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UNIVERSITE PARIS I PANTHEON-SORBONNE

UFR de Science Politique

Thse pour obtenir le grade de docteur de lUniversit Paris I


Panthon-Sorbonne
Discipline : Science politique

Les Franais dAlgrie : socio-histoire dune identit


Tome 1

Prsente par Marie MUYL


Dirige par Monsieur le Professeur Pierre BIRNBAUM
Soutenue le 12 dcembre 2007

Jury :
Monsieur Pierre BIRNBAUM, Professeur mrite des Universits en Science
Politique, Universit Paris I Panthon-Sorbonne (Directeur)
Monsieur Xavier CRETTIEZ, Professeur des Universits en Science Politique,
Universit Versaille-Saint-Quentin (Rapporteur)
Monsieur Yves DELOYE, Professeur des Universits en Science Politique,
Universit Paris I Panthon-Sorbonne
Madame Nonna MAYER, Directrice de recherche, C.N.R.S.
Monsieur Benjamin STORA, Professeur des Universits en Histoire du Maghreb,
I.N.A.L.C.O. (Rapporteur)
Sylvie STRUDEL, Professeur des Universits en Science Politique, Universit de
Tours-Franois Rabelais

LUniversit nentend donner aucune approbation ni improbation


aux opinions mises dans ce document. Ces opinions doivent tre
considres comme propres leur auteur.

Remerciements

Loccasion mest donne ici dadresser Monsieur le Professeur Pierre Birnbaum mes plus
sincres remerciements, pour avoir accept, il y a maintenant prs de sept ans, de diriger
mon travail. Ses conseils aviss et ses encouragements mauront t indispensables pour
mener bien mon aventure doctorale.

Je profite galement de cette page presque blanche pour dire mes parents combien leurs
paules mauront t prcieuses, et combien, sans eux, sans leur soutien, sans leur aide, sans
leur contribution, je ny serais parvenue.

Un mot aussi, pour Benjamin, Cline et leurs deux soleils : Camille et Baptiste.
Une pense pour Yvonne et Louis. Ils devraient tre mes cts.

Enfin, un immense merci, toutes les personnes qui, depuis lan 2000, mont accueillie,
chahute, bouleverse, celles qui ont sorti pour moi leurs livres, leurs photos, celles qui ont
ouvert pour moi leurs cartons, leurs armoires, leurs mmoires.

Tome 1 - Introduction

p. 1

1re partie : La naissance des Franais dAlgrie

p. 15

I - Un laborieux cheminement vers la colonie de peuplement

p.17

A - La douloureuse priode de la conqute de lAlgrie

p.19

1 - Quelle population ? Quelle migration ?

p.21

2 - Une politique migratoire ?

p.30

3 - Pourquoi lAlgrie ?

p.36

B - Le gonflement de la population par larrive des Europens

p.38

1 - Lutter contre le pril tranger

p.39

2 - Une loi de naturalisation : vers une homognisation ?

p.41

3 - La construction dun discours de filiation la France

p.47

4 - Premiers lments de communaut

p.51

C - La population juive : oscillations entre lindignat et la citoyennet franaise


p.57
1 - Vers une naturalisation massive

p.61

2 - Un antismitisme latent

p.65

II - Une identit collective en marche

p.70

A - Au cur des Franais dAlgrie

p.72

1 - Une hirarchie interne

p.72

2 - Une initiation au rgionalisme

p. 80

B - Face lAutre

p.85

1 - Les relations avec la population musulmane

p.86

2 - Le rapport aux Franais de mtropole

p.100

3 - Comment se nommer ?

p.109

III - Le modle rpublicain luvre.

p.120

A - Une acculturation au modle rpublicain. La citoyennet franaise, ses


effets, ses alas

p.122

1 - Lcole

p.125

2 - Larme

p.131

3 - Un patriotisme exacerb

p.136

B - Le rapport la mtropole : admiration et rbellion

p.141

1 - Les troubles antismites : la reproduction dune exclusion

p.142

2 - Une colonie rebelle

p.151

3 - La seconde guerre mondiale : la rencontre du Gnral de Gaulle avec les Franais


dAlgrie

p.158

2me partie : La marche vers la communaut

p.170

I - La fin de lAlgrie franaise

p.174

A - Un quotidien qui change

p.175

1 - Un ennemi ?

p.176

2 - Continuer vivre

p.180

3 - La population juive : le choix de la France

p.183

4 - Des vnements ou une guerre ?

p.187

B - De lespoir au dsespoir

p.194

1 - Cest grce nous : lespoir du 13 mai

p.196

2 - Des mots et des mensonges

p.203

3 - Le mystrieux Plan de Constantine

p.210

C - Des incomprhensions du quotidien

p.216

1 - Les timbres et flammes : des outils au pouvoir insouponns

p.217

2 L'engagement de l'arme

p.224

3 - La lgalit en question

p.235

II - Sur le chemin de lexil

p.237

A Vers la fin du conflit

p.239

1 - Un dernier sursaut : lOAS

p.240

2 Algrie franaise, les derniers jours

p.246

3 - Des consultations dcisives

p.254

B - Partir ou rester ?

p.256

1 - Les accords dEvian, un leurre ?

p.258

2 - Disparitions et enlvements

p.269

C - Un exode en marche

p.276

1 - Lheure du dpart

p 277

2 - La solidarit mise lpreuve

p.284

3 - Aller ailleurs quen France

p.293

D - Douleurs et incertitudes

p.296

1 - Douleur psychique, douleur physique

p.297

2 - Quel nom pour quelle identit ?

p.303

III - La rencontre de deux France

p.313

A - Un pied en mtropole

p.313

1 - Une inconnue peu accueillante

p.314

2 - Le rle de la communaut juive de mtropole

p.321

B - Une minorit au sein du peuple franais

p.324

1 - A partir du sud, la dispersion

p.324

2 - Une ingalit devant les aides ?

p.330

3 - Affronter les mythes

p.337

C - Quand leur France rencontre La France

p.344

1 Cest a la France

p.344

2- Faire sa place en mtropole

p.350

3me partie : Emergence, conscientisation et affirmation dune


identit

p.363

I - Du Franais dAlgrie au Pied-Noir

p.365

A - Qui est pied-noir ?

p.366

1 - La naissance en Algrie franaise ; le voyage pour la quitter

p.367

2 - La mmoire sensorielle

p.373

B - Se construire pour soi et par rapport aux autres

p.384

1 - Le rapport la population immigre dAfrique du nord

p.385

2 - Le rapport aux mtropolitains

p.396

C - Vers une identit collective assume

p.402

1 - Le rapport au pass : reconnaissance, appropriation, reproduction

p.402

2 - Une stigmatisation collective revalorise : se rapproprier un nom

p.408

3 - Donner du sens son identit : quest-ce qutre pied-noir ?

p.414

II - Les Pieds-Noirs au cur de la communaut nationale

p.423

A - Une mmoire pied-noire qui rsiste

p.424

1 - La survivance dune mmoire vive : mythifier ce pass qui ne passe pas

p.426

2 - Les remous de lcriture de lhistoire

p.440

B - La France change

p.454

1 - Une nouvelle place pour les diffrences : vers une possible reconnaissance de la
communaut ?

p.455

2 - Etre pied-noir en France : faire face lillgitimit

p.465

III - Evolution, transmission, conversion

p.485

A - Face la contestation, que faire de son pass ?

p.487

1 - Les racines en question

p.488

2 - La transmission est-elle possible ?

p.502

3 - Ecrire et raconter

p.513

B - Vers une nouvelle mutation ? Le cas du PPN : pour un avenir de lidentit


pied-noire

p.522

1 - Porter la voix dune minorit en mal de reconnaissance

p.524

2 - Survivre en France, exister en Europe

p.534

Conclusion

p.545

Bibliographie

p.552

Annexes

p.559

- Tome 2

p.559

- Tome 3

p.101

Ils ont de commun la perte de leur terre, de leur soleil, de leurs biens, de la spulture
de leurs morts, de leurs joies, le souvenir de leurs peines, de leurs esprances () Voil
lidentit de la souffrance des tres qui composent cette communaut, si diverse, jete sur le
rivage mtropolitain 1
Ce sont les Franais dAlgrie, population cre de toutes pices par la volont de lEtat
franais en pleine euphorie colonisatrice. Pourtant, lAlgrie ne constituait pas pour la France
du XIXme sicle un objectif rel de conqute et de colonisation. Cest un concours
dvnements qui amnera une mtropole, soucieuse dimposer son autorit dans une zone
drague de toutes parts, envoyer soldats et colons sur lautre rive de la Mditerrane. Peu
attrayante, la terre algrienne rsiste leffort, entrane maladies et morts. De plus, sa
population nest pas prte cder lautorit de la France, toute puissance europenne quelle
soit. LAlgrie se fait plus revche que ne lavaient envisag les autorits mtropolitaines.
Malgr les intentions de la France de faire de lAlgrie une colonie de peuplement, le nombre
de Franais sur place stagne. Le travail use les quelques courageux qui ne se sont pas dcids
refaire le voyage vers la mtropole.
En revanche, ouvertes sur lextrieur, les frontires de lAlgrie dsormais franaise laissent
entrer et sinstaller des flux massifs dindividus provenant des quatre coins dEurope, fuyant
misre ou oppression politique. Bientt plus nombreux que les Franais de mtropole, ils
constituent peu peu une menace sur la supriorit de la France qui, aprs avoir dj grossi
ses rangs en naturalisant massivement les Juifs dAlgrie avec lappui indispensable de la
communaut juive de France- fait franais ces Europens de toutes origines. La France va
entreprendre de se les approprier , tout comme eux, en retour, vont apprendre aimer et
servir leur nouvelle patrie.
Des accrocs viendront, certes, bouleverser ponctuellement cette relation entre la France et ses
nouveaux citoyens, mais elle ne cessera de leur rappeler quils sont dsormais ses enfants
franais sur une terre franaise-, tout comme ils ne cesseront de lui rappeler, parfois
bruyamment, quelle est leur mre-patrie.
En 1954 clate le conflit qui mnera, prs de huit annes plus tard, lindpendance de
lAlgrie. LAlgrie franaise disparatra, comme elle avait t cre, presque aussi
subitement, et avec laccord presque unanime dune mtropole fatigue par une violence
1

Gaston Bautista, document crit, Annexes, p.


9

incomprhensible et approuvant le Gnral de Gaulle dans ses dcisions de librer la


mtropole de ce qui tait, selon lui, devenu une charge, conomique, dmographique et
politique. De cette poque date aussi la confirmation dune csure entame quelques annes
plus tt, mais juge alors non irrmdiable, entre la mtropole et sa colonie, ou, plus
prcisment, entre Franais de mtropole et Franais dAlgrie.
Ces derniers, ns sur le sol dune Algrie franaise do ils tirent, logiquement, leur
appartenance la communaut nationale, voient, avec ce conflit, se dliter lensemble de leur
univers, la totalit de leurs repres. Menacs, apeurs, inquiets, ils seront pourtant encourags
par la mtropole, au cur mme du conflit, croire en la prennit de leur situation et en leur
avenir algrien. Mais, progressivement, les contradictions se feront jour, les affrontements
aussi, avec le gouvernement, avec larme des affrontements particulirement bouleversants
pour les Franais dAlgrie qui sentent que la France se dtache irrmdiablement de la
colonie quelle a construite depuis les annes 1830, et sur laquelle elle leur a, vritablement,
donn naissance. Cre par la volont de la France, la population franaise dAlgrie devraitelle disparatre de la mme faon ? Peuple de lAlgrie franaise, les Franais dAlgrie
devraient-ils, comme elle, cesser tout simplement dexister ?
Cest en tout cas cette impression quils ne vont, ds lors, cesser de ressentir. Car, si la France
sera parvenue, avec plus ou moins de russite, quitter, matriellement, sa colonie et
assister la naissance dune Algrie algrienne, le dpart savrera bien plus compliqu pour
une population qui a d, du jour au lendemain, accepter linacceptable : quitter leur terre
natale, la terre de leurs aeux, la terre sur laquelle ils avaient envisag leur avenir et celui de
leurs enfants, une terre dont la France naura cess de leur rpter quelle tait la leur et
quelle tait franaise. Cette France qui tourne dsormais le dos son histoire sur lautre rive
et son Algrie franaise, se dtourne, par la mme occasion, de ceux qui la symbolisent le
mieux. Les Franais dAlgrie sont les tmoins vivants dun garement colonial, et la France
semble de pas pouvoir accepter quil subsiste, quelque part, la trace de cette poque.
Cest dans ces conditions que les Franais dAlgrie vont, malgr eux mais pousss par la
peur et la dtresse, quitter leur terre algrienne, pour aller rejoindre une mre patrie,
longtemps adore, mais qui vient, violemment, de les trahir et de les abandonner. Et cest dans
cette succession dvnements dramatiques, dans ce vritable arrachement, et dans cette
souffrance commune quils vont, selon notre hypothse, prendre vritablement conscience de
10

ce quils participent dun mme ensemble, dune communaut. Dans ladversit, le dsarroi,
et lindiffrence parfois moqueuse dune mtropole qui refuse de voir sinstaller sur son sol
des individus, trangement surnomms Pieds-Noirs , et propos desquels circulent toutes
sortes de mythes pjoratifs. Pieds-Noirs ? Ils nen saisissent pas le sens, ni lorigine, mais ils
comprennent rapidement que cette expression sert les stigmatiser collectivement, et, par l
mme, renforcer la perception deux-mmes en tant que groupe dtermin.
A bientt cinquante annes de la fin de ce que lon appelle dsormais la guerre dAlgrie, la
France regarde toujours avec angoisse et apprhension cette priode de son pass. Mais si elle
a pu, presque du jour au lendemain, quitter cette Algrie dsormais algrienne, il ntait pas
possible que sefface avec la disparition de lAlgrie franaise, celle de centaines de milliers
de Franais dAlgrie dsempars car voyant sous leurs yeux se dsintgrer leurs vies, leur
environnement, leurs points de repres. Comme le rappelle Michel Wieviorka, bien des
identits () ont t cres ou renforces par des pouvoirs politiques impriaux ou coloniaux
() pour mieux assurer leur suprmatie. 2. Ds lors, que sont devenus ces Franais
dAlgrie, Pieds-Noirs en mtropole, une fois le pouvoir colonial franais dsavou, une fois
leur environnement dcim, effac, reni ? Sont-ils parvenus prendre leur indpendance
identitaire ? A sapproprier et positiver une stigmatisation identitaire ngative ? Sont-ils
parvenus faire vivre leur communaut conscientise au-del de son drame fondateur ? Ontils russi faire accepter leur existence et la lgitimit de leur prsence et de leur souffrance
dans une mtropole ferme aux symboles de lAlgrie franaise ? Quel rapport entretiennentils avec leur pass, essentiel leur identit, et pourtant inaudible la France dans laquelle ils
voluent ? Dans un contexte national la fois ferm leur mmoire algrienne et de plus en
plus ouvert lexpression des diffrences, quelle place reste-il pour une identit pied-noire ?
Peut-on envisager une prennisation de la communaut et de lidentit pieds-noires au-del de
ceux-l mmes qui ne parviennent toujours pas en faire reconnatre lexistence, et faire
admettre la lgitimit de son expression ?
Le concept didentit est dbattu, controvers. Au premier abord, il est peu clair, complexe,
multiple, droutant. Il comporte une dimension individuelle et une dimension collective ; une

Michel Wieviorka, La diffrence, Editions Balland, Collection Voix et regards , Paris,


2000, p. 116
11

dimension positive, constitue autour de quelques traits communs, et une dimension ngative,
caractrise par la dvalorisation ou le dnigrement de lautre, du voisin, de ltranger. 3
Ni immanente ni immuable, selon lexpression de Denis-Constant Martin 4, lidentit se
construit dans un rapport fondamental la mmoire, travers un travail permanent de
rappropriation et de ngociations que chacun doit faire vis--vis de son pass pour advenir
dans son individualit propre 5. Enracinant de mme profondment lidentit dans un
processus mmoriel, Isaac Chiva dfinit lidentit comme la capacit que possde chacun de
nous de rester conscient de la continuit de sa vie travers changements, crises et ruptures 6,
suivant ainsi la pense de Maurice Halbwachs pour qui, de chaque poque de notre vie,
nous gardons quelques souvenirs, sans cesse reproduits, et, travers lesquels se perptue,
comme par leffet dune filitation continue, le sentiment de notre identit. 7
Selon nous, mme si cest compter de leur prsence sur le sol mtropolitain, et au terme
dun voyage bouleversant bien des gards, que les Franais dAlgrie semblent avoir
vritablement pris conscience de ce quils partageaient une mme souffrance, et quils se sont
ainsi retrouvs dans une adversit fondatrice et uniformisante, il ne sagira pas pour autant de
considrer cette priode comme marquant la naissance dune identit indite et nouvelle, mais
plutt comme la nouvelle tape dun cheminement entam en Algrie, et poursuivie sous un
nouveau nom : celui de Pieds-Noirs. En effet, comme le rappelle Jol Candau, les individus
ne crent pas leur identit de novo 8. Des commencements entirement nouveaux sont
inconcevables () car trop de loyauts et dhabitudes anciennes empchent la substitution
complte dune nouvelle origine des temporalits antrieures. 9. Ainsi, indispensable la
consolidation et laffirmation de leur identit, la mmoire des Franais dAlgrie au sens
donn par Pierre Nora de souvenir ou () ensemble de souvenirs, conscients ou non, dune
exprience vcue et/ou mythifie par une collectivit vivante de lidentit de laquelle le pass
3

Pierre du Bois, Identit rgionale, identit nationale, identit europenne , in MarieThrse Bitsch, Le fait rgional et la construction europenne, Editions Bruylant, Bruxelles,
2003, p. 19
4
Denis-Constant Martin, Le choix de lidentit , Revue Franaise de Science Politique,
aot 1992, n 42, pp 2825
Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, Nathan, Paris, 1996, p. 207
6
Isaac Chiva, in Marc Aug (dir.), Territoires de la mmoire, Paris, Albin Michel, 1925 et
1994, p. 89
7
Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mmoire, Albin Michel, Collection
Bibliothque de lEvolution de lHumanit , Paris, 1994 (rdition), p.89
8
Jol Candau, Mmoire et identit, Presses Universitaires de France, Collection Sociologie
daujourdhui Paris, 1998, p. 24
9
Ibid, p. 87
12

fait partie intgrante 10- leur permet de linscrire dans un pass qui dpasse parfois leur seule
existence, dans un temps long qui leur donne une assise et qui rpond leur besoin
daccrotre, face une France qui se fait sourde, les preuves de leur lgitimit de leur
identit, tributaire [ du ] vcu dhier et des traces quil a laisses (). 11
Provoqu violemment, dni en France, base conteste de leur communaut, le pass des
Franais dAlgrie fait lobjet, de leur part, dune vritable cristallisation qui, en mme temps
quelle leur permet de rsister face une France qui refuse de regarder ces tmoins et de
reconnatre la lgitimit de leur prsence en France, leur permet de lutter contre
lcoulement du temps () [ qui ] menace les individus et les groupes dans leur tre mme.
Comment arrter ce temps dvastateur, () comment saffranchir de luniverselle mise en
ruines dont il menace toute vie ? La mmoire en donnera lillusion : ce qui est pass nest
pas dfinitivement enfui puisquil est possible de le faire revivre grce au souvenir. 12 En
effet, comme le rappelle Marie-Claire Lavabre, dans le vocabulaire commun, la mmoire
nest autre que la facult de conserver et de rappeler des tats de conscience passs, de garder
le souvenir 13. Elle renvoie au sensible et au vcu et peut mme, selon lauteur, renvoyer ce
mouvement de rtrospection par lequel une communaut vivante se rapproprie son pass. La
mmoire apparat ici comme lie lexistence dun groupe prcis. Il nexiste pas de mmoire
dans labsolu. Elle est lie une collectivit et lui est propre. En effet, comme le rappelle
Maurice Halbwachs, nos souvenirs demeurent collectifs, et ils nous sont rappels par les
autres, alors mme quil sagit dvnements auxquels nous seuls avons t ml, et dobjets
que nous seuls avons vus. Cest quen ralit, nous ne sommes jamais seuls 14 lorsque nous
nous souvenons, et, ce titre, nous portons toujours avec nous et en nous une quantit de
personnes 15.
Selon nous, ce serait, en un sens pour se rapprocher de leurs anctres parfois jusqu
limitation ou la reproduction-, vritables fondateurs de la communaut des Franais
dAlgrie, arrivs sur cette terre souvent au hasard dune qute dun mieux vivre , et pour
doter le groupe dune force et dune lgitimit historique pourtant nie, que les Franais
10

Pierre Nora, la mmoire collective , dans Jacques Le Goff (dir.), La nouvelle histoire,
Paris, 1978, p.
11
Alfred Grosser, Les identits difficiles, Presses de la Fondation Nationale des Sciences
Politiques, Paris, 1996, p. 57
12
Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit., p. 5
13
Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mmoire communiste, Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, 1994, p. 15
14
Maurice Halbwachs, La mmoire collective, Albin Michel, Collection Bibliothque de
lEvolution de lHumanit , Paris, 1997, rdition, p. 52
15
Ibid
13

dAlgrie mobiliseraient leur mmoire comme pour signifier un mode de ralliement une
entit collective : marquer la reconnaissance dune origine, sinscrire dans une gnalogie,
() se rfrer un ensemble de valeurs communes. 16 Archologie dune civilisation
antrieure, terre des disparus que lon veut arpenter. Fantmes () que lon fait apparatre,
surgir a et l, pour marquer son affiliation dans lpaisseur dun destin collectif. Pour dire
que lon nest pas tout seul et que lon vient de quelque part. Pour tre fier () dtre ainsi
lest dune histoire 17 Se trouve ainsi mise en avant une mmoire collective, au sens dune
mmoire constitue et constitutive de lidentit dun groupe, labore dans lhistoire de celuici, et intressant le groupe avant dintresser lindividu. 18 Dailleurs, au premier plan de la
mmoire dun groupe se dtachent les souvenirs des vnements et des expriences qui
concernent le plus grande nombre de ses membres et qui rsultent () de sa vie propre .19
Ce serait donc sous leffet dune succession dvnements dramatiques que les Franais
dAlgrie soudainement prendraient pleinement conscience de ce quils appartiennent une
communaut et de ce quils sont porteurs dune identit particulire, du drame dabord, mais
dont lancrage, lhistoire, les fondements, et les trames remontent bien en amont du terrible
exil : en Algrie, l o tout avait commenc pour ce groupe indit qui ne savait pas, alors,
quil crivait dj son aventure collective. En effet, lorsquun groupe est, ou se sent,
opprim par un groupe plus puissant, il revendique son identit menace. Ds que la valeur du
groupe est mise en cause, en particulier par le jugement du regard dautrui, des processus de
dfense sont mis en uvre. La dvalorisation rend les groupes agressifs car lestime de soi est
un sentiment fondamental concernant la force vcue de lidentit. 20
Selon notre hypothse, cest dans une tragdie commune quils vont se retrouver, et cest cette
tragdie qui va faire vritablement merger leur conscience la ralit de leur pass commun,
de leur communaut et de leur identit particulire, raffirme en mtropole. Dailleurs,
comme le prcise Claudine Attias-Donfut, tout groupe a une histoire et construit son identit
travers sa mmoire collective (). 21

16

Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, Editions Nathan, Collection Essais et


Recherches Srie Sciences Sociales , Paris, 1996 p. 14
17
Ibid, p. 16
18
Ibid, p. 14
19
Maurice Halbwachs, La mmoire collective, op. cit., p. 75-76
20
Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, Editions Publisud, Collection Espaces mditerranens , Paris, 1997, p. 30
21
Claudine Attias-Donfut, Sociologie des gnrations : lempreinte du temps, Presses
Universitaires de France, Collection Le sociologue , Paris, 1988, p. 183
14

Particulirement intressante lorsque lon sintresse la population des Franais dAlgrie,


celle que propose Jol Candau, entre les mmoires faibles et les mmoires fortes. Une
mmoire faible est une mmoire sans contours bien dfinis, diffuse et superficielle qui est
difficilement partage par un ensemble dindividus dont lidentit collective est, par ce fait
mme, relativement insaisissable . En revanche, une mmoire forte est une mmoire
massive, cohrente, compacte et profonde qui simpose la grande majorit des membres
dun groupe, quelle que soit sa taille, tout en sachant que la probabilit de rencontrer une telle
mmoire est dautant plus grande que le groupe est restreint. Une mmoire forte est une
mmoire organisatrice, en ce sens quelle est une dimension importante de la structuration
dun groupe et, par exemple, de la reprsentation quil va se faire de sa propre identit 22.
Pour illustrer cette distinction entre mmoires faibles et mmoires fortes, Jol Candau en
appelle Maurice Halbwachs, lorsque celui-ci affirme que, tandis quil est facile de se faire
oublier dans une grande ville, les habitants dun village ne cessent pas de sobserver, et la
mmoire de leur groupe enregistre fidlement tout ce quelle peut atteindre des faits et gestes
de chacun deux, parce quils ragissent sur toute cette petite socit et contribuent la
modifier 23. Dans de tels milieux, ajoute-t-il, tous les individus se souviennent et pensent en
commun 24. Les individus membrs dun groupe ont ainsi le sentiment de partager la mme
mmoire. En effet, les socits dinterconnaissance sont donc plus propices la constitution
dune mmoire collective () que les mgalopoles anonymes 25. Dans le mme sens, nous
pourrions sans peine tre amens considrer la mmoire des Franais dAlgrie, partir de
leur arrive sur le sol mtropolitain, comme une mmoire forte et organisatrice, en ce sens
quelle est la base de la structuration du groupe, et de son existence mme. En quittant
lAlgrie pour la France, la mmoire des Franais dAlgrie aurait mu de mmoire faible
mmoire forte , entranant par ce mouvement mme une prise conscience par le groupe
de sa dimension collective. Ainsi, parpills sur le territoire algrien, vivant en ville ou dans le
bled, originaire de diffrents pays dEurope, les Franais dAlgrie, nous le verrons, taient
caractriss par une relle diversit, que la citoyennet franaise avait tendu dpasser,
dsireuse dvacuer tout signe de particularisme. Selon notre hypothse, ce nest qu la
faveur dvnements traumatiques que va merger, paradoxalement, une mmoire plus forte et
organisatrice du groupe. De mmoire faible, diffuse et sans contours, la mmoire des Franais

22

Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit, p. 40


Maurice Halbwachs, La mmoire collective, op. cit., p. 68
24
Ibid
25
Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 41
23

15

dAlgrie est devenue forte, active, et mme prpondrante. Lhistoire les a propulss, eux et
leur mmoire, dans une forme de village en exil.
Il ne sest pas agi pour nous de retracer lhistoire des Franais dAlgrie, mais de tenter de
saisir leur cheminement identitaire, de faire appel leur mmoire, leur capacit de
restitution et de reconstitution de leur pass, dapporter des outils de comprhension du
groupe et de son identit qui demeure, quarante cinq ans aprs la fin de lAlgrie franaise,
une identit douloureuse, sans jamais oublier que lorsque joue la mmoire, lvnement
remmor est toujours en relation troite avec le prsent du narrateur, cest--dire le temps de
linstance de parole : alors que dans lnonciation historique cest lvnement qui constitue le
repre temporel pour le sujet de lnonciation (cest--dire lhistorien), le moment du discours
devient le repre de lvnement lors de toute narration de soi .26 Jamais, il ne sest agi, pour
nous, de chercher La vrit, car, Pirandello nous la bien rappel, la vrit humaine nest pas
une chose simple, il ny a pas de vrit absolue et la vrit de chacun mrite le respect. Il ne
sagit ici que de lide quun individu a de lui-mme et des autres, de son histoire personnelle
ou de celle de ses proches et dans ce domaine privilgi dont dpendent quilibre et bonheur
il ny a pas de Vrit en soi. 27
En ce sens, notre travail emprunte le chemin de la sociohistoire et aux deux proccupations
nonces par Grard Noiriel. La premire tient un souci de relier ltude du pass et du
prsent. Cest pour mieux comprendre le monde actuel que les sociohistoriens se tournent
vers lhistoire. () La seconde grande proccupation mthodologique de la sociohistoire
concerne un effort de dconstruction des entits collectives qui peuplent notre vocabulaire
quotidien () pour retrouver, derrire ces tiquettes, les individus rels dans leur infinie
diversit et comprendre comment ils se rattachent ces entits collectives. 28
Sintresser et comprendre les Franais dAlgrie aujourdhui, sinterroger sur leur
construction identitaire, leurs entreprises daffirmation, de consolidation et de prennisation
du groupe, leur combat pour exister dans une France hostile, cest sinterroger sur ce
quont t leur histoire, leur aventure, leurs dboires, leurs drames. Cest faire appel leur
26

Ibid, p. 94
Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 9
28
Les Franais dabord : une invention rpublicaine. Entretien avec Grard Noiriel , in
Catherine Halpern et Jean-Claude Ruano-Borbalan (coord.), Identit(s). Lindividu. Le
groupe. La socit, Editions Sciences humaines, Auxerre, 2004, p. 290
27

16

pass pour comprendre leur prsent et pour percevoir leur avenir. Un pass qui prend sa
source au cur de la priode colonisatrice de la France une France qui, nous le verrons,
usera de tous les moyens pour confirmer et consolider, sans cesse, sa prsence outre-mer- ; un
prsent qui sinscrit dans un contexte de mfiance persistante lgard dune poque
considre, presque unanimement, comme une erreur, voire une fiction, de lhistoire, et,
paralllement, douverture vers des communauts et des particularismes autrefois muets ; un
avenir incertain, de lavis mme des Franais dAlgrie.
A partir dentretiens mens avec des Franais dAlgrie, nous nous proposons de retracer, de
faon progressive mais non strictement chronologique, le processus, lent et continu, de
construction dun groupe et dune identit particulire, depuis son origine, en 1830 date de la
conqute de lAlgrie par la France-, en prenant en compte les tapes fondamentales et
fondatrices de la guerre et de lexil, jusqu aujourdhui. Il ne sagit donc pas pour nous de
raconter leur histoire, mais de saisir, en grande partie par leur propre mmoire qui rappelle le
pass depuis un prsent particulier- les lments qui auront t dterminants et quils
considreront eux-mmes comme tels- dans llaboration de leur identit particulire, dans
son affirmation et son expression. Au cur de notre dmarche, rside lhypothse principale
selon laquelle lhistoire du groupe des Franais dAlgrie est marque par une dpendance
lgard dune volont extrieure, et que cette dpendance suscitera, par la suite et jusqu
aujourdhui, un dfaut de lgitimit terriblement douloureux et exprim comme tel.
Notre tude du groupe des Franais dAlgrie galement souvent appels Europens
dAlgrie ou rapatris - dans la France contemporaine, toujours traverse par conflits et
polmique quant sa priode coloniale, nous amnera employer lexpression PiedsNoirs ne dsignant, selon nous, que le chapitre mtropolitain de lhistoire des Franais
dAlgrie. Malgr des utilisations, parfois par les intresss eux-mmes, de cette appellation
pour se remmorer ou voquer des vnements datant de lAlgrie franaise, nous avons tenu
nen faire usage quau stade de notre tude de la communaut o elle a elle-mme intgr
cette terminologie, respectant donc ainsi son cheminement rel. Pour Lucienne Martini, il
sagit dun vocable invariable, que le sens des termes qui le composent incline crire
toujours au pluriel, mme un seul individu a deux pieds ! La majuscule sera employe
lorsquil sagira de la dsignation propre du peuple, la minuscule quand le terme sera pris

17

adjectivement 29. Mais comme aucune instance officielle ne fait loi grammaticale 30, il ny
a pas dorthographe admise plus particulirement, ni faisant lunanimit au sein du groupe luimme et au sein de la socit franaise, nous avons dcid daccorder lexpression : fminin,
masculin, singulier et pluriel.
Dans le cadre de notre dmarche, nous avons raliss des entretiens en suivant une
biographique . Elle prsente en effet de nombreux avantages. Cest un prcieux instrument
de documentation historique. Cest une source documentaire diffuse et indirecte. Elle aide le
chercheur obtenir des donnes originales jusque-l ngliges. Elle se rapproche du
tmoignage historique en sollicitant des directions non explores. Elle sapparente la
connaissance des ralits loignes que vise lanthropologue (). 31
Les entretiens raliss jouent donc un rle essentiel, car ils nous permettent dabord de
recueillir des informations quant au pass, aux moments dcisifs dans le processus de
construction du groupe et de son identit si particulire, mais galement quant son
positionnement dans une France hostile qui dsormais accorder dautres une lgitimit
dtre et de sexprimer. Ensuite, ils nous offrent la possibilit dassister et mme de participer
de la remmoration, exprience aussi enrichissante quprouvante, en accordant, comme nous
nous sommes efforcs de le faire en suivant Franco Ferrarotti, une large attention au
contexte relationnel des entretiens o snonce le discours biographique. 32 Dailleurs, pour
lui, la connaissance () base sur la recherche biographique est au moins une
connaissance deux 33.
Comme le rappelle Maurice Halbwachs, nous souvenirs demeurent collectifs, et ils nous
sont rappels par les autres, alors mme quil sagit dvnements auxquels nous seuls avons
t ml, et dobjets que nous seuls avons vus. Cest quen ralit, nous ne sommes jamais
seuls 34 lorsque nous nous souvenons, et, ce titre, la situation dentretien constitue sans
conteste un contexte de remmoration privilgi. Les interprtations et les informations que
29

Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 275
30
Ibid
31
Jean Peneff, La mthode biographique : de lcole de Chicao lhistoire orale, Editions
Laballery, Collection U Srie Sociologie, 1990, p. 6
32
Franco Ferrarotti, Histoire et histoires de vie : la mthode biographique dans les sciences
sociales, Editions Mridiens, Collection Sociologie au quotidien , Paris 1983, p. 12
33
Ibid, p. 13
34
Maurice Halbwachs, La mmoire collective, op. cit., p. 52
18

chacun peut livrer sur son pass sont illimites. Elles dpendent beaucoup du contexte spatial
et temporel des circonstances des interactions notamment de la situation dinterview 35.
Dailleurs, les rcits () ne sont pas des monologues face un observateur rduit au rle de
support humain dun magntophone. Chaque interview () est une interaction sociale
complexe () 36. En effet, on ne raconte pas sa propre vie () un magntophone [ mais ]
un autre individu 37. Et, sans aucun doute notre exprience le confirme- lentretien ()
une aventure commune o chacun est engag et dont le chercheur ne sort pas lui non plus
forcment indemne. 38 Avant toute chose, lentretien est une rencontre. Sentretenir avec
quelquun est, davantage encore que questionner, une exprience, un vnement singulier
(), mais qui comporte toujours un certain nombre dinconnues () inhrentes au fait quil
sagit dun processus interlocutoire, et non simplement dun prlvement dinformations. 39
Comment dcider un inconnu raconter sa vie, ses joies et ses souffrances ? Selon Franco
Ferrarotti, le chercheur dispose ici dau moins deux arguments reconnus par la dontologie :
il doit garantir linformateur le respect de son anonymat et lui promettre que ses efforts
serviront quelque chose. La dontologie de la profession place donc lentretien biographique
sous le signe dun contrat de confiance. 40 Quoi quil en soit, pour encourager et autoriser
un inconnu parler de soi, les protagonistes de lentretien doivent passer tout un ensemble de
contrats officieux. F. Ferrarotti fait ici appel une technique de lcoute dans laquelle, entre
chercheur et groupe enqut, stablit, sur un pied dgalit, une communication non
seulement correcte mthodologiquement, mais aussi humainement significative () 41, une
technique finalement base sur lempathie, une coute active 42, mais que sans que, jamais,
le chercheur ne quitte sa position. Ainsi, tout en tant trs actif et en menant le jeu,
lenquteur doit savoir rester modeste et discret : cest linformateur qui est en vedette, et il
35

Jean Peneff, La mthode biographique : de lcole de Chicago lhistoire orale, op. cit., p.
99
36
Franco Ferrarotti, Histoire et histoires de vie : la mthode biographique dans les sciences
sociales, op. cit., p. 50
37
Ibid, p. 52
38
Philippe Joutard, Ces voix qui nous viennent du pass, Editions Hachette, Collection Le
temps et les hommes , Paris, 1983, p. 201
39
Alain Blanchet, Anne Gotman, Lenqute et ses mthodes : lentretien, Editions Nathan
Universit, Collection 128 , 1992, pp 21-22
40
Franco Ferrarotti, Histoire et histoires de vie : la mthode biographique dans les sciences
sociales, op. cit., p. 12
41
Ibid, pp 15-16
42
Nona Mayer, Lentretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de La misre du
monde , Revue Franaise de Sociologie, avril-juin 1995, p. 368
19

doit le comprendre lattitude de celui qui est en face de lui, faite dcoute attentive, de
concentration montrant limportance accorde lentretien, dextrme intrt pour les
opinions exprimes, y compris les plus anodines ou tranges, de sympathie manifeste pour la
personne interroge. 43
Dans le cas des Franais dAlgrie, les choses sont un peu diffrentes. Comme la dailleurs
remarqu Clarisse Buono lors de sa propre enqute, une grande partie des interviews
rapatris sest () lance dans un discours dautojustification. Se sentant, depuis toujours,
incompris, rejets ou trahis, beaucoup de pieds-noirs pensaient que leur tait donne
loccasion, travers ce travail, dexprimer un droit de rponse . 44 Cest donc avec une
grande spontanit, une relle envie, et parfois mme, ce que nous avons analys comme un
profond besoin, quils ont accept de participer notre enqute, et, mme, en un sens, de nous
y accompagner. Bien souvent dailleurs, les Franais dAlgrie interviews nous ont considr
comme faisant partie des leurs 45, dautant plus enclins dlier leurs langues et leurs
mmoires que se posent avec souvent beaucoup dangoisse la question de la transmission.
Nous nous trouvons en prsence des derniers tmoins dune logique sociale et dune
conception de la vie dont la mmoire mme risque de disparatre avec ceux qui en sont les
ultimes dtenteurs. 46
Toutefois, malgr la proximit que nous entretenions avec la population sur laquelle nous
avons port notre intrt, il na jamais t question, pour constituer notre chantillon, de
passer par des voies personnelles. Car si, comme le rappelle Nona Mayer, lide est
sduisante () elle prsente des inconvnients. Si lexistence dune relation personnelle avec
linterview peut faciliter le contact, elle interfre cependant dans la communication, en
fonction de limage que les protagonistes ont lun de lautre ou quils veulent donner
deux. 47 Ainsi, cest lors du Congrs du CLANr 48, qui a rassembl en 2000 un trs grand
nombre de personne, que nous avons procd nos premires prises de contact, faisant par la
suite fonctionner le bouche--oreille .
43

Jean-Claude Kaufmann, Lentretien comprhensif, Editions Nathan Universit, Collection


128 , Paris, 1996, p. 51
44
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, Editions Balland, Colletion Voix et regards ,
Paris, 2004, p. 9
45
Franco Ferrarotti, p. 13
46
Jean Poirier, Simone Clapier-Valladon et Paul Raybaut, Les rcits de vie, Thorie et
pratique, Presses Universitaires de France, Collection Le sociologue , Paris 1983, p. 21
47
Nona Mayer, Lentretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de La misre du
monde , op. cit., p. 360
48
Comit de Liaison des Associations Nationales de Rapatris
20

Dans le cadre de notre travail, nous avions dabord lintention de privilgier la mthode des
entretiens semi-directifs. Mais, afin de recueillir des informations par la parole, mais aussi,
grce linteraction de lentretien, par le silence, et, souvent par les motions et les larmes,
cest finalement celle de lentretien

non-directif, voire du rcit de vie, qui a eu notre

prfrence. En effet, dans les rcits de vie, cest lacte de mmoire qui se donne voir 49.
Il met en vidence cette aptitude spcifiquement humaine consistant pouvoir surplomber
son propre pass (). Le narrateur rassemble, met en ordre et rend cohrents les vnements
de sa vie jugs signifiants et significatifs au moment mme du rcit : restitutions, ajouts,
inventions, modifications, simplifications, () oublis, censures, rsistances, non-dits,
refoulements (), interprtations et rinterprtations constituent la trame de cet acte de
mmoire qui est toujours une excellente illustration des stratgies identitaires luvre dans
toute narration 50. Et il serait erron de vouloir valuer cette identit narrative partir des
critres du vrai et du faux en rejetant purement et simplement les anamnses qui ne semblent
pas crdibles car, comme pour toute manifestation de la mmoire, il y a une vrit du sujet qui
se dit dans les carts reprables entre la narration () et la ralit vnementielle 51.
Lenqute par rcits de vie vise avant tout respecter le rel quelle enregistre avant de
linterprter. 52 Selon nous, lenregistrement intgral de la narration [ permet ] () de
restituer toutes les dimensions de cet art littraire en quoi consiste ce quon a appel
loraliture. Il [ permet ] ainsi davoir une connaissance du comportement du narrataire, de ses
actions, de ses ractions, et de mieux comprendre les interactions situes dans le cadre du
dialogue narrateur-narrataire. 53
Au-del de notre propre enqute et dans le contexte actuel, sest pose nous la question de la
conservation de documents menacs de disparition, [ de ] lcoute des derniers tmoins. ()
Les rcits de vie veulent faire parler les peuples du silence , saisis par leurs reprsentants
les plus humbles (). Cette dmarche pionnire tait fonde sur lide que lexistence des

49

Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit., p. 63


Ibid, p. 64
51
Ibid
52
Jean Poirier, Simone Clapier-Valladon et Paul Raybaut, Les rcits de vie, Thorie et
pratique, op. cit, p. 27
53
Ibid, p. 32
50

21

anonymes pouvait et devait tre dignes dattention et dtudes 54. A ce sujet, Philippe Joutard
parle dailleurs d archives provoques , ayant pour but de sauver une mmoire 55.
Les Franais dAlgrie interviews regroupent plusieurs gnrations -selon les critres de la
naissance sur le sol algrien et du voyage , si particulier, qui les emmnera vers la
mtropole. Mais les plus gs sont sans doute les plus loquaces. Pourquoi les personnes ges
se sont-elles montres si dsireuses de parler de leur pass, de livrer leur mmoire ? Tout
simplement parce que se remmorer le pass, faire appel sa mmoire, cest aussi raffirmer
son identit. Le dcours de la mmoire chez des individus vieillissants est toujours vcu
comme une altration de leur personnalit 56. Et, pour Maurice Halbwachs, un individu
vieillissant ne se contente pas, dordinaire, dattendre passivement que les souvenirs se
rveillent (), il raconte tout ce dont il se souvient. 57 La mmoire est () un art de la
narration qui engage lidentit du sujet et dont la motivation premire est toujours le vain
espoir de conjurer notre inluctable dchance. Cest pourquoi, si souvent, les personnes
vieillissantes deviennent trs bavardes, ou alors dfinitivement silencieuses aprs quelles
aient consenti linvitable 58. Avant quelles ne disparaissent, nous avons ainsi demand
aux personnes ges de nous communiquer ce bien prcieux dont elles sont les seules
dtentrices, pour que le pass, lui, ne meure pas. 59
Travail scientifique tout autant quexprience humaine, ce qui nous importait, au cours de
cette enqute ce ntait pas les faits bruts, mais les faons dont ces hommes et ces femmes
les avaient traverss. Ctait lhistoire passant travers la vie des gens et pas linverse. 60

54

Ibid, p. 23
Philippe Joutard, Ces voix qui nous viennent du pass, op. cit., p. 120
56
Franco Ferrarotti, Histoire et histoires de vie : la mthode biographique dans les sciences
sociales, op. cit., p. 54
57
Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mmoire, op. cit, p. 104
58
Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 65
59
Philippe Joutard, Ces voix qui nous viennent du pass, op. cit., p. 158
60
Hubert Knapp, cit par Philippe Joutard, Ces voix qui nous viennent du pass, op. cit., p.
133
55

22

1re partie : La cration des Franais dAlgrie

Sans relle prparation ou plan de dveloppement et dtendue de sa civilisation, la


France se lance au dbut du XIXme sicle dans une entreprise de colonisation de lAlgrie
que, sans tarder, les conomistes de la Restauration considreront comme un norme
fardeau 61. Quand bien mme, disent-ils, les avantages conomiques dAlger se
rvleraient substantiels, encore faudrait-il des bras pour mettre les terres en valeur. Les
Europens ? Accepteraient-ils de se perdre en Berbrie ? Les indignes ? Collaboreraientils avec loccupant chrtien ? Les Noirs ? Pouvait-on songer une dportation massive alors
que sintensifient les campagnes internationales contre lesclavage ? 62 Cest donc avec une
large somme dinquitudes et dinterrogations que la France entame en Algrie une prsence
qui durera prs de 130 annes. En suivant Raphal Delpard, nous pouvons prciser que
lentre de cette terre, par la suite appele Algrie, au sein de lempire colonial franais ne
constituait pas, lorigine du moins, un rel objectif de conqute. Mais, plusieurs vnements
se sont succd, qui ont eu pour suite logique la colonisation pleine et entire de ce pan
dAfrique du nord. En effet, ni le Prince Prsident Louis Napolon Bonaparte, plus connu
sous le nom de Napolon III, ni le gouvernement et encore moins les parlementaires ne
croient en son avenir. LAlgrie leur parat lointaine et mystrieuse, ils limaginent peuple de
sauvages, le couteau entre les dents, prts en dcoudre avec tout ce qui est chrtien. Le
marchal Bugeaud () ne pense pas que lon puisse y crer quelque chose de durable : il
propose mme lempereur dabandonner cette terre dAfrique. 63
Ds novembre 1830, quand la question dAlger vient pour la premire fois lordre du jour
de la Chambre 64, ce sont trois courants qui diviseront le Parlement : les colonistes
favorables loccupation dfinitive et perptuelle , les anticolonistes qui () prconisent
le renoncement un pays dont il nest nul besoin de se constituer grands frais les
matres , et ceux enfin qui se rsignent lide quaprs avoir commis la faute dAlger , il

61

Ibid, p. 22
Ibid
63
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, Michel Lafon, 2002, p.
11
64
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 24
62

23

ne faut pas commettre celle de labandonner. 65 Mais cest surtout avec la caution des
Lumires, de la Rvolution franaise et du mouvement ouvrier 66 que lentreprise de la
France pourra prendre toute son ampleur, Louis Blanc se rjouissant de constater que la
France reprend dans lintrt de la civilisation et pour le salut des peuples opprims son
influence sur les affaires du monde. 67 La colonisation de lAlgrie, dabord imprvue , se
voit donc ainsi lgitime par des objectifs de grandeur, de gnrosit et de volont dlvation
des peuples travers le monde. Pourtant, limage originelle que la France donne dellemme en Algrie sera longtemps celle de la barbarie militaire. 68 Dsormais, il va sagir
doprer une forme de conversion dune colonisation militaire qui ne recueille pas, ses
dbuts, toutes les voix en mtropole, en une colonisation plus consensuelle et bienpensante , trouvant une forme de lgitimation dans lidologie des Lumires et de la
Rvolution franaise. Avec le soutien des dmocrates et des promoteurs des droits de
lhomme et du progrs, la colonisation franaise va chercher se parer dune image plus
acceptable, pour elle comme pour le reste de la scne internationale.
Ce nest que sous la IIme Rpublique que la colonisation sacclre vraiment, pour que, en
1970, alors que la conqute sachve, les lments constitutifs de la socit coloniale soient en
place. Officiellement () la colonisation civile doit permettre de pacifier une rgion
ravage par les militaires. Du moins, cest l lintention des parlementaires franais qui
approuvent ce programme. 69 Reste savoir qui cette tche de pacification et de
colonisation va dsormais tre confie. Ainsi, cest par la volont de la France dinstaller sur
place une population dvoue et utile que la population franaise dAlgrie va tre
vritablement cre, comme un moyen, voire un outil , au service dune cause ou dune
politique. Et sil est vrai que les motifs de lexil furent aussi nourris par des aspirations
dordre essentiellement conomique, la naissance mme de cette collectivit historique
rpondit plus largement des enjeux politiques qui la dpassaient. 70 La prsence sur le sol
algrien dune population htroclite sil en est bnficie donc, avant mme quelle soit
rellement constitue, dune lgitimation tatique et politique, que nous pouvons, finalement,
considrer ici comme un premier canal homognisateur. Quelques 130 annes plus tard,
quand cette volont politique naura plus cours, la prsence des Franais dAlgrie sur ce sol
65

Ibid
Ibid, p. 25
67
Ibid, p. 25-26
68
Ibid, p. 27
69
Ibid, p. 35
70
Michle Baussant, Pieds-noirs, mmoires dexils, Stock, collection Un ordre dides ,
Paris, 2002, p. 110-111
66

24

sen trouvera, logiquement , dlgitime. Toutefois, il ne suffit pas cette population


dappartenir lAlgrie franaise pour produire un signe de ralliement ou un emblme
identitaire qui subsume toutes les diffrences 71, et ce nest que progressivement que la
francisation va soprer.

I- Un laborieux cheminement vers la colonie de peuplement


En 1830, la France effectue un dbarquement dcisif en Algrie, celui qui inaugure sa
prsence sur cette terre, et, ainsi, la prsence de ceux qui deviendront les Franais dAlgrie.
Le 16 mai, 500 navires quittent le port de Toulon et le 14 juin, larme franaise marque par
son dbarquement Sidi Ferruch le premier pas de la colonisation franaise. Pourtant,
lorsque le corps expditionnaire dbarque en Algrie pour la premire fois, les Franais
ignorent tout de ce territoire cinq fois plus grand que le leur. 72
Ds le dbut, lAlgrie se doit dtre une colonie de peuplement. Partout o il y a de
bonnes eaux et des terres fertiles, crivait Bugeaud, cest l quil faut placer les colons, sans
sinformer qui appartiennent les terres ; il faut le leur distribuer en toute proprit. Ainsi,
aprs que les militaires aient pris le contrle du pays, les premiers Franais sinstallent, et ont
la charge dinscrire la France et sa civilisation sur la terre algrienne. 73 Toutefois, comme le
rappelle Benjamin Stora, les premires batailles opposants colons et autochtones musulmans
seront meurtrires, souvent sanglantes et cruelles. 74
LEtat franais fondait peu peu des centres de colonisations pour galvaniser toute cette
main duvre au sein dun ensemble organis. La cration de centres de colonisation se
fit, tout du moins au dbut, de manire quelque peu anarchique. Gravitant autour de larme

71

Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, Editions Sguier, Collection Les Colonnes
dHercule , Paris, 2002, p. 63
72
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 15
73
Jean Ferniot, De Gaulle et le 13 mai, Plon, Paris, 1965, p. 13
74
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), La Dcouverte, collection
Repres, 1999, n102, p. 30
25

charge de pacifier lAlgrie, des Europens formaient des villages de tentes profitant
ainsi de la protection militaire. 75
Les premiers Franais, venus dabord de mtropole, ne voient pas encore dans cette terre
aride, peu accueillante et quils prouvent les pires difficults dompter, le paradis perdu
dont leurs descendants parleront lorsquil leur faudra la quitter. Ainsi, si les premiers colons
ont dploy une relle tnacit en se voyant confier de bonnes terres, ils doivent aussi se
battre au quotidien contre le climat, les maladies, linscurit. 76 A lpret des combats
sajoute donc une terre ingrate, des maladies, autant dlments qui font que beaucoup de
ceux qui taient venus plein despoir et de rves de russite, renoncent devant le trop lourd
fardeau que lAlgrie semble dcide faire porter. Les pertes sont nombreuses et beaucoup
renoncent : de 1842 1846, on dnombre 198 000 arrives et 118 000 dparts. Et plus de
morts que de naissances. En 1842, 90 des 300 habitants de Boufarik meurent du paludisme.
La mme anne Marengo, 250 migrants sont dcims par le cholra. () Dans les premiers
villages de colonisation, les pionniers luttent contre un environnement hostile (). Limage
de lEldorado promis se brouille devant leurs yeux. Lallure des migrants est parfois plus
roche de celle du vagabond-aventurier que du conquistador. 77 Nanmoins, au fur et
mesure, ceux qui restent profitent largement de tous les appuis de lEtat, de son argent, de
son arme qui les protge et perce les routes. 78
Ds le dbut, la volont de la France mtropolitaine dans son entreprise de colonisation de la
terre dAlgrie est donc celle den faire une colonie de peuplement, un prolongement de
lhexagone, une ressource conomique et humaine. Toutefois, la politique de peuplement se
rvla un chec. 79 Cest grce larrive des Europens de tous pays que lchec potentiel
de lAlgrie franaise se transforme, progressivement, en un succs, succs parfois mal vcu
si nous pensons au pril tranger qui nat et se rpand dans le groupe colonisateur partir des
annes 1850. 80 LAlgrie est devenue le seul de nos territoires doutre-mer o lon ait
vraiment russi faire de la France , crit Gabriel Audisio. Faire de la France a t la
75

Ccile Mercier, Les pieds-noirs et lexode de 1962 travers la presse franaise, Editions
LHarmattan, Paris, 2003, p. 28-29
76
Jean Ferniot, De Gaulle et le 13 mai, op. cit., p. 13
77
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 30
78
Jean Ferniot, De Gaulle et le 13 mai, op. cit, p. 14
79
Michel Winock, Lagonie de la IVme Rpublique, le 13 mai 1958, Gallimard, Paris, 2006,
p. 58
80
Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914. Histoire dune migration,
LHarmattan, Paris, 1986, p. 14
26

condition mme de ltablissement des premiers colons. Aux dports politiques et aux exclus
en tous genres de la mtropole, on a dit : Allez faire en Algrie la France de vos nostalgies
ou de vos utopies. Dans ce but, ils sont partis. Pour survivre, ils ont rclam un bouclier.
Pour lobtenir, ils se sont crus obligs, juste raison sans doute, de faire de la France .
Faire de la France , cest cette obligation quon t tenus, plus que tous autres, les
nos , soucieux dtre reconnus comme citoyens part entire. Faire de la France , cest
cette normalisation que les juifs ont t contraints pour marquer cette diffrence avec
lindigne reconnu par le dcret Crmieux. Faire de la France , cest cet impratif quon a
impos aux indignes en change dune hypothtique mancipation politique. 81
Aprs les premiers colons, par vagues successives, arrivent des paysans des rgions pauvres
du sud-est de la France et de la Corse, des chmeurs des ateliers nationaux de 1848, des
condamns politiques de 1852, des enfants trouvs, des forats, des viticulteurs du Languedoc
victimes du phylloxera, des Alsaciens-Lorrains de 1871 fuyant lAllemagne, des soldats
dmobiliss, des migrants du bassin occidental de la Mditerrane qui chappent des pays
misrables et trop peupls. 82

A)La douloureuse priode de la conqute de lAlgrie


La conqute de lAlgrie ? La rponse au coup dventail ! Pendant de longues
annes, des gnrations dcoliers ont appris et rabch quun coup dventail, assn par le
dey dAlger au consul de France, avait provoqu la prise dAlger en 1830. 83
Loin de faire lunanimit en mtropole, lexpdition dAlger passe relativement inaperue au
cur bouleversements politiques du moment. Conue comme une mesure de politique
intrieure, elle nattnue pas la gravit de la conjoncture et ne parvient pas faire diversion.
() Que faire de ce fretin bien encombrant, quoique menu ? Faut-il le rejeter la mer ?
Sinon, comment laccommoder ? Le pouvoir mtropolitain se trouve comme pig par
son absence de politique algrienne, mais elle doit en mme temps prserver son arme qui
vient de conqurir lAlgrie. Lloignement de cette possession, surgie limproviste ne
81

Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 143
Jean Ferniot, De Gaulle et le 13 mai, op. cit., p. 13
83
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 15
82

27

permet pas den fixer aisment les limites, dimaginer pour elle des structures administratives
originales ni de faire face, financirement comme intellectuellement, aux obligations quelle
implique. Cette extension trop soudaine de la gographie nationale demeure longtemps
incommensurable et toujours imparfaitement value. 84
Devant les premires difficults auxquelles la France doit faire face avec cette nouvelle
colonie, personne ne semble prt miser sur un avenir de cette terre au sein de lempire
franais. Toutefois, cela nempche pas les questions daffluer. Faut-il ne conserver que des
comptoirs en bordure de mer ? Faut-il rapatrier les soixante mille soldats qui ont combattu
avec courage ? () Thomas Bugeaud () sirrite de lapathie gnrale. Il a laiss des
hommes sur le terrain, il connat leur souffrance, il ne peut pas les dcevoir. De passage
Paris, il se rend la Chambre o il a son sige de dput, monte la tribune, interpelle les
parlementaires et le gouvernement. Vous voulez rester en Afrique ? Eh bien il faut y rester
pour y faire quelque chose ! (...) . 85
Ainsi, ds lorigine, il apparat que lAlgrie aura t un terrain de profonde remise en
question de la place et du rle de larme. En effet, pareillement la situation des annes 50 et
du dbut des annes 60, larme sengage massivement sur la terre algrienne, pour servir
lapparente volont politique dun Etat. Mais, malgr un engagement sans faille, elle se
retrouve dlaisse quand les gouvernants rflchissent encore, et en scurit, la marche
suivre. Toutefois, larme ne connatra, au XIXme et au XXme sicle, ni la mme issue, ni
le mme salut.
A lorigine, les choses savrent relativement simples pour les militaires qui dbarquent
sur le sol algrien : il y a les indignes et les colons, les autochtones et les envahisseurs,
les primitifs et les civiliss . Au temps de la conqute, les rapports de domination
constituent la rgle. 86 Pourtant, ds son arrive au pouvoir, en 1852, Napolon III fait librer
lmir Abd el-Kader et songe mme un temps le nommer vice-roi dAlgrie. Pour modrer
la fringale de terre des quelque cent mille colons europens, dj installs en Algrie, il y
avait rtabli le rgime militaire, plus apte ses yeux faire le bonheur de nos ennemis de la
veille , soit prs de trois millions de musulmans. 87 Dcidment partisan dune colonisation
pacifique et galitaire , il rpond aux partisans de la colonisation europenne outrance
84

Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, Editions Olivier Orban,
Paris, 1987, p. 63-64
85
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 12-13
86
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 39-40
87
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 21
28

qu il refuse dinfliger la population arabe le sort des Indiens de lAmrique du nord,


chose impossible et inhumaine , voulant au contraire faire prosprer cette race arabe
intelligente, fire, guerrire et agricole .88 Pour lui, lAlgrie nest pas une colonie. Cest un
royaume arabe dont il est galement lEmpereur, comme il est celui de la France. Ce projet
gnreux, imaginatif, porteur en tout cas de la volont de traiter de la mme manire AraboBerbres conquis et Europens conqurants, aurait d notamment se traduire, sur le terrain,
par une promotion de la colonisation -dveloppement (). La dfaite de 1870 emporte
ce rve arabe de la France .89

1) Quelle population ? Quelle migration ?


A ct de la population arabe, mais aussi de la population juive dj trs largement
prsente sur cette terre- plusieurs vagues dmigration, depuis la mtropole et depuis
lEurope, vont venir grossir les rangs de la future population franaise dAlgrie.
Progressivement, les militaires vont laisser leur place sur le terrain aux colons. Dailleurs,
dans leurs rcits, un dbut aisment datable et guerrier, certains pieds-noirs prfrent les
balbutiements de la colonisation rurale, signalant quils identifient leur histoire, non la
conqute, mais la mise en valeur du pays. Les efforts et les affres de la premire gnration
de colons leur paraissent une lgitimation plus solide que les exploits militaires dans lesquels
ils ne se reconnaissent pas. 90
Ainsi, Jean-Pierre R. associe-t-il directement lhistoire des Franais dAlgrie au travail de la
terre :
Quand on regarde lhistoire des pieds-noirs, il y a toutes ces plaines qui ont t
travailles, la Mitidja, les plaines dOranie, tout ce qui a t construit. 91
Aux incertitudes des prcdentes annes concernant le destin de lAlgrie, succde donc,
aprs 1871 (), une politique continue, fermement applique, qui donne tout son sens la
priode proprement coloniale de lAlgrie franaise. 92 LAlgrie, assimile la France et
dailleurs administrativement rattache au ministre de lIntrieur, devient ds lors un simple
88

Ibid
Ibid, p. 22
90
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 104-105
91
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
92
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 23-24
89

29

prolongement de la mtropole outre-Mditerrane. Les paysans ont donc remplac les soldats,
mais la colonie de peuplement souhaite par la France tarde se consolider. Aux batailles
meurtrires souvent cruelles et sanglantes, livres contre les populations musulmanes,
succdent dautres combats. Contre le sol, le climat, lpidmie. Les pertes sont nombreuses
et beaucoup renoncent. 93
Ainsi, devant les nombreuses difficults auxquelles ils doivent faire face, certains choisiront
mme de repartir vers la mtropole. Cest dailleurs ce que rappelle Jean C. :
Ceux qui sont arrivs dans mon village, la moiti peu prs sont repartis, ils nont
pas pu tenir donc aprs un essai, ils se sont dit : on ne va pas pourvoir vivre
alors soit ils sont alls en ville pour travailler dans les villes comme moi aujourdhui
soit pour rentrer en mtropole en disant on na pas russi l bas 94
Devant les difficults rencontres par les premiers colons et devant labsence dimplantation
spontane dune population franaise dans ce pays, les dirigeants vont alors sessayer un
peuplement forc, en dportant dans la colonie les opposants rpublicains de Louis-Philippe
puis de Napolon III. Lopportunit de se dbarrasser dlments pouvant remettre en cause
leur lgitimit correspond alors idalement la volont premire quest celle du peuplement
de lAlgrie. Comme le relvera lpoque un dput il sagissait plus de donner un coup
de balais dans les rues de Paris que de coloniser lAlgrie 95. Par ailleurs, devant ce qui
semble tre une porte ouverte vers lEden, nombre de Franais vont se prtendre favorables au
rpublicanisme, afin daller tenter laventure algrienne, en esprant y faire fortune. Les
rprouvs de 1848, [subissant le contre-coup de la fermeture des Ateliers Nationaux], les
dports du second empire, les sans-le-sous de limmigration 96 vont ainsi aller grossir les
rangs fragiliss des Franais dj installs.
Pour renforcer la colonie, il faudra donc les dportations successives des rpublicains
hostiles Louis-Philippe puis Napolon III. Ses lments dangereux , la France en a
envoy une partie outre-Mditerrane, comme le soulignait un dput de lpoque : Il
sagissait plus de donner un coup de balai dans les rues de Paris que de coloniser lAlgrie.
() Ces premiers Franais dAlgrie, mlange de paysans dclasss par la rvolution

93

Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 30


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
95
Cit par Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 30
96
Benjamin Stora, histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p.30
94

30

industrielle en France et de quarante-huitards exils, ensuite de communards, vont


acqurir progressivement une mentalit de petits propritaires terriens. 97
Si les Franais vont en Algrie, cest avant tout pour la France elle-mme. Il sagit pour eux
de ltendre et den accrotre le prestige. 98 Certains trouvent la France trop troite.
Dautres fuient les perscutions politiques. Cest moins vers lAlgrie quils se dirigent que de
la France quils sloignent. Beaucoup se laissent sduire par les incitations officielles la
colonisation. Il sagit en fait, pour la jeune Rpublique Franaise, convertie au conservatisme,
de se dfaire dlments turbulents. La mme motivation conduit des dportations manu
militari. 99
Ainsi, ce sont dabord les enfants que la mtropole ne dsire plus savoir chez elle qui se
voient proposer daller recommencer leurs vies de lautre ct de la Mditerrane.
Longtemps , crivait un romancier de lpoque, cette colonie a t un dpotoir pour la
mtropole. Ladministration y envoyait ses chevaux de rforme ; la politique, ses enfants
perdus ; la bourgeoisie, ses enfants prodigues. Assainir la France des indsirables de toutes
sortes, telle sera donc la fonction premire de lAlgrie. 100 Pour certains, Alger va mme
jusqu supplanter Cayenne. On pourra, cela va de soi, y envoyer les condamns de droit
commun. Mais on pourra surtout profiter de la distance respectable entre la France et ce
nouveau territoire pour y dporter ceux qui, parmi les classes laborieuses, se transforment, en
cette priode dexode rural et de misre, en classes dangereuses. 101
Terre nourricire et dsire par ceux qui manquent de pain et de travail, lAlgrie fut, pour
plusieurs vagues de transports, le symbole de la contrainte, des travaux forcs et des mauvais
traitements. Ces dportations se produisirent en trois occasions : aprs lchec des barricades
de juin 1848, aprs le coup dEtat du 2 dcembre 1851, aprs la Commune de 1871. Les
victimes de lexil sont des opposants politiques : rpublicains ou socialistes. Certains se fixent
en Algrie, leur peine purge, et deviennent colons. Dautres ne sattachent pas au pays et
regagnent la France, ds que possible. () Pour dautres, lAlgrie, au lieu dtre une
brimade inflige leurs ides, reprsente, au contraire, lasile o ils pourront les manifester
sous dautres formes que lopposition politique. 102 Ainsi Nicolas D. raconte-t-il :

97

Ibid, p. 30-31
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 60
99
Ibid, p. 60
100
Ibid, p. 39-40
101
Ibid, p. 39
102
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 18
98

31

Au dpart ils sont arrivs l-bas pour vivre ctait souvent des dports politiques,
ctait des pauvres gens qui quittaient leur petit dpartement, leur petit pays, ils
avaient de tous petits moyens pour aller l bas. 103
LAlgrie semble ainsi se spcialiser comme terre daccueil des opposants politiques puisque
ce sont par la suite les communards qui y trouvent refuge, aprs que les premiers habitants de
la colonie aient exprims un non trs franc Napolon III lors de son plbiscite du 8 Mai
1870, et pris le parti de la Commune. Aprs la guerre franco-prussienne et le Trait de
Francfort, enlevant la France lAlsace et une partie de la Lorraine, de nombreux Alsaciens,
se refusant devenir allemands, rejoindront lautre ct de la Mditerrane. En fait, les
Alsaciens et les Lorrains constitueront une part importante de lmigration vers lAlgrie, une
migration qui procde de la dfaite de 1870 et de lannexion de leurs provinces par
lennemi germanique. Comme lannonce Alexis Lambert, commissaire de la Rpublique, il
sagit doffrir nos concitoyens de lAlsace et de la Lorraine une hospitalit digne de leur
industrie et de leur patriotisme . Le journal mtropolitain La Patrie reprend lide son
compte tout en y ajoutant une proposition : Que le peuplement devienne lAlsace et la
Lorraine, que les Alsaciens changent de sol sans changer de patrie. 104 Cest donc bien un
choix pour la France queffectuent les Alsaciens la fin du XIXme sicle. LAlgrie, perue
comme un vritable prolongement du territoire franais, soffre comme possibilit aux
Alsaciens de fuir leur rgion menace par la prsence allemande, mais de rester citoyens
franais en terre franaise. Lide selon laquelle lAlgrie serait la France napparat donc pas
uniquement rpandue sur le sol algrien, et parmi les colons qui ont besoin darguments de
poids pour demeurer sur cette terre encore peu accueillante. Il ne semble pas non plus sagir
dune ide dveloppe plus tard, lorsque limplantation europenne sera plus solide quaux
premiers temps, ni mme, au cours du XXme sicle, lorsque lavenir de lAlgrie franaise
se trouvera menac. Robert L. rappelle ainsi :
Ma grand-mre paternelle tait alsacienne. Donc, elle a fait partie des Alsaciens qui
sont venus en 1870 pour pas pour pas tre allemands donc, qui, aprs la dfaite
franaise sont venus en Algrie pour pas tre allemands. 105

103

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit, p. 22
105
Entretien Robert L., Annexes, p. 483
104

32

Ainsi, le succs relatif de lmigration des Alsaciens et des Lorrains sert dexemple au
gouvernement pour inciter les Franais sexpatrier. Si bien que de nouveaux postulants
arrivent dun peu partout, notamment des provinces, notamment des provinces les plus
proches de la Mditerrane. Le gros du contingent dbarque de la Corse. 106
La priode de la conqute, et ses prgrinations politiques, est relativement peu relaye par les
personnes interroges dans le cadre de cette recherche. Toutefois, Roland A. rappelle :
La France na pas su trs bien na jamais eu une politique trs claire. Il faut
savoir que le long de tout le long du XIXme sicle, et mme du XXme sicle en
France, il y a eu des changements de rgimes on est pass dempereur roi, de roi
je ne sais quoi. Enfin mme en lisant les tmoignages de Victor Hugo en 1848, au
moment de la rvolution il parle de lAlgrie lui aussi. On sent que en fait la France
navait ne savait pas trs bien quoi faire de lAfrique du nord, de lAlgrie disons
donc, ils voyaient bien que la plupart des Franais ne sintressaient pas tellement
ils envoyaient plutt des gens qui taient des dports politiques de Paris de 1848. De
faon spontane, je crois que il ny a pas eu un grand mouvement spontan de la part
des Franais, qui serait comparable ce quon a eu en Amrique. 107
Mais, dans leur dmarche dinscription de leur histoire et de celle de leur famille dans un
temps long, dans leur volont de gagner une paisseur historique, comme lgitimatrice a
posteriori de leur prsence et de leur attachement la terre dAlgrie, ils semblent marquer le
dbut de lhistoire de la prsence des Europens en Algrie, larrive de leurs aeux, leur
dvouement la valorisation dune terre ou encore leur volont darriver plus ou moins
rapidement une situation sociale satisfaisante.
Toutefois, certains y font rfrence, comme Jean C., ancien agriculteur, avocat et btonnier :
Napolon III () pensait en faire un royaume arabe, cest--dire distinct de la
France mais avec des attaches proches et trs profondes avec la France, et puis la
guerre de 70 tait l, et puis on a eu dabord la Commune qui a entran une semi
guerre civile avec une rpression trs forte de ce qui tait la troisime Rpublique et ,
qui a envoy en Algrie une grande partie des communards pour les dbarrasser de la
mtropole et encore des pionniers 108
106

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 23


Entretien Roland A., Annexes, p. 620
108
Entretien Jean, Annexes, p. 616
107

33

En revanche, un lment est presque systmatiquement prsent dans les discours recueillis :
celui qui consiste prciser que les Arabes ntaient pas non plus les premiers prsents sur la
terre dAlgrie, dont le nom fut dailleurs donn par la France, comme le rappelle Viviane :
Cest la France qui a pris le nom de lAlgrie, ctait des territoires de Maghreb et
ctait sous hgmonie turque 109
En effet, si la lgitimit des revendications des Franais dAlgrie quant leur attachement et
leurs droits sur cette terre peut tre mise en doute, alors il doit en tre de mme en ce qui
concerne les Algriens daujourdhui. Si lon suit leur ide, les Arabes pas plus que les
Franais ntaient les premiers habitants et gouvernants de cette terre. Pourquoi alors auraientils plus le droit dy vivre ? Un tel discours semble pleinement participer de lentreprise de
lgitimation a posteriori de la prsence franaise, ou tout du moins europenne, en Algrie et
de la comprhensibilit de leur histoire et du drame fondateur qui en a dcoul. Dans le mme
sens, il sagit pour les Franais dAlgrie de dlgitimer lattachement soi-disant unique et
exclusif des

Musulmans lAlgrie. Ainsi, si lon suit le raisonnement des Franais

dAlgrie, pas plus queux, les Arabes navaient leur arrive dhistoire algrienne
particulire prendre en charge. Cest le propre de la conqute et de linstallation que de
marquer le point de dpart dune nouvelle page dhistoire, et, potentiellement, celui dun
nouveau peuple.
Ainsi, Jean-Claude G. affirme-t-il :
Les Kabyles, cest les vritables habitants de lAlgrie, ce nest pas les Arabes parce
que les Arabes ont t conqurants aussi, ils sont venus, mais si on regarde, si on est
francs, on dit aussi que les Berbres ont t coloniss 110
Ou encore Michel V. :
Si on regarde lhistoire, lAsie mineure, ctait grec. Donc ce qui est toute la Turquie
maintenant a t la Grce avant donc les Turcs ont chass les Grecs. De toutes faons,
lAlgrie la population initiale, cest ce que sont les Kabyles maintenant 111
Jean C. :
109

Entretien collectif, Annexes, p. 117


Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
111
Entretien Michel V., Annexes, p. 169
110

34

Est-ce que les Franais peuvent tre considrs comme des envahisseurs en 1955
par rapport 1830, lpoque o ils se sont installs et ce moment l, les Arabes sont
aussi des envahisseurs ils sont venus envahir lAlgrie qui tait peuple de Berbres
et on voit aujourdhui, lmergence dune ethnie kabyle, et je dis kabyle et non pas
arabes les Berbres qui sont la fois dans les Aurs et en Kabylie disent nous ne
sommes pas des Arabes qui eux avaient t envahis dabord par les romains puis
par les Arabes au VIIme sicle et VIIIme sicle 112
Jean-Pierre F. :
LAlgrie tait aux Arabes mais pas aux Arabes, donc si on remonte les tapes les
Arabes ne sont pas propritaires de lAlgrie 113
Jean-Marc L. :
On disait mme aux Algriens mais, attendez, cest pas vous quon a pris
lAlgrie. Quand on a eu des problmes non, cest aux Turcs. Vous tiez dj sous
occupation turque . 114
Prcdemment conquise par la Turquie, lAlgrie sera la proie de colonisations successives, et
la conqute par la France des Lumires nen constituera, finalement, quun pisode
supplmentaire, mais certainement pas le plus heureux. En effet, comme le prcise Michel
Winock, les Turcs, avant les Franais, avaient soumis les habitants de la future Algrie avec
une pareille violence. Mais un lment aggravait le ressentiment des Arabes et des Berbres
contre les Franais : les Turcs taient musulmans, le conqurant europen faisait partie des
infidles . () Toute au long de lhistoire de lAlgrie dite franaise, la majeure partie de
la population resta rfractaire toute assimilation, a fortiori toute conversion au
christianisme, comme lesprait encore un Charles de Foucauld. Obstacle insurmontable qui
ne cessa daccrotre le foss entre coloniss et colonisateurs 115.
Ainsi, lopposition religieuse qui va rgner en Algrie constituera un obstacle insurmontable
pour la France et ses vellits de colonisation. Si insurmontable, dailleurs, que certains voient
dans lincompatibilit des trois religions, christianisme, judasme et islam, la raison principale
de lchec de la colonisation franaise.
Cest le sens des propos de Roland A. :
112

Entretien Jean, Annexes, p. 616


Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54
114
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
115
Michel Winock, Lagonie de la IVme Rpublique, le 13 mai 1958, op. cit., p. 55
113

35

Il y avait mon avis trois religions de trop en Afrique du nord 116


Sur ce point, Jean Plgri racontera dailleurs dans un livre ses souvenirs denfant, se
rappelant alors quil avait t surpris de constater qu lheure de la prire des ouvriers
musulmans du domaine de son pre se prosternaient sans tenir compte de laxe de la route sur
laquelle ils cheminaient ou des ranges de la vigne dans laquelle ils travaillaient. Limage est
vocatrice. Le parcellaire gomtrique symbolise ici le triomphe visible de la colonisation,
lorientation de la prire rvle la persistance dune Algrie musulmane fidle sa propre
perception de lespace et tourne vers un autre centre 117.
Malgr une immigration mtropolitaine peu nombreuse, ils sont pourtant quelques uns, parmi
les Franais dAlgrie que nous avons rencontrs et interrogs, voquer cette origine pour
leurs aeux. Cest ainsi le cas de la famille de Herv H. :
Ma famille maternelle est originaire de la rgion dAlbi, dun village qui sappelle
Ambial. Le nom de famille de ma grand-mre maternelle cest Cabale, avec un C, et
ils sont partis en Algrie fin du XIXme sicle et ils sont partis avec trois fois rien.
Ils ont laiss dailleurs un enfant derrire eux. Ils ont laiss ma grand-mre dailleurs,
maternelle qui avait 10 ans lpoque. Ils lont laisse derrire eux. Ils sont rests
cinq ans en Algrie, et puis ils sont revenus la chercher. Et ils sont alls stablir
parce que lAlgrie dj toutes les rgions du littoral, disons, dont les terres taient
pas trop mauvaises, taient dj prises donc, ils sont alls stablir sur les hauts
plateaux qui prcdent le dsert, dans la rgion de Tiaret, cest--dire peu prs
300 km au sud dAlger et peu prs la mme chose dOran. Cest peu prs michemin des deux dans un triangle isocle et puis, mon grand-pre maternel, lui
aussi, cest vers le dbut du sicle fin du sicle disons, fin du XIXme, quil est parti
en Algrie. Alors lui, bon, il est parti de la rgion de Bordeaux. Cest un bordelais et
lui, par contre, ctait un il a t berger en France. Et puis aprs, il a t ouvrier
la poudrerie. Il y avait une grosse poudrerie l-bas, qui existe toujours dailleurs. Et
lui sest sauv de France carrment, parce quil avait des ennuis avec une femme. Il
ne faut pas le dire 118

116
117

Entretien Roland A., Annexes, p. 620


Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, Editions Odile Jacob, Paris, 2002, p.

16
118

Entretien Herv H., Annexes, p. 454


36

Ren F. raconte aussi :


Mon pre, lui, est un pied-noir n en Algrie, comme nous dans la rgion dOran,
mais lui tait n Philippeville dans la rgion du constantinois, pour une raison
simple, cest que mes grands-parents qui taient corses, venant dAjaccio, dans la
rgion dAjaccio, staient installs dans la rgion de Philippeville-Constantine. 119
Dans le cas de la famille de Robert L., il sagit de Franais qui font le choix de rester en
France, quand leur rgion dorigine, en loccurrence lAlsace-Lorraine, est en train de sortir
du territoire mtropolitain et de la souverainet de la France :
Du ct de mon pre, ils sont partiellement alsaciens. () a cest la partie
grand-mre paternelle. Grand-pre paternel je sais quil est du Gers, parce que le
nom que je porte est un nom du Gers on na pas on na rien, on na pas dattache,
sinon que le nom est trs courant dans le Gers, dans la Haute-Garonne etcetera. 120
Michle Fo. raconte :
Les parents de mon pre venaient de Savoie. Ctait la fin du XIXme sicle les
parents de ma grand-mre paternelle venaient du Berry, toujours peu prs la
mme poque, et ils se sont rencontrs en Algrie. 121
Les propos de Marc G. permettent de mettre en avant une origine mtropolitaine, pourtant
diffrente de celles que nous avons cites jusque-l. La diversit caractristique du groupe des
Franais dAlgrie ne repose ainsi pas uniquement sur lapport des pays mditerranens la
constitution de la population franaise dAlgrie, mais galement sur celui de la mtropole
elle-mme, et de ses diffrentes rgions, chacune porteuse dimportantes diffrences :
Cest mon arrire grand-pre arrire grand-pre, languedocien, de lHrault
famille de lHrault, agriculteurs de lHrault, les G. sont natifs depuis plusieurs
gnrations 122
Dans cette priode de peuplement incertain, peut-tre est-il possible dapercevoir lorigine de
la perception de lAlgrie en tant que paradis, dcouvrir puis perdu, dans limaginaire des
gnrations de Franais dAlgrie qui sy seront succdes. Au dbut de lmigration
119

Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550


Entretien Robert L., Annexes, p. 483
121
Entretien Michle Fo., Annexes, p. 424
122
Entretien Marc G., Annexes, p. 649
120

37

europenne, lAlgrie apparat comme une rcompense ceux qui y cherchent une vie
meilleure. Pour ceux qui navaient pas su taire leurs opinions, elle prendra la forme dune
punition. Elle est enfin promise comme un avenir tous ceux qui veulent tout recommencer et
faire table rase de leur pass.
Depuis la conqute, elle naura jamais t traite comme une terre comme les autres, et cest
dans les discours mme de ceux qui doivent encourager et faciliter le peuplement et la
transformation de lAlgrie en une vritable province franaise, que lon peut trouver les
racines de la vision, idalise, de lAlgrie par ceux qui en constitueront la population
jusquau dbut des annes 60. Ainsi que le prcise Raphal Delpard, le gouvernement
demande aux prfets de faire preuve dimagination. Pour vanter les avantages proposs, ceuxci ont lide rvolutionnaire pour lpoque, dapposer des affiches publicitaires dans les
mairies et sur les places o se tient un march. On y voque dans des termes au lyrisme
grotesque la proximit dune rivire, la fertilit des terres, la construction prochaine dune
ligne de chemin de fer. Il suffit presque de fermer les yeux pour sentir le souffle du paradis
vous glisser sur les paupires. 123 En effet, le rve des colonistes de crer une seconde
France vivant lunisson de la mtropole, un nouveau Canada sur les rives mridionales de la
Mditerrane, connat de srieuses difficults. Partir ? Mais pour quoi faire ? Et avec quels
moyens ? LAlgrie na rien pour sduire (). Les responsables politiques sentent que sils ne
font pas preuve dimagination, sils ne mettent pas tout en uvre, le peuplement de cette terre
dAfrique ne se ralisera pas. 124 Par ailleurs, la tentative de certains groupes de rserver
lAfrique aux seuls Franais est carte assez rapidement. Lopinion qui prvaut parmi les
politiques est de faire de lAlgrie un pays cosmopolite et, selon lexpression en usage
lpoque, une colonie europenne . 125

2) Une politique migratoire ?


Si peu de Franais mtropolitains semblent attirs par ce paradis promis, en revanche,
de nombreux Europens vont faire le choix, plus ou moins forc, de cette nouvelle destination
qui leur propose une nouvelle vie. Ainsi, pousse par une misre plus grande encore,
123

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 20


Ibid, p. 19
125
Ibid, p. 24
124

38

apparat () tout au long de la fin du XIXme sicle, la vague dmigrants des rivages
mditerranens. 126 Dailleurs, personne ne cache son origine europenne. Cette
provenance trangre est une des composantes de lidentit. () Il nest pas question de la
nier mais on sattache, au contraire, la souligner avec dautant plus de vigueur quon est fier
de ses origines. () Elles attestent que les prdcesseurs vcurent en pionniers courageux et
durs la tche. 127 Cest pourquoi, si les ouvriers et paysans franais tardent venir
simplanter sur le sol algrien, en revanche, les Mahonnais et les Espagnols y voient ()
leur avenir assur. 128 Suivis par les Italiens et les Maltais, puis par des migrations
secondaires , telles que les Polonais, les Allemands ou les Suisses, ils montrent tous bien
comment, ds lorigine, cest la dimension europenne qui prdomine au sein de cette
population en pleine formation, une dimension qui sera, nous le verrons plus tard au cours de
ce travail, rinvestie quelques annes plus tard, en France mtropolitaine cette fois, par
certains descendants des Franais dAlgrie lorsquils chercheront assurer la prennit dune
identit particulire. La plupart du temps, pour les Europens qui choisissent dmigrer, lexil
apparat comme la solution extrme. Il ny a pas, par exemple, lattraction des richesses
fabuleuses qui a anim, au XVI sicle, les grands explorateurs latins. Il ny a pas non plus
cette exaltation qui, la mme poque, a drain les populations anglo-saxonnes vers les terres
gnreuses de lAmrique du nord. Les motivations des partants pour lAlgrie sont plus
prosaques. Cest de survie quil sagit. 129 Ainsi, sans doute, lafflux le plus spontan est
celui des ventres creux , populations trs forte natalit, vivant sur des terres surpeuples,
incapables de rassasier tous leurs enfants. Ces migrants de la faim viennent de Campanie, de
Sicile, de Malte et de Gozo, de Corse, des Balares (), du Levant espagnol : Valence,
Alicante, Carthagne. Pour eux, lAlgrie est un eldorado, relatif et prosaque : un pays o on
peut subsister normalement, en travaillant dur. 130 Dailleurs, Jean C. rappelle :
Le coin tait peupl principalement de gens de lIsre, des Hautes Alpes, du
confins Isre, Hautes Alpes avec des noms quon retrouve aujourdhui tels Ripert,
Garcin il y avait aussi pas mal dItaliens, tous les Italiens qui taient pauvres et qui
ne trouvaient pas de dbouchs chez eux venaient en Algrie il y avait des Maltais,
beaucoup de Maltais dans mon coin, par contre en Oranais, ctait des gens des

126

Ibid, p. 31
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 117
128
Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 42
129
Ibid, p. 54
130
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 17
127

39

Balares, dEspagne, de lEspagne du sud qui tait pauvre aussi qui navaient pas
de ressources 131
Toute lhtrognit des populations europennes qui dbarquent sur le sol algrien en
esprant pouvoir y construire une vie meilleure, pour eux et pour leurs descendants, se fait
jour de faon tout fait vidente au travers des propos recueillis dans le cadre de ce travail de
recherche. Cest dailleurs souvent avec une grande spontanit que les Franais dAlgrie
que nous avons eu loccasion dinterroger ici mettent en avant la diversit de leurs origines,
comme pour montrer que, malgr des diffrences culturelles, gographiques, voire mme
religieuses, qui auraient pu, lpoque, paratre insurmontables, cest pourtant en une mme
identit franaise que leurs aeux finiront par se regrouper. Cest aussi une identit de destin
quils devront faire face, une mme histoire et son mme traitement, pour enfin dboucher
sur un mme drame. Ainsi, aucune diffrence, pourtant systmatiquement mise en avant, ne
savrera suffisamment incompatible avec lautre pour empcher lmergence dun groupe,
vritable melting pot europen.
Jean-Marc L., responsable dune revue bnficiant dune large audience au sein mme du
groupe des Franais dAlgrie, essaie, par ses propos, de rsumer en quelques mots la trs
forte htrognit originelle :
On nous appelait les Europens, par rapport aux Musulmans. Et, les Europens,
cest vrai que nous ltions, avant lheure. Les Europens, parce que nous sommes des
gens qui venions de tous les espaces gopolitiques jentends lEspagne, lItalie,
Malte la Suisse, la France, lAlsace-Lorraine, avec ses Allemands, etcetera ce
matin, jai quelquun jai eu quelquun dAzerbadjan, originaire dAzerbadjan,
descendants de grognards de Napolon, qui est revenu (il rit) son anctre est
revenu en Alsace-Lorraine, avec larme de Napolon, et il y est rest. Et puis,
naturellement, il a pas voulu devenir allemand, il est parti en Algrie parce que je
mtonnais sur ce nom vraiment bizarre. Et donc, on a on tait une foule de gens
qui avons rpondu un appel de la France pour construire un pays, et donc cest
vrai que je mappelle L., donc par mon pre, je descends dEspagnols, mais ma
mre est ne B., et donc je descends dItaliens. Donc, je suis vraiment mditerranen,
et italo-espagnol franco italo-espagnol. 132

131
132

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
40

Au travers des diffrents discours recueillis, cest donc toute la diversit des migrations vers
lAlgrie qui apparat, avec, au premire rang desquelles, lmigration espagnole. En effet, ce
sont dabord les Espagnols qui, pousss par la misre dans laquelle ils se trouvent dans le
courant du XIXme sicle, gagnent lAlgrie et rejoignent leurs 35 000 compatriotes dj
prsents. Ds 1886, ils sont dj 160 000 avoir quitt leur patrie. Les individus venant de
pays mditerranens vont constituer de vritables fiefs. En 1911, dans toute lOranie, on
compte 95 000 Franais dorigine; 92 000 Espagnols naturaliss Franais; 93 000 Espagnols
rests trangers 133. Dabord fruit de dcisions individuelles, le dplacement dEspagnols
vers lAlgrie devient rapidement un phnomne de masse. 134 Roland A. raconte ainsi :
On tait dans la rgion dOran, donc dorigine espagnole, comme la plupart des
Oranais, des Oraniens voire dans dautres points dAfrique du nord, Alger, il y
avait beaucoup despagnols dorigine des Balares. 135
Pour Jean-Pierre R. :
Donc, du ct de ma maman, mes arrire grands-parents sont arrivs dans les
annes 1870 ils venaient de la rgion dAlmria, en Espagne. 136
Jean-Pierre Z. raconte aussi de quelle faon il constitue , en tant que personne, le point de
rencontre dune multitude dorigines europennes ayant converg vers le sol algrien :
Du ct de ma maman, mes origines sont suisses, italiennes, espagnoles. Du ct de
papa, mon arrire grand-pre tait maltais. Donc, comme beaucoup de Pieds-Noirs
enfin, comme beaucoup, les gens de Malte sont arrivs en Algrie. Et, du ct de ma
grand-mre paternelle, ctait italien. Donc, cest un patchwork de pays
mditerranens, en loccurrence, sauf la Suisse peut-tre, mais enfin, la Suisse
italienne, a se rapproche un peu. 137
Quant Christian E., il raconte :
Apparemment () du ct de mon pre, chez les E., nous sommes originaires dune
province dEspagne, la province dAlicante dun petit dun petit village, prs de
133

Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit, p. 31
Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie 1830-1914. Histoire dune migration, op. cit.,
p. 12
135
Entretien Roland A., Annexes, p. 620
136
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
137
Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
134

41

(incomprhensible), dans la province dAlicante, et il semblerait que alors, a


date des annes 1860 peu prs il semblerait que, dans une branche de la famille, il
y ait eu un accident, que le pre soit mort, et donc quil y ait deux enfants qui soient
partis avec les cousins en Algrie, orphelins. 138
Mme numriquement suprieure aux autres, lmigration espagnole repose tout de mme sur
la prsence des premiers colons, mtropolitains, qui ont jou, comme laffirme Jean-Jacques
Jordi, leur rle daccueil. 139
Aux cts de lmigration massive depuis lEspagne, dautres pays dEurope vont galement
voir une part souvent importante de leurs habitants aller chercher eux aussi une vie meilleure
sur le sol algrien. Maltaise, allemande, suisses, italienne, grecque, aucune dentre elles ne
connatra la vigueur et lessor de la communaut espagnole. () En 1841, la migration
spontane espagnole touche 9 748 Espagnols et celle franaise atteint 11 500 mes. () En
1891, les chiffres montrent une nette prpondrance espagnole en Oranie face aux autres
ethnies europennes. 140
Pourtant, en 1886, 35 000 Italiens, certains pour chapper la mafia sicilienne, sy ajouteront.
Une migration italienne qui fait son apparition au cur des propos de nos interviews,
comme Alain G., dont le tmoignage rend clairement compte de la grande diversit des
origines des migrants arrivant sur le sol algrien :
Du ct paternel, on remonte cinq gnrations. Du ct maternel, alors l cest
dorigine italienne italienne et corse je reviens quand mme sur le paternel le
paternel ctait basque et espagnol 141
Pour Danielle R. :
Du ct de ma mre je commence par elle parce que cest un peu plus compliqu.
Ctait des Grecs qui ont t chasss. Il y avait la guerre entre la Turquie et la Grce.
Donc, plutt que de se convertir lislam, un beau jour, ils ont dit bon, il ny a plus
moyen. On sen va . Ils ont demand asile Gnes, qui occupait enfin, qui
possdait la Corse lpoque. Donc, ces Grecs ont trouv asile Gnes, puis en
Corse. Et puis, en Corse, ils ont rencontr des difficults. Il y avait bagarre entre les
138

Entretien Christian E., Annexes, p. 313


Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie 1830-1914. Histoire dune migration, op. cit,
p. 96
140
Ibid, p. 13-14
141
Entretien Alain G., Annexes, p. 808
139

42

autochtones corses et puis ces Grecs arrivs. Donc, il ont t obligs enfin, ils ont
choisi, on va dire, de partir pour avoir la paix. Et, le gouvernement franais leur a
offert le voyage enfin des terres, l-bas en Algrie. Et, l-bas en Algrie, il y a un
village qui tait vraiment donc construit par eux, qui sappelait Sidi Merouan. Cest l
o ma mre est ne. Ils se sont rfugis l. Ils ont commenc, donc, coloniser,
construire. Mais, toujours sous leur identit grecque. Voil, cest comme a quils sont
arrivs en Algrie. 142
De mme, pour Pierre A. :
Lhistoire plus ancienne vient du ct de ma mre, puisque cette souche-l est une
souche grecque qui est alle Gne, qui est alle ensuite en Corse, Cargse, et qui
de Cargse est arrive la fin du XIXe en Algrie donc, cest une vieille histoire. Ce
sont des gens dailleurs dont les noms ont t corciss, mais qui ont une consonance
grecque assez forte, puisque le nom de ma mre cest Regazaksi Stephanopoli a a
bien une consonance grecque. Donc, ils se sont installs la fin du XIXe et,
essentiellement, en effet, pour cultiver la terre et sans doute parce quils taient
ltroit en Corse parce que cette petite communaut, dorigine grecque orthodoxe
lorigine avait compris qu Cargse, il ny avait pas beaucoup despoir, entre la
mer et la montagne, de se dvelopper 143
Souvent dailleurs, les Franais dAlgrie que nous avons interviews ici montrent quel
point leur propre histoire familiale se trouve traverse par plusieurs migrations europennes,
qui finiront, nous le verrons, par se rejoindre au sein de lidentit franaise.
Ainsi, Jean-Pierre Marc. raconte:
Du ct de mon pre, cest plus loin et a remonte et cest plus difficile, parce
que je mappelle M.. Bon alors, on pense que a vient de Murciano, des habitants
de Murcie, qui, au temps des alors, ma mre tait catholique et mon pre tait juif.
Au temps de linquisition, les habitants de Murcie seraient partis en Afrique du nord.
On en trouve beaucoup dans la rgion dOran, voire vers le Maroc. Bon et ma
grand-mre tait institutrice, du ct dOran, Mascara, et mon grand-pre est mort
des suites de ses blessures la guerre de 14, et l, ma grand-mre, pour une raison

142
143

Entretien Danielle R., Annexes, p. 681


Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
43

que je connais peu peut-tre pour suivre un de ses frres, a t institutrice


Alger. 144
Chez Alain G. galement, llment espagnol est particulirement prsent. Ainsi affirme-t-il :
Alors, de ce que je sais, du ct de mon pre, du ct paternel, mon grand-pre est
arriv dAlsace en passant par lEspagne en 1870. Et du ct de ma mre, mon grandpre maternel tait n lui-mme en Espagne. Cest--dire quen fait jai beaucoup
dantcdent espagnols. 145
Le choix de la France est dailleurs mis en avant par Xavier P., qui nhsite pas considrer
comme plus mritant, et presque comme plus franais , ceux qui, dorigines diverses, ont
fait le choix de la France alors quils ny avaient aucune attache :
Pour nous, la France, ctait vraiment notre pays. On navait pas on ne remettait
pas en cause notre origine. Je vais plus loin nous ntions pas mritants, parce que
par filiation directe, nous tions franais, et nous avions encore quelques contacts
avec la mtropole, alors que une grande partie de la population de France et
dAlgrie tait dorigine trs trs diffrente. Et donc, je crois que ils avaient encore
plus dadmiration et de rve vis--vis de ce pays, alors que nous ctait de tradition.
Nous tions franais de tradition. Tandis que les autres ont souvent, soit par intrt,
soit simplement par idal, opt pour la nationalit franaise. Et en ce sens, je leur
donne beaucoup plus de mrite que nous-mmes, beaucoup plus. Cest certain. Parce
que ils ont opt. Ils ont fait un choix un moment donn, alors que nous moi, je nai
jamais eu faire de choix. Jtais franais de naissance et de filiation 146
La France () na gure russi implanter dans sa colonie dAlgrie un peuplement venu
de la mtropole. Dune certaine faon, ils taient bien peu franais, ces Europens dAlgrie
qui se dsignaient eux-mmes au XIXe sicle comme Algriens ou Africains et au
XXe sicle comme Europens . 147

144

Entretien Jean-Pierre Marc., Annexes, p. 758


Entretien Alain G., Annexes, p. 808
146
Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
147
Gilles Manceron, Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, Editions Syros, Paris, 1993, p. 91
145

44

Franaises ou europennes, ce que montrent ces premires arrives, cest avant tout la
diversit des raisons qui ont amen de nombreux Franais traverser la mer. Cette diversit
demeure un lment important et quil convient, ds maintenant, de prendre en compte.

3) Pourquoi lAlgrie ?
Cette diversit apparat comme lun des fondements de la constitution du groupe des
Franais dAlgrie. Cest sur cette base que des individus se sont trouvs rassembls autour
dun vcu commun, dune identit commune. Sans leur pope algrienne, ils seraient sans
doute demeurs difficilement assimilables . Le paradoxe rside en ce que la varit va
apparatre la fois comme un frein et comme un creuset du groupe des Franais dAlgrie .
De toutes les rives de la Mditerrane, cest la misre qui a pouss, sur une priode qui
couvre plusieurs dizaines dannes, paysans, ouvriers et pcheurs abandonner leur pays pour
trouver semployer en Algrie. Davantage que la proximit des rives algriennes et la
possibilit de revenir au pays, ce furent surtout les conditions de vie conomiques et sociales,
ajoutes la forte croissance dmographique, qui incitrent les migrants mditerranens
sexiler (). Pour les Espagnols, les Maltais ou les Italiens, lAlgrie reprsentait () sinon
laccession une certaine richesse, du moins lespoir dune vie meilleure. () Mais lAlgrie
symbolisait encore autre chose quun exutoire la misre. Elle tait aussi une terre d asile
pour tous ceux qui taient chasss de leur pays natal par lexclusion sociale ou loppression
politique. 148 Ainsi, lmigration vers lAlgrie se voyait motive tant par la recherche dun
certain Eldorado et laccession la fortune que, bien plus souvent encore, par le besoin de
survivre dans des situations de crise conomique et de pauprisation collective. 149
Roland A. rappelle ainsi :
Il faut savoir quau XIXme sicle il faut connatre un petit peu la situation en
Europe trs complexe, avec les guerres, des problmes politiques, aussi bien en
Espagne, quen Italie, quen France. Ctait le XIXme sicle en Europe tait trs
troubl des guerres, des famines avec une monte de des sentiments la fois
nationalistes, patriotiques mais aussi, les gens voulaient, disons, davantage de
libert. Les ides de dmocraties commenaient avancer, et donc, lEurope noffrait

148
149

Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 182-183


Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 68
45

plus un cadre suffisant. Donc, les gens quittaient lEurope, parce quils voulaient
construire quelque chose de neuf. 150
Pour Adrien L. :
Je suis dorigine italienne par mes parents. Papa, donc, tait du nord de lItalie
une famille assez nombreuse. Une famille assez modeste. Et, Papa voulait donc
changer de situation, et donc sexpatrier. Il est venu en Algrie, car on lui avait dit
quen Algrie, ctait le pays de Cocagne, et on navait pas tort, parce
queffectivement, ctait le pays o on vivait bien. 151
Une raison politique, comme le rappelle Frdrique D. :
Ils sont arrivs en 1830, sous le rgime de Napolon III, et ils taient dports
politiques. 152
Quant la famille de Monique C., elle rassemble elle seule plusieurs des motivations ayant
pouss hors de leurs terres dorigine de nombreux Europens. Ainsi Monique nous raconte-telle :
Ct papa, ils sont venus d'Alsace-Lorraine, et du ct de maman ils sont venus
d'Espagne. Les uns ils sont venus vers les annes 1870 et les autres ils sont venus oh...
dans les annes 1850-60, c'tait vraiment... y'avait une disette en Espagne, ils sont
partis... comme ils partaient dans le temps, les gens ils partaient avec femmes et
enfants sur les bateaux... ils partaient... au fond on avait plus le got de l'aventure que
maintenant o on a un confort, o on a... ils avaient tout perdu, ils repartaient... chose
que maintenant on fait beaucoup moins... on part plus l'aventure comme a. Et moi,
ma grand-mre voulait pas tre allemande en 70, donc de l'Alsace ils sont partis en
Algrie... 153
Dsormais, les nouveaux arrivants vont voluer dans un tout nouvel univers, auquel ils vont
devoir sadapter et quils vont devoir sapproprier, surtout sils entendent crer sur le sol
algrien les bases dune nouvelle vie. Venant de divers horizons, ils vont pourtant tous, et de

150

Entretien Roland A., Annexes, p. 620


Entretien Adrien L., Annexes, p. 818
152
Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
153
Entretien Monique C., Annexes, p. 85
151

46

manire gale, cohabiter avec une langue officielle, une toponymie, un dcor impos par la
France, et surtout avec son administration.
Sans lencourager particulirement, ladministration franaise ne sopposa pas rellement
larrive dEuropens de tous pays. Toutefois, il sagissait tout de mme de maintenir, par
divers moyens, la suprmatie franaise sur le sol algrien. Et, parce que ce courant continu
dimmigration trangre devait cependant menacer terme lquilibre numrique entre
trangers et Franais 154, la mtropole prit des mesures drastiques entranant des
naturalisations massives, et, ainsi, le gonflement de ses rangs par de nouveaux citoyens
franais. Pour la plupart, les migrants () ne firent rien pour devenir franais, mais ils ne
tentrent pas pour autant de rester, par exemple, espagnols, voyant peut-tre dans la
naturalisation lassurance toute prosaque de leur implantation. 155

B)Le gonflement de la population par larrive des Europens


Il est vrai que en ce qui concerne ceux que lon appelle aujourdhui, et sans
distinction, les Franais dAlgrie, cest bien souvent lappellation Europens dAlgrie
qui a pu sembler la plus approprie. En effet, si terme ils se verront tous rassembls dans
une mme citoyennet franaise, la trs grande majorit dentre eux quitteront dautres pays
europens que la France pour venir peupler la terre algrienne, luvre de colonisation tant,
dans un premier temps tout au moins, rserve aux seuls Franais de mtropole. Ainsi, la
France, qui na jamais t, au cours de son histoire, un pays de forte migration, na gure
russi implanter dans sa colonie dAlgrie un peuplement venu de la mtropole. 156, et elle
se voit donc oblige dassocier son sort et sa volont dexpansion et dinstallation long
terme sur le sol algrien, ces Europens souvent bien pauvres, venus pour des raisons bien
plus concrtes que le dploiement de la civilisation franaise. Si par leur chaleureuse
motion et leur indignation spontane ces gens sont la bouilloire de lAlgrie franaise, ils
souffrent de leur situation quoi quon en dise. Le dracinement en est la premire cause. La
seconde () tient la difficult quils prouvent trouver leur place dans une socit quils
contribuent construire et o se pose la question harcelante de lidentit pied-noir. Comment
154

Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 185


Ibid
156
Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre : la guerre dAlgrie, de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 91
155

47

peuvent-ils oublier que leurs aeux ne sont pas venus en Algrie pousss par une idologie
mais pour fuir la misre ? 157

1) Lutter contre le pril tranger

En Juin 1847, ce sont dj 62 126 trangers qui se sont installs en Algrie, pour
seulement 47 274 Franais. Les premires annes, le peuplement de la colonie se fait
presque exclusivement par les migrations, du fait que

les dcs dpassent encore les

naissances. Si beaucoup dEuropens sont venus tenter leur chance sur la terre algrienne,
cest aussi parce que un lien culturel rapproche tous ces riverains de la Mditerrane, celui
de lhistoire 158. En effet, lEspagne notamment, demeure trs marque par la prsence
musulmane qui a dur prs de huit sicles. Incontestablement, Europens de la Mditerrane
et Barbaresques taient de vieilles connaissances avant 1830 159.

Rapidement confronte un accroissement dmographique des Europens sur le sol de


lAlgrie franaise, la mtropole se voit dans lobligation denvisager des mesures pour
prvenir toute modification de lquilibre colonial, risquant de remettre en cause sa
domination et sa souverainet. Du ct des Europens, la question se pose galement : faut-il
adopter la France ? Dans leur grande majorit, ils noprent pas ce choix. Lorsquils ont
voulu le faire, les autochtones se sont heurts des conditions rdhibitoires. La France a t
impose aux non-franais de multiples faons. Matresse du pays par la conqute, elle
propose, ds 1865, la citoyennet qui la sollicite. 160 Cela vaut pour les immigrs europens
comme pour les autochtones juifs et musulmans. Toutefois, pour eux, le snatus-consulte de
1865, qui prvoit que chaque tranger dispose de la possibilit de se faire naturaliser sans de
relles formalits, la seule condition quil rside en Algrie depuis trois ans, savre
inacceptable, car assorti dune clause inacceptable prvoyant labandon de leur statut
personnel, cest--dire la renonciation leur lgislation religieuse pour la lgislation civile

157

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 58


Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs, de 1830 nos jours, op. cit., p. 16
159
Ibid
160
Ibid, p. 68
158

48

franaise. 161 La situation en Algrie illustre assez bien les volutions de la lgislation
concernant la naturalisation des trangers. En effet, sous la lgislation dAncien Rgime, la
qualit de Franais drivait du seul fait de la naissance sur le sol franais, indpendamment de
lorigine des parents et de leur domicile. Le principe de la souverainet de la terre lemportait
sur la souverainet des personnes. A partir de 1790 (), de nouvelles lois changent le
principe de la naturalisation. Au simple hasard de la naissance sur le sol franais, on y rajoute
la volont dtre franais. 162 Avec le snatus-consulte du 15 juillet 1865, cest encore un
autre systme qui est mis en place. Il suffit dsormais de justifier de trois annes de rsidence
pour tre citoyen franais. Ltranger qui le souhaite doit tre g de plus de 21 ans et
formuler une demande devant le maire de sa commune. () Pourquoi le gouvernement
franais prendrait-il une telle mesure si ce nest pour naturaliser plus aisment les trangers en
Algrie. () Avec le senatus consulte du 15 juillet 1865, la naturalisation est une sorte de
prime limmigration en Algrie puisquon supprime la fixation dun domicile. 163
Mais, aux cts des Europens qui apportent la preuve de leur domiciliation sur le sol franais
notons ds maintenant que cest du fait dhabiter sur un sol franais que dcoulera
lappartenance la communaut nationale de bon nombre de ceux quon appellera plus tard
les Pieds-Noirs- de nombreux Europens continuent daffluer, toujours porteurs de leur
nationalit dorigine. Sil sont dj mfiants lgard des autochtones, cest encore par la
population europenne que la France et ses colons se sentent les plus menacs . En effet,
du fait de limportance des travaux publics engags sur le sol algrien, le nombre dEuropens
ne cesse daugmenter sous les flux dune main duvre qui vient grossir les rangs des
Europens dj sur place. Cette main-duvre trangre fait craindre aux Franais de
souche qu la longue le peuplement issu de la mtropole devienne minoritaire. Le problme
pourrait se rsoudre aisment en recrutant les indignes , qui ne demandent qu
collaborer. Seulement les Franais prouvent une telle mfiance quant leur savoir-faire
quils prfrent sen priver. La suite des vnements ne sclaire que si lon prend en compte
les fondements jacobins de la III Rpublique, laquelle entend soumettre le plus grand
nombre la citoyennet franaise par tat desprit, dabord, et ensuite pour augmenter la
masse des Europens, comme le prcise le gouverneur Tirman : Puisque nous navons plus
lesprance daugmenter la population franaise au moyen de la colonisation officielle, il faut
161

Ibid
Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op.
cit., p. 128-129
163
Ibid
162

49

chercher le remde dans la naturalisation des trangers. 164 En effet, les vagues de gens
fuyant misre, danger ne sont pas vues par tous les Franais dun bon il. Pour le Gnral
Berthzne, les lments de dsordre se sont accumuls par larrive de tous les vagabonds
que lEspagne, lItalie, et surtout Malte ont vomi sur les ctes 165. On craint, de leur part,
linfluence politique et culturelle, lie leur trs forte implantation dans la colonie. On
tremble pour la prpondrance Franaise 166. En 1840, il y a 35 000 Europens en Algrie.
Rien , dit un commentateur, nest plus dsastreux que la faillite du peuplement franais
en Algrie() . 167

2)Une loi de naturalisation : vers une homognisation ?


Par la suite, il apparat clairement que, pour conserver son autorit sur sa nouvelle
colonie, cest une communaut prdominance franaise 168 qui doit se mettre en place.
Ainsi, devant le succs rencontr et pour rpondre la menace de submersion quentranent
les vagues migratoires () durant cette priode, la France doit se dcider franciser le
pays. Au lieu dadmettre que les trangers fixs en Algrie puissent garder leur nationalit,
elle les invite puis les oblige devenir Franais en multipliant les processus de
naturalisation. 169
La place prpondrante que les trangers commencent occuper au cur de la colonie
franaise commence donc inquiter trs srieusement, et, en 1882, Maurice Wahl, professeur
au lyce dAlger tient ouvertement des propos dune xnophobie qui caractrisera longtemps
la socit coloniale. Ainsi affirme-t-il que la prsence de tant dtrangers constitue un
embarras dans le prsent et un pril pour lavenir. (...) Nous navons pas conquis lAlgrie
pour en faire un pays cosmopolite; terre Franaise elle est, terre Franaise elle doit rester. Il
faudrait dabord surveiller soigneusement larrive des migrants, surtout des Espagnols,
nadmettre que les gens pourvus de papiers en rgle et de moralit constate, expulser sans
164

Ibid
Cit par Daniel Leconte, Les Pieds-noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p.
48
166
Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre : la guerre dAlgrie, de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 84-85
167
Ibid Cit par Daniel Leconte, Les Pieds-noirs : histoire et portrait dune communaut, op.
cit., p. 48
168
Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit, p. 92
169
Ibid, p. 128
165

50

merci les vagabonds et les dangereux; toute lhospitalit du monde ne saurait nous obliger
recevoir chez nous le rebut des autres peuples. 170 Ainsi, sans perdre plus de temps, la fin
du XIXme sicle, la France sengage dans un processus de francisation massive de la
population europenne, une entreprise la dimension presque urgente , car, ds 1886, le
pourcentage des euro-mditerranens non franais parmi la population europenne avoisine
les 50% et leur croissance dmographique reste plus leve que celles des Franais. 171
Devant lafflux dEuropens de toutes parts, on a donc craint en France ne plus contrler la
situation sur lautre rive de la Mditerrane. Cest pourquoi, la citoyennet franaise va ()
se trouver impose, par la loi du 26 Juin 1889, qui naturalise automatiquement tout tranger
n en Algrie sil ne rclame pas sa majorit la nationalit dorigine de son pre 172. Ainsi,
En 1886, on compte 219 000 Franais et 211 000 trangers; en 1896, 318 000 Franais (dont
50 000 naturaliss) et 212 000 trangers. A partir de 1896, le nombre des Europens ns en
Algrie lemporte sur celui des immigrs 173.
Nous le voyons donc, ceux que lon appelle aujourdhui indistinctement les Franais
dAlgrie ne viennent pas ncessairement tous de mtropole. En effet, ce qui a fait que la
population europenne dAlgrie est devenue franaise, ce nest pas une acclration de
limmigration venue de France mais la nationalisation 174, car, devant lafflux
dEspagnols, Italiens, Maltais on a craint que la colonie strictement franaise ne soit plus en
mesure de contrler les choses; la citoyennet franaise va ds lors se trouver impose, par la
loi du 26 Juin 1889, qui naturalise automatiquement tout tranger n en Algrie sil ne
rclame pas sa majorit la nationalit dorigine de son pre 175. Ainsi, En 1886, on
compte 219 000 Franais et 211 000 trangers; en 1896, 318 000 Franais (dont 50 000
naturaliss) et 212 000 trangers. A partir de 1896, le nombre des Europens ns en Algrie
lemporte sur celui des immigrs 176.

170

Maurice Wahl, lAlgrie, Librairie Germer Baillire, 1882, cit par Jeannine VerdsLeroux, Les Franais dAlgrie de 1830 aujourdhui. Une page dhistoire dchire, Fayard,
2001, p. 205
171
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple
marseillais, 1954-1992, Editions Gandini, 1996, p. 110
172
Cit par Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1962), op. cit., p. 32
173
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1962), op. cit., p. 32
174
Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 93
175
Cit par Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 32
176
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 32
51

La loi du 26 juin 1889 marque le dbut du rassemblement des Europens dans une identit
unique, lidentit franaise, quil leur faudra par la suite sapproprier. Toutefois, dans un
premier temps tout du moins, ce ne fut quun artifice administratif, les naturaliss
conservant leurs traditions et leurs langues .
Ce texte impose vritablement la citoyennet franaise. A la fin du XIXme sicle, la France
est devenue le premier pays dimmigration en Europe. Toutefois, les enfants ns en France
de parents trangers ne rclament pas la nationalit comme ils en ont le droit. De ce fait,
gnration aprs gnration, indpendamment du nouveau courant migratoire, la population
trangre augmente automatiquement en raison du jus sanguinis et de la faiblesse des
naturalisations. Do la loi de 1889, qui rorganise la frontire entre Franais et trangers. A
lapproche familiale de la nationalit sajoute, voire se substitue, une approche sociologique.
Fonde sur la socialisation, la force obligatoire du jus soli sapplique progressivement ().
La nationalit franaise est attribue automatiquement la naissance aux petits-enfants
dimmigrs (). Elle est accorde leur majorit aux enfants dimmigrs ns en France et y
rsidant. La loi sapplique en France mais aussi en Algrie, la demande pressante des lus au
Parlement de ce territoire franais. LAlgrie est en effet la seule colonie moderne de la
France devenue, en vertu de la Constitution de 1848, territoire franais. Elle est la seule
colonie de peuplement : elle attire des Franais de mtropole ; elle a vu aussi affluer des
trangers venus dEspagne, dItalie, de Malte ou dAllemagne, et leurs enfants vont donc tre
faits franais par la loi de 1889. Restent lcart de ce processus dintgration , qui a dj
concern les juifs algriens en 1870, les indignes musulmans , qui constituent la majorit
de la population de lAlgrie 177.
Pour les Europens, cest donc bien le droit du sol qui sapplique. Ils tirent de leur naissance
sur un sol franais leur appartenance la nation franaise, un lment prendre en compte
lorsquil sagira de sintresser la place quoccupe aujourdhui en France les descendants de
ces premiers migrants. Dornavant, lenfant n en Algrie dun parent dj n en Algrie est
franais la naissance comme lenfant n en France dun parent n en France. () La loi de
1889 est bien lacte de naissance du peuple europen dAlgrie (Ageron). 178. Ainsi, au
vieux droit du sang, la lgislation a substitu le droit du sol (). Ce droit, de plus, na pas
177

Patrick Weil, Quest-ce quun Franais ? Histoire de la nationalit franaise de la


Rvolution nos jours, Grasset, Paris, 2002, p. 225
178
Ibid, p. 232
52

tre revendiqu car il est appliqu ipso-facto, sans aucune formalit. 179 En effet, sauf requte
contraire, les naturalisations vont soprer de manire automatique. Les Franais deviennent
soudain beaucoup plus nombreux. Les deux lois du 26 juin 1889 et du 22 juillet 1893, en
instituant ce que lon appelle la naturalisation automatique , font entrer une cadence
acclre parmi les Franais, tous les trangers qui noffrent pas une rsistance acharne. Ces
lois prvoient deux formes de naturalisation : dune part, les enfants que les trangers ont eu
en Algrie et qui y sont domicilis, sont dclars Franais dans lanne suivant leur majorit
sils ny renoncent pas formellement. () dautre part, les enfants ns en Algrie dun
tranger qui y est, lui-mme, n, sont aussitt dclars Franais. 180 Comme laffirme alors
Jean-Jacques Jordi, tous les trangers qui se fixent en Algrie perdent donc () leur
nationalit moins dun refus explicite la premire gnration ou dun exil momentan la
date de la naissance pour la seconde gnration. 181
Mme si la domination franaise est dsormais assure, grce un grossissement, peut-tre un
peu artificiel, de la population dsormais dote, dans son immense majorit, dune seule et
unique nationalit, la crainte de llment tranger, mme naturalis, ne disparat pas pour
autant . En effet, le nombre de Nos devient trs vite considrable (). Lopinion franaise,
dans un premier temps, puis le gouvernement franais tentent doprer un tri svre parmi les
innombrables candidats la francisation (). 182
Comme certains le relvent, les ractions aux lois de naturalisation automatique sont
nombreuses et le pril tranger est agit. De nombreux desseins sont prts aux Nos accuss
de sparatisme et les propos sont violents. 183 Ainsi, de nombreux journaux ancrs la droite
de lchiquier politique prennent la relve dune opinion publique dont toutes les craintes
lgard du pril tranger nont pas t effac par la vaste campagne de naturalisation : peuton songer sans une angoisse patriotique au sort des communes habites en majorit par des
trangers naturaliss mettant en uvre contre nous la solidarit qui les distingue, investiront
les leurs au dtriment des ntres de toutes les fonctions lectives, depuis le simple conseil
municipal jusquau conseil gnral, la dputation et le snat. Quon le nie ou quon en
convienne, cela se produire fatalement, mathmatiquement lheure fixe par la loi de 1889.
179

Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op.
cit.,, p. 133
180
Ibid, p. 132
181
Ibid
182
Patrick Weil, Quest-ce quun Franais ? Histoire de la nationalit franaise de la
Rvolution nos jours , op. cit., p. 133
183
Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op. cit.
p. 171
53

Pense-t-on qualors lide de la patrie franaise aura gagn et que la France sera bien le pays
vers lequel se tourneront les regards des Nos ? La colonie sera toujours administre au nom
de la Rpublique franaise mais lesprit franais sera banni et remplac louest par lesprit
espagnol et lest par lesprit italien. 184
Toutefois, il ne fait plus aucun doute que cest partir de ce moment-l que Europens de
toutes origines et Franais de mtropole se voient associs dans une mme appartenance la
nation franaise, vritable creuset dune identit propre ce nouveau peuple. Il sagit donc,
pour Benjamin Stora, dun vritable moment charnire qui voit la naissance dun peuple
original sur la terre dAlgrie, sorte de brassage mditerranen. 185 Ainsi, mme si les
Europens deviennent massivement franais, et mme si les naturalisations tiennent
finalement peu compte de leurs aspirations, cette entreprise de francisation finira, a terme, par
recueillir leur adhsion. 186
Au-del dune simple assignation identitaire dsormais commune, les nouveaux citoyens
franais vont galement rapidement faire connaissance avec lidologie qui aura prsid
lentreprise de colonisation de lAlgrie. En effet, si certains pays, tel le Canada, fiers de
leur politique officielle vis--vis de leurs immigrants, soulignent, encouragent et financent le
maintien de la diversit linguistique, lhtrognit ethnique et le multiculturalisme, il est de
tradition, chez les Franais, de prfrer lhomognit sous tous ces aspects. Ce sont des
idologies quils imposrent aux () colonies. 187. Ainsi, sur ce melting-pot europen,
lappartenance la collectivit franaise va oprer comme un facteur homognisant. Si
lhistoire de la France en Algrie commence en 1830, avec le dbarquement de ses soldats sur
lautre rive de la Mditerrane, ce nest que plus tard et de faon trs progressive qumerge
la population franaise dAlgrie. Les destins propres chaque migrant vont converger et
prendre la route dune histoire algrienne commune chacun. La loi de 1889 naturalisant
les fils dtrangers ns en France mtropolitaine ou en Algrie va permettre de renforcer
lunit de cette communaut en formation. Elle comptera lors du dernier recensement de
lavant-guerre, en 1936, 946 000 membres installs sans esprit de retour dans un pays quils
considrent depuis longtemps comme leur terre natale. Laction duniformisation culturelle
184

Ibid, p. 171-172
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 31-32
186
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 186
187
Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du nord. De Didon de Gaulle, Editions Sepia,
Paris, 2000, p.146-147
185

54

mene par lcole, le service militaire, le rle fdrateur de la religion catholique, les mariages
entre membres des diffrents communauts europennes ont favoris lamalgame au sein du
creuset franais. Le sentiment de supriorit par rapport aux populations indignes () a
sans doute contribu galement cette fusion 188.
La loi de naturalisation va donc faire entrer la trs grande majorit des Europens dans la
communaut des citoyens franais. Certains des Franais dAlgrie que nous avons interrogs
dans le cadre de ce travail utilisent, sans prendre vraiment conscience de leur cart de
langage le terme nationalisation , ce qui, selon nous, illustre assez bien laboutissement
dune entreprise de lEtat franais de transformation , de francisation dindividus divers,
tant sur le plan gographique que sur le plan culturel. Pour mieux comprendre ce que sousentend, selon nous, cette confusion de deux termes, appuyons nous tout dabord simplement
sur les dfinitions.
Sil ne fait aucun doute que cest bien lexpression naturalisation qui sapplique la
situation des Franais dAlgrie, pourquoi emploient-ils alors ponctuellement celle de
nationalisation ? Selon lhypothse que nous dcidons de poser ici, cet effet de langage,
cette confusion, dcoule de lentreprise de vritable appropriation dune population,
nouvelle et disparate, par un Etat franais qui dcouvre que, pour asseoir sa prsence et sa
supriorit dans sa nouvelle colonie, il doit pouvoir sappuyer sur un peuple, qui apparat du
mme coup comme un outil , comme un moyen de colonisation . Ainsi, en utilisant,
certes par mgarde, le terme nationalisation la place du terme naturalisation , les
Franais dAlgrie interrogs dans le cadre de ce travail laissent transparatre la force de
lentreprise tatique franaise, et la faon dont la France sest vritablement appropri ces
Europens dont elle avait finalement grandement besoin.
Cest ainsi que Maxime B. affirme :
Certains se sont engags mme avant la guerre de 14 hein, pour pouvoir aller
combattre. Dautres ont t enrls sans tre sans tre nationaliss dailleurs, je
crois. 189

188
189

Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 17


Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
55

Cest dailleurs ce quaffirment Gilles Manceron et Hassan Remaoun. En effet, pour eux, ce
qui a fait que la population europenne dAlgrie est devenue franaise, ce nest pas une
acclration de limmigration venue de France mais la nationalisation . 190
3)La construction dun discours de filiation la France
Racontant de quelle manire leurs aeux ont pris place au sein de la communaut des
citoyens franais, les Franais dAlgrie que nous avons rencontrs viennent encore renforcer,
a posteriori, les liens unissant la mtropole ses nouveaux enfants , en inscrivant leur
propre histoire au cur mme de lhistoire de France, confirmant ainsi lincontestabilit de
leur appartenance nationale.
Malgr la trs forte proportion dtrangers au sein de la population franaise dAlgrie, il est
intressant de noter la tendance parmi les Franais dAlgrie interrogs et qui nous font le
rcit de lhistoire de leurs anctres et de limplantation de ceux-ci sur le sol algrien,
construire, a posteriori, un rapport de filiation avec la France. Certains dentre eux insistent
mme sur limportance de lenseignement dans cette entreprise d appropriation de la
France comme leur pays, et comme lintriorisation de son histoire comme leur histoire.
Comme le relve notamment Jolle Hureau, lcole a pouss ladoption dfinitive de
lhistoire de France et des grands anctres franais. () Les grands anctres suscitent
ladmiration ou la compassion, les deux parfois. () Les nombreux coqs gaulois des
monuments aux morts scellent cette filiation voulue. En devenant partie prenante de lhistoire
de France, les pieds-noirs en endossent lhritage. 191 Anctres fondateurs, histoire tablissant
la continuit de la nation, hros incarnant les valeurs nationales, () langue, ()
monuments culturels ou historiques 192, autant dlments qui, selon Anne-Marie Thiesse
participent dune check-list identitaire commune aux identits nationales.
Pour Michle Fa. :

190

Gilles Manceron, Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la


mmoire lhistoire, op. cit., p. 93
191
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 136-137
192
Anne-Marie Thiesse, Les identits nationales, un paradigme transnational , in Alain
Dieckhoff et Christophe Jaffrelot (dir.), Repenser le nationalisme. Thories et pratiques, p.
196
56

Il y avait la France la France quon avait appris lcole, depuis Clovis, en


passant par Jeanne dArc, Napolon et tout a. Il y avait la France, un beau pays. On
avait appris les rivires, les montagnes. Ca, ctait la France. 193
De mme pour Frdrique D., rappelant que, lAlgrie se trouvant divise en dpartements
comme le sol mtropolitain, lEtat franais entendait ainsi saffirmer pleinement,
absolument et galement souverain sur chaque centimtre carr [de son] territoire 194:
A lcole, on apprenait lhistoire de France et, pour moi, ctait la mme chose. Je
ne me rendais pas compte quil y avait la mer qui nous sparait. Ctait la mme
chose. Ctait un dpartement franais. 195
Pour Michle Fo. :
Mes souvenirs denfance, scolaires hein, ils sont, je pense, trs proches des
souvenirs denfance de quelquun qui vivait en France les classes taient disposes
de la mme faon. Les instituteurs taient des Franais. On apprenait on avait les
mmes livres quen France. On apprenait lhistoire de France. Je me rappelle a
cest amusant jhabitais, donc, dans le sud oranais, cest--dire quasiment la
frontire du dsert hein. On avait une institutrice qui venait de France, et qui nous
avait appris une posie qui sappelait, je crois, De la neige Nice bon. Alors
elle qui venait de France pour elle, a semblait extraordinaire effectivement que
que de la neige soit tombe Nice. Donc, elle avait trouv ce petit pome. Elle nous
lavait appris voil ce quon apprenait (elle rit) alors quon tait aux portes du
dsert. On apprenait De la neige Nice . Moi, je me rappelle avoir appris des
chansons, l, sur les les celles qui ramassaient les fils des des vers soie, l,
pour faire des de la soie dans la rgion lyonnaise. Tout a on apprenait a en
France. On apprenait la gographie de la France. 196
Pour Marc G. :

193

Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550


Benedict Anderson, Limaginaire national. Rflexions sur lorigine et lessor du
nationalisme, op. cit., p 32
195
Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
196
Entretien Michle Fo., Annexes, p. 424
194

57

Cest un peuple qui tait dorigine franaise, mais qui avait fini par crer, cause
du melting pot, cause des origines diffrentes parce quil ntait pas seulement
franais. 197
Ou encore pour Alain G. :
Nous, on tait quand mme franais de souche 198
Jean C. en vient mme occulter les multiples origines qui composent la population des
Franais dAlgrie, mettant ainsi laccent et la priorit sur le seul rapport la mtropole, et
instaurant un rapport de stricte galit entre Franais de mtropole et dAlgrie :
Il ny avait pas trois Franais l-bas mais des millions de Franais dorigine
mtropolitaine qui sont l sur 8 ou 9 millionsoui peu prs 1/10 9 millions
dAlgriens pour 1 million de mtropolitains 199
Aux yeux des Europens, il devint peu peu vident que le pays constituait un simple
prolongement de la mtropole : () Mais on se sentait franais, on croyait mme que
lAlgrie, ctait la France, rapporte () Louis. Il y avait un lac entre nous deux, dailleurs
cest un argument qui a t repris : la Mditerrane spare les dpartements dAlgrie des
dpartements franais comme la Seine spare Paris en deux. Cest une image laquelle on a
cru. 200
Au-del de la navet quon peut trouver la version scolaire de cette hrdit, certains
Franais dAlgrie interprtent laventure des Gaulois dune faon qui leur permet de
sintgrer pleinement dans lhistoire franaise et qui facilite celle-ci laccs leur propre
histoire. 201
Mme si la plupart dentre eux ont en ralit des origines extrieures la France, quil se soit
agi de lItalie, de lEspagne, de lAllemagne, ils sont nombreux tmoigner dune volont de
faire preuve de la lgitimit de leur appartenance la France et au peuple franais, et
chercher prsenter leur histoire comme attache de faon incontestable la France
mtropolitaine. Ainsi Herv H. affirme-t-il :
197

Entretien Marc G., Annexes, p. 649


Entretien Alain G., Annexes, p. 808
199
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
200
Michle Baussant, Pieds-noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 118-119
201
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 137
198

58

On na jamais oubli quon venait de France. 202


Cest donc par la force de leur discours que les Franais dAlgrie construisent ou mettent
laccent sur un rapport la France quils cherchent rendre aussi lgitime que si chacune de
leurs familles avait originellement quitt la mtropole pour lAlgrie. Malgr des origines
majoritairement extrieures la France mtropolitaine, ils semblent parfois tmoigner
dune volont dapporter une plus grande lgitimit leur appartenance la communaut
nationale. Dailleurs, dans leur dsir de francit, les Europens dAlgrie ont toujours insist
sur les quelques flux dimmigration venus de la France du nord, prfrant revendiquer comme
anctres fondateurs les proscrits parisiens dports au lendemain des journes de juin 1848 et
de la Commune ou les Alsaciens-Lorrains migrs en 1871 203.
Rapidement, la population europenne dAlgrie va devenir une population franaise
dAlgrie. Ainsi, en 1955, environ trois quarts des Franais, Europens dAlgrie, taient
ns dans ce pays. Ainsi stait forme la communaut des Europens dAlgrie, ne de
larbitraire politique tout autant que de la misre, du hasard, de la colonisation et de lviction
des populations indignes (). Le souvenir de lmigration initiale permet de ractualiser de
manire privilgie le sentiment dappartenir une mme communaut dsormais perdue. Il
fait de ce premier exil une exprience fondamentale et cratrice de sens, prise dans une trame
commune, en dpit de la diversit des routes empruntes. 204 Une exprience fondamentale
que les nouveaux citoyens franais ont communment vcu, une exprience qui se prsente,
aux cts de la citoyennet franaise, comme un premier lment de communaut parmi un
panel de diffrences. Unifis comme malgr eux par la citoyennet franaise, les Franais
dAlgrie resteront jusquau bout caractriss par de trs nombreuses diffrences en leur sein,
des diffrences qui se rvleront parfois trs rsistantes. Et ce nest que quand lhistoire
dcidera de marquer la fin de leur prsence sur la terre algrienne, la fin de leur
environnement, des conditions qui leur ont, depuis le dbut, permis dexister en tant que
population, que leurs diffrences internes originelles tendront sattnuer, pour parfois mme
seffacer, devant ladversit et le drame commun.

