Blaise Cendrars

RHUM
LAVENTURE DE JEAN GALMOT
(1930)

Table des matires

I LHOMME QUI A PERDU SON CUR ............................... 4
II UN DBUT DANS LA VIE ................................................. 14
III PARTIR ! PARTIR ! .................................................... 22
IV LAVENTURE ? .............................................................. 31
V SIX MILLIONS POUR UN CROCODILE ! ............... 42
VI LAFFAIRE DES RHUMS ................................................. 53
VII BOIS DE ROSE. MISSION DE PROPAGANDE. LA
GUERRE. LAGENCE RADIO. ACTIVIT
PARLEMENTAIRE. JOURNALISME. LOTERIE
NATIONALE. AVIATION. ...................................................... 62
VIII LES AFFAIRES NE SONT PAS LES AFFAIRES ........... 72
IX UN HOMME LIBRE ......................................................... 82
X UN HOMME TRAQU ....................................................... 92
XI LECTIONS GUYANAISES ............................................ 103
XII EMPOISONN ! ............................................................. 114
propos de cette dition lectronique ................................. 124

2


JE DDIE
CETTE VIE AVENTUREUSE
DE JEAN GALMOT
AUX JEUNES GENS
DAUJOURDHUI
FATIGUS DE LA LITTRATURE
POUR LEUR PROUVER
QUUN ROMAN
PEUT AUSSI TRE UN ACTE
B. C.
3

I

LHOMME QUI A PERDU SON CUR
Cest une trange histoire
Jean Galmot, qui fut dput de la Guyane, aprs avoir t
chercheur dor, trappeur, trusteur de rhum et de bois de rose,
journaliste aussi, a nettement accus, avant de rendre le der-
nier soupir, ses ennemis politiques et privs de lavoir fait em-
poisonner par sa bonne, Adrienne.
Trois experts mdicaux ont t commis pour examiner
laffaire : les docteurs Desclaux et Dervieux, et le professeur
Balthazard.
M. Kohn-Abrest, directeur du laboratoire de toxicologie, a
t charg de procder une contre-expertise.
Et lon sest alors aperu que le cur de Jean Galmot
ntait plus l !
On prsume quil est rest en Guyane.
Mon cur ne vous quittera jamais ! avait dclar Jean
Galmot ses lecteurs guyanais, dans une de ses proclama-
tions enflammes dont il avait le secret et qui lavaient rendu si
populaire sur la terre du bagne et de lEldorado.
Se conformant la volont du mort, des amis fidles de
Galmot auraient-ils subrepticement ravi ce viscre aux enqu-
teurs ?
Ou bien une administration peut-tre trop ngligente ou
trop occupe a-t-elle gar le cur au fond de quelque tiroir ou
de quelque dossier ?
4

En matire dempoisonnement, le cur est un organe trop
important pour que les mdecins experts sen puissent dsint-
resser.
On va donc le rechercher. Mais le retrouvera-t-on ? Et
dans quel tat ?
Il est invraisemblable, en tout cas, que la Justice lait ou-
bli l-bas
On se demande si la Justice celle de la Guyane, sentend
na pas pris toutes ses mesures pour que la lumire ne puisse
jamais tre faite sur le drame mystrieux o disparut Jean
Galmot ?
Dj les pices conviction elles remplissent trente-cinq
caisses avaient t perdues. On a amen en France des t-
moins et des complices, mais les principaux accuss, ceux que
lopinion publique dnonce comme tels, sont laisss en Guyane
en libert provisoire.

Cet entrefilet, dans un journal de lan dernier, portait ce
titre : Lhomme qui a perdu son cur, et ce sous-titre : Thmis
a gar le cur de Jean Galmot. Bonne rcompense qui le
rapportera. On ne peut pas le lire sans en tre impressionn

Depuis lan dernier, beaucoup deau a coul sous les ponts.
Un procs va avoir lieu, qui nest pas fait pour claircir les cir-
constances suspectes la suite desquelles Jean Galmot mourut.
On y jugera des partisans, quelques galmotistes guyanais pour
lesquels cette mort a t un deuil national et une injustice im-
possible supporter et quil fallait venger. Ce sera miracle si on
ne sen prend pas Jean Galmot lui-mme, seul responsable,
somme toute, de la perfidie et de la dloyaut de ses adver-
saires
5

Or, lui, nest plus l. On veut touffer laffaire. Un de ses
livres porte ce titre troublant : Un mort vivait parmi nous. Et
voil que son cur, son cur mort, disparat comme le sac
dune jolie femme ou un portefeuille Et cette disparition fait
parler les journaux. Ils nen parleront jamais assez

Jean Galmot.
La vie dun homme !
Par quel bout commencer ?
Je lai rencontr en 1919.
Je ntais pas sans connatre la lgende de Jean Galmot. On
na pas vcu comme moi durant des annes dans les coulisses
du monde des affaires, dans ce que jappelais vers la fin de la
guerre la bohme des finances (cest dailleurs tout ce qui restait
ce moment-l du Quartier latin) sans connatre son Paris.
Jentends par l non pas, tenu jour, le Bottin des couchages
mondains, mais les secrtes combinaisons des dmarcheurs et
des banques qui portrent soudainement au pinacle du popu-
laire ou vourent la ghenne publique des affaires telles que la
liquidation des stocks amricains, le consortium international
des carbures, la spculation sur les mistelles, le march Sanday,
la Royal Dutch, le scandale des changes et de la Banque Indus-
trielle de Chine.

Et Jean Galmot ?
Quelle lgende !
En 1919, Jean Galmot passait pour avoir des millions. Des
dizaines ou des centaines ? Je nen savais rien. Mais il avait du
rhum ! De quoi remplir le lac Lman ou la Mditerrane ! Il
avait aussi de lor, en poudre, en ppites, en barres ! Comme
tous les profiteurs, les spculateurs, les nouveaux riches de
6

France achetaient des chteaux, on en attribuait des douzaines
Galmot. Ctait une espce de nabab, de gospodar, qui faisait
une noce tout casser et qui avait plus de femmes que le Grand
Turc !
Qui tait-il ?
Un aventurier, dput.
Do sortait-il ?
De la Guyane.
Et les potins daller bon train.
Comme il frquentait volontiers les salles de rdaction et
quil aimait sentourer dcrivains et dartistes, on se chucho-
tait des infamies sur son compte. Ctait un ancien pirate, il
stait fait proclamer roi chez les Ngres, il avait assassin pre
et mre. Ctait encore un brasseur daffaires, un bourreau de
travail, le plus dvou des amis, un homme impitoyable, un
bluffeur, une brute, un dprav, une poire, un vaniteux, un as-
cte, un orgueilleux qui voulait pater Paris, un noceur, un
homme puis, un costaud qui se produisait dans les foires et
luttait en public avec sa matresse, un ancien bagnard. On ma
mme affirm quil tait tatou !
cette poque, javais un bureau grand comme un tui
cigarettes. Deux portes coulisse, des ampoules lectriques, une
table comme un calepin et vingt et une lignes tlphoniques. Je
my tenais toute la journe. Le ventilateur ou le radiateur taient
mes saisons. Le slips me marquait lheure, et les hommes qui
entraient ou qui sortaient par mes deux portes, les minutes,
raison de cinq ou six entres ou sorties la fois.
Eh bien, sur dix personnes qui venaient me voir, neuf me
parlaient de Galmot !
Ce ntait donc pas un mythe. Cet homme existait, puisquil
se dgageait pour moi peu peu de sa lgende et venait mainte-
nant agiter les gens jusque dans mon bureau. Des plumitifs
7

minterrogeaient, des journalistes venaient aux renseignements,
des thtreuses me demandaient des tuyaux ; au bout de mes
fils, comme au bout de longues aiguilles tricoter, se nouaient
mille et une combinaisons, entre hommes daffaires et politi-
ciens, entre industriels et gens du monde, mille et une combi-
naisons pour faire casquer Galmot.
Casquer, cest--dire lui faire commanditer des affaires
Que de passions !
Tout le monde avait besoin dargent pour liquider ou pour
repartir de plus belle.
Ctait la fin de la guerre !

Je my attendais. Un beau jour, jeus Galmot lui-mme au
bout du fil : il demandait rendez-vous au patron.
Quand je le vis entrer dans mon bureau, jeus limpression
de me trouver en face de Don Quichotte.
Ctait un homme grand, mince, flin, un peu vot. Il
navait pas bonne mine et ne devait pas peser son poids. Il pa-
raissait trs las, voire souffrant. Son teint tait mat, le blanc de
lil tait inject : Galmot devait souffrir du foie. Une certaine
timidit paysanne se dgageait de toute sa personne. Sa parole
tait aussi sobre que son complet de cheviotte bleu marine, un
peu nglig, mais sortant de chez le bon faiseur. Il parlait avec
beaucoup de dtachement. Ses gestes taient rares et
sarrtaient, hsitants, mi-course. Le poil, comme lil, tait
noir. Mais ce qui me frappa le plus ds cette premire entrevue,
ce fut son regard. Galmot avait le regard insistant, souriant,
palpitant et pur dun enfant
Que nous sommes loin de sa lgende, des adjectifs des
journalistes et des laborieuses inventions de ses adversaires !
8

Cest Balzac qui, pour les personnages de La Comdie hu-
maine, faisait tablir, dit-on, des fiches horoscopiques, o il
trouvait tous les motifs de leur vie et le thme de leur destine.
Ce que Balzac faisait avec des personnages imaginaires que ne le
faisons-nous avec les personnages vridiques de la vie ?
Voil Jean Galmot : n le 1
er
juin 1879, quinze heures,
Monpazier (Dordogne).
Avec cette seule date et ce petit renseignement gogra-
phique, mon ami Moricand, pour qui lastrologie na pas de se-
crets, va projeter le ciel de Galmot et nous dire qui tait cet
homme dont je ne lui ai pas rvl le nom. Cest un petit chef
duvre de calcul et dintuition.

Manque de stabilit.
9

Pense mobile ne pouvant se fixer. Peu crateur. Trop con-
templatif.
La pense se complat dans la rverie et limagination.
motif.
Diversit des aspirations et manque de contrle. Trop
dintrt pour trop de choses et de la difficult prendre parti.
Sensible au modernisme de notre poque et ses dangers.
Aimant les nuages jusqu sy perdre.
*
Ct instinctif puissant. Le ventre domine, mais veut se
faire assimiler par la tte.
Mysticisme.
Se guide uniquement par le sentiment.
*
Peu de volont et de self-government.
Mobilit.
Trs influenable.
Impulsions suivies de regrets.
Remords davoir laiss chapper la chance, les chances.
*
Le fond du caractre est cependant plus fort quil ne pa-
rat.
Conflit entre le dedans et le dehors, nature timore, ne
pouvant se fixer, se dcider. Avec plus de contrle sur le plan
physique, le plan motif pourrait devenir moteur. Mais tout
doit se rduire des vellits.
*
10

Artiste, mais gcheur. Lexcs dimagination et de versati-
lit rend la cration difficile. Got pour les beaux-arts et les
belles-lettres, plutt pour celles-ci.
*
Got pour la bohme et les natures originales que favorise
le non-conformisme du caractre.
Peu de vitalit ; sant prcaire.
*
Cest lhoroscope la fois dun sducteur et dun homme
sduit. Un principe masculin et un principe fminin en cons-
tant quilibre, et ne se contrariant pas, donnant la silhouette
tant morale que physique du sujet une apparence troublante.
Don Juan grim en Machiavel et pris son propre pige.
La force masquant la faiblesse et la faiblesse masquant la force
tour de rle.
Un grand charme, celui des natures dchires. Ils mas-
quent le pathtique de leur vie intrieure une sorte de grimace
qui ressemble un sourire.
Les directions proposes indiquent une trs mauvaise p-
riode pour avril, mai et juin 1928 : un vnement trs srieux
o il est question damour et de mort.

Je conseille au sujet de voyager au dbut de lt 1928 et
dviter les pays sous la domination du Lion, notamment la
France.

On ne peut lire cet horoscope sans frissonner.
Toute la vie de Jean Galmot y est enclose ; son aventure
magnifique et misrable, qui en fit lidole dun pays et lindividu
11

que honnissaient et traquaient tous ceux pour qui sa chance
tait un danger perptuel.
Sa chance ? Ou sa malchance ?
Ce garon de bonne famille que lon destinait la culture
srieuse de lcole Normale Suprieure, et qui dbutait dans la
vie par des coups de matre au cours de laffaire Dreyfus et dans
la petite principaut du journalisme niois ; ce jeune journaliste
qui, un beau jour, au hasard dun mariage damour, se muait en
chercheur dor, en commerant aux colonies, en dfenseur des
indignes et dcouvrait en Guyane, aux antipodes de sa vieille
province natale, une terre pre et malheureuse, la fort vierge,
lair du bagne, et des horizons pour ses rves ; cet homme
maigre et ple, devenu un capitaine dindustrie, un grand
homme daffaires, un politicien que lon craint, et qui, dun jour
lautre, au moment quauront choisi ses ennemis que sa force
gne, va dgringoler jusquau bas de lchelle sociale ; cet infati-
gable homme daction qui, sortant de prison, quarante-huit
ans, repart pour la Guyane, ou lattend un triomphe inou et ou
il se dispose recommencer sa vie et la lutte pour ces indignes
qui lappellent affectueusement papa Galmot , quand une
mort soudaine, tragique, suspecte, vient tout achever
Sa chance ? Ou sa malchance ?
Un rat de gnie.
Mais son cur ne sest pas gar.
En Guyane on fleurit sa tombe. Les petites filles de huit et
dix ans y dposent du massepain en hommage. On y vient pleu-
rer. On y vient prier. Toujours cette tombe est recouverte de
fleurs et surveille par des fidles. Ladoration que le peuple a
garde pour papa Galmot a presque fait oublier la grande
sainte du pays, sainte Thrse de lEnfant-Jsus. On a tromp ce
peuple. On a escamot le cur de Jean Galmot. On a frapp les
galmotistes qui ont aim cet homme. On veut que son nom dis-
paraisse. Seulement, l-bas, on noublie rien
12

Pourquoi ?
Lisez ce serment.

Je jure de rendre la Libert la Guyane.
Je jure de rendre aux citoyens de la Guyane les droits ci-
vils et politiques dont ils sont privs depuis deux ans.
Je jure de lutter, jusqu mon dernier souffle, jusqu la
dernire goutte de mon sang pour affranchir mes frres noirs de
lesclavage politique.
Je jure dabolir la toute-puissance dune administration
qui met la force arme au service de lillgalit, qui organise les
fraudes lectorales, qui, les jours dlections, terrorise par
lassassinat et lincendie, qui oblige les fonctionnaires la be-
sogne dagents lectoraux, qui prend des otages et emprisonne
les meilleurs parmi les enfants du peuple, et qui, enfin, gou-
verne par des dcrets et des arrts supprimant les droits so-
ciaux de louvrier.
Je jure de mettre fin au rgime conomique qui trans-
forme la Guyane, pays des mines dor, pays aux richesses fabu-
leuses, en une terre de dsolation, de souffrance et de misre.
Je demande Dieu de mourir en combattant pour le sa-
lut de ma patrie, la Guyane immortelle.
Jai sign ce serment avec mon sang.
Cest dat du 15 mars 1924 et sign Jean Galmot, dput de
la Guyane.
Et Jean Galmot a t fidle son serment, jusqu la mort,
inclusivement.
13

II

UN DBUT DANS LA VIE
La premire fois que je vis Jean Galmot, je lai dit, il me fit
penser Don Quichotte.
Certaines photos de lui accentuent cette impression.
Mais cette ressemblance nest pas uniquement physique ;
au moral, ma premire impression se rvlait encore plus juste.
Don Quichotte.
Il en a donn dinnombrables preuves au cours de son exis-
tence. Mais ds ses dbuts, sa premire apparition sur cette
scne quest la vie publique, Jean Galmot se jette dans la lutte
pour la dfense de la vrit et de la justice.
Et, ds ses dbuts, sa vie spanouit dans un climat roma-
nesque
1900.
Depuis dix ans la France est cartele par les factions. Al-
fred Dreyfus nest plus lle du Diable, mais il na pas encore
retrouv son honneur. Les partisans de sa cause sont devenus
lgion : il ny en avait pas en 1894 Nanmoins ils risquent
gros. Lopinion publique, exalte par la propagande infatigable
de la presse de droite, et sottement respectueuse de la chose ju-
ge, est, dans sa grande majorit, contraire celui qui est encore
considr comme un tratre.
Le procs de Rennes, les premires tentatives de rvision,
ont abouti ce rsultat paradoxal : le capitaine Dreyfus est re-
connu innocent des faits qui ont motiv sa condamnation ; on
cite le nom dun autre officier, le commandant Esterhazy, qui
14

serait le vritable auteur du fameux bordereau ; cependant la
dgradation et la condamnation du capitaine Dreyfus sont con-
firmes, bien que la grce prsidentielle vienne mettre aussitt
un terme ses souffrances.
Ltat-major se dfend dsesprment pour ne pas tre
dshonor.
Mais ce rsultat ne satisfait personne, et pour cause, sur-
tout depuis que la presse de droite, habile brouiller les cartes,
a fait surgir un nouveau fantme : lempereur dAllemagne, qui
serait personnellement la base de toute laffaire. Le comman-
dant Esterhazy naurait fait que recopier le texte authentique,
qui ne peut pas tre mis en circulation, puisquon y lit une note
marginale manuscrite de Guillaume II ! La publication de cette
note serait de nature susciter une guerre.
Le gouvernement, tout en acceptant le principe dune nou-
velle rvision, veut que le pays sapaise dabord. Aussi rpond-il
par une fin de non-recevoir toutes les interpellations. Il lui
faut un coupable.
Mais les amis de Dreyfus ne veulent pas de cette paix ar-
me, qui ne trompe personne. Il faut cote que cote rpondre
victorieusement aux insinuations furibondes de la presse de
droite. Il est ncessaire davoir, une fois pour toutes, une con-
firmation pleine et entire de linnocence du capitaine. On
cherche des documents partout, des nouvelles preuves
1903. Le fameux discours de Jean Jaurs la Chambre,
discours qui nest pas fait pour apaiser le pays.
Un jeune homme, un inconnu, crit au directeur de La Pe-
tite Rpublique, le journal de Jaurs. Il signe : Jean Galmot.
Qui est-ce ? Ne sagirait-il pas dun traquenard ?
Cet inconnu affirme suivre depuis quelque temps une piste
quil a dcouverte San Remo, ce centre de lespionnage et du
contre-espionnage, deux pas de la frontire franaise. Un cer-
tain Elmuth Wessel, ancien lieutenant de larme allemande,
15

dmissionnaire la suite de dettes de jeu et de quelques escro-
queries, aurait t en rapports avec le Bureau de Statistiques de
ltat-major de Berlin, vulgo Bureau de lEspionnage militaire.
Ce Wessel serait entr au service du contre-espionnage franais.
Il habite Nice, et frquente Monte-Carlo, avec sa matresse, Ma-
thilde Baumler, qui est surtout sa collaboratrice. Stanislas Przy-
borowski, ancien fonctionnaire au ministre des Chemins de
Fer autrichiens frquente le couple.
Comment Jean Galmot, alors prcepteur San Remo,
jeune inconnu que personne na charg denquter, a-t-il pu p-
ntrer dans le monde si mystrieux de lespionnage, comment
a-t-il pu capter la confiance de ces trois individus, obtenir deux
des renseignements ?
Il crit sur un papier en-tte de la Socit des Intrts lo-
caux de San Remo (Italie), dont il est le directeur.
On est en droit de se mfier de lui. Nous avons vu la lettre
par laquelle le directeur de La Petite Rpublique, tout en cri-
vant avec amiti cet inconnu qui, mme par lettre, na pu
manquer dexercer sur lui ce pouvoir de sduction quil ne per-
dra jamais et qui sera toujours sa grande force dans la vie, lui
rpond assez vasivement.
Se mfiait-il ? Jaurs est absent en ce moment : je lui
communiquerai votre lettre ds quil sera rentr , voil le
post-scriptum qui clt cette lettre. Quel accueil rserva le tribun
socialiste au jeune prcepteur inconnu de San Remo ?

Dans Le Petit Niois du 13 mars 1904, quand la nouvelle
rvision du procs Dreyfus, qui sera la dernire, est proche, pa-
rat un article, sign Jean Galmot, o sont relats ses entretiens
avec le trio despions. Galmot y expose les dates des rencontres
de Przyborowski avec Cernuschi et Mareschal dans un htel de
la rue La Fayette Paris, il y relate lactivit de la bande Wessel
lpoque du procs de Rennes, et y laisse voir sa connaissance
de beaucoup dautres dtails
16

ce moment il nest plus prcepteur. On a dj vu
quelques entrefilets signs de lui dans Le Petit Niois. Il fait du
journalisme.
Cet article ne peut manquer dattirer lattention des juges
parisiens. On trouvera le nom de Jean Galmot dans lun des
nombreux arrts de la Cour de cassation. Quand elle fit son in-
formation sur lAffaire, la Cour chargea dune commission roga-
toire le juge dinstruction de Nice, leffet de vrifier les sjours
et les accointances des divers espions dans cette ville, et ce
mme juge, le 24 mars 1904, recueillera la dposition de Jean
Galmot. Dposition de poids, puisque au cours de son enqute
mouvemente Jean Galmot avait pu tablir de la manire la
plus formelle qu aucun moment le capitaine Dreyfus navait
t en relations avec ltat-major de Berlin

Galmot na pas vingt-cinq ans : voil deux ans quil mne,
de sa propre initiative, sans aucune aide, des investigations ro-
manesques et dangereuses.
Un pareil dbut dans la vie ne manque pas de pittoresque.
Ce jeune homme tait quelquun .
Cette aventure laube de sa carrire est significative. On y
distingue les sentiments les plus caractristiques de cet homme
que nous avons pu rapprocher de la figure de Don Quichotte.
On y trouve aussi ce romanesque qui, par la suite, enveloppera
comme dune atmosphre mystrieuse tout ce que Jean Galmot
bauchera. On y voit enfin que, tout jeune, Galmot savait dj
aller au fond des choses, droit devant lui, jusqu obtenir ce quil
voulait.
Do venait-il ?
Son pass nest pas encore riche : mais Jean Galmot a tou-
jours t tourn vers lavenir.
Nanmoins, on le verra plus loin, au centre de sa vie et de
ses sentiments, il ny a eu quune chose, toujours : la fort
17

vierge, le souvenir de la brousse guyanaise. Et ce Galmot
homme daction, au moment des crises les plus aigus, rede-
viendra le rveur, le pote quil tait, et, mme dans sa cellule de
la Sant, une plume la main, il oubliera tout pour cder aux
sollicitations de son cur.
Eh bien, ces traits dominants de son caractre nous les
rencontrons dj ds son enfance. Je sais quenfant il se perdait
volontiers dans la fort, prs de Monpazier, et que ses parents
angoisss taient forcs de le faire rechercher ; on finissait par
le retrouver, un livre sur les genoux, au milieu des arbres.
Et, treize ans, le petit bonhomme cre un journal,
lcole, un journal quil compose tout seul et quil vend cinq
sous. Un an plus tard commenait cette affaire Dreyfus dont
toute son adolescence allait tre proccupe
Il est le fils dun instituteur dun caractre trs entier, trs
ferme, voire stoque, douard Galmot, qui verra toujours sa car-
rire entrave par la rigueur de son esprit et labsolu de ses
principes. Mais Jean Galmot tient surtout et avant tout de sa
mre, dont lorigine portugaise (la famille Barge de Moisant vint
de Lisbonne en France vers 1760) influena tout particulire-
ment celui qui allait tre un conquistador du XX
e
sicle.
Nous pouvons suivre Jean Galmot lcole de Bergerac, au
lyce dvreux, puis celui de Caen, o il frquente les cours
prparatoires pour entrer lcole Normale Suprieure.
Il passe de bons examens (prix dexcellence en seconde et
en rhtorique, prix dhistoire en troisime, seconde, rhtorique
et philosophie) ; le proviseur du lyce Malherbe Caen crit :
Llve Galmot a des habitudes de travail et de discipline qui
constituent de srieuses garanties pour lavenir.
Il a un cur dor.
Sera-t-il professeur, un petit professeur qui il faudra gra-
vir pniblement une route peu triomphale ? Ds cette poque
Jean Galmot connat la perfection langlais, lallemand,
18

lespagnol et litalien. quoi pourront-elles lui servir, ces
langues, dans les lyces de province quil lui faudra parcourir ?
Dailleurs, les parents de Jean Galmot ne sont pas riches,
ils ont six enfants ; et Jean leur promet fortune, sans douter de
rien
Aussi, dun jour lautre, sans hsitation, nous le voyons
quitter tout, le professorat et les siens, et partir vers sa destine.
Prcepteur Saint-Di (Vosges), puis San Remo (Italie)
chez M. Meurissier.
Et ici, son nom commence se lever comme une toile. Le
roman dbute , mais ce nest pas un roman.
Cest sa vie , la vie.
Lespionnage deux pas de la frontire. Le contre-
espionnage. Monte-Carlo. La roulette. Le Carnaval de Nice. Les
femmes. Le soleil de la Mditerrane. La mer.
Ce jeune homme qui vient davoir vingt ans se jette l-
dedans corps perdu.
Il obit sa destine, qui demeurera trange

