulations des communes. Chaque nouveau rgime vit dans les terres communales un moyen de rcompenser ses partisans, et trois lois (la premire en 1837 et la dernire sous Napolon III) furent promulgues pour amener les communes villageoises partager leurs domaines. Trois fois ces lois durent tre abroges, cause de lopposition quelles rencontrrent dans leurs villages ; mais chaque fois on prenait quelque chose et Napolon III, sous prtexte dencourager les mthodes perfectionnes dagriculture, accordait de grand domaines, pris sur les terres communales, plusieurs de ses favoris. Quant lautonomie des communes de village, que pouvaitil en rester aprs tant de coups ? Le maire et les syndics ntaient regards que comme des fonctionnaires non pays du mcanisme de ltat. Aujourdhui mme, sous la Troisime Rpublique, il est difficile de faire quoi que ce soit dans une commune sans mettre en mouvement toute lnorme machine
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Aprs le triomphe de la raction bourgeoise en thermidor, les terres communales furent dclares Domaines dtat (24 aot 1794) et elles furent mises en vente, avec les terres confisques la noblesse, pour tre pilles par les bandes noires de la petite bourgeoisie. Il est vrai quon arrta ce pillage lanne suivante (loi du 2 prairial an V) et la loi prcdente fut abroge ; mais alors les communes de village furent simplement abolies, et remplaces par des conseils cantonaux. Sept ans plus tard (9 prairial, an XII, cest--dire en 1801) les communes de village furent rtablies, mais aprs avoir t prives de tous leurs droits : le maire et les syndics taient nomms par le gouvernement dans les 36.000 communes de France ! Ce systme fut maintenu jusquaprs la rvolution de 1830, lorsque les conseils communaux lus furent rintroduits par un retour la loi de 1787. Quant aux terres communales, ltat sen saisit encore en 1813, les pilla, et ne les restitua que partiellement aux communes en 1816. Voyez la collection classique des lois franaises, par Dalloz, Rpertoire de Jurisprudence ; voir aussi les ouvrages de Doniol, Dareste, Bonnemre, Babeau et tant dautres. 243

de ltat, jusquaux prfets et aux ministres. Il est peine croyable, et cependant il est vrai que lorsque, par exemple, un paysan veut payer en argent sa part de lentretien dune route communale, au lieu daller lui-mme casser les pierres ncessaires, il ne faut pas moins que lapprobation de douze diffrents fonctionnaires de ltat.Cinquante-deux actes diffrents doivent tre accomplis et changs entre ceux-ci, avant quil soit permis au paysan de payer cet argent au Conseil municipal. Et tout est lavenant 263. Ce qui eut lieu en France eut lieu partout dans lOuest et dans le Centre de lEurope. Mme les dates principales des grands assauts queurent subir les terres des paysans se correspondent. Pour lAngleterre, la seule diffrence est que la spoliation fut accomplie par des actes spars plutt que par de grandes mesures gnrales avec moins de hte, mais plus compltement quen France. La saisie des terres communales par les seigneurs commena aussi au XVe sicle, aprs la dfaite de linsurrection des paysans de 1380 comme on le voit daprs lHistoria de Rossus et daprs un statut de Henry VII, dans lequel ces saisies sont mentionnes et sont qualifies dnormits et de dommages prjudiciables au bien commun 264. Plus tard, la Grande Enqute fut commence, comme on sait, sous Henri VIII dans le but dempcher laccaparement des terres communales ; mais elle se termina par la sanction de ce qui avait t fait 265. Les terres
Cette procdure est si absurde quon ne pourrait la croire possible si les cinquante-deux actes diffrents ntaient numrs en dtail par un crivain tout fait autoris dans le Journal des conomistes (1893, avril, p. 94) ; plusieurs autres exemples du mme genre sont donns par le mme auteur. 264 Enormitees and myschefes as be hurtfull... to the common wele. Voir Dr Ochenkowski, Englands wirthschftliche Entwickelung im Ausgange des Mittelalters (Ina, 1879), pp. 35 et suiv., o toute cette question est discute avec une connaissance approfondie des textes. 265 Nasse, Ueber die mittelalterliche Feldgemeinschaft und die Einhegungen des XVI. Jahrhunderts in England (Bonn, 1869), p.4, 5 ;
263

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communales continurent dtre pilles, et les paysans furent chasss de la terre. Mais cest surtout partir de la seconde moiti du XVIIIe sicle que, en Angleterre comme partout ailleurs, on sappliqua systmatiquement dtruire jusquaux vestiges de la proprit communale. Il ny a donc pas lieu de stonner que les proprits communales aient disparu, mais il est surprenant, au contraire, que certaines aient pu tre conserves, mme en Angleterre, jusqu tre trs rpandues encore lpoque des grands-pres de la gnration actuelle 266 . Le but mme des Actes de Clture (Enclosure Acts), comme la montr M. Seebohm, tait de supprimer ce systme 267, et il fut si bien supprim par prs de quatre mille actes promulgus entre 1760 et 1844 que de faibles traces seulement en sont conserves aujourdhui. Les terres des communes villageoises furent saisies par les seigneurs, et dans chaque cas particulier lappropriation fut sanctionne par un acte du Parlement. En Allemagne, en Autriche, en Belgique, la commune villageoise fut dtruite aussi par ltat. Les cas o les propritaires de biens communaux partagrent eux-mmes leurs terres sont rares 268, tandis que partout les tats favorisrent lappropriation prive, ou bien contraignirent au
Vinogradov, Villainage in England (Oxford, 1892). 266 Frdric Seebohm, The English Village community, 3e dition, 1884, pp. 13-15. 267 Lexamen dtaill de chaque acte de clture montrera clairement que le systme que nous venons de dcrire [proprit communale] est le systme que lacte de clture avait pour but de dtruire (Seebohm,loc. cit., p. 13). Et plus loin. Ils taient gnralement rdigs dans les mmes termes, commenant par exposer que les champs et les proprits communales taient disperss en petits lopins, mls les uns avec les autres et situs dune faon incommode ; que diffrentes personnes en possdaient des parties et y avaient des droits en commun... et quil est dsirer quils soient partags et enclos, une part distincte tant alloue chaque propritaire. p. 14. La liste de Porter contenait 3.867 actes semblables, dont le plus grand nombre date des annes 1770-1780 et 1800-1820 comme en France. 268 En suisse, nous voyons un certain nombre de communes, ruines par les guerres, qui ont perdu une partie de leurs terres, et qui sefforcent maintenant de les racheter. 245

partage. Le dernier coup port la proprit commune dans lEurope centrale date aussi du milieu du XVIIIe sicle. En Autriche, le gouvernement eut recours en 1768 la force brutale pour contraindre les communes partager leurs terres, et une commission spciale fut nomme deux ans plus tard cet effet. En Prusse, Frdric II, dans plusieurs de ses ordonnances (en 1752, 1763, 1765 et 1769) recommanda auxJustizcollegien de contraindre les paysans au partage. En Silsie on prit une dcision spciale dans le mme but en 1771. La mme chose eut lieu en Belgique, et comme les communes nobissaient pas, une loi fut promulgue en 1847 donnant pouvoir au gouvernement dacheter les prairies communales pour les revendre en dtail, et de procder une vente force de la terre communale ds quil se trouvait un acqureur 269. Bref, parler de la mort naturelle des communes villageoises en vertu de lois conomiques , est une aussi mauvaise plaisanterie que de parler de la mort naturelle des soldats qui tombent sur le champ de bataille. Le fait est que les communes villageoises se sont maintenues plus de mille ans, et que partout o les paysans ne furent pas ruins par les guerres et les exactions, ils ne cessrent de perfectionner leurs mthodes de culture Mais comme la valeur de la terre croissait, en consquence de laccroissement de la population et du dveloppement de lindustrie, et que la noblesse avait acquis, sous lorganisation de ltat, un pouvoir quelle navait jamais possd sous le rgime fodal, elle sempara des meilleures parties des terres communales et fit tout ce quelle pouvait pour dtruire les institutions communales. * ** Et cependant les institutions de la commune du village
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A. Buchenberger, Agrarwesen und Agrarpolitik dans A. Wagner, Handbuch der politischen Oekonomie, 1892, vol. I, pp. 280 et suiv. 246

rpondent si bien aux besoins et aux conceptions des cultivateurs du sol que, en dpit de tout, lEurope est aujourdhui encore couverte de vestiges vivants des communes villageoises, et la vie de la campagne, en Europe, est encore toute pleine de coutumes et dhabitudes datant de la priode des communes. Mme en Angleterre, malgr toutes les mesures radicales prises contre lancien ordre de choses, celui-ci a prvalu jusquau commencement du XIXe sicle. Mr. Gomme un des rares savants anglais qui se soient occups de cet sujet montre dans son ouvrage que beaucoup de traces de la possession du sol en commun se rencontrent encore en cosse ; le runrig tenancy a t conserv dans le Forfarshire jusquen 1813, tandis que dans certains villages dInverness la coutume tait, jusquen 1801, de faire le labourage de la terre pour toute la commune, sans tracer de limites, et de partager aprs que le labourage tait fait. Dans la paroisse de Kilmorie (le dArran) la distribution et la redistribution des champs tait en pleine vigueur jusquen ces dernires vingt-cinq annes , et la commission des Crofters trouva ce systme encore en vigueur dans certaines autres les 270. En Irlande, la commune se maintint jusqu la grande famine ; et quant lAngleterre, les ouvrages de Marshall. sur lesquels Nasse et Sir Henry Maine ont attir lattention, ne laissent aucun doute sur le fait que le systme de la commune villageoise tait trs rpandu dans presque tous les comts anglais, encore au commencement du XIXe sicle 271. Il y a vingt-cinq ans peine,
G. L. Gomme, The village community with special reference to its Origin and Forms of Survival in Great Britain (Contemporary Science Series), Londres, 1890, pp. 141-143. Voir aussi ses Primitive Folkmoots(Londres, 1880), pp. 98 et suiv. 271 Dans presque toute lAngleterre, et particulirement dans les comts du Centre et de lEst, mais aussi dans lOuest - dans le Wiltshire par exemple - dans le Sud comme en Surrey - dans le Nord - comme dans le Yortshire - il y a de vastes champs communaux. Sur 316 paroisses du comt de Northampton 89 sont dans cette condition ; plus de 100 dans le comt dOxford ; environ 50.000 acres dans le comt de Warwick ; la moiti du comt de Berk ; plus de la moiti du Wiltshire ; dans le comt de Huntingdon, sur une surface totale de 240.000 acres,
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Henry Maine fut grandement surpris du nombre de titres de proprits irrguliers, impliquant ncessairement lexistence antrieure dune proprit collective et dune culture en commun , quil dcouvrit pendant une enqute de courte dure 272. Et puisque les institutions communales se sont maintenues si longtemps, il est certain quun grand nombre dhabitudes et de coutumes dentraide pourraient tre dcouvertes aujourdhui mme dans les villages anglais, si les crivains de ce pays prtaient quelque attention la vie des villages 273. Les institutions communales se retrouvent bien vivantes, dans beaucoup de parties de la France, de la Suisse, de lAllemagne, de lItalie, de la Scandinavie et de lEspagne, pour ne rien dire de lEst de lEurope. Dans toutes ces contres, la vie des villages reste imprgne dhabitudes et de coutumes communales ; et presque chaque anne la littrature de ces pays est enrichie duvres srieuses traitant de ce sujet et de ceux qui sy rattachent. Il me faut donc limiter mes exemples aux plus typiques. La Suisse est incontestablement un des meilleurs. Non seulement les cinq rpubliques dUri, Schwytz, Appenzell, Glaris et Unterwald conservent une partie considrable de leurs terres en proprits indivises et sont gouvernes par leurs assembles populaires, mais aussi dans les autres cantons les communes villageoises sont restes en possession dune large autonomie, et des parties considrables
130.000 taient des prairies communales, des terrains incultes et des champs communaux (Marshall, cit dans Sir Henry Maine, Village Communities in the East and West, dition de New York, 1876, pp. 8889). 272 Ibid., p. 88 ; voir aussi la cinquime confrence. Les vastes tendues de commons (terres communales incultes) existant encore aujourdhui dans le Surrey sont bien connues. 273 Jai considr un grand nombre de livres traitant de la vie de la campagne anglaise ; jy ai trouv des descriptions charmante du paysage, etc., mais presque rien sur la vie de chaque jour et les coutumes des travailleurs. 248

du territoire fdral restent encore proprit communale 274. Les deux tiers de toutes les prairies alpestres et les deux tiers de toutes les forts de la Suisse sont jusqu aujourdhui terres communales ; et un grand nombre de champs, de vergers, de vignobles, de tourbires, de carrires, etc., sont possds par les communes. Dans le canton de Vaud, o les chefs de famille ont le droit de prendre part aux dlibrations de leurs conseils communaux lus, lesprit communal est particulirement vivant. Vers la fin de lhiver les jeunes gens de plusieurs villages vont passer quelques jours dans les bois, pour abattre les arbres et les faire descendre en les laissant glisser le long des pentes escarpes ; le bois de charpente et le bois brler est ensuite partag entre les familles, ou vendu leur bnfice. Ces excursions sont de vraies ftes du travail viril. Sur les rives du lac Lman une partie des travaux que ncessitent les terrasses des vignobles est encore faite en commun ; et, au printemps, si le thermomtre menace de tomber au-dessous de zro avant le lever du soleil, le veilleur appelle tous les habitants qui allument des feux de paille et de fumier et protgent leurs vignes de la gele par un nuage artificiel. Dans presque tous les cantons, les communes villageoises possdent des Brgernutzen : un certain nombre de citoyens, descendants ou hritiers des vieilles familles, possdent en commun un certain nombre de vaches ; ou bien ils ont en commun quelques champs, ou des vignobles, dont le produit est partag entre eux ; ou encore la commune loue certaines terres au bnfice
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En Suisse aussi les terres non cltures des paysans tombrent sous la domination des seigneurs, et de grandes parties de leurs biens furent saisies par les nobles au XVIe et au XVIIe sicles (voir par exemple D, A. Miaskowski, dans Schmoller, Forschungen, vol. II, 1879, p. 12 et suiv ). Mais la guerre des paysans en Suisse ne se termina pas par une dfaite crasante des paysans, comme dans dautres pays, et une grande partie des droits communaux et des terres communales leur fut conserve. Lautonomie des communes est, en effet, le fondement mme des liberts suisses. - LOber-Allmig du canton de Schwytz comprend 18 paroisses et plus de 30 villages et hameaux spars (K. Brkli, Der Ursprung der Eidgenossenschaft aus der Markgenossenschaft . Zrich, 1891). 249

des citoyens 275. On peut considrer comme certain que partout o les communes ont conserv de nombreuses attributions, qui en font des parties vivantes de lorganisme national, et l o elles nont pas t rduites lextrme misre, elles ne manquent jamais de bien cultiver leurs terres. Ainsi les proprits communales en Suisse font un contraste frappant avec les misrables commons de lAngleterre. Les forts communales du canton de Vaud et du Valais sont trs bien administres, conformment aux rgles de la sylviculture moderne. Ailleurs les parcelles de champs communaux, qui changent de propritaires daprs le systme des redistributions, sont bien cultives et particulirement bien fumes. Les prairies des hautes rgions sont bien entretenues et les chemins ruraux sont en bon tat. Et lorsque nous admirons les chalets, les routes des montagnes, les bestiaux des paysans, les terrasses de vignobles ou les coles de la Suisse, il faut nous rappeler que souvent le bois de charpente pour les chalets est pris aux bois communaux, et la pierre aux carrires communales, les vaches sont gardes sur des prairies communales et les routes, ainsi que les coles, ont t construites par le travail communal. videmment, en Suisse, comme partout, la commune a immensment perdu dans ses attributions, et la corporation , limite un petit nombre de familles, sest substitue lancienne commune du village. Mais ce qui reste des attributions de lancienne commune est encore, de lavis de ceux qui ont tudi ce sujet, plein de vitalit 276.
Miaskowski, dans Forschungen de Schmoller, vol. 1, 1879, p. 15. Aussi les articles Domanen et Allmend dans le Handwrterbach der Schweizerischen Volksmirthschaft , etc., du Dr Reichesberg, Bern, 1903. 276 Voir sur ce sujet une srie douvrages, rsums dans lun des excellents chapitres que K. Bcher a ajouts la traduction allemande de Laveleye, Proprit primitive . Cf. aussi Meitzen, Das Agrar- und Forst- Wesen, die Allmenden und die Landgemeinden der Deutschen Schweiz , dans Jahrbuch fr Staatsmissenschaft , 1880, IV (analyse des ouvrages de Miaskowski) ; OBrien, Notes in a Swiss village
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Il est peine besoin de dire quun grand nombre dhabitudes et de coutumes dentraide ont persist dans les villages suisses : runions du soir pour plucher les noix, se tenant tour tour dans chaque maison ; veille pour coudre le trousseau dune jeune fille qui va se marier ; appel des aides pour construire les maisons et rentrer les moissons, ainsi que pour toute espce de travaux dont peut avoir besoin lun des membres de la communaut ; habitude dchanger des enfants dun canton lautre, afin de leur faire apprendre deux langues, le franais et lallemand, etc. ; ce sont l des coutumes tout fait habituelles 277 ; et les nouvelles exigences qui peuvent surgir sont accueillies dans le mme esprit. Dans le canton de Glaris la plupart des prairies alpestres ont t vendues pendant une priode de calamits ; mais les communes continuent encore dacheter des champs, et lorsque les champs nouvellement achets ont t laisss dans la possession de diffrents membres de la commune pendant dix, vingt ou trente ans, ils retournent aprs cela au fond commun, qui est redistribu suivant les besoins de chacun. Il se forme en outre un grand nombre de petites associations pour produire quelque-unes des ncessits de la vie le pain, le fromage et le vin par le travail commun, ne serait-ce que sur une petite chelle ; et la coopration agricole se rpand en Suisse avec la plus grande facilit. Des associations de dix trente paysans, qui achtent des prairies et des champs en commun et les cultivent comme co-propritaires, se rencontrent frquemment ; et quant aux crmeries coopratives pour la vente du lait, du beurre et du fromage, elles sont organises partout. En effet, la Suisse a t le pays dorigine de cette forme de coopration. Elle offre, de plus, un immense champ pour ltude de toutes sortes de petites et de grandes socits, formes pour la satisfaction de
dansMacmillans Magazine , octobre 1885. - Voyez aussi Appendice XII. 277 Les prsents de noces, qui contribuent souvent matriellement en ce pays au confort des jeunes mnages, sont videmment un reste des habitudes communales. 251

divers besoins modernes. Dans certaines parties de la Suisse, on trouve dans presque chaque village des associations pour la protection contre lincendie, pour la navigation, pour lentretien des quais sur les rives dun lac, pour la canalisation de leau, etc., sans parler des socits, trs rpandues, darchers, de tireurs, de topographes, d explorateurs des sentiers , etc., effet du militarisme moderne des grands tats. Mais la Suisse nest en aucune faon une exception en Europe, car les mmes institutions et les mmes habitudes se rencontrent dans les villages de France, dItalie, dAllemagne, du Danemark, etc. Nous venons de voir ce qui fut fait en France par les divers gouvernements pour dtruire la commune du village et pour permettre la bourgeoisie de sapproprier ses terres ; mais en dpit de tout cela, un dixime de tout le territoire bon pour la culture, cest--dire 5.460.000 hectares, comprenant la moiti de toutes les prairies naturelles et presque le cinquime de toutes les forts du pays, demeure possession communale. Les forts fournissent le bois de chauffage aux membres de la commune, et le bois de charpente est coup en grande partie par le travail communal, avec toute la rgularit dsirable ; les pturages sont libres pour les bestiaux des membres de la commune : et ce qui reste des champs communaux est distribu et redistribu dans certaines parties de la France, par exemple dans les Ardennes, de la faon habituelle 278. Ces sources dapprovisionnement supplmentaire qui aident les plus pauvres paysans traverser une anne de mauvaises rcoltes, sans tre forcs de vendre leurs lopins de terre ou sans avoir recours de funestes emprunts, ont certainement leur importance, la fois pour les ouvriers agricoles et pour les petits propritaires paysans qui sont prs
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Les communes possdent 1.843.000 hectares de forts, sur les 10.041.000 de tout le territoire, et 2.807.100 hectares de prairies naturelles sur les 4.610.500 hectares quil y a en France. Les 809.500 hectares qui restent sont des champs des vergers, etc. 252

de trois millions. On peut mme se demander si la petite proprit paysanne pourrait se maintenir sans ces ressources supplmentaires. Mais limportance morale des possessions communales, si petites soient-elles, est encore plus grande que leur valeur conomique. Elles conservent dans la vie du village un noyau de coutumes et dhabitudes dentraide qui agit comme un frein puissant sur le dveloppement de lindividualisme sans merci et de lavidit, que la petite proprit ne dveloppe que trop facilement. Lentraide, dans toutes les circonstances possibles de la vie du village, fait partie de la vie de chaque jour dans toute la France. Partout nous rencontrons sous diffrents noms, le charroi, cest--dire laide libre des voisins pour rentrer la moisson, pour la vendange, ou pour btir une maison ; partout nous trouvons les mmes runions du soir comme celles que nous avons notes en Suisse ; partout les membres de la commune sassocient pour toutes sortes de travaux. Presque tous ceux qui ont crit sur la vie des villages en France mentionnent de telles habitudes. Mais le mieux serait peut-tre de donner ici quelques extraits des lettres que jai reues dun ami qui javais demand de me communiquer ses observations sur ce sujet. Elles me viennent dun homme g qui a t pendant quatre ans maire de sa commune dans le Midi de la France (dans lArige) ; les faits quil mentionne lui sont connus par de longues annes dobservation personnelle, et ils ont lavantage davoir t pris dans une rgion limite, au lieu davoir t cueillis sur un vaste espace. Quelques-uns peuvent sembler insignifiants, mais dans leur ensemble ils dpeignent bien un petit coin de la vie des villages : Dans plusieurs communes des environs de Foix (valle de la Barguillire) est encore en vigueur un antique usage appel lemprount (lemprunt) : quand, dans une mtairie on a besoin de beaucoup de bras pour faire vivement un travail, par exemple quand il sagit de ramasser des pommes de terre, de couper les foins, la jeunesse des environs est convoque ; garons et filles accourent, font la besogne en riant, avec
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entrain et gratuitement ; puis, le soir, aprs un joyeux repas, on danse. Dans ces mmes communes, quand une jeune fille se marie, les jeunes filles du voisinage viennent gratuitement aider la fiance faire son trousseau, Dans plusieurs communes du canton dAx (Arige), les femmes et filles filent encore beaucoup. Quand il sagit de dvider le fil dans une famille, grande runion des amis de la famille pour aider gratuitement faire lopration en une seule soire qui se termine par un repas. Dans bien des communes de lArige et autres dpartements du Sud-Ouest, quand il sagit de dpouiller de leurs enveloppes les pis de mas, lopration se fait gratuitement laide de voisins quon rgale de chtaignes et de vin. Et aprs boire, la jeunesse danse. Dans dautres communes, pour faire de lhuile de noix, les jeunes gens, garons et filles, se runissent le soir, en hiver, chez le propritaire qui veut faire de lhuile ; les uns cassent, les autres pluchent les noix, gratuitement. Les jeunes filles vont broyer le chanvre dans les maisons, gratuitement, le soir ; et les jeunes gens arrivent, dans le courant de la soire, pour chanter et danser. Dans la commune de L., quand il sagit de transporter les gerbes, chaque famille a recours tout ce quil y a de jeune et de vigoureux pour faire ce pnible travail. Et ces rudes journes sont transformes en jours de fte, car chacun tient honneur de servir de bons repas aux travailleurs. Aucune autre rmunration nest donne aux ouvriers : chacun fait le travail pour les autres, charge de revanche. Travail pour travail 279. Dans la commune de S., les pturages communaux saccroissent danne en anne tel point que le sol presque entier de la commune devient communal. Les ptres
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Les Gorgiens font encore mieux au Caucase : le repas tant une dpense et un homme pauvre ne pouvant y subvenir, un mouton est fourni par ces mmes voisins qui viennent pour aider au travail. 254