4) Premiers lments de communaut


202

Entretien Herv H., Annexes, p. 454


Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 92
204
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 187
203

59

En effet, la faveur de cette exprience commune de lexil, une certaine parent


entre tous les migrants, assigns un rle commun dans le systme colonial, avait vu le jour,
favorisant lmergence dune conscience collective cristallise autour dintrts communs :
Nous tions diffrents des autres, crit M. Cardinal, mais nous avions tous en commun le
fait dtre ici et dailleurs. Nous tions diffrents les uns des autres, mais nous vivions
ensemble dans une ralit qui se partageait plusieurs religions, plusieurs langues, plusieurs
lois A bien des gards, dans la constitution en collectivit de ces populations aux
origines et aux histoires diverses, lexistence dune lieu matriel dans lequel elles puissent
senraciner, assurer la continuit des gnrations et inscrire leur diffrence se rvla
essentielle. Ce qui fait un pays, cest ce mlange des races, de gens qui vivent sur la
mme terre, qui travaillent avec les mmes outils de travail cest la vie dun homme
(Rose) ; On avait un destin commun, des problmes communs, des peurs communes
et puis un ciel commun, un environnement commun ! (Elisabeth) 205
Rassembls dans leur forme par laccession massive la citoyennet franaise, les Franais
dAlgrie vont aussi se dcouvrir davoir en commun un sentiment nostalgique . Selon
nous, le vcu dexpriences identiques, mme si elles lont t en des temps et dans des
circonstances diffrentes selon les communauts, a pu crer les bases dune communaut
venir, et qui, ds lAlgrie, vivra dsormais simultanment les moments forts et fondateurs.
Ainsi, si les motivations varient selon les migrants () elles relvent des mmes causes et
suscitent les mmes attitudes. La nostalgie sera le dnominateur commun des colons. 206
Inconsciemment sans doute, ce qui lie ces migrants dorigine diffrente, au moins autant
que la solidarit nationale en terre trangre, cest une mentalit du pays perdu , une
mentalit dexclus de la mtropole ingrate envers ses fils. On avait promis au colon
lEldorado, et il lui a fallu dchanter. On lui avait promis assistance, et il sest aperu quil
devait lutter contre tous et contre tout, contre la nature hostile et contre les indignes, les
usuriers, les socits et les militaires. Livr lui-mme, sans guide et sans rfrence, son
avenir ne sera que ce quil en fera ou bien ce que feront de lui les conditions de son
tablissement en Algrie. Ce dnuement mme entretenait la mystique pionnire. Du
davoir t tromp de la sorte, persuad davoir t quasiment utilis par une socit qui a
205
206

Michle Baussant, Pieds-noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 122


Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 99
60

invent son destin pour la satisfaction de ses besoins conomiques et politiques, il conserve
contre la mtropole une rancur tenace. 207
Autre lment de communaut, qui participe galement de cette forme de nostalgie du pays
perdu , la religion catholique rassemble un grand nombre dimmigrs, au-del mme de leur
commune identit franaise et de leur exprience de lexil. En effet, il sagit l dun premier
point commun rel au sens quil ne dcoule pas de la volont de lEtat franais, ni dune
certaine interprtation dune exprience- des exils et nouveaux colons avant que leurs rangs
ne soient, plus tard, renforcs par la naturalisation massive de la population juive dAlgrie, et
que la religion tende alors s effacer derrire la seule identit qui devra ds lors primer :
lidentit franaise. Ainsi, comme le prcise Benjamin Stora, il faut attendre la conqute
franaise du XIXme sicle pour que sopre le retour du catholicisme sur cette terre
dAfrique. La grande figure qui domine cette histoire religieuse de la colonisation est sans
conteste celle du cardinal Charles-Martial Lavigerie. Dsign par Pie IX, par dcret du 12
janvier 1867, archevque dAlger, il fixe ainsi son programme dans son premier mandement :
Faire de la terre algrienne le berceau dune nation grande, gnreuse, chrtienne, dune
autre France en un mot . Comme agent de la propagation du christianisme, les jsuites
stablissent en Algrie partir de 1840, fondent des orphelinats () et des missions en
Kabylie (). Un autre aspect doit tre retenu pour saisir limportance religieuse dans la
communaut pied-noir : la prsence des Mditerranens, particulirement les Espagnols.
Amortir le choc de la rupture avec la terre natale passe par la perptuation de la ferveur
religieuse dorigine, avec le respect du repos dominical et des jours de ftes religieuses ; la
clbration, empreinte dune solennit toute particulire, des baptmes, mariages et
enterrements ; la participation aux processionsFace lislam, lEglise progressivement
saffirme comme instrument de prservation de lidentit des Franais dAlgrie. 208 Les
premiers Franais dAlgrie, ceux que lon appelle les pionniers et qui ont particip la
conqute, les pionniers , viennent ainsi, dans les premiers temps, renforcer les rangs
franais face la rsistance des Musulmans. La religion catholique restera un instrument de
prservation de lidentit de certains Franais dAlgrie, et un instrument de distinction de
ceux-ci face aux nouveaux franciss, les Juifs, leur permettant ainsi de se diffrencier deux et
de maintenir une certaine distance avec cette population, la francit trop longtemps juge
comme tant de seconde zone .
207
208

Ibid, p. 101
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 34-35
61

Assez peu souvent voque au cours des entretiens que nous avons eu loccasion de mener, la
dimension religieuse apparat le plus souvent au dtour dune phrase oprante une distinction
entre Europens, Juifs et Musulmans. Ainsi, rares sont les rfrences directes la religion
catholique. Toutefois, Pierre A. y fait rfrence :
On disait les Europens par opposition avec, en fait, les autochtones et les
Musulmans en particulier. Donc, les Europens ctait aussi grosso modo ceux qui
() faisaient partie de la famille chrtienne, si vous voulez 209
Le lien perptu avec la religion dorigine, catholique dans la plupart des cas, semble
participer de ce que nous avons appel la nostalgie du pays perdu . Terre ou religion, la
perptuation danciens points de repres semble permettre de conserver une certaine forme de
cohrence au sein de communauts diverses qui ne constituent pas encore la communaut
des Franais dAlgrie ou, en tout cas, qui nest pas encore perue comme telle par ceux-l
mme qui en sont les membres. Nous pouvons () imaginer les preuves auxquelles sont
soumis ces femmes et ces hommes, leurs sentiments, ce que reprsente larrachement un
bourg ou une ville, une rgion, des parents ; les reverront-ils ? A ces sourdes angoisses se
mlent lexcitation dune vie meilleure, la dcouverte dun pays dont on sait seulement quil
est loin, l-bas, en Afrique. 210
Nouvellement arrivs sur une terre inconnue, entours dindividus souvent aussi dmunis
queux mais porteurs de diffrences qui semblent irrductibles, les Europens tendent se
runir par nationalit, rgion ou ville dorigine, dans les quartiers urbains ou mme dans les
villages. Ainsi que laffirme Jean-Jacques Jordi, ayant tudi la situation de lOranie, on
parle espagnol dans les rues, on joue aux cartes espagnoles, on rencontre plus dEspagnols
que de Franais ! 211
La persistance danciennes solidarits nationales, culturelles, ou religieuses, apparaissent, en
un sens, comme ayant empch que la population des Franais dAlgrie ne soit
considre comme une communaut en tant que telle, homogne et unie, pendant tout le
temps de sa prsence en Algrie, et ce ne sont, semble-t-il, que les vnements dramatiques,
commencer par les guerres mondiales, puis la guerre dAlgrie et le rapatriement, qui auront
209

Entretien Pierre A., Annexes, p. 439


Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 21
211
Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op. cit.
p. 190
210

62

un effet unificateur rellement dterminant quand la prise de conscience par les Franais
dAlgrie eux-mmes de ce quils font partie dune communaut. Les naturalisations, la
considration de lAlgrie comme un vritable morceau de France auront finalement eu
avant tout un effet unificateur de faade. Le sentiment communautaire ne fera son
apparition relle que bien plus tard. En effet, pendant de nombreuses annes demeure forte
la cohsion des communauts nationales. 212
Comment ne pas voir que se dessine ici le modle que, quelques lments prs, les
descendants de ces premiers colons suivront 130 ans plus tard lorsquils seront pousss
lexil ? En bien des points, ceux que la guerre, lexil, le rapatriement et la rinstallation auront
transforms en Pieds-Noirs suivront en effet, nous le verrons, le mme chemin que
leurs anctres, tant dans larrachement que dans les efforts entrepris pour russir tout prix
leurs nouvelles vies.
Ainsi, lors de la conqute, cest bien dans lexprience commune de lexil et dans la douleur
de larrachement son pays dorigine que nous pouvons trouver les premiers lments de
communaut sur lesquels un tout nouveau peuple peut sappuyer pour se consolider. En effet,
bien qu insulaires les uns par rapport aux autres, ils possdent () une caractristique
commune, qui les contraint une solidarit lmentaire. Sur cette terre mystrieuse et
fantasque, tous affrontent et doivent triompher des mmes embches. 213
Laspect commun, voire communautaire, soffre ainsi, dans les faits, la population franaise
dAlgrie, et vient en renfort du creuset initi par lacquisition massive de lidentit franaise.
Mme si les fidlits aux anciennes patries demeurent fortes, comme nous le rappelle
souvent Jean-Jacques Jordi dans son tude sur les Espagnols en Oranie, mme si ce qui
caractrise jusquau bout la population des Franais dAlgrie est cette immense htrognit
des origines, des cultures, des religions, des traditions, nous pouvons ici poser lhypothse
selon laquelle cest bien dans cette identit dexpriences que rside en partie le creuset dune
communaut qui cherchera, par la suite, valoriser autant que possible tout ce qui ira dans le
sens de lunification et du rassemblement des diffrences.
En ce sens, Danielle R. rappelle :
L-bas, il y avait beaucoup dAlsaciens aussi. Ils gardaient beaucoup leur culture.
Moi, ma belle-sur, elle avait son pre alsacien. Quand elle sest marie, l-bas
212
213

Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 80


Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 21
63

Alger, il y a eu la haie dhonneur des Alsaciens. Il y a eu le folklore alsacien. Donc, a


restait tout a. Moi, je me rappelle, dans le quartier o jtais, il y avait le folklore
breton, puisque Sainte-Anne mon quartier, ctait la religion bien sr catholique,
mais ctait la paroisse Sainte-Anne donc, la Sainte-Anne, la patronne des Bretons.
Donc, tous les ans, il y avait toujours un fond breton. Il y avait les Bretons qui
venaient habills. Ils ftaient leur faon leur fte et les ftes chrtiennes leur
manire bretonne. 214
Ds le dpart, la population europenne se rpartit en lots nationaux. Dans ces socits
quils veulent tanches, Espagnols, Italiens et Maltais maintiennent leur langue, leurs
coutumes, leurs modes de vie, leur propre monde en somme. Ainsi, la socit coloniale recle,
en son sein mme, une discrimination originelle. 215 Pourtant, le souvenir des patries et des
idiomes seffacera bientt dans les mmoires .216
A lpoque, ces survivances danciennes solidarits apparaissent comme des diffrences, et
peu importe finalement que chaque communaut constitutive de la population dAlgrie vive
une situation identique. Les bases communes sur lesquelles les Franais dAlgrie voluent
dj lpoque ne semblent pas rellement merger encore leur conscience. Ainsi, le pays
originel pesa longtemps sur les pieds-noirs, les sparant, tout en les rassemblant en un point
commun : celui des racines allognes repiques en Algrie comme ces jeunes plants quon y
acclimata en mme temps que leurs jardiniers. 217 Toutefois, ds la deuxime gnration de
pionniers, la terre natale dtrna la terre ancestrale laquelle on ne voua plus que laffection
distante rserve aux parentles lointaines. 218
Ce nest donc que plus tard que ces expriences communes seront vritablement
conscientises et quelles apparatront comme rinvesties, a posteriori, au service dune
histoire collective que les Franais dAlgrie souhaiteront la plus ancienne, et donc la plus
lgitimante, possible. Apparat ainsi une tendance parmi les Franais dAlgrie donner a
posteriori une image plus homogne , de laisser penser quexistait entre les diffrentes
composantes de la population franaise en Algrie une plus grande proximit, comme pour

214

Entretien Danielle R., Annexes, p. 681


Daniel Leconte, Les Pieds-noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 55
216
Ibid, p. 78
217
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 13
218
Ibid
215

64

doter le groupe dune dimension communautaire que ses membres navaient pas encore
intriorise.
Les diffrentes communauts qui viennent composer la population franaise dAlgrie ne sont
toutefois pas gales dans leurs capacits maintenir vivants leurs anciens liens nationaux.
Ainsi, compte tenu de leurs faibles effectifs et de leur htrognit, Italiens et Maltais
rsistent moins bien lrosion culturelle. () Il nen va pas de mme pour les Espagnols.
Dans lOuest algrien, ils ont constitu de vritables enclaves o la langue espagnole
constitue le vhicule unique de communication. Ils aiment dire que le seul pays qui compte
est celui qui vous fait vivre, mais lAlgrie pour eux nest pas encore la France. Ayant rompu
avec la terre natale, ils soignent le culte de la famille, symbole de leur identit. 219
Si les Franais dAlgrie peinent trouver dans cette terre, prsente comme celle de la
russite et de la fortune, ce quils y attendaient, les difficults auxquelles ils auront, dans leur
immense majorit, faire face, vont constituer le creuset dune communaut en devenir.
Aprs avoir symbolis leurs espoirs ou leurs refus, lAlgrie reprsente la somme des
dboires quelle leur a valus et des peines quils y ont prouves. Sur cette terre ingrate, tout
rsiste aux efforts que lon dispense : le sol est avare, la vgtation indomptable, le climat
insalubre, la faune agressive, la population imprvue et incontrlable. Ainsi le rsume-t-on
dans le langage courant : il faut avoir tu pre et mre pour venir dans un pays pareil 220.
Toutefois, cette terre porte les fruits du travail, et ce qui retient dsormais les expatris sur
le sol de lAlgrie, ce sont les efforts et les renoncements consentis depuis leur arrive et la
trace laisse dans leur environnement par ce collier de misre.() Aprs la dsesprance des
dbuts, cest presque la flicit 221. Malgr lhtrognit des origines, ces individus ont
donc dj en commun la sueur des aeux, leur travail, leurs constructions, leurs plantations, ce
qui permet peut-tre didentifier le fil qui les relie, tous franais et pourtant tous si diffrents.
Un rapport la terre, un appel aux sens, une navet et une joie de vivre caractrisent aussi ce
peuple qui merge du mlange de diffrentes populations. Toutefois, pour Raphal Delpard
loin de passer sa vie faire la fiesta, lEuropen travaille dur. Le courage, laudace et la
tnacit des premiers colons ont eu raison de cette terre africaine ? Un sicle de labeur
acharn a totalement transform les marcages de la Mitidja o poussent dsormais les
vignes, les orangers, les graniums rosat, le tabac et les fleurs. Pour achever le portrait, quest219

Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 81


Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 27
221
Ibid
220

65

ce qui caractrise encore les Europens dAlgrie ? De toute vidence, le langage, laccent et
la mimique. 222 Lorsque, nous le verrons, sous le coup dvnements dramatiques, les
Franais dAlgrie prendront rellement conscience de ce que, au-del de leurs diffrences, ils
sont bien tous inscrits dans une destine commune, les divers lments de communaut,
ignors en tant que tels jusque-l, seront finalement rinvestis, comme pour doter cette
communaut, qui apparat elle-mme en mme temps quelle se voit menace, dune
conscience delle-mme plus ancienne.
Bien entendu, la population franaise en Algrie nest pas faite uniquement de ces individus
venus chercher une vie meilleure depuis leurs rivages mditerranens. Elle comprend aussi
bon nombre de Juifs, dont le cas est suffisamment particulier pour tre trait de manire
isole. En effet, les Juifs nont pas, comme la majorit des Franais et des Europens
naturaliss par la suite, quitt leur terre pour en gagner une autre au XIXme sicle. Leur
prsence sur le sol algrien remonte bien plus loin mme que la prsence des Arabes.
Ainsi, larrive des Franais, la population juive prsente sur le sol algrien compte 25
000 personnes. Les juifs sont organiss en communaut et la plupart sont trs pauvres. Or, les
plans franais de conqute dAlger les considrent trs tt comme de possibles allis et
auxiliaires. Officiellement, juifs et musulmans continuent tre traits de la mme faon,
mais les circonstances amnent les Franais adopter vis--vis des juifs une politique
diffrente : la France de Louis-Philippe sengage sur la voie dune premire assimilation. 223
Toute la spcificit de la communaut juive apparat donc ici : il sagit dune population dite
indigne dans les premires annes de la colonisation avant que ses membres
nobtiennent, soudainement, la nationalit franaise (). 224

C)La population juive : oscillations entre lindignat et la citoyennet


franaise
Aujourdhui, lorsque lon sintresse aux Franais dAlgrie, on assimile sans plus de
prcautions les Europens dAlgrie et les Juifs. Or, ces derniers, sils ont galement t
naturaliss, ont connu, en bien des points, une histoire diffrente.
222

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 44-45
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres en fils, Balland, Paris, 2004, p. 20
224
Ibid
223

66

Lorsque les premiers franais dbarquent dans la baie de Sidi-Ferruch, les Juifs dAlgrie
sont organiss en nation . Leur histoire est donc celle du judasme mditerranen, des Juifs
espagnols et des Judo-Arabes, des Judo-Berbres, ceux que lon appelle des
Mustaarazim . la communaut juive dAlgrie en 1830 compte 25 000 personnes, la
plupart trs pauvres. Leur situation misrable frappe les observateurs de lpoque. Le consul
dAmrique, Shaler, crivant sous le rgne de Hussein Dey, remarque : je vois
quaujourdhui les juifs dAlger sont peut-tre les restes les plus malheureux dIsral. 225
Durant des sicles, lentente avec les populations indignes est parfaite. A lexception
toutefois de la domination turque, o ils sont opprims et contraints de porter un costume
particulier qui les ridiculise. Pour cette raison, ils accueillent la conqute avec dlivrance. En
effet, les autorits franaises leur laissent comme aux autres communauts- leur statut
personnel, et ils peuvent ainsi continuer vivre sous le rgime des lois rabbiniques. 226
En effet, les Juifs sont prsents sur cette terre dAlgrie depuis des millnaires, au moment
o les Phniciens et les Hbreux, lancs dans le commerce maritime, fondent Annaba, Tipasa,
Cherchell, Alger Dautres Juifs arrivent ensuite de Palestine, fuyant les Egyptiens dabord,
plus tard Titus. Ils se mlent aux Berbres, forment des tribus 227, au point de se nommer les
Juifs Berbres . Plus tard, lors de lInquisition, ils rencontreront les Juifs fuyant lEspagne.
La prsence des juifs dans la rgion dAlger remonte donc au II sicle () ; au VII
sicle, cest une seconde vague qui arrive dEspagne chasse par les rois Wisigoths. Mais
cest surtout entre le XIII et le XV sicle que les juifs se rfugient en Berbrie au rythme
des pogroms qui secouent tour tour les Balares, lEspagne, lItalie, les Pays-Bas, la France
et lAngleterre. 228
LAlgrie nest toutefois pas le seul pays connatre une population juive aussi importante.
En effet, ils tiennent galement une place de choix au Maroc, du fait de laction de lEspagne
et du Portugal. LEspagne et le Portugal avaient t impliqus au Maroc pendant de longs
sicles. () Nous savons, par exemple, que Tanger () avait trs longtemps abrit une
communaut juive car les archologues y ont dcouvert des objets gravs de memorah sept
branches. Les Juifs de Tanger furent dcims ou expulss par les Almohades au milieu du

225

Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 35-36


Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres en fils, op. cit., p. 28
227
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 35
228
Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 37
226

67

XII sicle. Toutefois, beaucoup de Juifs se rfugirent dans cette ville aprs lexpulsion
dEspagne de 1492. 229
Lhistoire de Jean B. traduit parfaitement cette rencontre essentielle dans lhistoire de
lAlgrie entre une population juive quittant lEspagne, et une population berbre dj
prsente sur ce sol. Cette rencontre historique marque pour lui le point de dpart de son
histoire familiale algrienne :
Du ct de ma mre, ce sont des juifs qui sont venus dEspagne, qui taient en
Andalousie, qui sont alls quand il y a eu Isabelle la catholique, donc vers 1492 tout
a ils sont alls dabord au Maroc, Ttouan Mlia, au Maroc ce quon
appelle le Maroc espagnol srement un petit passage par Tanger aussi, et peu peu,
parce quil fallait gagner sa crote o il y avait du travail, ils sont alls vers
lAlgrie et puis ils sont arrivs Oran, et a cest pour les origines, du ct de ma
mre. Du ct de mon pre, B. a veut dire guigui , a veut dire les enfants
cest Ben en arabe, ce sont les une oasis qui sappelle le figuig , qui est
la frontire algro-marocaine, peu prs, dans le sud, dans le dsert, et cette tribu
sappelle les et donc tous les gens qui sappellent B. viennent de cette oasis,
et eux ils ont t, je pense, des Berbres qui ont t judass voil donc dun
ct des purs Sfaradi, et de lautre des berbres judass et donc tout a sest
retrouv dans la rgion dOran et puis mon pre Tiaret, dans les hauts plateaux, et
puis Mostaganem et Oran. 230
Les propos de Julien D. vont dans le mme sens, et permettent sans nul doute de mettre en
vidence la prsence trs ancienne, bien avant celle de lEtat franais, de la population juive
sur la terre algrienne :
Les origines de mon nom laissent penser que, en tous les cas pour ce qui est du
ct paternel, puisque cest le nom de mon pre les origines historiques laissent
penser que en gnral on dit que les gens qui sappellent D., D. ou tout ce que vous
voulez, viennent dun oued qui est la frontire du Maroc et de lAlgrie qui sappelle
loued Dra, voil. Et on dit que cest une population dorigine juive, berbre, tout ce
que vous voulez, un peu l qui a pris ce nom-l, historique. Donc, on peut penser

229
230

Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 138


Entretien Jean B., Annexes, p. 268
68

en tous les cas cest comme a quon la souvent expliqu que de cette branche
paternelle, cest une prsence trs lointaine sur cette terre dAlgrie. 231
Enfin, pour Jacques A. :
Je suis dune famille juive en Algrie, donc la source est assez incertaine. Pour ce
qui est de ma mre, cest assez facile parce quelle sappelle A., donc ce sont des juifs
espagnols, portugais, quon repre bien puisque le Duc dA. tait un conseiller du
Prince du Portugal et du Roi dEspagne. Donc, en 1492, ils sont partis. Donc, on les
repre assez bien. Ils sont venus l. La famille de mon pre semble plutt tre venue de
Turquie, avec lempire ottoman, vers le milieu du XVIIIme sicle, quelque chose
comme a. Mais, cest trs incertain. Mon pre tait install la famille de mon pre
tait installe Constantine. 232
Lorsque seront tablis les plans de conqute de ce pays, les Franais verront en eux de
potentiels allis. Ainsi, avec la conqute de lAlgrie, en 1830, les Juifs algriens, dont
quelques uns connaissaient le franais, avaient accueilli assez favorablement larrive des
nouveaux arrivants et taient devenus des sortes dintermdiaires entre colonisateurs et
autochtones 233. Librs du joug turc, les Juifs apparaissent donc comme des partenaires
dsigns. A la fin du XVIII sicle dj, ils taient les interlocuteurs privilgis des
chrtiens vivant ou sjournant dans la Rgence. () Quand les premires troupes franaises
taient entres dans Alger, elles avaient donc cherch se concilier leur appui. 234
En quelque sorte, la colonisation constitue une libration pour les Juifs dAlgrie. Mais elle va
aussi avoir sur leur communaut de considrables incidences. Il sagit, en un sens, dun
change de bons procds . Dans une approche strictement assimilationniste, les Juifs
dAlgrie se doivent donc de montrer la France quils lui sont redevables de leur avoir ainsi
accord la citoyennet franaise, en adoptant, sans faillir, sa langue, sa culture et ses
coutumes.
Pour autant, sils ont pu servir la France colonisatrice, cest avec peu de considration,
selon Benjamin Stora, que les Franais les ont, en retour, apprcis. Illustrant son propos, il
231

Entretien Julien D., Annexes, p. 351


Entretien Jacques A., Annexes, p. 479
233
Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de
lhistoire la mmoire, op. cit., p. 98
234
Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 75
232

69

cite Bugeaud, officier de lpoque : Ce qui a le plus contribu nous faire dchoir dans
lopinion des Arabes, cest de traiter dgal gal avec les Juifs, peuple mpris, et fort digne
de ltre en Afrique, car il est impossible dimaginer sans lavoir vu, jusqu quel point
dabjection, de fourberie et de rapacit est descendue dans la Rgence cette fraction de la
nation isralite 235. Malgr ces ractions de mpris, les Juifs dAlgrie demeurent des relais
intressants et lon va assister une volution de leur statut, sous linfluence du judasme
franais, les juifs dEurope tant assimils depuis la Rvolution. Ainsi, paralllement la
colonisation franaise de lAlgrie, les Juifs de France ont opr une sorte de francisation de
leurs coreligionnaires dAlgrie 236. Comme laffirmera dailleurs Benjamin Stora, la
France colonise lAlgrie, le judasme franais colonise le judasme algrien. 237

1)Vers une naturalisation massive


Au sein de la population des Franais dAlgrie, les Juifs constituent donc une part
importante, dont le destin se voit li de faon trs troite avec celui de leurs co-religionnaires
de Mditerrane. Ainsi, la rvolution de 1789 abolit les diffrences ethnico-religieuses et
incorpore les Juifs de France dans la Dclaration des droits de lhomme. Dun seul coup, elle
fait accder au suffrage universel cette population habitue aux vexations et aux humiliations.
() Pour le prix de sa libert, le Juif est oblig dendosser ce nouvel habit : il devient un
citoyen, il adopte la langue, lesprit et la culture franais, il doit relguer aux oubliettes ce qui
faisait sa spcificit, et disons-le, sa curiosit au regard des autres. 238 A cette poque en
France, il sagissait prioritairement dabolir les diffrences en visant luniversel, ainsi que le
prcise Yves Guyot dans ses Lettres sur la politique coloniale : En France, nous
confondons assimilation et uniformit. Nous en sommes encore lancienne ide platonique
duniversel. Nous voulons modeler tout le monde notre propre image, comme si elle avait
atteint une perfection absolue et comme si tous les Franais taient semblables . Il est donc
comprhensible que le gouvernement franais ait poursuivi la mme politique de changement
social et de modernisation dans ses colonies o la politique officielle ne favorisait pas le
pluralisme culturel. De mme, en France et dans ses colonies, les Juifs taient libres mais
235

Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 36-37


Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 99
237
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 36
238
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 27-28
236

70

cette libert cota cher leur identit juive puisquils taient tenus de devenir absolument
semblables aux Franais 239.
En 1830, dj, les juifs de France sont fiers dtre citoyens franais depuis 1789 et de faire
partie de la patrie des Lumires et des Liberts . Ils constatent galement que leur
ascension sociale a suivi leur libration politique et juridique, et leur volution personnelle
leur parat exemplaire. Du fait de loccupation de lAlgrie, ils vont se trouver dans une
situation dintermdiaires entre la France et les Juifs de ce pays. Trs rapidement anims par
un double sentiment de fraternit et de patriotisme (), ils sintressent au sort du judasme
algrien dont la rumeur publique leur dit la pauvret, lignorance, la dchance (). 240
Un homme va prendre le parti des Juifs dAlgrie, et entreprendre de les faire accder, tout
comme leurs coreligionnaires mtropolitains prs dun sicle avant eux, au statut de citoyen
franais. Cet homme, cest Adolphe Crmieux. Ministre de lintrieur, prsident de lAlliance
isralite et ancien prsident du Consistoire de France, ministre de la Justice sous la seconde
Rpublique, Adolphe Crmieux, Juif sfarade, se rendit souvent en Algrie et y prit un intrt
si profond quon le surnomma lAfricain. () Il eut des contacts frquents avec les
reprsentants de la communaut juive qui () lui firent part du dsir de leurs coreligionnaires
de devenir citoyens franais. 241.
Il propose ladoption dune mesure qui sintgre dans tout un processus entrepris par les
rabbins de France pour occidentaliser les juifs dAlgrie et les loigner des pratiques
maghrbines juges fcheuses. Cest ainsi quon sest empress de faire adopter lorgue la
synagogue et le mot temple pour dsigner cette Maison dAssemble. Linitiative
dAdolphe Crmieux est une volution dautant plus remarquable, quelle vient mettre un
terme, pour les Juifs en tout cas, une situation contraire aux principes rpublicains. En effet,
la citoyennet est attribue en Algrie, selon un critre ethnoculturel 242 et l on pourra
interroger longtemps les consquences, en Algrie, de ce dni de citoyennet, surtout en
songeant que les premires revendications des lites indignes francises furent lgalit dans
laccs aux droits politiques. 243 La mesure dcoulant du dcret de 1870, ne sappliquant qu
239

Sarah Taeb-Carlen, p. 145


Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs dAlgrie, Editions Stock, Collection Un ordre
dides , Paris, 2006, p. 42-43
241
Sarah Taeb-Cohen Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon de Gaulle, op. cit., p. 148
242
Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 71
243
Ibid
240

71

la population juive, sera une source de souffrances et de conflits permanents avec les AraboBerbres et Europens. 244 Cest dailleurs ce que rappelle Pascale S. :
Si on revient loin en arrire, il y a eu ce fameux dcret Crmieux, qui a donn la
nationalit franaise aux Juifs et pas aux Arabes. Donc, l, quand mme, les
politiques pieds-noirs algriens, ceux qui taient dputs ou ceux qui taient l pour
faire voluer les choses, ils ont quand mme bien ils avaient peur des Arabes
quelque part. Il y en avait qui avaient peur des Arabes, qui entretenaient a et qui
voulaient garder leurs privilges. 245
Mme si les Juifs dAlgrie vont se trouver massivement naturaliss par lintermdiaire du
dcret Crmieux, leur situation prcdente tait toutefois trs diffrente de celle de leurs
coreligionnaires mtropolitains. En effet, ils partageaient avec les Musulmans le statut
dindigne. Cet lment constitue pour nous une information de premier ordre. Dabord parce
que la distinction arbitraire opre par lEtat franais entre Juifs et Musulmans aura, nous le
verrons, de significatives consquences sur le droulement des vnements et sur les
affrontements qui suivront ; ensuite parce que, ne partageant pas le statut dimmigr europen
avec ceux qui constitueront avec eux le peuple des Franais dAlgrie, nayant pas non plus la
mme histoire, et naccdant pas la nationalit franaise selon les mmes modalits, ils
noccuperont donc pas une place identique au sein de ce mme groupe.
Adolphe Crmieux parvient donc prsenter et faire adopter, le 24 octobre 1870, un dcret
du gouvernement de la Dfense nationale constitu aprs la dfaite de Sedan face la
Prusse 246. Ce texte confre la nationalit franaise aux Isralites indignes des dpartements
dAlgrie et abroge, en ce qui les concerne, le snatus-consulte du 14 juillet 1865. Cest,
pour les juifs dAlgrie, la dernire tape dun processus dassimilation qui a dbut ds le
dbut de la conqute franaise, bien accueillie par la majeure partie de cette petite minorit
discrimine sous le rgime des beys dAlgrie 247. Grce cette assimilation juridique
massive de la population juive dAlgrie, la population franaise sur place se voit enrichie
de 90 000 personnes et environ de 35 000 nouveaux citoyens ; elle participe dune mme
stratgie de consolidation de la situation algrienne au profit du gouvernement provisoire. 248
244

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 28-29
Entretien Pascale S., Annexes, p. 849
246
Patrick Weil, Quest-ce quun Franais ? Histoire de la nationalit franaise de la
Rvolution nos jours, op. cit., p. 227
247
Ibid
248
Ibid, p. 229
245

72

Par ailleurs, un des sept dcrets de Crmieux du 24 octobre 1870 sadresse directement aux
colons et est cens les satisfaire () en ralisant le traditionnel programme rpublicain : il
assimile administrativement lAlgrie la mtropole ; la divise en trois dpartements,
sous lautorit dun gouverneur gnral civil rattach au ministre de lIntrieur 249.
Toutefois, cherchant pourtant uniformiser le statut des Juifs de la mtropole et de la nouvelle
colonie algrienne, Adolphe Crmieux va se heurter de nombreux obstacles, tant sur la
scne politique intrieure que sur la scne algrienne. En effet, une grande partie des colons
soppose cette naturalisation massive des Juifs, jusque l indignes. Ainsi, aprs les
lections lgislatives du 9 juillet 1871, o les juifs dAlger votent en masse pour Vuillermoz
contre le candidat conservateur Warnier, le gouvernement Thiers propose le 21 juillet 1871 un
dcret abrogeant entirement le dcret Crmieux. Il dclare ne pas vouloir favoriser 25 000
Juifs et lser les vrais autochtones au nombre de 2 500 000 . Le 21 aot, le projet de loi est
ajourn jusquau 11 dcembre. Or, avant darriver ce terme, et devant les demandes du
Consistoire isralite, Assembles et Gouvernement dcident de remplacer le projet de loi par
un dcret prsidentiel de compromis. Le 7 octobre 1871, le dcret prsidentiel souligne que
les Juifs dAlgrie devaient fournir leur certificat dindignat, preuve de leur ancienne
installation, aux autorits franaises avant le 1er mars 1872, pour accder la citoyennet
franaise sinon ils redeviennent indignes. 250 Une commission spciale, nomme par
lAssemble nationale, propose que les juifs dAlgrie puissent, par simple dclaration,
devenir pleinement franais. Un compromis intervient finalement () : un dcret
dinterprtation pris le 7 octobre 1871 confirme que le dcret du 24 octobre 1870 a naturalis
les Isralites ns en Algrie depuis loccupation franaise ou ns depuis cette poque de
parents tablis en Algrie lpoque o elle sest produite251.
Pour Jacques Cantier, le dcret Crmieux constitue l aboutissement dun processus de
colonisation du judasme algrien men conjointement par le Consistoire central des Isralites
de France et le gouvernement mtropolitain 252.

2)Un antismitisme latent


249

Ibid
Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op.
cit., p. 185
251
Patrick Weil, Quest-ce quun Franais ? Histoire de la nationalit franaise de la
Rvolution nos jours, op. cit., p. 229
252
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 19
250

73

Ce nest pas sans dimportantes critiques que les textes proposs par Adolphe
Crmieux finissent par entrer en application, non sans consquences sur les relations
quentretiendront par la suite Juifs et non-Juifs au sein de la population franaise dAlgrie.
En effet, Les Franais de France et dAlgrie ne firent pas bon accueil ces nouveaux Juifs
franais qui ne comptaient que 34 574 mes, certaines communauts en tant exclues 253.
Premire critique, le dcret Crmieux qui naturalise les Juifs dAlgrie apparat juste titre,
injuste et discriminatoire envers les Indignes musulmans 254. Seconde critique, les
Europens dAlgrie supportent mal laccession au mme statut queux de ces indignes.
Ainsi, cette occasion, un nombre apprciable dEspagnols trouvent le dcret Crmieux
trop excessif et ressentent une profonde vexation. () Le sentiment anti-juif des Oranais
survit la crise et les Juifs continuent tre mpriss. Toujours soumis lostracisme, les
Juifs rsistrent la provocation des Franais et des Espagnols et lantismitisme peut-tre
considr comme une constante de la mentalit espagnole et no. 255 Parce quils sont des
indignes, au mme titre que les Arabes, il ny a aucune raison majeure de les lever au rang
de citoyens. Quant aux musulmans, ils les blment davoir obtenu cette citoyennet franaise
quils envient et les tiennent pour responsables du geste de la mtropole leur gard. 256
Par la suite, prs de vingt ans aprs le dcret Crmieux, loccasion de laffaire Dreyfus, les
suffrages de ces Franais permettront laccession la reprsentation parlementaire
dantismites dclars. La vritable crise dantismitisme qui suivra va marquer de manire
significative la perception de la citoyennet franaise des Juifs dAlgrie. La situation
laquelle ils doivent alors faire face semble surtout mettre en avant la crainte des Franais
devant ltranger, et essentiellement devant la naturalisation de beaucoup dindividus qui
finalement nauraient de franais que le titre . Ce quon dnonce alors, cest moins le Juif
que lindigne quon voit en lui, et quon hisse la nationalit franaise 257. Et, mme si lon
ne parle pas encore ouvertement dantismitisme, la violence de la crise qui accompagne la
naturalisation massive des Juifs dAlgrie prfigure la priode de la Seconde Guerre
mondiale .258
253

Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon de Gaulle, op. cit., p. 149
Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op.
cit., p. 294
255
Ibid
256
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 30
257
Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 88
258
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 29
254

74

Avant cet pisode dramatique, cest une forme latente dantismitisme qui sinstalle sur le sol
algrien. Les antijuifs soufflent avec une nergie farouche sur tous les incendies qui
sallument dans le pays. Comme cela arrive frquemment en priode grande effervescence
populaire, un leader se lve parmi les manifestants et rend la tte du combat. Max Rgis est
tudiant ; g de vingt-cinq ans, prsident le la Ligue antijuive dAlger. 259
A une poque o lon sinquite beaucoup des incidences dune telle prsence trangre pour
lquilibre du pouvoir en Algrie franaise rappelons que les Europens ne bnficieront de
textes entranant leurs naturalisations que prs de 15 annes aprs ladoption du dcret
Crmieux-, cest donc le pril tranger qui occupe tous les esprits.
Au lendemain mme du dcret Crmieux, lamiral Gueydon, gouverneur civil de lAlgrie,
affirme : Llment franais doit tre dominant. Cest lui seul quappartient la direction de
ladministration du pays. Ni llment indigne arabe ou isralite, ni llment tranger ne
peuvent prtendre une influence ou une part quelconque de la direction politique ou
administrative du pays. En ce qui concerne les juifs indignes, cest par lantismitisme
traditionnel quon prtendra conjurer le danger. 260 Prsent de manire insidieuse au cur de
la population europenne dAlgrie, lantismitisme va se trouver ractiv dans les annes
1890. Elle manifeste ainsi le refus dune partie des Europens de voir une population
dorigine indigne sintgrer la minorit dominante et contribue sans doute, par la
dsignation dun adversaire commun, renforcer la cohsion de ce groupe aux origines
multiples 261. Pourtant, comme le rappelle Raphal Delpard propos de la situation des Juifs
indignes au dbut de lAlgrie franaise, certes, ladministration coloniale () les assimile
aux indignes et, par opposition aux Juifs de la mtropole qui ont acquis la citoyennet avec la
Rvolution, les nomme les Juifs de lextrieur . Cela dit, lorsquun gouverneur gnral
veut donner limpression que les colons europens sont en nette progression, il ne se gne pas
pour les y inclure. 262
Traversant la population europenne, cet antismitisme va constituer pour le groupe un
lment de runion et dunification. Ainsi, la fin des annes 1890 clate en Algrie une
grande crise antismite qui va permettre la fusion morale, sociale et religieuse des () Nos
() avec les Franais. 263 Comme lcrira E.F. Gautier, ltre en formation quest la
population franaise dAlgrie est dj bien un tre vivant avec une me propre. Il lui
259

Ibid, p. 35
Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 82
261
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 19
262
Ibid
260

75

manque la parole, cest vrai, voire mme la conscience nette de soi. Mais quil y ait en
commun, dans les profondeurs de lme populaire, des besoins, des sentiments, des rflexes
dfensifs, une foule de choses obscures, cest prcisment ce dont lincroyable explosion
antijuive a fourni une dmonstration clatante.() 264
La mobilisation antismite trouve plus particulirement ses troupes chez les colons
rcement immigrs dEspagne ou dItalie, de mme que dans les milieux populaires et
catholiques. Lagitation antismite atteint son point culminant entre 1898 et 1900, les meutes
tournant au vritable pogrome et clatant dans prs de cinquante villes. 265 Bientt, Alger,
les meutes demandent labrogation du dcret Crmieux. Mme si les multiples facettes de
lantismitisme traditionnel () se font jour (), lantismitisme purement politique apparat
() comme le moteur essentiel de cette mobilisation dirige essentiellement contre les
consquences de lmancipation des juifs qui leur permet dsormais, en Algrie comme dans
la mtropole, dtre nomms des emplois publics. 266 Et cest bien l loriginalit de
lantimsmitisme algrien. Comme le rappelle ce titre Genevive Dermenjian, son
dtonateur fut politique. Cest parce que les juifs sont intervenus dans la vie politique locale
quils ont cess de plaire aux Franais dorigine dont ils troublaient les plans.267
Dans ce contexte, plusieurs personnages franais antismites, tels Edouard Drumont ou
Max Rgis, se trouvrent de nombreux disciples en Algrie o laffaire Dreyfus fut
terriblement exagre et o se rpandit plus tard la propagande violemment antismite de
lAllemagne nazie 268. Benjamin et Rjanne B. se font les narrateurs de ces pisodes
antismites algriens, qui apparaissent comme de vritables traumatismes :
-Benjamin : Rgis, cest lami de Drumont donc un antismite notoire et je me
souviens quil avait fait des troubles l et mon grand-pre () avait protest

263

Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op.
cit., p. 174
264
Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 87
265
Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la rpublique juive , Editions Gallimard, Paris,
1988, pp. 370-371. Sur lantismitisme en Algrie : Yves Dloye, Citoyennet et sens
civique dans lAlgrie coloniale : lmancipation politique de la minorit juive au 19me
sicle , D.E.A. de sociologie politique, Universit Paris I, 1987
266
Ibid, p. 371
267
Genevive Dermenjian, Juifs et Europens en Algrie. Lantismitisme oranais, 1892-1905,
Institut Ben Zvi, Jrusalem, 1983, p. 33
268
Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon d Gaulle, op. cit., p. 149
76

-Rjane : () mon grand-pre aussi Blida () le maire () lavait mis en prison


parce quil avait renvers la voiture de Max Rgis qui tait un salopard fini 269
Aprs stre attnu dans les annes qui prcdent la Premire guerre mondiale,
lantismitisme politique 270 repartira bientt de plus belle.
Dans le cadre de ce travail, chaque personne interviewe fait montre dune connaissance tout
fait significative et dtaille de son pass familial et de la saga algrienne de sa famille.
Cela nous conforte dans lide que la dimension historique, lpaisseur mme, de lidentit
des Franais dAlgrie est tout fait centrale dans notre dmarche de comprhension de sa
construction et de sa perptuation. Linscription historique dans le pays, la connaissance, en
dtails parfois, de lhistoire familiale, associe des repres politiques ou conomiques, tend
accorder aux discours et donc aux individus, et par extension au groupe, une lgitimit
temporelle essentielle pour se voir reconnatre une attachement rel et lgitime la terre
dAlgrie. Pour ce qui est des personnes interviewes de confession juive, nous pouvons par
ailleurs mettre lhypothse selon laquelle la rfrence et la connaissance un pass encore
plus antrieur la conqute franaise de lAlgrie, riches notamment de rfrence lhistoire
de la prsence des Juifs dans les diffrents pays dAfrique du nord, permet de faire gagner en
lgitimit leur attachement revendiqu la terre algrienne. Cela prend dautant plus
dimportance que la place que les Juifs occupent au sein de la communaut des Franais
dAlgrie a longtemps t particulirement fragile et incertaine. Membres par leur nationalit
de la communaut des Franais dAlgrie, les Juifs nen conservent pas moins des liens
vidents, et prgnants dans les discours recueillis, avec cette histoire ancienne qui leur connat
des rapports parfois troits avec les indignes musulmans. Cette proximit ancestrale sera
notamment mise en question au moment de la guerre dAlgrie, lorsque les Juifs seront
sollicits par les musulmans, en tant que fils dAlgrie, dans le cadre du conflit devant mener
lindpendance de ce pays.
Vritablement extraits de leur statut originel, les Juifs dAlgrie se sont trouvs dans une
position qui leur accordait certes des facilits, mais dont la contrepartie tait la progressive
mise en retrait de leur personnalit nord-africaine. Toutefois, cest galement un rel et franc
attachement la nation France qui les caractrise, tout comme leurs coreligionnaires de
269
270

Entretien Benjamin et Rjanne B., Annexes, p. 178


Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la rpublique juive , op. cit., p. 372
77

mtropole. Ainsi, pouvons-nous nous interroger : que reprsentait la France pour les Juifs
franais ? Quelle importance attachaient-ils leur identit franaise, dune part, et leur
identit juive, dautre part ? Lon Halevy, historien n en France dimmigrants allemands,
accordait beaucoup plus dimportance la France quau judasme dans la vie dun Juif
franais : Franais de patrie et dinstitutions, il est ncessaire que tous les Juifs franais le
deviennent par leurs coutumes et leur langue. En un mot, il est ncessaire que, pour eux, le
nom de Juif devienne accessoire, et le nom de Franais primordial.271, comme en tmoigne
notamment Jean B. :
- Vous vous sentez franais avant tout ?

Ah oui oui, oui je suis franais, juif, algrien 272

Quant la rponse de Julien D., elle est galement sans quivoque :


- Comment vous considrez-vous aujourdhui, franais, pied-noir ?
- Comme franais, comme franais 273
Au cur de ces diffrentes communauts en contact, Europens, Juifs, Musulmans mais aussi
mtropolitains, va progressivement merger une identit collective, faites de rapprochements
et dexclusions, une identit faonne en grande partie par les instruments et institutions
importes de la mtropole.

II-Une identit collective en marche


Le propre de lunit est dexclure : cest sur cette maxime de Bossuet que Jacques
Cantier sattarde alors quil entend tudier la politique du rgime de Vichy. Comme il
laffirme dans son ouvrage, LAlgrie sous le rgime de Vichy, il existe de nombreux
parallles entre le rgime de Vichy et la socit coloniale, notamment dans ce quils instaurent
tous les deux de redoutables hirarchies. Au-del de cela, il semble tout fait pertinent de
271

Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon d Gaulle, op. cit., p. 145-146
Entretien Jean B., Annexes, p. 268
273
Entretien Julien D., Annexes, p. 351
272

78

regarder le groupe des Franais dAlgrie au regard de cette maxime. En, effet, exclure ceux
qui ne sont pas considrs comme membres part entire du groupe va permettre, dans le
mme temps, de redfinir plus prcisment la place de ceux qui en sont des membres
reconnus . Par ailleurs, cela illustre selon nous toute la fragilit, mise en lumire tout au
long de ce travail, de la population, de la communaut mme des Franais dAlgrie, en ce
que, jusquau moment de quitter lAlgrie, ils seront incapables de consolider par eux-mmes
les frontires de leur groupe, et ainsi de le rendre viable et visible. Bien trop attachs une
socit qui leur gardait une place tout en haut de lchelle sociale, ils ont prfr prserver
cette position privilgie, sans se rendre compte de ce que cela risquerait dengendrer parmi
les autres composantes de la population algrienne. Sils ont, certes, exclu, ctait pour
prserver leur position privilgie et leurs droits.
Davis gnral, il ny avait pas de racisme en Algrie. Les tmoins le disent, les
autobiographies des pieds-noirs lattestent. 274 Chaque communaut, indigne ou pas, se
voit offrir par la France une zone de partage . Ainsi, les enfants de toutes les
communauts usent leur fond de culotte sur les bancs de lcole laque et rpublicaine. Les
transports publics sont la disposition de tous. Dans la rue, sur les places de quartier et de
village, dans les cours des immeubles, les enfants musulmans, juifs et europens manifestent
leur belle sant dans de bruyantes parties de football, le sport national. Mais lcole ou la
partie termine, chacun retrouve sa communaut. () On dcouvre non pas du racisme mais
une sorte de sgrgation qui sinscrit sans clats dans les gestes anodins de la vie
quotidienne. 275
Souvent dclasss dans leur pays dorigine, alimentant les classes sociales les plus basses et
les plus misreuses, cest grce au rapport privilgi quils vont entretenir avec la mtropole,
les nouveaux Franais dAlgrie se voient offrir une position dominante et privilgie par
rapport aux populations dites indignes, auxquelles avait t confre la nationalit sans la
citoyennet. () Dfinissant un statut juridique, la citoyennet, dans le contexte singulier de
lAlgrie coloniale, dessinait aussi les contours dune appartenance commune. En ce sens, elle
joua comme un mode de clture sociale. 276 Cest donc avec une grande attention, et la
volont de prserver leur position privilgie au sein de la socit coloniale algrienne,
que, quelles que fussent les conditions relles de leur implantation et de leur existence, les
274

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 57


Ibid
276
Michle Baussant, Pieds-noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 114
275

79

migrants franais devaient () conserver ce lien juridique, politique et culturel avec la


mtropole qutait la citoyennet. 277
Ds 1889, cest donc leur qualit commune de Franais qui va devenir un des lments forts
du rpertoire des affiliations identitaires de franais dAlgrie qui se dfinissent travers un
statut juridique celui de citoyen franais- et un statut territorial celui dAlgrien. Et
quoiquils fussent algriens dascendance italienne, espagnole ou maltaise, les franais par
naturalisation furent longtemps dsireux de montrer, plus que les autres franais, leur
attachement indfectible la mre patrie. 278
De nombreux rcits recueillis au cours de notre travail sont venus mettre en exergue
lexistence dune forme de concurrence

entre les diffrentes communauts. Sil est

incontestable que la socit coloniale repose sur une hirarchie entre Franais, Juifs et
Musulmans, il conviendra galement daborder la question de la hirarchie interne au groupe
en Algrie. Alors que le groupe est, en Algrie, en situation de force , la hirarchie en
question est mise en avant sans trop de prcautions par nos interlocuteurs, comme normale
ou naturelle , sans quils semblent pour autant avoir pleinement conscience de ce que cela
traduit de leur vision de leur propre statut en Algrie, comme groupe dominant, colonisateur,
et, selon leur groupe ou sous-groupe dappartenance, de leur vision des autres groupes
quils ctoient ( europens, juifs, musulmans).

A)Au cur des Franais dAlgrie, une communaut diversifie,


bigarre, clive 279
Passe linstallation des premiers colons, cest aprs avoir t runis, malgr eux, par
des naturalisations collectives que la socit des Franais dAlgrie se met vritablement en
place. Toutefois, mme si plusieurs lments, nous lavons vu, constituent dj pour la
communaut qui se cre, une forme de creuset lmergence dun vritable sentiment
collectif, cette socit sera trs longtemps, et presque mme jusqu la fin de lAlgrie
franaise qui les propulsera dans une unit lie lvnement, caractrise par une forte
277

Ibid, p.113-114
Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 72
279
Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 nos jours. Une page dhistoire
dchire, Fayard, Paris, 2001, p. 225
278

80

hirarchie interne, bien souvent releve par les personnes que nous avons interviewes, mais
aussi trs souvent attnue.

Ainsi, runis par la force des vnements sur une terre

franaise, ils se situent les uns par rapport aux autres selon quils appartiennent au peuple
conqurant. 280

1)Une hirarchie interne


Pour Clarisse Buono, cest une vritable pyramide ethnique qui va commencer
immdiatement se construire dans cette socit europenne si htrogne. Origines et statut
social allant souvent de pair, les Franais se retrouvent tout naturellement au sommet, suivis
des Espagnols, des Italiens, des Maltais, les juifs et les musulmans, considrs comme des
autochtones, ne rentrant pas dans cette classification. 281
Comme la socit franaise davant 1789, cette socit tait compose dordres, puisque les
hommes naissaient et demeuraient ingaux en droits, et avaient un destin largement dtermin
par leur appartenance une communaut. On tait franais, en Algrie, par privilge de
naissance 282.
En haut de la pyramide, se situent bien entendu les Franais de France. Loin de leurs aeux
venus de leur propre volont ou pouss par la volont de lEtat franais, ces Franais de
mtropole ne sont autres que les vrais Franais . En Algrie, le reste de la population
europenne samusait de leur dmarche et de leur maintien emprunts, on les
surnommait patos () ou francaoui, et simultanment on les enviait, car leur geste
mesur, celui du matre lcole, du professeur au lyce ou de lofficier larme,
ressemblait la reprsentation que le cinma donnait des Franais de France et renvoyait
lEuropen dAlgrie sa propre image dbraille et braillarde (). 283 Jean-Franois C.
raconte :
Quand il arrivait un petit mtropolitain dont les parents venaient de sinstaller, les
fils de fonctionnaires ou les fils de militaires ben l, vous savez, les enfants sont
vraiment odieux, entre eux ctait le petit alors, les Arabes disaient bon
280

Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit.,p. 72


Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 26
282
Gilles Manceron, Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 94-95
283
Ibid
281

81

dabord, pied-noir, on ne savait pas ce que ctait. Le mot nexistait pas. On la connu
que plus tard. Maintenant, jai tout un bouquin sur les Pieds-Noirs, leurs origines,
etcetera, les articles que je collectionne depuis des annes. Mais donc, on se sentait
les Franais dAlgrie. Les Arabes disaient les Francaouis en parlant des
mtropolitains, mais de nous, ils disaient pas a. Mme eux avaient le sentiment quil
y avait une diffrence entre les Europens de France et les Europens dAlgrie.
Voil on se sentait diffrents. 284
Aprs les Franais de France, ce sont les Franais dits de souche qui occupent eux aussi
une place de choix, dautant plus quils bnficient, contrairement leurs cousins de
mtropole, dun enracinement rel dans le pays, enracinement datant de linstallation de leurs
aeux venus de mtropole quelques annes auparavant, les premiers colons, les pionniers une
dimension sur laquelle certains insisteront dailleurs au cours des entretiens, comme pour se
voir dots, eux aussi, de cette personnalit conqurante, courageuse et bravant ladversit, une
personnalit dont il leur faudra finalement faire preuve, 130 ans aprs lexil inaugurant
lhistoire des Franais dAlgrie. Au-dessous deux venaient les Franais dorigine
espagnole ou italienne, surnomms avec mpris par les prcdents les nos (no-franais)
(). Venaient ensuite les Juifs indignes et, un peu au-dessous, les Juifs dorigine
marocaine. 285
Tout au long de lhistoire de lAlgrie franaise, et au cur des rapports que les microcommunauts entretiendront les unes avec les autres, apparat selon Raphal Delpard un
trait spcifique () la crainte de perdre la suprmatie sur les autres communauts. Cest une
attitude frquente durant les dcennies du peuplement, mettant souvent en cause la
cohabitation entre les composantes de la nation pied-noir. 286 Cest pourquoi, les relations
entre Nos et Franais nont donc pas toujours t bonnes. Ainsi, ds les premires annes
de la Conqute, les Espagnols ne cachent pas leur aversion pour les Franais. () Alors que
la guerre de 1914-1918 fera disparatre la campagne toute animosit et amnera une
parfaite entente, il faudra attendre la guerre suivante pour que la mfiance mutuelle cesse en
milieu urbain (). 287 Toutefois, malgr les rapprochements dcoulant des conflits ayant
284

Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506


Gilles Manceron, Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 95
286
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 49
287
Jordi, les Espagnols ??, p. 290
285

82

secou lEurope au dbut du XXme sicle, certaines distinctions demeureront


particulirement solides , comme le rappelle Frdrique D., qui voque cette hirarchie
comme rsistante entre les diffrentes communauts qui composent la population des Franais
dAlgrie, Franais dits de souche en tte :
Je mappelle M., mon nom de jeune fille. Il ny a pas plus franais et, en plus, on
mettait un point dhonneur ne se marier quentre Franais. Il tait hors de question
que des noms consonance italienne, maltaise, espagnole dans notre famille. Bon,
ctait comme a. 288
Ou encore, de faon encore plus violente, Jean B. :
Ctait une socit extrmement sgrgationniste. Ctait une socit dapartheid
les Espagnols taient dun ct, les Franais de France taient de lautre, les Juifs
taient de lautre voyez les Arabes nen parlons pas il y avait une barrire.
Cest comme le mur quil y a aujourdhui en Palestine entre la Palestine et Isral
il y avait une socit de fait une socit dapartheid ce qui faisait notre unit pour
nous, ctait la France. 289
Pour Charles-Robert Ageron, croire le discours colonial majoritaire, devenus Franais sans
avoir dsir ni sollicit leur naturalisation, beaucoup de ces no-Franais () demeurs en
contact avec leurs anciens compatriotes espagnols ou italiens continuent de sexprimer dans
leur langue maternelle, se gausser des maladresses professionnelles des Franais, bref
ragir en Espagnols, en Italiens, en Maltais, plutt quen Franais. 290 Les naturalisations
massives permises par la loi de 1889 nentranent donc automatiquement une harmonisation
des rapports entre Franais dits de souche et no-Franais , mme si leur dsormais
commune citoyennet les rapprochent ncessairement, dans leur forme en tout cas. Mais,
certains Franais () se disent indisposs par lexubrance et lorgueil des Espagnols,
parfois aussi par leur russite : ces proltaires devenaient propritaires, colons, commerants,
industriels. Entendaient-ils occuper en Algrie une place rserve de toute vidence aux
Franais ? Le mtropolitain install depuis peu tait peut-tre le plus condescendant vis--vis
de ceux quil dcrivait comme des trane-savates andalous . Les vieux colons en revanche
connaissent la qualit professionnelle de ces Andalous, mais cela justifie-t-il le fait den faire
288

Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584


Entretien Jean B., Annexes, p. 268
290
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 50-51
289

83

les gaux des Franais de race ? 291 Les rapports entre les diffrents communauts qui
constituent la population des Franais dAlgrie se voit donc caractrise par de fortes
rsistances et dissensions, ainsi que le raconte Herv H. :
Par exemple, les Alsaciens, au village, ne frquentaient absolument pas les
Espagnols. Mon pre navait pas confiance dans les Espagnols. Il avait plus confiance
dans les Arabes. Cest trs bizarre, mais parce que, historiquement, la famille a
toujours eu des bons rapports avec les Arabes. 292
Toutefois, dans les discours que nous avons recueillis, ces diffrences qui pourraient sembler
irrductibles paraissent grandement attnues, au profit dune version mettant plutt en
avant une certaine harmonie gnrale, comme pour post-dater lmergence la conscience
des Franais dAlgrie dune forme dme commune. Il est donc possible de noter une
certaine forme dharmonisation a posteriori de ces relations dans les discours des Franais
dAlgrie que nous avons eu loccasion de rencontrer. En effet, reconnaissant les diffrences,
les dissensions, voire mme parfois les conflits qui pouvaient opposer les groupes htrognes
composant la population franaise dAlgrie, ils semblent trs souvent sinscrire, nous le
verrons, dans une entreprise de mythification, dembellissement de leur pass, au service du
groupe qui, encore aujourdhui, cherche consolider les bases de sa dimension
communautaire et de son identit collective. Une faon pour eux de donner un sentiment
communautaire dont nous pourrons noter la fragilit, une certaine paisseur historique. Cest
par exemple le cas de Fernand E., qui sen tient une affirmation trs gnrale :
Ca se passait bien, ctait des relations de confiance, il ny avait pas tellement
dcrits, ctait trs simple parce que ctait des petites gens l-bas donc et puis les
gens se connaissaient donc ils se faisaient facilement confiance. 293
Ou encore Jean-Claude G. :
On tait tous, on jouait au foot ensemble, on se baignait ensemble () tout le monde
sentendait... 294
Et pour Nicolas D., qui parle de :

291

Ibid
Entretien Herv H. Annexes, p. 454
293
Entretien Fernand E., Annexes, p. 36
294
Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
292

84

La nostalgie des rapports que jai pu avoir avec les musulmans mais aussi avec les
Espagnols et les Italiens de Constantine, avec les Juifs que nous avions rue de la
Rvolution, avec lesquels nous avions des rapports de confraternit, a on peut le
regretter dautant plus que cette cohabitation qui l bas nous paraissait possible 295
Jean-Franois C. rappelle :
Cest un peu schmatique ce que je vous ai dit, mais il y avait une harmonie. On
vivait la mme sous le mme soleil, les mmes choses un Soliveres, un Escriva, un
Collin on savait qui on tait mais dune manire plus forte quici, daprs ce que
je constate, quun Provenal par rapport un Nordiste ou un Alsacien, ou un Corse
les disparits gographiques, moi je pense quelles se liment, quelles srodent ici,
alors que l-bas elles taient on en tait conscient, mais a impliquait pas de il y
avait pas dimplication autre que le savoir, et dans les moments de colre sale
Espagnol ! ou sale Franais ! enfin alors quici, on nimagine pas
quelquun dire sale Provenal ! ou sale Alsacien lcole jai des enfants
qui vont lcole. Ils sont petits a a pas cours ctait quand mme un melting
pot qui tait pas encore pris compltement qui tait pas encore pris compltement.
Mais a influait pas sur lamiti quon avait. On sortait ensemble. Mais, on avait ce
sentiment dtre diffrents les uns des autres, oui. 296
Pour Danielle R. :
Bien des annes en avance, on tait les pionniers dEurope. On a tout mlang
nos coutumes, nos faons de manger, nos repas en commun cest--dire donc le
repas arabe, le repas espagnol, le repas italien, le repas maltais, le repas alsacien,
franais 297
Monique C. va encore plus loin, incluant Europens, Juifs et Musulmans dans une mme
situation presque symbiotique :
Si c'tait la fte arabe, ils portaient les gteaux arabes, si c'tait la mouna, la fte
catholique chrtienne pour la Pques, on leur donnait... la fte juive avec les galettes,
et tout a vivait en symbiose... 298
295

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
297
Entretien Danielle R., Annexes, p. 681
298
Entretien Monique C., Annexes, p. 85
296

85

Il convient ici aussi de relever une autre distinction fondamentale installe au cur de la
population des Franais dAlgrie et qui a pu, parfois, dpasser les communauts
gographiques originelles. Il sagit de cette frontire entre ceux que lon appellera les gros
colons et le petit peuple, constituant limmense majorit de cette population. Ainsi, ct du
grand colonat, compos de trois cents familles originaires dEurope, venues pour la majorit
au dbut du peuplement (), contrlant le pays, faisant et dfaisant les lois 299, et dune
bourgeoisie, appele aussi petit colonat , le peuple des Franais dAlgrie est
essentiellement compos de petits Blancs , une population laborieuse laquelle viennent
sagrger les musulmans naturaliss et les Juifs.
Ainsi, mme sils participent de la mme communaut, les Franais dAlgrie sont traverss
par dimportantes hirarchies internes. Au sommet, on trouve bien sr les seigneurs de la
colonisation , enrichis par la vigne () ou par le bl (). A ct de ce petit groupe sest
constitue une grande bourgeoisie daffaires implique dans le secteur industriel, bancaire et
commercial (). Fonction publique coloniale et professions librales, moyens et petits colons
constituent les niveaux intermdiaires de cette socit pyramidale dont la masse est constitue
par la masse des petits Blancs vivant dans des conditions parfois difficiles dans les
quartiers populaires des villes, entre misre et soleil , dira Albert Camus 300. La plupart de
nos interviews ne manquent dailleurs pas loccasion de nous rappeler que contrairement
lide qui rgne alors en mtropole et qui fait dj des Franais dAlgrie un peuple de
privilgis, de riches propritaires exploiteurs de lArabe, ce sont surtout des ouvriers, des
artisans et des petits commerants qui constituent le plus gros de cette population. Ainsi, JeanMarc L. rappelle-t-il :
Il faut pas croire que comme je dis aux mtropolitains ne croyez pas ne pensez
pas que les Pieds-Noirs taient des milliardaires. Attendez ! . Ce sont des pauvres
gens. Ctait des fonctionnaires. Est-ce quon fait fortune dans ladministration quand
on tait facteur, policier, pompier ? Eh ben, ctait a les Pieds-Noirs. Ctait des
charcutiers, des piciers. Ctait des petits agriculteurs. Les grands propritaires
terriens, ctait tous des mtropolitains, les Borgeaud, tous ces gens-l attendez
les Chevalier, etcetera ctait tous des gens de France venus en Algrie ou des
suisses, comme Borgeaud, venus en Algrie faire fortune. Mais, les petits les Pieds-

299
300

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 57-58
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 17-18
86

Noirs, ctait des petites gens, des petites gens, qui ont tellement souffert. Quand on
voit la cration des villages dAlgrie, mais ils ont tellement souffert. 301
Daniel Leconte rappelle dailleurs que le plus injuste des procs qui puisse tre fait au colon
cest () celui concernant sa prtendue inaptitude au labeur. Car lmigrant form dans
lidologie des pionniers doit non seulement travailler beaucoup mais, de surcrot, beaucoup
plus que les autres. Certes, il ne travaille pas suivant les rythmes industriels de lOccident.
Mais nest-ce pas l une singularit des pays du tiers monde ? Oui, il fait la sieste mais il se
lve le matin trois ou quatre heures pour aller aux champs. Car le travail est une valeur sre
de lidologie coloniale. () Quant aux privilges 3% des Franais dAlgrie ont un niveau
de vie suprieur au niveau de vie moyen en mtropole. 302
Robert L., il prend lexemple de son propre pre, et raconte :
Mon pre tait fonctionnaire, et ma mre tait mre. (il rit) mon pre tait
fonctionnaire. Bon, mon pre na fait aucune tude. Je crois quil navait pas le
certificat dtude. Sa mre est morte trs jeune, donc ctait un enfant des rues,
etceterapar la gentillesse doncles, de tantes et compagnie, il est rentr au service
des impts comme coursier, gratte-papier, saute-ruisseau, etcetera. Et puis il a fait il
tait fonctionnaire. Vraiment minuscule 303
De mme, Jean C. prcise :
Il ny avait pas que des riches en Algrie, vous savez, il y avait toute une
population moi, jai fait toutes mes tudes suprieures Alger, je vivais Bab El
Oued il y avait une population quon appelait les petits blancs, la population pas
riche du tout, trs pauvre 304
Ou encore Julien D. :
Pour la plupart, ctait des gens pauvres voil il y avait des colons qui avaient des
fortunes, des machins, des terres, etcetera, mais, la plupart, voil. Ma famille, par
exemple, moi, toutes branches confondues, cest pas une famille riche, voil. Ils sont

301

Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285


Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 155
303
Entretien Robert L., Annexes, p. 483
304
Entretien Jean, Annexes, p. 616
302

87

attachs lAlgrie, mais cest des gens qui faisaient tourner la machine, quoi. Ils
travaillaient. 305
Ainsi, si, progressivement, les relations se dtendent entre les communauts qui, du fait dun
ctoiement quotidien et du renouvellement des gnrations, sont amenes vivre dans une
proximit toujours plus importante, cest la frontire de la richesse , de la proprit, du
pouvoir, bref, de la classe sociale, qui sinstaure de faon plus srieuse. Pierrette G. raconte
ce sujet :
Jai vcu aussi dans la classe sociale alors, a je lai ressenti trs vite. Quand je
suis arrive au lyce dAlger, au lyce Delacroix un trs bon lyce dailleurs. Je suis
trs contente davoir t ce lyce. Vraiment, jai des bases de secondaires
merveilleuses jai eu tout de suite trs vite conscience jai eu conscience que au
niveau social, jtais pas trs trs maman nous faisait toujours nos vtements les
filles plus que les garons bien sr. Mais, je gardais des fois des vtements deux ans,
trois ans. Tant quelle pouvait changer bref et Alger Alger, quest-ce quon
rencontre ? Eh bien, il y a les enfants de commerants. Il y a les enfants de
fonctionnaires, etcetera on en voit beaucoup plus. Et donc, cest vrai que ces
copines de classe, je les ai tout de suite vues un niveau au-dessus hein. Je me dis
toujours cest vrai que cest trs curieux, mais jai une conscience de classe mais
alors, trs jeune parce que donc a, cest lentre au lyce. 306
De mme pour Pierre A. :
On retrouvait dans cette socit tous les clivages quon peut retrouver dans une
socit classique. Il y avait des une minorit trs fortune, qui tait celle des grands
propritaires, de la famille Borgeaud, de de certains de certaines professions
librales qui vivaient Alger de faon trs de manire videmment trs aise, et
puis, part cette minorit vous retrouviez, finalement, des fonctionnaires, des
commerants, des ouvriers une trs grande diversit alors, la communaut elle
tait elle tait ce quelle est dans toute socit, cest--dire que on se sentait
franais. On se retrouvait volontiers dans les mmes forts, sur les plages, et dans les
grandes et dans les mmes rassemblements, mais dans la vie de tous les jours, Alger
avait quand mme une diffrenciation par quartiers qui existait. Par exemple, Bab el
305
306

Entretien Julien D., Annexes, p. 351


Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528
88

Oued tait un quartier populaire dans lequel les Algrois qui vivaient sur les hauteurs
ou dans le centre navaient pas tellement de raisons daller, sauf sils y avaient de la
famille, mais Alger tant une grande ville, qui comprenait dj un million
dhabitants ou pratiquement un million dhabitants en 62, on retrouvait lintrieur
un certain nombre de de de diffrenciations par lhabitat le ciment ctait
ctait la fiert, linsouciance, la sensation dtre franais. Ca, ctait partag par tout
le monde. Certainement du plus modeste jusquau plus fortun. 307

2)Une initiation au rgionalisme


En faisant ainsi rfrence aux Algrois, Pierre A. nous rappelle que, au-del des
distinctions propres aux pays dEurope do venaient les nouveaux Franais, se sont aussi
superposes des oppositions sans relles incidences entre les diffrentes rgions de lAlgrie,
empchant elles aussi quune relle harmonie entre Europens ne puisse se mettre en place. Et
quand les distinctions originelles ont progressivement disparu, les distinctions rgionales ont,
quant elles, rsist, des distinctions et un vcu de la dimension locale souvent rapprochs de
ce qui pouvait se passer sur le sol mtropolitain, rattachant ainsi lAlgrie franaise la
mtropole, raffirmant le lien qui les unissent, et confortant ceux pour qui lAlgrie ntait
quun prolongement du territoire mtropolitain, ses habitants ayant des attitudes similaires
celles de leurs compatriotes dOutre-mditerrane.
Ainsi, Pierre Ba. raconte :
Jaimais pas Alger. En Oranais, en bon Oranais, je naimais pas Alger. Parce que
les Algrois, ils aimaient pas les Oranais, et les Oranais, ils aimaient pas les Algrois.
Les gens de Bne par contre les Bnois, la cit universitaire, ils taient copains
avec les Oranais. 308
Pour Jean-Franois C. :
Cest vrai quil y avait une diffrence, mais dj entre les Algrois et les
Oranais. 309

307

Entretien Pierre A., Annexes, p. 439


Entretien Pierre Ba., Annexes, p. 829
309
Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
308

89

Pour Ren Fa. :


Dailleurs, on tait oranais, algrois, constantinois comme on est rennais,
lyonnais 310
De mme, pour Jean-Pierre Mart., qui compare la situation sur le sol algrien, celle de la
mtropole :
Cest un peu le Marseillais et le Parisien le Parisien dit moi, je suis de la
capitale () en Algrie aussi, ctait lAlgrois et lOranais quand on jouait
contre Oran Alger, on tait la grande ville. 311
Pour Annie F. aussi :
On avait une certaine... une certaine animosit avec les Oranais... une rivalit
disons, parce que la capitale c'tait Alger et les Oranais revendiquaient leur statut
de... aussi, et puis ils avaient un accent qui tait diffrent du mien... du ntre, en ce
sens que eux ils prononaient les "on" ils disaient "an", c'tait trs lger mais... ils
intervertissaient les deux accents... tu reconnais un Oranais son accent, comme on
reconnat un Marseillais, comme on reconnat un Parisien... 312
Le tmoignage de Dominique L. laisse entrevoir limportance de cette distinction rgionale, et
la faon dont, malgr les vnements qui marqueront par la suite la population franaise
dAlgrie, oprant une certaine homognisation et un rapprochement des individus, elle a
tendu survivre mme en mtropole comme une sorte de solidarit :
Il y a une quinzaine dannes quand jtais tudiante, je cherchais un appartement
() on tait 15 visiter lappartement, le mec qui nous faisait visiter lappartement
avait un accent pied-noir terrible donc je me dis quil fallait en profiter et alors, jai
t la dernire visiter le truc et jai russi placer dans la conversation que jtais
pied-noire, jai dit ah, vous venez do ? et il me dit je suis d'Oran ... parce
quAlger, ce nest pas pareil... il y a toujours eu les Oranais dun ct et les Algrois
de lautre et lui effectivement tait oranais comme nous alors je lui dit moi, je suis
oranaise et alors l, il ma dit je vais vous aider, je ne vais pas laisser une jeune
Oranaise sans appart donc cest vous qui laurez lappart . 313
310

Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550


Entretien Jean-Pierre M., Annexes, p. 225
312
Entretien Annie F., Annexes, p. 216
313
Entretien Dominique L., Annexes, p. 73
311

90

Notons ici labsence quasiment gnralise dvocation de la population juive lorsque sont
abordes les relations des diffrentes communauts runies dans la citoyennet franaise.
Comme maintenus, malgr leur accession massive au statut de citoyens franaise, dans leur
statut dindignes, Les Juifs ne sont ainsi jamais voqus, spontanment, au mme titre par
exemple que les Espagnols, Italiens ou Allemands, lorsque lon parle des rapports au sein de
la communaut des Franais dAlgrie. La hirarchie qui se fait jour au cur de cette
population transparat ici de manire vidente, et indique quel point les Franais et
Europens la constituant seront, longtemps, rfractaires laccession de ces anciens indignes
que sont les Juifs aux droits dont ils bnficient en tant que Franais. Une distance qui
persistera dailleurs bien au-del de lAlgrie franaise puisque, nous le voyons, les propos
recueillis traduisent avec force linscription dans les mmoires sondes de cette hirarchie, et
de la place subalterne accorde la population juive. Notre hypothse consiste affirmer
ici que, au sein dune mme population franaise, runis, malgr eux, par une citoyennet
identique, ce sont deux histoires bien diffrentes qui se voient associes , pour le seul bien
de lentreprise de lEtat franais. LAlgrie tant devenue franaise, ce sont dsormais,
logiquement , les Franais qui en sont les habitants officiels. Cette forme de prise de
pouvoir sur la terre, et sur les indignes , pourrait tre perue, en un sens, comme une
faon, pour les Europens, de compenser labsence dun ancrage ancestral sur la terre
algrienne, ancrage dont seuls les Juifs et les Musulmans peuvent se faire valoir. Exclure,
dans les mots tout au moins, les Juifs de la population dsormais au pouvoir en Algrie
pourrait ainsi constituer une forme de confrontation de deux lgitimits quant la terre : une
lgitimit historique et une lgitimit politique. Privs, au dbut, de la premire, les
Europens tenteraient de faire par la suite primer uniquement la seconde. Cette crainte de
ltranger, ou du plus tranger que soi, cette exclusion du Juif, peut-tre imperceptible dans
les faits dailleurs nos interviews de confession isralite ne font pas rfrence un
sentiment quotidien dexclusion de la part des Franais dAlgrie, mais uniquement aux
grandes crises antismites- peut constituer, selon nous, un lment dexplication de la difficile
inclusion, sur le fond si ce nest sur la forme, des Juifs au sein de la communaut des Franais
dAlgrie, une fois que celle-ci se sera vue contrainte lexil. Pourtant, galement franais
dAlgrie, les Juifs occuperont toutefois une place un peu part au sein de ce groupe, une
distance dj perceptible dans les discours relatant son histoire.
La plupart du temps, au cours des entretiens, la situation de la population juive ne sera
aborde, de manire spontane, quen mme temps que celle des Arabes, les Juifs tant ainsi
91

maintenus dans leur indignat, si bas dans la hirarchie des citoyens franais quils nont
finalement, dans lesprit des autres Franais dAlgrie, pas vraiment quitt la situation
dingalit et de discrimination de lindigne, quel quil soit.
Au-del des diffrences qui rsistent un rel mlange des diverses communauts qui
composent la population franaise dAlgrie, mtropolitaine ou europennes, elle doit aussi
vivre au quotidien avec une communaut musulmane maintenue au statut de sujet, et donc
prive des droits rattachs la citoyennet franaise. Les Franais dAlgrie semblent navoir
quune mince conscience de la situation dingalit dans laquelle les Arabes, comme ils sont
appels lpoque, se trouvent. Ainsi, ils mettent plutt laccent sur la cohabitation pacifique
et les bons rapports quentretenaient toutes les composantes de la population dAlgrie, le
got de la fte tant une donne culturelle commune et un trait dunion entre toutes les
communauts. En dpit dune structure sociale sgrgative et hirarchise (), la socit
coloniale tait aussi faite de mosaques complexes, encastres et embotes, o certaines
relations transgressaient les clivages fondamentaux, relations sportives (), professionnelles,
de domesticit 314.
Toutes les personnes interroges semblent ainsi, avant tout, vouloir mettre en avant la bonne
intelligence dans laquelle sinscrivaient les relations avec les Musulmans. Ainsi, comme
lcrit Jean Plgri, je savais que sous lhistoire apparente et officielle de lAlgrie, celle de
linjustice et des ingalits coloniales, stait droule entre Algriens et Pieds-noirs, l o les
relations taient quotidiennes, une autre histoire, toute aussi relle que lautre mais
souterraine. Une histoire qui sest faite, en dpit du systme colonial, dentretiens, de
conciliabules, dchanges et parfois de tendresse 315. Mouloud Feraoun, assassin par lOAS
en 1962, lavait galement relev, lorsquil affirmait dans son journal : Peut-on prtendre
que cet amour nexistait pas, quil ny avait rien dautre que des privilges ? Il y avait quelque
chose de trs difficile dfinir mais qui rendait possible la coexistence pacifique 316.
Cest ainsi une image bien homogne que les Franais dAlgrie tendent donner, venant trs
occasionnellement la relativiser. Au-del de la seule image du groupe, cest un sentiment
dunit sans doute bien plus rel Les nouvellement installs donnent () limage dun

314

Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la


mmoire lhistoire, op. cit., p. 102
315
Cit par Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 nos jours. Une page
dhistoire dchire, op. cit., p. 87
316
Ibid, p. 89
92

groupe homogne, anim par un sentiment dunit chaque fois quil sagissait de dfendre
les privilges des Franais dAlgrie face la majorit musulmane ou la tratre mtropole. 317
Cest donc par rapport la population arabe, aux relations quils entretiennent avec elle et la
place quils entendent leur accorder au sein de leur univers, que les Franais dAlgrie
entreprennent de renforcer leur groupe, toujours en formation, ou, plutt, en pleine
maturation. En Algrie, tre citoyen franais revtait donc une signification sociale bien
prcise face ceux qui ne ltaient pas. Ce statut contribuait entre autres dfinir les limites
extrieures de la communaut europenne sur une base litiste et exclusive. 318
En effet, laborer, faire merger et conscientiser une identit passe par une dfinition par
rapport aux autres que nous. Les autres des Franais dAlgrie sont donc, dune part, les
Arabes. Dautre part, de lautre ct de la Mditerrane, sur le sol mtropolitain, la population
franaise constitue un autre groupe de rfrence par rapport auquel les Franais dAlgrie
tentent de se situer et donc de renforcer les liens et les frontires de leur groupe, ainsi que
lidentit collective en train de prendre naissance.

B)Face lAutre
Cest en partie par rapport aux groupes qui lui sont autres que la population
franaise dAlgrie va se positionner. Comme pour mieux savoir ce qui la constitue, comme
pour mieux percevoir, et, ventuellement, affirmer son identit en formation, elle va ainsi tre
amene dfinir son extrieur pour identifier son intrieur . Lextrieur, ce sont ici les
Musulmans et les mtropolitains.
Si, pour la trs grande majorit de la population des Franais dAlgrie, la conqute de cette
terre a constitu une chance daccder une vie meilleure, en revanche, les consquences sur
la vie de la population musulmane furent moins rjouissantes. En effet, spolie dune partie
de ses terres, affecte par la dtribalisation qui a bris les solidarits traditionnelles au profit
dun nouveau dcoupage administratif, traumatise par le passage sous lautorit dun
colonisateur tranger lIslam, lAlgrie musulmane a douloureusement vcu la
conqute. 319 Dj, le snatus-consulte de 1865 oprait entre les habitants de lAlgrie une
317

Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres en fils, op. cit., p. 39


Michle Baussant, Pieds-noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 382
319
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 18
318

93

distinction dont les incidences savreront, au fur et mesure des annes, irrparables. En
effet, cest par ce texte que les Arabes dAlgrie voient leur statut de sujet consacr. Ce
texte fondateur instaure une dualit juridique entre les franais, dorigine ou naturaliss, qui
bnficient du statut de citoyens, et les indignes musulmans cantonns au statut de sujets
franais. () Le snatus-consulte prvoyait certes une procdure daccs la citoyennet
pour les sujets acceptant de renoncer leur statut personnel coranique pour tre rgis par le
droit civil franais 320.
Cette diffrence de statut entre communauts nempche pas que se nouent, au quotidien, des
rapports plus ou moins forts entre citoyens et sujets franais, vivant sur la mme terre, avec le
mme soleil, la mme nature, exigeante et gnreuse.

1)Les relations avec la population musulmane


Comme laffirmera Albert Camus : Si je me sens plus prs, par exemple, dun
paysan arabe, dun berger kabyle, que dun commerant de nos villes du nord, cest quun
mme ciel, une nature imprieuse, la communaut de nos destins ont t plus forts, pour
beaucoup dentre nous, que les barrires naturelles ou les fosss artificiels entretenus par la
colonisation 321. Ainsi, les diffrences tablies par la colonisation nempchent pas que,
runis dans une aventure quils vivent en commun, citoyens et sujets franais nen viennent
nouer des liens particulirement serrs .
Ainsi, quil se soit agi de relations de proximit ou de simples connaissances, la trs grande
majorit des Franais dAlgrie insiste sur la gnrale bonne entente entre Europens et
Musulmans, sur le plan culturel, religieux, professionnel... Sils affirment aujourdhui avoir,
tous, eu conscience de ce que des ingalits existaient entre la communaut des citoyens
franais et la communaut musulmane, elles ne leur apparaissaient pas irrductible au point de
mener une rvolte.
Ainsi pour Jean C. :
On peut dire qu cette poque-l, je me disais que ctait un islam trs tranquille,
traditionnel mais pas agressif, tout au contraire trs accueillant on avait tous
dexcellentes relations dans le plan de toutes les religions que ce soit les Juifs ou les
320

Ibid
Daniel Leconte, Les Pieds-noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 264265
321

94

Arabes les uns taient de culture isralienne isralite, les autres musulmane,
nous, on tait chrtiens... on vivait en excellente intelligence, on allait manger chez les
uns et les autres, il ny avait pas de tabou 322
En effet, les ingalits sur le plan de la citoyennet, qui sont le fruit dune politique mene par
la mtropole et qui, certes, sont relayes, de faon plus ou moins conscientes par la population
franaise sur place, nempchent pas que, au quotidien, se nouent des relations
interindividuelles parfois trs riches, tisses donc en dpit des ingalits sociopolitiques
gnres par la domination coloniale. Et, lappui de cette thse, [Jeannine Verds-Leroux]
convoque Jacques Berque : on ne sest pas entrelac pendant 130 ans sans que cela
descende trs profondment dans les mes et dans les corps . 323
Ainsi, cette poque, on sait les Arabes prsents. Ils font, en quelque sorte, partie du
dcor . Les Arabes font partie intgrante du paysage, on vit leurs cts sans vraiment les
voir, quelques exceptions prs. Ils servaient de dcor, pittoresque ou misrable,
indispensable ou mpris , dit () Anne Lanta. 324 Ainsi, pour Danielle R. :
Jai jamais eu conscience quil y avait dautres groupes par contre, jtais peuttre plus ou moins consciente quil y avait ceux quon appelait les Arabes a ma
jamais trop perturbe, ni je me posais de question. Cest comme si vous disiez que
dans un jardin, il y a du mimosa, et ct il y a un palmier, de lautre ct, il y a un
olivier. Ca me franchement, a ne me posait aucun problme cest tout 325
On les ctoie, on noue avec des relations, parfois trs denses, sans jamais oublier, mais sans
rellement le rappeler, quils sont, dans cette histoire, le peuple domin. Evoquant dans ses
Mmoires barbares son enfance dans la Mitidja, Jules Roy se souvient ainsi des fermes
convictions de son milieu dorigine. Il semblait admis comme une loi naturelle que les
Arabes taient des serviteurs, les Franais des matres et que tout tait bien ainsi parce que les
Franais appartenaient une race entreprenante mais gnreuse et que les Arabes dpendaient
toujours de quelquun , crit-il 326.

322

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 89
324
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 62
325
Entretien Danielle R., Annexes, p. 681
326
Jacques Cantier, lAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 17
323

95

Cest dabord dans les campagnes, le bled, que citoyens et sujets franais se rencontrent, et
sont amens se ctoyer. Dailleurs, comme laffirme Daniel Leconte, les amitis
existaient dans les campagnes. On comprendrait mal, autrement, comme les colons isols du
bled auraient pu coexister sans drames avec leurs voisins musulmans si longtemps. 327 Ils
vivent en commun le travail dune terre rude mais gnreuse, les soucis quotidiens Pierre
A. raconte ainsi lhistoire de sa famille, et nonce la diffrence qui existait, selon lui, entre
campagnes et villes :
Ma mre me racontait que tant quelle tait dans dans les Aurs, ou dans le
Constantinois, ou dans le sud algrien, dans les villages, il y avait une communaut de
vie trs forte un partage des mme problmes, des mmes proccupations, mme si
le niveau de vie des cultivateurs, ou des colons, comme on a pu le dire, tait
videmment suprieur celui des Musulmans, mais ctait une vie au fond assez
malgr tout, enfin en tous les cas, pour ce qui concerne ma famille, assez chiche, assez
modeste et avec une forme de de partage des soucis quotidiens qui existaient.
Ma mre, dailleurs, parlait parfaitement arabe et elle sadressait aux aux
habitants, et souvent aux parents de ses lves en arabe, parce que le franais avait
assez peu pntr dans les villages lointains. A Alger, cest tout fait diffrent. Il y
avait deux villes. Il y avait une ville, dans laquelle, grosso modo au centre et sur une
partie des hauteurs dAlger, vivait une population pour lessentiel europenne avec
des quartiers malgr tout aussi un petit peu populaires, comme Bab el Oued. Et puis,
il y avait une ville arabe, qui tait videmment celle de la casbah et celle de la grande
banlieue loigne 328
Dans les villes, et notamment Alger comme le raconte Pierre, les liens sont diffus et se
nouent ailleurs que dans le travail : par la fatma, le caf ou le football. Alors, la peur ? Oui,
probablement, mais pas la haine ; la peur, mais pas celle qui mane du racisme courant, pas
celle quinspire la diffrence ; plutt la peur dune minorit qui se sait assige, la peur du
nombre et de la force collective des masses musulmanes rassembles. 329
De mme, pour Maxime B. :
Si jentends mes parents et notamment ma mre, ctait idyllique, hein bon, la
vrit cest que moi jhabitais Alger, et que Alger il y avait une ville arabe et une
327

Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 130


Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
329
Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 130
328

96

ville europenne. Il y avait des quartiers plus ou moins mixtes, mais, en gros, a se
mlangeait assez peu hein. Tout le monde

vous dira mais lcole, on tait

ensemble . Oui, lcole, on tait ensemble. Il y avait des arabes, mais, dabord, on
se (inaudible) pas beaucoup, et ensuite, moi, l o jtais, il y en avait assez peu,
parce que le quartier tait comme a, comme aujourdhui dailleurs les villes
franaises hein. Vous avez des quartiers, une sgrgation territoriale qui existe hein.
Donc jai du mal en parler. Si jentends ma mre, ma mre dit que ctait lentente
parfaite, mais elle vivait dans un petit village, elle vivait la campagne. Elle parlait
arabe couramment. Mon arrire grand-mre allait dans les villages. Elle vendait des
toffes, elle les troquait contre des poulets. Elle revenait dans le village des pcheurs,
elle vendait les poulets. Donc, il y avait des relations, hein, il y avait des relations
sur quoi taient-elles fondes ? Est-ce que ctait sur un respect, ou est-ce que ctait
sur une hirarchie ? Je pense que ctait un peu les deux. Il y avait un respect
individuel et une hirarchie sociale trs fortement tablie, je pense. 330
Pour Jean-Pierre Z. :
Cette amiti quil y a eu entre Algriens et Franais, dans les petits patelins,
nexistait pas dans les grandes villes. () jai connu des gars dOran qui ne savaient
pas un mot darabe, qui ne les voyaient jamais oui, les Arabes ils les voyaient, mais
ils savaient pas un mot darabe. Ils avaient pas damis arabes. Ils avaient pas de
contact avec eux () Tandis que dans le patelin, dans les petits villages comme
a je sais pas moi un gars qui avait une voiture, quil y avait la ville qui tait
quatre kilomtres, il rencontrait quelquun pied, quil soit arabe ou pas arabe, il
sarrtait allez, tu montes . Il montait enfin, il le connaissait. Il montait pas
nimporte qui. Il savait quil tait du patelin. Donc, il le montait carrment. Moi, il
mest arriv en moto de monter un Arabe derrire moi, quelquun que je
connaissais a, cest la diffrence, je pense, avec la ville et cette amiti, je pense
que on la retrouve pas non plus en ville. Il y a eu des contacts on jouait ensemble au
foot. On sortait les dimanches. Des fois, on allait la plage ensemble et tout. Mais, il
y avait quand mme un respect un endroit, il y avait un gars, dans notre patelin,
qui sortait avec nous 331

330
331

Entretien Maxime B., Annexes, p. 404


Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
97

Pour Pierrette G. :
Mme dans le bled, o on sentendait certainement mieux. On tait beaucoup moins
raciste quen ville, eh bien on navait pas la mme culture. On se ctoyait 332

Ou encore pour Jean-Pierre R. :


Je parle pour les garons des villes, parce que je sais que nos camarades du bled et
ceux qui habitaient la campagne vivaient de faon beaucoup plus proche. Moi, je ne
parlais pas arabe, alors que mes camarades, eux, parlaient souvent arabe. Moi, je ne
connaissais que les insultes 333
Monique C., en revanche, ne relve pas une si grande diffrence dans les rapports
quentretenaient les citoyens et sujets, en fonction quils vivaient en ville ou dans le bled.
Mais elle met en avant, par ses propos, la dimension particulirement paternaliste de
nombreux discours recueillis, une dimension qui reflte la situation dinfriorit dans laquelle
sont maintenus les Arabes dAlgrie :
On avait une bonne, qui ma vu natre et qui est pratiquement quand jai quitt
lAlgrie elle faisait pratiquement partie de la famille dailleurs, elle mappelait
pas Monique, parce que nique en arabe cest vilain, elle mappelait Minouque ou
Miquette do lexpression, souvent, beaucoup de gens mappellent Miquette on
avait Papa avait un coursier qui mamenait dj lcole pour moi ctait
yavait pas de diffrences finalement moi en tant que en ville et dans la
campagne ctait pareil quand jallais chez mes cousins comme certains vivaient
dans la ferme, Bne etc... on tait fourrs toujours chez eux parce quon les voyait
faire le pain sur le canoun ctait part mais on sen adaptait, on participait on
participait et mme quand jtais marie, mon mari avait un collgue europen qui
avait dailleurs pous une musulmane on a assist au mariage arabe moi
enfin, jai jamais eu de problme, de heurts ou de disputes () y'avait pas de
problme... chacun ftait... chacun faisait ses religions... () moi j'ai jamais vu qu'on
battait avec un bton un Arabe... moi j'ai jamais vu a... jamais... nous on avait des
bonnes et tout... elles mangeaient avec nous table... elles gardaient... comme tout
personnel domestique, mais peut tre encore mieux trait... moi de ma vue, je n'ai
332
333

Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528


Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
98

jamais vu des gens martyriss... qu'on fasse du mal, qu'on les batte parce qu'ils ont
pas fait leur travail, j'ai jamais vu a, jamais... au contraire, tout le monde... y'avait je
vous dis une solidarit, on se passait les trucs, les gteaux au moment des ftes...
jamais j'ai vu un sentiment... surtout que eux-mmes sont trs hospitaliers. L'Arabe est
trs hospitalier, c'est pas des gens... ils donnent beaucoup... ils ont rien, ils donnent
hein, ils ont pas du tout... ils ont un morceau de pain, ils partagent 334
Les propos de Monique C. peuvent ici tre rapprochs de ceux dAnnie F.. En effet, dans son
cas dAnnie, la diffrence est pourtant clairement visible mais, dans son discours, elle apparat
comme compense par laccueil au sein de sa famille dont bnficie les Arabes dont elle
parle. Cette forme de compensation annihile en quelque sorte la lgitimit dune protestation
contre un statut subalterne :
Moi j'ai eu des liens affectifs avec les Arabes... avec Rabera... chez ma tante... moi
Rabera et Tecadite pour moi c'est comme des surs... j'ai toujours les mmes liens
affectifs avec elles... d'ailleurs je suis marraine et mon mari est parrain du fils de
Tecadite... c'est pour te dire qu'on tait des cas trs particuliers, parce qu'elles taient
leves par des familles Franaises, c'tait comme les enfants de la famille... y'avait
aucune diffrence entre Rabera et mes cousines... ma tante allait servir le caf au lit
Tecadite... sauf que bon... Tecadite faisait le mnage... moi, j'ai toujours un petit peu
dplor a, mais... elles taient quand mme quelque part la boniche de la maison,
sans tre considres comme des boniches, quelque part quand mme elles leurs
faisaient... mais bon, elles taient aimes... moi, je pense pas que Rabera se soit
considre comme une boniche... seulement bon, c'tait quand mme effectivement des
cas particuliers... mais dans tous les groupes de copains ou de copines, y'avait des
Arabes... mon mari, ses meilleurs amis c'tait des Arabes... () je te dis, les relations
taient bonnes. 335
En effet, cest bien le discours paternaliste qui va caractriser les premiers migrants puis les
Franais dAlgrie, jusqu teinter de faon notable lidentit collective pied-noir qui nat
aprs le rapatriement. () Les avis tranchs sur la question des populations autochtones sont
dicts de France et confirms avec chaleur par la plupart des colons. 336 Finalement, pour les
334

Entretien Monique C., Annexes, p. 85


Entretien Annie F., Annexes, p. 216
336
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres et fils, op. cit., p. 22
335

99

Franais dAlgrie, considrer les Arabes de faon infantilisante constitue une faon de
conscientiser leur infriorit sans quelle apparaisse sous limage ngative des
discriminations. Leur paternalisme () nest pas forc. Sil est, certes, une condition
indispensable la coexistence communautaire, il relve aussi dune certaine forme de
complicit entre deux mondes. Le colon parle la langue des indignes, donne de sa personne
dans les travaux des champs, prend en charge des malades et mle ses gens tous les
vnements de sa famille. 337 Un discours paternaliste particulirement bien mis en exergue
par Jean :
Si je prends une comparaison vulgaire, cest de dire bon, jai une entreprise, jai
des enfants que jaime beaucoup, ils ont 10-12 ans, donc on va les mettre un petit
peu en tutelle et puis tout doucement les duquer de faon ce quils y arrivent et
partir de l, on a donc duqu, soign et intgr 338
Par Pierre Ba. :
Ctait totalement paternaliste. Par exemple, quand un gosse tait malade, un gosse
dun employ arabe, ctait lui qui payait. Il ny avait pas de scurit sociale. Il ny
avait rien. Ctait inou. Il ma vraiment appris ce que ctait que travailler. Il
arrivait je le revois dans ses fermes. Il avait ses mtayers qui taient espagnols,
pour la plupart, tous, et puis ses employs arabes. 339
La proximit quotidienne permet aux Franais dAlgrie de proposer une autre version de
lAlgrie franaise que celle qui ne se concentre que, et selon eux sans doute trop, sur les
discriminations sont taient victimes les Arabes, et pas assez sur des rapports humains
potentiellement riches. Ainsi, Jean-Claude G. raconte :
Quand on allait chez eux, ils venaient chez nous on avait puisque je vous dis mon
pre tait gardien, on avait une femme de mnage qui faisait lescalier, moi ils
minvitaient, jallais chez elle ctait Jean-Claude ... non il ny avait aucune
animosit, il ny avait rien du tout 340
Pour Marie-Rose :

337

Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 101


Entretien Jean, Annexes, p. 615
339
Entretien Pierre Ba., Annexes, p. 829
340
Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
338

100

Jallais chez des amis musulmans, on tait dans une ville o il y avait beaucoup de
musulmans et beaucoup de juifs... les commerces taient soit musulmans, soit juifs,
ctait trs rare quil y ait des commerces non musulmans et non juifs alors, moi je ne
garde pas un souvenir dune sparation vraiment... jai mes amies juives qui venaient
souvent lglise avec moi, moi jallais souvent la synagogue... dans les mosques,
ce nest pas pareil, cest un peu diffrent mais javais des amis musulmans chez qui
jallais... 341
Pour Alain Y. :
Moi, je sais que jai eu une enfance et une adolescence formidables tous mes
amis quoi quon ait dit sur le problme arabe et franais on tait en parfaite
communion, quoi quon en dise bien sr, il y a srement eu des imperfections
quelque part hein mais moi je sais que jai grandi avec eux. Il y a jamais eu de
problme 342
De mme pour Jean-Pierre E. :
Mes meilleurs amis taient des Algriens. Les types qui venaient faire les devoirs
avec moi quand jtais en troisime, en quatrime. Les types avec qui je faisais des
exposs, avec qui je parlais, avec qui jessayais de sortir, jallais au cinma quand je
pouvais, avec qui je parlais, je rvais de la suite, ctait des types quon a appels
ensuite des Algriens. Mais qui taient on disait des Musulmans. 343
Ou encore pour Mme T. :
Dans cette maison, on avait des Arabes qui habitaient des Musulmans qui
habitaient () ils avaient des mariages, ils avaient des ftes, on tait invits, comme
de la famille. Au dessus alors, nous, on habitait au premier tage. L, je vous parle,
ctait le rez-de-chausse, les Madani. Et, au premier tage nous habitions au
premier tage. Donc, au second, il y avait aussi une famille musulmane, avec qui on
tait bien. On ntait pas aussi lis quavec les Madani, mais, quand mme, on
sentendait bien. Ah oui, ma grand-mre, elle sentendait merveille parce que ma
grand-mre a habit dans cette maison. Ensuite, quand elle est dcde, on a pris
341

Entretien Marie-Rose, Annexes, p. 192


Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
343
Entretien Jean-Pierre E., Annexes, p. 326
342

101

elle, elle est morte 50 ans. Cest jeune je crois que cest le chagrin. Elle avait un
chagrin de son mari ctait pas possible a la beaucoup marque et puis, donc,
je vous dis, on avait on habitait un quartier plutt il y avait des europens, cest
vrai, mais il y avait beaucoup dArabes. Et, on sentendait trs bien avec eux avant
dhabiter Alger. Et Alger, aprs, on a eu des voisins arabes aussi, des voisins
musulmans, avec qui on sentendait trs bien. On allait au march, on ne
rencontrait en marchand de lgumes ou en poissonnier ou en nimporte quel genre
daliment les Arabes, avec qui on tait trs bien. Ils nous servaient ils taient
bien. On ne peut pas dire le contraire, ils taient bien. 344
Ou pour Monique C. :
Tous les Algriens avec lesquels on a vcu, on s'est entendus comme larrons en
foire... c'tait... a faisait partie de notre famille. On a mme nous dans notre famille,
une Algrienne qui vit avec notre famille... elle est rentre, elle a lev les enfants...
c'tait... quand on la prsentait... euh... des Algriens entre autres... elle vivait en
Algrie aprs l'indpendance, elle tait venue nous voir... on y tait nous et on a crois
un Algrien, on l'a prsente comme de la famille... le Monsieur a dit mais je savais
pas que vous aviez une cousine algrienne ... parce que on la considrait tellement
comme de la famille, il a cru que c'tait de la famille vraiment nous... alors que
c'tait un directeur... Monsieur Doudou d'ailleurs... il dit maman mais... vous avez
de la famille algrienne ? ... elle dit non, a n'a rien... mais c'est comme... tout
comme ... on a t leves ensemble. 345
Le quotidien est aussi fait des relations professionnelles, dans le cadre desquels les
Musulmans occupent des places douvriers, demploys, de livreurs nous laurons compris,
non seulement ils ne sont presque jamais en position dominante, mais, en plus, les Franais
dAlgrie interviews ici relatent souvent la reconnaissance, voire mme ladmiration dont
font preuve leur gard les subordonns musulmans. Ainsi, pour Grard R. :
Pour, ma part, mon pre tait entrepreneur de peinture et il avait des ouvriers
arabes qui taient considrs au mme titre que les autres, et il ny avait pas de

344
345

Entretien Mme T., Annexes, p. 664


Entretien Monique C., Annexes, p. 85
102

diffrence, la preuve, si sen est une, cest qu son enterrement, il y avait autant
dArabes que de Franais... 346
Pour Annie F. :
Mon pre tait associ un Arabe que j'appelais tonton. Et je l'appelle toujours
tonton... bon, il est mort maintenant mais quand je parle de lui c'est tonton... c'est tata,
et leur fils c'est mon cousin... je te dis... je connais un ami qui est Juif et qui dit "on a
toujours son petit Juif prfr ou son petit Arabe prfr"... c'est peut-tre vrai... c'est
peut-tre vrai... 347
Ou encore pour Michle et Ren Fa. :
Michle : Chez mon pre, il y avait tous les Arabes qui travaillaient et tous, ils
avaient une adoration pour mon pre, et mme la petite domestique quon avait, qui a
pleur des larmes de sang parce quelle voulait partir avec nous, et tout. Donc, cest
vrai quil y avait des relations assez troites surtout dans les villages, encore plus
Ren : O nous habitions, il y avait des Arabes qui habitaient en face de chez nous
Michle : Et lcole !
Ren : A lcole
Michle : Moi, Fafa Feraoui, jallais faire mes devoirs chez elle, et tout, ctait
incroyable 348
En effet, un des terrains sur lesquels se rencontrent le plus assidment citoyens et sujets
est celui de lcole, dont nous aurons loccasion, plus tard, de relever le rle fondamental dans
lacculturation des migrants la patrie dont ils sont nouvellement devenus les citoyens. Au
cur de lcole de la rpublicaine, ainsi que semblent laffirmer nos interviews, les
diffrences sociales taient oublies ds le seuil franchi, volatilises dans cet espace
dgalit qu [ tait ] lcole, qui [ exigeait ] de dposer au portail toutes les
appartenances 349.
Pour Jean-Franois C. :

346

Entretien Grard R., Annexes, p. 662


Entretien Annie F., Annexes, p. 216
348
Entretien Michle et Ren Fa., Annexes, p. 550
349
Jacques Ozouf, Mona Ouzouf, La Rpublique des instituteurs, Editions Gallimard Le Seuil,
Collection Hautes tudes , 1992, p. 277
347

103

On faisait pas cas des communauts. On faisait pas tellement cas. On allait lcole
avec des Musulmans, des Juifs, des Espagnols, des Maltais, des Italiens il y avait
des classifications quon ressentait trs bien mais qui taient pas gnantes hein. On
vivait trs bien comme a. Je me rappelle lcole, il y avait les Europens, avec leurs
subdivisions espagnole, italienne, les Juifs, et les Arabes, avec leurs subdivisions, les
Kabyles, les Mzabites. Bon, tout a, a cohabitait trs bien, trs bien bon, il y avait
des heurts, mais comme il y en avait entre Europens ou entre Arabes. 350
Xavier P. raconte :
A ce moment-l, jtais lcole, et je me suis trouv, moi, dans les classes de dbut
de scolarit lcole communale de lpoque, avec les instituteurs de lpoque
jtais, moi il mest arriv dtre le seul originaire dEurope, europen, au milieu de
toute une classe dautochtones, donc musulmans, arabes. 351
Pour Ren et Michle Fa. :
Ren : Jusquau lyce moi, en terminale et tout, jai eu des Arabes avec moi, qui
taient des copains. On jouait au hand-ball ensemble. On faisait des tas de trucs
Michle : Et tous nos copains, qui taient instituteurs et qui partaient dans les petits
villages, ils avaient que des petits Arabes
Ren : Moi, jai eu un prof de math qui tait un Arabe
Michle : Non, non, mais les lves les lves Georges, quand il a commenc
enseigner, ctait dans les petits villages et il avait que des petits Arabes. Il avait pas
dEuropens 352
Et Ren dajouter plus loin :
Ren : Je me souviens, un jour, je me trouvais la gare de Lyon. Jattendais
quelquun et jentendais une conversation. Jtais au buffet de la gare. Il y avait deux
personnes qui parlaient, deux hommes. Et alors, il y en avait un, qui tait
manifestement un Arabe, et lautre je ne me souviens pas qui disaient oui, mais tu
comprends, en Algrie, les Franais, ils nous ont toujours machin on pouvait pas
aller lcole ! Moi, jai pas pu aller lcole ! alors, je me suis cru bon
350

Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506


Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
352
Entretien Michle et Ren Fa., Annexes, p. 550
351

104

dintervenir en disant monsieur ne dites pas nimporte quoi . A lpoque, on ne


disait pas nimporte quoi ne dites pas un mensonge, parce que lcole vous
tes all lcole, comme tous les gens en Algrie quils soient musulmans ou
chrtiens, ils sont tous alls lcole, et ensemble alors vous tes en train de
raconter des histoires ce monsieur, qui va mais moi jai pas pu ne
dites pas que vous navez pas pu. Dites que vous navez pas voulu ou que vos parents
nont pas voulu car, il faut bien savoir une chose, cest que lpoque de lAlgrie
franaise, si un jeune musulman nallait pas en classe, les pouvoirs publics
intervenaient. Ctait une obligation absolue. Il fallait aller lcole. 353
Encore pour Jean-Pierre Z. :
On se ctoyait moi, sur les bancs du lyce, de lcole dingnieurs, etcetera, jai
ctoy des Musulmans qui taient des gens extraordinaires. Il y avait des pourris, chez
eux comme chez nous dailleurs. Mais, ctait pas plthore. Lentente tait totalement
parfaite 354
Pour Annie F. :
Moi, je sais que j'ai toujours eu dans ma classe des Algriennes... ma meilleure amie
c'tait une Algrienne... Katia Ben Seyer elle s'appelait... et elle tait dernire de la
classe pratiquement, mais c'tait ma meilleure amie. On avait de bonnes relations... ce
qui est de sr, c'est que plus on avanait en ge, et moins y'en avait dans les classes.
Chez les garons, je pourrais pas te dire, parce que on tait que des filles... mais dans
la classe des filles, je pourrais de montrer des photos, y'avait... on tait 29-30 par
classes, tu avais l'quivalent... tu avais 15 Arabes et 15 Franais peu prs, ou 12
Arabes et 17 Franais... 355
Pour Jean-Pierre Mart. :
Mon patelin, ctait comme a on tait autant de Musulmans ou dAlgriens que
dEuropens. On disait Europens. On disait pas ni Espagnols, ni Franais les
Europens et les Musulmans. On tait autant dun ct que de lautre quand jai
entendu quici on leur interdisait de venir lcole on leur disait quils avaient pas
353

Ibid
Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
355
Entretien Annie F., Annexes, p. 216
354

105

le droit de venir lcole. Qui est-ce qui poussait ? jen sais rien. Alors, je leur fais
voir la photo o il y a tous les petits Arabes avec la chchia, parce que ctait les
garons dun ct, comme en France garons dun ct, filles de lautre on voit
tous les petits Arabes avec leur chchia, leur turban et au point de vue politesse,
ctait la mme chose. On samusait dans la cour moi, javais une casquette,
dautres un bret. Quand on rentrait en classe, le matre tait devant la porte. On
passait devant la porte tout le monde on senlevait. Il y avait un porte-manteau et
on laccrochait 356
Et pour Marc G. :
Jai jamais tudi larabe et je parlais arabe. Cest pour vous dire quelle proximit
il y avait ayant vcu la ferme jusqu lge de 14-15 ans. Donc, javais des petits
copains arabes, forcment, avant den retrouver, ce moment-l, en tudiant. Mais
enfin, a cest un autre problme. Moi, jtais Alger en prpa et donc au lyce
Bugeaud donc, l, javais en prpa des gens qui taient arabes. Et puis, javais
mme il ny en avait pas beaucoup. Il y en avait au moins un, qui tait dorigine
donc arabe, de mon village, et qui lui faisait Bugeaud, il faisait aussi il faisait
une prpa. Il tait en sup ou en sp. On rentrait ensemble dailleurs. On prenait le
train pendant les vacances. On rentrait dAlger Oran par le train. 357
Cest une forme de proximit, de ctoiement au quotidien qui amne chaque Franais
dAlgrie carter dun revers de main lide quils entretenaient avec les Arabes, encore
appels Musulmans ou Indignes mais, sempressent-ils de prciser, jamais dans un sens
pjoratif, repoussant ainsi toute potentielle accusation de traitement infriorisant ou
mprisant, de la population musulmane- une relation tumultueuse, faite dautorit, de
hirarchie, dexploitation de lautre. Chacun livre son tmoignage, voire son anecdote, dans
laquelle apparat lami, la famille, ou encore louvrier arabe, avec lequel est entretenue une
relation presque idale, les propos ainsi recueillis sinscrivant dans cette tendance, sur laquelle
nous nous attarderons, didalisation, de mythification du vcu en Algrie, et, par l mme,
des relations entre les diffrentes communauts. Il sagirait en quelque sorte, pour les Franais
dAlgrie interrogs, de doter leur histoire dune dimension positive et ainsi aisment

356
357

Entretien Jean-Pierre Mart., Annexes, p. 596


Entretien Marc G., Annexes, p. 649
106

revendicable par une population qui cherche, encore aujourdhui, des lments solides
pour conforter son identit collective.
Dans leur entreprise de restauration de leur image, de la ralit de leur vie en Algrie, et par la
suite, de la ralit de leur drame, cest aussi sous langle du bonheur et de la facilit
relationnelle que les Franais dAlgrie voquent leurs rapports avec la composante
musulmane de la population algrienne. En notre position, il ne nous semble pas rellement
possible de distinguer, au cur des propos recueillis, la part de ralit et la part didalisation
pure. En effet, chaque Franais dAlgrie connat dsormais la ralit sociale et politique qui
tait celle des Musulmans du temps de la prsence franaise en Algrie ; mais ils seront
longtemps taxs davoir fait preuve dune trs grande navet, dune trop grande inconscience
quant la ralit de la situation de ceux quils ctoyaient effectivement quotidiennement,
mais, finalement, sans jamais rellement sinterroger sur leur place au sein de la socit
franaise qui avait merg en Algrie franaise. Sur ce plan, comme sur de nombreux autres,
les Franais dAlgrie se seront laisss porter , sans jamais vraiment remettre en question
lenvironnement dans lequel ils voluaient, sauf lorsque leur sera intim lordre de le quitter.
Quils soient le fruit dune idalisation, dune reconstruction magnifiante dune vie perdue,
comme arrache, ou dune simple navet, les propos recueillis ne laissent en tout cas pas
entrevoir ici le conflit qui, plus tard, viendra faire violemment merger leur conscience la
communaut des futurs Algriens, une violence dont les propos recueillis traduiront la
prgnance. Notons ds ici que cette navet, et, certainement, la ralit dun ctoiement, voire
mme dune coexistence, rendra, aux yeux des Franais dAlgrie, le conflit et la sparation
davec la terre algrienne encore plus douloureuse.
Certains des tmoignages recueillis sont cependant parfois nuancs, comme empreints de la
conscience dune diffrence irrductible. Cest par exemple le cas de Gilbert F. pour qui,
toutefois, cette diffrence tient plus la religion et la culture des Musulmans qu laction
de la France et des Franais, qui se trouvent, du mme coup, comme dresponsabiliss de
la situation :
En ce qui concerne les relations avec les Musulmans il faut le dire, elles taient
uniquement masculines nous ne voyions jamais les jeunes filles musulmanes, pourtant
nous avions des tudes au lyce, de facult avec des musulmans et surtout les kabyles
qui sont arrivs des diplmes importants, mdecine, davocats, pharmaciens, les
runions que nous avions avec eux, quelque fois nous avions nos surs ou nos
cousines, les Musulmans venaient mais toujours que les hommes, cest pour a que
107

mon avis il y a eu une difficult dvolution des autochtones bien que les Kabyles aient
t trs fort, plus fort que nous comme mentalit sauf le sujet des femmes, nous
sortions souvent avec des tudiants kabyles, nous ne voyions jamais leurs surs. 358
Cest aussi, en un sens, ce quessaie dexprimer Annie F. :
Plus les annes avanaient chez les filles, et moins y'avait d'Arabes... mais c'est pas
cause de nous... c'est parce que quand elles atteignaient 10, 12, 13 ans, on les
mariait... donc, c'tait plus possible. 359
Pour Robert L. :
Il ny avait pas beaucoup de mlanges mais au niveau des enfants, oui, on jouait
ensemble, on allait lcole ensemble. Il ny avait pas de non, il ny a jamais eu
lombre dun problme 360
Quant Jean-Pierre F., il semble adopter une position lgrement extrieure au groupe,
comme pour faire bnficier son discours dun regain de crdibilit , dobjectivit, et se
dfaire de limage de peuple naf et inconscient dont auront longtemps t taxs les Franais
dAlgrie :
Beaucoup de Pieds-Noirs ont d vous dire quils avaient des copains arabes, mais je
vais dire, moi aussi jen avais mais je dirais que ce qui se passait ctait plus grave
que a, nous, on avait une convivialit entre nous parce quon tait des gamins de la
rue et quon a vcu ensemble 361

2)Le rapport aux Franais de mtropole


Bien que les Franais dAlgrie partagent avec leurs compatriotes de lautre rive de la
Mditerrane une citoyennet et les valeurs qui y sont attaches, rside pourtant, entre les
deux pans dun mme peuple, des diffrences apparemment irrductibles, dont certaines
datent sans doute des accrocs qui se sont fait jour lors des entreprises de naturalisation
massive de la fin du XIXme sicle. En effet, noublions pas que les Europens taient alors
358

Entretien Gilbert, Annexes, p. 756


Entretien Annie F., Annexes, p. 216
360
Entretien Robert L., Annexes, p. 483
361
Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54
359

108

perus comme une menace srieuse, avant que ne soit fait le choix de les intgrer en tant que
Franais, une intgration dont les objectifs taient de permettre de grossir les rangs des
Franais pour transformer lAlgrie en vritable colonie de peuplement, en mme temps que
davoir sur la population immigre europenne une plus grande matrise.
Sil est un domaine o le souvenir et lexprience du double exil, de leur pays dorigine
dabord et dAlgrie ensuite, oriente le discours des pieds-noirs, cest bien dans la pense
dune ingalit relle, inscrite ds ses dbuts dans le rgime colonial, entre lAlgrie et la
France. Car comment rationaliser la dpendance de la premire vis--vis de la seconde, sinon
par la croyance quil existait des diffrences visibles entre les mtropolitains et les nouveaux
migrants () ? 362
Ainsi, quelle que soit leur origine, ils se considrent comme appartenant une France
algrienne , les Franais de France tant perus comme des compatriotes diffrents. 363
Michle Baussant relve dailleurs que, au cours de son enqute, nombre dentretiens
voquent le sentiment de marginalisation des migrants face la collectivit
mtropolitaine. 364 Quil se soit agi dun sentiment de marginalisation ou, plus simplement,
dune impression de diffrence, les Franais affirment presque tous quil existait entre les
Franais de France et eux quelque chose dirrductible. Cest dailleurs ce que cherche
nous expliquer Mme P., lorsquelle fait rfrence une diffrence de traitement entre les deux
pans dun mme peuple :
Pour nous, nous tions franais. On ntait pas en France, mais nous tions
franais. La seule chose que je vous dis, on ntait pas considrs comme les Franais
hein en commenant par les allocations familiales. Nous avions beaucoup moins
dallocations familiales que les Franais de France. Ca vous ne le saviez pas si par
exemple on donnait lpoque je vous donne un exemple je vous dis lpoque,
on donnait 60 francs par enfant, nous avions peut-tre 25 ou 30 francs pas plus hein.
Ah oui on tait quand mme pas si bien considrs que les purs Franais a je
me souviens de a 365
De mme Alain V., rappelle :
Il y avait une diffrence entre le Franais mtropolitain et le Franais quelles que
soient ses origines, quelles soient espagnoles, italiennes, maltaises, juives,
362

Michle Baussant, Pieds-noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 114


Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 29
364
Michle Baussant, Pieds-noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 114
365
Entretien Mme P., Annexes, p. 787
363

109

franaises le local quoi, le Pied-Noir la diffrence se faisant sentir dj ne seraitce que dans la discrimination existante dans les droits. Les salaires taient moins
importants bon, a, je lai su aprs mais bon, on comprend cette les salaires
taient moins importants pour les autochtones, et encore moins importants pour les
musulmans, bien videmment. Ca dclinait. 366
Aussi, pour Pascale S. :
Ma mre me dit que ils payaient plus dimpts les Pieds-Noirs. Ils ntaient pas plus
avantags. Le niveau de vie tait plus bas. 367
Quant Roland A., il fait tat dune relle hirarchie :
Alors, mme au plan des lois en thorie, les lois taient peut-tre les mmes, mais
le problme cest que dj en France a changeait souvent aussi. Mais en fait, les lois
en Afrique du nord taient appliques de faon trs imprcise. Il y avait plusieurs
niveaux de communauts au dessus, si vous voulez, vous aviez les Franais qui
venaient de France. Ceux-l taient certainement des Franais comme les Franais de
France ici qui bnficiaient des mmes lois. On les trouvait bon, gnralement, cest
eux qui dirigeaient lAfrique du nord savoir, on les trouvait dans ladministration,
larme, la police. Enfin, disons, quelques milliers de personnes, une dizaine de
milliers de personnes () mais par exemple, ma famille, qui est dorigine
espagnole, ne bnficiait pas des lois franaises, alors que tous les enfants () ont
tous t appels faire la guerre et mme en est mort, en 40, aprs quil ait fait la
guerre dEspagne dans les brigades internationales. Vous voyez, cest trs complexe.
Mais une fois quil est mort, en principe, les Franais avaient droit certaines choses
eux bon les Espagnols, ma grand-mre na eu droit rien. Elle na pas eu droit
percevoir une pension alors que tous ses enfants faisaient la guerre pour la France,
comme mon pre enfin tous. Donc en fait, les lois ntaient pas appliques ce
quon appelle les pieds-noirs, et que moi jappelle les Nord-Africains ctait en fait
une petite frange de Franais de France qui bnficiaient de ces lois 368
Enfin, pour Jean-Pierre Mart. :
366

Entretien Alain V., Annexes, p. 576


Entretien Pascale S., Annexes, p. 849
368
Entretien Roland A., Annexes, p. 620
367

110

L-bas, il y avait un tarif et ici en mtropole on tait dpartement franais


alors, pourquoi un gars mari avec trois enfants, l-bas il touchait tant ? Il venait ici
en mtropole, il y avait un autre salaire 369
De faon plus humoristique , Jean-Marc L. raconte galement le dcalage qui existait entre
Franais de France et Franais dAlgrie :
On avait un ressentiment, un complexe dinfriorit par rapport aux mtropolitains,
parce que ctait des Franais toutes les filles dAlgrie rvaient dpouser un
Franais de France. Tous les mles pieds-noirs rvaient dpouser une femme de
France, parce que ctait la classe, llgance, ctait le parfum. 370
Ou encore Danielle R. qui essaie dexpliquer cette impression, latente et pourtant
insaisissable , dune diffrence :
Non, non javais pas limpression dtre pareil il y avait je sais pas quel
ge a sest dvelopp a en fait. Ca sest peut-tre dvelopp avec la guerre. Jen
sais rien mais avant que la guerre parce que on tait trop jeunes pour
sapercevoir quil y avait des problmes le professeur, quand jtais en 6 me, nous
mettait en relation avec des lves du mme ge en mtropole. Et jtais fire de dire
voil, nous ici, on fait comme ci, on fait comme l je sais pas ctait un parent
loign pour moi, la France. 371
Ainsi, sil lon se rfre aux discours tenus ici, il existait donc une diffrence dans la faon
dont la France, mtropole et empire colonial, entendait traiter de part et dautre de la
Mditerrane sa population. Cette diffrence apparaissait aux Franais dAlgrie du fait de la
France, mais non du fait des Franais mtropolitains. Or, le rapport quentretenaient les
Franais dAlgrie avec leurs compatriotes de mtropole, un rapport qui a particip de la
constitution mme du groupe et de ses frontires , impliquait galement une mise en
prsence des deux populations, faisant ainsi apparatre aux yeux de chacun quels fosss les
sparaient. Ainsi, dans les propos de Mme T. raconte aussi le dcalage qui existait entre les
deux groupes :

369

Entretien Jean-Pierre Mart., Annexes, p. 596


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
371
Entretien Danielle R., Annexes, p. 681
370

111

Les mtropolitains, quand ils taient l, leur vie tait diffrente. Ils taient vraiment
diffrents de nous. Ils menaient une vie diffrente la ntre. Ctait pas du tout pareil,
pas du tout. On sentait la diffrence. Et quand on les entendait parler, quand on les
voyait des fois des fois, on sapercevait leur visage, leur physique, mais des fois
on sapercevait leur faon de sexprimer. On se disait ils ne sont pas dici. Ils sont
de France . 372
De mme, pour Mme P. encore :
On avait des Franais qui venaient. On sentait, leur accent, que ctait pas des
gens de chez nous laccent quils nous apportaient ctait pas des gens de chez
nous alors, pour nous, ctait des trangers. Pour nous, ctait des trangers. Nous,
nous vivions avec les Arabes, avec les Algriens on tait chez nous. On se sentait
proches deux plus proches quavec la mtropole 373
Ou encore pour Maxime B. :
Il y avait les Franais qui ntaient pas ns en Algrie et qui venaient, et qui taient
dans lensemble assez mal considrs, parce que les Pieds-Noirs, quon nappelait pas
encore comme a dailleurs, hein, considraient que ils avaient rien compris
lAlgrie, ce qui tait probablement vrai dailleurs quils avaient rien compris
lAlgrie, quils venaient en donneurs de leons, etcetera. 374
Quant Pierre A., il analyse la diffrence entre Franais dAlgrie et Franais de mtropole
sous un angle bien particulier, plaant cette fois les premiers, non pas en position de laisss
pour compte ou de discrimins au niveau des salaires, des allocations ou des lois, mais dans
une position dominante par rapport aux compatriotes de la mtropole, une mtropole selon lui
enrichie, dynamise par la nouvelle population des Franais dAlgrie :
Nous avions peut-tre mme la sensation dtre, dune certaine manire non pas
llite de la France, mais sa partie la plus vivante, la plus dynamique, celle qui tait la
plus entreprenante, la plus joyeuse, la plus festive. 375
De mme, pour Herv H. :
372

Entretien Mme T., Annexes, p. 664


Entretien Mme P., Annexes, p. 787
374
Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
375
Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
373

112

Ca cest un point auquel ma mre est trs sensible, mais elle nest pas seule par
exemple, une conscience, assez anecdotique, mais de parler en gnral un meilleur
franais quen France mtropolitaine, ce qui nest probablement pas faux. 376
Ou encore pour Jean-Christian M. :
Je me sentais franais, mais, mettons dune je ne voudrais pas employer le mot
caste , mais dune catgorie part peut-tre un petit peu comme les Amricains
par rapport aux Anglais. () On se considrait comme des Franais dAlgrie, cest-dire une catgorie part de la France, un dpartement franais avec peut-tre un
trs trs lger sentiment de supriorit. Ca, a nest pas impossible 377
Ce sentiment particulier dune certaine forme de supriorit par rapports aux Franais de
mtropole passe aussi par limpression dune relle utilit de lAlgrie franaise et des
Franais dAlgrie la mre-patrie et aux compatriotes. Dans le cadre des principes du
pacte colonial , lAlgrie doit se contenter dtre une source de matires premires, et un
simple dbouch pour les produits manufacturs de la mtropole. 378 Mettant ainsi laccent
sur les apports de cette terre dOutre-mer la mtropole, quelques Franais dAlgrie
semblent laisser penser que, sans lAlgrie et sans leur labeur, ce sont les mtropolitains qui
se verraient privs de certaines choses que seule la colonie pouvait leur fournir. Il sagit ici de
mettre laccent sur une autre version des rapports quentretenaient mtropole et colonie, une
version qui sera, nous le verrons, mise en avant plus tard, notamment lorsquil faudra donner
au peuple mtropolitain, outre une dynamique mondiale et un conflit enlisant, des arguments
justifiant une sparation de la France et de sa colonie. Ainsi, pour prendre le contre-pied du
discours tenu la fin des annes 50, les Franais dAlgrie insistent, a posteriori, et pour doter
encore une fois lhistoire sur laquelle ils entendent mettre laccent et mettre au service de leur
entreprise de consolidation dun groupe dtermin, sur des aspects positifs de la
colonisation franaise de lAlgrie, et donc, en extrapolant, sur lutilit des Franais dAlgrie
pour les Franais de mtropole.
Cest ainsi que Jean C. affirme :
Dans lAlgrois, il y a eu des vignes, agrumes, crales et puis dans la rgion de
Bne, il y avait aussi pas mal dagrumes, de vignes on a fait mme pouss du
376

Entretien Herv H., Annexes, p. 454


Entretien Jean-Christian M., Annexes, p. 717
378
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 94
377

113

coton il y avait diffrentes industries, Tomacop , Comacop et puis


dimportants vignobles mais dont la plupart appartenaient la mtropole de trs
grosses compagnies franaises, des gens des capitalistes franais qui investissaient
l-bas. 379
De mme, Jacky B. raconte :
On exportait beaucoup de primeurs, vous savez que lAlgrie tait un gros pays
exportateur, a cest bon pour votre thse, un gros pays exportateur dagrumes
aprs les agrumes, il y avait... a passait par campagne, ctait la campagne des
agrumes, la priode si vous voulez la campagne des tomates, il y avait la priode
des pommes de terre, il y avait la campagne aprs des fruits dt, de tout ce qui est
abricots, cerises, des haricots verts et voil notre job ctait denvoyer en mtropole,
en France des bateaux complets et je vous assure par centaines de tonnes, chaque
soir, il partait des centaines de tonnes de primeurs 380
Xavier P. explique :
Nous tions numro un mondial de lexportation dagrumes. Numro un vous
savez ce que cest numro un ? voil. On arrosait toute la France. On arrosait
lAllemagne, lAngleterre, etcetera avouez que cest quand mme extraordinaire.
Pourquoi ne dit-on pas a au lieu de montrer du doigt ? 381
Pour Monique C. :
C'tait le premier exportateur de primeurs, premier exportateur en vins, premier
exportateur en bl... 382
Enfin, pour Pierre A. :
Des pinardiers () venaient chercher le vin dAlgrie pour le mlanger des vins
un peu moins alcooliss en mtropole. 383

379

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Entretien Jacky B., Annexes, p. 149
381
Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
382
Entretien Monique C., Annexes, p. 85
383
Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
380

114

Pour Xavier P., pourtant, il existait certains signaux laissant penser que les Franais
dAlgrie ntaient pas traits exactement comme les Franais de France, notamment en ce
quils ne bnficiaient pas dune relle libert de circulation entre leur province et la
mtropole, quand les Franais de mtropole pouvaient se rendre en Algrie sans condition :
Nous percevions mal pourquoi, lorsque nous nous rendions en mtropole trs
peu on vivait dabord en Algrie moi, jusqu ma majorit et mme aprs, je ne
suis all en France quune fois ou deux donc, en dfinitive, on tait tonn de cette
espce de barrire qui obligeait le Franais dAlgrie passer par la douane. Il y
avait une organisation de la douane dans tous les ports dAlgrie, ou les aroports,
qui tait quand mme curieuse pour des dpartements qui taient franais, puisquon
disait que la France, ctait lAlgrie. En ralit, il y avait manifestement quand mme
un statut spcial de lAlgrie, que nous ne percevions pas. Pour nous, nous tions en
France, tout bonnement, de faon primaire 384
Cest en partie dans le vocabulaire employ par les Franais dAlgrie que peut tre mise en
vidence leur conscience dune forme de diffrence, mme sils insistent pourtant presque
tous sur le sentiment de faire partie dun seul et unique peuple, le peuple franais. Plus quune
simple diffrence, cest en fait une forme de hirarchie dans lappartenance la
communaut des citoyens franais que les propos des Franais dAlgrie interviews
renvoient. En effet, tout en insistant sur leur commune appartenance au peuple franais, ils ne
cessent pourtant de qualifier les mtropolitains de Franais , comme sils bnficiaient
dune plus forte lgitimit revendiquer cette appellation. Malgr eux, les Franais dAlgrie
laissent entendre que les Franais mtropolitains seraient en fait les vrais Franais, ceux
qui seraient en haut de la hirarchie. Ainsi, par exemple, dans la bouche de Mme P., les
Franais sont, dabord et avant tout, les mtropolitains :
Quand ctait des ftes nationales, eh bien, on les ftait comme les Franais ()
Nous tions franais. La seule chose que je vous dis, on ntait pas considrs comme
les Franais. 385
Quant Jean-Claude G., il semble se rendre compte de la frquente confusion quoprent les
Franais dAlgrie lorsquils cherchent dsigner leurs compatriotes mtropolitains, leur
accordant le titre de Franais , traduisant ainsi la faon dont la hirarchie au sein du
384
385

Entretien Xavier P., Annexes, p. 697


Entretien Mme P., Annexes, p. 787
115

peuple franais est ancre en eux, et mme chez ceux qui entendent sen dfaire en faveur
dune galit de considration entre leurs compatriotes doutre-Mditerrane et eux :
Vous voyez jen ai voulu un petit peu aux Franais, pardon... je suis franais... aux
mtropolitains pardon, je dis franais... 386
De mme, Jean-Pierre Z. :
Un jour, je partais en Algrie passer les vacances de Nol, et sur le bateau, il y avait
un jeune. Il avait pas fait son service militaire. On a bu un coup et on a commenc
parler. Lui, il venait de la rgion dOrlans je lai appris par la suite et il me dit
vous allez en Algrie ? vu mon ge, il croyait que jtais militaire. Jai dit non,
non, je suis de l-bas. Je vais chez mes parents. Je travaille en France. Et vous, vous
tes de l-bas aussi ? . Il ma fait ah non, moi je suis franais de France je lui
dis et alors ? Excusez-moi. Moi, je suis franais dAlgrie. Vous, vous tes franais
de France . Il sest rattrap un petit peu. Il a dit non, je vais un mariage. Cest
mon frre qui est militaire, qui tait franais de France, qui se marie avec une PiedNoire l-bas alors, il allait au mariage comme il tait jeune, bon mais sur le
coup je suis franais de France . Cest un peu le Marseillais et le Parisien. 387
Cest la fois un trs fort sentiment de proximit en mme temps que la conscience dune
diffrence que lon trouve, sinon injuste, du moins non fonde, et que la volont et la fiert de
se distinguer de ces compatriotes qui les regardent souvent avec mpris, qui caractrise le
positionnement des Franais dAlgrie lgard des Franais de mtropole. Ainsi, ce
sentiment dappartenance la France, avec qui on partage un rfrent puissamment
fdrateur : la Mre-patrie, saccompagne dun fort sentiment dautonomie. Vis--vis de la
Mtropole, on a une attitude la fois dimitation et de dmarquage , on se revendique
Franais, certes, mais, encore plus, Algrien .388 Trs attachs leur patrie, aussi nouvelle
soit-elle, les Franais dAlgrie tmoignent galement de la volont que le nom qui les
dsigne rende aussi compte de leur attachement la terre algrienne. Fortement ancrs la
terre algrienne, galement attachs la France, mlange de diffrentes communauts ainsi
que de plusieurs religions, cest respecter la forme que de les appeler les Franais
dAlgrie. Pour autant, il est vrai que certains nonceront dautres appellations, simplement
386

Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105


Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
388
Lucienne Martini, Racines de papier. Essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 32
387

116

parce que, selon eux, elles refltaient peut-tre plus fidlement la ralit de leur situation.
Toutefois, les entretiens tmoignent ici dun certain dcalage entre le vocabulaire employ
lpoque et celui qui a cours aujourdhui, celui quil est autoris demployer au regard de
lvolution de lhistoire entre la France et lAlgrie.