Un jour, dans un bureau de poste de Nice, il lui arrive de
jeter un coup dil sur une dpche que tient la main, devant
un guichet, un homme quil ne connat pas. Cette dpche est
adresse M. Elie-Joseph Bois, correspondant parisien du Petit
Niois. Lexpditeur nest autre que M. douard Cristini, rdac-
teur en chef de ce grand journal rgional. Dans cette dpche
Cristini demande quon lui trouve un bon dpchier .
Le soir mme, Jean Galmot sassied la table de dpchier
du Petit Niois et, trois jours aprs, il est rdacteur attitr.
Il demeurera quelques annes ce journal : quand il en
sortit, son nom tait connu Nice et dans tout le dpartement.
19

De laveu de celui qui fut son rdacteur en chef et lun des prin-
cipaux tmoins de sa vie, sa collaboration au Petit Niois fit
monter progressivement le tirage de ce journal de quelques di-
zaines de milliers dexemplaires.
On pourrait crire un roman, romanesque souhait, sur ce
que fut sa contribution lclaircissement de laffaire Dreyfus.
Pour ces quelques annes de journalisme, il faudrait chan-
ger de registre : ici Jean Galmot va se muer en humoriste. Dans
un tout autre ordre dides, le rcit de ses annes nioises ne se-
rait pas moins curieux.
Il dbute par des portraits de conseillers municipaux qui
mettent la ville en joie. Il commence se faire des ennemis. Il ne
cessera pas de sen faire, jusqu sa mort Dcidment, cet
homme a du nerf ; il aime suivre son chemin, chemin qui le m-
nera si loin
Un autre jour, il crit le plus beau compte rendu de la ba-
taille de fleurs quon ait jamais fait, le plus vivant et le plus ima-
g des reportages ; et cela, cinq heures du soir, en sortant de
chez lui aprs avoir fait la grasse matine, sans se douter que,
pour cause de mauvais temps, la bataille de fleurs avait t re-
mise au lendemain !
Il invente, un t ou Le Petit Niois manquait dactualit,
un Calabrais fantomatique, qui dbute par une tentative de
viol aux dpens dune vieille bonne dame, et qui, le succs ai-
dant, va poursuivre sa carrire si bien commence de satyre de
lEsterel, en dpit de la police qui le recherche.
Mis en apptit par les aventures du Calabrais , lanne
suivante, Jean Galmot va procurer son journal quelques nou-
veaux milliers de lecteurs.
Les Bandits de Pgomas viennent au monde.
Les a-t-on assez craints, aux abords de 1905 ! Ils terrori-
saient une rgion entire. La police judiciaire envoya ses plus
fins limiers ; la gendarmerie mobilisa ; une compagnie de chas-
20

seurs alpins fut mme mise la disposition des autorits pour
cerner ces brigands, car le public, affol et allch la fois, jetait
des hauts cris.
Il y eut des blesss et il faillit y avoir mort dhomme ; le cu-
r de Pgomas, ecclsiastique inoffensif, fut arrt ; la nuit, dans
la campagne qui stend de Grasse Pgomas, on entendait des
coups de feu, on vit sembraser des meules de foin
Les Bandits de Pgomas avaient-ils fini par natre pour
de bon ? Jean Galmot riait, sa manire, comme un enfant soli-
taire, mince et grand.
Ce ne fut pas la seule fois o il se joua des autorits. Son
reportage sur les roulettes clandestines qui fonctionnaient, en
dpit de la police, dans les environs de Nice, et o tout un lot de
joueurs enrags, soigneusement filtrs, se trouvaient en contact
avec les plus beaux costauds et marlous de la rgion, ne lui pro-
cura pas seulement linimiti de cette pgre Ce Galmot parve-
nait donc pntrer partout ?
prsent ce nest plus un jeune homme quelconque, un in-
connu : il est populaire. Le feuilleton quil crit sur la demande
de son journal, cette Redoute rouge o il met en scne Nice et sa
vie inoue, dune manire un peu trop conventionnelle il est
vrai, mais o lon trouve pourtant quelques passages dun ro-
tisme pouss, qui font penser au marquis de Sade, et que jamais
on ne sattendrait voir dans le feuilleton dun quotidien, va le
lancer. Les portes souvrent. Il frquente assidment le salon de
M
me
Juliette Adam, o il rencontre Jean Lorrain, avec qui il se
lie damiti.
Comment deviner que ce feuilleton, annonc et promis de-
puis des mois, a t crit en trois jours, dans un bureau o son
rdacteur en chef, bout de patience, avait enferm Jean Gal-
mot clef !
21

III

PARTIR ! PARTIR !
Le journalisme mne tout condition den sortir.
Jusquici, en dehors de son intervention dans laffaire
Dreyfus, Jean Galmot na rien fait qui le distingue dun journa-
liste de son ge, ingnieux et habile.
Quels peuvent tre ses ambitions, ses dsirs ? A-t-il une
ide, mme vague, de ce que lavenir lui rserve ? Se doute-t-il
que le destin va, dans quelques semaines, le mettre de but en
blanc en face de ce qui sera le pays de sa vie ?
Il a vingt-six ans. Il est ambitieux. Il nest pas beau, mais
son charme agit.
Ses premiers succs littraires ont chatouill son amour-
propre. Il publie un livre, Nanette Escartefigue, Histoire de
Brigands. Les Barbets du comt de Nice et les Rquisition-
naires de lEsterel , porte le sous-titre. Ces contes ne manquent
pas de mrite.
On y voit peintes de belles couleurs, et dans une langue
nerveuse, des scnes du brigandage local, sous le Premier Em-
pire.
Ouvrons ce livre. la premire page, il y a une ddicace :

Pour amuser vos jolis yeux, voici, ma chre amie, une his-
toire vraie de ce pays

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Jai vu, de la mme poque, une lettre de Jean Galmot sa
sur Madeleine, quil faut citer encore parce quelle est signifi-
cative :

je laime parce quelle est jolie, adorablement jolie. Cest
un amour qui est trop fort et trop particulier pour tre compa-
r la dlicieuse affection qui mattache toi

Il va se marier.
Et ce mariage se fait en cinq sec.
Celle qui va tre sa femme est Amricaine. Son pre appar-
tient au diplomatic service. Il a t consul des tats-Unis en
Russie. M
lle
Heydecker est ne Paris, mais arrive de Saint-
Ptersbourg. Elle est blonde, jolie, et trs, trs jeune : la fiance
rve.
Jean la connue dans lun de ces salons mondains qu pr-
sent il frquente. Il a plu son futur beau-pre. Il est plein
damour. La vie est belle.
Il aura comme tmoin rien moins que le prfet de Nice,
M. Joly, et, assure-t-on, oubliera impertinemment dinviter
son mariage ses confrres du Petit Niois, qui vont commencer
le prendre en grippe.
La vie est belle.
Et Jean Galmot est riche puisque son beau-pre lest !
Combien de temps durera la dot de M
lle
Heydecker ?
Jean avait des dettes : on les paya. Jean se mit frquenter
Monte-Carlo : cela cotait. Jean avait son auto, ses rceptions,
ses dners : ctait beau, mais cher.
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Tout cela est simple, ordinaire, logique, et ne suffirait pas
remplir les pages dun livre.
Mais le destin ne brusque jamais les choses. Il ourdit avec
lenteur, prcautionneusement. Les fils semmlent de la ma-
nire la plus naturelle, et, un beau jour, on est pris dans un r-
seau inextricable.
Dans sa petite ville de Monpazier, Jean Galmot avait-il ja-
mais pens ce pays extraordinaire, de lautre ct de locan,
quon distingue si mal sur le planisphre, et auquel seuls les ba-
gnards ont su confrer une renomme triste et romantique ?
La Guyane.
Ce nest pas plus grand que la Bretagne et la Normandie
runies.
Le soleil de lquateur et les eaux rouges des fleuves y rem-
plissent les hommes de fivre et de violence.
quelques milles de la cte, la fort.
Impntrable, secrte, fantastiquement silencieuse.
L, il y a lor, les essences, le bois de rose, la gomme de ba-
lata ; des prospecteurs, des trafiquants, des bagnards ; des for-
ats en fuite ou des librs y pntrent, y rdent ; ils y trouvent
la libert ou la mort ou disparaissent misrablement
Jean Galmot nen sait rien. Quel besoin aurait-il de le sa-
voir ? Tout cela ne le regarde gure, somme toute.
Au contraire. Tout cela va devenir son pays, une chose
lui.
Le beau-pre a pay. Ce petit journaliste ne lui dplat pas.
Mais va-t-il passer sa vie ne rien faire que jouer la roulette et
souper au Casino ?
24

Le consul amricain a une affaire en Guyane. Il ne sen est
jamais occup. Dailleurs, il ne pense pas que ce placer ly-
se puisse jamais valoir quelque chose.
Eh bien, il faut que ce gendre charmant et gaspilleur de-
vienne srieux ; il ira Amsterdam sembarquer sur un cargo
qui le mnera l-bas ; on verra ce quil saura faire.
Est-ce un ultimatum ? Cela pourrait en avoir lair. On ne
leste pas les poches de Jean Galmot. On lui laisse entendre quil
aura se dbrouiller. Il na qu se bien conduire.
Jean ne proteste pas. Il ne demande pas quelques jours de
rpit. Il ne se plaint pas parce que sa jeune femme demeurera
Nice et parce quil ne pourra pas assister aux premiers balbu-
tiements de son fils.
Il part.
Tout seul.
Il est bien charg dune mission par Millis-Lacroix, mais il
nest pas subventionn. Il part seul et sans le sou. Et il ne parat
pas triste de ce dpart
Que va-t-il trouver l-bas ?

La fort.
Il va y travailler de ses mains, au milieu de mille souf-
frances, rsistant tout, plein dendurance et dallant. Il est
seul. Il na pas le sou. Le beau-pre est Amricain : il sait que
jamais les hommes ne sont aussi forts quand ils le sont
quau moment o ils se trouvent seuls et sans ressources en face
de linconnu.
Jean Galmot a vingt-sept ans.
Quand il reviendra, six mois plus tard, il est bronz, encore
plus maigre quauparavant, et il rit dune manire plus trange.
25

Ses confrences, ses communications la Socit de Go-
graphie, que toute la presse parisienne commente favorable-
ment, lui font une belle renomme. On le flicite. Son beau-pre
est content.
Mais Galmot ne fait que passer.
Il retournera bientt l-bas, sans que personne ne le lui ait
demand.
La fort le hante.
M. Galmot , racontait quelques annes plus tard lun
de ses amis un Guyanais qui avait guid Galmot dans la fort,
M. Galmot na rien craindre des animaux les plus dange-
reux. Les chats-tigres, de mme que les couleuvres (ce Guyanais
entendait par l les serpents, mme les boas les plus mons-
trueux), tous les animaux semblent subir sa domination. Le
danger ne viendra jamais pour lui que des hommes. Il les aime
trop !

On peut se demander comment Galmot, originaire dune
petite ville de province, et qui dbutait dans la vie comme un fu-
tur Parisien, a pu se muer en un broussard infatigable et
stoque, se rfugiant dans la fort avec dlices.
Comprenait-il que les ambitions qui habitaient son cur, il
ne parviendrait jamais les exaucer, tellement elles taient
grandes ?
Que de fois, loquemment, il avait promis la fortune aux
siens !
Voici un autre fragment de cette lettre adresse sa sur
loccasion de son mariage :

Toi, vois-tu, tu appartiens ma vie, tu mes ncessaire
comme tous mes souvenirs, toutes mes hrdits. Nous russi-
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rons, je lespre, runir nos existences si spares. Et mon
rve na pas vari : je veux une ferme, une maison blanche avec
des prs et des terres en Prigord. L, jinstallerai mon vieux
pre, ma vieille mre et mes surs Ce rve, je veux le raliser.
Cest l quest le bonheur
Les Galmot sont une secte, il faut quils vivent ensemble.

De prime abord, on croit rver en lisant cette lettre. Un
broussard, un homme daction, disons le mot, un aventurier
peut-il parler ainsi ? son ge ! Cette lettre est du 11 novembre
1905 et je tiens essentiellement mettre en vidence chez Gal-
mot ce ct paysan, cette mentalit de paysan, quon peut ne pas
aimer, mais qui est si particulire sa personnalit.
Moi, elle ne me doit pas.
Une simple visite la ville o Galmot est n aide com-
prendre cette mentalit.
Jy ai pass quelques semaines en plein hiver.
Comme une ville amricaine, Monpazier est une ville go-
mtrique. Les rues se coupent angle droit, et lensemble forme
un rectangle parfait.
Ce trac doit faire le bonheur de Le Corbusier.
Mais la mort rgne dans ces rues traces au cordeau. Cest
une gomtrie dun autre ge.
Des murs solides, des porches cintrs, mais des immon-
dices partout. On peut imaginer des traquenards chaque coin,
aprs le couvre-feu. Les gares sont dix-sept et trente-deux
kilomtres Monpazier forme un tout, clos, cohrent. Un lot de
pierres, de trs vieilles pierres.
La grande thorie de Vidal de la Blache explique bien des
choses. Lhomme cre le milieu, puis, son tour, le milieu fa-
onne lhomme.
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Monpazier est une ancienne bastide fonde en 1284 par de
Grailly qui en traa le plan dont il exigea la rigoureuse applica-
tion. En 1905 ladministration des Beaux-Arts a class toutes les
cornires de la place au rang de monuments historiques.
Et aprs ?
Me baladant sous ces cornires jai rellement limpression
que la vie de New York, Paris, Moscou, Pkin nexiste pas.
Pays de Croquants . Les Croquants luttaient pour leur
indpendance. Ils ne soccupaient pas du voisin. Ils se mettaient
tantt en guerre contre le roi de France, tantt contre lAnglais.
Pays de frontire. Pays dinvasion. Les catholiques dici, enra-
gs, taient aussi sectaires que les huguenots.
Les femmes ont souvent de la barbe au menton. Elles sont
jalouses, solides, autoritaires. Elles portent la culotte en m-
nage. On est dans le pays de la prhistoire. Les Eyzies sont
deux pas. Il y a encore des cavernes habites. Lhiver est long.
On mange solidement. On boit sec. Tout cela est rude, pre, ter-
riblement sauvage Cest le Prigord noir, avec ses vieilles cou-
tumes qui durent Mais il y a aussi le concours annuel du plus
grand menteur, qui chavire le pays, car on y est tout de mme
Gascon.
Voil la patrie de Jean Galmot et voil ce que Jean Galmot
en dit dans une lettre :

Il y a dans mon pays, le Prigord noir, une aristocratie
ferme tout contact extrieur depuis des sicles. Les hobe-
reaux de mon pays se marient entre eux ; ils ne sont quune
famille troite, unie, au sang uniforme et absolument pur.
Les hobereaux prigourdins ont gard intacte la race du
Moyen ge, ils forment aujourdhui un petit groupe de terriens
dgnrs ; ils meurent crass par les goitres, la scrofule et
lidiotie.
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Mais Jean Galmot ne croit pas la mort

Relisez dans Quelle trange histoire ou dans Un mort vi-
vait parmi nous les pages dans lesquelles Jean Galmot parle de
la fort guyanaise, de sa fort.
Songez ces tribus dIndiens auprs desquels son imagina-
tion sattarde toujours avec dlices.
Ils ont cach leur indpendance au plus profond de la fort.
Ils ont dfrich une clairire, construit la hutte familiale, allum
leur foyer. Cest une le habite, une petite le perdue dans
luniformit verte, verte, verte de limmense fort quatoriale
Les Carabes, dans leur refuge mystrieux, mnent une
existence simple et pure. Ils ont gard des murs primitives et
beaucoup de loyaut. Tous leurs sentiments sont rgis par celui
dune justice suprieure. Ils ne craignent pas la mort, car ils
sont compltement mancips de toute ide dune divinit
Voil ce dont rve et rvera toujours Galmot.
Les sauvages ont leur musique. Ils sen servent pour ex-
primer, selon des lois tranges et sur un mode qui dpasse toute
imagination, les secrets de leur vie primitive. Ils ont une hy-
gine eux. Ils ont un sens mystrieux de lorientation. Aucun
voyageur nignore que lIndien peut transmettre sa pense dis-
tance, et quil communique de tous les points de la jungle avec
les tres qui lui sont chers
Il arrivait Galmot, dans une conversation, de parler des
danses des oiseaux auxquelles il avait assist
Ces confidences de pote (les hommes daction ne sont-ils
pas tous des potes ?) nous font comprendre par quelle pente de
son imagination il glissait imperceptiblement pour tablir une
correspondance secrte entre toutes les choses chres son
cur, entre la vieille ville perdue dans les bois de la Dordogne,
29

qui sentent la truffe et la chtaigne, et le village indien enfoui
dans la fort vierge, dans lombre humide qui sent la vase et le
musc.
30

IV

LAVENTURE ?
Fin 1906 Jean Galmot avait envoy sa dmission au Petit
Niois. M. E. Cristini, son rdacteur en chef et ami, raconte
quun jour il vit arriver Galmot la rdaction en compagnie de
Jean Lorrain.
Galmot veut partir, lui dit lcrivain clbre. Comme tous
les Gascons, il est tourment par des hrdits de Latin migra-
teur. Rendez-lui sa libert. Il touffe ici.
Nest-il pas curieux de voir Jean Lorrain, lauteur du Crime
des Riches, envoyer Galmot faire fortune dans les Guyanes et lui
indiquer en quelque sorte sa voie ?
LAventure !
On a tendance imaginer le jeune homme inconnu
slanant, ltoile au front. Millions, esclaves, luxe de satrape.
Ou alors, il na qu se balancer dans un hamac, le cigare au bec,
une bouteille de rhum dans sa poche et le gourdin la main.
Prend-on Jean Galmot pour un romantique attard ou
pour un garde-chiourme ?
Toute sa vie Jean Galmot a t le dfenseur de lindigne.
Et pas seulement en paroles. Son mandat de dput et son acti-
vit commerciale autonome navaient quun but :
lmancipation des Guyanais.
Ds le dbut, Jean Galmot se heurte la tyrannie des
grandes compagnies concessionnaires qui rgnent en matres,
se partagent et exploitent les colonies. Et elles les exploitent
outrance
31

Or, M
me
B me raconte quayant rencontr le dput de la
Guyane dans un salon parisien, il se prsenta elle, avec un or-
gueil charmant : Jean Galmot, aventurier. Et elle sentit quil
donnait ce mot une valeur autre que celle quon lui accorde
gnralement.
Il tait, lui, lhomme de laventure : et laventure nest pas
ce quon imagine, un roman. Elle ne sapprend pas dans un
livre. Elle nest faite ni pour les romantiques attards ni pour les
chiourmes. Laventure est toujours une chose vcue, et, pour la
connatre, il faut avant tout tre la hauteur pour la vivre, vivre,
et ne pas avoir peur.
Voyons, documents en main, ce qua t laventure pour
Jean Galmot.
Il napparat pas que le placer lyse ait retenu outre me-
sure son attention. Mais, charg de mission officielle par le mi-
nistre des Colonies, il explore deux reprises le bassin de la
Mana. Il expose les rsultats de sa mission au cours de diff-
rentes confrences, et dans deux articles du Temps (7 juin 1907)
et de LIllustration (6 juillet 1907). En outre, une brochure sur
Lmigration hindoue dans les Guyanes laisse voir sa connais-
sance du pays et du problme de la main-duvre.
Ces travaux lui valent dtre lu membre de la Socit de
Gographie et de la Socit des Ingnieurs coloniaux.
Il a soif dactivit. Il propose au Petit Niois une srie
darticles sur les bagnards originaires des Alpes-Maritimes. Par
la suite, il publiera dans Le Matin un reportage sur le bagne, de-
vanant ainsi de plusieurs lustres un Albert Londres.
Ce nest pas tout. Il a obtenu des concessions. En France, il
parvient trouver des concours et il cre la Socit des Mines
dOr du Maroni.
En novembre 1908, il sera propos pour le grade de cheva-
lier de la Lgion dhonneur par le gouvernement de la Guyane
franaise : cr en Guyane franaise des exploitations agri-
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coles et forestires. Cette entreprise reprsente la premire ten-
tative srieuse de colonisation par la main-duvre pnale , li-
sons-nous dans le rapport du gouverneur Rodier.
Voil la faade. Quy a-t-il derrire tous ces succs flat-
teurs ?
Un homme dbarque en Guyane. Personne ne le connat. Il
a quelques lettres de recommandation. Pas beaucoup dargent.
Cest un bleu . a se voit son enthousiasme. Il ne doute de
rien. Sa navet fait sourire. Il veut explorer le bassin de la Ma-
na ? Quil y aille donc ! Les vieux coloniaux naccordent ce
nouveau quun regard indiffrent.
Mais voil quil revient de lintrieur. Les chats-tigres et les
crocodiles ne lont donc pas dvor ? Les boas ne lui ont pas bri-
s la colonne vertbrale ? Il est parvenu sortir sain et sauf de la
brousse ? Tant mieux, tant mieux. Les vieux broussards le flici-
tent puisque la courtoisie le veut.
Tiens, lhomme commence parler de lor, du bois de rose,
des essences. Il court les bureaux pour obtenir des concessions.
Il veut travailler.
On dvisage cet chalas aux yeux caverneux et dj blmis-
sant de fivre. On le regarde avec commisration. Le soleil a d
lui taper sur le crne. Il ny a pas de doute. Il veut travailler ? Eh
bien, quil travaille ! Il na qu empoigner une pioche, il en
trane assez par ici. On ne peut sempcher de rire. Quelle can-
deur !
Jai t ouvrier ; jai soign les caoutchoucs, et jai t mi-
neur sur les placers De la boue jusquau ventre et lombre
puante de la Fort qui donne la fivre dix jours par mois Puis
jai t contrematre et planteur. Pendant treize ans, jai soutenu
contre la Nature une lutte o les meilleurs succombent , ainsi
crira, en 1919, Jean Galmot M. Georges Maurevert, dans une
lettre mouvante quil me faudra encore citer.

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Laventure ? La voil lAventure avec un grand A cest du
boulot, du boulot, du boulot.
On part de zro. Il faut en imposer aux autres. Il faut ou-
blier les dlices de la Cte dAzur. Il faut ne jamais flancher,
aucun moment. On est entour dembches : tant mieux. La fo-
rt est pleine de dangers et de solitude : nimporte. Les hommes
ne travaillent que si lon sait les prendre. En se faisant craindre
on ne va pas loin. Quant la fivre, eh bien ! est-ce un motif va-
lable pour abandonner le boulot ? Il faut lutter. En haut, en bas,
la fort est sournoise. Devant et derrire soi. On a toujours lil
ouvert. On a toujours son fusil porte de sa main et une bote
de quinine dans sa poche.
Lit-on ces commentaires entre les lignes o il est question
des succs de Jean Galmot ?
Des ces succs, parlons-en. L-bas, en Europe, les com-
manditaires se rjouissent parce que Socit des Mines dOr
du Maroni , cela sonne bien. Et maintenant, que ce petit Jean
Galmot se dbrouille ! On lui a assez avanc dargent !