communaux sont choisis llection par tous les propritaires de bestiaux : les femmes prennent part ce scrutin quand ce sont elles qui possdent des bestiaux. Les taureaux ncessaires pour la reproduction sont communaux. Dans la commune de M., les quarante cinquante troupeaux sont runis en trois ou quatre troupeaux pendant la belle saison et conduits sur la haute montagne. Chaque propritaire, tour de rle, devient gardien, pendant une semaine, du grand troupeau dont ses brebis font partie. Deux vachers communaux sont pays par les propritaires de vaches, au prorata du nombre des vaches de chaque propritaire. Deux taureaux sont achets et entretenus sur les fonds du budget municipal. Au hameau du C., une batteuse a t achete par trois cultivateurs qui sen servent successivement ; chacune des trois familles est aide par les deux autres, car il faut au moins une quinzaine de personnes pour le service de la batteuse. Trois autres batteuses ont t achetes par trois cultivateurs qui les louent moyennant dix francs par jour. Le propritaire de la batteuse est l pour lui donner les gerbes. Quant aux quinze vingt personnes ncessaires pour le service de la batteuse, ce sont, outre les membres de la famille qui a lou la batteuse, des parents, des amis, qui viennent aider gratuitement, mais charge de revanche, Les repas sont offerts par la famille dont on dpique le bl. Dans notre commune de R., il fallut relever les murs du cimetire. La commission dpartementale donna 200 francs et 200 francs furent donns par deux personnes. Ces 400 francs servirent payer la chaux et les ouvriers dart. Tout le travail fut fait gratuitement par journes volontaires : chacun consentit ramasser le sable et le transporter, transporter leau, faire le mortier, servir les maons [tout comme dans la djemma des Kabyles]. Nous arrangemes de mme, par journes volontaires, les chemins ruraux. Dautres communes
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btirent de mme leurs fontaines. Le pressoir pour la vendange et autres instruments de moindre importance sont souvent fournis par la commune. Deux personnes qui rsident dans lArige, questionnes par notre ami, lui crivent ce qui suit : O. (Arige), il y a quelques annes, on navait pas de moulin pour moudre les grains du pays. La commune simposa pour btir un moulin. Restait confier le moulin un meunier ; Pour empcher toute fraude, toute partialit, il fut convenu que le grain serait moulu gratuitement et que le meunier serait pay raison de deux francs par personne capable de manger du pain. Dans le St-G. (Arige), peu de personnes sont assures contre lincendie. Quand une famille est victime dun sinistre, voici comment on procde et comment on a procd tout dernirement B. et A. Tous donnent quelque chose aux incendis : qui une marmite, qui un drap de lit, qui une chaise, etc. On monte ainsi un modeste mnage ; on loge les malheureux gratuitement ; et chacun aide la construction dune nouvelle maison. Les habitants des villages voisins donnent aussi quelques secours. Les habitants de M. sont en train de constituer une caisse dassurance contre lincendie qui a pour base lappui mutuel. * ** Ces habitudes dentraide dont nous pourrions donner bien dautres exemples expliquent sans doute la facilit avec laquelle les paysans franais sassocient pour se servir, tour de rle, de la charrue avec son attelage de chevaux, du pressoir, ou de la machine battre, lorsquun seul membre du village en possde ; et on comprend comment ils sunissent pour accomplir en commun toute espce de travail rural. Les canaux
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ont t entretenus, les forts ont t dfriches, des arbres ont t plants, des marais ont t asschs par les communes villageoises depuis des temps immmoriaux ; et la mme chose continue encore aujourdhui. Il y a quelques annes, La Borne, dans la Lozre, des collines arides furent transformes en jardins fertiles par le travail communal. La place faisant dfaut, ils ont construit des terrasses ; la terre manquant, ils lont apporte dos dhommes. Sur ces terrasses ils ont plant des chtaigniers, des vignes, des pchers, de nombreux arbres fruitiers, des lgumes. Pour fertiliser ce sol factice, ils ont construit desbals ou canaux longs de 3, de 5 kil., et mme plus ; rcemment ils en ont fait un de 16 17 kilomtres 280. Cest encore au mme esprit quon doit le remarquable succs obtenu rcemment par les syndicats agricoles, ou associations de paysans et de fermiers. Ce ne fut quen 1884 que les associations de plus de dix-neuf personnes furent tolres en France, et je nai pas besoin de dire que lorsque cette dangereuse exprience fut risque jemprunte ces termes aux Chambres toutes les prcautions possibles que peuvent inventer des fonctionnaires furent prises. Mais en dpit de tout cela, la France commence tre couverte de syndicats. Au dbut, ils taient simplement fonds dans le but dacheter des engrais et des graines, la falsification ayant atteint des proportions colossales dans ces deux commerces 281 ;
Alfred Baudrillart dans H. Baudrillart, Les populations agricoles de la France , 3e srie (Paris, 1893), p. 479. 281 Le Journal des conomistes (aot 1892, mai et aot 1893) a donn quelques-uns des rsultats danalyses faites aux laboratoires agricoles de Gand et de Paris. Lextension de la falsification est vraiment incroyable, ainsi que les ruses des honntes commerants . Dans certaines graines de foin il y avait 32 pour 100 de grains de sable, colors de faon tromper un il exerc ; dautres chantillons contenaient de 52 22 pour 100 seulement de bonnes graines, le reste tant des graines de mauvaises herbes. Des graines de vesce contenaient 11 pour 100 dune herbe vnneuse (nielle) ; une farine pour engraisser les bestiaux contenait 36 pour 100 de sulfates, et ainsi de suite.
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mais peu peu ils tendirent leurs fonctions dans diverses directions, comprenant la vente des produits agricoles et lamlioration permanente des terres. Ainsi dans le Midi de la France, les ravages du phylloxra ont fait natre un grand nombre dassociations de viticulteurs : de dix trente vignerons forment un syndicat, achtent une machine vapeur pour pomper leau, et organisent les installations ncessaires pour inonder leurs vignobles tour de rle 282. Des associations toutes nouvelles, pour garantir les terres des inondations, pour lirrigation, pour entretenir les canaux, se forment continuellement, et lunanimit des paysans de la rgion, unanimit requise par la loi, nest pas un obstacle. Ailleurs nous trouvons les fruitires , cest--dire, des associations laitires, dont quelques-unes partagent le beurre et le fromage produits en parties gales, sans gard au rendement de chaque vache. Dans lArige nous trouvons mme une association de huit communes distinctes pour la culture en commun des terres, quelles ont runies. Dans le mme dpartement des syndicats pour lassistance mdicale gratuite ont t forms dans 172 communes sur 337 ; des associations de consommateurs surgissent en rapports avec les syndicats ; et ainsi de suite 283. Une vraie rvolution a lieu dans nos villages,
A. Baudrillart, loc. cit., p. 309. A lorigine un vigneron entreprenait de fournir leau, et plusieurs autres saccordaient pour sen servir. Ce qui achve de caractriser ce genre dassociation, cest quil nexiste aucun contrat entre le propritaire de leau et lacheteur. Tout repose sur la parole donne ; il ny a pas eu dexemple de difficults entre les deux parties. 283 A. Baudrillart, loc. cit., pp. 300, 341, etc. M. Tersac, prsident du syndicat Saint-Gironnais (Arige), crivit mon ami peu prs en ces termes : Pour lexposition de Toulouse, notre association a group les propritaires de bestiaux qui nous semblaient dignes dexposer. La Socit entreprit de payer la moiti des frais de transport et dexposition ; un quart fut pay par chaque propritaire et le dernier quart par ceux des exposants qui obtinrent des prix. Le rsultat fut que beaucoup prirent part lexposition qui nauraient jamais pu le faire autrement. Ceux qui ont obtenu les plus hautes rcompenses (350 francs) ont donn 10 pour 100 de leurs prix, tandis que ceux qui nont pas eu de prix nont dpens que 6 7 francs chacun.
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crit Alfred Baudrillart, avec ces associations qui prennent dans chaque rgion un caractre particulier. On peut dire peu prs la mme chose de lAllemagne. Partout o les paysans ont pu rsister au pillage de leurs terres, ils les ont conserves en proprit commune. Cet tat de choses est prdominant dans le Wrtemberg, le duch de Bade, le Hohenzollern, et dans la province hessoise de Starkenberg 284. Les forts communales sont, en gnral, trs bien amnages en Allemagne, et dans des milliers de communes le bois de charpente et le bois de chauffage sont partags chaque anne entre les habitants. La vieille coutume du Lesholztag est trs rpandue : lorsque sonne la cloche du village tous vont la fort et prennent autant de bois de chauffage quils en peuvent porter 285. En Westphalie, on trouve des Communes dans lesquelles toute la terre est cultive comme une seule proprit commune avec les perfectionnements de lagronomie moderne. Quant aux vieilles coutumes et habitudes communales, elles sont en vigueur dans la plus grande partie de lAllemagne. Lappel des aides , qui sont de vraies ftes du travail, est tout fait habituel en Westphalie, dans la Hesse et le Nassau. Dans les rgions bien boises le bois de charpente pour btir une maison neuve est pris gnralement la fort communale, et tous les voisins se runissent pour construire la maison. Les coutumes dentraide se rencontrent mme aux alentours des
Dans le Wurtemberg, 1.629 communes sur 1.910 ont des biens communaux. Elles possdaient en 1863 plus de 400.000 hectares de terres. Dans le duch de Bade, 1.256 communes sur 1.582 ont des terres communales ; en 1884-1888 elles possdaient 49.200 hectares de champs en culture communale et 273.000 hectares de forts, cest-dire 46 pour 100 de la surface totale des forts. En Saxe, 39 pour 100 de la surface totale est proprit communale (Schmoller, Jabrbuch , 1886, p. 359). Dans le Hohenzollern, presque les deux tiers de toutes les prairies et dans le Hohenzollern-Hechingen, 44 pour 100 de tous les biens fonciers sont possds par les communes villageoises (Buchenberger, Agrarwesen und Agrarpolitik , vol. I, p. 300). 285 Voir K. Bcher, qui, dans un chapitre spcial ajout Ureigenthum de Laveleye, a runi toutes les informations relatives la commune villageoise en Allemagne.
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grandes villes : ainsi dans les faubourgs de Francfort cest une coutume parmi les jardiniers que, au cas o lun deux tombe malade, tous viennent le dimanche cultiver son jardin 286. En Allemagne, comme en France, ds que les gouvernants supprimrent les lois contre les associations des paysans ce ne fut quen 1884-1888 -, ces unions commencrent se dvelopper avec une merveilleuse rapidit, malgr tous les obstacles lgaux par lesquels on essaya de les entraver 287. Le fait est, dit Buchenberger, que dans des milliers de communes villageoises, o toute espce dengrais chimique ou de fourrage rationnel tait inconnu, ces deux perfectionnements modernes sont devenus dun emploi courant et ont pris une extension tout fait imprvue, grce aux associations (Vol. II, p. 507). Toutes sortes dinstruments conomisant le travail, des machines agricoles ainsi que de meilleures races danimaux sont achets aujourdhui grce ces associations, et divers arrangements sont pris pour amliorer la qualit des produits. Des unions pour la vente des produits agricoles sont formes, ainsi que des unions pour lamlioration permanente des terres 288. Au point de vue de lconomie sociale tous ces efforts des paysans sont certainement de peu dimportance. Ils ne peuvent soulager effectivement, et bien moins encore dfinitivement, la misre laquelle les cultivateurs du sol sont vous dans toute lEurope. Mais au point de vue moral, auquel nous nous plaons en ce moment, leur importance ne saurait tre estime
K. Bcher, ibid., pp. 89, 90. 287 Pour cette lgislation et les nombreux obstacles que la bureaucratie et la surveillance opposrent ces associations, voir Buchenberger,Agrarwesen and Agrarpolitik , vol. II, pp. 342, 363 et 506, note. 288 Buchenberger, loc. cit., vol. II, p. 510. LUnion gnrale de la corporation agricole comprend une union de 1679 socits. En Silsie, un ensemble de 12.000 hectares de terres a t drain dernirement par 73 associations ; 182.000 hectares en Prusse, par 516 associations ; en Bavire, il y a 1.715 unions de drainage et dirrigation.
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trop haut. Ils prouvent que, mme sous le systme de lindividualisme sans merci qui prvaut aujourdhui, les masses agricoles conservent pieusement leurs traditions dentraide. Ds que les gouvernements relchent les lois de fer par lesquelles ils ont bris tous les liens entre les hommes, ces liens se reconstituent immdiatement, malgr les difficults politiques, conomiques et sociales, qui sont nombreuses ; et ils se reconstituent sous les formes qui rpondent le mieux aux besoins modernes. Ils montrent dans quelle direction et sous quelle forme le progrs ultrieur doit tre atteint. Je pourrais facilement multiplier ces exemples, en les prenant en Italie, en Espagne, au Danemark, etc., et en indiquant certains traits intressants qui sont propres chacun de ces pays 289. Les populations slaves dAutriche et de la pninsule des Balkans, chez lesquelles la famille compose ou mnage indivis existe encore, devraient aussi tre mentionnes 290. Mais je me hte de passer la Russie, o la mme tendance dentraide prend certaines formes nouvelles et imprvues. De plus, pour la commune villageoise en Russie, nous avons lavantage de possder une somme norme de matriaux, runis durant la colossale enqute de maison en maison, qui a t faite rcemment par plusieurs zemstvos (conseils dpartementaux) et qui embrasse une population de prs de vingt millions de paysans dans diffrentes rgions 291.
Voir appendice XII. Pour la pninsule des Balkans, voir Laveleye, La proprit primitive . 291 Les faits concernant la commune villageoise qui tiennent prs de cent volumes (sur 450) de ces enqutes ont t classifis et rsums dans un excellent ouvrage russe par V. V. La commune paysanne (Krestianskaya Obschina), Saint-Ptersbourg, 1892 ; cet ouvrage, outre sa valeur thorique, est un recueil riche de faits relatifs ce sujet. Les enqutes dont nous venons de parler ont donn naissance aussi un grand nombre douvrages dans lesquels la question de la commune villageoise moderne sort pour la premire fois du domaine des gnralits et se trouve pose sur la base solide de faits suffisamment dtaills et vrifis.
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Deux conclusions importantes peuvent tre tires de la masse des tmoignages runis par les enqutes russes. Dans la Russie centrale, o un tiers au moins des paysans ont t rduits une ruine complte (par les lourds impts, la trop petite dimension des parcelles alloues aux paysans lors de leur libration, un loyer excessif et les trs svres prlvements de taxes aprs les rcoltes manques), il y eut, pendant les premires vingt-cinq annes qui suivirent lmancipation des serfs, au sein mme des communes villageoises, une tendance prononce vers la constitution de proprits individuelles. Beaucoup de paysans ruins, sans chevaux, abandonnrent la terre laquelle ils avaient droit dans la commune, et cette terre devint souvent la proprit de cette classe de paysans plus fortuns qui senrichissent par le commerce, ou de commerants du dehors qui achtent de la terre pour prlever des loyers excessifs sur les paysans. Il faut aussi ajouter quun vice dans la loi de 1861, concernant le rachat de la terre, prsentait de grandes facilits pour lachat vil prix des terres des paysans 292, et que presque toujours les fonctionnaires employaient leur puissante influence en faveur de la proprit individuelle et contre la proprit communale. Cependant, dans les vingt dernires annes, un puissant souffle dopposition lappropriation individuelle de la terre se fait sentir de nouveau dans les villages de la Russie centrale, et des efforts nergiques sont faits par la masse de ces paysans qui tiennent le milieu entre les riches et les trs pauvres, pour dfendre la commune villageoise. Quant aux plaines fertiles du Sud, qui sont maintenant la partie la plus populeuse et la plus riche de la Russie dEurope, elles furent pour la plupart colonises, pendant le dix-neuvime sicle, sous le systme de loccupation
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Le rachat devait tre pay par annuits durant quarante-neuf ans. A mesure que les annes passaient et que la plus grande partie de la somme tait paye, il devenait de plus en plus ais de racheter la petite part qui restait payer, et comme chaque lot de terre pouvait tre rachet sparment, les trafiquants en prirent avantage pour acheter aux paysans ruins la terre moiti de sa valeur. Dans la suite une loi fut promulgue pour mettre un terme ces manuvres. 262

ou de lappropriation individuelle, sanctionne par ltat. Mais depuis que des mthodes perfectionnes dagriculture laide des machines ont t introduites dans la rgion, les propritaires paysans ont peu peu commenc transformer eux-mmes leurs proprits individuelles en possessions communales, et on trouve aujourdhui, dans ce grenier dabondance de la Russie, un trs grand nombre de communes villageoises dorigine rcente, qui se sont formes spontanment 293. La Crime et la rgion situe au Nord de la Crime (la province de Tauride), pour lesquelles nous possdons des documents dtaills, sont un excellent exemple de ce mouvement. Ce territoire commena tre colonis, aprs son annexion en 1783, par des Petits et des Grands Russiens, par des habitants de la Russie Blanche et des Cosaques, des hommes libres et des serfs fugitifs qui vinrent isolment ou en petits groupes de tous les cts de la Russie. Ils soccuprent dabord de llevage des bestiaux et, quand ils commencrent plus tard cultiver le sol, chacun en cultiva autant que ses moyens le lui permirent. Mais quand, limmigration continuant et les charrues perfectionnes ayant t introduites, la terre se trouva trs recherche, dpres querelles slevrent entre les colons. Ces disputes durrent des annes, jusqu ce que les colons, qui ntaient auparavant unis par aucun lien mutuel, en vinrent peu peu lide quun terme devait tre mis aux disputes par lintroduction de la proprit communale de la terre. Ils adoptrent des dcisions stipulant que la terre quils possdaient individuellement deviendrait dornavant proprit communale, et ils se mirent la rpartir entre les habitants selon les rgles habituelles de la commune villageoise. Le mouvement prit peu peu une grande extension, et, sur une
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M. V. V., dans sa Communaut paysanne , a group tous les faits relatif ce mouvement. Touchant le rapide dveloppement agricole du Sud de la Russie et la propagation des machines, les lecteurs anglais trouveront des informations dans les rapports de leurs consuls (Odessa, Taganrog). 263