3)Comment se nommer ?
Comme pour toute entreprise ou processus de dfinition et de construction dune
identit et dun groupe, plus ou moins dtermin, la prsence de lAutre comme lment par
rapport auquel on se dfinit est essentielle. Quil sagisse de dsigner qui nappartient pas un
groupe, de savoir qui en est, du mme coup, membre , de dfinir ses sous-groupes ,
cest souvent grce la prsence dun Autre par rapport qui on se positionne que lon
parvient dire, pour lintrieur comme pour lextrieur, ce que lon est vraiment, quelle est
notre identit, ce qui la constitue, qui en est porteur. En effet, dans le cadre dun entretien,
comme dans toute situation de rcit de soi, cest dans linteraction que se dit lidentit,
individuelle ou collective. Ainsi, en Algrie, cest galement par la confrontation lAutre
ou aux autres que se sont labores les premires bauches de dfinition dune identit propre
aux Franais dAlgrie. Ainsi, de mme qu on ne raconte pas sa propre vie () un
magntophone. On la raconte un autre individu 389, on ne peut se dfinir, dfinir sa propre
identit, si lautre nexiste pas. Ainsi, il convient dadmettre, avec Jol Candau, que les tres
humains ne sont pas des individus atomistiques crant leur identit de novo et
poursuivant leurs finalits indpendamment les uns des autres 390. Cest dans la relation
lAutre, quel quil soit, individuel ou collectif, que s labore sa propre identit,
individuelle ou collective. Ce processus dmergence identitaire passe par lappropriation
dun nom ou dune appellation.
Savoir quel nom ou quelle appellation utilisaient ceux que nous avons dcid de nommer
Franais dAlgrie , constitue donc ici une interrogation qui sajoute ltude de
lmergence dune identit qui leur serait propre. Il sagit galement et ce sera le cas tout au
long de leur histoire, en passant par le conflit ayant men lindpendance de lAlgrie
389

Franco Ferrarotti, Histoire et histoires de vie : la mthode biographique dans les sciences
sociales, op. cit., p. 52
390
Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 24
117

jusqu linstallation des Franais dAlgrie sur le sol mtropolitain- dun vritable enjeu.
Ainsi, quand Cagayous affirme Algriens nous sommes ! , cest dabord pour affirmer haut
et fort cet attachement indfectible la terre dAlgrie. Cest aussi pour en refuser lventuel
monopole tous ceux dont la prsence sur le sol algrien, antrieure la prsence franaise,
donnerait plus de lgitimit sen revendiquer le peuple unique. Et Benjamin Stora de
sinterroger : Et les autres, ceux qui composent limmense majorit de la population en
Algrie, comment les nommer, les qualifier : indignes , musulmans , Algriens
musulmans ? dans limaginaire et le vocabulaire de lpoque, ce sont tout simplement les
Arabes .391 Lidentit collective propre aux Franais dAlgrie se dessine donc tant dans
lappropriation dun nom par eux-mmes que dans lattribution aux autres, et, essentiellement,
aux Arabes, dune appellation. Nous lavons dj vu brivement en abordant la question de la
relation avec les mtropolitains, dans lattribution des noms rside galement lenjeu de la
lgitimit du rapport la terre et du droit den porter le nom.
A la fin du XIXme sicle, on ne dit pas encore pied-noir . Lexpression apparat vers la
fin des annes quarante, des historiens sont formels. 392 Dailleurs, lorsque Camus travaille
son projet, et mme si le mot pieds-noirs a dj fait son apparition, () il ne lui vient
jamais lide de lemployer, car cette dnomination na encore aucune ralit, aucun poids,
aucun sens pour lui, comme pour tous ses concitoyens, lpoque ; seul le nom Algrien
revient sous sa plume avec une vidence si naturelle quil nprouve pas le besoin de le
justifier, se dfinissant par l, lui aussi, comme li ce pays. Et le mot arabe dsigne les
autres habitants, aussi lgitimes, de cette terre et si proches dune certaine manire, fils
diffrents dune mme terre 393.
Reprsentant fidlement la ralit du melting pot qui constitue la population la fois
immigre et franaise dAlgrie, et faisant en mme temps rfrence la terre qui les a
accueillis et laquelle ils se sont finalement dvous, lexpression Europens dAlgrie nest
pourtant pas la plus frquemment rappele par les personnes que nous avons interviewes.
Toutefois, Jean C. affirme au dtour dune phrase :
Il y a eu des massacres dEuropens le 5 juillet 394

391

Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op.cit., p. 39


Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 39
393
Daniel Leconte, Les pieds-noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 264265
394
Entretien Jean, Annexes, p. 616
392

118

Quant Alain Y., il rappelle :


Il faut savoir que le mot pied-noir na exist quen France. Ctait les Europens lbas 395
Pour Jean-Pierre Mart. :
On disait Europens. On disait pas ni Espagnols, ni Franais les Europens et les
Musulmans. 396
Enfin, pour Jean-Marc L. :
On nous appelait les Europens, par rapport aux Musulmans. Et, les Europens,
cest vrai que nous ltions () nous tions ce que nous appelions les Europens
dAlgrie, donc un melting pot, venus de partout, qui ont cr une identit typiquement
mditerranenne 397
Il nen reste pas moins que lexpression qui a cours parmi les Europens en 1889 et que
chacun nonce en bombant le torse avec un rien de fiert dans la voix, cest Nous les
Algriens . Le nom d Algrien mettra plus dun demi-sicle dsigner les Araboberbres. Pendant des dcennies, on se contentera de les qualifier d Indignes . 398
De mme, pour Xavier Yacono, lpoque de lAlgrie franaise, cest donc surtout
lexpression indignes qui est utilises pour dsigner la population arabe dAlgrie. Or,
selon lui, dans son sens exact, le terme indigne aurait pu sappliquer aux Europens ns
dans le pays. Mais les documents administratifs, les recensements par exemple, ne
connaissent que les Europens, franais ou trangers, et les indignes : lorsque dans le
langage habituel on parlait des Algriens, ctaient des Europens vivant en Algrie dont il
sagissait et cette dsignation ne fut applique aux Musulmans que trs progressivement et
tardivement. 399 Cette tentative dexplication de la rpartition des appellations entre
communauts montre, tmoigne des grandes difficults identifier clairement chacune dentre
elles tout en traduisant fidlement la fois le rapport la terre algrienne et la patrie
franaise. Elle illustre aussi un aspect redondant de laction gouvernementale ou
administrative tout au long de la prsence de la France en Algrie : un vritable dcalage entre
395

Entretien Alain Y., Annexes, p. 362


Entretien Jean-Pierre M., Annexes, p. 225
397
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
398
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit, p. 41
399
Cit par Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 59
396

119

une version officielle et la ralit de la situation dans le pays, ralit du rapport la terre et
des rapports entre individus et communauts.
Au dtour dune phrase, il arrive mme aux personnes interviewes de remployer
lexpression Algriens , volontairement ou involontairement, pour dsigner la population
franaise dAlgrie, non sans se rendre compte, et donc non sans se reprendre, que cet usage
pourrait aujourdhui leur tre considr comme interdit , car illgitime. En effet, les seuls
pouvoir utiliser aujourdhui cette expression pour se dsigner sont les citoyens de lAlgrie. L
impossibilit pour les Franais dAlgrie de se nommer Algriens , ou mme de
rappeler que cest ainsi quils se nommaient lpoque renvoie une forme dillgitimit
laquelle ils ont dsormais faire face : celle de la revendication dun rapport trop intime la
terre algrienne, et donc, celle den porter le nom, ou davoir, du temps de la colonisation,
os sappeler Algriens . Si elle tait autorise pour les Franais dAlgrie, cette
expression reviendrait en effet reconnatre leur gard une forme de droit sur une terre
quils nauraient finalement jamais d considrer comme leur. Ainsi, bien quelle fut
contextuellement correcte ils taient bel et bien habitants de lAlgrie, et citoyen franais
dune province franaise appele Algrie- cette expression semble faire lobjet dune
rinterprtation par certains Franais dAlgrie, qui montrent, ds lors, de quelle faon ils ont
pris en compte lhistoire dans son intgralit et comment ils ont intgr dans llaboration de
leur identit propre, leffet de la dcolonisation, et de la faon dont elle sest droule, sur leur
perception dun attachement lgitime la terre algrienne, et donc sur leur considration
deux-mmes en tant quAlgriens.
On remarque ainsi dans les propos de Benjamin quel point il a intgr lide selon laquelle
lexpression Algriens ne devait aujourdhui tre utilise uniquement pour dsigner les
citoyens de lAlgrie indpendante. En reprenant lide nonce par Maurice Halbwachs
quant aux cadres sociaux de la mmoire et leur influence sur le contenu remmor , il
apparat ici que la force du prsent comme cadre de remmoration entrane une forme de
reconstruction du contenu remmor . En effet, linteraction entre prsent et pass est forte,
puisque, pour Maurice Halbwachs, le pass ne se conserve pas mais est reconstruit partir du
prsent. Ainsi, si ce que nous voyons aujourdhui vient prendre place dans le cadre de nos
souvenirs anciens, inversement ces souvenirs sadaptent lensemble de nos perceptions
actuelles 400. En effet, si ls indidividus dforment leurs souvenirs(), nest-ce point,
prcisment, parce quils les contraignent entrer dans les cadres du prsent ? 401 Pass et
prsent sont donc en interaction.
400

Maurice Halbwachs, La mmoire collective, Albin Michel, Paris, 1997, rdition, p. 51


120

Et Benjamin B. affirme :
Quand on nous appelait Algriens, on disait oh, il nest pas de l-bas celui l ...
ils ne faut pas nous appeler comme a, il ne faut pas faire cette erreur de
terminologie 402
Sans sen rendre immdiatement compte, Adrien L. rvle au dtour dune phrase ses
vritables rfrents identitaires, mais il se reprend immdiatement, comme en signe de sa
prise de conscience que, mme si elle correspond ce que lui rappelle sa mmoire,
lexpression Algriens pour dsigner les Franais dAlgrie ne correspond pas aujourdhui
ce quil est admis de dire :
Vous savez, que cest les Algriens, les Franais dAlgrie, qui ont fait venir de
Gaulle au pouvoir 403
De mme Jean-Pierre E. affirme :
Pour beaucoup dAlgriens, enfin de Franais dAlgrie, il faut savoir quil y a eu
les violences, les peurs, les dparts, des vies nouvelles se constituer. 404
Jean-Pierre Z., quant lui, montre avec spontanit la ralit historique que vhicule sa
mmoire :
Pendant la guerre 39-45, il y avait pas mal dAlgriens qui taient ptainistes. 405
Toutefois, si, au vu notamment des autres tmoignages, il apparat que cette expression est
souvent employe par les Franais dAlgrie pour dsigner leur propre groupe, les propos de
Jean-Pierre Z. peuvent aussi tre considrs comme englobant dans une mme appellation
citoyens et sujets franais. En effet, nous aurons loccasion de nous attarder sur ce point, les
propos recueillis feront aussi rfrence lattitude des Arabes lors du rgime de Vichy,
soutenant notamment la suspension du dcret Crmieux ayant, 70 ans auparavant, permis
laccession massive des Juifs la citoyennet franaise, les laissant ainsi seuls indignes du

401

Maurice Habwachs, Les cadres sociaux de la mmoire, Albin Michel, paris, 1994,
rdition, p. 103
402
Entretien Benjamin et Rjanne B., Annexes, p. 178
403
Entretien Adrien L., Annexes, p. 818
404
Entretien Jean-Pierre E., Annexes, p. 326
405
Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
121

rgime colonial, une suspension qui ramnera, pour un temps, les Juifs leur statut antrieur,
celui dindignes.
Quant Danielle R., elle opre un rapprochement intressant, lorsquelle affirme :
Au dpart, on tait un peuple avec les Algriens de souche. 406
Sans priver les Musulmans de la lgitimit de lappellation Algriens , elle trouve tout de
mme un moyen pour que ce terme puisse galement tre utilis par les Franais dAlgrie,
finalement Algriens dadoption , lorsquils veulent se dfinir. Chaque communaut
entretient un mme rapport la terre et de trouve associe dans une communaut de destin.
Ainsi, chacune est aussi lgitime que lautre sappeler Algriens .
Que chacun, Musulman et Franais, puisse bnficier du terme Algriens , et se sentir
lgitim, lorsquil lutilise, dans son rapport la terre dAlgrie, cest galement le sens des
propos de Mme T. :
On me disait mais non, les Algriens cest des Arabes . Jai dit oui, cest des
Arabes aussi, daccord. Mais, nous aussi nous sommes algriens. 407
Aujourdhui, lutilisation de lexpression Algriens pour dsigner les Franais dAlgrie
apparat plus comme un rflexe de la mmoire, qui se voit rappele lordre pour tre en
accord avec lenvironnement dans lequel elle sexprime. Toutefois, assez souvent, cette
expression est au cur dune certaine forme de provocation de Franais dAlgrie qui nont
pas forcment support de se voir contester une appellation, correspondant tout simplement,
pour eux, la ralit de leur rapport la terre, dautant plus que cette contestation a profit
une population qui, selon eux, navait sur lAlgrie pas plus de droits quils nen avaient euxmmes. Cest le sens des propos de Roland A., lorsquil affirme :
Tous les produits de premire qualit taient envoys systmatiquement Paris, et la
deuxime qualit restait pour nous, les Algriens 408
Ou encore :
Nous sommes des Algriens en exil 409
Jean C. cherche dfinir son identit :
406

Entretien Danielle R., Annexes, p. 681


Entretien Mme T., Annexes, p. 664
408
Entretien Roland A., Annexes, p. 620
409
Ibid
407

122

Moi, je suis un Algrien. Je suis un Juif algrien 410


De son ct, Christian S. affirme :
Je me considre comme algrien algrien de naissance, puisque je pense que les
Pieds-Noirs qui taient l depuis des gnrations et des gnrations avaient les mmes
droits que les Algriens, que les Musulmans, les Arabes, les Chaouias, les Kabyles ou
les Mzabites 411
Dans le mme ordre dides, il est galement intressant de noter de quelle manire les
Franais dAlgrie ont intgr dans leur systme de rfrence et de reprsentation le fait que
la lgitimit du rapport la terre algrienne revenait dsormais ceux que lon appelait, du
temps de la colonisation, les Musulmans ou, plus simplement , les Arabes. Aujourdhui, il
est reconnu que les Algriens daujourdhui nauraient jamais d se voir privs de leurs droits
sur leur terre, dont celui den porter le nom, mme si, historiquement, cest la France qui a
donn son nom lAlgrie. Comme des coliers ayant appris, dans la douleur, la leon de
lhistoire, les Franais dAlgrie adaptent leurs discours et leurs souvenirs en substituant
certains termes, et certains noms, de lpoque, par ceux qui sont considrs, aujourdhui,
comme restaurant le bon ordre de lhistoire.
Par ailleurs, avec lexprience de lhistoire et la connaissance des tensions qui ont oppos
Musulmans et Franais dAlgrie, lutilisation par ces derniers du mot Arabes pour
dsigner la population musulmane est souvent perue comme porteuse de racisme et
dinfriorisation. Conscients de ce quils voluent, sur ce sujet, dans un environnement
franais dont ils considrent quil na, depuis le dbut, jamais vraiment pris leur parti, et qui a
mme eu trs tt tendance leur faire porter la responsabilit de la guerre et des consquences
dramatiques de celle-ci, les Franais dAlgrie interviews semblent souvent dsirer prendre
les devants . Ainsi, lorsquils emploient le mot Arabes , ce nest presque jamais sans
prciser quil ny a, dans leurs propos, aucune connotation raciste ou pjorative.
Ainsi, Pierrette G. prcise :
Par exemple, on dit les Arabes videmment cest pas du tout pjoratif 412

410

Entretien Jean, Annexes, p. 616


Entretien Christian S., Annexes, p. 385
412
Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528
411

123

Ou encore comme cet change entre Ren Fa. et son pouse Michle :
Ren : Il faut pas se cacher derrire son petit doigt. Entre nous, les Europens,
quand on voulait parler dun Arabe quon ne connaissait pas, on disait un Arabe. Un
Arabe
Michle : Ah oui ! mais ce ntait pas pjoratif 413
Jacky B. tient prciser :
Il y avait des Algriens quon nappelait pas des Algriens mais des Arabes 414
Quand Michle Fo., pourtant partisane et participante de lindpendance de lAlgrie, parle
dune amie elle, elle affirme :
La fille dun officier, dun Algrien enfin, on ne disait pas Algrien 415
Pour les Franais dAlgrie, il ne sagit pas ncessairement de priver la population arabe
dun nom faisant un lien historique avec une terre qui naurait pas d tre soustraite leur
autorit. Cela constitue plutt une simple information historique. Cette information permet
de saisir de quelle manire lhistoire est vue et raconte depuis un contexte diffrent et actuel,
qui y importe de nouveaux rfrents. Le fait que Michelle prcise elle aussi que le terme
algrien ntait pas le plus courant pour dsigner la population musulmane, tend
innocenter la majorit des Franais dAlgrie dun reproche frquent : celui de
rinterprter lhistoire leur avantage .
Jean C. sinscrit dans la mme dmarche, emploie le terme aujourdhui autoris , et
applique ainsi la situation passe la ralit de la situation prsente quant la population de
lAlgrie, mais prcise :
Mon pre tait mdecin, il sest install l-bas et il a soign toute sa vie des
Algriens, des Arabes dAlgrie 416
Quant Herv H., il semble se reprendre :

413

Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550


Entretien Jacky B., Annexes, p. 149
415
Entretien Michle Fo., Annexes, p. 424
416
Entretien Jean, Annexes, p. 616
414

124

Du point de vue politique, et du regard quon porte sur lAlgrie en tant que pays, en
tant que nation aujourdhui, et les Arabes en particulier, les Algriens en
particulier. 417
Un peu plus loin au cours de son entretien :
Et puis, dans les gens pour qui il travaillait, il y avait un Arabe, un Algrien qui tait
un ancien 418
Pour Marc G.
Les indignes algriens, quon appelle les Algriens aujourdhui, y auraient trouv
leur intrt. 419
Pour Jean-Pierre Marc. :
On avait des amis musulmans, algriens, comme on peut dire maintenant pour se
distinguer. 420
Pour Danielle R. :
On avait les Musulmans, les Algriens en eux-mmes, on va dire, qui tait contre
nous 421
Quant Monique C., elle utilise en premier lieu lexpression Algriens , dsormais
majoritairement employe pour dsigner la population musulmane dAlgrie, avant de se
rependre. Ainsi affirme-t-elle :
Je les regarde et je dis a c'est des Algriens, enfin, des gens d'Algrie et ils vont
voir de la famille en Egypte peut-tre ... non, pas du tout, ils ont suivi le voyage
comme nous... je pensais qu'ils allaient juste atterrir au Caire et puis aprs... bon
bref... alors elle vient et elle me dit oh, d'o il vient ce bracelet alors je la regarde
et je lui dis il vient... il vient de chez nous ... non il vient de votre pays ... alors
elle me dit... non j'ai dit il vient de chez nous c'est comme a que j'ai dit il vient
de chez nous ... alors elle me regarde et elle me dit (en tapant dans ses mains) j'en
417

Entretien Herv H., Annexes, p. 454


Ibid
419
Entretien Marc G., Annexes, p. 649
420
Entretien Jean-Pierre M., p. 483
421
Entretien Danielle R., Annexes, p. 681
418

125

tais sre elle dit quand je t'ai... alors tout de suite elle se met me tutoyer (elle
prend un accent arabe) quand je t'ai vu avec ton mari, j'ai dit a c'est pas comme les
autres Franaises, c'est des Franais de chez nous ... 422
Sans quil sagisse, selon nous, dune intention de dpossder la population musulmane de la
proprit exclusive du nom Algriens , il semble tout de mme que le relatif contre-pied de
Monique par rapport au vocabulaire utilis aujourdhui traduit, en quelque sorte, une volont
de rtablir, travers les noms employs, la ralit de la relation quentretenaient les Franais
dAlgrie avec la terre algrienne. En un sens, ce sont finalement deux catgories
dAlgriens qui se font face, quand une seule dentre elles se voit autorise, lgitime
revendiquer ce nom.
Alain G. occupe une position publique. De ce fait, il apparat parfaitement conscient de la
difficult de parler aujourdhui de la priode de lAlgrie franaise et de la guerre, sans cela
entrane indignations ou polmiques. Selon nous, cest pour cette raison quil emploie une
expression qui nest utilise par aucun autre de nos interviews, et qui traduit assez bien son
embarras ne pas laisser la ralit de son vcu en Algrie, et donc la ralit des appellations
de chaque groupe qui y vivait, prendre le dessus sur le discours quil convient aujourdhui
dutiliser pour tre dans la norme :
Ceux quon appelle aujourdhui des Algriens, mais qui taient quon appelait
lpoque des Franco-Algriens 423
Maxime B., dput, fait galement preuve dun certain embarras, ne sachant plus quelle est
lexpression la plus approprie et la moins polmique pour dsigner la population des
Franais dAlgrie :
Les Franais dAlgrie, enfin les Pieds-Noirs, les Algriens, quoi, si vous
voulez 424
Quant Pascale S., elle associe de faon directe prsent et pass, et utilise la fois
lexpression attribue aux Franais dAlgrie par une mtropole dcide tourner
dfinitivement la page de la colonisation, en mme temps que celle qui, selon elle, traduit le
422

Entretien Monique C., Annexes, p. 85


Entretien Alain G., Annexes, p. 808
424
Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
423

126

mieux la relation trs forte quentretient cette population avec la terre dAlgrie. Ainsi
affirme-t-elle :
Les politiques pieds-noirs algriens, ceux qui taient dputs ou ceux qui taient l
pour faire voluer les choses 425
Cette tendance qui consiste rintgrer comme ayant fait partie de lhistoire un vocabulaire
sur lequel semble aujourdhui rgner une forme de consensus auquel les Franais dAlgrie se
seraient plis , ne concerne pas uniquement les Algriens daujourdhui, ou Arabes dhier.
Les Franais dAlgrie utilisent galement a posteriori un terme qui ne leur a pourtant t
assign qu la fin du conflit algrien, un terme quils ont mis du temps sapproprier et
charger positivement, celui de Pieds-Noirs. Ainsi, cest avec de nouveaux outils, passs
entre les mains des politiques, des historiens, de lopinion publique, que les Franais
dAlgrie rinterprtent leur propre histoire.
Cest ainsi que Jean C. affirme :
Je pense quon aurait pu avoir dautres issues moins mauvaises tant pour les PiedsNoirs que pour les Algriens eux mmes 426
Cette tendance relater des souvenirs ou des opinions de lpoque de lAlgrie franaise en
utilisant le vocabulaire aujourdhui autoris ou officialis pour parler de cette priode,
transparat galement dans les propos de Christian qui, plutt que de faire appel aux termes
Franais dAlgrie , ou mme Algriens , emploie directement lexpression PiedsNoirs . Ainsi, il sen sert pour dsigner la population des Franais, en faisant pourtant
rfrence une priode au cours de laquelle lexpression Pieds-Noirs ntait pas encore
rellement apparue. De mme quil est convenu, aujourdhui, et aprs les nombreux travaux et
recherches ayant port sur la colonisation et la guerre dAlgrie, dappeler les Franais
dAlgrie des Pieds-Noirs, Christian S., malgr une dmarche revendicative et dopposition
avec les autorits dlivrant la bonne histoire , montre de quelle faon il fait siennes les
appellations autorises pour voquer lAlgrie franaise, mme si elles navaient aucunement
cours lpoque :
Il sest pass beaucoup de choses, entre la France et lAlgrie, entre les Pieds-Noirs
et lAlgrie, entre les Pieds-Noirs et les Algriens. 427
425

Entretien Pascale S., Annexes, p. 849


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
427
Entretien Christian S., Annexes, p.
426

127

Xavier P., quant lui, montre de quelle faon lexpression Pieds-Noirs a t en un sens
impose aux Franais dAlgrie comme nouvelle appellation autorise. Dans la mme phrase,
il emploie ainsi le terme qui lui semble le plus fidle son histoire, ce quil considre
comme la ralit historique du rapport des Franais dAlgrie cette terre, et celui quil
convient quils utilisent :
Cest la tradition et cest le folklore algrien que jadore, pied-noir, pour employer
le mot 428

III- Le modle rpublicain luvre.


En se rendant sur lautre rive de la Mditerrane et en entreprenant de coloniser
lAlgrie, le pouvoir mtropolitain sest rapidement rendu lvidence. Pour maintenir sa
supriorit et sa souverainet sur cette terre, il lui tait urgent de faire de la France . Il
sagissait donc, de faon irrmdiable, de faire entrer les Europens dAlgrie dans la
communaut des citoyens, dans cette France imagine dcoulant des Lumires et de la
rvolution franaise () une France aux traits exceptionnels antagonistes, voulue et aime par
ces frres ennemis que sont les Franais aux rves manant dunivers mentaux mille lieues
les uns des autres 429. Comme le rappelle Pierre Birnbaum, cest la France la premire qui
sest engage (), avec violence et passion, dans des unifications spirituelles pourtant
contradictoires, tel point quelle a invent, laide de lEtat fort, tant de processus
homognisateurs, destructeurs des identits rivales, hostiles la prsence de lautre
() ? 430 Pour lui, si la France invente lEtat fort sur lequel sappuient durant de longs
sicles tous les efforts dunification des consciences les plus contraires, cest en rponse
cette grande fragilit interne 431. Cest donc pour mieux surveiller la socit civile, dtruire
dfinitivement les allgeances locales, imposer la rgle unique labore par lEtat central,
que lAssemble constituante dcoupe lespace national en quatre-vingt trois dpartements
qui destructurent les communauts nationales. 432
428

Entretien Xavier P., Annexes, p. 697


Pierre Birnbaum, La France imagine, Fayard, Collection Espace du politique , Paris,
1998, op. cit., p. 20
430
Ibid, p. 21
431
Ibid, p. 26
432
Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de lEtat, Hachette Littratures, collection
Pluriel, Paris, 2004, p. 180
429

128

Lespace colonial ne fera pas exception lentreprise de la France de dtruire, ou, en tout cas,
dannihiler toutes les identits au sein dune identit citoyenne franaise dominante. En effet,
parce quelle est un ensemble de dpartements, grs et administrs la manire de tous les
dpartements mtropolitains gre par le ministre de lIntrieur, et non par celui de lOutremer ou celui des colonies-, lAlgrie franaise connat logiquement le mme modle tatique.
Faire de la colonie un prolongement du sol mtropolitain, tel tait lobjectif. Les
dpartements, arrondissement, communes ou cantons, transposs dans le pays et associs un
cadre gographique circonscrit, devaient crer entre lAlgrie et la France () lide dune
continuit entre les deux territoires. 433
Si lon considre que lEtat constitue bien ce systme de rles institutionnaliss
fonctionnant de manire permanente, seul dtenteur lgitime de lusage de la force, contrlant
le territoire, sur lequel il exerce sa souverainet, exerant un pouvoir de tutelle sur la plus
lointaine des provinces 434, lAlgrie apparat sans conteste comme un morceau de France. Sa
population sera donc soumise aux mmes processus dhomognisation, dunification et
deffacement des disparits.
En un sens, nous pouvons poser ici lhypothse selon laquelle, dans un premier temps tout au
moins, lloignement de lAlgrie par rapport la mtropole a certainement jou un rle
dactivation de cet effet de tutelle, de surveillance du centre sur les provinces. En effet, pour
sassurer la fidlit, voire mme la subordination dune province aussi loigne que lAlgrie
franaise, lEtat franais a su dployer dautant plus de moyens et fournir dautant plus
defforts quil sagissait dune terre quil ntait pas aussi directement sous son contrle que
les provinces mtropolitaines. Comme le souligne Tocqueville, sous lancien rgime
comme de nos jours, il ny avait ville, bourg, village, ni si petit hameau en France, hpital,
fabrique, couvent ni collge qui pt avoir une volont indpendante dans ses affaires
particulires, ni administrer sa volont ses propres biens. Alors, comme aujourdhui,
ladministration tenait donc tous les Franais sous tutelle . 435
Par ailleurs, cette distance a pu galement peser sur lattitude des Franais dAlgrie par
rapport leur mtropole, oprant comme un lment tendant renforcer le sentiment
dappartenance la France, et de soumission lEtat et ses instruments . Parce que la
France et les Franais taient loigns, peu connus, et pour une grande part mythifis, il
433

Michle Baussant, Pieds-noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 126-127


Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de lEtat, op. cit., p. 173
435
Pierre Birnbaum et Bertrand Badie, Sociologie de lEtat, op. cit., p. 179
434

129

convenait daffirmer avec dautant plus de force et de conviction sa fidlit pleine et entire
la patrie, de manire tre parfaitement inclus dans la communaut nationale, et tre
galement compltement perus par la France comme membres part entire de la
communaut des citoyens.
Sur le sol mtropolitain, comme sur celui de la colonie, la France jacobine, celle des Lumires
et de la Rvolution franaise sexprime donc plein. En effet, comme le prcise Pierre
Birnbaum, le jacobinisme se prsente comme une puration permanente justifie par des
reprsentations fantasmatiques de lennemi, dans cette volont dinstaurer lUn, de dmasquer
ladversaire porteur de diffrences insupportables au regard dune vrit unique ().
Lessence du jacobinisme, remarque Mona Ozouf, est dans limpossibilit de concevoir une
volont populaire divise, une frontire entre minorit et majorit, entre sphre publique et
prive. Le monde du jacobinisme est celui o le for intrieur lui-mme est criminel . ()
Limage de la nation de citoyens rgnrs suppose labsorption complte des individus
dans la citoyennet , une forme exacerbe de citoyennet militante peu soucieuse des
appartenances plurielles436.
En Algrie, les Europens de toutes origines finirent par sattacher peu peu cette France
qui, au dpart, ne constituait pourtant quun alibi justifiant leur prsence sur la terre
algrienne 437, et ainsi, se plier aux dsirs dassimilation de la France. Toutefois, si le
processus dacculturation et dassimilation la France fonctionne plein dans lAlgrie
franaise, cest pourtant un rapport bien plus ambigu et fluctuant quentretient cette province
avec sa mtropole. En effet, sil apparat que la population des Franais dAlgrie sera
soumise aux mmes phnomnes deffacement des diffrences et duniformisation dans une
identit citoyenne unique et dominante, ce nest pourtant pas une relation sans heurts qui la
liera sa mre-patrie.

A)Une acculturation au modle rpublicain. La citoyennet franaise,


ses effets, ses alas
Bien que lointaine, la France meuble lunivers des pieds-noirs. Omniprsente, elle
est pourtant inconnue dune partie des immigrants de la premire heure. () Avant 1962,
436
437

Pierre Birnbaum, La France imagine, op. cit., p. 90


Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 14
130

rares sont ceux qui sy rendent. Et dans la plupart des cas, le sjour trop bref ne permet pas de
saisir la ralit quotidienne du pays. 438 En effet, rares sont les pieds-noirs qui peuvent se
payer en priode de vacances le bateau pour Marseille et, plus tard, lavion pour Paris. 439 Et
quelle que soit la joie de dcouvrir la France, elle na de raison dtre que dans le retour en
Algrie. Sans lui, le voyage en mtropole perd tout son sel. Revoir du bateau, les collines
rpeuses, sous la lumire impitoyable du ciel, est un bonheur ingalable. Limmense majorit
des Franais dAlgrie lignorera toujours et continuera vnrer de loin la belle inconnue,
pare par limagination dun voile de pluie et de scintillants frimas. 440
Limage de la France dpend donc, plus que de la connaissance quon en a, des donnes
historiques du moment et de lorigine ethnique. Lmotion y participe aussi. Les dangers
courus par la France ou par lAlgrie franaise remettent toujours en vidence leurs liens
rciproques. 441 Rattachs la France, nouvelle patrie, par le biais de naturalisations quils
nont finalement pas rellement choisies, les Franais dAlgrie se trouvent en situation de
sapproprier un tout nouvel univers de rfrence, une toute nouvelle identit de citoyens
franais, en mme temps que la France, de son ct, va semployer mettre en place, dans sa
colonie, les outils de lacculturation rpublicaine, dj prouvs sur le sol mtropolitain.
Nous lavons dit, lAlgrie constitue au sein de lEmpire colonial un vritable cas particulier.
Ce nest pas du ministre de la Marine, ni de celui des Colonies dont elle dpend. De mme,
bien que formes de dpartements, elle na jamais t prise en compte comme un ensemble de
dpartements dOutre-mer . LAlgrie tait soumise par un lien direct au pouvoir de la
mtropole coloniale. Dans la socit coloniale, toutes les institutions avaient un encadrement
venu de France, que ce soit ladministration, larme, ()lcole (). Limposition en
Algrie de cadres sociaux de rfrence et la mise en valeur de nouvelles fondations
matrielles () ont [donc] contribu lgitimer la prsence franaise dans le pays et
fabriquer chez les Europens dAlgrie une mmoire et une conscience historique communes.
La rfrence la France tait le matre mot. 442 Ainsi, on importa des institutions et des
symboles aux vertus prouves, tels lglise paroissiale, la mairie, lcole ou le monument aux
morts. Tout cela allait faonner au quotidien la vie sociale des individus et uvrer faire de
438

Ibid, p. 59
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 99
440
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 73
441
Ibid, p. 59
442
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 126
439

131

ces hommes et de ces femmes, qui avaient jadis rompu leurs dernires attaches, de vritables
Franais de synthse, acculturs une mtropole rve, dans une Algrie dsormais promise
ntre plus que la fille ane de la France. 443
Dans une poque o lAlgrie, en tant colonie et ensemble de dpartements franais, tait
considre et dirige comme un simple prolongement de la mtropole, cest donc assez
logiquement quy tait applique la rgle rpublicaine , sans trop dgard pour les
communauts, ayant pourtant constitu pour la France une aide significative dans son
entreprise de faonnement dune colonie de peuplement en Algrie. Comme sur le sol
mtropolitain, les particularits religieuses ou sociales sont progressivement cartes par le
travail de dfinition de lidentit nationale rpublicaine. Ce dernier fait de laffirmation de
lindividu et de sa volont dadhrer la nation llment essentiel de lidentit nationale. 444
Cest ce que rappelle Ren M., parlant dailleurs des Franais dAlgrie avec un vocabulaire
particulier : adoptant une position extrieure au groupe, il semble, selon nous, vouloir donner
son propos un surcrot dobjectivit et donc de crdibilit ses propos. Parmi les Franais
dAlgrie que nous avons eu loccasion dinterroger ici, ils seront nombreux sessayer ce
genre dattitude, les amenant sextraire, provisoirement et par des effets de langage, du
groupe pour donner leurs propos plus de crdibilit et plus de poids.
Ils avaient t levs avec une cole primaire qui sappelait lcole franaise, o la
langue obligatoire ctait le franais. Ils passaient devant la mairie o flottait le
drapeau franais. Il y avait une unit de gendarmerie plus ou moins dans le secteur,
ctait des gendarmes franais. Quand on faisait son service militaire, on allait dans
larme franaise. Quelle diffrence y avait-il avec un gamin de Perpignan ? Pour
eux, il ny en avait pas. 445
Cest donc tout un environnement qui vient la rencontre de ces nouveaux Franais et qui
selon eux, va confirmer chaque jour quils ne font quun avec le peuple mtropolitain. Pas
plus que sur le sol mtropolitain, la France ne tolrera la prgnance didentits particulires
risquant de mettre en pril un dvouement citoyen. Cest donc de faon assez brutale,
mais souvent perue par les Franais dAlgrie comme un sacrifice auquel il convient de
443

Ibid
Yves Dloye, Ecole et citoyennet. Lindividualisme rpublicain de Jules Ferry Vichy :
controverses, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, 1994, p. 113
445
Entretien Ren M. Annexes, p. 609
444

132

consentir pour accder une vie meilleure, que la logique rpublicaine va simposer aux
exils de la premire heure supposs se fondre dans le creuset national.
Pour obtenir une relle fusion des populations qui composent, ds aprs la conqute, la
population dAlgrie, la France ne sest pas contente de la lgislation 446. Pour intgrer
pleinement lAlgrie, lEtat franais utilisa toute la batterie de ressources sa disposition
447 et porta une toute particulire attention lcole et larme, les deux grandes institutions
qui touchaient le plus de citoyens. Comme le rappelle Alain Dieckhoff, la seule allgeance
citoyenne ne suffisait pas pour souder le peuple dans une communaut nationale 448. En
effet, le lien politique qui, en droit, fonde seul lappartenance la nation devait tre ritr,
dans les faits, par un lien social tabli sur une culture commune dont lpicentre devait tre
une langue nationale. 449 Cest donc dabord par lcole que la France tente dimposer la
connaissance de la langue et de re-enraciner ces nouveaux Franais dans des traditions
spirituelles qui constituent lme dun pays, par larme, elle rend effective la fusion souhaite
en unissant dans la mme vie pendant plusieurs mois, voire plusieurs annes, fils de Franais
et fils de () naturaliss. Cette tche apparat sans aucun doute trs difficilement ralisable
car il ntait pas vident que le succs allait couronner lentreprise. Mais, dans le mme
temps, cette uvre de francisation devenait une ncessit absolue pour la France (). 450

1) Lcole
On y apprend les paysages de France, les anctres Gaulois autant de dcalages avec
la ralit du peuple et de la terre algrienne. Pourtant, dans lAlgrie franaise,
lenseignement y a constitu un enjeu fondamental, tant pour la France, puissance
colonisatrice, du sol et des esprits, que pour ses nouveaux citoyens. Demeur un temps
inaccessible aux nos , les trangers rcemment naturaliss, cest pourtant en partie par lui
446

Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op.
cit., p. 275
447
Alain Dieckhoff, Nationalisme politique contre nationalisme culturel ? , in Alain
Diekhoff et Christophe Jaffrelot (dir.), Repenser le nationalisme. Thories et pratiques, Les
Presses de Science Po, Collection Rfrences , 2006, p. 119
448
Alain Dieckhoff, Nationalisme politique contre nationalisme culturel ? , op. cit., p. 119
449
Ibid
450
Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op.
cit., p. 275-276
133

quils vont faire leur entre dans la communaut nationale. Pour les lgislateurs
rpublicains, () lcole tout entire devait enseigner le semblable () de faon que celui
qui na point de chaussettes se sente tout de mme citoyen . Citoyen, car les lieux privilgis
de cet apprentissage taient lducation civique, lducation morale, et lenseignement de
lhistoire de France. 451
Toutefois, les discriminations ne suffisent pas aux tenants de la puret franaise. Ce quon
vise, ce nest pas tant le maintien de lhgmonie franaise, pas vraiment menace, que la
ngation de la diffrence : Dans un pays o la moiti des Europens sont dorigine
trangre , crit V. Demonts, o les indignes, spars de nous par leur religion, leurs
sentiments, leurs manires de vivre, ne sont point encore rallis notre cause, le patriotisme
est plus quun devoir, cest une ncessit, une condition dexistence nationale. Dans cet
esprit, la scolarisation quon envisage ne sera pas une promotion mais une procdure de
normalisation. 452
Ainsi, lducation apparatra quand mme comme le moyen de faire des gnrations futures
les citoyens fidles dune France qui les aura levs . Comme laffirme V. Dmonts,
lEspagnol, lItalien ou le Maltais venu en Algrie sortait du peuple; il tait gnralement
pauvre, illettr. Il navait que des instincts sociaux et des besoins matriels. La premire
instruction que lcole primaire donne ses enfants les dgrossit, les prpare une vie plus
releve. Ce nest que dans les gnrations futures que natront chez ces trangers naturaliss
des besoins nouveaux dordre esthtique, social ou intellectuel; mais laction de la France se
sera fait sentir sur ces mes deux fois. Elle y aura grav son empreinte ineffaable 453. Cest
donc par le biais de lcole et des enseignements qui y sont inculqus que la France va
vritablement intgrer dans les rangs de ses citoyens, melting-pot dmigrants europens. En
effet, intgrer signifiera transmettre ceux qui arrivent le sentiment quils sont les
membres part entire dune collectivit. 454
Dans une Algrie alors perue comme un prolongement gographique et politique de la
France, lcole rpublicaine apparat donc comme le lieu o, loin denseigner chacun do
il vient, il sagit dapprendre chacun quoi il est appel participer. Le rle de lcole
rpublicaine nest pas de renvoyer chacun son identit, mais de transmettre tous les
451

Jacques Ozouf, Mona Ouzouf, la Rpublique des instituteurs, op. cit., p. 285
Ibid, p. 85-86
453
Ibid, p. 86
454
Robert Grossman et Franois Miclo, La Rpublique minoritaire, Editions Michalon, Paris,
2002, p. 44
452

134

valeurs de la citoyennet. 455 Nombreux sont ceux qui affirment avoir t marqus par le
temps pass sur les bancs de lcole, y voyant notamment le lieu de leffacement des
diffrences, et de lexpression dune galit permis par une commune et unificatrice identit
citoyenne. Ainsi, Jean B. rappelle :
Je me souviens des distributions des prix de lcole rpublicaine habill en
blanc je me souviens des ftes des ftes sportives, o tous les enfants des coles
taient sur le stade en dansant 456
Pour Maxime B. :
Ma grand-mre et ma mre parlaient franais. Elles taient alles lcole 457
Pour Xavier P. :
Jtais lcole, et je me suis trouv, moi, dans les classes de dbut de scolarit
lcole communale de lpoque, avec les instituteurs de lpoque. () Moi, je suis un
enfant de lcole communale. Ma femme aussi. Toute ma famille nous sommes des
enfants de lcole communale, de lcole de lEtat franais, de la Rpublique. 458
Par ailleurs, si lon suit les propos de Franois de Singly, affirmant que le dracinement, la
dsaffiliation constituent le seul moyen de parvenir une nouvelle affiliation 459 et que la
communaut -nationale dorigine- doit tre abandonne afin de permettre ladhsion une
nouvelle communaut -franaise460, lexil auquel les Europens se sont plis aura
finalement constitu, pour la France et passes les premires difficults, une vritable chance
de faire merger une communaut neuve de citoyens reconnaissants et fidles, comme
conscients que leur avenir dpendait dsormais de leur plein embrassement de leur nouvelle
appartenance et qui, de ce fait, se sont engags dans un processus de francisation intensif.
Un sicle aprs le dbut de lentreprise unificatrice des Lumires sur le sol mtropolitain,
cest donc au tour de lAlgrie, nouvellement franaise, et de sa population particulirement
htrogne, de passer sous linfluence homognisatrice rpublicaine. Comme se fut le cas
455

Ibid, p. 47
Entretien Jean B., Annexes, p. 268
457
Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
458
Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
459
Franois de Singly, Les uns avec les autres. Quand lindividualisme cre du lien, Armand
Colin, Collection Individu et socit , Paris, 2003, p. 49
460
Ibid
456

135

dans les coles mtropolitaines, en Algrie franaise, les instituteurs de la Rpublique


mettent en uvre une autre entreprise de rgnration de la socit fonde sur une stricte
morale positiviste conforme lidologie rpublicaine. Dans sa logique extrme, () le
combat des instituteurs se livre nouveau contre toute forme dappartenance particulariste
risquant de contrarier une citoyennet militante, contre un pluralisme contraire la
construction de cette communaut des citoyens fonde sur une Raison unique. 461 Souvent
envoys de mtropole pour porter la parole rpublicaine, les hussards noirs rpandent un
savoir uniforme destin rgnrer le peuple. Telle une arme discipline, ils entreprennent,
sous le contrle tatillon dune administration soucieuse de vrifier leur stricte conformit
des rles si austres (), une diffusion homogne des Lumires souvent peu attentive
lextrme diversit culturelle des enfants ainsi socialiss la Rpublique travers une langue
frquemment fort distincte de la leur, des patois encore communment utiliss mais souvent
combattus au nom du franais, langue de la Rvolution et de lunit ().462
Dans le cas des Franais dAlgrie, il sagit donc, avant tout, de transformer, le plus
rapidement possible, de parfaits trangers en Franais modles, fruits dune Rpublique qui
fonctionne plein. En des temps de conqute et de peuplement coloniaux, les instituteurs,
comme la plupart des membres de ladministration franaise du moins au dbut de lAlgrie
franaise- taient des mtropolitains, porteurs donc de cette volont homognisante de la
France. Lentreprise des Lumires trouve en Algrie un terrain favorable, car, mme si la
plupart des Europens dAlgrie ntaient pas franais, ils trouvrent tout de mme dans ce
que leur offrait la France une opportunit de se sortir de la misre qui leur avait fait fuir leur
pays dorigine.
Il semble donc quen Algrie, mme si les langues et coutumes originelles pouvaient avoir
subsist dans la sphre prive comme lautorise dailleurs lidologie rpublicaine et
citoyenne franaise, elles taient en revanche bannies de lcole publique, dabord par des
instituteurs mtropolitains anims par un devoir de colonisation des esprits de ces
nouveaux Franais, ensuite parce que lcole en tant que sanctuaire de la Rpublique tait
respecte par ce quelle offrait : un mme statut de franais pour un peuple plus
quhtrogne. Ainsi a-t-on incit ces immigrs laisser de ct les particularits quils
tiraient de leur pass.

461
462

Pierre Birnbaum, La France imagine, op. cit., p. 165


Ibid
136

En tant que nouveaux Franais, leur histoire, et mme leur gographie, ne pouvaient
dsormais tre quidentiques ceux des Franais mtropolitains. Se voir enseigner la mme
histoire quaux enfants mtropolitains, ntait-ce pas finalement tre un peu comme eux ?
Bnficier des mmes droits, et jouir du mme statut de citoyen franais ? Une chance en
somme. Pour en bnficier pleinement, ceux qui devenaient les Franais dAlgrie se sont
abandonns la France.
Dans le processus dassimilation, la modification des pratiques linguistiques constitue un
lment essentiel. Ladoption du franais comme langue de communication dans la sphre
prive en tmoigne. 463 Cest dailleurs de cette faon que certains Franais dAlgrie ont
entendu inculquer leurs enfants lopportunit qui se prsentait ainsi eux, en allant parfois
jusqu bannir lusage de leur langue dorigine. Et Pierre Jakez Hlias de raconter le rle des
instituteurs dans lentreprise de francisation : Les instituteurs ne parlent que franais ().
Daprs mes parents, ils ont des ordres pour faire comme ils font. Des ordres de qui ? Des
gars du gouvernement . Qui sont ceux-l ? Ceux qui sont la tte de la Rpublique. Mais
alors, cest la Rpublique qui ne veut pas du breton ? Elle nen veut pas pour notre bien. 464
Ainsi Alain Y. raconte-t-il :
Hormis le franais, je ne sais pas parler ni litalien, ni lespagnol parce que il faut
savoir que nos parents, et a cest peut-tre intressant justement pour votre
interview cest que je suis issu dune famille de premiers Pieds-Noirs qui sont
arrivs en Algrie quil fallait compltement sintgrer. Il fallait pas parler ni
italien, ni espagnol la maison a fait que ma mre ne sait pas parler un mot
ditalien. Mon pre ne savait pas du tout parler un mot despagnol moi et ma sur
on ne sait pas parler sinon que le franais. 465
De mme, pour Jean-Marc L. :
Je descends dEspagnols, mais ma mre est ne B., et donc je descends dItaliens.
Donc, je suis vraiment mditerranen, et italo-espagnol franco-italo-espagnol. Je ne
parle pas un mot ditalien. Je ne parle pas un mot despagnol, parce que la curiosit
des Pieds-Noirs, cest que beaucoup ont perdu leur langue dorigine, comme dans ma
463

Michelle Tribalat, Le creuset franais : des points de fragilit dordre social , in


Pierre Birnbaum (dir.), Sociologie des nationalismes, Presses Universitaires de France,
Collection Sociologie , Paris, 1997, p. 193
464
Pierre Jakez Hlias, Le Cheval dorgueil, Editions Plon, Collection Terre humaine ,
Paris, 1975, p. 229
465
Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
137

famille, parce que notre aeul, quand il est arriv en Algrie en 1880, il a il a bien
dit ses enfants je vous interdis dsormais de parler espagnol. Cest la France qui
nous donne manger. Donc, nous devenons franais , et lespagnol sest perdu
totalement dans la famille la preuve moi, mes deux langues vivantes, cest
lallemand et langlais, alors. 466
Les Franais dAlgrie, si diversifis, tout comme leurs compatriotes de mtropole, se sont
retrouvs pris dans un systme o tout tait fait pour la promotion de la seule langue
franaise : monopole officiel du franais lcole, dvalorisation des langues rgionales
() 467
La seule solution propose par la France, par le biais de son cole, est celle de lassimilation.
Ce nationalisme conqurant contamine toutes les classes europennes et se traduit par des
affectations linguistiques qui font sourire les Franais frachement dbarqus. Les
populations franaises dadoption sexpriment avec recherche ds quil sagit de mener une
conversation de qualit. Une mre sadressant un directeur dcole dira : Jai remarqu
que mon fils, quand il effectue ses devoirs au lieu de quand il fait ses devoirs . On ne
demande jamais des nouvelles de votre femme, mais de votre dame . [] On ne vit pas
bien, mais dans laisance , que lon crit gnralement les anses , sourit Lucien
Ads 468. 469
Les Nos tiennent absolument la frquentation de lcole par leurs enfants parce quils ont
mesur les profits de linstruction cette poque et parce que, dsormais Franais, ils tiennent
bnficier de tous les avantages que leur confre la nouvelle nationalit. 470 Cest dailleurs
par le biais de lcole de la Rpublique que les enfants Franais dAlgrie, et, par leur
intermdiaire, leurs parents, vont tre incits sapproprier une histoire strictement franaise.
Cest ainsi quils vont tre amens mettre de ct leurs histoires particulires, pour se fondre
dans une unique identit citoyenne. Lcole constitue donc le meilleur endroit pour faire
vritablement vivre la France, dj prsente par nombre de symboles matriels, comme le
466

Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285


Alain Dieckhoff, Nationalisme politique contre nationalisme culturel , in Alain
Dieckhoff et Christophe Jaffrelot (dir.), Repenser le nationalisme. Thories et pratiques,
Presses de Sciences Po, Collection Rfrences , Paris, 2006, p. 118
468
Cit par Annie Rey Goldzeiguer, Aux origines de la guerre dAlgrie. 1940-1945, de Mersel-Kebir aux massacres nord-constantinois, Editions La dcouverte, Collection Textes
lappui , Paris, 2002, op. cit., p. 121
469
Annie Rey-Golzeiguer, Aux origines de la guerre dAlgrie. 1940-1945, de Mers-el-Kebir
aux massacres nord-constantinois, op. cit., p. 121
470
Ibid, p. 276
467

138

drapeau ou le monument aux morts. Etre franais de nationalit est insuffisant si on ne


sefforce pas dtre franais par la langue et par la pense. Lcole et la capacit suivre des
tudes jouissent, parmi les pieds-noirs, dune grande considration. 471
Pendant des dcennies, voire des sicles, lcole et larme ont t les deux principaux
vecteurs dintgration des individus la communaut nationale. 472 Sur les champs de
bataille, autour des monuments aux morts, le sentiment dappartenir une mme patrie sest
patiemment form. Cest vrai pour la nation franaise, qui sest consolide avec la Grande
guerre, en mme temps quelle y perdait lessentiel de sa jeunesse. () Lcole a jou
pleinement son rle de creuset social : elle a transmis des valeurs, des rfrences communes,
le sentiment dappartenir une mme collectivit. 473 En effet, lexistence uniforme qui y
est mene agit comme un vritable bain culturel.

2) Larme
Au tournant du sicle, lEtat renforce () son emprise sur la socit civile, la
conscription assurant partir de 1798 lunit de la nation incarne par son Etat, face
lennemi extrieur qui menace les frontires. A lintrieur du territoire, les citoyens
sidentifient de plus en plus leur Etat, les autres loyauts tant supposes stre
vanouies. 474 Essentielle au processus de francisation des Europens et de leur intgration
pleine et entire au sein de la communaut des citoyens, preuve de leur bonne foi, de leur
reconnaissance lgard de la France, et de leur engagement son service, la participation
aux guerres mondiales ne pose pas de problme, mme ceux qui ne pratiquent pas encore
parfaitement le franais. 475 En effet, celles-ci sinscrivent dans la continuit de cette
histoire que les pieds-noirs ont fait leur et qui nest pas avare de contradictions et de
bigarrures. Les deux conflits mondiaux constituent mme les croisements fondamentaux entre
le parcours spcifiquement pied-noir et lhistoire nationale. 476
Pour Xavier P. :
471

Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 197
Robert Grossman et Franois Miclo, La Rpublique minoritaire, op. cit., p. 43
473
Ibid
474
Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de lEtat, op. cit., p. 180-181
475
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 138
476
Ibid
472

139

Ctait la France, pour les raisons que je vous ai exposes, parce que on avait vcu
tous les grands vnements franais on les a vcus jusqu ce quon sen aille,
jusqu lindpendance de lAlgrie. Donc, videmment, pour nous, a ne nous
effleurait pas. Ca ne nous effleurait pas. Et cest peut-tre dailleurs cette
inconscience qui fait que a nous a tellement traumatis et que on a tellement t
troubl par tout ce qui sest pass, parce que nous manquions, sur ce plan-l,
manifestement, de recul, comme lavait la mtropole. 477
Plus tard, ils seront fiers de raconter que cest finalement dans cette arme dAfrique
constitue de ses citoyens les moins franais que la France aura trouv ses plus fidles et
ses plus forts dfenseurs, et que cest encore grce eux quelle pourra recouvrer sa pleine
souverainet. Constitue partir des populations europennes et arabo-berbres, cette
arme a permis la cration dunits spciales telles que la Lgion trangre, les zouaves, les
tirailleurs et les spahis. Pendant la Premire Guerre mondiale, elle combat en Syrie et en
Sicile, tandis quune partie de ses effectifs se trouve en mtropole. Durant la Seconde Guerre,
elle se lance corps perdu dans la bataille avec un seul objectif plant dans le cur : librer la
mre patrie du joug allemand. 478 En effet, lheure dcrire son histoire, lAlgrie
coloniale () pourra se targuer davoir fait lunion sacre devant la menace germanique. 479
Avec la dclaration de guerre de 1914 que les conflits de toutes sortes et, de chaque ct de
la Mditerrane, dans cette priode difficile, une seule pense prvaut : le rassemblement sous
les drapeaux. Les Europens () sont les premiers manifester leur patriotisme. () Dans
toutes les rgions de lAlgrie ainsi que dans tous les milieux sociaux, on montre un gal
empressement sengager dans larme. 480 En effet, lorsquil sagit de dfendre la France,
on nhsite pas. Lappartenance ce pays ne se discute pas et laffection quon lui voue est
inconditionnelle. 481 La premire guerre mondiale constituera ainsi un vnement
dterminant, en ce quelle cimentera la destine commune de la colonie et de la mtropole.
Juifs indignes, Espagnols, Italiens, Maltais, Franais bien sr ont fait valoir leur
appartenance la nation franaise en combattant vaillamment. 482 A cette occasion, et comme
477

Entretien Xavier P., Annexes, p. 697


Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 69
479
Ibid, p. 108
480
Ibid, p. 107
481
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 70-71
482
Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 113
478

140

le prcise Jean-Jacques Jordi, la mobilisation en Algrie franaise est effectue, non


seulement

sans

difficult,

mais

encore

dans

une

atmosphre

denthousiasme

indiscutable 483. Ainsi, la conduite au front des Nos ne laisse plus aucun doute sur la
sincrit de leur patriotisme. Lpreuve de la Grande guerre a t concluante pour les Nos
ressentie comme telle pour les Franais dAlgrie. La fusion est dj bien commence. 484
Jean-Marc L. rappelle ainsi :
Nos Pieds-Noirs taient venus dfendre la France, sur le sol franais, en 14-18 et en
39-45. Nous avons eu le plus gros taux de conscription jamais connu dans lhistoire de
France, parce que cest 17 classes dge quon a recrutes en Algrie. Cest--dire
que ds quon avait 15 ans, on tait oblig de partir la guerre. En France, on
sarrtera 17 ans, mais pour les Pieds-Noirs, mme 15 ans, on pouvait partir la
guerre. Donc, tout a, a nous a forg une identit, cette cette histoire de France,
cette histoire de lAlgrie, de la France en Algrie. Et donc, pour nous tous, on avait
vraiment vite oubli nos origines espagnoles, europennes voire ailleurs. 485
Et Jean-Pierre R. dajouter :
Dailleurs, on le sait que le taux de mobilisation des Pieds-Noirs a t plus fort que
le taux des Franais pendant la guerre de 14-18. 486
Ds 1942, le million de Franais europens dAfrique du nord fournit aux armes 27 classes
dge entre dix-neuf et quarante-cinq ans, plus les engags volontaires, soit 16,35% des
Franais de souche ; de mme, 15,8% des musulmans sont enrls, dont la plupart nont pas
la qualit de citoyens. 487
Cette participation massive de la population franaise dAlgrie aux conflits dans lesquels
leur nouvelle patrie se trouve engage semble tmoigner dune volont den devenir
pleinement citoyens, jusque dans leurs chairs, en mme temps que dune dmarche de
reconnaissance lendroit de la France qui leur offre, selon eux, la possibilit de sortir dune
misre qui leur a fait fuir leur pays dorigine. Cest dailleurs ce que semblent traduire les
propos de l hymne de larme dAfrique encore souvent chant aujourdhui, et qui
483

Jean-Jacques Jordi, Les Espagnols en Oranie. 1830-1914 : histoire dune migration, op.
cit., p. 173
484
Ibid
485
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
486
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
487
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 89
141

tmoigne de la survivance dun rapport la patrie participant pleinement dune identit propre
aux Franais dAlgrie, un rapport dont ces derniers nauraient conserv que la
philosophie , une fois consomme leur rupture avec la France dcolonisatrice- : Nous
tions au coeur de l'Afrique. Gardiens jaloux de nos couleurs. Quand sous un soleil
magnifique. Retentissaient ces cris vainqueurs. En criant, en chantant, en avant ! C'est nous
les Africains qui revenons de loin. Nous venons des colonies pour sauver le pays. Nous avons
tout quitt, nos parents, nos amis. Et nous gardons au coeur une invincible ardeur. Car nous
voulons porter haut et fier, ce beau drapeau de notre France entire. Et si quelqu'un venait y
toucher, nous serions l pour mourir ses pieds. Battez tambours. A nos amours. Pour le pays,
pour la patrie, mourir au loin, c'est nous les africains ! Pour le salut de notre empire, nous
combattons tous les vautours. La faim, la mort nous font sourire, quand nous luttons pour nos
amours. En avant, en avant, en avant ! () De tous les horizons de France, montant sur le sol
africain, nous allons pour la dlivrance qui par nous se fera demain. En avant, en avant, en
avant ! () Et lorsque finira la guerre, nous reviendrons nos gourbis, le coeur joyeux et
l'me fire, davoir libr le pays. En criant, en chantant, en avant !
Par ailleurs, cette intense mobilisation et la participation massive aux conflits dans lesquels la
France sera par la suite engage, peuvent galement, selon nous, tre interprts comme des
formes de compensation de la part des Europens dAlgrie, de leur manque
d anciennet nationale . En effet, cette forme de nationalisme algrien savre
particulirement ncessaire lgard de la France prte douter constamment des souches
franaises dans la colonie. 488
Comme le dira dailleurs Alain Y., les Franais dAlgrie sont franais par le sang vers .
En quelque sorte, ils ont, par leur dvouement et leur sacrifice, gagn le droit de
sexprimer en tant quenfants lgitimes de la France, au mme titre que les Franais
mtropolitains. Cest dailleurs ce que rappelle Gilbert L. :
On est franais... on a vers notre sang... mon pre a t mutil 19 ans il a perdu
sa jambe... moi j'ai fait la guerre, je me suis fait casser la gueule, je vois pas pourquoi
je serais pas franais ! 489
Cest donc en grande partie avec cette participation souvent spontane qumerge lincroyable
sentiment patriotique qui semble caractriser les Franais dAlgrie. Il sagit pour eux une
488
489

Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 146


Entretien Gilbert L., Annexes, p. 813
142

forme d change de bons procds que doffrir la patrie de la dfendre, quand elle
semble sengager, en contrepartie, offrir ses nouveaux membres une vie meilleure que
celles queux ou leurs anctres ont quitt et leur consentir les droits attachs la nouvelle
citoyennet quils vont trenner sur les champs de bataille.
Ainsi, comme laffirme Maxime B. :
Cest vrai que ces gens-l, en fait ils sont devenus franais aprs la guerre de 14,
pour la plupart ils avaient fait la guerre, donc leur sentiment dappartenance il tait
l. Donc, certains se sont engags mme avant la guerre de 14 hein, pour pouvoir
aller combattre. 490
Pour Christian S. :
Quand quelquun va sur les champs de bataille, il en cest une fiert il connat
quoi de la France hein ? La campagne dItalie bon, il connat pas la France. Il
connat le drapeau franais. Et, quand il rentre, ou si mme il ne rentre pas, ben la
famille elle est touche, parce que bon ben il est mort pour la France.
Pour Jean B. :
Tous nos grands-parents ont servi, fait la guerre, tout a il y avait un sentiment
patriotique trs trs trs fort et a moi, je le garde je garde cet amour de la
France. 491
Ou encore pour M et Mme R. :
Elle : En Algrie, on tait des Franais. Vu que il est all la guerre, il a fait le
rgiment en France
Lui : Jai fait mon rgiment Bourges, au 105me rgiment dartillerie lourde
hippomobile parce que lpoque, ctait hippomobile. Ctait les chevaux et
ensuite, je suis revenu au bout de deux ans. Je suis parti en 36, je suis revenu en 38
en 39, je suis parti en Tunisie ctait contre les Allemands et contre les Italiens.
Cest une campagne qui comptait double parce quon avait deux ennemis. Ensuite,
je suis revenu en 40. En 42, les Amricains ont dbarqu Oran et sept jours aprs,
jtais dans le train nouveau pour repartir en Tunisie

490
491

Entretien Maxime B., Annexes, p. 404


Entretien Jean B., Annexes, p. 268
143

Elle : Cest pour a quon se sentait des Franais 492


En Algrie franaise, on na jamais recul devant le sacrifice suprme : comme les Franais
de France, les trangers nont pas chapp aux hcatombes de la guerre. Cette mulation
patriotique, que la socit coloniale sest impose, est dterminante. Elle lui donne le
sentiment quelle rgnre la vieille France .
Cest sans doute parce quelle leur est inconnue que cette patrie pour la dfense de laquelle
tant de Franais dAlgrie se sont engags sans trembler, que la France, pendant de trs
nombreuses annes, bnficiera dune image totalement idalise. Elle sera adore, dans
chacun de ses symboles, dans chacune de ses commmorations.

3)Un patriotisme exacerb


Labsence et linconnu de la France mtropolitaine donnent carte blanche
limagination fertile des Franais dAlgrie, quils imaginent grande, puissante, moderne.
Loin de reprsenter un obstacle, lloignement physique de la mtropole, qui ne constituait
gure, pour nombre dentre eux, une ralit tangible, venait amplifier la place prpondrante
dont elle jouissait dans limaginaire collectif de chacun : la France, pour nous, ctait un peu
comme une chimre. La France, ctait quelque chose, on pensait que ctait inaccessible
() 493 Peu importe quelle ne tourne pas si souvent son regard vers ses nouveaux enfants,
ces derniers la portent dans leur cur. Et pour entretenir cet amour immodr, elle rappelle,
quotidiennement, sa prsence et son emprise, sur le pays comme sur les hommes. En effet,
parfois inattentive, la France se rvle, cependant, une mre abusive, ne permettant
quiconque de loublier. Par toutes sortes de manifestations matrielles, dincitations
impratives ou persuasives, elle simpose inexorablement. Si bien quil devient impossible
aux pieds-noirs de concevoir leur existence sans la France. 494 Elle va ainsi se livrer un
gigantesque travail pdagogique pour que des pans de plus en plus larges de la
population 495 apprennent, connaissent et intgrent les rfrences collectives nouvelles.

492

Entretien M et Mme R., Annexes, p. 770


Michle Baussant, Pieds-noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 129
494
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 59
495
Anne-Marie Thiesse, Les identits nationales, un paradigme transnational , op. cit., pp
195-196
493

144

Eloigne, la France investit le terrain algrien par divers symboles et vnements confirmant
sil en tait besoin sa mainmise sur lAlgrie. Ces lments, matriels ou non, participeront
grandement du sentiment dappartenance nationale sans cesse croissant chez les Franais
dAlgrie, notamment parce que, partout o ils regardaient, ctait elle quils voyaient. Selon
nous, cet loignement a pu gnrer de la part des Franais dAlgrie une forme de
compensation , qui a pris en quelques sortes la forme dun dcuplement, dune sur-activit
patriotique. La France force lattention de tous par le spectacle quelle donne, les
obligations quelle cre, les rites quelle institue. () Le 14 juillet devenu fte nationale, sa
revue rythme rgulirement le droulement temporel et attire bien plus de spectateurs quil
ny a de citoyens. Cette foule clbre par sa prsence la France ne de la Rvolution, quelle
que soit son appartenance ethnique. Par la suite, les anciens combattants, citoyens ou non,
commmorent solennellement le 11 novembre devant des monuments aux morts comparables
ceux de la France. 496 Dploiement de drapeaux tricolores aux fentres la moindre
commmoration, Marseillaise reprise en cur par les foules dans les runions publiques,
dfils militaires () offrent chaque anne loccasion de tmoigner dun attachement la
mre-patrie. 497 Parce que, pour tous, la patrie comme la Rpublique est une seconde
nature 498, chacun sengage dans une clbration quasi-quotidienne de la France et de son
histoire, en affirmant, tours de bras, un indfectible patriotisme.
Ainsi, au cours de notre travail de recherche, avons-nous t frquemment confronts lide
selon laquelle les Franais dAlgrie auraient t plus franais que les Franais .
Originellement majoritairement trangers la France, ils ont ainsi souvent affirm une sorte
de sur-affirmation patriotique, qui correspond, selon nous, un besoin daffirmer de faon
toujours plus forte son attachement la patrie qui les a accueillis, mais aussi, en quelques
sortes de compenser leur origine trangre face des Franais mtropolitains qui
risqueraient de les considrer comme des Franais de seconde zone du fait dune trop rcente
entre dans la communaut nationale.
Ainsi Christian S. affirme-t-il :
Les gens, ils parlaient que du drapeau franais. Ils voyaient que a. () ils ont
idaliss le drapeau franais () Donc forcment il y a eu une il y a eu un il y a
eu en Algrie, en Afrique du nord on a idalis la France par le drapeau, par par
les engagements dans les guerres499
496

Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 69
Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit, p. 144
498
Ibid
499
Entretien Christian S., Annexes, p. 385
497

145

Pour Alain Y. :
Le problme cest quon voulait tre toujours, nous, Europens on voulait tre
toujours plus franais que les autres, plus bleu blanc rouge que les autres 500
Pour Alain G. :
Le drapeau bleu-blanc-rouge a toujours t dans notre cur. Ca cest clair ()
nous tions un petit peu nationalistes, cest vrai () non, on tait franais. On est
franais part entire on lest toujours dailleurs 501
Ou encore pour Francis :
Le Pied-Noir dAlgrie tait plus franais que le Franais de mtropole et il se faisait
une ide de la France quelque chose, la France tait, ctait vraiment lidal. 502
Pour Pierre Be. :
Tout ce creuset de pro-franais, ce ntait pas la France qui faisait suer le
burnous . Donc, je ne peux vous dire quel point ce patriotisme tait formidable, et
tel point volu, que ds 1928, mon pre et mes oncles sont venus faire leurs tudes en
France. Ils sont devenus de grands amis des surralistes. Ils connaissaient Baudelaire
et Rimbaud par cur. 503
Les commmorations rgulires sont loccasion de rassemblements trs suivis, au
cours desquels la ferveur patriotique et le souvenir de la patrie bienveillante sont
ranims. On y chante la Marseillaise ou les Africains , on y agite des drapeaux, on y
clbre les troupes. Comme le raconte dailleurs Jean-Franois C. :
Jhabitais 55, rue dIsly. Ctait le cur dAlger la Grande Poste. Cest ici quil y
a eu la fusillade du 26 mars langle, jhabitais langle, et langle de la rue
dIsly et de lavenue Pasteur, et tous les dimanches, mme avant les vnements, il y
avait des prises darmes pour commmorer le dbarquement des amricains, le 14
juillet etcetera. Donc, il y avait des troupes, aussi bien de tirailleurs algriens, de

500

Entretien Alain Y., Annexes, p. 362


Entretien Alain G., Annexes, p. 808
502
Entretien collectif, Annexes, p. 117
503
Entretien Pierre Be., Annexes, p. 863
501

146

sngalais ou des units mtropolitaines, qui dfilaient en bas la musique militaire,


le drapeau la musique militaire a a berc mon enfance depuis tout petit. 504
Pour Jean-Marc L. :
Cest vrai que le 14 juillet, nous, en Algrie, du bleu blanc rouge partout. Chaque
pied-noir mettait un drapeau bleu blanc rouge sur sa fentre. Sur tous les balcons, ils
mettaient les drapeaux bleu blanc rouge, etcetera Alger, Oran, Bnes, Philippeville,
Constantine, Sidi Bel Abs, ctait que du bleu blanc rouge () on tait plus franais
que les Franais. 505
Pour Michle Fa. :
On tait trs trs patriotiques beaucoup plus que ne ltaient les Franais parce
que le drapeau franais pour nous, quand on voyait un drapeau, on pleurait hein
on voit des films encore, en 8 mm, o on fond parce que il y a un vnement militaire,
ou un truc comme a, ou un dfil, on pleurait quand on entendait la Marseillaise. On
tait trs trs patriotes. 506
Pour Pierre A. :
On vibrait aux succs sportifs de la France. On tait fiers dtre franais mme
pour les Pieds-Noirs qui taient franais de frache date, puisquil y avait une
communaut, notamment, espagnole, trs importante Oran, moins importante
Alger. Il y avait une communaut juive, qui ntait pas nulle, en Algrie () nous nous
sentions en effet totalement franais le simple fait le symbole pour moi le plus
important cest que, pendant les grandes manifestations du 13 mai 58, quest-ce quon
chantait ? On chantait cest nous les Africains qui venons des colonies pour
sauver la patrie , cest quand mme les paroles ne sont pas neutres, et puis on
chantait la Marseillaise. Ctait ctait tout fait naturel. 507
Pour Mme P. :
Je sais pas si les Pieds-Noirs taient pas plus franais que les Franais hein ! Cest
moi qui vous le dis Ouh la la la France et quand il y avait un dfil, le 11 le
504

Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
506
Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
507
Entretien Pierre A, Annexes, p. 439
505

147

14 juillet, et toutes les ftes nationales et le drapeau franais la fentre dabord,


mon pre, ctait le premier () avec le drapeau franais () Et on faisait des
dfils. Alors, nous habitions dans une rue la rue Arago, qui prolongeait la rue
Loubet, et au bout de cette rue Loubet, nous avions le Monument aux Morts. Alors, le
dfil partait toujours de ce local, vous savez cest pour vous dire que nous tions
oh la la des Franais, je crois, je vous dis, plus que franais et quand ctait des
ftes nationales, eh bien, on les ftait comme les Franais. Ah non, nous tions
franais part entire et la Marseillaise, et tout ce qui sen suit. Ah oui 508
Pour Danielle R. :
Moi, avec mon ge, 14 ans, quand je voyais un drapeau franais, cest comme si je
voyais le messie ! (elle rit) Cest comme a. Voil, en fait, cest a tre farouchement
franais. 509
Pour Jean B. :
Je me souviens des dfils militaires pour le 11 novembre, le 14 juillet, le 8 mai,
etcetera la musique des tirailleurs. Je me souviens des ftes de la lgion trangre
Siddi Bel Abs 510
Frquentes et attirant un trs large public, les commmorations permettaient de faire le lien
avec un Etat mtropolitain cens incarner lunit du pays 511. La croyance dans les
valeurs quelles mobilisaient taient ainsi soutenues par des pratiques, individuelles et
collectives, quotidiennes et extraordinaires, qui avaient progressivement acquis une grande
vigueur symbolique. () Laspect public et collectif des commmorations ne tendant pas
seulement assurer la cohsion du groupe. Il permettait aussi de ractualiser et daviver,
travers une exprience vcue et partage, un sentiment de solidarit. 512
Comme lexplique Michle Baussant, cest par les commmorations, les inaugurations,
la statuaire 513 que lEtat franais engage sur le sol algrien une vritable politique de la
508

Entretien Mme P., Annexes, p. 787


Entretien Danielle R., Annexes, p. 681
510
Entretien Jean B., Annexes, p. 268
511
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 131
512
Ibid
513
Ibid, p. 131-132
509

148

mmoire, visant associer, par des repres symboliques communs un pass plus ou moins
mythique, le prsent et lavenir dans une continuit porte par lEtat. 514
Pour Francis :
Le Breton de Paris est beaucoup plus bretonnant que le Breton de Bretagne, cest
connu a... donc nous effectivement, le Pied-Noir dAlgrie tait plus franais que le
Franais de mtropole et il se faisait une ide de la France quelque chose, la France
tait, ctait vraiment lidal. 515
Clbre, affirme, fte au quotidien, lappartenance la communaut des citoyens franais
va pourtant montrer dimportantes failles. En effet, porteuse, depuis les lois de naturalisation
des Europens et des Juifs, dune fragilit dcoulant notamment de lingalit faite la
population musulmane, maintenue au statut d indigne , cette communaut va se voir
fortement remise en cause lors de la seconde guerre mondiale. A cette occasion, les Juifs
seront privs de leur citoyennet franaise. A cette occasion aussi, la colonie se trouvera
vritablement associe une mtropole avec laquelle, pourtant, elle entretiendra parfois des
rapports complexes.

B)Le rapport la mtropole : admiration et rbellion


Le rapport didentit que lAlgrie franaise entretient avec la mtropole trouvera son
illustration la plus tragique dans les pisodes antismites de la seconde guerre mondiale.
Toutefois, cela nempchera pas la constitution dune identit propre la colonie, la fois
admirative et envieuse de sa mtropole, mais peu peu consciente de sa particularit, de
lengagement de la mtropole faire de sa colonie une russite politique et conomique, et
donc de lenjeu que constitue pour la premire laccomplissement de la seconde. Ainsi,
malgr un encadrement strict, malgr le fait que lautorit procdait, par dlgation, du
pouvoir de la mtropole, le lien de subordination du pouvoir local au pouvoir mtropolitain
tait, dans une certaine mesure, une fiction puisque, chaque fois que les Europens dAlgrie
ont t hostiles une politique mise en uvre par Paris, ils en ont obtenu la suspension et,

514
515

Ibid
Entretien collectif, Annexes, p. 117
149

chaque fois quils sont entrs en conflit avec un fonctionnaire envoy par Paris, ils en ont
obtenu le dplacement. 516

1) Les troubles antismites : la reproduction dune exclusion


Nous lavons vu, pourtant rassembls par une appartenance citoyenne commune, la
population des Franais dAlgrie est habite, depuis lorigine, par un antismitisme (),
aujourdhui soigneusement occult des rcit de pieds-noirs, mais qui nen est pas moins
lune des caractristiques essentielles de la mentalit coloniale de 1871 1944. En tmoigne
la crise antijuive qui secoua le pays de 1895 1900, avec, Oran notamment, les terribles
meutes de mai 1897 (). 517
Lhistoire et la trajectoire particulires de la communaut juive dAlgrie au sein mme de la
population des Franais en Algrie apparaissent assez peu dans les discours recueillis au cours
de nos priodes dentretien. Toutefois, les personnes de confession juive interviewes mettent
en avant, comme les Europens avec leur propre histoire, une connaissance dtaille de
lhistoire ancienne, ainsi quune grande capacit de narration, qui leur permettent de se
prsenter comme plus particulirement attachs lAlgrie et donc plus lgitime dans leurs
revendications de liens avec ce pays. Linscription dans le temps, lancestralit, sont un critre
dterminant pour revendiquer un lien fort et indestructible avec lAlgrie, une identit qui
dcoule directement de leur prsence sur cette terre. Leur connaissance de lAlgrie et leur
attachement cette terre ne dpend pas de la prsence franaise. Si cela nempche pas
linclusion des Juifs comme membres part entire de la communaut des citoyens franais
en Algrie, selon nous, cela participera toutefois dune place particulire au sein de ce groupe,
parfois inclus, parfois exclus, parfois proches de la communaut juive de mtropole, quand les
autres Franais dAlgrie nappartiennent qu cette communaut de citoyens ne de lhistoire
de la France en Algrie et de sa sparation, plusieurs annes plus tard, davec sa colonie.
Ainsi, bien que nous ayons dcid dtudier la population des Franais dAlgrie dans sa
globalit, il nous apparat absolument indispensable de reconnatre quil existe en leur sein
516

Gilles Manceron, Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la


mmoire lhistoire, op. cit., p. 104
517
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres en fils, op. cit., p. 23
150

des diffrences irrductibles, et quelles ncessitent parfois de notre part un traitement


particulier. Cest sans aucun doute le cas des Juifs franais en Algrie, qui vont subir, avec la
seconde guerre mondiale, une expulsion de la citoyennet franaise, accentuant selon nous
lide selon laquelle la France utilisera la population dAlgrie, juive ou non, comme des
outils en fonction du contexte politique.
Avec laccession, en juin 1936, de Lon Blum au poste de Premier Ministre, lantismitisme
en France et en Algrie ne connut plus de bornes et lopposition au dcret Crmieux y devint
violente. 518 Sans tarder, labb Lambert, maire dOran dcrtera la mobilisation gnrale
contre les Juifs et le Front Populaire, contre ces gens qui nont pas de terre franaise la
semelle de leurs souliers 519, renforcant par l mme la perception de la terre algrienne
comme terre franaise.
Cest au moment de la seconde guerre mondiale quil atteint son paroxysme. Si, avec la
premire guerre mondiale, Juifs indignes, Espagnols, Italiens, Maltais et Franais bien sr
ont fait valoir leur appartenance la nation franaise en combattant vaillamment 520, et si
lon a cru une unit des Franais dAlgrie, lpisode de la seconde guerre mondiale a
entach limage dunion de 14-18, et marqu significativement les esprits. Pourtant, malgr
les preuves de haine et de rejet de la part des Franais, des milliers de Juifs dAlgrie
allrent grossir les rangs de larme franaise durant la premire guerre mondiale. Ce ntait
dailleurs pas la premire fois puisque, en 1870, lors de la guerre franco-allemande, des Juifs
dAlgrie avaient dj combattu dans larme franaise, sous les ordres de Napolon III. Et,
plus tard, en 1951, ils combattirent de nouveau sous le drapeau franais en Indochine 521.
En Algrie, les Juifs nchapperont pas au sort terrible rserv leurs coreligionnaires dans
toute lEurope, et la citoyennet franaise, pour laquelle ils ont d essuyer les pires outrages et
humiliations, va leur tre retire. Dj, lapproche de la guerre, lextrme-droite franaise
avait multipli les appels pour labrogation du dcret Crmieux. La manchette permanente du
Petit Oranais proclamait : Il faut mettre le soufre, la poix, et sil se peut le feu de lenfer aux

518

Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon de Gaulle, op. cit., p. 150151
519
Cit par Charles-Robert Ageron, Histoire de lAlgrie contemporaine, t.2, p. 369
520
Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 113
521
Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon de Gaulle, op. cit., p. 149
151

synagogues et aux coles juives, dtruire les maisons des juifs, semparer de leurs capitaux et
les chasser en pleine campagne comme des chiens enrags. 522
Nulle pression allemande nimposa () Ptain la promulgation des lois raciales de
lautomne 40 ni leur extension lAfrique du Nord et encore moins labrogatio du dcret
Crmieux cri de ralliement () des antismites de France et dAlgrie. 523
Le 7 Octobre 1940, le Gouvernement de Vichy abroge le dcret Crmieux, et retire aux Juifs
tous leurs droits la citoyennet franaise, les renvoyant leur ancien statut d indignes ,
sans que cela ne pose de problme en Algrie, o rgne toujours un antismitisme
persistant 524. La puissance de ce dernier amne dailleurs les historiens M. Marrus et R.
Paxton affirmer que cest Vichy qui subissait les pressions dAlger, et non linverse 525.
Cest dailleurs ce que rappelle Robert L. :
Bien videmment quil y avait de lantismitisme en Algrie, comme en France. Bien
videmment quil y avait du ptainisme en Algrie, comme en France, etcetera, et je
pense

quil y a des gens qui ont pu, soit en souffrir, soit en souffrir juste

psychologiquement, avoir peur. 526


Publie ds le 8 octobre 1940 au Journal Officiel, la loi abrogeant le dcret Crmieux est le
premier des textes dinspiration antismite que le rgime rend officiel. () Si la
responsabilit de la lgislation antijuive et de son application relve du gouvernement franais
et de ses reprsentants locaux, il semble que le sentiment de rpondre une demande locale
ait contribu renforcer leur bonne conscience et leur ait mme sans doute donn
limpression de manuvrer un des leviers de la haute politique algrienne. 527
A linstar des Juifs installs de frache date en mtropole et dnaturaliss en masse
depuis juillet par le rgime de Vichy, les Juifs dAlgrie perdirent dun trait de plume la
nationalit franaise qui leur avait t octroye collectivement 528 quelques 70 ans plus tt, en
bafouant plusieurs principes gnraux du droit franais : notamment celui de
522

Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs dAlgrie, op. cit., p. 78


Michel Abitbol, Les Juifs dAfrique du Nord sous Vichy, Editions Maisonneuve et Larose,
Collection Judasme en terre dIslam , Paris, 1993, p. 59
524
Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 100
525
Cits par Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 87
526
Entretien Robert L., Annexes, p. 483
527
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 72-73
528
Michel Abitbol, Les Juifs dAfrique du Nord sous Vichy, op. cit., p. 63
523

152

limprescriptibilit de la citoyennet franaise en labsence dune mesure individuelle


motive. () Les Juifs se retrouvent dsormais placs dans une situation dinfriorit lgale
par rapport aux Musulmans, qui peuvent toujours demander titre individuel leur
naturalisation. 529 Ils se retrouvent par ailleurs particulirement dmunis face cet
antismitisme dEtat. En effet, engages depuis soixante dix ans dans la voie de
lassimilation, [les populations juives] ont cess en effet de se penser en tant que
communaut. Elles ne disposent plus ds lors de porte-parole officiels ou dinstitutions
reprsentatives 530.
Avec la suspension du dcret Crmieux, les Juifs furent expulss des coles () et soumis
un numerus clausus trs bas dans les professions librales (). Les tudiants juifs furent
renvoys des universits. 531. Ainsi, 12 000 enfants juifs furent exclus de lenseignement
primaire, secondaire et professionnel la rentre 1941, le nombre denfants carts se
montant 18 000 lanne suivante. Seize camps de vocations diverses () furent ouverts en
Algrie, dont certains regroupaient les soldats juifs algriens de la classe 1939, contraints
des travaux forcs. 532 Il sagit dune des mesures les plus douloureusement vcues par les
Juifs dAlgrie. Plus des deux tiers des jeunes Juifs voient se fermer pour eux la porte des
universits. Plus des deux tiers de enfants juifs sont exclus de leurs coles, exprience
traumatique qui les marquera durablement 533.
Les propos de Benjamin B. laissent dailleurs transparatre une rancur tenace :
En 1940, jtais donc au lyce (). On retourne au mois doctobre au lyce en
cinquime et en plein cours dhistoire () le prof dhistoire fait () les Juifs () il
faut que vous partiez () on tardait parce quon regardait les copains () alors il a
dit Alors ! Foutez le camp ! () on [a] t renvoys () Les professeurs juifs ayant
t renvoys, ils ont form une cole prive. Lcole installe 8 rue Maupas, cette rue
tant Alger le dbut de la casbah la casbah tant une partie purement
indigne. 534

529

Ibid, p. 73
Ibid, p. 320
531
Ibid, p. 317
532
Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 100
533
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 317
534
Entretien Benjamin et Rjanne B., Annexes, p. 178
530

153

De son ct, Jacques Cantier rapporte le tmoignage dun ancien lve du lyce Bugeaud :
Le surveillant gnral pelait les noms maudits : Bacri, Darmon, Lvy On savait que cela
sappelait numerus clausus et pourtant lappel de notre nom, on sortait de notre rang,
surpris, pauvre, humili et, il faut bien le dire, craintif et honteux 535. Quelques rares lves
chappent lexclusion. Mais, dans un systme dsormais hostile, nvitent pas non plus les
humiliations. Tenus lcart des manifestations publiques, ils ne peuvent pas, quand vient leur
tour hisser le drapeau lors de la crmonie des couleurs par laquelle commence la journe
scolaire au cours de la priode de Vichy. 536. Cest une vritable sensation d exil
intrieur 537 que ressentent alors les Juifs dAlgrie. Le fait dtre chass de lcole de la
Rpublique restera incontestablement le traumatisme le plus vif de cette priode. 538
Ce seront galement prs de trois mille fonctionnaires juifs qui seront privs de leur emploi,
avant que le rgime de Vichy ne procde lexclusion des officiers et sous-officiers juifs.
Ensuite, sous la pression de la base, les anciens combattants juifs vont () se trouver
exclus de la Lgion franaise des combattants, contrairement ce que prvoyaient les textes
initiaux 539 Jean B. raconte ainsi :
Ca a touch beaucoup ma mre, par exemple ma mre tait elle faisait des
tudes de droit, et elle tait pionne pour gagner sa vie comme cest une famille,
comme je vous lai dit, qui tait trs modeste. Elle tait boursire, et elle tait pionne
Constantine qui est mille kilomtres lest dOran, peu prs. Et, du jour au
lendemain, quand il y a eu les lois raciales de Vichy, mises en application en Algrie,
elle a t la directrice est venue la voir en lui disant demain, il faut que soyez plus
l quoi. Et elle sest elle est rentre chez sa mre oui, oui, il y a eu une
suspension il y a eu les lois les lois de Vichy, les lois antismites de Vichy ont t
en application immdiatement en Algrie, si bien quils ont t exclus de la fonction
publique, les retraites ont t suspendues. 540
Sans, bien entendu, mettre de ct la violence de la suspension du dcret Crmieux, ni ignorer
leffroyable sort rserv la population juive durant la deuxime guerre mondiale, et dans
notre dmarche visant mieux comprendre la cristallisation mmorielle et identitaire qui
535

Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit, p. 317


Ibid, p. 319
537
Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs dAlgrie, op. cit., p. 87
538
Ibid
539
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 75
540
Entretien Jean B., Annexes, p. 268
536

154

semble caractriser les Franais dAlgrie, nous pouvons tre amens considrer cet
vnement comme sinscrivant dans un ensemble de signaux qui ne cesseront dtre
envoys, nous le verrons, la population franaise dAlgrie, la confortant ainsi sans cesse
dans lide que lAlgrie est bel et bien une province franaise, que les populations,
indignes en particulier, y sont traites de la mme faon. Ainsi, comme cest le cas sur le
sol mtropolitain, les Juifs dAlgrie se voient exclus de la communaut nationale, renvoys
leur statut infrieur dindignes, rejoignant les Musulmans qui avaient souvent vcu comme
une grande incomprhension laccession si massive des Juifs la citoyennet franaise. En un
sens, pour les Franais dAlgrie, dsormais uniquement europens avec lexclusion des Juifs,
l unicit ou lharmonisation de la politique franaise de traitement de la population
juive, confirme lintgration pleine et entire de la province algrienne la France.
Quant aux Juifs, mme exclus, ils ne remettent jamais en cause leur amour pour la mrepatrie , ils pensent que tt ou tard les dirigeants constateront leurs erreurs et rectifieront leur
politique qui ne leur est qu impose par loccupant. En 1941, Jean Shapira, issu dune
vieille famille algroise, exprime un acte de foi de la jeunesse juive dAlger : Nous
sommes Franais, nous crions bien haut que si un statut juridique se transforme, il nest au
pouvoir de personne de modifier le sens profond qui nous unit notre pays, sa pense, ses
morts. 541
Sous le rgime de Vichy, les Musulmans restrent neutres, au grand tonnement des
autorits franaises 542. Pourtant, la propagande de Vichy souligne videmment que
labrogation du dcret Crmieux met fin une injustice faite aux Musulmans. Lexclusion
des anciens combattants juifs de la Lgion franaise des combattants est ainsi prsente dans
une publication officielle comme un gage accord aux Musulmans. Suivant une stratgie qui
avait dj t releve lors de la grande crise des annes 1898-1902, les antismites locaux ont
donc cherch associer les Musulmans leur cause. 543
Jean-Franois C. va mme plus loin, affirmant que la population musulmane soutenait
vritablement le Marchal Ptain, ayant, par son abrogation du dcret Crmieux, ramen
les Juifs leur statut dindignes. Il attribue mme au rtablissement du dcret Crmieux par
le gnral de Gaulle, quelques annes plus tard, la cause de la dgradation de la situation en
Algrie franaise :
541

Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre dAlgrie. 1940-1945, de Mers-el-Kebir


aux massacres du nord-constantinois, op. cit., p. 41
542
Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon de Gaulle, op. cit., p. 154
543
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 332-333
155

Ptain avait abrog le dcret Crmieux. Donc, les Arabes taient trs admiratifs de
Ptain. De Gaulle, une des premires mesures quil a prises, ctait dabroger de
rtablir le dcret Crmieux. Insurrection de Stif (il rit) immdiatement a si
on veut faire des haines ethniques, il ny a pas mieux il ny a pas eu mieux que le
dcret Crmieux et de Gaulle. 544
Toutefois, ctait peut-tre oublier que les Juifs avaient habit lAlgrie depuis prs de trois
mille ans et les musulmans avaient t leurs compatriotes pendant treize sicles, durant
lesquels de solides liens damitis, de confiance, de solidarit et daffection staient souvent
tisss entre les deux communauts. 545 Plus tard, rpondant un officier du gouvernement
gnral, Messali Hadj affirmera que loin de dtourner les Musulmans de leurs revendications,
la privation de citoyennet dont sont victimes les Juifs ne constitue quun signe du peu de
considration de lEtat franais lgard des populations indignes, ou, dans le cas des Juifs,
anciennement indignes. Ainsi affirme-t-il que labolition du dcret Crmieux ne peut tre
considre comme un progrs par le peuple algrien. En tant leurs droits aux Juifs, vous
naccordez aux Musulmans aucun droit nouveau. Lgalit que vous venez de raliser entre
Musulmans et Juifs est une galit par le bas . 546 En 1942, Ferhat Abbas sindignera
aussi : Comment pourrons-nous croire que nous ne serons pas un jour ou lautre rejets de la
communaut franaise sous le prtexte quil vous plaira dimaginer ? Ce que vous faites aux
Juifs, si parfaitement assimils la civilisation franaise, cest de votre propre initiative et non
celle de lennemi, qui ne sest jamais souci de labrogation du dcret Crmieux 547.
Ces pisodes relats laissent parfaitement entrevoir le vritable chemin qua constitu
pour les Juifs dAlgrie laccession pleine, entire et, surtout, dfinitive la nationalit et la
citoyennet franaises. Des allers-retours dun statut de privilgi celui dun
dhimmi , qui marquent de manire indlbile lidentit franaise des Juifs franais
dAlgrie et qui illustrent une fois de plus de quelle faon cette identit, pourtant fortement
homognisatrice par certains aspects, a galement mis en place une vritable hirarchie
interne.
544

Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506


Sarah Taeb-Carlen, cite par Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 18301962, op. cit., p. 36
546
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 334
547
Colette Zytnicki, Un pisode de la politique de Rvolution nationale : lexclusion des
enfants juifs des coles publiques , in Alger 1940-1962. Une ville en guerres, op. cit., p. 69
545

156

Ici, la dimension alatoire de la dtention de la citoyennet confirme que la population


franaise dAlgrie a t dans les mains des gouvernants mtropolitains un rel instrument de
pouvoir et de gouvernement : manipuls, utiliss, encourags, ou dcourags selon le bon
vouloir ou le besoin politique des hommes au pouvoir, les Franais dAlgrie nauraient-ils
finalement dautre raison dexister que leur utilit, bien phmre, pour un Etat cherchant
affirmer son rang et son idologie ? Une question qui prendra tout sons sens, nous le verrons,
lorsque, devenus inutiles , les Franais dAlgrie dans leur globalit se verront, selon leurs
propres termes, abandonns par la France, en 1962.
Le rtablissement du dcret Crmieux sera long venir : prs dune anne aprs le
dbarquement anglo-amricain de novembre 1942. 548 En effet, ce nest que le 20 Octobre
1943 que le dcret Crmieux sera remis en vigueur par le gnral de Gaulle et le Comit
Franais de la Libration Nationale, et que les Juifs algriens recouvreront tous leurs droits
la citoyennet franaise. Charles de Gaulle imposa mme cette clause la constitution
algrienne de 1947 : Tous les sujets franais des dpartements dAlgrie jouiront des droits
inhrents la citoyennet franaise et seront soumis aux mmes obligations, sans aucune
distinction dorigine, de race, de langue, ni de religion 549.
Mais cet pisode a certainement eu un impact trs important sur leur manire de se situer
parmi les Franais dAlgrie. Pour Benjamin B., faisant clairement rfrence cette priode,
laffront fait aux Juifs par la France constitue une vritable rupture et un point de repre
fondamental. Le fait quil se soit vu retirer puis rattribuer la nationalit franaise, acquise par
ses anctres, reprsente pour lui le symbole de la malhonntet dont la France et ses dirigeants
ont fait preuve.
Dabord je suis isralite et ceci est extrmement important parce que mon point de
vue est totalement diffrent, je dirais mme oppos la majorit de ceux quon
appelle les Pieds-Noirs parce que moi je ne me considre pas comme pied-noir. 550
Pierre Be. fait galement rfrence cet pisode douloureux de lhistoire de la France, de
lAlgrie franaise, et des Juifs dAlgrie :

548

Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs dAlgrie, op. cit., p. 96


Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon de Gaulle, op. cit., p. 153
550
Entretien Benjamin et Rjanne B., Annexes, p. 178
549

157

Mon pre tait le meilleur ami de Camus. Ensemble, ils ont fond une cole en
Algrie. En 1940, mon pre tait professeur de philosophie au lyce dOran. A cause
des lois raciales, il a quitt le lyce et a commenc donner des leons particulires
des gens qui passaient le bac. Il a enseign le franais, le latin, langlais, la physique,
la chimie, les maths, lhistoire-go. Ses 8 lves ont t reus au bac. En 1942, il a t
rejoint par Camus et un rfugi espagnol. En 1951-52, cette cole est devenue la plus
importante cole prive libre de France et dunion franaise. Il y avait 1 800 lves,
dont 800 pensionnaires. 551
Les souvenirs de lexclusion et de lhumiliation identitaires lis labrogation du dcret
Crmieux sont au cur de la mmoire des populations juives dAlgrie. Lendurance aux
perscutions et la participation la Rsistance locale prsentes dabord comme un signe
dattachement une France idale trahie par Vichy semblent dsormais perues comme une
manifestation dune communaut de destin avec le judasme europen expos la mme
poque la Shoah 552. En effet, le lien entre Juifs de mtropole et Juifs dAlgrie est dautant
plus fort que les communauts juives des deux cts de la Mditerrane ont eu souffrir des
effets de la seconde guerre mondiale et du rgime de Vichy. Rattachs pourtant
progressivement au reste de la population franaise dAlgrie, notamment travers le vcu
commun de la guerre dAlgrie et du dpart massif vers la France -et quelques autres pays,
dont Isral-, les Juifs dAlgrie tiennent donc galement une grande place au sein de ceux que
lon appellera partir des annes soixante les Pieds-Noirs .
Pour les Juifs, la priode de la seconde guerre mondiale a pes dun poids lourd sur leur
intgration au sein de la population des Franais dAlgrie. Mais, bientt happs par des
vnements qui allaient remettre en question jusqu leur prsence ainsi que celle de la France
en terre maghrbine, les Juifs dAfrique du Nord choisirent obstinment de rayer de leur
mmoire cette brve priode de leur histoire. 553
Pour les Franais dALgrie, au-del des drames du conflit, la seconde guerre mondiale a
galement, en un sens, confirm que, loin de bnficier dun traitement particulier, la
colonie suivait chaque tape politique au mme rythme et avec presque les mmes
551

Entretien Pierre Be., Annexes, p. 863


Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 10-11
553
Michel Abitbol, Les Juifs dAfrique du Nord sous Vichy, op. cit., p. 179
552

158

consquences que la mtropole. Sans cesse associe, par des institutions, des symboles, des
commmorations, des vnements parfois dramatiques, lAlgrie franaise va pourtant voir
merger, progressivement, une identit franaise particulire, faite dune extrme fidlit la
patrie et aux valeurs quelle vhicule, et dune prise de distance avec une mtropole dont les
intrts vont souvent savrer diffrents. Ainsi, toute lambigut de la relation que la France
entretient avec lAlgrie rside dans ce rapport entre la mre-patrie et cet enfant quelle a
mis au monde et quelle refuse de reconnatre. Si ce rejet soulve une vive raction contre
lingratitude de la mtropole, il peut conduire aussi une surenchre nationaliste de la
colonie. A tel point que celle-ci prtendra maintes fois tre seule incarner la vraie
France . 554

2)Une colonie rebelle . La navet manoeuvre


Cest donc une relation tendue et passionnelle quentretiennent la France et sa colonie,
Franais dAlgrie et gouvernement franais, tout au long des 130 ans de colonisation, une
relation au cur de laquelle le colon cherche saffranchir de la tutelle de la mtropole en
exigeant quelle continue, quoi quil fasse, de ne pas le quitter du regard. 555
La distance qui spare deux morceaux de terre faisant pourtant partie de la mme patrie, les
mythes qui en dcoulent, dans un sens comme dans lautre, la volont de faire preuve de sa
fervente fidlit, tout en dsirant prserver une sorte de particularisme naissant sont autant
dlments quil convient de prendre en compte lorsque lon entend sintresser aux rapports
des Franais dAlgrie avec leur mtropole, ainsi quaux consquences quils auront eu sur la
construction du groupe et llaboration dune identit, dj la fois franaise et empreinte
dun particularisme propre au sous-groupe dune population, qui, rappelons-le, aura t
incite maintenir discrtes ses diffrences profondes.
Dun ct, ils ont sans cesse besoin de rappeler leur francit par un rflexe de
suridentification la mre-patrie , alors que, de lautre, ils sont prompts affirmer leur
spcificit algrienne ds lors que la mtropole nentre pas totalement dans leurs vues. Ce

554
555

Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 143


Raphal Delpard, Lhistoire des Pieds-Noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 54
159

rflexe quasi schizophrne peut tre expliqu par lattitude dune France souvent inattentive,
mais qui se rvle aussi parfois mre abusive en ne permettant quiconque de loublier. 556
Depuis la fin du XIXme sicle et ses pisodes antismites, les Franais dAlgrie
entretiennent avec leur mre-patrie une relation o se mlent admiration et opposition,
notamment lorsquil sagit, pour la mtropole, de rcompense les Indignes pour leur
participation aux conflits mondiaux, ou de faciliter leur accession la citoyennet franaise.
Ainsi, selon Michel Winock, les rformes entreprises par le Prsident du Conseil Georges
Clmenceau, au terme de la premire guerre mondiale, suffirent dchaner la colre des
maires dAlgrie. Clmenceau fut dsavou. Les gouvernements des annes 1920 prtrent de
nouveau complaisamment loreille aux colons 557. Et chaque fois que Paris souhaitera
sengager dans la voie de lamlioration de la situation de la population musulmane, les
Europens sy opposrent de toutes leurs forces. Ce fut le cas en 1887, en 1890, en 1898, en
1915, en 1919, en 1936 (). 558
Pourtant, pour lopinion publique, les colonies sont bien en main . () Mais derrire la
faade brillante sexprime le malaise prouv par limpasse politique. Maurice Viollette,
gouverneur de lAlgrie de 1925 1927, souligne : dans quinze ou vingt ans, il y aura plus
de dix millions dAlgriens en Algrie, sur lesquels prs dun million dhommes ou de
femmes pntrs de culture franaise. Allons-nous en faire des rvolts ou des
Franais ? 559 LAlgrie ne restera pas lcart des turbulences qui affecteront la mtropole
partir du milieu des annes 1930. Cest autour du projet Blum-Viollette que les passions
vont se cristalliser. Ce texte suggrait seulement daccorder la citoyennet franaise 25
000 Musulmans sur 6 millions. 560 Mais ce projet naboutira jamais.
Dj, dans lentre-deux guerres, les aspirations nationales algriennes sexpriment en des
organisations multiples et antagonistes. 561 Benjamin Stora distingue 4 grandes orientations :
celles prnes () par les oulmas, le mouvement Jeunes Algriens, le courant communiste
et le mouvement nationaliste radical quincarne lEtoile nord-africaine. 562 Le sentiment
national va progressivement stendre au cur de la communaut musulmane, due par
556

Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres en fils, op. cit., p. 29


Michel Winock, Lagonie de la IVme Rpublique, le 13 mai 1958, op. cit., p. 67
558
Jean Ferniot, De Gaulle et le 13 mai, op. cit., p. 14
559
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 70-71
560
Jean Ferniot, De Gaulle et le 13 mai, op. cit., p. 14
561
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 74
562
Ibid
557

160

lentreprise de francisation opre par la mtropole, et dont elle a t trop longtemps tenue
lcart. Ainsi, il apparat de plus en plus clairement quaucun gouvernement franais nest
capable dentreprendre des rformes (). 563 En 1936, lorsque Viollette dpose son fameux
projet, cest toute la scne politique qui sen trouve bouleverse. Sans abandonner son statut
musulman, une minorit aurait obtenu les mmes droits politiques que les citoyens franais.
Ainsi, pensait Viollette, tait rompue la vieille incompatibilit entre la fidlit lislam et
lappartenance la communaut politique franaise. 564 Mais, pendant deux ans, la classe,
politique va se mobiliser. En mtropole, la proposition sduit et inquite la fois. () Mais
surtout, de lautre ct de la Mditerrane, pas un jour o dans la rue ou aux terrasses de caf,
lheure de lanisette, ne soit voque la loi sclrate. Runie en congrs exceptionnel, le 5
janvier 1937 la puissante Fdration des maires dOranie repousse le projet, dpos selon elle
contre lavis du peuple dAlgrie. 565 En effet, lhostilit des Europens dAlgrie est
immdiate et absolue ; ils vont semployer sans relche faire chouer ce projet qui remet en
cause, moyen terme, leur prpondrance. 566
Face cette terrible opposition, Maurice Viollette dclamera la tribune de lhmicycle,
Ces musulmans, quand ils protestent, vous vous indignez. Quand ils approuvent, vous
suspectez. Quand ils se taisent, vous redoutez. Messieurs, ces hommes nont pas de patrie
politique. Ils vous demandent de les admettre dans la vtre. Si vous refusez, craignez quils en
crent bientt une. 567
Pour la population musulmane, reprsente par un courant indpendantiste, il est de toute
faon dj trop tard. La France aura finalement trop tard avant denvisager lui accorder les
droits quelle demande depuis trop longtemps. Lorsque la mtropole lui offrira de rejoindre
les citoyens franais, elle aura dj les yeux tourns vers une autre solution, celle de
lindpendance. En effet, en se dressant contre ce qui semblait dj trs audacieux pour
lpoque de lentre-deux guerres, les nationalistes algriens expriment quil nest plus
possible de vivre comme avant 568.
Particulirement important dans lhistoire du nationalisme algrien et dans lenchanement
des vnements qui vont mener au conflit dbouchant, en 1962, sur la guerre dAlgrie, le
563

Ibid, p. 77
Ibid, p. 82
565
Raphal Delpard, Lhistoire des Pieds-Noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 113
566
Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la rpublique juive , op. cit., p. 373
567
Cit par Raphal Delpard, Lhistoire des Pieds-Noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit, p. 114
568
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 85
564

161

projet Blum-Viollette napparat pas dans les discours recueillis ici. Les Franais dAlgrie,
aujourdhui comme lpoque, ne semblent pas voir dans la volont croissante doprer des
rformes, dans la mobilisation musulmane, ni dans lchec du projet Viollette, le signe que
lAlgrie franaise est en train de bouger, et que le statut quo sur lequel ils vivent sans se
poser de question sur sa solidit ni sur sa prennit, est de plus en plus menac. Pourtant, ils
saccordent aujourdhui pour reconnatre que des rformes auraient srement d tre
apportes, parce quils savent , dsormais, que rsidait peut-tre l lunique possibilit de
sauver, si ce nest lAlgrie franaise, du moins leur prsence sur son sol. Maxime B. raconte
ainsi :
Ctait [une] socit organise avec des rgles curieuses hein, moi des rgles que je
ne que je combats, mais on ne peut pas la bouleverser comme a quoi hein et bon,
donc elle avait t oblige finalement, parce que ctait intenable, de tout changer
quoi. 569
Ou encore pour Jean-Claude G. :
Maintenant on aurait peut-tre plus pu nous prparer, prparer aussi la France... de
dire... faire des accords, des accords... dj commencer par lassemble algrienne,
dj mettre presque un gouvernement 50% algrien... on aurait compris quil y avait
plus de dputs, mettre un snat je ne sais pas faire un snat algrien exactement ce
quil y a en France et on aurait compris, on aurait dit bon ben on va vous donner
plus de droits 570
Cette absence de vision devant les bouleversements que lAlgrie est en train de traverser
semble nous amener penser que cette agitation de la colonie face aux mesures prises,
rgulirement, par la mtropole, tient plus dune suractivit, et parfois dune opposition, des
lus Franais dAlgrie, de ceux qui tenaient lAlgrie au quotidien. En effet, la vie des
Europens se partage entre le travail et les loisirs. La politique ne les mobilise pas. Pour grer
la province, ils font confiance aux puissants colons sigeant aux Dlgations financires, aux
politiques sigeant Paris, et ils savent que larme dAfrique saura les protger si cela se
rvle ncessaire. Ils adoptent une trange attitude qui consiste grogner sur tout et nimporte
quoi tout en refusant de sengager. On peut se demander si cette insouciance loue comme un
trait original de la personnalit de lEuropen dAlgrie na pas constitu finalement son
569
570

Entretien Maxime B., Annexes, p. 404


Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
162

principal dfaut. On comprend ainsi que le rveil ait t brutal en 1954 et que la raction de
dfense se soit faite dans le dsordre. 571 Cest sans conteste leur esprit immature qui les
amne sen remettre aveuglment ceux qui promettent de conserver lAlgrie dans le
giron franais et attendre quune solution vienne de ces mmes personnes confirme un esprit
immature et par consquent irresponsable. 572
Ainsi, laube dun conflit qui durera 7 ans, Jacques Soustelle affirmait-il, dans un rapport au
Prsident du Conseil Edgar Faure : Les pseudo-lus, couramment dsigns par le terme de
prfabriqus, installs dans leurs siges grce la fraude lectorale, le plus souvent illettrs et
frquemment malhonntes, ne reprsentent rien ni personne, ne jouissent daucune influence
dans les circonscriptions, et de rendent mme aucun service ladministration qui les a faits.
Peu derreurs ont t plus tragiques que celle qui a consist tourner nos propres lois pour
hisser sur le pavois des personnages discrdits et sans aucune valeur intellectuelle ni
morale 573.
Malgr une frquente mulation, qui amne la population franaise dAlgrie ragir de
faon parfois excessive aux dcisions prises sur lautre rive de la Mditerrane une
mulation qui amne dailleurs Michel Winock qualifier la capitale de lAlgrie franaise d
Alger la fivreuse 574- ce qui semble faire lunanimit, cest cette incroyable navet
politique, cette forme dinconscience de la situation et de ses possibles consquences.
Selon nous, caractrise ainsi par une sorte d infantilisme politique, la population
franaise dAlgrie a surtout constitu une population influenable, un poids entre les mains
de ceux qui dirigeaient lAlgrie pour eux, un outil pour les hommes forts de
lAlgrie, comme elle lavait t pour la mtropole du temps de la conqute.
Peut-tre les Franais dAlgrie se sont-ils rellement voil la face sur la ralit de la situation
en Algrie et sur la voie que celle-ci semblait emprunter irrmdiablement ? Peut-tre aussi y
ont-ils t encourags pour servir et appuyer des arguments et objectifs dont ils ntaient pas
forcment en mesure de saisir les tenants et les aboutissants, seulement concerns par leur
protection et le maintien de leur statut ? Pour Raphal Delpard, ce sont deux gnrations
[qui] ont manqu aux Europens pour accder la maturit. Leur adolescence () est en fait
un handicap. Elle les empche de prendre la mesure des problmes, de poursuivre un projet
571

Raphal Delpard, Lhistoire des Pieds-Noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 79


Ibid
573
Cit par Jean Ferniot, De Gaulle et le 13 mai, op. cit., p. 15
574
Michel Winock, Lagonie de la IV Rpublique. Le 13 mai 1958, op. cit. p. 19
572

163

jusqu son terme, de ragir promptement en remettant les choses en quilibre. La masse
populaire nest pas politise, peu lectrice de journaux. () Materns par la mtropole et par le
grand colonat qui rgle leurs affaires, les Europens peuvent vivre leur adolescence, taper du
pied quand les choses ne vont pas comme ils le souhaitent, menacer, faire du bruit, puis sen
aller se baigner au bord de la mer. 575
Les propos que nous avons pu recueillir semblent conforter lhypothse selon laquelle les
Franais dAlgrie taient en effet caractriss par une relle navet politique, qui les laissera
plus dmunis que jamais lorsque, quelques annes plus tard, lAlgrie cessera dtre franaise
pour devenir algrienne, abattus par une situation quils ne seront que quelques uns avoir
anticipe.
Ainsi, Pierrette G. nous dit :
On tait absolument inconscients. Et puis bon, je ne sais pas si tous les pieds-noirs
taient comme a mais on navait pas de conscience politique. Ca je le sais aussi
depuis quelques annes mais, je comprends mieux. Comme on navait pas de
conscience politique, on ne voulait pas croire linvitable. () Ils taient nafs et ils
navaient pas de conscience politique 576
Cest galement le sens des propos dHerv H. :
Le niveau politique, le degr, disons, de conscience politique du pied-noir moyen, il
tait voisin de zro 577
Pour Robert L. :
Il ny avait pas de conscience politique de notre part. () Ctait un phnomne
marginal. Donc, jamais on na eu le sentiment () quil commenait quelque chose
qui enfin dont on pouvait imaginer le bout si vous voulez, non. () Nous navions
pas conscience bien videmment, mais personne, ma connaissance, nen avait la
moindre ide, la moindre conscience. 578
Cest galement le cas de Danielle R. :

575

Raphal Delpard, Lhistoire des Pieds-Noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 63


Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528
577
Entretien Herv H., Annexes, p. 454
578
Entretien Robert L., Annexes, p. 483
576

164

Cest une question dinconscience, parce que la guerre tait l, mais donc, il y
avait eu cet ordre de grve. Donc, aussi bien de leur ct que du ntre, on commenait
nous faonner lesprit 579
Cest dailleurs ce que rappelle Jean-Jacques Susini au cours de lentretien quil a accord
Raphal Delpard : Les Franais dAlgrie ont toujours eu confiance dans les
gouvernements, puis dans larme. () Le dsintrt pour la politique a t le trait marquant
des pieds-noirs auquel, par voie de consquence, il faut ajouter le transfert de responsabilit.
Ils ne se sont jamais pris en main. () Les Europens dAlgrie nont pas eu le got de
lengagement de leur propre destin sur le plan politique 580. Notons ici que ses propos, tenus
plusieurs annes aprs la fin du conflit ayant men lindpendance de lAlgrie, nous
autorisent montrer de quelle faon, mme pour un Franais dAlgrie, il est difficile
dadopter une appellation dfinitive et fidle lhistoire de cette population, ainsi qu la
ralit de son rapport la terre algrienne. Ainsi, Jean-Jacques Susini utilise-t-il trois
expressions distinctes et pour lesquelles des dfinitions tout aussi distinctes sont
envisageables. Selon nous, cela va clairement dans le sens de lhypothse dune grande
fragilit interne du groupe des Franais dAlgrie, et, nous le verrons plus tard, de labsence
dun discours unique et ferme, autorisant une dfinition du groupe par lui-mme. Mme chez
un individu pourtant trs engag, labsence dhomognit dans le discours apparat selon
nous comme une relle et, peut-tre, insurmontable, faiblesse interne au groupe.
Entretenant avec la mtropole une relation tumultueuse, entendant maintenir les Musulmans
au statut dindignes, lAlgrie et les Franais dAlgrie vont pourtant sengager sans faillir
dans le second conflit mondial, comme ils lavaient dj fait chaque fois que la mtropole
avait fait appel eux. Pour une grande part, ce conflit va dcider de la suite des vnements
qui drouleront sur le sol algrien, jusqu la dclaration dindpendance en 1962.