Si le climat des villes de la cte est sain, crira plus tard
Jean Galmot dans une brochure, les conditions de lexistence
dans lintrieur sont parmi les plus svres du monde.
Louvrier mineur travaille dans la boue jusquaux genoux, par-
fois jusquau ventre. Comme louvrier qui soigne tes balatas et
le coupeur de bois, il loge sous des carbets peine couverts.
Aprs quelques semaines de sjour dans latmosphre humide
de la fort, il est atteint par le paludisme ; la fivre et la ca-
chexie le guettent. Comme les employeurs nont prvu aucune
organisation sanitaire, la mortalit atteint 20 25 pour 100
sur certains chantiers. Nourris de conserves rapidement ava-
ries, exposs aux intempries, privs de tous soins mdicaux
et pharmaceutiques, couchant dans un hamac en plein air,
louvrier guyanais est soumis un rgime quaucune civilisa-
tion ne tolrerait. Au prix de quelles souffrances est obtenu lor
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des vitrines de nos bijoutiers et cette essence de bois de rose qui
sert de base la plupart des parfums !

Les bagnards, cette main-duvre pnale sur laquelle Jean
Galmot comptait pour draguer les sables des criques, sont des
hommes qui se tendent avec angoisse vers la vie lointaine. Lor
miroite. Les ppites sont vivantes. La poudre dor disparat. Les
bagnards regardent le ciel, lair naf. O cachent-ils lor ? Ils se
sont fait des poches dans la peau. Tout orifice est bon Dautres
svadent la barbe de Mssieu Galmot . On proteste. Les
prospecteurs ne sont pas contents. Cet or ne rend pas paie ,
comme ils disent. Jean Galmot se met tout le monde dos et les
surveillants se dsesprent.
Lor ?
Lor, cet or, il le veut, lui, Galmot, et il lui en faut, et il faut
quil russisse.
Comment a-t-il cru pouvoir lutter, comme a, sans armes,
lui qui nest quun nouveau, contre la jungle, cette jungle quil
commence connatre, et dont les lianes audacieuses sont dj
venues plusieurs fois envahir sa machinerie au repos ou un
chantier provisoirement abandonn ?
Il hait et il adore cette fort, la grande force adverse qui
commence hanter ses nuits fivreuses. Il rve. Il est traqu.
Car Galmot ne russit pas du premier coup. Il lui faut abandon-
ner, partir, revenir, migrer, changer de place, senfoncer de
plus en plus loin dans la fort.
La fort. Il sy engouffre.
Encore une fois, il est tout seul.
Sa vie lui semble irrelle et, pour ne pas se noyer dans cet
ocan de feuilles, dherbes, de troncs, de branches, de mousses,
de broussailles, de lichens, dalgues ariennes , il a parfois la
sensation dtre enferm dans un bocal de chlorophylle , pour
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donner plus de poids sa personnalit, pour saffirmer, il
prouve le besoin de se raconter.
Des images se dtachent ; des souvenirs naissent. Il ne d-
tourne plus ses yeux doiseau. Il guette. Il est lafft. Il sest
arm dun crayon. Il prend des notes. Le campement dort. La
nuit se pme. Il nest pas assis devant le feu. Le brasier crpite
dans son cur. Cest ainsi quil crit Quelle trange histoire

Les hommes et les plantes et les btes de mon village en
Prigord vivent immobiles sur la terre o leurs anctres ont
vcu sans mouvement. Et moi, je cours le monde.

Fuse dtincelles. Feu de brousse.

Ah ! cette odeur poignante de rose et de musc qui sort de
la boue remue par le pitinement des hommes !

Assoupissements. Ppiements doiseaux. Bruissement de
leau des marais.
Autour de lui des Ngres saramacas ronflent, les reptiles
sagitent, les arbres respirent. Des formes tranges surgissent de
lombre, le fourmilier au museau allong, la tortue gante que le
rouge du brasier attire, les packs.
Il voit les btes : le maipouri, ventru et paisible comme un
buf, le cariacou bondissant, les tatous carapace grise, les p-
caris en troupeau qui annoncent laube prochaine ; alors, ce se-
ront les oiseaux, les ibis, les aras, les perroquets et les colibris
qui dansent comme des gouttelettes de rose, les douze espces
de colibris aux noms coloris

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Il arrive que cet homme, chez qui lamour de la fort a
vaincu tout autre sentiment, lui faisant oublier jusqu cette
femme blonde quil a laisse Nice et qui maintenant, ayant
emprunt une autre personnalit, est partout prsente dans les
pages de Quelle trange histoire il arrive que cet homme est
terrass par la fivre.
Alors, il reste des journes entires tendu, les yeux fixs
sur lcran vert sombre, luisant, comme enduit de vernis noir,
de la brousse toute proche.
Alors sa chimre le reprend.
Il faut que cela continue. Il faut quil sentte. Il faut quil
lemporte. Si la fort se dfend contre lui : il vaincra. Lor doit
payer .
Lor.
Lor, et le bois de rose, et les essences, et le balata. Et sil lui
faut btir : il btira. Des distilleries, des raffineries. Le sucre et
le rhum. Et sil lui faut planter, il plantera. Les cannes rempli-
ront les cales des cargos. Et le rhum, du rhum, des tonnes de
rhum pour les hommes blancs de lautre ct de la terre. Il sera
riche.
Lor.
Et les millions. Cinq, dix, quinze, vingt annes, cela durera
autant quil le faudra. Il travaillera. Il sent sa force renatre,
lhomme tendu la lisire de la fort et qui grelotte de fivre.
Je le veux.
Paris existe.
Jy suis.
Jai de lor, je tends les bras, et tout a, ces lumires, ces
hommes qui sagitent entre quatre murs, ces rues, ces bou-
tiques, ces arbres, ce fleuve, tout, tout mappartient.
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Et, pour avoir cela, il lui faut encore creuser ici, sur ce bout
de terre habit par des sauvages et des bagnards, il lui faut creu-
ser, il lui faut creuser
Et Jean Galmot se lve pour se remettre au travail.

1908, 1909, 1910, 1911, 1912, 1913.
Il lutte. Il na jamais cd, et il a recommenc, recommen-
c.
Et la chance se met enfin de son ct.
Un beau jour, il dbarque Cayenne comme fond de pou-
voirs de la maison Chiris et C.
Cest un coup de veine inattendu. Enfin, il pourra agir.

1910, 1911, 1912, 1913, 1914, 1915.
On ne sourit plus de ce petit Galmot. Maintenant, il est le
brillant second de ces Messieurs Chiris .
Par leur parent avec la famille Carnot, par leur situation
politique et industrielle, MM. Chiris appartiennent
laristocratie rpublicaine et financire. Leur puissance est for-
midable. Leur Socit est 400 millions de capital. Ils ont con-
fi 150 000 francs Galmot pour ouvrir un comptoir Cayenne,
et Galmot fait de ce comptoir une des plus belles affaires du
monde.

1913, 1914, 1915, 1916, 1917.
Maintenant Jean Galmot est Jean Galmot : on le sait. Et il
ny a pas que ses grands patrons qui le sachent : les indignes
aussi le savent, chez qui cet homme commence instaurer sa
domination fraternelle, qui fera de lui lidole de tout le pays. Car
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Jean Galmot a une manire soi de traiter lindigne, avec un
tact fait de bont et de dignit.

1913. Une date pour lui.
Jean Galmot a donn une ampleur imprvisible laffaire
quon lui avait confie. Mais lui-mme se sent ltroit. Il est
capable des plus grandes choses. Ah ! si seulement il pouvait
agir librement ! Il nest toujours que le brillant second , en
somme, un rouage, le plus important dans la maison, cest en-
tendu, mais rien dautre quun rouage.
Or, dans la fort, il avait fait un rve, un rve quun homme
de sa trempe noublie pas

Beaucoup plus tard, au moment des grandes luttes poli-
tiques et financires quil aura soutenir, Jean Galmot se verra
accus dtre un vulgaire profiteur de la guerre Cela faisait
partie de ce faisceau de calomnies dont on laccabla alors. On
laccusait dtre un joueur, lui qui navait jamais plus frquent
ni casino, ni cercle ; un nouveau riche, lui qui avait mis plus de
vingt ans pour difier sa maison ; un vulgaire ftard, lui qui,
daprs les constatations de M. Paul Benot, syndic de faillite des
tablissements Galmot, travaillait en moyenne seize heures par
jour et menait une vie des plus simples.
En vrit, lAventure pour Galmot naura t que du travail,
du travail, du travail.

Le 6 novembre 1919, loccasion de sa premire grande ba-
taille contre ses adversaires, Jean Galmot crivait M. Georges
Maurevert, qui avait t son collgue Nice, une lettre que jai
dj cite et dont dautres passages sont retenir :

39

Georges Maurevert, mon vieil ami,
Votre papier ma mu jusquaux larmes. La vie est plus
trange que la fiction Mais o est la fiction ? Est-ce ma vie
prsente ? Maintenant je vous cris sur un lit o la fivre
moblige faire un stage, entre deux luttes.
Lutter, crer, tre libre Mais, mon bon grand ami, votre
camarade de Nice, votre Jean Galmot est un homme us, trs
vieux, couvert de cicatrices.
Pour marquer sa place, comme il faut tre fort ! Jai
connu dans la jungle de Cayenne un vieux chat-tigre qui r-
gnait sur une le. Il navait plus de poils, il tait borgne ; ses
pattes, broyes dans les combats, le soutenaient peine. Il vi-
vait cependant, toute lle lui appartenait ; les singes eux-
mmes fuyaient ses yeux ; il tait limage de la force. Son corps
puis rayonnait dorgueil. Lorsquil est mort, les chacals et les
urubus ont respect son cadavre.
Jai vcu la vie de mon ami le chat-tigre La jungle qui
tue ne ma pas eu ; elle me fera grce parce que je laime dun
amour fervent, parce que je lui dois tout, parce quelle ma ap-
pris tre libre. La jungle est lennemi loyal et sr, qui frappe
en face, qui prend bras-le-corps. Ladversaire hideux et bte,
qui torture et qui fuit, le plus redoutable ennemi dans la jungle,
cest lhomme
Lorsque jeus pris la brousse le terrain sur quoi jai bti
ma maison, lorsque jeus ensemenc mon champ, jai rencontr
lennemi, la bte humaine Ah ! leffroyable lutte !
Non, je nai pas 35 millions
Imaginez un serf du Moyen ge qui aurait entour sa
terre dune haie dpieux et qui voudrait dfendre sa rcolte
contre le seigneur arm. Cette gageure est la mienne
Je ne dois mon succs qu mon courage. Je ne suis ni un
spculateur, ni un mercanti. Je suis un colon des Antilles qui
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vient en France tous les ans, dfendre contre les voleurs le pro-
duit de sa rcolte

Lhomme qui crit cette lettre na que quarante ans.
41

V

SIX MILLIONS POUR UN
CROCODILE !
Au fond du Prigord noir, dominant la valle sinueuse de la
Dordogne, haut perch, le chteau fodal de Montfort

Il restait encore en France, crit Jean Galmot dans une
lettre M
me
de Caillavet, il restait encore en France un coin
ignor du Club des Cent, du btail en troupeaux de Cook, et des
mauvais riches.
Des maisons aux toits de pierres, des valles tantt
lourdes de noyers trapus et noirs, tantt dlicates et lgantes
sous les peupliers argents et, dominant lhorizon dans une
brume opale, des citadelles qui sont les statues de ce peuple,
des bastides o vivent les mes de nos pres
Loin du chemin de fer, au bord dune fort millnaire,
peuple de sangliers, de renards, de loups, Montfort a gard
les portes, les enceintes, les murs et les fosss du Moyen ge.
De tous temps, ce pays a t un champ de bataille et un carre-
four dinvasions.
Les rvoltes des esclaves, sur les mines de fer attenantes
au chteau, lpoque romaine ; linvasion sarrasine ;
loccupation anglaise au XV
e
sicle ont fait de cette terre un
champ de martyrs. Les guerres de religion ont dress Montfort
contre Sarlat au XVI
e
sicle, cependant que les paysans de la
valle se soulevaient dans cette Rvolte des Croquants qui en-
sanglanta le centre de la France.
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Des terrasses de Montfort on voit lhorizon les citadelles
de Domme, Beynac et Castelnau, et la fort que coupe en ligne
droite la voie romaine, troite et pave, trace au cordeau

Le chteau de Montfort est depuis quelque temps la pro-
prit de ce Jean Galmot, brasseur daffaires et planteur
doutre-mer. Aujourdhui, le silence y rgne, une atmosphre
dagonie. On nentend plus le bruit des autos ; des avions, on
naperoit plus la silhouette du matre.
Que sest-il pass ?
On a vu M. Pachot, commissaire aux dlgations judi-
ciaires, y pntrer, sa serviette sous le bras, un matin que le ciel
tait couleur daile de pigeon et lair dj chaud.
Que sest-il pass ? Que vient faire M. Pachot dans cette re-
traite ?

Nous sommes en 1921.
Depuis moins de cinq ans Jean Galmot nest plus un bril-
lant second dans une grosse affaire ; il a conquis son indpen-
dance.
Il travaille seul.
Cette fois-ci, il a russi.
Dj, en 1913, il avait essay de smanciper, mais on lui
avait cass les reins et il avait d rentrer dans le rang.

Le domaine colonial de la France appartient un petit
groupe de grandes firmes qui contrlent la vie conomique de
notre empire doutre-mer. Les maisons syndiques nadmettent
aucune concurrence. Je me suis attaqu ces grands seigneurs
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fodaux. Jai entrepris daffranchir de la domination qui les
opprime, les planteurs et les petits colons qui, comme moi, sont
partis de rien.

Ces lignes sont de Jean Galmot. Elles sont explicites.
Rsumons-nous.

1906. Jean Galmot dbarque pour la premire fois en
Guyane. Il sy attache. Il y jette les bases de son avenir.
Son travail attire lattention des Guyanais et des capita-
listes de Paris. Jean Galmot simpose. La maison Chiris dcide
de sinstaller en Guyane et Jean Galmot est nomm directeur du
comptoir Cayenne.
Il travaille darrache-pied, russit de multiples entreprises,
donne une importance inattendue laffaire dont il a la respon-
sabilit. Il cherche une premire fois se rendre indpendant et
fonde une maison autonome son nom. Mais il nest pas assez
solide et retourne, en 1913, la tte des comptoirs Chiris.
1917. Jean Galmot saffranchit dfinitivement.
La concurrence est la condition ncessaire pour que le
commerce et lindustrie se dveloppent, dit-il. Tout le monde
nest pas de son avis

La Guyane est un des plus riches pays du monde. Cest son
leitmotiv.
Pourquoi ne devrait-il pas y avoir une place pour la maison
de Jean Galmot ?
Sil ne let fait de lui-mme, tous les Guyanais dont il
stait fait lami fidle et dvou leussent forc le faire. Car
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voil un homme qui, ds son arrive, sest aperu que ces Noirs
(et ces Indiens) ne sont pas des tres dune race infrieure, mais
des hommes, donc des frres, et quau surplus ce pays est le
leur ; que, par consquent, ce quil produit est aussi eux, et
quils doivent en profiter Cest l tout le secret de son succs.
Le jour de sa mort, le pays se rvoltera contre ses adversaires.
1917-1921.
Les dates et les vnements vont se prcipiter.
Jean Galmot est Paris.
Il est dune activit inoue. Il ne lui suffit pas que toute sa
journe soit prise par son travail commercial et financier : il
trouve encore, de quatre sept heures du matin, le temps de
soccuper de son uvre littraire, cette oasis quil noublie ja-
mais.
Il a ouvert des bureaux, 14, rue Duphot. Un immeuble des
Champs-lyses hbergera bientt les nombreux services des
tablissements Jean Galmot.
Ces comptoirs quil avait crs autrefois, avec les moyens
limits dont il disposait, il les reprend, sur une plus vaste
chelle. Son gnie dorganisation, lampleur de ses vues, son ha-
bilet extraordinaire lui permettent de ne pas donner de bornes
ses entreprises.
En quelques annes lascension de sa firme est fou-
droyante.
Comment Jean Galmot pouvait-il se limiter la seule
Guyane, qui est pourtant sa terre de prdilection, sa patrie ,
dira-t-il dlibrment.
Il ouvre donc des comptoirs la Guadeloupe, la Marti-
nique, au Venezuela, la Runion, Porto Rico, Colon, Pa-
nama, Trinidad, et jusque sur les ctes occidentales de
lAfrique et dans lInde.
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La Guyane ne sera pas le seul pays dont toute la vie co-
nomique dpendait de lorganisation commerciale et indus-
trielle cre par Jean Galmot . Citons, par exemple, ce frag-
ment de lettre crite par lun des plus importants ngociants de
la Guadeloupe :

La prosprit sans prcdent, dans lhistoire coloniale
de la Guadeloupe et de la Martinique au cours des dernires
annes, est due lactivit que M. Galmot a dpense pour le
dveloppement de lindustrie et du commerce rhumier. Les ca-
pitaux imports dans nos vieilles colonies, grce au concours
de M. Galmot et distribus en salaires dans le pays, se sont le-
vs la Guadeloupe, la Martinique et la Runion plus de
150 millions

Veut-on dautres chiffres, dautres faits ?
Il a sa disposition quarante-deux bateaux, qui sous son
pavillon, font la liaison entre ses comptoirs et lui servent ravi-
tailler la France. Un seul, le Salybia, sera torpill.
Il introduit en France le bl dArgentine, les rhums, le caf,
le cacao, le caoutchouc, etc. Il organise ses entrepts de Paris,
Dunkerque, Le Havre, Nantes, Bordeaux et Marseille. Son mou-
vement daffaires dpasse deux millions par jour.
Il cre, Paris, les tablissements mtallurgiques Jean
Galmot o lor natif quil importe de Guyane est fondu, affin,
manufactur ; Carcassonne, des usines bois et une tonnelle-
rie pour traiter les bois dbnisterie et fabriquer les fts et les
caisses pour son propre approvisionnement ; Asnires, une
usine pour traiter la gomme de balata ; en Guyane mme, trois
usines pour la distillation du bois de rose ; en Dordogne,
lindustrie des terres de couleur, Sarlat, et celle du pltre,
Sainte-Sabine.
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Rien ne lui est tranger. Il fonde une agence journalistique,
commandite des journaux, des revues, une maison ddition,
subventionne des producteurs de films, des restaurants corpo-
ratifs, soccupe de thtre, entretient des crivains et des
peintres.
Il est le grand pionnier de laviation civile.
Cest un homme rong par la fivre et infatigable.

Louis Chadourne, qui fut lun de ses nombreux secrtaires,
le dcrivit :

voix basse, les yeux demi ferms, il dicte sa dactylo,
tendu sur une chaise longue, des ordres, des lettres, rsout des
problmes compliqus o il est question de connaissements, de
cargaisons, de frets et de traites. Le principe est quil ne doit
jamais sortir dargent des caisses, dit-il. Les affaires, cest un
jeu dchecs. Une vente San Francisco compense un achat
Trinidad. Il aime cette attitude de tigre nonchalant. Le pli des
lvres est incis cruellement ; le nez grand, courbe ; les yeux
enfoncs, brillants ; le front vaste ; les moustaches bouriffes.
Capable de sympathie, damiti et de tendresse.

Mais que pensent de cette prosprit inoue les concurrents
de Jean Galmot ?
De 1917 1921 Jean Galmot vcut ses annes les plus ar-
dentes, les plus riches en pripties, les plus dramatiques aussi.
Cest lascension.
On le laisse faire.
Son succs surprend.
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On travaille avec lui.
Puis, on commence stonner.
Ce diable dhomme vient troubler le train-train coutumier
des affaires. Il a une faon lui de procder. Il est trop person-
nel, trop indpendant. (Plus tard, la Chambre, il ne sinscrit
aucun parti et figure dans le petit groupe des sauvages .) Il
voit toutes les affaires sous un angle que lon na pas lhabitude
denvisager, et, trs souvent, le bnfice quil peut esprer dune
affaire nest pas toujours le seul mobile qui la lui fasse raliser.
Ainsi, pendant la guerre, au moment de la disette du sucre, il
envisage de faire venir en France, grce trois de ses cargos qui
sont momentanment disponibles, une cargaison de sucre des
Antilles, sucre qui serait vendu directement au public, 1 fr 50 le
kilo, au prix cotant. Cette opration va gner trop de monde
Un dcret parat aussitt dans un coin perdu du Journal officiel
qui interdit lentre en France aux bateaux ayant fait escale dans
certains ports qui sont situs, comme par hasard, sur le par-
cours que doivent suivre les cargos de Jean Galmot. Ses capi-
taines cblent Galmot : On veut nous forcer jeter notre
chargement la mer, en vertu dun nouveau dcret. Jean
Galmot court protester au ministre des Colonies : Mais vous
voulez donc dmoraliser le march ? lui rpond-on. Ainsi,
tous les autres importateurs vont pouvoir pratiquer leur prix.
Lun des parlementaires qui se rjouira de cette conclusion est
M. Stanislas de Castellane, gendre de lun de ces gros importa-
teurs amricains. Comme par hasard, il se trouvera tre le rap-
porteur de la Commission des Marchs dans la fameuse af-
faire des rhums , et chargera Galmot fond

Comme on le voit, cette faon hroque denvisager les af-
faires nest pas du got de tout le monde.
Galmot devient dangereux.
Alors commence une lutte violente et acharne dont les p-
ripties paraissent inconcevables.
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On a peine imaginer de pareils pisodes, Paris, de nos
jours. Tous les moyens sont bons. Il se trouve des journaux pour
consacrer leurs colonnes, tous les jours, attaquer cet homme.
Calomnies, insinuations, mensonges, cette campagne est de la
dernire violence. Plus de trois mille personnes vivent de
lorganisation commerciale cre par Jean Galmot, on nen a
cure. Les sentiments et les ides ne comptent pas. Toutes les
perfidies sont bonnes pour atteindre celui quon veut abattre.
Les juges sont faits pour accueillir les dnonciations. Les murs
de Paris seront recouverts daffiches o Jean Galmot se verra
accus des crimes les plus varis. Et si cela ne suffit pas, on
pourra avoir recours au revolver.
Tout ceci ne se passe pas Chicago, mais deux pas de la
Madeleine !
Jexagre ?
On peut lire lhistoire dans les journaux de lpoque.
Le 13 aot 1919, un certain Angelvin, fond de pouvoirs
dune puissante maison concurrente, est arrt dans le bureau
de Jean Galmot. Il a t surpris le revolver la main par deux
inspecteurs de la Sret qui se trouvaient cachs dans une pice
voisine et qui ont t tmoins dune longue scne de menace et
de chantage.

Jean Galmot sait se dfendre. Il gagne du terrain. Les
plaintes dposes contre lui se terminent par des non-lieu. Il
rpond victorieusement aux attaques dune certaine presse. Il
tient bon.
Mais voici un fait nouveau : la signature de la paix, la
presque unanimit des maires et conseillers gnraux de la
Guyane ont dlgu Paris le maire de Cayenne, M. Gober,
pour quil offrt Jean Galmot de se prsenter la dputation.
Voici que soffre lui un moyen merveilleux daider
laffranchissement de ses frres noirs, de ceux quil appelle
49

mes enfants et qui commencent le nommer papa Gal-
mot . Jean Galmot, dput, va devenir encore plus gnant, il va
pouvoir imposer ses mthodes absurdes de colonisation
Ses ennemis demandent traiter. On veut le voir. On lui
propose de largent. Il refuse.
Il naccepterait quun compromis : amiti, paix, et que cha-
cun travaille pour soi, pour son propre compte, loyalement.
Mais ce nest pas ce compromis qui peut satisfaire ses ad-
versaires.
Alors, on abat les cartes et on lui pose lultimatum : quil
abandonne la Guyane, sinon, cote que cote, il sera ruin ! Et
comme Jean Galmot ne faiblit pas et ne cde pas, on va jusqu
changer le fusil dpaule : ses concurrents sen iront, on lui lais-
sera la Guyane, mais il paiera six millions et ne sera pas candi-
dat Cayenne
On lui demande six millions pour les comptoirs de ses con-
currents, six millions pour des tablissements qui nont plus de
clientle depuis que Jean Galmot est la tte de sa propre mai-
son, six millions pour des affaires quil connat bien et quil
nvalue pas 50 000 francs, six millions Ah ! le rire de Jean
Galmot !
Six millions pour un crocodile !
Voil ce que rpondra Jean Galmot.