partie seulement de ce territoire, les statisticiens comptrent 161 villages dans lesquels la proprit communale avait t introduite par les propritaires paysans eux-mmes, principalement dans les annes 1855-1885, pour remplacer la proprit individuelle. Toute une varit de types de la commune villageoise fut ainsi cre librement par les colons 294. Ce qui ajoute lintrt de cette transformation, cest quelle eut lieu non seulement parmi les Grands Russiens, qui sont habitus la vie de la commune villageoise, mais aussi parmi les Petits Russiens, qui ont eu le temps de loublier sous la domination polonaise, parmi les Grecs, les Bulgares et mme parmi les Allemands. Ceux-ci ont depuis longtemps cr dans leurs colonies prospres, sur la Volga, un type spcial de commune villageoise mi-industrielle 295. Les Tartares musulmans de la Tauride possdent leurs terres sous la loi coutumire musulmane, qui est la possession personnelle limite ; mais mme chez eux la commune villageoise europenne sest introduite en quelques cas. Quant aux autres nationalits que lon trouve en Tauride, la proprit individuelle a t abolie dans six villages esthoniens, deux grecs, deux bulgares, un tchque et un allemand. Ce mouvement est caractristique pour toute la fertile rgion des steppes du Sud. Mais des exemples isols se rencontrent aussi dans la Petite Russie. Ainsi dans un certain nombre de villages de la province de Tchernigov, les paysans taient autrefois propritaires personnels de leurs terres ; ils
Dans certains cas, ils procdrent avec une grande circonspection. Dans un village, ils commencrent mettre en commun toutes les prairies, mais seulement une petite partie des champs (deux hectares par homme) ; le reste des champs continua tre possession individuelle. Plus tard, en 1862-1864, le systme fut tendu, mais ce fut seulement en 1884 que la possession communale fut introduite compltement. - V. V. (Vorontsoff), La Commune paysanne (en russe), pp. 1-14. 295 Touchant la commune villageoise mennonite, voir A. Klaus, Nos colonies (Nashi Kolonii), Saint-Ptersbourg, 1869.
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avaient des titres lgaux distincts pour leurs terrains et ils taient accoutums louer et vendre leurs terres selon leur volont. Mais vers 1850 un mouvement se dessina parmi eux en faveur de la possession communale, le principal argument tant le nombre croissant des familles indigentes. Linitiative de la rforme fut prise par un village, et les autres suivirent ; le dernier cas signal date de 1882. Naturellement il y eut des luttes entre les pauvres, qui rclament dordinaire la possession communale, et les riches, qui prfrent gnralement la proprit individuelle ; les luttes durrent souvent pendant des annes. En certains endroits, lunanimit, requise alors par la loi, tant impossible obtenir, le village se divisa en deux villages, lun sous le rgime de la proprit individuelle, lautre sous celui de la possession communale ; ils demeurrent ainsi jusqu ce que les deux villages se fussent unis en une seule commune ; parfois ils continurent tre diviss. Quant la Russie centrale, cest un fait que dans beaucoup de villages qui tendaient la proprit individuelle, on remarque depuis 1880 un mouvement prononc en faveur du rtablissement de la commune villageoise. Des propritaires paysans qui avaient vcu depuis des annes sous le systme individualiste revinrent en masse aux institutions communales. Ainsi, il y a un nombre considrable dex-serfs qui nont reu quun quart des lots accords par la loi dmancipation, mais ils les ont reus libres de tous droits de rachat et en proprit individuelle. Ils restrent sous ce rgime jusquen 1890, lorsquil se produisit parmi eux un grand mouvement (dans les provinces de Koursk, Riazan, Tambov, Orel, etc.) en faveur de la mise en commun de leurs lots et de lintroduction de la commune villageoise. De mme, les libres agriculteurs (volnyie khlebopachtsy) qui avaient t librs du servage par la loi de 1803, et avaient achet leurs lots, pour chaque famille sparment, sont maintenant presque tous sous le systme de la commune, quils ont introduite eux-mmes. Tous ces mouvements sont dorigine rcente, et des trangers Russes sy joignent. Ainsi les bulgares, dans le district de Tiraspol aprs tre rests pendant soixante ans sous le systme de la proprit personnelle introduisirent la
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commune villageoise dans les annes 1876-1882. Les Allemands Mennonites de Berdiansk luttaient en 1890 pour obtenir la commune villageoise, et les petits propritaires paysans (Kleinwirthschaftliche ) parmi les Baptistes allemands faisaient une agitation dans la mme but. Encore un exemple : dans la province de Samara, le gouvernement russe cra vers 1840, titre dexprience, 103 villages sous le rgime de la proprit individuelle, Chaque mnage reut une splendide proprit de 40 hectares. En 1890, les paysans de 72 villages, sur les 103, avaient dj notifi leur dsir dintroduire la commune villageoise. Je tire tous ces exemples de lexcellent ouvrage de V. V. qui sest born classer les faits rapports dans lenqute de maison maison, dont nous avons parl. Ce mouvement en faveur de la possession communale va fortement lencontre des thories conomiques courantes, suivant lesquelles la culture intensive est incompatible avec la commune villageoise, Mais ce quon peut dire de plus charitable touchant ces thories, cest quelles nont jamais t soumises lpreuve de lexprience : elles appartiennent au domaine de la mtaphysique politique. Les faits que nous avons devant nous montrent au contraire que, partout o les paysans russes, grce au concours de diverses circonstances, sont moins misrables que dordinaire, et partout o ils rencontrent des hommes instruits et de linitiative parmi leurs voisins, la commune villageoise devient le moyen mme dintroduire des perfectionnements varis dans lagriculture et dans lensemble de la vie du village. Ici, comme ailleurs, lentraide est un meilleur guide vers le progrs que la guerre de chacun contre tous, comme on le verra par les faits suivants. Sous le gouvernement de Nicolas Ier beaucoup de fonctionnaires de la couronne et de propritaires de serfs foraient les paysans adopter la culture en commun dune partie des terres du village, afin de remplir chaque anne les
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greniers de provisions communaux, aprs que des prts de grains auraient t accords aux membres ncessiteux de la commune. Ces cultures, unies dans lesprit des paysans aux pires souvenirs du servage, furent abandonnes ds que le servage fut aboli ; mais aujourdhui les paysans commencent les reprendre pour leur propre compte. Dans un district (Ostrogojsk, gouvernement de Koursk) linitiative dune seule personne fut suffisante pour faire revivre la culture communale dans les quatre cinquimes de tous les villages. On observe le mme phnomne dans plusieurs autres localits. A un certain jour convenu, les membres de la commune se rendent au travail : le riche avec sa charrue ou un chariot, le pauvre napportant que le travail de ses bras, et aucune valuation du travail de chacun nest faite. La rcolte sert ensuite faire des prts aux plus pauvres membres de la commune, sans imposer aucune condition de remboursement ; ou bien, le produit de la rcolte sert soutenir les orphelins et les veuves, ou bien on lemploie pour lglise du village, ou pour lcole, ou encore pour rembourser une dette communale 296. Que tous les travaux qui entrent, pour ainsi dire, dans la vie de tous les jours du village (entretien des routes et des ponts, des digues et du drainage, canalisation des eaux dirrigation, coupe des bois, plantation darbres, etc.) soient excuts par des communes entires, que des terres soient loues aux propritaires voisins par toute la commune, et que les prairies soient fauches par la commune, jeunes et vieux, hommes et femmes, tous prennent part au travail, de la faon dcrite par Tolsto, cest bien ce que lon peut attendre de gens vivant sous le systme de la commune villageoise 297. Ce sont l des
Il existe de semblables cultures communales dans 159 villages sur 195 dans le district dOstrogojsk ; dans 150 sur 187 dans celui de Slavianoserbsk ; dans 107 communes de celui dAlexandrovsk, 93 de Nikolaievsk, 35 dElisabethgrad. Dans une colonie allemande la culture communale sert rembourser une dette communale. Tous sunissent pour faire louvrage, quoique la dette nait t contracte que par 94 membres sur 155. 297 On trouvera lnumration des travaux communaux, dont les
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faits que lon rencontre chaque jour dans toute la Russie. Mais la commune villageoise ne soppose pas non plus aux perfectionnements de lagriculture moderne, quand elle peut en supporter les frais, et quand les connaissances, jusqu prsent rserves aux seuls riches, arrivent pntrer jusque dans la maison du paysan. Nous venons de dire que les charrues perfectionnes se rpandaient rapidement dans la Russie mridionale et que, dans bien des cas, les communes contribuaient en rpandre lusage. Ainsi, la commune achte une charrue et on lessaie sur une partie de la terre communale ; on indique ensuite les perfectionnements ncessaires aux fabricants, et ceux-ci sont souvent aids par la commune pour entreprendre la fabrication de charrues bon march sous forme de petite industrie villageoise. Dans le district de Moscou, o, en cinq ans, 560 charrues furent achetes par les paysans, limpulsion vint des communes qui louaient des terres, prcisment dans le but dintroduire une culture perfectionne. Dans le Nord-Est (Viatka) les petites associations de paysans qui circulent avec leurs machines pour le vannage (fabriques par la petite industrie dans les villages dun district mtallurgique) ont rpandu lusage de ces machines dans les districts voisins. Le trs grand nombre de machines battre, que lon trouve dans les provinces de Samara, Saratov et Kherson, est d aux associations paysannes, qui sont en tat dacheter une machine coteuse, alors que le paysan isol ne le pourrait pas. Et tandis que nous lisons dans presque tous les traits conomiques que la commune villageoise fut condamne disparatre lorsque lassolement triennal dut tre remplac par le roulement quinquennal des cultures, nous voyons en Russie, que beaucoup de communes villageoises prennent elles-mmes linitiative pour introduire le roulement perfectionn des rcoltes. Avant de laccepter les paysans
statisticiens des zemstvos prirent connaissance pendant leurs enqutes, dansCommune paysanne , par V. Vorontsoff, pp. 459-600. 268

rservent gnralement une partie des champs communaux pour exprimenter les prairies artificielles, et la commune achte les graines 298. Si lexprience russit, la commune surmonte toutes les difficults qui lempcheraient de repartager les champs, de faon pouvoir appliquer le systme des cinq ou six assolements. Ce systme est maintenant en usage dans des centaines de villages dans les gouvernements de Moscou, Tver, Smolensk, Viatka et Pskov 299. Et l o lon peut disposer dun peu de terre, les communes donnent aussi une partie de leur domaine pour en faire des vergers. Enfin, lextension soudaine quont prise dernirement en Russie les petites fermes modles, les vergers, les potagers et les magnaneries crs dans les coles des villages, sous la direction du matre dcole ou dun villageois de bonne volont, est due aussi au soutien que toutes ces nouvelles crations ont trouv dans les communes de paysans. Des perfectionnements permanents, tels que des drainages et des travaux dirrigation sont souvent entrepris par les communes. Ainsi, dans trois districts de la province de Moscou en grande partie industrielle dimportants travaux de drainage ont t accomplis durant ces dernires dix annes, sur
Dans le gouvernement de Moscou, lexprience tait gnralement faite sur le champ qui tait rserv pour la culture communale mentionne ci-dessus. 299 Plusieurs exemples de ces perfectionnements et dautres analogues furent donns dans le Messager officiel, 1894, n 256-258. Des associations entre des paysans sans chevaux commencent aussi se former dans la Russie du Sud. Un autre fait extrmement intressant est le dveloppement soudain dans le midi de la Sibrie occidentale de trs nombreuses crmeries coopratives pour faire le beurre. Des centaines furent cres Tobolsk et Tomsk sans quon sache trop do tait n ce mouvement. Linitiative vint des cooprateurs du Danemark, qui avaient lhabitude dexporter leur beurre de qualit suprieure, et dacheter du beurre dune qualit infrieure pour leur propre usage en Sibrie. Apres plusieurs annes de relations, ils introduisirent leurs crmeries en Sibrie. Maintenant un important commerce dexportation a t cr par leurs efforts.
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une grande chelle, dans 180 200 villages diffrents, tous les membres de la commune travaillant eux-mmes avec la bche. A une autre extrmit de la Russie, dans les steppes dessches de Novo-ouzen, plus dun millier de digues, pour faire des tangs, furent construites, et plusieurs centaines de puits profonds furent creuss par les communes ; et dans une riche colonie allemande du Sud-Est les membres de la commune, tant hommes que femmes, travaillrent, durant cinq semaines de suite, pour lever une digue, longue de trois kilomtres, destine lirrigation. Que pourraient faire des hommes isols dans cette lutte contre la scheresse du climat ? Quaurait-on pu obtenir par leffort individuel lorsque la Russie mridionale fut atteinte par linvasion des marmottes, et que tous les habitants de la rgion, riches et pauvres, communistes et individualistes, durent travailler de leurs mains pour combattre le flau ? Il net t daucune utilit den appeler au secours des gendarmes ; le seul remde tait lassociation. * ** Et maintenant, aprs avoir parl de lentraide et de lappui mutuel, mis en pratique par les travailleurs du sol dans les pays civiliss , je vois que je pourrais remplir un fort volume dexemples pris dans la vie des centaines de millions dhommes qui sont aussi sous la tutelle dtats plus ou moins centraliss, mais ne se trouvent pas en contact avec la civilisation moderne et les ides modernes. Je pourrais dcrire lorganisation intrieure dun village turc et son rseau dadmirables coutumes et de traditions dentraide. En parcourant mes notes pleines dexemples de la vie des paysans du Caucase, je rencontre des faits touchants dappui mutuel. Je suis la trace des mmes coutumes dans la djemma arabe et la purra des Afghans, dans les villages de la Perse, de lInde et de Java, dans la famille indivise des Chinois, dans les campements seminomades de lAsie centrale et chez les nomades de lextrme Nord. Si je consulte mes notes prises au hasard dans les
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ouvrages concernant lAfrique, je les trouve pleines de faits semblables : daides convoques pour rentrer les moissons, de maisons construites par tous les habitants du village quelquefois pour rparer les ravages causs par les flibustiers civiliss de gens sentraidant en cas daccident, protgeant le voyageur et ainsi de suite. Et quand je parcours des ouvrages tels que le compendium de la loi coutumire dAfrique, de Post, je comprends pourquoi, malgr toute la tyrannie, loppression, les brigandages et les raids, les guerres entre tribus, les rois avides, les sorciers et les prtres trompeurs, les marchands desclaves et autres calamits, ces populations ne se sont pas disperses dans les bois ; pourquoi elles ont conserv une certaine civilisation, et sont restes des tres humains, au lieu de tomber au niveau des familles parses dorangs-outangs qui tendent disparatre. Le fait est que les marchands desclaves, les voleurs divoire, les rois guerriers, les hros qui ont acquis leur gloire en exterminant les Matabls ou les Malgaches tous ceux-l passent et disparaissent, laissant des traces de sang et de feu ; mais le noyau des institutions, les habitudes et les coutumes dentraide, qui se sont dveloppes dans la tribu et dans la commune villageoise, demeurent ; et elles maintiennent les hommes unis en socits, ouvertes au progrs de la civilisation et prtes la recevoir quand le jour sera venu o on leur apportera la civilisation et non plus des coups de fusil. Cela est vrai aussi pour nos nations polices. Les calamits naturelles et sociales viennent et disparaissent. Des populations entires sont rduites priodiquement la misre ou la famine ; les sources mmes de la vie sont taries chez des millions dhommes, rduits au pauprisme des villes ; lintelligence, la raison et les sentiments de millions dhommes sont vicis par des enseignements conus dans lintrt dune minorit. Tout cela fait certainement une partie de notre existence. Mais le noyau dinstitutions, dhabitudes et de coutumes dentraide demeure vivant parmi les millions dhommes dont se composent les masses ; il les maintient unis ;
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et ils prfrent se tenir leurs coutumes, leurs croyances et leurs traditions, plutt que daccepter la doctrine dune guerre de chacun contre tous, quon leur prsente sous le nom de science, mais qui nest pas du tout la science.

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Chapitre VIII LENTRAIDE DE NOS JOURS.


Unions de travailleurs formes aprs la destruction des guildes par ltat. Leurs luttes. Lentraide et les grves. Coopration. Libres associations dans des buts divers. Esprit de sacrifice. Innombrables socits pour laction en commun sous tous les aspects possibles. Lentraide dans la misre. Laide personnelle.

Lorsquon examine de prs la manire de vivre des populations rurales de lEurope, on saperoit que, malgr tout ce qui a t fait dans les tats modernes pour dtruire la commune villageoise, des restes importants de la possession communale du sol ont t conservs, et la vie journalire des paysans reste encore imprgne dhabitudes et de coutumes daide et dappui mutuels. On constate aussi que, ds que les obstacles lgaux lassociation rurale eurent t levs, il y a quelques annes, il se forma rapidement parmi les paysans tout un rseau dunions libres pour divers buts conomiques la tendance de ce nouveau mouvement tant de reconstituer une espce dunion visant le mme but que les communes villageoises dautrefois. Telles tant les conclusions auxquelles nous sommes arrivs dans le chapitre prcdent, nous avons maintenant examiner les institutions dappui mutuel qui peuvent exister de notre temps parmi les populations industrielles. Durant les trois derniers sicles, les conditions pour le dveloppement de telles institutions ont t aussi dfavorables dans les villes que dans les villages. En effet, lorsque les cits du moyen ge furent soumises au XVIe sicle par les tats militaires naissants, toutes les institutions qui maintenaient lunion dans les guildes et les cits, entre les artisans, les
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matres et les marchands, furent violemment dtruites. Lautonomie et lauto-juridiction de la guilde et de la cit furent abolies ; le serment de fidlit entre les frres de la guilde devint un acte de flonie envers ltat ; les biens des guildes furent confisqus de la mme faon que les terres des communes villageoises, et lorganisation intrieure et technique de chaque mtier fut accapare par ltat. Des lois, de plus en plus svres, furent faites pour empcher les artisans de sunir daucune manire. Pendant un certain temps, quelques vestiges des anciennes guildes furent tolrs : les guildes de marchands purent subsister, condition daccorder gnreusement des subsides aux rois, et des guildes dartisans continurent dexister, en tant quorganes de ladministration centrale. Quelques-unes tranent encore aujourdhui une existence insignifiante. Mais ce qui faisait autrefois la force de la vie du moyen ge et de son industrie a disparu depuis longtemps, sous le poids crasant de ltat centralis. En Grande-Bretagne, pays qui offre le meilleur exemple de la politique industrielle des tats modernes, nous voyons le Parlement commencer la destruction des guildes ds le XVe sicle ; mais ce fut surtout au sicle suivant que lon procda par mesures dcisives. Henry VIII non seulement dtruisit lorganisation des guildes, mais il confisqua leurs biens, en y mettant, comme le dit Toulmin Smith, encore moins de prtextes et de faons que pour confisquer les biens des monastres 300. douard VI acheva son uvre 301, et ds la seconde moiti du XVIe sicle nous voyons le Parlement juger
Toulmin Smith, English Guilds, Londres, 1870, Introduction, p. XLIII. 301 Lacte ddouard VI - le premier de son rgne - ordonnait de remettre la couronne toutes les fraternits, confrries et guildes qui existaient dans le royaume dAngleterre et du Pays de Galles et les autres possessions du roi, et tous les manoirs, les terres, les domaines et autres biens leur appartenant ou quelquun des leurs (English Guilds, Introd., p. XLIII). voir aussi Ockenkowski, Englands wirthschaftliche Entwickelung im Ausgange des Mittellters , Ina, 1879, chap. II et V.
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tous les diffrends entre les artisans et les marchands, tandis quauparavant, ils taient jugs dans chaque cit, par la cit. Le Parlement et le roi non seulement firent la loi dans ces contestations, mais, poursuivant les intrts de la Couronne dans lexportation, ils entreprirent bientt de fixer le nombre des apprentis dans chaque mtier et rglementrent minutieusement la technique mme de chaque fabrication : les poids des matriaux, le nombre de fils dans chaque mtre dtoffe. Avec peu de succs, il faut le dire, car les contestations et les difficults techniques qui avaient t rgles depuis des sicles par des conventions entre des guildes, dpendant troitement les unes des autres, et par les cits fdres, chappaient compltement la comptence de ltat centralis. Lingrence continuelle de ses fonctionnaires paralysait, en effet, les mtiers et rduisit la plupart une ruine complte ; si bien que les conomistes du XVIIIe sicle, en slevant contre les rglementations des industries par ltat, ne firent quexprimer le mcontentement gnral. Labolition de cette ingrence par la Rvolution franaise fut accueillie comme un acte de libration, et lexemple de la France fut bientt suivi dans dautres pays. ? Pour la rglementation des salaires, ltat neut pas plus de succs. Dans les cits du moyen ge, lorsque la division entre matres et apprentis ou journaliers devint de plus en plus marque au XVe sicle, des associations dapprentis (Gesellenwerbnde), ayant parfois un caractre international, taient opposes aux associations des matres et des marchands. Dsormais ce fut ltat qui entreprit de rgler les diffrends et, par le Statut dlisabeth de 1563, les Juges de Paix eurent fixer les salaires, afin dassurer une existence convenable aux journaliers et aux apprentis. Mais les juges se montrrent impuissants concilier les intrts en conflit et encore plus forcer les matres obir leurs dcisions. La loi devint graduellement lettre morte et fut abroge la fin du XVIIIe sicle. Cependant en mme temps que ltat abandonnait ainsi la fonction de rglementer les salaires, il continuait prohiber svrement les associations de journaliers et douvriers tendant lever les salaires, ou les
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maintenir un certain niveau. Pendant tout le XVIIIe sicle ltat fit des lois contre les associations douvriers, et en 1799, il prohiba dfinitivement toute espce dunions, sous peine de chtiments svres. En cela, le Parlement anglais ne fit que suivre lexemple de la Convention rvolutionnaire franaise, qui avait promulgu une loi draconienne contre les associations douvriers, toute association entre un certain nombre de citoyens tant considre comme un attentat contre la souverainet de ltat, qui tait suppos tendre sa protection galement sur tous ses sujets. Luvre de destruction des unions du moyen ge fut ainsi acheve. Dans la ville et dans le village lEtat rgna ds lors sur des agrgations dindividus sans cohsion, prt empcher par les mesures les plus svres, la reconstitution de toute espce dassociations particulires parmi eux. Tels taient les obstacles parmi lesquels la tendance lentraide eut frayer son chemin au XIXe sicle. Est-il besoin de dire que mme de telles mesures ne pouvaient dtruire cette tendance ? Pendant tout le XVIIIe sicle, les unions douvriers furent continuellement reconstitues 302. Elles ne furent pas non plus arrtes par les poursuites cruelles qui eurent lieu en vertu des lois de 1797 et 1799. Chaque dfaut dans la surveillance, chaque dlai des matres dnoncer les associations furent mis profit. Sous le couvert de socits amicales, de clubs pour les funrailles ou de confrries secrtes, les associations se rpandirent dans les industries textiles, parmi les couteliers de Sheffield, les mineurs, et de fortes organisations fdrales furent formes pour soutenir les divers corps de mtiers durant les grves et les perscutions 303. Labrogation des lois sur les associations, en 1825, donna
Voir Sidney et Beatrice Webb, History of Trade-Unionism , Londres, 1894, pp. 21-38. 303 Voir dans louvrage de Sidney Webb les associations qui existaient cette poque. Il semble que les artisans de Londres naient jamais t mieux organiss quen 1810-1820.
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une nouvelle impulsion ce mouvement. Des unions et des fdrations nationales furent formes dans les mtiers 304 ; et lorsque Robert Owen fonda la Grand National Consolidated TradesUnion , elle runit un demi-million de membres en quelques mois. Il est vrai que cette priode de libert relative ne dura pas longtemps, Les poursuites recommencrent, vers 1830, et furent suivies par des condamnations froces, de 1832 1844. La Grande Union Nationale des Mtiers fut dissoute, et partout les patrons, ainsi que le Gouvernement dans ses propres ateliers, forcrent les ouvriers renoncer tout rapport avec les associations et signer cet effet le Document . Les membres de lUnion furent poursuivis en masse, en vertu de l Acte des Matres et Serviteurs , les ouvriers tant arrts sommairement et condamns sur une simple plainte de mauvaise conduite dpose par le patron 305. Les grves furent supprimes dune faon autocratique, et les plus tonnantes condamnations furent prononces simplement pour avoir annonc une grve, ou pour avoir agi comme dlgu, sans parler de la rpression militaire des meutes de grvistes, ni des condamnations qui suivaient les actes de violences devenus frquents. Pratiquer lentraide dans de telles circonstances ntait rien moins que facile. Et cependant, malgr tous les obstacles, dont notre gnration peut peine se faire une ide, la renaissance des associations commena de nouveau en 1841, et lorganisation des ouvriers se continua depuis avec persvrance. Aprs une longue lutte, qui dura plus de cent ans, le droit de sassocier fut conquis, et, lpoque actuelle, prs dun quart des ouvriers rgulirement employs, cest.--dire environ 1.500.000, font partie de syndicats (trade unions) 306.
LAssociation Nationale pour la Protection du travail comprenait environ 150 unions distinctes, qui payaient des cotisations leves, et comptaient environ 100.000 membres. LUnion des ouvriers en btiment et lUnion des mineurs taient aussi de fortes organisations (Webb, loc. cit., p. 107). 305 Je parle ici daprs louvrage de M. Webb qui est plein de documents confirmant ce quil expose. 306 De grands changements se sont produits depuis 1840 dans lattitude des classes riches envers les associations. Cependant, mme
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Quant aux autres tats europens, il suffit de dire que jusqu une date trs rcente, toutes espces dunions taient poursuivies comme conspirations. Cependant, il en existe partout, quoiquelles doivent prendre souvent la forme de socits secrtes ; lextension et la force des organisations du travail, et particulirement celle des Chevaliers du Travail, aux tats-Unis et en Belgique, ont t suffisamment mises en vidence par les grandes grves depuis 1890. On doit cependant se rappeler que, outre les perscutions, le simple fait dappartenir une union ouvrire entrane des sacrifices considrables dargent, de temps, de travail non pay, et implique continuellement le risque de perdre son emploi pour le simple fait dappartenir lunion 307. En outre, chaque
vers 1860, les patrons se concertrent pour un formidable effort tendant craser les unions par le renvoi en masse de populations entires. Jusquen 1869 le fait seul de consentir une grve et lannonce dune grve par voie daffiches, pour ne rien dire des rassemblements et runions, furent souvent punis comme actes dintimidation. Ce fut seulement en 1875 que fut abrog lacte des Matres et Serviteurs , les rassemblements pacifiques furent permis, et les actes de violence et dintimidation pendant les grves tombrent dans le domaine du droit commun. Cependant pendant la grve des ouvriers des docks, en 1887, on dut dpenser largent envoy au secours des grvistes pour soutenir devant les tribunaux le droit du picketing , cest--dire le droit des ouvriers de tenir leurs sentinelles aux approches dune usine, pour inviter les travailleurs qui sy rendent faire cause commune avec les grvistes. Les poursuites de ces dernires annes menacent une fois de plus de rendre illusoires les droits conquis. 307 Une contribution hebdomadaire de 6 pences (0 fr. 60) sur des gages de 18 shillings (22 fr. 50) ou de 1 shilling (1 fr. 25) sur 25 shillings (31 fr. 25) reprsente beaucoup plus que 9 livres (225 francs) sur un revenu de 300 livres (7 500 francs) : cette contribution est prise en grande partie sur la nourriture ; et la contribution est bientt double quand une grve est dclare dans une association fraternelle. La description graphique de la vie des membres des trade-unions , par un bon ouvrier, publie par Mr. et Mrs. Webb (p. 431 et suiv.), donne une excellente ide de la somme de travail fournie par un membre dune union. 279