3) La seconde guerre mondiale : la rencontre du Gnral de Gaulle et des


Franais dAlgrie

579
580

Entretien Danielle R., Annexes, p. 681


Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 187
165

Pendant la guerre de 1939-1940, larme des pieds-noirs et des musulmans dAlgrie


est surtout employe organiser la dfense de la ligne Mareth, dans le Sud tunisien, contre
une attaque ventuelle venant de lest. Elle est aussi prsente en France par ses divisions de
marche qui se battent dans le Nord, en mai 1940, en subissant des pertes considrables. 581
Pourtant, lAlgrie est reste prserve du conflit pendant de nombreux mois. Elle continue de
vivre dans un relatif calme provincial, qui ne laisse en rien prsager le dsastre que la
mtropole est sur le point de vivre. Lvolution de lopinion algrienne ne peut sexpliquer
sans la prise en compte de ce dcalage initial qui lamne ds lors ragir contretemps par
rapport la situation mtropolitaine. Prive dinformation directe par son loignement du
conflit, nayant pas connu le spectacle des rfugis qui dans de nombreuses rgions franaises
prcde et annonce lexode, lAlgrie est totalement tributaire dune presse soumise au rgime
de la censure qui minimise tout au long du mois de mai la gravit de la situation militaire 582.
Malgr linstauration dun systme de rationnement, tout comme en mtropole, cest avec
stupeur que lAlgrie apprend lincroyable dsastre militaire de mai 1940. Cest avec
angoisse que la population attend les conditions de larmistice. La seule peur des
populations est de voir se conclure un accord qui ne sauvegarderait pas dans lhonneur
lintgrit de lEmpire . 583 Le 25 juin, elle dcouvre avec soulagement que lintgrit de
lEmpire colonial est maintenue, et, dans sa majorit, elle semble se rallier au rgime du
marchal Ptain. Le ton de cette Rvolution nationale la sduit, par cette espce de retour
aux sources des dbuts de la conqute du pays. 584
Ainsi, chez les Europens, le sentiment dominant est quen tant que Franais - quimporte
leur origine sicilienne, maltaise, espagnole, etc.-, ils appartiennent la France, pour le
meilleur et pour le pire. Cest elle quils sen remettent pour dcider de la conduite tenir.
() le rayonnement dun homme, la force dune personnalit comptent bien plus aux yeux de
la masse que tout autre chose. 585 Cest pourquoi, selon Annie Rey-Goldzeiguer, Ptain
rassure par ses victoires et son image tutlaire. Les Europens dAlgrie sont ptainistes avec

581

Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 87


Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 37
583
Jacques Cantier, 1939-1945 : une mtropole coloniale en guerre , in Alger, 1940-1962,
Une ville en guerres, Editions Autrement, Collection Mmoires , Paris, 1999, p. 26
584
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 87
585
Claude Paillat, Lchiquier dAlger, tome 1 : avantage Vichy, juin 1940-novembre 1942,
Robert Laffont, Paris, 1966, cit parAnnie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre
dAlgrie. 1940-1945, de Mers-el-Kebir aux massacres du nord-constantinois, op. cit., p. 46
582

166

passion, car le vieillard leur a permis de surmonter le choc de la dfaite en conservant intactes
les structures () du monde colonial. 586
Ainsi que le raconte dailleurs Frdrique D. qui parle de son pre :
En plus, il tait ptainiste. Alors, a, maintenant, je ne comprends pas tellement
avec le recul, jai fait ma propre opinion sur Ptain, mais je devrais mappeler
Philippe si javais t un garon. Ma sur devrait sappeler Philippe si elle avait t
un garon pour vous dire que la famille dans mon enfance, jai toujours vu la
photo de Ptain dans le hall de mes grands-parents. 587
Nicolas D. rappelle galement :
La plupart des Pieds-Noirs, 90 % peut tre 95 % taient tous des ptainistes on
ntait pas des enfants de cur prts se mettre genou devant le gaullisme,
noubliez pas cette donne, elle est fondamentale de Gaulle ne pouvait pas porter un
jugement de valeur non subjectif donc objectif en traitant le problme sachant quen
face de lui, il y avait un million de Pieds-Noirs qui avaient t des ptainistes et a, il
y avait je ne sais pas et dailleurs quand les amricains ont dbarqu Oran,
larme franaise qui tait lpoque tait sous la direction du ministre de la guerre
de Ptain, qui tait galement en Algrie mme sous la direction de Giraud du
gnral Giraud et de je ne sais plus qui quand les amricains ont dbarqu,
lAlgrie a tir boulets rouges les Franais dAlgrie, les Pieds-Noirs ont tir
boulets rouges sur les Amricains il y a un ou deux bateaux qui a t coul dans le
port dOran parce quon ne voulait pas laisser lAmrique, pas plus aux Allemands,
quaux Italiens, quaux Amricains qu qui que ce soit et les Amricains,
dailleurs, ont eu

de nombreuses victimes quand ils ont dbarqu alors quils

pensaient arriver en pays conquis, en pays accueillant pas du tout loccupation


amricaine a t trs mal ressentie en Algrie par les Pieds-Noirs et mme par les
Arabes et ce sont les lments annexes quelque part qui peuvent corroborer cette
espce de ngligence qua eu de Gaulle ne pas prparer cette dcolonisation. 588
Pour Mme P. :

586

Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre dAlgrie. 1940-1945, de Mers-el-Kebir


aux massacres du nord-constantinois, op. cit., p. 46
587
Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
588
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
167

Nous habitions dans une rue o en face il y avait un local, et ctait au temps du
marchal Ptain l que je vous parle ctait au temps du marchal Ptain on
faisait des dfils. On chantait Marchal nous voil ! Devant toi, le sauveur de la
France ! et tout a. Regardez comme je me rappelle hein ! Mais alors, cette
poque-l je devais avoir eh bien la guerre, je devais avoir une dizaine dannes,
dix onze ans, puisque je suis ne en 32 42, il y a eu la guerre. Mais, tout a, cest
des souvenirs qui me sont rests. 589
Passe la prise de conscience, laquelle succde une phase de crise, lopinion algrienne
demeure dsoriente et oscille entre deux champs dattraction opposs. () Dans la presse,
La Dpche algrienne et LEcho dOran () sont parmi les premiers prner le ralliement
au marchal Ptain. La figure du Marchal permet de relguer au deuxime plan le dbat sur
larmistice. Le devoir de rsistance lennemi est subordonn celui dobissance
lhomme providentiel (). 590 Leur soutien au Marchal Ptain leur sera dailleurs
longtemps reproch, et restera au centre du contentieux qui les opposera par la suite au
Gnral de Gaulle, et, plus loin, aux gouvernants franais, dont ils analyseront, en leur faveur,
le comportement la lumire de leur propre attitude du temps de lAlgrie franaise, comme
le rappelle Joseph Hattab Pacha, prsident de Veritas, comit pour le rtablissement de la
vrit historique sur l'Algrie franaise :
Quand je pense qu'il fut un temps, on a reproch un chef d'tat, alors que nous
tions vaincus, d'avoir accept de serrer la main d'Hitler. Mais eux maintenant font
beaucoup mieux, parce que monsieur Chirac, comme nos gouvernants, reoivent un
assassin, car tout le monde... () car tout le monde sait que monsieur Bouteflika tait
un chef du FLN, et ils se permettent de leur taler le tapis rouge pour les recevoir. 591
Il existe bien sur le sol algrien des gens qui nont pas admis la dfaite et sont hostiles
toute ide de collaboration active avec lAllemagne et ltouffement de toutes les
liberts. 592 Mais il ny a, pas encore du moins, de vaste mouvement de soutien aux
rsistants, et surtout pas aux rsistants de lextrieur . Le gnral de Gaulle en particulier,
589

Entretien Mme P., Annexes, p. 787


Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 39
591
Propos recueillis lors du Congrs du CLANr (Comit de Liaison des Associations
Nationales de Rapatris), Montauban, dcembre 2000, Annexes, p. 875
592
Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre dAlgrie. 1940-1945, de Mers-el-Kebir
aux massacres du nord-constantinois, op. cit., p. 100
590

168

dont la relation avec les Franais dAlgrie, nous le verrons, jouera pour une grande part dans
lissue du conflit menant lindpendance de lAlgrie ainsi que sur le positionnement mme
de cette population au sein de la socit franaise, ne dispose pas en Algrie, dun soutien
populaire massif. Pire, il est vritablement dtest. Ainsi, Andr Philip, dlgu de de
Gaulle en Amrique, doit avouer que les gaullistes ne disposent daucune cellule dans ce
pays593 .
Cest autour du drame de Mers-el-Kebir que sest cristallise cette rancur contre le gnral
de Gaulle. Proche des Anglais, le gnral de Gaulle va se trouver associ cet vnement au
cours duquel va se construire en partie sa future relation avec la population franaise
dAlgrie. En effet, dans les milieux militaires, lmotion suscite par larmistice persiste
dans les premiers jours du mois de juillet. Lattaque anglaise sur la base navale de Mers-ElKbir et la mort de mille sept cents marins clturent pour beaucoup la phase des cas de
conscience. () Lincomprhension et la colre lemportent galement auprs des
populations europennes dsempares par le nouveau cours de la guerre mondiale 594.
Le 3 juillet 1940, la flotte anglaise se prsente devant Mers el-Kbir et donne lordre la
marine franaise () soit de se saborder, soit dappareiller pour lAngleterre. () les
autorits de la colonie rejettent les propositions anglaises. Ce jour-l, la marine franaise est
envoye par le fond. () Ce jour-l aussi, langlophobie sempare de la population
coloniale. 595
Ren Fa. raconte :
Vous savez, le 3 juillet, quand les btiments anglais ont attaqu la flotte franaise
qui tait Mers El Kbir le 3 juillet dans laprs-midi, on a entendu tout coup des
coups de canon. Alors, vous savez ce que cest que la rumeur. Tout de suite, il y a des
gens qui disent cest les Allemands qui lchent des bombes, qui veulent on
pensait que ctait des avions qui bombardaient la ville. Et a nest que tard dans la
nuit quon a appris ce qui stait pass vnement qui sest reproduit 48 heures
aprs, puisque le 6 juillet, ils sont revenus pour finalement achever les btiments qui
taient encore peu prs debout. 596

593

Cit par Kenneth Pendar, Alger 1962, p. 98, cit par Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines
de la guerre dAlgrie. 1940-1945, de Mers-el-Kebir aux massacres du nord-constantinois, op.
cit., p. 101
594
Jacques Cantier, LAlgrie sous le rgime de Vichy, op. cit., p. 41
595
Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 147-148
596
Entretien Michle et Ren Fa., Annexes, p. 550
169

De mme, pour Nicolas D. :


Je peux vous dire que jai pas gard un bon souvenir de Mers El Kbir, il y a eu prs
de 3 000 jeunes marins, jeunes franais qui taient l-bas avec la force franaise
enferms, contrls par la commission italienne et allemande donc dsarms, les
Allemands tiraient l-dedans. Ils sont rests quatre jours rgler leurs tirs et l avec
toute la flotte anglaise, il y avait les tirs taient rgls prcis, la mer tait calme, a
a t un massacre et il y a encore 2 000 ou 3 000 jeunes Franais, patos comme nous
disions nous, qui ntaient pas des Pieds-Noirs qui sont enterrs l-bas au cimetire
cest un des mauvais souvenir effectivement qui nous a marqu, donc nous aimons pas
les Anglais parce que les Anglais ont fait de lombre aux Pieds-Noirs puisque ctait
pour dlivrer les Pieds-Noirs mais en fait ce quils ont fait aux Franais eux-mmes,
ctait un coup splendide, ctait une occasion inespre de dtruire la flotte franaise
qui tait la troisime flotte au monde aprs la flotte anglaise amricaine, anglaise
a les Anglais lont fait tout au long de leur histoire chaque fois quils ont pu nous
couler, ils lont fait . Non, je ne porte pas les Anglais dans mon cur. 597
Personne en Algrie franaise noubliera jamais cet vnement, ni la solidarit de la rsistance
franaise et du gnral de Gaulle, ceux qui auront os sen prendre larme franaise. En
septembre 1942, Lcho dOran crira mme : Quant vous, Monsieur de Gaulle, qui
tranez dans la honte et dans le sang les lambeaux dun uniforme franais, vous tes un
misrable, un tratre et un assassin. 598
Il est donc possible de dceler dans cet vnement lune des origines de limmense tension qui
caractrisera les rapports quentretiendra le gnral de Gaulle avec les Franais dAlgrie. En
effet, parmi les personnes interviewes ici, nombreuses seront celles qui affirmeront que l
pisode de la seconde guerre mondiale aura t dterminant, tant pour le gnral de Gaulle
que pour les Franais dAlgrie, dans la faon dont chacun percevra lautre. Bien souvent,
lopinion ainsi forge par de Gaulle sera dterminante dans le droulement du conflit qui
mnera lindpendance de lAlgrie.
Pourtant, pour les mmes raisons qui lavaient pousse saffirmer ptainiste, par
patriotisme, lAlgrie franaise va devenir gaulliste, lorsque le chef de la France libre lui
paratra mieux qualifi pour relever le pays. Mme si, nous le verrons, de Gaulle et la
597

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Cit par Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre dAlgrie. 1940-1945, de Mersel-Kebir aux massacres du nord-constantinois, op. cit., p. 101
598

170

population des Franais dAlgrie nauront jamais vraiment dempathie lun envers lautre, il
saura pourtant reconnatre, et utiliser, lAlgrie franaise comme une de ses meilleures scnes
politiques. Et, de mme, avant que ne se dgradent, plus tard, ses rapports avec la colonie, il
reconnatra dans sa ferveur patriotique lune des plus belles images du peuple franais,
confirmant ainsi la pleine appartenance des anciens migrs la communaut nationale.
Le 30 mai 1943, de Gaulle arrive Boufarik et gagne Alger. Plus tard, le 14 juillet, cest
Alger , crit-il dans ses Mmoires de guerre, capitale de lEmpire et de la France
combattante, qui offrit la dmonstration de la renaissance de lEtat et de lunit nationale
retrouve. Ainsi, dclarai-je, aprs trois annes dindicibles preuves, le peuple franais
reparat. Il reparat en masse, rassembl, enthousiaste, sous les plis de son drapeau. Mais, cette
fois, il reparat uni. Et lunion que la capitale de lEmpire prouve aujourdhui dune clatante
manire, cest la mme que prouveront demain toutes les villes et villages ds quils auront
t arrachs lennemi et ses serviteurs . 599 Fiers dtre en premire ligne, de stre
sacrifis pour le sauvetage de la France, patrie idoltre, les Franais dAlgrie se voit
encourags dans leur nationalisme. Ainsi, estiment-ils que les sacrifices consentis pour
librer la mre patrie mritent la reconnaissance de celle-ci et justifient le maintien de la
communaut europenne dans son rle dominant. 600
Toutefois, il faudra quils sy accoutument, il va tre mis rude preuve. En effet, de Gaulle
ne se prcipite pas particulirement pour reconnatre lnorme effort fourni par la colonie,
engage de toutes ses forces dans la dfense de la patrie. Encore une fois, il convient de voir
ici ce qui se joue, moyen terme, de la relation entre le futur chef de lEtat et la population
franaise dAlgrie. Elle soutient la France, il ne le reconnat pas. Elle contribue protger et
sauver la mtropole, il ne met dabord laccent sur les russites de larme mtropolitaine. A
nen pas douter, ce dfaut originel de reconnaissance psera lavenir dun poids certain sur
lopinion des Franais dAlgrie sur le gnral de Gaulle, et, plus loin, sur la mtropole.
En effet, peu importe de Gaulle si, dans la hargne quil met effacer la gestion nongaulliste, il efface du mme coup le travail de prparation la revanche qui a t accompli en
Algrie. () En dpit de cette lgret son gard, celle-ci va lutter sur le territoire italien
partir de dcembre 1943. 601 A loccasion de la Seconde Guerre mondiale, la participation
des pieds-noirs lhistoire nationale est encore plus remarquable. En 1939, comme de 1914
599

Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 150


Jacques Cantier, 1939-1945 : une mtropole coloniale en guerre , in Alger, 1940-1962.
Une ville en guerres, op. cit., p. 60-61
601
Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit, p. 151
600

171

1918, les combats ne se droulent pas sur leur territoire et, en ce sens, lAlgrie ne se
distingue pas du Centre ou de la plupart des rgions mridionales de la France. Ce sont
[donc]120 000 hommes, soit un quart des effectifs engags en Italie, qui prennent une part
dterminante dans les combats pour la libration de Rome et reconquirent ainsi une partie du
prestige perdu par larme franaise aprs la dbcle. 602
Ainsi Herv H. rappelle-t-il :
Mon pre est parti faire la campagne dItalie. Donc, ils ont t en masse ctait
larme franaise, la seule larme de lextrieur, des colonies. Voil et mon pre
a t... au Maroc, avec les Tabors marocains. Ensuite, il a t en Syrie, et puis au
Liban. Et puis ensuite, il a t il a franchi la Mditerrane. Il a fait le dbarquement
Naples. Il a t Monte Casino, qui a t pris par les Tabors marocains, justement,
dos de mulet. Et puis, ensuite, il a fait le dbarquement en Provence quand il est
arriv en Allemagne, ctait quasiment fini. 603
Pour Jean-Franois C. :
Ils sont venus mourir Casino, en Italie, sans se poser de questions. En 14, ctait
pareil. En 70, aussi. On ne voyait pas du tout le problme que des bombes puissent
arriver faire que a ne soit plus franais (silence) ensuite, lhistoire a pass
de lAlgrie franaise lautodtermination, lindpendance. 604
Pour Jean-Pierre R. :
Tous mes oncles ont fait le dbarquement ont dbarqu en Italie ils ont fait
lItalie. Jai un oncle qui a fait Monte Casino. Ils ont dbarqu sur les plages du sud
de la France. 605
Pour Jean-Pierre Z. :
Les gnrations passes qui ont connu la guerre en France taient aussi patriotes. Il
est vident que quand on prend casino etcetera, ce sont des gens de nos origines
enfin, arabes ou franais ou enfin musulmans ou catholiques si vous voulez, qui

602

Ibid
Entretien Herv H., Annexes, p. 454
604
Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
605
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
603

172

sont monts lassaut de Casino, effectivement mais peut-tre on tait plus


patriotes. 606
Quant Ren M., il raconte de quelle faon la participation de larme dAfrique la
campagne dItalie notamment, a t dtourne et comment les bnfices en ont t, a
posteriori et grce une force mdiatique dont cette arme ne bnficiait pas, attribus aux
Amricains et aux rsistants suivant de Gaulle :
Tout Hollywood, toute la puissance mdiatique de Hollywood a fait film sur film,
projets la tlvision franaise, montrant des soldats amricains harnachs comme
pour faire lascension de laiguille du Dru, attaquant le Monte Casino Monte
Casino, il avait t dtruit par un bombardement depuis trois mois cest aussi pour
dire la ralit historique de la filmographie. Enfin bon, peu importe. Dautre part, il
ny avait pas un Amricain Monte Casino. Ctait des Franais. Alors, il y a donc
toute la puissance mdiatique amricaine. Il y a toute la puissance de propagande
gaulliste a, si il y a une arme dont de Gaulle a su magnifiquement se servir. 607
Durant les dernires annes de la seconde guerre mondiale, les Franais dAlgrie confirment
leur attachement sans faille la France, la cause commune et () aux grands anctres
adoptifs. Ils se conoivent dsormais comme les librateurs de leurs frres de lautre rive et
pensent stre bien acquitts de leur dette envers lhistoire de France. Cest elle quils
doivent leur naissance et leur histoire propre. Ils lui ont tmoign leur reconnaissance en la
secourant plusieurs reprises. Ils rentrent chez eux avec la satisfaction du devoir
accompli. 608
Mais, jamais larme dAfrique ne sera redevable de Gaulle. Il ny a pas de malentendu :
malgr la contribution commune au relvement de la France, le divorce entre larme
dAfrique et le chef de la Rsistance est consomm (). 609 Le rapport entre le Gnral de
Gaulle et les Franais dAlgrie, fait de tensions, dincomprhensions, de rancoeurs
rciproques, prend donc racines bien avant le conflit qui viendra secouer lAlgrie et mener
son indpendance, comme le rappelle dailleurs Michel V. :
Les vnements dAlgrie ont t essentiellement politiques... tout a a remonte la
deuxime guerre mondiale, je pense que a a t prcipit par de Gaulle qui sest fait
606

Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726


Entretien Ren M., Annexes, p. 609
608
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 142
609
Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 153
607

173

lire, si vous voulez sur la base dune Algrie franaise alors quil savait sciemment
quil donnerait lindpendance lAlgrie... donc une hypocrisie totale parce que de
Gaulle avait une haine tenace contre les Pieds-Noirs, qui nen avaient pas voulu
pendant la guerre en fait... donc de Gaulle n'a agi que par rancune
essentiellement... 610
Ils seront donc nombreux considrer que leurs actions libratrices nauront pas t
reconnues leur juste valeur. Mme si, comme le dit Daniel Leconte, tout [le] sang rpandu
prendra, pour les survivants, la valeur dune preuve sans appel 611, malgr les efforts
consentis par les Franais dAlgrie lors des dernires annes du conflit mondial, la campagne
dItalie, pourtant dterminante, naura, dans le souvenir des Franais de mtropole, quune
place bien mince. La France occupe entend peine les chos du Belvdre ou du Garigliano.
() sa principale source dinformation, la radio de Londres, lui parle assez peu de Juin et de
ses hommes. 612 Cest pour cette raison notamment que les Franais dAlgrie garderont une
rancur tenace lgard du gnral de Gaulle notamment, contre lequel ils garderont,
jusquau bout, et malgr quelques retournements ponctuels, une rancur particulirement
tenace. Une nouvelle fois, ils auront constitu, pour de Gaulle comme pour la mtropole, de
bien utiles outils . Mais ils se raccrocheront cette autorit suprme qui remplace celle
du Marchal (). Ils en oublient leur haine du gaullisme pour saccrocher ce dernier
espoir : lhomme providentiel qui les comprend et veut rtablir la souverainet franaise. 613
A partir de mars 1944, les vnements sacclrent et la seconde guerre mondiale semble
toucher sa fin. Le 30 aot 1944, la presse algrienne annonce le dpart, pour Paris libr,
des membres du gouvernement et de lAssemble consultative. Les Franais de France ont
fait leurs valises. Alger se vide. LAlgrie est prive de ses enfants qui se battent dans les
units combattantes de Corse, de Sicile, dItalie et de Provence. Les prisonniers de 1940 ne
sont pas rentrs. Les femmes elles-mmes sont dans larme. Le pays sest vid de toute sa
jeunesse et vit au rythme de la guerre. Fire de sa fonction de mtropole qui lgifre,
gouverne, signe des traits et frappe monnaie, heureuse de stre dcouvert un rle politique
qui lui a toujours t dni et de se considrer comme acteur en premire ligne, Alger ()
610

Entretien Michel V., Annexes, p. 169


Daniel Leconte, Camus, si tu savais,, op. cit., p. 152
612
Ibid
613
Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre dAlgrie. 1940-1945, de Mers-el-Kebir
aux massacres du nord-constantinois, op. cit., p. 335
611

174

tombe de haut. Elle redevient la petit ville provinciale quelle tait auparavant, revient son
rythme lent, sa vie trique et guinde. 614 Lvolution en dents de scie des rapports entre
lAlgrie franaise et la mtropole a pour effet d vacuer le problme algrien des
considrations des Franais.
Dj, depuis le dbut du conflit mondial, les relations entre citoyens et sujets franais en
Algrie taient alles en se dlitant. Cest dans un contexte de grande radicalisation politique
quune grave crise conomique accentue par une mauvaise rcolte touche lAlgrie et
provoque la famine dans les campagnes. On voit alors affluer vers les villes des milliers de
paysans affams, qui, faute de travail et de moyens, se raccrochent aux soupes populaires. Le
8 mai 1945, jour de la signature de larmistice, dans la plupart des villes dAlgrie, des
cortges dAlgriens musulmans dfilent avec des banderoles portant comme mot dordre :
A bas le fascisme et le colonialisme. A Stif, la police tire sur les manifestants algriens.
Ces derniers ripostent en sattaquant aux policiers et aux Europens. Cest le dbut dun
soulvement spontan. 615 Mais qui en Algrie, en cette date de clbration de la capitulation
allemande, peut se soucier de ces soubresauts () ? La chute de Berlin, la signature de
Reims, la fin des combats, tout porte leuphorie. Et pourtant, lAlgrie entre dans le
cauchemar. 616 Pourtant, en Algrie, rien ne sera plus comme avant lpisode tragique de
mai 1945. Le foss sest considrablement largi entre la masse des Algriens musulmans et
la minorit europenne. Une nouvelle gnration entre en scne, qui en viendra faire de la
lutte arme un principe absolu. 617 Le gnral de Gaulle dmissionnera du pouvoir en janvier
1946, pour y revenir, en 1958, et de nouveau grce la scne algrienne.
Jusquen 1954, le nationalisme algrien va continuer de mrir pendant que la socit des
Franais dAlgrie ne se soucie gure des consquences des mises lcart rptes des
Musulmans. Cest finalement le 7 mai 1954, avec la chute de Dien-Bien-Phu en Indochine et
lchec de larme franaise que sengage rellement le processus de dsagrgation de
lEmpire colonial franais qui peut permettre aux masses algriennes daffirmer leur droit
lindpendance. 618 Par ailleurs, au fur et mesure, sinstaure entre les deux rives de la
614

Ibid, p. 156-157
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 91-92
616
Aniie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre dAlgrie. 1940-1945, de Mers-el-Kebir
aux massacres du nord-constantinois, op. cit., p. 269
617
Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs dAlgrie, op. cit., p. 114
618
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 113
615

175

Mditerrane une distance symbolique sur laquelle aucune des deux ne reviendra plus. Un
mme peuple, certes, mais tant de mconnaissance et de dsintrt. Ce nest finalement que
sous le coup des preuves, passes et venir, vcues communment que les Franais
dAlgrie vont brutalement prendre conscience de ce que, mme douloureux, ils partagent un
mme destin.
Depuis la conqute, les Franais dAlgrie partagent beaucoup de choses en commun : un exil
originel, un rapport particulier la terre, un sentiment nostalgique. Paralllement, ils ont t
inscrits, malgr eux, dans une dynamique duniformisation et dhomognisation, entreprise
par lEtat franais. Ces lments constituent, selon nous, une structure collective ou une
base collective que les Franais dAlgrie nont pas immdiatement investie ou habite.
En effet, il a fallu quils traversent, ensemble, une succession dvnements bouleversants et,
souvent, traumatisants, pour quapparaisse chez eux une prise de conscience de ce quils
formaient un groupe au destin commun. Du temps de lAlgrie franaise, la population
dAlgrie ntait encore quune communaut de forme , sans conscience delle-mme. La
prcipitation des vnements va acclrer en son sein le dveloppement dun sentiment
communautaire. La priode du conflit menant lindpendance de lAlgrie traduit, selon
nous, le passage dune communaut oblige une communaut vcue .

176

Chapitre 2 : La marche vers la communaut

Cest par le biais des vnements qui vont se succder sur le sol algrien dans les
annes 50 et 60, quau sein du groupe des Franais dAlgrie, va progressivement merger le
sentiment dappartenir une mme communaut . Plus lAlgrie va senfoncer dans le
conflit qui mnera son indpendance, plus ils seront pousss se regrouper, comme
solidariss par la peur et la menace.
Les diffrents vnements qui vont ainsi secouer lAlgrie franaise et la mener son terme,
marquent une tape fondamentale dans lvolution de la population des Franais dAlgrie,
dsormais amens devenir les Pieds-Noirs. En effet, dune certaine faon, la guerre
dAlgrie et la squence douloureuse des rapatriements crent le pied-noir 619. Cest ainsi
sous leffet de ces vnements acclrateurs que les Franais dAlgrie prendront
conscience de leur cheminement commun, et quils entameront leur nouveau parcours en tant
que Pieds-Noirs.
Progressivement, la situation en Algrie va se dliter, jusqu atteindre un point de non-retour.
La responsabilit de lchec de lAlgrie franaise semble se partager : dans lordre, le
grand colonat, les hommes politiques, le peuple franais en mtropole () et, pour une part
non ngligeable, les Europens dAlgrie. 620 Quand la situation deviendra intenable sur le
sol algrien, les magnats partiront avant tout le monde, emportant avec eux lessentiel de
leur fortune. 621 Restera, dans le dnuement, la plus grande partie de la population franaise.
Pour les Musulmans, la dcolonisation est une libration. Pour les Franais dAlgrie, cest un
choc, dont le point paroxystique sera atteint lors de leur exode massif un exode qui ne sera
dailleurs pas sans rappeler celui de leurs aeux quelques 130 ans plus tt. En effet, le dira-ton assez, le vritable choc de la dcolonisation de lAlgrie rside davantage dans le retour en
mtropole des rapatris que dans la perte des marchs conomiques privilgis de lexEmpire. Lvnement rupture que constitue la dcolonisation de lAlgrie prend ici le sens
dun vnement traumatisme. Aucune autre migration () na soulev autant de problmes,
na port autant de drames. Si les causes de lexode tiennent la politique de dcolonisation et
619

Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 66


Raphal Delpard Lhistoire des Pieds-Noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 73
621
Ibid, p. 75-76
620

177

au climat de guerre, les conditions de lexil sont le reflet de ce qui est prvu pour
laccueil. 622 Sous le coup des vnements qui vont frapper les Franais dAlgrie, les
diffrences originelles qui les caractrisaient et qui avaient jusque-l rsist vont se voir
annihiles par le vcu commun dun drame et dun dracinement.
Au fur et mesure, cest galement un vritable foss entre la mtropole et sa colonie qui va
aller en slargissant. Et la priode du conflit dindpendance ne fait que marquer confirmer
cette distance sans cesse croissante qui spare les Franais dAlgrie et leur patrie. En effet,
le portrait de cette mre idale se ternit durablement pendant la guerre dAlgrie. Dabord la
confiance subsiste. Comme dhabitude, la France trouvera une solution. Ses gouvernants font
clairement connatre leur dtermination conserver lAlgrie. Insensiblement, les rapports se
dgradent. Les faits ne semblent pas confirmer les paroles. Leur situation saggravant au fil
des mois et des annes, leur existence frlant le drame, chaque jour plus proche, pour y
sombrer parfois, les pieds-noirs sentent venir labandon de lAlgrie et leur propre
dlaissement. Ancien alibi du maintien, ils deviennent celui de la sale guerre , ceux qui
lont provoque et ceux pour qui on sy enferre. Ils ne peuvent comprendre le revirement
dopinion qui seffectue entre 1954 et 1962, o lon passe de lappartenance indiscute de
lAlgrie au territoire national une indpendance massivement plbiscite. 623 Cest en effet
un aspect essentiel de lhistoire des Franais dAlgrie que cette notion d utilit . Anne
aprs anne, pendant toute la priode de la colonisation franaise, leur prsence et leur poids
sur le sol algrien auront servi la volont politique de lEtat franais. Lorsque la France
dcidera de mettre fin sa prsence outre-Mditerrane, la population franaise quelle a
cre, uniformise, francise, ne lui sera plus daucune utilit . Plus loin, elle va mme
devenir un obstacle un traitement rapide du conflit.
Plus que lindpendance, cest le cheminement qui y a conduit a marqu dfinitivement les
consciences. Tout au long de cette marche inexorable, au cours de laquelle ils tombent pour
tre aussitt remis debout, les pieds-noirs sont tiraills entre lespoir et le dsespoir et ont la
sensation de voir disparatre leurs appuis. Leurs compatriotes doutre-Mditerrane se
dtournent deux, tandis quune partie de la presse mtropolitaine les calomnie (). 624

622

Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple


marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 59
623
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 73
624
Ibid
178

Cette priode surprend les Franais dAlgrie par sa radicalit et la mise en pril des
repres sur lesquels ils sappuyaient jusque-l pour tenir leur place dans cette socit, pour se
situer, sidentifier et identifier autrui.
Mais, ce qui va se passer en 1954 est, leurs yeux, beaucoup plus important, en ce que
chacun va devenir une cible potentielle. Ils vont dsormais devoir se mfier de tout, et en
particulier de ceux dont ils se croyaient proches . Cest en ce sens que lunivers de
rfrence des Franais dAlgrie va basculer. Cela apparat de manire claire dans les
entretiens, o lon peroit trs clairement le doute dans lequel les personnes interroges se
trouvaient alors. Sagissait-il dune guerre ? Qui se battait contre qui ? Les Musulmans
taient-ils devenus des ennemis ? Quallait-il advenir de lAlgrie franaise ? Quallait-il
advenir deux ? En tant quindividus et en tant que groupe, ils vont se trouver dans une
situation o les lments identificatoires sur lesquels ils sappuyaient alors sont remis en
cause. Qui sont-ils ? Comment doivent-ils tre nomms ? Quel est leur pays ? La fragilit de
leur situation et de leurs repres va perdurer, puisque larrive en France provoque, elle aussi,
son lot de doutes.
Linsurrection du 1er Novembre 1954, vnement annonciateur de la guerre venir,
sinscrit dans un contexte particulier. Quelques mois plus tt, la chute de lIndochine et
labandon de Dien Bien Phu avaient sembl sonner le glas de la domination coloniale
Franaise 625. Mais, si lon suit avec intrt ce qui se passe en Tunisie et au Maroc 626, il
ne sest [encore] rien produit dans les six premiers mois de 1954, qui ait pu tre interprt
comme une menace pour lexistence des pieds-noirs. On ne relve aucune marque dagitation
dans les masses musulmanes, aucun symptme dinquitude dans la population
europenne. () 627. 628 Pourtant, octobre 1954 avait vu la naissance officielle du FLN
(Front de Libration Nationale), mouvement politique accompagn dune arme, lALN
(Arme de Libration Nationale).

625

Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple


marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 51
626
Jean-Jacques Jordi, Linconscience ou le pril , in Alger 1940-1962. Une ville en
guerres, op. cit., p. 99
627
Alain de Srigny, Echos dAlger, Labandon, 1946-1962, p. 169, cit par Jean-Jacques
Jordi, Linconscience ou le pril , in Alger 1940-1962. Une ville en guerres, op. cit., p. 99
628
Jean-Jacques Jordi, Linconscience ou le pril , in Alger 1940-1962. Une ville en
guerres, op. cit., p. 99
179

Si linsurrection du 1er novembre surprit la population franaise, tant en Algrie quen


mtropole, elle ne sembla pas pour autant dstabiliser les dirigeants franais, qui prirent des
positions trs fermes, et sans ambiguts sur les intentions de la France quant au maintien de
lAlgrie dans le giron national. Les dclarations de Franois Mitterrand et de Pierre MendsFrance ont sans aucun doute permis chez les Franais dAlgrie lentretien de trs vifs espoirs
dun traitement efficace de la situation et dune issue heureuse et logique. En effet, lpoque,
les propos que tint Franois Mitterrand semblrent sans quivoque pour les Franais
dAlgrie, notamment lorsquil affirma lAlgrie, cest la France. Des Flandres au Congo, il
y a la loi, une seule nation, un seul Parlement. Cest la Constitution et cest notre volont. 629
Pierre Mends-France, quant lui, raffirma lautorit de la France en tant que puissance
coloniale, et la volont de cette dernire tre particulirement ferme avec cette insurrection,
dont on ne connat pas encore ltendue : On ne transige pas lorsquil sagit de dfendre la
paix intrieure de la nation et lintgrit de la Rpublique () Entre lAlgrie et la mtropole,
il ny a pas de scession concevable. Cela doit tre clair pour tout le monde 630. LAlgrie
tait un territoire franais, et nul ne pouvait alors mettre en doute cette affirmation. Pierre
Mends-France paya cher le prix de cette guerre qui ne faisait que commencer.
Avec les bombes, les assassinats, les enlvements, la vie des Franais dAlgrie va se trouver
grandement bouleverse. Le rassemblement initi par le conflit menant lindpendance
de lAlgrie aura loccasion de se poursuivre sur le sol mtropolitain. Cest l tout le paradoxe
de ces individus qui se ctoient depuis prs de 130 annes, et dont la proximit relle sera
amene sexprimer dans lexode et la dispersion.
Comme plus tt dans ce travail, notons ici limportance de lusage de guillemets par les
diffrents auteurs sur les travaux desquels nous nous sommes appuys. En effet, cette
pratique, relativement frquente, rvle selon nous la fragilit et les difficults dapprhension
du groupe des Franais dAlgrie. Par ailleurs, elle manifeste labsence dune dfinition
unique pour caractriser cette population. Ces difficults apparatront de faon encore plus
vidente au cours du conflit algrien ainsi que, nous le verrons, au moment de lexode des

629

Franois Mitterrand, Assemble Nationale, sance du 12 Novembre 1954, J.O., p. 4967,


col. 2
630
Pierre Mends-France, Intervention lAssemble Nationale, 12 Novembre 1954,
republie dans Oeuvres compltes, III, Gouverner cest choisir, 1954-1955, Gallimard, 1986,
p. 455
180

Franais dAlgrie vers leur mtropole. En effet, officiellement caractriss de rapatris ils
refuseront, la plupart du temps, ce terme comme les dfinissant fidlement.

1re partie : La fin de lAlgrie franaise


Cest donc le 1er novembre que dbute, officiellement , un conflit qui mnera, huit
annes plus tard, lindpendance de lAlgrie. Dans la nuit (), lAlgrie est rveille par
des explosions du Constantinois lOranie. Incendies, attaques de commandos rvlent
lexistence dun mouvement concert, coordonn ; en tout, on dnombrera trente attentats
presque simultans contre des objectifs militaires ou de police. Linsurrection provoque la
mort de sept personnes dont lassassinat de linstituteur Guy Monnerot dans les Aurs
(). 631
Avec la guerre dAlgrie rebondit le vieux dbat ouvert par la politique dexpansion
coloniale de la III Rpublique : quavait la France gagner la conqute, puis au maintien
dun empire colonial ? Par deux fois et de manire oppose, le gnral de Gaulle trancha ce
dbat propos de lAlgrie : une premire fois, en octobre 1958, quelques mois seulement
aprs son retour au pouvoir, en annonant une politique de dveloppement de lAlgrie ().
Une seconde fois, le 11 avril 1961, en dclarant : LAlgrie nous cote plus cher quelle ne
nous rapporte , do il concluait : Cest un fait, la dcolonisation est notre intrt et, par
consquent, notre politique. 632. La sparation davec lAlgrie sinscrivait, de plus, dans
un contexte mondial de dcolonisation. Il sagissait donc, pour la France et pour le gnral de
Gaulle, pourtant trs attach lEmpire, mais qui entendait faire accder son pays au rang des
grandes nations, dune vritable ncessit que de se dfaire des colonies et donc de lAlgrie.
Cest ainsi que, selon les Franais dAlgrie, manera de la mtropole et de ses hommes
politiques un discours visant mettre en avant les dsavantages pour un pays comme la
France conserver une colonie dont les bnfices pour la mtropole ne seraient plus
suffisants, une colonie qui serait mme devenue une charge pour le pays et son peuple.
631

Benjamin Stora, Les mots de la guerre dAlgrie, Presses Universitaires du Mirail,


Toulouse 2005, p. 87
632
Daniel Lefeuvre, Lchec du plan de Constantine , in Jean-Pierre Rioux (dir.), La guerre
dAlgrie et les Franais, Fayard, Paris, 1990, p. 320
181

Il suffit de ces deux citations du gnral de Gaulle pour saisir le schma dans lequel les
Franais dAlgrie vont vivre ce que lon appellera dabord les vnements dAlgrie,
avant, de nombreuses annes plus tard, de les qualifier de guerre .
Passant des encouragements et du soutien au plus profond dsarroi, ils se seront dabord fis
aux paroles de celui dont ils considraient quil leur tait redevable davoir de nouveau
accder au pouvoir. Conforts par les paroles, et parfois mme les actes, des dirigeants
franais, ils semblent avoir cru jusquau bout que, malgr une situation qui na pourtant fait
quempirer, la France aurait raison des terroristes .
Comme le souligne Daniel Lefeuvre, ces deux interventions correspondaient des moments
clefs de la guerre dAlgrie : la premire signifiait la volont de rester, la seconde les raisons
du dpart 633. Comment, en si peu de temps, les Franais dAlgrie pouvaient-ils se rsoudre
quitter une terre quils habitaient depuis plus de 100 ans ? La fin de la prsence franaise sur
le sol algrien va entraner, pour les Franais dAlgrie de violents bouleversements, matriels
comme motionnels. Rappelons quil ne sagit pas ici pour nous de dresser une stricte
chronologie du conflit et des vnements qui vont le ponctuer, mais bien spcifiquement de
sintresser leurs rpercussions sur la population franaise dAlgrie.

A)Un quotidien qui change. Le bouleversement des repres


Avec les attentats qui se multiplient et la confirmation quun conflit semble prendre
forme, cest tout lunivers des Franais dAlgrie qui se trouve remis en cause. Le regard en
permanence tourn vers la France, leurs journaux [ les ] entretiennent de la mre-patrie, pas
de larrire-pays. 634 Jour aprs jour, ils semblent senfermer dans une incomprhension
chronique de la situation algrienne et de ses ventuelles consquences. Aussi, quand
linsurrection clate en diffrents points du territoire algrien, le 1 er novembre 1954, les
Europens ne ralisent pas tout de suite. 635 Confiants dans la protection que la mtropole
apporte sa colonie, entretenus dans une inconscience de la porte des vnements, ils vont
continuer de tourner le dos aux vidences.
633

Ibid
Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 185
635
Ibid, p. 185-186
634

182

Jusque l, les Franais dAlgrie ne se sont jamais interrogs sur leur avenir : on a rflchi
pour eux. Cest un mpris inconscient que voile cette innocence. Il ne viendrait lesprit de
personne de penser que 9 millions d Arabes puissent se revendiquer en tant que peuple
aspirant la souverainet. Les Franais dAlgrie sont ce point srs de leur lgitimit quils
refusent dautant plus denvisager cette hypothse que, dans leur esprit, elle se confond avec
leur dpart. 636

1)Un ennemi ?
Pour les Franais dAlgrie, la priode aujourdhui reconnue comme guerre
dAlgrie, se manifeste par un terrible bouleversement de leurs repres. En effet, quils soient
juifs ou europens, la population franaise est confronte un vritable tiolement de son
univers.
Ds lors, il apparat que, au-del de lunit de faade quautorise la nationalit franaise que
partagent les diffrentes composantes de la population franaise dAlgrie, cest bien dans
ladversit quelle va se reconnatre une relle destine commune. Si chacun saccorde
aujourdhui dire que la socit algrienne tait une socit hirarchise, o existaient
dimportantes ingalits sociales et politiques, les personnes interviewes dans le cadre de
notre recherche ne font pratiquement jamais rfrence une quelconque violence rcurrente
entre groupes, une inquitude dans la frquentation et la proximit avec diffrentes
communauts, diffrents religions, diffrentes cultures.
Il sagit pourtant l dun point essentiel du dlitement du monde dans lequel vivent jusque-l
les Franais dAlgrie. Tous les repres sur lesquels ils sappuyaient pour justifier leur
prsence en Algrie vont peu peu se dissiper, et notamment la srnit de ctoyer sans
crainte ceux qui taient en bas de lchelle sociale et politique, ceux qui taient les plus
malmens, les plus manipuls, ceux qui taient les coloniss : les Musulmans.
Dsormais, pour les Franais dAlgrie, plus rien nest certitude, sauf peut-tre le fait quils
ne croient pas, pour la majorit dentre eux, que les vnements qui secouent leur Algrie
puisse en annoncer la fin. Les relations quils entretenaient jusque l avec les Musulmans des
relations ne suscitant ni crainte ni inquitude- vont se trouver remises en cause, ou plutt,
636

Ibid, p. 186
183

devenir porteuses de doutes, car les Franais vont se retrouver devant une incertitude quant
aux intentions leur gard des Musulmans avec lesquels ils sont en contact. En effet, il y
eut () leffet de la peur et du sentiment dinscurit vis--vis des populations dites indignes
que la minorit europenne avait ctoye parfois quotidiennement pendant plus dun
sicle. 637 Dans cette socit, en proie au doute et la panique, lensemble des repres qui
structuraient auparavant lexistence quotidienne cdait la confusion et au processus d
anonymisation caractrisant ds lors les relations interpersonnelles. Car si la guerre
touchait des individus socialement identifiables et identifis, elle affectait lensemble dune
socit au sein de laquelle chacun pouvait devenir la victime anonyme dun ennemi lui-mme
anonyme et insaisissable. () L, comme souvent, la guerre dtruisait le visage et la voix de
lautre. Elle corrompait lhistoire souterraine qui () avait pu quand mme se nouer entre les
individus. Du simple passant louvrier agricole, au voisin, au collgue et parfois lami,
de part et dautre on pouvait attendre le meilleur ou craindre le pire. 638
Ce doute quotidien apparat de manire vidente dans les propos de ceux qui entretenaient
avec eux des relations troites, et notamment les Franais du bled, les agriculteurs Maurice
A. montre bien par ses propos la tension et lincertitude qui taient les siennes, alors que son
commandant sadressait lui :
il avait dit A. vous tes le roi des cons parce que vos amis si les fellaghas les
avaient contacts et leur disent ou tu tues A. ou on tue ta famille , entre la famille et
A., ils auraient choisi 639
Ou encore Ren Fa. :
Il y a des gens qui travaillaient avec lui. () ces Musulmans, sont venus le voir, en
lui disant Jo, on ne peut plus travailler avec toi, parce que le FLN nous a dit si tu
continues travailler, cest le sourire kabyle . Alors, pour pas tre gorg, on ne peut
plus travailler avec toi. On sen va 640
Linquitude, en sinstallant dans les esprits, conditionne les gestes et les regards.
Dsormais, plus rien nest normal 641. Les Franais dAlgrie se mettent craindre des

637

Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 320


Ibid, p. 329-330
639
Entretien Maurice A. et Gilbert L., Annexes, p. 200
640
Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
641
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 220
638

184

attentats, sans jamais savoir par qui ni o ils seront perptrs. La peur, la tension font partie du
quotidien, comme le traduisent dailleurs les propos de Nicolas D. :
Ces attentats terroristes, les Franais dAlgrie en taient victimes tous les jours et
puis il y avait des attentats qui se faisaient par gorgement de l jusque l, dune
oreille lautre et par masculation cest--dire castration, tout a bien sr sur des
corps qui taient dcouvert il y avait vritablement un climat de psychose, de
peur install dans la population. 642
De mme, pour Jacky B. :
Il y avait une priode, vous savez en pleine nuit on entendait les algriennes qui
faisaient les you-you ctait macabre parce que a voulait dire quelles incitaient
les hommes aller attaquer et ctait en pleine nuit et il y avait les attentats, on a vcu
des attentats. 643
Lorsque lon monte dans le trolley, dit Francine Dessaigne, on regarde instinctivement si
tous les sacs ou paquets sont tenus la main. Au moindre bruit insolite, tout le monde
sursaute. On voit des suspects partout ; dans lhomme qui se penche, celui qui sappuie contre
un mur, lauto qui hsite ou le paquet qui trane. Personne ne court ni ne crie dans les rues, par
crainte des mprises. Malgr lapparence de la vie, la guerre se profile derrire la faade et
nous taraude les nerfs. Comme toujours en pareil cas, la population est devenue lotage des
terroristes. Pour les employs, les artisans et les fonctionnaires, le terroriste na pas de visage.
Cette abstraction conduit une modification des regards, faisant de chaque Arabe de
proximit, dit Anne Lanta dans son livre Algrie, ma mmoire, voisin, ouvrier, femme de
mnage, cireur de chaussures, lennemi soudain sorti dun cheval de Troie . Quel est celui
qui, tout en continuant de vous sourire, posera un engin de mort devant votre porte ? 644
Les difficults prouves par les Franais dAlgrie pour comprendre la ralit de la situation
qui vient secouer leur terre natale dcoulent galement dune certaine forme dambigut qui
caractrise leurs rapports avec ceux qui sont en passe de devenir les Algriens.
Ainsi, parmi les personnes que nous avons interroges, nombreuses sont celles qui rappellent
quils continuaient dentretenir de bonnes relations avec les Musulmans dont ils taient
642

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149
644
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 220
643

185

proches. Comment ds lors penser que les attentats qui secouent le pays vont dboucher sur la
sparation de ces deux populations, et que les Franais dAlgrie peuvent risquer quelque
chose, la mort ou lexil ? Pour preuve, certains rapportent de quelle faon ils ont parfois t
prvenus ou protgs.
Ainsi, Monique C. raconte :
J'tais enseignante dans un quartier de Bab el Oued, au fond de Bab el Oued, qui
tait assez dangereux parce que a montait sur la montagne Bouzara, y'avait un
ravin o il y a eu... ils ont enlev des gens etc...c'tait un coin trs dur, et j'exerais...
je descendais par cette route avec mon mari, il m'emmenait le matin, ou moi-mme je
descendait toute seule en voiture par cette route, et la gardienne de l'cole qui tait
donc une musulmane, un jour elle m'a dit () ne repassez plus par l, c'est trop
dangereux... je vous demande de plus repasser par l ... donc, a a t une faon
comme une autre de m'avertir... y'avait des rebelles... elle me dit passez plus par l
... alors, a me faisait faire un dtour trs consquent, par l c'tait un raccourci,
d'ailleurs un mois aprs mme pas l'cole... y'a eu un attentat dans le coin ils ont
ferm l'cole... voil donc... je veux pas dire que cette femme m'a sauv la vie mais elle
m'a dit ne passez plus par l 645
Viviane raconte aussi :
Viviane : Je disais toujours, dans lusine on avait quand mme 100 employs arabes,
ils auraient pu nous faire nimporte quoi et on na jamais rien eu lusine
Francis: je sais, j'ai fait la paye plus dune fois
Viviane: On na jamais rien eu... ils pouvaient faire nimporte quoi... et venir nous
avertir ne passe pas l ... 646
Et Ren Fa. raconte :
54, cest donc le dbut de linsurrection, donc en 55-56 moi, jallais je pchais
avec des masques je faisais de la chasse au harpon, et jallais avec un jeune
Algrien qui sappelait Kader, alors que ce Kader-l, ce moment-l, si il avait voulu
massassiner sur les dans les criques rocheuses o on allait, il aurait pu le faire. Et
pourtant, les vnements taient en marche dj. () Donc, on aurait pu se faire

645
646

Entretien Monique C., Annexes, p. 85


Entretien collectif, Annexes, p. 117
186

assassiner. Eh bien, avec Kader, jai jamais eu de problme. Jamais mais ce Kaderl, plus tard, il est certainement parti dans lALN 647
Autant de tmoignages qui confortent les Franais dAlgrie dans lide que la majorit des
Musulmans ne pourra jamais les pousser hors de leur terre, surtout pas avec lengagement
dont la France fait preuve sur le terrain. Apparat ici clairement ltat desprit des Franais
dAlgrie, apeurs, inquiets, incertains quant au comportement des Musulmans quils ctoient
quotidiennement, mais, pour autant, jamais conscients dventuelles consquences sur
lavenir de lAlgrie franaise ou sur le leur.

2)Continuer vivre
Malgr tous les bouleversements auxquels ils doivent faire face, les Franais dAlgrie
ne semblent pas vouloir se laisser trop atteindre par les vnements qui secouent leur terre
natale, comme sil sagissait dvnements parasites , qui seraient rapidement matriss par
le gouvernement et larme, mais qui ne venaient en aucun cas menacer leur prsence sur ce
sol, ni la vie quils y menaient. Cest croire, finalement, que les Franais dAlgrie se feront
comme un point dhonneur maintenir leur mode de vie, par-del les attentats et la prsence
militaire de plus en plus importante. Cest dailleurs ce que rappelle Maxime B. :
Moi je nallais pas au cinma parce que mes parents me linterdisaient, mais il y
avait plein de gens qui allaient au cinma, et pourtant il y avait des bombes dans les
cinmas. On allait la plage et pourtant, il y avait de temps en temps des voitures qui
passaient et qui mitraillaient les gens qui taient sur la plage. 648
Pour Pierre A. :
Il y a eu aussi cette priode de des annes 56 58, o a je men souviens bien
parce que quand on est jeune a marque dabord il y avait le couvre-feu choses
auxquelles les gens ne sont plus sensibles aujourdhui. Ensuite, dans lentre de tous
les grands magasins, nous tions fouills, et cette priode dattentats alors l,
ctait des attentats du FLN tait une priode trs videmment dramatique, parce
que les bombes qui taient poses ltaient dans les lieux tribunes de stades,
647
648

Entretien Ren et Michle Fa.., Annexes, p. 550


Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
187

terrasses de caf, etcetera, et a a provoqu videmment normment dmotion


dans la communaut europenne. Ca ne lempchait pas de vivre pour autant. Elle
allait tout autant la plage manger des merguez et des brochettes Fort-deleau, qui tait le lieu par excellence du rassemblement dominical, et dans les forts
qui entouraient Alger parce que on avait tous la conviction que cette terre tait
aussi la ntre et quon y resterait. 649
Pour Monique C. :
Ca remonte aux annes 57-58... et l'indpendance c'tait en 62 hein... a a foment
hein... mais on vivait insouciants... quand j'y pense on tait sur les plages, y'avait des
attentats d'un ct... 650
Quant Jean-Pierre F., il raconte la faon toute particulire dont les enfants ont pu vivre le
conflit, comme une aventure venant animer le quotidien :
Dans les jeux denfants que nous avions, lorsque a tirait trs fort le soir, a tirait
trs fort vers un immeuble qui sappelait le California qui tait un immeuble
moderne o rsidaient surtout des rsidents franais, des pieds-noirs ou des gens qui
travaillaient pour larme ou pour la marine ou les constructions navales et quand a
tirait trs fort contre ce btiment, contre les CRS et que des petits groupes du FLN ,
nous le lendemain matin, on allait avec un copain qui sappelait Romro, un italien
bon cru et on allait ramasser les balles, des douilles de balles et avec ces douilles de
balle on sen servait pour grer notre tour de France. 651
Ainsi, les Franais dAlgrie semblent faire preuve dune volont exceptionnelle de ne pas
laisser les attentats qui se multiplient venir enrayer leur mode de vie, collectif, festif, fait de
sorties et de rassemblements.
Mais, de lautre ct de la Mditerrane, on ne comprend pas le comportement des franais
dAlgrie. Ils ont limpression quils continuent de mener une vie lgre , dcomplexe,
peu concerne par les vnements qui se droulent et qui viennent bousculer la mtropole.
Une mtropole dautant plus rancunire lgard des Franais dAlgrie, quelle envoie
nombre de soldats dfendre ceux quelle considre comme des profiteurs bruyants, qui
649

Entretien Pierre A., Annexes, p. 439


Entretien Monique C., Annexes, p. 85
651
Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54
650

188

continuent finalement de prendre du bon temps quand de jeunes mtropolitains se battent et


meurent pour eux. Cest ce que rappelle Maxime B. :
Quand on venait en France, on allait au cinma, puisquon ne pouvait pas y aller en
Algrie, parce que mes parents avaient peur des attentats, etcetera. Donc, on faisait
des cures de cinma. Et, au cinma, lpoque, il y avait les actualits tlvises
avant le film, et on avait vu une squence qui se passait justement ct de
Mostaganem, aux actualits de tlvision. On montrait que malgr la guerre, les
Franais dAlgrie, enfin les Pieds-Noirs, les Algriens, quoi, si vous voulez puisque
l il y avait tout le monde. Il ny avait pas que les Pieds-Noirs allaient la plage, se
distrayaient, et toute la salle stait mise siffler, en disant les salauds ! Pendant
que nos enfants se font trouer la paillasse, eux sont sur la plage ! , et moi jen
revenais pas parce que ben, videmment, mme si on risquait de se faire mitrailler
quand on tait sur la plage, ben on allait la plage. Quest ce que on vivait quoi.
Donc, tout dun coup je mtais rendu compte que les gens simaginaient que, soit on
navait pas de guerre, soit on vivait pas, alors que il y avait la guerre, il y avait les
bombes, et en mme temps on vivait. 652
Car, en mtropole aussi, le conflit qui se droule sur le sol algrien gnre angoisses et
inquitudes, dautant plus que les tenants et aboutissants du conflit sont mal connus, ainsi que
les compatriotes quil convient, dans un premier temps tout du moins, daller dfendre.
Cest dailleurs ce que raconte brivement Robert G. :
Moi jtais tout gamin, javais mes oncles, mes cousins de la gnration d'avant qui
taient... la hantise staient dtre rappels pour aller faire la guerre donc il y a eu
toute une gnration de Franais mtropolitains qui ont vcu a comme un
traumatisme, on allait faire la guerre donc on revenait avec des morts donc un
traumatisme. 653
Ainsi, ce conflit qui prend forme peu peu vient bouleverser le quotidien des Franais
dAlgrie, comme, dans une moindre mesure, celui de leurs compatriotes de mtropole. Mais,
sil a concern tant les Europens que les Juifs, ce changement brusque dans les rapports entre
individus et entre groupes a particulirement affect la population juive en ce que, depuis de

652
653

Entretien Maxime B., Annexes, p. 404


Entretien Robert G., Annexes, p. 256
189

nombreuses annes avant larrive et la conqute de lAlgrie par la France, elle avait de
nombreux contacts avec les Musulmans sur la terre algrienne.

3)La population juive : le choix de la France


Durant les sept annes de la guerre dindpendance, la plupart des Juifs restrent
neutres. Ils ne pouvaient tre compltement du ct des Franais car ils se sentaient encore
trs loyaux envers les Arabes dont, par ailleurs, ils craignaient les reprsailles. Ils ne
pouvaient pas non plus tre compltement du ct des Arabes car ils avaient une immense
reconnaissance envers la puissance qui les avait librs du statut humiliant de dhimmi et dont
ils craignaient aussi les reprsailles. 654
Indignes algriens avant de devenir citoyens franais, lappartenance originelle a longtemps
rsonn dans ce pays, et, lors des vnements de 1954, elle est revenue provisoirement sur le
devant de la scne, mais avec une implication historique, identitaire, motionnelle forte. La
proximit de statut et la cohabitation avant la conqute de la France constituent des lments
sur lesquels les Musulmans comptent tout particulirement lorsque dbute la guerre. Les Juifs
vont devoir alors faire un choix : prendre parti pour la citoyennet qui leur a t accorde au
XIXme sicle, ou se battre pour la rvolution algrienne, dautant que, comme le relve
Henri Chemouilli, le FLN, soucieux de lconomie future du pays, [les] revendiquait
comme citoyens algriens 655. Les diffrentes mesures prises en faveur du peuple juif
dAlgrie par la France, mais aussi le contexte international, qui a dj connu la tension de la
cration dIsral en 1948, vont orienter le choix des Juifs. il y avait bien sr des Juifs qui
sympathisaient avec lun ou lautre des camps, au point parfois de diviser les familles. ()
Selon Alice Cherki, Jacques Lazarus, prsident du Comit juif dtudes sociales, aurait
rpondu aux dirigeants du F.L.N., qui avaient demand lappui de la communaut juive : le
judasme algrien sest intgr trop avant dans le monde occidental, au dtriment de ses
propres valeurs ancestrales, pour prendre dsormais une autre voie que celle quil a suivie
depuis plus dun sicle. () Il ne fait aucun doute que le dcret Crmieux et la profonde

654

Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon de Gaulle, op. cit., p. 154155
655
Cit par Daniel Leconte, Camus, si tu savais, op. cit., p. 223
190

pntration de la culture et de la civilisation franaises engendrrent une mentalit et une


identit franaises plus profondes chez les Juifs dAlgrie 656.
Entre Juifs et Musulmans, latmosphre a chang sous le coup dvnements rendant
irrparable la fracture entre anciens indignes. Ainsi, le 12 dcembre 1960 (), des
membres du F.L.N. envahirent la Grande Synagogue dAlger (). Ce vandalisme haineux se
rpta Oran o le cimetire juif et sa petite chapelle furent saccags. () Les Juifs furent
frapps de stupeur par larbitraire et la sauvagerie de tels actes et comprirent que lavenir en
Algrie sans les Franais ne leur rservait rien de bon. 657 Quand, plus tard, en 1961, Charles
de Gaulle sengagera dans la voie de lindpendance, les Musulmans harcelrent nouveau
les Juifs, brlrent et profanrent leurs cimetire et leurs synagogues, enlevrent et turent des
personnalits de la communaut. Se rendant compte quils seraient plus en scurit avec les
Franais quavec les Arabes, les Juifs migrrent en masse, en abandonnant tout. 658
Cest ainsi sous leffet dvnements touchant la communaut juive que le groupe des
Franais dAlgrie dans son ensemble va se trouver renforc, dabord numriquement .Au
moment des vnements , les Juifs ont eu faire un choix dcisif : en tant quhabitants
originels de ce pays, ils ont t appels par les Musulmans se ranger de leur ct, ils
choisiront la France. Ainsi, si leur inscription au sein du groupe des Franais dAlgrie va, un
temps, permettre den grossir les rangs et de participer de lavnement dune conscience
commune, les Juifs connaissent toutefois une situation spcifique quil convient de garder
lesprit.
Ce qui va dcider le dpart dun trs grand nombre dentre eux, repose sur un lment qui va
bouleverser tous les repres qui taient les leurs. Confiants dans les relations que pouvaient
entretenir notamment les diffrentes religions entre elles, ils vont devoir en effet faire face
un vnement grandement perturbateur, et qui va tre dcisif dans le choix quils feront de
partir. Le 22 Juin [1961], au march Souk el sseur (), sur une place entoure de
nombreuses et de trs anciennes synagogues, jouxtant lune des plus prestigieuses mosques
de la ville, Raymond Leyris fut assassin au bras de sa fille Viviane. Cet assassinat sonna pour
la communaut juive comme un signal de mort collective (). Raymond Leyris -Cheikh
Raymond- incarnait la coexistence possible, une miraculeuse synthse, entre les dimensions
656

Sarah Taeb-Carlen, Les Juifs dAfrique du Nord. De Didon de Gaulle, op. cit., p. 154155
657
Ibid, p. 156
658
Ibid
191

juive, Franaise et arabe de lAlgrie. Son meurtre signifiait

que la coexistence entre

Musulmans, Juifs et Pieds-Noirs ne serait plus possible 659. Evnement marquant pour les
Juifs, cet assassinat est donn par Fernand E. comme la raison principale du dpart de sa
famille :
Quand il a t assassin, dans les jours qui ont suivi, il y avait des dizaines de
camions de dmnagement dans lartre principale et Constantine sest vide de sa
population juive en tous cas en lespace de 3-4 mois parce que ctait un homme
symbole, il est n, sa mre tait chrtienne, il a t lev dans la religion juive, il
parlait et chantait larabe la perfection 660
Ainsi, sils sont quelques uns avoir pris parti pour lAlgrie qui sannonait, en revanche, la
majorit, comme Henri Chemouilli, se sont projets dans lavenir et

ny ont rien vu

dencourageant. Il affirme ainsi : Qui ne pressentait quil naurait plus sa place dans une
Algrie arabe ? () Au premier conflit Isral-pays arabes, nous aurions t des otages tout
trouvs. A mettre les choses au mieux, larabisme, ctait la rgression 661. Le conflit
algrien va constituer pour la population juive un lment dterminant dans la prise de
conscience de lappartenance dsormais incontestable une entit dtermine, le groupe des
Franais dAlgrie, et, bientt, des Pieds-Noirs. Dailleurs, inquiets que la France ne se
souci que des Franais ou des Europens de souche et que leur citoyennet franaise,
rtablie moins de vingt ans plus tt, ne soit de nouveau remise en cause 662, ils insisteront,
plus tard, pour que les Accords dEvian, instaurant le cessez-le-feu en Algrie, prcisent que
les Juifs dAlgrie seraient considrs comme europens. 663
Cest une brusque dgradation de la situation que lon va assister avec ce que lon appellera
la bataille dAlger . A la suite du Congrs de la Soummam (aot-septembre 1956), dot
dune plate-forme et dinstitutions politiques, le FLN dcide de porter loffensive dans les
villes, principalement Alger o il multiplie les attentats (). 664 Ainsi, aprs deux ans de
659

Raphal Dra, Lettre au prsident Bouteflika sur le retour des Pieds-Noirs en Algrie,
Editions Michalon, 2000,op. cit., p. 21-22
660
Entretien Fernand E., Annexes, p. 36
661
Daniel Leconte, Camus si tu savais, op. cit., 223
662
Gilles Manceron, Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 101
663
Ibid
664
Michel Klen, LAlgrie franaise, un tragique malentendu ou les prils de lambigut,
France Europe Editions, Nice, 2005, p. 161
192

gurilla dans le djebel, le FLN se lance dans une nouvelle tactique de guerre : crer la terreur
dans la ville dAlger. La capitale de lAlgrie est alors confronte au terrorisme urbain. La
rbellion se jette dans une stratgie politique qui consiste rpandre linscurit en ville en
perptrant des attentats aveugles avec des engins explosifs dans les lieux publics les plus
frquents de manire provoquer le maximum de pertes. 665 Face la recrudescence des
attentats (), () pris de panique et incapable de faire rtablir la scurit dans Alger, le
gouvernement de Guy Mollet prend deux mesures durgence dune extrme gravit. La
premire est soumise au Parlement le 12 mars 1956 : une forte majorit de gauche () vote
les pouvoirs spciaux qui entranent un durcissement de la politique en Algrie. () La
seconde dcision est prise dans un climat daffolement () : larme est investie de tous les
pouvoirs de police pour mener la bataille contre le terrorisme. 666 Ainsi, le 7 janvier 1957,
Robert Lacoste confie les pouvoirs de police dans la zone dAlger au gnral Massu qui
commande la 10e Division parachutiste. 667 Pour les Franais dAlgrie, larrive des paras
dans Alger constitue un immense espoir. Pour les habitants commotionnes par le choc
psychologique des attentats, et surtout pour ceux qui sont frapps dans leur chair, la prsence
active de larme va enfin permettre

lEtat dassurer son devoir de protection des

citoyens. 668
Larme dploye doit certes protger la population, mais contre qui ? Des bandits ? Des
terroristes ? Labsence dennemi identifi, tout comme labsence de front , darmes
distinctes, sont autant dlments qui, lpoque, participent la fois de lincertitude des
Franais dAlgrie quant la ralit du conflit qui se droule, et de lentretien de leur espoir
quant une issue bienheureuse. Aujourdhui, interrogs sur cette priode, ils peinent encore
identifier les vnements auxquels ils ont assist, mais sopposent au terme guerre .

4)Des vnements ou une guerre ?

665

Ibid
Ibid, p. 164-165
667
Anne-Marie Duranton-Crabol, Le temps de lOAS, Editions Complexes, Collection
Questions au XXe S , Bruxelles, 1995, p. 15
668
Michel Klen, LAlgrie franaise, un tragique malentendu ou les prils de lambigut, op.
cit., p. 168
666

193

On a souvent dit, et crit, propos de la guerre dAlgrie quelle tait une guerre
ne voulant pas dire son nom () . Elle a effectivement pris, successivement, les appellations
rassurantes d vnements aprs le dclenchement des actions armes du Front de
Libration Nationale (FLN) en novembre 1954 ; d oprations de police , jusquau
soulvement paysan du 20 aot 1955 dans le Nord-Constantinois ; d actions de maintien de
lordre aprs le vote des pouvoirs spciaux en Algrie en mars 1956, qui gnralise lenvoi
du contingent en Algrie ; d oprations de rtablissement de la paix civile , dans la terrible
bataille dAlger, au cours de lanne 1957 ; et d entreprises de pacification , tout au long
des annes conduisant lindpendance algrienne. Dans les Actualits prsentes au
cinma, jamais de trace de guerre dans les titres. Out au plus voque-t-on le drame
algrien . 669
On a souvent dit, et crit, propos de la guerre dAlgrie quelle tait une guerre ne
voulant pas dire son nom () . Elle a effectivement pris, successivement, les appellations
rassurantes d vnements aprs le dclenchement des actions armes du Front de
Libration Nationale (FLN) en novembre 1954 ; d oprations de police , jusquau
soulvement paysan du 20 aot 1955 dans le Nord-Constantinois ; d actions de maintien de
lordre aprs le vote des pouvoirs spciaux en Algrie en mars 1956, qui gnralise lenvoi
du contingent en Algrie ; d oprations de rtablissement de la paix civile , dans la terrible
bataille dAlger, au cours de lanne 1957 ; et d entreprises de pacification , tout au long
des annes conduisant lindpendance algrienne. Dans les Actualits prsentes au
cinma, jamais de trace de guerre dans les titres. Tout au plus voque-t-on le drame
algrien . 670 Parce quelle sort du cadre habituel propre un conflit conventionnel 671,
pour les Franais dAlgrie, elle na pas () le visage dune guerre de nation nation, ni de
dcolonisation (). Cest pourquoi certains dentre eux ne peuvent lui donner une
signification nationale, ni mme lui accorder le rang de guerre. 672
Aujourdhui encore, pour les Franais dAlgrie, parler du conflit algrien comme dune
guerre nest pas sans susciter de fortes ractions. comme en tmoigne Jean-Pierre Z. remet
galement en question lutilisation du terme guerre :
Dans une guerre, jen acceptais le principe vous tes deux combattants lun en
face de lautre. Le premier qui tire a gagn. Par contre, si le gars den face na pas les
669

Benjamin Stora, La gangrne et loubli, Editions La Dcouverte/Poche, Paris, 1998, p. 13


Ibid
671
Benjamin Stora, Les mots de la guerre dAlgrie, op. cit., 62
672
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 107
670

194

moyens de se dfendre, cest plus une guerre, cest un massacre. () la guerre telle
quon la concevait en 14-18, 39-45 nexistera plus. () une guerre cest quoi ? Cest
des gens qui se tirent dessus. Alors, si cest a la dfinition de la guerre, alors, oui
mais l si vous voulez, le fella quon rencontrait dans la journe dans le djebel, qui
nous accueillait avec le th le soir 673
Ou encore Yves Sainsot, vice-Prsident de lANFANOMA, qui dcrit ainsi le confllit :
Guerre certes, mais guerre civile, guerre odieuse, guerre abjecte, guerre sans front,
o la djellaba ou le burnous enveloppe l'ami ou l'ennemi, cache la cigarette ou le
couteau. 674
Cest aussi le cas de Jean C. :
Ce ntait pas une vraie guerre parce que dans une guerre, ce sont deux peuples qui
se battent lun contre lautre avec un territoire chacun 675
Et de Jean-Claude G. :
Il y en a qui disent la guerre, pour moi ce nest pas une guerre parce que la guerre...
vous savez quand vous entendez certains militaires franais qui vous disent quils ont
t en Algrie, il y a trs peu de combattants je ne sais pas si vous savez, il y a eu
beaucoup de maintien dordre, il y a beaucoup de gens mais qui ont rellement
combattu... ctait ou la lgion ou les gens du premier raid mais les militaires... il y a
eu beaucoup daccidents, il y a eu des morts cest vrai par des accidents mais il ny a
pas eu beaucoup () dans une guerre, il y a un ennemi... une guerre cest... comment
dirais-je, je nai pas connu, je suis n en 42, une guerre pour moi cest il y a un
ennemi, il y avait les Allemands, il y avait nous... si vous tiez allemands vous tiez un
ennemi, si vous tiez franais... l () on ne pouvait pas se battre, votre ennemi vous
ne le connaissiez pas, il suffit que un fellagha... la nuit il allait se battre contre les
franais, prendre les fusils et se battre dans les Aurs... 15 jours aprs il venait en
France... comme je vous dis au march vendre des trucs, pour nous c'tait pas un
ennemi, ctait un Arabe, un Musulman... on na jamais eu de confrontations ctait
que dans le Djebel 676
673

Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726


Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875
675
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
676
Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
674

195

Pour Alain G. :
Non, ce ntait pas une guerre pour nous ctait pas une guerre. Si la France avait
voulu rester, elle aurait pu rester. 677
Pour Jean-Marc L. :
En plus dans une guerre qui ntait pas conventionnelle. Ctait pas des chars
contre des chars hein. Ctait la guerre terroriste, rvolutionnaire. Donc, ctait il
fallait tuer un maximum dinnocents. 678
Enfin, pour Ren M. :
La guerre, je connais, je suis dsol peu, mais je connais. Cest tout fait autre
chose il y a des gens en uniformes, de part et dautre. Il y a une ligne de feu. Ils sont
en face, ils vous tirent dessus. Il ny a gure dambigut il y a quelques fois des
cinquimes colonnes, quelques fois des infiltrations, mais enfin bon on sait o est
lennemi. Dans un truc comme lAlgrie, lennemi, a pouvait tre un ami. Ca pouvait
un membre de votre famille. Moi, jai port un revolver sous laisselle, dans un holster
comme on dit, pendant 18 mois, une balle engage dans le canon, prt tirer je ne
savais pas qui pourrait me tirer dessus. 679
Les difficults poser les mots justes sur la situation quils ont vcue, apparaissent trs
clairement au cours des entretiens. Chacun cherche utiliser lexpression fidle son propre
ressenti et qui tiendra compte des affrontements mmoriels contemporains. Chaque personne
hsite, jongle , utilise parfois le mot guerre , souvent en montrant sa dsapprobation.
Ainsi Julien D. affirme-t-il :
Au moment o ont commenc les vnements dAlgrie, ou la guerre dAlgrie
tout ce que vous voulez, cest vous qui utilisez les termes que vous voulez. 680
Ren Fa. prcise :

677

Entretien Alain G., Annexes, p. 808


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
679
Entretien Ren M., Annexes, p. 609
680
Entretien Julien D., Annexes, p. 351
678

196

A lpoque, quand nous parlions de ce qui est devenu plus tard la guerre dAlgrie,
ctait pas du tout le mme vocable. On parlait du maintien de lordre. 681
Nous avons dj eu loccasion de remarquer quil est trs frquent, lorsque lon sintresse
lhistoire des Franais dAlgrie, ainsi qu leur situation actuelle, dtre confront une
multiplicit de termes ou expressions employs pour dsigner des objets souvent identiques.
Ainsi, doit-on remarquer ici lusage frquent des mots comme vnements , maintien de
lordre , guerre , et autant dinterprtations, parfois particulirement euphmisantes,
concernant le conflit au terme duquel lAlgrie est devenue indpendante. Ainsi, cette
profusion dexpressions tmoigne dune grande difficult apprhender la ralit de lAlgrie
franaise, de ce qui sy est pass la fin des annes 50, et, par l mme, en saisir les relles
implications et consquences.
Dans leur grande majorit, les Franais dAlgrie interrogs ici tendent donc rfuter le
terme de guerre . Cela leur permet ainsi de raffirmer la vision, qui prdominait dune
Algrie franaise comme vritable province de la France, prolongement de la mtropole, tant
gographique que philosophique , et donc de refuser lide mme dune indpendance, et
donc celle encore plus improbable dune illgitimit de la prsence des Franais dAlgrie sur
cette terre. En effet, pendant les cinq premires annes, lide quil ny avait pas de guerre,
lie celles que lAlgrie tait franaise et que toute indpendance du territoire tait
inconcevable, a constitu une vrit officielle 682 Puisque lAlgrie tait franaise, il ntait
tout simplement pas envisageable de voir les vnements qui sy droulaient comme les actes
dun conflit de libration nationale. Il ne pouvait donc sagir que de soulvements
parfaitement contrlables et contrls par les autorits franaises, lgitimes dans leur capacit
et dans lopportunit de leur intervention sur le sol algrien.
Alain Vauthier, interview alors quil tait Prsident du Haut Conseil des Rapatris, utilise ds
le dbut de notre entretien lexpression vnements , longtemps employe pour identifier
de faon euphmisante une priode sur laquelle il savre toujours assez difficile de prendre la
parole et dlaborer une forme dunicit du discours :
On est loin des vnements, quarante et quelques annes de plus. 683

681

Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550


Benjamin Stora, La gangrne et loubli. La mmoire de la guerre dAlgrie, op. cit., p. 24
683
Entretien Alain Vauthier, Annexes, p. 396
682

197

Alors quaujourdhui, le terme guerre est lexpression officiellement reconnue comme


idoine, Alain Vauthier, qui a des contacts quotidiens avec les Franais dAlgrie, semble avoir
comme adapt son discours ses interlocuteurs, et, ainsi, cart tout terme risquant de
ractiver douleur et incomprhension.
Christian E. utilise galement cette expression :
Je ne fais pas partie de ces gens qui portent un jugement quelconque sur les
vnements. 684
Il est intressant de noter ici lusage quil en fait : nul besoin pour lui de prciser quil sagit
des vnements dAlgrie . Il nemploie en effet que lexpression les vnements ,
comme pour signifier que, pour lui comme pour les autres, Franais dAlgrie ou
mtropolitain, elle ne ncessite plus aucune prcision tant la priode laquelle elle fait
rfrence est connue et identifie. Selon nous, le fait quil ne prenne pas la peine de prciser
quil sagit des vnements qui se sont drouls la fin des annes 50 et au dbut des annes
60 en Algrie, traduit galement la russite dune incitation la discrtion et une
certaine forme de silence qui ont longtemps rgn en France mtropolitaine, quant cette
priode trouble et sur laquelle il est encore particulirement dlicat de prendre la parole.
Ainsi, parler simplement des vnements est aussi une faon ddulcorer le discours, de le
soustraire un contexte de violence symbolique dans lequel il trouve gnralement sa source.
Par ailleurs, nous pouvons galement poser lhypothse selon laquelle les termes employs
par les Franais dAlgrie traduisent la faon dont ils ont intgr le discours majoritaire ,
officiel, tenu par les autorits franaises, celui autorisant et rendant audible la prise de
parole sur une priode encore largement tabou . Comme dans beaucoup dautres situations,
les Franais dAlgrie se voient presque obligs dutiliser un vocabulaire autoris, ou
lgitim, pour prendre la parole et rendre leur discours intelligible par ceux qui sont extrieurs
leur groupe et trangers leur histoire. Ainsi utilisent-ils parfois des termes qui semblent
rompre avec la spontanit des discours. Typiquement, lexpression vnements
trouble parfois par sa neutralit, son non-engagement , au cur dentretiens souvent riches
dmotions. Cest par exemple le cas de Nicolas D. :

684

Entretien Christian E., Annexes, p. 313


198

Jtais responsable de ces exploitations jusquau moment des vnements. Quand les
vnements sont arrivs, jaurais t mal inspir dabandonner mon oncle et ma tante
et cette proprit 685
Pierrette G. utilise aussi la notion dvnements :
Jai t longtemps en effet proche du mot vnement . Pourquoi ? Parce que, bon,
quand on est petite fille 10 ans, on est petite fille, la guerre cest des gens qui se
battent et quon voit. Tandis que l je voyais des soldats, mais on voyait pas le reste,
on ne voyait pas les ennemis. 686
Gilbert F. ragit de la mme faon :
Quand les vnements ont clat en 54, il est certain que il y a eu des complications
dans ma vie professionnelle, prive et sportive 687
Pour Michel V. :
Moi jtais petit quand les vnements ont commenc parce que les vnements ont
commenc en 54 688
Francis, quant lui, lui prfre celle de maintien de lordre :
Quand on dit la guerre dAlgrie, a fait plaisir parce que comme a les gars qui ont
fait la guerre dAlgrie, ils ont un statut danciens combattants, a na jamais t que
du maintien de lordre... parce que une guerre cest des ennemis face face, l non
ctait noy. 689
Toutefois, et malgr la grande diversit des mots utiliss pour dsigner ce conflit, entre le
pouvoir franais de mtropole et le peuple algrien, il sest agi dune guerre assez classique,
du type de celle dune arme occupante contre le soulvement dune nation en train de
saffirmer et qui utilise comme moyen de lutte la guerre de gurilla. 690 En revanche, entre

685

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Entretien Pierrette, Annexes, p. 528
687
Entretien Gilbert F., Annexes, p. 141
688
Entretien Michel V., Annexes, p. 169
689
Entretien collectif, Annexes, p. 117
690
Gilles Manceron, Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 13
686

199

Algriens et pieds-noirs, il sagissait dune guerre civile dans le sens o elle a oppos des gens
ns sur la mme terre. 691
Lon sait que les guerres civiles sont les plus cruelles et les plus sauvages de toutes, parce
quelles opposent des gens qui se sentent proches, bien quils aient fait des choix radicalement
diffrents, parce quils se sont ctoys toute leur vie. Ce qui explique que lon ait pu voir
pendant ce conflit, peu de temps dintervalle, entre des personnes se retrouvant dans des
camps opposs, un acte atroce et sanglant et, linstant suivant, un geste tout naturel de
protection, de fraternit ou de douleur partage. 692
Pour les Franais dAlgrie, cest lexpression guerre civile qui leur semble le plus fidle
la faon dont ils vivent et ressentent les vnements qui agitent leur terre natale. Son usage
leur permet notamment de renforcer lide selon laquelle lAlgrie et la France ne faisaient
quun et que cest bien laffrontement entre deux parties dune mme population que lon a
assist au cours de ce conflit. De plus, aux yeux de beaucoup dentre eux, les lments
tmoignant habituellement dune guerre dite classique ne sont pas rassembls en Algrie.
Cest ainsi que Ren M. affirme :
Jai longtemps soutenu que ce nest pas une guerre, ou alors, il faut dire que cest
une guerre civile, ce qui nest pas pareil. 693
Pour Pascale S. :
Cest guerre civile, alors que a cest des choses donc on na jamais parl dans la
socit franaise 694
Pour Mme P. :
Ctait une guerre pour ainsi dire une guerre civile. Ctait une guerre civile. 695
Pour Jean-Pierre F. :
Quand on arrive un phnomne de guerre un peu sournoise, un peu civile, on ne
sait plus qui est lagresseur qui est lagress, il y a des choses qui se passaient dans

691

Ibid
Ibid
693
Entretien Ren M., Annexes, p. 609
694
Entretien Pascale S., Annexes, p. 849
695
Entretien Mme P., Annexes, p. 787
692

200

une population que la population ne matrise pas et larme ne faisait pas grand
chose non plus, je dirais que le gchis tait la population humaine. 696
Pour Maxime B. :
Les derniers mois, l jai eu le sentiment dune guerre civile, vraiment, parce que
ctait plus larme, hein, ctait lOAS, ctait les voisins, ctait tout a contre les
autres, et l jai eu limpression limpression dune guerre civile et cest vrai que
si jai eu ce sentiment de guerre civile, cest que finalement, tout ntait peut-tre pas
rompu entre les deux communauts, sinon jaurais eu limpression dune guerre de
deux communauts lune contre lautre. 697
Tout au long de ce conflit, dont on ne connat ni le nom, ni les incidences, les Franais
dAlgrie vont progressivement basculer de lespoir au dsespoir, en fonction des signaux
envoys par les gouvernants qui essaient tant bien que mal de grer une situation qui
dgnre. Jusquau bout, pourtant, ils penseront leur avenir garanti, protg, assur. Avec
larrive du gnral de Gaulle au pouvoir en 1958, leuphorie sempare de la population
franaise dAlgrie, persuade quil comprendra que la grandeur de la France rside dans la
protection de son empire. Ce nest quaprs larrive du gnral de Gaulle que le mot guerre
a commenc tre employ officiellement et, du mme coup, lennemi a commenc changer
de dnomination. () Ainsi pouvait-on parler d autodtermination , formule dulcore
destine suggrer lide dindpendance sans prononcer le mot, mais qui remettait
implicitement en cause la fiction proclame jusque-l comme vrit officielle. 698

B)De lespoir au dsespoir


Parfois rebelles mais toujours fidles leur mtropole mythifie et admire, les
Franais dAlgrie nagiront, et ne ragiront, dans leur grande majorit, quen pensant une
issue favorable lAlgrie franaise, voyant en Paris, capitale protge et imperturbable, le
sanctuaire de lidentit nationale 699 alors que leur terre traverse ce quils ne considrent
696

Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54


Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
698
Gilles Manceron, Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 27
699
Daniel Leconte, Les Pieds-noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 14
697

201

encore que comme une phase difficile. Chacun des signaux envoys par la mtropole et les
politiques sera dabord interprt travers ce seul prisme, du retour du gnral de Gaulle aux
affaires, au plan de Constantine, ou lengagement massif de larme sur le terrain. Autant
dlments qui, dans un premier temps tout au moins, vont encourager les Franais dAlgrie
croire, presque aveuglement, en une Algrie ternellement franaise, car telle semble tre la
volont de la France mme. Leur dsillusion sera la hauteur des espoirs placs dans celui qui
deviendra le premier Prsident de la Vme Rpublique. De mme, leur incomprhension de
lvolution de la situation et des termes employs nen sera que plus importante et les
consquences nen seront, pour eux, que plus violentes.
Rares seront les Franais dAlgrie qui ne se laisseront pas aveugler par lincertitude de la
situation lAlgrie connat depuis plusieurs annes maintenant. Alors que le doute et
linconscience de ce qui est en train de se jouer sur le sol algrien semblent plutt encourager
la trs grande majorit dentre eux, malgr les attentats, la peur, le bouleversement de tous
leurs repres, nenvisager quun avenir en Algrie, bientt dbarrasse des quelques
bandits qui sment le trouble, Nicolas D., lui, dcidera trs tt, et ds les premiers doutes,
de quitter sa terre pourtant bien-aime :
Est-ce que jai t plus clairvoyant que mes compatriotes pieds-noirs ? je nen
sais rien mais moi le souvenir de Bandung qui tait rest en mmoire et je savais
que tt ou tard, lAlgrie serait indpendante cest comme a quen 56, bien avant
lindpendance, jai pris des dispositions et jai dit mes parents vous allez vendre
cette maison que nous avons Oran et vous ne regretterez pas ctait lpoque o
de Gaulle parlait de Dunkerque Tamanrasset la France de Dunkerque
Tamanrasset et il a galement dans un discours Constantine proclam lAlgrie
franaise moi ces dclarations ne mont pas fait oublier les accords de Bandung et
en 56 jai dit mes parents les pieds-noirs reprennent confiance, les pieds-noirs
croient au mensonge de de Gaulle, cest le moment de vendre en Algrie et en 56,
nous avons vendu un immeuble qui tait situ place Murat Oran et les capitaux ont
t immdiatement virs en France et ctait possible au moment o tous mes
compatriotes pieds-noirs reprenaient confiance, ils disaient mais de Gaulle va
sauver lAlgrie, de Gaulle, cest lAlgrie franaise, de Gaulle cest la France de
Dunkerque Tamanrasset etc il y avait Soustelle qui tait acclam, il y avait eu le
13 mai avec ces foules mles, ce jour l devant le gouvernement gnral Franais,

202

Musulmans ont cru que finalement losmose sest faite, ctait le miracle et en fait la
suite a dmontr le contraire. 700
Cest en effet essentiellement sur la relation entre les Franais dAlgrie et le gnral de
Gaulle que vont se cristalliser les principales tensions. Aujourdhui encore, le Chef de lEtat
est considr comme le principal responsable, non de lindpendance, mais du drame et de la
douleur des Franais dAlgrie, qui seront passs de lespoir immense un insupportable
sentiment de trahison et de manipulation, des lments fortement prsents dans les discours, et
fondements de leur identit contemporaine. Cest dans cette relation ambigu que rside
lessentiel de la dbcle et de la dception des Franais dAlgrie.

1) Cest grce nous : lespoir du 13 mai


Nous lavons vu, la relation entre le gnral de Gaulle et les Franais dAlgrie
commence scrire bien avant linsurrection de 1954. De Gaulle naime pas lAlgrie, il
tient les pieds-noirs pour des braillards. Quand il accde au pouvoir, le contentieux avec la
province datant de 1943 nest pas rgl. () Les pieds-noirs ne connaissent pas lhomme du
18 juin et, avec leur sens de lexcs, ils le reoivent frachement . Le Gnral sen tient aux
apparences. Parlant deux il dit ces gens-l , choisissant en priv des expressions encore
plus mprisantes. 701 Pourtant, ils considreront que le retour au pouvoir du gnral tient
leur action et leur volont, et sattendront ce quil leur soit redevable de cette scne
politique que lAlgrie lui offre. Un sacrifice de plus pour les Franais dAlgrie, qui ne
portent pas Charles de Gaulle dans leur cur mais veulent penser quil dfendra lAlgrie
franaise. Un sacrifice dont ils ne tireront, selon eux, pas les bnfices attendus.
Cest dans le contexte de la seconde guerre mondiale que cette relation plutt tumultueuse
prend racine. En effet, cette poque, cest le marchal Ptain qui a dabord recueilli les
faveurs des Franais dAlgrie. Comme pour le Marchal Ptain, Charles de Gaulle
bnficie dune aura dcoulant du conflit, et qui lamne tre accueilli comme une sorte de
sauveur de la patrie , puis, par la suite, tre rejet par ceux-l mme qui lont soutenu.
Cest dans ce sens que Jean C. affirme :
700
701

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 161
203

de Gaulle ma profondment du, un grand homme comme lui faire ce quil a


fait, ce nest pas digne de lui et a je le dirais, je le dis mes amis : vous savez, je
naime pas de Gaulle , ce qui ne mempche pas daller aux crmonies du 18 juin,
de prendre part, mme de my impliquer parce que cest moi aujourdhui qui ordonne
les crmonies de 18 juin titre des anciens combattants et ce sont deux personnes
diffrentes. Lui avait dit Ptain est mort en 25 alors que ctait son poulain, son
chouchou et lui est mort en 58 ou 59. 702
Confortant toujours plus lappartenance de lAlgrie la France, le marchal Ptain y
appliquera sa politique, comme dans nimporte quelle autre province. Le soutien dont a alors
bnfici le marchal Ptain constituera toujours, pour le gnral de Gaulle, un affront fait
sa personne par les Franais dAlgrie, un affront quil ne leur pardonnera pas. Certains y
voient mme une explication de premier ordre la faon dont de Gaulle traitera les
Franais dAlgrie, la faon dont il les manipulera, et son absence de considration pour le
drame quils seront amens vivre, de son fait. Cest en ces termes que Nicolas sexprime :
La plupart des Pieds-Noirs, 90 % peut tre 95 % taient tous des ptainistes on
ntait pas des enfants de cur prts se mettre genou devant le gaullisme,
noubliez pas cette donne, elle est fondamentale de Gaulle ne pouvait pas porter un
jugement de valeur non subjectif donc objectif en traitant le problme sachant quen
face de lui, il y avait un million de Pieds-Noirs qui avaient t des ptainistes 703
Jean-Pierre Z. va dans son sens, en disant :
Rappelez-vous en 39 pendant la guerre 39-45, il y avait pas mal dAlgriens qui
taient ptainistes. Donc, a, je crois quil la jamais il a jamais pardonn. 704
Pour Xavier P. :
Le Marchal Ptain, avec son aura de la guerre 14-18, tait pour nous le sauveur du
pays 705
Au vu de ces informations, nous pouvons tre amens nous interroger sur la confiance
quaccorderont les Franais dAlgrie au gnral de Gaulle lors de son retour au pouvoir
702

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
704
Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
705
Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
703

204

pendant le conflit algrien, sur lespoir quil fera natre dans lesprit de cette population. En
effet, les Franais dAlgrie nignoraient pas quils avaient prfr le Marchal Ptain au
Gnral de Gaulle quelques annes auparavant, et que ce dernier leur en tenait rigueur. Cest
dailleurs le sens des propos de Adrien L. :
Les mauvaises langues disent que de Gaulle tait un homme qui a t une poque
mal reu par les Algriens, au temps de la guerre de 39-45 ou on a donn une
faveur je ne sais plus quel gnral 706
Malgr cela, larrive du Gnral de Gaulle va faire natre de trs nombreux espoirs au sein de
la population franaise dAlgrie, inquite quant la prennit de son statut privilgi, et
devant la multiplication des attentats presque quotidiens. Des espoirs qui, pour quelques rares
Franais dAlgrie, prennent naissance au cur du second conflit mondial, comme le rappelle
Xavier P. :
Familialement, nous tions gaullistes. Javais un cousin germain qui tait un pilote
daroclub, qui donnait des cours de pilotage en Algrie, et qui, ensuite, lorsque la
France a perdu, a russi larodrome militaire de la Snia Oran, prendre un
chasseur, donc, un appareil de chasse franais, se procurer de lessence a russi
la barbe des commissions allemande et italienne, dcoller et rejoindre Gibraltar, et
de Gibraltar, Londres. Donc, ensuite, Londres, il tait priodiquement mais trs
souvent, pendant quinze jours trois semaines, parachut en France, pour la
rsistance. Donc, nous tions, sur ce plan-l je dois le dire, a mamuse quand je
vois des gaullistes de la dernire heure. Nous tions des gaullistes profondment de
la premire heure. On a des lettres de noblesse que bien dautres nont pas. 707
Michel V. quant lui ne semble retenir de cette relation que la confiance aveugle des Franais
dAlgrie en celui qui leur apparatra, de faon bien phmre, comme le potentiel sauveur de
lAlgrie franaise, et la faon dont il saura en tirer parti, leur dfaut :
De Gaulle qui sest fait lire, si vous voulez sur la base dune Algrie franaise
alors quil savait sciemment quil donnerait lindpendance lAlgrie... donc une
hypocrisie totale parce que de Gaulle avait une haine tenace contre les Pieds-Noirs,

706
707

Entretien Adrien L., Annexes, p. 818


Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
205

qui nen avaient pas voulu pendant la guerre en fait... donc de Gaulle n'a agi que par
rancune essentiellement... 708
Cest donc avec une navet confirme, et une forme de confiance aveugle et inconsciente,
que les Franais dAlgrie sengagent dans leur relation avec le futur Chef de lEtat, sans un
regard vers la seconde guerre mondiale et les informations quils pourraient en tirer.
Le Gnrale de Gaulle entend-il, comme certains le disent, faire payer aux Franais
dAlgrie leur soutien au marchal Ptain ? Cest en tout cas le sens des propos que livrent,
aujourdhui, plus de quarante annes aprs la fin du conflit et laccession lindpendance de
lAlgrie, les Franais dAlgrie interrogs.
Pourtant, dans un premier temps tout au moins, cest dans le grand lan despoir que va faire
natre le gnral de Gaulle en Algrie que vont se relancer ses relations avec ceux que lon
commencera appeler les Pieds-Noirs, loccasion de la journe du 13 mai 1958. Il y eut
au 13 mai quelques heures dont la nostalgie nest pas prs de steindre, o les Franais, la
seule exception de ceux qui rpugna la machination militaire, gotrent livresse de leur
histoire enfin rconcilie. Lasss et en mme temps excits par un conflit qui sembourbe et
qui menace la quitude de leur vie en Algrie, les Franais dAlgrie attendent de la part de la
mtropole et du pouvoir politique des signes forts leur permettant de croire que la situation
sera rapidement sous contrle, et quils seront rassurs quant leur place en Algrie,
lgitimit de leur attachement ce pays, et la ralit de celui de la France elle-mme.
Pourtant, en 1958 encore, ce nest pas seulement une minorit dextrmistes acharns contre
la dcolonisation qui leur colle un bandeau sur les yeux ; la grande majorit de la classe
politique sigeant Paris () refuse de se risquer avouer que lAlgrie () est promise
inluctablement devenir indpendante (). LAlgrie est franaise, disent la plupart des
politiciens : on ne saurait blmer les principaux intresss, les pieds-noirs , den tre tout
aussi convaincus.
Comme le raconte Michel Winock, lorigine immdiate du 13 mai, il y a un crime (). On
apprend, le 10 mai 1958 () que trois soldats franais, prisonniers du FLN, aprs tre tombs
dans une embuscade prs de la frontire tunisienne, ont t excuts au bout de dix-huit mois
en conclusion dun simulacre de procs. () Lmotion cause par ces trois excutions ne
708

Entretien Michel V., Annexes, p. 169


206

faisait que sajouter linquitude politique. 709 Par ailleurs, commence circuler un tract
dict par le Comit de vigilance (mouvement gaulliste) qui invite les Algrois se considrer
en tat de mobilisation gnrale et refuser toute investiture venue de la capitale, qualifie
lavance dinacceptable. Les Europens dAlgrie veulent sortir de la crise en sopposant aux
dcisions unilatrales prises Paris. Le peuple pied-noir dans sa grande majorit ignore quil
participe malgr lui au complot qui vise faire revenir le gnral de Gaulle au pouvoir. 710
Cest loccasion de linvestiture de Pierre Pfimlin comme nouveau Prsident du Conseil de
la IVme Rpublique que la mobilisation du peuple algrien, dans toutes ses composantes et
cela est un dtail capital-, va connatre son apoge. En effet, Pierre Pfimlin passe aux yeux des
Franais dAlgrie pour un libral, ncessairement tent par labandon de lAlgrie.
Abordant la question de lAlgrie dans son discours dinvestiture, Pfimlin se croit tenu de
dsarmer ses adversaires par une solennelle dclaration : il faut que lon sache que la France
nabandonnera pas lAlgrie. .711 Ces quelques mots ne suffiront pas rassurer la
population algrienne sur les intentions du futur gouvernement et Alger ne sy laissera pas
prendre ! Depuis le dbut de laprs-midi, une foule immense se forme grossie par ceux qui
accourent du bled, invits par les tracts, emplit le large boulevard Lafferrire qui relie le
Forum, la place situe devant le ministre de lAlgrie 712. Aprs une aprs-midi et une soire
agites, au cours de laquelle les activistes militaires dfenseurs de lAlgrie franaise, tels
Salan et Massu, tentent dobtenir le soutien dune population surexcite, cest finalement le
nom du gnral de Gaulle qui parviendra le mieux rassembler. Et, un peu avant minuit,
Massu, avec laccord de Salan, vient annoncer la foule un appel de Gaulle () pour
quil prenne en main les destines de la patrie . 713
Cette journe du 13 mai a marqu les esprits de tous les Franais dAlgrie. Ils racontent ainsi
lespoir n dans lesprit de chacun, mais aussi les scnes de fraternisation entre Europens et
Musulmans, signe selon eux de la volont dun destin commun entre les deux populations.
A cette occasion, des autocars dversent des ruraux venus de la Mitidja, du Sahel et du haut
Chlif. Aux gens du bled se mlent des dlgations de musulmans. Pour la majorit dentre

709

Michel Winock, Lagonie de la IV Rpublique, op. cit., p. 16-17


Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 150
711
Michel Winock, Lagonie de la IVme Rpublique, op. cit., p. 22
712
Ibid, p. 23
713
Ibid, p. 39
710

207

eux, ce sont danciens combattants, des hommes fidles la France. Lorsquils dbarquent
devant le monument aux morts, ils sont acclams par les Europens. 714
Deux anciens militaires trs gs racontent la faon dont ils ont vcu cette journe pleine
dmotion :
Gilbert : Moi je me souviens, le 13 Mai, De Gaulle... j'ai emmen mes hommes... au
gouvernement l... a criait au forum Algrie Franaise! Algrie Franaise!
Maurice : Oui, oui, oui
Gilbert : On montait sur les autos... Algrie Franaise !
Monique : Musulmans compris!
Maurice : Ah oui ! 715
Ou encore Alain V. :
La connaissance de lhistoire ma fait voir quelle tait limportance du 13 mai 58,
avec lavnement de De Gaulle et le je vous ai compris . Ensuite, je pense qu
cette priode-l, probablement, lamour du drapeau et le nationalisme franais taient
exacerbs. Mais, exacerbs dans un grand mouvement fraternel o les Musulmans
taient intgrs. 716
Alors que la population dAlgrie semblait craindre de plus en plus une remise en cause de sa
place et de son avenir serein sur cette terre, larrive du gnral de Gaulle au pouvoir leur
donne un vritable espoir, ainsi que le sentiment de pouvoir peser sur le pouvoir politique.
Cest en tout cas le sens quils donnent cet vnement : dsormais, il ne peut plus tre
question que de maintenir lAlgrie franaise, et cest grce leur intervention que le gnral
de Gaulle va sengager dans cette voie. Lorsque, le 13 mai, le gnral de Gaulle leur promet
de les dfendre corps et biens, les pieds-noirs ont lillusion davoir gagn : Paris ne les
abandonnera pas. 717 Ils ont fait plier la mtropole et impos du moins le pensent-ils- le
retour du Gnral de Gaulle. Ainsi, Adrien L. affirme :
Vous savez, que cest les Franais dAlgrie () qui ont fait venir de Gaulle au
pouvoir et je suis bien plac pour en parler ! () jtais toujours dans les premiers
rangs aux manifestations. On a assez cri 718
714

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 150
Entretien Maurice A. et Gilbert L., Annexes, p. 200
716
Entretien Alain V., Annexes, p. 576
717
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 14
718
Entretien Adrien L., Annexes, p. 818
715

208

Alain G. raconte aussi :


En plus, les pieds-noirs, avec tout ce quil y avait autour, larme, etcetera ont fait
revenir de Gaulle. Donc, il nous doit tout. Donc, il nous donnera tout. 719
Plus tard, la rancune des Franais dAlgrie lgard du Gnral de Gaulle nen sera que plus
tenace, lhistoire pied-noire sempressant de spcifier que cest grce aux Franais
dAlgrie que le gnral a t rappel au pouvoir en 1958 720, ce mme Gnral qui les
abandonnera leur sort quatre ans plus tard.
De plus, si lon en croit les propos tenus par Pierre Ba., cest dabord grce aux Franais
dAlgrie que le gnral de Gaulle a pu accder de nouveau au pouvoir, quand les Franais
mtropolitains taient beaucoup plus discrets.
Je me dis il ny a quun mec qui peut garder lAlgrie la France, cest de Gaulle.
Il narrte pas de faire des discours anti-sparatistes, lempire franais . () Il a
runi que des fonctionnaires en aot 44, et il a dit on va maintenir lempire
franais . () De Gaulle prend le pouvoir en 58. Moi, je suis Nancy. Je vais vous
dire une chose alors, Nancy, 100 kilomtres de Colombey-les-deux-glises. Il y a
quatre mecs qui peignent des croix de Lorraine, poursuivis par la police. Vous savez
entre le moment o il y a eu le 13 mai 58, et le moment o De Gaulle a pris le pouvoir,
o il a fait son fameux discours, il sest coul trois semaines peu prs. Alors, allersretours Colombey, Thivolet, Pfimlin, Ren Coty, patin-couffin, je rentre, je sors. Les
tractations, etcetera. Pendant ce temps-l, toute la France alors l, ils ntaient pas
dans la rue les Franais, croyez-moi. Ah les fumiers ! Il y a quatre mecs Nancy qui
ont coll, qui ont fait des croix de Lorraine. Il y avait ma pomme, et deux trois autres
copains qui taient des Nancens () Je peux vous dire quil ny avait personne dans
les rues. Bon, quand De Gaulle a annonc alors l, ils taient tous gaullistes. 721
Sur ce point dailleurs, Pierre Ba. na pas rellement tort. Lattachement du gnral de Gaulle
lempire et aux colonies est rel, et il le rappellera dailleurs Alain Peyrefitte, alors quest
dj prise la dcision den finir avec lAlgrie franaise, en ces termes : Et moi, croyez-vous
que ce serait de gaiet de cur ? Moi qui ai t lev dans la religion du drapeau, de lAlgrie
719

Entretien Alain G., Annexes, p. 808


Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 89
721
Entretien Pierre Ba., Annexes, p. 829
720

209

franaise et de lAfrique franaise, de larme garante de lempire ? Croyez-vous que ce nest


pas une preuve ? 722
Il convient, bien entendu, de prendre toute la mesure de linformation donne ici par Pierre
Ba. Elle nous permet dabord dapercevoir les dissensions qui existent, et rsistent, entre
Franais dAlgrie et Franais mtropolitains, dissensions qui ne cesseront ne gagner en
intensit. Ensuite, elle montre dans un premier temps, lespoir incarn par de Gaulle, puis,
dans un deuxime temps, lternel sentiment de trahison et dabandon qui traversera, quelques
annes plus tard et pour longtemps, le groupe des Franais dAlgrie, sentiment qui
constituera un des axes autour desquels leur identit propre voluera.
Cest finalement avec le sentiment davoir t trahis quils interprteront la journe 13 mai
1958 et le retour du gnral de Gaulle aux affaires , un sentiment qui va en grande partie
forger leur sentiment dexclusion, dincomprhension, et, surtout, de mpris. Autant
dlments qui constitueront, pour eux, de nouveaux points de repres dans la construction de
leur identit.

2)Des mots et des mensonges


Au vu de lespoir suscit par la prise de pouvoir du gnral de Gaulle, la dception qui
va en dcouler pour les Franais dAlgrie nen sera que plus importante, et limpression dun
mensonge volontaire dautant plus forte. Associe aux propos tenus pendant le conflit par le
chef de lEtat, et qui entretiennent lespoir quune issue qui leur serait favorable, elle constitue
une profonde blessure dont ils se sont, encore aujourdhui, pas parvenus se dfaire.
Cest par diverses dclarations que le futur Chef de lEtat va dabord entretenir une certaine
lambigut sur la prennit de la prsence franaise en Algrie. Depuis le dbut du conflit en
Algrie, diverses prises de parole ont en effet eu pour consquence dencourager les Franais
dAlgrie croire aveuglement, et malgr les tensions mergeantes, en une vidente prennit
de leur prsence sur une Algrie franaise. Ainsi que laffirme Raphal Delpard, depuis le
dbut de linsurrection, les Franais dAlgrie ont manqu dun peu de circonspection
devant les dclarations faussement rassurantes des hommes politiques Paris. Les propos
quils tiennent laissent croire en effet quils matrisent la situation. 723 Ainsi, aprs les
722
723

Cit par Alain Peyrefitte, Ctait de Gaulle, Gallimard, Quarto, Paris, 2002, p. 103
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 80
210

attentats du 1er novembre 1954, Pierre Mends France avait parl fort clairement : On ne
transige pas lorsquil sagit de dfendre la paix intrieure de la nation, lunit, lintgrit de la
Rpublique. Les dpartements dAlgrie constituent une partie de la Rpublique franaise. Ils
sont franais depuis longtemps et de manire irrvocable. Leurs populations, qui jouissent de
la citoyennet franaise et sont reprsents au Parlement ont dailleurs donn assez de
preuves de leur attachement la France pour que la France son tour ne laisse pas mettre en
cause son unit. Entre elles et la mtropole il ny a pas de scession concevable. Cela doit tre
clair une fois pour toutes et pour toujours aussi bien en Algrie et dans la mtropole qu
ltranger . 724 Quel meilleur moyen, en des temps troubls, de rassurer les Franais
dAlgrie, et de raffirmer leur appartenance sans faille la Rpublique et la communaut
nationale ?
Dabord lui aussi Prsident du Conseil, le gnral de Gaulle ne fera pas exception cette
rgle dencouragement et de soutien aux Franais dAlgrie. Dune certaine manire, cest
par ce biais quil entretiendra une forme dincertitude sur le sort de lAlgrie franaise et sur
celui des Franais dAlgrie. Cest peut-tre, nous le verrons, ce quils lui reprocheront le
plus. Nicolas D. raconte ainsi :
Tous mes compatriotes pieds-noirs reprenaient confiance, ils disaient mais de
Gaulle va sauver lAlgrie, De Gaulle, cest lAlgrie franaise, De Gaulle cest la
France de Dunkerque Tamanrasset etc il y avait Soustelle qui tait acclam, il y
avait eu le 13 mai

avec ces foules mles, ce jour l devant le gouvernement

gnral franais, musulmans ont cru que finalement losmose sest faite, ctait le
miracle. 725
Les dsormais fameuses expressions prononces par les hommes politiques de la IVme
Rpublique nauront pas t quanecdotiques. Elles ont en effet vritablement structur la
pense des Franais dAlgrie, et constitu des lments participant rellement du
renforcement du sentiment de lgitimit de leur prsence en Algrie, de leur attachement
cette terre. Cest dailleurs galement ce que rapporte Jeannine Verds-Leroux. Elle a, elle
aussi, recueilli de trs nombreux tmoignages, dont celui-ci : jtais sur le Forum le jour de

724

Cit par Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 aujourdhui. Une page
dhistoire dchire, op. cit., p. 49-50
725
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
211

Je vous ai compris , on attendait Ctait fantastique, le monde quil y avait (). Le reste
du discours, je ne men souviens pas vraiment . 726
En effet, Le 4 juin 1958, au balcon du gouvernement gnral, de Gaulle prononce le
discours qui reste de nos jours lun des fleurons de la dialectique politicienne. Je vous ai
compris, dit-il, je sais ce qui sest pass ici. Je vois ce que vous avez voulu faire, je vois la
route que vous avez ouverte en Algrie, cest celle de la rnovation et de la fraternit
Quarante-quatre ans aprs lvnement, on continue de sinterroger sur le sens profond de ces
paroles. 727 Pierre A. raconte avec quelle motion il a entendu, alors quil ntait encore
quun jeune adolescent, ces paroles du gnral de Gaulle. Il laisse galement transparatre
lespoir immense qui en a dcoul :
Il a dit aux Pieds-Noirs je vous ai compris ! . Je lai moi-mme entendu. Cest
quelque chose jy tais 728
Quant Ren, cest sa proximit, physique et politique, quil met en avant pour faire valoir la
vracit et lincontestabilit de ses propos et des propos quil rapporte, ceux de de Gaulle bien
entendu. Toutefois, cest prcisment cette forme de familiarit avec les vnements dont
il est ici question qui lui permet, comme quelques rares personnes interroges, dintroduire un
lment important : le gnral de Gaulle avait des doutes. Ceux-ci concernaient-ils la faon de
ramener la paix en Algrie, ou lissue du conflit ? Ren M. ne le prcise pas. Mais il savait
que tout en prononant ces paroles lourdes de consquences pour les Franais dAlgrie, le
gnral de Gaulle ne savait pas encore quel sort il leur rserverait.
Ds le dpart, il y avait une inquitude et une hsitation de la part de de Gaulle. Il
sest pas engag franchement. Il a bien dit vive lAlgrie franaise Mostaganem.
Ca, mme Philippe de Gaulle le reconnat. Il a bien dit je vous ai compris . Jtais
quinze mtres de lui, sur le forum, au fameux balcon du forum. Mais, il avait il ne
savait pas trs trs bien comment sy prendre. 729
La majorit des Franais dAlgrie na en fait jamais eu de recul quant ces diffrents
discours. Dans un premier temps, cest par cette voie quils seront encourags dans leur
entreprise de construction collective en Algrie. Ils nont jamais pris la peine de sinterroger
726

Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 aujourdhui. Une page


dhistoire dchire, op. cit., p. 353-354
727
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 157
728
Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
729
Entretien Ren M., Annexes, p. 609
212

sur le fondement des discours les encourageant simplanter sur une terre colonise, sur ceux
qui les encourageaient y rester et y envisager un avenir. Quand il sest agi de les rassurer
sur la prennit de lAlgrie franaise, une nouvelle fois, ils ne sen sont remis quaux paroles
souvent bien fragiles des hommes politiques trs tt embarrasss par cette colonie. A tel point
quils en ponctuent leurs propres discours, transformant quelques mots en lments centraux
de lhistoire. Jean affirme ainsi :
Le Gnral qui avait promis urbi et orbi si je puis dire que lAlgrie resterait
franaise, que jamais le drapeau FLN flotterait sur lAlgrie ctait franais de
Dunkerque Tamanrasset que lAlgrie tait franaise jamais 730
Pour Jacky B. :
On tait partie prenante de lAlgrie franaise et puis De Gaulle qui nous avait
promis monts et merveilles en nous disant lAlgrie cest la France de Dunkerque
Tamanrasset 731
Jean-Pierre Z. se rappelle galement :
Quand il est arriv, il a dit la France de Dunkerque Tamanrasset et moi, mes
petits gars, je leur disais la France de Dunkerque Tamanrasset . 732
Le sentiment dincomprhension qui va progressivement stendre parmi la population des
Franais dAlgrie, ainsi que la tendance la superposition de messages qui tendent tre
contradictoires, sont bien mises en vidence par Jean-Pierre Mart., lorsquil affirme :
Tantt un jour ctait blanc, un jour ctait noir la France de Dunkerque
Tamanrasset aprs Algrie franaise , on vous a compris , et aprs
Algrie algrienne . 733
Le Gnral de Gaulle entendait-il tout simplement apaiser le contexte en Algrie afin de
mener bien son entreprise de dcolonisation et de libration de la France dun boulet
conomique et dmographique qui lempcherait doccuper une place de choix sur la scne
internationale ? Cette explication semble partage par de nombreux historiens. Toutefois, les
Franais dAlgrie, loin des considrations nationales et internationales du Gnral de Gaulle
730

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149
732
Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
733
Entretien Jean-Pierre Mart., Annexes, p. 596
731

213

entendaient avant tout tre rassurs sur leur propre situation et sur leur avenir en Algrie. Ils
ne voulaient pas la quitter, et ils attendaient quon leur dise quils ne la quitteraient pas. Cest
pourquoi, sans doute, ils nont eu aucun recul quant aux paroles prononces et aux actions
menes. Tout tait encouragement et soutien, et, au vu de cela, le dpart dAlgrie et la fin de
lAlgrie franaise ntaient mme pas une issue envisage. Cest le sens des propos rapports
par Jeannine Verds-Leroux dans son ouvrage. Ainsi, lun de ses interviews affirme tant et
plus que les paroles de de Gaulle ne souffraient daucune interprtation : Moi je suis
talmudiste, relisons le discours mot mot et vous allez voir sil y avait une possibilit de
double emploi. Il ny avait pas de possibilit de double emploi 734.
Il est souvent reproch aux Franais dAlgrie davoir t inconscients, ignorants, en
croyant encore lAlgrie franaise aprs larrive du gnral de Gaulle au pouvoir. Du
discours du 4 juin 1958 Alger le fameux Je vous ai compris - il est frquemment affirm
quil tait habile, ambigu. On peut noter que Raymond Aron, que personne na jamais suppos
ignorant ou inconscient, ayant lu ce discours, dclara Harvard, le 12 juin 1958 : Le monde
doit prendre note que ni les colons, ni larme, ni le gouvernement de Paris ne seront jamais
prts abandonner lAlgrie. Cela peut nous plaire ou nous dplaire, mais la dcision semble
dfinitive. 735
Lespoir qui nat du retour du gnral de Gaulle aux affaires et des propos forts quil tient aux
Franais dAlgrie, est tel que, mme chez ceux qui lui sont opposs, nous notons une
certaine volont de lui laisser une chance de montrer ce quil peut faire pour sauver lAlgrie
franaise et assurer sa prennit. Cest donc contre-cur que certains Franais dAlgrie
acceptent de soutenir de Gaulle. Cela illustre ltat desprit de la population ce moment : le
gnral de Gaulle incarne vritablement, mais provisoirement, lavenir de lAlgrie franaise.
Cest le sens des propos tenus par Jean-Franois C. :
Jai vu mon pre pleurer deux fois dans ma vie une fois au 13 mai non, un peu
aprs le 13 mai, quand de Gaulle est arriv, parce que mon pre tait ptainiste ()
il a dit bon si cest pour lAlgrie franaise . Il sest mis pleurer bon eh ben
vive de Gaulle etcetera () il a surmont sa haine du gaullisme, pour le bien de
lAlgrie franaise 736
734

Jeannine Verds-Leroux, op. cit., p. 355


Raymond Aron, Discours de Harvard , 12 juin 1958, Commentaire, fvrier 1985, p. 442,
cit par Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 aujourdhui. Une page
dhistoire dchire, op. cit., p. 53
736
Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
735

214

Ou encore, un peu plus tard :


De Gaulle aurait fait aurait continu dans la voie Algrie franaise , on aurait
t gaullistes hein. Le meilleur exemple cest mon pre, qui tait vraiment violemment
anti-gaulliste, et qui disant eh bien si de Gaulle dit il ny a plus ici que des
Franais part entire , moi vivant, le drapeau FLN ne flottera jamais sur
Alger
Ainsi, cest dabord par rapport ce quils considrent comme un mensonge, comme une
manipulation volontaire et lourde de consquences, que les Franais dAlgrie slvent
encore aujourdhui. Comme le montrent notamment les propos de Jean-Pierre R. :
Dabord, de Gaulle est arriv sur un mensonge. Il aurait il est pas arriv en disant
je viens pour faire lAlgrie algrienne , donc cest un premier point. On ne nous a
pas fait vot certaines lections, vous le savez donc et puis, voil et puis, il y a
eu tous ces mensonges quon a vcus 737
Pour Jean-Claude G. :
Les Pieds-Noirs nont jamais aim de Gaulle... quoique de Gaulle il faut reconnatre
que cest quand mme un grand homme... il nous a... enfin il nous a trahi... menti
mais peut tre par ambition... il nous a menti parce quil savait trs bien qu'est-ce qui
pouvait se passer et quest-ce qui allait se passer... () Ca sest mal pass, il y a eu
les accords dEvian, le gouvernement franais je pense quils taient conscients quil
fallait... ils nous ont menti je pense quil y a longtemps quils savaient qu'ils allaient
donner lAlgrie, ce ntait pas la peine de faire du gchis... 738
Cest dailleurs ce qui transparat dans les propos de M. et Mme R. :
Elle : on a t trahis par de Gaulle. Cest le seul qui nous a trahi
Lui : Je vais vous dire quelque chose, et a, vous pouvez lenregistrer parce que je
suis honnte et je le dis. Le gnral de Gaulle a t un grand homme pour la France,
mais moi personnellement, moi. Je parle pas des autres moi, il valait rien
Elle : Et tous les autres
Lui : Attends on a battu, premirement, des gens que lui il envoyait. Ca cest
737
738

Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741


Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
215

dune et deuximement, en 60, quand il est venu, au lieu de dire je vous ai


compris. LAlgrie, elle restera franaise , il navait qu me dire je vous ai
compris, mais dans trois ans, lAlgrie sera franaise. 739
Comme dans les propos de Mme P. :
A qui on en veut beaucoup, cest de Gaulle. La faute cest de Gaulle il est venu
en nous disant oui, lAlgrie restera franaise. Je vous ai compris , vous avez
entendu ces paroles cest ce moment-l quil aurait dit vous savez les pauvres
Pieds-Noirs, les pauvres Franais vous savez cest perdu. Il faut pas que vous vous
fassiez dillusions hein, cest vrai pas nous donner cet espoir. 740
Pour Xavier P. :
Do, notre dception, vous comprenez, aprs, et notre anti-gaullisme viscral
actuel devant un tel comportement de cet homme, que personne ne pourra jamais
comprendre dailleurs, parce que ctait cest lingratitude mme de cet homme qui
nous a fait tellement ragir.
Selon eux, cest labsence de clart des diffrents discours et de la pense du gnral de
Gaulle que est seule responsable de lenlisement du conflit en Algrie, et des consquences
terribles qui en ont dcoul, tant pour les Musulmans, pour les Franais dAlgrie que pour les
soldats engags. Certes, il pourrait leur tre reproch davoir trop navement cru aux discours
qui leur taient tenus sur la prennit de la prsence de la France, et du mme coup de leur
propre prsence, sur le sol algrien, ou encore de navoir entendu que ce qui pouvait les
conforter dans leur situation. Mais le Gnral de Gaulle les a compris. Cest ce quil leur a dit.
Cest ce quils voulaient entendre et ce quils ont entendu. Pourquoi se demander sil leur
disait la vrit ou sil les manipulait ? Les Franais dAlgrie ont entendu de la bouche de
celui quils ont contribu mener au pouvoir, ce quil devait leur dire pour leur montrer sa
gratitude. Pourquoi mettre en doute ses paroles ? La crdulit des Franais dAlgrie, la
confiance, presque aveugle, quils ont t nombreux accorder de Gaulle, est sans aucun
doute lune des causes de leur dchance, de leur dchirure, et dune rupture presque
irrparable entre eux et la France, cette autre France, inconnue, adore et martre.

739
740

Entretien M. et Mme R., Annexes, p. 770


Entretien Mme P., Annexes, p. 787
216

Il semble que ce soit avec une certaine forme de lgret, ainsi quune absence de
considration pour la population musulmane, qui ont constitu et qui constitueront, pour
longtemps, un point dachoppement dans les relations entre les Franais dAlgrie et de
Gaulle, puis, plus tard, avec les gouvernants successifs.
Les discours prononcs au cours du conflit algrien par le gnral de Gaulle ont donc
pleinement participer de la consolidation de lespoir des Franais dAlgrie en un avenir
pacifi en Algrie, et, par l mme, de leur ignorance de lissue qui semblait se dessiner,
rellement et sans eux, de lautre ct de la mtropole. Au service de lentretien de cette
ambigut et de cette incertitude quant lavenir de lAlgrie, en tant quensemble de
dpartements de la Rpublique franaise, et de la population des Franais dAlgrie, nous
devons ici nous rappeler du dsormais Plan de Constantine, lui aussi au centre de toutes sortes
dinterrogations relatives ses objectifs prcis, mais aussi la ralit des intentions de ceux,
dont le gnral de Gaulle, qui en sont lorigine.