Alors, cest la dclaration de guerre, le 4 juillet 1919.
Jean Galmot a pos sa candidature la dputation.
Il a accept la lutte.
Le 27 juillet 1919 on porte plainte contre lui, pour abus de
confiance et escroquerie.
50

Mais, le 13 aot 1919, Angelvin est arrt pour tentative de
chantage.
Et, le 30 novembre 1919, Jean Galmot est lu dput de la
Guyane, une grosse majorit, aprs une campagne triomphale.
Il gagne la premire manche.

Ces mois quil venait de passer en Guyane pour prparer
son lection lui avaient donn confiance en son toile. Son
triomphe inimaginable lui permet de surmonter son mauvais
tat de sant. Il est en pleine forme. Il parcourt le pays en avion.
Une nuit on essaie de couler son appareil, ce nest quun pisode
sans importance
Le pays tait heureux. Les mauvaises gens navaient pas
pu lemporter sur papa Galmot. Les Guyanais sattendaient
une renaissance de leur patrie. Les autorits nen revenaient
pas
Et voil que Galmot dbarque en France, son mandat en
poche. Sa mission lmeut. Il vient ici dfendre le bonheur de
quarante mille hommes qui ont mis leur confiance en lui, et
quil aime.
Que trouve-t-il Paris ?
Des affiches effarantes o on le prsente comme un spcu-
lateur effront, un mercanti, un nouveau riche, un profiteur, un
noceur, un suisse, un aventurier, un joueur, un cynique, un
homme qui devrait tre en Guyane, mais pas en libert Que
diraient de cela ces quarante mille Guyanais qui lont vu
luvre, qui le connaissent depuis quinze ans et qui lont envoy
Paris dfendre leurs droits ?

Dans cette campagne de presse, le journal La Lanterne se
distingue tout particulirement. Ses attaques contre Jean Gal-
51

mot commencent, comme par hasard, le 11 juillet 1919 Des
centaines darticles, manchettes sensationnelles, y paratront,
auxquels, de temps en temps, Jean Galmot est forc de r-
pondre par des lettres que La Lanterne insre sans commen-
taire.
Au dbut, Jean Galmot nest dsign que comme un
homme daffaires dont dautres se sont servis. Ce 11 juillet, il y
est mme trait, sans ironie, de ngociant dailleurs honora-
blement rput . Le lendemain, on dclare quil na t quun
instrument aux mains de ceux qui le manuvraient . Le
17 juillet, La Lanterne insre une lettre de protestation de Jean
Galmot et la commente fort correctement. Et, jusquau 8 aot,
Jean Galmot ne sera attaqu quavec modration.
Mais, partir du 8 aot, tout change. Les attaques se font
violentes et Galmot demeure la seule cible. Le 13 aot, on lui
souhaite le bagne. Faut-il rappeler que ce mme jour avait lieu
larrestation dAngelvin ?
La campagne continue, avec des haltes soudaines, et ce
nest quen 1920 quelle se fait plus copieuse, pour augmenter
dintensit dans les derniers mois de lanne, au cours desquels
les accusations portes par La Lanterne propos de laffaire
des rhums vont mouvoir lopinion publique et susciter une
enqute la Chambre des dputs.
Et Jean Galmot ?
Il parait. Il ripostait. Il travaillait sans trve. Et, ds quil
avait quelque loisir, il allait passer un jour ou deux dans son P-
rigord, dans ce chteau de Montfort qui tait devenu sa propri-
t, et o, disait-on, il vivait comme un satrape
Comme un satrape, entre sa femme et son fils, un enfant
bizarre que les mdecins disaient atteint de dmence prcoce.
52

VI

LAFFAIRE DES RHUMS
Sance du mercredi 16 fvrier 1921, la Chambre des dpu-
ts.
Voil deux ans que lon parle de cette troublante affaire
des rhums qui remonte aux jours lointains de larmistice. De-
puis deux ans, quelques journaux, un ancien sous-secrtaire
dtat, des prsidents de commissions, sacharnent contre un
homme qui, par ailleurs, est devenu lun des rois mystrieux de
ce Paris de laprs-guerre, dsenchant et nerveux.
Cet homme cest Jean Galmot.
Que sait de lui lopinion publique ? On le lui prsente
comme un spculateur hont et sans scrupules. Elle voudrait
bien comprendre quelque chose cette affaire des rhums
Sur la demande de M. Boret, ministre du Ravitaillement,
une instruction judiciaire a t ouverte, des perquisitions ont
t effectues aux bureaux des tablissements Jean Galmot, des
inspections svres ont eu lieu en Guyane et aux Antilles.
Tout cela sest dclench brusquement.
Une sentence de non-lieu, prcise et nette, est venue don-
ner une conclusion cette suite de pripties.
Nanmoins lorage continue gronder. Quelques journaux
nont pas cess dattaquer le dput de la Guyane, et leur cam-
pagne a repris de plus belle. Le prsident de la Commission des
Marchs, M. Simyan, et le rapporteur sur laffaire des rhums,
M. Stanislas de Castellane, vont dposer, parat-il, sur le bureau
53

de la Chambre une rsolution tendant rouvrir linstruction
contre les responsables de cette affaire des rhums
Alors ? Lopinion publique ny comprend plus rien. Le juge
dinstruction a-t-il rendu une sentence de non-lieu, oui ou non ?
Il est vrai que le premier rapporteur dans cette question,
M. Mercier, a dclar que M. Jean Galmot tait un accapareur,
un escroc, et quil avait ralis, dloyalement, une vingtaine de
millions de bnfices. Mais alors ? Et le juge dinstruction ? Et
son non-lieu ?
Un coup de thtre : Jean Galmot sest enfui !

Deux jours aprs, on est forc de dmentir. Malade, fati-
gu, Jean Galmot est all prendre quelques jours de repos
Pegli, sur cette Riviera italienne qui lui rappelle les annes de sa
jeunesse, et quil aime toujours. L, un ami accouru ne le trouve
pas du tout en train de travailler au discours quil lui faudra
prononcer la Chambre des dputs pour se dfendre : Jean
Galmot achve son livre : Un mort vivait parmi nous.
Et le jour dit il sera au Palais-Bourbon.

Pour la premire fois il montera les marches de la tribune,
se prsentant 560 parlementaires qui ont lintention ferme de
le juger.
Grand, lanc, visage osseux, cheveux noirs Cest une
sorte derrant mi-pote, mi-homme daffaires, un de ces
hommes qui voquent limage des Frres de la Cte dont
Louis XIV savait utiliser les gots daventures pour tre les
pionniers de linfluence franaise , crira le lendemain Le
Temps, journal grave.
On sattendait une suite dinterjections dun mercanti
gras et onctueux, ou aux tirades dun requin, comme la lgende
commence populariser les profiteurs de la guerre.
54

On voit un homme ple et fivreux, mais plein de fermet
et de sang-froid, qui parle dune voix assourdie, laissant percer
parfois une motion profonde. Pas de gestes, aucun clat de
voix : mais un regard fort et terriblement intelligent.
Si ma voix me trahit, si mon inexprience de la tribune
vous fatigue parfois, je vous demande de penser que, plus habi-
tu courir les routes du monde qu parler en public, et,
dautre part, peine convalescent, je me prsente devant vous
dans des conditions physiques assez pnibles , voil les mots
par lesquels il dbute, pour passer aussitt, avec une clart la-
quelle ses auditeurs ne sont pas habitus, lexposition de
l affaire des rhums .
Ce ton impressionne lassistance, qui est bien force de
rentrer ses griffes : une dignit indniable anime cet homme, et
une matrise de soi, qui laisse voir quil faut renoncer ici aux
communes mesures.
Sur un ordre du G. Q. G., bas sur lpidmie de grippe,
les services de ravitaillement ont rquisitionn, le 10 octobre
1918, tout ce qui se trouvait [de rhum] tant dans les entrepts
de douane que dans les entrepts particuliers. Le 20 octobre, la
rquisition a t leve sur les stocks en entrepts particuliers,
cest--dire sur les stocks des ngociants en gros, et na t
maintenue que sur les stocks des entrepts de douane, cest--
dire sur les stocks des producteurs dans les ports Les ngo-
ciants en gros qui dtiennent des stocks dans les entrepts par-
ticuliers ont donc vu se raliser tout coup, leur profit,
laccaparement.
Ainsi, en quelques mots, laffaire est-elle expose : Jean
Galmot value 30 millions les bnfices raliss par les ngo-
ciants en gros qui labondante consommation ncessite par
lpidmie de grippe et, dautre part, limmobilisation des stocks
en douane vont permettre daugmenter le prix de lhectolitre de
600 francs 1 200 francs environ.

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Il faut maintenant rechercher, cest votre devoir, qui a
gagn ces 30 millions au minimum Il ressort de la faon la
plus nette, des dclarations de lhonorable rapporteur de la
Commission des Marchs, que je suis le bnficiaire de cette
opration. Voici maintenant la vrit. Jappartiens la catgorie
des producteurs, des importateurs en entrepts de douane. Le
jour o la rquisition a t applique, au dbut doctobre 1918,
je navais pas un litre de rhum en entrept particulier. Je mets
au dfi quiconque de dmentir cette prcision : du 10 octobre
1918 au 1
er
fvrier 1919 je nai pas eu un litre de rhum ma dis-
position. Je nai pas vendu ni livr un litre de rhum.

Et ici Jean Galmot passe lattaque : ces stocks de rhum en
douane sur lesquels a t maintenue la rquisition au bnfice
des stocks des entrepts particuliers, nauraient pas d tre tou-
chs, daprs la garantie de la Commission des rhums et sucres,
car ils taient le solde de la rcolte dont le 75 pour cent avait d-
j t rquisitionn aux colonies. En outre, ces rhums en douane
devraient tre pays par le ravitaillement sur une base de 600
650 francs lhectolitre, tandis que ceux se trouvant dj aux
mains des ngociants en gros auraient pu tre rquisitionns,
parce que de fabrication plus ancienne, sur une base de 300
400 francs lhectolitre.
Cela ne suffit pas au dput de la Guyane : il affirme que
jamais le G. Q. G., na ordonn cette rquisition, car les maga-
sins de larrire regorgeaient de rhum et que les seuls respon-
sables en sont les services du ravitaillement.
ce moment, la Chambre est branle : on commence
regarder avec attention cet homme grand et nigmatique qui se
dfend avec calme et nattaque pas pour le plaisir de riposter,
mais pour montrer ce que peut tre la clairvoyance dun com-
merant raliste. Les quelques rpliques du rapporteur ou du
prsident de la Commission des Marchs qui viennent inter-
rompre le discours de Jean Galmot, impatientent lAssemble.
56

Le dput de la Guyane va plus loin : il soulve, pour un
instant, le rideau et laisse voir ce qui se passe dans les coulisses.
Il dclare que cette affaire des rhums nest quune phase de
la lutte pour la possession du march mondial des grains, lutte
mene par le sous-secrtaire au ravitaillement Vil-grain, tour
tour contre son ministre, M. Victor Boret, et contre son ancien
alli, M. Louis Dreyfus

La rquisition mayant enlev la totalit de mon stock de
rhums, la totalit de mes marchandises, je me suis trouv, le
15 octobre, dans une situation financire inextricable , ainsi
continue le dput de la Guyane. Et il prouve que tous les im-
portateurs staient vus dans la mme situation, car les bons
de rquisition ntant pays qu date indtermine, parfois plus
de dix-huit mois aprs la livraison , il leur et t ardu de trou-
ver des accommodements avec leurs banquiers. Aussi une for-
mule daccord amiable propose par le Syndicat des Ports fut
accepte, la livraison de 50 000 hectolitres tout de suite
lIntendance, lIntendance nous rtrocdant, en France et aux
colonies, la marchandise quelle nous prenait . Et, comme les
tablissements Jean Galmot taient les seuls avoir
lorganisation technique et loutillage ncessaire pour recevoir
en onze mois les marchandises de lIntendance et les transpor-
ter en France, ils furent forcs de racheter tout le stock des
autres importateurs, seule condition pour que laccord amiable
pt seffectuer.
Tout le rapport de M. de Castellane, tous les dveloppe-
ments quil a apports ici, consistent vous dire : la suite de
la rquisition, M. Galmot a accapar le commerce des rhums.
Tous les tmoins viennent vous dclarer : Il ne peut tre
question daccaparement, puisque vous avez impos cette me-
sure M. Galmot.
M. LE RAPPORTEUR. Alors, vous naviez aucun int-
rt dans lopration ? Cest par amour pour vos coprestataires
que vous lavez faite ?
57

M. GALMOT. M. le Rapporteur me demande quel int-
rt jai eu faire cette opration. Je me trouvais dans la ncessi-
t de faire face des chances de 9 millions, alors que je
navais pas de marchandises et que je navais rien en contrepar-
tie. On ma prsent une proposition qui me permettait de fi-
nancer laffaire chez les banquiers. Je lai accepte, contraint et
forc.

Cinq cents dputs taient runis l, leurs regards conver-
geaient sur cet homme qui sexprimait avec la plus grande clart
et qui laissait percevoir dans son ton une humanit que lon ne
trouve pas, dordinaire, dans lexpos daffaires financires ou
commerciales. Ils taient venus l comme des juges investis
dun mandat prcis, et convaincus, initialement, de la culpabili-
t de cet homme. Et maintenant, troubls, mus, ils ne pou-
vaient sempcher daccueillir avec dsapprobation les interrup-
tions et les rpliques de MM. Stanislas de Castellane et Simyan.
Ltat sest trouv contraint de restituer sa marchan-
dise dans un dlai beaucoup plus court que celui quil avait pr-
vu, parce quil sest produit le grand vnement de lArmistice et
parce que nous retrouvons toujours la base lordre de rquisi-
tion du 10 octobre 1918, parce que lIntendance a d dire au mi-
nistre : Lorsque vous avez rquisitionn les rhums, mes maga-
sins en regorgeaient Le ministre du Ravitaillement, saisi des
dolances de lIntendance et des stations-magasins, na pas cru
devoir maintenir lapplication stricte de la livraison en onze
mois. Il a livr plus tt
Ces explications taient convaincantes : MM. Simyan et de
Castellane ne trouvaient rien leur opposer.
Ils senttrent. Et on entendit Jean Galmot parler encore
plus vivement :
ce moment je pensais avec anxit cette maison
que javais pass quinze ans de ma vie mettre debout. Javais
tant lutt, tant souffert sous les plus mauvais climats du monde.
58

Et je sentais quil y avait, derrire les attaques dont jtais
lobjet, une force mystrieuse, une manuvre dont je ne pouvais
connatre les dessous et qui menaait de faire seffondrer cet
difice que javais eu tant de mal construire. Savez-vous, mes-
sieurs, ce que reprsente, de labeur et de lutte, la cration dune
maison coloniale telle que celle que javais cre ? Jai quitt les
colonies depuis trs peu de temps et je connaissais mal et trs
peu le monde politique et le monde des affaires. Vous me dites :
Il y a eu corruption ; vous avez essay de corrompre, dacheter
les services du ravitaillement. Comment ? Dans quelles opra-
tions ? Jaurais achet ces services qui mont mis dans la posi-
tion critique, dsespre o je me suis trouv ? Je ne comprends
plus Monsieur de Castellane, au moment mme o le ministre
du Ravitaillement, M. Boret, saffirmait de pareille faon mon
complice, au dbut de mai 1919, pendant quil arrtait la vente
des rhums de lIntendance pour me permettre de faire une sp-
culation la hausse, ce moment, M. Boret dposait la plainte
qui a arrt net, tout coup, mon activit. Pour la premire fois
de ma vie, monsieur de Castellane, moi, qui ne suis quun ou-
vrier, dont les mains, je vous le jure, sont propres, jai eu r-
pondre, dans le cabinet dun juge dinstruction, dune accusa-
tion que je ne comprenais pas, qui ne reposait sur rien, sur au-
cun commencement de preuve. ce moment-l, jai ha de toute
ma haine cet homme dont on veut faire mon complice, car
ctait lui qui me menait la ruine et qui me dshonorait

La voix de cet homme, assourdie, pre, traverse lhmicycle
extraordinairement silencieux.
On entend des interruptions : Je me demande ce quon
nous veut exactement , prononce M. Marius Moutet. Cest
contre la chose juge , crie M. Marcel Habert, dans la direction
du prsident de la Commission des Marchs. LAssemble re-
fuse dentendre les explications de M. Simyan, prsident de la
Commission des Marchs.
59

Cest seulement dans une sance de nuit, que M. Simyan
peut sexpliquer, au milieu des protestations de lAssemble. Il
essaie, avec laide de M. de Castellane, de charger encore Jean
Galmot. Il tente des diversions, passe dun sujet lautre, mais
chaque occasion le dput de la Guyane lui oppose des faits pr-
cis, qui laissent son antagoniste pantois.
La sance se termine fort piteusement pour M. Simyan,
nous dit le Journal officiel.
M. LE PRSIDENT DE LA COMMISSION. Je voudrais
terminer
M. LE PROVOST DE LAUNAY. Oui, terminez et le plus
tt possible. Nous en avons assez !
M. CHARLES BERNARD. Ce sont des dbats lamen-
tables. (Applaudissements.)

Lordre du jour de M. Pierre Joly qui repousse nettement la
rsolution de la Commission des Marchs et confirme la con-
fiance de la Chambre dans les dcisions de la Justice, cet ordre
du jour qui jette bas tout ce quavaient ourdi M. Simyan et
M. de Castellane, est vot par 574 dputs sur 577, la presque
unanimit.
M. Simyan qui sobstinait, un dput, M. Levasseur, a
cri : Vous parlez toujours de Rhum. Et laffaire Cognacq ?
Le mot a fait rire. On la retrouv le lendemain dans tous les
comptes rendus. Il dfinit certains parlementaires : deux poids
et deux mesures. Il y avait belle lurette que M. Simyan ne parlait
plus de laffaire Cognacq

Ctait, somme toute, un triomphe pour Jean Galmot.
Mais il navait pas tout dit : il navait pas dcrit lnorme
prjudice que lui avait port lenqute judiciaire de mai 1919 ; il
60

navait pas rvl que, par suite de la rquisition de ses stocks
une poque de hausse, puis de la rtrocession htive une
poque de baisse, sa maison perdait, grce cette affaire,
1 592 340 francs, alors que MM. Mercier, de Castellane, et Si-
myan avaient conclu un bnfice de 15 30 millions !
Ctait l une chose quil ne fallait pas crier sur les toits : on
rattraperait cet argent, il sen tirerait
Nimporte, ctait la premire fissure dans le magnifique
difice quil avait bti. Et les temps taient proches o, en
France, et partout dans le monde, le rgne de la crise financire
et commerciale viendrait.
61

VII

BOIS DE ROSE. MISSION DE
PROPAGANDE. LA GUERRE.
LAGENCE RADIO. ACTIVIT
PARLEMENTAIRE. JOURNALISME.
LOTERIE NATIONALE. AVIATION.
La Commission des Marchs avait t cre au dbut de la
Lgislature du Bloc national, le 9 mars 1920, dans le but de
poursuivre sans piti tous les mercantis, les corrupteurs et les
fraudeurs. Elle avait 200 000 contrats de guerre examiner.
Sur ces 200 000 dossiers, elle na tudi fond quune seule af-
faire, cette affaire des rhums qui tait la seule peut-tre
navoir occasionn aucun dommage et aucun dbours ltat.
Quel a t par la suite le sort de cette Commission des Mar-
chs ? Elle sgare dans le nant Et quelques mois aprs
l affaire des rhums , une vacance stant produite dans le d-
partement de Sane-et-Loire, M. Simyan prsident de la Com-
mission des Marchs, renona son mandat de dput et se fit
lire snateur. Puis on perd ses traces dans le hall des pas per-
dus
Mais cette Commission avait tout de mme obtenu un r-
sultat. La Maison Jean Galmot, dj branle par les pertes su-
bies du fait de la rquisition des rhums, se voit atteinte par le
prjudice caus son chef par les campagnes de La Lanterne,
les perquisitions, les attaques politiques, loffensive mene
contre son crdit dans les banques
Dans le bel difice que Jean Galmot avait su construire,
cette grande maison, solidement btie, dont les fentres don-
62

naient sur tous les points de lhorizon entre lOrnoque,
lAmazone et les les des Antilles , quil dcrira matre Henri-
Robert dans la ddicace de Un mort vivait parmi nous une
fissure stait produite, la premire
Fissure secrte, videmment, quil sera facile de cacher au
public et quil pourra mme combler si on lui laisse quelque r-
pit, mais qui nira que slargissant
Quel est le commerant, lindustriel qui, ce moment, le
plus grave de laprs-guerre, na pas des difficults de trsore-
rie ? Ltat lui-mme, et peut-tre encore plus que les particu-
liers, est deux doigts de la faillite. Et la France nest pas le seul
pays en pleine crise.
Mais Jean Galmot nest pas homme se dcourager. Ces
embarras eh bien, raison de plus pour travailler.
Il multiplie son activit.

M. Pachot, au cours de ses visites au chteau de Montfort,
30, avenue des Champs-lyses et avenue Victor-Emmanuel III
(dans lappartement quhabitait Paris Jean Galmot et o il
avait tabli son bureau politique) na pas tout pris. Jai pu feuil-
leter durant quelques jours quantit de dossiers dont chacun est
une preuve de lactivit et de lintelligence du dput de la
Guyane

Je trouve, dans une lettre de lun des plus gros industriels
daujourdhui, deux faits qui se rapportent Jean Galmot et qui
me paraissent significatifs. Son audace ntait pas seulement
sportive, comme celle dun Alain Gerbault qui est parti de ce
mme port de Cannes, elle se double dun rsultat dordre pra-
tique : il tablit la liaison son entre les producteurs doutre-mer
et les industriels de la mtropole.

63

Pendant lt de 1909, un voilier charg de bois aroma-
tiques de la Guyane arrivait au port de Cannes, venant direc-
tement de Cayenne. Ctait un vnement sans prcdent pour
notre rgion des Alpes-Maritimes qui est le principal centre de
lindustrie de la parfumerie en France

Voil pour laudace de Jean Galmot ; et il ntait encore
quun tout petit commerant ses dbuts : mais on distingue
dj le conquistador

En quelques annes, la production dessence de bois de
rose, qui pendant trente ans avait t de 12 000 15 000 kilos
par an, monta 30 000, 60 000 et 90 000 kilos par an, grce
lactivit de Jean Galmot.