membre dune union a toujours envisager la grve ; et leffrayante ralit de la grve, cest que le crdit limit dune famille douvriers chez le boulanger et le prteur sur gages est vite puis, la paye de grve ne mne pas loin, mme pour la simple nourriture, et la faim se lit bientt sur les figures des enfants. Pour celui qui vit en contact intime avec les ouvriers, une grve qui se prolonge est un spectacle des plus dchirants ; et on peut facilement concevoir ce qutait une grve, il y a quarante ans en Angleterre, et ce quelle est encore dans presque toutes les contres dEurope, surtout les plus pauvres. Aujourdhui encore, les grves se terminent souvent par la ruine totale et lmigration force de populations entires ; et quant la fusillade des grvistes, pour la plus lgre provocation, ou mme sans provocation aucune 308, cest encore tout fait habituel en Europe. Cependant, chaque anne, il y a des milliers de grves et de contre-grves patronales en Europe et en Amrique et les luttes les plus longues et les plus terribles sont, en gnral, celles quon nomme les grves de sympathie , entreprises par les ouvriers pour soutenir leurs camarades renvoys en masse, ou pour dfendre les droits dassociation. Et tandis quune partie de la presse est dispose expliquer les grves par lintimidation , ceux qui ont vcu parmi les grvistes parlent avec admiration de laide et du soutien mutuel qui sont constamment pratiqus par eux. Tout le monde a entendu parler de la somme norme de travail qui fut fournie par les ouvriers volontaires pour organiser des secours pendant la grve des ouvriers des docks de Londres ; ou bien des mineurs anglais qui, aprs avoir eux-mmes chm pendant bien des semaines, payaient une contribution de 4 shillings par semaine aux fonds de la grve, ds quils avaient repris leur travail ; de
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Voir, par exemple, les discussions sur les grves de Falkenau, en Autriche, devant le Reichstag autrichien, le 10 mai 1894 dans lesquelles le fait a t pleinement reconnu par le Ministre et le propritaire de la houillre. Consulter galement la presse anglaise cette poque. 280

la veuve du mineur qui, pendant la grande grve dans le Yorkshire en 1894, apporta aux fonds des grvistes les pargnes quavait pu faire son mari durant toute sa vie ; de la dernire miche de pain qui est toujours partage avec les voisins ; des mineurs de Radstock qui, ayant lavantage de possder de grands jardins potagers, invitrent quatre cents mineurs de Bristol venir prendre leur part de choux et de pommes de terre, et ainsi de suite... Tous les correspondants des journaux, durant la grande grve des mineurs du Yorkshire, en 1894, savaient quantit de faits semblables, mais tous ne voulaient pas donner des dtails aussi dplacs leurs journaux respectifs 309. Le syndicat nest pas cependant la seule forme par laquelle se manifeste le besoin dentraide de louvrier. Il y a encore les associations politiques, considres par bien des ouvriers comme plus capables de conduire au bien-tre gnral que les unions de mtier, qui nont jusqu prsent que des desseins limits. Bien entendu, le simple fait dappartenir un corps politique ne peut pas tre regard comme une manifestation de la tendance lentraide. Nous savons tous que la politique est le champ dans lequel les lments purement gostes de la socit forment les combinaisons les plus complexes avec les aspirations altruistes. Mais tout politicien expriment sait que les grands mouvements politiques ont t ceux qui avaient de grands buts, souvent trs lointains, et que les plus puissants ont t ceux qui ont provoqu lenthousiasme le plus dsintress. Tous les grands mouvements historiques ont eu ce trait distinctif, et pour notre gnration, le socialisme est dans ce cas. Ce sont des agitateurs pays , disent ceux qui ne connaissent rien la question. Mais la vrit est que pour parler seulement de ce que je sais personnellement si javais tenu un journal pendant ces derniers vingt-quatre ans et si jy avais inscrit tous les dvouements et les sacrifices que jai
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On trouvera beaucoup de faits semblables dans le Daily Chronicle et quelques-uns dans le Daily News doctobre et novembre 1904. 281

rencontrs dans le parti socialiste, le lecteur de ce journal aurait eu constamment le mot hrosme sur les lvres. Cependant les hommes dont jaurais parl ntaient pas des hros ; ctaient des hommes ordinaires, inspirs par une grande ide. Tout journal socialiste et il y en a des centaines en Europe seulement a la mme histoire de sacrifices, sans aucun espoir de gain, et le plus souvent mme sans aucune ambition personnelle. Jai vu des familles vivant sans savoir ce que serait leur nourriture du lendemain le mari boycott de toutes parts dans sa petite ville, parce quil travaillait au journal, et la femme soutenant toute sa famille par du travail de couture. Une telle situation durait des annes, jusqu ce que la famille se retirt enfin, sans un mot de reproche, disant simplement Continuez, nous nen pouvons plus ! Jai vu des hommes, mourant de phtisie, et le sachant, et cependant courant toute la journe, dans la neige et le brouillard, pour prparer des meetings, parlant ces meetings quelques semaines avant leur mort, et sen allant mourir lhpital avec ces mots : Maintenant, mes amis, je suis fini ; les docteurs disent que je nai plus que quelques semaines vivre. Dites aux camarades que je serai heureux sils viennent me voir. Jai vu des faits, dont on dirait : cest de lidalisation , si je les rapportais ici ; et les noms mme de ces hommes, peine connus en dehors dun cercle troit damis, seront bientt oublis, lorsque les amis, eux aussi, auront disparu. En vrit, je ne sais pas vraiment ce quil faut le plus admirer : le dvouement sans bornes de ces quelques individus, ou la somme totale des petits actes de dvouement du grand nombre. Chaque liasse vendue dun journal un sou, chaque meeting, chaque centaine de votes gagns une lection socialiste, reprsentent une somme dnergie et de sacrifices, dont ceux qui sont en dehors du mouvement nont pas la moindre ide. Et ce qui est fait aujourdhui par les socialistes a t fait, autrefois, par chaque parti populaire avanc, politique ou religieux. Tout le progrs pass est luvre de tels hommes et a t accompli grce des dvouements semblables.

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* ** Les associations coopratives, particulirement en Angleterre, sont souvent dcrites comme des compagnies dactionnaires individualistes ; et, dans ltat actuel, la coopration tend sans doute produire un gosme coopratif, non seulement dans la communaut, mais aussi parmi les cooprateurs eux-mmes. Il est nanmoins certain qu son origine le mouvement avait essentiellement un caractre dentraide. Encore aujourdhui, ses plus ardents promoteurs sont persuads que la coopration amnera lhumanit un tat de plus parfaite harmonie dans ses relations conomiques, et il nest pas possible de sjourner dans quelques-unes des places fortes des coopratives dans le Nord de lAngleterre, sans se convaincre que le plus grand nombre, la masse des cooprateurs, partagent cette opinion. La plupart dentre eux perdraient tout intrt dans le mouvement sils navaient cette foi, et il faut reconnatre que, durant les dernires annes, un idal plus lev de bien-tre gnral et de solidarit entre producteurs a commenc avoir cours parmi les cooprateurs. Il y a certainement aujourdhui une tendance tablir de meilleures relations entre les propritaires des ateliers coopratifs et les ouvriers. Limportance de la coopration en Angleterre, en Hollande et en Danemark est bien connue ; en Allemagne, particulirement sur le Rhin, les socits coopratives sont dj un facteur important de la vie industrielle 310. Cependant, cest peut-tre la Russie qui offre le meilleur champ dtudes des cooprations sous une infinie varit daspects. En Russie, cest un dveloppement naturel, un hritage du moyen ge, et tandis quune socit cooprative tablie formellement aurait lutter
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Les 31.473 associations de production et de consommation sur le Rhin moyen faisaient, vers 1890, pour 460.937.500 francs daffaires par an ; elles prtrent pendant lanne 91.875.000 francs. 283

contre un grand nombre de difficults lgales et de soupons bureaucratiques, les cooprations spontanes les artels forment la substance mme de la vie des paysans russes. Lhistoire de la formation de la Russie et de la colonisation de la Sibrie, est une histoire des artels (ou guildes) pour la chasse et le commerce continus par des communes villageoises ; et lpoque actuelle nous trouvons des artels partout. On les rencontre dans les groupes de paysans venus du mme village pour travailler dans une manufacture, dans tous les mtiers du btiment, parmi les pcheurs et les chasseurs, parmi les dports que lon transporte en Sibrie et durant leur sjour au bagne, parmi les commissionnaires dans les gares des chemins de fer, la Bourse et dans les douanes et enfin dans toutes les industries villageoises, qui occupent 7 millions dhommes. Bref, ils existent du haut en bas du monde des travailleurs, temporairement ou dune faon permanente, pour la production et pour la consommation, sous tous les aspects possibles. Jusqu aujourdhui, beaucoup de pcheries sur les affluents de la mer Caspienne sont exploites par dimmenses artels, et le fleuve Oural appartient lensemble des Cosaques de lOural, qui partagent et repartagent entre leurs villages, sans aucune ingrence des autorits, les lieux de pche, peuttre les plus riches du monde. La pche est toujours faite par artels sur lOural, la Volga et dans les lacs du Nord de la Russie. Mais outre ces organisations permanentes, il y a les artels temporaires, innombrables, forms dans toutes sortes de desseins. Quand dix ou vingt paysans viennent de quelque localit dans une grande ville, pour travailler comme tisserands, menuisiers, maons, constructeurs de bateaux, etc., ils forment toujours un artel. Ils louent des chambres, engagent une cuisinire (trs souvent la femme dun dentre eux remplit cet emploi), lisent un ancien et prennent leur repas en commun, chacun payant sa part de nourriture et de loyer lartel. Un convoi de condamns en route pour la Sibrie fait toujours ainsi, et le doyen lu est lintermdiaire officiellement reconnu entre les condamns et le chef militaire du convoi. Dans les prisons de travaux forcs, on trouve la
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mme organisation. Les facteurs des chemins de fer, les commissionnaires la Bourse et dans les douanes, les commissionnaires de ville dans les capitales, organiss en puissants artels et tous collectivement responsables pour chaque membre, jouissent dune si bonne rputation que les plus grosses sommes dargent ou de billets de banque sont confies de la main la main aux membres de ces artels par les marchands. Dans les mtiers du btiment, il se forme des artels qui comprennent de 10 200 membres, et les entrepreneurs srieux de construction ou de chemins de fer prfrent toujours traiter avec un artel quavec des ouvriers engags sparment. Les derniers essais du Ministre de la Guerre de traiter directement avec les artels de production, forms ad hoc dans les petites industries, et de leur faire des commandes de souliers et de toutes sortes de marchandises de cuivre et de fer, semblent donner pleine satisfaction. Et lorsquil y a sept ou huit ans on loua une usine mtallurgique de la Couronne (Votkinsk) un artel douvriers, ce fut un vritable succs. Nous voyons ainsi en Russie comment la vieille institution du moyen ge, nayant pas t entrave par ltat dans ses manifestations non officielles, a entirement survcu jusqu aujourdhui, et revt la plus grande varit de formes selon les besoins de lindustrie et du commerce modernes. Quant la pninsule des Balkans, lempire turc et le Caucase, les vieilles guildes y subsistent compltement. Les esnafs de Serbie ont entirement conserv leur caractre du moyen ge ; ils comprennent la fois les patrons et les artisans, ils rglent les mtiers et sont des institutions dentraide pour le travail et en cas de maladie 311, tandis que les amkari du Caucase, et particulirement de Tiflis, joignent ces fonctions une influence considrable dans la vie municipale 312.
British Consular Report , avril 1889. 312 Une excellente tude sur ce sujet a t publie en russe dans les Zapiski (Mmoires de la socit gographique du Caucase vol. VI, 2, Tiflis, 1891), par C. Egiazaroff.
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A ct des associations de coopration, je devrais peut-tre mentionner aussi les friendly societies anglaises, les clubs des Odd Fellows, les clubs organiss dans les villages et les villes pour payer le mdecin, les clubs pour acheter des habits, ou pour les enterrements, les petits clubs, trs frquents parmi les ouvrires des manufactures, qui payent leur contribution de quelques sous par semaine, et ensuite tirent au sort la somme dune livre sterling que lon peut employer quelque achat important, et beaucoup dautres. Une somme assez considrable desprit social ou jovial anime ces socits et ces clubs, mme si le doit et avoir de chaque membre est troitement surveill. Mais il y a tant dautres associations qui demandent aux membres de sacrifier leur temps, leur sant et leur vie, sil le faut, dans un intrt commun que nous pouvons donner nombre dexemples de ces meilleures formes dentraide. Lassociation des bateaux de sauvetage en Angleterre, et de semblables institutions dans les autres pays de lEurope, doivent tre cites en premire ligne. La premire a maintenant plus de trois cents bateaux le long des ctes des les Britanniques, et elle en aurait deux fois plus, ntait la pauvret des pcheurs, qui nont pas toujours les moyens dacheter un bateau de sauvetage. Les quipages sont cependant composs de volontaires, dont lempressement sacrifier leurs vies pour aller au secours de gens qui leur sont trangers, est mis chaque anne une rude preuve ; chaque anne amne la perte de plusieurs parmi les plus braves. Et si nous demandons ces hommes ce qui les pousse risquer leurs vies, mme lorsquil ny a pas de chance probable de succs, leur rponse sera, peu de chose prs, semblable celle que jai entendu : une terrible tempte de neige, soufflant sur la Manche, faisait rage sur la cte plate et sablonneuse dun petit village du Kent, et un petit bateau caboteur, charg doranges, venait chouer sur les sables. Dans ces eaux de peu de profondeur, on ne peut avoir quun bateau de sauvetage fond plat, dun modle simplifi, et
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le mettre la mer par une telle tempte ctait aller au-devant dun dsastre presque certain. Cependant les hommes sortirent, luttrent pendant plusieurs heures contre le vent, et le bateau chavira deux fois. Un homme fut noy et les autres furent jets au rivage. Un de ces derniers, un excellent garde-cte, fut trouv le matin suivant, tout meurtri et moiti gel, dans la neige. Je lui demandai comment ils taient arrivs faire cet effort dsespr. Je ne le sais pas moi-mme fut sa rponse. Nous voyions lpave devant nous ; tous les gens du hameau se tenaient sur le rivage, et tous disaient que ce serait fou de sortir, que nous ne pourrions jamais tenir la mer. Nous vmes cinq ou six hommes se cramponner au mt et faire des signaux dsesprs. Nous sentions tous quil fallait tenter quelque chose, mais que pourrions-nous faire ? Une heure se passa, deux heures, et nous restions tous l. Nous nous sentions trs mal laise. Puis, tout dun coup, travers le bruit de la tempte, il nous sembla que nous entendions leurs cris ils avaient un mousse avec eux. Nous ny pmes tenir plus longtemps. Tous ensemble, nous nous crimes : Il faut y aller ! Les femmes le dirent aussi ; elles nous auraient traits de lches si nous ny tions pas alls, quoiquelles dirent le lendemain que nous avions t des fous dy aller. Comme un seul homme, nous nous lanmes au bateau, et nous partmes. Le bateau chavira, mais nous nous y accrochmes. Le plus triste fut de voir le pauvre*** noy ct du bateau, et nous ne pouvions rien faire pour le sauver. Puis vint une vague effroyable, le bateau chavira de nouveau, et nous fmes jets au rivage. Les hommes furent sauvs par le bateau de D., le ntre fut recueilli bien des lieues loin dici... On me trouva le matin suivant dans la neige. Le mme sentiment animait aussi les mineurs de la valle de Rhonda, quand ils travaillrent pour porter secours leurs camarades dans la mine inonde. Ils avaient perc trente-deux mtres de charbon afin datteindre leurs camarades ensevelis ; mais, quand il ne restait plus percer que trois mtres, le grisou les enveloppa. Les lampes steignirent et les sauveurs
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durent se retirer. Travailler dans de telles conditions et t risquer de sauter tout instant. Mais les coups des mineurs ensevelis continuaient se faire entendre : les hommes taient donc vivants et appelaient au secours... Plusieurs mineurs soffrirent comme volontaires pour travailler tout risque, et pendant quils descendaient dans la mine, leurs femmes les regardaient avec des larmes silencieuses, mais ne disaient pas un mot pour les arrter. Cest le fond de la psychologie humaine. A moins que les hommes soient affols sur le champ de bataille, ils ne peuvent pas y tenir , dentendre appeler au secours et de ne pas rpondre. Le hros slance ; et ce que fait le hros, tous sentent quils auraient d le faire aussi. Les sophismes du cerveau ne peuvent rsister au sentiment dentraide, parce que ce sentiment a t nourri par des milliers dannes de vie humaine sociale et des centaines de milliers dannes de vie pr-humaine en socits. Mais que dire de ces hommes qui se noyrent dans la Serpentine 313, en prsence dune foule dont pas une personne ne bougea pour aller leur secours ? demandera-t-on, Que dire de lenfant qui tomba dans le canal de Regents Park 314 aussi devant la foule du dimanche et ne fut sauv que par la prsence desprit dune servante qui lana un chien de TerreNeuve son secours ? La rponse est assez facile : lhomme est un produit la fois de ses instincts hrditaires et de son ducation. Parmi les mineurs et les marins les occupations communes et le contact de chaque jour les uns avec les autres crent un sentiment de solidarit en mme temps que les dangers environnants entretiennent le courage et laudace. Dans les villes, au contraire, labsence dintrts communs produit lindiffrence, tandis que le courage et laudace, qui nont que rarement loccasion de sexercer, disparaissent ou
Pice deau dans Hyde-Park, Londres. La glace avait cd sous le poids des patineurs. 314 Parc, Londres.
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prennent une autre direction. De plus, la tradition du hros de la mine ou de la mer est vivante parmi les mineurs et les pcheurs des villages, elle est orne dune aurole potique. Mais quelles sont les traditions dune foule bigarre de Londres ? La seule tradition qui puisse y tre en commun devrait tre cre par la littrature ; mais une littrature qui corresponde aux rcits villageois existe peine. Le clerg est si anxieux de prouver que tout ce qui vient de la nature humaine est pch, et que tout le bien dans lhomme a une origine surnaturelle, quil passe le plus souvent sous silence les faits qui ne peuvent tre cits comme exemples dune inspiration divine ou de la grce venant den haut. Et quant aux crivains laques, leur attention est principalement dirige vers une seule sorte dhrosme, lhrosme qui exalte lide de ltat. Cest pourquoi ils admirent le hros romain ou le soldat dans la bataille, tandis quils passent devant lhrosme du pcheur, sans presque y faire attention. Le pote et le peintre pourraient naturellement tre mus par la beaut du cur humain en luimme ; mais ils connaissent rarement la vie des classes pauvres ; et tandis quils peuvent chanter ou peindre le hros romain ou le hros militaire dans un dcor conventionnel, ils ne peuvent peindre ni chanter dune manire touchante le hros qui agit dans ces modestes milieux quils ignorent. Sils se risquent le faire, ils ne russissent produire quune page de rhtorique 315.
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Lvasion dune prison franaise est extrmement difficile ; cependant un prisonnier schappa dune des prisons de France, en 1884 ou 1885. Il russit se cacher pendant un jour entier, quoique lalarme ft donne et que les paysans du voisinage fussent sa recherche. Le matin suivant il tait cach dans un foss, tout prs dun petit village. Peut-tre avait-il lintention de voler quelques aliments ou quelques vtements afin de pouvoir quitter son uniforme de prisonnier. Tandis quil tait couch dans son foss, un incendie clata dans le village. Il vit une femme sortir en courant dune des maisons en flammes, et entendit ses appels dsesprs pour sauver un enfant dans les tages suprieurs de la maison qui brlait. Personne ne bougea pour rpondre son appel. Alors le prisonnier fugitif sortit de sa retraite, slana travers le feu et, la figure brle et les habits en flammes, rapporta lenfant sain et sauf et le remit sa mre. 289

Les innombrables socits, clubs et unions pour les plaisirs de la vie, pour ltude, pour les recherches, pour lducation, etc., qui se sont dvelopps dernirement en si grand nombre quil faudrait plusieurs annes seulement pour les cataloguer, sont une autre manifestation de la mme tendance, toujours luvre pour lassociation et le soutien mutuel. Certaines de ces associations, semblables aux couves de jeunes oiseaux de diffrentes espces qui se runissent en automne, sont entirement consacres partager en commun les joies de la vie. Chaque village dAngleterre, de Suisse, dAllemagne, etc., a ses clubs de cricket, de football, de tennis, de quilles, de boules, de chants et de musique. Dautres socits sont bien plus nombreuses, et certaines, comme lAlliance des Cyclistes 316, ont pris soudain un immense dveloppement. Quoique les membres de cette alliance naient rien dautre en commun que leur amour du cyclisme, il sest dj form, parmi eux, une sorte de franc-maonnerie pour laide mutuelle, particulirement dans les petits coins retirs qui ne sont pas envahis par les cyclistes ; ils regardent le C. A. C. le Club de lAlliance des Cyclistes dans les villages, comme une sorte de home ; et lAssemble annuelle des cyclistes, il sest nou bien des amitis durables. Les Kepelbrder, les Frres du Jeu de Quilles, en Allemagne, forment une association semblable ; de mme les Socits de gymnastique (300.000 membres en Allemagne), les
Naturellement il fut arrt sur-le-champ par le gendarme du village, qui alors se montra. Il fut ramen la prison. Le fait fut rapport par tous les journaux franais, mais aucun ne semploya demander la libration du prisonnier. Sil avait dfendu un gardien contre le coup dun camarade on aurait fait de lui un hros. Mais son acte tait simplement humain, il nencourageait pas lidal de ltat ; lui-mme ne lattribua pas une soudaine inspiration de la grce divine ; cela suffit pour laisser cet homme dans loubli. Peut-tre six ou douze mois furent-ils ajouts sa condamnation pour avoir vol les effets de ltat , luniforme de la prison. 316 En France, le Touring Club. 290

associations de canotage en France, les Yachting Clubs, etc... Ces associations ne modifient certainement pas les stratifications conomiques de la socit, mais, surtout dans les petites villes, elles contribuent niveler les distinctions sociales, et comme elles tendent toutes sunir en grandes fdrations nationales et internationales, elles aident certainement au dveloppement de rapports amicaux entre toutes sortes dhommes dissmins dans les diffrentes parties du globe. Les clubs alpins, le Jagdschutzverein en Allemagne, qui compte plus de 100.000 membres : chasseurs, gardes forestiers professionnels, zoologistes ou simples amateurs de la nature et la Socit Ornithologique internationale, qui comprend des zoologistes, des leveurs et de simples paysans en Allemagne, ont le mme caractre. Non seulement ces socits ont produit en quelques annes une grande quantit de travaux trs utiles, que de grandes associations seulement pouvaient faire convenablement (cartes, huttes de refuge, routes de montagnes ; tudes de la vie animale, dinsectes nuisibles, de migrations doiseaux, etc.), mais elles crent de nouveaux liens entre les hommes. Deux Alpinistes de diffrentes nationalits qui se rencontrent dans une hutte de refuge au Caucase, le professeur et le paysan ornithologistes qui sjournent dans la mme maison, ne sont plus des trangers lun pour lautre ; et la Socit de lOncle Toby, Newcastle qui a dj persuad plus de 260.000 garons et jeunes filles de ne jamais dtruire de nids doiseaux et dtre bons envers les animaux, a certainement fait plus pour le dveloppement des sentiments humains et du got des sciences naturelles que bien des moralistes et la plupart de nos coles. Nous ne pouvons omettre, mme dans cette revue sommaire, les milliers de socits scientifiques, littraires, artistiques et pdagogiques. Jusqu aujourdhui, les corps scientifiques, troitement contrls et souvent subventionns par ltat, ont en gnral volu dans un cercle trs restreint ;
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souvent on en est venu les regarder comme de simples dbouchs pour obtenir des appointements de ltat, et ltroitesse mme de leurs limites a certainement engendr des rivalits mesquines. Cependant il est vrai que les distinctions de naissance, de partis politiques et de croyances sont attnues jusqu un certain point par de telles associations ; et dans les petites villes loignes, les socits scientifiques, gographiques ou musicales, particulirement celles qui font appel un large cercle damateurs, deviennent de petits centres de vie intellectuelle, une sorte de lien entre la petite ville et le vaste monde et aussi un endroit o des hommes de conditions trs diffrentes se rencontrent sur un pied dgalit. Pour apprcier compltement la valeur de tels centres, il faut en avoir vu, par exemple, en Sibrie. Quant aux innombrables socits pdagogiques qui commencent seulement battre en brche le monopole de ltat et de lglise pour lenseignement, il est sr quelles deviendront dici peu le pouvoir directeur dans cet ordre de choses. Aux Union Frbel nous devons dj le systme des Jardins denfants ; et un grand nombre dassociations pdagogiques, rgulires ou non, nous devons le niveau lev de lducation des femmes en Russie, quoique ces socits et ces groupes aient toujours eu combattre une forte opposition de la part dun puissant gouvernement 317. Quant aux diffrentes socits pdagogiques dAllemagne, cest un fait bien connu quelles ont eu la part la plus importante dans llaboration des mthodes modernes denseignement scientifique dans les coles populaires. Dans de telles associations, le matre trouve aussi son meilleur soutien.
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LAcadmie de mdecine pour les femmes (qui a donn la Russie une grande partie de ses 700 femmes docteurs diplms), les quatre universits de femmes (environ 1.000 lves en 1887 ; fermes cette anne-l et rouvertes en 1895) et lcole commerciale suprieure pour les femmes sont entirement luvre de socits prives. A de semblables socits nous devons le niveau lev que les lyces de filles ont atteint depuis quils furent ouverts vers 1860. Ces 100 lyces, rpartis dans lempire russe (plus de 70.000 lves) correspondent aux High Schools de filles en Angleterre ; mais tous les professeurs ont des grades universitaires. 292