3)Le mystrieux Plan de Constantine


Le 3 octobre 1958, dans un discours prononc dans la ville de Constantine, le Gnral
de Gaulle prsente ensemble de mesures propres permettre que, dans un dlai de cinq
ans, ce pays si vivant et si courageux mais si difficile et souffrant, soit profondment
transform . Sept dispositions furent annonces qui constiturent les grandes lignes du plan
de Constantine, parmi lesquelles linstallation de grands ensembles industriels notamment
mtallurgiques et chimiques, utilisant le gaz et le ptrole du Sahara ; la construction de
logements pour un million de personnes ; enfin, la cration de 400 000 emplois rguliers en
Algrie 741. Au terme de ce discours, il ne fait plus aucun doute pour les Franais dAlgrie
que la France entame une nouvelle re de lAlgrie franaise.
Pourtant, pour Daniel Lefeuvre, et contrairement ce qui a t majoritairement compris
par les Franais dAlgrie, il ne convenait alors que de suggrer que, pour certains patrons,
la finalit du plan de Constantine, particulirement aprs le discours sur lautodtermination
prononc le 16 septembre 1959 par le gnral de Gaulle, avait un sens diffrent de celui
officiellement et initialement annonc . Il ne sagissait pas pour eux de participer au
741

Daniel Lefeuvre, Lchec du plan de Constantine , in Jean-Pierre Rioux, La guerre


dAlgrie et les Franais, op. cit., p. 320
217

maintien de lAlgrie dans la souverainet franaise, mais de se prparer, en bnficiant de


laide de lEtat, lindpendance de lAlgrie 742.
Ren M. a particip directement llaboration du Plan de Constantine. Ainsi, explique-t-il :
Le fameux plan de Constantine quon attribue au gnral de Gaulle () a t initi
par Mends-France, qui avait demand au conseiller dEtat Maspetiole de faire un
rapport, de runir ce quil fallait. () Maspetiole avait fait un rapport montrant que
dvelopper lAlgrie tait porte de la France, que si on se fondait sur des exemples
dautres pays en voie de dveloppement quand on avait investi telle somme, on avait
obtenu tel dveloppement. () A condition quon mette 100 milliards par an, on
pouvait obtenir un taux de dveloppement de lAlgrie qui permettrait celle-ci de
rattraper le niveau de vie europen en une ou deux gnrations. Ce qui nous a un peu
inquit cest la non-rponse de de Gaulle qui a mis trs longtemps avant de ragir
un document qui tait pratiquement prt, et qui quand mme, un jour, et de manire
inattendue, lors dun voyage quil faisait Constantine deux heures avant, je lavais
accompagn Fourchi pour lui montrer ce que javais fait moi-mme. Javais
transform une zone dsertique en des champs de mas, grands coups de drainages
et dirrigations. Et, brusquement il a sorti on ne sy attendait pas il a sorti ce
discours de Constantine, et cest devenu le plan de Constantine 743
Il saisit par ailleurs lattitude ambigu que le Gnral de Gaulle entretenait quant lissue
quil rservait lAlgrie franaise. Mais ce ne fut pas le cas de limmense majorit des
Franais dAlgrie qui, pour la plupart, y ont peru le signe dune r-affirmation de
lappartenance de la terre algrienne la nation franaise, et, naturellement du fait que le
dveloppement de lAlgrie constituait une proccupation nationale de premier ordre. Mme
Alain Peyrefitte stonne devant le gnral de Gaulle de lincroyable absence de clart qui
entoure le lancement de ce plan de Constantine, se faisant ainsi, en un sens, lavocat des
Franais dAlgrie. Ainsi interrogera-t-il le gnral : Mais, pourquoi avez-vous lanc il y a
quatre mois le plan de Constantine, si ce nest pour permettre lAlgrie de se moderniser et
de se rapprocher du niveau de la mtropole ? Il a donn limpression que vous vouliez raliser
lAlgrie franaise. 744

742

Ibid, p. 326-327
Entretien Ren M., Annexes, p. 609
744
Alain Peyrefitte, op. cit., p. 65
743

218

De fait, cest de nouveau la succession dun immense encouragement et dune immense


dsillusion quillustrent, sur ce point encore, les rapports de Charles de Gaulle avec les
Franais dAlgrie, comme le raconte Alain G. :
On na pas compris. Il y avait le plan de Constantine on avait cru. On stait dit
si il y a des investissements qui sont faits par la France chez nous, cest quon va
rester franais. On ne peut pas on a trouv du ptrole au Sahara, cest notre ptrole.
Cest le ptrole de la France. On investit dans le plan de Constantine, donc cest
nous . Cest de Gaulle qui la voulu. 745
Cest galement le sens des propos de Monique, lorsquelle affirme :
On croyait que a se serait sauv... en plus ils avaient des travaux... le plan de
Constantine qui tait pour cinq ans, donc jamais on a cru que ce pays allait tre livr
lui-mme... jusque dans les pires moments... moi je pense que on n'a jamais pens...
enfin moi je pensais que il y aurait une issue, on allait trouver une solution 746
Ou encore de cet change entre Gilbert L. et Maurice A., qui met parfaitement en vidence
lincroyable espoir qua fait natre la mise en place du Plan de Constantine, linvestissement
personnel de certains Franais dAlgrie dans la ralisation des objectifs fixs par le Plan,
ainsi que limmense incomprhension et limpression davoir t berns , qui rgne encore
aujourdhui, quant la dcision daccorder lAlgrie son indpendance.
Gilbert : On ne comprend pas, le plan de Constantine... de Gaulle...
Maurice : Exactement!
Gilbert : ...moi le sous prfet me disait toujours... vingt maisons, trente maisons,
cinquante maisons... j'ai construit des villages entiers comme a en dur, avec l'argent
du plan de Constantine. Mais pourquoi alors faire ce plan de Constantine si on
voulait... on a gaspill l'argent de la France pour rien 747
Ici encore, il est question de divergences dinterprtation quant aux objectifs rels de ce plan
et de ceux qui en ont t les instigateurs. Sagissait-il, comme la compris la grande majorit
des Franais dAlgrie, toujours lafft de signes encourageants, de moderniser,
dindustrialiser lAlgrie franaise, en entendant quelle continue de constituer un lment
745

Entretien Alain G., Annexes, p. 808


Entretien Monique C., Annexes, p. 85
747
Entretien Maurice A. et Gilbert L., Annexes, p. 200
746

219

parmi tant dautres de cette Rpublique une et indivisible ? Sagissait-il, au contraire, de


favoriser le dveloppement de lAlgrie pour permettre, par la suite, des changes privilgis
avec un pays nouvellement indpendant ? Seuls quelques Franais dAlgrie, parmi les plus
sceptiques, et parmi ceux qui navaient pas accord au gnral de Gaulle une confiance
aveugle, furent en mesure denvisager cette seconde option. Pour la majorit des autres, et
parce quils ntaient finalement pas capables dentendre un autre message, il sagissait dun
signe fort et incontestable dune prsence confirme, et pour longtemps, de la prsence de la
France et des Franais en Algrie.
Linconscience des Franais dAlgrie devant ce qui se joue rellement en Algrie avec le
Plan de Constantine est telle que, selon eux, il sagit dun encouragement de plus. Ils y voient
ainsi un signe daffirmation, sur le long terme, de la prsence franaise en Algrie, et donc,
pour eux, lassurance quils peuvent faire de nombreux projets quant leur avenir, celui de
leur famille, et celui de la France, en Algrie. Cest ainsi quils seront nombreux investir
dans cette nouvelle Algrie qui se dessine. Comme le racontent Jacky B. et son pouse :
Jacky : Vous vous rendez compte si on y croyait lAlgrie, on a achet un
appartement en 59, il y avait la crise du logement en Algrie donc pour se marier pour
avoir un logement, comme on tait trs petitement logs
Madame : On avait achet sur plans, on a emmnag en 60 quand Corinne est ne, on
a emmnag en 60 et en mai 62 on la quitt
Jacky : Vous vous rendez compte si on y croyait lAlgrie
Madame : Et les gens comme nous ils achetaient, ils disaient ce nest pas possible
quon puisse partir de ce pays 748
Jean C. prcise aussi :
Quand de Gaulle est revenu aux affaires il y a eu un espce dimmense espoir
parce que de Gaulle avait trs bien manipul les choses quoi et et mon pre a achet
un terrain pour faire construire une maison ce moment-l, avec ses conomies, en
60 (il rit) optimiste quoi en se disant a va sarranger 749
Annie F. soppose son mari lorsque celui-ci lui propose dacheter, par prcaution, un
logement en mtropole. Certes, la situation est alors tendue en Algrie, mais, pour elle, cela ne
signifie pas, loin de l quil va falloir bientt la quitter. Au contraire, rassure par laction
748
749

Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
220

militaire sur le terrain, ainsi que par certains des propos du gnral de Gaulle, elle se sent
encourage envisager, voire mme construire son avenir en Algrie. Pour Annie, il nexiste
pas de meilleur moyen dy assurer sa prsence long terme quen achetant un appartement, ce
lieu qui devra voir la famille vivre, les enfants grandir, les parents vieillir :
Avant quon se marie, on avait achet un appartement on avait achet un
appartement sur plan. Mais la socit qui faisait construire Toulon, Alger, et puis
je sais plus trop o sur la cte Nice je crois. Nice, Toulon et Alger yavait trois
constructions de la mme socit mon mari me dit tu veux pas quon achte
Toulon ? Et moi comme une andouille jallais jamais quitter mes parents de toute
manire et Toulon ? Quest-ce quon va faire Toulon ? On a notre vie ici. On
a on ntait pas encore maris et il tait pas question que je quitte mes
parents, ctait quelque chose javais jamais travers la mer jlui dis tyes
fou quest-ce que tu veux on travaille ici, quest-ce quon va aller faire
Toulon ? . On sait jamais il ma dit on sait jamais, on peut de toutes
faons, on le louerait et puis, on irait passer des vacances moi, jai rien voulu
savoir. Rsultat des courses, jai pas eu lappartement en Algrie, parce que les
travaux ont commenc mais on na jamais eu que les fondations ya jamais rien
eu dautre que les fondations si on avait achet Toulon tu vois, on aurait pay et
on aurait eu dj un toit sur la tte. On naurait pas perdu largent l on a perdu
tout. 750
Pour Christian E. :
Cest vrai que mes parents avaient achet un appartement en 58 mme plus tard,
parce que je crois que cest en 60 quils lont achet, en 60, vous vous rendez
compte ben ils se sont ils taient inquiets. Il y a un gars un jour qui est venu, qui
leur a dit je vous ai compris quest-ce que vous voulez faire vous y allez
hein ils avaient eux aussi envie de vivre, envie de donner du confort leurs
enfants de crer quelque chose donc je sais pas ce que je vous dis cest vrai,
cest avec le recul du temps dans lvnement, a ne me choque pas a me choque
pas du tout. Des erreurs comme a, dans lhistoire il y en a malheureusement
pour les gens qui la commettent et puis dailleurs, cest mme pas une erreur cest
mme pas une erreur parce que la joie de mes parents, que jai vue, quand ils ont
achet cet appartement a a t un moment extraordinaire dans leur vie ctait le
750

Entretien Annie F., Annexes, p. 216


221

premier le premier bien quils possdaient, ctait extraordinaire ce que jai pas
vu, par contre, cest la dtresse de mon pre, quon ma raconte, quand il a quitt
lappartement 751
Pour Julien D. :
Mes parents ont tout perdu leurs conomies, quils avaient investies en Algrie. Ils
avaient achet un appartement les meubles on est partis une main devant une
main derrire. 752
Pour M et Mme R. :
Monsieur : Je vais vous dire une chose en 61, jai achet un appartement au
onzime tage dun nouveau btiment, neuf une rsidence. Jai fini de le payer
Madame : Au mois de mai, et on est partis en juillet
Monsieur : Moi, jai fini de le payer au mois de mai, et au mois de juillet
Madame : On avait fait un emprunt, pour pouvoir
Monsieur : Mais, jai tout laiss. Javais plus de sous. Javais plus rien au fur et
mesure que je gagnais de largent, je payais
Madame : On payait. Cest aprs, si on tait rests l-bas, quon se serait fait une
belle situation. () on avait un bel appartement ctait en 61 cinq millions, en 61,
ctait quelque chose quand mme un caf, ctait 20 centimes. Un pastis, ctait 60
ou 65 centimes, et tout a tout a pour arriver payer cinq millions. On a pay et
un mois aprs, il a fallu partir. Vous croyez que a753
Jean-Pierre R. :
Moi, jai rien en Algrie. Je vous ai dit mon pre a laiss un appartement cest
tout quil avait achet en grande partie avec des conomies de guerre et de guerre
dIndochine 754
Cet emballement de limmobilier et cette sorte de volont de raffirmer toujours plus la
prsence franaise sur le sol algrien, ainsi que la lgitimit, pour les Franais dAlgrie, y
envisager un avenir, notamment en achetant appartement ou maison, nest dailleurs le seul
751

Entretien Christian E., Annexes, p. 313


Entretien Julien D., Annexes, p. 351
753
Entretien M et Mme R., Annexes, p. 770
754
Entretien Jean-Pierre R. , Annexes, p. 741
752

222

fait des Franais dAlgrie eux-mmes, qui semblent, un moment, presque aveugls par leur
seule volont de ne quitter leur terre sous aucun prtexte, quils semblent presque insensibles
aux vnements qui sy droulent. Comme le rappelle Pierre A., le pouvoir politique
participera aussi de cette tendance :
Imaginez quon a construit en 61-62 une cit pour administrative, alors que la
dcision daller vers lindpendance tait dj prise. Quel gchis ! Parce que a
navait de sens pour personne, ni mme pour les Algriens, qui, eux, ont install leur
administration Alger. Ctait la capitale 755
La confrontation de leur interprtation des diffrents propos tenus et des diffrents messages
envoys avec la ralit de la situation en Algrie va influencer de manire forte la manire
dont ils vont dsormais se positionner en tant que Franais part . Cela va participer
pleinement de la consolidation de leur sentiment dexclusion et de victimisation, et, par l
mme, de lmergence dune didentit particulire. Cest dans une certaine forme de
mpris globalisant que les Franais dAlgrie vont commencer prendre rellement
conscience de leur sort commun, et quils vont forger les bases dune identit collective.
Ils mettent en avant lutilisation dont ils ont fait lobjet par le gnral de Gaulle, une poque
o, tandis que le pays senfonce dans la guerre, linstabilit des quipes gouvernementales
se confirme 756. De Gaulle aura su se servir du conflit algrien comme dun tremplin vers le
pouvoir. Il aura su dire aux Franais dAlgrie les mots qui les rassuraient. Il aura su leur faire
croire en un avenir serein et pacifi, afin de mieux carter toute opposition encombrante.
Lincomprhension dont tmoignent les Franais dAlgrie quant lattitude du Gnral de
Gaulle au cours de ce conflit, trouve galement sa source dans divers lments de leur
quotidien, des lments quils ont lpoque interprts comme un soutien lAlgrie
franaise et ses habitants, quant la voie politique emprunte a finalement t celle de
lindpendance.

C)Des incomprhensions du quotidien

755
756

Entretien Pierre A., Annexes, p. 439


Michel Winock, Lagonie de la IVme Rpublique, op. cit., p. 12
223

Au-del des dclarations et des actes des dirigeants franais de la fin de la IVme
Rpublique et, par la suite, du Gnral de Gaulle, ce sont diffrents signaux que les
Franais dAlgrie vont percevoir, et qui vont les inciter croire, presque jusquaux derniers
jours, que lAlgrie restera franaise et que la France se bat pour dfendre sa souverainet.
Cest ainsi quils interprtent les modifications subies par leur environnement quotidien : une
communication politique encourageante grce aux timbres mis et aux flammes postales ; un
engagement massif de larme leurs cts et, pensent-ils, pour dfendre leur cause. Ici
encore, le dcalage entre leur interprtation des diffrents messages, dont ils semblent
dpositaires, et la ralit des intentions quant la future situation de lAlgrie gnrent
lincomprhension et la dception, ainsi que limpression davoir t manipuls.

1)Les timbres et flammes : des outils au pouvoir insouponn


Cest pour illustrer la fragilit de la situation algrienne la fin des annes 50, ainsi
lapparente absence dopinion ferme et dfinitive de la part des gouvernants franais et
notamment du Gnral de Gaulle quant lavenir de lAlgrie franaise et de la population
franaise qui y vit, quil convient de sintresser ici aux timbres et flammes postales mises
pendant la priode du conflit algrien.
En 1959, pourtant, le chef de lEtat semblait avoir une opinion bien prcise du sort quil
entendait rserver cette colonie. Dans une entrevue avec Alain Peyrefitte, il avait mme
affirm que, pour lui, lAlgrie franaise, tait une fichaise ! 757. Le cas prcis des timbres
ayant circul en Algrie pendant le conflit laisse pourtant entrevoir un rel dcalage entre la
pense du Gnral de Gaulle et les actes prcis dun Etat qui doit faire face une priode
dlicate de son histoire.
Rarement voqus dans les travaux, pourtant nombreux, portant sur lAlgrie franaise et sur
le conflit qui en marqua le terme, les timbres constituent pourtant la marque indlbile du
comportement de lEtat franais avec sa colonie. Ils mettent en vidence, sans possibilit de
contestation, le traitement particulier dont a fait lobjet lAlgrie, alors quelle tait
constamment raffirme comme partie intgrante dune Rpublique une et indivisible. Enfin,
ils sont galement des tmoins prcieux de la guerre dAlgrie, car ils mettent en avant les
hsitations dun Etat, et mme, parfois, les contradictions entre les discours et les actes de
757

Alain Peyrefitte, op. cit., p. 65


224

ceux qui le dirigent, quant au sort quils entendent rserver lAlgrie franaise. En effet, la
dmarche du gouvernement franais quant aux timbres et flammes mis semble lpoque
tmoigner dune apparente volont de raffirmer lappartenance pleine et entire de lAlgrie
la France, et, ainsi, renforcer des liens qui risqueraient de se distendre sous le coup des
vnements de plus en plus violents qui viennent secouer lAlgrie.
Cest Jean-Marc L., particulirement engag dans le milieu associatif et toujours la pointe
des diffrents mouvements de dfense des Franais dAlgrie, de leur histoire et de leur
mmoire, qui nous relate cette priode et nous fait dcouvrir quel point les Franais
dAlgrie ont t, par ce biais, plus que jamais encourags croire en lavenir de leur
prsence outre-Mditerrane, et, de ce fait, combien ils ont t au cur des diffrentes
politiques, sans pourtant jamais en tre la proccupation principale. Ils ont ainsi pu y voir la
confirmation de lintgrit territoriale de la France et de son prolongement algrien.
Ainsi Jean-Marc nous raconte-t-il :
Ca cest des choses qui nont jamais t tudies, et cest bien dommage, parce que
cest quelque chose de fabuleux alors (silence) je vais prendre par exemple la
philatlie, le timbre le timbre, cest un instrument politique de premire grandeur
pour un pays parce que cest son image qui traverse le monde, qui part dans le
monde et tous les pays tiennent normment ce quil y a sur le timbre. ()
Donc, la France est lorigine de lUnion Postale Universelle lUPU, et elle sest
dit tiens, lAlgrie devrait avoir ses timbres, comme a, a ferait une voix de
plus je vous parle de a au sicle dernier enfin l en 1870. Donc elle
sest dit ah je vais obliger lAlgrie avoir des timbres quoique dpartement
franais. Je vais obliger lAlgrie avoir des timbres, comme a, a me fera une voix
de plus lUnion Postale Universelle . () Voil les premiers timbres, donc en 1926,
pour lAlgrie. Et donc en Algrie au gouvernement gnral de lAlgrie, on dit
cest intressant que vous ayez des timbres, comme a vous allez montrer votre
paysage pour le tourisme, tout a, cest important, comme a dans le monde entier
on va voir les paysages dAlgrie etcetera. Et donc, on va sortir des timbres, tout le
temps donc voil, tout a cest les timbres de lAlgrie franaise. On arrive en
1958 1958, de Gaulle, il arrive au pouvoir, grce nous, et il arrive en Algrie et il
dit attendez, vous avez des timbres vous ? . Alors on lui dit oui . Et il dit mais,
attendez, vous tes la France ! voil vous tes la France. Cest impossible que
vous ayez vos propres timbres. Donc, vous allez me supprimer tout a, et vous allez
prendre des timbres de France, puisque vous tes des dpartements franais . Et
225

donc, en 58, avec larrive de de Gaulle, termin les timbres de lAlgrie franaise, et
on va on va avoir les timbres de France. () le plus rigolo de tout a, cest que de
Gaulle, quand il arrive, et quil nous dit a il bon, il y a une grande fte en
Algrie pour larrive du timbre de mtropole, parce que nous, les Pieds-Noirs, tout
ce qui venait de mtropole, on laimait hein ! Donc quand de Gaulle il arrive, il
nous dit a ah cest gnial ! voil 58 le 13 mai, et donc () on appelle
a un premier jour. Cest trs rglement. Interdiction de faire des premiers jours
comme vous le souhaitez. Cest lEtat, le ministre des Postes de Paris qui fait a. 13
mai 58 lAlgrie franaise, deux territoires, un seul pays et cest premier jour
du timbre de mtropole Alger, Oran et Constantine la grande fte du timbre
de mtropole qui arrive. On est franais part entire et pareil pour les billets de
banque pareil on va tudier on va prendre le billet de banque de France
alors, pire que a, parce que ces flammes l sont trs rglementes aussi le
gouvernement (inaudible) nhsite pas solliciter les investissements et
ladministration pour vous offrir une situation en Algrie , en 61 ! Souscrivez aux
bons dquipements de lAlgrie , en 61 ! lAlgrie vous offre une situation ,
non ladministration vous offre une situation en Algrie , en 61 ! Bonjour ! ()
Mai 58 lAlgrie franaise on ose crire Paris Algrie franaise ,
lAlgrie franaise, fraternit retrouve , et a se fait Aint Emouchent, Alger,
Constantine, Bnes, Mascara, Oran, Stif, Philippeville, Tiaret, Sidi Bel Abs toute
lAlgrie comment ose-t-on nous tromper ce point-l ? Et a cest sur deux ans
58, 59, on a encore Algrie franaise et pire alors, cest le summum Oran,
en 60, lAlgrie nouvelle vivra franaise . Non, mais, comment a-t-on pu accepter
a ? 758
Pour appuyer ses propos, Jean-Marc L. nous prsente galement certains lments de sa
propre collection, dont il considre quils sont les plus mme dillustrer lattitude du
gouvernement lgard de sa colonie, et, surtout, de quelle faon les timbres et flammes
apparaissent comme de vritables outils de communication pour le pouvoir en place qui
cherche vhiculer une certaine ide auprs dune population dtermine :

758

Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285


226

759

759
760

Premier jour dmission du timbre mtropolitain en Algrie, 1958


Ladministration vous offre une situation en Algrie , 1960
227

761

Mai 1958. Algrie franaise. Fraternit retrouve , 1958


228

Le timbre et les flammes, inscriptions tamponnes sur les enveloppes, apparaissent ainsi
comme de vritables canaux de communication pour le pouvoir politique, qui, au vu du
nombre de personnes qui peuvent, potentiellement, avoir en main le courrier en question,
sassure de toucher une large part de la population vise.
Comme conscients de la puissance de communication quoffre loutil postal, les opposants au
gouvernement lutiliseront galement pour vhiculer, de faon illgale, leurs propres
messages :

762

LAlgrie nouvelle vivra franaise , 1960


229

Cest donc dans un contexte dincomprhension mutuelle et dinstauration dune distance


dsormais irrductible entre les Franais dAlgrie et leur gouvernement, mais aussi entre les
Franais dAlgrie et les Franais de mtropole, que va se drouler la fin du conflit, qui, en
mme temps quil marquera lavnement dune Algrie algrienne, sonnera le glas de la
prsence franaise en Algrie, et la fin dune histoire des Franais en Algrie.
Sur le terrain aussi, les Franais dAlgrie peroivent des signes dencouragement, larme
tant prsente trs tt, voyant par ailleurs sur le sol algrien le salut dont elle a besoin aprs
lchec indochinois.

2)Lengagement de larme
763

Non au plbiscite , 1958


230

Comment les Franais dAlgrie ont-ils interprt la prsence rapide et massive de


larme nationale, charge de rtablir la srnit sur le sol algrien ? Comment ont-ils vcu,
par la suite, et malgr une situation militaire matrise , lorientation prise vers une
indpendance de lAlgrie ?
Pour larme comme pour les Franais dAlgrie, la dfense de lAlgrie franaise est un
combat qui ne peut tre perdu. Lorsquils se prsentent sur le sol algrien, les militaires
franais ont accumul avant de rejoindre lAlgrie toutes les preuves et les contradictions
de la France, depuis la dfaite de juin 1940 764. Avec le bourbier indochinois, lAlgrie ne
semble constituer pour cette arme atteinte et dprime, le lieu du salut et de la rhabilitation.
En effet, comment () larme franaise ne dsirerait-elle pas avec passion une victoire ?
Elle a t cruellement humilie Dien-Bien-Phu, par le repli qui lui a t impos Suez, par
labandon du Maroc et de la Tunisie. Jean Planchais a bien vu les consquences
psychologiques de cette grande retraite : ... Reste lAlgrie. Dans lacharnement que larme
met la dfendre, il y a derrire un patriotisme indniable la crainte inconsciente de ne plus
trouver hors de la mtropole de ces sanctuaires o larme puisse se sentir chez elle et
entretenir, loin dune France ingrate et ronge par les luttes politiques, son idal et ses
rves. 765 Pour tous les militaires, lIndochine signifie la dfaite, la honte, et surtout la
trahison de larme par les politiques 766. Depuis, larme franaise [vit ] dans la hantise de
subir une nouvelle humiliation, et les gouvernements de la IVme Rpublique [ ont ] tout fait
pour la lui pargner. 767
En Algrie, lenvoi de renforts en novembre 1954, en mai et en septembre 1955, ne
parviennent pas empcher lenracinement et llargissement de la rbellion du 1er
novembre 1954. () le prsident du Conseil socialiste Guy Mollet [ accorde ] au ministre
rsidant Robert Lacoste les moyens ncessaires pour rendre impossible un nouveau Din Bin
Phu. Le rappel de plusieurs classes de disponibles (), lenvoi du contingent en Algrie et
lallongement de la dure du service vingt-sept mois permirent de doubler les effectifs
764

Soldats perdus des guerres orphelines , in Vingtime sicle, revue dHistoire, Avril-Juin
1989, p. 106
765
Jean Ferniot, De Gaulle et le 13 mai, op. cit., p. 21
766
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 143
767
Guy Pervill, La France navait pas perdu la guerre , in LAlgrie des Franais, Seuil,
Collection Points, Paris, 1993, p. 250
231

(). 768 Dsormais, la mtropole, par le biais de ses soldats, se trouve pleinement concerne
par les vnements qui secouent la colonie. Et, dans les premiers temps, larme trouve le
rconfort quelle cherchait. La situation sur le terrain semble alors sous contrle.
Pour les Franais dAlgrie, lengagement sans faille de larme sur le terrain constitue donc
une promesse davenir sur leur terre de naissance et au cur de leur patrie. Pour les militaires
eux-mmes, il sagit de redorer le blason dune arme affaiblie par une srie de conflit et de
dbcles hors de la mtropole. Enfin, pour ces deux populations , il sagit de dfendre une
ide de la France, conqurante, puissante, suprieure. Ainsi, la mission de larme ne
consiste pas, lui dit-on, dfendre des privilges, mais conserver la France une province,
comme le serait une Bretagne ou une Alsace menace. 769 Cest donc bien lintgrit et la
souverainet de la France quil convient de protger et tous sont daccord pour refuser la
ngociation avec le F.L.N., quils considrent comme un abandon pur et simple. 770
Pour Jean :
Sur le terrain, larme tait compltement victorieuse alors quen 56-57 et mme 58,
il tait trs difficile de circuler en Algrie une fois la bataille dAlger termine, les
troupes des rebelles taient cartes du territoire, les unes en Tunisie, les autres au
Maroc mais elles ne pntraient pratiquement plus sur le territoire, il y avait de
chaque ct les lignes lectrifies qui mettaient un barrage, pas hermtique mais trs
difficile franchir et lintrieur tait pratiquement pacifi cest l o les gnraux
se sont rvolts en disant le gnral va donner lindpendance alors que nous
sommes vainqueurs sur le terrain aprs avoir vcu les drames dIndochine ils ont dit :
plus jamais lIndochine et cest l quil y a eu le putsch malheureux mais jai
discut avec des gnraux lpoque qui nous ont dit cest vrai quon tait prts
continuer la lutte et mme basculer avec les putschistes mais nous on fait
lvaluation, la mtropole voulait vivre avec la dette de personne, on a aprs le putsch
environ 8-10 jours de rserve de munitions et de carburant 771
De lavis gnral, la France navait pas perdu la guerre . En Algrie, aux yeux des Franais
dAlgrie comme des militaires, la victoire est quasi certaine. Le F.L.N. est dfait dans
768

Guy Pervill, La France navait pas perdu la guerre , in LAlgrie des Franais, Seuil,
Collection Points, Paris, 1993, p. 250
769
Guy Pervill, La France navait pas perdu la guerre , in LAlgrie des Franais, op.
cit., p. 250
770
Jean Ferniot, p. 20
771
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
232

plusieurs rgions, ses units combattantes sont en lambeaux, les armes lui manquent et les
rseaux sont dmantels. Il suffit dun ultime coup de force pour lui faire mettre un genou
terre. Le dernier acte est donc vritablement entre les mains des politiques. Eux seuls seront
responsables devant lhistoire de la suite des vnements. 772 Pourtant, alors que de
nombreux soldats pensaient trouver dans ce conflit un aboutissement et une
reconnaissance 773, ce sera la dernire dsillusion. Car, ils auront faire face, sans doute plus
que les civils, au paradoxe absolu 774, un accord politique qui prend le contre-pied du
rapport des forces sur le terrain. Toutes les raisons en faveur dune indpendance qui apparat
de plus en plus souhaitable en mtropole, psent peu face la perspective dune nouvelle
dfaite -dautant plus amre quil sagit de la dernire et quelle ne rsulte pas dun
effondrement armes la main 775.
Encore une fois, cest un sentiment dincomprhension que mettent majoritairement en avant
les Franais dAlgrie interrogs. Lincomprhension dun engagement massif de larme,
lincomprhension dune politique qui amena la mobilisation de nombreux Franais
dAlgrie mais galement de mtropolitains, et qui encouragea la population franaise de cette
colonie croire en sa patrie, ne pas douter de la lgitimit de sa prsence sur cette terre, et
de son avenir. Jusquau bout du paradoxe, le Gnral de Gaulle rendra mme hommage
larme franaise, dans une allocution du 18 mars 1962 annonant la signature du cessez-lefeu et des accords dEvian, une arme qui, par son action courageuse, au prix de pertes
glorieuses et de beaucoup de mritoires efforts, sest assure la matrise du terrain dans
chaque rgion et aux frontires . Sil en est ainsi, pourquoi avoir renonc lAlgrie
franaise ? Les opposants la politique algrienne de Prsident de la Rpublique ne purent
admettre de le voir abandonner une partie du territoire national, sans mme lexcuse dune
dfaite militaire. 776
Dsormais, les Franais dAlgrie se sentent abandonns, trahis par celui-l mme quils
considrent avoir port au pouvoir.
Cest le sens des propos de Ren F. :

772

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 143
Ibid
774
Jean Lacouture, cit par Laurent Beccaria, op. cit., p. 108
775
Laurent Beccaria, op. cit., p. 108
776
Guy Pervill, La France navait pas perdu la guerre , in Charles-Robert Ageron,
LAlgrie des Franais, op. cit, p. 249
773

233

On sest dit mais quest-ce qui se passe ? Nous avons dans ce pays une arme de
500 000 hommes et il faut bien vous dire que au mois de fvrier-mars, donc
juste avant le putsch davril, en Algrie, il ne restait que quelques katibas, cest-dire une katiba, a correspond, pour les Arabes, un rgiment si vous voulez il
restait que quelques il y avait je crois on avait calcul quil y avait moins de 500
fusils entre les mains des rebelles () ils taient compltement dcourags, affams,
etcetera et ces gens-l, quon avait compltement crass, par les accords dEvian,
on leur a livr lAlgrie. 777
Pour Jean-Pierre Z. :
Moi, coutez, jtais officier. Javais des petits gars sous mes ordres, dont beaucoup
de mtropolitains, donc certains se sont fait descendre pourquoi ? A quoi a a
servi ? () un militaire, en gnral, est franc. Bon, ce gars-l na pas t franc. Il a
profit du systme pour prendre le pouvoir et aprs il sen foutait totalement de
lAlgrie. Honntement, a sest pass dune manire excrable. () Les gens,
mtropolitains, venaient pour dfendre le territoire franais. On a fait couler du sang
des deux cts, pour arriver ce que voulaient les gars () on a bluff. On a fait
tuer du monde pour rien. A quoi a servait ? A rien 778
Pour Pierre A. :
Quand la France a choisi ce de privilgier lindpendance de lAlgrie, alors que
la bataille militaire tait gagne () l on sest sentis abandonn. 779
Ce sentiment dincomprhension qui se gnralise parmi la population des Franais dAlgrie,
et qui participe de la fragilisation de leur situation et de leur identification la France comme
patrie bienfaitrice, traduit lextrme cart qui semble rsider entre leur interprtation de
lengagement de larme dont lobjectif ne peut tre que de librer lAlgrie de bandits et de
prserver son lien indfectible avec la mtropole- et celle du gnral de Gaulle. Comme le
prcise Guy Pervill, une victoire militaire sur le terrain ne semblait pas impossible de
Gaulle, et il navait aucune raison de vouloir en frustrer son arme. Mais il savait quune
solution purement militaire ne durerait pas : seule une solution politique pouvait rgler
777

Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550


Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
779
Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
778

234

dfinitivement le problme algrien. Le rle de larme tait de crer les conditions dune
telle solution en prservant la libert de dcision du gouvernement, non de la lui dicter. 780
Il ne pas sr que si le Gnral de Gaulle avait expos une intention de pacifier dabord
lAlgrie afin de bnficier dun contexte politique et militaire plus serein et ainsi avancer
vers des ngociations avec le FLN, celle-ci eut t ncessairement rejete par la population
des Franais dAlgrie. En effet, ils sont rares aujourdhui affirmer avoir rellement souhait
que lAlgrie reste franaise. Mais, selon eux, les actes du chef de lEtat les ont encourags
croire en une prennit de lAlgrie franaise. Cest pourquoi si, aujourdhui, lindpendance
de lAlgrie leur apparat comme un vnement invitable, elle leur apparaissait lpoque
comme la suite illogique des engagements politiques et arms.
Une indpendance illogique mais invitable
Nombreuses sont les personnes interroges dont les propos vont aujourdhui dans le sens de la
reconnaissance dune invitable indpendance. Il est bien videmment possible dinterprter
ces prises de position, recueillies plus de 40 ans aprs la fin du conflit algrien et laccession
de lAlgrie lindpendance, uniquement comme des formes dharmonisation a posteriori de
leur point de vue avec une sorte dopinion majoritaire . Nombreux sont en effet les
dtracteurs des Franais dAlgrie qui y verront une faon bien tardive de redorer leur blason
de colonialistes en affirmant quils ntaient pas rellement opposs lindpendance de
lAlgrie. Toutefois, au regard de ltude que nous avons longuement mene, et au vu des
nombreux tmoignages recueillis, il nous apparat que les propos que nous rapportons ici
traduisent relativement fidlement les opinions de lpoque. Car, en ce qui concerne lhistoire
de la prsence de la France en Algrie, et celle plus particulire du peuple htroclite des
Franais dAlgrie, ces derniers nont jamais rellement partag la version officielle ou
dominante de lhistoire. Nous le verrons de faon plus dtaille au cours de ce travail, mais il
apparat que les Franais dAlgrie se sont plutt faits les porteurs dune version tue de
lhistoire, celle dune histoire que la France, selon eux, a trop longtemps cherch cacher.
Nous pouvons ainsi tre amens nous poser cette question quant la valeur de leur opinion
lgard de laccession lindpendance de lAlgrie : quel serait finalement lintrt des
Franais dAlgrie chercher une identit dopinion avec le reste de la population franaise ?
780

Guy Pervill, La France navait pas perdu la guerre , in LAlgrie des Franais, op.
cit., p. 261
235

Quel en serait le bnfice pour eux, alors quils sont, du point de vue de la mmoire et de
lhistoire, plus ou moins mis lcart de la position majoritaire ?
Une autre hypothse que nous pouvons ici avancer, et qui, dans le cas des Franais dAlgrie,
semble valoir pour un grand nombre de situations et de rfrences au pass, est celle selon
laquelle les propos des personnes interroges sinsrent dans un contexte de mythification du
pass, dembellissement dont ils nont, pour la plupart, pas rellement conscience. Il sagit
dune dmarche de valorisation dun pass, peut-tre pour en rendre la rfrence plus aise,
moins contestable et donc plus lgitime. Quil sagisse de livrer un sentiment profond et
sincre, ou dembellir a posteriori une situation perdue et encore rve, il apparat dans les
deux cas que lindpendance faisait, pour les Franais dAlgrie eux-mmes, tout fait partie
des possibles. Ainsi, Julien D. affirme :
Mon pre tait partisan de lindpendance de lAlgrie, voil il croyait, ctait sa
conviction, une Algrie qui serait indpendante et multiculturelle 781
Cest galement le sens des propos de Jean-Pierre Z. :
Vous savez, lindpendance, ctait la marche inexorable du temps. Elle serait venue
tt ou tard. Ce sont les conditions de lindpendance qui sont critiquer, non pas
lindpendance en soi tout peuple, je crois, aspire son indpendance, avec plus ou
moins de bonheur. 782
Ou encore ceux dAlain V. :
Cest normal quun peuple revendique son indpendance, et quon aurait eu lair
moins con de le faire avec eux. 783
Pour Michle Fo. :
Ctait lgitime de la part des Algriens de vouloir recouvrer leur indpendance 784
Pour Danielle R. :
Quelque part ctait normal quils aient leur indpendance. Ils la revendiquent. Moi,
je suis entirement daccord 785
781

Entretien Julien D., Annexes, p. 351


Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
783
Entretien Alain V., Annexes, p. 576
784
Entretien Michle Fo., Annexes, p. 424
785
Entretien Danielle R., Annexes, p. 681
782

236

Pour Pierre A. :
Mme si lindpendance tait inluctable, une autre faon daller vers
lindpendance et de grer lindpendance tait possible 786
Pour Roland A. :
Et donc, la plupart des Pieds-Noirs, je crois, cest--dire des Nords-Africains,
ntaient pas par principe opposs lindpendance. La preuve cest qu Oran, on
tait, je crois, presque tous l-bas encore dbut juillet. Or lindpendance arrive dbut
juillet, le 3 je crois. Le 3 juillet. On est tous l-bas, et prts tenter ventuellement
lexprience de lindpendance. 787
Pour Jean C. :
Quand cette ide dindpendance est ne, nous tions mal placs pour la nier et
juste la libre disposition des peuples pour eux-mmes, ce droit des peuples de
disposer deux mmes, les indignes l-bas, les autochtones taient les premiers
faire appel ce principe.788
Toutefois, malgr le fait que la plupart des Franais dAlgrie reconnaisse que laccession de
lAlgrie son indpendance tait dans le cours des choses, quelle relevait dune forme de
logique dvolution du monde, et que, raisonnablement, il tait simplement impossible de
sy opposer, cela nempche pas quils auraient souhait que les choses ne changent pas, que
lAlgrie demeure franaise, quelle demeure leur terre et surtout, quils aient la possibilit
dy demeurer en toute scurit. Car, dans leur cas, il y a la raison, mais il y a galement la
passion avec laquelle ils parlent, ils vivent dans leur chair cette terre algrienne qui a port le
destin de leurs aeux. Ainsi, Alain Y. rpondant notre question sur lventualit dune
Algrie qui serait demeure franaise :
Ah, oui, absolument ah ben oui, absolument de toute faon, moi je nai connu
que lAlgrie. Je suis n l-bas bien videmment. 789
Pour Marc G. :
786

Entretien Pierre A., Annexes, p. 439


Entretien Roland A., Annexes, p. 620
788
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
789
Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
787

237

Que lAlgrie soit reste franaise dans la formule quelle connaissait, cest--dire
de dpartements intgrs, de territoires intgrs la France sous la forme de
dpartement 100%, jen suis pas l, ou en tout cas je nen suis plus l. Mais, ce que
je regrette viscralement, cest quil ny ait pas eu mais a, bon, cest lhistoire et
cest et les responsabilits sont partages quon nait pas trouv, ou que les
hommes politique lpoque, de part et dautre, naient pas trouv une formule pour
associer ceux quon appelait les Pieds-Noirs au dveloppement de lAlgrie. Je pense
que ctait faisable. Je pense que ctait tout fait faisable dune manire, je ne sais
pas comment, mais ctait certainement faisable. Et je pense quhistoriquement, nous
y aurions un, a aurait pour nous, qui tions attachs, qui tions en tout cas
viscralement a aurait t une autre affaire, premirement. Et je pense,
sincrement, que a aurait t de lintrt de lAlgrie. 790
Par ailleurs, la dcision de laisser leur pays aux futurs Algriens apparat dautant plus
complique comprendre aprs que se soient coules plus de quarante anne. En effet, les
Franais dAlgrie, dont la blessure davoir quitt lAlgrie dans de difficiles conditions,
demeure toujours vivace, ne peuvent ainsi comprendre et accepter ce pass douloureux,
accepter les dcisions qui ont alors t prises, si le prsent semble montrer que les objectifs
quelles visaient ne sont pas atteints, ou mme, pire, que la situation actuelle est exactement
contraire celle espre. Ils sont ainsi nombreux tirer de cette indpendance un bilan
ngatif. Souvent marqus par une douleur, celle de voir la terre de leurs aeux abme , de
voir ceux avec qui ils ont vcu, souvent dans une grande proximit, souffrir et se battre, ils
sont quelques uns voir lindpendance de lAlgrie comme un chec, et comme une leon de
lhistoire ceux qui avaient accuss les Franais dAlgrie de tous les maux.
Cest le cas de Jean-Pierre, qui fait immdiatement le parallle avec la situation actuelle en
Algrie :
Moi ce qui me rveille en ce moment, cest les problmes de tension en Algrie, je
crois quon ne peut pas lviter, quand on a vcu l bas, cest vrai que je condamne
entirement les choses qui se sont passes mais quand on arrive un phnomne de
guerre un peu sournoise, un peu civile, on ne sait plus qui est lagresseur qui est
lagress, il y a des choses qui se passaient dans une population que la population
ne matrise pas et larme ne faisait pas grand chose non plus, je dirais que le gchis
tait la population humaine quelle soit musulmane ou franaise tout confondu. Moi,
790

Entretien Marc G., Annexes, p. 649


238

ce que je crois de la guerre dindpendance, cest que nous sommes partis dAlgrie et
que je mattendais ce que le peuple algrien, les autorits algriennes fassent de
lindpendance, je dirais, les moyens davoir un pays mieux, de libert pour les
hommes et surtout pour les femmes actuellement, les plus courageuses sont les
femmes qui sont capables de sortir dans la rue alors quon est dans un systme o on
touffe passer lAlgrie dans un tat de pauvret alors quil y a une richesse
extraordinaire qui est le ptrole mais quon na pas su exploiter, dautres pays
dautorit arabe nont pas le ptrole et arrivent sen sortir alors que l il y a une
chance extraordinaire et on na pas su grer lindpendance de la manire dont on
peut grer un pays avec une population en Algrie qui est trs jeune, il faut en
profiter de cette chance l, la population a 40 ans, quand on voit ce quil sy est pass
en 40 ans (...) la colonisation concerne un certain nombre de choses, certaines
mauvaises et dautres bonnes et que lautorit algrienne na pas su grer une
situation qui ntait pas catastrophique quand les pieds-noirs sont partis dAlgrie, la
situation tait plutt saine, cest vrai quil fallait se mettre au travail et jai
limpression personne na voulu se mettre au travail donc on arrive une situation
de corruption, on le voit avec le problme de la Kabylie, cest touffer une population
qui est une population jeune, qui a une identit particulire, cest quand mme les
premiers berbres qui sont arrivs en Algrie, il faut le savoir, donc, quon ne soit pas
capable dexploiter cette richesse, une richesse qui nest pas une diffrence parce que
lAlgrie actuellement , toute la presse actuellement sur la Kabylie, on touffe le tout,
on fait des massacres et on garde les gens lintrieur, cest a maintenant en Algrie,
je trouve que cest un gros gchis, l je trouve que cest un grand gchis.

Maurice A. exprime la mme opinion dans lanecdote quil relate :


L'autre fois je revenais de Nice... je prends un taxi et la gueule du type je vois qu'il
tait de chez nous, je lui dis vous tes d'Algrie , il me dit oui, ou i.Je lui dis
de quelle rgion ? , il me dit de la rgion de Bougie . Je lui dis tiens je connais
bien la rgion de Bougie, j'tais de l-bas , et son pre, euh son oncle tait directeur
de la banque... l'ancienne banque d'Alger... sur la place Gudon... alors je lui dis
comment a se fait , alors il m'a dit pour nous les jeunes, y'a plus d'avenir lbas. Monsieur, a a t un malheur l'indpendance comme a. Il aurait fallu que les

239

Franais restent 100 ans de plus avec nous et il a raison. Si on tait rests 100 ans
de plus... 791
Alain Y. prcise :
Ah, cest terrible cest terrible moi, je vous dirais, sincrement, tout ce qui est
sur lAlgrie je le regarde mme si des fois je prends des coups de colre, parce que
cest tellement galvaud, cest tellement mais je le regarde. Ca me fait trs mal,
mais je le regarde, parce que et alors, ce qui est terrible ce qui est terrible cest
que quand vous pour le vcu bien videmment quand on sait le pays quon a
laiss cls en main ce quil en est devenu mais cest terrible, cest terrible. 792
Herv M. parle de :
Un gchis, non pas au sens dun irrdentisme et du constat de ce quest lAlgrie
aujourdhui. 793
Pour Jean-Christian M. :
Sans trop de complaisance cest bien sr la suite de ce conflit ce qui se passe
aujourdhui, cest forcment le fruit de la graine qui a t seme hier. Cest vident
mais pas seulement, parce quil aurait fallu prendre tout un tas de dcisions
importantes, quant la natalit, quant tout un tas de choses. 794
Jean-Franois C. fait, quant lui, part de sa tristesse de voir ainsi son pays et ses anciens
compatriotes souffrir :
Je suis malheureux pour eux. Ca me fait de la peine. () Je suis malheureux pour
eux. Cest une catastrophe. Cest un pays qui a tout, tout. () Cest lhorreur. Cest
un gchis, un sentiment de gchis, parce que vraiment, a pourrait tre un pays
formidable au point de vue du tourisme, et puis alors les richesses ptrolires, du
gaz quand on voit Chirac l-bas et quils crient des visas, des visas ! . Vous
savez, cest je taime, moi non plus entre lAlgrie et la France je taime, moi
non plus . Et nous, les Pieds-Noirs, on est au milieu on est concerns par a, mais
le sentiment que on a loup quelque chose. () Moi, je vais vous dire, lAlgrie
791

Entretien Maurice A. et Gilbert L., Annexes, p. 200


Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
793
Entretien Herv M., Annexes, p. 641
794
Entretien Jean-Christian M., Annexes, p. 717
792

240

serait indpendante, prospre, heureuse. Les Algriens auraient seraient un niveau


de vie lev, ils vivraient heureux je me dirais peut-tre que je dirais ils ont eu
raison . Mais quand je vois ce quils en ont fait et que leur principal but des
visas ! Des visas ! Des visas ! , pour venir ici, je me dis que quelque part, javais pas
tort. 795
Pour Mme R. :
Ils ne sen sont pas bien sortis du tout la preuve en est, cest que la grosse
majorit, ils veulent tous il ny a que les plus anciens qui restent, et encore mais,
la grosse majorit, elle est toute au fur et mesure, en plus, ici 796
Ou encore, pour Jean-Flix Vallat :
Il est difficile pour les gens qui se sont battus dans cette ide de reconnatre qu'ils se
sont tromps... parce que quand on voit le rsultat de l'Algrie aujourd'hui, c'est clair
qu'ils se sont tromps... 797
Parfois satisfaits de se voir ainsi donner raison par lAlgrie elle-mme, satisfaits de voir que
ceux qui les ont chasss hier, contestant la lgitimit de leur prsence sur le sol algrien, ne
sont pas parvenus maintenir et crer lAlgrie rve, ils prennent appui sur cette situation
pour tirer dfinitivement un trait sur cette Algrie qui nest dcidment plus la leur, rassurs,
en quelque sorte, que celle quils avaient contribu faire merger ne puisse exister sans eux,
et donc ne puisse profiter personne dautre qu eux.
Quels que soient leurs propos, ils traduisent de toute faon, et souvent avec violence, toute la
douleur que la sparation de la France et de lAlgrie a constitu pour eux, une douleur
dautant plus forte quelle merge dans un contexte de contradiction permanente.
En effet, alors quils se voient rpter depuis toujours que lAlgrie et la France font partie du
mme ensemble, rgie par la mme souverainet, les Franais dAlgrie vont devenir les
tmoins dune sorte de mise en irrgularit de leur France de rfrence, celle dont ils
suivent les principes et les lois. En quelque sorte, ils vont passer de la lgalit la
contestation, voire la transgression .
795

Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506


Entretien M et Mme R., Annexes, p. 770
797
Entretien Jean-Flix Vallat, Annexes, p. 234
796

241

3)La lgalit en question


Cest par la remise en cause, qui se fait de plus en plus prgnante de la ralit mme
dune Algrie franaise, que provient un des bouleversements les plus importants, et sans
doute aussi celui dont les consquences sur le groupe, son identit, et son comportement
venir, sera dterminant. Ainsi, Michel Winock affirme-t-il que le dogme dune Algrie aux
trois couleurs tait, depuis longtemps, enracin. Il sagit pourtant dune fiction. 798
Considrer ainsi comme fictive la ralit franaise dune Algrie certes colonise mais sur le
sol de laquelle la France a exist, volu et fait natre un peuple, tout la fois attach sa
terre natale qu sa patrie, ne revient-il pas tout simplement remettre en cause la ralit
mme de lexistence des Franais dAlgrie en tant que tels ? A lextrme, la fiction de
Michel Winock pourrait tre interprte comme une faon de renier lun des fondements
essentiels de lidentit mme des Franais dAlgrie, celui qui, lui tout seul, explique et
justifie lexistence de cette population. Annie insiste dailleurs sur le fait quelle tire
directement sa nationalit franaise, son appartenance la communaut des citoyens franais,
du statut de lAlgrie de lpoque, savoir, un ensemble de dpartements franais :
Ca me fout en rogne, parce que... parce que malgr tout je suis franaise... je suis
ne en France... moi je suis ne en France... je suis pas ne sur une terre... je suis ne
sur un sol franais, parce que je suis dsole, en 1940, c'tait un dpartement...
dpartement franais. Maroc et Tunisie c'tait des protectorats donc a n'avait rien
voir. Mais l'Algrie c'tait un dpartement franais, donc, je suis ne sur la terre
Franaise...et a je le...je ne veux pas qu'on me l'enlve a... je suis ne sur la terre
franaise. 799
Tout au long de la dure du conflit qui devait dboucher sur lindpendance de lAlgrie, de
nombreux Franais dAlgrie vont s abriter derrire la loi. Elle leur donne raison. Elle leur
indique la voie suivre et le comportement adopter pour assurer sa protection et son
maintien. Cest dailleurs ce que rappelle Jean C. :
LAlgrie, pour nous, elle tait franaise, ctait trois dpartements franais
lorigine, fictif ou pas fictif, dans la loi, on tait en France tous les gouvernants,
798
799

Michel Winock, Lagonie de la IV Rpublique, op. cit., p. 50-51


Entretien Annie F., Annexes, p. 216
242

toutes les Rpubliques lavaient dit y compris le Gnral de Gaulle on a dit cest
impossible que la France abandonne lAlgrie , quelle se transforme dans sa
structure, dans son administration nous sommes daccord, on sait quil faut avancer,
quon donne davantage dimportance aux Algriens eux mmes pour administrer le
pays oui pourquoi pas mais que la France cesse dtre la puissance 800
Mais galement Jean-Marc L. :
Nous sommes des dpartements franais. Et a il faut le mettre en gros. Nous tions
17 dpartements franais, et a, quand on leur explique a, ils comprennent un peu
plus notre combat. 17 dpartements franais, a veut dire quoi ? Ca veut dire que
nous tions une partie intgrante de la France. On ntait pas un protectorat comme
le Maroc ou la Tunisie, o on avait vir un gouvernement local, et puis
lindpendance on la fait revenir. On ntait pas une colonie lointaine comme
lIndochine. Non ! Nous tions des dpartements franais, avec des prfets, des sousprfets, des maires, des conseillers gnraux, etcetera. Ce qui veut dire par l que
quand nous, notre combat pour lAlgrie franaise, nous avons adopt comme toute
la France la constitution de 58, o dans le prambule il est dit la constitution a pour
but de protger lintgrit du territoire . Eh bien nous, notre combat ctait celui-l
maintenir lintgrit du territoire , protg par la constitution de la Vme
Rpublique. Donc, notre combat tait lgal. Cest dailleurs ce que dira Michel Debr
en disant que ceux qui dfendent lAlgrie franaise sont les lgalistes. Et ceux qui
travailleraient contre lAlgrie franaise seraient les insurrectionnels. Bien sr quil
va changer vite dide, avec la pression du Gnral de Gaulle. Donc, notre combat
nous il tait lgal. 801
En en appelant ainsi la loi, cest en fait une forme de logique que les Franais dAlgrie
que nous avons interviews se rfrent, pour expliquer notamment leur obstination croire et
dfendre la lgitimit de lAlgrie franaise et, surtout, celle de leur prsence et de leurs
droits sur la terre algrienne. Au regard de la loi, lAlgrie tait franaise. Cest donc en
toute logique, et sans contestation possible, que les Franais dAlgrie revendique une
appartenance la communaut nationale, dcoulant directement de leur lien avec lAlgrie
franaise. Ils se voient dailleurs encourags dans cette dmarche ds les premiers moments
800
801

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
243

de linsurrection, lorsque Franois Mitterrand affirme avec force de conviction qu il se


trouve que lAlgrie, cest la France, () quil se trouve que les dpartements dAlgrie sont
des dpartements de la Rpublique franaise. () Tous ceux qui essayeront, dune manire ou
dune autre, de crer le dsordre et qui tendront la scession seront frapps par tous les
moyens mis notre disposition par la loi. () Il y a dans lhistoire de la Rpublique assez
dexemples, de grands exemples, vers lesquels notre volont doit se reporter dans les
moments difficiles. LAlgrie, cest la France. 802
Le bouleversement de la situation en Algrie, et, notamment, la remise en cause de son statut
de territoire franais et son cheminement vers lindpendance, constitue donc, aux yeux des
Franais dAlgrie, dont le raisonnement repose sur cette lgalit, une vritable
incomprhension, voire mme une trahison la constitution. Leur fidlit la Constitution et
la loi de la France est soudainement remise en cause. Les choses vont mme plus loin,
puisque cest la France elle-mme qui se met en porte--faux avec sa propre loi, et qui va, au
final, cder devant ce que les Franais dAlgrie considrent comme une forme dillgalit.
Dsormais, la lgalit a chang de camp, et les Franais dAlgrie seront considrs comme
ayant toujours t du mauvais ct . Malgr la volont connue et reconnue de colonisation,
dextension et de diffusion de la philosophie des Lumires et du progrs de la France, ils
devront supporter dtre les seuls responsables dune histoire que, finalement, beaucoup
dentre eux nauront fait que suivre.

II-Sur le chemin de lexil

Il aura fallu huit annes de conflit pour que lAlgrie acquire son indpendance. Mais
jusquau bout, les Franais dAlgrie seront persuads que, malgr les preuves et les drames
quils accumulaient, leur attachement la terre sur laquelle avaient migr leurs aeux, allait
primer sur toute considration politique.
De son ct, et en dpit de ce que croient les Franais dAlgrie, le Gnral de Gaulle semble
stre rapidement fait une opinion sur cette colonie, qui, en plus, ne la pas de tout temps
soutenu comme il lattendait. Inquiet dun grossissement ingrable de la population franaise
802

Cit par Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 aujourdhui. Une page
dhistoire dchire, op. cit., p. 50
244

si lon dcide de les hisser au mme statut que les citoyens franais, inquiet de leur prsence
potentiellement trop importante sur le sol mtropolitain, il va prfrer faire primer la
protection de la France et sa volont de lui faire atteindre une place de choix sur la scne
internationale. Ainsi, les passages de louvrage dAlain Peyrefitte nous rvlent une autre
facette du de Gaulle mancipateur de lAlgrie. Aprs quelques soupirs de nostalgie pour le
royaume arabe , projet des annes 1860-1870 cher Napolon III, il donne libre cours aux
sentiments que lui inspirent lislam et les musulmans : Cest trs bien quil y ait des
Franais jaunes, des Franais noirs, des Franais bruns. Ils montrent que la France est ouverte
toutes les races et quelle a vocation universelle. Mais condition quils restent une petite
minorit. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand mme avant tout un
peuple europen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrtienne.
Quon ne raconte pas dhistoires ! Les musulmans, vous tes all les voir ? Vous les avez
regards avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des
Franais ! Ceux qui prnent lintgration ont une cervelle de colibri, mme sils sont trs
savants. Essayez dintgrer lhuile et le vinaigre. Agitez la bouteille. Aubout dun moment, ils
se spareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Franais sont des Franais. Vous
croyez que le corps franais peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront
vingt millions et aprs-demain quarante ? Si nous faisions lintgration, si tous les Arabes et
Berbres dAlgrie taient considrs comme Franais, comment les empcherait-on de venir
sinstaller en mtropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus lev ? Mon village ne
sappellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises, mais Colombey-les-Deux-Mosques ! 803
Par ailleurs, cest le gnral de Gaulle semble tre particulirement attach, comme lest
dailleurs la majorit des mtropolitains, lide selon laquelle lAlgrie cote cher la
mtropole, et quelle est une charge qui empche la France de se hisser au rang dans grandes
nations modernes, ncessairement dcolonisatrices. Cest en tout cas ce que rappelle Ren
M. :
Il pensait dj a, et pour lui, quelque part, lAlgrie tait un boulet. Donc,
partir du moment o on gagnait sur le terrain, il pensait quil tait beaucoup plus
facile de sen dbarrasser. 804

803

Benjamin Stora, Le transfert dune mmoire. De lAlgrie franaise au racisme antiarabe, op. cit., p. 35
804
Entretien Ren M., Annexes, p. 609
245

Aprs les dernires annes plus tumultueuses que jamais, qui verront notamment lOAS
prendre part au conflit, les Franais dAlgrie devront ainsi se rsoudre, aprs nombre
dinterrogations, quitter la terre aime, en laissant derrire eux leurs biens, leurs vies, et
leurs morts. Ce sera, pour cette communaut mergeante elle-mme, une nouvelle marche
franchir, et une nouvelle tape dans la consolidation dune identit propre.

A)Vers la fin du conflit


Tout au long du conflit, plusieurs vnements viennent rgulirement confirmer une
incontestable scission, du discours du gnral de Gaulle en septembre 1959, peru par la
population europenne dAlgrie comme une vritable trahison, lpisode des barricades de
janvier 1960 et linluctable marche de lAlgrie vers lindpendance. 805
En effet, cest loccasion dune intervention tlvise, le 16 septembre 1959, que le Gnral
de Gaulle se pronona clairement pour lautodtermination de lAlgrie qui serait soumise
un rfrendum concernant aussi bien la population franaise qualgrienne. Le revirement de
politique effectu par le Gnral mit en droute de nombreux pieds-noirs qui avaient pu croire
son adhsion lAlgrie franaise (). 806 Un peu plus tard, en novembre 1960, le voile
se dchire [ dfinitivement ] sur les intentions du gnral de Gaulle (). Dans son allocution
du 4 novembre 1960, le prsident de la Rpublique voque une Algrie algrienne 807.
Il confirma de nouveau son orientation le 11 avril 1961, lors dune confrence de presse en
dclarant : La dcolonisation est notre intrt, et par consquent notre politique. . 808
Comme un dernier sursaut des partisans de lAlgrie franaise, lOAS entra de plain-pied au
cur du conflit algrien, soutenue, plus ou moins activement, par une grande partie des
Franais dAlgrie qui voient enfin leurs intrts et leurs valeurs dfendus.
1)Un dernier sursaut : lOAS

805

Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 340


Ccile Mercier, Les pieds-noirs et lexode de 1962 travers la presse franaise, op. cit., p.
10-11
807
Patrick Eveno et Jean Planchais, La guerre dAlgrie, Editions La Dcouverte/Le Monde,
Paris, 1990, p. 281
808
Ccile Mercier, Les pieds-noirs et lexode de 1962 travers la presse franaise, op. cit., p.
10-11
806

246

Lide dune autodtermination est dsormais parfaitement acquise, du ct de la


mtropole en tout cas. En effet, sur lautre rive de la Mditerrane, les vnements sont vcus
dune toute autre faon. On y considre quun groupe de Franais, relativement mconnus et
mal dfinis, attachs gostement une terre qui nest pas la leur et des privilges dun autre
temps, met en pril la France mme, et sa situation internationale. Ainsi que laffirme JeanPierre Rioux, ds 1956, () dans les sondages, () la mtropole disait majoritairement
quil fallait sortir au plus vite, et en ngociant, du gupier algrien, de cette pacification
impossible, de ces vnements lointains et si mal apprcis 809. Si Paris tait [ aussi ] en
guerre ()

elle ntait pas menace dans ses murs () il y avait () cette fbrilit

caractristique de la guerre qui chaque jour interpellait les Franais. Il y avait eux qui
partaient pour trente mois dans les djebels et qui ne voyaient pas toujours pourquoi. Il y avait
leurs parents ou leurs amis qui craignaient que cette sparation ft dfinitive. Il y avait ceux
qui ne comprenaient pas ce que la France allait dfendre l-bas. Il y avait ceux enfin qui
dnonaient le colonialisme et soutenaient la lutte de libration nationale. 810
Aprs le discours de 1959, une effervescence politique sempare des partisans de lAlgrie
franaise. Ils tentent de rditer le 13 mai 1958 en rigeant des barricades Alger en
1960. 811 Cest un chec, mais la semaine des barricades annonce un raidissement des
partisans de lAlgrie franaise 812, dont la dtermination ne cessera, par la suite de se
renforcer.
Le rfrendum du 8 janvier 1961 constitua un vritable plbiscite pour la politique algrienne
du gnral de Gaulle, qui sut, le soir mme, que les Franais lui faisaient confiance ()
pour les dbarrasser du boulet

algrien . 813 Cet vnement renforce par ailleurs la

dtermination des partisans de lAlgrie franaise. Jean-Jacques Susini, Pierre Lagaillarde et


Jean-Claude Perez, rfugis Madrid pour chapper au procs des barricades, dcident
dorganiser un nouveau mouvement compos de civils et de dserteurs de larme. Le 20
janvier 1961, ils se mettent daccord pour le sigle OAS. () Raoul Salan en prend la
809

Jean-Pierre Rioux, Les Franais et la guerre des deux Rpubliques , in Mohammed


Harbi et Benjamin Stora (dir.), La Guerre dAlgrie. 1954-2004. La fin de lamnsie, Robert
Laffont, Paris, 2004, p. 18
810
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 15-16
811
Benjamin Stora, Les mots de la guerre dAlgrie, op. cit., p. 87
812

Ibid, p. 19-20
Yves Courrire, La guerre dAlgrie.1957-1962. Lheure des colonels. Les feux du
dsespoir , Tome 2, Fayard, Paris, 2001 (rdition), p. 749
813

247

prsidence. 814 Plus tard, le dernier jour de fvrier parat le premier tract de lO.A.S.
ronotyp plusieurs milliers dexemplaires et adress la population. Les Algrois le
trouvent au matin du 1er mars dans leur bote aux lettres. Cest le vritable acte de baptme de
lO.A.S.. 815. En voici quelques lignes : Algriens de toute origine, en luttant pour lAlgrie
franaise, vous luttez pour votre vie et votre honneur, pour lavenir de vos enfants, vous
participerez au grand mouvement de rnovation nationale. Dans cette lutte, vous suivrez
dsormais et exclusivement les morts dordre de lO.A.S. Soyez certains que nous nous
dresserons tous ensemble les armes la main, contre labandon de lAlgrie, et que la victoire
est assure si nous savons la mriter. Dans le calme et la confiance, tous debout, tous prts,
tous unis, vive la France ! 816
LOAS devient le point de rencontre des ultras de lAlgrie franaise, mais aussi dune grande
majorit de Franais dAlgrie. En effet, alors mme que les programmes et les partis
subversifs navaient jamais t trs suivis par la population franaise dAlgrie o lon
respectait dautant plus lordre tabli quon le sentait mal tabli, fragile, alors mme que
laventure politique, et plus encore militaire, avait toujours inquit 817, lOAS symbolise
l entre en guerre des Franais dAlgrie. Et mme sils auront souvent souffrir de ses
actions, elle reprsente avant tout le sursaut de fiert quils cherchaient. Pour une fois, les
petits blancs ont trouv un moyen de fdrer leur lutte particulire sans avoir sen
remettre la France. 818
Comme le raconte Herv H. :
Alors, moi, lOAS, comme tous les pieds-noirs, au dbut, ctait pour la dfense de
nos intrts moi, jai pas de honte le dire je le dis mme des amis franais.
Moi, jtais pro-OAS 100%, ce qui me valait dailleurs, la maison, des
rprimandes de mes parents parce que ils me disaient quil fallait que je ferme ma
gueule. Ils avaient raison alors, comme jtais trop jeune, je ne vais pas dire que
jai particip lOAS. Certainement pas, mais jai particip des manifs, Oran,
pro-OAS. Je me suis sauv du lyce quelques fois pour aller courir les rues. 819

814

Benjamin Stora, Le transfert dune mmoire, op. cit., p. 51


Yves Courrire, La guerre dAlgrie.1957-1962. Lheure des colonels. Les feux du
dsespoir , op. cit., p. 756
816
Ibid
817
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 48-49
818
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 48-49
819
Entretien Herv H., Annexes, p. 454
815

248

Pour Nicolas D. :
La priode de lOAS nest arrive que les deux dernires annes quand vraiment ils
ont t acculs par le dsespoir entrer eux-mmes en conflit () je peux dire que
lOAS est entre en lice au dernier moment dans un geste de dsespoir pour rpondre
la violence 820
Pour Monique C. :
Y'a eu l'OAS qui a pu sauvegarder un petit peu si on veut 821
Jacky B. rappelle aussi laudience, mme non avoue , de lOAS parmi la population
franaise dAlgrie :
Je vais vous dire, on tait tous Algrie franaise cause de a donc on tait parti
prenante de lAlgrie franaise et puis de Gaulle qui nous avait promis monts et
merveilles en nous disant lAlgrie cest la France de Dunkerque Tamanrasset
etc, on a dj d vous le dire, je me suis trouv un peu, pas embrigad dans lOAS
mais je leur devais quelque chose je vais vous dire pourquoi parce que un jour on ma
vol la voiture et dans des circonstances bien particulires jai retrouv ma voiture, je
nai pas port plainte parce que javais vu des gens qui taient censs tre de lOAS
ou tout au moins ils le faisaient paratre et je leur ai dit on ma vol ma voiture et
ma voiture ctait mon outil de travail et

partant de l, 8 jours aprs on ma

tlphon et on ma dit ta voiture si tu veux la retrouver, elle est sur la place et tu


retrouveras la carte grise, tu retrouveras tout dans la boite gants et effectivement
jai retrouv ma voiture 822
Maurice A. rappelle :
Y'avait des types sincres... parce que moi, j'ai un peu particip... y'avait des types
trs sincres, mais on tait noyaut. 823
Pour Mme Ro. :
Je me souviens, que.. donc, ma dernire anne on est partis ctait quand en
62 en juin ou en mai au printemps, je me souviens quon avait form alors, moi
820

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Entretien Monique C., Annexes, p. 85
822
Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149
823
Entretien Maurice A. et Gilbert L., Annexes, p. 200
821

249

jtais en 6me hein, au lyce, donc toute petite mais que les grandes avaient form
le on stait assises dans la cour, et avaient form OAS, et moi je faisais partie je
faisais la queue du S. On avait fait bon, voil sinon, mon pre, videmment, il
faisait partie de lOAS. Donc, aprs a a fait de grosses discussions entre nous quand
jai t adulte, mais lpoque pour lui ctait normal donc, en tant reprsentant,
il voyageait pas mal, et je sais pas tout en tant donc faisant partie de lOAS
bon, pas activiste mais enfin bon, une sensibilit vraiment trs profondment
ancre. 824
Pour Jean-Pierre R. :
On a cru jusquau dernier moment quon ne partirait pas donc jai un papa qui
sest investi dans lOAS, puisque ctait un ancien militaire, donc il tait ce quon
appelait un chef dlot. Et donc, jai t amen moi-mme lui donner de temps en
temps des coups de main, ou le donc la guerre dAlgrie, pour moi, ctait il
tait pas question quon parte. Ctait notre pays. Ctait notre chair. Les autres
avaient tort pour moi, les hros ont t et sont toujours les gens qui se sont battus
dans lAlgrie franaise les officiers perdus, ceux qui ont t fusills, ceux qui ont
fait de la prison, les grands gnraux voil donc, bon, aujourdhui je peux
comprendre que dautres aient pens diffremment parce que jai vieilli, mais je
reste profondment Algrie franaise . 825
Jean-Franois C. rappelle :
En 61, ds la cration de lOAS, je suis rentr dans lOAS. Jai quitt larme. Jai
dsert si on veut. Jai quitt larme et je suis rentre dans lOAS, Paris, puisque
jtais Paris l o je pouvais jai t ce quon appelle un soldat perdu 826
Pour Herv H. :
Moi, lOAS, comme tous les Pieds-Noirs, au dbut, ctait pour la dfense de nos
intrts moi, jai pas de honte le dire je le dis mme des amis franais. Moi,
jtais pro-OAS 100%, ce qui me valait dailleurs, la maison, des rprimandes de
mes parents parce que ils me disaient quil fallait que je ferme ma gueule. Ils avaient
824

Entretien Mme Ro., Annexes, p. 387


Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
826
Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
825

250

raison alors, comme jtais trop jeune, je ne vais pas dire que jai particip lOAS.
Certainement pas, mais jai particip des manifs, Oran, pro-OAS. Je me suis sauv
du lyce quelques fois pour aller courir les rues. 827
Quand Ren et Michle Fa., ils racontent :
Ren : il y a eu videmment toute la priode de lOAS, avec chacun a fait ce quil
a pu aussi bien surtout en France, avec lOAS mtro, mais a na pas dur
longtemps. On na pas pu vraiment faire tout ce quon aurait voulu faire. Mon frre
lui-mme mais lui, cest parti dAlgrie avait fait sa part des choses, et puis et
puis, tout doucement, il est arriv un moment o on a dit cest fini. Nen parlons
plus
Michle : Et puis tous les gens ont particip. Toute la population
Ren : On a t obligs quelques fois de faire
Michle : LOAS, ctait pas quune poigne. Ctait tout le monde 828
Pour Frdrique D. :
On avait vraiment le sens du patriotisme trs trs dvelopp. Cest vrai parce
que je lai toujours remarqu. Je ne mtais pas fait la rflexion, mais maintenant
que vous le dites jai toujours vu toute ma famille, tout a mais, je vois, mme
quand il y a eu la guerre dAlgrie, on tait fond OAS, bien entendu Organisation
de lArme Secrte, lOAS, avec Salan et tout ctait terrible, parce que jai des
souvenirs javais 16 ans, 15 ans, 16 ans, et je men souviens trs bien, et les enfants
des amis de mes parents parce quon ne frquentait bien entendu que les enfants des
amis de nos parents. On ne pouvait pas avoir nos propres amis. Ctait comme a. On
se voyait avec les familles toujours. Et, je me souviens, il y avait un garon, il
sappelait Alain, et il stait grav avec un poignard il stait grav OAS . Il
stait fait saign sur la poitrine, tellement ctait la passion. 829
Enfin, pour Nicolas D. :
La priode de lOAS nest arrive que les deux dernires annes quand vraiment ils
ont t acculs par le dsespoir entrer eux-mmes en conflit. () je peux dire que
lOAS est entre en lice au dernier moment dans un geste de dsespoir pour rpondre
827

Entretien Herv H., Annexes, p. 454


Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
829
Entretien Frdrique D., Annexes p. 584
828

251

la violence, au terrorisme par le terrorisme etc lassassinat par lassassinat, etc


donc incontestablement a sest vraiment dgrad ce moment-l 830
Au cours dune confrence de presse qui se tient le 11 avril 1961, le Gnral de Gaulle voque
lAlgrie future dans ces termes : Cet Etat sera ce que les Algriens voudront. Pour ma
part, je suis certain quil sera souverain au-dedans et au-dehors. Et encore une fois la France
ny fait aucun obstacle. Plus que jamais, et dfinitivement, le Gnral sengage dans la voie
de lindpendance. 831 Remarquons ici que, bien avant la date officielle de lindpendance de
lAlgrie, le rapport de chaque groupe de population, Franais dAlgrie et Musulmans,
cette terre fait dj lobjet de changement, si ce nest dans le faits, en tous cas dans les esprits
des gouvernants, et donc du chef de lEtat. Cest ainsi que le terme Algriens se voit
dsormais rserv la population musulmane de lAlgrie, en vue du statut qui sera bientt le
sien. Les Franais dAlgrie se voient par l mme dj exclus de leur rapport lAlgrie
et de leur place de population jusque-l lgitime de ce pays. Ils ne sont dj plus les Algriens.
LAlgrie ne sera bientt plus leur pays.
LO.A.S. ne baisse pas pour autant les bras, excde que le Gnral de Gaulle sobstine dans
la voie de lindpendance. Et, dans la nuit du 21 avril 1961, un vritable sisme branle la
Rpublique. Des gnraux ont pris le pouvoir Alger. Ils contrlent entirement la ville.
Aprs la semaine des barricades, voil une nouvelle action qui dfie le pouvoir gaulliste en
affirmant la volont des plus hauts responsables militaires de conserver la province dans le
giron de la France. 832 Au matin, les Algrois apprennent la radio cette dclaration du
Gnral Challe : Je suis Alger avec les gnraux Zeller et Jouhaud et en liaison avec le
gnral Salan pour tenir notre serment, le serment de garder lAlgrie. . Laffaire semble
srieuse. A Paris, le gouvernement annonce quil a pris les mesures ncessaires et dcrte
ltat durgence. Cependant, les ralliements de larme aux putschistes se font attendre. Dj,
le Gnral de Gaulle semble persuad de lchec des militaires. 833 La lgalit finit par
reprendre ses droits et lAlgrie avance irrmdiablement vers son indpendance. Pour autant,
les derniers jours seront, pour les Franais dAlgrie, les plus sanglants et, sans doute, les plus
douloureux.

830

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 177
832
Ibid, p. 175
833
Benjamin Stora, Les mots de la guerre dAlgrie, op. cit., p. 100
831

252

2)Algrie franaise, les derniers jours


Aprs de plusieurs mois de ngociations qui sont demeures infructueuses, des mois
au cours desquels lespoir des Franais dAlgrie dans une issue heureuse ce conflit sest
peu peu terni, un cessez-le-feu est finalement dcrt. Ouverte le 7 mars, la confrence
dEvian runit Krim Belkacem et Louis Joxe. Le 18 mars sont signs les Accords
dEvian , mis en uvre le 19 mars 834. Pour les Franais dAlgrie, abattus de voir ainsi leur
pays leur chapper sans quils naient rien pu y faire, le conflit nest pas pour autant termin.
Comme le rappelle Nicole Ferrandis-Delvarre, prsidente de lAFV 26 Mars 1962835 :
Prsente comme la fin de la guerre dAlgrie, le 19 Mars est en fait quun enjeu
politique. lanc par le parti communiste, soutenu par une association danciens
combattants isols. La gangrne gagne. Les rangs des pcheurs de voix, mal inspirs
ou sans scrupules se renforcent. Non, les armes ne se sont pas tues le 19 Mars 1962,
en tout cas pas toutes. 836
En effet, partir de cette date, dans cette priode transitoire qui va de la fin du colonat la
proclamation de lindpendance de lAlgrie, pour les Europens larme nest plus un
rempart ni une protection. () Pour se dfendre ou pour simplement protger leurs familles
ainsi que leurs employs musulmans, ils ne peuvent faire appel ni larme, ni la
gendarmerie. 837 Cest ainsi que Jean C. affirme :
19 mars, larme, larme aux pieds dans les casernes, le pays livr au FLN, des
tueries sans nom dEuropens parce quil y en a eu surtout Oran o je dirais
mme, qu lvidence et cest reconnu o les CRS, mme larme, ont tir sur les
Franais. 838
Dans ce pays qui se dstructure, et comme si cela ntait pas suffisant, les prfets leur
demandent de remettre toutes les armes feu dont ils disposent dans les gendarmeries. Les
agriculteurs pieds-noirs, indique Jean Monneret, navaient tenu dans leurs exploitations tout
au long des sept annes du conflit quen les transformant en redoutes fortifies et en
sarmant. La directive signifie pour eux le dpart court terme de la province avec abandon
834

Benjamin Stora, Les mots de la guerre dAlgrie, op. cit., p. 8


Association des Familles de Victimes du 26 Mars 1962
836
Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875
837
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 251
838
Entretien Jean, Annexes, p. 1
835

253

de lexploitation. 839 Quelques jours peine aprs le cessez-le-feu, le 26 mars, les Franais
dAlgrie vont tre de nouveau atteints, dans leurs croyances comme dans leurs chairs.
A cette occasion, le gouvernement craignant, juste titre, que sa politique dindpendance
provoque des remous, il pense donc obtenir lapprobation des Europens dAlgrie sur les
accords dEvian par la force. Pendant trois jours, il engage une opration monstrueuse en
bouclant le sympathique quartier de Bab el Oued, le plus ancien de la ville dAlger. () Le
blocus nest pas innocent : on y trouve plus de partisans de lAlgrie franaise que dans les
quartiers chics. () Pour ces gens qui sont le sel de la nation pied-noir, aucun mot ne peut
dfinir leur attachement cette terre dAfrique. () Les Algrois ne restent pas indiffrents.
Ils apportent des vivres quils sont contraints de dposer devant le barrage. Pour faire cder
Paris et dans le mme temps alerter lopinion internationale, une manifestation est organise
le 26 mars partir de 15h. Il sagit seulement de se rendre en cortge jusqu lentre de Babel-Oued, drapeaux en tte, sans arme et sans cri. 840 A hauteur de la grande Poste, une rafale
de fusil-mitrailleur claque en direction de la troupe. Le PC du rgiment donne lordre de la
riposte. La mitrailleuse, au coin du boulevard Pasteur et de la rue dIsly, balaye les
manifestants. 841
Nicole Ferrandis-Delvarre raconte ainsi :
A partir du 23 Mars, le quartier de Bab El Oued Alger, va subir un mitraillage
sans relche, par ceux-l mme qui auraient d le protger. Pendant trois longues
journes, cette partie de la population algroise va tre affame, prive de soins, les
malades ne seront pas secourus, les morts ne seront pas enterrs. Le 26 Mars, une
manifestation pacifique est organise afin de soutenir ce quartier martyre. Soudain,
des soldats portant luniforme de larme franaise ouvrent le feu, sans sommation,
sur des civils ayant pour seule arme le drapeau franais. Pendant douze minutes, les
forces de lordre vont sacharner sur les Algrois qui tentent vainement de se protger
en se jetant terre. Douze minutes et cest long douze minutes. La version officielle
invoquera une prtendue provocation dun tireur embusqu sur un toit mais, pour
riposter, larme ne tire pas vers le haut comme il se devrait, mais dans le dos des
manifestants qui tentent vainement de fuir. Les enfants ne seront pas pargns un
mdecin perdra la vie en portant secours une victime. Tragique bilan, une centaine
839

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 251
Ibid, p. 243-245
841
Benjamin Stora, Les mots de la guerre dAlgrie, op. cit., p. 106
840

254

de morts, plus de 200 blesss, des familles traumatises jamais. Provocation ou


non,, peu importe mme si provocation il y avait eu, il nen demeurerait pas moins
que les soldats ont dlibrment tir sur des gens sans dfense. Certains rapports
militaires, comme pour excuser cet assassinat, font tat de la fatigue de la troupe, de
son inexprience du maintien de lordre en milieu urbain. Mais alors mais alors
pourquoi la dsignation dune telle unit par le commandement militaire pour une
mission aussi dlicate ? Pourquoi leur quipement en armes automatiques et non en
grenades lacrymognes ? Pourquoi certains de ces militaires sont-ils rests sourds aux
commandements halte au feu lancs dsesprment par un de leur lieutenant ? Les
rponses toutes ces questions semblent hlas trs claires, trop claires. Monsieur
Messmer, quelques jours aprs la fusillade, a cru bon de se rendre Alger, afin de
dculpabiliser , et jemploie son terme, les auteurs de ce massacre. Mais personne
ne sest jamais proccup de la dtresse des familles des victimes. 842
Des dsaccords persistent quant au bilan rel de cette fusillade. Ainsi, selon Benjamin Stora,
on relvera 46 morts et 200 blesss, dont une vingtaine 843 ne survivront pas, presque tous
du ct des civils algrois. 844
Quoi quil en soit, pour les Franais dAlgrie, les choses sont dsormais claires : la France
leur a tourn le dos. Elle a tir sur les siens, ou plutt sur ceux quelle a, quelques annes
auparavant, encourag tout lui donner, jusqu leurs vies. Sduits par la France alors quelle
cherchait consolider sa position de puissance coloniale en Algrie, ils ont le tort de
saccrocher un peu trop bruyamment au pays et la situation quelle leur a offerts. La
mtropole tourne la page de son histoire coloniale. Elle aimerait que ceux qui, pourtant, lont
permise , en fassent autant. Une fois encore, les Franais dAlgrie apparaissent comme
des outils que la France aurait utiliss et dont elle naurait, dsormais, plus besoin.
Puisque la France prend le chemin du retrait de lAlgrie, la population franaise naurait,
dsormais, plus aucune lgitimit y revendiquer une place.
Parmi les personnes que nous avons interviewes, cet pisode du 26 mars 1962 rue dIsly a
terriblement marqu les esprits. Pour certains, il a mme vritablement conditionn la
dcision de quitter un pays ador mais devenu bien trop dangereux.
Cest ainsi que Pascale raconte le dpart de sa famille :
842

Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875


Benjamin Stora, Les mots de la guerre dAlgrie, op. cit., p. 106
844
Ibid
843

255

Mon pre tait au massacre de la rue dIsly, dont vous avez d entendre parler, et
il a vu des gens morts ses cts. Il a ramp sous des cadavres pour se protger. ()
En fait, il a dcid de partir quand il est revenu de la rue dIsly bien entendu le 26
mars il a quand mme fallu un mois pour quon puisse partir 845
Pour Roland A. :
La population algroise a souffert normment a sest termin par le drame de la
rue dIsly, o cest quand mme larme franaise qui tire sur les Pieds-Noirs, et non
pas le FLN 846
Pour Mme T. :
Je crois que ctait le 26 mars, ou le 27 mars et donc, il y avait les militaires qui
taient autours et les militaires toujours arms et donc, les manifestants il y a
eu, un moment donn cest parti, cest parti. Ca tirait de tous les cts. Et je me
rappellerai il y a un lieutenant de larme franaise qui a dit cessez au nom de
la France, cessez-le-feu . On lavait entendu, ctait en direct au nom de la
France, cessez-le-feu ils narrtaient pas. Ils tiraient, ils tiraient je sais pas si
vous avez vu a tous sur le sol 847
Lors de notre interview Alain Vauthier, Prsident du Haut Conseil des Rapatris, reconnat
dans cet vnement une grande source de confusion pour les Franais dAlgrie, qui voient le
pays auquel ils se sont donns sen prendre eux de la plus terrible des manires :
Il y a aussi la fusillade dAlger (), de la rue dIsly qui en fait est trs
reprsentative dune situation tendue, compltement retourne, o, finalement, des
troupes franaises tirent sur les manifestants, qui taient l pour des manifestations,
entre guillemets, pacifiques. 848
Pour Jean-Marc, directeur de la revue Pieds-Noirs dHier et dAujourdhui, et
particulirement engag dans toutes actions menes par les Franais dAlgrie pour dfendre
la vrit historique, il ne fait aucun doute que le drame qui sest droul le 26 mars rue dIsly
tait prmdit, et faisait partie de la stratgie dun gouvernement et dun chef de lEtat qui en
845

Entretien Pascale S., Annexes, p. 849


Entretien Roland, Annexes, p. 620
847
Entretien Thomas (prnom !!), p. ??
848
Entretien Alain Vauthier, p. ??
846

256

taient venus dtester ces Franais qui restaient btement accrochs lAlgrie comme
leur bien, et, ainsi, vouloir sen dbarrasser par tous les moyens, y compris par la force.
On noublie pas que cette France, avec son arme franaise, a tir sur les PiedsNoirs. Plus de cent morts dans les rues dAlger. Alors, l, cest extraordinaire, parce
que ce 26 mars, cest pour moi un point dorgue parce que 19 mars, on signe les
accords dEvian. 26 mars, une semaine aprs, la France tue les Pieds-Noirs, pour
bien leur faire comprendre que cest fini. Il faut quils partent. Cest fini. Ils ne
peuvent plus rester. Parce que nous on disait vous avez beau signer les accords
dEvian, on restera (). Non, la France nous a bien montr ce quil fallait faire. En
plus, cest prmdit parce que jai le Canard Enchan du dbut mars, du dbut
mars, o il est dit il faut que les accords dEvian vont tre signs dans 15 jours,
mais il faut que les Pieds-Noirs comprennent que cest fini. Et donc il serait bon, peuttre, que on encercle un quartier dAlger, le sang coulerait invitablement . Cest
tout le 26 mars, Bab El Oued, qui est dcrit dans cet article 15 jours avant les accords
dEvian. Donc, cest lhorreur dun gouvernement qui a tout fait pour se dbarrasser
de lAlgrie. 849
Cest galement le sens des propos de Robert L. :
Le 26 mars, je pense que la conscience des gens a bascul. Le jour o larme
franaise a tir sur les Pieds-Noirs, les Pieds-Noirs se sont dit mais finalement estce que ? cest plus le jeu () et puis deuximement, ils ont pris conscience
du fait que la France ntait pas en train de se poser des questions sur ce quallait de
venir lAlgrie. La France avait dcid, et nous on drangeait. Mais, on faisait plus
que dranger. On tait les ennemis enfin, on tait devenu les rebelles, ce dont on
avait pas pris conscience () et partir du 26 mars, les gens ont ralis moi je
crois quil a t fait pour a hein. Jai un avis trs prcis sur la question. Je pense que
cest pas un hasard. Cest pas un accident, et que a a t dlibrment mont, pour
dire bon stop. On siffle la fin de la rcration . 850
Directement touchs, les Franais dAlgrie voient dans cet vnement le signe quil est
temps, dsormais, de se rsigner quitter leur terre natale, devenue trop dangereuse pour eux.
Tant que la menace ntait qualatoire, lespoir tait encore tenace. Mais, atteinte dans sa
849
850

Entretien Jean-Marc L., p. ??


Entretien Robert L., p. ??
257

chair, cette population, qui, dans son grande majorit, ne connat que lAlgrie, doit pourtant
se rsoudre quitter un environnement devenu trop hostile. Ainsi, ds le mois davril 2002,
les Franais dAlgrie, abandonns, entament, vers la mtropole, un voyage redout.
Alors que les dparts sintensifient, les incidents se poursuivent, dans un pays qui oscille
entre deux souverainets, celle de la France qui se retire et celle de lAlgrie qui se prpare,
un pays dvast par la politique de la terre brle mene par lO.A.S.
A Oran, en particulier, la situation a empir, ladministration franaise sest volatilise,
laissant la population europenne dsempare. Le prfet et le commissaire de police partent,
emmenant leurs collaborateurs. Lexcutif provisoire inclus dans le cadre des accords dEvian
na rien prvu pour remplacer les fonctionnaires mis en place par la France. La ville nest plus
contrle par aucune autorit. La confusion sy installe, comme on pouvait sy attendre. La
population europenne qui craint que la situation ne profite aux extrmes se replie sur ellemme, chaque communaut se barricade dans son quartier.851 Le 5 juillet 1962, ds les
premires heures dune indpendance proclame deux jours plus tt, les Franais dAlgrie
subissent des attaques contre lesquelles les militaires franais encore prsents ne recevront pas
lordre de slever. Jean B. raconte :
Oran a t le port brl. Il y a eu des massacres deuropens le 5 juillet, trs
importants. Donc, tout a faisait que et jy suis retourn aprs, bien sr, mais je
savais jai trs vite compris que plus jamais ma vie serait l-bas. 852
Herv H. raconte :
Il y avait une veuve qui est reste l-bas et qui est morte l-bas. Elle avait perdu le
jour de lindpendance, le 4 juillet je crois 3-4 juillet Oran, son mari et ses deux
fils. Donc elle a jamais voulu quitter lAlgrie elle je crois quelle est morte lbas pas voulu rentrer en France parce quil y a eu un massacre terrible. Je ne sais
pas si vous tes au courant on parle du World Trade Center l mais effectivement
cest dramatique, mais Oran, il y a eu la mme chose ou quasiment, sur deux
jours a a pas fait lpoque, ce genre de massacre ne faisait pas la une des
journaux. 853

851

Ibid, p. 252-253
Entretien Jean B., Annexes, p.
853
Entretien Herv H.
852

258

Pour eux, la France a donc volontairement laiss une partie des siens se faire maltraiter,
comme pour leur faire dj payer lengrenage dans lequel ils sont accuss de lavoir entrane.
Pas encore en France, le silence et la discrtion de larme, ainsi que la mise en berne de la
solidarit nationale leur font dores et dj comprendre que la communaut nationale nest
pas prs de les accueillir bras ouverts.
Au-del de labsence de mesures prises par les autorits franaises pour protger ceux qui
sont pourtant ses ressortissants, Herv fait galement rfrence au silence, mdiatique ici, qui
a entour les vnements dont les Franais dAlgrie ont t victimes. Ainsi, cest une forme
de ngation de la ralit des drames quils vivent, du danger qui les menace, quils doivent
faire face, et qui donne une ide de la teneur des rapports quils entretiendront avec cette
mtropole, mais aussi de la rancur quils seront nombreux manifester. Comme le rappelle
Alain-Grard Slama : Dbut juillet, le protocole sur le maintien de lordre prvu par les
accords dEvian pour la priode postrieure au rfrendum navait pas encore t sign.
Comme, daprs un reportage de Paris-Match, cit par Benjamin Stora, les commandos de
lOAS taient, dbut juillet, tous partis ce qui exclut lhypothse dune provocation de leur
part-, les pieds-noirs rests Oran taient livrs la merci des reprsailles du FLN, qui avait
dress des listes de proscription, et de lmeute. Cest bien ainsi que sest droul le scnario
du 5 juillet. A 11h50, () des manifestants musulmans envahirent la ville europenne. Katz
donna ses troupes 12h15, lordre formel de rester consignes. Daprs un JMO (journal de
marche et dopration) () lordre de protger les Europens ne fut donn qu 14h20, et les
escadrons de gendarmerie mobile ne commencrent tre mis en place qu partir de 15h30.
Katz reconnat que lintervention ne fut effective, avec laccord du FLN, quen fin de
soire.854
Alain G. fait galement le rcit de ces journes de juillet 1962 Oran :
On la mal vcu enfin, on a t surpris ce 5 juillet, parce que on tait en ville avec
mon frre et Oran tait une ville europenne, mais vraiment europenne hein. Le
centre dOran, ctait que des Franais et les Algriens ont dferl. Mais, on ne
les a pas vus physiquement. On tait avec mon frre. Il conduisait la voiture parce
que moi javais 19 ans, il en avait dj 21 et on a fait une marche arrire, parce
quon voyait quil se passait quelque chose. Et on est rentrs la maison. 855
854

Alain-Grard Slama, Oran, 5 juillet 1962 : le massacre oubli , in LHistoire, avril 1999,
n231, p. 69
855
Entretien Alain, p. ??
259

Enfin, pour Nicolas D. :


Le jour de lindpendance, nous nous sommes tous rfugis Oran, il y a eu les
journes dbut juillet 62 avec les massacres () et l jai quitt Oran le
lendemain. 856
Si les derniers jours de lAlgrie franaise se droulent dans la prcipitation et la peur, les
quelques mois qui viennent de passer nont pourtant pas laiss de place linterprtation pour
les Franais dAlgrie. En effet, cest par le biais de plusieurs consultations rfrendaires que
le chef de lEtat a fait valider sa politique, des consultations organises en mtropole et en
Algrie, et dont les rsultats tmoigneront, chaque fois, que la mtropole entend tourner le
dos dfinitivement la priode de la colonisation de lAlgrie.

3)Des consultations dcisives


En contact direct avec le peuple franais, le Prsident de la Rpublique, dsormais lu
au suffrage universel direct, privilgiera le rfrendum comme mode de consultation, et en
particulier pendant le conflit algrien. Ainsi, le 8 avril 1962, un rfrendum organis dans la
seule mtropole approuve, 90,7% des votent, les Accords dEvian sign quelques jours
auparavant. Le 1er juillet, cest en Algrie que se droule la consultation portant cette fois sur
lindpendance de lAlgrie, approuve 99,7% des votants.
Dcisives parce quelles apportent au Gnral de Gaulle un soutien populaire indispensable en
ces temps troubls de fin de conflit, elles le sont aussi pour les Franais dAlgrie qui se
trouvent confronts, presque jour aprs jour, des vnements qui leur confirment, dans la
douleur, quils ne sont plus chez eux en Algrie et que la mtropole ne semble pas
particulirement rceptive aux drames quils sont en train de vivre.
Exclus du rfrendum du 8 avril, au cours duquel seule la population franaise de
mtropole est consulte, comme le rappelle Roland A. :
Le 8 avril 62, cest--dire au moment du vote dcisif pour lavenir de notre patrie
algrienne, nous avons t interdits de vote. Ca, sauf erreur, a sappelle une
forfaiture dEtat, ou un crime dEtat ou un crime contre lhumanit. En tout cas,
856

Entretien Nicolas, p. ??
260

compte tenu de tout ce que nous avons fait pour la France, pour lAlgrie, et mme
pour lAmrique, mais en tout cas pour la France, la moindre des choses ctait quon
puisse au moins participer ce vote. Or je constate que une fois de plus, comme
toujours depuis 1830, ce sont les Franais, Franais de France qui dcident pour
nous, qui dcident notre place, qui nous imposent ce quon doit penser, faire,
dcider. 857
ils ne que quelques uns ceux qui ne sont pas encore partis- pouvoir finalement sexprimer
en juillet, noys dans une foule musulmane qui sait que lAlgrie lui appartient dsormais.
Pour eux, la mise lcart dune consultation qui sadresse la communaut nationale semble
traduire une forme dillgitimit prendre la parole et revendiquer un quelconque lien avec
une terre qui aura pourtant vu natre limmense majorit dentre eux, une accusation
dillgitimit laquelle ils auront faire face pendant de nombreuses annes, et, nous le
verrons, sur de nombreux autres aspects. Ainsi, le droit lautodtermination des peuples,
firement mis en avant par la nation France, ne semble prcisment pas valoir pour cette
partie du peuple franais, dont la prsence et lavenir sur cette terre sont devenus
internationalement contests. Nicolas D. rappelle ainsi :
Le rfrendum mtropolitain pour lindpendance de lAlgrie avait t quasi
unanime, droite, gauche, centre, tout le monde tait contre nous, il ne faut pas se faire
dillusion. () le rfrendum a montr que toute la population franaise voulait en
terminer avec cette affaire et que par consquent nous tions sacrifis. 858
Cette seule consultation rfrendaire suffit aux Franais dAlgrie pour comprendre la place
quils occupent ce jour dans les proccupations de leurs compatriotes de mtropole et dans
celles des gouvernants franais. Leur position minoritaire naurait certainement pas pu
inverser la tendance mtropolitaine, et, puisque la voie de lindpendance tait dj trace,
leur participation naurait pas non plus pu enrayer ce mouvement. Ds lors, pourquoi ne pas
les avoir associs ce rfrendum qui devait amener les Franais se prononcer sur les
Accords dEvian ? Cette considration dillgitimit de la parole et de la participation pleine
et entire la communaut nationale pourrait tre interprte comme la volont, par la
mtropole, de faire comprendre aux Franais dAlgrie quils portent lentire responsabilit
de la situation en Algrie et des carts de la colonisation, quils ont, en un sens, faut. Les
857
858

Entretien Roland A., Annexes, p. 620


Entretien Nicolas, Annexes, p. 18
261

accords dEvian furent [ donc ]() ratifis la quasi-unanimit en mtropole, sans souci des
abandons, sans chagrin ni piti : 90,7 de oui exprims au rfrendum du 8 avril, 9,3% des
voix pour ceux qui criaient non labandon. De fait, sexprima alors limmense
soulagement de pouvoir tourner la page dune guerre sans nom qui troublait une fte dj
promise : ce soupir fut pouss sans phrases ni regrets, pour vaquer dautres tches nationales
autrement apaises 859. Cest donc par une consultation uniquement mtropolitaine que le
gouvernement franais fait ratifier par le peuple ces accords dEvian. Comment mieux faire
comprendre aux Franais dAlgrie que leur place au sein de la communaut nationale est
mise en pril, que leur appartenance et leur fidlit sont mises en doute, car dcoulant dun
contexte et dune histoire dornavant internationalement condamnables, que de ne pas les
inviter sexprimer lors dune consultation rfrendaire ? Nest-ce pas, finalement, une
manire de nier ouvertement la lgitimit de leur appartenance la communaut nationale ?
Cest en tout cas linterprtation quen ont faite les Franais dAlgrie. Cet pisode
particulier, et le contexte dans lequel il sest droul, ne sera dailleurs pas sans consquences
sur la faon dont ils vivront, par la suite, leurs rapports avec les mtropolitains, avec la France
et avec le gnral de Gaulle. Sans doute, cela constituera un point de cristallisation identitaire
des Franais dAlgrie, autour du thme de lexclusion, de lincomprhension, de la trahison
et du mpris. Ainsi, Jean-Franois C. affirme :
En excluant les Pieds-Noirs () dj au dpart ctait vici (). Les gens nont pas
eu le droit la parole. Cest le FLN qui est arriv, qui a pris on lui a remis le
pouvoir. Il na pas t organis une transition dmocratique, telle quon aurait pu
penser quelle aurait d tre. Dailleurs, on na pas eu le droit de vote nous les PiedsNoir le droit des peuples disposer deux-mmes vous au courant ? Ca
existe .860
Alors que la France est dtermine tourner dfinitivement la page de son histoire coloniale,
en se sparant de chacune des terres qui taient alors sous son contrle , lAlgrie ne fait
donc pas exception cette dynamique. Dsormais, les Franais dAlgrie doivent se rsoudre
partir, quitter leur terre natale, celle qui a accueilli leurs aeux. Jusquau bout, jusquaux
derniers jours, aux dernires heures mme, le pouvoir dattraction de la terre algrienne sur
leurs corps semblera plus fort que tous les dangers. Jusquau bout, ils hsiteront tout laisser
859

Jean-Pierre Rioux, Les Franais et la guerre des deux Rpubliques , in Mohammed


Harbi et Benjamin Stora (dir.), La guerre dAlgrie, op. cit, p. 18
860
Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
262

derrire eux. Jusquau bout, ils essaieront de se persuader que lAlgrie ne peut les rejeter,
jusqu se rsoudre limpensable.

B)Partir ou rester ?
Inciter les Franais dAlgrie rester sur leur terre, celle o leurs aeux taient
enterrs, constituait pourtant pour le gnral de Gaulle une relle ncessit. En effet, quil se
soit agi de leur donner une chance de continuer leur vie chez eux , ou que la priorit ait t
la prservation de la mtropole de larrive dune population, franaise certes, mais
particulirement mconnue et prcde de toutes sortes de prjugs et de mythes, pour le chef
de lEtat, lavenir de lAlgrie et de ceux qui sont en passe de devenir les Pieds-Noirs ne peut
tre que commun, comme il lexplique dailleurs Alain Peyrefitte en ces termes : Sur un
million de Franais de souche, il y en a moins de cent mille, les colons avec leurs familles, qui
profitaient du rgime colonial et qui, videmment, cesseront de pouvoir le faire. Mais les
autres sadapteront la situation nouvelle que crera lindpendance. LAlgrie nouvelle aura
besoin deux et ils auront besoin delle. Son interlocuteur, pourtant, le mettra srieusement
en garde sur le droulement des vnements : Pour peu que des exactions se dchanent, une
panique semparerait deux. Ils se sentiraient livrs la vengeance des masses musulmanes.
Ce ne sont pas cent mille qui partiraient. Ce sont cent mille qui resteraient, au maximum. Mon
bouquin conclut que la formule De Dunkerque Tamanrasset se rduirait son premier
terme. Et le gnral de lui rpondre : Je crois que vous exagrez les choses. Enfin, nous
verrons bien. 861
Le maintien de la population franaise sur le sol algrien semble ainsi faire clairement partie
des objectifs du gouvernement franais, qui parvient imposer au cur des Accords dEvian
des dispositions relatives son ventuel maintien sur place. Mais dautres versions, rares,
circulent au sein de cette population quant lavenir qui pourrait lui tre rserv par le gnral
de Gaulle, dcidment ennemi jur des Franais dAlgrie. Roland A. nous en donne un
exemple :
Les gaullistes voulaient faire exactement ce que voulaient faire les nazis pour les
Juifs, cest--dire nous dporter je crois quil tait question de dporter les Pieds861

Alain Peyrefitte, op. cit., p. 102-103


263

Noirs soit en Nouvelle-Caldonie, soit Madagascar et l on retrouve exactement le


mme projet que Goebels avec les Juifs. 862
Nous aurons loccasion de revenir sur une tendance assez rpandue parmi les Franais
dAlgrie, qui consiste comparer obstinment leur propre histoire, ou, plus prcisment, leur
propre drame, avec ceux dautres groupes ou communauts. Sil nest pas question ici de
dresser une quelconque chelle de la douleur , pour mieux situer tel vnement par rapport
tel autre, la dmarche consiste, pour Roland, donner voir un exemple connu de tous, et
de faire un parallle avec la situation des Franais dAlgrie, encore trop mconnue selon
eux, ou nie dans sa ralit et dans ses consquences sur le plan humain. Selon nous, les
propos de Roland mettent en vidence Cest donc, selon nous, une faon de gagner en
visibilit.

1)Les accords dEvian : un leurre


Les Accords dEvian prvoient que les citoyens franais dAlgrie auront une juste
et authentique participation aux affaires publiques. Leurs droits de proprit seront respects.
Aucune mesure de dpossession ne sera prise leur encontre sans loctroi dune indemnit
quitable pralablement fixe. A Evian, les ngociateurs du GPRA863 ont fait quelques
concessions concernant les droits des Europens (double nationalit pendant trois ans, puis
option pour la nationalit algrienne, ou un statut de rsidant privilgi) 864, mais, malgr
tout, les franais dAlgrie se sentent lss.
Jusque dans les dispositions prises pour assurer la scurit des Franais dAlgrie, ainsi que la
prservation de leurs biens, ceux-ci se sentent lss. Certes, la mtropole a insist, dans ses
ngociations avec les autorits de la future Algrie indpendante, pour que les Franais
dAlgrie aient la possibilit de conserver des liens avec leur terre de naissance, mais
sagissait-il dune prise de conscience de leur attachement lAlgrie, et de la douleur qui
dcoulerait dun dpart brutal et prcipit, ou dune faon de protger la mtropole dune
arrive et dune installation massive et dsordonne dune masse de gens peu connus, autour
desquels transitent nombre de mythes pjoratifs, et que lon accuse dores et dj davoir
862

Entretien Roland A., Annexes, p. 620


Gouvernement Provisoire de la Rpublique Algrienne
864
Benjamin Stora, Les mots de la guerre dAlgrie, op. cit., p. 8
863

264

pouss, pour de mauvaises raisons, de jeunes mtropolitains au combat et la mort ? Pour les
Franais dAlgrie, cest cette seconde hypothse qui est privilgie : cest pour se protger
des Franais dAlgrie que la mtropole a tenu ce que les accords dEvian leur offrent la
possibilit de rester en Algrie. Robert L. rappelle dailleurs :
La plupart des Franais ont t pour lindpendance de lAlgrie pas du tout par
conscience tiers-mondiste, droit des peuples disposer deux-mmes, mais parce
quils se sont dit que premirement, on allait se dbarrasser dun emmerdement
majeur, que, deuximement, on leur a racont que lAlgrie cotait cher, ce qui sest
rvl faux mais peu importe, et que troisimement, comme disait, ces
Franais ces gens-l ne sont pas des Franais . 865
Les avis convergent aussi pour affirmer quil sagit daccords sens unique , narrangeant
finalement que les Algriens nouvellement indpendants. Ainsi, pour Jean C. :
On a fait les accords dEvian sens unique dans tout ce qui tait favorable aux
Algriens qui pouvaient manipuler les fonds, les envoyer dun ct et de lautre de la
Mditerrane pas nous ceux qui avaient laiss de largent l-bas par hasard, ne
pouvaient plus le sortir donc on a eu un traitement absolument ingalitaire, on na
pas t vraiment des gens qui avaient les mmes droits que les mtropolitains devant
la loi et une loi qui tait les accords dEvian donc des accords internationaux a a
t compltement bafou 866
Pour Michel V. :
De toute faon du point de vue politique, rien n'a t... les accords dEvian nont
pas t respects, rien na t fait dans les rgles de lindpendance 867
Benjamin B. raconte sa rencontre avec Louis Joxe aprs constitution dun dossier sur les
personnes disparues pendant le conflit en Algrie :
Louis Joxe me reoit et je lui dis Monsieur, les accords dEvian, cest de la
foutaise, nous nous sommes prisonniers de ce quon crit , parce que les Arabes ils
s'en foutent... il n'y croyait pas, cest nous qui sommes lis mais pas eux... il tait trs
tonn 868
865

Entretien Robert L., Annexes, p. 483


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
867
Entretien Michel V., Annexes, p. 169
868
Entretien Benjamin et Rjanne B., Annexes, p. 178
866

265

Pour Christian S. :
La France a sign a sign les accords dEvian, qui nous garantissaient justement
tous nos droits en Algrie () et bon, ces droits nont pas t respects, mais pas de
notre fait. 869
Pour Marc G. :
Cest vrai que les accords dEvian auraient pu, mais voyons ce qui sest pass, je
veux dire les actes politiques, et en particulier cette dcision de nationaliser,
venaient annuler en quelques sortes tous les accords dEvian 870
Pour Jean-Pierre Mart. :
Aprs, il y a eu les accords dEvian ctait bien beau de mettre qui est-ce qui a
pas tenu parole encore ? Est-ce la France ? Est-ce lAlgrie ? Ctait bien marqu
que tout le monde pouvait rester 871
Pour Jean-Pierre R. :
On voit trs bien que de Gaulle et le gouvernement a abandonn tous les pans de
protection, y compris en signant des accords dEvian bidons, qui nont pas t signs
de lautre ct on a abandonn tous les pans au FLN. On na pas ngoci alors
quon tait en position de force. On na pas ngoci en position de force et on a tout
abandonn 872
Pour Jean-Pierre Z. :
Le premier leurre, a a t les accords dEvian. Les accords dEvian, la France les a
respects la lettre. Et de lautre ct, il ny a eu aucun respect. Moi, dj, au dpart,
je comprends pas et nos politiques continuent , comment dirais-je, collaborer et
aider ces gens-l je mexcuse, moi, je suis de parole. Quand je dis quelque chose, je
le fais. Et, en face de moi, jai envie que la personne, au mme titre que moi le fasse.
Le premier leurre, a a t les accords dEvian. 873
869

Entretien Christian S., Annexes, p.


Entretien Marc G., Annexes, p. 649
871
Entretien Jean-Pierre Mart., Annexes, p. 596
872
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
873
Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
870

266

Enfin, pour Xavier P. :


Nous navons cess, on le sait bien maintenant, avec le recul de lhistoire, de ne pas
faire ce quil fallait faire, de laisser voluer, et de donner ces gens-l tout ce quils
voulaient, et au-del mme, avec des accords dEvian et autre qui sont des
aberrations mentales comme il nest pas possible dailleurs. 874
Les autorits franaises, au premier rang desquelles le chef de lEtat, ont pendant longtemps
considr que les Accords dEvian constituaient seuls une garantie suffisante pour assurer
une majorit de Franais dAlgrie de rester en Algrie, mme indpendante, en toute scurit
et de ne pas venir envahir une mtropole o ils ntaient clairement pas les bienvenus.
Cest dailleurs de cette seule faon que le gnral de Gaulle envisage laccord scellant la
sparation de la France et de lAlgrie, et lindpendance de cette dernire, comme il
lexplique, quelques jours avant la signature des accords dEvian, Alain Peyrefitte :
Rassurez-vous, nous ne signerons un accord avec la rbellion que si des garanties formelles
sont donnes aux Franais de souche pour leur maintien en Algrie. 875 Notons au passage la
confusion que fait le Gnral de Gaulle entre Franais dAlgrie et Franais de souche dont
nous avons vu quils nen constituaient quune partie. Selon nous, cela montre encore une fois
linconnu que constituait la population franaise dAlgrie, mme au plus haut niveau de
lEtat. Sans la possibilit dapprhender le groupe dans toutes ses dimensions et den
comprendre le cheminement historique, il demeure insaisissable.
Pourtant, rares sont les Franais dAlgrie qui se sont sentis rellement protgs par ces
accords, comme lillustrent parfaitement les propos de Maxime B. :
Il y aurait eu des accords entre le gouvernement franais et le gouvernement
algrien. On aurait permis de rester sur place. On aurait garanti la scurit de ceux
qui restaient, et on aurait organis le dpart de ceux qui voulaient partir. Or, ctait
pas a. Il ny avait pas la scurit de ceux qui voulaient rester ntait pas
garantie 876
Pourtant, ils sont tout de mme quelques uns avoir ainsi hsit acqurir la nationalit
algrienne, si cela leur devait leur permettre de rester et de continuer vivre sur leur terre
874

Entretien Xavier P., Annexes, p. 697


Alain Peyrefitte, op. cit., p. 101
876
Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
875

267

natale. Ainsi, Michle Fo. est reste en Algrie et est devenue cooprante en mme temps que
lAlgrie changeait de statut et devenait un pays indpendant. Elle rappelle la possibilit
offerte aux Franais dAlgrie de demander la nationalit algrienne :
Les accords dEvian permettaient aux ceux qui comme nous tions ns en
Algrie ou y avions pass un certain nombre dannes, de prendre la nationalit
algrienne. Donc, pendant trois ans, on a eu le la facult de de choisir. Et puis,
bon, au bout des trois ans, nous avons dcid de ne pas prendre la nationalit
algrienne, mais nous sommes rests en Algrie. 877
Toutefois, comme elle semble le prciser, cette possibilit ne constituait finalement quune
simple incitation, voire un encouragement, rester en Algrie pour ne pas encombrer la
mtropole, et aucunement la promesse dune place de choix, gale celle des nouveaux
Algriens, au sein de lAlgrie indpendante :
On sest rendu compte, petit petit, que, pour tre algrien, il fallait tre musulman,
et il fallait tre arabophone sinon, on ntait pas de vrais Algriens. Donc, on a dit
bon ben, on reste l on reste en Algrie, mais en tant qutrangers pas en tant
que pas algriens 878.
Ren, lui, penche plutt pour la bonne foi du gnral de Gaulle lorsquil a ngoci les Accords
dEvian avec les futurs dirigeants de lAlgrie :
Il a cd ceci, on va lui faire cder cela. Il sest dit que de toute faon, on pouvait
cder ce quon veut puisquon avait le pouvoir Alger. Quand on aura le pouvoir
Alger, on fera bien ce quon voudra . Donc, ctait a. Donc, il sest fait rouler dans
la farine, compltement. Il tait peut-tre de bonne foi quand il a cru que les accords
dEvian accordaient une protection. Ca, cest risible aujourdhui 879
Au del des dispositions prvues par les Accords dEvian, les Franais dAlgrie, qui venaient
de vivre sur cette terre sans doute les pires moments depuis larrive de leurs aeux,
traumatiss, trahis, sans points de repres, pouvaient-ils srieusement et sereinement
envisager dy rester ? Lattachement que ressentent les Franais dAlgrie lgard de la terre
qui les a vus natre est-il si fort quils seraient prts y rester nimporte quelle condition ?
877

Entretien Michle Fo., Annexes, p. 424


Ibid
879
Entretien Ren M., Annexes, p. 609
878

268

Rien nest moins sr. Pour certains, particulirement empreints du mode de vie colonial,
il tait tout simplement inconcevable denvisager une vie dans un pays dsormais dirig par
ceux qui leur taient avant subordonns , et ce, malgr leur attachement inaltrable la
terre algrienne. Ainsi, cest dabord la condition davoir pu garder leur statut quils auraient
pu accepter de partager leur terre avec les Arabes.
Au-del de ce refus, parfois catgorique, et de ce que prvoyaient pourtant les accords
dEvian, qui devaient leur permettre, en principe tout du moins, de rester en Algrie, voire
mme, de participer son dveloppement futur, les vnements ont dmontr que la
population franaise ntait plus en scurit lors des derniers jours de lAlgrie franaise, et
cest ce sentiment de danger permanent, et, par ailleurs, non combattu par les forces armes
franaises encore stationnes sur place, qui a pouss le plus grand nombre fuir lAlgrie vers
une mtropole inconnue mais scurise. Confronts, nous lavons vu, la violence des
partisans musulmans de lindpendance algrienne et celle, non moins sanglante et aveugle,
de lOAS, lexode commence vers la mtropole et prend bientt lampleur dune mare
humaine. 880
Chacun explique sa manire la peur qui sest empare du groupe, dsormais plus soud des
Franais dAlgrie, devant la menace devenue permanente.
Pour Fernand E. :
Je pense que a ntait pas possible de rester parce que quand on balance des
grenades dans les rues, a veut dire aux gens foutez le camp () en Algrie, ce
ntait pas possible parce quon nous a fait comprendre ds le dbut quon ne pouvait
pas rester () maintenant, sil ny avait pas eu dattentats, vous voulez dire dans
lhypothse o il ny avait pas eu dattentats, o les choses nauraient pas pris cette
tournure, peut tre que jaurais souhaiter rester, oui peut tre pas dans la mme ville
mais je serais rest en Algrie si les choses navaient pas pris une tournure
tragique. 881
Pour Jean-Pierre F :
Est-ce que les Pieds-Noirs auraient pu rester plus nombreux l-bas, cest une
question que je me pose toujours mais pas dans le contexte que a sest fait dans les

880
881

Benjamin Stora, Le transfert dune mmoire, op. cit., p. 53-55


Entretien Fernand E., Annexes, p. 36
269

derniers moments o il ny avait quon ne voyait plus de possibilits pour les PiedsNoirs de rester 882
Pour Robert :
Cest peut-tre une connerie. Peut-tre quil fallait rester. Lavenir dira que non
puisque des gens y sont rests, mal leur en a pris mais, dans mon esprit, ctait pas
pensable 883
Pour Maxime B. :
On sest sauvs parce que on ne pouvait pas rester. On ne pouvait pas rester parce
que dans les derniers mois, la tension avait trop mont. 884
Pour Mme T.:
Ils sont rests jusquau bout, jusqu lindpendance, parce quils espraient que a
sarrangerait, et que lAlgrie ne deviendrait pas indpendante, que lAlgrie resterait
ce quelle tait ils sont rests jusquau bout, et ils ont t obligs de partir. 885
Ce sont surtout les citadins qui, assomms par les attentats aussi imprvisibles quincessants,
puis par les enlvements dEuropens, se prcipitent vers une mtropole inconnue, et
apparaissant pourtant comme la seule issue.
Pour Jean-Claude G. :
On ne pouvait plus aller dans les quartiers arabes ce ntait plus possible, on se
faisait enlever et il y avait beaucoup dattentats et les Franais se faisaient
enlever 886
Marie-Rose a galement vu son dpart pour la mtropole acclr par la multiplication des
enlvements. Elle le rappelle :

882

Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54


Entretien Robert L., Annexes, p. 483
884
Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
885
Entretien Mme T., Annexes, p. 664
886
Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
883

270

Je suis partie seule, mes parents mont expdie parce quils avaient peur pour moi,
ma mre mavait enferme pendant un mois parce quils commenaient enlever dans
les quartiers... 887
Pour les quelques Franais dAlgrie installs en mtropole avant que la situation algrienne
nait vritablement dgnr, cest par procuration mais avec une angoisse tout aussi forte
quils prennent conscience du danger permanent qui sinstalle peu peu travers lAlgrie et
qui fait peser sur les Franais dAlgrie qui y rsident encore une menace parfois
insoutenable. Pierre Ba. raconte ainsi :
Le premier grand choc que jai eu, cest tant tudiant Nancy. Bon, on suivait
comme tout le monde la rbellion. Il y a une bombe. Untel a t enlev. Jcoutais la
radio sans arrt, sans arrt. Ds que je rentrais de mon boulot tudiant demandez
ma femme, parce que jai connu ma femme trs tt ctait une obsession. Jcoutais
les nouvelles il y a une bombe qui a clat dans lautobus, le casino de la
Corniche. Une personne a t gorge 888
Toutefois, certains Franais dAlgrie, et notamment ceux qui vivaient hors de la ville et qui
entretenaient des rapports de plus grande proximit avec les Musulmans, sont parvenus ou ont
tenu rester, cote que cote, aprs lindpendance, souvent mus par lide que la poursuite
de lactivit dans les exploitations agricoles se feraient en faveur de lAlgrie nouvelle et,
quainsi, leur place serait prserve.
Cest ce que raconte Herv H. :
On a pu rester jusquen 64 quand Ben Bella a nationalis ses maigres terres
mon pre, parce que ctait pas un gros colon en 63 je crois que cest au mois de
novembre ou octobre 63 l, la mort dans lme, il a dcid de partir. 889
Marc G. raconte mme de quelle manire, en tant qutudiant, il a quitt lAlgrie pour aller
passer en mtropole sa premire anne dHEC, et comment il est revenu, naturellement, en
Algrie passer ses vacances auprs de sa famille :
Juillet 62 na pas t la limite dexploitation de lagriculture, comme vous le savez,
puisque les proprits enfin, les terres nont pas t nationalises avant octobre 63.
887

Entretien Marie-Rose, Annexes, p. 192


Entretien Pierre Ba., Annexes, p. 829
889
Entretien Herv H., Annexes, p. 454
888

271

Et donc, que les exploitants agricoles nont pas quitt lAlgrie en 62 ()


Contrairement tous les autres, les exploitants agricoles sont rests en Algrie. Et
donc, ils sont rests jusqu ce que le gouvernement algrien, en octobre 63, dcide
ce moment-l de nationaliser les terres. Donc, je suis retourn en Algrie lissue de
ma premire anne dtudes oui, dHEC, pour les vacances dt. Ctait lt 63.
() quest-ce qui se serait pass si lEtat algrien navait pas nationalis les terres ?
Peut-tre quon y serait rests et je veux dire quon aurait travers,
vraisemblablement, la priode intermdiaire. Ce qui sest pass, cest quen octobre
63, ils ont nationalis les terres cette fois-ci, et qu ce moment-l, il tait difficile
() dune certaine manire, pour les raisons que je viens dvoquer, on aurait pu y
rester. Si lEtat algrien navait pas dcid de nous spolier, on y serait rest. 890
Xavier P. raconte, quant lui, de quelle faon il a tenu maintenir sa socit active mme
aprs la fin du conflit et lacquisition de son indpendance par lAlgrie. Sans doute croyait-il,
comme certains, que les nouveaux dirigeants verraient dans les entreprises franaises
stationnes en Algrie un atout conomique :
Et donc, mon pre, par exemple, me disait, parce quil avait fait, donc, deux guerres,
parce quil avait t un brillant soldat, et que il estimait que la vie dun homme tait
ainsi devait tre ainsi structure, il mavait appris que on ne devait jamais
dmissionner. Et donc, en la matire, jai toujours pris ma responsabilit, que ce que
jtais devenu le responsable dans mon entreprise, ne devait jamais tre le
dernier ctait le mot quon mavait inculqu le commandant du navire quitte le
dernier . Et donc, cest pourquoi, je suis rest jusqu la fin, et mme aprs, un petit
peu, ce qui tait pas trs raisonnable, quand on sait ce qui sest pass. Ctait pas trs
raisonnable () et tous les gens qui taient autour de moi, mes amis, ma famille, je les
ai aids de par ma position rentrer, alors que ctait compltement occult, quil ny
avait plus de moyens de transport ni rien. Je les ai aids par mon canal revenir en
France, que tout mon personnel est revenu en France et que je suis rentr, cest vrai,
le dernier. Jtais le dernier rentrer. Ensuite, aprs, avec dautres personnes, nous
avons fait je restais un certain temps Alger, pour maintenir nos affaires. Je
revenais prendre un petit peu le bon air en France, avant de retourner. Et a sest

890

Entretien Marc G., Annexes, p. 649


272

pass pendant quelques mois comme a, jusqu ce que je dcide de rester


dfinitivement hors dAlgrie 891
De mme, pour Jean C. :
Je suis rest aprs lindpendance l-bas parce que jai cru longtemps encore quon
pouvait rester jtais la fois, javais deux professions l bas, la fois avocat et
agriculteur, jai donc fait la rcolte de crales de 62 au moment de lindpendance et
puis je suis rest jai fait mes semailles de printemps donc en 62 et puis quand la
rcolte a t faite () jai t voir celui qui mavait remplac comme maire et je lui
dis nous avons t parmi vos plus jeunes agriculteurs rester l bas, nous avons
termin les semailles, nous allons prendre quelques jours de vacances et je vais aller
passer quelques jours Nol en France et il m a dit quil ny avait pas de problme
tu fais comme tu veux simplement, on va vous demander une seule chose, cest que
comme vous avez fini vos travaux de semailles, on vous demande de prter aux fellahs
algriens vos engins on tait assez quips en tracteur, moissonneuse batteuse etc.
toute une mcanisation qui existait dj lpoque est-ce que vous pourriez
prter a aux fellahs algriens qui nont pas fini je dis quil ny avait pas de
problme deux conditions, ce sont mes ouvriers qui conduisent mes appareils et
cest eux qui mettent le carburant dans le tracteur . Ils mont dit pas de
problme . Je suis venu en France ici dans la maison, entre Manosque et Nmes
quinzaine de kilomtres dici, je suis venu pass les vacances de Nol jai eu un trs
grave accident de la circulation, je me suis trouv pendant 3 mois et demi lhpital
de Sisteron () jai vite crit en Algrie, jai dit mes ouvriers de recommencer le
travail, je vais rentrer et puis au mois de mars par l, jai eu laccident le 3 ou 4
janvier, mon beau frre qui tait rest l-bas() ma dit coute, je dois te dire une
chose, Ben Bella est pass Suceras , il a nationalis 4 hectares dexploitation dont la
tienne, il ny a plus rien . 892
Nicolas D., revenu galement pour assurer la prennit de lexploitation agricole familiale,
raconte comment seul, isol, et sans une relle protection, il est parvenu maintenir lactivit
pendant prs de deux ans, de 1960 1962, tout en restant parfaitement conscient quil le
faisait au risque de sa vie :
891
892

Entretien Xavier P., Annexes, p. 697


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
273

En 60, je suis revenu en Algrie la proprit parce quelle tait abandonne, parce
que javais un devoir vis--vis de mes bienfaiteurs et l jai vcu pendant 2 ans un
enfer, tre oblig de demander des laissez passer au FLN qui navait pas son
indpendance mais qui tait clandestin si on voulait regagner sa ferme sans tre
gorg au passage toutes sortes dhumiliation mais je me devais de le faire
jusquau bout et lindpendance est arrive. 893
Dautres ont accept de rester, trop attachs la terre algrienne, concerns galement par sa
russite future et dsirant y contribuer, mais sans en devenir des citoyens. Ainsi, Monique C.
est devenue une expatrie sans avoir pourtant jamais quitt le pays qui lavait vue natre :
Alors, nous, on a dcid de rester parce que... en 62, l'indpendance, on a
demand mon mari... on a demand des techniciens, parce que il tait dans les
ptroles lui... si il pouvait rester... () et, il s'est trouv que moi j'tais dans
l'enseignement, donc on m'a propos... l'office culturel franais m'a propos de
continuer parce qu'il leur fallait des... comment... du monde, et y'avait encore un
simili... enfin y'avait encore un petit encadrement... y'avait encore quelques militaires
franais... y'avait une poigne encore... et partir de l... on a recommenc vivre
une vie moins oppressante parce que on avait moins peur... () et on a vcu en
osmose tous ces Franais... euh... bien accueillis finalement par l'intelligentsia ou la
gentrie algrienne 894
Quant Michle Fo. :
Je suis quand mme reste quelques annes encore. Et puis au bout dun moment,
comme jtais quand mme fonctionnaire, il fallait que je reprenne ma carrire, et
puis, surtout, il y avait les enfants, lan qui commenait arriver lanne du bac.
On se disait bon son avenir lavenir de nos enfants nest pas en Algrie. Donc, il
faut quon aille quon rentre en France quon entre quon aille en France, et
puis quils fassent leur trou en France . Voil partir de quel moment on sest
rendu compte que je crois que na enfin cest pas navement, mais franchement, en
62, on pensait quon resterait tout le temps en Algrie, quon deviendrait algrien. 895

893

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Entretien Monique C., Annexes, p. 85
895
Entretien Michle Fo., Annexes, p. 424
894

274

Enfin, pour Jacky B., rester en Algrie, avec tous les risques que cela comportait, constituait
pour lui une relle opportunit professionnelle. Aprs les premiers mois, parmi les plus
difficiles, il sera mme rejoint par son pouse et ses enfants, envoys labri en mtropole
quand le conflit battait encore son plein :
Jai senti que si je pouvais passer le cap des 6 mois et bien je pensais que jaurais
fait le plus difficile alors jy suis rest et puis jy suis rest aussi pour une autre
raison ctait que tant donn que beaucoup de cadres taient partis en France, si
vous voulez taient rentrs dfinitivement, les places vacantes dans ma compagnie
et cest ce qui ma permis de gravir des chelons vitesse grand V. 896
De nouveau, nous rencontrons ici lun des grands bouleversements auxquels les Franais
dAlgrie ont d faire face, et qui ont particip, et participent toujours, de nombreuses annes
plus tard, limpressionnante fragilit identitaire qui les caractrise, incapables quils sont de
donner, pour eux et pour les autres, une dfinition solide et dfinitive de ce quils sont,
ainsi quune version ferme de leur histoire. Comment, en effet, ont-il pu vivre et intgrer ce
passage du statut de citoyen sur une terre franaise, celui dexpatri sur une terre trangre,
sans pour autant jamais quitter les lieux ? Il ne fait aucun doute que cela a contribu
renforcer limpression traduite dans presque tous les rcits recueillis : celle de ntre chez soi
nulle part, de ne plus savoir de quel pays on vient vraiment, ni quelle terre on appartient .
Cette variation des statuts, cette complexit des rapports aux terres tant algrienne que
franaise, a sans doute grandement particip de limpossibilit pour eux de se trouver, une fois
en France, vritablement chez eux, dans leur pays, et y occuper une place lgitime et
lgitime, tant leurs yeux qu ceux de leurs compatriotes mtropolitains.
Au-del dun sentiment de danger et dune menace permanente qui pousse les Franais
dAlgrie quitter prcipitamment leur terre, certains sont touchs, personnellement,
physiquement. Les enlvements se multiplient. Si certains sont rendus leurs familles, et
fuient, presque aussitt, le lieu de leur malheur, dautres, en revanche, ne reviendront jamais,
rendant pour ceux qui doivent partir larrachement encore plus douloureux.