Et voil pour les rsultats quil savait obtenir
Cest la guerre seulement qui va commencer le rappro-
cher de Paris. Ses traverses de lOcan en cargo, en golette,
sont devenues lgendaires. En hiver 1914, ce planteur de la
Guyane sen vient en France pour essayer de contracter un en-
gagement volontaire. Ce dernier geste parfait sa silhouette. Ain-
si lhomme est complet.

plusieurs reprises, il essaiera, sans y parvenir, de se faire
engager. Ajourn en 1900, exempt en 1902, toutes ses tenta-
tives naboutissent rien. En 1915, la rforme n 2 vient mettre
un terme son obstination. Mais son insistance lui vaut dtre
charg par le Gouvernement de la Rpublique dune mission de
propagande et dinspection dans les tats de lAmrique cen-
trale. Mission bnvole, bien entendu, point subventionne : ce
ntait pas la premire fois que cela lui arrivait
64

Que va-t-il dcouvrir ?
Il constate que dans une des petites rpubliques amri-
caines lhomme qui fait fonction de consul de France est un d-
serteur. Un peu plus loin, le fonctionnaire qui reprsente en
pleine guerre notre Rpublique aurait son service une gouver-
nante allemande qui, en ralit, gouvernait la lgation. Dans
une colonie voisine de la ntre, le consul de France est un Alle-
mand, et, dans un pays neutre, ce consul est un Hollandais la
tte dune firme allemande , lisons-nous dans la plaidoirie de
matre Henri-Robert.
Comptez.
Cela fait quatre pots aux roses que Jean Galmot dcouvre.
Quatre nouveaux adversaires qui vont grossir larme des gens
pour qui cet homme est un danger public
Don Quichotte avait-il peur ? Prenait-il des prcautions
avant dattaquer les moulins vent ? Non, jamais. Son enthou-
siasme le faisait agir. Et quel sera le sort de Don Quichotte ?
Jai dit limportance du rle jou par Jean Galmot durant la
guerre dans le ravitaillement de la France.
Voil ce quil pensait de la guerre : Dans cette guerre
dusure, la question dargent prime la question des effectifs. La
victoire sera au groupement qui imposera ladversaire le der-
nier canon. Or les canons se fabriquent ou sachtent avec de
largent. Je prtends que la guerre finira du ct des Allis, avec
des armes de mercenaires. Tous les cerveaux et tous les bras
des Allis finiront par tre appliqus la fabrication des muni-
tions, et ce dernier mot sentend dans le sens le plus large, le bl
est munition au mme titre que lobus Si un cultivateur pro-
duit une valeur de cent francs de bl, si un mineur extrait pour
cent francs de minerai, il faut ramener ce cultivateur ou ce mi-
neur son chantier et le remplacer dans la tranche par un
mercenaire qui ne cotera au pays que la moiti ou le quart de
cette richesse , dit-il dans des notes prises durant un voyage en
Angleterre.
65

Aujourdhui, on emploie en France, tort et travers, ce
mot de politique raliste cr par Ratzel, le grand gographe
allemand. On entend par l dsigner la mentalit des hommes
daction qui ont le courage de penser et dagir en ligne droite, en
allant jusquau bout de leur ide. ct dun Jean Galmot nos
ralistes daujourdhui font pitre figure

Je voudrais essayer de montrer quelle a t lactivit de
Jean Galmot Paris, quand il vint sy fixer, la suite de la cra-
tion de la Maison Jean Galmot et de son lection la Chambre
des dputs.
Jai dj donn une liste, certainement incomplte, des
tablissements, comptoirs, usines, ateliers quil avait crs en
France, aux Colonies et ltranger. Sa fonderie dor notam-
ment, sise 14, rue de Montmorency, juste en face des tablisse-
ments de ses concurrents, les puissants seigneurs du monopole
des Raffineurs dOr, tmoigne de sa belle crnerie ainsi que
louverture dune usine pour traiter la gomme de balata et se li-
brer des conditions draconiennes faites par le Trust mondial
des caoutchoucs aux planteurs.

Les rsultats de sa mission au Centre-Amrique et le sen-
timent que la propagande franaise ltranger ntait pas la
hauteur des circonstances lamenrent constituer un consor-
tium de gros industriels, pour le compte desquels il racheta de
MM. Bazil Zaharoff et Henri Turot, quil avait connus par
lentremise de MM. Franois Coty et Aristide Briand, lAgence
Radio. On sait les services rendus la France pendant la guerre
et aprs larmistice par cette agence tlgraphique. Ce quon sait
moins, cest que Jean Galmot, au beau milieu des pourparlers,
fut abandonn par le consortium quil avait constitu et qui fut
dissous la suite dune campagne dintimidation alimente par
une grande agence dinformation. Si bien que Jean Galmot se
trouva dans lobligation de faire seul face aux engagements pris
66

vis--vis de MM. Zaharoff et Turot, engagements qui se mon-
taient plus de cinq millions

lu dput, Jean Galmot se distingua dans la politique aus-
si par son infatigable activit.
Il manifesta tout de suite son indpendance en ne
sinscrivant aucun parti. Il demeura toujours dans ce petit
groupe de sauvages que lon ne pouvait apprivoiser. Nan-
moins, on vit sa comptence abondamment utilise par la
Chambre du Bloc national. Il nest peut-tre pas inutile de mon-
trer la varit des questions auxquelles il prta son attention :
vice-prsident de la Commission de la Marine marchande et se-
crtaire de la Commission des colonies et protectorats, il fut
membre de la Commission des Transports ariens, du Comit
dAction rpublicaine aux Colonies franaises, du Conseil sup-
rieur des Colonies, du Groupe des Dputs coloniaux. Secrtaire
du Groupe de lAviation, il appartint galement au Groupe du
Tourisme et de lIndustrie htelire, au Groupe de Dfense du
Commerce extrieur et dAction franaise ltranger, au
Groupe de Dfense paysanne, au Groupe des Droits de la
Femme, au Groupe parlementaire de lOrganisation rgionale,
au Groupe de Dfense des Officiers ministriels, au Groupe de
la Protection des Finances publiques, lUnion coloniale fran-
aise, lInstitut colonial franais, au Conseil technique pour la
Guyane de la Ligue dExportation aux Colonies, et on le vit en-
core rapporteur pour la Chambre de lEmprunt tunisien,
membre fondateur de la Ligue franco-italienne, membre titu-
laire du Syndicat de la Presse coloniale, membre dhonneur de
lAssociation de la Presse parlementaire, et enfin, membre
dhonneur ou prsident dune quinzaine dautres uvres, soci-
ts, associations, alliances, unions et syndicats dinitiative, Pa-
ris, en Dordogne et aux Colonies.
Son activit politique ne fut jamais souterraine, car (et cela
ne fut pas tranger la tideur des sentiments queurent tou-
jours pour lui ses collgues) il aimait peu le Palais-Bourbon et
67

sa faune, et ne se cachait pas pour le dire. Il crivit donc beau-
coup dans Luvre, LInformation, La Dpche coloniale, Les
Annales coloniales, etc.
Un leitmotiv serpente le long de tous les articles quil fit pa-
ratre : la richesse des colonies, et en particulier de la Guyane,
le plus riche pays du monde et la plus ancienne de nos colo-
nies . Le peu qui reste la France de son grand empire colonial
en Amrique, il fait tout pour y intresser les gens, sacharne
expliquer que lavenir est l, que des richesses inpuisables sy
trouvent, et ses paroles sont celles dun homme daction plutt
que dun parlementaire.
Partir. tre libre. Navoir dautre matre que soi La
vie aux colonies est la plus grande cole dnergie et de cou-
rage Lorsquun homme est tent par le got de laventure, des
voix autour de lui disent :
Il est maintenant tabli quun jeune homme qui part
aux colonies est tar Les colonies appartiennent de grands
seigneurs fodaux qui nauront pour toi ni merci ni justice si
tu tentes de rsister, ils te casseront les reins.
Cest pour cela quil faut dire au jeune homme rsolu, que
la vie coloniale mrite dtre vcue. Cest une vie ardente Il
faut choisir : tre libre ou tre esclave. Mais quelles joies lorsque
le succs vient ! La vie nest froce pour vous que dans le mi-
lieu bourgeois qui vous oppresse. Si vous croyez la beaut, la
justice, la vie, tentez votre chance, allez-vous-en
Paroles dun homme jeune que la lutte enchantera tou-
jours

Se passionnant pour la recherche des moyens denrayer la
crise conomique dans laquelle se trouva la France au lende-
main de la guerre, il songea aussitt la Guyane.
ce propos il est bon de rappeler que, comme jadis Beau-
marchais, il eut lide (et dposa sur le bureau de la Chambre
68

une proposition de loi) dune Loterie nationale, qui permettait
de faire entrer dans les caisses de ltat six milliards par an.
Cette loterie aurait comport un montant de 500 millions de
lots annuels, et tait base sur une mission mensuelle de 45
millions de billets de 25 francs. On carta ce projet parce quon
le trouva immoral.
Sans se lasser, Jean Galmot continua exalter lor et les fo-
rts de la Guyane, prouvant que de l pourrait venir le salut in-
voqu et soffrant, dune manire toute dsintresse, pour or-
ganiser lexploitation de la Colonie au bnfice de la France.
Il montrait que pour la tractation demprunts ltranger,
la Guyane pourrait tre un gage sur lequel on devait compter.
tudiant de prs toutes les questions demprunts, aux colonies
et ltranger, au moyen des contacts frquents quil avait avec
des financiers anglais et amricains, il les stupfiait par sa com-
ptence, telle que celle des ministres responsables, Klotz, par
exemple, palissait ct Ils ne furent pas rares ceux qui pen-
saient ds cette poque quun homme pareil serait sa place
ladministration suprme de ltat.
Dtail noter : pour lexploitation intensive des trsors de
la fort guyanaise, Jean Galmot prconisait lusage davions et
hydravions, dont il avait dj fait lexprience.

Tout un chapitre serait crire sur Jean Galmot avia-
teur .
Faut-il rappeler quil avait cr, en Guyane, la premire
ligne rgulire de transports ariens, reliant Saint-Laurent-du-
Maroni et Cayenne lintrieur ? L o une pirogue mettait
soixante jours, lavion effectuait le trajet en deux heures. Des
hangars au fond de la fort, toute une installation ultra-
moderne prouvaient, une fois de plus, que cet homme ne crai-
gnait pas de bousculer les ides bien assises et dutiliser tout ce
que le progrs scientifique lui offrait La mort de Jean Galmot
69

a fait que de nouveau soixante jours sont ncessaires pour par-
courir un trajet quon accomplissait en avion en deux heures
Mais il navait pas born la Guyane sa propagande. Fr-
quemment il batailla pour quaux autres colonies franaises fus-
sent cres des lignes ariennes. Et en France mme, il organisa
un Tour de France arien, avec ses propres appareils (le Jean-
Galmot N 1, le Jean-Galmot N 2), qui lui valut une grande
popularit. Sa tmrit tait extrme. On le vit aller se poser,
avec son avion, Montfort, arrivant en triomphateur aprs son
lection en Guyane Atterrissage sur un terrain impossible,
quil parvint raliser contre toute logique. Comment aurait-il
pu ne pas cder au dsir de rentrer au pays natal dune manire
aussi miraculeuse ?
Homme aux yeux denfant, Don Quichotte : il y avait du
bluff chez lui. Le bluff est-il incompatible avec le ralisme ?
un certain degr, il devient de lhrosme, une manire
daction suprieure. Citons une lettre de M. Dick Farman, cons-
tructeur des avions Jean-Galmot :

Je ne puis donc quinsister nouveau pour que vous pre-
niez toutes les prcautions pour viter un accident et recom-
mandiez lextrme prudence votre pilote de faon viter
un incident ou un accident que nous dplorerions normment.
Surtout pour vous, Monsieur Galmot, qui avez entrepris
dinnover le tourisme arien. Peut-tre puis-je galement vous
faire le mme reproche davoir un excs de confiance et de pen-
ser que laviation est arrive au mme degr de scurit quun
voyage ordinaire en automobile

Cest toujours le mme homme, celui qui amenait Cannes
une golette charge de bois de rose de Guyane, qui ouvrait ses
tablissements juste en face de ceux de ses concurrents, qui
continuera aller au-devant de tous les dangers, qui aime la vie
70

dans toutes ses manifestations, par amour de laction et par
got du risque.

Ayant remport la premire manche contre ses adversaires,
Jean Galmot se remet au travail. Au milieu de ses multiples oc-
cupations dordre parlementaire, technique, journalistique ou
financier, rien ne vient le distraire de sa principale proccupa-
tion : il faut que la Maison Jean Galmot se tire des difficults o
elle se trouve.
Il faut regagner le terrain perdu.
Lheure est grave.
Car les affaires ne sont pas les affaires.
71

VIII

LES AFFAIRES NE SONT PAS LES
AFFAIRES
Non, les affaires ne sont pas les affaires.
Deux ordonnances de non-lieu avaient clos, deux re-
prises, les instructions judiciaires ouvertes contre Jean Galmot.
Le 16 fvrier 1921, par 574 voix contre 3, la Chambre avait
montr quelle estimait inutile de donner une suite aux accusa-
tions lances contre Jean Galmot par MM. Simyan, Mercier, de
Castellane, par La Lanterne, et par ceux qui taient derrire.
Mais la meute ntait pas contente : elle voulait la peau de
lhomme

Dans les papiers laisss par Jean Galmot et que jai pu
feuilleter durant quelques heures, jai pu lire une note, quil dut
crire lpoque de sa dbcle, et qui garde un accent path-
tique dans son objectivit mme. Voulant souligner les ardentes
rsistances qui accueillirent, leur origine, les plus grandes en-
treprises coloniales, Jean Galmot rappelle quelques dclarations
faites loccasion du lancement des actions de la Compagnie
universelle du Canal de Suez, en 1858, actions qui ont fait par la
suite la fortune de ceux qui les souscrivirent : Tentatives
descroquerie , affirme Lord Palmerston la Chambre des
communes ; Vol manifeste, canal impossible , crit le Globe,
journal officieux ; cest creuser des trous dans le sable, dans
un pays o la terre elle-mme na pas de solidit ! dit le Times,
et le Daily News : Les romanciers les plus extravagants sont
des enfants compars au charlatan qui essaie de convaincre son
72

auditoire que 250 Europens malades et 600 Arabes enrls de
force accompliront cette uvre stupfiante du canal de Suez,
sans argent, sans eau et sans pierre.
On voit aujourdhui une statue de Ferdinand de Lesseps
lentre du canal.
Et Panama ? Les scandales, la prison et le dshonneur pour
le vieil homme qui jugeait les grands de ce monde leur valeur !

La fort de chnes-liges qui pousse sur les 400 locomo-
tives abandonnes par lentreprise franaise.
Cadavres vivants.
Le palmier greff dans la banne dune grue charge
dorchides.
Les canons dAspinwall rongs par les toucans.
La drague aux tortues.
Les pumas qui nichent dans le gazomtre dfonc.
Les cluses perfores par les poissons-scie.
La tuyauterie des pompes bouche par une colonie
diguanes

Voil le Panama, le Panama de Lesseps.
Ces vers que jai crits en 1912, sur les rives des chantiers
alors abandonns, ne sadaptent-ils pas aussi aux tablisse-
ments, comptoirs, usines, avions, bureaux, ateliers de la Maison
Jean Galmot, au lendemain de sa ruine ?
Non, les affaires ne sont pas les affaires.
73

Cette affaire des rhums ! Jean Galmot lavait gagne de
haute lutte. Pourtant, tout vient de l.
La premire fissure.
On avait beau la cacher, la masquer : elle slargissait.

Premier trimestre de 1921.
La crise, partout, dans le monde entier.
Ds le dbut de 1920, au Japon, les premiers craquements.
Vers la fin de lanne, la paralysie sest communique aux prin-
cipaux organes de la vie industrielle aux tats-Unis, puis en An-
gleterre, ensuite, simultanment, en France et en Italie.
Le proltariat italien, affam, sempare des usines.
En Angleterre, des centaines de mille de livres sterling sont
distribues sous forme de secours aux 2 600 000 chmeurs
(contre une moyenne de 110 000 chmeurs au cours des dix
dernires annes).
Aux tats-Unis, 2 500 000 chmeurs (contre 65 000 en
1913). Les autorits poursuivent les accapareurs.
En France, on multiplie les droits de douane, on rduit les
salaires, on truque les budgets. Le Boche paiera. Cest la
formule.
Faillites dclares en Angleterre : 2 286 en 1920, 5 640 en
1921, contre 560, moyenne davant la guerre ; aux tats-Unis :
le montant des faillites en 1921 atteint le milliard de dollars,
contre 180 millions, moyenne des dix annes qui ont prcd la
guerre.
En France, on ne publie pas de statistiques sur les faillites
Les banques tremblent. Leurs fondations sont branles.
Elles essaient de faire flche de tout bois. Rappelez-vous les 400
74

plaignants dans laffaire de la Socit centrale des Banques de
Province, laffaire de la Banque Industrielle de Chine, etc.

Premier trimestre 1921.
La fissure sest largie. Jean Galmot risque dtre entran
dans la dbcle gnrale. Il suffirait davoir confiance en lui.
Cest le moment quon choisit pour porter Jean Galmot
les attaques les plus violentes.
Un capitaine dindustrie, un grand homme daffaires, un
btisseur. Il a derrire lui des mines dor, les forts de balata et
de bois de rose, le caf, le cacao, le rhum. Il a derrire lui de la
richesse. La crise ne peut pas labattre, nest-ce pas ? Il peut tre
un sauveur. Il peut aider le commerce et lindustrie se tirer du
marasme. Il suffit de ltayer, davoir confiance en lui
Eh bien, non !
Les affaires ne sont pas les affaires.
Cest le moment de le couler : sil sen tire, nous sommes
tous foutus.

M. Galmot obtint, le 12 mars 1921, du tribunal de com-
merce de la Seine son admission au bnfice transactionnel de
ses crances. Le 16 mars, la Socit centrale des Banques de
Province porte plainte ; le 17 mars, lexpert Pinta est dsign ;
le 18, M. Pinta arrive Bordeaux ; le 23, il en revient et dpose
son rapport le lendemain ; le 25, la Socit centrale des
Banques de Province renouvelle sa plainte ; le 29, le rapport du
procureur gnral tendant la leve de limmunit parlemen-
taire ; le 30, la demande est dpose sur le bureau de la
Chambre ; le 31, limmunit est leve ; le 1
er
avril a lieu
larrestation. Jamais de mmoire parlementaire on ntait all
si vite en besogne.
75


Voil ce que dit un journal au lendemain de larrestation de
Jean Galmot.
Son frre Henry, car, hlas ! larrestation de Jean Galmot
nest pas un poisson du premier avril, lui crit, ce 1
er
avril, dix
heures du soir :

Tes ennemis qui te traquent depuis deux ans et qui ont si
souvent annonc quils auraient ta peau ne tauront pas si
tu le veux, si tu veux rester fort et courageux, malgr les men-
songes, les calomnies, les ignominies quils ont accumuls
Nous connaissons ta vie, et aussi le grand crime, le seul quon
puisse te reprocher, et pour lequel je tai quelquefois grond :
ton excessive bont. Mais il ne faut plus tre bon

Lui, il sourit. Il sait lutter et il a confiance. Ses lettres aux
siens respirent la force et le courage.
Jai confiance dans la Justice de mon pays Jai deman-
d des juges, jattends leur dcision , proclame-t-il.
Et cet homme a pu se croire un roi de Paris ! Roi de la
Jungle , oui. Car la jungle, il la connat, il y a vcu. Il y a appris
faire face lattaque.
Se croit-il donc encore dans la jungle ? Paris, on
nattaque jamais de face.

Non, les affaires ne sont pas les affaires.
Deux ordonnances de non-lieu avaient mis un terme, quon
et cru dfinitif, cette affaire des rhums .
76

Nanmoins, peu de jours aprs la sance de la Chambre qui
avait marqu la victoire de Jean Galmot, une troisime instruc-
tion est ouverte, toujours sur cette affaire.
Or, quand quelques semaines aprs, la plainte de la Socit
centrale des Banques de Province viendra frapper Jean Galmot,
cette troisime instruction sur l affaire des rhums sera
abandonne. Et on nen reparlera plus.
Est-ce clair ?

Dans le rapport de lexpert Pinta qui fut soumis la
Chambre des dputs le 31 mars 1921, laffaire Galmot-Socit
des Banques de Province est rsume de la manire suivante :

M. Jean Galmot, qui avait gagn beaucoup dargent pen-
dant la guerre, a vu sa situation compromise par la baisse de
prix des rhums. Pour soutenir son crdit branl, il sest livr
une circulation deffets quil a fait accepter par son entourage,
mais pour les escompter il a du offrir des garanties sur ses
marchandises. Il en avait une grande quantit, non seulement
Bordeaux, mais encore au Havre et Nantes. Cest la cause
des warrants quil a transfrs dans les conditions que lon sait.
Mais quelle est la valeur juridique de ces warrants ? Ont-ils pu
crer au profit de ceux qui en sont nantis, le privilge attach
au gage rgulirement constitu ? Cest une question dont la
juridiction commerciale sera vraisemblablement saisie Or,
pour quil y ait gage, il faut que le dbiteur se dessaisisse de la
chose au profit du crancier. M. Galmot ne la jamais fait :
mais son crancier ne le lui a jamais demand Il y avait
donc, tout au plus, promesse dun gage, mais non gage effectif.

Warrant : Rcpiss dune marchandise dpose dans
des docks ou magasins spciaux et ngociable comme une
lettre de change , lit-on dans le Petit Larousse
77


Quest-ce donc que la Socit centrale des Banques de Pro-
vince ? Elle vient de changer de directeurs et dadministrateurs,
stant trouve deux doigts de la faillite, par la faute de la
crise. Le nouveau comit de direction a sa tte M. Exbrayat,
lun des plus srieux adversaires de M. Victor Boret, dans le
conflit qui mit aux prises ce dernier avec lancien sous-
secrtaire au Ravitaillement, M. Vilgrain
Depuis longtemps la Socit des Banques de Province est
en rapports daffaires avec Jean Galmot. Au cours des dbats du
procs, il rsultera que durant les trois dernires annes la So-
cit des Banques de Province a gagn environ 4 millions la
suite des oprations financires avec la Maison Jean Galmot. Il
rsultera galement que le chef des services documentaires de la
Socit des Banques de Province dirigeait les services documen-
taires de la Maison Jean Galmot, et que les traits liant ces deux
firmes taient de vritables traits dassociation : la banque
fixant le prix de vente des marchandises de la Maison Galmot et
en encaissant le montant.
Or, on parle dune vaste escroquerie portant sur une
somme de 23 millions ; cest du moins ce que rclame la Socit
des Banques de Province.
En dpit du rglement transactionnel accord le 13 mars
par le tribunal de commerce de la Seine Jean Galmot, la nou-
velle direction de la Socit des Banques de Province a port
plainte.
Ce nest dailleurs pas la seule. M. Auguste Ravaud, ancien
secrtaire de M. Vilgrain, courtier en marchandises, en relations
daffaires avec la Maison Jean Galmot rclame 370 000 francs.
Il est vrai que Jean Galmot dposera aussitt une plainte contre
lui, en dtournement dune somme de 130 000 francs.
La Socit centrale des Banques de Province, M. Ravaud :
voil les deux plaintes qui vont tout dclencher.
78

Le 30 mars, Jean Galmot, au retour dun voyage daffaires
ltranger, apprend quune demande de leve de limmunit
parlementaire dirige contre lui va tre dpose au bureau de la
Chambre. Un accs de paludisme lavait clou au lit ; nan-
moins, le lendemain, grelottant de fivre, il va assister la
sance. M. de Moro-Giafferi, rapporteur, donne lavis favorable
de la commission charge dexaminer les demandes de pour-
suites contre Jean Galmot. Il tient ajouter : M. Galmot, qui
est prsent cette sance, nous a dclar quil sassociait la
demande faite et que, dsireux de se dfendre efficacement de-
vant la Justice, il demandait la Chambre de lever limmunit
parlementaire dans le double esprit que lgalit de tous les ci-
toyens devant la loi ne doit pas souffrir dexception et que le
meilleur moyen dtablir son innocence est den rpondre. (Ap-
plaudissements.)
Les quelques mots que pronona Jean Galmot confirm-
rent. Il y a encore des juges en France , terminait-il.
Don Quichotte, toujours Don Quichotte.
Il y a des juges en France, cest un fait

Ce que lhistoire ne raconte pas, cest quun dput socia-
liste connu pour sa crnerie, lune des fortes ttes de
lAssemble, avait propos ce mme jour Jean Galmot : Con-
sentez vous dfendre, prononcez seulement le nom de vos ad-
versaires, et je parlerai, je rvlerai que le gouvernement, en
sattaquant vous, ne fait que couvrir vos adversaires qui sont
eux-mmes sous le coup daccusations bien plus srieuses
On aurait ainsi assist une deuxime version de la discussion
sur l affaire des rhums
Mais Jean Galmot croyait la justice de son pays :
Il refusa.