Linstituteur de village, surmen de travail, et trop mal pay, serait bien misrable sans leur aide 318. Toutes ces associations, socits, fraternits, alliances, instituts, etc., que lon doit compter maintenant par dizaines de mille en Europe et dont chacune reprsente une somme immense de travail volontaire, sans ambition et peu ou pas pay que sont-elles sinon autant de manifestations, sous une varit infinie daspects, de la mme tendance perptuelle de lhomme vers lentraide et lappui mutuel ? Pendant prs de trois sicles on empcha les hommes de se tendre la main, mme dans des buts littraires, artistiques ou dducation. Des socits ne pouvaient se former que sous la protection de ltat ou de lglise, ou comme des confrries secrtes, la faon de la franc-maonnerie. Mais maintenant que la rsistance a t brise, elles essaiment dans toutes les directions, elles stendent dans toutes les branches multiples de lactivit humaine, elles deviennent internationales, et elles contribuent incontestablement un degr qui ne peut encore tre pleinement apprci, renverser les barrires leves par les tats entre les diffrentes nationalits. En dpit des jalousies engendres par les rivalits commerciales, et des provocations la haine que fait entendre encore le fantme dun pass qui svanouit, la conscience dune solidarit internationale se dveloppe parmi les meilleurs esprits du monde, ainsi que dans la masse des ouvriers, depuis quils ont conquis le droit aux rapports internationaux ; et cet esprit de solidarit internationale a dj contribu empcher une guerre europenne durant le dernier quart de sicle. Les associations religieuses charitables qui reprsentent tout un monde, doivent, elles aussi, tre cites ici. Il ny a pas de doute, que la grande masse de leurs membres soient anims
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Le Verein fr Verbreitung gemeinntzlicher Kenntnisse, quoique nayant que 5.500 membres, a dj ouvert plus de 1.000 bibliothques et coles publiques, organis des milliers de confrences et publi des ouvrages trs importants. 293

des mmes sentiments dentraide qui sont communs toute lhumanit. Malheureusement les pasteurs religieux des hommes prfrent attribuer ces sentiments une origine surnaturelle. Beaucoup dentre eux prtendent que lhomme nobit pas consciemment linspiration dentraide tant quil na pas t illumin par les enseignements de la religion spciale quils reprsentent, et, avec saint Augustin, la plupart dentre eux ne reconnaissent pas de tels sentiments chez le sauvage paen . De plus, tandis que le Christianisme primitif, comme toutes les autres religions, tait un appel aux grands sentiments humains dentraide et de sympathie, lglise chrtienne a aid ltat dtruire toutes les institutions dentraide et de soutien mutuel dj formes antrieurement ou qui se dveloppaient en dehors delle ; au lieu de lentraide , que tout sauvage considre comme due son alli, elle a prch la charit qui prend un caractre dinspiration divine et en consquence implique une certaine supriorit de celui qui donne sur celui qui reoit. Avec cette rserve, et sans intention doffenser ceux qui se considrent comme un corps lu, alors quils accomplissent des actes simplement humains, nous pouvons certainement considrer le nombre immense des associations charitables religieuses comme un rsultat de la mme tendance lentraide. * ** Tous ces faits montrent que la poursuite impitoyable dintrts personnels, sans gard aux besoins des autres, nest pas la seule caractristique de la vie moderne. A ct de ce courant qui rclame si orgueilleusement la direction des affaires humaines, nous voyons quune lutte obstine est soutenue par les populations rurales et industrielles afin de reformer nouveau des institutions durables daide et dappui mutuels ; et nous dcouvrons, dans toutes les classes de la socit, un mouvement trs tendu vers ltablissement dune varit infinie dinstitutions plus ou moins permanentes dans
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le mme but. Mais quand nous passons de la vie publique la vie prive des individus modernes, nous dcouvrons tout un autre monde daide et de soutien mutuels, que la plupart des sociologues ne remarquent pas, parce quil est limit au cercle troit de la famille et de lamiti personnelle 319. Dans le systme social actuel, tout lien dunion permanente entre les habitants dune mme rue ou dun mme voisinage a t dtruit. Dans les quartiers riches dune grande ville les gens vivent sans connatre leurs plus proches voisins. Mais dans les ruelles populaires tous se connaissent trs bien et se trouvent continuellement en contact les uns avec les autres. Naturellement des querelles se produisent dans les petites rues, comme ailleurs ; mais des groupements suivant les affinits personnelles se dveloppent, et dans ces groupes lentraide est pratique un point dont les classes riches nont aucune ide. Si nous prenons, par exemple, les enfants dun quartier pauvre qui jouent ensemble dans une rue ou un cimetire, ou sur un pr, nous nous apercevons tout de suite quune union troite existe entre eux, malgr les combats accidentels, et que cette
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Trs peu dcrivains en sociologie y ont fait attention. Le Dr Ihering a cependant crit sur ce sujet, et son cas est fort instructif. Quand ce grand juriste allemand commena son ouvrage philosophique, Der Zweck im Rechte ( Le but du droit ) il avait lintention danalyser les forces actives qui produisent le progrs de la socit et le maintiennent , et ainsi donner la thorie de lhomme social . Il analysa dabord laction des forces gostes, y compris le systme actuel de salaires et de coercition dans toute la varit des lois politiques et sociales ; et, suivant le plan soigneusement labor de son ouvrage ; il avait lintention de consacrer le dernier chapitre aux forces morales - le sens du devoir et lamour mutuel - qui contribuent au mme but. Mais quand il en vint tudier les fonctions sociales de ces deux facteurs, il dut crire un second volume deux fois plus gros que le premier ; et cependant il ne traita que des facteurs personnels, qui ne prendront dans ce livre-ci que quelques lignes. L. Dargau reprit la mme ide dans Egoismus und Altruismus in der Nationalknomie , Leipzig, 1885, en ajoutant quelques faits nouveaux. LAmour, de Bchner, et plusieurs paraphrases de cet ouvrage publies en Angleterre et en Allemagne traitent le mme sujet. 295

union les protge contre toutes sortes de msaventures. Ds quun de ces petits se penche curieusement sur louverture dun gout : Ne reste pas l, crie un autre petit, la fivre est dans ce trou ! Ne monte pas sur ce mur, le train te tuera si tu tombes de lautre ct ! Ne tapproche pas du foss ! Ne mange pas ces fruits cest du poison ! tu mourrais ! Tels sont les premiers enseignements que reoivent les gamins quand ils se mlent leurs camarades de la rue. Combien denfants qui ont jou sur le pav des rues autour des maisons ouvrires modles ou sur les quais et les ponts des canaux, seraient crass par les voitures ou noys dans les eaux bourbeuses, sils ne trouvaient cette sorte de soutien mutuel ! Et lorsquun blond petit Jacquot a gliss dans le foss sans barrire de la cour du laitier, ou quun petite Lizzie aux joues roses est, malgr tout, tombe dans le canal, la jeune niche denfants pousse de tels cris que tout le voisinage entend lalarme et slance au secours. * ** Puis il y a lalliance que forment les mres entre elles. Vous ne pouvez vous imaginer, me disait dernirement une dame docteur qui vit dans un quartier pauvre, combien elles saident les unes les autres. Si une femme na rien prpar, ou ne pouvait rien prparer pour le bb quelle attend et combien cela arrive souvent toutes les voisines apportent quelque chose pour le nouveau-n. Une des voisines prend toujours soin des enfants, et quelque autre vient soccuper du mnage, tant que la mre est au lit. Cette habitude est gnrale. Tous ceux qui ont vcu parmi les pauvres le diront. De mille faons les mres se soutiennent les unes les autres et donnent leurs soins des enfants qui ne sont pas les leurs. Il faut quelque habitude bonne ou mauvaise, laissons-les le dcider elles-mmes une dame des classes riches pour la rendre capable de passer devant un enfant tremblant et affam dans la rue sans faire attention lui. Mais les mres des classes pauvres nont pas cette habitude. Elles ne peuvent supporter la
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vue dun enfant affam ; il faut quelles lui donnent manger, et elles le font. Quand les enfants de lcole demandent du pain, ils rencontrent rarement, ou plutt jamais, un refus mcrit une dame de mes amies, qui a travaill plusieurs annes dans Whitechapel en relation avec un club douvriers. Mais je ferais peut-tre aussi bien de traduire encore quelques passages de sa lettre. Que des voisins viennent vous soigner, en cas de maladie, sans lombre de rmunration, cest une habitude tout fait gnrale parmi les ouvriers. De mme lorsquune femme a de petits enfants et sort pour travailler, une autre mre prend toujours soin deux. Si dans la classe ouvrire ils ne saidaient pas les uns les autres, ils ne pourraient exister. Je connais bien des familles qui saident continuellement lune lautre en argent, en nourriture, en combustible, pour lever les petits enfants, ou bien en cas de maladie ou de mort. Le tien et le mien est beaucoup moins strict parmi les pauvres que parmi les riches. Ils sempruntent constamment les uns aux autres des souliers, des habits, des chapeaux, etc. tout ce dont on peut avoir besoin sur le moment ainsi que toute espce dustensiles de mnage. Lhiver dernier les membres du United Radical Club runirent un peu dargent et commencrent, aprs Nol, distribuer de la soupe et du pain gratuitement aux enfants des coles. Peu peu ils eurent 1.800 enfants servir. Largent venait du dehors, mais tout louvrage tait fait par les membres du Club. Certains dentre eux, qui se trouvaient sans ouvrage, venaient quatre heures du matin pour laver et pour plucher les lgumes ; cinq femmes venaient neuf ou dix heures (aprs avoir fait leur propre ouvrage chez elles) pour faire la cuisine et restaient jusqu six ou sept heures pour laver les assiettes. Et
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lheure du repas, entre midi et une heure et demie, vingt ou trente ouvriers venaient pour aider servir la soupe, chacun prenant autant quil pouvait sur le temps de son propre repas. Cela dura deux mois. Personne ne fut pay. Mon amie mentionne aussi diffrents cas particuliers, dont les suivants sont caractristiques : Annie W... fut mise par sa mre chez une vieille femme (dans Wilmot-Street), qui devait se charger de la garder et de la nourrir. Quand la mre mourut, la vieille femme, qui tait elle-mme trs pauvre, garda lenfant sans recevoir un sou pour cela. Lorsque la vieille femme mourut aussi, lenfant, qui avait alors cinq ans et qui naturellement avait t nglige durant la maladie, tait en haillons ; mais elle fut prise immdiatement par Mme S..., la femme dun cordonnier, qui avait elle-mme six enfants. Dernirement, pendant que le mari tait malade, ils navaient gure manger, ni les uns ni les autres. Lautre jour Mme M. .., mre de six enfants, soigna Mme M. .., durant sa maladie et prit chez elle lan des enfants... Mais avez-vous besoin de tels faits ? Ils sont tout fait communs... Je connais aussi Mme D... (Oval, Hackney Road) qui a une machine coudre et qui coud constamment pour dautres, sans accepter aucune rmunration, quoiquelle ait elle-mme prendre soin de ses cinq enfants et de son mari... Et ainsi de suite. Pour qui connat un peu la vie des classes ouvrires il est vident que si lentraide ny tait pas pratique largement, elles ne pourraient venir bout de toutes les difficults qui les entourent. Ce nest que par hasard quune famille douvriers peut traverser la vie sans avoir faire face des circonstances telles que la crise dcrite par louvrier en rubans, Joseph Gutteridge, dans son autobiographie 320. Et si tous ne sombrent pas dans de telles circonstances, ils le doivent lentraide.
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Light and Shadows in the Life of an Artisan , Coventry, 1893.


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Dans le cas de Gutteridge, ce fut une vieille servante, misrablement pauvre elle-mme, qui surgit au moment o la famille approchait dune catastrophe finale, et apporta un peu de pain, de charbon et de literie, quelle avait obtenu crdit. Dans dautres cas, ce sera un autre, quelque voisin qui viendra sauver la famille. Mais sans laide de quelque autre pauvre, combien seraient amens chaque anne une ruine irrparable 321 ! M. Plimsoll, aprs avoir vcu quelque temps parmi les pauvres pour 7 shillings 6 pence par semaine (9 fr. 35) dut reconnatre que les sentiments de bienveillance quil avait eus en commenant cette vie se changrent en admiration et en respect cordial lorsquil vit combien les relations des pauvres entre eux abondent en faits dentraide et de soutien, et lorsquil connut les faons simples avec lesquelles ce soutien est donn. Aprs beaucoup dannes dexprience, sa conclusion fut que
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Beaucoup de gens riches ne peuvent pas comprendre comment les plus pauvres peuvent saider les uns les autres, parce quils ne peuvent se faire une ide juste de quelles quantits infinitsimales de nourriture ou dargent dpend souvent la vie dun malheureux des classes les plus pauvres. Lord Shaftesbury avait compris cette terrible vrit quand il cra le Fond des Petites Marchandes de Fleurs et de Cresson, sur lequel on faisait des prts dune livre (25 francs) et quelquefois de deux livres, pour permettre aux jeunes filles dacheter un panier et des fleurs en hiver lorsquelles sont dans un cruel besoin. Les prts taient accords des jeunes filles qui navaient pas un sixpence (60 centimes), mais qui ne manqurent jamais de trouver quelque autre pauvre prte se porter caution pour elles. De toutes les uvres auxquelles je me suis trouv ml, crit lord Shaftesbury, je considre celle des petites Marchandes de Cresson, comme la mieux russie... Nous commenmes en 1872 ; nous dboursmes de 800 1 ;000 prts, et nous navons pas perdu 50 livres pendant toute cette priode... Ce qui a t perdu - et ce fut trs peu de chose dans ces circonstances - la t pour cause de mort ou de maladie, non par fraude. (The Life and Work of the Seventh Earl of Shaftesbury , par Edwin Hodder, vol. III, p 822, Londres, 1885-86). Plusieurs autres faits dans Life and Labour in London, vol. I, de Ch. Booth, dans Pages from a Work Girls Diary , de miss Beatrice Potter (Nineteenth Century , septembre 1888, p. 310) etc. 299

lorsquon y rflchit srieusement, tels taient ces hommes, telle est aussi la grande majorit des classes ouvrires 322 ! Prendre la charge dorphelins, mme dans les plus pauvres familles, est une habitude si rpandue, quon peut la considrer comme une rgle gnrale ; ainsi parmi les mineurs, on trouva, aprs les deux explosions Warren Vale et Lund Hill que presque un tiers des hommes tus, comme en peuvent tmoigner les comits respectifs, soutenaient des parents autres que femmes et enfants. Avez-vous rflchi, ajoute M. Plimsoll, ce que cela reprsente ? Des gens riches, ou mme des gens aiss font de mme, je nen doute pas. Mais considrez la diffrence. Considrez ce que la somme dun shilling souscrit par chaque ouvrier pour aider la veuve dun camarade, ou de six pence pour aider un camarade payer la dpense supplmentaire dun enterrement, reprsente pour celui qui gagne 16 shillings par semaine et qui a une femme et souvent cinq ou six enfants nourrir 323. De telles souscriptions sont dun usage gnral parmi les ouvriers du monde entier, mme dans des cas beaucoup plus ordinaires que la mort frappant une famille, et laide dans le travail est un fait des plus communs dans leurs vies.
Samuel Plimsoll. Our Seamen, dition populaire, Londres, 1870, p. 110. 323 Our Seamen, u s, p. 110. Mr. Plimsoll ajoute : Je ne voudrais pas dire du mal des riches, mais je pense quil y a bien des raisons de se demander si ces qualits sont aussi dveloppes chez eux ; car non seulement la plupart ne connaissent pas bien les besoins, raisonnables ou non, de leurs parents pauvres, mais encore ces qualits nont pas sexercer aussi chez eux frquemment. La richesse semble si souvent touffer les bons sentiments de ceux qui la possdent, et leurs sympathies deviennent, sinon diminues, au moins pour ainsi dire stratifies ; ils les rservent aux souffrances de leur propre classe, et aussi aux malheurs de ceux qui sont au-dessus deux. Rarement ils se tournent vers les infrieurs, et ils sont plus disposs admirer un acte de courage... qu admirer la force dme constamment mise lpreuve et la tendresse qui sont les traits caractristiques de la vie de chaque jour dune femme douvrier anglais - et, ajouterai-je, des ouvriers au monde entier.
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Les mmes habitudes dentraide et de soutien se rencontrent dailleurs aussi parmi les classes riches. Certes, lorsquon pense la duret que montrent souvent les patrons riches envers leurs ouvriers, on est port voir la nature humaine dune faon pessimiste. On se rappelle lindignation qui sleva pendant la grande grve du Yorkshire en 1894, lorsque de vieux mineurs ayant pris de la houille dun puits abandonn furent poursuivis par les propritaires des mines. Et mme si nous laissons de ct les horreurs des priodes de lutte et de guerre sociale, telles que les exterminations de milliers douvriers, faits prisonniers aprs la chute de la commune de Paris qui pourrait lire, par exemple, les rvlations de lenqute sur le travail qui a t faite en Angleterre vers 1840, ou ce qucrivit Lord Shaftesbury sur leffrayant gaspillage de vies humaines dans les manufactures o lon mettait les enfants pris dans les Workhouses ou simplement achets dans tout le pays (lAngleterre) pour tre vendus comme esclaves des manufactures 324 , qui pourrait lire cela sans tre vivement impressionn par la bassesse dont lhomme est capable lorsque sa cupidit est en jeu ? Mais il faut dire aussi que la responsabilit dun tel traitement ne doit pas tre rejete entirement sur la criminalit de la nature humaine. Les enseignements des hommes de science, et mme dune grande partie du clerg, ntaient-ils pas, jusqu une poque tout fait rcente, des enseignements de mfiance, de mpris et de haine envers les classes pauvres ? La science nenseignait-elle pas que depuis que le servage avait t aboli, personne ntait forcment pauvre, sinon par la faute de ses propres vices ? Et combien peu nombreux dans lglise taient ceux qui avaient le courage de blmer les tueurs denfants , tandis que le grand nombre enseignait que les souffrances des pauvres et mme lesclavage des ngres faisaient partie du plan divin ? Le non-conformisme anglais ntait-il pas surtout une protestation populaire contre le dur traitement des pauvres par les reprsentants de lglise anglicane officielle ?
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Life of the Seventh Earth of Shaftesbury , par Edwin Hodder. vol. I, pp. 137-138.
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Avec de tels conducteurs spirituels, les sentiments des classes riches devinrent ncessairement, comme le fait remarquer M. Plimsoll, non pas tant mousss que stratifis . Rarement ils se tournrent vers les pauvres dont les gens aiss sont spars par leur manire de vivre, et quils ne connaissent pas sous leurs meilleurs aspects, dans leur vie de chaque jour. Mais entre eux si nous faisons la part des effets de la cupidit et des dpenses futiles imposes par la richesse mme entre eux, dans le cercle de leur famille et de leurs amis, les riches pratiquent la mme entraide et le mme soutien que les pauvres. Le Dr Ihering et L. Dargun ont parfaitement raison en disant que si lon pouvait dresser une statistique de tout largent qui passe de la main la main sous forme daide ou de prts amicaux, la somme totale serait norme, mme en comparaison des transactions du monde commercial. Et si nous pouvions y ajouter, comme nous le devrions, ce qui est dpens en hospitalit, en petits services mutuels, sans compter le rglement des affaires dautrui, les dons et les charits, nous serions certainement frapps de limportance de tels transferts dans lconomie nationale. Mme dans le monde qui est gouvern par lgosme commercial, lexpression courante : Nous avons t traits durement par cette maison, montre quil y a aussi le traitement amical, oppos au dur traitement qui ne connat que la loi ; et tout commerant sait combien de maisons de commerce sont sauves chaque anne de la faillite par le soutien amical dautres maisons. Quant aux dons charitables, et la somme de travail pour le bien-tre gnral que fournissent volontairement tant de personnes aises, tant douvriers et tant dhommes de la classe professionnelle (mdecins, etc.), chacun connat le rle deces deux catgories de bienfaisance dans la vie moderne. Si le dsir dacqurir de la notorit, de la puissance politique, ou quelque distinction sociale gte souvent le vrai caractre de cette sorte de bienfaisance, il nest pas possible de douter que limpulsion
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ne vienne dans la majorit des cas des mmes sentiments dentraide. Bien souvent les hommes qui ont acquis des richesses ny trouvent pas la satisfaction quils en attendaient. Dautres commencent sentir que, quoique les conomistes reprsentent la richesse comme une rcompense du mrite, leur propre rcompense est exagre. La conscience de la solidarit humaine commence se faire entendre ; et quoique la vie de la socit soit organise de faon touffer ce sentiment par mille moyens artificieux, il prend souvent le dessus ; beaucoup essayent alors de trouver une issue ce besoin profondment humain en donnant leur fortune ou leurs forces quelque chose qui selon leur ide aidera au bien-tre gnral. * ** En rsum, ni le pouvoir crasant de ltat centralis, ni les enseignements de haine rciproque et de lutte sans piti que donnrent, en les ornant des attributs de la science, dobligeants philosophes et sociologues, nont pu dtruire le sentiment de solidarit humaine, profondment enracin dans lintelligence et le cur de lhomme, et fortifi par toute une volution antrieure. Ce qui est le produit de lvolution depuis ses premires priodes ne saurait tre domin par un des aspects de cette mme volution. Et le besoin dentraide et dappui mutuel qui avait trouv un dernier refuge dans le cercle troit de la famille, ou parmi les voisins des quartiers pauvres des grandes villes, dans les villages, ou dans les associations secrtes douvriers, saffirme nouveau dans notre socit moderne elle-mme et revendique son droit dtre, comme il la toujours t, le principal facteur du progrs. Telles sont les conclusions auxquelles nous sommes amens ncessairement lorsque nous considrons avec attention chaque groupe de faits brivement numrs dans ces deux derniers chapitres.