2)Enlvements et disparitions

896

Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149


275

Dans les derniers mois du conflit, pse une relle menace sur la vie des Franais
dAlgrie. Nous lavons vu, les attentats se multiplient, les enlvements se font de plus en
plus frquents. Pour les Franais dAlgrie, cest dans ce contexte que la force de solidarit de
la France aurait d fonctionner son maximum, en assurant leur protection, en ville comme
en campagne, en organisant et en facilitant, au besoin, un mouvement de repli vers la
mtropole, en les confirmant dans leur lgitimit tre dfendus par leur patrie et
revendiquer une place gale celle des mtropolitains au sein de la communaut nationale.
Cest pourtant prcisment l que la mtropole a failli, et quelle a montr quelle place elle
entendait rellement accorder cette population qui, par ses caprices denfant gt, avait
entran jusquaux jeunes mtropolitains dans un conflit perdu davance quand tous les grands
pays tournaient le dos la colonisation. Cest dans la gestion par la France de la fin du conflit
et du sort des Franais dAlgrie, tant sur le sol algrien que lorsquils se mettront en route
vers une mtropole inconnue mais paisible, que sexpliquent, en grande partie, les rapports
plus que tendus et souponneux quentretiendront par la suite ancienne mtropole et nouveaux
rapatris.
La famille de Pierrette G., jusque-l rassure par la prsence de larme qui utilise sa ferme,
se voit ainsi du jour au lendemain laisse sans aucune protection et dpossde de ses armes :
Aprs le 19 mars, on enlve toute larme, le peu quil restait, de la ferme. Et petit
petit, aprs, on a enlev les armes de mon pre. () Donc, mon pre, ma mre restent
pratiquement mon grand-pre en 62, mon grand-pre et ma grand-mre paternels
taient morts, mais il y avait quand mme la sur de mon grand-pre. Ca faisait 80
ans quelle tait l, et la sur ane de mon pre. Et donc, tout ce monde reste presque
seul, et cest les Harkis, donc les membres du groupe dautodfense qui protgent. Les
derniers mois, cest a hein aprs le 19 mars et en plus on vient enlever les armes
que mon pre alors, le fusil de chasse les choses dont il avait tout fait le droit.
Donc, on laisse comme a on est rests dans un climat l, on commenait sentir
linscurit. 897
Parce que les nouvelles autorits algriennes sont dsormais les seules lgitimement
autorises intervenir sur leur sol, mais aussi parce que les accords dEvian comprennent des
dispositions censes assurer la scurit des Franais encore prsents sur le sol algrien, et de
ceux qui souhaitent y rester plus ou moins long terme, les anciennes autorits franaises,
larme, la gendarmerie, se dfont assez brutalement de leurs responsabilits de protection de
897

Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528


276

la population franaise. Puisque lindpendance est acquise, les Algriens ont dsormais
obtenu ce pour quoi ils se battaient et le conflit doit logiquement cesser. Cest notamment
lattitude de larme franaise qui est, aujourdhui encore, montre du doigt par les Franais
dAlgrie qui ont assist aux dernires heures souvent particulirement violentes, de lAlgrie
franaise et la naissance non moins violente de lAlgrie algrienne. Et cest dans cette
attitude que les Franais dAlgrie dcouvrent de faon particulirement brutale la faon dont
la France les considre rellement, lattention quelle entend leur porter lavenir, les efforts
quelle entend dployer pour les protger. Pour les Franais dAlgrie que nous avons
rencontrs, parce que les autorits franaises semblent refuser de les protger sur le sol
algrien, et en mme temps, rechigner organiser leur dpart et leur accueil sur une terre
mtropolitaine plus sereine, il leur apparat de faon relativement blessante que, non
seulement, la France nentend pas les considrer comme des Franais part entire, mais, en
plus, quils sont loin dapparatre ses yeux comme des victimes.
Pierrette G. continue ainsi son rcit :
[ Mon pre ] avait fini la rcolte de bl et quand tous les sacs de bl ont t mis sur
la remorque qui allait la cooprative, le FLN est arriv et a tout pris. Donc, il a
compris que ctait pas la peine, que on lui avait racont des choses ou alors que ce
ne serait pas la ralit. Donc, l il a chang dide, mais cest quand mme rcent.
Cest quand mme aprs lindpendance. Cest aprs le on va dire que cest vers le
10 juillet. Ils ont t enlevs le 18. Maintenant, on sait quils ont pas t enlevs, mais
quils ont t assassins il a appel la gendarmerie, maintenant je le sais. Il a
appel la gendarmerie franaise, Beniamram. On a le tmoignage de la femme du
gendarme. En fait, la gendarmerie avait interdiction de sortir donc on nest pas
alls les aider quoi, alors que mon pre avait lanc un message de de secours, un
appel au secours. 898
Jacky B., lui, a fait la traumatisante exprience de lenlvement :
En allant Guyotville je conduisais une voiture de socit, une voiture de service
que je venais de recevoir dailleurs qui venait de France, qui tait immatricule 75,
qui appartenait la compagnie ptrolire o je travaillais et puis arriv la fort de
Banem, jai t enlev par ce quon appelait les troupes incontrles () je me suis
fait enlever sur la route par des types qui mont arrt comme a, je me suis fait
arrt, on ma amen dans un club priv, ctait un club de pigeons dargile et jai t
898

Ibid
277

enlev, on ma foutu dans un vestiaire et on mavait enlev, il devait tre midi, midi
et quart et jy suis rest jusqu 17 heures, on ma enlev ma montre, ma gourmette,
tous mes papiers tout a et puis je voyais ma dernire heure arriver et puis alors jai
eu une chance terrible, je lai appris aprs parce quils avaient en mme temps enlev
un couple qui tait pass aprs moi et il se trouve que ce couple, ctait le consul et sa
femme de Belgique, ils les avaient enlevs aussi et naturellement le fait davoir enlev
le consul et sa femme de Belgique, a a fait un certain moi, un certain remue-mnage
et si vous voulez jai eu ma vie sauve parce que ces gars qui mont enlev, ils avaient
des revolvers, des couteaux, des poignards, des machins comme a, ctait vraiment
des pillards et il y a eu les troupes parce quil y avait Yassef Saadi quon a vu la
tlvision hier soir dailleurs qui a t lhomme qui a aprs lindpendance a essay
de faire le maintien de lordre de lagglomration dAlger et cest grce aux troupes
de Yassef Saadi, qui a dlivr le consul et sa femme et qui en mme temps ma
dlivr si vous voulez un moment donn, 5 heures du soir, ces mmes bandits
sont venus me trouver et mont dit tiens voil tes papiers, voil ta gourmette dgage
. Je vous assure je ny croyais pas, je me disais je vais avoir le dos tourn on va me
flinguer et puis je suis rentr Guyotville parce que jai continu ma route, jai t
rejoindre mon beau frre o l alors a a t la crise de larme, la crise de nerfs, je me
suis effondr tel point que je ne voulais plus redescendre de Guyotville sur Alger
tellement javais peur, voil une anecdote qui a t pour moi trs traumatisante, pour
moi a a t trs pnible et mme aprs 899
Benjamin B. a aussi t enlev :
A un certain moment donc je reois une nouvelle comme quoi lappartement de mon
beau-frre allait tre pill... alors on me donne les clefs, jy vais et cest ce moment
l que je me fais enlever dans cet appartement l. Nayant pas de nouvelles, ma
mre... () jai t enlev squestr pendant quelques jours et mon jeune frre, cest
a aussi le drame, ne me voyant pas revenir... il sest dit quil fallait quil cherche, il
se procure une recommandation pour voir le FLN, il y va, il se fait enlever son tour,
moi par miracle 8 jours aprs on me dit Au nom des accords OAS et FLN on vous
libre je dis quoi! Au nom des accords OAS et FLN , je me suis dit il est fou
celui l... il ne se rend pas compte quoi il chappe tellement persuad que ctait

899

Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149


278

une erreur de mavoir arrt... je suis libr et donc en catastrophe, plus de nouvelles
de mon petit frre... 900
Quitter lAlgrie qui les avait vu natre a sans doute constitu pour les Franais dAlgrie un
des pisodes les plus douloureux de leur existence. Mais, pour ceux qui ont d prendre la
dcision de partir en laissant derrire eux le doute, lignorance, et ainsi, peut-tre avec lide
quils abandonnaient des proches introuvables un sort trop probablement tragique, cette
douleur na pu qutre bien plus forte. Cest notamment le cas dAlain Y. :
Mon pre () a cru jusqu la dernire minute et, lindpendance () La Wilaya
IV tait rentre dans Alger, et ils ramassaient tout ce qui tait europen () donc,
dans le caf se trouvaient bon un deux yavait trois clients yavait trois clients,
le chien, mon pre et mon grand-pre la premire des choses, ils ont tu le chien,
ds quils sont rentrs dans le caf, ils ont tu le chien il y avait mon grand-pre et
un monsieur qui tait aussi g que mon grand-pre () ils les ont bastonns tous
les deux et concernant mon pre et les deux autres clients () ils ont t ramasss
par la Wilaya, plus aucune nouvelle et un jour, monsieur C. et monsieur P. ont t
librs, bien sr beaucoup matraqus, avec llectricit, le machin, le truc, bon bref
() et mon pre on la jamais plus retrouv et cest l quon sait pertinemment que
chez eux, il ny avait pas de prisonniers. Ca nexiste pas alors bon aujourdhui,
disons, il fait partie de tous ces disparus, comme tant, tant, tant de monde ont
disparu. 901
Nicolas D. rappelle les journes dOran :
2 000 Europens disparus dans la ville et je ne sais pas sils sont revenus, ils nont
jamais rapparus depuis donc on prtend quils ont t jets dans des concasseurs,
des broyeurs de caillasses, dautres quon a balanc dans le petit lac, on a trouv
aucune trace de ces Europens qui ont disparu 902
Vritable drame lpoque, la situation des disparus, et de leurs familles, nest pas sans poser
encore aujourdhui de nombreux problmes, et lincertitude laquelle doivent encore faire
face les Franais dAlgrie ne fait quentretenir la douleur davoir d partir et davoir,
900

Entretien Benjamin et Rjanne B., Annexes, p. 178


Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
902
Entretien Nicolas, D., Annexes, p. 18
901

279

consciemment, abandonner les siens. A la difficult de faire le deuil de son Algrie natale,
difficult laquelle ont t confronts tous les Franais dAlgrie, se rajoute, pour les familles
des disparus, celle dun deuil impossible en labsence de preuve de la mort. Cette
mconnaissance sur le sort de leurs proches maintient en eux, plus de 40 annes aprs la fin
du conflit, une trace de lAlgrie quil ne semble pas encore possible deffacer.
Alain Vauthier tmoigne des difficults auxquelles il a t confront en tant que Prsident du
Haut Conseil des Rapatris :
Par exemple le problme des disparus. Tous ceux qui sont qui ont t enlevs, un
moment ou un autre, en particulier ceux dOran. Mais, il y a eu dans toute la guerre
dAlgrie des enlvements. On na pas on na jamais eu dclairage parfait sur ces
questions. On ne sait pas combien de personnes ont disparu. On ne sait pas o ils
sont. On ne sait pas ce quils sont devenus. Certains disent que certains sont encore
vivants. 903
Jean-Marc L. rappelle aussi :
Comment peut-on imaginer aujourdhui vivre quand on a un disparu dans la famille.
Un pre, une mre, un frre, une sur, un enfant il est bien vident quon ne sait pas
aujourdhui sil est mort. On ne peut pas faire le deuil et on ne sait pas sil est mort,
sil est vivant, sil est incarcr. On ne sait rien. 904
Ou encore Benjamin B., directement concern par ce problme des disparus :
On tait en Algrie et a a t trs dur parce que partir de ce moment l, javais
ma petite villa qui tait prise alors que jtais en Algrie, ctait encore une fois
quelque chose danormal, jenseigne donc au collge dEl Biar.. et nous cherchons
toujours mon petit frre parce qu ce moment l il y avait dans la rue du 8 novembre
le consulat franais qui avait t cre de toutes pices... consulat franais, ma mre y
va et elle dpose une plainte et ainsi de suite et puis on se rend compte quelles taient
nombreuses ce moment l, je rencontre un autre monsieur... Dromard et on dcide de
monter lAssociation Nationale des Familles de Disparus, on en fait la publicit et on
reoit 1650 plaintes de famille ayant perdu quelquun
Rjanne: Ils n'ont jamais t retrouvs, on ne sait pas ce qu'ils sont devenus

903
904

Entretien Alain Vauthier, Annexes, p. 396


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
280

Benjamin: Alors avec ma mre, on fait un fichier... extraordinaire des ces gens avec
photos, plaintes des gens... le mois daot arrive, je pars donc Alger... Paris et l
jessaie de rencontrer tous les membres du gouvernement, jai vu beaucoup de monde,
le garde des sceaux, le ministre de lintrieur, jai vu toutes les plus grandes ttes de
lpoque pour leur dire ce quil y avait exactement 905
La fin de lAlgrie franaise, et la ncessit pour beaucoup dentre eux de la fuir et de se
rfugier sur le sol dune mtropole qui nest pas prte, ni dailleurs dsireuse, de les accueillir,
entrane pour les Franais dAlgrie de nombreux bouleversements, sur le plan tant matriel
qumotionnel. La perspective de lindpendance de lAlgrie ne cadrait pas avec ce quon
leur avait toujours dit (). Reconnatre que lAlgrie franaise navait jamais t quune
fiction quils avaient cependant bel et bien vcue, ctait finalement admettre laberration de
leur existence et de leur condition. 906 Par ailleurs, cest, selon nous, en grande partie dans la
faon dont se droulent les derniers jours de la prsence des Franais dAlgrie sur la terre
algrienne que se construisent les futurs rapports entre la mtropole et ses anciens colons.
Ainsi, il est possible de voir dans les vnements qui se succdent la place que la France
entend rserver, lavenir, cette population laquelle elle nouvre pas particulirement les
bras, au sein mme de la communaut nationale.
Partir Combien sont-ils vivre ces derniers instants comme des somnambules. Ils
sasseyent sur leur balcon, ignorant les balles sifflantes. Ils sont dj morts ou agonisants
Partir ? Le mot ne simprime pas sous leur crne parce quil possde une signification trop
cruelle Il en faut, du courage, pour teindre la lumire et fermer la porte, tourner le dos aux
siens gisant dans le cimetire. Dsormais, qui viendra fleurir les tombes ? Il leur en a fallu du
courage, aux pieds-noirs pour tourner une dernire fois la cl dans la serrure , comme
lcrit Danielle Michel-Chich. Jai regard longuement la maison o mes parents avaient
toujours vcu, confie Roger Duval, et quils nous avaient donn pour notre mariage. Ctait l
que nos enfants taient ns, o nous avions t heureux. Je ne pouvais pas me dire que ctait
fini, que ce serait la maison dun autre, que dautres y seraient, que cette maison vivrait sans
nous. 907
Leur univers sest effondr, irrmdiablement, et la France dont ils se sentent totalement
indissociables depuis les deux conflits mondiaux et dont ils pensent, en consquence, tre
905

Entretien Benjamin et Rjanne B., Annexes, p. 178


Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 326
907
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 266-267
906

281

lgitimement les cranciers, leur tourne graduellement, mais implacablement et dlibrment


le dos. 908 Dsormais, il leur faut quitter leur terre pour cette France inconnue, une autre
France, une autre socit, dautres valeurs.

C)Un exode en marche


Tromps et sacrifis aux intrts dune mtropole qui a jusqu la fin fond leur
destine sur un mensonge jamais reconnu, () cest ainsi quils se voient dsormais. Cest ce
qui explique leur obstination imputer la quasi entire responsabilit de leur dpart la
France (). Admettre que lAlgrie ntait ni gographiquement, ni historiquement, ni
culturellement franaise, cest reconnatre lillusion sur laquelle lensemble de leur vie avait
pu se btir. Ctait devoir repenser, en lespace de quelques annes seulement, les liens encore
fragiles avec lAlgrie et avec la France, qui avaient mis plus de cent ans se forger
vritablement. () En fait, lignorance de part et dautre des ralits propres chacun
prcipita sans doute le drame qui devait terme amener les Europens traverser la
Mditerrane. 909
A la fin de lanne 1961, le 26 dcembre, avait t vote la loi relative laccueil et la
rinstallation des Franais dOutre-mer. La loi, constituant la charte des rapatris stipulait
que les Franais, ayant d ou estim devoir quitter, par suite dvnements politiques, un
territoire o ils taient tablis et qui tait antrieurement plac sous la souverainet, le
protectorat ou la tutelle de la France, [ pourraient ] bnficier du concours de lEtat .
Cependant, la loi est vote alors que les experts tablent sur un rapatriement de 400 000
Franais dAlgrie sur quatre ans. Or, rien ne se droule comme prvu : alors que lon espre
une infiltration rgulire et continue, on doit faire face un afflux considrable dans un laps
de temps trs court. Le rapatriement dAlgrie reste trs original par son imprvisibilit et son
caractre massif. 910
Des individus soumis un malheur commun 911, cest bien ici ce qui participe de la
constitution dun groupe qui se met merger et prendre conscience non seulement de sa
communaut de malheur, mais aussi de sa communaut de destin. Ainsi, lidentit des
908

Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 161
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 328
910
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple
marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 65
911
Jean-Pierre Azma, Au regard de lHistoire , Informations sociales, 1993, n 30, p. 15
909

282

Franais dAlgrie va commencer se construire autour du sacr de lexil. Le rapatriement,


cette souffrance commune tous () devient la pierre angulaire de ce qui va ds lors tre
rig (). Si, comme lexplique Annette Wieviorka, la Seconde Guerre mondiale a
incontestablement cr une communaut sinon nationale, du moins de destin, en fdrant les
populations juive, on peut penser que le rapatriement sous-tend lexistence dune
communaut () 912 des Franais dAlgrie en France mtropolitaine.
Ce qui, de nombreuses annes plus tard, finira par tre appel la guerre dAlgrie ,
vnement vritablement unificateur et fondateur, pour reprendre les qualificatifs noncs par
Jean-Pierre Azma913, agira a posteriori sur le groupe des Franais dAlgrie comme un
vnement lincitant, dans ladversit, prendre conscience de sa propre existence et faire
merger une identit propre.
Vaincus, se sentant abandonns par la France et laisss-pour-compte par lHistoire, trop
bouleverss par les vnements quils viennent de vivre pour en faire lanalyse, dchirs entre
la fidlit leur terre natale et le lgitime besoin de retrouver enfin la paix et la srnit, le
pieds-noirs sarrachent, incrdules, au monde dans lequel ils ont vcu ou se laissent emporter
par la vague dferlante qui les dpose sur le sol mtropolitain au dbut de lt 1962. 914 Pour
tous les Franais dAlgrie, le dpart signifiait larrachement de leur terre, labandon de leur
pays et de la vie que leurs aeux, 130 annes plus tt, avaient contribu faire merger.
Depuis des mois, ils ont pleur labandon de nos rves, les rves caresss tant de fois, les
matins au rveil, les soirs () Le drapeau tricolore, dchir par les balles franaises, ne
flottera plus de Dunkerque Tamanrasset ; un autre va le remplacer, quon avait jur de ne
jamais voir flotter sur Alger !

1)Lheure du dpart
Partir combien sont-ils vivre ces derniers instants comme des somnambules ? Ils
sasseyent sur leur balcon, ignorant les balles sifflantes. Ils sont dj morts ou agonisants
partir ? Le mot ne simprime pas sous leur crne parce quil possde une signification trop
cruelle Il en faut, du courage, pour teindre la lumire et fermer la porte, tournant le dos
912

Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 60


Jean-Pierre Azma, Au regard de lHistoire , Informations sociales, 1993, n 30, p. 15
914
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 14
913

283

aux siens gisant dans le cimetire. () Jai regard longuement la maison o mes parents
avaient toujours vcu, confie Roger Duval, et quils nous avaient donne pour notre mariage.
Ctait l que nos enfants taient ns, o nous avions t heureux. Je ne pouvais pas me dire
que ctait fini, que ce serait la maison dun autre, que dautres y seraient, que cette maison
vivrait sans nous. 915
Lexode massif entam au printemps 1962 ntait pas prvu, et, malgr lacclration des
vnements, et des dparts plus ou moins prcipits des Franais dAlgrie, en France, on
ne voulait pas croire un repliement massif (). Selon le Secrtaire dEtat aux Rapatris :
Si les gens [ faisaient ] la queue aux arodromes, et aux quais dembarquement, [ ctait ]
uniquement parce que le personnel civil [ refusait ] de travailler et que, pour des raisons de
scurit, il [ fallait ] surveiller les navires et les avions. . 916 En peu de temps, lAlgrie sest
vid de tout un peuple. Seuls, subsistent, sur le terrain () des desperados sabordant les
usines, les coles, les mairies, ne voulant rien laisser lennemi de luvre des pied-noirs .917
A lheure du dpart, cest dans une ambiance crpusculaire de fin du monde, avec la peur
au ventre et la nause au bord des lvres, que les Europens quittent lAlgrie. Les plus
prvoyants ont expdi les enfants en mtropole. Cette fuite les a marqus 918, comme le
raconte Jean-Christian M. :
Un matin, ma mre ma dit quil fallait que je prenne lavion, parce que cette
poque-l, il y avait les rafles qui taient organises par par les services de
larme donc, tous les gens qui avaient cette poque-l une vingtaine dannes, ils
taient tous rafls et donc, quil fallait vite que je prenne lavion. Et donc, je suis
parti, avec deux valises, comme la plupart de mes amis 919
Pour Jean C. :
Moi, je suis parti un peu avant mes parents, parce que jai t mobilis par lOAS
comme ils avaient les listes () donc, un jour, un type est venu la maison. Il a dit
bonjour, est-ce que monsieur B. est l ? , jai dit ben non, il est pas l , ctait
mon pre non, Jean B. . Jai dit cest moi . Il ma dit voil, vous tes

915

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 266
Ccile Mercier, Les pieds-noirs et lexode de 1962 travers la presse, op. cit., p. 61
917
p. 195
918
Ibid, p. 263
919
Entretien Jean-Christian M., Annexes, p. 717
916

284

mobilis. Les armes sont l , etcetera. Mon pre ma foutu dans le premier avion
disponible et je suis parti Toulouse. 920
Gilbert F. est rest sur place mais a tenu mettre sa famille labri :
Ma femme et mes deux enfants ont t envoys depuis 3 mois avant lindpendance
tant donns les dangers quil y avait rester ce moment. 921
Pour tous, quitter lAlgrie savre incroyablement compliqu, sur le plan psychologique,
motionnel, bien sr, mais galement sur le plan matriel. Il ne suffit pas () de vouloir
partir, il sagit de savoir comment. 922 Pourtant, au cours des mois qui prcdent et qui
suivent lindpendance de lAlgrie, Alain Peyrefitte naura de cesse dinciter le chef de lEtat
adopter une attitude plus compassionnelle lgard de ces gens qui sont ns sur cette
terre, quils ont d quitter dans des conditions dramatiques. Ils ont perdu leur patrie, celle o
sont enterrs leurs parents et leurs anctres. Ils ont besoin quon leur parle. Ils ont besoin
quon leur dise que la mre patrie leur ouvre tout grands les bras. 923 Mais, dj, depuis
janvier 1962, le gouvernement franais cherche empcher une arrive massive de rapatris
et souhaite rguler le flux des arrives. Il demande aux compagnies de navigation, la
Transat, la Compagnie de navigation mixe et la Socit Gnrale de Transports Maritimes, de
rduire le nombre de rotations hebdomadaires des bateaux entre lAlgrie et la France seize,
puis sept en mars, enfin trois en avril ! Immanquablement, les quais dAlger, dOran et de
Bne se couvrent, ds les premiers jours de mai, dune population abattue et gare. 924
Rien nest donc fait pour rendre cette terrible tche plus aise, et chacun voit sa situation
dgnrer au regard de ce que sont dsormais devenus les rapports entre la mtropole et son
ancienne colonie, entre le peuple mtropolitain et cette population de colonialistes
exploiteurs et mas-tu-vu . Les frictions commencent en Algrie mme, sur les quais
dAlger ou dOran, comme nous le raconte Viviane :
Dj au dpart dAlger, on nous avait dit vous ne prendrez pas de cabine alors
javais mon fils qui avait 5 ans, ma fille qui avait 1 an, mon neveu avait 5 ans et
lautre 4 ans et ma nice avait 1 mois. On tait avec ma sur, heureusement nos maris
sont venus avec nous donc ctait une bonne chose et on nous a laiss attendre des
920

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Entretien Gilbert F., Annexes, p. 141
922
Ibid, p. 264
923
Alain Peyrefitte
924
Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 19
921

285

heures en plein soleil alors que rien nempchait quon puisse monter sur les bateaux,
ctait des brimades en quelque sorte, je ne sais pas ce quon nous a fait payer mais si
vraiment on gagne le paradis comme a on la... et donc finalement il y avait des
femmes qui taient ambulancires qui ont eu piti, qui sont venues et tous ceux qui
avaient des bbs, on les a fait monter dans le bateau en priorit, sinon on risquait
linsolation, ctait dur... on est monts dans le bateau, pas de cabine et cest l que
Charlet et Guth sont alls voir le responsable et ont dit voil vous voyez dans quel tat
sont les petits, ils sont en plein soleil, sils leur arrivent quoique ce soit, on vous jette
par dessus bord, Charlet tait furieux et on nous a donn une cabine, on a eu cette
chance davoir une cabine, elles taient toutes vides, cest ce qu'il faut savoir, ils
laissaient les gens dehors alors quil y avait les cabines. 925
Dans les propos de Fernand E. pointe trs nettement la faon dont les Franais dAlgrie, au
moment de leur dpart, au cur de leur drame, ont t, en un sens, traits comme des Franais
de seconde zone. La mtropole na pas prvu leur afflux et les dparts, prcipits et
dchirants, se font dans des conditions de plus en plus dramatiques :
On est partis en bateau ctait un bateau qui tait un ancien bateau qui servait
transporter le btail () je souris parce que je me souviens dune publicit sur la
dpche de Constantine en gros caractre il tait inscrit un jour sur le, un jour de
vacances et en fait ctait un bateau pour les bestiaux qui taient amnag plus ou
moins. 926
Annie F. fait galement rfrence ce traitement :
On a fait la traverse sur le Sidi Mabrouk... c'tait un bateau qui contient
normalement 600 places... on tait 2000 sur ce bateau... on a fait une traverse dans
la soute bagages parce que y'avait pas d'autres moyens 927
Jacques Fieschi, dans son roman Un homme la mer, restitue les derniers instants avant le
dpart. () Derrire lui, le lieu o il est n et o il a grandi sloigne. Je nai pas contempl
la ville, la falaise et la baie quand le bateau a quitt le port. Je leur ai mme tourn le dos.
() 928
925

Entretien collectif, Annexes, p. 117


Entretien Fernand E., Annexes, p. 36
927
Entretien Annie F., Annexes, p. 216
928
Cit par Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 264
926

286

Quils aient ou non regard leur terre natale qui sloignait, quils aient ou non dit adieu
leurs anctres rests enterrs dans le sol algrien, les Franais dAlgrie manifestent tous,
dans leurs rcits, cette motion teinte dincomprhension devant le droulement des
vnements, une incomprhension qui a parfois pu se manifester par une vritable dvastation
intrieure ou par une forme dincrdulit face la ralit de la situation. Ainsi, ils nont
certainement pas tous adopt le mme comportement lorsquil sest agi de quitter la terre
algrienne, mais quils aient eu une raction violente, ou quils aient sembl comme
anesthsis , ils se sont tous retrouvs, dune certaine manire, comme spectateurs de leurs
propres vies, assistant un changement dvastateur sans avoir aucune possibilit de ragir,
dintervenir.
Les rcits du dpart dAlgrie sont dailleurs trs varis, mais ils se retrouvent tous dans la
violence dun arrachement brutal et incomprhensible.
Ainsi, Jean-Pierre F. raconte :
Je crois que je suis rest larrire du bateau et je crois que jai pleur. Ensuite, jai
t trs affect parce quil se passait sur le bateau, trs touch, trs irascible, corch
vif, Jai vu un ancien, je ne sais pas si ctait un ancien lgionnaire qui avait des
tatouages sur le bras et puis il y avait quelquun qui lui dit quil navait pas le droit
dtre l, parce quil tait en premire classe, jai cru que ce garon, qui tait un
garon du bateau, tenant le bar je crois quil allait le tuer. 929
Dominique L. tait enfant lpoque. Son dpart dAlgrie sest fait en deux temps. Elle a
dabord quitt le pays en avion, puis est revenue quelques mois plus tard avec sa famille pour
dmnager leurs affaires restes en Algrie. Le second dpart sest fait en bateau :
Jai des souvenirs du dpart et des choses comme a mais je navais pas de dates
trs prcises et javais

des souvenirs trs nbuleux en fait entre un dpart de

laroport o on tait tous sur des lits de camp avec ma grand mre et un dpart en
bateau, donc javais deux souvenirs de dpart mais je narrivais pas les resituer
chronologiquement (). Donc, cest en 62 que nous sommes partis en avion et on est
arriv... cest donc les souvenirs d'aroport o on faisait effectivement la queue parce
que tout le monde ne pouvait pas partir... () on est rests l jusquen octobre 62 et
aprs, on est retourns en Algrie pour faire le dmnagement () on est tous
retourns en Algrie... donc ctait en octobre () maman sest occupe des
dmnagements de ses parents et puis le ntre et on est repartis en dcembre 63 et
929

Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54


287

cest l quon est partis en bateau tous ensemble et cest ce souvenir l o jai fait des
cauchemars pendant trs longtemps tant petite car tout le monde pleurait sur le
bateau du fait du ct plus triste que lavion, on voyait Oran qui partait donc tout le
monde pleurait et moi jai un souvenir trs poignant de ce moment l o on voyait
lAlgrie qui sloignait pour ne plus jamais y retourner. 930
Il est intressant de noter que, dans le cas de Dominique L., cest le dpart en bateau, la vue
de la terre qui schappe, qui semble constituer une vraie douleur, ou en tout cas une
douleur mmorise.
Pour Annie F. :
Moi j'avais jamais travers la Mditerrane, et j'ai su, quand je prenais le bateau,
que je le prenais pour la premire et dernire fois... donc, si tu veux, a a t... a a t
terrible... le dpart a t terrible () je savais qu'en partant je ne reviendrais plus...
donc, pour moi c'tait un dchirement. Il a fallu que mon pre me porte sur le bateau...
() j'ai pris le bateau soutenue par mon pre et par mon mari. Je ne pouvais plus
avancer... je ne pouvais plus parler... j'avais l'impression d'avoir un truc qui
m'tranglait... et j'ai pris des photos en partant... j'ai essay de prendre des photos en
partant... mme a j'ai pas pu le faire... j'ai pris des photos sur le quai de la famille
qui m'accompagnait... elles sont bien sorties... mais toutes les photos que j'ai prises
d'Alger, du bateau... le plus loin que j'ai pu... tu vois, autant que j'ai pu prendre... des
vues d'Alger de mon dpart... elles sont toutes blanches... y'en a aucune qui est
sortie... de mon dpart d'Algrie, je n'ai que la famille sur le quai... c'est tout ce que
j'ai gard... 931
Comme le symbole dune terre sur laquelle elle na plus aucun droit, plus aucune lgitimit,
mme celle den garder des souvenirs, le fait que les photos quAnnie a faites depuis le bateau
naient pas restaur les images quelle voulait fixer participe certainement dune exacerbation
de sa douleur. A peine sest-elle soustraite sa terre, elle na eu sur elle plus aucune prise.
Pour Mme P. :

930
931

Entretien Dominique L., Annexes, p. 73


Entretien Annie F., Annexes, p. 216
288

Quand vous voyez partir le bateau, que vous partez tout seul avec trois enfants, que
jamais jai pris ni le bateau, ni train mme () et que vous voyez le port comme a
se jai eu beaucoup de peine dabord je nai pas dormi de la nuit 932
Ceux qui ont quitt lAlgrie bord dun bateau semblent conserver une image du dpart
particulirement charge sur le plan motionnel. En effet, ils ont vu, littralement,
sloigner leur terre, celle o rsident encore leurs anctres, une terre abandonne dautres.
Et, comme si quitter lAlgrie ne constituait pas, en soi, un traumatisme suffisant , les
conditions dans lesquelles se droule la traverse de la Mditerrane, en avion ou en bateau
une traverse quils avaient parfois rve de faire pour aller dcouvrir leur mtropoleparticipent galement de la violence du voyage quils accomplissent. Le gouvernement na
rien prvu et, pire encore, a fait volontairement rduire les vols dAir France, craignant que le
million dEuropens dbarque dun seul coup en mtropole. 933 Si certains ont trouv des
places pour leurs familles bord des rares bateaux franais, dautres ont d faire face une
situation encore plus violente. Ainsi, ils sont quelques uns avoir d quitter lAlgrie bord
de bateau trangers. Cest en particulier le cas pour la population oranaise, dorigine
majoritairement hispanique, qui sest souvent vue prise en charge par des bateaux espagnols,
alors seuls moyens dchapper une situation devenue ingrable sur le sol algrien. Dans les
propos de Nicolas D., nous pouvons prendre toute la mesure de la douleur et de la colre qui
laniment, alors quil se remmore que son pays, sa patrie, cette France quil portait dans son
cur et vers laquelle il se devait dsormais de fuir, ne voulait pas de lui, le reniait, lui et ses
semblables, au point de les abandonner en toute conscience une situation qui menaait leurs
vies :
Jai quitt Oran le lendemain le surlendemain des massacres de juillet, sur un
bateau espagnol parce quil ny avait pas de bateau franais, ctait des bateaux
espagnols qui nous dbarquaient, les Espagnols se sont occups parce quil y avait
toute une colonie espagnole qui venait rcuprer leurs ressortissants mais ce nest pas
sur un bateau franais que jai pu regagner () je me suis embarqu sur un cargo
qui ma dbarqu Alicante et mes parents qui taient Toulouse sont venus me
rcuprer, voil comment a sest termin. 934

932

Entretien Mme P., Annexes, p. 787


Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 266-267
934
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
933

289

Ou encore Pierre Ba.:


Dans le port qui entretenait des lignes rgulires avec lAlgrie, notamment des
pinardiers, qui venaient chercher le vin dAlgrie pour le mlanger des vins un peu
moins alcooliss en mtropole des cargos ont du mois de mai jusquau mois de
septembre, fait enfin pris bord des quantits de gens, au-del des rgles de
scurit, tellement tellement lafflux tait important et non prvu 935
Le gouvernement franais ne prend ainsi aucune mesure durgence pour permettre cette
population de gagner la terre plus sereine de la mtropole. Leur rputation les a prcds. Les
Franais dAlgrie ne sont pas les bienvenus en France, o ils sont, depuis longtemps,
considrs comme seuls responsables de leur situation et de leur suppos drame, une ide
qui, selon certains Franais dAlgrie, fut largement vhicule par les mdias mtropolitains,
comme le rappelle Jean :
Les mtropolitains () ont t mis en condition par les mdias, ils ignoraient tout
de lAlgrie () Les mdias avaient fait une telle propagande pour les Pieds-Noirs
qu ce moment l les Franais disaient cest labomination de la drgulation, on
ne les veut pas chez nous ce qui fait quon sest trouvs dans un pays qui tait le
notre, qui tait hostile et sinon hostile indiffrent. 936
Ils ne sont pas les bienvenus car ils ont entran la population mtropolitaine dans leur guerre
dun autre temps. Aux yeux des Franais dAlgrie qui attendent pourtant, et malgr les
diffrends, de leur mre-patrie quelle leur ouvre ses bras, quelle les accueille comme
citoyens au mme titre que les mtropolitains, il sagit l dune traduction trop relle de la
volont de la France de tourner le dos ceux qui, jadis, auront compt parmi les meilleurs
atouts de son statut de puissance coloniale.

2)La solidarit mise lpreuve


Aurait-il t seulement question dune incapacit matrielle, ou conomique,
accueillir et intgrer en un laps de temps trs court prs dun million de personnes qui, de
surcrot, avaient perdu presque tous leurs biens et qui arrivaient donc en situation de grande
935
936

Entretien Pierr Ba., Annexes, p.


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
290

dtresse sur tous les plans, les Franais dAlgrie nauraient pas forcment tenu un discours
bien diffrent lencontre de leur mre-patrie. Pour Ren, malgr toutes les difficults
rsultant de la fin de lAlgrie franaise, la France, en tant que patrie responsable, aurait d
tout mettre en uvre et ouvrir ses bras ses compatriotes malheureux, comme lont dailleurs
fait dautres pays :
Les Grecs ont connu la mme chose, mais ont eu un comportement diamtralement
oppos. Les Grecs ont eu les Grecs dEgypte, qui ont t mis la porte dEgypte par
Nasser. Et ils taient trs nombreux. Ils taient pas loin dun million eux aussi. Et la
Grce cest huit millions ctait lpoque cest aujourdhui douze millions. A
lpoque, ctait huit millions dhabitants. Pour huit millions dhabitants, accueillir
un million de rfugis, cest pas un petit problme. Eh bien, les Grecs lont fait trs
bien. Ils ont construit des cits entires. Jai entendu de jeunes hauts fonctionnaires
grecs avec lesquels je travaillais, me dire cest dur, parce que on nest vraiment pas
riche. Il faut en plus quon se serre la ceinture pour accueillir les autres, mais a fait
partie du devoir national . Autrement dit, une attitude totalement loppos de
lattitude franaise la mme poque 937
Cest le genre dargument que fera valoir Alain Peyrefitte lors dune de ses rencontres avec le
chef de lEtat, essayant semble-t-il de le convaincre que lavenir des rapatris pouvait aussi
tre envisag en mtropole, malgr la msentente et la mconnaissance qui se faisaient
clairement jour entre Franais dAlgrie et Franais de mtropole. Alain Peyrefitte rappellera
ainsi au chef de lEtat que lAllemagne a absorb douze millions de rfugis de Prusse
orientale, de Silsie ou de Pomranie [et quils ] ont t une des causes du miracle
allemand. 938 Pour lui, un million de rapatris, a peut tre une chance pour une France en
expansion. 939 Loin dtre ncessairement un handicap pour la nation, les Franais dAlgrie
peuvent constituer pour elle un challenge relever, une mise lpreuve de la solidarit
nationale, et, termes, une chance dans de nombreux domaines.
Alors que les rapatriements deviennent rguliers et tendent concerner de plus en plus de
Franais dAlgrie qui se dcident, dsempars, quitter leur terre natale, le gouvernement en
mtropole, et le gnral de Gaulle avec lui, ne se rsignent pas voir que sinitie l un
937

Entretien Ren M., Annexes, p. 609


Alain Peyrefitte, op. cit., p. 266
939
Ibid
938

291

mouvement dune terrible ampleur. Rpondant Alain Peyrefitte qui lui fait part, depuis
plusieurs mois dj, de son inquitude quant au sort des Franais dAlgrie, le gnral de
Gaulle rpondra : Trois cent Franais dAlgrie par semaine, a fait douze cent par mois,
supposer quils soient tous des rapatris. Ce nest pas la mer boire. Ce nest rien ! 940
A cette poque, les Franais de mtropole ne semblent pas souponner le drame qui se droule
presque sous leurs yeux. Et puis qui la faute ? . Ne leur avait-on pas dit, aussi, que le
repli des Franais dAlgrie saccomplissait sans heurts, sans larmes et sans douleur ? 941 A
travers le rapatriement des Franais dAlgrie vers la France, cest finalement la solidarit des
mtropolitains lgard de leurs concitoyens des colonies qui se trouve mise lpreuve.
Ainsi, selon nous, cest vritablement la place que les autorits franaises et, avec elles, la
population mtropolitaine, entendent rserver aux nouveaux rapatris au sein de la
communaut nationale qui se joue dans le traitement qui leur est rserv lors de ces
vnements. Malmens, nis dans la ralit de leur drame, de leur relation lAlgrie, mais
aussi dans leur droit revendiquer une place lgitime au sein du peuple franais, considrs
comme des Franais de seconde zone, les Franais dAlgrie tiendront longtemps rigueur la
France de navoir pas su leur rendre ce queux avaient donn sans sourciller quelques
dizaines dannes plus tt, lorsque le peuple mtropolitain se voyait menac. Cest dailleurs
sans doute dans cette brutale runification que lon peut trouver lune des explications
dune certaine forme de rancur quentretiennent encore aujourdhui certains Franais
dAlgrie lgard de la France et de leurs compatriotes. A nos yeux, ce dfaut de solidarit a
grandement particip de la construction par les Franais dAlgrie dune identit franaise
diffrente de celle des anciens mtropolitains, et a galement fourni aux premiers un solide
point de repre, facilitant la consolidation dun identit particulire au service dune
communaut alors mergente. Certes, des soldats mtropolitains sont venus sur le sol algrien,
ont combattu les rebelles du FLN, mais la raction finale de la mtropole a souvent t
interprte comme un abandon de la population franaise en Algrie, sans plus de
considration pour les sacrifices quelle avait pu consentir plusieurs annes auparavant. Les
Franais dAlgrie restent incrdules devant labsence de raction de la mtropole leur
gard, considrant que cest bien vite oublier les sacrifices de la colonie qui, lors des deux
guerres mondiales, stait prcipit pour dfendre les mtropolitains.
Cest le sens des propos de Nicolas D. :

940
941

Alain Peyrefitte, op. cit., p. 138


Jeanne Cheula, op. cit., p. 237
292

Lexode a commenc pour nous partir du moment o ils nous ont chasss de notre
pays et que nous nous trouvions en terre trangre et que nous avions considre
comme notre pays dans lequel deux gnrations en 14 et en 39 staient battues sur les
champs de bataille et nous avons contribu en dbarquant Marseille sur les plages
ici qui sont toutes couvertes des croix des jeunes appels pieds-noirs et arabes,
continu dlivrer cette mtropole et cette mtropole nous abandonnait en
Algrie 942
Cest galement ce que semble dire Jean-Franois C. :
Quand la France a t envahie, les Pieds-Noirs se sont levs en masse et ont
dbarqu en mtropole pour dlivrer la mtropole. Ils se sont pas poss de question si
ctait des dpartements de lautre ct, ou dun ct les Arabes aussi dailleurs 943
Pierrette G. relaie les propos de son pre, assassin en Algrie :
Moi, je persiste croire quil a agi par patriotisme, un petit peu naf. Nous, on est
all vous sauver en 14 et en 39, nous vous, cest normal que vous soyez l. Donc, je
fais ce quil faut faire pour rester, pour garder 944
Pour Grard R., cest dabord labsence de solidarit lgard de concitoyens en dtresse qui
est blmable. Mais nous pouvons dj dceler dans ses propos le dcalage entre Franais
dAlgrie et Franais de mtropole, initi au moment du conflit algrien, et qui ne cessera, par
la suite, de prendre de limportance.
Ainsi affirme-t-il :
De mon ct tous mes oncles qui eux taient ns en Algrie, ils sont tous venus ici
quand il a fallu venir aussi bien en 14 quaprs, ils sont venus et beaucoup sont rests
l enfin qui sont rests, qui sont morts, les autres ont t gazs, mon pre a eu la
chance de faire les deux guerres, il est venu pourquoi, pour dfendre le drapeau
franais et quand a a t le contraire malheureusement a na pas t vrai, beaucoup
nont pas voulu alors a, a nous est rest en travers cest sr. 945
Cest galement le sens des propos de Jean-Pierre R. :
942

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
944
Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528
945
Entretien Monique et Grard R., Annexes, p. 47
943

293

On jugeait que les Franais avaient t trs gostes on savait que en 14-18, en
39-45, les Pieds-Noirs avaient particip on avait vraiment limpression davoir t
trahis par les mtropolitains donc, voil, ctait pour nous un peu des tratres ou
des lches des gostes en tout cas des gostes, cest le mot 946
En un sens, cest galement ce que sous-entend Jean-Marc L. :
Dieu seul sait quon sest battu pendant deux guerres pour conserver lAlsaceLorraine. Et pour nous lAlgrie ctait pareil. Alors, cest vrai quon avait un bout de
mer. Alors, nous on avait un slogan magnifique, ctait la Mditerrane traverse la
France comme la Seine traverse Paris . Et, on ne comprenait pas que ce bout de mer
allait tant chagriner nos amis de la mtropole. 947
Cela nempche pas, par ailleurs, les Franais dAlgrie de reconnatre le rle des soldats
mtropolitains dans la pacification de la situation algrienne. En effet, pour les Franais
dAlgrie, la France avait gagn la bataille militaire, et tout le mrite des soldats, y compris
des soldats mtropolitains, tait pleinement reconnu, comme le rappelle Jean-Claude G. :
Il y a longtemps quils savaient qu'ils allaient donner lAlgrie, ce ntait pas la
peine de faire du gchis... parce quil y a eu du gchis, de la jeunesse mtropolitaine
qui est venue nous dfendre... 948
Mais la seule suite logique, aux yeux des Franais dAlgrie, cette victoire militaire, cest-dire la prennisation de la prsence franaise sur le sol algrien, la consolidation des
institutions et la confirmation des Franais dAlgrie dans leur place lgitime au sein de ce
pays, ne sest pas faite.
Lorsquils sont venus dfendre leur patrie loccasion des deux conflits mondiaux, les
Franais dAlgrie ont aussi pris la dfense dune certaine ide de la France, cette France
conqurante, renforant sa place sur la scne internationale par lintermdiaire de colonies
puissantes. Ils se sont mis pleinement au service de cette France quils admiraient, dont ils
rvaient. Quelques annes plus tard, lorsque le conflit algrien sera son apoge, les Franais
dAlgrie attendront des mtropolitains quils avaient dfendus par deux fois au prix de
nombreuses vies, quils leur apportent leur tour leur soutien. Dj, en 1961, le Conseil
946

Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
948
Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
947

294

Economique et Social avait mis en avant les objectifs qui devaient tre ceux des pouvoirs
publics et des mtropolitains lgard des rapatris, en affirmant : Tous les Franais
rapatris, quils aient besoin ou non dune aide matrielle, doivent avant tout se sentir
entours dune atmosphre de sympathie et de comprhension. De tout temps, en France, une
preuve nationale appelait aussitt, dans un sentiment de solidarit, laide de tous les Franais
en faveur des victimes. Il semble que le retour des Franais obligs de quitter le pays o ils
rsident nait pas provoqu le mme lan de solidarit. Lopinion publique, peut-tre
insuffisamment informe, na pas subi le choc psychologique et na pas prouv la ncessit
dagir. () La France doit savoir offrir ses enfants le secours de la Communaut laquelle
ils nont jamais cess dappartenir; elle doit prendre la dfense de leurs droits 949.
Malgr les bonnes intentions affiches, les arrives en France, dpassant toutes prvisions, ont
rapidement constitu un problme, et certains auraient srement souhait que ces tmoins un
peu trop gnants soient plus efficacement intgrs la communaut franaise.
La France qui rgnait en Algrie, et qui voit sa fin arriver, nest dj plus celle qui merge
en mtropole. Ce sont finalement deux conceptions de la France qui vont saffronter, et les
Franais dAlgrie auront beaucoup de mal se faire lide quen termes de dfense du
territoire et de compatriotes en danger, il y ait finalement eu deux poids deux mesures. Pour
eux, leur sacrifice naura jamais t vritablement rcompens, et, alors que les Franais de
mtropole auront eu loccasion de rendre la pareille aux Franais dAlgrie, ils leur auront
simplement tourn le dos. Selon nous, il est possible de considrer que cette confrontation a
grandement particip du sentiment dexclusion ressenti par de nombreux Franais dAlgrie
interrogs, et ainsi, de la constitution, par un effet de repli sur le groupe, dune identit
particulire.
Il est galement particulirement intressant de noter que, par opposition au comportement de
la population mtropolitaine au moment de lindpendance de lAlgrie et de lexil prcipit
des Franais dAlgrie, la solidarit est mise en avant comme une valeur phare du groupe.
Ainsi Robert L. affirme-t-il :
Je pense quon a en commun un certain nombre de valeurs trs fortes, qui sont des
valeurs de solidarit, qui sont des valeurs de doptimisme, de foi en la vie, qui est
chevill au corps 950
949

Journal Officiel du Samedi 16 Septembre 1961, Avis et rapports du Conseil Economique et


Social, Sances des 25 et 26 Juillet 1961, Problmes poss par la rintgration des Franais
doutre-mer dans la communaut nationale , p. 1002
950
Entretien Robert L., Annexes, p. 483
295

Si la mtropole a choisi de mettre un terme leur prsence sur le sol algrien, au moins peutelle, pensent-ils, leur offrir le refuge vers lequel tous se prcipitent. Or, personne ne leur
vient en aide. Les reprsentants de la France ont disparu envols ! Il appartient au petit
peuple de se dbrouiller comme il le peut pour quitter ce pays qui lui est dsormais
hostile. 951 De quelle indignit les Franais dAlgrie se sont-ils rendus coupable pour se
voir ainsi nier parle pouvoir politique et ladministration rpublicaine. 952
Cet pisode douloureux changera de manire irrversible les Franais dAlgrie et leur
rapport la France, leur patrie.
Feignant dignorer cette situation algrienne particulire, le gouvernement franais ne veut
pas croire un exode massif des Franais dAlgrie. Un ministre dclare avec une simplicit
dsarmante que certains Europens auraient avanc leurs vacances devant la tournure des
vnements ! 953 Pierre A. se rappelle ainsi de la faon dont la mtropole a cherch, par la
voix de Gaston Defferre, minimiser et, surtout, dcrdibiliser le drame qui se jouait alors
dans les villes algriennes, alors que les Franais dAlgrie cherchaient sauver leurs vies et
quitter le pays par tous les moyens :
Je me rappelle de cette phrase de Gaston Defferre, qui disait mais que les
Pieds-Noirs venaient Marseille simplement pour y passer des vacances, ce qui tait
une insulte suprme, alors quen ralit, la quasi-totalit des Pieds-Noirs des villes
dAlgrie ont abandonn sur place leur maison, leur logement, leur mobilier. 954
Comment ne pas saisir lincroyable dcalage entre les rcits de dparts qui nous sont donns
par les Franais dAlgrie, et lapparente lgret avec laquelle le problme des rapatriements
massifs est trait en mtropole. Lors du conseil des ministres du 6 juin 1962, alors que,
dheure en heure, les dparts vers la mtropole, et avec eux, lintensit du drame, ne cessent
de saccrotre, le gnral de Gaulle semble encore persuad mais y croit-il vraiment ?- qu
terme, la majorit de la population franaise dAlgrie prfrera lAlgrie indpendante la
mre-patrie pour construire son avenir. Ainsi affirme-t-il, plein dune certitude qui tranche
avec laspect incontrlable des vnements qui se jouent quelques centaines de kilomtres

951

Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 268
Ibid, p. 267
953
Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 20-21
954
Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
952

296

de la capitale, que beaucoup resteront en Algrie. Soit quils fassent semblant de partir, mais
avec la ferme intention de revenir ; soit quils ne partent pas. 955
Un peu plus tard au cours du mois de juin 1962, cest une autre explication qui sera avance
pour expliquer le fort mouvement darrive en mtropole depuis les ctes algriennes, une
explication parmi dautres pour voiler le degr de gravit et durgence de la situation des
Franais dAlgrie, une explication, aussi, qui aura pour effet de dnier, auprs de la
population mtropolitaine dj peu acquise la cause des Franais dAlgrie, la ralit du
drame de cette population. Selon nous, il est possible de voir dans lattitude de la mtropole et
du gouvernement la place quils entendent tous deux rserver aux Franais dAlgrie et leur
souffrance parmi les proccupations futures de la communaut nationale. Il leur sera interdit
de la dire et de demander pourquoi la mtropole la autorise .
Ainsi, le chef de lEtat voque-t-il lhypothse de vacanciers rentrant en mtropole pour des
congs, pour expliquer laugmentation des arrives sur le sol franais. Dune part, les
retours des gens qui avaient lhabitude de revenir en France. Entre mai et juillet, environ 400
000 Europens traversaient la Mditerrane pour venir passer en mtropole les mois les plus
chauds. () Dautre part, ct des gens habitus revenir en France pour lt, sest glisse
une proportion grandissante de gens qui navaient pas coutume de venir en France. .956
Quelle meilleure faon de ne pas considrer le drame que les Franais dAlgrie sont de plus
en plus nombreux vivre, que de refuser de voir leur dplacement, leur arrachement leur
terre natale et celle qui, pour beaucoup, porte en son sein le corps de leurs aeux, que de les
considrer comme de simples vacanciers venus se rafrachir pour quelques mois en
mtropole ? Quelle meilleure faon de leur montrer ce que la mtropole et le peuple
mtropolitain pensent deux, et de leur responsabilit dans le dlitement de leur situation ?
Quelle meilleure faon, enfin, de les culpabiliser et de leur indiquer que la France nest pas
prte les accueillir comme des sinistrs, et davoir leur gard quelque signe de compassion
et de soutien ?
Lors du Conseil des Ministres du 27 juin 1962, cette hypothse est conforte par les propos de
Robert Boulin, qui prcise quentre le 1er juin et le 26 juin, il a t enregistr 169 000 retours
vers la mtropole. Ce rythme de passages correspond exactement celui des dparts de juillet

955
956

Alain Peyrefitte, op. cit., p. 154


Ibid, p. 187
297

1961. Ce sont donc bien des vacanciers, jusqu ce que la preuve du contraire soit
apporte. 957
Notons au passage la facilit avec laquelle est employ le terme retour , si peu fidle la
ralit du rapport de la majorit des Franais dAlgrie avec le sol mtropolitain.
Malgr le dni dans lequel senferre la mtropole, dans les ports algriens, tous les bateaux
vont accepter plus de passagers que la limite maximale autorise. On passe mme outre au
rgime trooper , qui consiste embarquer au maximum de passagers au dtriment du
confort lmentaire et en supprimant tout fret commercial. Le 15 juin, le Cambodge embarque
Alger 1 233 personnes pour une capacit de 440 passagers, alors quune fusillade clate sur
les quais. Le 23 juin, le Jean-Laborde des Messageries maritimes quitte les quais dOran avec
1 166 rapatris bord au lieu des 400 autoriss. Le lendemain, dans les diffrents ports
dAlgrie, les Ville-deBordeaux, Ville-de-Tunis, EL-Djezzar et Kairouan () entassent dans
chaque coin de leurs ponts des rapatris. La palme revenant sans aucun doute au Kairouan. Ce
bateau de la compagnie de navigation mixte a une capacit de 1 172 places que lon peut
monter 1 900 en rgime trooper ! Serge Groussard, journaliste lAurore, est sur le
Kairouan et nous laisse ses premires impressions quelques jours plus tard : Sur la
passerelle, nous apercevions le commandant Miaille qui donnait ses ordres. Il est sant de
rendre hommage ces hommes, qui, avec des moyens si mesurs, font quotidiennement des
miracles. Le commandant Miaille nexpliquera jamais comment il a pu se procurer en une
heure plusieurs centaines de chaises longues supplmentaires pour les 2 100 rfugis ()
quil a conduits cette fois dAlger Marseille, battant les records de tous les bateaux de la
ligne. 958
Toutefois, au milieu de ces milliers de Franais dsempars, qui embarquent pour un pays qui
leur est demeur inconnu, certains prfreront un autre exil. En effet, quelques uns auront
par prventivement au rejet de la France, en refusant ds leur dpart dAlgrie de rallier
cette terre honnie. Puisquil faut vivre sur une terre inconnue et tout recommencer, surtout que
cela ne se fasse pas en France. Le choix est vaste, mais il sopre toujours en vertu dun
rapport entre lAlgrie et la terre dexil. 959

957

Ibid, p. 188
Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 23-24
959
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 77
958

298

3)Aller ailleurs quen France


Dans certains cas, la dception et le sentiment de trahison lgard de la France a t
ressenti avec une telle force que quelques Franais dAlgrie ont prfr sinstaller ailleurs.
Ainsi, si la majorit opte pour la France, certains se disent que lexil serait peut-tre moins
douloureux dans un autre pays, quils ont ventuellement plus de chances de trouver ailleurs
quen France des conditions de vie comparables celles de lAlgrie. Ceux-l acceptent de
dlaisser la mtropole pour des horizons plus gnreux. 30 000 juifs dAlgrie sembarquent
pour Isral. A part certains dentre eux, () beaucoup restent en marge de la socit
isralienne plus accueillante pour les juif europens que pour les juifs orientaux. Aussi, les
deux tiers de ceux qui partent en Isral regagneront bientt la vieille Europe. 960 En 1951, il
y avait 15 000 Juifs Tanger. Aprs lindpendance du Maroc en 1956, malgr les appels au
calme des dirigeants, de nombreuses familles migrrent Madrid, Genve, au Canada ou
aux Etats-Unis. Seulement quelques centaines choisirent Isral. () La communaut juive de
Ttouan, jadis appele Tamuda, aurait exist, daprs les archologues et les historiens, avant
la conqute musulmane. 961 Ainsi, Nicolas D. affirme-t-il Nicolas :
Beaucoup disralites pieds-noirs se sont rfugis en Isral ce moment-l et croyez
moi, on leur a rserv un autre accueil pourtant ils taient comme nous des PiedsNoirs part entire. 962
De mme, pour Herv M. :
Ma tante, donc cette tante qui est alle en Isral, et ma grand-mre, qui faisait des
allers-retours entre Marseille et Isral, qui est dcde en Isral, et qui a par exemple
t enterre Marseille. Donc, il ny a pas eu ce choix-l mais mes parents
staient un tout petit peu, lpoque, pos la question du Canada, ou de choses
comme a. Il y avait tout de mme une meurtrissure. 963
En effet, ils seront quelques uns se tourner vers le Canada, cette petite France
dAmrique , [ qui ] vient de lancer un plan de dveloppement et souvre leur entreprise.
() Le march de lemploi y tant moins satur quailleurs, [ les Franais dAlgrie ]
960

Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 240
Ibid, p. 139
962
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
963
Entretien Herv M., Annexes, p. 641
961

299

sintgrent dautant plus rapidement que la sensibilit qubcoise ressemble par bien des
aspects la leur. 964 Ancienne terre franaise perdue et oublie 965, le Canada reprsente
le refuge idal pour quelques milliers de pieds-noirs. De plus et ce nest pas pour leur
dplaire, cet exil outre-Atlantique, et la nouvelle vie quil propose, leur rappellent laventure
algrienne dans laquelle leurs anctres se sont lancs quelques 130 annes auparavant.
Fernand E. raconte dailleurs quun exil vers le Canada avait t envisag dans sa famille :
On a voqu cette possibilit avec ma mre, mes frres, on a pens au Canada,
certains rapatris, pas trs nombreux, sont alls au Canada, dautres en Isral, et puis
bon, lIsral, ctait dj dangereux mme lpoque, le Canada, cest loin, cest le
froid, linconnu aussi donc on a vacu cette possibilit et on a essay dtre concret,
la solution ctait donc la France et plus prcisment Paris. 966
Cet esprit pionnier , aventurier, presque jusquau-boutiste se fait encore plus sentir chez
ceux qui optent pour lAmrique du sud. En effet, le dernier carr () refuse demprunter
les sentiers battus. Ils sont prts tout pour recommencer luvre civilisatrice
interrompue par lindpendance. 967 Pour Jean-Pierre F. :
Mon pre sest pos la question, la limite, il voulait mme partir en Argentine,
beaucoup de Pieds-Noirs se sont installs et en Argentine et au Chili 968
La tentation dpassera mme parfois la seule priode de lexil, puisquelle constituera, pour
certains, une sorte dchappatoire une vie mtropolitaine qui ne leur convient pas. Ainsi,
Christian E. raconte ainsi son aventure vnzuelienne :
Depuis tout petit je rve sur les photos, sur les images, et surtout sur les photos et
sur les images dAmrique du sud. Javais un rve, ctait daller voir lOrnoque
ne me demandez pas pourquoi, jen sais foutre rien. Et donc, en premire anne
dHEC, je dcide enfin je dcide rien, je dis je vais voir lOrnoque , et il faut
que je me trouve un stage pour aller voir lOrnoque. Donc, je vais voir lOrnoque
je trouve mon stage et je vais voir lOrnoque je suis effectivement sduit ctait
ce que javais imagin cette espce de grande majest, une tranquillit et tout a,
bon et je passe presque deux mois en fait entre le Venezuela et la Colombie, et je
964

Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 241
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 78
966
Entretien Fernand E., Annexes, p. 36
967
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 241
968
Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54
965

300

tombe totalement amoureux de ces pays. Je my fais, en peu de temps, beaucoup


damis, beaucoup de connaissances je suis trs bien reu, trs bien accueilli, ce qui
fait que un an aprs, au moment de faire mon service militaire, je demande
rempiler dans le cadre dun VSNE l-bas, et je suis accept, par les gens qui
mavaient accueilli. Je travaille lAmbassade. Je suis attach commercial et puis
ensuite, je rempile, narrivant pas me sparer de la ptisserie que javais gote,
donc je rempile oh, lpoque, je suis dj mari, donc ma femme vient avec moi.
Nous nous installons tous les deux Caracas. 969
Nanmoins, cest en Espagne, ce vieux pays qui a perdu depuis beau temps son esprit
pionnier, que les candidats seront les plus nombreux (). Cet empressement na rien
dtonnant. Entre lAlgrie et lEspagne, les liens ont toujours t trs profonds : entre
lEspagne rpublicaine et la colonie espagnole dOranie pendant la Guerre civile ; entre
lEspagne franquiste, et les partisans les plus durs de lAlgrie franaise ensuite. 970
Dailleurs, cest tout naturellement dans ce pays que les cadres de lOAS, poursuivis par la
justice franaise, trouveront refuge. Cest l aussi que les nos espagnols transplants en
Algrie depuis trop peu de temps auront, plus quen France, le sentiment dtre chez eux. 971
Terre ancestrale dune partie des Franais dAlgrie, lEspagne deviendra le seul havre
acceptable pour beaucoup dautres. 972
Robert L. raconte ainsi :
Compte tenu de la forte proportion hispanique, de culture espagnole, quil y avait
Oran, lEspagne a envoy des bateaux pour vacuer les gens, et le gouvernement
franais leur a interdit de rentrer dans les eaux territoriales franaises, puisquon
navait pas besoin deux pour vacuer des gens donc ces bateaux venaient
rcuprer les gens la limite des eaux territoriales franaises et moi, je me suis
retrouv Alicante 973
Pour Mme P. :
Mon mari a conomis un petit peu dargent, et cet argent, on a eu lide daller en
Espagne. () alors on a eu cette chance aussi que quand on est partis dAlgrie, mon
969

Entretien Christian E., Annexes, p. 313


Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 78-79
971
Ibid
972
Ibid
973
Entretien Robert, Annexes, p.
970

301

mari il avait de la famille en Espagne. Alors quest-ce quon a fait nous ? On est
partis mon mari il nous a mis dans le bateau on est partis en Espagne, et on a t
recueillis par la famille de mon mari. 974
Quant Xavier P., il raconte :
Jai des parents de mon pre qui sont partis en Espagne, qui sont maintenant
dcds, et qui nont pas voulu rentrer en France. 975
Malgr un certain parpillement des dparts et des destinations, la trs grande majorit des
Franais dAlgrie choisiront la mtropole. Encore meurtrie, elle vit travers ce voyage
lun de ses actes fondateurs. Le rapatriement amne, lui seul, son lot de douleurs et
dincertitudes des Franais dAlgrie pourtant non encore confronts au quotidien
mtropolitain et leurs compatriotes.

D) Douleur et incertitudes
Lvnement traumatique constitutif de la mmoire collective pied-noir est le
drame du rapatriement. 976 A tel point que ceux qui nont pas vcu les plus durs moments de
lexode, quils aient quitt lAlgrie avant les accords dEvian, ou quils aient eu la possibilit
de rester dans des conditions acceptables et quils soient partis bien aprs lindpendance, en
viennent partager, dans leurs discours, la douleur du dpart et de larrachement. Comme
sils taient conscients que le vcu de cet vnement, dans la douleur qui plus est, tait un
lment essentiel qui veut se considrer comme un membre de cette communaut
mergeante. Comme le prcise Jol Candau, la bonne gestion de lidentit dun groupe
dappartenance () passe par le rapport ambivalent que les membres de ce groupe vont avoir
avec ces vnements qui, simultanment, font lobjet dun devoir de mmoire et dun
besoin doubli 977. Il va donc sagir pour eux, non seulement daffirmer une solidarit ,
mais, plus loin, de sassocier vritablement lvnement, par exemple en utilisant des mots
tels que nous ou on , traduisant ainsi la dimension collective de lexode, et laissant de
ct leur exprience personnelle qui aurait pu les tenir lcart de ce moment fondateur.
974

Entretien Mme P., Annexes, p. 787


Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
976
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres en fils, op. cit., p. 151
977
Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit., p. 92
975

302

Pour les autres, ceux qui ont vcu au cur de lvnement, ceux qui ont t prcipits,
bousculs, menacs, ceux qui ont d partir presque du jour au lendemain, sont souvent venues
sajouter lpreuve matrielle des manifestations la fois physiques et motionnelles de la
douleur de larrachement une terre algrienne qui continue de porter, en son sein, les corps
de leurs aeux.

1)Douleur psychique, douleur physique


Le rapatriement () nest pas une simple migration. Le dracinement, lexode, lexil
ont provoqu des lsions morales et affectives dont on na pas toujours valu lampleur
(). 978 Partir, quitter se terre natale, la terre de ses aeux, la terre qui portait lavenir de tout
un peuple, autant de souffrances auxquelles sajoute, pour nombre de Franais dAlgrie, celle
de devoir laisser derrire soi ses morts. Comme un lien persistant, inaltrable, avec une terre
dont les Franais dAlgrie ont t arrachs, leurs morts assurent en quelques sortes la
prennit de leur prsence en Algrie. Ils lui sont lis par leur chair.
Grard R. et son frre, conscients de lattachement inaltrable de leur pre avec la terre
dAlgrie, ont mme pris la dcision dy laisser, volontairement, son corps :
Avec mon frre, on na pas voulu ramener son corps ici, on la laiss l bas... sa
place tait l bas, il a vcu toute sa vie l bas et je pense que sa place tait l. 979
Pour Christian E. :
La famille est reste Miliana. Cest rest cest rest le berceau familial il y a
toujours les tombes sont l-bas. 980
Pour Jean-Pierre E. :
Le deuxime endroit o je vais rgulirement, cest le cimetire dOran o mon pre
est enterr. Donc, jy suis all trs souvent, mais chaque fois avec une relle
motion. 981
978

Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple


marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 186
979
Entretien Monique et Grard R., Annexes, p. 47
980
Entretien Christian E., Annexes, p. 313
981
Entretien Jean-Pierre E., Annexes, p. 326
303

Pour Ren et Michle Fa. :


Lui : je suis n l-bas. Mes parents sont moi, ma mre est encore enterre en
Algrie
Elle : Tous nos parents
Lui : Tous nos parents sont enterrs en Algrie. 982
Pour Michle Fo. :
La souffrance comment dire affective hein dire quon a perdu sa maison,
quon a perdu quon a laiss les cimetires avec ses anctres enterrs ldedans. 983
Pour Annie F.:
Moi j'ai mes grands-parents, j'ai mes arrires grands-parents qui sont enterrs lbas. Quelque part, c'est notre terre, c'est notre vie () quelque part j'ai la nostalgie
quand mme de ma terre natale. Ce sont mes racines... tu comprends () on n'a pas
eu le temps de dire au revoir aux gens, on n'a pas eu le temps de dire au revoir nos
morts 984
Maurice A. et Gilbert L. parlent aussi de leurs parents rests en Algrie :
Gilbert : Si la Kabylie devient indpendante, je vais sur la tombe de mes grandsparents, de mon pre... et puis, voil, c'est le seul soulagement que j'aurais...
Maurice : Moi j'ai mon grand-pre qui est enterr Sdou... le grand-pre A., il est
enterr Sdou... c'est d'ailleurs quand ils taient Sdou qu'ils ont connu votre mre
Gilbert : et votre pre il est enterr ...?
Maurice : Mon pre est... et ma mre sont enterrs Ouet Marsa... et le cimetire
d'Ouet Marsa ils l'ont pas touch... ils l'ont bloqu... ils ont bloqu les portes et tout...
Garmi il y a t... il est mont sur le toit du taxi qui l'avait emmen... il a regard... il
m'a dit la place des rosiers y'a des ronces... m'enfin, ils ont pas touch... vous
savez

982

Entretien M et Mme Fa., Annexes, p.


Entretien Michle Fo., Annexes, p. 424
984
Entretien Annie F., Annexes, p. 216
983

304

Gilbert : Ils ont laiss reposer en paix a... et Tasmalt, ils font mme mieux, ils
entretiennent
Maurice : L c'est mieux
Gilbert : Ils entretiennent... alors, j'ai reu les photos d'ailleurs... et c'que j'ai
remarqu sur... sur le tombeau de mes... mes parents, y'avait la croix qui tait tombe.
J'ai fait la remarque, on m'a dit non mais a c'est pas... a a pas t enlev. C'est
tomb... la croix est tombe d'elle-mme ... alors les gosses, aprs l'indpendance,
ont brl les couronnes bien sr... des choses comme a...mais sans rien toucher, sans
rien abmer
Maurice : Oui, les couronnes avec les perles, moi-mme du temps o j'tais l-bas, de
temps en temps ils en brlaient une... mais a c'est
Gilbert : des gamineries quoi 985
Pour Jean C. :
Cest mon pays perdu, un pays qui a fait que je suis spar et de plus en plus de tout
ce que jai laiss l-bas, mes grands parents, toute ma famille qui est reste dans les
cimetires de l-bas. 986
Jean-Marc L., responsable du magazine Pieds-Noirs dHier et dAujourdhui , se fait le
porte-parole dune souffrance encore forte aujourdhui :
Je reois des dizaines, des centaines de lettres de pauvres gens qui veulent avant de
mourir voir leur cimetire, la tombe de leur pre, de leur mre, de leur frre, de leur
sur. 987
Malgr cet attachement la terre algrienne, les Franais dAlgrie doivent assister la
mutation de leur terre en un pays qui leur devient tranger. Elle ne leur appartient plus. Et
cest donc, en un sens, entre les mains dtrangers quils ont laiss leur aeux reposer, avec
nombre dincertitudes quant lentretien des spultures et quant au respect de leur volont de
reposer dans un sol quils considraient comme leur. Ce nest ainsi pas sans inquitude quils
pensent aux membres de leurs familles enterrs en Algrie, peut-tre malmens , comme
pour mettre en cause la lgitimit du lien qui les rattache, leurs morts et eux, lAlgrie.
985

Entretien Maurice A.et Gilbert L., Annexes, p. 200


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
987
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
986

305

Ainsi Alain Y. explique-t-il :


Malheureusement, aujourdhui, on sait que les cimetires est-ce que vous avez
t est-ce que vous avez vu dj une association pour la sauvegarde des cimetires
en Algrie ? () si vous voyez cette association, ils vous montreront des photos,
cest cest trs dur. Cest trs dur parce que hormis le cimetire dAlger, qui est trs
bien entretenu parce que cest la faade, bon pour le peu de tourisme quil y a, cest
la faade, mais alors tout le reste moi je sais que mes grands-parents cest un
blaukhaus de ciment. 988
Christian S. sengage de son ct pour assurer entretien et protection des cimetires de
Franais dAlgrie, encore rcemment menacs. Selon lui, cela semble correspondre une
volont deffacer du sol mme, de la gographie, du paysage algrien, toute prsence autre
qualgrienne, comme une faon deffacer de lhistoire du pays le passage des Europens :
Il y a eu le problme de la suppression des 62 cimetires de faon unilatrale.
Aucune association concerne, aucune famille concerne na t informe. On
supprime 62 cimetires, alors quil sagissait dans un premier temps dobtenir des
communes algriennes dj ldification de quelque chose qui puisse prouver quil y a
eu existence dune population l, dans cette commune, dans cette ville, dans ce
village, une certaine poque, quelque chose qui marque. () quand il y a des
suppressions de cimetires, il fallait absolument laisser trace dans la commune du
passage de ces populations, et marquer le fait que les gens y ont vcu et sont enterrs
l. Ca, ctait la premire chose obtenir des communes algriennes qui veulent
supprimer ces cimetires, dj cet engagement. Ca na pas t fait apparemment. Et
puis ensuite, on sest rapidement rendu compte que rien ntait prvu, donc que les
restes des spultures des 62 cimetires vont aller dans une fosse commune. On peut
appeler a comme on veut, mais bon, ce sera a. Et troisime point dimportance, on
sest aperu, par un voyage trs rcent, que, en dfinitive, en ce qui concerne
lentretien et la rhabilitation des cimetires, cest vrai quon avait fait quelque chose
pour les grands cimetires Alger ou Bnes, mais ds quon va 10 km de l, il ny
a plus rien. 989
Pour Fernand E. :
988
989

Entretien Alain Y., Annexes, p. 362


Entretien Christian S. (Montpellier), Annexes, p.
306

Il y a un risque aussi de trouver la spulture dans un triste tat, mes frres sont alls
l bas, ils sont alls se recueillir, je ne sais pas sils mont dit la vrit en disant que
ctait lgrement endommag, est-ce quils ont rellement dit la vrit, je nen sais
rien peut tre quils nont pas voulu que ma mre sache. Parce que je me souviens
quils avaient dit que le petit banc en pierre qui tait ct de la tombe avait disparu,
je sais que bon nombre de spultures dans les cimetires juifs ou chrtiens sont dans
un triste tat dj le fait du temps qui passe et qui dgrade mais aussi, il y a des gens
sans scrupule qui cherchent sapproprier nimporte quoi. 990
Lintense rapport quentretiennent les Franais dAlgrie avec leurs morts traduit aussi, selon
nous, la faon dont ils vivent, en eux, leur relation dsormais impossible avec le pays qui les a
vus natre. Avec toute la passion dont ils sont capables, ils vivent la sparation davec
leurs morts, et davec lAlgrie, comme une sorte de privation dune partie de leur corps, de
leur chair, qui leur a t arrache, sans quils aient pu sy prparer.
A cette profonde douleur davoir laiss derrire eux les corps de leurs aeux, sajoute, parfois
une vritable pathologie motionnelle, lie aux vnements traumatiques de la guerre et du
dpart (). () lexil ne se rsumait gure une date (). Il tait laboutissement
inluctable dun flot dvnements violents et traumatisants dans lesquels ils avaient t
emports. 991
Comme le relve Jean-Jacques Jordi, linsertion des Franais dAlgrie nouvellement installs
en mtropole sest accompagne de troubles psychologiques et de traumatismes parfois
srieux. () La ralit des drames et des misres vcus par les rapatris vient du fait que la
perte de lAlgrie () est ressentie comme un profond dracinement. La dtresse qui
laccompagne est aussi le fruit dune trs longue priode de tensions affectives et
passionnelles () et samplifie de la dcouverte dun pays dont ils taient certes nationaux
mais quils ne connaissaient gure. () Ce dracinement, ou cette transplantation comme
lcrivent alors les psychiatres, provoque dans limmdiat une perte des repres matriels et
affectifs. 992

990

Entretien Fernand E., Annexes, p. 36


Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 361
992
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple
marseillais, 1954-1992, op. cit., p. ??
991

307

Cette expression est dailleurs utilise par certains Franais dAlgrie comme la plus adapte
traduire leur traumatisme et celle qui fait le mieux entendre la douleur parfois physique de
larrachement. Cest ainsi le cas dAlain G. :
Tous les gens qui taient au pouvoir () ne pensaient pas quil y aurait eu () un
million de personnes qui auraient t transplantes. 993
Christian, Prsident du Parti Pied-Noir, en fait galement lemploi :
On a vcu des transplantations. 994
Labsence de reconnaissance de la ralit du drame qui se droule et de la douleur qui en
dcoule na pu quaggraver la situation de ceux qui en taient les victimes et de leur
entourage. () Les plus gs, dpouills de leur dignit sociale, avaient souvent le sentiment
de ne plus avoir leur place nulle part. Lexil plongea mme certains dentre eux dans un tat
de dsesprance, dont ils ne se relveraient jamais. 995
Pascale S., psychologue spcialise dans le traumatisme li au rapatriement, nous livre ainsi
son tmoignage, tant sur les consquences psychologiques de ce drame, que sur les
consquences sur le physique des Franais dAlgrie touchs :
Si on voulait essayer de faire un trait psychologique commun moi, je vais pouvoir
vous parler surtout en termes de psychologie cest la souffrance de ne pas tre
reconnu () dans tout ce quon a subi que ce soit les choses les pires, cest--dire
avoir vu des attentats, avoir t dans une situation de guerre civile. On simplifie
quand on dit a des gens morts que des choses qui sont ce quon appelle des
vnements traumatiques. Alors, tous les gens ne dveloppent pas des troubles posttraumatiques, mais cest vraiment les cas les plus graves quon puisse trouver. ()Les
gens partent parce quils ont peur de mourir. Et ils partent sans rien. Ils arrivent en
pyjama. Donc, soit a et ensuite, linjustice dont ils ont t lobjet par rapport aux
reprsentations que les Franais de mtropole se faisaient des Pieds-Noirs. Et a, a a
t entretenu par lEtat, cest--dire que personne na dit un moment donn
accueillez () donc, cest peut-tre a le trait commun, cest--dire que ce
jour, il na toujours pas t reconnu les souffrances qui relvent de la victimologie, les
conditions traumatiques de cet exode, et la faon injuste dont ces gens ont t traits,
993

Entretien Alain G., Annexes, p. 808


Entretien Christian, Annexes, p.
995
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 362
994

308

et encore aujourdhui. () Ma mre, elle tait elle a eu beaucoup de problmes de


sant pas tout de suite dailleurs. Jai remarqu souvent dans lanamnse de mes
patients pieds-noirs ceux qui avaient peu prs lge de mes parents ou plus jeunes,
entre les annes, on va dire pas tout de suite mais 65-75, je suis sre l, il y aurait
vraiment un boulot faire par un tudiant en mdecine. Si on faisait lpidmiologie
de certaines maladies, et de regarder la prvalence de ces maladies dans la
population gnrale et dans la population pied-noire, je suis sre quon verrait une
hcatombe de vieux qui meurent avant lge, de problmes de sant graves, des
tensions artrielles. Et vas-y quon enlve ceci, et vas-y quon enlve cela. Moi, a
ma tous les pieds-noirs que jai vus moi, a ma vraiment espante. Ma mre a
eu beaucoup de problmes de sant tension artrielle, dont on na jamais trouv la
cause 996
Pour Herv H., cette succession dvnements dramatiques a entran, ou du moins acclr,
le dcs de son pre :
Je crois que cest au mois de novembre ou octobre 63 l, la mort dans lme, il a
dcid de partir. Mais il connaissait rien la France. Dailleurs, a a t sa mort
mon pre, parce quil a jamais plus travaill. () ils ont vcu trs petitement, dans un
appartement Chtellerault, prs de Poitiers pendant plus de dix ans, avant
dacheter une petite maison. Mais, mon pre na jamais russi se dcider acheter
quelque chose ici. Il se sentait trop tranger. 997
Pour Jean B. :
Javais toujours peur que mon pre meure. Et en fin de compte, cest pas le
terrorisme qui la tu, lui, cest lexil qui la tu. Il sest fabriqu un cancer cest
drle hein 998

Aux douleurs psychiques et aux incidences physiques du voyage depuis lAlgrie tant aime
vers une mtropole inconnue et dj dcevante, sajoutent un lot dincertitudes quant la
place que vont dsormais occuper les Franais dAlgrie au cur de la socit mtropolitaine
et au statut qui va tre le leur. Cest en particulier sur le qualificatif qui va leur tre assign
996

Entretien Pascale S., Annexes, p. 849


Entretien Herv H., Annexes, p. 454
998
Entretien Jean B., Annexes, p. 268
997

309

que vont se cristalliser leurs inquitudes et leur rancur. Cherchant le mot juste , ils
essaient galement, avec de grandes difficults, de dfinir leur rapport lAlgrie et la
France.

2)Quel nom pour quelle identit ?


Rapatris ?: beaucoup de pieds-noirs, un tiers environ, nont jamais mis les pieds en
France. Chrtiens ?: les juifs, les francs-maons et les athes ne le sont point. Indignes ?: de
nombreux pieds-noirs ltaient. Colons ?: la plupart dentre eux ne sauraient ambitionner cet
tat. Europens ?: les juifs spharades ne peuvent revendiquer cette appartenance. Algriens ?:
tous y prtendent au contraire mais juridiquement, jusquen 1962, tout le monde tait franais.
Cette imprcision dans lappartenance est le produit mme de lhistoire de cette contre ().
A vrai dire, personne na jamais rellement su comment appeler ces Franais installs sur
lautre rive de la Mditerrane et quon supposait diffrents. 999
A la fin du conflit algrien, pour la premire fois dans lhistoire des rapatriements, un texte
lgislatif dfinit une catgorie de Franais, les rapatris . Dans la lgislation franaise, ce
terme sappliquait tout Franais ayant d ou estim devoir quitter, par suite dvnements
politiques, un territoire o il tait tabli et qui tait antrieurement plac sous la souverainet,
le protectorat ou la tutelle de la France. 1000
Nous pouvons noter ici le foss qui spare cette dfinition strictement administrative du terme
rapatri de celle quen donne les Franais dAlgrie eux-mmes. En effet, ils mettent
avant tout laccent sur la dimension symbolique du rapport au pays, la terre. Finalement, peu
leur importe que cette dfinition officielle dfinisse avec exactitude leur rapport la France, si
elle ne fait aucun cas de la densit de leur relation lAlgrie. En effet, lAlgrie nest perue
alors que comme un territoire anciennement sous souverainet franaise, et non, comme
semblent le souhaiter un grand nombre de Franais dAlgrie, comme leur terre de naissance,
avec laquelle ils continuent dentretenir une relation motionnelle.
Ce qui les intresse ici, cest limage, le symbole, lide vhicule qui se pose ici, bien plus
que la ralit aborde par une dfinition officielle. A tel point que, sans doute trop
perturbs par la ngation de leur rapport ce quils continuent de considrer comme leur
terre, ils en oublient un aspect pourtant essentiel de l attribution de ce qualificatif : cest
999

Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 236-237
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 396

1000

310

la condition dtre qualifi de rapatris quils pourront, par la suite, bnficier daides la
rinstallation, si minimes et tardives soient-elles, comme le rappelle dailleurs Mme P. :
Mon pre, il avait dit oui, vous tes rapatris. Peut-tre quon va vous aider. On va
vous donner de largent tu sais combien on nous a donn 2 300 francs pour mes
enfants et pour moi. 1001
Pour Annie F., mme si le terme rapatri ne traduit pas fidlement la ralit du voyage
depuis lAlgrie vers la France, il constitue tout de mme, de la part de la mtropole, une
premire forme de reconnaissance de l accident qui a touch la population franaise
dAlgrie :
Ca n'a pas une grande importance mais je me sens rapatrie, je suis rapatrie... si tu
veux... je me sens chez moi nulle part 1002
Finalement, rares sont ceux qui sattachent vritablement au terme rapatri , sauf lorsquils
en sont priv, comme par exemple Jean-Flix Vallat, Prsident de lassociation ARMR 1003 et
Secrtaire Gnral du CLAN1004, : le qualificatif rapatri pose un autre problme : il est
officiellement rserv aux personnes qui taient majeures lorsquelles sont arrives en France.
Si cette distinction nest pas problmatique pour tous ceux quelle concerne, en revanche,
dans certains cas, on assiste un surinvestissement du terme, qui prend de limportance en
tant que tel, comme il en avait pris pour Annie, constituant une premire reconnaissance du
statut particulier, de lhistoire particulire. Renier ce terme pour une partie des Franais
dAlgrie, ce serait renier le fait que les enfants et les adolescents ont vcu les mmes choses
que les adultes, que eux aussi ont travers une guerre, vcu un dracinement, quitt des amis,
laiss les cimetires Bien sr, comme le relve Jean-Flix Vallat, cest dabord pour que
a cote moins cher au gouvernement que la distinction a t faite :
Personnellement, jai gagn au Tribunal Administratif, contre le gouvernement, ma
qualit de rapatri. On ma toujours dit que je ntais pas rapatri parce que jtais
mineur. Jai attaqu cette dcision au Tribunal Administratif et jai gagn. Mais parce
que je suis dans un cas trs spcifique parce que mes parents ont t assassins l-bas
et que la succession de mes parents a t faite en Algrie. Donc ce nest quun
quun cas particulier, mais qui fait avancer un petit peu les choses. () cest
1001

Entretien Mme P., Annexes, p. 787


Entretien Annie F., Annexes, p. 216
1003
Aide la Rinstallation des Mineurs au Rapatriement
1004
Comit de Liaison des Associations Nationales de rapatris
1002

311

compltement injuste et anormal et certaines lois de rinstallation de 61, qui parlent


des rapatris, ne font pas de distinction entre les mineurs et les majeurs. Ce nest
quaprs quil y a eu une distinction pour des raisons dconomie budgtaire
Paradoxalement, lappellation rapatris applique aux Franais dAlgrie entretenait lide
que, en quittant lAlgrie, les rapatris taient revenus dans leur patrie originelle, la
France, et que ce retour avait t organis par lEtat. Ctait l une manire docculter les
conditions dun dpart que les pieds-noirs avaient vcu comme une violence et un exil. Ctait
une faon de cautionner leffacement de la mmoire officielle dune histoire dsormais juge
irrecevable et que leur prsence en France venait rappeler de manire inopportune. Lide
dun rapatriement des pieds-noirs sur leur prtendue terre ancestrale sous-tendait, rappelle J.
Frmeaux, que le seul dracinement avait consist quitter la France. Ds lors, lpisode tait
clos et ne reprsentait plus quune parenthse historique bel et bien referme. 1005
Mais le terme de rapatriement va tre nergiquement repouss pour des raisons
tymologiques, certes, mais plus encore pour des raisons sentimentales, motionnelles. On le
remplace par exil , exode , pour traduire limpression de dpart dfinitif, obligatoire et
massif. Expatriation , arrachement , re-patriement et transplantation sutilisent
pour voquer la sensation physique ne de la perte brutale de la terre aime. On compare aussi
cette privation irrmdiable lamputation dun membre sans anesthsie . 1006
Cest donc une vritable bataille smantique 1007 qui va sengager, au cours de laquelle les
Franais dAlgrie semblent refuser la mtropole le droit de les dfinir, de poser des mots
sur leur histoire, sur leur vcu. Les termes employs par les Franais dAlgrie sont parfois
fort et violents, tant ils cherchent traduire le plus fidlement possible, le terrible
arrachement, la douleur davoir eu quitter leur terre natale, une terre que lhistoire a faite
franaise avec eux. Expatris, expulss, dracins autant de mots qui cherchent dfinir au
mieux la ralit de leur vcu. Gaston Bautista, longtemps Prsident de la SFDEA 1008, explique
que rentrs en mtropole (), les Franais dAlgrie [ taient ] soit des replis soit des
rfugis. Ils fuyaient leur rgion livre par le gouvernement de la France la domination du
FLN (). Ils [ ntaient ] pas rapatris car lAlgrie [ ctait ] la France, comme () la

1005

Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 397


Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 107
1007
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 273
1008
Souvenir des Franais Disparus En Algrie
1006

312

Bretagne, lAlsace, lAquitaine, la Provence, les autres provinces mtropolitaines et de la


France dOutre-mer . Ainsi Jacques A. affirme-t-il :
Pour les Franais, cette je dirais exfiltration, cest le mot que jemploierais... ni
expatriation, ni rapatriation, mais exfiltration, parce que a veut dire sortir dun
pays 1009
Notons ici, comme nous avons dj eu loccasion de le faire, que rsident autour de ce groupe
de telles difficults dapprhension, que llaboration dune dfinition et lassignation dune
appellation semble poser problmes ceux-l mme qui sintressent au groupe. Selon nous,
lutilisation alatoire, fragile, variable des diffrents expressions cense identifier ou dfinir le
groupe des Franais dAlgrie traduit les difficults apprhender le groupe en lui-mme,
saisir sa vritable place au sein de la communaut nationale, la ralit de son statut, de son
histoire, de son rapport aux mtropolitains et la France pour eux-mmes comme pour les
autres, les Franais dAlgrie se prsentent comme un groupe fuyant dans ses frontires et
dans ses caractristiques. La difficult dapprhension du groupe se traduit par exemple par
lemploi par Michle Baussant, sur une mme page de son ouvrage Pieds-Noirs. Mmoires
dexils , du terme rapatris , avec puis sans guillemets 1010, faisant montre dune forme
dincertitude quant la justesse de lemploi dun tel terme au regard de lhistoire, de la
situation et de lidentit en perptuel mouvement des Franais dAlgrie.
Ils ne sont dailleurs pas les seuls employer des expressions aux significations plus
fortes que rapatriement . Ainsi Alain Vauthier affirme :
On est en train de tourner une page. On ne la tourne pas brutalement comme on
aurait pu le faire. Cest--dire, diffrents moments, quand vous lisez vous relisez
un petit peu lhistoire des rapatris, leur intgration, il y a eu dportation. 1011
Le terme dportation renvoie, videmment, immdiatement aux vnements dramatiques
qui ont touch la population juive lors de la seconde guerre mondiale, et il ne correspond en
rien la ralit de la situation vcue par les Franais dAlgrie lorsque ceux-ci ont t pousss
quitter la terre algrienne. Toutefois, il convient de voir, dans lusage que fait Alain Vauthier
du terme dportation , une faon de traduire au plus proche la ralit de la souffrance des
1009

Entretien Jacques A., Annexes, p. 479


Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 367
1011
Entretien Alain Vauthier, Annexes, p. 396
1010

313

Franais dAlgrie, une souffrance qui ne parvient quavec beaucoup de difficults se faire
entendre et se faire comprendre. Ainsi, cest par des voies, ou des mots dtourns que
certains, comme Alain Vauthier, en contact direct avec de nombreux Franais dAlgrie,
cherchent attirer lattention de la communaut nationale sur une douleur qui nest, selon
eux, pas assez reconnue.
Par ailleurs, il sagit pour les Franais dAlgrie de mettre en avant un rapport particulier la
patrie. Mais, sils sont majoritairement opposs au terme rapatriement , ils ne semblent pas
pour autant capables de proposer une expression traduisant plus fidlement la ralit de leurs
rapports lAlgrie et la France.
Ainsi, en gnral, le terme rapatri , ou rapatriement est rejet par les Franais
dAlgrie, remplac tantt par celui de dplac , expuls , voire expatri , terme
particulirement fort, qui semble traduire la fois la violence de larrachement lAlgrie,
mais aussi leur sentiment dabandon et de rejet par leur propre patrie, laquelle ils cherchent
faire ressentir leur blessure, et, par l mme, la rendre responsable de leur douleur et
de leur garement.
Cest en partie le sens des propos de Jean C., qui font montre de cette fragilit, de ce grand
inconfort trouver le bon mot, celui qui dfinira fidlement la fois le rapport des Franais
dAlgrie la France, leur patrie, et leur rapport lAlgrie, leur terre. Par ailleurs, comme
pour donner plus de poids son explication, pour quelle se prsente avec un maximum
dobjectivit, Jean parle des Franais dAlgrie en adoptant une position extrieure au groupe,
en se montrant comme observateur, voire comme analyste de la situation. Ainsi, il protge ses
propos dune possible mise en cause de subjectivit ou comme manquant de distance :
Je pense que si ils pensent a, cest peut tre un petit ressentiment qui trane encore
dans le cur et qui est difficile effacer pour ceux qui se sentent la fois extirps de
leur pays et mal accueillis par le pays qui est la patrie, a peut se concevoir sous cet
angle mais ce nest pas le mien. Ce nest pas le mien parce que expatri, a voudrait
dire que leur patrie, ctait lAlgrie, entit algrienne pour moi, lAlgrie tait
franaise donc une partie de la France se dtache, jy reste ou je ny reste pas, je ne
sais pas comment, vous pourriez peut tre poser la question aux Alsaciens Lorrains
qui il ny en a plus qui ont t obligs de partir aprs la guerre de 70, quest-ce
quils taient ? Expatris ? Rapatris ? je ne sais pas . On peut comprendre les deux
termes, mais pour moi, une partie de la patrie qui se dtache a ne peut plus tre la
patrie, cest mon pays, ce nest plus ma patrie, l, il fallait quils aillent ailleurs sils
314

ne voulaient pas rentrer, se sentir rapatris je pense quil y a peut tre le


ressentiment qui fait quils manifestent par ce terme expatri ce qui semble tre la
perte de leur patrie, pour moi la patrie, cest quand mme la France alors peut tre
que pour un italien dorigine, qui serait dItalie en Algrie puis rentr en France
mtropolitaine peut-tre on peut concevoir le terme dexpatri pour un Espagnol
mais pour un Franais ? La Corse tant franaise depuis 1868, je crois, parce qu 1
an prs, il ntait pas franais, mon grand pre quand il est all en Algrie, il tait
franais mon grand pre maternel venant de la Bourgogne ltait depuis encore plus
longtemps pour moi ma mre elle est ne Bantou, ses grands-parents taient
originaires de Cor dans les Hautes Alpes- Isre, vous voyez cest quand mme ma
patrie donc je me considre rapatri, peut tre expatri- rapatri(rire) mais cest
vrai que cest difficile je pense que expatri pour eux cest encore une terme qui est
une petit peu accusatoire de la mtropole. 1012
Viviane rcuse terme rapatriement auquel elle prfre le mot expatrier :
Cest vrai que, moi j'appelle pas a un rapatriement parce quon nest pas rapatris,
on ne vient pas d'ici... on est des expatris... eh oui le terme est faux, cest un
expatriement, c'est pas un rapatriement, les rapatris cest ceux qui sont partis et qui
reviennent voil ds le dpart, on nous a mis des mots faux 1013
Ren Fa. tente dailleurs de justifier lusage du terme expatri en sessayant une
dfinition de la patrie, ncessairement lie au sol :
Nous, les Franais, les Europens, les Occidentaux, on dit quon a une patrie, parce
que cest quelque chose qui monte du sol. On a des gens qui sont enterrs. On est ldedans etcetera, et puis on est sdentaires. 1014
Pour Jean-Pierre R.., cest le rapport au sol, voire mme linscription dans le sol, du fait de la
prsence des morts, qui fait la patrie. Chasss de leur terre, les Franais dAlgrie le
seraient ainsi de leur patrie, et ne pourraient, en aucun cas, tre considrs comme des
rapatris, mme sils portent la nationalit du pays qui sapprte pourtant les accueillir, et
non celle de celui qui les chasse. De mme, pour Jean-Pierre :
1012

Entretien Jean C. Annexes, p. 1


Entretien collectif, Annexes, p. 117
1014
Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
1013

315

Cest le mot quon emploie parce que () rapatris on ne se sentait pas


vraiment rapatris. On a employ le terme, mais, pour nous, la patrie ctait aussi lbas ctait surtout l-bas donc, on ne peut pas dire quon a t rapatris,
non 1015
Xavier P. ragit au terme rapatriement :
Mais pas du tout ! Cest un mot totalement cest un mot inadapt. Comment
voulez-vous dire des gens ns sur place moi ! moi je vous lai dit, je suis plus
algrien franais, que franais dAlgrie. Quand je me vois rapatri rapatri de
quoi ? Ctait la France l-bas ! Ctait ma patrie. Je ne suis pas du tout rapatri. Ma
patrie ctait l-bas. Je vois pas en quoi cest un terme impropre. Cest un terme
impropre ! mais qui a t voulu tout a cest dans la mme optique de dire que ce
pays ne nous appartenait pas. On sest bien gard de dire aux Savoyards que ils sont
rapatris. On leur dit pas et ils taient eux aussi trangers la France. 1016
Il va encore plus loin en prenant position sur le sort rserv la population franaise
dAlgrie lors du conflit :
Je suis la dmarche scientifique de Soustelle, qui a dit que le fait de lindpendance
de lAlgrie tait un vritable ethnocide, car il faut fusionner. Il faut faire une fusion
de ces diffrentes origines pour crer rellement un peuple et avoir une raction de
peuple algrien. 1017
Pour Christian S. :
Jai longuement rflchi, mais donc pour moi, je suis vritablement expatri,
exil voil quoi. Ca reste comme a 1018
Roland A. conteste galement lutilisation, inapproprie selon lui et inadapte la situation
relle des Franais dAlgrie, du terme rapatri :
On sest retrouv quelques familles de Nords-Africains expatris, et non pas de
Franais rapatris jinsiste 1019
1015

Entretien Jean-Pierre, Annexes, p.


Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
1017
Ibid
1018
Entretien Christian S., Annexes, p.
1019
Entretien Roland A., Annexes, p. 620
1016

316

Cest galement ce terme qui a la prfrence de lune des personnes interviewes par Michle
Baussant, lorsquelle affirme : On nous a tellement dit que nous ntions pas de vritables
Franais que je me trouve pas rapatrie mais expatrie. Expatrie. 1020
Ren Fa. prcise. :
Un rapatri, cest quelquun qui est parti dans un pays tranger et qui rentre dans
son pays, cest--dire il revient dans sa patrie. Or nous, en Algrie, jusquau moment
de lindpendance, tous les dpartements franais taient intgrs la mtropole.
Ctait un seul pays et ctait notre patrie. Donc, nous sommes nous des Franais
dAlgrie exclus dune partie de notre patrie, mais nous ne sommes pas des rapatris,
puisque nous tions chez nous. Donc, nous sommes maintenant des gens comment
dire des gens dplacs, ce quon voudra. Voil a cest un petit point dhistoire. 1021

Pour Nicolas se pose de manire incessante le problme de la dfinition de la patrie, et sa


confusion avec le pays, la terre. Il semble que, travers ses propos, il cherche finalement
utiliser le terme le plus fort pour dfinir son rapport lAlgrie :
Je note au passage, sans connotation politique, qu lpoque o jai quitt ce pays,
nous nous considrions comme dans notre patrie, je ne dis pas comme notre
appartenance, notre pays mais comme notre patrie o nous tions tout naturellement
ns, o nous avions tout naturellement vcu et o une politique dite coloniale a t
soutenue pendant tout le temps o nous avons vcu l bas par le gouvernement
Paris et non pas par les aspirations que nous avions de nous emparer de ce pays.
Toutefois, malgr une opposition massive aux termes rapatris et rapatriement , il
apparat pourtant quils sont aussi trs couramment employs sans de vritables prcautions
par les Franais dAlgrie. Ici encore, les Franais dAlgrie semblent partags entre leur
volont de dfinir eux-mmes un vocabulaire traduisant fidlement leur ressenti, la ralit de
leur histoire et de leur drame, et la volont de gagner en visibilit et en comprhensibilit, en
faisant appel un vocabulaire dtermin par lextrieur du groupe. Malgr les efforts de
construction et de consolidation dune identit propre, les Franais dAlgrie semblent ne pas
parvenir faire limpasse sur un vocabulaire et des significations quils contestent, mais qui
1020
1021

Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 328


Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
317

leur offre pourtant une place dj visible au sein de la socit franaise. Ainsi Alain Y. parle-til, sans sourciller, de la Maison des Rapatris 1022, quand il conteste, au cours de lentretien,
la justesse du terme rapatri pour dsigner fidlement la ralit du drame vcu par les
Franais dAlgrie.
Les qualificatifs pour dsigner ou dfinir la situation des Franais dAlgrie, et, par l mme,
leur statut, font lobjet dimportantes interrogations. Dans cette incertitude et cette absence
dunanimit, tant parmi les Franais dAlgrie qu lextrieur du groupe, rside, selon nous,
une des explications de la fragilit caractristique de cette population. En effet, elle ne dispose
que de rares points de repre sur lesquels sappuyer pour imposer une dfinition unitaire et
ainsi une solidit identitaire. Elle demeure une population difficile dfinir, cerner, et, ainsi
intgrer dans toutes ses spcificits. Ainsi, quand le gnral de Gaulle affirme que,
contrairement aux Musulmans, les Franais dAlgrie retournent () dans la terre de leurs
pres 1023, il fait douloureusement limpasse sur lune des dimensions les plus importantes de
leur histoire et de leur identit, celle dEuropens, ignorant bien souvent la France, et ayant
mis de ct leurs origines pour elle et pour ce quelle leur offrait. De mme ne prend-il
pas en compte lpaisseur historique et la trs grande htrognit originelle du peuple
franais dAlgrie, lorsquil prcise Alain Peyreffitte : rassurez-vous, nous ne signerons un
accord avec la rbellion que si des garanties formelles sont donnes aux Franais de souche
pour leur maintien en Algrie. 1024
Le chef de lEtat se trouve finalement confront la mme difficult dapprhension et de
dfinition dun groupe, et sessaie lui aussi lemploi de diverses expressions. Ainsi affirmet-il: le nombre de replis a considrablement baiss depuis le mois de juin.
Par ailleurs, il apparat, selon nous, que le refus par les Franais dAlgrie du terme
rapatri correspond limpossibilit de considrer leur fuite massive vers la mtropole
comme un rel rapatriement. En effet, ce nest que trs tardivement et de faon incomplte
quils pourront bnficier dune forme daccompagnement, les autorits franaises nayant
pas considr leur situation comme une relle urgence et un problme se posant la nation
tout entire.
Cest dailleurs ce que sous-entend Maxime B., lorsquil affirme :
1022

Entretien Alain Y., Annexes, p. 362


Alain Peyrefitte, op. cit., p. 209
1024
Ibid, p. 101
1023

318

On na pas t rapatris. On sest enfui quoi. Ca a t une fuite, a a pas t un


rapatriement. Si il y avait eu un rapatriement alors bien sr on a mis des avions, des
bateaux, un pont arien, etcetera, pour nous permettre de fuir mais si a avait t un
rapatriement, dabord cest pas lOAS qui aurait vrifi ceux qui pouvaient partir ou
pas, hein deuximement deuximement, a ne se serait pas fait dans lurgence.
() non, a a t une fuite. Ca na pas t un rapatriement 1025
Au voyage de lAlgrie jusqu la France, dj particulirement douloureux sur le plan
motionnel, sajoute langoisse de linconnue, cette France dont ils ont tant rv et quils
sapprtent dcouvrir, avec autant dapprhension que de curiosit. Mais, comme le relve
Maxime, cest bien avant quils ne posent le pied sur le sol mtropolitain que se noue la
relation, houleuse, entre les futurs Pied-Noirs et leur patrie. Aprs un rapatriement non-prvu
et dsorganis, cest un accueil froid et parfois violent quils doivent faire face, avant
dentamer un processus dintgration non moins laborieux.

III-La rencontre de deux Frances


Inconnue et mythifie, la France que les Franais dAlgrie rencontrent au dbut des
annes soixante est aussi dcevante. Et chaque chose, au quotidien, vient ternir un peu plus
limage quils sen taient faite. Ainsi, pour tous ceux qui cultivaient en Algrie des vertus
et des qualits quils pensaient alors typiquement franaises, la dcouverte de la France a
finalement constitu une vritable dception. 1026 Dsormais obligs de composer avec leur
milieu daccueil, les Franais dAlgrie exils vont aussi devoir faire preuve dimmenses
capacits dadaptation, qui ne sont finalement que le reflet dune revanche prendre plus
sur les autres que sur soi-mme. 1027 Ainsi, les pieds-noirs sont passs dune socit
coloniale typique du XIXme sicle la France du XXIme sicle, et ils ont eu sadapter
trs rapidement 1028

1025

Entretien Maxime B., Annexes, p. 404


Michle Baussant, Pieds-Noirs, Mmoires dexils, op. cit., p. 417
1027
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple
marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 183
1028
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 276
1026

319

A)Un pied en mtropole


Aux tensions de la traverse succde langoisse de linconnu. On regarde la France
approcher. Tous les gens, sur le bateau, ont les mmes yeux, des yeux durs, mais derrire on
sent quils ont aussi linquitude parce quils ne savent pas o le destin va les entraner. 1029
Quelques heures plus tard, ils feront connaissance avec leur pays, une rencontre dcevante,
comme lest devenue la France depuis plusieurs mois.

1)Une inconnue peu accueillante


Pour la majorit dentre eux, les Franais dAlgrie sapprtent fouler le sol
mtropolitain pour la premire fois. Sils en ont tous beaucoup rv, cette France tait
demeure une construction de leur imaginaire, leur patrie idale. Tout comme les Franais de
mtropole leur propos, les Franais dAlgrie se sont constitu des mythes pour mieux se
lapproprier. Mais alors quils sapprtent voir leur rve se concrtiser devant leurs yeux,
cest langoisse de linconnu qui les saisit, et ils semblent prendre conscience que, sil tait
ais pour eux de sy associer en pense, la ralit de cette rencontre suscite nombre
dinquitudes en partie gnres par le voyage quils viennent de vivre.
Pierre A., rappelle ainsi que pour la trs grande majorit des Franais dAlgrie, la France
tait avant tout une patrie rfrente, mais un sol inconnu :
Les conditions daccueil en France mtropolitaine, qui ont t ingales selon les
villes ont profondment du dabord bien sr parce que beaucoup de PiedsNoirs dcouvraient la mtropole pour la premire fois ensuite parce que il leur a
fallu, pour beaucoup dentre eux, se reconvertir. Ils ont pas senti quil y avait une
France bras ouverts si vous voulez. 1030
Quant Alain Y., il raconte :
Mon pre a dcid de nous envoyer en France, moi et ma sur, direction
linconnu .1031

1029

Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 27


Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
1031
Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
1030

320

Eprouvs par un conflit de huit annes, leffondrement de toutes leurs esprances,


larrachement dune terre sur laquelle, depuis 130 ans, ils pensaient tre chez eux, les Franais
dAlgrie finissent leur voyage puisant dans le dnuement le plus total. En effet, les
rticences du gouvernement, et de lopinion mtropolitaine en gnral, admettre leur exil ne
() [ eurent ] dabord pour effet daccrotre lamertume et lincomprhension des nouveaux
venus .1032 Laccueil des Franais dAlgrie sur la terre mtropolitaine ne fut pas la hauteur
de leurs attentes. De dtails blessants en paroles insultantes, ils comprennent rapidement
quel point cette France leur est hostile, et, de mme coup, que loin dtre entendues et
supportes, leur drame, et la souffrance qui en dcoule, paraissent nis dans leur ralit mme,
et dans leur lgitimit tre exprims.
Ainsi, par exemple, laroport dOrly, la direction interdit aux pieds-noirs demprunter
lescalier mcanique parce quelle estime que leurs valises et leurs ballots volumineux sont
une gne pour les autres voyageurs. Dans le centre de Marseille, sur un panneau figure cette
inscription : Les pieds-noirs la mer. Le maire, Gaston Defferre, craint que sa ville
devienne Alger. Il est vrai que dans les rues de la cit phocenne retentissent les klaxons de
lAlgrie franaise. 1033 On attribue ainsi Gaston Defferre un certain nombre de dclarations
qui ont, bien sr, une influence sur la manire dont les Franais dAlgrie se sont situs au
sein dune socit mtropolitaine quils avaient pendant longtemps mythifie , mais dont
laccueil a t si pnible. Il souhaitera ainsi de la part des rapatris quils quittent Marseille
au plus vite, quils essaient de se radapter ailleurs () , lambiance tendue favorisant sans
doute encore plus les incomprhensions et les accusations. On lui prtera galement la phrase
il faut jeter les pieds-noirs la mer , quil niera toujours avoir prononce. Mais la seule
ide quune telle opinion puisse tre mise leur gard va amener les Franais dAlgrie la
plus grande mfiance lgard des mtropolitains, des pouvoirs publics auteurs, selon eux, de
tant de mensonges. Nicolas D. sinsurge :
On sait quel a t le slogan de Gaston Defferre quand les pieds-noirs ont dbarqu
avec la valise mais vraiment la valise, ce ntait pas le cercueil mais la valise... mais
que viennent faire ces gens-l, quon les foute la mer ... cest not, cest dans les
archives (...) cest vident quon ne peut pas oublier, cest enregistr, mais ne le dites
pas, a pourrait jouer contre vous 1034

1032

Michle Baussant, Pieds-Noirs, Mmoires dexils, op. cit., p. 353


Ibid, p. 273
1034
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
1033

321

Les Franais dAlgrie qui dbarquent en mtropole font lobjet dune froide indiffrence, ou,
mme dapprhensions. On ne les connat pas. On ne sait do ils viennent ni si ils sont
vraiment franais. Jugs premiers responsables du conflit qui vient de se terminer et qui a
cot la vie de trop nombreux soldats mtropolitains, ils ne semblent pas mriter que lon
porte sur eux le regard compatissant que beaucoup esprent. Guy Mollet, lancien prsident
du Conseil, demande au gouvernement quon intgre les rapatris au plus vite pour ne pas les
voir grossir les rangs des formations fascistes. Charles de Gaulle les considre comme des
vacanciers, il na donc pas jug utile de mettre en place, aux aroports et dans les ports, une
structure daccueil. Seule la Croix-Rouge sest mobilise, mais ses effectifs se rvlent
insuffisants. 1035 Viviane rappelle ainsi :
Alors, on est arrivs Marseille et on sest dit ouf on arrive cest 7h du matin,
dockers en grve, ils ne voulaient pas descendre nos voitures et entre temps ils mont
fauch tout ce quil y avait dans le coffre... bon pas grave et donc nous voil assis sur
les trottoirs de Marseille du port... avec le bb dun mois comme a... aller
chercher de leau, des bouteilles minrales et il y avait ces pauvres femmes de la croix
rouge qui avaient russi mettre 5 lits pour bbs, un bateau plein 5 lits pour bbs et
quelques boissons qui taient comme a. On a attendu... moi jtais assise par terre
sur le trottoir jusqu 1h de laprs midi qui daignent descendre les voitures alors on
est partis en voiture. 1036
En reniant lAlgrie franaise, la France tout court les a renis, leur signifiant brutalement
que, pour rester franais, il leur faudra prendre racine en mtropole. 1037
Nicolas D. rappelle dailleurs lindiffrence laquelle lui et ses compatriotes Franais
dAlgrie ont d faire face lors de leur arrive sur le sol mtropolitain :
Aprs ce que nous avions vcu l-bas, dj le rfrendum, la froideur de laccueil,
lindiffrence ces niveaux l, beaucoup de mpris, comment pouvait-on tre
indiffrent une population qui sexilait qui arrivait avec des valises, des femmes, des
enfants indiffrence totale () je me suis senti abandonn l-bas mais ici, a a t
le mur de lindiffrence. 1038

1035

Ibid
Entretien collectif, Annexes, p. 117
1037
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 235
1038
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
1036

322

Malgr les prvisions encourageantes formules par le Gnral de Gaulle, qui ne semble
dcidemment pas se rsoudre la ralit dun rapatriement massif et dfinitif de la population
franaise dAlgrie, la progression constante du flot des rapatris interdit de se rassurer. 100
000, ou au maximum 200 000, sur un million ; ctait le premier chiffre que le Gnral ()
donnait, en dcembre (), pour les pieds-noirs qui taient censs revenir en France. Ctaient
les profiteurs de la colonisation pour qui, dans une Algrie dcolonise, il ny aurait plus
de place. Puis il sest mis parler de 200 000, de 300 000. 1039 Les estimations, de plus en
plus alarmantes, iront jusqu 750 000.
Les premiers Franais dAlgrie qui dbarquent en France mtropolitaine ont limpression
quon ne les attend pas. Personne na prvu cet afflux massif et concentr, et, surtout,
personne ne le souhaite. Aucune organisation ne se met donc en place pour les recevoir.
Aucun service ne fonctionne cette date et, la vrit, personne ne peut donner les
renseignements indispensables sur un hbergement provisoire ou une direction future. 1040
Dans les mmoires, cela se traduit par une impression de rejet, un refus de cette solidarit
lmentaire que lon sattendait trouver en dbarquant : Marseille ne voulait pas de
nous . 1041 Quils aient t dbarqus Marseille ou ailleurs sur les ctes mditerranennes,
les rcits se ressemblent, tant dans la douleur vcue que dans la confrontation brutale et
violente avec la population mtropolitaine, indiffrente au drame quils vivent et inquite
pour son propre sort, avec laquelle il va dsormais falloir vivre et voluer au quotidien.
Pour lpouse de Jacky B. :
Je suis arrive en 62 Nice avec mes enfants, je ne connaissais pas la France, on
est arrivs, on tait Nice et puis on ntait pas trs bien accueillis. Toi tu ne la pas
connu mais nous, on ntait pas bien accueillis, ils disaient quon venait prendre leur
place, surtout ils le faisaient exprs quand les gens payaient leurs impts, il y avait les
subsides des rapatris alors largent dun ct passait de lautre, alors vous imaginez
les Niois les rflexions 1042
Pour Jean C. :
Cest comme a quil y a eu plus dun million de personnes qui tout coup a
dbarqu en France avec un accueil, je dirais, quasiment hostile () nous, on nous
1039

Alain Peyrefitte, Ctait de Gaulle, op. cit., p. 262


Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit, p. 27
1041
Ibid, p. 30
1042
Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149
1040

323

a presque des hommes jets la mer et puis sans aucune aide avec des tentes
dresses, il y a heureusement la Croix Rouge, quelques mtropolitains qui ont donn
leur secours mais la population () ce qui fait quon sest trouvs dans un pays qui
tait le ntre, qui tait hostile et sinon hostile indiffrent, on sest trouvs confronts
la nouvelle vie dune manire abominable. 1043
Pour Fernand E. :
On est arrivs Marseille aprs une traverse un peu mouvemente dj
Marseille, on ntait pas trs bien psychologiquement et puis il y avait une personne,
je me souviens, prs du port en regardant les rapatris sest exclame enfin des
paroles pas trs sympathiques. 1044
Selon Jean-Flix Vallat :
On a t trs mal accueillis en France, puisque les Franais de France taient trs
peu motivs par l'Algrie () mais c'est vrai qu'on peut comprendre que un million de
personnes qui arrivent comme a en un mois ne peuvent pas tre accepts d'une
manire compltement sympathique par une population qui a ses habitudes et qui voit
d'un mauvais oeil ... un million de personnes arriver. Il y a un phnomne de rejet. On
peut expliquer a comme a. 1045
Pour Julien D. :
Jai pas considr que la France tait un pays formidable, dans ces premiers pas, au
contraire 1046
Jean-Marc L. va encore plus loin lorsquil affirme :
On est arrivs ici sur une terre ennemie 1047
Adrien L. essaie dexpliquer, sans jamais lexcuser, le comportement des mtropolitains
lgard des Franais dAlgrie, une hostilit qui ne sest pas limite leur seule arrive sur le
sol mtropolitain, mais laquelle ils sont souvent t confronts quotidiennement par la suite :
1043

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Entretien Fernand E. Annexes, p. 36
1045
Entretien Jean-Flix Vallat, Annexes, p. 234
1046
Entretien Julien D., Annexes, p. 351
1047
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
1044

324

On ne pouvait pas voir les Pieds-Noirs parce que, cause des Pieds-Noirs,
beaucoup de Franais de mtropole se sont faits tuer l-bas. Deuximement, ils
simaginaient quon tait tous colons, quon avait tous exploit les Arabes, alors que
je vous le disais, les colons ntaient quune poigne sur toute la population. On a
vraiment t trs trs mal reus 1048
Au cours des entretiens quelle a effectus, Jeannine Verds-Leroux affirme mme que de
nombreux interlocuteurs explosent pour parler du manque de cur du pouvoir en place et des
Franais. Philippe Aris, avec un lan qui semble avoir t rare, avait demand de la
compassion pour les Franais dAlgrie. Aucune grande voix ne sest leve en leur faveur :
pas de Michelet ni de Lamenais, ni de Proudhon. Peut-tre Camus, sil avait vcu ? crivaitil en avril 1962. Un peu plus tard, il constatait : Jamais Charles de Gaulle na laiss tomber
un mot de tendresse et de piti pour ce peuple arrach cependant ses sources, jamais un
geste dencouragement, un don personnel.
Par ailleurs, mme ceux qui ont gagn plus tt la mtropole, et qui nont donc pas t
directement confronts lhostilit des mtropolitains, ou encore ceux, rares mais prsents,
qui ont t correctement accueillis, font le rcit du mauvais accueil dont ont t victimes
famille ou amis.
Cest le cas de Ren et Michle Fa. et de son pouse :
On a t privilgis, parce que il ny avait pas dabord la guerre dAlgrie comme
a. () alors, on a t accueillis sans problme. On na pas t montrs du doigt
les Pieds-Noirs qui arrivent 1049
Cest aussi le cas de Jean C. :
Moi, je ne peux pas me plaindre parce que cest vrai mes confrres mont accueilli
trs correctement parce que jai t lu btonnier donc a na pas t , je dois dire
bien accueilli mais il nempche que beaucoup de gens dAlgrie ont t trs mal
accueillis et il ny avait pas que des riches en Algrie, vous savez 1050
Quant Monique C., partie en 1970, elle affirme pourtant :

1048

Entretien Adrien L., Annexes, p. 818


Entretien Ren Et Michle Fa., Annexes, p. 550
1050
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
1049

325

Je me sens... mme pas rapatrie, moi je me sens expatrie... je me sens pas


rapatrie du tout. Moi je suis expatrie. () Moi j'ai l'impression d'avoir vcu deux
expatriations en fait... la France est partie, aprs moi je suis partie... 1051
Selon nous, en se faisant les narrateurs de la souffrance des Franais dAlgrie rapatris, ils
sassocient par l mme au drame quils nont pas directement vcu mme sils ont eux aussi
quitt leur Algrie dfinitivement- et qui apparat trs tt comme un facteur de rassemblement
et dunification du groupe. En effet, cest dans la douleur de larrachement leur terre natale
ainsi que dans la confrontation avec une France chrie mais martre que le groupe des
Franais dAlgrie va trouver des points dappui pour consolider une unit et construire une
forme didentit collective.
Malgr quelques efforts dploys par les autorits mtropolitaines, les rponses quelles
apportrent au coup par coup aux problmes des pieds-noirs donnrent lieu une
accumulation de ressentiments et de douleurs qui ntait pas invitable. 1052 Les griefs se
concentreront sur la figure diabolise du gnral de Gaulle, dont les propos, lorsquil
sadressa () aux rapatris en juin 1964 () furent interprts comme un dni de la violence
dont ils avaient t les victimes : Pour sortir du drame, il fallait rsoudre un problme grave
et mme cruel, celui de lAlgrie. Nous lavons rsolu comme il le fallait, conformment au
gnie de la France et son intrt. Mais encore, je vous prends tmoin, en une anne, un
million de Franais tablis dans ce pays ont t rapatris sans heurts, sans drames, sans
douleurs, et intgrs dans notre unit nationale. 1053 La prsence mme du Gnral de
Gaulle sur la scne politique franaise entretiendra, pendant quelques annes encore, une
rancur personnalise contre celui qui avait sonn la fin de lAlgrie franaise. En effet,
longtemps, une partie des Franais dAlgrie lui vouera une haine indicible 1054. Cest le
sens du tmoignage de Jean-Franois C. :
Je continuais de le har (il rit), comme je le hassais avant. Et tous les matins en me
rasant, je me disais certains pensent tre Prsident de la Rpublique tous les
matins en se rasant. Moi, tous les matins en me rasant, je pensais jespre que cest
aujourdhui que je vais avoir une bonne nouvelle. Et si Dieu ne le remet pas dans le
1051

Entretien Monique C., Annexes, p. 85


Ibid, p. 358
1053
Ibid
1054
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple
marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 165
1052

326

droit chemin, quil le rappelle lui (il rit) voil. Donc, jusqu ce quil parte
des affaires, jai continu de je nai pas eu dengagement ce moment-l,
politique. 1055
Jean-Pierre Z. a une raction identique :
Chaque fois que de Gaulle se prsentait, jai fait campagne contre lui il y a une
espce de manque dobjectivit peut-tre. Cest possible, mais enfin ce gars-l
nous ayant tellement mayant bluff et ayant bluff tellement de monde, je mtais
dit mais je ne peux plus je ne peux plus donner du crdit ce gars-l donc
quelque soit ce quil fasse, jtais contre ctait pas objectif parfois, mais ctait
comme a de lanimosit 1056

Frdrique D. raconte la raction de son pre face la prsence au pouvoir du gnral de


Gaulle, une fois que sa famille a quitt lAlgrie pour la France :
Trs mal mon pre a trs trs mal vcu a je lai toujours entendu parler en
mal tu ferais mieux de te taire. Va te coucher nimporte quoi 1057
La mort du gnral de Gaulle sera le premier lment dapaisement de la communaut piednoire mme si beaucoup dentre eux regrettent que des proches soient partis avant
lui. 1058
Si, pour limmense majorit des Franais dAlgrie qui dbarquent, pendant le printemps et
lt 1962, sur les ctes mtropolitaines, labsence daccueil et le manque de solidarit de la
part de leurs compatriotes et des autorits politiques, se fait cruellement sentir, en revanche,
pour ceux dentre eux qui sont de confession isralite, larrive et linstallation en France se
passera souvent diffremment.

2)Le rle de la communaut juive de mtropole

1055

Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506


Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
1057
Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
1058
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple
marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 167
1056

327

Mme si nous avons, en amont de ce travail, pos le postulat selon lequel la population
juive dAlgrie pouvait tre considre comme partie de la population globale des Franais
dAlgrie, il est vrai que, au sein mme de ce groupe, elle a connu une trajectoire parfois
diffrente de celle du reste du groupe. Ainsi, lorsque, dans lanne 1962, des centaines de
milliers de pieds-noirs franchissent la Mditerrane, les mtropolitains qui les observent ne
font pas de diffrence. Pour eux, tous appartiennent la mme communaut des Franais
dAlgrie sinstallant massivement en France aprs lindpendance de lAlgrie. Les choses
ne sont pourtant pas si simples. Il existe bien une histoire spcifique des Juifs dAlgrie dans
lhistoire gnrale des pieds-noirs .1059
En effet, si les Juifs dAlgrie ont vcu la mme histoire que les autres Franais dAlgrie, ils
sont, depuis le dbut, rattachs une communaut juive mtropolitaine particulirement
active et concerne par le sort de ses coreligionnaires doutre-Mditerrane. Pour les
diffrentes composantes de la population franaise dAlgrie, le conflit Algrie et le voyage
vers la mtropole qui a suivi, ont jou, pour les Juifs aussi, le mme rle homognisateur.
Chacun sest ainsi trouv, soudainement et au sein mme de la population des Franais
dAlgrie, plus proche de ses compagnons dinfortune quil ne ltait peut-tre en Algrie.
Mais lexistence dune communaut juive constitue, active, organise, solidaire aura sans
doute introduit une nouvelle distinction entre ceux que les vnements avaient pourtant
brutalement rapprochs. Comme Jean-Jacques Jordi le rappelle, la communaut juive de
Marseille commence une transformation qui sacclre avec larrive des juifs pieds-noirs
() au dbut des annes soixante. Franais, rapatris, ils ne sont pas part dans le grand
mouvement de 1962 (). Cependant, par leur afflux massif et leur rpartition gographique,
ils vont bouleverser les structures du judasme mtropolitain. () La migration des juifs
dAlgrie vers la mtropole se dcompose en deux mouvements (). La phase de repliement
qui dbute ds 1955 saccentue partir de la dcision communautaire, prise sans doute en
1958 dans les consistoires dAlgrie, denvoyer des notables en France ayant comme
mission la mise en place dune structure daccueil spcifique. () Cependant, () ce
repliement na touch quun tiers environ de la communaut juive dAlgrie. Comme pour les
autres rapatris, lexode tragique de 1962 constitue le deuxime mouvement migratoire. 1060

1059

Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale, op. cit., p. 35


Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple
marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 214-215
1060

328

Ainsi, ds leur arrive ils sont pris en charge par leurs coreligionnaires mtropolitains qui
pallient ainsi le carences des pouvoirs publics franais. () Grce cette solidarit, les juifs
dAfrique du nord [ sintgrent ] plus facilement. () Laccueil de la communaut juive en
France leur [ permet ] en effet de se sentir intgrs, sans perdre pour autant leur particularisme
communautaire. Mieux : ils [ vont ]en grande partie imposer ce particularisme aux juifs
mtropolitains. 1061
Avec les autres Franais dAlgrie, pourtant rapprochs par le conflit dindpendance et le
rapatriement, les relations ne sont pas toujours aises. L antijudasme qui traverse depuis
longtemps cette population nest certes pas mis en avant, et les vnements dramatiques vcus
en commun semblent avoir fait merger une forme de solidarit au sein du groupe, mais, une
fois en contact avec la communaut juive mtropolitaine, force est de le constater, [ que ] la
communaut juive va se sparer ostensiblement de la communaut des rapatris
dAlgrie. 1062
Benjamin B. va mme plus loin. Particulirement marqu par lexclusion de la population
juive, soutenue par la population europenne, il assure, malgr un vcu commun du conflit
algrien et de lexil, ne pas faire partie de la mme communaut que les Franais dAlgrie
non-juifs, pour lui ternellement antismites et racistes. Ainsi affirme-t-il :
Je naime pas les Pieds-Noirs... donc ce bain dantismitisme latent qui explosait de
temps en temps toujours sans aucune raison donc en 41-42 toujours le terme de
mpris alors quon pensait que ctait termin... () si Pieds-Noirs veut dire
ractionnaires, anti-arabes, assassins, je ne suis pas pied-noir. 1063
Notons par ailleurs que sil a exist en Algrie de nombreuses dissensions lintrieur mme
du groupe des Franais dAlgrie, et mme si chaque groupe na pas bnfici des mmes
conditions daccueil une fois sur le sol mtropolitain, la tendance dans les discours des
Franais dAlgrie est plutt inclure pleinement, et au-del des diffrences qui auraient
autrefois retenu leur attention, la population juive au sein dune communaut la formation
bouscule par les vnements historiques. Cette tendance pourrait tre interprte comme une
volont de renforcer les rangs de cette population malmene et qui peine affirmer une
identit propre et solide. Ainsi, les Franais dAlgrie non-Juifs montrent de quelle faon ils
1061

Ibid, p. 281
Clarisse Buono, Pieds-noirs, de pre en fils, op. cit., p. 39
1063
Entretien Benjamin et Rjanne B., Annexes, p. 178
1062

329

cherchent inclure au maximum ceux dont, en Algrie, ils contestaient aisment la lgitimit
de la place au sein de leur groupe, ou, en tout cas, lgalit de statut avec les Europens. Cest,
en somme, pour bnficier dune certaine forme de loi du nombre et du poids numraire,
quils laisseront sexprimer cette tendance linclusion de ceux qui vivent la limite du
groupe, pour apparatre aux yeux des autres comme un ensemble important et visible.
Depuis le dclenchement du conflit qui mnera lindpendance de lAlgrie, les Franais
dAlgrie constitue un gne dont la mtropole se serait bien passe. Le Gnral de Gaulle
navait pas prvu ni souhait leur arrive massive et si prcipite. Les mtropolitains ont
deux une image ngative quils tirent essentiellement de leur mconnaissance de cette
population qui demeure, mme aprs 130 annes, particulirement difficile apprhender,
dans ses composantes et dans son histoire. Ils craignent pour leur tranquillit, pour leur
emploi. Autant dapprhensions qui prsident un contact fbrile entre les deux branches
dun mme peuple.
Emergeantes loccasion du conflit algrien, vivaces lors du voyage qui les emmne de leur
terre natale vers leur patrie inconnue, la rancur et la douleur que ressentent si violemment
les Franais dAlgrie se trouvent vritablement cristallises lors mme quils entrent de
plain-pied au cur de la socit franaise et au contact de ces compatriotes, tout aussi
inconnus que le sol sur lequel il leur faut dsormais vivre, et aussi peu prt leur ouvrir les
bras.