79

Il tait Jean Galmot, dput de la Guyane, un homme qui
offrait de la surface, le chef de lune des plus opulentes firmes
commerciales de France.
Non. Il ntait quun misrable escroc, un bandit dont il fal-
lait sassurer cote que cote.
Le lendemain matin, sept heures, il tait arrt.

On croit rver.
La proposition de rsolution concluant la leve de
limmunit parlementaire a t vote le 31 mars, sept heures
du soir. La sance suivante ne devant avoir lieu que le 12 avril,
le procs-verbal de la sance du 31 mars, et par consquent le
texte authentique de la dcision de la Chambre na pu tre pr-
sent au garde des Sceaux quaprs cette date du 12 avril.
Mais M. Bonnevay, ministre de la Justice, a fait arrter
Jean Galmot le 1
er
avril, sept heures du matin, en contresens
avec le texte de larticle du Code pnal.
Pourquoi ?
On me dit quun minent professeur, doyen de la facult de
droit de Bordeaux, cite habituellement dans son cours, comme
un exemple typique darrestation arbitraire, celle de Jean Gal-
mot. Matre Henri-Robert, dautres, ont protest contre cet acte.
Mais Jean Galmot croit la justice de son pays

Pour le rcompenser, la Sant, on le met au secret le plus
absolu, dans une cellule o se trouve une paillasse dont il nose
sapprocher et de magnifiques rats dgout. Toutes les deux
heures une ronde vient vrifier si ce criminel dangereux est tou-
jours l. Il a 39 de fivre. Il continuera souffrir. On ne le tire-
ra de cette cellule quau bout de soixante jours
80

Qua-t-il donc fait, ce Jean Galmot ?
Deux annes aprs, les plaintes de la Socit centrale des
Banques de Province et de M. Ravaud, dsintresss, seront re-
tires. Les chiffres indiqus auront t, au pralable, considra-
blement rduits. La bonne foi de Jean Galmot sera admise par
les deux plaignants. Les cranciers, runis au tribunal de com-
merce, le 20 avril, slveront, lunanimit, contre lattitude
de ces banquiers, associs de linculp, qui pour essayer en vain
de gagner du temps, ont port des plaintes qui sont un dfi au
bon sens et la justice et qui ont obtenu des mesures dont les
premires victimes se trouvent tre les actionnaires dont ils
avaient le devoir de dfendre les intrts . Et matre Henri-
Robert, dans sa plaidoirie, parlant au dirigeant de la Socit des
Banques de Province, ironisera son tour contre ce capitaine
qui sauve le navire en dtresse en jetant leau une partie des
marchandises de la cargaison, ce qui est peut-tre un singulier
moyen de procurer des avantages aux actionnaires

Oui, il y a des juges en France ; mais ils sont lents, lents,
lents
Autant ils auront t presss denfermer dans un cachot le
pilote dune grosse firme qui va aller la drive, autant ils se-
ront lents lui accorder la libert provisoire
Et, comme devait le rappeler Jean Galmot dans sa cellule,
le criminel tient le civil en tat, selon le vieil adage judiciaire.
81

IX

UN HOMME LIBRE
Sur lordre du garde des Sceaux, le 8 juillet 1901, le procu-
reur de la Rpublique Bulot lance une circulaire o il est dit
qu en matire de correctionnelle, tout individu ayant un foyer,
ou une profession stable ne devra tre plac
quexceptionnellement sous mandat de dpt. En matire cri-
minelle, si sa dtention prventive est indispensable, cest une
erreur de penser quelle simpose toujours. Le mandat de dpt
ne doit tre dcern quen cas de ncessit absolue Le
13 janvier 1920, une nouvelle circulaire vient le rappeler avec
svrit et le 15 mars 1922, M. Scherdlin, procureur de la Rpu-
blique, revient la charge en ajoutant que la libert provisoire
doit rester la rgle, et les dtentions prventives lexception .
Faut-il rappeler enfin les rcentes dclarations de M. Raoul P-
ret, garde des Sceaux ?
Cependant, le 1
er
avril 1921, Jean Galmot, dput de la
Guyane, est enferm la Sant, au secret le plus absolu, dans
une cellule digne des pays les plus barbares. On lui a tout retir,
ses bretelles, sa cravate, son faux col, ses crayons mme : on ne
lui laisse que son rasoir
Le voil donc nez nez avec son rasoir.
Jean Galmot connat ses auteurs, et voil que son humour
ressuscite.
Durant la retraite de Russie, Stendhal, mticuleusement,
faisait fondre chaque matin un peu de glace et se rasait avec at-
tention. Cela valait mieux que de perdre la tte et crever de d-
sespoir. Ainsi quand toutes les deux heures une ronde vient je-
ter, travers le guichet, un coup dil dans la cellule de Jean
82

Galmot, on a la surprise de le voir en train de se raser, mthodi-
quement, avec de longs regards narquois
Enfin, il se sent libre.
Enferm dans un cachot de trois mtres sur deux, avec
dans un coin un trou dgout do surgissent dnormes rats
tourments par la faim, malade, fivreux, gel, seul, tout seul, il
est enfin libre.
Ce rasoir a le fait rire, et il rit. Tout seul.
Ce nest pas la premire fois quil rpond par un rire
dhomme libre aux petits traquenards que lui posent ses enne-
mis

Il se le rappelle maintenant : depuis trois jours, six agents
aux fortes moustaches tournaient autour de son domicile, inter-
rogeant les concierges, les voisins, parlant mots couverts de
larrestation prochaine ; nest-ce pas, sil avait fui, quelle preuve
magnifique contre lui !

Durant ces trois ou quatre derniers jours avant le 1
er
avril,
que de pripties ! Les trahisons ont commenc : il en est de
magnifiques, telle que celle de cet ami de quinze ans, pote sans
talent que Galmot a nourri et protg, et qui na pas attendu
larrestation pour aller qumander de largent chez les adver-
saires du dput de la Guyane Il ira grossir larme des
matres chanteurs, mais il se trouvera dans la presse des gens
pour le dmasquer. O a-t-il pu chouer ?
Mais ce nest ni de lui que Galmot veut se souvenir, ni des
journalistes, notoires ou inconnus, qui sont venus lui proposer
toute sorte de petits marchs contre paiement de sommes va-
riant entre 300 000 francs et cent sous
83

Non, la pense de Jean Galmot oublie cela. Il est libre
maintenant. Certains petits dtails lui tiennent au cur. Cette
concierge dun immeuble voisin qui deux jours avant son arres-
tation lui a adress une lettre si pitoyable et qui il a fait tenir
trois cents francs avant de suivre ces messieurs de la police
Pourvu que ses ennemis nen aient rien su : ils porteraient
plainte pour dissipation
Et ce Georges Anquetil, qui sest prsent comme tant de
ses confrres, et qui est venu lui parler dune manire tout im-
prvue : Vous avez certainement des documents, donnez-les-
moi. Jai un journal, de largent : jattaque Drle dhomme, il
vaut probablement mieux que les autres, malgr sa mauvaise
renomme
Et ceux qui ne lont pas abandonn, qui nont pas craint de
lui crire avec amiti et confiance : un ancien gouverneur de la
Guyane, quelques financiers trangers, deux ou trois littra-
teurs ; et un nombre considrable de Guyanais :

Je me fais lcho du comit du Maroni dont je faisais par-
tie pour vous crier : Sursum corda. De ces preuves qui vous
sont si tratreusement infliges, sortira encore plus rayonnante
la gloire que nous vous avons attribue en 1919. (Date du
2 avril 1921.)

Jai pu hsiter, mon retour de Guyane, aller vous voir,
alors que vous tiez au pinacle. Ce nest pas en ce moment que
vous tes attaqu, dnigr par une campagne politique et
commerciale inoue que je songerai rester indiffrent. (Date
du 6 avril 1921.)

Si vous croyez que le concours, mme modeste, dun vieux
Guyanais, qui a connu lui aussi les luttes et la brousse, puisse
84

vous tre de quelque utilit, nhsitez pas. Je serai enchant de
pouvoir vous lapporter. (Date du 6 avril 1921.)
Ils lui crivent comme ils parlent, avec une emphase nave
qui meut

Il a bien fallu lui donner de quoi crire, le laisser visiter par
ses amis, par son avocat Quil est fort, quil est solide, ce ma-
lade qui ne tient pas debout, dont les yeux luisent de fivre. Au-
cune privation ne lmeut : il attend ses juges.
Je suis comme un oiseau sauvage dans une cage. Je serre
bien un peu les griffes, parfois Mais cela ne dure pas Main-
tenant jattends que la cage souvre , crit-il le 16 avril un ami
fidle. Il ma t permis de sortir aujourdhui. Je suis rentr
un peu ivre. Mais maintenant les voiles qui tapissent mon ca-
chot sont plus noirs, et la Prsence invisible maccable. Il y a sur
le sol les traces des hommes qui ont souffert ici avant moi ; et,
sur les murs qui tremblent, passent des images tortures de for-
ats. Il y a aussi des voix livides et froides qui sagitent dans la
nuit Un jour, peut-tre, pourrons-nous faire ensemble le beau
voyage que jai commenc en 1905 et qui me hante comme une
douloureuse nostalgie. Quest-ce que la tourmente actuelle, que
sont ces cris et cette pauvre agitation puisquil y a l-bas la lu-
mire, la vie, le rve ? Et ces hommes orgueilleux, trs beaux,
trs purs crit-il un autre ami, le 24 avril.
Paroles dhomme libre : bien plus libre au fond de son ca-
chot que tous ces politiciens, financiers, anciens ministres, pro-
cureurs, journalistes, fonds de pouvoir, potes sans talent et
gros ngociants qui gouvernent le pays.

Mais il a des griffes, Galmot. Il ne se rend pas. Ses lettres
aux amis sortent en cachette de la Sant. Il compte les jours.
Trois semaines aprs larrestation, la suite de ses protestations
85

ritres et de celles de matre Henri-Robert, son dfenseur, il a
bien fallu boucher le trou dgout et lui donner un matelas.
On ne lui pargne aucune humiliation : amen son bu-
reau des Champs-lyses, sur la demande du liquidateur judi-
ciaire, les deux inspecteurs de police qui lencadrent ont honte
de lui passer les menottes comme on le leur a ordonn. Cet
homme est malade, il descend de taxi, il na qu traverser le
trottoir
Mais les reporters, les photographes sont l, la foule le re-
connat On lui passe tout de mme les menottes
Jean Galmot se sent fort, fort, fort. Fort comme il ne la ja-
mais t. Il ne sabandonne pas. Il prpare sa dfense. Il docu-
mente son avocat. Comme on ne lui communique aucun dos-
sier, il rpond au juge dinstruction qui se plaint qu aucun
moment il (Galmot) na pu donner de justifications en rponse
aux accusations dont il fait lobjet :
Accabl sous un chaos de chiffres, priv de tous moyens
dinvestigation, spar des collaborateurs qui, seuls, connais-
sent la situation de mes magasins et de mes oprations comp-
tables, jai d rpondre avec le seul concours de ma mmoire
mes accusateurs, mes associs dhier, qui disposaient non seu-
lement de leur libert, mais de leur documentation complte. Le
Ciel maurait-il donn une mmoire surhumaine pour me re-
connatre dans ce ddale de chiffres et de dates portant sur des
centaines doprations, comment pourrai-je rpondre vos
questions concernant les comptes et les transactions tablies
mon insu par les chefs de service dont je suis spar ?
En dpit de la fermet de sa dfense, on fournit de longues
informations tendancieuses aux journaux (quelques mois plus
tard, laffaire Vilgrain, linstruction contre la Banque indus-
trielle de Chine, ne seront racontes quen une dizaine de lignes
pleines de tact). Galmot sent bien que lon cherche sa perte, et
surtout celle de sa maison. Mais il ne se dcourage pas et ne
manque pas une occasion pour protester vhmentement
86


Le 25 avril 1921, premire demande de mise en libert pro-
visoire. On ne la lui accordera quaprs neuf mois, dont plu-
sieurs passs dans une maison de sant, o il a bien fallu
lemporter.
Pour obtenir cette chose si simple du transfert de ce mar-
tyr, de ce grand et noble Franais dans une maison de sant ,
dira plus tard matre Henri-Robert dans sa plaidoirie, jamais
vous ne saurez les obstacles que la dfense a eus surmonter, et
je ne dirai pas les embches, car je ne veux employer que des
mots exacts les difficults quelle a rencontres sur sa route.
En dpit dun filtrage svre, il y a des choses quon ne par-
vient pas cacher. Nous ne sommes tous quen tat de libert
provisoire. Nous vivons une poque et dans un pays o per-
sonne dsormais nest sr, si innocent soit-il, de ne pas coucher
au Dpt le soir mme. Voici le titre dun ditorial du Petit
Bleu qui reflte lindignation de lopinion publique.

Mais quest-ce que tout cela ? Au fond, rien.
Aprs vingt jours de prison, on a autoris Galmot recevoir
quelques livres ; plus tard, crire. Il crit au juge dinstruction,
M. Adrien Genty, au procureur de la Rpublique, au prsident
de la chambre des mises en accusation, au ministre de la Jus-
tice, au prsident de la Chambre des dputs, au prsident du
Conseil, au prsident de la Rpublique
Mais tout cela cest le pass : Galmot, je lai dit, est toujours
tourn vers lavenir. Il crit autre chose.
Il achve Un mort vivait parmi nous Il esquisse La
Double Existence, ce livre mystrieux et dangereux, dont on ne
devait jamais retrouver les traces
La fort, lair libre, la vie intense, lamour et la mort, tout
cela remplit son cachot. Car il ne faut pas oublier une chose :
87

Jean Galmot est un romancier, un crivain de premier ordre.
On peut hsiter entre Quelle trange histoire et Un mort vi-
vait parmi nous, livres dune belle densit, grands pomes en
prose qui montrent limportance qua tenue, dans la vie de Jean
Galmot, lunivers mystrieux du rve et de lamour et de
linitiation occulte.
Il me serait facile de citer des extraits de presse logieux de
MM. Paul Souday, Abel Hermant, Jean-Jacques Brousson, etc.
Quelle trange histoire fut salue par la critique comme une r-
vlation. Un mort vivait parmi nous, publi quand Galmot tait
encore sous le coup daccusations cruelles, rencontra un accueil
moins fervent, comme il fallait sy attendre. Nanmoins, ne
faut-il pas rappeler le mot de Lucien Descaves, directeur litt-
raire du Journal, qui, en pleine conspiration du silence, scria
narquoisement, dans un groupe de confrres : Messieurs, on
pourrait peut-tre parler de Jean Galmot, aujourdhui quil est
ruin ?
Il y a dans ces deux livres touffus et remplis de lyrisme une
originalit certaine : on pense un Stevenson ou un Kipling
franais. Jean Galmot crivain ne doit rien personne : il a tout
tir de son cur et de sa vie aventureuse

Jai eu le bonheur de retrouver une page de la Prface de
La Double Existence.

La voici :

Je nai pas pour objet, en crivant ce rcit, dinstruire le
public. Que peut-on enseigner ? Dnoncer les crimes de largent
est une gageure dans un pays soumis une oligarchie finan-
cire qui appartiennent toutes les forces agissantes : la jus-
tice, la presse.
88

Que peut-on attendre dun peuple domestiqu ? Lesprit ne
connat dautre nourriture que les journaux de nos matres.
Jcris ce livre pour mon fils qui jai essay dapprendre
la haine du mensonge et de lobissance. Jcris aussi pour ceux
qui, plus tard, voudront connatre lhistoire de ces temps cor-
rompus.
Les faits que je raconte ici sont sans importance. Cest
lhistoire dun crime semblable tant de crimes.

Je le rpte : on na jamais retrouv le manuscrit de ce
livre, que Jean Galmot avait achev bien avant sa mort.
Oui, Jean Galmot a toujours ses griffes.
Trois mdecins lgistes ont tabli quil a une grave lsion
lintestin, ce qui met sa vie en danger. Mais on ne le sort pas en-
core de son cachot.

Il me reste encore assez de force pour venir vous dire,
crit-il firement au garde des Sceaux, M. Bonnevay, que je ne
veux ni de votre piti ni de votre indulgence. Si la mesure que
vous allez prendre est une faveur, je nen veux pas. Si je dois
vous avoir la moindre gratitude du geste que vous allez faire,
je nen veux pas. Il nest pas un jour de ma vie, depuis que je
suis entr dans la bataille pour lexistence, o je nai combattu
les hommes de votre parti et de votre caste. Jai hrit cette
haine de mon pre, du pre de mon pre, et de plus de vingt
gnrations daeux rvolts contre leurs oppresseurs Cest la
certitude absolue de la victoire finale qui ma donn le courage
de rsister jusquici. Et je rsisterai encore parce quil y a dans
un village du Prigord une femme trs vieille, trs pauvre, qui
prie chaque heure du jour pour son fils, parce que ma femme
et mon fils, et des milliers de compagnons de travail ont con-
fiance en moi et mont soutenu de leur ardente affection. Pour
eux, pour ceux que jaime, pour moi-mme, pour mon pass o
89

il ny a pas une dfaillance, pas un jour sans labeur, je nai pas
le droit daccepter une faveur de vous.

Il y a eu quelques sourires de femmes dans lexistence de
cet homme.
Depuis, tant dannes ont pass
On lui a enfin permis daller dans une maison de sant,
toujours escort de ses deux inspecteurs (quil paie de sa poche).
Mais Galmot les a apprivoiss, grce son trange pouvoir de
sduction. Aussi voit-on, quand on va lui rendre visite dans la
maison de sant de la rue Ribra, ses deux gardes du corps aux
petits soins pour lui : lun tape la machine crire le manus-
crit dUn mort vivait parmi nous, qui va partir chez lditeur, et
lautre va chercher du bois Le soir, Galmot leur raconte,
comme des gosses, ses souvenirs de la brousse
Un jour, une des surs de Galmot, ancienne religieuse, ar-
rive. Elle a quitt sa province pour venir soigner son grand ,
pour soccuper de ses chemises, de ses chaussettes Elle a ren-
contr une visiteuse, qui la salue humblement. Et Jean lui con-
fie que cette mettons, Jeanne-Marie une femme quil avait
aime, tait venue pour lui offrir les bijoux quil lui avait donns
autrefois
Et Galmot se souvient
Jeanne-Marie.
Ctait une petite marchande de journaux. Quand il reve-
nait de Guyane, il passait toujours devant son kiosque, bavarder
un instant. Un jour, il avait pens elle, il lui avait rapport de
l-bas quelques plumes daigrettes et un colibri dessch. Mais
Jeanne-Marie avait disparu
Puis, un soir, Galmot, qui aimait se perdre parmi la foule,
lavait retrouve la foire du Trne. Elle tait la matresse dun
lutteur. Un riche fabricant dautomobiles la protgeait. On ne vit
90

pas impunment des annes et des annes ct des bagnards.
Lhoroscope de Galmot nous la dit : Le got pour la bohme
et les natures originales. Peut-tre Jeanne-Marie lui rappelait-
elle Nice, et cette Redoute rouge dont elle et pu tre un per-
sonnage Depuis, avait t un grand dlassement pour
lhomme riche, pour le dput, pour lhomme accabl de be-
sogne, mais aussi pour lhomme au grand cur populaire, de re-
tourner la roulotte de la foire, dner sur le pouce dune tranche
de buf gros sel et dun verre de vin rouge avec la belle Jeanne-
Marie et son lutteur au rire amical
Eh bien, cette femme navait pas trahi, comme tant
damis Sa sur, derrire son voile noir, tte baisse, avalait
ses larmes

Seconde demande de libert provisoire le 10 octobre 1921.
Troisime demande, vers la fin de dcembre. Tout le monde, les
experts, le syndic, insistent : sans la prsence de Jean Galmot,
on ne pourra rien tirer au clair.
Le juge dinstruction, enfin, cde. Depuis dix mois, la Mai-
son Jean Galmot va la drive. Jusqu prsent on a jug la pr-
sence du chef inutile. Maintenant quil est ruin, on consent
lui rendre sa libert, afin quil puisse aider le syndic et les ex-
perts
On ne mettra Galmot en libert provisoire que sous caution
de 150 000 francs.
Il na plus rien.
Il faudra plusieurs jours pour que les amis qui lui sont res-
ts fidles parviennent runir cette somme.
91

X

UN HOMME TRAQU
Aussitt mis en libert provisoire, au dbut de 1922, aprs
neuf mois et demi de dtention, Jean Galmot est interview sur
ses projets : Mes projets ? Passer quelques jours en Prigord,
dans ma famille si injustement et cruellement prouve ; puis
me consacrer tout entier, dune part aux travaux de lexpertise,
dautre part aux intrts de ma circonscription.
Ce Prigord noir. Il y pense toujours. Il y retourne aux
moments dangoisse ou de dlivrance. En prison mme, il son-
geait avec amour ces coteaux abrupts, aux bois pleins de par-
fums humides

Jirai, lan prochain, la conqute des champignons, cri-
vait-il dans son calepin. Cest un sport magnifique. Il exerce le
regard, les muscles, lesprit dobservation, la vivacit et la ruse,
le got du jeu et lobscur et admirable instinct des razzias. Les
jeunes oronges, au chapeau rouge, encore enveloppes de leur
manteau blanc Loronge est une aristocrate.
Elle est dlicate, tendre et rare. Cest lortolan des champi-
gnons. Il ny a, dans les bois de mon Prigord noir, pour le
peuple grossier de mes forts, que des cpes trapus et
lourds et plus noirs que des truffes et souvent il ny a que de
lamentables morilles Les oronges sont tales sur un lit de
fougres. La cuisinire les palpe avec prcaution, comme elle
fait pour les pches trop mres

92

Dans son cachot ntait-il pas plus libre que maintenant
quon la laiss sortir et quil nest plus flanqu dinspecteurs de
la Police judiciaire ?

Il croyait que sa sortie de prison marquerait le dbut de sa
libration Mais cest maintenant quil va tre traqu, traqu
par une meute de gens dont il se trouve entour sans com-
prendre pourquoi. Jai fui Paris parce que jtais bout de
forces et peut-tre aussi parce que jtais cur par la rue
des anciens et nouveaux amis , crit-il lun de ceux qui ne
lont point oubli quand il tait la Sant. Et cest alors que les
journaux pourront publier des anecdotes caractristiques du
got de celle-ci :
Il y a deux ans et demi, Jean Galmot recevait la visite
dun journaliste au nom bien parisien : appelons-le Jacob.
Linterview acheve, notre homme allait prendre cong,
quand Jean Galmot, aprs avoir suivi son regard, lui demanda :
Vous regardez cette ppite dor Je lai rapporte de la
Guyane.
Elle est superbe.
Elle vous plat ? Eh bien, prenez-la. Mais soyez gentil
pour moi, hein ?
Jacob sen fut avec la ppite, mais il oublia plus tard,
lorsque Galmot eut des malheurs, dtre gentil en crivant son
article
Il y a quelques jours, ds la mise en libert de lex-dput
de la Guyane, il lui fit de nouveau passer sa carte.
Elle lui fut retourne, avec ces mots de Galmot :
Mille regrets, mon cher Je nai plus de ppites dor
vous offrir.
93

Il retrouve ce Paris absurde et compliqu quil a voulu
dompter et qui sest cruellement veng. Quelques jours de repos
au fond du Prigord, chez les siens, et il lui faut aussitt retour-
ner dans la fournaise. On ne le voit plus beaucoup. Il travaille,
donne au syndic de la liquidation une aide bien plus efficace que
lorsquil tait la Sant. Il se dbat comme un beau diable, mais
il ne peut arrter sa ruine.
Les longs mois au cours desquels on la maintenu loin de sa
firme ont suffi largir terriblement la fissure

M. Barthe, dans son grand discours du 14 novembre 1922
la Chambre des dputs, o il parla avec une belle vivacit des
scandales financiers touffs par le gouvernement du Bloc na-
tional, touchera aussi un mot de laffaire Galmot et frappera
juste : Il y a galement laffaire Galmot Vous vous en souve-
nez, on a mis quelques heures pour tablir une expertise ; on na
pas mis vingt-quatre heures pour, aprs la dcision de la
Chambre, arrter M. Galmot. Je crains qu ce moment-l il
nait fallu sauver quelques banques et cacher des faits beaucoup
plus graves. En tout cas, il y a une certitude : linstruction a t
ouverte. Et M. Galmot ? Il est sorti de prison. On ne parle plus
de rien. On ne fait rien. On ne donne pas une solution au pro-
cs. Laffaire est commerciale. En vingt-quatre heures on a
trouv les preuves. Voici plus dun an et demi que les plaignants
ne protestent plus. Et, dans les coulisses, de gros faiseurs
daffaires se frottent les mains. On ne peut pas clore
linstruction !
En effet, que deviennent les plaignants ?