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CONCLUSION

Si maintenant nous envisageons les enseignements qui peuvent tre tirs de lanalyse de la socit moderne, en les rattachant lensemble des tmoignages relatifs limportance de lentraide dans lvolution du monde animal et de lhumanit, nous pouvons rsumer notre enqute de la manire suivante. Dans le monde animal nous avons vu que la grande majorit des espces animales vivent en socits, et quelles trouvent dans lassociation leur meilleure arme pour la lutte pour la vie , comprise, bien entendu, dans le sens large de Darwin non comme une lutte pour les simples moyens dexistence, mais comme une lutte contre toutes les conditions naturelles dfavorables lespce. Les espces animales dans lesquelles la lutte individuelle a t rduite ses plus troites limites, et o lhabitude de lentraide a atteint le plus grand dveloppement, sont invariablement les les nombreuses, les plus prospres et les plus ouvertes au progrs. La protection mutuelle obtenue de cette faon, la possibilit datteindre un ge avanc et daccumuler de lexprience, un tat intellectuel plus avanc, et le dveloppement dhabitudes de plus en plus sociales, assurent la conservation de lespce, son extension et son volution progressive. Les espces non sociables, au contraire, sont condamnes dprir. Passant ensuite lhomme, nous lavons vu vivant en clans et en tribus laube mme de lge de pierre ; nous avons signal un grand nombre dinstitutions sociales dveloppes dj durant ltat sauvage primitif, dans le clan et la tribu ; et nous avons constat que les plus anciennes coutumes et habitudes, nes au sein de la tribu, donnrent lhumanit
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lembryon de toutes les institutions qui dterminrent plus tard les lignes principales du progrs. Cest de la tribu sauvage que la commune villageoise des barbares parvint se dvelopper ; et un nouveau cycle, plus large que le prcdent, de coutumes, dhabitudes et dinstitutions sociales, dont un grand nombre sont encore vivantes parmi nous, se forma ds lors, en prenant pour base le principe de la possession en commun dun territoire donn et sa dfense en commun, sous la juridiction de lassemble du village, et ayant pour milieu la fdration des villages qui appartenaient une mme souche ou taient supposs tels. Et lorsque de nouveaux besoins poussrent les hommes faire un nouveau pas en avant, ils le firent en constituant les cits, qui reprsentaient un double rseau dunits territoriales (communes villageoises), combines avec les guildes ces dernires tant formes pour exercer en commun un art ou une industrie quelconque, ou bien pour le secours et la dfense mutuels. Enfin, dans les deux derniers chapitres, des faits ont t mentionns pour montrer que, quoique le dveloppement de ltat sur le modle de la Rome impriale ait violemment mis fin toutes les institutions dentraide du moyen ge, ce nouvel aspect de la civilisation na pas pu durer. Ltat, bas sur de vagues agrgations dindividus et voulant tre leur seul lien dunion, ne remplissait pas son but. Alors la tendance lentraide brisa les lois dairain de ltat ; elle rapparut et saffirma de nouveau dans une infinit dassociations qui tendent maintenant englober toutes les manifestations de la vie sociale et prendre possession de tout ce dont lhomme a besoin pour vivre et pour rparer les pertes causes par la vie. On nous objectera probablement que lentraide, bien qutant un des facteurs de lvolution, ne reprsente cependant quun seul aspect des rapports humains ; qu ct de ce courant, quelque puissant quil soit, il existe et a toujours exist lautre courant laffirmation du moi de lindividu. Et cette affirmation se manifeste, non seulement dans les efforts de
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lindividu pour atteindre une supriorit personnelle, ou une supriorit de caste, conomique, politique ou spirituelle, mais aussi dans une fonction beaucoup plus importante quoique moins vidente : celle de briser les liens, toujours exposs devenir trop immuables, que la tribu, la commune villageoise, la cit et ltat imposent lindividu. En dautres termes, il y a laffirmation du moi de lindividu, envisage comme un lment de progrs. Il est vident quaucun expos de lvolution ne sera complet si lon ne tient compte de ces deux courants dominants. Mais laffirmation de lindividu ou dun groupe dindividus, leurs luttes pour la supriorit et les conflits qui en rsultent ont dj t analyss, dcrits et glorifis de temps immmoriaux. En vrit, jusqu ce jour, ce courant seul a attir lattention du pote pique, de lanalyste, de lhistorien et du sociologue. Lhistoire, telle quelle a t crite jusqu prsent, nest, pour ainsi dire, quune description des voies et moyens par lesquels la thocratie, le pouvoir militaire, lautocratie et plus tard la ploutocratie ont t amenes, tablies et maintenues. Les luttes entre ces diffrentes forces forment lessence mme de lhistoire. Nous pouvons donc admettre que lon connat dj le facteur individuel dans lhistoire de lhumanit, alors mme quil demeure un vaste champ dtudes nouvelles faire sur ce sujet, considr du point de vue qui vient dtre indiqu. Par contre, le facteur de lentraide na reu jusqu prsent aucune attention. Les crivains de la gnration prsente et passe le nient purement et simplement ou mme le tournent en drision. Il tait donc ncessaire de montrer tout dabord le rle immense que ce facteur joue dans lvolution du monde animal et dans celles des socits humaines. Ce nest que lorsque ceci sera pleinement reconnu quil deviendra possible de procder une comparaison entre les deux facteurs. Tenter une estimation, mme approximative, de leur importance relative par quelque mthode statistique, serait
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videmment impossible. Une seule guerre nous le savons tous peut produire plus de mal, immdiat et subsquent, que des centaines dannes daction ininterrompue du principe de lentraide ne produiront de bien. Mais, lorsque nous voyons que dans le monde animal le dveloppement progressif et lentraide vont de pair, tandis que la lutte lintrieur de lespce correspond souvent des priodes de rgression ; lorsque nous observons que, chez lhomme, le succs, jusque dans la lutte et la guerre, est proportionn au dveloppement de lentraide dans chacune des nations, cits, partis ou tribus qui entrent en conflit ; et que, dans le cours de lvolution, la guerre elle-mme fut, jusqu un certain point, mise au service du progrs de lentraide au sein des nations, des cits ou des clans, nous entrevoyons dj linfluence dominante du facteur de lentraide, comme lment de progrs. Nous voyons en outre que la pratique de lentraide et ses dveloppements successifs ont cr les conditions mmes de la vie sociale, dans laquelle lhomme a pu dvelopper ses arts, ses connaissances et son intelligence ; et que les priodes o les institutions bases sur les tendances de lentraide ont pris leur plus grand dveloppement sont aussi les priodes des plus grands progrs dans les arts, lindustrie et la science. Ltude de la vie intrieure de la cit du moyen ge et des anciennes cits grecques nous montre en effet que lentraide, telle quelle fut pratique dans la guilde et dans le clan grec, combine avec la large initiative laisse lindividu et aux groupes par lapplication du principe fdratif, donna lhumanit les deux plus grandes poques de son histoire : celle des anciennes cits grecques et celle des cits du moyen ge. Au contraire, la ruine des institutions dentraide pendant les priodes suivantes de lhistoire, lorsque ltat tablit sa domination, correspond dans les deux cas une dcadence rapide. Quant au soudain progrs industriel qui sest produit pendant notre sicle, et que lon attribue gnralement au triomphe de lindividualisme et de la concurrence, il a une origine beaucoup plus profonde. Les grandes dcouvertes du
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XVe sicle, particulirement celle de la pression atmosphrique, ainsi quune srie dautres dcouvertes en physique et en astronomie, furent faites sous le rgime de la cit du moyen ge. Mais une fois ces dcouvertes faites, linvention du moteur vapeur et toute la rvolution quimpliquait la conqute de cette nouvelle force motrice devaient suivre ncessairement. Si les cits du moyen ge avaient assez dur pour mener leurs dcouvertes jusqu ce point, les consquences thiques de la rvolution effectue par la vapeur auraient pu tre diffrentes ; mais la mme rvolution dans lindustrie et dans les sciences aurait eu lieu invitablement. On peut mme se demander si la dcadence gnrale des industries qui suivit la ruine des cits libres et qui fut si frappante dans la premire partie du XVIIIe sicle ne retarda pas considrablement lapparition de la machine vapeur, ainsi que la rvolution industrielle qui en fut la consquence. Lorsque nous considrons la rapidit tonnante du progrs industriel du XIIIe au XVe sicle. dans le tissage des toffes ; le travail des mtaux, larchitecture et la navigation et que nous songeons aux dcouvertes scientifiques auxquelles mena ce progrs industriel la fin du XVe sicle, nous sommes amens nous demander si lhumanit ne fut pas retarde dans la possession de tous les avantages de ces conqutes par la dpression gnrale des arts et des industries en Europe qui suivit la dcadence des cits mdivales. La disparition de louvrier artiste, la ruine des grandes cits et la cessation de leurs relations ne pouvaient certainement pas favoriser la rvolution industrielle. Nous savons, en effet, que James Watt perdit vingt ans ou plus de sa vie rendre son invention utilisable, parce quil ne pouvait trouver au XVIIIe sicle ce quil aurait trouv si facilement dans la Florence ou la Bruges du moyen ge des artisans capables de comprendre ses indications, de les excuter en mtal et de leur donner le fini artistique et la prcision que demande la machine vapeur. Attribuer le progrs industriel de notre sicle cette lutte de chacun contre tous quil a proclame, cest raisonner comme
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un homme qui, ne sachant pas les causes de la pluie, lattribue la victime quil a immole devant son idole dargile. Pour le progrs industriel comme pour toute autre conqute sur la nature, lentraide et les bons rapports entre les hommes sont certainement, comme ils lont toujours t, beaucoup plus avantageux que la lutte rciproque. Mais cest surtout dans le domaine de lthique, que limportance dominante du principe de lentraide apparat en pleine lumire. Que lentraide est le vritable fondement de nos conceptions thiques, ceci semble suffisamment vident. Quelles que soient nos opinions sur lorigine premire du sentiment ou de linstinct de lentraide quon lui assigne une cause biologique ou une cause surnaturelle force est den reconnatre lexistence jusque dans les plus bas chelons du monde animal ; et de l nous pouvons suivre son volution ininterrompue, malgr lopposition dun grand nombre de forces contraires, travers tous les degrs du dveloppement humain, jusqu lpoque actuelle. Mme les nouvelles religions qui apparurent de temps autre et toujours des poques o le principe de lentraide tombait en dcadence, dans les thocraties et dans les tats despotiques de lOrient ou au dclin de lEmpire romain mme les nouvelles religions nont fait quaffirmer nouveau ce mme principe. Elles trouvrent leurs premiers partisans parmi les humbles, dans les couches les plus basses et les plus opprimes de la socit, o le principe de lentraide tait le fondement ncessaire de la vie de chaque jour et les nouvelles formes dunion qui furent introduites dans les communauts primitives des bouddhistes et des chrtiens, dans les confrries moraves, etc., prirent le caractre dun retour aux meilleures formes de lentraide dans la vie de la tribu primitive. Mais chaque fois quun retour ce vieux principe fut tent, lide fondamentale allait slargissant. Du clan lentraide stendit aux tribus, la fdration de tribus, la nation, et enfin au moins comme idal lhumanit entire. En
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mme temps, le principe se perfectionnait. Dans le bouddhisme primitif, chez les premiers chrtiens, dans les crits de quelques-uns des docteurs musulmans, aux premiers temps de la Rforme, et particulirement dans les tendances morales et philosophiques du XVIIIe sicle et de notre propre poque, le complet abandon de lide de vengeance, ou de juste rtribution de bien pour le bien et de mal pour le mal est affirm de plus en plus vigoureusement. La conception plus leve qui nous dit : point de vengeance pour les injures et qui nous conseille de donner plus que lon nattend recevoir de ses voisins, est proclame comme le vrai principe de la morale, principe suprieur la simple notion dquivalence, dquit ou de justice, et conduisant plus de bonheur. Un appel est fait ainsi lhomme de se guider, non seulement par lamour, qui est toujours personnel ou stend tout au plus la tribu, mais par la conscience de ne faire quun avec tous les tres humains. Dans la pratique de lentraide, qui remonte jusquaux plus lointains dbuts de lvolution, nous trouvons ainsi la source positive et certaine de nos conceptions thiques ; et nous pouvons affirmer que pour le progrs moral de lhomme, le grand facteur fut lentraide, et non pas la lutte. Et de nos jours encore, cest dans une plus large extension de lentraide que nous voyons la meilleure garantie dune plus haute volution de notre espce.

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APPENDICE

I. Essaims de papillons et de libellules, etc. Ncrophores.


M. C. Piepers a publi dans Natuurkunding Tijdschrift voor Neederlandsch Indi , 1891, Deel L, p. 198 (analys dans Naturwissenschaftliche Rundschau , 1891, vol. VI, p. 573) des recherches intressantes sur les grands vols de papillons que lon observe dans les Indes orientales hollandaises. Il paratrait que ces vols doivent leur origine aux grandes scheresses, occasionnes par la mousson occidentale. Ils ont gnralement lieu dans les premiers mois o commence souffler la mousson, et on y rencontre gnralement des individus des deux sexes des Catopsilia (Callidryas) crocale, Cr., mais parfois lessaim se compose dindividus appartenant trois espces diffrentes du genre Eupha. Laccouplement semble aussi tre le but de ces vols. Il est dailleurs fort possible que ces vols ne soient pas le rsultat dune action concerte mais plutt un effet de limitation, ou dun dsir de se suivre les uns les autres. Bates a vu, sur lAmazone, le Callidryae jaune et le Callidryas orange sassembler en masses denses et compactes, quelquefois sur deux ou trois mtres de circonfrence, tenant leurs ailes leves, de sorte que la rive semblait bigarre de parterres de crocus. Leurs colonnes migratoires, traversant le fleuve du Nord au Sud, se suivaient sans interruption, depuis le commencement du jour jusquau coucher du soleil. (Naturalist on the River Amazon , p. 131). Les libellules, dans leurs grandes migrations travers les Pampas, se runissent en bandes innombrables, et leurs immenses essaims se composent dindividus appartenant
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diffrentes espces (Hudson, Naturalist on the La Plata, p. 130 et suiv.). Un des caractres des sauterelles (Zoniopoda tarsata) est aussi de vivre par bandes (Hudson, loc. cit., p. 125). M. J.-H. Fabre, dont les Souvenirs entomologiques (huit petits volumes ; Paris, 1879-1890) sont bien connus, sest donn beaucoup de peine pour mettre en doute ce quil appelle avec plus de vhmente que de justice lanecdote de Clairville sur quatre ncrophores appels pour aider lenfouissement. Il ne conteste videmment pas le fait que plusieurs ncrophores collaborent lenfouissement ; mais il ne veut pas admettre (dans ce cas, comme dans dautres analogues, il conteste lintelligence chez les animaux et ne veut admettre que linstinct ) quil y ait eu concours intelligent. Ce sont des travailleurs fortuits, dit-il, jamais des rquisitionns. On les accueille sans noise, mais sans gratitude non plus. On ne les convoque pas, on les tolre (vol. VI, p. 136). Laissant de ct la question de savoir sil y a l convocation ou non, nous relevons chez le mme auteur ce fait intressant que la collaboration, du moins chez les ncrophores, est entirement dsintresse ! Trois ou quatre mles et une femelle ayant aid lenterrement dune taupe, il ne reste pour en profiter que deux ncrophores. Chaque fois ce nest quun couple que lon trouve dans le caveau mortuaire. Aprs avoir prt main-forte, les autres se sont retirs (p. 124). Je ninsiste pas sur les remarques passionnes que M. Fabre fait contre lobservation de Gledditsch. Selon moi ; les expriences de M. Fabre confirment pleinement lide que Gledditsch stait faite de lintelligence des ncrophores. On sait que trs souvent deux scarabes saident rouler une boule, faite avec de la bouse, pour lamener jusquau terrier
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de lun deux. Lorsquil sagit de la monter sur un talus, laide du camarade devient prcieuse. On a longtemps pens que cette association avait pour but de pondre un uf dans la boule et de prparer ainsi la nourriture la larve. Il rsulte cependant des observations du mme naturaliste (Souvenirs entomologiques ) que la boule trs frquemment ne contient pas duf et sert simplement de nourriture pour lun ou pour les deux scarabes. Laide, en ce cas, serait intresse de la part du camarade qui vient aider rouler la boule, et elle est intelligemment accepte par celui des deux bousiers qui a faonn la boule. Quelquefois, il y a eu tentative denlvement de la part du camarade. Ajoutons quaprs avoir lu attentivement les huit volumes du savant entomologiste, on ne peut que se convaincre davantage que lentraide est lessence mme de la vie dans de grandes division de la classe des insectes.

II. Les fourmis.


Les Recherches sur les murs de fourmis , de Pierre Huber (Genve, 1810), dont Cherbuliez a publi en 1851 une dition populaire (Les fourmis indignes ) dans laBibliothque Genevoise, et dont il devrait y avoir des ditions populaires dans toutes les langues, nest pas seulement le meilleur ouvrage sur ce sujet, mais aussi un modle de recherches vraiment scientifiques. Darwin avait raison de considrer Pierre Huber comme un naturaliste suprieur mme son pre. Ce livre devrait tre lu par tout jeune naturaliste, non seulement pour les faits quil contient, mais comme une leon de mthode dans les recherches. Llevage des fourmis dans des fourmilires artificielles en verre, et les expriences dpreuves faites par les observateurs qui suivirent, y compris Lubbock, se trouvent dj dans ladmirable ouvrage dHuber. Ceux qui ont lu les livres de Forel et de Lubbock savent que le professeur suisse aussi bien que lcrivain anglais commencrent leurs livres dans
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lintention critique de rfuter les affirmations de Huber touchant les instincts admirables dentraide chez les fourmis, mais aprs dattentives recherches ils ne purent que les confirmer. Cest malheureusement un trait caractristique de la nature humaine de croire volontiers que lhomme est capable de changer son gr laction des forces de la Nature, mais de refuser dadmettre des faits scientifiquement tablis tendant rduire la distance entre lhomme et ses frres animaux. On voit facilement que M. Sutherland (Origin and Growth of Moral Instinct) commena son livre dans lintention de prouver que tous les sentiments moraux sont ns de lattachement des parents et de lamour familial, sentiments qui sont le monopole des animaux sang chaud ; aussi sefforce-t-il de diminuer limportance de la sympathie et de la coopration chez les fourmis. Il cite le livre de Bchner, La Vie psychique des btes, et connat les expriences de Lubbock. Quant aux ouvrages de Huber et de Forel, il sen dbarrasse par la phrase suivante : mais tout ou presque tout [les exemples de Bchner touchant la sympathie parmi les abeilles] est fauss par un certain air de sentimentalisme... qui fait de ces ouvrages plutt des livres de classes que de vritables ouvrages scientifiques et on peut faire le mme reproche [les italiques sont de moi] quelques-unes des anecdotes les plus connues de Huber et de Forel. (Vol. I, p. 298). M. Sutherland ne spcifie pas quelles anecdotes , il vise, mais il semble quil nait jamais eu loccasion de lire les travaux de Huber et de Forel. Les naturalistes qui connaissent ces ouvrages ny trouvent point d anecdotes . On peut mentionner ici louvrage rcent du professeur Gottfried Adlerz sur les fourmis en Sude (Myrmecologiska Studier ; Svenska Myror och des Lefnadsfrhallanden, dansBibang til Swenska Akademiens Handlingar , vol. XI, n 18, 1886). Il est peine ncessaire de dire que le professeur sudois confirme pleinement toutes les observations de Huber
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et de Forel touchant lentraide dans la vie des fourmis, y compris, ce partage de la nourriture qui a tant surpris ceux qui navaient pas su le voir (pp. 136-137). M. Adlerz cite galement des expriences trs intressantes qui confirment ce quHuber avait dj observ : savoir que les fourmis de deux fourmilires diffrentes ne sattaquent pas toujours entre elles. Il fit une de ses expriences avec la fourmi Tapinoma erraticum. Une autre fut faite avec la fourmi commune, Rufa. Prenant une fourmilire dans un sac, il la vida six pieds dune autre fourmilire. Il ny eut pas de bataille, mais les fourmis de la seconde fourmilire se mirent transporter les larves de la premire. En gnral chaque fois que M. Adlerz mit en prsence des ouvrires avec leurs larves, prises les unes et les autres dans deux diffrentes fourmilires, il ny eut pas de bataille : mais si les ouvrires taient sans leurs larves, un combat sengageait (pp. 185-186). M. Adlerz complte aussi les observations de Forel et de Mac Cook sur les nations de fourmis, composes de beaucoup de fourmilires diffrentes, et daprs ses propres estimations, qui amnent une moyenne de 300.000 Formica exsectadans chaque fourmilire, il conclut que de telles nations peuvent compter des vingtaines et mme des centaines de millions dindividus. Le livre de Maeterlinck sur les abeilles, si admirablement crit, serait trs utile, quoique ne contenant point de nouvelles observations, sil ntait gt par tant de mots mtaphysiques.

III. Associations de nidification .


Le Journal dAudubon (Audubon and his Journals , NewYork, 1898, page 35), surtout dans les parties o il raconte sa vie sur les ctes du Labrador et de la rivire du Saint-Laurent
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vers 1830, contient dexcellentes descriptions des associations de nidification, formes par les oiseaux aquatiques. En parlant du Rocher , une des les de la Madeleine ou les dAmherst, il crit : A onze heures, me trouvant sur le pont, je distinguai nettement le sommet de lle et je le crus couvert de plusieurs pieds de neige ; il semblait y en avoir sur chaque saillie, sur chaque bosse des rcifs. Mais ce ntait pas de la neige : ctaient des fous tous poss tranquillement sur leurs ufs ou sur leur couve nouvellement close leurs ttes toutes tournes au vent, se touchant presque les unes les autres, et en lignes rgulires. Lair, sur une centaine de mtres, quelque distance autour du rocher tait plein de fous volants, comme si une grosse tourmente de neige tait au-dessus de nous. Des mouettes kittawacke et des guillemots vivaient sur le mme rocher . (Journals , vol. I, pp. 360-363). En vue de lle dAnticosti, la mer tait littralement couverte de guillemots et de pingouins communs (Alca torva). Plus loin lair tait rempli de canards velouts. Sur les rochers du Golfe des golands argents, des sternes (la grande espce, lespce arctique et probablement aussi lespce de Foster), des Tringa pusillu , des mouettes, des pingouins, des macreuses noires, des oies sauvages (Anser canadensis ), des harles hupps, des cormorans, etc., vivaient tous ensemble. Les mouettes taient extrmement abondantes ; elles harclent sans cesse tous les autres oiseaux, dvorant leur ufs et leurs petits , elles jouent le rle des aigles et des faucons. Sur le Missouri, au-dessus de Saint-Louis, Audubon vit, en 1843, des vautours et des aigles ayant fait leurs nids en colonies. Ainsi il mentionne une longue suite de ctes leves, surplombes dnormes rochers calcaires, percs de quantits de trous curieux, o nous vmes vers le crpuscule entrer des vautours et des aigles savoir desCathartes aura et des pytargues ttes blanches (Haliatus leucocephalus), ainsi que le remarque E. Cous dans une note (Vol I., p. 458).