B) Une minorit au sein du peuple franais


Minoritaires en Algrie, mais bnficiant statut protg, ils deviennent minoritaires
dans un milieu hostile. Eparpills, accuss, dsappoints, ils vont peu peu sengager dans la
voie dune insertion rapide au cur de la socit franaise, une insertion souvent couronne
de succs face une France dmythifie.

1)A partir du sud, la dispersion

330

Sils arrivent en grand nombre dans la ville de Marseille, il ne peut tre question que
les rapatris s [ y ] installent () ! La ville est au bord de lasphyxie (). Si le parti
communiste penche pour la solution peu raliste- dun retour aid en Algrie, Gaston
Defferre opte pour une radaptation do Marseille serait exclu. () En tout tat de cause,
leffet immdiat () est naturellement daccrotre le foss entre les rapatris et les Marseillais
(). 1064 En bien des points, Marseille-transit de lt 1962 est peru comme ce lieu de
souffrance temporaire o le regard de lautre demande lexpiation de fautes totalement
incomprises, rejetes ou dnies. La ville phocenne apparat alors comme un purgatoire
contrebalanc par cette terrible interrogation : quavions-nous fait pour mriter a ? 1065
Cest finalement le sens des propos de Maxime, qui se rappelle le regard des mtropolitains
lgard des Franais dAlgrie dbarquant sur le sol franais :
Au fond de nous-mmes, on sentait bien quils pensaient que ctait un peu de notre
faute quoi, quon navait que ce quon mritait, et que voil en quen plus questce quon venait les emmerder ici, voil. En gros, ctait a, mais on nosait pas le
dire.
Aux relations tendues et parfois violentes entre mtropolitains, du sud essentiellement, et
Franais dAlgrie tout rcemment exils, sajoute les problmes de capacit daccueil. En
effet, le surpeuplement reste pour beaucoup de rapatris une ralit de lexil. 1066 Ainsi, ils
sont nombreux vivre dans de grands ensembles, parfois non achevs et dans des conditions
de confort souvent prcaires. Mais, enfants ou adultes, chacun a sembl y voir, sa faon, une
exprience renforant les liens au sein dune communaut en formation sous le coup du
traumatisme de la guerre et de lexil.
Annie F. fait ainsi le rcit de son installation dans une cit de Marseille, ddie laccueil des
Franais dAlgrie nouvellement rapatris :
Des gens de la Croix Rouge () nous ont emmens dans une cit... alors, une cit
qui tait toute neuve... je pourrais pas te dire laquelle... tant donn que je connaissais
pas Marseille, je pourrais pas te dire, j'ai pas retenu... ni le nom, ni l'endroit, ni rien...
c'tait une cit qui venait d'tre construite... une cit o ils mettaient les Pieds-Noirs...

1064

Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 57


Ibid, p. 47
1066
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple
marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 125
1065

331

o ils mettaient les Pieds-Noirs provisoirement, c'est--dire c'tait un accueil pour une
nuit, pour deux nuits ventuellement mais pas plus. 1067
Notons ici lutilisation de lexpression Pieds-Noirs -plus que frquente chez les Franais
dAlgrie-, utilisation qui montre de quelle faon ils ont intgr et investi, dans leur langage
courant, une sorte de vocabulaire dominant , impos de lextrieur. Ainsi, cest en partie
autour de cet lment extrieur, dcouvert en mtropole, et dont ils vont dtourner le sens
premier, que les Franais dAlgrie font se forger une identit propre. Par ailleurs, nous
lavons vu, faire appel un vocabulaire existant et connu leur permet galement de gagner en
visibilit immdiate.
Cest dailleurs galement le cas pour Pierre A. :
Linstallation de mes parents sest faite assez bien. Ils ont t accueillis dans une
dans une un grand ensemble au sud de Rouen, qui venait dtre construit dans
une tour dailleurs dun urbanisme de type grands ensemble, de type ZUP, mais
dans un climat qui sest rvl assez convivial, dabord parce quil y avait dans cette
tour beaucoup de pieds-noirs qui se retrouvaient, et puis parce que le tonus tait
tait l, tait prsent, et donc ma mre a t nomme institutrice dans une cole
voisine. Mon pre a t mut la prfecture, et moi je me suis inscrit la fac en
arrivant. En fait, on a retrouv nos liens on a recr des liens. On na pas retrouv
de liens, puisquon navait aucune on ne connaissait personne Rouen mais on a
recr des liens, et donc, notre installation sest faite dans des bonnes conditions. 1068
Pour Christian E. :
On a donc t accueillis Marseille par ce tonton () qui avait trs russi en
affaire, dans la promotion immobilire et donc il avait construit plusieurs
immeubles Marseille il tait pass de la petite villa a et il a t
extraordinaire cet homme parce quil a d accueillir des milliers de personnes et
donc, il nous a logs dans un appartement au huitime tage dune tour,
Marseille qui existe toujours la tour et donc on avait un appartement de trois
pices, mais alors, ce qui tait marrant, ctait que limmeuble tait pas termin jai
le souvenir il y avait la cage descalier sans rampe, lascenseur la cage
dascenseur sans ascenseur on avait un balcon qui navait que des rambardes de
1067
1068

Entretien Annie F., Annexes, p. 216


Entretien Pierre A, Annexes, p. 439
332

chantier. Il y avait pas leau lintrieur de la maison. On allait chercher leau sur
une descente de chantier qui courrait le long des balcons du 12 me tage au 8me
tage donc, tout a, ctait vraiment, pour nous, enfants ctait ctait une
espce de fte quoi () ctait la grande fte, parce que on tait jusqu 18 sur cet
appartement de trois pices oui, le maximum, le pic, a a t 18. Cest le chiffre
ctait presque un record on essayait de battre les records donc on dormait sur
on avait un trs grand balcon, on dormait sur le balcon les enfants dormaient sur le
balcon, parce quil faisait beau et puis, je me souviens ma grand-mre, qui avait un
tout petit rchaud, qui faisait la cuisine pour 18 personnes ctait un truc et
ctait donc, on retrouvait les gens, qui venaient, qui repassaient, qui repartaient,
enfin, je veux dire ctait une fte. () on tait tous l, avec tous les amis, les
jeunes, les moins jeunes. On revoyait des gens quon navait pas vus depuis des
annes ctait une espce de grande fte. 1069
Pour beaucoup de ces Franais dAlgrie qui dbarquent en mtropole, ce sud, le premier lieu
de rencontre entre la France de lAlgrie et la France mtropolitaine reste avant tout
lespace de la chair disperse. Si lon sattendait ce que la famille et le cercle des amis
puissent sy reconstruire, il faut dchanter. 1070 Il ne sagit pas pour eux dun lieu [ de ]
retrouvailles et [ ni de ] lamorce dune vie nouvelle 1071, puisque, rapidement, le
gouvernement prend la dcision de recenser les rapatris de Marseille et de les forcer se
rendre vers dautres lieux de nouvelle vie. Le matre mot est alors le dgagement de la
population rapatrie du Midi vers dautres lieux en France . 1072 Des consignes sont donnes
pour inciter nergiquement les Franais dAlgrie se rendre dans des rgions o les
risques de saturation sont moindres, o leur concentration moins importante faciliterait leur
intgration locale, et ne donnerait ainsi pas limpression aux habitants de se voir envahis .
Ni la rgion parisienne, ni la rgion marseillaise ne doivent tre des espaces dinstallation
des rapatris. Ce quon avait admis pour les rapatriements prcdents nest plus de mise. 1073

1069

Entretien Christian E., Annexes, p. 313


Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 85
1071
Ibid
1072
Ibid, p. 98
1073
Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 34
1070

333

Plus quun lieu daccueil, Marseille apparat comme un sas partir duquel les rapatris
doivent tre disperss, dissmins sur lensemble du territoire mtropolitain. Il nest pas
question de rester dans la ville phocenne. 1074 Cest dailleurs ce que rappelle Benjamin B. :
-Benjamin : Marseille et toute la Provence taient interdites aux Pieds-Noirs
-Pourquoi ?
-Benjamin: Par dcision parce quils ne voulaient pas... ctait une dcision prise par
les ministres... donc a nous tait interdit... 1075
Cette population meurtrie et communautarise sous le coup les vnements quelle a vcus
dans sa globalit, va se trouver parpille, disperse, parfois mme chasse. Une nouvelle
fois, les Franais dAlgrie se trouvent au cur dun paradoxe : celui dune population qui a
vcu et qui continue de vivre- une dispersion gographique, qui tranche avec une forme de
resserrement symbolique des liens communautaires qui apparaissent, au mme moment ,
la conscience mme des Franais dAlgrie.
Ainsi, ils sont nombreux rappeler que, malgr la communautarisation qui se produit sous
le coup des vnements qui se droulent en Algrie et qui dbouchent sur leur arrive
massive, ils se sont tous trouv parpills sur le sol mtropolitain, une dispersion qui semble
avoir rsist aux annes, comme le raconte Jean B. :
On a t trs disperss. Moi, jhabite en Eure-et-Loire. Cest ma rsidence
principale, soixante kilomtres de Paris non, non jai une sur qui habite dans
les Ardennes, Vouziers. () Et, jai une autre sur, qui est institutrice spcialise
aussi dans les cas difficiles, et elle, elle est Evry. 1076
Pour Adrien L. :
Moi, personnellement, tous mes copains, tous mes amis ont t disperss un petit
peu partout, et jen ai retrouv un, x annes aprs, et tout fait par hasard, en se
croisant sur la route. Il ma doubl et il ma reconnu, et voil x annes aprs. Ce
nest pas pour a quon se voit beaucoup plus. Avant, on se voyait rgulirement. Bon,
Paris est grand. Moi, jhabite Paris. Lui, il habite la grande banlieue parisienne. En
plus, il est mari, il a des enfants et tout. Cest difficile. 1077

1074

Ibid, p. 31
Entretien Benjamin et Rjanne B., Annexes, p. 178
1076
Entretien Jean B., Annexes, p. 268
1077
Entretien Adrien L., Annexes, p. 818
1075

334

Pour Nicolas D. :
Jai assist cette dispersion parce qualors ctait une diaspora consentie
provoque par les pieds-noirs eux-mmes non pas par le fait que nous ayions t
chasss dAlgrie mais par le fait quici, nous ayions t incapables de nous
regrouper devant les enjeux qui taient notre vie, notre cimetire, notre avenir, ceux
de nos enfants 1078
Ainsi, depuis Marseille et dautres villes du sud, ils sont nombreux se trouver comme
expulss , de nouveau, vers des rgions du nord. Dailleurs, comme le note Jean-Jacques
Jordi -mettant ainsi en vidence une solidarit interne qui semble venir pallier celle quils
nont pas trouve chez leurs compatriotes mtropolitains- avec ceux qui arrivent en toute
lucidit dans [ Marseille ] qui nest pas prpare les recevoir, une certaine fusion des
mmoires se produit, jetant lopprobre sur la ville phocenne. Mieux, ce rejet se retrouve y
compris parmi ceux qui ne sont pas passs par Marseille ! 1079
Malgr cela, cest tout de mme le sud de la France qui a les faveurs de nombreux Franais
dAlgrie. Le soleil, la chaleur, et une forme de proximit gographique avec leur terre
perdue, comme sil sagissait pour eux de ne pas la perdre de vue, poussent un grand nombre
dentre eux sinstaller au bord de la Mditerrane. Aux avantages matriels que le
gouvernement consent au nord (), beaucoup prfrent la gratuit du soleil qui cicatrise les
blessures. 1080 Ainsi, une vritable course au soleil rassemble certains pieds-noirs. 1081
Ainsi, sils ont souvent t pousss quitter le soleil, ils y sont souvent revenus quelques
annes plus tard, une fois pass le choc du rapatriement et celui de la rinstallation. En effet,
nombreuses sont les familles qui errent durant une deux annes en territoire mtropolitain
avant de revenir sinstaller sur la cte mditerranenne. 1082
Parti plus au nord, Jean-Pierre R. explique que le sud de la France avait ds le dbut la
prfrence familiale, notamment pour des raisons de climat :
Mon pre avait demand il avait le droit de lister 20 villes o il voulait habiter et
il avait appris aimer le soleil, et ma mre voulait le soleil. Donc, il a mis 18 villes du
1078

Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18


Jean-Jacques Jordi, 1962, larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 47
1080
Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 243
1081
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit. p. 85
1082
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple
marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 60
1079

335

midi, et il a mis Nantes et Rennes (). Et ils ont dit enfin, un qui veut aller dans le
nord . On nous a muts Rennes. 1083
Pour Jean-Pierre Z. qui nous indique o lui et sa famille se sont installs en arrivant
dAlgrie :
A Aix-en-Provence comme beaucoup de pieds-noirs on a cherch la
Mditerrane dabord bon, les communauts se sont installs dans les grandes
mtropoles. On a cherch un peu, disons, la Mditerrane et puis le soleil quoi je
suis venu Aix et jai pas boug. 1084
Alain V. passera dabord plusieurs annes loign du climat chaud et ensoleill du sud de la
France, pour finalement y revenir en suivant une opportunit professionnelle :
On ma fait une proposition de venir minstaller dans une clinique Agen. Je me
suis dit le soleil tant l, je vais peut-tre y aller . 1085
Pour Jean-Claude G. :
Il tait pas question qu'on aille du ct de la Sibrie franaise, on voulait le
soleil. 1086
Pour Nicolas D. :
Je retrouve dans le sud le climat, en partie dailleurs le climat que nous avions lbas, un beau ciel bleu et la plupart des Pieds-Noirs sont installs sur la cte varoise,
sur le cte dAzur mais l ctait plus cher, ctait rserv dautres Pieds-Noirs, sur
la cte varoise, Marseille il y en a vraiment, pour des raisons climatiques,
beaucoup ctait dterminant 1087
Dus par cette mtropole qui les rejette, peine ont-ils pos leurs bagages sur son sol,
pousss sinstaller dans des rgions dont mme le climat leur est inconnu, quils se
retrouvent ainsi privs, la fois, dun soutien moral ainsi que dun soutien matriel dont ils
ont parfois grand besoin.
1083

Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741


Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
1085
Entretien Alain V., Annexes, p. 576
1086
Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
1087
Entretien Nicolas D. Annexes, p. 18
1084

336

2)Une ingalit devant les aides ?


Les Franais dAlgrie vont dvelopper une tendance comparer leur situation
dautres groupes auxquels la France aura parfois apport laide et le soutien dont ils auraient
souhait pouvoir bnficier. Cest videmment le cas lorsque ces groupes connaissent des
situations de dtresse, comme Jean le souligne dailleurs :
Aujourdhui, on vous met des psychologues ds quil y a un ppin dans un coin, une
station service attaque, hop des psychologues qui vont soccuper rien du tout 1088
Cest galement ce que sous-entend Monique C. :
A l'poque y'avait pas comme il y a maintenant tout de suite, les psychologues... ()
ds qu'il y a un pet de travers y'a les psychologues... l y'avait rien du tout, il fallait se
dbrouiller, et c'est vrai qu'ils ont mis des annes survivre... peut-tre plus long... ils
auraient peut-tre des ractions diffrentes s'ils avaient t traits tout de suite, peuttre au niveau psychologique a leur aurait fait du bien. 1089
Ou encore pour Fernand E. :
Cest vrai que les rapatris, on le dit dans les journaux de lpoque nont pas t
accueillis avec beaucoup de chaleur, quand on voit par exemple, quaujourdhui
dautres Franais de ltranger sont accueillis dans des conditions toutes autres
mais je me souviens que quand on est arriv Marseille, par exemple quand on est
descendus du bateau, il ny avait aucun service daccueil, aucun ma mre ma
donn un peu dargent, mais pas beaucoup pour que jaille acheter pour mes frres
quelques fruits et un morceau de fromage et de pain et il ny avait rien sur les quais
jai toujours limage de ces valises les unes sur les autres, les gens qui sappellent, qui
sinterpellent, il ny avait aucun service daccueil alors je pense quun pays comme la
France qui est un pays riche mme dans les anne 60, ils auraient pu crer un service
daccueil aux rapatris, a cest un peu dcevant, cest vrai. 1090

1088

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Entretien Monique C., Annexes, p. 85
1090
Entretien Fernand E., Annexes, p. 36
1089

337

Pour la femme de Thierry :


Et ce qui nous a fait trs mal aussi, cest que arrivs en France, on a t trs mal
reus, trs mal reus alors que maintenant on accueille absolument tout le monde, il y
a des psychologues pour tout le monde, nous on a traits plus bas que terre 1091
De nombreux franais dAlgrie comparent ainsi leur situation avec la mobilisation que la
organise plus tard pour les Kosovars, une mobilisation dautant plus mal vcue quelle
sadresse des individus qui ne sont pas membres de la communaut nationale, comme une
manire de nier leur propre douleur et leur propre drame, et de considrer quil serait
illgitime quils bnficient dun tel traitement. Cest le cas de Jean :
Cest comme a quil y a eu plus dun million de personnes qui tout coup a
dbarqu en France avec un accueil, je dirais, quasiment hostile non pas comme on
a accueilli les Kurdes, les Kosovars, tous les gens qui taient chasss de chez eux
nous, on nous a presque des hommes jets la mer et puis sans aucune aide avec
des tentes dresses. 1092
Ainsi, au regard des efforts faits pour soutenir les groupes touchs par des drames, il apparat
pour les Franais dAlgrie que lattitude adopte par les mtropolitains leur gard illustre le
fait que la France reste sourde leur drame et leur souffrance. En effet, labsence de soutien,
dorganisation, de compassion, de solidarit, sont autant de signaux adresss aux Franais
dAlgrie sur la France qui sapprte les accueillir.
Cest ainsi une tendance frquente de la part des Franais dAlgrie que de comparer le
traitement de leur propre situation avec dautres populations dont ils considrent quelles
bnficient daides auxquelles ils devraient avoir droit, si la France dcidait de reconnatre la
lgitimit de leurs revendications et de leurs souffrances. Selon eux, leur prjudice nest tout
simplement pas reconnu. Cest ainsi que Marc G. affirme :
Lvaluation dans les annes qui ont suivi lindpendance une valuation a t
faite par lEtat franais sur une base administrative, compte tenu des archives qui
existaient, de tous les recensements. Une valuation des biens spolis par lEtat
algrien a t faite, a t mesure. Elle a t chiffre, etcetera. Et la France sest
engage dans une indemnisation de ces valeurs en quelques sortes immobilires,
1091
1092

Entretien collectif, Annexes, p. 117


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
338

etcetera et, le problme des lois dindemnisation, puisquil y en a eu deux qui ont
t faites nont touch que partiellement lvaluation globale faite par lEtat
franais. Il ne sagit pas de prendre les valuations qui ont pu tre faites par la suite,
mme par les Pieds-Noirs eux-mmes. Je crois quon dit que cest de lordre de 20
25% 20 25% de lvaluation qui a t faite par lEtat franais, qui a t indemnis
par les lois dindemnisation. Donc, les Pieds-Noirs disent coutez, il ny a aucune
raison vous avez fait lvaluation de nos pertes, des biens laisss en Algrie. Vous
en avez indemnis 25%. Pourquoi, comme dans tous les pays du monde pourquoi ne
pas indemniser selon des formules mettre au point, tales dans le temps
parce que tout le monde est conscient que, historiquement, cest pas un problme
conomiquement, cest pas un problme facile, compte tenu de la situation de la
France, que lon connat par ailleurs, etcetera mais pourquoi ne pas aller
jusquau bout de cette indemnisation, en utilisant encore une fois des formules
conomiques raisonnables, tales . Il ny a aucune raison, puisque il y a eu une
valuation. On a attaqu lindemnisation, et puis on sest arrt en chemin. On en a
fait le quart entre 25 et 30%. Je nai plus les chiffres en tte. Bon, il reste 70%
indemniser. Pourquoi ne pas finir dindemniser ? Au nom de quoi ? Les pieds-noirs
sont dans la situation de quelquun qui a eu une catastrophe cologique, une
inondation, et qui se retourne vers lEtat et les assurances, et qui dit mais pourquoi
vous ne mindemnisez pas ? Vous avez valu vous mme les dgts. Vous les avez
chiffrs 100, et vous men donnez 30. Pourquoi ne pas aller jusquau bout ? .
Donc, a cest un problme qui na rien voir avec laspect culturel, ou laspect
historique. Cest un problme purement conomique. On est face une expropriation.
Trs bien. Cest comme le type qui lautoroute est pass dans la proprit. Des amis,
dans le sud de la France, le TGV est pass, on les indemnise. On value la valeur du
terrain, compte tenu de lenvironnement. LEtat a fait une valuation de leur terrain,
et leur a rembours le terrain, effectivement, ou la proprit qui a t traverse, et en
gnral dans des conditions tout fait dcentes. Pourquoi ? lAlgrie, cest une
sorte de TGV historique qui est pass. Je veux dire, au nom de quoi on indemnise pas
les gens qui ont t spolis, qui ont perdu leurs biens, leurs terres et leurs maisons,
parce que le vent de lhistoire avait dcid de passer ? 1093
Ou comme le dit encore Jean-Flix Vallat :
1093

Entretien Marc G., Annexes, p. 649


339

Nous demandons tre indemniss, de la mme manire qu'un agriculteur de


France est indemnis lorsqu'une autoroute, pour le bien public, passe dans son
champs. Il y a une estimation, il est pay, a porte pas... a souffre pas de discussion.
Donc, il me semble normal de demander la mme chose pour les biens qu'on avait lbas. 1094
Les problmes de rparation conscutifs au dpart des Franais dAlgrie sont nombreux. Ils
avaient des proprits, des commerces. Ils ont tout laiss. Parce que lindpendance et la perte
de lAlgrie ntaient pas leur propre dcision, parce quils nont pas eu le choix, par ce que le
dpart sest souvent fait dans la prcipitation, nombreux sont ceux qui se sont retrouvs sans
argent arrivs en France, sans aucun moyen pour se rinstaller. Cela na pas pour autant
empch quils russissent se rinsrer, parfois mme trs brillamment. Comme ils le disent
souvent, les premires annes, il fallait tout simplement survivre. En France, il faut non
seulement tout recommencer zro mais ne pas sattendre de surcrot rcolter pour euxmmes les fruits de leur labeur. Lindemnisation leur ayant t refuse, ils nont pas le choix.
Cest pour leurs enfants que les rapatris qui ont quarante ans en 1962 travailleront en
assurant tout juste leur propre survie 1095.
Pourtant, ds 1961, le Parlement a ratifi une loi stipulant que la collectivit entire doit
supporter la charge de la dpossession brutale 1096. Alors que les accords dEvian prvoient
que lindemnisation relative aux biens confisqus aux Franais soit effectue par lAlgrie,
celle-ci sy refuse. La France est donc seule dbitrice 1097. Aprs une guerre de sept annes,
elle se retrouve nouveau prise dans les mailles dun filet dont elle nest toujours pas sortie.
Dj, le 2 Novembre 1963, Maurice Duverger avait pris le parti du droit et invoqu le respect
de laccord international que constituaient les accords dEvian : On napplique pas des
intentions, on applique des principes de droit, qui servent de fondement aux rglementations
particulires. Ladoption par le rfrendum du 8 Avril des dclarations gouvernementales du
19 Mars 1962 en ont fait de vritables dclarations de droits, dfinissant

les garanties

accordes par la Nation une catgorie de Franais particulirement menacs, les Franais
dAlgrie. Le rfrendum tant un acte du peuple souverain (article 3 de la constitution), il
simpose toutes les autorits publiques et donne aux dclarations gouvernementales du 19
1094

Entretien Jean-Flix Vallat, Annexes, p. 234


Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 249
1096
Cite par Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit.,
p. 257
1097
Ibid
1095

340

Mars 1962, une valeur quasi-constitutionnelle. La Nation savait exactement quoi elle
sengageait en approuvant les dclarations gouvernementales. Il ne sagit plus seulement ici
de lobligation gnrale de solidarit en face des calamits publiques, laquelle noblige pas
une rparation intgrale; il sagit dobligations, plus prcises et plus strictes, une
indemnisation juste. Ces obligations, la Nation les a souscrites le 8 Avril 1962, le moment est
venu de les honorer. Cest cela que Jean C. fait rfrence :
On a obtenu quelques aides, minimes, des prts, mais des taux importants (...) la
loi dindemnisation qui tait promise depuis 1960 navait pas vu le jour, et il a fallu
que de Gaulle sen aille, que Pompidou arrive et quon ait un moratoire (...) qui nous
dise stoppons les poursuites en attendant quon voit la loi dindemnisation (...) il a
fallu attendre 20 ans pour avoir une indemnisation qui (...) reprsentait, je dirais, tout
juste un quart de la valeur quon avait laisse et on na pas t trait selon le droit
public (...) cest tout fait contraire aux accords dEvian qui avaient dit lorsque
quelquun est expropri dAlgrie une commission mixte franco-algrienne doit se
runir, valuer les biens, lexpropri est immdiatement indemnis alors on a fait les
Accords dEvian sens unique dans tout ce qui tait favorable aux Algriens qui
pouvaient manipuler les fonds (...) ceux qui avaient laiss de largent l-bas par
hasard, ne pouvaient plus le sortir donc on a eu un traitement absolument
ingalitaire(...) a a t compltement bafou1098
En fait, ce nest quune fois que le Gnral de Gaulle a quitt ses fonctions que les possibilits
dune indemnisation des rapatris dAlgrie ont t avances. Lors du dbat sur la loi
dindemnisation de Juillet 1970, Paul Cermolacce, pour le Parti Communiste, affirmera il
est (...) ncessaire et quitable de procder sans plus tarder lindemnisation des rapatris de
la perte de leurs biens 1099.
Finalement, lindemnisation des rapatris dAlgrie, qui aura cot en tout 50 milliards de
francs (), a t dfinie par trois lois successives (1970, 1978 et 1987) (). On comprend
alors lhumiliation des pieds-noirs qui ont attendu trente ans pour se voir indemniss, un
taux drisoire, des pertes subies en 1962, et leur colre lorsquils se souviennent quau milieu
des annes soixante, ces indemnits de ddommagement, dont ils avaient un besoin vital, leur
ont fait dfaut. Beaucoup auront disparu avant de percevoir cet argent, et la moiti se sera
recre une situation sans laide de lEtat laquelle ils pouvaient pourtant lgitimement
1098
1099

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 88
341

prtendre La question de lindemnisation est un ternel motif de rancur : perdre ses biens,
devoir tout abandonner en partant tait dj difficile, ne pas tre indemnis par sa propre
patrie a aggrav linjustice au point de la rendre intolrable pour une population qui sest
sentie non seulement lse, mais aussi traite par le mpris. 1100
La faon dont ont t menes les campagnes dindemnisation est, selon les Franais
dAlgrie, assez reprsentative de la place que la France leur offre en son sein, parmi les
groupes dont elle reconnat la souffrance ou la pnalisation de certaines situations, comme le
laissent entendre les propos dAlain V. :
Il y a un certain nombre de Pieds-Noirs qui ont t largement indemniss. Cest ceux
qui avaient la chance dtre proches de certains milieux. Vous navez qu aller dans
le Gers. Il y a des indemnisations qui ont permis dacheter des terres immenses un
certain nombre de colons. Par contre, le petit Pied-Noir, lui, il a tout perdu. Nous, on
na jamais reu dindemnisation particulire. 1101
Pour Jean-Christian M. :
Presque rien ridicule trente ans aprs une valeur qui valait un centime ou un
millime de ce que a pouvait valoir. 1102
Quant Jean-Pierre R., il affirme :
Il y a un problme pied-noir, parce que dabord, je le sais parce que je travaille
auprs du GNPI, qui sont ces familles un peu qui estiment de pas avoir t
indemnises de sommes importantes. () On est le seul pays, dabord, la France, qui
na pas rembours, qui na pas indemnis ses autochtones. Les Portugais qui sont
rentrs dAngola, les Italiens qui sont revenus de Libye etcetera. Tous les pays du
monde ont indemnis leur peuple. Et dailleurs, cest cest dans la constitution
franaise. On devra tre indemniss, puisquon a je vous dis, moi, je nattends pas
un franc, puisque mais notre communaut aurait d toucher des indemnits pour
avoir cest lhistoire. Le gouvernement franais a jug quil fallait donner lAlgrie.
OK. Mais, dans ce cas-l, les Franais dAlgrie devaient tre indemniss comme
lont t les Alsaciens ou autres. Or, on nest pas indemniss. 1103

1100

Ibid
Entretien Alain V., Annexes, p. 576
1102
Entretien Jean-Christian M., Annexes, p. 717
1103
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
1101

342

Pour Jean B. :
On na jamais rien touch ou on a touch jai touch une fois, il y a quinze ans,
5 000 francs oui, oui parce quon navait pas de biens, donc on pouvait pas
mais, vous savez prix 1960 donc bon vous voyez ce que a peut faire
quoi 1104
Jean C. raconte :
On a obtenu quelques aides, minimes, des prts, mais des taux importants (...) la
loi dindemnisation qui tait promise depuis 1960 navait pas vu le jour, et il a fallu
que De Gaulle sen aille, que Pompidou arrive et quon ait un moratoire (...) qui nous
dise stoppons les poursuites en attendant quon voit la loi dindemnisation (...) il a
fallu attendre 20 ans pour avoir une indemnisation qui (...) reprsentait, je dirais, tout
juste un quart de la valeur quon avait laisse et on na pas t trait selon le droit
public (...) cest tout fait contraire aux accords dEvian qui avaient dit lorsque
quelquun est expropri dAlgrie une commission mixte franco-algrienne doit se
runir, valuer les biens, lexpropri est immdiatement indemnis alors on a fait les
accords dEvian sens unique dans tout ce qui tait favorable aux algriens qui
pouvaient manipuler les fonds (...) ceux qui avaient laiss de largent l bas par
hasard, ne pouvaient plus le sortir donc on a eu un traitement absolument
ingalitaire(...) a a t compltement bafou1105
Quant Alain Vauthier, il rappelle :
Bien videmment, tout na pas t indemnis. Les gens qui avaient vendu en
catastrophe nont pas t indemniss. Cest ce quon appelle des ventes vil prix.
Ceux qui ntaient pas franais nont pas t indemniss. Ceux qui taient trop riches
nont pas t indemniss compltement. Donc, il y a quand mme des insatisfactions,
dautant plus que lAlgrie tait quand mme une composition de gens qui ntaient
pas forcment tous franais. Il y avait aussi des trangers, des gens qui taient
espagnols depuis plusieurs gnrations, qui navaient jamais choisi la nationalit
franaise, et dont les enfants taient franais. Ctait une situation assez complique,
qui a fait que aujourdhui on peut estimer quand mme que lEtat a donn, en gros,
110 milliards pour indemniser les biens qui taient en francs daujourdhui, pour
1104
1105

Entretien Jean B., Annexes, p. 268


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
343

ramener les choses de faon visible et comprhensible, 110 milliards, peu prs, sur
lensemble des sommes qui ont t mises sur la table pour les rapatris. 1106
Contrairement aux diffrentes situations de rapatriement auxquelles les autorits franaises
avaient jusque-l d faire face, la donne change donc compltement avec les Franais
dAlgrie, prcds en mtropole par une rputation plus que ngative une rputation par
ailleurs relaye par le gnral de Gaulle lui-mme, qui affirmera : il faut sattendre ce que
le retour des Franais dAlgrie nous amne de grandes difficults. Il y aura parmi eux des
tueurs, beaucoup de tueurs 1107- et propos desquels rgnent de nombreuses inquitudes
quant leur capacit et leur volont de sinstaller sans bruit, de sintgrer, et, surtout, de ne
pas trop dranger la population mtropolitaine dans son quotidien, tant professionnel que
personnel.

3)Affronter les mythes


Cest donc avec distance, froideur et indiffrence que les mtropolitains accueillent
ces Franais dAlgrie peu connus, mais qui apparaissent leurs yeux comme les vaincus
dune guerre quils ont dclenche et quils nont pas su grer puisquelle a ncessit () Ils
tranent derrire eux des contrevrits 1108 dont il nest pas certain quelles aient, aujourdhui,
totalement disparu. Progressivement, lopinion mtropolitaine est passe () un rejet
quasi-systmatique de cette population doutre-mer. Limage du colon avec tous les
strotypes pjoratifs qui laccompagnent sest vite enracine (). 1109 A chaque moment ou
dans chaque lieu de mtropole, ils se sentent lobjet dune suspicion quils ne comprennent
pas et laquelle ils ne peuvent chapper. () Perus comme des gneurs, submergs par la
dtresse et la colre, () [ ils ] se livrent () des excs de langage et de comportement. Ils
ne parviennent qu accrotre la dsaffection de leurs compatriotes leur gard, en sont
partiellement conscients et presque satisfaits, puisquon les renie enfin pour quelque chose de
tangible. 1110 Si quelques uns ont pu tre accueillis par de la famille ou des connaissances
mtropolitaines, et mme si cela a certainement rendu leur arrive et leur installation moins
1106

Entretien Alain Vauthier, Annexes, p. 396


Alain Peyreffitte, Ctait de Gaulle, op. cit., p. 142
1108
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 271
1109
Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 37
1110
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 74
1107

344

brutales, il nen reste pas moins que le sentiment de ntre pas les bienvenus dans un pays
quils portent pourtant dans leur cur, est tout aussi rpandu, et que, au sein
denvironnements parfois privilgis, ont galement circul de nombreux mythes et
strotypes.
Ainsi, les mtropolitains ont des Franais dAlgrie une image assez ngative () et les
dotent en rgle gnrale de fortunes colossales avec les strotypes de lpoque : brutal,
raciste, de convictions politiques trs marques droite de lchiquier politique, inculte,
born, parlant fort, bravache Le mythe du colon est alors prgnant jusqu la
caricature 1111. Accuss bien souvent galement dtre des exploiteurs et de faire suer le
burnous , ils ne sont pas considrs comme des victimes, mais, au contraire, voient leur
situation perue comme la suite logique de leur rgne outre-mditerrane. Cette image se voit
dailleurs relaye par la presse de lpoque, tel le Figaro, qui affirme le 23 aot 1962 : les
Franais dAlgrie sont de riches colons. 1112
Tous pourtant ntaient pas des nababs , ou des gros colons. Il y avait certes des grosses
fortunes, comme celle de Jacques Duroux, snateur dAlger de 1921 1938, gros colon dont
la fortune est value 200 millions de francs en 1927 , fils dun soldat de larme
dAfrique devenu gendarme puis colon. En 1914, la fortune des Duroux est dj trs
diversifie : plus de mille hectares de vignes et de bl, une minoterie, une usine de produits
chimiques, une miroiterie qui sera la plus importante dAlgrie 1113.
Mais, si la majorit des Franais dAlgrie avait un niveau de vie moyen, il demeurait
pourtant meilleur que celui des musulmans, et cest srement sur cette diffrence
fondamentale que sappuie la critique principale des mtropolitains. Beaucoup taient
agriculteurs, maires de petits villages, enseignants, gendarmes comment amalgamer les
Duroux la famille du jeune Albert Camus 1114, dont le pre, descendants de petits colons
franais, tait employ dune socit de commerce de vins. () Albert Camus grandit rue de
Lyon, dans le quartier populaire trs ml de Belcourt Alger auprs de sa famille maternelle
() dorigine espagnole, et compose douvriers agricoles 1115. Cette identification entre

1111

Jean-Jacques Jordi, 1962, op. cit., p. 49


Cit par Ccile Mercier, Les pieds-noirs et lexode de 1962 travers la presse franaise,
op. cit., p. 34
1113
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 33
1114
Ibid
1115
Ibid, p. 34
1112

345

colons et Franais dAlgrie, qui sest forge au cours des annes, explique sans peine
[ quils ] aient pu tre considrs comme des colonialistes leur arrive en mtropole. 1116
Depuis plusieurs annes, quand le Franais de France doute du patriotisme algrien , le
Franais dAlgrie cite le cas des Alsaciens-Lorrains dports en Afrique du Nord pour avoir
refus lordre bismarckien. Il voque aussi les morts tombs pour la France sur les champs de
bataille europennes (). Quand le Franais de France dnonce laisance et les privilges
coloniaux, le Franais dAlgrie raconte lpoque des pionniers et sort sa feuille de
paie 1117 Et Grard R. de prciser :
Pour la plupart dentre nous, on navait pas les moyens non plus, quand on raconte
lhistoire des colons, et tout... les colons ne vivaient pas l bas mais en France et
exploitaient peut tre des terres et des personnes en Algrie mais ce ntait pas des
pieds-noirs, on racontait des histoires et on en raconte encore parce que sinon plus
des trois-quarts des gens ctaient des gens comme nous... 1118
Pour Jean-Claude G. :
Ils ont fait lamalgame, ils nous traitaient tous de colons et des colons croyez moi ils
taient 10 000 ou 5 000, vous savez en France les fortunes il y en a peu quand vous
pensez quil y a 10% des Franais qui gagnent plus de 17 000 francs par mois alors
tout le monde nest pas riche... et l-bas en Algrie cest pareil, il y avait beaucoup
douvriers, il y avait beaucoup et on nous a mis une tiquette 1119
De mme pour ces deux femmes :
Viviane : on a enjoliv nos rcits alors on nous prend tous pour des gros
riches
Sur de Francis: Oui cest a, on nous a tous pris pour des gros colons alors quil y
avait de tout, il y avait des ouvriers 1120
Pour lpouse de Jacky B. :

1116

Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 75


Daniel Leconte, Les pieds-noirs: histoire et portrait d'une communaut, op. cit., p. 154-155
1118
Entretien Monique et Grard R., Annexes, p. 47
1119
Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
1120
Entretien collectif, Annexes, p. 117
1117

346

Il y avait des petits peuples aussi en Algrie, il ny avait pas que des colons, donc a
fait mal quand on entend quon met tous les Pieds-Noirs dans le mme sac en disant
cest bien fait ce qui leur arrive 1121
De mme, pour Jean B. :
Dautres crtins () pensaient quon tait de gros colons exploiteurs, quon avait
douze domestiques la maison, des trucs comme a 1122

Ou encore pour Julien D. :


Cette vision qui a t faite, porte par la gauche, comme quoi la communaut piednoire ctait une communaut de colons, riches, colonialistes, racistes, tout ce que
vous voulez, ctait une vision fausse voil. Il y avait des colons, voil. Mais la
communaut des Pieds-Noirs en Algrie, cest pas une communaut de gens riches.
Pour la plupart, ctait des gens pauvres voil il y avait des colons qui avaient des
fortunes, des machins, des terres, etcetera, mais, la plupart, voil. Ma famille, par
exemple, moi, toutes branches confondues, cest pas une famille riche, voil. Ils sont
attachs lAlgrie, mais cest des gens qui faisaient tourner la machine, quoi. Ils
travaillaient. 1123
Pour Christian E. :
Ca magace, a me hrisse et a me met trs en colre, quand on me traite de colon
et quand on me traite de colonialiste parce que vraiment, jai pas le sentiment
davoir t, jamais dans ma vie ni ni ma famille dailleurs nous tions nous
tions des gens qui simplement avaient envie de vivre un bout de vie tranquille hein,
cest tout. Alors, quil y ait des colons et des colonialistes, jen doute pas mais faire
un amalgame je marche pas dans la combine 1124
Pour Adrien L. :

1121

Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149


Entretien Jean B., Annexes, p. 268
1123
Entretien Julien D., Annexes, p. 351
1124
Entretien Christian E., Annexes, p. 313
1122

347

Ils simaginaient quon tait tous colons, quon avait tous exploit les Arabes, alors
que je vous le disais, les colons ntaient quune poigne sur toute la population. On a
vraiment t trs trs mal reus. 1125
L tat de socit coloniale raciste ayant cours en Algrie, tous le rcusent. 1126 Ils ne
comprennent pas non plus quon les accuse davoir vol leur terre aux Arabes et
laffirmation que, finalement, ces derniers avaient russi recouvrer leurs droits sur cette
terre africaine aprs cent trente ans de lutte. 1127
Arrivs en mtropole avec de maigres bagages de misre et leurs visages ferms 1128, les
Franais dAlgrie se signalent par un accent, des comportements, un nom de famille qui
faisaient deux des trangers (). Leur naissance l-bas , dans ce pays qui nvoquait pas
grand-chose, sinon la guerre, dterminait ici leur marginalisation et leur exclusion
rationnelles . () Des frres la fois proches et exotiques, dsormais confins dans des
strotypes plus ou moins incapacitants 1129, voici la faon dont t perue la grande majorit
des Franais dAlgrie par leurs compatriotes de mtropole. Ils devront parfois faire face
cette mconnaissance tragique, comme le raconte Jean-Marc L.. Pendant un cours dhistoiregographie, il entend lenseignante dire la classe :
Puisque nous avons la chance davoir parmi nous un petit Africain, il va nous parler
des murs de son pays. Lenfant regarde autour de lui et met un certain temps avant
de comprendre quil sagit de lui. Est-ce que vous vous runissiez avec votre famille
autour dun tapis, lui lance-t-elle, faisiez-vous des boules de semoules avec vos mains
pour manger le couscous ? Il lui rpond quils se mettaient table comme dans
nimporte quelle famille franaise, et quils mangeaient dans des assiettes. La colre
sinscrivit alors sur le visage du professeur : Tu nas pas honte de renier ce point
tes origines ? 1130
Si peu connus, ils ont mme t comme confondus avec ceux dont ils partageaient le
quotidien, les Musulmans. Et cette confusion est sans doute, pour les Franais dAlgrie, lune
1125

Entretien Adrien L., Annexes, p. 818


Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 115
1127
Ibid
1128
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 370
1129
Ibid, p. 371
1130
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
1126

348

des plus douloureuse. En effet, sans jamais renier leurs propos sur la proximit, lentente, la
familiarit ou la solidarit avec ceux-l mmes qui partageaient leur quotidien du temps de
lAlgrie franaise, les Franais dAlgrie sempressent de slever contre une confusion avec
ceux dont ils considrent quils leur ont vol leur terre, ceux qui les ont chasss. Ils ne
peuvent supporter dtre amalgams ces Arabes par rapport qui, quoi quils disent, ils
ressentaient un sentiment de supriorit et un certain paternalisme.
Ainsi Mme T. raconte-t-elle :
Ils nont pas compris. Ils ont compris quon tait des Arabes oui moi, on me
demandait si je mettais le voile comment a se fait que je ne mettais pas le voile
ici est-ce que je le mettais chez moi. Jai dit mais je ne suis pas arabe. Ce sont les
Arabes qui mettent le voile les femmes arabes qui mettent le voile vous voyez
ah oui, on tait mal accueillis 1131
De mme, pour lpouse de Jacky B. :
Nous en 62, on a eu des petites rflexions mais des gens Ah bon, mais vous savez
vous tes des Arabes alors je disais Non, on nest pas des Arabes Ah mais moi
vous savez je ny comprends rien quand on allait dans les commerces Nice, je
ny comprends rien parce que je pensais que vous tiez tous des Arabes alors je
disais mais non on est franais voil des petits trucs comme a. 1132
Ou encore pour Dominique L. :
Je nai pas eu de problmes mis part que les gens faisaient un mlange entre les
Pieds-Noirs et les Arabes vraiment ils nous disaient vous tes arabes donc on
avait toujours a dire non, on est franais aussi comme vous mais non, vous tes
arabes ... 1133
Parmi les ides qui circulent sur cette population concitoyenne et pourtant parfaitement
mconnue, Jean raconte de son ct que, ds son arrive sur le sol mtropolitain, il a t
point du doigt comme tant un activiste de lOAS, et donc un responsable direct de la
dgnrescence sanglante du conflit :
Je suis arriv comme pensionnaire Pamiers dans lArige et et qui est
lvch de lArige, Pamiers que je connaissais mme pas. Je savais mme pas que
1131

Entretien Mme T., Annexes, p. 664


Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149
1133
Entretien Dominique L., Annexes, p. 73
1132

349

a existait. Moi, je connaissais Foi, dans lArige je savais le dpartement, mais


Pamiers a ne me disait rien. Jarrive dans un espce de lyce moyengeux et
quelques temps, mais aprs mon arrive, avec un autre camarade qui sappelait
Robert, il y a eu des tracts de lOAS qui ont t distribus dans le lyce je me
souviens trs bien, ctait OAS. Ouvrier Agriculteur Soldat, le combat de lOAS est
votre combat ou est ton combat , je ne me souviens plus. Et immdiatement, le
proviseur nous a convoqus, comme on tait les deux les deux garons qui venaient
dAlgrie, en disant ah, vous avez distribu des tracts . Jai dit non, non . Ils ne
nous ont pas cru. Ils taient persuads quon tait des recrues des activistes. 1134
Cest vritablement la rencontre de la France mtropolitaine et de la France des colonies
laquelle on assiste pendant le printemps et lt 1962, avec tout ce que cela comporte
doppositions, de conflits, dincomprhensions et de mythes. Les marques dantipathie se
font de plus en plus nombreuses au fil des jours et cela rejaillit sur les relations
quotidiennes. 1135 Contre toute attente, une fois les affres du rapatriement passes, les
Franais dAlgrie vont faire preuve de capacits dadaptation tonnantes, la hauteur sans
doute de leur dception devant lindiffrence de cette France quils avaient pass des annes
rver, et qui savre, contre toute attente galement, bien diffrents de ce quils imaginaient.
Les vnements et les difficults quotidiennes qui les rassemblent, au-del, nous lavons dit,
dune dispersion gographique qui tendra sattnuer avec les annes ils seront en effet
relativement nombreux rejoindre le sud et son soleil plus tard- vont, selon nous, participer
de la conscientisation de lexistence dun groupe dtermin mais fragile, porteur dune
identit collective qui va se renforcer, saffirmer et se prciser chaque conflit.

C) Quand leur France rencontre La France


Depuis plusieurs annes maintenant, limage que les Franais dAlgrie ont de leur
patrie a subi de nombreuses transformations. Ainsi, elle demande beaucoup, mais accorde
plus quon ne veut le reconnatre. Pourtant, elle semble toujours refuser ce dont les piedsnoirs sont le plus avides : laffection et la comprhension. Cette qute damour agace et parat
primaire au nord de la Mditerrane (). Au sud du grand fleuve , les rapports avec lEtat
1134
1135

Entretien Jean B., Annexes, p. 268


Jean-Jacques Jordi, 1962 larrive des Pieds-Noirs, op. cit, p. 39
350

demeurent sentimentaux, cause de lorigine des populations et de linfluence du milieu. Or,


prcisment, au moment o les pieds-noirs ont eu le plus besoin de cette affection et de cette
comprhension parce quils devaient choisir entre la France et lAlgrie et refusaient de le
faire-, lorsquils auraient eu besoin dtre guids avec dlicatesse et fermet, ils ont, au
contraire, connu le traitement le plus dur et le plus implacable de leur histoire. Alors que,
tournant le dos leur pays, ils allaient vers leur patrie comme vers un refuge, ils se sont vus
traiter en intrus et en boucs missaires. Sils expiaient, cest quils avaient pch. Les rapports
des pieds-noirs avec la France en sont rests ambigus. 1136 Les rapports quils seront
dsormais amens entretenir avec cette France, dont ils partagent dsormais le sol, ne seront
plus jamais les mmes.

1) Cest a la France ?
La France, bien-aime, adore, conqurante, colonisante , voulant accrotre son
influence outre-mer, une France par rapport laquelle ils nauront cess, depuis lorigine, de
se dfinir, de se rapporter, disparat ainsi avec la fin de lAlgrie franaise. Dsormais, nous
lavons dit, une des principales difficults auxquelles les Franais dAlgrie vont tre
confronts, est celle de se trouver comme acculs par les vnements maintenir une identit
dont ils prennent conscience au moment mme o lenvironnement qui en a permis la
naissance disparat. Sous le coup des vnements, ils saisissent alors lexistence de leur
collectivit jusque-l endormie . Finalement, cest une fois quils auront quitt le champ le
plus propice lexpression de leur collectif que, dans une entreprise daffirmation et de
consolidation, plus proche dune cristallisation douloureuse que dune affirmation collective
bienheureuse, les Franais dAlgrie vont en prendre rellement conscience.
La rencontre avec cette France mtropolitaine, mythifie bien quinconnue par la grande
majorit des Franais dAlgrie, dbouche ainsi sur une forme d effondrement des repres
sur lesquels cette population stait appuye pour construire et entretenir leur rapport la
patrie, leur identit de Franais, et leur identit de Franais naturaliss, souvent admiratifs et
reconnaissants, en tous les cas avant que le conflit algrien ne vienne remettre en cause leur
univers. Alors quils sattendaient rencontrer enfin cette France quils rvaient belle,
moderne, dynamique, cest une France quils sont quelques uns considrer comme sous1136

Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 79
351

dveloppe quils doivent faire face, et cette rencontre plus que dcevante vient, de ce fait,
sajouter la douloureuse mutation que les Franais dAlgrie subissent depuis le dbut du
conflit qui a men lindpendance de lAlgrie. Ainsi, par exemple, Jean-Marc L. raconte-til :
Quand on est arrivs ici, mais on a trouv un pays sous-dvelopp. Nous, en Algrie,
ctait un pays moderne. ()Mais, quand on est arriv ici, mon Dieu ! () cest un
pays sous-dvelopp. Ils avaient pas le tout--lgout. Yavait les espces de pompes
merde l qui ramassaient dans les rues. Ctait lhorreur. On demandait les PiedsNoirs vous raconteront toujours avec humour quand en 62 ils cherchaient des
appartements avec bidets. Mais on ne connaissait pas le bidet. On savait mme pas ce
que ctait le bidet, en France, et toutes les femmes voulaient des bidets. Mais, les
mtropolitains en avaient ras-le-bol des bidets. Donc, tout a fait que nous, on est
arrivs dans un monde compltement sous-dvelopp alors quon le montait au
pinacle. Mais, cest vrai que quand les Pieds-Noirs vous racontent leurs vacances en
62 et quils vont dans les Alpes de Haute-Provence, et quils voient les paysans
couchant ct des vaches, dans les villages, etcetera, de montagne, etcetera. Ils
taient affols. Jamais en Algrie, on avait couch avec des vaches ou des moutons.
Donc, tout a fait que on tait on a vu la ralit en face. 1137
Pour Frdrique D. :
Je trouvais la France ctait petit, archaque, arrir. Je comprenais pas () les
maisons dans le midi de la France taient fermes pour lutter contre la chaleur, alors
que nous on ouvrait tout parce quon tait contents quil fasse chaud () dans des
endroits qui sont quand mme des endroits hautement civiliss comme Bziers ou
Narbonne, je voyais des gens qui navaient pas leau courante, qui avaient des bros
pour se laver. 1138
De mme, pour Grard R. :
Il faut dire la vrit parce que les gens dici nous considraient souvent comme des
gens qui venaient de la brousse, quand les premires annes on venait en vacances en
France, ils disaient il y a des lions dans les rues ils pensaient vraiment que ctait
la alors quici dans les campagnes, ils navaient pas de salle de bains, de toilettes,
1137
1138

Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285


Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
352

nous, on les avait depuis longtemps... mme Paris. Ma mre et mon frre qui ont
habit Paris bien aprs lindpendance, il ny avait pas les toilettes dans
lappartement, ctait sur le palier. 1139
Pour Danielle R. :
La France avait du retard quand mme. Et comme ctait la France profonde, je me
rappelle la famille qui disait oh, comme ils parlent bien le franais ! Oh, ils ont la
peau blanche, cest bizarre ! . Voil et on tait de leur famille bon, alors un ct
comique je vous dis. 1140
Aussi, pour Pascale S. :
Quand il y a eu le rapatriement, les Pieds-Noirs ont modernis la France. () Moi,
jai un oncle instit qui a t nomm directeur dcole, au-dessus de la Loire, le pauvre,
et quand il a vu quil ny avait pas de wc dans son cole, il a dit son inspecteur
moi, je ne rentre pas tant que vous ne mavez pas fait construire de wc corrects . Il
ny avait jamais eu de wc dans cette cole ils chiaient dans un trou. 1141
Herv M. fait galement rfrence cet aspect tout particulier de la rencontre de cette France
qui sest dveloppe outre-Mditerrane avec sa patrie, la France dont elle a rv, laquelle
elle na cess de se rfrer, et la doit, sur de nombreux plans :
Ca cest quelque chose qui est bien dans limaginaire et dans la narration, cest que
le taux dquipement en salle de bain tait significativement suprieur Alger que ce
quil tait Marseille ou Lyon 1142
Ce nest pas de cette France laborieuse, sous-dveloppe , que les Franais dAlgrie ont si
souvent rv et dans laquelle ils dsirent si ardemment se fondre les pieds-noirs () nest
pas la France contemporaine dans laquelle ils vivent depuis le rapatriement, mais celle qui
aurait disparu en mme temps que lindpendance de lAlgrie : une France conqurante,
forte et invincible, un Empire colonial 1143, cette France dont ils considrent quils sont
dsormais les seuls dpositaires des valeurs.
1139

Entretien Monique et Grard R., Annexes, p. 47


Entretien Danielle R., Annexes, p. 681
1141
Entretien Pascale S., Annexes, p. 849
1142
Entretien Herv M., Annexes, p. 641
1143
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 107
1140

353

Par ailleurs, cette confrontation peut galement apparatre sous dautres aspects, et notamment
celui de la rencontre entre deux patriotismes diffrents, ou, plus exactement, la rencontre
entre le sentiment patriotique si particulier des Franais dAlgrie, et la ralit de la patrie
laquelle il renvoie. Ainsi, ce fort patriotisme, quils exprimaient parfois trs bruyamment du
temps de lAlgrie franaise, va avoir comme consquence, accompagnant le sentiment
dabandon ressenti par la majorit dentre eux et la douleur davoir eu quitter leur terre
natale, une immense dception face lattitude de cette France magnifie, adore, et pour
laquelle certains ont donn leur vie.
Ainsi, leur forme particulire de patriotisme va se trouver en dcalage avec la France,
pourtant patrie de rfrence . Majoritaire en Algrie franaise, le sentiment patriotique des
Franais dAlgrie va finalement participer, une fois sur le sol mtropolitain, de la situation de
minorit de cette population. Se sentant rejets, nis par les Franais de mtropole, les
rapatris nauront eu de cesse de justifier leur appartenance lgitime la France, leur
patriotisme tous crins leur image de Franais plus que franais . 1144
Selon nous, cest une sorte dinversement du patriotisme que vont subir les Franais
dAlgrie, participant ainsi de la mutation de leur situation, voluant vers lmergence dune
identit propre. Plus simplement, leur patriotisme se trouve lui aussi, sous leffet du dpart et
de la douleur qui y est associe, cristallis en un lment de leur particularisme mergeant.
Leur sensibilit nationale exacerbe () sexplique galement par limpression dtre
msestims de lautre ct de la Mditerrane. 1145 En mme temps que la rencontre de deux
poques et de deux France, ce sont deux faons de vivre, de ressentir et dexprimer son
appartenance la France qui vont se trouver face face.
Christian S. rappelle dailleurs :
On a idalis la France par le drapeau, par par les engagements dans les guerres,
et en fait, ctait cest une vision totalement fausse, irrelle de la France. Mais, il
nen reste pas moins que, par l, ils ont manuvr toutes ces populations 1146
Cet important dcalage entre les Franais dAlgrie et cette patrie laquelle ils se rattachaient
firement, mais sans finalement la connatre, se traduit, une fois en mtropole, par des prises

1144

Ibid, p. 52
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 191
1146
Entretien Christian S., Annexes, p.
1145

354

de distances symboliques, mais non moins douloureuses. Cette France quils chrissaient sest
montre, leur sens, sous sa vraie figure, en abandonnant les Franais dAlgrie.
Ainsi, Gilbert L. affirme-t-il :
Moi j'ai la lgion d'honneur, je la mets plus... j'ai la citation l'ordre... l'arme
la division... tout a... je considre qu'on a t trahis par nous-mmes quoi... par la
France... fallait pas nous demander de faire jurer honneur et fidlit sur le drapeau
Franais... () Je vous dis moi, j'ai eu la lgion d'honneur... de Gaulle en 58... je ne
porte plus la lgion d'honneur... je ne veux plus rien parce que je considre qu'on a t
largement trahis. 1147
Pour Jean-Pierre R. :
Je suis rest trs longtemps attach au drapeau franais. Je le suis un peu moins
aujourdhui. 1148
Ainsi, cette rencontre malaise entre ces deux France, qui auront vcu face face pendant 130
ans, repose en partie sur la confrontation de deux communauts quun mme drapeau runit,
qui parlent la mme langue, partagent le mme amour pour la France et sont histoire, mais
sont trangres lune lautre. 1149
Cest galement sur des aspects parfois anecdotiques que se joue cette rencontre pourtant si
importante entre les deux pans dun mme peuple. Mais, quel que soit le domaine, la
mtropole qui sera dsormais le sol sur lequel volueront les Franais dAlgrie, semble
sacharner leur faire comprendre, non seulement quils ne sont pas les bienvenus, mais en
plus que la ralit que leur offre la mtropole est bien loin du rve quils staient fait de
cette lointaine patrie. Ainsi, un des enjeux rside notamment dans la prsentation de la France
laquelle ils devront dsormais se rfrer, une France o toute rfrence lAlgrie comme
colonie prospre et qui suscite fiert sur le plan national et international, na plus lieu dtre.
Ainsi, une des premires mesures, anecdotique sans doute mais rvlatrice de la prise de
conscience de la fin dune poque, est de retirer les tableaux et gravures reprsentant lAlgrie
et de les remplacer par des paysages de la France ! 1150

1147

Entretien Maurice A. et Gilbert L., Annexes, p. 200


Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
1149
Raphal Delpard, Lhistoire des pieds-noirs dAlgrie. 1830-1962, op. cit., p. 274
1150
Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 28
1148

355

Et le concours de circonstances parat tre une farce tant les pieds-noirs vont tre plongs dans
un monde mille lieux de lAlgrie. Le pays tout entier semble les refuser, et prendre le
contre-pied de tout ce quils ont eu jusque-l loccasion de vivre. Ainsi que le rappelle
Dominique Cabrera, la France de cet hiver-l ressemble aux murs hrisss de tessons de
bouteille (). 1151 En effet, cette rencontre entre deux France opposes du tout au tout verra
les tensions, la douleur et la dception des Franais dAlgrie exacerbe par ce fameux hiver
1962. Herv H. se rappelle dailleurs :
Jai pass un an pouvantable Poitiers. Jai perdu lil droit, quasiment jai
eu les pieds gels. Ctait lhiver 62-63, o il a fait trs froid vous avez peut-tre
entendu parler de a, parce que tous les pieds-noirs sen souviennent. Jai jamais eu
autant froid de ma vie. 1152
De mme, pour Jean-Pierre F. :
Lhiver 62, lhiver qui a t le plus froid mme le port de Dunkerque avait gel et
chez nous, les linges quon mettait lextrieur gelait 1153
Pour lpouse de Jacky B. :
On a eu une trs mauvaise anne 62 ici il a fait trs chaud et trs froid, on a eu la
neige Nice et pourtant Nice ce nest pas une ville o il neige on a eu souvent la
neige lhiver 1154
Lenvironnement hostile auquel sont confronts les Franais dAlgrie nouvellement exils de
leur terre natale une terre, et un pays, dautant plus idaliss que la France qui les reoit est
loin dtre la hauteur de leurs esprances- les entrane dans une entreprise de cristallisation
de leur rancur et de leur douleur qui resteront, trs longtemps, au cur mme de lidentit
du groupe. Dus par le prsent et lavenir qui se prsentent ainsi devant eux, ils vont
chercher rapidement prendre une sorte de revanche sur le sort que la France a sembl
vouloir leur rserver, et faire preuve de relles capacits dadaptation et dintgration.
Toutefois, cette insertion -souvent trs russie- ne facilitera pas pour autant leffacement
progressif du drame quils viennent de vivre. Ainsi, en mme temps quils entreprennent de

1151

Dominique Cabrera, Rester l-bas. Pieds-noirs et Algriens. Trente ans aprs, op. cit., p. 15
Entretien Herv H. Annexes, p. 454
1153
Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54
1154
Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149
1152

356

sinsrer dans la socit franaise, cest une persistance de lAlgrie perdue qui va se jouer au
cur de leurs mmoires, et de la mmoire collective du groupe.

2)Faire sa place en mtropole


Pour les Franais dAlgrie, il semble quils ne puissent finalement compter que sur
eux-mmes et sinspirer de la force de travail dont on fait preuve, plus de cent ans avant eux,
leurs aeux qui constitueront, nous le verrons, une relle inspiration en bien des domainespour se faire une place au cur de cette mtropole qui sest dtourne de leur malheur et de
leurs ncessits. De nouveau, lhistoire des Franais dAlgrie fonctionne sur le phnomne
de la rptition : exils, arrachement, volont de sen sortir les rapatris du dbut des
annes 60 ressemblent beaucoup leurs aeux.
Comme une revanche quils prennent sur leur sort et sur leurs compatriotes, lintgration
la vie professionnelle sest faite pour certains avec succs et pour dautres plus difficilement.
Les pieds-noirs comprennent rapidement quils ne peuvent compter que sur leur courage sils
veulent se faire une place dans cette socit qui leur apparat ferme () ils se mettent au
travail et montrent une telle volont de russir quils bousculent les statistiques. 1155
De son ct, Jean C. affirme :
Il y a eu des souffrants, des gens qui ont perdu une fois, deux fois leur commerce
parce que beaucoup, et moi le premier, connaissions trs mal la France
mtropolitaine on tait venus pour faire la guerre de 39-45 jy suis revenu une
fois ou deux, je suis dailleurs pass Manosque en 55 en pensant que ctait une
belle petite ville et puis, je passais surtout l-bas on connaissait trs mal et les
conditions de vie, les conditions de march conomique et puis quand vous arrivez
un certain ge encore pour les jeunes qui ont commenc leurs tudes quils auraient
pu faire l bas quils ont faites iciquand vous arrivez 30, 40, 50, 60 ans dans un
pays que vous connaissez mal ou pas du tout, devoir vous installer avec une
population qui ne vous accueille pas bras ouverts, qui au lieu de vous aider, vous
rejette un peu, ce nest pas facile de sinstaller, de prosprer, de vivre. 1156

1155
1156

Raphal Delpard, Lhistoire des Pieds-noirs dAlgrie, op. cit., p. 275


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
357

Toutefois, les hommes proches de la retraite sont plus particulirement affects par le
rapatriement. Sils se sentent capables encore de travailler, ils ne peut tre question de tout
reconstruire et davoir un nouveau dpart . Se sentant devenir impuissants et inutiles, peu
rsistent la dure preuve du dracinement. 1157
Souvent, ils affichent une relle fiert relever lapport positif de larrive de cette population
sur le march du travail, une arrive pourtant particulirement crainte. Les efforts nont pas
t infructueux. () Les pieds-noirs ont, dans lensemble, professionnellement russi, et
parfois mme obtenu des rsultats exceptionnels. 1158
Ainsi, lhistoire semble se rpter et, alors que la mtropole seffraie de ces Franais qui lui
sont demeurs inconnus pendant de nombreuses annes, ils ont sembl constituer pour elle un
atout qui, comme lauront t les soldats de larme dAfrique mobiliss lors des deux guerres
mondiales, demeura dans lombre de lhistoire. Ici encore, comme de nombreuses reprises,
les Franais dAlgrie se verront nis dans leur ralit, dans leur douleur comme dans leurs
moments de russite.
Cest pourquoi, interrogs sur leur insertion dans la socit mtropolitaine, les Franais
dAlgrie sempressent, ds quils en ont loccasion, de mettre laccent sur ce qui est tu
dordinaire.
Ainsi, Jean-Marc L. se fait-il le porte-parole de tous ceux qui ont, selon lui, contribu
changer le visage de la France des annes 60 :
Tous les Pieds-Noirs ont fonc comme des malades sur le travail. Ils travaillaient
beaucoup plus, beaucoup plus que la normale. Et, ils ont russi. Ils se sont totalement
intgrs, et dans tous les domaines, cest des russites incontestes. Que a soit
lconomie, avec lagriculture, la pche tout le monde vous dira que les pieds-noirs
en agriculture ont rvolutionn le Vaucluse, la Corse, le Var etcetera. La pche cest
pareil toute la Provence-Alpes-Cte-dAzur, jusquau Roussillon, LanguedocRoussillon, Midi-Pyrnes toute la ct mditerranenne, de Por-Vendes Menton,
ce ne sont que des pieds-noirs. Ca cest pour lindustrie nous avons les fleurons
de lindustrie franaise. Je parle de Gomez. Je parle dAfflelou. Je parle de
Ribourel Ren Brissac, jen passe et des meilleurs qui ont russi merveille. 1159

1157

Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple


marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 186
1158
Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 111
1159
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
358

Finalement, loin davoir constitu un handicap conomique et dmographique pour la


mtropole, larrive massive des Franais dAlgrie, et leur insertion dans la socit franaise
et sur le march du travail, a sembl constituer une relle opportunit de relancer une
conomie, rgionale notamment, qui tendait senliser depuis quelques annes. Interrog en
2001, M. Louis Monchovet, lpoque Prfet Dlgu aux Rapatris, nous rappelait que :
C'est le rle des rapatris dans l'conomie nationale... ils ont un rle majeur dans
l'conomie nationale, ils ont amen des procds culturaux importants... l'insertion
par absorption... ils se sont impliqus dans l'agriculture, dans la sous-traitance
mcanique, notamment dans le sud-est et dans le sud-ouest. Ils ont t trs importants
dans l'conomie nationale. Ils ont mme t quelques fois des facteurs... disons
innocents, mais quand mme majeurs du problme corse, parce que si il y a un
problme corse, c'est cause des rapatris. Les rapatris lorsqu'ils sont arrivs en 62,
ils ont pris les terres, ils sont arrivs avec leur dynamisme. 1160
De mme, les grandes russites politiques, artistiques, mdiatiques ne manquent pas. Elles
ont pourtant moins de significations du point de vue communautaire, que la rinsertion de
certains agriculteurs dans le Midi mditerranen. () Les autochtones, stimuls par leur
exemple, adoptent les techniques de pointe et les innovations culturales lances par les piedsNoirs. Ceux-ci modifient le paysage. 1161 Si les dbuts furent particulirement durs dans le
domaine agricole, cest pourtant l que les rsultats furent les plus spectaculaires. En effet,
en 1962, () les terres disponibles sont mdiocres et exigent de gros investissements initiaux.
Mais de nombreux pieds-noirs se sont installs en Lozre ou dans lArdche et nont pas
mnag leurs efforts pour fertiliser une terre bien peu gnreuse. Cest surtout en Corse, alors
pauvre et dpeuple, que limplantation agricole, encourage par les pouvoirs publics, sera la
plus spectaculaire. Elle sera, dailleurs, trs vite rejete par la population locale (). 1162
Pierre A. raconte cette rencontre entre deux mondes :
Je sais que lun de mes oncles stait rinstall et avait achet une ferme en
Dordogne, et cest vrai quen Dordogne, dans une partie o la modernisation agricole
tait encore extrmement faible, il a un peu souffert de cette de la raction des
autres cultivateurs, parce quils considraient quil ne faisait pas comme eux, quil
voulait se moderniser, mcaniser son exploitation, alors que eux ne ltaient pas
1160

Entretien Louis Monchovet, Annexes, p. 243


Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 77
1162
Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 113
1161

359

encore. Tout a ctait en 1962, 63, 64. La rvolution agricole franaise ne faisait que
commencer 1163
De mme, pour Xavier P. :
En dfinitive, moi je pense que notre exprience l-bas est une exprience unique au
monde, ultravalorisante, que elle a t bnfique, mme aprs lindpendance, notre
pays, parce que et a je lai entendu ces derniers temps sur le plan agricole, qui
est mon activit, qui est la chose que je connais le mieux, on commence dire que
larrive des agriculteurs franais dAlgrie ont boost, ont compltement
rvolutionn lagriculture franaise. Et jen ai t un des acteurs, donc je peux vous
dire que cest vrai. Je ne dis pas a pour me valoriser. Cest vrai. Nous sommes
tombs sur des structures compltement dcrpites, compltement anciennes, et on est
venus car lagriculteur franais dAlgrie avait un esprit dentreprise. Pour lui, ctait
une entreprise agricole, alors quici ctait pas du tout a. Ctait le terroir. Ctait un
petit esprit, la petite parcelle et donc, il est venu ici. Il a donn ce dynamisme et les
dirigeants, je lai vu, franais, de lagriculture franaise, le reconnaissent. Ca a t un
lan fantastique. Ils sont venus ici et ils ont donn cet lan de lentreprise agricole, et
on vit maintenant lagriculture franaise vit maintenant sous le rgne de lentreprise
agricole. 1164
Ou encore pour Michel V. :
Les Pieds-Noirs si vous voulez, ont cr une agriculture qui tait bien en avance...
dailleurs, ils ont compltement modifi lagriculture en France quand ils sont
arrivs... il ny avait pas encore dirrigation en Provence quand les Pieds-Noirs sont
arrivs, cest les Pieds-Noirs qui ont mis neuf tout a et qui ont dvelopp des
cultures, ils ont redynamis en fait une bonne partie de la France quand ils sont
arrivs au point de vue immobilier et tout a... les Trente Glorieuses sont aussi un peu
dues a aussi... 1165
Si certains parviennent recommencer en France dans le domaine qui tait le leur en Algrie,
a nest certes pas le cas de tous, beaucoup, nous lavons dj dit, ne russissant obtenir
1163

Entretien Pierre A., Annexes, p. 439


Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
1165
Entretien Michel V., Annexes, p. 169
1164

360

quun emploi moindre : le reclassement lidentique de la situation professionnelle en


Algrie est quasiment impossible en mtropole 1166. Pourtant, on constate un dynamisme
constant marqu par des initiatives intressantes et une prise de risques plus grande que chez
les mtropolitains 1167. Cest vritablement une revanche que prennent les Franais
dAlgrie sur la mtropole. Nicolas D. laffirme trs clairement, et montre comment il a russi
se faire une place, parce quil tait pied-noir et donc dot dune motivation sans doute plus
grande, du fait des preuves quil aura traverses :
Le Pied-Noir a montr quil pouvait peut tre mieux faire ailleurs moi quand je
suis rentr, jai achet une proprit ds que jai pu le faire et cette proprit tait
labandon ctait en 56... (...) jai rachet une petite proprit Perpignan (...) jai
plant l 10 hectares de vin doux naturel (...) jai revendu trois ans aprs, javais
doubl mon capital (...) Jai montr que je pouvais faire de cette proprit comme plus
tard des autres proprits que jai achetes Carcassonne ce que je pouvais faire l
o dautres mtropolitains ne staient pas montrs et jai revendu qui ? des
Pieds-Noirs 1168
Jean C. explique galement le travail quil a d accomplir pour parvenir une bonne situation
en France, travail dautant plus dur quil lui a fallu, dans un premier temps tout au moins,
voluer sans que les mesures dindemnisations aient t mises en application. A ses yeux,
cest sans doute ce qui fait la valeur de son travail et de sa russite :
Nous sommes devenus agriculteurs aussi et en 68, on tait sous le coup dune
poursuitelorganisme traitant qui tait le Crdit Agricole qui nous a fait une
saisie immobilire pour revendre nos biens parce quon ne pouvait plus payer les
traites... la loi dindemnisation qui tait promise depuis 1960 navait pas vu le jour
(...) la proprit quon a achete, dailleurs il fallait la remettre en tat au prix de
travail, pendant 10 ans, je nai pas pris un jour de vacances, parce que quand je
marrtais dtre avocat, je devenais paysan et puis le dimanche, les jours fris, les
samedis on allait jai t oblig de me mettre au lavandin, jai connu les lavandins,
jai plant des lavandins, jai distill, on a cr une cooprative agricole 1169

1166

Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil. Rapatris et pieds-noirs en France. Lexemple


marseillais, 1954-1992, op. cit., p. 141
1167
Ibid, p. 152
1168
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
1169
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
361

La force et le courage dont les Franais dAlgrie affirment avoir fait preuve, ce dont on les
croyait dpourvus, leur permet daffirmer face et presque contre les mtropolitains une
identit distincte de la leur et de cristalliser un regroupement initi par le conflit et le
rapatriement. Ainsi, lintgration conomique () a t parfois accompagne dun repli sur
soi, dune exaltation de laltrit, dune distance vis--vis de la France. 1170
Si les parents doivent sintgrer rapidement sur un march du travail qui ne leur ouvre pas
ncessairement ses portes, pour les enfants, cest lcole que se fait cette rencontre avec une
France dont ils ont, bien souvent, dj appris lhistoire lors de leur scolarit en Algrie, mais
quils ne connaissent pas rellement. Pour Christian E., larrive dans une nouvelle cole et le
contact avec les jeunes mtropolitains se fait assez facilement, mais il raconte tout de mme
comment sa relation avec la mtropole commence par un chec, dcoulant des difficults
denseignement des dernires annes du conflit sur le sol algrien :
Il fallait aller lcole jai t trs bien accueilli lcole. Jai jamais eu de
problme particulier. Mes parents avaient avaient eu le bon sens, quand on est
arrivs Pques 62 alors, a je lai su bien aprs moi jtais en cinquime
lpoque, et donc ils avaient eu le javais rien foutu hein je jouais faire la
rvolution pendant pratiquement cinq-six mois, donc javais rien foutu. Ctait un
dsastre, et donc ils avaient eu lintelligence de dire au proviseur je sais pas si
ctait le proviseur, mais un gars qui soccupait de a de dire coutez vous allez,
si a vous drange pas on va inscrire notre fils () mais alors, vous le faites
redoubler . Jtais bon lcole, je travaillais bien. Mais, ils mavaient dit ils
avaient dit vous le faites redoubler, et pour pas quil prenne a comme une sanction,
vous allez lui faire passer un examen, et vous allez le faire chouer lexamen , et le
gars a march dans la combine. Je lai su aprs a bon, donc mon frre et moi
avons pass un examen et puis bon ben on a chou lhistoire ne dira jamais si on
avait russi ou si on avait chou, mais en tout cas on a chou, ce qui nous a fait
beaucoup de bien. Donc, on a chou on ce qui fait quon a recommenc une
cinquime lanne daprs. 1171
De mme pour Danielle R. :
1170

Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 nos jours. Une page dhistoire
dchire, op. cit., p. 383-384
1171
Entretien Christian E., Annexes, p. 313
362

Aprs, moi, au niveau scolaire jai eu un bon accueil. Ah oui je sais si cest parce
que jtais dans mon coin et que je ne bougeais pas jai rencontr une seule que je
me suis fait copine dans la classe, parce que on est rentrs au mois de juin en fait,
lcole donc, ctait en fin de cours, compltement. Donc, javais ma 3me
compltement rate. Jtais en retard sur tout le monde, et nous on sest retrouves
deux Pieds-Noires ne jamais avoir fait ditalien, ne jamais avoir fait de deuxime
langue, tre en retard de deux annes sur la mtropole, je crois parce que un
javais redoubl, et deux en mtropole, on rentrait une anne scolaire plus tt. 1172
Pour Jean B., laccueil na pas t le mme :
Javais 17 ans hein non, je suis all lcole jtais pensionnaire comme je
faisais du grec, il ny avait pas de classe de grec, alors jtais dans un lyce de filles.
Enfin, ctait trs compliqu jtais pensionnaire mais jai t trs mal
accueilli trs mal accueilli, parce que ctait des gros colons qui arrivaient. Alors, il
y avait de crtins qui pensaient quon tait en turbans et en chameaux, et quon vivait
sous les tentes, et puis les autres, dautres crtins. 1173
Pour Julien D. :
Sur le plan scolaire ctait trs difficile, parce que jarrivais avec mon accent piednoir, dans une cole parisienne bon chic, parce que ctait dans le 9 me
arrondissement, parce que mon pre avait russi trouver une petite chambre dans le
neuvime mis lcart, mis lindex, voil. En plus, jtais fils dinstituteur, javais
un an davance, donc, jtais un peu je veux pas faire pleurer mais jtais un peu
perscut quoi, bon voil donc a sest pas bien pass, voil. Jai pas considr que
la France tait un pays formidable, dans ces premiers pas, au contraire 1174
Mme T. raconte aussi :
Quand on est arrivs et que jai mis mon fils an lcole, et ma petite, qui a
maintenant qui a 52 ans, et je les ai amens lcole, ct de chez nous, donc
ct de la maison quon avait loue eh bien, jtais trs mal vue. Alors, les enfants,
maintenant est-ce quils avaient entendu par qui, o nous traitaient de
1172

Entretien Danielle R., Annexes, p. 681


Entretien Jean B., Annexes, p. 268
1174
Entretien Julien D., Annexes, p. 351
1173

363

bougnoules les enfants ! Les enfants de la classe de mon fils, les lves ! () il y
avait un grand terrain et il y avait des arbres, des marronniers() alors, a
tombait, vous savez. Ils ramassaient a. Je recevais dans le dos. Pendant que je
marchais, ils men lanaient dans le dos. Ils nous disaient espce de bicots,
retournez ils nous disaient bicots ! Bougnoules, retournez dans votre pays ! .
Alors, une fois, je suis alle voir le directeur le directeur de lcole. Je lui ai dit on
arrive, cest vrai, dAlger, mais enfin, on ne doit pas tre considrs comme a nous
traiter de bougnoules et recevoir des marrons et des cailloux dans le dos, vous savez
surtout denfants qui leur a souffl a ? Qui leur a inculqu a ? Je ne comprends
pas pourquoi ? eh bien, voil le rsultat. Donc, des enfants considraient mon fils
trs mal. 1175
Pour Alain V. galement :
Javais un accent qui ntait pas le leur. Je parlais une langue, qui tait le franais,
mais o on me faisait remarquer que quand mme, il y avait des sonorits et des choix
de vocabulaire qui ntaient pas forcment judicieux. 1176
Xavier P. met galement laccent sur lexprience vcue par ses enfants :
On est alls voir les directeurs des coles. Alors, lcole de ma fille, la directrice
nous a dit oh, cest dommage, votre Julie () votre Julie, cest dommage
quelle sen aille, parce que cest toujours les meilleurs lves qui sen vont . Ca
nous a fait plaisir. On lui a dit merci, mais vous savez, elle a t pas trs bien
accueillie. Elle na jamais t vraiment bien intgre dans sa classe . Et pour mon
fils, le directeur ma fait appel, en me disant je veux que vous veniez constater ce
qua fait votre fils . Cest lan, mon fils vous allez voir dans la classe . Il avait
une trs bonne un trs bon coup de crayon. Il faisait de trs jolis dessins. Alors, la
classe tait tapisse de ses dessins, et le directeur a dit venez voir, il a tout saccag
parce que il sait que il sen va au Maroc. Regardez, il a tout dchir . Et cest l que
jai dit ce monsieur je lui ai dit monsieur, vous tes le chef de ltablissement.
Saviez-vous ce qui se passait chez vous car cest votre devoir. Cest votre fonction.
Eh bien, ce garon, avec son cousin germain, qui est un peu plus jeune, navait pas le
droit de jouer lcole, ne pouvait pas manger la cantine. On la empch de
1175
1176

Entretien Mme T., Annexes, p. 664


Entretien Alain V., Annexes, p. 576
364

manger vous saviez que a se passait comme a ? Ils taient tabasss par les
gamins parce que les gamins, ils sont pas plus mchants que les autres, mais ils
entendaient ce quon entendait chez eux, () o on disait que les pieds-noirs, ctait
les derniers des derniers. Donc, cet enfant voyez, voil sa raction. Sa rvolte, elle
est l. Il vous a bousill toute la classe . Alors, il me dit mais vous auriez d me le
dire . Jai dit non monsieur, vous deviez le savoir. Cest votre rle, et cest le rle
de linstituteur de savoir ce qui se passait dans sa classe . Parce que l vraiment
cest ce qui sest pass, rellement. 1177
Les difficults dintgration, la gne, parfois la honte, les difficults scolaires, lhsitation
rvler les origines, ce que lon est, les Franais dAlgrie les plus jeunes en font tous le rcit.
Ils ne se disent pas ncessairement victimes, mais lon peroit sans trop de difficult, de
quelle manire le conflit algrien et toutes ses consquences ont pu peser sur leur enfance.
Parfois, plus que les vnements en eux-mmes, ce sont leurs incidences quotidiennes qui ont
pu avoir dimportantes rpercussions. Dominique L. a ainsi sembl davantage marque par la
souffrance de ses parents que par sa propre exprience de lexil :
Ils ont t assez discrets sur leurs souffrances (...) ils nen parlaient presque pas (...)
moi je me souviens bien de langoisse, de la crainte, de tout a quand mme, je me
souviens bien () je peux comprendre la dchirure et la souffrance parce que cette
dchirure et cette souffrance, je lai vcue enfant mais jai fait des cauchemars
pendant longtemps, 2 ou 3 ans aprs quand je sentais que mes parents nallaient pas
bien, il y avait une ambiance familiale qui ntait pas super mais qui mais ils nont
jamais fait ressentir le poids, quand jy repense, finalement, ils ont t assez
courageux, on a t assez courageux 1178

Afin de rendre leur intgration plus aise, ou les relations avec leurs compatriotes
mtropolitains moins conflictuelles, les Franais dAlgrie chercheront parfois dissimuler
leur histoire, leur attachement lAlgrie, leur douleur de lavoir quitte, et leur identit, riche
de nombreux mlanges et douloureuse de nombreux drames, vcue alors parfois comme un
vritable handicap. Cest par exemple de Herv H., conscient davoir adopt, lpoque, une
attitude de retrait par rapport sa propre identit de Franais dAlgrie, et cherchant
1177
1178

Entretien Xavier P., Annexes, p. 697


Entretien Dominique L., Annexes, p. 73
365

aujourdhui minimiser cette prise de distance, sous le coup dune sorte d effet de lge
-auquel nous nous intresserons plus tard-, qui pousse de nombreux Franais dAlgrie
revenir, rinvestir une identit, une mmoire quils avaient souvent voulu laisser de ct
pour soffrir la possibilit dune nouvelle vie en mtropole, non-leste de la douleur
algrienne :
Mais je sais quen mai 68 jai fait, comme on dit, 68, comme disent les gens de
cette poque jai les gens de gauche ou dextrme-gauche me tenaient un peu
part, parce quils avaient quune confiance mitige parce que je cachais pas que
jtais dAlgrie. Je vivais pas a comme une honte mais je me suis quand mme
protg pour pouvoir franchir le premier pas parce que jarrivais pas en
claironnant je suis dAlgrie ! alors je me suis protg en perdant mon accent.
Cest--dire que je me suis dpch de perdre mon accent lanne o je suis rentr en
France. A la fin de lanne, je navais plus daccent. () Donc, a me permettait de
franchir le premier pas et de commencer communiquer. 1179
De mme pour Jean-Pierre Marc. :
Alors, est-ce que jai cach mes origines, ou cach mes ides ? Pas cach, mais
comme en les exprimant, souvent, a fait des esclandres, il y a des fois o vous dites
il vaut mieux pas faire desclandre 1180
Pour Adrien L. :
Moi, je peux vous dire, quand je suis arriv Paris, que mon copain parisien ma
trouv ce travail o jai fait carrire, il ma dit surtout, crase toi . Mon chef
lpoque, qui est devenu un trs bon collgue, il ma dit il ne peut pas voir les piedsnoirs . Alors vous savez, quand vous entendez a, a vous fait mal au cur. Et puis,
comme je vous lai dit, chaque fois que je me prsentais et que je disais que je
venais dAlgrie, on ne me mettait pas la porte, on me disait on vous crira , et
puis, jattends toujours les rponses. 1181
A travers la confrontation entre deux France qui se dcouvrent dans un contexte de tension
et de suspicion, cest donc aussi lidentit propre ceux qui sont en train de devenir des
1179

Entretien Herv H., Annexes, p. 454


Entretien Jean-Pierre Marc., Annexes, p. 758
1181
Entretien Adrien L., Annexes, p. 818
1180

366

Pieds-Noirs qui se dessine, faite du vcu en Algrie, de la douleur du conflit et du dpart, et


aussi, comme essaieront de laffirmer au cours des entretiens les Franais dAlgrie, de traits
de caractres dcoulant dune histoire particulire.
En un sens, avec le conflit algrien, le rapatriement et la rencontre si brutale et dcevante avec
une France pourtant rve et mythifie cest une nouvelle forme de particularisme qui va
finalement merger. Cest sous leffet unificateur des vnements qui se sont succds que va
se forger un nouveau particularisme, regroupant , harmonisant les diffrences
inhrentes au groupe des Franais dAlgrie. La naissance en mtropole de ces nouveaux
Pieds-Noirs marque une nouvelle tape dans lhistoire des Franais dAlgrie, et cest, selon
nous, une communaut pr-existante qui va finalement merger leur conscience sous le coup
dvnements traumatiques. Leur position jusque-l majoritaire dans le contexte dune Algrie
franaise coloniale et o rgnaient rapports de domination et de pouvoir, va brusquement, et
sans quils sy soient ou quils y soient prpars, basculer dans la position dune minorit dont
la faon de vivre son appartenance la communaut nationale, avec la particularit due un
loignement gographique et, en un sens, culturel- nest plus ncessairement la norme .
Leur sentiment national trs fort va basculer dans le particularisme, ouvrant ainsi la porte,
progressivement nous le verrons, une expression identitaire diffrente dune seule identit
citoyenne franaise. Ils vont pourtant sengager dans la voie de laffirmation dune identit
propre, enrichie de leur histoire, mais aussi de leurs diffrences originelles, une identit
franaise distincte de celle de leurs compatriotes mtropolitains, car comment pourraient-ils
sidentifier cette mtropole et ces citoyens qui les ont abandonns dans leur combat, ou
pire, qui les ont accuss, montrs du doigt, comme les seuls responsables de la situation qui
venait secouer Algrie comme France ?
Cest bien parce que, leur retour en France, les Pieds-noirs nont t ni accueillis, ni
reconnus pour ce quils se sentaient rellement, parce quils ont t considrs comme
diffrents , voire coupables, quils ont cristallis et revendiqu, parfois violemment, une
identit propre, comme une raction. Les Pieds-Noirs ont jou de malchance. Il aurait fallu
pour quils affrontent plus sereinement la mmoire de ce quils ont vcu quelle soit prise en
charge par la collectivit nationale, intgre lhistoire de France. Or, la France a commenc
se livrer une entreprise inverse, celle de loubli salutaire et du refoulement : elle a voulu
effacer le souvenir de la colonisation () et, en mme temps, lpoque sanglante de la
dcolonisation (). Par l mme, ce sont cent trente annes de lhistoire de lAlgrie que lon
prfrerait effacer de la mmoire collective, alors que les plaies des Pieds-noirs sont ouvertes.
367

Laisss face eux-mmes et leur histoire, tents par le repli, leur passion na pu que
sexacerber et se transformer parfois en ressentiment muet ou avou . Peut-tre eut-il suffi
que la France reconnaisse que lhistoire de lAlgrie Franaise tait une page de lHistoire de
la France, honorable dans ses russites comme dans ses erreurs, peut-tre eut-il suffi dun
accueil diffrent pour viter toute cristallisation. 1182
Contraints dsormais de vivre en mtropole, les Franais rapatris dAlgrie se rendent vite
compte que la patrie quils avaient idalise ignore leur souffrance. Etrangers dans ce quils
avaient toujours considr comme leur pays de rfrence, ils vont devenir lAutre en se
construisant une identit indite face cette France la fois honnie et courtise. 1183 Et,
comme le rappelle ainsi Pierre Be. :
Dans lexil, dans la folie, dans le malheur, il y a eu un rapprochement. Le mythe des
Pieds-Noirs ensemble est devenu ralit 1184

1182

Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 34
1183
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 50
1184
Entretien Pierre Be., Annexes, p. 863
368

3me partie : Emergence, conscientisation et affirmation dune


identit propre

Quelle nest pas la surprise de tous ceux qui, dbarquant en mtropole, sentendent
systmatiquement dsigner du nom de pieds-noirs ? Cette identit confisque est sans
doute le point limite du dnuement. La lutte de libration ayant bris la socit coloniale, sans
doute a-t-elle contribu faire natre du ct de la socit europenne une entit homogne.
1185
Plus dappartenance au sol quon a abandonn sous la contrainte. Plus de liens une
communaut, puisquils senorgueillissaient dappartenir la communaut franaise or la
Mre-patrie non seulement ne les accueille pas comme ses enfants mais leur renvoie deuxmmes une image dans laquelle ils ne peuvent se reconnatre. Plus de Nom, non plus, puisque
Algriens ne les dsigne plus et quils se trouvent affubls dun sobriquet nouveau dont ils
ignorent lorigine mais dont la connotation ngative ne peur leur chapper. () Ds lors, le
rapatriement massif devient llment fondateur de l identit pieds-noirs et le
dracinement et lparpillement sur le sol franais contribuent au renforcement dune
conscience commune. 1186 1187 Pour Pierre Mannoni, lme commune des Franais dAlgrie
se trouve principalement constitue de cette blessure toujours ouverte au fond deuxmmes 1188.
A travers une succession dvnements, les Franais dAlgrie vont entreprendre de mettre en
exergue une certaine forme de collectivit de la mmoire, et une prise de conscience de la
collectivit de leur destin et de la ralit du groupe en tant que tel. En effet, comme le rappelle
Marie-Claire Lavabre, cest le groupe auquel appartient lindividu (...) qui lui donne les
moyens de reconstruire son pass, qui lui fournit les calendriers et les mots qui expriment le
souvenir, les conventions, les espaces et les dures qui donnent au pass sa signification. 1189
1185

Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 237
Jean-Jacques Jordi, Pieds-noirs : entit, identit, existence, in Pieds-noirs 2me gnration,
octobre 1992, cit par Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de
lidentit pieds-noirs, op. cit., p. 33
1187
Lucienne Martini, Racines de papier. Essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs , op. cit., p. 33
1188
Pierre Manonni, cit par Lucienne Martini, Racines de papier. Essai sur lexpression
littraire de lidentit pieds-noirs, op. cit., p. 33
1189
Marie-Claire Lavabre, Maurice Halbwachs et la sociologie de la mmoire , in Raison
Prsente, 1998, n128, p. 51
1186

369

Cest donc bien dans la conscientisation de leur groupe par les Franais dAlgrie que le
groupe en question prend toute sa dimension, et permet, en retour, chacun de bnficier dun
substrat mmoriel.
Cest donc dabord dans le rapatriement massif et tragique de 1962 [ devenu ] llment
fondateur de la communaut en exil , puis dans le dracinement et lparpillement sur le
sol franais qumerge et se renforce une conscience commune qui navait pas cours en
Algrie. 1190 Cest dailleurs ce que rappelle Ren M. :
Cette personnalit, nous lavons acquise depuis. Cest une personnalit post-62 en
tout cas, nous nen avions pas conscience 1191
A partir de ce moment,

une identit propre aux Franais dAlgrie, va saffirmer

clairement, voire violemment, se dire, se revendiquer () . Les pieds-noirs vont natre,


formant un groupe minoritaire aux caractristiques culturelles prcises. Un groupe qui va
rapidement affirmer sa propre identit en sassimilant de faon particulire la socit
globale, en y participant selon des logiques propres. Les contours de lensemble sont peut-tre
marqus par le mythe dune histoire ancienne commune, ou dun lieu dorigine identique,
mais surtout par le fait davoir subi le transfert en commun. 1192 Cest donc en mobilisant le
pass, lointain et proche, constitu en noyau mmoriel du groupe, que les Franais
dAlgrie vont entreprendre de dfinir et daffirmer une identit collective dote dune
certaine essence. 1193 Finalement, en y regardant bien, ce nest pas 1830 qui cre le PiedNoir, mais 1962. 1194 En effet, la construction du pied-noir dpend () de la formulation
dune mmoire pied-noir constituant le ciment dune communaut qui nexiste, en 1962, qu
ltat virtuel. Et cette construction ne sopre ni Siddi Ferruch en 1830, ni dans les plaines
de la Mitidja, ni mme au moment du fameux centenaire de lAlgrie franaise, mais en
France, aprs lindpendance de lAlgrie. 1195
Dsormais contraints de vivre sur le sol mtropolitain, ils se retrouvent trangers dans ce
quils avaient toujours considr comme leur pays de rfrence, ils vont devenir lAutre en se
1190

Ibid, p. 223
Entretien Ren M., Annexes, p. 609
1192
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 51
1193
Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit., p. 18
1194
Ibid, p. 223
1195
Ibid, p. 121
1191

370

construisant une identit indite face cette France la fois honnie et courtise. 1196 En
posant leurs bagages et leur souffrance en mtropole, les Franais dAlgrie entament
lcriture dun nouveau chapitre de leur existence collective. La traverse de la Mditerrane
les aura emmens dun ensemble oblig vers une communaut vcue- une communaut
imagine selon lexpression de Benedict Anderson, en ce que ses membres ne connatront
jamais la plupart de leurs camarades : jamais il ne les croiseront ni nentendront parler
deux, bien que dans lesprit de chacun vive limage dune communion. 1197 Dailleurs,
comme le prcise Anderson, au-del des villages primordiaux o le face--face est de rgle
(), il nest de communaut quimagine. 1198 Riches dun destin commun finalement
conscientis, ils sont devenus les Pieds-Noirs.

I- Du Franais dAlgrie au Pied-Noir


La fin du conflit algrien correspond, pour les Franais dAlgrie, au dbut dune
longue qute et dune tentative de dfinition de ce quils sont, de leur identit, tant
individuelle que collective. Limmense bouleversement des repres sur lesquels ils staient
appuys jusque-l, les a finalement laiss plus dmunis que jamais, mais aussi plus runis .
Caractriss depuis toujours par une tonnante diversit, cest pourtant en grande partie dans
cette fragilit rsultant de la fin dune situation privilgie et pense comme ternelle, ainsi
que dans lexil, que les Franais dAlgrie vont trouver un vritable dnominateur commun.
En effet, cest partir dun mouvement o se mobilisent des personnes qui, lorigine, se
[ dfinissaient ] sur le mode individuel 1199 que va merger une forme de conscience
communautaire et laffirmation dune identit collective. En effet, dans la vie de chaque
individu, groupe, communaut (), il arrive des vnements qui maruent la vie comme des
tournants historiques. Ces vnements structurent le cours du temps dans un avant et un
aprs . () Du moment o ce quil y a aprs marque un changement vis--vis ce quil

1196

Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres en fils, op. cit., p. 50


Benedict Anderson, Limaginaire national. Rflexions sur lorigine et lessor du
nationalisme, Editions La Dcouverte/Poche, Collection Sciences humaines et sociales ,
Paris, 2002, p. 19
1198
Ibid, p. 20
1199
Michel Wieviorka, La diffrence, op. cit., p. 119
1197

371

y avait avant , les tournants signalent exactement la mutation, le fait que lexprience de
lvnement crucial a menac et ensuite modifi notre identit. 1200
Comme le suggre si bien Lucienne Martini, le drame du peuple pied-noir ne se limite pas
au fait matriel de la transplantation. Il rside beaucoup aussi dans la forte mutation du
rapport identitaire qui en a dcoul. A lpoque coloniale, les Franais dAlgrie avaient dfini
leur identit () de peuple neuf contre les arabes , sappropriant mme une qualit d
algrien qui leur a t ensuite confisque lindpendance. Lexode leur a assign une
identit dvalorise de pieds-noirs , et il ont d leur tour se dfendre, cette fois contre les
Franais de mtropole, de souche , contre le sentiment de condescendance qui leur tait
oppos. Ce retournement du monde et ce nouveau rapport la mre patrie devenue martre
ont t constitutifs, autant que lexode, de la nouvelle identit communautaire (). 1201
Dsigns comme des Pieds-Noirs leur arrive en mtropole, les Franais dAlgrie vont
finalement entreprendre de rinvestir cette identit htro-dtermine 1202, ngative ,
assigne par une patrie qui semble ne les recevoir qu contrecur. En quelque sorte rassurs
par le rassemblement qui sest opr, et par le collectif qui a ainsi pris forme, et qui leur offre
un ancrage bienfaisant en cette socit trangre , il va sagir pour eux de dfinir leur
groupe, ses frontires, ceux qui en sont les membres , pour assurer la fois visibilit et
prennit. Toutefois, notons ds maintenant que le groupe des Pieds-Noirs ne parviendra pas
dpasser la fragilit intrinsque dont la population franaise dAlgrie est porteuse depuis
toujours. Il leur faudra sadapter en permanence, compenser, muer, sans pour autant jamais
parvenir se dfaire de la dimension fuyante et fluctuante de leur identit.
De notre ct, il sagit de nous intresser cette nouvelle tape dans le processus dmergence
et daffirmation dune identit propre aux Franais dAlgrie, un processus entam sur le sol
algrien, et qui se voit acclr avec larrive sur le sol mtropolitain. Cest parce que, selon
nous, il sagit, outre-Mditerrane, de la continuation dune histoire amorce cent trente ans
sur une autre terre, que nous continuerons demployer lexpression Franais dAlgrie , en
1200

Allessandro Cavalli, La mmoire comme projet : les mmoires des commuauts aprs
une catastrophe , Yves Dloye et Claudin Haroche (dir.), Maurice Halbwachs. Espaces,
mmoires et psychologie collective, Publications de la Sorbonne, Paris, 2004, p. ??
1201
Lucienne Martini, Racines de papier. Essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 3
1202
Denys Cuche, cit par Lucienne Martini, Racines de papier. Essai sur lexpression
littraire de lidentit pieds-noirs, op. cit., p. 3
372

considrant que le devenir et lidentit pieds-noirs en sont juste un nouveau chapitre, et non
un nouveau livre.

A)

Qui est pied-noir ?

Depuis lAlgrie jusqu la mtropole, la population des Franais dAlgrie est


demeure difficile apprhender, du fait, dabord, de loriginalit de son histoire et de sa
formation. Nous lavons vu, de tout temps, il sest avr compliqu de saisir le groupe dans
toutes ses dimensions : une trs forte htrognit couple une homognit impose et
rsidant dans une unique appartenance franaise. Cette impression dune population
insaisissable sest confirme lorsquelle a entam une mutation identitaire faisant des Franais
dAlgrie, des Pieds-Noirs en mtropole. Plusieurs entreprises de dfinitions ont permis la
mise en avant de critres , plus ou moins fermes, censs permettre de saisir au mieux la
ralit de leur situation, en quelque sorte, les piliers de lidentit qui slabore. Dire que
cest 1962 qui cre le Pied-Noir, consiste, selon nous, faire merger les deux essentiels : la
naissance et le voyage . Il apparat toutefois quune une certaine forme de libert est
parfois pris en compte par rapport ces critres, introduisant ainsi une dose de subjectivit
dans lattribution et la revendication dune appartenance au groupe des Pieds-Noirs. Enfin, ce
qui semble surtout caractriser les Pieds-Noirs, cest un attachement presque viscral une
Algrie, quils semblent continuer de ctoyer, quotidiennement, dans leur chair.

La naissance en Algrie franaise ; le voyage pour la quitter


Selon nous, ce qui constitue fondamentalement le Pied-Noir, cest son attachement la
terre algrienne. A priori, la naissance en Algrie pourrait constituer un critre idal et unique.
Toutefois, comme cela a t le cas tout au long de lhistoire des Franais dAlgrie, les
lments perus par ces-derniers comme les dfinissant au mieux, font lobjet
dinterprtations et de fluctuations dont ils sont, finalement, les premiers auteurs. Ainsi, Pour
Marie-Rose :
Sont pieds-noirs tout ceux qui sont ns en Algrie sans aucune distinction, il y en a
qui sont venus dAlsace dautres qui sont venus de je ne sais pas do 1203
1203

Entretien Marie-Rose, Annexes, p. 192


373

Comme pour donner plus dpaisseur une identit pied-noire qui merge peine, pour la
doter dun socle historique qui aurait, des vertus lgitimantes du lien revendiqu la terre
algrienne, certains mettent laccent sur une implantation familiale plus ou moins importante,
insistant par exemple sur le nombre de gnrations qui ont connu lAlgrie. Comme laffirme
Daniel Leconte, un pieds-noirs se dfinit par ses origines, ses anctres et, travers eux,
lenracinement dans cette terre, le lieu de sa propre naissance. 1204
Ainsi, plus limplantation serait ancienne, plus lgitime serait lattachement lAlgrie, et
donc, en un sens, plus lgitime serait la douleur den avoir t arrach.
Jean-Franois C. prcise ainsi :
Ma famille sest installe l-bas de faon dfinitive bien sr. On a fait souche et
donc, depuis, plusieurs gnrations, on tait dans la rgion dOran () partir du
moment o vous tes l-bas depuis plusieurs gnrations, il y a une mutation qui se
fait. 1205
De mme, Ren Fa. insiste sur une implantation ancienne en Algrie :
Quand on cherche les racines des gens, il faut quand mme remonter au moins
trois ou quatre gnrations derrire 1206
Pour Frdrique D. :
Ca faisait quand mme jtais la cinquime gnration tre ne l-bas. Donc,
ctait chez nous () Je suis la cinquime gnration. En plus, mon papa, mon grandpre, ma grand-mre, mes arrire grands-parents tout le monde nous racontait
lhistoire de lAlgrie, comment ils taient arrivs l-bas en 1830 la premire
famille ctait en 1830. Ctait sous Napolon III. 1207
Ainsi, la naissance sur le sol algrien et le nombre de gnrations qui sy sont succdes
apparaissent aux yeux des Franais dAlgrie eux-mmes comme des critres essentiels pour
qui veut aujourdhui se dire Pieds-Noirs. Dailleurs, il peut parfois sagir dun facteur
dexclusion de lidentit pied-noire qui se constitue. Cest ce que signale Herv H. :

1204

Daniel Leconte, Les Pieds-noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 253
Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
1206
Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
1207
Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
1205

374

R., cest pas un vrai pied-noir. Cest un gars qui est mme pas n l-bas. 1208
Sur ce point, remarquons de quelle faon certains individus dploient des stratgies de
dtournement, de surinvestissement ou de compensation, suggrant ainsi quil peut exister un
lien subjectif lAlgrie, un attachement tel que, mme non cr par la naissance et
lancrage familial, le qualificatif de pied-noir peut tout de mme tre revendiqu de faon
lgitime. Jean-Franois C. affirme ainsi :
Mon pre est pied-noir dadoption. Ma mre est pied-noire de naissance et mais
de peu de gnrations, et moi je suis de la deuxime ou de la premire selon quon se
place du ct paternel ou maternel
Un phnomne que semble dplorer Herv H., vrai Pied-Noir :
Un gars qui est mme pas n l-bas, mais qui a t lcole l-bas, dont les parents
devaient tre sans doute assez marqus politiquement, dj lpoque, et puis il sest
senti, brusquement, plus pied-noir que les Pieds-Noirs. 1209
Ses propos permettent toutefois llaboration dune intressante hypothse : privs dun des
critres fondamentaux qui font le Pied-Noir, certains tendent mettre en avant une identit
plus forte, plus revendicative, parfois mme plus violente dans son expression, comme pour
faire preuve dune fidlit sans faille un groupe dont ils ont conscience quils nen sont pas
rellement membres. Cette dmarche nest pas sans rappeler le comportement des
Franais dAlgrie lgard de leur patrie, lorsquils vivaient encore sur le sol algrien :
majoritairement franais par le biais des naturalisations, ils nont eu de cesse daffirmer,
parfois trs bruyamment, leur appartenance la communaut nationale : une fidlit toute
preuve en compensation.
Ainsi, sil apparat aux yeux de la grande majorit des Franais dAlgrie que la naissance sur
le sol algrien constitue un critre solide sur lequel sappuyer pour affirmer son identit de
Pied-Noir, nous pouvons galement noter que cette identit est, parfois, revendique ou
investie par les individus qui ny sont pas ns. Ainsi, cest en quelque sorte par des
preuves de bonne foi, ou de fidlit la population pied-noire, ses valeurs, ses
traditions, ses combats, quils cherchent lgitimer leur appartenance au groupe. Ils se

1208
1209

Entre Herv M., Annexes, p. 641


Entretien Herv H., Annexes, p. 454
375

confondent avec eux, notamment dans les situations difficiles, et associent leur propre
destin de Patos celui de cette population quils ont adopte et qui les a adopts.
Ainsi Danielle R. rapporte-t-elle les propos de son pre :
Dans un de ses crits il a crit jespre que les Pieds-Noirs voudront bien
maccepter comme pied-noir, tant donn que jai vcu tant dannes avec eux . 1210
Dans le cas de Ren Fa., on comprend quil nest pas n sur le sol algrien. Il sagit dune
information sur laquelle il semble ne pas vouloir insister, conscient du dfaut de lgitimit et
de crdibilit qui peut en dcouler, et entendant plutt mettre laccent sur le fait que son pre
est un Pied-Noir, que lui se sent pied-noir. Dailleurs, il slve, ds le dbut de notre
entretien, comme une sorte de porte-parole du groupe, utilisant de nombreuses reprises le
mot nous , comme pour consolider sa place dans le groupe, place qui pourrait se voir
relativise du fait de sa naissance en mtropole et non en Algrie franaise :
Du ct de mon pre mon pre, lui, est un Pied-noir n en Algrie, comme nous
dans la rgion dOran, mais lui tait n Philippeville dans la rgion du
Constantinois, pour une raison simple, cest que mes grands-parents qui taient
corses, venant dAjaccio, dans la rgion dAjaccio, staient installs dans la rgion
de Philippeville-Constantine. Donc, lui il a fait toute son enfance dans cette rgion.
Et, comment est-il arriv plus tard Oran ? Eh bien, parce que quand il est all faire
son service militaire, il sest retrouv dans la rgion lyonnaise. Il a rencontr ma
mre, qui habitait ce moment-l Lyon, et que, un peu plus tard, aprs ma
naissance, pour des raisons de dplacement dactivits mon pre travaillait dans
une banque. Il a eu une promotion, mais qui la envoy en Algrie. Il ne connaissait
pas du tout Oran. Il connaissait lautre partie, mais tant n sur cette terre, quand on
lui a propos daller Oran, il a dit pourquoi pas . Et nous nous sommes donc
installs Oran. 1211
Lengagement du pre de Jean-Pierre R. auprs des Franais dAlgrie, notamment pendant le
conflit qui mnera lindpendance, semble faire de lui un Pied-Noir dhonneur , sa
dvotion venant compenser sa naissance hors de lAlgrie :
Mme mon pre, qui est un patos pour moi, cest un Pied-Noir dhonneur, mais
cest un Pied-Noir. Il a vcu finalement, quand je regarde, cest pas long il a vcu
1210
1211

Entretien Danielle R., Annexes, p. 681


Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
376

de 46 62. Donc et en partant deux ans faire la guerre dIndochine. Donc, vous
voyez que cest pas long, mais il se sentait pied-noir. Il se sent pied-noir mon
pre 1212
Quand Herv M., il raconte :
Mon pre part en Algrie dans un contexte militaire, en tant quaviateur. Il rencontre
ma mre, et ils se marient en 1947, Alger. Ma mre, elle, est dune famille pied-noire
de plusieurs gnrations. Voil alors, votre questionnement est bon de plusieurs
manires. Dabord, parce que le fait dtre pied-noir est un lment dterminant de
ma motivation politique. Quand on me pose la question quest-ce qui vous a amen
faire de la politique ? , le fait dtre dans une famille on est rentrs en 62
puisque donc mon pre sest mari et avec lintention dy rester. Trs clairement, lui
est devenu pied-noir. 1213
Grard et Monique R., tous deux vrais Pieds-Noirs, admettent que, au-del du seul critre
de la naissance en Algrie, tous se rejoignent dans un attachement commun et rel avec
lAlgrie, un attachement qui savre parfois plus exacerb chez ceux auxquels manque la
naissance algrienne :
Grard : Du moment o les gens ont vcu l-bas et que a leur a plu, il y en
beaucoup qui ne sont pas ns en Algrie et ils sont encore plus pieds-noirs que nous
Monique : Papa tait du de rentrer, il ny tait pas n mais avait vcu 22 ans en
France et le reste l-bas
Grard : Avec nous lundi, il y avait un gars qui a fait ses tudes en Algrie, il sest
mari avec une Pied-Noire, et bien il est plus pied-noir que moi 1214

Associ cette implantation algrienne, lautre lment essentiel toute considration dun
Franais dAlgrie en tant que Pied-Noir est le voyage qui la emmen, gnralement dans la
douleur, de sa terre bien-aime jusqu sa martre patrie, la France mtropolitaine. En effet,
puisque cest surtout au moment o ils arrivent sur le sol mtropolitain quils vont se faire
appeler ainsi, le vcu du rapatriement apparat essentiel la mutation du Franais dAlgrie en
1212

Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741


Entretien Herv M., Annexes, p. 641
1214
Entretien Monique et Grard R., Annexes, p. 47
1213

377

un Pied-Noir. En un sens, le rapatriement constitue pour le groupe des Franais dAlgrie


exils en mtropole un vritable point origine 1215. Comme le rappelle dailleurs Gaston
Bautista : il y a une communaut de replis et de rapatris dont les groupes sociaux sont
diffrents Ils ont de commun la perte de leur terre, de leur soleil, de leurs biens, de la
spulture de leurs morts, de leurs joies, le souvenir de leurs peines, de leur esprance ().
Voil lidentit de la souffrance des tres qui composent cette communaut, si diverse, jete
sur le rivage mtropolitain 1216.
Quant Jean-Pierre F., il donne ainsi sa dfinition du Pied-Noir :
Un Pied-Noir, est simplement quelquun qui est n en Algrie et qui est parti au
moment de lindpendance. 1217
Ici aussi, on observe un identique mcanisme de compensation lgard du rapatriement,
vritable point origine de lidentit pied-noire. Ainsi, le fait davoir vcu le rapatriement
apparat, pour ceux qui en ont effectivement fait lexprience, comme vritablement essentiel
lidentit pied-noire, et comme un vnement fondateur et prsent comme tel par la
mmoire de la communaut, comme le rappelle Jean :
Nous formons une communaut parce que justement, ce qui nous unit, cest que
nous avons le sentiment que nous faisons partie dune communaut qui a perdu son
pays dorigine et qui maintient le souvenir, la mmoire travers des runions. 1218
De mme, pour ceux qui ne lont pas vcu, quils aient quitt lAlgrie avant la fin du conflit,
ou aprs que lAlgrie ait t dclare indpendante, ou bien encore quils naient pas suivi le
chemin massivement emprunt par les Franais dAlgrie, il sagit galement dun
lment important. Cest pourquoi, ayant racont la voie diffrente par laquelle ils ont quitt
la terre algrienne, nous pouvons remarquer que, souvent, ils essaient de sassocier la
majorit des Franais dAlgrie, cherchant ainsi apporter la preuve, aux vrais PiedsNoirs comme lextrieur du groupe, de leur solidarit et de leur fidlit . Mme T.,
pourtant partie en 1956 dAlgrie, raconte ainsi :
La France, cest quelque chose qui ma recueillie, qui ma accueillie mal, il est
vrai, mais accueillie quand mme. 1219
1215

Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 91


Document fourni par Gaston Bautista, Prsident de la SFDEA
1217
Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54
1218
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
1219
Entretien Mme T., Annexes, p. 664
1216

378

Ils auront tendance se surinvestir au sein du groupe, afin de venir compenser labsence de
vcu du rapatriement, pourtant si important lidentit pied-noire.
Ainsi, ne pas avoir pris le bateau, ou ntre pas parti la mme poque celle des dparts
massifs et soudains- peut paratre, au sein mme des Pieds-Noirs, comme un lment suspect,
qui ncessite explications et justifications. Julien D. raconte dailleurs quel point larrive
dcale de sa famille sur le sol mtropolitain a pu poser des problmes quant la ralit de
leur appartenance pied-noire :
Nous sommes rentrs en France en 1965 alors, pourquoi je vous ai racont a ?
Parce quen fait, moi je suis un Pied-Noir mais qui est arriv en France de manire
dcale, voil jarrive pas avec la vague de 62, voil. Jarrive aprs, ce qui va, sur
le plan personnel, me crer une difficult moi en tant sur le plan de mon
enfance, cest que les pieds-noirs qui sont dj l, quand jarrive, lcole, ils me
voient pas dun bon il, parce que je suis plutt pour un collaborateur des
Arabes 1220
Dbouchant parfois sur des conflits dinterprtation au sein mme du groupe des Franais
dAlgrie, les critres essentiels toute considration deux en tant que Pieds-Noirs, de la
naissance sur la terre algrienne, limplantation plus ou moins ancienne des anctres, en
passant par un voyage les emmenant de lAlgrie jusqu leur mtropole, tendent bien souvent
passer au second plan lorsquest abord la question de lattachement, charnel, presque
viscral, cette terre algrienne. Cest bien lorsque sajoute cet attachement par les sens,
cette relation extrme, vivante, marquante aussi, que le groupe des Pieds-Noirs prend toute sa
dimension et que saffirme son identit propre, une identit fondamentalement sensorielle,
terrienne.

La mmoire sensorielle
Fondamentalement, ce qui fait le Pied-Noir, cest cette force du lien qui le relie son
Algrie, un lien dautant plus fort et vivace que, grce une mmoire sensorielle, leur pays
natal se rappelle eux en mme temps quil leur dit quil nexiste plus. Mmorielle

1220

Entretien Julien D., Annexes, p. 351


379

sensorielle ou, selon Anne Muxel, mmoire cosmogonique o senracinent la naissance et la


formation dune identit terrienne. 1221
Ils portent dans leur chair cette Algrie franaise qui, depuis 1962, nexiste plus, une terre
algrienne qui ne leur appartient plus, ou, pire, qui naurait jamais d leur appartenir. La
contestation de la lgitimit de ce lien, fondement de leur identit, entrane de faon sans
doute bien phmre sans doute- une cristallisation de cette mmoire du corps, de cette
mmoire des sens. Ainsi, sil est vrai que lon peut arracher lhomme de son pays mais que
lon ne peut arracher le pays du cur de lhomme , les vestiges de leur terre natale sont dans
leurs entrailles. Lactivit des sens fixe les souvenirs. Une bouffe respire, un bruit qui
vient loreille, et lon est transport. () Les sens permettent de reparcourir certaines
squences du pass. Les sens ouvrent des trajets de mmoire. 1222
Ainsi, le rapport avec lAlgrie est-il un rapport de sens. Les souvenirs voqus font appel aux
facults sensorielles des individus, comme sil sagissait dempreintes laisses par le pays
dans leur chair. Les odeurs, les sons, les couleurs, sont autant de points de repres dans la
mmoire des Pieds-Noirs, et sur lesquels ils sappuient pour voir rstitus des souvenirs
enfouis parfois trs profondment. Mais, pour tre oprationnels dans le dclenchement de
la mmoire, chacune de ces odeurs, chacun de ces sons, doivent tre connects un contenu
lui donnant une signification dans lexprience vcue du sujet et donc permettre lexprience
dune rminiscence. 1223
En suivant ainsi les propos dAnne Muxel, pour les Franais dAlgrie rapatris en mtropole
lissue dun conflit long de huit annes, leur pays reste vivant en eux par les sens : une
terre perdue, () o les caroubiers mettent une odeur damour sur toute lAlgrie. Le soir
o, aprs la pluie, la terre entire, son ventre mouill dune semence au parfum damande
amre, repose pour stre donne tout lt au soleil. Et voici qu nouveau cette odeur
consacre les noces de lhomme et de la terre, et fait lever en nous le seul amour viril en ce
monde : prissable et gnreux. 1224 Ces instants intenses sont autant de souvenirs que lon
conserve comme de saintes reliques, autant dphmres qui saccrochent et qui samplifient

1221

Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, op. cit., p. 105


Ibid, p. 100
1223
Ibid, p. 101
1224
Albert Camus, cit par Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 95
1222

380

pour mieux marquer la diffrence entre un l-bas perdu et ce qui est dsormais un chez-soi
difficile. 1225
Les propos recueillis au cours de nos entretiens traduisent sur ce point une vritable
inscription de lAlgrie dans les corps. Elle occupe autant lesprit que le corps de ces PiedsNoirs, Ainsi, tous les sens sont-ils mobiliss pour traduire la ralit de la relation des Franais
dAlgrie avec leur terre . Herv raconte avec beaucoup dmotion :
Ma grand-mre, quand jallais la voir, les oncles, mes tantes jai un frre an qui
a dix ans de plus que moi, donc qui a tout de mme fait qui a t plus longtemps lbas, lvocation des souvenirs familiaux, les images ou les odeurs de lenfance ma
madeleine, cest un quartier de mandarine recourb sur le doigt, en courant dans une
cour dans notre maison Virandrs 1226
Pour Maxime B. :
La France ctait pas comme lAlgrie hein dabord, il ny avait pas les mmes
climats. Il ny avait pas les mmes odeurs. Il ny avait pas les mmes gens. 1227
Pour Annie F., il ne sagit pas ncessairement dodeurs agrables , mais de celles qui,
dune manire ou dune autre, lont marque physiquement et dont la mmoire traduit la
prgnance lorsquelle se souvient de lAlgrie de sa jeunesse :
Les odeurs, moi je te dirai pas comme Camus ou comme d'autres, que a sentait la
fleur d'oranger et le jasmin... c'est vrai que a sentait le jasmin et la fleur d'oranger,
parce qu'il y en avait pas mal... mais moi dans mon quartier... a sentait aussi la
sardine, a sentait aussi le bouzoulouf, a sentait les pets la galette () j'peux te
garantir que quand tu prenais un bus, c'tait loin de sentir le jasmin et la fleur
d'oranger... ils sentaient le mouton, parce que... ils faisaient le mouton, ils les tuaient
eux-mmes, il les dpeaient eux-mmes, ils grillaient le mouton. Ils avaient une odeur
qui tait imprgne sur eux, et puis alors, il ptaient sans se gner... () c'tait
l'horreur, c'tait l'horreur... () en plus moi j'habitais Bab El Oued... j'habitais un
quartier populeux et populaire et y'avait des bouches d'gout de partout qui allaient
dans la mer... on se baignaient dans cette mer... bon sang, y'avait pas d'eau bannie...
1225

Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 95


Entretien Herv M., Annexes, p. 641
1227
Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
1226

381

on se baignait l-dedans... mais a puait, a sentait mauvais... moi, j'habitais deux


rues de la mer si tu veux... y'avait des votes... y'avait des votes, mais quand la mer
tait mauvaise, y'avait des relans de pourriture qui taient pouvantables... non,
mais... a fait partie intgrante de mes souvenirs. 1228
Et elle ajoute :
Je n'ai jamais retrouv ici le bleu du ciel... moi je suis... je peins, je fais de la
peinture... donc, si tu veux... quand je regarde quelque chose, je visualise quelque
chose... c'est les couleurs que je vois en premier, et je me souviens en premier des
couleurs... eh ben j'ai jamais retrouv nulle part le bleu du ciel d'Alger... peut-tre un
petit peu dans cette rgion ( Hyres), peut-tre un petit peu dans le sud de l'Espagne,
un petit peu... je n'ai jamais vraiment retrouv le bleu du ciel et de la mer... ce mlange
de bleu, de vert, c'est... c'est incroyable 1229
Pour Nicolas D. :
La France, plus beau pays du monde etc... ne me font pas oublier ce qutait
lAlgrie, il y avait dabord ce climat, la couleur dans ce ciel, il y avait des couleurs
fantastiques qui rayonnaient partout jusque dans les curs, les arbres, les fleurs, les
sourires, les regards, cette chose, je ne lai pas retrouve ici 1230
Ainsi, il se peut que nous croyions retrouver lmotion qui accompagnait le fait ancien, alors
que cest le souvenir qui dclenche chez nous une nouvelle motion. Le souvenir peut faire
souffrir : souvenirs, vous traversez le cur comme un glaive ! , scrie Chateaubriand.
La premire apparition de Combourg bouleverse le mmorialiste qui la dcrit : Jai t
oblig de marrter : mon cur battait au point de repousser la table sur laquelle jcris. Les
souvenir qui se rveillent dans ma mmoire maccablent de leur force et de leur multitude : et
pourtant, que sont-ils pour le reste du monde ? 1231.
Sur ce point, cest surtout le tmoignage de Pascale S. qui est difiant. Retournant dans son
Algrie natale, elle vit une exprience corporelle hors du commun, comme si son corps se
souvenait de cette terre connue et sen trouvait aussitt boulevers :
1228

Entretien Annie F., Annexes, p. 216


Ibid
1230
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
1231
Jean-Yves et Marc Tadi, Le sens de la mmoire, Editions Gallimard, Paris, 1999, p. 187188
1229

382

Les premires heures o on est arrivs en avion, de Marseille, o je me suis


retrouve laroport dAlger, jai vcu une exprience corporelle compltement
inattendue, savoir que mon corps reconnaissait lAlgrie. Voil, je ne peux pas vous
le dire diffremment, mais ctait assez dingue cest--dire que, il y avait au niveau
de lair, la chaleur toutes les variables atmosphriques, vous voyez moi, jai
quitt, jtais petite toutes les variables atmosphriques, lodeur, lair, le vent, tout
a ctait quelque chose que je qui ne ressemblait pas ce quon a en France,
parce que l-bas, quand on a ce vent-l, en France il fait froid enfin, cest une
espce. Enfin, cest indescriptible. Et tout mon corps reconnaissait a, et il y avait
quelque chose en moi qui disait je suis chez moi un truc de fou, je vous assure !
Et aprs le car, avant quon aille notre htel, il nous a amens en haut, au
monument des martyrs de lAlgrie. Cest au-dessus du jardin dEssai, et l, il y a eu
les odeurs les odeurs de terre, de figuier, et l, a a t pareil jtais dans un tat
comme a, tout le temps. 1232
Vritablement marqus dans leur corps, dans leurs sens, les Pieds-Noirs ces Franais
dAlgrie porteurs de ce quAnne Muxel appelle la mmoire involontaire , reprenant ainsi
lexpression de Marcel Proust. Pour elle, il suffit d une odeur, [ d ] un bruit, et tout le dcor
pass peut tre retrouv. Cette mmoire submerge comme la vague. Elle chappe la raison,
lintention, toute reconstruction. Elle retrouve une sorte de vcu ltat brut, fait des
sensations prouves dans le pass. Une mmoire reviviscente, encore vive, vivante en soi.
Mmoire intacte, porteuse des motions dalors. 1233 Cest ainsi que, pour elle, la meilleure
part de notre mmoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans lodeur de renferm
dune chambre ou dans lodeur dune premire flambe, partout o nous retrouvons de nousmmes ce que lintelligence nen ayant pas lemploi, avait ddaign, la dernire rserve du
pass, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer
encore. Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais drobe notre propre regard, dans un
oubli plus ou moins prolong. Cest grce cet oubli seul que nous pouvons de temps autre
retrouver ltre que nous fmes, nous placer vis--vis des choses comme cet tre ltait,
souffrir nouveau parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et quil aimait ce qui nous
est maintenant indiffrent. 1234
1232

Entretien Pascale S., Annexes, p. 849


Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, op. cit., p. 103
1234
Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, op. cit., p. 103
1233

383

Par leurs sens, par leurs corps, les Pieds-Noirs voient ainsi ressurgir lAlgrie franaise, dans
ses bonheurs comme dans ses blessures. Les souvenirs convoqus permettent de retrouver
limmdiatet du pass sans la mdiation introduite par la dure. Parce quils sont une forme
dannulation du temps, ils oprent une certaine magie. En projetant lindividu dans son pass,
ils permettent () de retrouver une mme motion. Sorte de machine remonter le temps, le
jaillissement des souvenirs opre une rsurrection du pass. Discours dimpressions
ressuscites, la reviviscence organise une remonte, par des voies moins cognitives
qumotionnelles et affectives, dans un espace antrieur et personnel. 1235
On respire. On entend. Et on est l, nouveau. On retrouve, on veut garder, on peut vouloir
sen chapper. Les sens donnent aux souvenirs leur me 1236, une me dautant plus
obsdante que cette Algrie leur a t arrache, et quelle a t violemment projete dans le
pass. Cest en ce sens que nous pouvons interprter les propos de Pascale S. :
Mon pre () a t dabord mut Grenoble la premire anne,
et ensuite, il a t mut Montpellier. Donc, nous avons emmnag
Grenoble lautomne 62 et l, mon pre sest absent, pour aller
nous

chercher

un

appartement

etcetera.