Citons encore le Journal officiel : la deuxime sance du
Snat du 26 dcembre 1921 (trois semaines avant la mise en li-
bert provisoire de Jean Galmot), M. Gandin de Villaine de-
mande pourquoi tant de scandales ont t touffs : Tour
tour nous avons vu dfiler depuis quelque temps, et toujours
94

avec des influences politiques entravant la justice : le scandale
des mistelles, celui des rhums
1
, celui de la socit du froid sec,
les affaires Vilgrain, Thvenot, Livre, Salmson, Chiris, Lafly,
etc. ; le scandale des grands magasins, laffaire des bls, le scan-
dale des changes, etc. Pourquoi, malgr les plaintes multiples et
motives, laisse-t-on en libert les administrateurs de la Banque
industrielle de Chine et de la Socit des Banques de Province,
dont les responsabilits sexpriment par des centaines de mil-
lions ? Bien mieux ! Ces responsables continuent siger, dis-
cuter les lois et prendre part la direction des affaires du
pays !
Lopinion publique un instant satisfaite par larrestation de
Jean Galmot, quelle prenait pour un requin de grande classe et
sur lequel, durant sa dtention, on avait fait courir les bruits les
plus abominables (on parla mme, dans les milieux autoriss,
dun dossier secret qui rappelle le sinistre dossier secret
de l affaire Dreyfus !) finit par sapercevoir quelle a t ber-
ne
Il y aura trois sries de plaintes contre la Socit des
Banques de Province, dont la premire au mois daot 1921, peu
de temps aprs larrestation de Jean Galmot. Dtail symptoma-
tique : la plupart de ces plaintes manent dactionnaires de cette
banque, 350 actionnaires qui constiturent un Comit
dinitiative et un Comit de dfense, et confirent leurs intrts
M. Pierre Laval ; par contre, larrestation de Jean Galmot
neut pas de plus fervents adversaires que lunion de ses cran-
ciers qui, lunanimit, avaient dcid de lui conserver leur con-
fiance
On se souvient peut-tre de la campagne qui fut faite pour
que le gouvernement vnt en aide la Socit centrale des
Banques de Province et la Banque industrielle de Chine ? On
1
Dtail noter : dans laffaire des rhums, aprs les dclarations de
Galmot, sont surtout compromis les parlementaires responsables du fa-
meux ordre de rquisition.
95


demandait des centaines de millions sous le prtexte que cest
lintrt de la nation de ne pas laisser succomber des orga-
nismes qui assurent lexistence de plusieurs milliers de familles
franaises et qui apportent au pays un lment de prosprit, et
dont les comptoirs ltranger sont des agents de propagande
franaise . Le hasard voulait que ces raisons sappliquassent
la Maison Jean Galmot encore mieux quaux deux banques en
question : seulement, Jean Galmot ntait quun planteur, un
producteur, un simple colon, comme il se plaisait le constater
lui-mme avec fiert, tandis que les banques dagio sont bien
autre chose
Eh bien, il est un comble quon ne peut pas raconter sans
rire, tellement il est caractristique du dsordre (pour ne pas
dire pis) qui rgne dans toute cette affaire : alors que Jean Gal-
mot est retenu (en prison) loin de ses livres de caisse, de sa
comptabilit, de ses dossiers, et est nanmoins interrog sur
mille questions de dtail par le juge dinstruction, la Socit des
Banques de Province sest fait nommer contrleur de la liquida-
tion et a, ce titre, comptabilit, dossiers et livres de caisse de la
Maison Jean Galmot entre les mains !
De jour en jour la fissure sest largie. Jai dit quen mars
1921 le tribunal de commerce de la Seine avait accord Jean
Galmot le bnfice du rglement transactionnel. On avait vu, au
cours des mois prcdents, lessence de bois de rose tomber de
265 francs le kilo 60 francs, le bois dbnisterie, dont le prix
de revient tait de 1 100 francs la tonne, ne trouver acheteur
qu 300 francs, etc. Ainsi, Jean Galmot possdait-il des stocks
de marchandises valus au cours du jour environ 16 millions,
dont cependant le prix dachat tait au moins le triple. Or, le r-
glement transactionnel avait t accord Jean Galmot aprs
constatation que, sa maison, ses comptoirs continuant tre di-
rigs par lui, il lui serait possible de raliser dans ses prochains
exercices un bnfice annuel, net de tout dividende, de
9 millions de francs au minimum, ce qui lui permettrait de d-
sintresser dans un dlai de cinq ans tous ses cranciers.
96

La Socit des Banques de Province passe outre cette
constatation et porte plainte : elle va tre la premire victime de
la dtention de Jean Galmot, mais quimporte tant pis pour les
actionnaires on veut la peau de lhomme
Or la confiance de ceux qui avaient travaill avec Jean
Galmot tait telle quon se trouve en prsence de la situation pa-
radoxale suivante dcrite dans une lettre par un des plus impor-
tants ngociants rhumiers de la Guadeloupe :

Lorsquen janvier 1922 nous avons appris la libration de
M. Galmot, nous nous sommes adresss lui pour lui mettre en
main, comme par le pass, les produits de notre colonie Cest
en lui seul que nous avons confiance. Parmi les affaires que
nous avons mises en main M. Galmot et qui, par suite de
limpossibilit o M. Galmot se trouve de faire des oprations
commerciales, ont d tre traites par ses anciens concurrents,
pour la seule campagne de fin 1922 mars 1923 (suit un expo-
s dtaill dembarquements qui portent sur 9 550 000 litres de
rhum) Cest dire que nous avons mis en main M. Galmot
une part importante de la production de notre colonie avec une
marge qui lui assurait un bnfice, pour la campagne, de 9
10 millions de francs Nous esprons que les actionnaires des
banques plaignantes, informs un jour de la situation para-
doxale qui leur est faite, obligeront leurs commettants accep-
ter le concours que nous ne cessons doffrir M. Galmot pour
laider teindre son passif

Eh bien, non. Il ne faut pas que les choses se passent si
simplement. Jean Galmot est un dbiteur qui devra rester tou-
jours un dbiteur. Ltat lui rclame soudain 23 millions
dimpts sur ses bnfices de guerre !
Clou, il faut quil demeure clou sa ruine. Quil paie
dabord, quil paie.
97


Et le voil libre, mais traqu. La dbcle. Le dsordre. Des
employs disparus. Tout vau-leau.
Dj, de sa prison, il dclarait au syndic de la liquidation
judiciaire :

Veuillez considrer que toute tentative, de ma part,
pour sauver une entreprise portant ombrage un puissant
consortium, aurait pour effet daggraver immdiatement ma
situation

Il tait forc daccepter, pour son usine de traitement de
balata, le 5 pour cent de sa valeur, et, pour son usine daffinage
dor, les conditions que voulut bien lui imposer le Trust franais
de lor Il fallait tout liquider, aux enchres, les machines au
prix de la ferraille, lameublement des bureaux, aux reven-
deurs

Le hasard seul pouvait laider au milieu de cette dbcle
minutieusement organise. Ah ! sil avait t libre plus tt Un
jour, la Compagnie des Chemins de fer du Midi lassigne devant
le tribunal de commerce de Carcassonne propos de wagons lui
appartenant et qui se trouvent depuis longtemps en souffrance
sur des voies de garage du rseau. Je me souviens davoir
achet dans le courant de lanne 1918 des plates-formes pour
une valeur de 1 500 000 francs , dclare-t-il. Un autre jour,
M. Jean Lrat, courtier au Havre, constate quun lot important
de rhums (environ 1 500 fts, reprsentant une valeur dachat
d peu prs 2 200 000 francs) se trouve abandonn dans ce
port, les fts tant arrims sans soin et la marchandise en partie
dtruite par suite du coulage et de lt trop chaud Comme
Jean Galmot tait au secret, le syndic y perdait son latin.
98


Ce nest pas seulement au Havre, crit Jean Galmot,
cest galement Nantes, Saint-Nazaire, Bordeaux, Mar-
seille et Dunkerque que des recherches simposent Nous
pouvons peut-tre esprer que dautres hasards heureux nous
feront connatre peu peu les existants de marchandises et de
matriel, ainsi rpartis dans les ports de France et des colo-
nies. Il est craindre que ces interventions ne se produisent
trop tard, cest--dire lorsque ces lments de lactif auront
perdu toute valeur.

Aussi, peine en libert provisoire, sacharne-t-il. Il tra-
vaille darrache-pied, mais il na plus entre les mains le magni-
fique outil quil stait forg. Sa maison est par terre et, en outre,
il est pauvre. Il na plus rien. Pas mme son indemnit parle-
mentaire.
Car tout a t mis en uvre pour le rendre inoffensif, le
porter au dsespoir. En prison, on surveillait sa correspon-
dance. On ne lautorisait pas mme recevoir les lettres portant
len-tte de la Chambre des dputs et le cachet de la questure
Son indemnit parlementaire lui servait payer ses frais de cli-
nique la maison de sant du docteur Bidou : on la lui retient
tout entire, et cette saisie sans prcdent (lusage est que, dans
ces cas, on ne retienne quun cinquime de lindemnit parle-
mentaire), et cette saisie sans prcdent est effectue au nom de
ces fameux 23 millions dimpts que ltat se met tout coup
lui rclamer sur ses bnfices de guerre, rclamation que rien ne
justifie, puisque cette somme est calcule en grande partie sur
les bnfices que Jean Galmot aurait raliss dans laffaire des
rhums, cette mme affaire des rhums qui sest chiffre pour lui,
en dfinitive, par une perte sche dun million et demi !
Jamais Jean Galmot ne parviendra obtenir la restitution
des sommes saisies ou le rtablissement de son indemnit par-
lementaire, intgrale ou rduite aux quatre cinquimes.
99


Permettez-moi, Monsieur le Ministre, de vous rappeler
quayant fait abandon de tout mon avoir mes cranciers, et,
au premier rang, ltat, crancier privilgi, je suis dpourvu
de toutes ressources. Pour ne pas tre oblig dabandonner le
mandat que ma confi une population dont la fidlit reste le
rconfort de ma vie, jai d accepter un emploi dans une mai-
son de commerce qui absorbe tout mon temps, et dont je ne
pourrai maffranchir, pour assurer les besoins de ma dfense,
et pour remplir mon mandat, quen obtenant la restitution de
mon indemnit parlementaire.

Il crit cela le 14 mai 1923. Aux abois, dirait-on. Mais dit-il
la vrit ? Toute la vrit ?
Il y a sa mre dans le Prigord, et il continue lui servir
une rente de trois cent francs par mois. Il na jamais failli ce
devoir, mais y parviendra-t-il ce mois-ci ? et le mois prochain ?
Il travaille, il travaille.
Dans la foule, il nest plus quun homme comme les autres.
Il peine
Enfin, le procs.
Il commence le 17 dcembre 1923.
Depuis vingt et un mois Jean Galmot lattend. Depuis vingt
et un mois Jean Galmot est sous le coup daccusations cruelles.
Il y a deux petits vnements avant le dbut du procs : le
dsistement de la Socit des Banques de Province, le 28 no-
vembre, et celui de M. Auguste Ravaud, le 12 dcembre. En reti-
rant leur plainte, les deux plaignants ont reconnu la bonne foi
de Jean Galmot

100

Ce procs, il y trouvera matire rflexions. Matre Henri-
Robert, son dfenseur, nest pas seul lui tresser de beaux
loges. M. Frmicourt, substitut du procureur de la Rpublique,
connu comme un des magistrats les plus intgres du Palais, par-
lera de Jean Galmot de la manire la plus inattendue : avec
sympathie et admiration. Il le montre trs intelligent, travail-
leur, commerant hardi, et penseur, pote, crivain de talent. Il
rappelle les services que Galmot a rendus la France et son rle
en Guyane. Il cite mme, la louange de linculp, laffaire des
rhums qui avait fait couler tant dencre ! Il regrette que Jean
Galmot ait commis des ngligences professionnelles , mais
lexcuse, cause de son intention qui tait celle de surmonter la
crise. Rappelant enfin tous les tmoins qui ont reconnu
lhonorabilit de Jean Galmot, il termine en demandant pour lui
les plus larges circonstances attnuantes et parle mme
dacquittement.
La plaidoirie de matre Henri-Robert, forte et explicite,
conclut par cette phrase : On vous a cru sans dfense et sans
appui, mais il vous en reste assez pour pouvoir, comme le dsi-
rait tout lheure M. lavocat de la Rpublique, reprendre la
grande place que vous aviez dans le monde des affaires et de la
politique, pour redevenir un des matres de ce pays.

Ce procs
Il y avait l une cinquantaine de Guyanais accourus de tous
les coins de Paris assister leur dput. On se montrait lun
dentre eux, venu de la patrie lointaine, nayant donc pas hsit
franchir 8 000 kilomtres pour apporter son tmoignage en
faveur de linculp.
Le jugement ne pouvait tre quun acquittement, tout le
monde en tait sr.

101

Ce fut une cote mal taille Un an de prison avec sursis
10 000 francs damende cinq ans de privation des droits ci-
vils
Rflchissez un peu : comment la Justice qui avait mainte-
nu Galmot en prison pendant neuf mois, comment le gouver-
nement qui avait escamot tous les autres scandales la faveur
des vingt et un mois de linstruction de ce procs, comment au-
raient-ils pu, par un acquittement, se ridiculiser officiellement ?
102

XI

LECTIONS GUYANAISES
Il y a une femme, une vieille Ngresse, en robe dmode,
derrire une vieille hutte, au bord de leau, qui se souvient et qui
chante dune voix triste et drle :

Pomi fou avion amri deir Gouvernement,
Pou ou t ou toute oune prend courri force yt content
Quante li ka pati pour placer dipi Maroni,
Li ka suive toute longue la rivire jusqu Inini.
Le moune ki press
Ti l gain pi vite ye million,
Ye ka prend avion !

La premire fois quavion amerrit derrire Gouvernement,
Fallait voir courir tout le monde force quon tait content
Quand il est parti pour les placers depuis Maroni,
Il a suivi tout au long la rivire jusqu Inini.
Le monde qui est press
Pour gagner plus vite le million,
Na qu prendre lavion
2
!

Cest une trs vieille nourrice aux yeux doux : pense-t-elle
aux lections dans ce chant ?

Le peuple de ce pays est plein de bont et de mansutude.
Leur vie scoule dans une tendre humilit, et les clats de leur
mlancolie sexpriment, le soir, au moyen de danses et de
2
Louis Roubaud : Le Voleur et le Sphinx. (Grasset, diteur.)
103


chants familiers. Dans la brousse, aussitt quon sloigne des
maisons des fonctionnaires, o les photophores grsillent sous
les varangues, la chaleur est plus dense, et la nuit est lourde de
paroles et de murmures.
Ils sont l tous, les agriculteurs, les ouvriers, les paysans,
la porte de leurs carbets, de leurs huttes, ou dans la ville, le long
des rues quils parcourent lentement en se saluant avec une cer-
taine solennit.
Pas de cris, nulle animation. Cette population est toute
modration, douceur, dignit nave.
Mais que se cache derrire leur honntet ?
Comme Harlem (New York), comme Bahia (Brsil),
comme aux Antilles : de larges perspectives souvrent dans leur
me au contact des Blancs Mais nul Blanc ne peut y jeter un
regard. Le grand mystre est cach. Vienne une motion pro-
fonde, il jaillira
Quelles pouvaient bien tre chez le peuple du vaudou les
rpercussions de cette tnbreuse affaire Galmot dont parlent
tous les journaux de Paris et mme ceux de Cayenne ? Cette af-
faire si complique, laquelle peu de Parisiens ont pu com-
prendre quelque chose
Certains lisaient les journaux, et le soir, longuement, tout
le monde piloguait l-dessus, mots couverts, en faisant des
signes nigmatiques
Longues, longues, longues discussions qui soudain tour-
naient court en une invocation, chantonne voix basse pour
que les pieds mis en branle puissent rythmer sur place et ex-
primer leur aise les danses magiques
Sourdes incantations. Un cri strident, un seul. Papa Gal-
mot !
Papa Galmot, leur idole, leur bienfaiteur, leur dieu. Il leur a
donn les hauts salaires, la participation aux bnfices, les syn-
104

dicats ouvriers, il les a protgs, il est leur frre an et leur
pre. On le voit dans les rues parler aux mamans ; il a toujours
dans ses poches des bonbons pour les petits enfants de ses en-
fants . Il les connat tous par leur nom. Il est plein
dindulgence et de bont. Il leur parle dune voix amicale et em-
ploie les mots graves quils adorent. Ils laiment la folie.

Galmot pot la libert !
La Guyane k dlivr !
Galmot !

Nest-ce pas presque un chant solennel ?

Le 15 mars 1921, quand on portait plainte contre lui et quil
allait tre arrt, Jean Galmot a crit Marcus Gravey, de Har-
lem, linitiateur du grand mouvement pan-ngre : Il faut que
la voix terrible du peuple noir, debout dans le mme lan, se-
coue tous les peuples et leur annonce la libration prochaine des
400 millions de noirs, la plus prodigieuse puissance humaine.
Je suis avec vous.
En janvier 1922, sortant de prison, il songe faire remar-
quer aux journalistes accourus pour linterroger que Ren Ma-
ran, prix Goncourt, est un Guyanais, toutes ses hrdits pater-
nelles sont cayennaises. Toute sa famille rside encore en
Guyane .
Lui-mme prtend quil a du Sang crole dans les veines
Pour sr que la Guyane est sa vritable patrie, papa
Galmot .
Cest peut-tre pourquoi, Paris, on la mis en prison ?
Mystre
Galmot lui-mme la dclar la tribune de la Chambre :
Et je sentais quil y avait derrire les attaques dont jtais
105

lobjet, une force mystrieuse, une manuvre dont je ne pouvais
connatre les dessous
Comment imaginent-ils cette force mystrieuse, ces
croles, les propres fils des grands mystres ?

Il est assez curieux de constater que dans une poque aussi
porte lucider tout, aussi prte supprimer le mystre que la
ntre, arme, comme jamais il ny en eut dautres,
dinstruments et de mthodes dinvestigation qui chaque jour
permettent de reculer les bornes de linconnu et de faire accom-
plir la science des bonds prodigieux, il est assez curieux de
constater, dis-je, que jamais le mystre ne fut aussi agissant
dans la vie que durant la priode contemporaine.
On le sent partout, et jusque dans les quotidiens, miroirs
de la vie daujourdhui, quon dispose et quon astique pour que
tout y soit clair et logique, vous y dcouvrez entre chaque ligne,
en marge de chaque vnement, une dose de mystre qui fait
que les actualits les plus simples deviennent compliques, obs-
cures, comme manant de forces occultes qui les faonnent et
les dirigent
Aussi coute-t-on sans broncher des gens qui affirment que
le monde moderne est rgi par un nigmatique collge de vieux
sages qui sigent au fond de lInde et qui dtiennent nos desti-
nes, ou par les Six Lumires de Sion, ou par un petit homme,
dans un petit bureau, Paris, Londres, Berlin, New York,
un petit homme dont les prunelles luisent, qui a une volont
terrible et un cur qui nest fait que de chiffres, cotes, millions,
milliards, dollars, livres, or, papier, et qui achte tout, mne
tout, peut tout. Personne ne les a jamais vus, ni les uns ni les
autres, ces terribles Matres de la Terre, mais leur prsence est
si patente que lon pourrait presque crire leur biographie. Ce
sont eux qui ont tout fait, la guerre, la paix, la rvolution, les
tremblements de terre, les pidmies, les naufrages, comme
ils font la crise et les krachs
106

Leur vitalit est insatiable.
Ce ne sont peut-tre que des larves, mais dans tous les pays
du monde, le peuple les accuse de tout.
Et il en a peur.
En Guyane, o on les croit bien vivants, on les accuse
davoir jet un mauvais sort la Guyane, davoir tendu une
piaye dans le ciel de la Guyane.
Et les nuits saniment

On se mfie des mauvais sorciers. Il faut lutter contre ces
puissances malfaisantes qui se partagent le monde.
Il faut les contre-attaquer. Prendre les devants, car on les
connat.
On les nomme.
Choc en retour.
On peut dfaire ce quils font, dnouer ce quils nouent, et
les prendre leur propre pige.

Le vaudou commence
Cest Galmot qui est le bon gnie.
La nuit. Derrire les huttes, devant le four pain, dans les
granges, dans les clairires, dans les lieux consacrs. On gorge
le cabri. On fait brler les herbes. On rpand leau et le sel.
Danses. Exorcismes. Initiations. Chants et danses
denvotement. On dfait les nuds. On dispose les cailloux.
Tout ce qui est propice
Des adversaires, il y en a : Hilarion Laroze, le fossoyeur de
Cayenne, Jean Clment, lme damne, et peut-tre Eustache
107

aussi. Et le maire Gober, le reprsentant des hommes terribles
de la Mtropole.
Mortou tombou miyi ! moi, les morts dans la
tombe ! tel est leur cri. On le leur fera rentrer dans la gorge !
Complot magique

Paul Morand a consacr un livre cette magie noire. Mais
il faut lire dans Lle magique de W. B. Seabrook lhistoire de Ti-
Joseph du Colombier qui fit travailler les morts dans une plan-
tation de cannes sucre. Ils taient une bande dtres en hail-
lons, qui le suivaient dun pas tranant, lair hbt et pareils
des automates ces tres restrent lil fixe, vide, teint, telles
des btes de somme, et ils ne firent point de rponse quand on
leur demanda leurs noms . Ces zombi travaillaient sous le so-
leil, et jamais un mot, jamais une plainte ; mais le jour o, par
suite dune erreur grave, on leur donna manger des fouaces
qui contenaient du sel, ils saperurent quils taient morts et
senfuirent avec dhorribles cris vers leurs tombes Chacun
devant la sienne, en grattait les pierres et la terre afin dy pou-
voir rentrer, mais bientt, ce contact, tombait comme mort
tombe, charogne en putrfaction.
Encore faut-il avouer que le malin Ti-Joseph navait pas eu
lide denvoyer ses morts aux urnes voter pour les puissances
du mal
M. Eugne Gober, maire de Cayenne, dame le pion Ti-
Joseph.
Il est sans doute le chef des mauvais sorciers
Les deux candidats en prsence. Deux adversaires. Deux
anciens amis. Galmot, Lautier.
Galmot, tout le monde le connat en Guyane, mais Lautier,
qui est-ce ?

108

M. Eugne Lautier N Montpellier, il a gard du Midi
le culte du beau langage, une vritable passion pour la mu-
sique, et cet amour de la chair dlicate qui est gnralement
lapanage des esprits raffins. Lautier est de ceux qui distin-
guent lge des vins premire gorge, de ceux aussi qui sa-
vent par cur Virgile, Horace et les pomes plus vifs de Ca-
tulle, de ceux qui peuvent relire Homre dans le texte pour se
fournir chez lui dimprcations ladresse de leurs adversaires
politiques En peu dannes, Eugne Lautier est devenu le
principal chroniqueur politique du Temps. Plac ce carre-
four, on ne surprendra personne en rvlant quaujourdhui
Eugne Lautier est un des politiques de la Troisime Rpu-
blique qui connaissent le mieux les dessous de lHistoire con-
temporaine, les secrets dtat et les secrets des hommes dtat.
Il nabuse point de cette science redoutable, il est pour ses en-
nemis, tout indulgence comme, pour ses amis, tout affabilit
Cette dfinition, si prcise et si nuance, est de M. Lon
Treich. Elle a paru dans Les Nouvelles littraires, Paris.
Mais, en Guyane, ce nest pas la mme chose, tout le
monde connat Galmot, mais Lautier ?
Les rles sont renverss.
Jean Galmot, cest le candidat sur lequel tous les partis de
la Guyane ont fait bloc, cest lenvoy de la Guyane que lon a
port en triomphe, cest leur dput, lhomme qui les con-
nat tous par leurs petits noms, cest celui qui les protge ;
Paris, on la trait descroc, daventurier, de bandit,
daccapareur, et on la jet en prison ici, cest le bon gnie.
Et, ici, le mauvais gnie, cest Eugne Lautier, lacolyte des
hommes mystrieux, lalli des mauvaises puissances, lenvoy
du diable, le grand patron dEugne Gober, ce sale Ngre !
comme lappellent ses compatriotes noirs
Et les piayes de se multiplier.
109

Officiellement, il ny aura que des galmotistes et des
lautiristes en prsence
Noublions pas que, pour les Guyanais, leurs droits de vote
sont sacrs et que ces mots de Libert, galit, Fraternit ont
encore, pour eux, un sens divin.
Aussi ripostent-ils avec frnsie la dclaration des rsul-
tats du scrutin, dont Eugne Gober a t le mauvais sorcier.
Lautier est lu ! Lautier est lu !