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Un des lieux les plus propices aux couves sur les ctes anglaises se trouve dans les les Farne. Louvrage de Charles Dixon,Among the Birds in Northen Shires donne une description anime de ces terrains, o des milliers de golands, de sternes, deiders, de cormorans, de pluviers collier, dhutriers, de guillemots, de macareux se runissent chaque anne. Quand on approche certaines les, la premire impression est que le goland (le goland manteau brun) monopolise tout le terrain, tant on ly rencontre en abondance. Lair en semble rempli ; le terrain et les roches en sont encombrs ; et lorsque enfin notre bateau touche le rocher et que nous sautons vivement sur le rivage, tout retentit et sagite autour de nous cest un terrible caquetage, des cris de protestation soutenus avec persistance, jusqu ce que nous quittions la place (p. 219).

IV.- Sociabilit des animaux .


Le fait que la sociabilit des animaux se manifestait davantage lorsquils taient moins chasss par lhomme est confirm par beaucoup dexemples montrant que les animaux qui vivent aujourdhui isols dans les pays habits par lhomme continuent de vivre en troupes dans les rgions inhabites. Ainsi, sur les plateaux dserts et secs du Nord du Thibet, Prjevalsky trouva des ours vivant en socits. Il mentionne de nombreux troupeaux de yacks, dhmiones, dantilopes et mme dours. Ces derniers, dit-il, se nourrissent des petits rongeurs que lon rencontre en quantit dans ces rgions, et ils sont si nombreux que les indignes mont affirm en avoir trouv cent ou cent cinquante dormant dans la mme caverne. (Rapport annuel de la Socit gographique russe de 1885, p. II, en russe.) Les livres (Lepus Lehmani) vivent en grandes socits sur le territoire transcaspien (N. Zaroudnyi, Recherches zoologiques dans la contre transcaspienne , dans le Bulletin de la socit des naturalistes de Moscou , 1889, 4). Les petits renards de Californie qui, suivant E.-S. Holden,
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vivent aux alentours de lobservatoire de Lick et ont un rgime compos mi-partie de baies de manzanita et mi-partie des poulets de lobservatoire (Nature, nov. 5, 1891) semblent aussi tre trs sociables. Quelques exemples trs intressants de lamour de la socit chez les animaux ont t rapports dernirement par Mr. C. J. Cornish (Animals at Work and Play, Londres, 1896). Tous les animaux, observe-t-il avec justesse, dtestent la solitude. Il cite aussi un exemple amusant de lhabitude des chiens de prairies de poser des sentinelles. Elle est si invtre chez eux quil y en a toujours un de garde, mme au Jardin Zoologique de Londres et au Jardin dAcclimatation de Paris (p. 46). Kessler avait bien raison de faire remarquer que les jeunes couves doiseaux, en se runissant en automne, contribuent au dveloppement de sentiments de sociabilit. M. Cornish (Animals at Work and Play) a donn plusieurs exemples des jeux de jeunes mammifres, tels que des agneaux jouant marchons la queue leu-leu ou au roi dtrn et des exemples de leur got pour les steeple-chases ; il cite aussi des faons jouant une espce de chat-coup sattrapant lun lautre par une touche du museau. Nous avons, en outre, lexcellent ouvrage de Karl Gross, The Play of Animals.

V.- Obstacles la surpopulation .


Hudson, dans son livre Naturalist on the La Plata (chap. III), raconte dune faon trs intressante la multiplication soudaine dune espce de souris et les consquences de cette soudaine onde de vie . Durant lt de 1872-73, crit-il, nous emes beaucoup de jours ensoleills, et en mme temps de frquentes averses, de sorte que pendant les mois chauds nous ne manquions pas de
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fleurs sauvages, comme cela arrivait gnralement les autres annes. La saison fut ainsi trs favorable aux souris, et ces petites cratures prolifiques furent bientt si abondantes que les chiens et les chats sen nourrissaient presque exclusivement. Les renards, les belettes et les opossums faisaient bonne chre ; mme le tatou insectivore se mit chasser les souris . Les poules devinrent tout fait rapaces, les tyrans jaunes (Pitangus) et les Guiras ne se nourrissaient que de souris. En automne dinnombrables cigognes et hiboux brachyotes arrivrent pour prendre part aussi au festin gnral. Puis vint un hiver de scheresse continue ; lherbe sche fut mange ou tomba en poussire ; et les souris, prives dabri et de nourriture, moururent en masse. Les chats rentrrent dans les maisons ; les hiboux brachyotes qui sont voyageurs quittrent la rgion ; tandis que les petites chouettes des terriers furent mises un rgime si rduit quelles devinrent peine capables de voler et rdaient autour des maisons tout le long du jour lafft de quelque nourriture . Les moutons et les bestiaux prirent ce mme hiver en nombres incroyables, pendant un mois de froid qui suivit la scheresse. Quant aux souris, Hudson crit que peine quelques misrables vestiges en subsistrent pour perptuer lespce aprs cette grande raction. Cet exemple a encore un autre intrt ; il montre comment, sur les plaines et les plateaux, laccroissement soudain dune espce attire immdiatement des ennemis venus dailleurs, et comment les espces qui ne trouvent pas de protection dans leur organisation sociale doivent ncessairement succomber. Le mme auteur nous donne un autre excellent exemple observ dans la Rpublique Argentine. Le coypou (Myopotamus coyp) est, en ce pays, un rongeur trs commun il a la forme dun rat, mais il est aussi grand quune loutre. Il est aquatique et trs sociable : Le soir, crit Hudson, ils sen vont tous nager et jouer dans leau, conversant ensemble par des sons tranges, qui semblent des gmissements et des
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plaintes dhommes blesss. Le coypou qui a une belle fourrure fine sous ses longs poils grossiers, fut lobjet dune grande exportation en Europe ; mais il y a environ soixante ans, le dictateur Rosas promulgua un dcret dfendant la chasse de ces animaux. Le rsultat fut quils se mirent multiplier lexcs : abandonnant leurs habitudes aquatiques, ils devinrent terrestres et migrateurs, et des troupes de coypous se rpandirent de tous cts en qute de nourriture. Soudain une maladie mystrieuse sabattit sur eux, et les extermina rapidement ; lespce fut presque teinte (p. 12). Dun ct lextermination par lhomme, de lautre les maladies contagieuses, voil les principaux obstacles qui entravent le dveloppement dune espce et non pas la lutte pour les moyens dexistence, qui peut ne pas exister du tout. On pourrait citer en grand nombre des faits prouvant que des rgions qui jouissent dun bien meilleur climat que la Sibrie sont cependant aussi peu peuples danimaux. Ainsi, dans louvrage bien connu de Bates nous trouvons la mme remarque touchant les rivages mmes du fleuve Amazone. Il sy trouve, crit Bates, une grande varit de mammifres, doiseaux et de reptiles, mais ils sont trs dissmins et tous extrmement craintifs devant lhomme. La rgion est si vaste et si uniformment couverte de forts, que ce nest qu de grands intervalles que lon voit des animaux en abondance, dans quelques endroits plus attrayants que dautres (Naturalist on the Amazon , 6e dition, p. 31). Le fait est dautant plus frappant que la faune du Brsil, qui est pauvre en mammifres, nest pas pauvre du tout en oiseaux, comme on la vu dans une citation prcdente, touchant les Socits doiseaux. Et cependant, ce nest pas la surpopulation, mais bien le contraire, qui caractrise les forts du Brsil, comme celles dAsie et dAfrique. La mme chose est vraie pour les pampas de lAmrique du Sud ; Hudson remarque quil est
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tout fait tonnant quon ne trouve quun seul petit ruminant sur cette fameuse tendue herbeuse, qui conviendrait si admirablement des quadrupdes herbivores. Des millions de moutons, de bestiaux et de chevaux, introduits par lhomme, paissent maintenant, comme on le sait, sur une partie de ces prairie. Les oiseaux terrestres aussi sont peu nombreux, tant comme espces que comme individus, dans les pampas.

VI.- Adaptations pour viter la concurrence.


De nombreux exemples dadaptation sont mentionns dans les uvres de tous les naturalistes explorateurs. Lun entre autres, trs intressant, est celui du tatou velu, dont Hudson dit : il a su se crer une voie lui, ce qui fait quil prospre tandis que ses congnres disparaissent rapidement. Sa nourriture est des plus varies. Il dvore toute espce dinsectes, dcouvrant des vers et des larves plusieurs pouces sous terre. Il est friand dufs et de jeunes oiseaux ; il se nourrit de charognes aussi volontiers quun vautour ; et quand il manque de nourriture animale, il se met un rgime vgtal de trfle et mme de grains de mas. Ainsi, tandis que dautres animaux souffrent de la faim, le tatou chevelu est toujours gras et vigoureux (Naturalist on the La Plata, p. 71). La facult dadaptation des vanneaux les met au nombre des espces dont laire de propagation est trs vaste. Eh Angleterre, le vanneau saccommode aussi bien sur les terres cultives que sur les terres arides. Ch. Dixon dit aussi dans son livre, Birds of Northern shires (p. 67) : La varit de la nourriture est encore plus la rgle chez les oiseaux de proie . Ainsi, par exemple, nous apprenons du mme auteur (pp. 60, 65) que le busard des landes de la Grande-Bretagne se nourrit non seulement de petits oiseaux, mais aussi de taupes et de souris, de grenouilles, de lzards et dinsectes, et que la plupart des petits faucons se nourrissent largement dinsectes .

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Le chapitre si intressant que W. H. Hudson consacre la famille des grimpereaux de lAmrique du Sud est un autre exemple excellent des moyens auxquels ont recours un grand nombre danimaux pour viter la concurrence, ainsi que du fait quils se multiplient dans certaines rgions, sans possder aucune des armes, considres gnralement comme essentielles dans la lutte pour lexistence. La famille que nous venons de citer se rencontre sur une immense tendue, du Mexique mridional la Patagonie. On en connat dj pas moins de 290 espces, rparties en 46 genres environ, et le trait le plus frappant de ces espces est la grande diversit dhabitudes de leurs membres. Non seulement les diffrents genres et les diffrentes espces ont des habitudes qui leur sont particulires, mais la mme espce a des habitudes de vie diffrentes selon les diffrentes localits. Certaines espces de Xenops et de Magarornis, grimpent, comme les pics, verticalement le long des troncs darbres pour chercher les insectes, mais la manire des msanges ils explorent aussi les petits rameaux et le feuillage lextrmit des branches ; de sorte que larbre entier, depuis la racine jusquaux feuilles de son sommet, leur est un terrain de chasse. Le Sclerurus , quoiquil habite les forts les plus sombres, et quil possde des serres trs recourbes, ne cherche jamais sa nourriture sur les arbres, mais exclusivement sur le sol, parmi les feuilles mortes ; mais, ce qui semble assez bizarre, lorsquil est effray, il senvole vers le tronc de larbre le plus voisin auquel il saccroche dans une position verticale, et reste sans bouger, silencieux, chappant aux regards grce sa couleur sombre. Et ainsi de suite. Quant aux habitudes de nidification, elles varient aussi beaucoup. Ainsi dans un seul genre, trois espces construisent un nid dargile en forme de four, une quatrime le fait en branchettes dans les arbres, et une cinquime se creuse un trou sur la pente dune berge, comme un martin-pcheur. Or, cette immense famille, dont Hudson dit qu elle occupe toute lAmrique du Sud ; car il nest ni climat, ni sol, ni vgtation o lon nen trouve quelque espce approprie, cette
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famille appartient pour employer ses propres mots aux oiseaux les plus dpourvus darmes naturelles. Comme les canards mentionns par Sivertsoff (voir dans le texte), ils ne possdent ni serres, ni bec puissant : ce sont des tres craintifs, sans rsistance, sans forces et sans armes ; leurs mouvements sont moins vifs et moins vigoureux que ceux dautres espces, et leur vol est trs faible. Mais ils possdent observent Hudson et Asara des dispositions sociales un degr minent , quoique les habitudes sociales soient contrecarres chez eux par les conditions dune vie qui leur rend la solitude ncessaire. Ils ne peuvent se runir en grandes associations pour couver comme les oiseaux de mer, parce quils se nourrissent des insectes des arbres et il leur faut explorer sparment chaque arbre ce quils font avec un grand soin, chacun pour soi ; mais continuellement ils sappellent les uns les autres dans les bois conversant ensemble de grandes distances ; et ils sassocient pour former ces bandes voyageuses qui sont bien connues par la description pittoresque de Bates. Hudson, de son ct, pense que dans toute lAmrique du Sud les Dendrocolaptid sont les premiers sunir pour agir de concert, et que les oiseaux des autres familles les suivent et sassocient avec eux, sachant par exprience quils pourront ainsi se procurer un riche butin. Il est peine besoin dajouter quHudson loue hautement aussi leur intelligence. La sociabilit et lintelligence vont toujours de pair.

VII.- Origine de la famille.


Au moment o jcrivais le chapitre sur les sauvages un certain accord semblait stre tabli parmi les anthropologistes touchant lapparition relativement tardive, dans les institutions humaines, de la famille patriarcale, telle que nous la voyons chez les Hbreux, ou dans la Rome impriale. Cependant on a publi depuis des ouvrages dans lesquels on conteste les ides soutenues par Bachofen et Mac Lennan, systmatises
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particulirement par Morgan et ultrieurement dveloppes et confirmes par Post, Maxim Kovalevsky et Lubbock. Les plus importants de ces ouvrages sont celui du professeur danois, C. N. Starcke (La Famille primitive , 1889), et celui du professeur dHelsingfors, Edward Westermarck (The History of human Marriage, 1891 ; 2e dition, 1894). Ainsi il est arriv la mme chose pour cette question des formes primitives du mariage que pour la question des institutions primitives de la proprit foncire. Lorsque les ides de Maurer et de Nasse sur la commune villageoise, dveloppes par toute une cole dexplorateurs de mrite, ainsi que les ides des anthropologistes modernes sur la constitution communiste primitive du clan eurent obtenu un assentiment presque gnral elles provoqurent lapparition douvrages tels que ceux de Fustel de Coulanges en France, de Frdric Seebohm en Angleterre et plusieurs autres, dans lesquels on sefforait avec plus de brillant que de relle profondeur de discrditer ces ides, de mettre en doute les conclusions auxquelles les recherches modernes taient arrives (voir la Prface du professeur Vinogradov son remarquable ouvrage, Villainage in England). De mme, quand les ides sur la non existence de la famille la primitive poque du clan commencrent tre acceptes par la plupart des anthropologistes et des tudiants de droit ancien, elles provoqurent des livres comme ceux de Starcke et de Westermarck, dans lesquels lhomme est reprsent, selon la tradition hbraque, comme ayant commenc par la famille patriarcale, et nayant jamais pass par les tats dcrits par Mac Lennan, Bachofen ou Morgan. Ces ouvrages, en particulier la brillante Histoire du mariage humain , ont t trs lus et ont produit un certain effet : ceux qui navaient pas lu les volumineux ouvrages soutenant la thse oppose devinrent hsitants ; tandis que quelques anthropologistes, familiers avec ce sujet, comme le professeur franais Durkheim, prirent une attitude conciliante mais pas trs nette. Cette controverse sort un peu du sujet dun ouvrage sur
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lentraide. Le fait que les hommes ont vcu en tribus ds les premiers ges de lhumanit nest pas contest, mme par ceux qui sont choqus lide que lhomme ait pu passer par une priode o la famille, telle que nous la comprenons, nexistait pas. Toutefois le sujet a son intrt et mrite dtre mentionn. Ajoutons seulement quil faudrait tout un volume pour le traiter fond. Quand nous nous efforons de lever le voile que nous cache les anciennes institutions, et particulirement celles qui datent de la premire apparition dtres du type humain, il nous faut en labsence de tmoignages directs accomplir un travail des plus difficiles, qui consiste remonter lorigine de chaque institution, en notant soigneusement les plus faibles traces quelle a laisses dans les habitudes, les coutumes, les traditions, les chants, le folklore, etc. ; puis, runissant les divers rsultats de chacune de ces tudes, il nous faut mentalement reconstituer une socit o toutes ces institutions auraient coexist. On comprend le formidable cortge de faits et le nombre norme dtudes minutieuses de points particuliers, ncessaires pour amener des conclusions certaines. Cest bien ce que lon trouve cependant dans luvre monumentale de Bachofen et de ses continuateurs, mais ce qui manque aux ouvrages de lcole adverse. La masse de faits rassembls par M. Westermarck est grande sans doute, et son ouvrage est certainement trs estimable comme essai critique ; mais il ne pourra gure amener ceux qui ont tudi les uvres de Bachofen, de Morgan, de Mac Lennan, de Post, de Kovalevsky, etc., et qui sont familiers avec les travaux de lcole de la commune villageoise, changer leurs opinions et admettre la thorie de la famille patriarcale. Ainsi les arguments tirs par Westermarck des habitudes familiales des primates nont pas du tout, notre avis, la valeur quil leur attribue. Ce que nous savons des relations de famille dans les espces sociables des singes contemporains est trs incertain, tandis que les deux espces non sociables des orangs 326

outans et de gorilles doivent tre mises hors de discussion, car toutes deux sont, comme je lai indiqu dans le texte, des espces qui disparaissent. Nous en savons encore moins sur les relations entre les mles et les femelles chez les primates de la fin de la priode tertiaire. Les espces qui vivaient alors sont probablement toutes teintes et nous ignorons absolument laquelle fut la forme ancestrale dont lhomme est sorti. Tout ce que nous pouvons dire avec quelque apparence de probabilit cest quune grande varit de relations de sexe a sans doute exist dans les diffrentes espces de singes ; extrmement nombreuses cette poque ; et que de grands changements ont d avoir lieu depuis dans les habitudes des primates, changements comme il sen est produit durant les deux derniers sicles dans les habitudes de beaucoup dautres espces de mammifres. La discussion doit donc tre limite aux institutions humaines. Cest dans lexamen minutieux des diverses traces de chaque institution primitive, rapproches de ce que nous savons sur toutes les autres institutions du mme peuple ou de la mme tribu, que rside la force principale de ceux qui soutiennent que la famille patriarcale est une institution dorigine relativement tardive. Il existait en effet, parmi les hommes primitifs, tout un cycle dinstitutions qui nous deviennent comprhensibles si nous acceptons les ides de Bachofen et de Morgan, mais qui sont compltement incomprhensibles dans lhypothse contraire. Telles sont : la vie communiste du clan, tant quelle ne fut pas dtruite par les familles paternelles spares ; la vie dans leslongues maisons et en classes occupant de longues maisons spares suivant lge et le degr dinitiation des jeunes gens (M. Maclay, H. Schurz) ; les restrictions laccumulation personnelle des biens, dont jai donn plusieurs exemples dans le texte ; le fait que les femmes prises une autre tribu appartenaient la tribu entire avant de devenir possession particulire ; et beaucoup dautres institutions
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similaires analyses par Lubbock. Toutes ces institutions qui tombrent en dcadence et finalement disparurent durant la priode de la commune villageoise, saccordent parfaitement avec la thorie du mariage tribal ; mais les partisans de la thorie de la famille patriarcale les ngligent. Ce nest certainement pas la bonne manire de discuter le problme. Les hommes primitifs navaient pas plusieurs institutions superposes ou juxtaposes, comme nous en avons aujourdhui. Ils navaient quune institution, le clan, qui comprenait toutes les relations mutuelles des membres du clan. Les relations de mariage et les relations de proprit sont des relations qui concernent le clan. Et ce que les dfenseurs de la thorie de la famille patriarcale devraient au moins nous dmontrer, cest comment le cycle des institutions cites plus haut (et qui ont disparu plus tard) aurait pu exister dans une agglomration dhommes vivant sous un systme contradictoire de telles institutions le systme des familles spares, gouvernes par le pater familias. La manire dont certaines srieuses difficults sont mises de ct par les promoteurs de la thorie de la famille patriarcale nest gure plus scientifique. Ainsi Morgan a montr par un grand nombre de preuves quil existe chez beaucoup de tribus primitives un systme strictement observ de classification des groupes , et que tous les individus de la mme catgorie sadressent la parole les uns aux autres comme sils taient frres et surs, tandis que les individus dune catgorie plus jeune sadressent aux surs de leur mre comme dautres mres, et ainsi de suite. Dire que ceci nest quune simple faon de parler une faon dexprimer le respect aux personnes plus ges cest se dbarrasser aisment de la difficult dexpliquer, pourquoi ce mode spcial dexprimer du respect, et pas un autre, a prvalu parmi tant de peuples dorigine diffrente, au point de subsister chez beaucoup dentre eux jusqu aujourdhui. On peut admettre que ma et pa sont les syllabes les plus faciles prononcer pour un bb,
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mais la question est : Pourquoi ces vocables du langage enfantin sont-ils employs par des adultes, et appliqus une certaine catgorie bien dfinie de personnes ? Pourquoi chez tant de tribus o la mre et ses surs sont appeles ma, le pre est dsign par tiatia (analogue diadia oncle), dad, da ou pa ? Pourquoi lappellation de mre, donne aux tantes maternelles, est-elle remplace plus tard par un nom distinct ? Et ainsi de suite. Mais quand nous apprenons que chez beaucoup de sauvages la sur de la mre assume une aussi grande responsabilit dans les soins donns lenfant que la mre elle-mme, et que si la mort enlve lenfant aim, lautre mre (la sur de la mre) se sacrifie pour accompagner lenfant dans son voyage vers lautre monde nous voyons certainement dans ces noms quelque chose de plus profond quune simple faon de parler, ou une manire de tmoigner du respect. Et cela dautant plus lorsque nous apprenons lexistence de tout un cycle de survivances que Lubbock, Kovalevsky, Post ont soigneusement examines et qui ont toutes la mme signification. On peut dire, sans doute, que la parent est reconnue du ct maternel parce que lenfant reste plus avec sa mre , ou bien on peut expliquer le fait que les enfants dun homme et de plusieurs femmes de tribus diffrentes appartiennent aux clans de leurs mres cause de lignorance des sauvages en physiologie ; mais ces arguments sont loin dtre assez srieux pour des questions de cette importance, surtout lorsque nous savons que lobligation de porter le nom de sa mre implique que lon appartienne au clan de sa mre sous tous les rapports : cest--dire confre un droit toute la proprit du clan maternel, aussi bien que le droit la protection du clan, lassurance de ntre jamais assailli par aucun de ses membres, et le devoir de venger les injures faites chaque membre du clan. Mme si nous admettions un moment ces explications comme satisfaisantes, nous verrions bientt quil faudrait trouver une explication diffrente pour chaque catgorie de faits de cette nature et ils sont trs nombreux. Pour nen citer
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que quelques-uns : la division des clans en classes une poque o il ny avait aucune division touchant la proprit ou la condition sociale ; lexogamie et toutes les coutumes qui en sont la consquence, numres par Lubbock ; le pacte du sang et une srie de coutumes analogues destines prouver lunit de descendance ; lapparition des dieux de la famille, venant aprs les dieux des clans ; lchange des femmes qui nexiste pas seulement chez les Esquimaux en temps de calamits, mais est une habitude trs rpandue parmi beaucoup dautres tribus dune tout autre origine ; le lien au mariage dautant plus lche que lon descend un niveau plus bas de la civilisation ; les mariages composites plusieurs hommes pousant une seule femme qui leur appartient tour tour ; labolition des restrictions au mariage pendant les ftes, ou tous les cinquime, sixime ou tel autre jours ; la cohabitation des familles dans les longues maisons ; lobligation dlever lorphelin incombant, mme une poque avance, loncle maternel ; le nombre considrable de formes transitoires montrant le passage graduel de la filiation maternelle la filiation paternelle ; la limitation du nombre des enfants par le clan non pas la famille et labolition de cette mesure rigoureuse en temps dabondance : les restrictions de la famille apparaissant aprs les restrictions du clan ; le sacrifice des vieux dans lintrt de la tribu ; la loi du talion incombant la tribu, et beaucoup dautres habitudes et coutumes qui ne deviennent affaires de famille que lorsque nous trouvons la famille, dans le sens moderne du mot, enfin constitue ; les crmonies nuptiales et prnuptiales, dont on trouve des exemples caractristiques dans louvrage de Sir John Lubbock et dans ceux de plusieurs auteurs russes modernes ; labsence des solennits du mariage l o la ligne de filiation est maternelle, et lapparition de ces solennits chez les tribus o la ligne de filiation devient paternelle ces faits et beaucoup dautres encore 325 montrant, comme le fait observer Durkheim, que le mariage proprement dit nest que tolr, et que des
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Voir Marriage Customs in many Lands , par H. N. Hutchinson, Londres, 1897. 330

forces antagonistes sy opposent ; la destruction, la mort dun individu, de tout ce qui lui appartenait personnellement ; et enfin la grande quantit de traditions 326, de mythes (voir Bachofen et ses nombreux disciples), de folklore, etc... tout parle dans le mme sens. Naturellement cela ne prouve pas quil y et eu une priode o la femme fut regarde comme suprieure lhomme, ou fut la tte du clan ; cest l une question tout fait diffrente, et mon opinion personnelle est quune telle priode nexista jamais. Cela ne prouve pas non plus quil y et un temps o il nexista aucune restriction tribale lunion des sexes ceci serait tout fait contraire tout ce que lon connat. Mais lorsquon considre dans leurs rapports rciproques la masse de faits rcemment mis en lumire, il faut bien reconnatre que si des couples isols, avec leurs enfants ont pu exister mme dans le clan primitif, ces familles dbutantes ne furent que des exceptions tolres et non une institution de cette poque.

VIII. Destruction de la proprit prive sur le tombeau.


Dans un livre remarquable, Les systmes religieux de la Chine, publi en 1892-97 par J. M. de Groot Leyde, nous trouvons la confirmation de cette ide. Il y eut une poque, en Chine, (comme ailleurs), o tous les biens personnels dun mort taient dtruits sur sa tombe ses biens mobiliers, ses esclaves et mme ses amis et vassaux et, naturellement, sa veuve. Il fallut une action nergique des moralistes contre cette coutume pour y mettre fin. Chez les bohmiens (gipsies) dAngleterre la coutume de dtruire tout ce qui a appartenu lun deux sur sa tombe a survcu jusqu aujourdhui. Tous les biens personnels de la reine gipsy qui mourut en 1896, dans les
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Beaucoup de formes nouvelles et intressantes de ces traditions ont t runies par Wilhelm Rudeek, Geschichte der ffentlichen Sittlichkelt in Deutschland, ouvrage analys par Durckheim dans lAnnuaire sociologique, II, 312. 331

environs de Slough, furent dtruits sur sa tombe. Dabord, on tua son cheval, et il fut mang. Puis on brla sa maisonnette roulante, ainsi que le harnais du cheval et divers objets qui avaient appartenu la reine. Plusieurs journaux racontrent ce fait.

IX.- La famille indivise.


Depuis la publication du prsent livre un certain nombre de bons ouvrages ont paru touchant la Zadrouga de la Slavonie mridionale ou la famille compose , compare aux autres formes dorganisation de la famille ; entre autres, par Ernest Miler, dans le Jahrbuch der Internationaler Vereinung fr vergieichende Rechtswissenschaft und Volkswirthschaftslchre , 1897, et par I.-E. Geszow, La Zadrouga en Bulgarie et La proprit, le travail, les murs, lorganisation de la Zadrouga en Bulgarie . Il me faut aussi citer ltude bien connue de Bogisi (De la forme dite inokosna de la famille rurale chez les Serbes et les Croates, Paris, 1884). Cette tude a t omise dans le texte.

X.- Lorigine des guildes.


Lorigine des guildes a t le sujet de bien des discussions. Lexistence des guildes de mtiers, ou collges dartisans, dans la Rome ancienne noffre aucun doute. On voit, en effet, dans un passage de Plutarque, que Numa les rglementa. Il divisa le peuple , y est-il dit, en corps de mtiers.... leur ordonnant davoir des confrries, des ftes et des runions et indiquant le culte quils devaient clbrer devant les dieux, selon la dignit de chaque mtier. Cependant, il est presque certain que ce ne fut pas le roi romain qui inventa ou institua les collges de mtiers ils avaient dj exist dans la Grce ancienne. Selon toute probabilit, il ne fut que les soumettre la lgislation royale, de mme que Philippe le Bel,
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quinze sicles plus tard, soumit les mtiers de France, leur grand dtriment, la surveillance et la lgislation royales. On dit aussi quun des successeurs de Numa, Servius Tullius, promulgua certaines lois concernant les collges 327. Il est donc trs naturel que les historiens se soient demand si les guildes, qui prirent un si grand dveloppement au XIIIe, et mme aux Xe et XIe sicles, ntaient pas une renaissance des anciens collges romains dautant plus que ces derniers, comme nous venons de le voir par la citation prcdente, correspondaient tout fait la guilde du moyen ge 328. On sait, en effet, que des corporations sur le modle romain existaient dans la Gaule mridionale jusquau Ve sicle. En outre, une inscription trouve dans des fouilles Paris, montre quune corporation de naut existait sous Tibre ; et dans une charte octroye aux marchands deau de Paris en 1170, leurs droits sont mentionns comme existant ab antiquo (mme auteur, page 51). Le maintien des corporations durant le commencement du moyen ge en France aprs les invasions barbares naurait donc rien dextraordinaire. Malgr cela, on ne saurait soutenir que les corporations hollandaises, les guildes normandes, les artels russes , les amkarigorgiens, etc..., aient ncessairement aussi une origine romaine ou mme byzantine. Certes les relations entre les Normands et la capitale de lEmpire Romain dOrient taient actives, et les Slavons (comme lont prouv les historiens russes et particulirement Rambaud) y prenaient vivement part. Les Normands et les Russes ont donc pu importer lorganisation romaine des corporations de mtiers dans leurs pays respectifs. Mais quand nous voyons que lartel tait lessence mme de la
A Servio Tullio populus romanus relatus in censum, digestus in classes, curiis atque cellegiis distributus (E. Martin-Saint-Lon, Histoire des corporations de mtiers depuis leurs origines jusqu leur suppression en 1791, etc., Paris, 1897). 328 La sodalitia romaine, autant que nous en pouvons juger (mme auteur, page 9), correspondait aux ofs des kabyles.
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vie de chaque jour de tous les Russes, dj au Xe sicle, et que cet artel, quoique aucune espce de lgislation ne lait jamais rglement jusquaux temps modernes, a les mmes traits caractristiques que le collge des Romains ou que la guilde des pays occidentaux, nous sommes encore plus ports considrer la guilde des pays orientaux comme ayant une origine encore plus ancienne que les collges romains. Les Romains savaient fort bien, en effet, que leurssodalitia et collegia taient ce que les Grecs appelaient hetairiai , (Martin-Saint-Lon, page 2), et, daprs ce que nous savons de lhistoire des pays orientaux, nous pouvons conclure, avec peu de chances derreur, que les grandes nations de lEst, ainsi que lgypte, ont eu aussi la mme organisation de guildes. Les traits essentiels de cette organisation restent les mmes partout o nous les rencontrons. Cest une union dhommes de la mme profession ou du mme mtier. Cette union, comme le clan primitif, a ses propres dieux et son propre culte, renfermant toujours certains mystres, particuliers chaque union distincte ; lunion considre tous ses membres comme frres et surs peut-tre ( lorigine) avec toutes les consquences quune telle parent impliquait dans la gens, ou, du moins avec les crmonies qui indiquaient ou symbolisaient les relations qui existaient dans le clan entre frres et surs ; enfin, toutes les obligations de soutien mutuel qui existaient dans le clan se retrouvent dans cette union : entre autres, lexclusion de la possibilit mme dun meurtre au sein de la confrrie, la responsabilit de tout le clan devant la justice, et lobligation, en cas dune dispute de peu dimportance, de porter laffaire devant les juges, ou plutt les arbitres, de la guilde. On peut dire ainsi que la guilde est modele sur le clan. Les remarques que jai faites dans le texte sur lorigine de la commune villageoise sappliquent donc, je suis port le croire, la guilde, lartel et la confrrie de mtier ou de bon voisinage. Lorsque les liens qui unissaient autrefois les hommes dans leurs clans furent relchs la suite des migrations, de lapparition de la famille paternelle et de la
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diversit croissante des occupations, un nouveau lien territorial fut cr, la commune du village ; et un lien doccupations unit les hommes au sein dune nouvelle confrrie, le clan imaginaire . Lorsquil sagissait seulement de deux, trois, ou quelques hommes ce clan imaginaire fut la confrrie du mlange des sangs (le pobratimstvo des Slaves) ; et quand il fallut unir un plus grand nombre dhommes de diffrentes origines, cest--dire issus de diffrents clans mais habitant le mme village ou la mme ville (quelquefois mme des villes ou des villages diffrents), ce fut la phratrie, lhtairie , lamkari, lartel, la guilde 329. Quant lide et la forme dune telle organisation, ses lments existaient dj ds la priode sauvage. Nous savons en effet que dans tous les clans de sauvages il y a des organisations secrtes de guerriers, de sorciers, de jeunes gens, etc., et des mystres de mtiers, dans lesquels se transmet la science concernant la chasse ou la guerre ; en un mot des clubs comme les dcrit Miklukho-Maclay. Ces mystres furent, selon toute probabilit, les prototypes des futures guildes 330.
On est frapp de voir avec quelle vidence cette mme ide est exprime dans le passage de Plutarque concernant la lgislation des collges de mtiers par Numa : Et par ce moyen, crit Plutarque, il fut le premier bannir de la cit cet tat desprit qui poussait le peuple dire Je suis un Sabin ou je suis un Romain , ou je suis un sujet de Tatius , ou je suis un sujet de Romulus , - en dautres termes, exclure lide de descendance diffrente. 330 Louvrage de H. Schurz, consacr aux classes par rang dge et aux unions secrtes pendant les poques barbares de la civilisation (Altersklassen und Mnnerverbande : eine Darstellung e der Grundformen der Gesellschaft, Berlin, 1902) qui me parvient pendant que je suis en train de relire les preuves de ces pages [La premire dition anglaise, parue en 1902 (note du traducteur)] contient nombre de faits confirmant lhypothse ci-dessus nonce sur lorigine des guildes. Lart de btir une grande maison communale de faon ne pas offenser les esprits des arbres abattus ; lart de forger les mtaux de faon se concilier les esprits hostiles ; les secrets de la chasse et des crmonies et danses masques, qui la rendent heureuse ; lart
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Quant au livre que je viens de citer plus haut, de E. MartinSaint-Lon, jajouterai quil contient de prcieuses informations sur lorganisation des mtiers dans Paris telle quelle est dcrite dans le Livre des mtiers de Boileau et un bon rsum de renseignements touchant les communes des diffrentes parties de la France, avec des indications bibliographiques. Mais il faut se rappeler que Paris tait une cit royale (comme Moscou ou Westminster) et que, par consquent, les institutions de la libre cit du moyen ge nont jamais pu y prendre le dveloppement quelles ont atteint dans les cits libres. Loin de reprsenter limage dune corporation typique , les corporations de Paris nes et dveloppes sous la tutelle directe de la royaut , pour cette raison mme ne purent jamais atteindre la merveilleuse expansion et linfluence sur toute la vie de la cit quelles atteignirent dans le Nord-Est de la France, ainsi qu Lyon, Montpellier, Nmes, etc., ou dans les cits libres dItalie, des Flandres, dAllemagne, etc. Lauteur considre cette tutelle comme une cause de supriorit, mais ctait au contraire une cause dinfriorit puisquil montre
denseigner les arts des sauvages aux jeunes garons ; les moyens secrets de se prserver des sortilges des ennemis, et par suite, lart de la guerre ; la fabrication des bateaux, des filets de pche, des trappes pour prendre les animaux, ou des piges oiseaux, et enfin les arts des femmes concernant le tissage et la teinture des toffes - ctaient l dans les temps anciens autant d artifices , et de mystres (crafts ), qui demandaient le secret pour tre effectifs. Aussi, depuis les temps les plus anciens ils ntaient transmis que par des socits secrtes ceux seuls qui avaient subi une pnible initiation. H. Schurtz montre que dans la vie des sauvages il y a tout un rseau de socits secrtes et de clubs (de guerriers, de chasseurs) qui ont une origine aussi ancienne que les classes matrimoniales et contiennent dj tous les lments de la future guilde : caractre secret, indpendance par rapport la famille et quelquefois par rapport au clan, culte en commun de dieux spciaux, repas en commun, juridiction rendue au sein de la socit et confrrie. La forge et le garage des bateaux sont habituellement les dpendances des clubs des hommes ; et les longues maisons ou palabres sont construites par des artisans spciaux qui savent comment on conjure les esprits des arbres abattus. 336

clairement lui-mme dans diffrentes parties de son livre, comment lingrence du pouvoir imprial Rome et du pouvoir royal en France dtruisit et paralysa la vie des guildes dartisans.

XI.- Le march et la cit du moyen ge .


Dans un livre sur la cit du moyen ge (Markl und Stadt in ihrem rechtlichen Verhltnis, Leipzig, 1890) Rietschel a dvelopp lide que lorigine des communes allemandes du moyen ge doit tre cherche dans le march. Le march local, plac sous la protection dun vque, dun monastre ou dun prince, groupait toute une population de commerants et dartisans, mais non une population dagriculteurs. La division habituelle des villes en sections, rayonnant autour de la place du march et peuples dartisans de diffrents mtiers, en est une preuve : ces sections formaient gnralement la Vieille Ville, tandis que la Nouvelle Ville tait un village rural appartenant au prince ou au roi. Les deux villes taient rgies par des lois diffrentes. Il est certain que le march a jou un rle important dans le dveloppement primitif de toutes les cits du moyen ge, contribuant accrotre la richesse des citoyens et leur donnant des ides dindpendance ; mais, comme la fait remarqu Carl Hegel -lauteur bien connu dun trs bon ouvrage gnral sur les cits allemandes du moyen ge (Die Entstehung des deutschen Stdtewesens , Leipzig, 1898) la loi de la ville nest pas la loi du march, et la conclusion de Hegel est que la cit du moyen ge a eu une double origine (ce qui confirme les opinions mises dans ce livre). On y trouve deux populations vivant cte cte : lune rurale et lautre purement urbaine ; cest la population rurale, qui dabord vivait sous lorganisation de lAlmende , ou commune villageoise, qui se trouve incorpore dans la cit.

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En ce qui concerne les guildes marchandes, louvrage de Herman van den Linden (Les guildes marchandes dans les Pays Bas au moyen ge, Gand 1896 ; dans le Recueil de Travaux publis par la facult de Philosophie et Lettres) mrite une mention spciale. Lauteur retrace le dveloppement graduel de leur pouvoir politique et lautorit quelles acquirent peu peu sur la population industrielle, particulirement sur les drapiers, et il dcrit la ligue forme par les artisans pour sopposer ce pouvoir croissant. Lide qui est dveloppe plus haut, dans le texte, concernant lapparition de la guilde marchande une priode tardive, qui correspond le plus souvent au dclin des liberts de la cit, semble donc tre confirme par les recherches de H. van den Linden.

XII. Organisations dentraide dans quelques villages de notre temps ; La Suisse ; les Pays-Bas .
Les survivances de la possession communale ont pris en Suisse certaines formes intressantes sur lesquelles le Dr Brupbacher a eu la bont dattirer rcemment mon attention en menvoyant les ouvrages mentionns ci-dessous. Le canton de Zug comprend deux valles, celle dArgeri et le fond de la valle de Zug. Dix communes politiques comme le Dr K. Rttimann les dsigne, entrent dans la composition de ce canton ; et dans toutes ces communes politiques du canton de Zug, lexception de Menzingen, Neuheine et Risch, ct des terres de possession prive, il y a des parties considrables de territoire (champs et terrains boiss) qui appartiennent des corporations dAllmends, grandes et petites, dont les membres administrent ces terres en commun. Ces unions dAllmends sont connues aujourdhui dans le canton de Zug sous le nom de corporations. Dans les communes politiques de Obergeri, Untergeri, Zug, Walchwil, Cham, Steinhausen et Hnenberg, il y a une corporation pour chaque commune, mais il y en a cinq dans la commune de
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Baar. Le fisc value les proprits de ces corporations 6.786.000 francs. Les statuts de ces corporations reconnaissent que les proprits des Allmends sont leur proprit commune, inalinable, indivisible, et ne pouvant tre hypothque . Ce sont les vieilles familles de burgers qui sont membres de ces corporations . Tous les autres citoyens de la commune, qui nappartiennent pas ces familles, nappartiennent pas non plus la corporation. En outre, quelques familles de certaines communes du canton de Zug sont burgers de la commune villageoise de Zug. Autrefois il y avait encore la classe des trangers tablis (Beisassen ), qui occupaient une position intermdiaire entre les burgers et les non-burgers, mais maintenant cette classe nexiste plus. Seuls, les burgers possdent des droits sur lAllmend (ou droits de corporation), lesquels varient quant leur extension, et dans quelques communes sattachent la possession dune maison btie sur le terrain communal. Ces droits, appels Gerechtigkeiten , peuvent tre achets aujourdhui, mme par des trangers. Laffluence des trangers a ainsi produit dans la rpublique de Zug le mme phnomne que Miaskowski et Kovalewky signalaient dans dautres parties de la Suisse. Seuls les descendants des vieilles familles ont droit au patrimoine communal (rest encore assez considrable). Quant aux habitants actuels de chaque commune, ils reprsentent une commune politique , qui, comme telle, nest pas hritire des droits de lancienne commune. Quant la faon dont les terres communales furent divises entre les habitants, la fin du XVIIIe sicle, ainsi que les formes compliques qui en rsultrent, on en trouvera la
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description dtaille dans louvrage du Dr Karl Rttiman, Die Zugerischen Allmend Korporationen , dans les Abhandlungen zum schweizerischen Recht, du Pr Max Giar, 2 fascicules, Berne, 1904 (contient une bibliographie du sujet). Un autre travail rcent donne une excellente ide de lancienne commune de village dans le Jura bernois ; cest la monographie du Dr Hermann Rennefahrt. Die Allmend im Berner Jura, Breslau, 1905 (Untersuchangen zur Deutschen Staats- und Rechtgeschichte , du Dr Otto Gierke, fascicule 74, p. 227, contient une bibliographie). Dans ce travail on trouve un excellent expos des rapports qui existaient entre le seigneur foncier et les communes villageoises, ainsi que des rgles conomiques qui taient en vigueur dans ces dernires ; on y trouve en outre un expos extrmement intressant des mesures qui furent prises lors de la conqute franaise pour abolir la commune du village et la forcer partagerses terres, afin de les livrer, sauf les forts, la proprit prive, et on y apprend aussi lchec complet que subirent ces lois. Une autre partie intressante de cet ouvrage montre comment les communes du Jura bernois ont russi, pendant ces dernires cinquante annes, tirer meilleur parti de leurs terres et en augmenter la productivit, sans recourir la destruction de la proprit collective (voy. p. 165-175). La monographie du Dr Ed. Graf, Die Auftheilung der Almend in der Gemeinde Schtz, Berne, 1890, raconte la mme histoire de la commune villageoise et du partage forc des terres dans le canton de Lucerne. Le Dr Brupbacher, qui a analys ces importants ouvrages dans la presse suisse, ma aussi envoy les suivants : Der Ursprang der Eidgenossenschaft aus der MarkGenossenschaft , bei Karl Brkli, Zurich, 1891 ; la confrence du Pr Karl Bcher, Die Allmende in ihrer wirthschattlichen und sozialen Bedeutung, Berlin 1902 ( Soziale Streitfragen ,
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XII) ; et celle du Dr Martin Fassbender, sur le mme sujet (Leipzig, 1905). Touchant ltat actuel de la proprit communale en Suisse, on peut consulter, entre autres, larticle Feldgemeinschaft dans le Handwrterbuch der schweizerischen Volkwirthschaft, Sozialpolitik und Verwaltung , du D Reichesterg, Bd I, Berne, 1903. * ** Le rapport de la commission agricole des Pays-Bas contient de nombreux exemples dentraide, et mon ami, M. Cornelissen, a eu la bont de trier pour moi, dans ces gros volumes, les passages sy rapportant (Uitkomsten van het Onderzoek naar den Toestand van den Landbouw in Nederland , 2 vol., 1890). Lhabitude demployer une machine battre, passant dans un grand nombre de fermes qui la louent tour de rle, est trs rpandue, comme dans presque tous les autres pays aujourdhui. Mais on trouve et l une commune qui possde une machine battre pour la communaut (vol. I, XVIII, p. 31) Les fermiers qui nont pas un nombre de chevaux suffisant pour labourer empruntent les chevaux de leurs voisins. Lhabitude dentretenir un taureau communal ou un talon communal est trs rpandue. Quand le village doit faire des terrassements (dans les districts des basses terres) afin de construire une cole communale, ou pour btir une nouvelle maison pour lun des paysans, un bede est gnralement convoqu. La mme chose se fait si lun des fermiers doit dmnager. Le bede est une coutume trs rpandue, et aucun, riche ou pauvre, ne manquera de sy rendre avec son cheval et sa charrette

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La location en commun, par plusieurs ouvriers agricoles, dune prairie pour garder leur vaches, a lieu ans plusieurs rgions du pays ; on voit frquemment aussi le fermier, qui a une charrue et des chevaux, labourer la terre pour ses ouvriers salaris (Vol I, XXII, p. 18, etc.). Quant aux unions de fermiers pour acheter des graines, pour exporter des lgumes en Angleterre, etc., elles deviennent extrmement nombreuses. Il en est de mme en Belgique. En 1896, sept ans aprs la fondation des guildes de paysans dans la partie flamande du pays, quatre ans seulement aprs leur introduction dans les provinces wallonnes de la Belgique, on voyait dj 207 de ces guildes, comptant 10.000 membres (Annuaire de la Science Agronomique, vol. I (2), 1896, pp. 148 et 149).

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