Piaye, piaye,
Choc en retour,
Les malfices et le mauvais il.
Ce que tu vois en songe, tu le songes en vie.
Les sucs noirs et lenfant mort.
Griffe, main morte.

Au risque de ruiner son prestige, Jean Galmot ira de nuit
dfaire les nombreuses piayes qui menacent M. Eugne Lautier.
Jcrirai au prsident de la Rpublique , annonce Jean Gal-
mot ses partisans pour les rassurer et les calmer. Et il accom-
pagnera lui-mme M. Eugne Lautier bord du vapeur qui va le
transporter avec promptitude loin de ce pays dangereux.
M. Eugne Lautier ne se doutera jamais du grand risque quil a
couru Peut-tre doit-il la vie, ou la sant, ou le sommeil son
adversaire battu
Ici commence pour Jean Galmot une priode deffacement,
dont il mest impossible de dcrire toutes les phases.
Llection de M. Lautier ayant t valide, je ne vais pas re-
venir sur les dmarches entreprises par Galmot pour donner sa-
tisfaction ses chers Guyanais qui le chargent de remettre qui
de droit protestations et ptitions. Ces vnements sont rcents,
on peut consulter les dossiers de laffaire ou relire les journaux.
Quil me suffise de dire que depuis ces lections, llection des
dfunts , la colonie est en effervescence
110

Avant de quitter la Guyane, Jean Galmot a sign, de son
sang, ce serment que jai dj cit.
Paris, il trouvera partout porte close. Ses protestations
font rire. Sa silhouette longue et courbe passe dans les minis-
tres sans quon y prte attention. Ne sest-il pas engag, trop
la lgre, avec ses enfants de la Guyane ?

Un homme comme Jean Galmot pourra-t-il jamais con-
natre la dchance ? Non, nest-ce pas ?
Mais que fait-il ? O est-il ? quoi pense-t-il ?
1924. 1925. 1926. 1927.
Il na plus rien. Tout a t vendu. Sa campagne lectorale
lui a cot tout largent quil avait pu rassembler avec laide de
ses proches. Il voudrait bien recommencer. Il cherche, cherche,
cherche, et il ne trouve rien, ni personne. Mais il noublie pas
Il est en Dordogne, parfois, ct des siens ; mais le plus
souvent il est Paris. Il fait des affaires, recouvre danciennes
crances, gagne, perd, gagne, mais na jamais assez dargent. Il
espre. Il attend. Son heure viendra. Il noublie pas son serment
de fidlit la Guyane.
Les nouvelles de l-bas sont dsastreuses. On perscute ses
partisans, on opprime le pays, on le ranonne

1928 : nouvelles lections.
Cette fois-ci, il faut quil aille jusquau bout. Cote que
cote. Il ne peut pas abandonner ses enfants
Il lui faut un homme qui puisse battre ses adversaires avec
leurs propres armes Il songe ce Georges Anquetil, si chevale-
resque au moment de son emprisonnement la Sant Il pse
le pour et le contre. Il le sait dcid, courageux, ambitieux, ba-
111

tailleur, ne reculant devant aucun scandale Il est le matre
dun journal dans lequel il ose tout dire et qui sattaque aux
grands Il le sait fourni dargent et darmes srieuses Cest un
professionnel. Il est capable de rpondre du tac au tac aux pires
injures Oui, Jean Galmot le patronnera l-bas
ce moment, la destine, comme si elle voulait lavertir, lui
assne un dernier coup. Jean Galmot a trouv un financier, in-
telligent, enthousiaste, sduit, qui a accept de lui fournir les
moyens de remettre sa maison debout. Il ne sagit pas dun ren-
flouage, mais dune association qui permettra de repartir de
plus belle, sur de nouvelles bases, beaucoup plus vastes, beau-
coup plus compltes Jean Galmot est plein despoir. Il va re-
faire sa vie. Comment ne pas la russir ? Nest-il pas cette fois-ci
riche de toute son exprience ? Il se retirera de la politique pour
se vouer entirement cette nouvelle affaire, aux siens, au bon-
heur de ses chers Guyanais. Il bauche tout un programme co-
nomique pour faire la richesse de ce pays Ce projet gnreux
ne sera jamais ralis. La mort, la mort de son commanditaire et
associ, foudroy dune embolie dans un taxi, remet brusque-
ment tout en question. Oui, Jean Galmot fera campagne pour
Georges Anquetil en Guyane
Mais avant de partir, avant, il lui faut se dbarrasser de ce
boulet quil trane au pied, de ces 23 millions dimpts quon lui
rclame sans cesse et qui lempchent dagir, de ce chiffre ca-
lomnieux que ses ennemis lui jettent la figure chaque fois quil
tente de se relever.
Comment fait-il pour payer ? Et o a-t-il trouv tout cet ar-
gent ? Je lignore encore. Mais le fait est l. Il a pay.
Le 25 janvier 1928, Jean Galmot effectue triomphalement,
en vrai Don Quichotte, le versement intgral de la somme.
Exactement : 22 826 930 francs 40 centimes
Un cadeau pour ltat.
112

Mais lui, a coup toutes les amarres. Rien ne le retient plus,
rien ne lattache son pass. Il ny a plus rien derrire lui que
son Serment et son Serment lappelle en avant, en avant ! Il va
recommencer net de toute accusation, compltement libre, fort
de toute sa force Il a une mission
Que se passe-t-il donc dans cette tte ?
Il part, sans mme dire adieu aux siens.
Il est sr de la victoire.

Je jure de lutter jusqu mon dernier souffle Je de-
mande Dieu de mourir en combattant pour le salut de ma pa-
trie, la Guyane immortelle
113

XII

EMPOISONN !
Le matin du lundi 6 aot 1928, six heures, le bruit se r-
pand Cayenne, brutalement, que Papa Galmot est mort,
lhpital Saint-Joseph, empoisonn.
Il fait dj chaud. La matine est triste et belle.
On a limpression que le soleil va taper encore plus dur qu
lhabitude.
Papa Galmot !
Cest impossible !
Il ne faut pas plus de cinq minutes pour que la population
entire de la ville se porte devant lhpital.
Et l, sur le pas de la porte, ils voient les lieutenants du
chef, tte basse, rassembls et silencieux.
Une pouvantable tristesse pse sur la foule, do, comme
un ferment, commence monter, par bouffes, une frntique
douleur.
Il y a des ttes froides et clairvoyantes qui commencent
rappeler les choses

Dj, en 1924, loccasion des lections, on avait arrt un
forat qui circulait librement dans la ville et qui remplissait au
bagne loffice de bourreau. On avait trouv sur lui un poignard
et une grosse somme dargent, quil avoua avoir reue pour tuer
Galmot larrive de lOyapoc, sur lequel, disait-on, voyageait
114

Papa Galmot, un coup de feu avait t tir, au petit jour, dans la
direction de la passerelle, sur M. Darnal, un galmotiste dont
la silhouette ressemblait celle du dput diffrentes re-
prises, les amis de Jean Galmot avaient averti le Parquet que les
adversaires de lancien dput avaient annonc quils se dbar-
rasseraient de lhomme qui leur donnait tant de fil retordre
On reparlait aussi de lavion quon avait voulu faire couler
Maintenant, on se souvenait encore de bien dautres
choses ! Tous les gobristes savaient que Papa Galmot al-
lait mourir , crit une petite fille qui devait avoir douze ou
treize ans au moment de ces vnements et qui en a t le t-
moin oculaire. Ds le mois de juillet 1928 certains dentre eux
avaient crit la Martinique que Galmot tait mort. Dans le
dernier numro de leur journal, Le Progrs, paru aprs le d-
part dEugne Gober (et que papa a conserv), ils disaient que
Galmot irait bientt en fantme confrer avec les dputs car-
ton. Le 6 aot, les uns avaient command des gteaux, des mas-
sepains glacs, dautres avaient achet du champagne. Le di-
manche, ils disaient aux galmotistes : Zott qupleur lundi,
la plus belle a en bas la baille ( Vous pleurerez lundi, le plus
beau est cach )
Ds le vendredi 3 aot, Lama, le maire dIracoubo, stait
mis en route pour Trou-Pouson, Sennamary, Malmanany et
Kouron pour annoncer ses partisans que papa Galmot prirait
lundi empoisonn par de larsenic. Ils burent le champagne,
dansrent au grand bahissement des galmotistes qui se
demandaient quel vnement pouvait rendre les gobristes
aussi gais Les galmotistes eurent le mot de lnigme le lundi
matin la rception des dpches. Lama tira des coups de fusil,
but encore du champagne, mais les habitants dIracoubo
lobligrent, le fusil la bouche, donner sa dmission par d-
pche, puis, plusieurs dentre eux se rendirent au chef-lieu et
portrent plainte contre cet individu qui savait par qui Papa
Galmot avait t empoisonn

115

Voil ce que se disait cette foule qui commenait cder
la fureur. Les raisons ne lui manquent pas. Elle se rappelle sans
doute dobscures histoires de piayes jetes contre le dput de
la Guyane et dont Hilarion Laroze, le fossoyeur de Cayenne, et
Jean Clment, lme damne, tous les deux connus comme
mauvais sorciers, sont certainement responsables. Tout le
monde sait que ces deux sales Ngres connaissent mer-
veille les poisons quon fabrique avec les herbes de la fort, et
que leurs incantations sont terribles Et la petite Adrienne, la
servante de Papa Galmot, nest-elle pas la propre nice de La-
ma, lun des acolytes dEugne Gober, le grand sorcier qui a en-
core fait voter les morts et qui sest enfui depuis quelques
jours ?
Une fureur immense commence sexhaler. La foule gros-
sit toujours. Et, maintenant, Papa Galmot nest plus l pour la
calmer, lapprivoiser ! Ces ennemis apprendront bientt jusqu
quel point ils ont t imprudents !
Citons encore la lettre de la petite Zinette pour en con-
natre la suite des vnements de ce lundi tragique.
Dans toutes les communes de la Guyane, on installa des
chapelles mortuaires et lon fit la veille de lidole du peuple
dont le corps tait reprsent par une de ses photographies qui
sont dans tous les foyers guyanais. Des messes de Requiem fu-
rent chantes lheure o lenterrement se faisait Cayenne.
Le pays entier fut prostr dans la plus grande douleur. Mais
bientt, partout, lon se ressaisit et le dsir de vengeance arma
chacun. On accourut de tous les coins du pays vers Cayenne,
arm de fusils.
Le lundi matin, alors que chacun tait ananti, que les cris
et les lamentations sortaient de toutes les bouches, certains
gobristes osrent provoquer la foule. Celle-ci vit rouge.
Alors commena leffroyable tuerie : femmes, enfants lapid-
rent, lynchrent dabord Laroze, puis Bourgarel, les poursui-
vant jusque dans les maisons o ils se cachrent, les massa-
crant littralement ; leurs ttes taient affreuses, leurs corps
116

pantelants. On dfendait quiconque de les ramasser, on cra-
chait sur eux. Laroze fut tu presque en face du commissariat
de police. Le commissaire, ceint de son charpe, et ses agents
furent somms de rintgrer leur poste sous peine davoir le
mme sort que le bandit quon venait de tuer
Dans la nuit du 6 au 7 aot, la maison de Jean Clment,
celles de Gober, de Tbia furent mises sac. Tbia fut tu dans
son lit et Jubel dans sa chambre coups de revolver.
M
me
Gober ne dut son salut quen implorant le secours du nou-
veau maire Elle aussi avait lundi matin bu le champagne
avec Laroze et provoqu les femmes de son balcon en disant
Galmot mouri, a oune crobo qui mouri ( Galmot est mort,
cest un corbeau blanc qui est mort ). Le mardi matin chacun
pouvait se rendre rue de la Libert pour contempler pars et
l les dbris de tout ce que possdaient Gober et Jean Clment.
Les billets de banque oublis dans quelque armoire, dchirs ;
les bijoux et largenterie, la batterie de cuisine crass coups
de marteau On dfona coups de hache des barriques de
vin, des fts de rhum, des caisses de champagne
Les destructeurs pleuraient en disant : Ctait de largent
de papa Galmot, dtruisons tout, tout
Jean Clment sortit la cigarette la bouche, le parapluie
au bras, entour de la troupe Lhomme fit peine cinquante
pas quil fut frapp par des femmes. partir de ce moment on
et dit un bateau dsempar livr la tempte. Il allait les bras
levs, suppliant, demandant piti, sur le trottoir de droite, de
gauche ; les moellons lassaillaient, comme une vole de mous-
tiques, latteignaient la tempe, la nuque, la tte. Il titubait
comme un homme ivre, tombait, se relevait, sagenouillait, et la
foule, prise dune sorte de dmence, sacharnait, injurieuse et
cumante de rage Il est mort , dit-on, et on sembrassait
de joie. Alors les soldats lui firent une civire de leurs fusils et le
transportrent ta prison La foule dfona les portes de la
prison et de nouveau sacharna sur leur victime coups de b-
tons, de chaises et de pavs Jean Clment ntait cependant
pas mort. Son me tait cheville. Il passa une nuit intolrable,
117

appelant ses parents et amis, il dlirait, appelant papa Galmot,
et nexpira que le lendemain Les curs refusrent de recevoir
le cadavre et de faire son enterrement. Vnrable de la
Loge , il neut pas les honneurs de la franc-maonnerie. Les
soldats protgeaient le corbillard que le juge dinstruction pr-
cdait le doigt sur la bouche, faisant signe la foule de se taire
devant la mort...Dieu ! Que cet homme a d tre mchant dans
la vie pour tre aussi dtest mme aprs sa mort !

En rsum, six morts, plusieurs maisons dvastes, les
lautiristes forcs de sembarquer et de quitter le pays, les
goberistes obligs de se cacher ou de se tenir tranquilles.
Laviso Antars revint, comme deux mois auparavant,
lpoque o avait t annonce la validation de la deuxime
lection de M. Eugne Lautier, et dbarqua 50 fusiliers marins
et 50 gendarmes
Cest la validation de llection davril 1928 qui avait mis le
feu aux poudres.
Le pays tait en effervescence depuis 1924.
Eugne Gober avait encore une fois fait voter les morts.
1 700 ou 1 300 ou 2 100 ?
Peu importe.
La foule, rvolte, stait porte devant le palais du Gou-
vernement. Elle tait en armes. Il ntait pas possible de se
tromper sur ses intentions.
Le gouverneur Maillet perdit-il la tte ? Il fit venir Jean
Galmot, et le mit en tat darrestation.
Galmot riait de cette bvue.
En Guyane, il y a eu quarante gouverneurs en trente ans.
M. Maillet venait de dbarquer, il ne connaissait pas grand-
chose au pays.
118

Par bonheur, il y eut quelquun pour faire comprendre au
gouverneur quil y allait de sa vie et de la paix publique. Il fut
forc daccepter les conditions de Jean Galmot et de le librer.
On exigeait la dmission du maire Gober et de toute la clique du
conseil municipal. Et, naturellement, des lections municipales
faites avec la garantie de la lgalit

Pauvre Jean Galmot, Don Quichotte jusquau bout ! Sa vie
ne lui avait-elle donc rien appris, quil croyait encore la lgali-
t ? Jamais il ne se dbarrassera de son fond paysan et de sa
mentalit honnte de petit bourgeois du Prigord. Il repoussait
laventure Pourtant loccasion tait belle.

Il navait pas voulu prter loreille aux propositions que lui
faisaient depuis quelque temps des hommes daffaires
trangers. On lui aurait fourni des armes et des millions. Il au-
rait proclam la Rpublique guyanaise, indpendante et auto-
nome. Il aurait pu chasser les fonctionnaires du pays, se mettre
sous la protection soit du Brsil, cette mre gnreuse des
Noirs, soit des U. S. A., gardiens vigilants des liberts sud-
amricaines. Dans les deux cas, on lui garantissait que la doc-
trine de Monroe et jou. Queussent pu faire les six cents
hommes de troupe de la garnison et laviso qui croise habituel-
lement dans ces parages ? Et le Gouvernement de Paris, quet-
il fait ?
Galmot avait sa disposition deux cargaisons darmes dj
introduites dans le pays, et un groupe lui promettait le trsor
des Romanof Il navait qu vouloir.
Non. Jean Galmot croit encore la lgalit. Son atavisme
lemporte. Il se battra avec les armes qui lui sont consenties par
la loi. Et il a raison, dirait-on.

119

lunanimit sa liste est lue au conseil municipal, et lui-
mme est proclam maire de Cayenne.
Mais il dmissionne le jour mme, le gouverneur lui ayant
dclar que pour assurer la tranquillit du pays, il aimerait voir
quelquun dautre sa place. Et cest Quintrie qui est lu, le faux
frre
Jean Galmot continue tre lhomme qui protge ses en-
nemis, le chef qui de la fentre du palais du gouverneur, cachant
les menottes quon lui a mises, apaise par sa douceur la foule
qui hurle la mort, qui veut le librer de force Il lapaise dun
mot et dun geste, lui fait faire demi-tour et rentrer dans ses
foyers. Sa harangue est belle, mais son geste doit.
Quattend-il donc ?
Pauvre Jean Galmot, il ignore que son arrt de mort est d-
j sign
Pourtant, il en avait eu le pressentiment alors, pourquoi
ne pas risquer le tout pour le tout et mourir en action ?
Cest Hilarion Laroze, dit le Larvr , qui chantait der-
rire sa cabane :

Macoumba !
Cest moi qui ai sem les pines au croisement des chemins.
Bala-cuch, Bbrb, Babarab,
Cat-rt, samba de balacab,
a bamba !

Chango !
Cest moi qui ai rpandu le sang de la poule noire farcie de crottes de
cabri.
Bala-cuch, Bbrb, Babarab,
Cat-rt, samba de balacab,
a bamba !

Chal !
120

Cest moi qui ai pendu au sommet de larbre mort le bouc rempli de
ftus de civettes.
Bala-cuch, Bbrb, Babarab,
Cat-rt, samba de balacab,
a bamba !

Il chante, le sorcier noir, et tout son corps se contor-
sionne
En avril 1928, peine dbarqu dans cette Guyane dont il
ne devait plus revenir, Jean Galmot avait adress un ami
dAngoulme une sorte de testament, o il disait :

Je nai rien au monde, si ce nest ma femme, mon pauvre
fils malade et ma pauvre mre. Jaurais pu vivre heureux, au-
prs de ceux que jaime, dans mon foyer. Je lai quitt pour ve-
nir ici tenir le serment que jai sign le 15 mars 1924. Plus que
ma vie, jaime la libert ; plus que toute autre chose au monde,
jaime lme de mes amis de la Guyane, jaime leur me on-
doyante, dlicate et complique, chevaleresque, fline, o jai
retrouv mon hrdit de mollesse. Que sais-je ? Jaime la
Guyane au point de lui sacrifier ma vie. Je vais sans doute tre
tu tout lheure. Je crois que je serai veng. Quimporte, si jai
rendu la libert mon pays !

Mollesse Voil le mot Voil ce qui la empch
dintervenir les armes la main Mais, qui sait, peut-tre que
Galmot ne vivait dj plus que pour sa vie intrieure
Le vendredi 3 aot il se sentit pris de malaises tranges et
souffrait de la mchoire. On crut un abcs dentaire. Lenqute
rvla que le rasoir dont il se servait habituellement avait t
port, son insu, Hilarion Laroze
Quand dimanche matin 5 aot, aprs une nuit de douleurs
violentes, quil avait passe tout seul dans son appartement, sa
121

bonne, Adrienne, tant sortie aprs lui avoir servi un bouillon le
samedi soir, transport lhpital Saint-Joseph, tordu par les
douleurs, il dclara au docteur Rivieraz qui le soignait : Cest
le bouillon crole que ma donn samedi soir Adrienne ! Ils
mont empoisonn !
Ses douleurs taient atroces. Son agonie fut longue. Il sup-
pliait les surs qui lassistaient de sen aller, de sortir, de ne pas
subir lhorrible spectacle de ses souffrances qui le faisaient se
tordre sur le plancher. Il se confessa longuement Mgr de La-
valle, vque de Cayenne, et son dernier mot fut : Ah ! les sa-
lauds ! les salauds ! Ils mont eu !
Le juge dinstruction Matt conclut un empoisonnement,
la suite de lautopsie, qui avait rvl la prsence dans les vis-
cres dune quantit anormale darsenic

Voici, dans son intgrit, la seule page connue jusqu ce
jour de La Double Existence, ce livre que Jean Galmot avait
termin bien avant sa mort et dont le manuscrit a mystrieuse-
ment disparu :

Recommencer sa vie ? Ces mots nont pas de sens
Ai-je choisi ma destine ? Un jour, je suis parti...une force
me poussait. Pourquoi cette route plutt quune autre ? Que
sais-je ? Sur la terre lastique mes pas nont pas laiss de
traces. La vie se droulait de chaque ct du chemin, comme
sur un cran de cinma La vie grouillante, chaude, semblable
au carrefour de la jungle en scheresse o les btes
sassemblent et courent en se bousculant, traques par la soif.
Combien dexistences as-tu vcues ? Une seule ? Alors
tu ne connais rien de la vie. Tu es comme un aveugle repu, as-
sis au bord du fleuve. Toi, tu peux recommencer ta vie et choi-
sir le sige o croupira ton me
122

Mais moi, jai vu sous tous les cieux du monde, sous les
flamboyants rouges des tropiques, sur le sable des solitudes,
jai vu les hommes passer en caravanes, lutter, jouir,
sentrgorger pour largent et lamour, cest--dire revivre
Mon vieux corps couvert de cicatrices a connu toutes les
gloires, tous les charniers, toutes les hontes, sous les vents ali-
zs et dans les villes o sentassent les hommes. Je nai plus rien
apprendre de la vie. Pourquoi la recommencerais-je ?
Recommencer la vie ? Mes yeux blouis des chemins nont
gard que des images scintillantes de cauchemar quarante
ans dun combat de chaque jour, de chaque heure, contre les
fauves de la fort tropicale et les fauves humains. Revoir ce
long rve ? Jamais
De qui parles-tu ?
Cest vrai un jour une femme est venue Ce nest plus
quune image agrippe mon me, une phosphorescence, trs
loin, dans lombre intrieure.
Ses yeux, lumire dans la lumire, sont le seul souvenir
Pour elle, je voudrais recommencer la vie. Quel est lhomme qui
pour rencontrer cette femme nentrerait pas, en pleurant de
joie, sur la route sanglante qui fut la mienne ?
Jean Galmot.

Dernirement, Londres, parlant de Jean Galmot avec une
des plus importantes personnalits de la Cit, un financier qui
la beaucoup connu, celui-ci me dit :
Chez nous, en Angleterre, Jean Galmot et t le Cecil
Rhodes de la Guyane !
123

propos de cette dition lectronique
Texte libre de droits.
Corrections, dition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks li br es et gratui ts
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Juillet 2014

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llaboration de ce livre, sont : YvetteT, PatriceC, ChristineN, Coolmicro.
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rtribus et que nous essayons de promouvoir la culture littraire avec de
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