Et

donc,

on

sest

retrouvs je pense a, a me donne envie de pleurer, vous voyez


cest charg (elle rit un peu), mme pour quelquun qui a fait de
travail sur soi mais, cest pas le problme et donc, on sest
retrouvs dans une maison glaciale (elle se met pleurer)
(silence) je vais pouvoir reprendre () Pour vous dire, je me
souviens trs bien, ctait une maison avec un tage, et il faisait
tellement froid que mes parents faisaient pendre des couvertures
arabes. Donc, jai vraiment visuellement ces couvertures arabes qui
pendaient en haut et en bas de lescalier, pour couper le froid. Et, il y
avait un pole dans cet escalier, et mes parents, on ne leur avait
jamais dit quil fallait enlever la cendre du pole (elle rit) donc on
se gelait. Ce pole ne tirait jamais () Donc, moi, l, jen ai pas de
souvenir ni narratif mais, l, jen ai un souvenir motionnel, 1237

1235

Ibid, p. 25
Ibid, p. 104
1237
Entretien Pascale S., Annexes, p. 849
1236

384

Il sagit ici de montrer de quelle faon la rminiscence peut avoir des effets physiques et
bousculer lindividu dans ses motions et jusque dans son corps, tel point que, de se
retrouver lui-mme dans ce pass dont il pensait quil lui avait chapp et quil ne pouvait se
le remmorer que par bribes sans jamais en retrouver la vritable saveur. Car lnigme de la
mmoire est bien celle de la prsence de labsent (), le quelque chose dantrieur qui a
exist et imprim mon me. 1238
Pour tous, les sens inscrivent la reconnaissance dun territoire, dune nature, ou dune
ville. Ainsi, Anne Muxel cite-t-elle les propos dune des personnes interviewes dans le
cadre de sa propre recherche : Lorsque je reviens Paris, je retrouve lodeur de Paris qui
me fait penser lappartement de la rue de Rennes, tout de suite. A Toulouse, il ny a pas la
mme odeur. () .1239 Mais limprgnation sensorielle laisse par la terre algrienne est
parfois si forte que certains Pieds-Noirs cherchent combler un manque en se rendant dans
des lieux susceptibles de gnrer, par un veil des sens, une rminiscence bienfaisante , en
un sens, car rappelant lAlgrie bienheureuse. Toutefois, comme le rappelle dailleurs Anne
Muxel, la mmoire fixe par les sens souvre comme ces coffrets pices aux multiples
tiroirs, o sont rangs toute sorte dingrdients. Cette mmoire est faite de saveurs, de
senteurs, dun mlange de sensations inexplicables. Elle passe au travers de tout le corps. 1240
Le surgissement des souvenirs par un rveil des sens nest jamais assur . Il est, nous
lavons dit, involontaire, imprvisible.
Mais toute sa richesse rside prcisment dans cette rapparition du coin du monde ()
en [ eux ], tout vibrant, des sensations premires, jamais inscrites. () La terre. Leau. Le
vent. Les sens fixeraient les attributs climatiques de la terre qui nous vit natre. De l
dpendraient nos attirances ultrieures pour des lieux, mais aussi nos difficults dadaptation
des conditions trop contraires. 1241 Cest pourquoi certains, comme imprgns de leur
Algrie disparue, semblent parfois chercher provoquer cette rminiscence, bouleversante
mais bienfaisante, car elle les replonge dans ce quils croyaient perdu jamais. Cest
pourquoi, ils se redent rgulirement dans des pays, partageant avec lAlgrie climat et mer
Mditerrane.

1238

Emmanuel Macron, La lumire blanche du pass. Lecture de La mmoire, lhistoire,


loubli, de Paul Ricoeur , Esprit, aot-septembre 2000, p. 18-19
1239
Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, op. cit., p. 105
1240
Ibid, p. 104
1241
Ibid, p. 105
385

LEspagne, frquemment cite, semble leur permettre de retrouver des lments de


reconnaissance de la terre qui font appel aux sens et qui bouleversent le corps, donnant ainsi
aux Franais dAlgrie limpression quils sont de nouveau en terre connue et accueillante.
Anne Lanta tmoigne ainsi : jusqu cet aprs-midi dt en Espagne, dans larrire-pays
catalan, entre Barcelone et Tarragone. A peine sortie de voiture, les senteurs mont mont la
tte, je les ai inhales et se fut comme si un sang fig se remettait mirriguer, comme un
rveil aprs une petite mort. Les cigales menaient un concert denfer. Jai arrach
sauvagement le thym que jai froiss et malax jusqu men tanner les doigts, et soudain, je
les ai vues, poses sur la maigre terre entre les pierres, les immortelles de velours paille
lodeur fauve. Et la petite cloche du portail a tint : ctait le bon Arabe de ma mre qui
nous en portait un bouquet. Et toutes les larmes jamais verses me sont venues. Jai su que je
ne pleurais pas damertume, ni de tristesse, ni de regret, mais comme on pleure en retrouvant
celui quon aime, de re-connaissance. 1242
Pascale S., trs jeune lorsque sa famille quitte lAlgrie, fait galement rfrence cette forme
de qute laquelle se livrent ses parents en allant en Espagne, la recherche de ce qui
pourrait mobiliser leurs sens et ainsi les replonger dans cette vie quils souffrent davoir
perdue :
Jai compris pourquoi ils aimaient tant aller en Espagne ces gens-l, en fait. Jai
compris a parce que ctait pareil, ctait les mmes odeurs Espagne du sud,
poussire, figuier et tout a mest revenu aussi. 1243
Monique

C.

raconte

galement

son

attachement

lEspagne,

dabord

proche

gographiquement et du point de vue du climat et des couleurs de lAlgrie. Cest aussi, pour
elle, une faon dtourne de renouer physiquement avec son histoire et avec son Algrie,
et de rpter la rptition, nous lavons dit, tant un processus frquent chez les Franais
dAlgrie- le chemin emprunt par sa famille maternelle lorsque celle-ci prit la direction de
lAlgrie franaise :
De toutes manires, comme toutes nos vacances on les passe en Espagne, a nous
rappelle notre pays aussi... ma mre avait des origines espagnoles, mon pre non,
mais ma mre oui, on retrouve le soleil, lambiance, les mmes habitudes, un petit peu
le mme genre de vie. () Je suis trs sensible aux odeurs par exemple aux
odeurs que ce soient des odeurs de nourriture mais bon l cest autre chose, cest
1242
1243

Anne Lanta, Algrie, ma mmoire, p. 174


Entretien Pascale S., Annexes, p. 849
386

anecdotique quand on va en Espagne, dans un endroit o on va se baigner, dans une


crique, on passe dans un chemin, ya des mulets qui font caca cette odeur de caca
de cheval me remmne quand on tait dans la proprit de mes grands-parents () la
mer, l'odeur du bord de mer le soir, qu'on retrouve pas en France, cette odeur
caractristique du sel, du varech, de... cette odeur... oui le soir... y'a pas de mare en
Mditerrane, mais y'en a quand mme une lgre, et y'a une odeur particulire ()
cette odeur d'Alger avec cette odeur de mer... il est difficile ou alors on enjolive, on a
une odeur qui reste dans le nez plus marque... je sais pas. Ca sentait l'eucalyptus
beaucoup, des odeurs fortes. Moi, ce que je recherche justement, c'est toutes ces
odeurs qu'on avait quand on allait se promener dans l'intrieur aussi, ce qu'on
appelait l'intrieur, c'est plus au bord de mer. Les odeurs de la terre, les cultures
marachres, y'avait des odeurs trs fortes mais... a sentait le chvrefeuille... a
sentait le jasmin... toutes ces odeurs trs fortes qui dgagent une odeur particulire,
a on sent plus ici. 1244
Un peu plus loin, elle ajoute :
La mer, l'odeur du bord de mer le soir, qu'on retrouve pas en France, cette odeur
caractristique du sel, du varech, de... cette odeur... oui le soir... y'a pas de mare en
Mditerrane, mais y'en a quand mme une lgre, et y'a une odeur particulire. Moi
j'ai ressenti cette odeur-l dans le sud de l'Espagne, o y'a les bourricots qui font caca
l, et puis en Grce aussi. Y'a une odeur, de ces fonds l qui sont pas trs... c'est pas
trs profond, donc les pierres sont chaudes, y'a une odeur de sel qui se dgage, trs
particulire, qui est diffrente de quand on est sur l'ocan. L'ocan j'ai l'impression
que a sent rien. Pourtant y'a l'iode et tout, mais a a pas la mme odeur. Et la on
retrouve un peu ce sentiment d'odeur euh... dans les pays mditerranens qui ont la
mme caractristique, mais pas tous encore. C'est pas partout. Parce que sur la Cte
d'Azur... y'a aucun endroit sur la Cte d'Azur o on a la sensation d'tre en Algrie,
c'est pas du tout pareil. 1245
Pour Jean-Pierre Z. :
Il y a un pays o je vais assez souvent, cest le Maroc. Pourquoi ? Parce que a me
rappelle les odeurs on a toujours au fond de soi nos origines. Donc, effectivement,
1244
1245

Entretien Monique C., Annexes, p. 85


Ibid
387

lAlgrie, je ne peux pas y aller, pour des raisons je ne sais pas si en scurit je
pourrais retourner, mais enfin, mme, jai pas envie par contre, lambiance
orientale est toujours en moi. Donc, je retourne assez souvent au Maroc. 1246
De mme, pour Frdrique D. :
Je suis retourne au Maroc, je suis retourne en Tunisie, mais je ne suis jamais
retourne en Algrie. 1247
Pour Jean-Franois C. aussi :
Je suis all au Maghreb beaucoup, au Maroc, cinq six fois, en Tunisie. Jaime bien
cette atmosphre. Je me sens laise. 1248
Cest sur le sol mtropolitain que cet attachement sensoriel lAlgrie prend tout son sens,
confirmant par l mme le vritable point de repre temporel que constitue larrive en
mtropole dans lentreprise daffirmation identitaire et de constitution dun groupe dtermin.
En effet, la rencontre avec la France est aussi une rencontre physique, qui va gnrer, comme
ce sera bien souvent le cas pour les Pieds-Noirs, une cristallisation de ce qui les constitue, et
qui ne trouve pas sexprimer dans ce nouveau pays. Ainsi, marqus dans leur chair par
lAlgrie, cest galement de cette faon quils font connaissance avec la mtropole.
En effet, nous lavons vu, outre les vnements qui secouent lAlgrie et qui poussent les
Franais dAlgrie hors de leur terre natale, lanne 1962 connatra un hiver particulirement
rude, qui fera, selon certains, office de baptme du froid .
Cette exprience climatique difficile, associe par ailleurs au dpart dAlgrie et la
dcouverte dune France peu accueillante, participe, selon nous et par opposition, dune
certaine cristallisation et dune exacerbation du lien charnel avec la terre algrienne.
Cest ainsi que Christian E. rappelle :
Ctait la dcouverte de la rgion parisienne un peu ce temps gris. Ctait
lpoque il faisait froid, on ntait pas habitus, mais ctait une certaine
nostalgie automnale quand on est arrivs l-dedans. 1249
Pour Alain V. :
1246

Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726


Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
1248
Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
1249
Entretien Christian E., Annexes, p. 313
1247

388

Il pleuvait tout le temps. Il faisait froid. Il ny avait jamais de soleil. La mer


nexistait pas cest pas a chez moi ! 1250
Pour Annie F. :
La premire anne o on tait en France, on a essuy le coup de froid... les moins
trente on les a connus hein Lyon... on a vraiment pris le baptme hein la premire
anne... mais je te dis on a... on connaissait pas le froid. 1251
Quant Grard R., il raconte :
Par comble de choses, on venait dun pays o il faisait beau ctait lhiver 62... je ne
pense pas quil y en est eu un plus terrible que a... il faisait 32 la caserne le
matin, on avait jamais une temprature en dessous de 0, quand ctait en dessous de
10, ctait la fin du monde. 1252
Imprime physiologiquement, cette mmoire des sens, essentielle aux Pieds-Noirs, apparat
ainsi comme la plus durable car elle cristallise lessentiel, le plus heureux comme le plus
traumatisant, condensation de vie que lon garde dans sa chair mme. 1253 Mais elle est
galement la plus incertaine car mme perue, elle peut rester inaccessible. Bagage de
mmoire dont nous navons pas toujours conscience mais que nous portons avec nous. ()
On nchappe pas cette mmoire. () Elle a tout capt, tout enregistr. () La mmoire des
sens exprime du temps incorpor , des annes passes non spares de nous , comme
lcrit Marcel Proust. () Cette mmoire sinscrit dans lextra-temporalit qui caractrise
() lexprience de la reviviscence. 1254 Pour Anne Muxel, en matire de reviviscence, il ny
a ni prsent, ni futur, mais bien une sorte dannulation du temps qui permet de se retrouver,
par le surgissement du souvenir, propuls dans le pass. Il sagit de revivre, de se revivre dans
les dcors, dans les relations ou dans les vnements de sa vie passe. La mmoire est
signifie ici dans sa dimension affective et motionnelle. Elle opre un retour, mais un retour
qui na dautre qute que la reconnaissance dune motion intime et personnelle. () Cette
mmoire de reviviscence est par dfinition a-temporelle. Cest une sorte dternel prsent du

1250

Entretien Alain V., Annexes, p. 576


Entretien Annie F., Annexes, p. 216
1252
Entretien Grard et Monique R., Annexes, p. 47
1253
Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, op. cit., p. 112
1254
Ibid
1251

389

pass en soi quelle permet daccder, par les voies les plus mystrieuses et les plus
hasardeuses. 1255
Cette manifestation mmorielle est, selon nous, dautant plus importante pour les Pieds-Noirs
quils apparaissent, depuis leur arrive sur le sol mtropolitain, contests dans la ralit de
leur drame et de leur douleur, et, plus loin, contests dans la lgitimit dun lien avec
lAlgrie. Par-del la ngation intellectuelle , ce sont les sens qui traduisent le lien. Fixe
dans un ternel prsent ou dans un ternel refoul, cette mmoire reviviscente constitue le
fondement de lintimit de chacun. Elle est cette criture intrieure, faite de mots et
danecdotes, mais surtout dimages, de parfums, de sons, dimpressions et de sensations de
toutes sortes, composant un texte plus ou moins dchiffrable, plus ou moins dchiffr. 1256
En ce sens, cette mmoire des sens autorise un souvenir incontestable , mais, du mme
coup, quil devient malais de partager. Toutefois, elle est essentielle aux Pieds-Noirs : alors
que, confronts un environnement hostile, ils semblent poursuivre un processus
dlaboration et daffirmation dune identit propre leur groupe dsormais conscientis, les
Pieds-Noirs trouvent prcisment avec ce pass incorpor , exprim par la mmoire
sensorielle, ce que Anne Muxel prsente comme une totalisation du temps individuel dans
un temps collectif, () la possibilit de revivre et de ressentir non seulement ce que furent les
motions et les attaches de sa propre vie, mais plus largement de partager et de reconnatre
celles de tous les siens, les vivants comme les morts. 1257
Comme ils lavaient fait du temps de lAlgrie franaise et par un nouveau phnomne de
rptition-, les Franais dAlgrie dsormais Pieds-Noirs en mtropole vont entreprendre de
dfinir et de dlimiter au mieux la communaut que lexil a fait merger leur conscience. Et
comme ils avaient procd sur lautre rive de la Mditerrane, cest en positionnant le groupe
dans ses rapports aux Autres quils vont tenter de dire au mieux ce quils sont. En mtropole,
comme en Algrie, les Franais dAlgrie semblent donc rpter leur histoire. Sur un autre
territoire, ils reproduisent, aprs lexil, une exprience identique de positionnement par
rapport aux Autres, Maghrbins et surtout Algriens- et mtropolitains.

1255

Ibid, p. 201-202
Ibid
1257
Ibid, p. 113
1256

390

B) Se construire pour soi et par rapport aux Autres


Dsormais installs en France, les Pieds-Noirs doivent faire face une constante
hostilit extrieure 1258, qui va gnrer chez eux une forte dynamique dunification 1259.
Construit contre une vision mtropolitaine, pjorative et dvalorise du colon 1260, attaqu
dans la ralit de son histoire et de son drame, le groupe des Pieds-Noirs va donc se
positionner et dfinir son identit face ces compatriotes, amnsiques du sacrifice de larme
dAfrique quelques annes auparavant, et rechignant accueillir et intgrer ces Franais
lointains, mconnus, et donc, ncessairement , subalternes.
Par ailleurs, ils devront galement composer avec la prsence importante des Maghrbins en
France, et essentiellement avec les Algriens, dont les Franais dAlgrie peinent
comprendre quils soient, eux, si facilement reus, alors que la France vient peine
daccorder lAlgrie son indpendance, et quils disposent dsormais de leur propre pays.
Pourquoi les Franais dAlgrie se voient-ils imposer par la France et sur le sol franais une
cohabitation douloureuse, alors mme quelle leur a t refuse sur le sol algrien ? Pourquoi
avoir tant cherch sparer le peuple dAlgrie, pourquoi lavoir pouss faire merger ses
diffrences, ses dissensions, pour ensuite remettre en contact deux populations blesses ?

Le rapport aux Maghrbins


Pousss hors de leur terre natale, une terre sur laquelle ils avaient envisag leur avenir,
et qui porte encore le corps de leurs aeux ; pousss par la logique implacable de la
dcolonisation, quitter une Algrie quils avaient contribu btir , les Pieds-Noirs
prouveront de grandes difficults se retrouver, en mtropole, face une population pour le
bnfice de laquelle ils ont t arrachs leur terre. Cette cohabitation participe pleinement
dune forme de cristallisation de leur douleur davoir eu partir, davoir t vols, et de
devoir dsormais vivre aux cts de ceux qui ils ont accept de donner leur terre.
Dlgitims dans le drame quils viennent de vivre, les Pieds-Noirs se voient imposer par le
pouvoir mtropolitain une cohabitation qui savre incomprhensible. Dailleurs, certains des
1258

Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 153


Ibid
1260
Ibid
1259

391

Pieds-Noirs qui auront voulu faire un pas en direction de cette population musulmane en
France une population dont ils se rappellent avoir t si proches du temps de lAlgrie
franaise- se verront reprocher de trahir la communaut. Ainsi, par exemple, ce que
reprochaient ses meurtriers J. Roseau, ctait sa volont de rapprochement avec les
Algriens, en effaant les vieilles rancunes. Les milieux ultras , nostalgiques de lAlgrie
franaise, laccusrent dtre un tratre pro-arabe , pro-FLN (). La transgression du
tabou de lAlgrie franaise fut fatale Jacques Roseau. En rponse sa trahison , autour
de limplacable logique, les Algriens nous ont chasss, pourquoi vivent-ils encore en
France ? 1261
La prsence de nombreux Musulmans originaires dAlgrie sur le sol franais tend-elle ainsi
cristalliser leur blessure et entretenir limpression selon laquelle ils auront t, en un sens,
manipuls par les dirigeants, pousss hors de leur Algrie franaise, expulss dune
Algrie algrienne. Comment peuvent-ils accepter davoir t sacrifis sur lautel de
lindpendance algrienne et de devoir faire face aujourdhui, au cur de leur patrie, cette
population pour le bien de laquelle ils ont tout quitt ?
Ainsi Jean-Marc L. affirme :
Un journaliste qui habite Barbs il me disait tu sais Jean-Marc, je tcoute hein,
mais je suis pas trop daccord avec toi, parce que moi Barbs, tu vois, je suis trs
bien intgr . Je lui dis mais espce de con cest pas toi tintgrer. Cest les
autres qui doivent sintgrer toi . Lui, il me disait je vis moi, je suis intgr. Ils
macceptent hein eh ben heureusement encore, que dans le 18me
arrondissement de Paris, ils tacceptent eh ben, non, il avait pas compris quil
tait compltement en pense inverse. Non, lui il disait je suis trs bien intgr dans
le quartier. Ils macceptent, hein, sans problme hein . Mais, cest incroyable eh
ben non, mais cest a que jarrive pas comprendre moi. Jarrive pas accepter. Je
suis franais, de souche franaise. Je suis en France, eh bien je veux avoir () une
France franaise. 1262
Dans ses propos, Robert L. raconte comment ses parents, partisans de lindpendance de
lAlgrie, ont galement prouv des difficults accepter la prsence importante de
1261

Benjamin Stora, La gangrne et loubli. La mmoire de la guerre dAlgrie, La


Dcouverte, Paris, 1998,
1262
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
392

musulmans dans le nord de la France. Lindpendance, pensaient-ils, devait certainement


permettre chaque peuple de disposer de son propre pays, sans jamais plus empiter sur le
territoire de lautre :
Ils ont limpression de stre tromps, parce que ils habitent dans le nord, et vu le
nombre darabes quil y a dans le nord, ils se demandent pourquoi ils ont vot pour
lindpendance, puisquil y en a plus quavant. 1263
Pour Frdrique D.
Enfin, pourquoi ils rentrent tous en France votre avis ? Avant, ils ne rentraient pas
en France. Ils taient l-bas, ils se plaisaient. 1264
Pour Mme P. :
Il y avait un endroit, un quartier, comme on dirait ici, Marseille la porte dAix
Marseille quest-ce quil y a l-bas ? Ce sont tous des Arabes ce sont eux qui sont
accapars presque toute la porte dAix () maintenant, les Franais se sont rendus
compte () autre chose que suis contre. Ca oui, je suis contre. Ils voulaient lAlgrie
franaise, ils auraient d rester dans leur pays a cest une chose que jen veux et
jen veux de Gaulle aussi ah, vous voulez lindpendance ceux qui taient
dj l, comme par exemple les Harkis qui ont combattu pour la France pour tous
ces gens-l, oui. Ils ont dfendu la France. Je suis pour eux. Mais tous ceux qui sont
venus aprs, et qui viennent encore, qui essaient de venir ils voulaient lAlgrie
indpendante. Ils nous ont fichu dehors. Pourquoi quest-ce quils viennent faire
maintenant chez nous, ici ? voyez, je dis chez nous pour moi, je suis chez moi
aussi et encore, ils font les fortes ttes. Encore, ils veulent savoir plus que
personne bientt cest eux qui vont nous commander franchement sans
hypocrisie vous voyez la tl les premiers que vous voyez, cest les Arabes. Cest
pas que je leur en veux tous ces petits qui sont la crche, tous ces Arabes, je leur
en veux pas ces enfants, pauvres chris. Moi ce que jen veux ceux qui veulent
mettre la loi dans un pays quils sont pas chez eux. 1265
Annie F. supporte galement trs mal la prsence dArabes sur le sol mtropolitain :
1263

Entretien Robert L., Annexes, p. 483


Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
1265
Entretien Mme P., Annexes, p. 787
1264

393

J'ai vcu dans une cit, ici, quand je suis arrive Marseille. () j'ai pleur
pendant sept mois. () comment veux-tu... et puis, comment veux-tu qu'on n'ait pas
des ides de... de rvolte par rapport tout a ? () c'est pas possible, j'ai vu trop de
choses... j'ai vcu trop de choses aussi... par rapport aux Arabes... pas en Algrie, en
France. Parce que en Algrie, je n'avais aucun problme avec eux. Mais, justement,
comme on est parti... parce que quand on est parti, a s'est pas fait sans mal dans le
dpart d'Algrie... on s'est quand mme arrachs... ils taient chez eux, d'accord ils
taient chez eux, mais quelque part c'tait chez nous aussi. 1266
Pour certains, depuis le conflit qui a entran, dans la douleur, la sparation de lAlgrie et de
la France, les Arabes sont devenus de vritables ennemis, et apparaissent avant tout comme
ceux qui leur ont vol leur terre. Leur prsence sur le sol franais est donc rendue dautant
plus insupportable. Les propos de Ren et Michle en tmoignent avec violence :
Ren : Je ne veux () pas du tout fraterniser avec les Algriens. Les Algriens, pour
moi, sont des ennemis, savoir que si demain il y avait un coup de balancier et quils
repartaient de lautre ct, et quil faut que je prenne une mitraillette et descendre
dans la rue pour leur tirer dessus, je le ferais. Moi, ces gens-l sont des ennemis
Michle : Ne rvons pas !
Ren : Non, ne rvons pas mais ce sont des ennemis. Ce sont des gens qui ont pris
mon pays. Donc, pour moi, je ne peux pas les considrer avec une certaine fraternit,
cest pas possible. Ils lont voulu. Ils lont eh bien, maintenant, quils le gardent et
quils nous foutent la paix, mais quils ne viennent pas nous emmerder ici en
France. 1267
La confrontation quotidienne une prsence massive dimmigrs maghrbins sur le sol
franais explique, en partie, lorientation politique de certains Pieds-Noirs, par ailleurs
relativement mfiants lgard dune lite qui semble stre servie deux en fonction des
ncessits nationales et internationales. Nous avons eu loccasion de le dire, les Franais
dAlgrie auront vcu au cours de leur histoire de nombreux pisodes les faisant apparatre
comme de simples moyens ou outils entre les mains des gouvernants, quil se soit agi
de coloniser, de combattre, ou de construire. Echauds par une histoire algrienne ayant, selon
eux, mis en vidence labsence totale de considration des politiques leur gard, certains se
1266
1267

Entretien Annie F., Annexes, p. 216


Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
394

sont ainsi orients vers le discours de Jean-Marie Le Pen, rpondant idalement leurs deux
principales attentes et inquitudes : dfendre ce qua t lAlgrie franaise ; sopposer une
prsence inconvenante dimmigrs algriens. En effet, la dfense, puis la nostalgie de
lEmpire et des colonies font partie intgrante de la thmatique de lextrme droite. J.-M. Le
Pen a toujours exprim sa sympathie envers les Franais dAlgrie. Il a t, pendant la guerre
dAlgrie, lun des rares hommes politiques avoir publiquement soutenu les Franais
dAlgrie. Des Pieds-Noirs lui en furent reconnaissants et nhsitrent pas voter pour son
parti quelques dcennies plus tard. Il y a [ donc ] une dimension de reconnaissance dans ce
vote. 1268 Cest dailleurs ce que rappelle Jean-Franois C. :
Quand le Front National a merg ici il avait merg autre part mais pas ici, donc
je suis rentr au Front National, pour a me semblait naturel. Comme ctait
danciens dtenus de lAlgrie franaise y taient, et y sont toujours Sergent il est
mort maintenant, mais il tait dput du Front National, etcetera. Il y a plein
dhommes donc je me sentais tout fait laise dans les ides. Joubliais pas que
Le Pen avait rsili son mandat de dput pour venir au premier REP sengager dans
larme franaise, donc a chez les pieds-noirs pas tous, mais une grande partie
des pieds-noirs ne loublient pas donc, je me sentais laise dans ce parti. Donc
voil jai t un militant Front, et puis jai t de plus en plus politis. Jai t je
me suis prsent aux lections. Jai t lu conseiller municipal Front National de
Hyres voil jtais sur la liste des rgionales, dernires. Voil, donc pour moi
cest un parcours tout fait dans les lignes. 1269
Toutefois, cette relation entre le Front National et les Pieds-Noirs nest pour, pour cesderniers, pleinement satisfaisante. Ainsi, pour Jean-Marc, le Front National devrait, en
change du soutien politique que de nombreux Pieds-Noirs lui apportent et du poids lectoral
potentiellement significatif quils reprsentent dans certaines rgions, leur accorder, en son
sein mme, plus dimportance, de visibilit et de responsabilits :
De lextrme droite lextrme gauche, nous navons que de gens qui sintressent
nous politiquement, mais qui sen foutent perdument de notre histoire. Et, je le dis
mme pour le Front National. () Au Front National, quoi que nos amis en pensent, il
ny a pas de Pieds-Noirs dans le staff du Front National. Cest quand mme
incroyable. Alors que, si on regarde le vote du Front National sur la cte dAzur, et
1268
1269

Emmanuelle Comtat, Ple Sud, n54, p. 84


Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
395

jusque Midi-Pyrnes, on est bien placs. Cest vrai, cest pas en Alsace, ou pourtant
beaucoup de Front National sont lus, que nous y sommes. Mais, sur la cte dAzur,
on fait partie de la troupe. Cest vrai, dans toutes les sections du Front National, il y a
beaucoup de pieds-noirs, mais aucun en haut. Non, il y en a deux, je les connais. Sur
les 70 membres, il y en a deux. Bon Pierre Descaves pour Alger et puis comment
il sappelle un nom en Z je sais plus mais, je suis dsol, cest pas normal. 1270
Quant Christian S., il affirme :
Le Pen a cr son parti sur les thmes chers la communaut exile d'Afrique du
Nord, mais a trop souvent oubli de renvoyer l'ascenseur ; les Pieds-Noirs colleurs
d'affiche ou porteurs d'attachs cases semble tre son slogan. 1271

Finalement, il est intressant de sinterroger ici : les Pieds-Noirs, comme les Franais
dAlgrie du temps de la colonisation, sont-ils condamns ntre que les serviteurs de causes
politiques ? Alors quil semble que, dfaits du contexte algrien, et communautariss sous le
coup des vnements quils ont t amens vivre en commun, ils pourraient entamer une
existence indpendante, affirmer une identit propre, un nouveau particularisme ce quils ont
dailleurs entrepris- la mtropole, encore, parvient les utiliser .
Quoi quil en soit, le ressentiment exprim par certains se trouve relay par un discours qui
correspond comme par magie leurs attentes, un ressentiment exacerb par lidologie
vhicule par le Front National 1272 et qui met fortement laccent sur la prsence
musulmane en France. laccent.
Mme sil apparat que, une fois sur le sol mtropolitain, les Pieds-Noirs semblent stre
rpartis sur lchiquier politique, comme le rappelle Julien D. :
Je pense que progressivement, les pieds-noirs sont revenus leur point de vue
politique dorigine. Voil les Pieds-Noirs de gauche, ils sont revenus la gauche,
les pieds-noirs de droite, ils ont t la droite, voil dans le sud et plus
particulirement dans le sud-est, o il y a une communaut pied-noire qui vit 1273

1270

Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285


Bulletin du PPN, n18, Annexes, p.
1272
Benjamin Stora, Le transfert dune mmoire. De l Algrie franaise au racisme antiarabe, op. cit., p.10-11
1273
Entretien Julien D., Annexes, p. 351
1271

396

Roland A. :
Vous trouvez des pieds-noirs un petit peu partout, et non pas seulement au Front
National, comme veulent le faire croire nos adversaires pour nous insulter et
autre 1274
Ou encore Pierrette G. qui prcise :
Jai quand mme t dans un mouvement de gauche pendant quatre cinq ans 1275
Ceux dentre eux qui ont accord leur vote au Front National lont aussi fait parce que cette
organisation a fait de limmigr maghrbin son bouc missaire. 1276 Mais, comme Alain V.
le souligne, cette rancur face une prsence massive de Maghrbins sur le sol franais
nempche pas une certaine proximit, voire mme, parfois, une certaine forme de tendresse
lgard de gens qui ont, parfois, connu la mme Algrie queux, qui partagent des souvenirs,
des habitudes :
Le plus marrant, cest quils sont profondment racistes lgard dune
communaut, mais profondment attachs tous les individus qui sont dAlgrie.
Cest le paradoxe. 1277
Comme souvent, les Pieds-Noirs voluent au cur dun paradoxe, les handicapant
certainement dans leur entreprise daffirmation dune identit collective solide : ils cherchent
se positionner par rapport ceux qui les ont chasss et auxquels ils restent quotidiennement
confronts, mais ils ne parviennent pas non plus sen sparer.
Pour autant, presque tous rcusent le racisme dont ils sont accuss parce que colons
et parce que rancuniers lgard de la population maghrbine de mtropole- rappelant cette
occasion les rapports confraternels quils entretenaient avec les Arabes du temps de lAlgrie
franaise. Pour Herv H. :
Cest en France que jai su ce que ctait que le racisme. Cest pas en Algrie. En
Algrie pour moi, il ny avait pas de problme. 1278

1274

Entretien Roland A., Annexes, p. 620


Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528
1276
Benjamin Stora, Le transfert dune mmoire. De l Algrie franaise au racisme antiarabe, op. cit., p.10-11
1277
Entretien Alain V., Annexes, p. 576
1278
Entretien Herv H., Annexes, p. 454
1275

397

Viviane raconte :
Moi jai appris le racisme le jour o je suis venue en France et que jai entendu
parler de racisme voil... 1279
Pour Jean C. :
Il y a beaucoup dArabes Manosque alors on continue parler arabe et dans ma
profession, javais des quantits dAlgriens comme clients qui venaient me voir parce
que je parlais arabe et jai gard des liens trs forts avec tout et je dis encore que
jaime beaucoup les Arabes malgr leurs dfauts mais qui nen a pas ! 1280
De mme pour Alain V. :
On avait beaucoup plus datomes crochus avec un certain nombre dAlgriens, qui
taient dj en France. Avec, je me rappelle, mon grand-pre qui a vcu en France
aprs lindpendance de lAlgrie mon grand-pre, l o il habitait, il y avait des
jardiniers arabes. Il leur parlait en arabe. Il parlait plus aux jardiniers arabes qui
taient l 1281
Selon Mme P. :
On tait heureux vous savez en Algrie. On vivait trs bien avec les Arabes. Il y avait
pas cette animosit quil y a maintenant. On connaissait pas ce mot de raciste . Ca
je peux vous le dire hein tu es raciste. Tu es ci, tu es l . Ctait pas possible. ()
Parmi les Arabes, il y a des gens qui sont trs trs comme il faut. Moi, jai mon
picire qui habite en bas de chez moi, je lestime bien. Ca fait dj plus de vingt ans
quelle a ce commerce. Je lui ai achet beaucoup de fois chez elle. On est pour ainsi
dire amies. Il ny a pas danimosit avec eux 1282
Conscients de ce que laccusation de racisme participe de la dvalorisation du groupe et
de son identit, ils prfrent mettre laccent sur le tumulte des relations quils sont amens
avoir avec la population maghrbine de la mtropole, consquence directe du traumatisme
engendr par le conflit et le dpart forc, sous la pression, pensent-ils, de ceux-l mmes
auxquels ils doivent faire face dans cette France devenue leur pays.
1279

Entretien collectif, Annexes, p. 117


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
1281
Entretien Alain V., Annexes, p. 576
1282
Entretien Mme P., Annexes, p. 787
1280

398

Pour Annie F. :
Moi, personnellement... si tu veux... je ne peux pas tre raciste, j'ai pas le droit... ma
grand-mre est d'origine juive... mais je le suis, partir du moment o je refuse, en
mon me et conscience... o je refuse que ma fille... si... une fille ou un garon... ils
pousent un noir ou un arabe... je suis raciste.... je ne veux pas de mal un noir ou un
arabe, mais partir du moment o a me ferait suer d'en avoir un dans ma famille, je
suis raciste... voil... donc, si tu veux, ma position par rapport aux Arabes elle est trs
nette... je les prfre chez eux que chez nous... d'autant plus que, ils se font
remarquer... qu'en France... en France, parce que c'est chez nous que a se passe... on
est envahis par les Arabes et on n'est pas envahis par les meilleurs... pour moi,
quelqu'un qui se tient tranquille, qui travaille, qui dpense son pognon en Alg... en
France, qui se fait Franais et qui s'intgre la vie de la France... mais un qui vole,
qui est proxnte... il a rien foutre ici... ou qui vient travailler... moi j'en ai connu...
qui venait travailler en France, qui laissait sa famille... () moi de ces gens-l, je n'en
veux pas... alors, ct de chez moi, j'ai une famille tunisienne... les enfants sont
d'une gentillesse. Ils sont plus polis que mes voisins franais. Je n'ai rien contre les
Arabes en particulier, j'ai contre les Arabes... je n'ai rien contre en gnral, mais j'ai
contre les Arabes qui foutent le bordel en France... 1283
Enfin, pour Monique C. :
Moi je vois mon amie Monique, je sais pas si elle vous a dit, mais elle se serait
plutt l'extrme droite. Des fois elle me fait peur, je lui dis toi un jour tu vas te faire
trucider dans la rue parce que elle dit... c'est rare dans l'enseignement, parce que les
enseignants... du fait des enseignants c'est dj tout fait gauche hein... et ben je me
rappelle, elle a fait des fois des rflexions... et ct de a, sa fille, qui a travaill
dans les marchs, qui est adorable, ma filleule est adorable. Je me rappelle un jour, on
tait sur la Canebire, c'tait la veille de Nol on faisait des commissions... arrivent
trois Arabes en face de nous, des grands types. Ils se jettent dans les bras de ma
filleule comment tu vas Christelle ... ils s'taient vus dans une foire... aller, on va
boire le caf ensemble . On tait mon amie, sa fille et moi avec les trois jeunes
Arabes au caf... il m'a pris un fou rire parce que je me rendais compte ce que devais
ressentir mon amie parce que je sais que... et pourtant elle a vcu avec eux mais elle
trs sectaire... et pourtant elle a des lves Arabes aussi... alors je rigolais. Aprs elle
1283

Entretien Annie F., Annexes, p. 216


399

me dit et ben on m'aurait vue sur la Canebire avec trois Arabes attabls, personne
aurait voulu me croire (elle rit)... c'est pas pour a qu'elle ferait du mal un Arabe
hein mais elle a une faon...
Par ailleurs, pour se dfendre de toute accusation de racisme, ils oprent une distinction au
sein mme de la population maghrbine, distinction qui semble merger aprs plusieurs
annes de prsence en mtropole. En effet, pass un premier contact bouleversant et fait
dincomprhension pour la communaut des Pieds-Noirs, ceux-ci tendent attnuer une
rancur lgard de ceux avec qui ils ont, tout de mme, lAlgrie franaise en souvenir
commun. En revanche, cest vers la population des Maghrbins les plus jeunes que semble
avoir t transfre la rancur propre aux Pieds-Noirs, comme le rappelle Alain Y. :
Celle qui arrive euh cest des fous furieux on leur a appris que le roumi ,
le roumi le franais cest de la merde, excusez lexpression () Faut pas
croire que tenez tout lheure chez Franprix tout lheure jai t faire deux
trois courses Franprix je sais pas ce qui sest pass entre entre une caissire et
le gars qui qui emballait de lalimentation pour une dame pour faire livrer je sais
pas ce qui sest pass. Il a dit attention, moi je suis un Arabe hein. Moi, je suis pas
un Franais. Moi je vais te casser la gueule quil lui disait 1284
Pour Jean-Claude G. :
Jai divorc vous voyez et je sens quavec les Algriens... enfin pas les petits voyous
qui sont ici, pour moi cest la merde ces petits voyous... moi je parle des Algriens qui
taient avec nous, jai limpression quon a fait un divorce lamiable... 1285
Mme P. a, sur ce point, un change vif avec son fils, prsent lors de lentretien. A travers ses
propos, elle traduit parfaitement le phnomne de rptition auquel nous faisons
rgulirement rfrence ici, en employant, pour dsigner les Autres que musulmans, les
Europens , une des expressions employes du temps de lAlgrie franaise pour dsigner
les Franais dAlgrie :
Elle : Naturellement, ce que je trouve mal maintenant, cest tous ces jeunes, tout ce
mal quils font la France. Ca je trouve on ne dit pas tout ce quils ce quils

1284
1285

Entretien Alain Y., Annexes, p. 362


Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105
400

dtruisent, tout ce quils font cest peut-tre mal. Mon fils, il ne veut pas que je parle
comme a. Mais moi, je crois
Son fils : Je texplique que si ils font a cest parce quils sont dans la merde
Elle : Bon, ils sont dans la merde. Mais nous, on na pas t dans la merde nous on
sen est sorti
Son fils : Je te dis que les jeunes qui sont dans la merde et qui sont pas arabes, ils font
les mmes conneries
Elle : Mais, il y a des Europens qui sont dans la merde aussi Richard
Son fils : Les jeunes Europens qui sont dans la merde ils font les mmes conneries
Elle : Alors, autre chose que suis contre. Ca oui, je suis contre. Ils voulaient lAlgrie
franaise, ils auraient d rester dans leur pays a cest une chose que jen veux et
jen veux de Gaulle aussi ah, vous voulez lindpendance ceux qui taient
dj l, comme par exemple les harkis qui ont combattu pour la France pour tous
ces gens-l, oui. Ils ont dfendu la France. Je suis pour eux. Mais tous ceux qui sont
venus aprs, et qui viennent encore, qui essaient de venir ils voulaient lAlgrie
indpendante. Ils nous ont fichu dehors. Pourquoi quest-ce quils viennent faire
maintenant chez nous, ici ? 1286
Chez les Pieds-Noirs, cest donc une nouvelle fois lincomprhension qui domine, et le
sentiment de ne se voir accorder aucune crdibilit dans leur douleur qui va constituer un
fondement essentiel du groupe. En effet, la communaut nationale, au sein de laquelle ils
essaient de trouver leur place, semble perptuellement leur reprocher lillgitimit dune
souffrance du fait de lillgitimit de leur situation en Algrie. Puisque la France saccorde
dsormais pour porter sur lpoque de la colonisation un regard dsapprobateur, dsignant
mme parfois lAlgrie franaise de fiction , il nest aucune raison de considrer ceux dont
lexistence collective dpendait de cette fiction, ni donc de prendre en compte dune
quelconque manire une potentielle douleur.
Par ailleurs, ils se trouvent dans une situation dautant plus inconfortable face aux Algriens
que la France, leur patrie, ne leur a pas rserv le sort privilgi auquel ils sattendaient.
Pourtant citoyens franais, ils auront t malmens leur arrive, considrs, si ce nest
comme des trangers, en tout cas comme des inconnus. Dsormais, ils doivent faire face
lacceptation par la mtropole de prsence dune population arabe de ce fait terriblement
bouleversante- un bouleversement lourd de consquences quant la cristallisation de leur
1286

Entretien Mme P., Annexes, p. 787


401

douleur, et de leur identit propre, articule, depuis le rapatriement, autour dune victimisation
chronique. Ici, la douleur des Pieds-Noirs dcoule donc autant de la prsence dAlgriens sur
le sol franais, que de lacceptation par la mtropole et de cette prsence, et donc du dni, par
cette dernire, de la lgitimit de leur souffrance provoque par cette situation. Ainsi que
laffirme Jean-Marc L., parlant de l omniprsence des Arabes sur le sol mtropolitain :
Alors, combien sont-ils ? Maurice Allai, prix Nobel dconomie, le seul prix Nobel
dconomie que nous ayons en France (), dit que la France est morte, que les
Musulmans sont tellement nombreux que dans vingt ans lidentit franaise est en
pril. Mais tout le monde sen fout. Tout le monde ne lcoute pas 1287
Cest donc galement face leurs compatriotes mtropolitains que les Pieds-Noirs
entreprennent de se positionner et de se dfinir leur identit : une identit de Franais, mais
une identit de Franais venant dAlgrie.

Le rapport aux mtropolitains


Pour Eric Savarese, losmose qui semble merger au sein du groupe des Franais
dAlgrie partir des vnements menant lindpendance de lAlgrie, et du dpart massif
de cette terre, est le produit dun conflit, cest--dire dune sorte de nous collectif qui ne
peut tre nonc quen dsignant lAutre (), le franais mtropolitain. 1288 En effet si, du
temps de lAlgrie franaise, le regard de lAutre tait celui de lautochtone ou du Franais
de la mtropole 1289, ils doivent dsormais affronter, directement, le regard de leurs
compatriotes franais sur eux, dans une entreprise de dfinition de leur identit de PiedsNoirs. Un regard qui va dailleurs participer pleinement du renforcement de leur
particularisme naissant, ainsi que le rappelle Jean-Pierre E. :
Quand les Pieds-Noirs sont arrivs ici, ils en ont bav, je me suis senti pied-noir.
Quand les Franais ont mpris les gens qui venaient dAlgrie, je me suis senti piednoir. Vous voyez ce que je veux dire ? Le mme mouvement quand on attaque un Juif,
je me sens plus que jamais juif 1290

1287

Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285


Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 94
1289
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 51
1290
Entretien Jean-Pierre E., Annexes, p. 326
1288

402

Ce qui se joue dans le rapport entre les Pieds-Noirs et leurs compatriotes mtropolitains, cest
la fois une volont paradoxale de se positionner comme Franais part entire, de se
distinguer des mtropolitains au regard du traitement que ces derniers leur ont rserv lors des
rapatriements massifs, et daffirmer leur identit particulire de Pieds-Noirs une identit
quils souhaitent voir lgitime et reconnue. Cest ce que semble expliquer Herv H. :
Profondment franais de ce ct-l, et puis de lautre ct, on ne veut pas tre
comme les autres. On ne veut pas tre comme les Franais. Ca cest typique de notre
communaut. 1291
Cest galement ce qui transparat au travers de cet change entre Ren et Michle Fa., o
lon peroit clairement deux tendances fortes de laffirmation par les Pieds-Noirs dune
identit propre : tre un citoyen franais, au mme titre que les mtropolitains, et insister
malgr tout sur le particularisme dcoulant de leur histoire algrienne :
Ren : Ben, nous on est franais tout court mais on est ns en Algrie
Michle : Non ! Moi non. Je suis franaise dAlgrie. Je trouve quil y a une
particularit, un particularisme avoir vcu en Algrie ou avoir vcu en
France. 1292
A leur arrive en France, les Pieds-Noirs vont se retrouver pris dans une spirale, amenant
beaucoup dentre eux sombrer dans une sorte de psychose de la perscution 1293. Devant
les critiques qui leur sont adresses, les accusations dont ils font lobjet, de la part des
mtropolitains qui ne semblent rpondre au malheur que par linquitude, la peur,
lingratitude, stigmatiss par la France par le biais de prjugs ou de strotypes, ils vont, de
leur ct, procder au renforcement de leur propre image des mtropolitains : ignorants des
ralits de lAlgrie franaise, jugs responsables de leur drame, mtropolitains et Pieds-Noirs
semblent finalement incompatibles . Ainsi Alain Y. raconte-t-il :
Attention, il tait inconcevable pour moi de me marier avec une Franaise non,
cest pour vous dire la mentalit 1294

1291

Entretien Herv H., Annexes, p. 454


Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
1293
Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 42
1294
Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
1292

403

Pierrette G. fait rfrence aux accusations des mtropolitains lgard des Franais dAlgrie,
une accusation de laquelle semble directement dcouler lillgitimit de leur drame, et donc le
renforcement de leur position de victimes, de la situation algrienne comme de lindiffrence
de leur compatriotes :
Ca cest pour faire vraiment rponse aux Franais, qui disent vous avez vol la
terre . Enfin bon, etcetera vous devez connatre par cur. 1295
Pour Roland A. :
Jai compris aprs queffectivement on navait pas grand chose voir avec les
Franais, que ce soit de Touraine ou dailleurs. 1296
Pour Frdrique D., marie un Franais mtropolitain, la contestation permanente de la
ralit de son drame a constitu une relle douleur quotidienne. Ainsi, elle raconte :
Je navais pas le droit de parler de lAlgrie avec mon mari voil ma frustration
la voil ma frustration. Chaque fois que je parlais de lAlgrie l, si mon mari
entendait votre reportage, il dirait que jaffabule, certainement il la pas vu. Il na
aucune ide de ce que jai pu vivre. Jai essay de lui raconter, mais, il croit toujours
que jembellis la chose, ou quelque chose comme a pourtant, mes parents sont l
pour le dire mais papa naime pas se vanter, donc papa ne racontait pas auprs de
mon mari a, cest un peu une douleur la voil ma douleur dtre pied-noire. Je
lai ressentie dans ma propre famille 1297
Quant Robert L., il semble moins omnubil, et presque plus philosophe , sur lattitude
des mtropolitains au cur du drame que la communaut pied-noire aura t amene vivre,
et qui lui aura, en un sens, donn vritablement naissance :
Je crois que jai que jai arrt de de considrer les Franais comme
collectivement responsables de la perte de lAlgrie. Donc il y a des responsables,
mais les Franais ne sont pas collectivement responsables. Pas plus que les Allemands
du nazisme. Donc, je crois que jai digr un petit peu le fait que bon en tout cas
cest ce que dit ma compagne quand elle rpond aux trucs, en disant quelle
diffrence il y a entre un Pied-Noir et un Franais ? . Elle rpond aucun. On est
1295

Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528


Entretien Roland A., Annexes, p. 620
1297
Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
1296

404

tous franais , donc oui oui, bien sr et un peu plus patriote, oui,
srement 1298
Notons ici que, de nouveau, le vocabulaire employ par les Franais dAlgrie interrogs est
particulirement significatif. En effet, il met en vidence le rapport quils entretiennent avec
leurs compatriotes mtropolitains depuis la fin du conflit algrien. Malgr une certaine
attnuation due au temps et un relatif apaisement des rancoeurs et des douleurs, en raison de
la disparition physique des Pieds-Noirs les plus gs, et souvent trs marqus, ce rapport
semble encore caractris par une forme de conflit et une ingalit de chaque partie dans
son rapport la France. Ainsi les Pieds-Noirs utilisent-ils frquemment le mot
Franais pour identifier leurs compatriotes mtropolitains, leur reconnaissant, malgr eux,
une sorte de privilge, de priorit ou de plus grande lgitimit porter cette appellation, et
avec elle, un incontestable rapport la mre-patrie.
Bien que la page de la colonisation franaise en Algrie ait t tourne depuis bien longtemps,
persiste au cur du discours des Franais dAlgrie le mme vocabulaire qui, de nombreuses
annes plus tt, leur avait fait admettre quil existait une hirarchie au sein du peuple
franais en Algrie, et en haut de laquelle rsidaient les Franais mtropolitains, sans doute les
plus lgitimes revendiquer lappellation de Franais en tant quidentit. De nouveau,
cest en rptant ou en rutilisant des lments quils empruntent au pass que les Pieds-Noirs
entreprennent de dfinir leur identit propre.
Nous lavons vu, mme si Robert L. prcise quil semble avoir pardonn aux Franais
mtropolitains leur attitude pendant le conflit algrien ou, tout du moins, compris quil ne
sagissait pas de les blmer collectivement, ses propos traduisent tout de mme une distinction
rsistante. Ainsi affirme-t-il :
Je crois par contre que le sentiment que jai eu cest que les Franais aimaient pas
les Pieds-Noirs
De mme, nous percevons, dans les propos de Jean-Franois C., la fois son accusation des
mtropolitains, jugs en partie responsables du drame vcu par les Franais dAlgrie, et
la reconnaissance, comme inconsciente, dune sorte de monopole de la lgitimit se dire
franais :

1298

Entretien Robert L., Annexes, p. 483


405

Javais un sentiment trs ml, la fois de de haine, cest un peu fort peut-tre,
mais enfin de haine des Franais 1299
Herv H. qui raconte les changes quil peut avoir aujourdhui avec des mtropolitains, ici,
sur lO.A.S. :
Ctait pour la dfense de nos intrts moi, jai pas de honte le dire je le dis
mme des amis franais 1300
Quant Ren M., il se rappelle le rle jou par les Franais dAlgrie dans la libration de la
mtropole lors de la seconde guerre mondiale :
Les 400 000 hommes de larme franaise dAfrique du nord, vous les trouvez. Et
comme ils sont arrivs les premiers dans Rome, ils sont arrivs les premiers sur le
Rhin. Ils sont arrivs les premiers au Danube () Cest ni de Gaulle Londres, ni
les rsistants. Malheureusement, il ny a pas un Franais sur mille qui le sache cest
dailleurs terrible quand on pense 1301
Jean B. ajoute, sur un ton plus lger :
Il y a plein de choses quon a amenes et que les Franais ont adoptes 1302
Quant Pierrette, elle prcise :
Jai plus damis franais que des Pieds-Noirs
Cette distinction apparat galement dans les propos de Jean-Marc L., pour qui seuls les
mtropolitains semblent pouvoir tre considrs comme de vritables Franais, lgitimes dans
leur rapport la mre-patrie. Ainsi prend-il lexemple de certains traitements dont ils ont pu
bnficier, et opre, de ce fait, une distinction entre Franais dAlgrie, et Franais de
mtropole, vritablement franais en ce que lEtat les a reconnus dans leurs droits de
victimes :
Il faut que je vous rappelle quand mme, quand il y a eu la guerre 39-45, et il y a
eu des dommages de guerre, et donc la France a tout fait pour rtablir les Franais
dans leurs droits, en reconstruisant leurs maisons, leurs appartements, tout ce qui
1299

Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506


Entretien Herv H., Annexes, p. 454
1301
Entretien Ren M., Annexes, p. 609
1302
Entretien Jean B., Annexes, p. 268
1300

406

avait t dtruit par les bombes, les machins, les trucs. Et, en 1954, soit neuf ans
aprs, tout tait reconstitu. On a reconstitu lidentique les patrimoines dtruits, les
maisons, le parc immobilier tout a. Nous la France est responsable ! 1303
Quant Jean-Pierre Z, il utilise spontanment le terme Franais pour dsigner les
mtropolitains, refltant lui aussi une certaine persistance hirarchique, avant de se reprendre
comme pour rtablir mtropolitains et Pieds-Noirs dans la ralit de leurs rapports respectifs
la France, cest--dire un gal statut de citoyens :
Au dpart, quand un Franais quand un mtropolitain, pardon, vous traitait de
Pied-Noir, pour lui a avait un sens assez ngatif 1304
Au service dune certaine dimension victimaire , essentielle lidentit pied-noire et pour
prendre le contre-pied de laccusation de racisme lgard de la population maghrbine de
mtropole, certains Pieds-Noirs, comme Jean-Pierre R. semblent relever une forme de racisme
leur encontre. Et, dans leur logique, il sagit dune forme de racisme gnre par les
mtropolitains

eux-mmes,

et

que

Jean-Pierre

semble

ici

interprter

comme

une juste consquence de lattitude rprhensible des Franais dAlgrie pendant la


colonisation, et de leur comportement presque suicidaire pendant le conflit
dindpendance. Traits comme des trangers en leur propre pays puisque ils se voient
devenir les victimes du mme type de comportement que celui dont on les accuse lgard de
la population musulmane- il se retrouvent de nouveau face un conflit de lgitimit : la
douleur dcoulant de ce racisme leur encontre, ne peut tre ni reconnue ni lgitimement
exprime car elle nest finalement perue que comme la consquence logique de leur histoire
et de leur comportement. Ainsi Jean-Pierre R. affirme-t-il :
Si, jai vcu le racisme enfin, le racisme entre guillemets quand nous sommes
rentrs dAlgrie. Donc, nous sommes arrivs en caravelle Orly. DOrly, on a pris
un train pour Nantes o tait la famille mais on avait attendu on ne savait pas
exactement le jour o nous arrivions, et je sais mme pas dailleurs si on avait
prvenu la famille. A Nantes, nous avions de la famille et on sest prsents, ils taient
partis ctait un dimanche, ils taient partis la plage, et nous tions tellement

1303
1304

Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285


Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
407

fatigus. Ma mre a voulu prendre un htel et on nous a jets de lhtel en nous disant
mais vous tes des Pieds-Noirs ! On ne veut pas de vous ! 1305
Si lon sait dsormais qui sont ces Franais dAlgrie devenus des Pieds-Noirs, ainsi que les
groupes par rapport auxquels ils se positionnent afin de mieux dfinir leur propre identit et
les frontires de leur communaut mergente, il convient de rester attentif au fait que cette
population sest vue en quelque sorte imposer une assignation identitaire de la part de la
France mtropolitaine, celle de Pieds-Noirs . Se seraient-ils appels exils ,
rapatris , Europens ou Franais dAlgrie, il se serait sans doute agi de la mme
population confronte la mme situation.
Mais, en arrivant sur le sol mtropolitain et mme quelques mois plus tt alors quils taient
encore en Algrie franaise-, les Franais dAlgrie se sont donc vus assigner cette identit
dvalorise 1306, faite de strotypes, dides ngatives et stigmatisante, une identit quils
ont progressivement entrepris dinvestir et de retourner leur avantage.

C) Vers une identit collective assume


Rejet dans un premier temps, car peru par les Franais dAlgrie et juste titre
certainement- comme une manire quavaient les mtropolitains de les identifier de faon
pjorative, le terme Pieds-Noirs fut par la suite relev comme par dfi par les Franais
dAfrique du nord. 1307 Au terme du voyage prouvant qui les mne de leur Algrie dchire
leur mtropole ferme et indiffrente, ils se voient donc assigner une identit dvalorise
de pieds-noirs 1308, face laquelle ils vont dabord, mais brivement, essayer de se
dfendre, avant de la rinvestir et de lui donner une dimension positive.
Ce nom, Pieds-Noirs , apparat comme un lment fondamental tout groupe qui entend
affirmer son identit comme celle dune communaut, comme le prcise Anthony Smith 1309.
Pour lui, le nom est vritablement central pour quexiste un groupe dtermin, car sans lui,

1305

Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741


Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil, op. cit., p. 223
1307
Ibid
1308
J.R. Henry, in Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de
lidentit pieds-noirs op. cit., prface
1309
Anthony Smith, The ethnic sources of nationalism , Survival, Printemps 1993, extraits,
in Problmes politiques et sociaux, Aot 2000, n843, p. 14
1306

408

lidentit culturelle collective () ne peut ni prendre conscience delle-mme en tant que


communaut, ni tre reconnue comme telle par les autres 1310.
Autre lment essentiel un groupe qui cherche dfinir son identit collective et saffirmer
en tant que communaut : le rapport son pass. Les Pieds-Noirs font en effet de nombreux
appels un pass quils entendent doter, a posteriori, dune dimension communautaire
plus forte. Il sagit pour eux de sappuyer sur des souvenirs ethno-historiques (), de
sources dinspiration morale (), de traditions et de lgendes slectionnes dans [ le ] pass
et hrites de gnrations prcdentes et dont certains vnements sont commmors tandis
que dautres sont laisss dans lombre 1311.

Le rapport au pass : reconnaissance, appropriation, reproduction


Pour les Pieds-Noirs, lenjeu semble rsider dans une entreprise de lgitimation du groupe et
de son identit propre. Le rapport quils vont tre amens entretenir avec leur pass est donc
fondamental, puisquils vont chercher y puiser une certaine assise historique commune.
Ils vont chercher ractiver, rinvestir une dimension communautaire ancienne, dont ils
navaient pas conscience du temps de lAlgrie franaise, mais dont lancrage temporel
pourrait venir renforcer le groupe. Comme le prcise dailleurs Jol Candau, le discours
tenu sur lvnement originel () jouera un rle dautant plus grand dans la dfinition des
identits () collectives quil sera recul dans le temps () 1312.
Les Pieds-Noirs vont donc entreprendre dancrer leur communaut et leur sentiment
dappartenir une communaut- dans un pass lointain. De la mme manire quune
implantation familiale ancienne semblait donner un gain de lgitimit qui entendait se dire
Pied-Noir , ici, insister sur lanciennet de la communaut en tant que telle et sur le
sentiment dappartenance qui y est attach, permettrait aux Pieds-noirs dtre lgitime dans
leur affirmation dune identit collective.

1310

Ibid
Ibid, p. 15
1312
Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 88
1311

409

Ainsi, ils vont souvent procder la mobilisation de certaines priodes ou de certains


vnements en tant que fondements historiques de leur groupe. Les extraits dentretiens
utiliss au cours de ce travail, en mme temps quils permettent dillustrer les diffrents tapes
de constitution du groupe ainsi que son cheminement identitaire depuis la conqute de
lAlgrie par la France, traduisent parfaitement le mcanisme dappropriation dun pass et de
communautarisation a posteriori de ce dernier. Les rcits mettent en vidence une certaine
volont de la part des Franais dAlgrie dinscrire le plus anciennement possible une forme
de conscience communautaire.
Les Pieds-Noirs sattardent tout particulirement sur les premiers temps de la colonisation et
linstallation de leurs anctres en Algrie. Avant toute chose, ils cherchent mettre laccent
sur une dimension aventurire , pionnire, et positive, tant pour leur communaut que pour
le pays. Le rle central jou par les premiers colons dans lavance et le dveloppement du
pays sont ainsi mis en avant trs rgulirement, comme le destin et l uvre commune
dune population dtermine.
Par ailleurs, ils insistent galement sur le rle des soldats dAfrique dans lissue des deux
guerres mondiales et dans la libration de la France, comme laffirme Roland Blanquer,
prsident de lassociation CAPFA1313 :
Le moment tait venu () de rappeler tout ce qui avait t accompli outre-mer, de
rappeler que les terres marcageuses de nos pres avaient t transformes en terres
fertiles, que dans un pays pauvre, inorganis et livr aux mains des barbares, ils ont
apport la paix, au prix de combien de morts et de combien de sacrifices, que deux
gnrations des ntres taient mobiliss en 1914, en 1940 pour la dfense de la patrie,
et sans l'Algrie, la libration de la France aurait sans doute t beaucoup plus
difficile. La ville d'Alger n'a-t-elle pas t pendant deux ans la capitale de la France
en guerre ? 1314
Cest en mobilisant des moments historiques puissants sur le plan symbolique les pionniers,
le courage des soldats, le dvouement la mtropole, le travail de la terre- que les Pieds-Noirs
vont chercher mettre en avant une base historique commune suscitant une forme fiert,
gnrant la volont de faire perdurer une histoire collective entame sur le sol algrien et
dassumer une identit propre ce groupe.
1313
1314

Cercle des Anciennes Provinces Franaises dAlgrie


Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875
410

Outre des pans de lhistoire de la colonisation de lAlgrie, dautres vnements, dots dune
dimension dramatique, sont souvent pris comme points dappui de la communaut, inscrivant
ainsi dans un pass commun leur sentiment victimaire -essentiel leur positionnement en
mtropole- pour mieux le lgitimer.
En exemple, la fusillade de la rue dIsly, participe pleinement de lbauche dun sentiment
communautaire propre ceux qui, quelques mois plus tard, seront devenus des Pieds-Noirs.
Le rcit de Nicole Ferrandis-Delvarre, prsidente de lAFV 26 Mars 1962, aide comprendre
pour quelles raisons cet vnement constitue un point dappui fondamental cette
communaut, mergeante en Algrie, conscientise en mtropole :
Non, les armes ne se sont pas tues le 19 Mars 1962, en tous cas pas toutes. A partir
du 23 Mars, le quartier de Bab el Oued Alger, va subir un mitraillage sans relche,
par ceux-l mme qui auraient d le protger. Pendant trois longues journes, cette
partie de la population algroise va tre affame, prive de soins, les malades ne
seront pas secourus, les morts ne seront pas enterrs. Le 26 Mars, une manifestation
pacifique est organise afin de soutenir ce quartier martyre. Soudain, des soldats
portant luniforme de larme franaise ouvrent le feu, sans sommation, sur des civils
ayant pour seule arme le drapeau franais. Pendant douze minutes, les forces de
lordre vont sacharner sur les Algrois qui tentent vainement de se protger en se
jetant terre. Douze minutes et cest long douze minutes. La version officielle
invoquera une prtendue provocation dun tireur embusqu sur un toit mais, pour
riposter, larme ne tire pas vers le haut comme il se devrait, mais dans le dos des
manifestants qui tentent vainement de fuir (...) Tragique bilan, une centaine de morts,
plus de 200 blesss, des familles traumatises jamais. 1315
Ainsi, selon lhypothse que nous posons ici, cest en faisant appel une histoire ancienne,
que tous connaissent et dont tous se souviennent, que les Pieds-Noirs entreprennent de
lgitimer leur groupe et, du mme coup, de permettre lmergence dune identit particulire.
En quelque sorte, cest en mobilisant une mmoire dsormais collective quils rendent
possible laffirmation et la revendication identitaire collective une mmoire collective
entendue comme un ensemble de souvenirs communs un groupe 1316, ou, selon

1315
1316

Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875


Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit., p. 25
411

lexpression de Tzvetan Todorov, comme une certaine mmoire commune. 1317 Nous
aurons loccasion de revenir sur ces diffrentes notions.
Faire le lien avec leur pass algrien ne consiste pas uniquement, pour les Pieds-Noirs,
procder consciemment des rfrences ou des appels certaines priodes utiles la
constitution de leur identit. Selon nous, au cur de leur dmarche, la place du pass, de
lexprience de leurs anctres, et des vnements marquants que le groupe a t amen
vivre, est telle quils semblent tre, ponctuellement et plus ou moins inconsciemment, en
position de le reproduire. Ainsi, empruntant un chemin parfois identique celui de leurs
aeux, les Pieds-Noirs semblent trouver l une faon de rtablir cohrence et continuit dans
la ligne, doublement brise. 1318 En effet, dans lesprit de nombre des pieds-noirs
aujourdhui, lexil des ascendants en Algrie nest pas seulement le dbut dune histoire,
individuelle et collective, il tablit galement un lien singulier entre ces premiers venus et
leurs derniers descendants, leur tour exils en 1962. Le rapprochement () entre cet anctre
qui sest jadis arrach ses origines pour sinstaller en Algrie et les narrateurs qui ont la
fois perdu leur terre et leurs racines en fuyant le pays est frappante. 1319
Ainsi, peut-on procder une mise en perspective de lexprience des premiers Europens
avoir foul le sol algrien avec celle des Franais dAlgrie qui, cent trente annes plus tard,
vivront leur tour un exil dcisif vers lidentit pied-noire. Pour beaucoup, avoir tout perdu
a t un puissant facteur de dynamisme : les exils et les enfants dexils ont, en gnral,
envie de construire, de crer, de raliser, en un mot dexister. Le formidable coup de pied reu
les a moins tourdis quil ne leur a donn des ailes et une ardeur au travail Tous dailleurs,
quel que soit leur ge, se sont fait la rputation, auprs des mtropolitains, dhommes actifs,
entreprenants et innovateurs. 1320 La volont de russir, ces marques dun dynamisme qui
ne semble pas faiblir, cette farouche obstination de conqute () saccompagnant dun
rayonnement qui dpasse les frontires, ne dfinissent-elles pas les traits, mythiques sans
doute, dune mentalit quon attribuait aux pionniers du XIXme sicle saventurant en
Algrie ? 1321 Engags dans une dmarche proche de celle de leurs aeux, les Pieds-Noirs
vont ainsi faire preuve dun dynamisme constant marqu par des initiatives intressantes et
1317

Ibid
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 196
1319
Ibid
1320
Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 114
1321
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil, p. 156
1318

412

une prise de risque plus grande que chez les mtropolitains . 1322 Dailleurs, lentreprise
reste pour nombre de Pieds-Noirs le symbole de la russite en mtropole. 1323
Ainsi que laffirme Jean-Pierre E. :
Les enfants, de l, qui taient souvent venus trs jeunes ici, dans la socit
franaise, se sont battus comme des fous pour gagner leur place, comme par
provocation lgard de ceux qui les avaient abandonns, et qui sont devenus des
grands comdiens, des grands peintres, des grands musiciens, des grands avocats, des
grands journalistes voil. 1324
En termes dintgration, cette reproduction du modle des aeux peut tre observe dans
diffrents domaines. Alors que ses anctres abandonnrent leurs langues au profit de ce quils
pensaient tre une meilleure intgration au sein de la communaut des citoyens franais,
Dominique Cabrera, rappelle, concernant le pataoute langue des Pieds-Noirs- :
puisquil faut devenir franais de France, cest une langue que joublierai, dont jaurai
honte, comme mes grands-parents qui ont cess de parler espagnol leurs enfants pour quils
deviennent franais dAlgrie. 1325
Les Pieds-Noirs, outre des qualits de courage, de force de travail, de prise de risque, dont les
Pieds-Noirs font preuve, comme leurs aeux avant eux, semblent galement reproduire un
rapport la terre, une terre conqurir, o simplanter, o envisager lavenir et celui de sa
famille. Anthony Smith, dans son entreprise de dfinition dune communaut, insiste sur
l attachement un territoire spcifique 1326. Dans le cas des Pieds-Noirs, cet attachement
est double. En effet, ils sont dabord attachs leur Algrie franaise, dont ils ont la mmoire,
mais qui a disparu avec leur exil. Pour reprendre lexpression dAnthony Smith, leur
territoire spcifique semble ntre dsormais plus quimaginaire, et sil permet le
rassemblement des Pieds-Noirs autour dun incontestable lment commun, il vhicule
galement une grande fragilit. Nous le verrons, cela ne sera pas poser dimportants
problmes, notamment parce que la disparition de lAlgrie en tant que terre franaise
entrane une remise en cause de ceux qui taient devenus franais du fait mme de cette
1322

Ibid, p. 152
Ibid, p. 155
1324
Entretien Jean-Pierre E., Annexes, p. 326
1325
Dominique Cabrera, Rester l-bas. Pieds-noirs et Algriens. Trente ans aprs, Editions du
Flin, Paris, 1992, p. 17
1326
Anthony Smith, The ethnic sources of nationalism , op. cit., pp 14-15
1323

413

situation. Privs de leur terre algrienne, quils continuent de porter en eux, les Pieds-Noirs
vont se retrouver sur le sol mtropolitain comme en transit. Ils apparaissent ainsi comme des
provinciaux sans province 1327, comme le dit Viviane :
On est comme les Juifs avant quils prennent la Palestine, voil on est sans
terre 1328
Les Pieds-Noirs, dont lhistoire est cheville lexistence dune terre, expriment, en
mtropole, dun puissant besoin de sancrer dans le sol. En quelques mois, la volont de
sagripper ce sol nouveau prend le dessus, ainsi que lide quil faut se montrer digne des
anctres pionniers. La France devient une terre conqurir (). 1329 Cest donc, comme leurs
aeux, que certains dentre eux vont entreprendre de conqurir et de sapproprier un espace
gographique, jug parfois indispensable des individus dont les racines -notion qui sera
dveloppe plus tard- ont t arraches. Cest par exemple le cas de Christian et de sa
famille :
Lendroit de la famille, maintenant, cest le Beaujolais, cest l o on a notre
maison, o on sest installs finalement et donc, cette maison, on la trouve () la
boucle a fait le tour la vie a fait la boucle 1330
Quant Maxime B., il raconte :
Je saurais pas me dparer de tout ce quest La Rochelle aussi pour moi, o jai
aussi pris racine. 1331
Les Pieds-Noirs mneront ainsi de nombreuses initiatives pour recrer un territoire o
implanter la communaut pied-noire, des initiatives dont la plus connue est celle de la ville de
Carnoux-en-Provence, qui leur donne loccasion de reproduire, en de multiples aspects,
laventure coloniale, le mme chemin que les anctres 1332. Le voyage qui les ramne, en
quelque sorte, 130 ans en arrire 1333 leur fait revivre la colonisation, et les inscrit de ce fait
dans une dynamique historique quils peuvent partager, en pense, avec leurs anctres rests
l-bas . Ainsi, quelques cent trente ans dcart, ce lieu-dit sur lancien chemin vicinal
1327

Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil, op. cit., p. 224


Entretien collectif, Annexes, p. 117
1329
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 76
1330
Entretien Christian E., Annexes, p. 313
1331
Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
1332
Daniel Leconte, op. cit., p. 235
1333
Ibid
1328

414

caillouteux labandon, rejoue lpisode de la Mitidja, symbole du nant avant larrive des
Franais en terre africaine 1334. Mise sur pieds par les Marocains, cette ville deviendra
rapidement le prolongement de [leur] paradis perdu 1335. Plus tard, en Juillet 1964, sera
pose la premire pierre de la paroisse de Notre-Dame dAfrique, rappelant la vierge noire,
reste Alger.
Dans leur entreprise de valorisation de leur groupe et de leur identit collective, ils vont
entreprendre de se rapproprier un nom, quils nont pas choisi, qui leur est apparu ,
comme le rappelle Monique C. :
L'expression pied-noir elle nous est apparue... mais moi j'en ai entendu parler
pratiquement aprs l'indpendance, ou au moment de l'indpendance. C'est sorti
comme un... a c'est comme les Pokmon ou les machins comme a... tout d'un coup
c'est sorti... 1336
Un nom qui semble tre avant tout une manation de la mtropole, et qui vhicule toutes
sortes de prjugs ngatifs leur gard. Progressivement, lidentit pied-noire ne sera plus
vcue comme un stigmate, mais comme un lment communautaire rinvesti et positiv par le
groupe.

Une stigmatisation collective revalorise : se rapproprier un nom


A leur arrive en France, les Franais dAlgrie ont donc dj un nom. Les
mtropolitains les appellent les Pieds-Noirs, comme le rappelle Adrien L. :
Quand on parlait de nous, on parlait des Pieds-Noirs 1337
Certes, ils auraient pu dcider de rejeter cette stigmatisation, cette dvalorisation, ce mpris
qui se manifestaient ainsi. Mais, si ngative quelle soit, cette assignation leur permettait de
disposer dun lment de visibilit au sein de la communaut nationale. Ils sont un groupe

1334

Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 103


Selon un tmoignage recueilli par Lo Palacio, Les Pieds-noirs dans le monde, 1968, cit
par Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 105
1336
Entretien Monique C., Annexes, p. 85
1337
Entretien Adrien L., Annexes, p. 818
1335

415

identifi, et ils vont dsormais progressivement entreprendre de sapproprier et de positiver


leur nouveau nom, et, par l mme, lidentit collective qui en dcoule.
Lentreprise, par les Pieds-Noirs, dappropriation dun nom assign par la mtropole, laisse
entrevoir une forme de lutte de pouvoir entre les deux groupes, tel point que ce nom devient
un enjeu identitaire et mmoriel 1338. En effet, la nomination dun individu ou dun
ensemble dindividus, est une forme de contrle social de laltrit ontologique du sujet ou de
laltrit reprsente dun groupe. 1339 Comme le rappelle dailleurs Jean C. :
On dit toujours que cest lautre qui fait le Juif. Cest beaucoup les autres qui
faisaient de nous des Pieds-Noirs ce mot que nous nous nemployions jamais. Ca
nexiste pas. 1340
Pour difier son image delle-mme, la communaut des Franais dAlgrie nouvellement
exils va donc se servir des mmes matriaux que les autres ont dj utiliss pour lui btir
une identification sociale (). 1341 Ainsi, discrdits et rejets par la mtropole, ils vont
sapproprier le nom qui les dsigne et les stigmatise, afin den faire un lment positif de leur
identit collective. Ils vont, selon la notion avance par Erving Goffman 1342, renverser le
stigmate qui leur est ainsi assign, et, du mme coup, sallger du handicap inhrent. Au lieu
de se sentir attaqus par lexpression qui les dsignait, ils en sont devenus fiers, et lont
charge dautres significations que celles, mythiques et ngatives, quavaient initialement mis
en avant les mtropolitains. Sans le savoir, la mtropole a ainsi offert un lment de
particularisation aux Pieds-Noirs, la possibilit de se prsenter comme communaut porteuse
dune identit propre, une identit franaise mais porteuse de diffrences. Encore une fois,
cest ladversit laquelle les Pieds-Noirs auront t confronts qui aura leffet
communautarisant le plus fort, au grand damne dune mtropole qui nentendait certainement
pas donner ces gneurs des outils daffirmation, positive, de leur particularisme. En
effet, comme lexplique Anthony Smith, le nom est vritablement central pour quexiste un
groupe dtermin, car sans lui, lidentit culturelle collective () ne peut ni prendre
conscience delle-mme en tant que communaut, ni tre reconnue comme telle par les
autres 1343.
1338

Jol Candau, Mmoire et identit, p. 59


Ibid
1340
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
1341
Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit, p. 127-128
1342
Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Les Editions de Minuit,
Collection Le sens commun , Paris, 1975
1343
Anthony Smith, The ethnic sources of nationalism , op. cit., p. 15
1339

416

Les premiers temps, le sobriquet pieds-noirs est ressenti () par ceux quil dsigne
comme insultant et () ils le refusent de toute leur me. Ce nest quau fil du temps quil
deviendra une sorte de terme de dfi, de reconnaissance et de diffrenciation. 1344 En
effet, lattribution de cette appellation ces Franais dAlgrie exils, jugs premiers
responsables de leur situation, mconnus et strotyps, consacre dans un premier temps
leur relative marginalisation, en vertu de leur commune naissance en Algrie, et [ rappelle ]
leur compromission coloniale. () La difficult nommer les pieds-noirs renvoyait la
condition de ces hommes, ni vraiment Algriens ni Franais tout court (). Parce
quils taient ns en Algrie, les pieds-noirs, ces Franais arabiss , taient par nature
diffrents et portaient les stigmates de leur pays natal.1345 Mais, rapidement, la tare de
jadis [ sera ] activement transforme en un emblme firement arbor. 1346
Pieds-noirs : comment dterminer lorigine exacte de ce terme ? 1347 Les interprtations
les plus varies sont nonces, et il est dailleurs assez tonnant que lattachement des PiedsNoirs ce qui est devenu leur nom ne saccompagne pas, de leur part, dune explication
prcise. La plupart du temps, ils se contentent de restituer les hypothses les plus
communment avances. En effet, plusieurs explications sont mises en avant, sans quaucune
ne fasse rellement lunanimit, chez les Pieds-Noirs eux-mmes, apparemment surtout
attachs au symbole communautaire positiv que ce nom reprsente.
Plongeant pour la plupart dans les origines de la colonisation comme le relve Daniel
Leconte1348, lexpression a dabord servi dsigner les soldats de la conqute 1349, portant
leurs pieds des chaussures noires; mais, puisque ni la tradition orale ni les crits ne sont
venus confirmer cette tymologie, on peut douter de sa crdibilit 1350. Il sagit pourtant de la
version la plus courante, et cest celle que nous propose Xavier P. :
Vous savez que la seule justification que vous avez en face je parle sur un plan,
disons, gographique mondial cest la tribu de pieds-noirs indienne. Les Indiens
dAmrique. Donc, cest la seule justification. La justification locale nest toujours
pas vraiment claire. Moi, on ma toujours appris quand jtais en Algrie que
1344

Daniel Leconte, Pieds-noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 253
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexil, op. cit., p. 407
1346
Jean-Michel Chaumont, cit par Jean-Jacques Jordi, op. cit., p. 128
1347
Benjamin Stora, Histoire de lAlgrie coloniale (1830-1954), op. cit., p. 29
1348
Daniel Leconte, Pieds-noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 238
1349
Ibid
1350
Ibid
1345

417

ctait les autochtones qui avaient appel les Franais pieds-noirs parce que les
troupes franaises avaient des godillots qui taient des godillots noirs. Et eux, ils
avaient jamais vu a. Eux, ctait la babouche ou pieds nus. Et donc, ils les avaient
trouvs tout fait curieux. Ils les avaient appels comme a. 1351
De mme, pour Monique C. :
Y'a plusieurs origines... ils disent que c'est parce que, les bataillons d'Afrique, un
moment donn, on leur avait donn des souliers... aprs y'en a qu'ont dit que c'est
parce qu'ils se lavaient pas les pieds, ils avaient les pieds sales, enfin des conneries
comme a quoi... en fait l'origine, on est mme pas trs srs. 1352
Ou encore pour Adrien L :
Je crois que cette expression pied-noir parce que jen ai entendu de toutes les
couleurs cest quand les premiers Franais ont envahi lAlgrie, ils avaient des
gutres noires, et les Arabes les appelaient les Pieds-Noirs. Lexpression jai
toujours entendu dire que lexpression venait de ces fameuses gutres noires que les
soldats avaient. 1353
Et pour Mme P. :
Il parat que les premiers Franais qui ont mis les pieds en Algrie, ils avaient des
bottes noires jusque l. Voil alors, comme ils avaient des bottes noires, cest rest
pieds-noirs. Ce serait les premiers Franais quils ont pitin lAlgrie. 1354
Quant Gilbert F., il affirme :
Dabord le mot pieds-noirs a plusieurs interprtations de cette expression, vous
passerez dessus on parle des souliers noirs des premiers soldats franais la
conqute. 1355
Pour Jacky B. :

1351

Entretien Xavier P. Annexes, p. 697


Entretien Monique C., Annexes, p. 85
1353
Entretien Adrien L., Annexes, p. 818
1354
Entretien Mme P., Annexes, p. 787
1355
Entretien Gilbert F., Annexes, p. 141
1352

418

Les avis sont partags. On dit pourquoi pieds-noirs parce quil parat que quand il y
a eu la colonisation en 1830, il parat que les soldats franais qui arrivaient avec des
bottes noires et donc voil pourquoi parat-il quil y a eu cette expression piedsnoirs 1356
Dautres se rfrent laction des premiers colons, travaillant la terre aride de la Mitidja.
Dailleurs, pour Annie F., cette version, faisant toute sa place aux efforts et au courage des
pionniers, valorise encore plus lexpression. Se lapproprier constituerait, en un sens, une
sorte de reconnaissance leur gard, une faon dassurer la continuit de lhistoire, dinscrire
dans un temps plus long cet lment de leur identit collective, et donc de doyer la
communaut d une paisseur historique et dune assise temporelle lgitimante :
Ca signifie pas grand chose en fait parce que le terme pied-noir a les origines
que... (...) selon le quand dira-t-on, c'est les premiers colons qui ont assch les
marais qui portaient des bottes noires (...) moi je revendique le ct pied-noir, mme si
j'ai pas fait partie des colons qui ont assch les marais... 1357
Certains affirment galement que cest le foulage du raisin teintant les pieds de jus
sombre 1358 qui serait lorigine du mot. Cest la seconde explication que nous apporte
Xavier P. :
Jai eu une autre explication, qui tait professionnelle celle-l, cest que les piedsnoirs ayant commenc ds le dbut faire du vin, parce que la vigne avait exist avant
larrive des mais ctait du raisin de consommation. Ctait pas pour faire du vin.
Donc, lorsque les Franais sont arrivs, ils ont fait tout de suite du vin, en quelques
annes et donc, lpoque, il nexistait pas de machine et on foulait le raisin au pied.
Comme ctait du raisin noir, a teignait le pied. Et donc, on a dit ce sont des
Pieds- Noirs . Il y a une troisime explication. Je ne men souviens plus beaucoup,
mais je ne crois pas quil y ait une explication prcise et rationnelle. 1359
Pour Jean-Pierre Mart. :
Alors, lexpression pied-noir , chacun a la sienne je sais pas si cest lEcho
dOranie ou je ne sais quoi ils en ont cit une troisime, soi-disant que ctait des
1356

Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149


Entretien Annie F., Annexes, p. 216
1358
Jolle Artigau-Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 7
1359
Entretien Xavier P., Annexes, p. 697
1357

419

gars sur les bateaux, des charbonniers qui faisaient des marques. Lautre ctait
cest les premiers militaires qui avaient des bottes noires et moi jen ai entendue
une ctait lpoque de la conqute de lAlgrie. Il y a eu des Algriens qui sont
rentrs dans larme franaise () on ne devait pas les habiller ou si on leur
donnait les fusils, jen sais rien et, ils vivaient dans des fermes o ctait tout il y
avait des murs avec des miradors de chaque ct, et un officier venait dire au caporal
ou au sergent rveille deux blancs et deux pieds-noirs alors, le gars il allait ils
taient couchs par terre, recouverts dune couverture et il regardait les pieds, et ceux
qui avaient les pieds-noirs, donc, ctait les Algriens, qui avaient les pieds sales,
parce quils devaient pas les chausser sans doute. Il rveillait quatre pieds-noirs a
cest une version, encore, qui est peut-tre possible, comme toutes les autres. 1360
Pour Frdrique D. :
Vous savez pourquoi on appelle les Pieds-Noirs les Pieds-Noirs ? il y a plusieurs
versions mais celle quon ma toujours donne, cest que, justement, quand ils ont t
rapatris comme a enfin rapatris, plutt expdis en Algrie, ils avaient des
grandes bottes noires, et cest cause de a que les arabes nous appelaient les PiedsNoirs. Maintenant, est-ce que cest la vraie 1361
Le terme apparat vers le milieu des annes cinquante, 1955 ou 1956 selon Jolle ArtigauHureau. Alors que la majorit des auteurs considrent que lappellation vient de mtropole et
sert dsigner de manire plus que ngative, ces turbulents 1362 Franais, comme les avait
nomms le Gnral de Gaulle. Il semble en fait que lanne 1954 puisse tre considre
comme la date clef dun remarquable basculement smantique 1363, puisque, ce moment, les
Franais dAlgrie deviennent les Pieds-Noirs, tandis que les indignes engags dans la
lutte pour lindpendance qui se proclament algriens. 1364
La connotation ngative de lexpression Pieds-Noirs , assigne aux Franais dAlgrie
durant le conflit algrien stait faite particulirement flagrante dans la bouche mme du
gnral de Gaulle, comme en tmoigne Alain Peyrefitte dans son ouvrage 1365. Ainsi, ctait
1360

Entretien Jean-Pierre Mart. Annexes, p. 596


Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
1362
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil... op. cit., p. 62
1363
Eric Savarese, Linvention des pieds-noirs, op. cit., p. ??
1364
Eric Savarese, Linvention des pieds-noirs, op. cit.
1365
Alain Peyrefitte, Ctait de Gaulle, op. cit. p. 103
1361

420

vritablement par le ton employ par le chef de lEtat lorsque celui-ci parlait de la population
franaise dAlgrie que, selon nous, il tmoignait de la ralit de la relation quil entretenait
avec eux. Sadressant calmement son interlocuteur, le Gnral de Gaulle utilise
lexpression Franais dAlgrie , sans hausser le ton, ni faire preuve dun quelconque
nervement. En revanche, son impatience, son agacement se traduisent par lemploi de
lexpression Pieds-Noirs , souvent accompagne de moqueries ou autres accusations, quil
prononce dans lnervement et lagitation. Ainsi affirme-t-il le 8 dcembre 1961 Alain
Peyreffitte : nous nallons pas suspendre notre destin national aux humeurs des piedsnoirs ! 1366. Et un peu plus tard, beaucoup plus calme : Il arrive trois cent Franais
dAlgrie par semaine Marseille. () il faut que a se passe bien 1367.
Dsormais, il sagit pour les Pieds-Noirs, la fois de sapproprier, en interne, llment
stigmatisant, et den faire, en quelque sorte, un lment de renforcement communautaire, et de
donner, lextrieur, une image positive. Ds lors, en assumant et en revendiquant leur
diffrence, les Pieds-Noirs vont tenter de signifier que le regard que porte sur elle la socit
ne doit plus, ne peut plus tre mprisant. 1368 Malgr les doutes qui persistent quant
lorigine exacte du mot et quant aux raisons pour lesquelles il a t dcid quil dsignerait les
Franais dAlgrie des doutes mis en vidence par les propos de Mme T. :
Il y a plusieurs explications pourquoi nous avoir fait la comparaison, Moi, je nai
jamais compris. Jai suivi. On dit pieds-noirs, je dis pieds-noirs je ne sais pas
pourquoi 1369
Les Pieds-Noirs vont donc entreprendre dinvestir et de donner du sens cette identit
nouvellement dfinie. Dsormais, ils revendiquent le fait dtre Pieds-Noirs. Ils ont intgr
cette appellation comme un lment positif de leur identit collective, un lment constitutif
de leur communaut. Mais, que signifie rellement pour eux tre pied-noir ?

Donner du sens son identit : quest-ce qutre pied-noir ?

1366

Ibid
Ibid, p. 136
1368
Michel Wieviorka, La diffrence, op. cit., p. 127
1369
Entretien Mme T., Annexes, p. 664
1367

421

Si les Pieds-noirs se sentent obligs, de toute faon, de se dclarer comme tels, cest
quils appartiennent une minorit caricature, calomnie et qui, certains moments, a t en
pril 1370. Passs les premiers temps de dvalorisation, les Pieds-Noirs vont entreprendre de
doter leur appellation, et, plus loin, lidentit collective qui y est attache, dune dimension
positive. La production dune diffrence suppose () un principe positif qui permette
lacteur de sestimer lui-mme, de se reprsenter ses propres yeux comme ceux de la
socit, () comme un tre capable dapporter quelque chose de constructif, de positif, de
culturellement valoris ou valorisable. Une identit collective doit vhiculer une ressource, un
apport de sens. 1371 Une diffrence assume pleinement, dtourne de ses caricatures,
valorise et valorisante, voil donc l objectif que semblent se fixer les Pieds-Noirs,
soucieux de disposer, en France, dune place de Franais en mme temps quune place de
Pieds-Noirs.
Lorsquils arrivent sur le sol mtropolitain, Les Pieds-Noirs se dcouvrent parfaits inconnus
pour les mtropolitains, des inconnus porteurs dune diffrence insaisissable et qui suscite
donc linquitude et, parfois, la peur. Ainsi que le prcise Erwing Goffman, tout le temps
que linconnu est en notre prsence, des signes peuvent se manifester montrant quil possde
un attribut qui le rend diffrent () et aussi moins attrayant, qui, lextrme, fait de lui
quelquun dintgralement mauvais, ou dangereux, ou sans caractre. Ainsi diminu nos
yeux, il cesse dtre pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang
dindividu vici, amput. 1372 Dans tous les cas de stigmate () on retrouve les mmes
traits sociologiques : un individu qui aurait pu aisment se faire admettre dans le cercle des
rapports sociaux ordinaires possde une caractristique telle quelle peut simposer
lattention de ceux dentre nous qui le rencontrent, et nous dtourner de lui, dtruisant ainsi
les droits quil a vis--vis de nous du fait de ses autres attributs. 1373 Ainsi, en tant que
citoyens Franais, les Pieds-Noirs sattendaient au traitement dont ils considraient quil tait
d quiconque appartenait la communaut nationale. Mais, dans lopinion mtropolitaine,
leur loignement gographique, leurs origines trangres, leur attachement une colonie qui
alla jusqu embourber la France et le peuple mtropolitain dans un conflit, leur rputation
ngative, sont autant dlments qui viendront contrarier leur accueil en tant quindividus,
1370

Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 aujourdhui. Une page


dhistoire dchire, op. cit., p. 394
1371
Michel Wieviorka, La diffrence, op. cit., p. 123
1372
Erving Goffman, Stigmates, op. cit., p. 12
1373
Ibid, p. 15
422

incontestables dans leur citoyennet. Nis dans la ralit de leur douleur, les Pieds-Noirs vont
voir leur rancur se cristalliser, et, par l mme, leurs relations avec les mtropolitains se
dgrader.
Ayant fait leur le nom de Pieds-Noirs, impos par la mtropole, ils vont dsormais
entreprendre de donner un sens positif leur identit collective, une identit fragile,
sappuyant sur un pass contest, une identit traumatise et saxant pour une grande partie
autour dun sentiment victimaire trs puissant. Selon nous, et malgr dintenses processus
dappropriation, lassignation par la mtropole dune place non dcide par le groupe luimme au sein de la socit, ainsi que celle dun nom et dune image pr-dtermins,
participent pleinement de la difficult des Franais dAlgrie eux-mmes dire prcisment
ce que reprsente rellement pour eux le fait dtre pied-noir. A travers ses propos, Jean-Pierre
Marc. nous montre quel point il peut tre difficile, pour les Pieds-Noirs eux-mmes, de
donner un sens leur identit collective alors que, presque sans aucune hsitation, ils la
revendiquent et laffichent :
Cest des gens qui ont t franais dAlgrie quoi je sais pas jai limpression
que vous savez, par la suite jai beaucoup voyag. 1374
Pour Jean C. :
Cest appartenir une espce de communaut qui est, je dirais, mle, qui nest pas
homogne, il y a de tout dedans 1375
Mme difficult pour Marc G. :
Vous savez cest un peuple qui avait cette particularit cest un peuple qui
tait dorigine franaise, mais qui avait fini par crer, cause du melting pot, cause
des origines diffrentes parce quil ntait pas seulement franais. On a fait allusion
aux Espagnols et tout le reste et puis, il y avait la prsence des Arabes, des
indignes, parce que il y avait dj un dbut enfin, en tout cas, dans ma gnration,
on en frquentait des lites. () Donc, ctait dj un peuple plus quen formation,
qui tait en constitution, avec une culture une culture mditerranenne, avec une
langue, avec des expressions, avec un folklore, avec un style de vie. Donc, voil ce que
a veut dire pied-noir. Pied-noir, cest pas je le vois non pas comme une raction

1374
1375

Entretien Jean-Pierre Marc., Annexes, p. 758


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
423

quelque chose, mais comme une entit sociologique, absolument. Cest une ralit qui
tait faite de sa gographie et de ses origines ethniques. 1376
Ou encore pour Danielle R. :
Un peuple premire ide. Je vous lance comme a un peuple () caractris
par le fait quon a vcu dans un pays o les gens sappelaient pieds-noirs (elle rit)
en premier lieu. 1377
De la mme manire quils ont sembl sattacher au nom de Pied-Noir plus qu une
signification particulire, ils insisteront essentiellement sur la fiert dtre porteur de cette
diffrence et dappartenir cette communaut, sans jamais se dfaire dune certaine forme d
inconfort dans leur entreprise d habitation de leur identit collective un inconfort
dcoulant la fois dune forme dassignation mtropolitaine, et dune souffrance intrinsque
et presque ineffaable. Comme le montrent dailleurs les propos de Christian E. :
Pied-Noir cest comment dirais-je jai pas fait partie de cette gnration qui ont
cach quils taient pieds-noirs. Depuis, tous temps, je dis que je suis pied-noir et je
suis trs fier de ltre et jai aucun dtat dme sur le sujet (silence) mais
cest pour moi cest devenu quelque chose tre pied-noir cest rserv cest
rserv une lite. 1378
Pour Alain V. :
Aujourdhui ? Cest un got particulier pour le soleil, les olives, les oranges la
Mditerrane, les rougets. Cest surtout je crois que cest surtout une certaine fiert
de ses origines. Moi, je suis pied-noir. 1379
Ou encore pour Jean-Pierre R. :
On en a fait un titre de gloire je sais pas comment on pourrait revenir dessus.
Pour moi, cest un titre de gloire. Je suis un Pied-Noir, je suis fier dtre un Pied-Noir.
Et dun autre ct, cest vrai que pied-noir donne certains une mauvaise une
mauvaise image cest pas facile mais cest comme a 1380
1376

Entretien Marc G., Annexes, p. 649


Entretien Danielle R., Annexes, p. 681
1378
Entretien Christian E., Annexes, p. 313
1379
Entretien Alain V., Annexes, p. 576
1380
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
1377

424

Pour Alain Y. :
Moi mme au fin fond de lAmazonie avec les musiciens, jtais fier dtre piednoir jai toujours t, et je le serai jusquau bout hein je sais que il y a certains
gens qui lont qui lont masqu pour des disons des fins professionnelles
etcetera, etcetera. Bon, moi, je sais que a ma jamais drang a ma jamais
drang. Je dirais mme que je le cultive moi je le cultive. 1381
Pour Jacky B. :
On dit pieds-noirs justement pour la fiert de dire quon vient de l-bas () Etre
pied-noir? Moi je suis trs fier dtre pied-noir, si vous voulez tre pied-noir, cest une
race qui a souffert, je considre que cest une race qui a souffert, jen suis fier, cest
une race qui a dfrich 1382
Ou encore pour Nicolas D. :
Je le mrite et je suis trs fier dtre pied-noir, je pourrais mettre un mdaillon
derrire ma voiture que a ne me gnerait pas du tout (rire) jassume parfaitement
ma spcificit () la dfinition dtre pied-noirs, si cest enregistr tant mieuxune
trs grande nostalgie, regretter toute ma vie de ne pas avoir pu tenir mes enfants le
langage de lhistorien non engag vis--vis de ce qui stait pass en Algrie vis-vis de lamour que je porte pour moi mme et qui vis--vis de ces amours qui ont
mal tourn entre chrtiens et musulmans 1383
Enfin, pour Annie F. :
Pour moi ? Etre pied-noir ?... (silence)... a n'a rien de... je suis fire d'tre piednoir... a signifie pas grand chose en fait. 1384
Ainsi, il semble que, pour eux, tre pied-noir repose avant tout sur une fiert dappartenir
une communaut lhistoire et au destin particuliers, une communaut cre de toutes pices,
avant dtre conscientise par ses membres traumatiss, et de sessayer une forme de
survivance et de prennisation en mtropole.
1381

Entretien Alain Y., Annexes, p. 362


Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149
1383
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
1384
Entretien Annie F., Annexes, p. 216
1382

425

Toutefois, au-del de cette seule fiert qui semble pourtant suffire un grand nombre dentre
eux-, dans leur entreprise visant positiver leur appartenance particulire, lui donner un
sens valorisant, les Pieds-Noirs vont sembler dcids se forger une culture solide et
affirme. Ils prennent contre-pied les anathmes profrs contre eux par les mtropolitains et
vont faire de cette diffrence quon leur impute une vritable distinction culturelle (). 1385
Et, si lon prend () le mot culture au sens anthropologique, ensemble des acquis communs
aux membres dun groupe, croyances, normes, coutumes, valeurs et reprsentations
communes, il est, alors, possible de distinguer une originalit pieds-noirs, qui devient un
lment de culture intriorise, ensemble de reprsentations collectives, modles et codes de
rfrence. 1386 Comme le prcise Jean-Flix Vallat :
Une certaine culture commune, une certaine cuisine, un certain humour, il y a
beaucoup de points communs 1387
Ainsi, ce quils nont vcu que comme particularit rgionale durant lpoque coloniale se
transforme en vritable diffrence culturelle lors de larrive en France 1388, accordant ds
lors une dimension ddramatise leur identit de Pieds-Noirs, quils entendent. Sur ce point,
il y aura mme un fort investissement sur le plan associatif. Ainsi, une des premires
associations est le Cercle algrianiste (). Cr en 1973 par une dizaine de Pieds-Noirs, ()
il propose () une rflexion de type culturel axe sur lavenir. 1389 Le Cercle algrianiste
apparat effectivement comme une structure associative particulirement apprcie par les
Franais dAlgrie, et, aujourdhui encore, rfrence essentielle de cette gnration ayant
perdu presque tous ses repres au cours de lexode et du rapatriement. Ainsi Herv M.
prcise-t-il :
Je sais quil existe Valence un cercle algrianiste qui est trs dynamique, qui porte
un flambeau culturel de manire trs intelligente. Moi, je le prends comme un
tmoignage utile 1390
Quant Jean-Pierre Marc., il raconte :
1385

Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 61


Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 32
1387
Entretien Jean-Flix Vallat, Annexes, p. 234
1388
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 63
1389
Jean-Jacques Jordi, De lexode lexil, op. cit., p. 205
1390
Entretien Herv M., Annexes, p. 641
1386

426

Je ne mintressais pas trop aux associations de rapatris, mais je mintressais un


truc qui sappelle le Cercle algrianiste () Javais mme je ne peux pas dire
particip sa cration, mais Maurice Calmein, qui est un des crateurs du Cercle,
faisait partie de notre bande initiale Toulouse, comme Herv Cadeau, qui est le
trsorier du Cercle. Donc, jai toujours t abonn. 1391
Ainsi, au-del de la dimension traumatique essentielle cette identit, car elle en marque le
moment de conscientisation et de cristallisation dune douleur persistante toute aussi
importante, les Pieds-Noirs vont tout particulirement insister sur une dimension culturelle,
dont la description suscite dailleurs de leur part un enthousiasme rvlateur, selon nous, du
bienfait de cette revalorisation identitaire. Ainsi, Nicolas D. nous raconte :
On pourrait en parler des jours, je veux bien vous passer des bouquins sur le
pataoute sur tout largot pied-noir, sur le comportement pied-noir, sur les
coutumes, sur les murs, sur les recettes parce que la cuisine, a fait partie de la
culture pied-noire, sur les ftes, sur le sens de la fte, sur cette capacit sadapter
tous les milieux, sur les rapports que nous avions avec les autres ethnies, des rapports
confraternels, je dois le dire jusquaux vnements de la Toussaint ctait pur,
ctait innocent. 1392
Ou encore Annie F.:
C'est une culture... c'est une culture pied-noire... y'a tout a... effectivement, y'a la
cuisine... j'te dis... la cuisine qui est faite de mlanges... de diffrentes cultures en
fait... la culture pied-noire c'est un ensemble de culture, et de cet ensemble de cultures
mane une particularit, () on parle pied-noir, on a des expressions pied-noires, qui
sont pas forcment trs franaises... on parle pataoute un petit peu c'est... () J'ai un
ami pied-noir, des amis pieds-noirs, de Bab el Oued, d'origines trs... enfin de trs
petites origines... ce sont des gens qui sont intressants, mais de trs modestes
origines... Oh! Ils ont une faon de parler... ils vont te dire "le l'vier" pour dire
l'vier... "le l'vier"... euh... "une ascenseur"... bon, ils savent pas parler... tu en avais
quand mme ils savaient pas parler, qui parlaient trs mal, mais en plus avec un
accent... couper au couteau... et a... a me fait sourire, parce que je me dis qu' ce

1391
1392

Entretien Jean-Pierre Marc., Annexes, p. 758


Entretien Nicolas D. Annexes, p. 18
427

niveau l, ils le cultivent... ils l'entretiennent l'accent... moi, je cherche pas perdre
mon accent 1393
Cest aussi pour son aspect potentiellement transmissible que la dimension culturelle de
lidentit pied-noire est particulirement mise en avant, laissant la communaut envisager son
ventuelle prennisation. La cuisine, la musique, et la langue sont ainsi rgulirement mises
en avant, cette dernire renvoyant le particularisme pied-noir son melting pot originel.
En effet, aujourdhui couramment nomm pataoute , le langage pied-noir est avant tout
un franais amnag 1394. Il ne se singularise pas uniquement par un vocabulaire, des
tournures ou des syntaxes particulires; les attitudes, les gestes, les mimiques, larticulation et
les nuances de lintonation en sont insparables, ainsi que le plaisir de parler
interminablement, qui se rsume en un mot : la tchatche 1395. Cest une langue
encombre de mots btards, de tournures empruntes. Cest une langue physique, concrte,
expressive, excessive, un mlange despagnol, darabe, ditalien et de franais. Cest une belle
langue vivante et populaire qui amalgame et invente. 1396
Nicolas D. y fait rfrence :
Je veux bien vous passer des bouquins sur le pataoute sur tout largot piednoir. 1397
Pour Annie F. :
On parle pied-noir, on a des expressions pieds-noires, qui sont pas forcment trs
franaises... on parle pataoute un petit peu. 1398
Pour Jean-Franois C. :
Le pataoute, jai des bouquins et des dictionnaires. Je sais parler le pataoute. 1399
Ren M. raconte :

1393

Entretien Annie F., Annexes, p. 216


Jolle Hureau, La mmoire des pieds-noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 205
1395
Ibid
1396
Dominique Cabrera, Rester l-bas. Pieds-noirs et Algriens. Trente ans aprs, op. cit., p.
17
1397
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
1398
Entretien Annie F., Annexes, p. 216
1399
Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
1394

428

Est-ce que vous connaissez la tragdie du Cid en pataoute ? a fait partie des
classiques ! 1400
Quant Jean-Pierre F. en fait un vritable fondement de lidentit collective pied-noire :
Le Pied-Noir reprsente un certain type, il faut quil soit quand mme bronz, un
peu, quil ait laccent, quil parle un peu pataoute. 1401
Tout comme Marc G. :
Une culture mditerranenne, avec une langue, avec des expressions, avec un
folklore, avec un style de vie. Donc, voil ce que a veut dire pied-noir. 1402
Au service de leur communaut conscientise, les Pieds-Noirs vont entreprendre, une fois sur
le sol mtropolitain, de revaloriser ce qui les constitue et qui a t marqu, en France, comme
condamnable, dangereux, mprisant. Cest pour cette raison, notamment, quils ne se dferont
jamais rellement dune position victimaire, qui trouve ses racines dans leur incomprhension
du conflit algrien. Incompris lpoque, ils le demeurent aujourdhui dans leur propre patrie,
indiffrente leur drame et leur douleur. Malgr leurs efforts de revalorisation, de
rappropriation dun pass, dun nom, daffirmation dune identit en positif, la mise lcart
de la communaut nationale entretient la position victimaire et le particularisme qui en
dcoule. Cette mise lcart tient probablement au rapport que la France entretient avec son
propre pass, avec ces tmoins dune priode trouble, et sa difficult poser une version
officielle de lhistoire, qui ne fait quentretenir en retour la rancur des Pieds-Noirs. Parvenus
se revaloriser pour eux-mmes et poser des bases, plus ou moins solides, de leur
communaut, ils demeurent les victimes dune mtropole. Finalement, y a-t-il rellement
une place en mtropole pour une communaut pied-noire ? La lgitimit de son identit
collective a-t-elle des chances dtre reconnue ?

II- Les Pieds-Noirs au cur de la communaut nationale

1400

Entretien Ren M., Annexes, p. 609


Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54
1402
Entretien Marc G., Annexes, p. 649
1401

429

Ayant pris conscience de la ralit de leur communaut et de lidentit collective qui y


est attache, ayant entrepris de se dfinir en tant que Pieds-Noirs, de renforcer leur
sentiment communautaire en rinvestissant des matriaux parfois dabord utiliss par les
mtropolitains, les Pieds-Noirs vont devoir batailler pour se faire une place en France.
Pour eux, cela signifie dabord la reconnaissance par la mtropole de son rle, voire mme de
sa responsabilit, dans le drame vcu pas les Pieds-Noirs, et donc dans la douleur qui en a
dcoul et qui continue de hanter un grand nombre dentre eux. Or, le gouffre relationnel entre
Pieds-Noirs et mtropole, initi lors du conflit algrien, ne sest pas referm, loin de l. A une
France qui tente, avec beaucoup de difficults, dcrire la page de son histoire coloniale, et en
particulier celle de lAlgrie franaise, rpond une mmoire extrmement vive et ractive des
Pieds-Noirs, apprhendant que la France ne leur accorde pas la place quils considrent
mriter, et quelle sobstine dans les mensonges initis pendant le conflit. En effet, comme
laffirme Daniel Leconte, aujourdhui encore, on vit sur des clichs. Dans le procs
permanent et insidieux mais jamais ouvert, les pieds-noirs sont tantt dun ct de la barre,
tantt de lautre, parfois victimes, parfois coupables. Confortable manichisme : jamais dans
lHistoire de France rcente, les procs dintention ne furent sans doute aussi cruels, les
catgories aussi rductrices, les dfinitions aussi sommaires. 1403 Par ailleurs, pendant leurs
annes de lautre ct de la Mditerrane, se sont poses les bases dun particularisme
original, mais, en un sens, inexistant car seule comptait alors lidentit franaise uniforme.
Model, transform, conscientis, par la succession dvnements ayant entran la fin de
lAlgrie franaise, ce particularisme propre aux Franais dAlgrie trouve dans une France
contemporaine, confronte de plus en plus lmergence de dsirs particuliers, didentits
multiples, un lieu propice une potentielle expression propre. Ils attendent donc de cette
France quelle accorde leur propre communaut la mme attention, et surtout, quelle
reconnaisse la lgitimit de lidentit collective des Pieds-Noirs exister et sexprimer.
Ils vont devoir faire face dimportantes difficults quant leur dsir de reconnaissance de
leur pass, dans toutes ses dimensions, ce qui entranera de leur part une certaine exacerbation
et une forme de suractivit mmorielles. Quil se soit agi de dfendre lhonneur et limage
dune population qui sest estime salie, dnigre, bafoue dans la ralit de son histoire sur le
sol algrien, ou dun sursaut encourag par une volont de prennisation de leur identit
collective, lactivit mmorielle des Franais dAlgrie est, sans aucun doute, lune des
caractristiques marquantes de cette communaut. Elle apparat dailleurs rapidement comme
1403

Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs, op. cit., p. 302


430

une vritable condition sine qua none dune certaine forme de survivance identitaire. Dans le
cas des Pieds-Noirs, cest parce que lacte de disparatre, individuellement ou collectivement,
est incomprhensible que simpose la mmoire. Sans mobilisation mmorielle, parfois mme
sans profusion mmorielle, ce serait accepter avant lheure un vnement que lon sait,
pourtant, inluctable, et que lon cherche par tous les moyens, dont celui de maintenir vive la
mmoire du groupe, repousser puisquon ne peut lviter.

A) Une mmoire pied-noire qui rsiste


En mme temps quils dcouvrent leur patrie, les Pieds-Noirs se trouvent rapidement
dans une phase daffirmation dune identit propre au groupe, un groupe cr par la France
colonisatrice et abandonn par elle. Sils entendent poursuivre leur histoire en commun,
permettre leur identit propre dexister et de sexprimer, cest une forme dindpendance
par rapport leur mre patrie, autrefois adore, que les Pieds-noirs vont devoir se livrer, eux
qui nexisteraient pas sans la volont de lEtat franais, eux qui, finalement, auraient d
disparatre en mme temps que disparaissaient les raisons de leur cration. Dans leur
entreprise de prise de distance avec la France, va donc merger une mmoire vive, active,
et mme ractive , propre aux Pieds-Noirs et donc distincte de la mmoire franaise, et qui
va constituer, face une France indiffrente, linstrument idal de consolidation des rangs
communautaires.
Pendant cent trente deux ans, la France et les Franais dAlgrie ont vcu ensemble la mme
histoire algrienne, avant que, dans la douleur, un terme ne soit mis cette aventure
commune. Sur cette poque, et malgr la mme trajectoire et () les mmes alas 1404,
chacun sest forg une mmoire propre. Dsormais dbarrasse dune colonie dont
lexistence en tant que telle tait devenue contestable, et dont le conflit menant sa sparation
davec la mtropole avait t si douloureux pour le peuple mtropolitain, la France a sembl
rapidement vouloir passer sous silence cette poque dont la mmoire ne faisait que raviver
lcart dune France stant engage dans une colonisation et un conflit injustifiables
aujourdhui. Malheureusement, la sparation de lAlgrie et de la France a laiss les PiedsNoirs entre deux rives. Pourtant franais part entire, ils ne semblaient exister que par et
pour cette Algrie quils navaient jamais envisag devoir quitter. Symboles vivants de
1404

Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-noirs, op. cit., p. 136


431

lengagement colonial de la France, de sa volont de faire de lAlgrie le prolongement outreMditerrane du territoire et de la population franais ; symboles aussi dun conflit, demeur
incomprhensible pour nombre de mtropolitains, mais qui a pourtant secou la France ;
symboles dun attachement jug suicidaire une terre dont la mtropole de 1962 juge quils
nauraient jamais d considrer comme la leur, les Pieds-Noirs sont devenus le rsidu
tangible dune priode que la France veut oublier, la matrialisation de lEmpire.
Reprsentants dune poque rvolue, [ ils ] restent viscralement attachs la grandeur de cet
Empire laquelle ils ont contribu. Loin de les excuser, leur souffrance ne peut tre exprime,
au contraire, sans rappeler quoi elle est due. La douleur du rapatriement remmore
invitablement lpisode colonial puis celui de la guerre. Comment, en France, plaindre ceux
qui ont exploit lAlgrie, comment spancher sur le sort de ceux pour lidal desquels de
jeunes appels mtropolitains sont alls se faire tuer ? 1405
Avant eux, cest finalement tout un pan de lhistoire que la France peine encore considrer,
dans chacune de ses dimensions. Comme ils le disent souvent, les Pieds-Noirs sont les
tmoins vivants dune priode quil ne fait pas bon se remmorer en France. Ils sont surtout
les symboles dune politique, dune action mene par la France et soutenue, dans les
premiers temps tout au moins, par la mtropole, comme le rappelle dailleurs Nicolas :
Cest avec la caution franaise mtropolitaine que nous avions ralis l-bas toutes
ces choses-l. 1406
Pour les Pieds-Noirs, entretenir la vivacit de la mmoire, au travers, notamment, dun
mcanisme de mythification du pass, apparat donc comme une faon de prendre le contrepied et de se dfendre face aux prises de position et aux contestations mtropolitaines
relatives une histoire dont ils considrent quelle est celle de leur communaut mais aussi
celle de la France. Cest notamment lorsque cette dernire sessaiera, de faon unilatrale
cest--dire sans faire de place la mmoire propre des Pieds-Noirs- lcriture,
lofficialisation de certains pans de lhistoire coloniale, que ceux-ci ragiront le plus
violemment, se sentant contests dans leur droit dexpression sur leur propre pass. Si la
France nentend pas faire de place la mmoire des Pieds-Noirs au cur de son histoire
nationale, nentend-elle pas finalement les priver de toute lgitimit exister en tant que tels
en son sein ? Exclus de la mmoire nationale, ne se voient-ils pas finalement exclus en tant
que Franais ?
1405
1406

Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 58


Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
432

La survivance dune mmoire vive : mythifier ce pass qui ne passe pas


Lentretien de la blessure par le refus dune inclusion dans la mmoire nationale, se
traduit, chez les Pieds-Noirs, par une forme dobligation au maintien dune mmoire
collective particulirement vive et prenant le contre-pied dune version stigmatise,
dvalorise dune histoire de la France en Algrie, de leur histoire en Algrie. Parce quelle
est conteste par la France elle-mme, sous prtexte dune erreur coloniale quil convient
de dnigrer dans toutes ses dimensions, les Pieds-Noirs, pour qui le pass, positiv, occupe
une place fondamentale au cur de leur dmarche identitaire, semploient ainsi revaloriser
le dni de la France, mythifier vritablement leur pass refus. En quelque sorte, les PiedsNoirs entreprennent dlaborer une contre-histoire 1407, sengagent, face la France qui
dtourne les yeux de leur pass, de leur drame, et de lidentit collective conscientise qui en
a dcoul, dans une forme de guerre de mmoire 1408 pour laquelle il leur faut identifier et
dnoncer ceux qui () colportent des mensonges. 1409
Cest donc au cur dune France qui rcuse dsormais le colonialisme, qui ne peut considrer
son action en Algrie que comme lgarement dune poque o la puissance dune nation se
mesurait sa capacit davoir un empire large et puissant, une poque o la civilisation
franaise voulait partager avec les peuples du monde ses idaux dgalit, de fraternit,
que les Pieds-Noirs se retrouvent. Une France qui, par ailleurs, porte encore aujourdhui les
stigmates dun conflit irraisonn, injustifiable et dont lampleur des traumatismes demeure
encore insouponne et qui, finalement, voudrait bien tourner dfinitivement la page de
lAlgrie franaise. Et, comme le notait Maurice Halbwachs, puisque les cadres sociaux de
la mmoire orientent lvocation, lanamnse de tout individu dpendra de ceux qui lui sont
contemporains : il livrera donc une vision des vnements passs en partie remanis par le
prsent, ou, plus exactement, remanis par la position que lui-mme occupe dans ce
prsent. 1410 Ainsi, nos souvenirs sappuient sur ceux des autres, et sur les grands cadres de
la mmoire de la socit. 1411
1407

Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 131


Ibid
1409
Ibid
1410
Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 69
1411
Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mmoire, op. cit., p. 39
1408

433

La mise lcart des Pieds-Noirs de la mmoire franaise de la colonisation, lillgitimit de


leur mmoire tre prise en compte, laccent mis par la mtropole sur les seuls aspects
ngatifs dune priode condamnable, semblent ainsi entraner de leur part une vritable
mythification de ce qui, prcisment, est occult. Nier leur pass, cest nier leur existence
mme, et, la lgitimit de leur identit collective. Le remmorer et le mythifier, cest rappeler
la France que, mme juge illgitime, il ne lui est pas possible deffacer une mmoire. En un
sens, la socit oblige les hommes, de temps en temps, non seulement reproduire en
pense les vnements antrieurs de leur vie, mais encore less retroucher, en retrancher,
les complter, de faon ce que, convaincus que nos souvenirs sont xacts, nous leur
communiquions un prestige que ne possdait pas la ralit. 1412
Ainsi, la reconstruction laquelle se livre les Franais dAlgrie a une fonction sociale : en
manifestant souvent de la nostalgie pour un pass peint aux couleurs du bon vieux temps, le
narrateur se livre une critique de la socit daujourdhui (). Le contenu de la narration est
dans ce cas une transaction entre une certaine reprsentation du pass et un horizon
dattente 1413.
Une mythification exalte par le voyage qui les a emmens de lAlgrie vers la France, du
bonheur vers le malheur, du soleil vers le ciel gris. En effet, depuis quelle a disparu,
lAlgrie est devenue paradisiaque. Ses imperfections, ses laideurs, ses nuisances nont plus
cours. La schmatisation du dcor atteint son paroxysme : soleil, printemps triomphants, terre
rouge, eucalyptus suffisent le dresser ; cigognes et cigales lanimer. () Un brouillard de
rve enveloppe la terre natale dune nappe imprcise, do surgissent, a et l, des dtails que
leur banalit ou leur futilit rend saugrenus.
De la mme manire, les cadres de remmoration dans lesquels se situent les Pied-Noirs
expliquent galement quils laissent de ct, quils oublient de leurs rcits lAlgrie
dnigre, lAlgrie colonialiste, ayant fait le malheur, une Algrie sur laquelle prcisment, et
comme pour expier ses fautes, la France insiste beaucoup plus. En effet, il existe en effet un
pass o lon a des bonnes raisons pour ne pas se mouvoir et chaque homme dispose de
multiples ressources mmorielles lorsquil essaie de crer un pass utile , utilit toujours
apprcie en fonction de la situation prsente. Dans le rapport quelle entretient avec le pass,
la mmoire humaine est toujours conflictuelle, partage voire dchire entre un adret et un
ubac : elle est faite dadhsions et de rejets, de consentements
1412
1413

Ibid, p. 113
Jol Candau, Mmoire et Identit, p. 79
434

et de refoulements,

douvertures et de fermetures, dacceptations et de renoncements, de lumire et dombre ou,


plus simplement, de souvenirs et doublis. 1414
Ainsi, idalis, le pays () est superbe mais il est aussi le lieu de tous les bonheurs : une vie
simple, mais heureuse, essentiellement lextrieur (), des relations chaleureuses et
conviviales, une sorte de routine dans les plaisirs quotidiens quils napprcieront quune fois
rapatris en France. () En 1962, le pays de rve est devenu un paradis perdu. 1415
Au cur de leurs rcits, insistant sur un bonheur ignor de la France et donc ils se retrouvent
privs, ils voquent tour tour la solidarit davec les membres de la communaut
europenne et parfois mme avec ceux qui nen faisaient pas partie, la concorde et la
chaleur qui rgnait dans les familles, toujours plus fortes que la misre, et le sentiment intense
de proximit avec la nature. () De mme, dans le contexte prsent de dispersion et dun
dlitement des liens familiaux, si relatif ft-il, lvocation des lignes fondes en Algrie
donne limage dun monde homogne, au sein duquel les relations sociales taient
particulirement intenses. 1416 Sur ce point, Ren et Michle F. rappellent dailleurs :
Ren : cest sr que le noyau familial tait trs important avant. De notre temps, lbas, les divorces taient peu rpandus
Michle : Et puis la famille on avait un respect de la famille
Ren : Selon sa religion
Michle : La famille, ctait une tribu. On avait lesprit tribal presque ctait
vraiment mais je crois que cest trs mditerranen, et cest trs espagnol, et comme
il y avait une majorit despagnols quand mme, je pense que a peut venir de l
Ren : Dans le dpartement dOran
Michle : Dans le dpartement dOran, a venait aussi un peu de a, parce que
lEspagne, et mme lItalie aussi. Regarde la mama, et tout a je crois que les
valeurs familiales viennent de l oui srement et puis le sens de lhonneur. Ctait
trs trs dvelopp 1417

1414

Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit., p. 65


Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, Calmann-Lvy, Paris,
1990, p. 15
1416
Michle Baussant, Mmoires dexils, op. cit, p. 445
1417
Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
1415

435

Cette mmoire, corche vive, qui se construit () parcourt lhistoire grands pas, abonde
de phrases toutes faites et de lieux communs et, surtout, trouve son aboutissement en
1954. 1418 LAlgrie davant 1954, celle prcisment laquelle la France nentend accorder
aucune place, nexiste dsormais plus que dans la mmoire des Pied-Noirs. Pour autant, ce
nest pas () une image fausse qui est propose (). Dans cette vision apparaissent sans
peine les plus grandes russites de la colonisation 1419 comme les ralisations les plus
modestes, mais juges tout autant indispensables lAlgrie. Comme le rappelle Jacques
Augarde, lors du Congrs du CLANr de 2000 :
Je voudrais juste rappeler l'ouvrage accompli dans tous les domaines par des
spcialistes, dont on ne vantera jamais assez les russites, dans l'agriculture,
l'industrie, l'exploitation des sous-sols, les transports, l'enseignement, la justice, la
sant. 1420
Cest aussi le sens des propos de Jean-Pierre R., qui se remmore lAlgrie franaise
construite par les pionniers :
Quand on regarde lhistoire des pieds-noirs, il y a toutes ces plaines qui ont t
travailles, la Mitidja, les plaines dOranie, tout ce qui a t construit. Donc, cest
une belle histoire voil pour moi, cest un beau peuple. 1421
Quant Jean C., il raconte :
Il est vrai quen Algrie lorsquon est arrivs, il ny avait pratiquement rien ni sur le
plan industriel, ni du point de vue, je dirais, de communication, pas de route, pas de
chemin muletier, pas de vhicules, il ny avait rien du tout. Ctait, je ne dirais pas le
Moyen-ge, mais presque et puis l, on a mis () cest vrai que la seule chose
quon puisse reprocher la France, si on peut dire, cest davoir instaur toute une
infrastructure parce que tout ce qui est maisons, voies ferres, hpitaux, coles,
routes, a t entirement fait par la France. 1422
Michle Fo., pourtant partisane de lindpendance de lAlgrie et tant reste, plusieurs
annes aprs 1962 pour aider la construction dun pays nouveau, affirme :
1418

Jean-Jacques Jordi, 1962 : larrive des Pieds-Noirs, op. cit., p. 116


Ibid
1420
Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875
1421
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
1422
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
1419

436

Dans certains coins, ils ont certains ont fait de comment dire du boulot hein
que des terres ont t dfriches, que des routes ont t construites, que des coles ont
t construites, que des enseignants et des enseignantes sont alls enseigner au fin
fond du bled dans des coins pas possibles. Moi, ma mre, quand elle a commenc, elle
tait vraiment trs trs loin de la capitale, dans un village o il ny avait pas
dlectricit, bon. Cest vrai que certains ont vraiment jou le rle comment dire
le rle de cest pas civilisation quil faut employer parce que je ne vais pas parler
de a mais de des progrs au plan comme je disais, des routes, des hpitaux. 1423
Nicolas D. va plus loin et aborde le rle essentiel des Franais dAlgrie dans la
mtamorphose de lAlgrie :
Ce pays qui tait sauvage, qui tait rest sauvage et quon avait littralement
mtamorphos, la cration des vins, le dfrichement des terres 1424
Ce nest pas seulement un pays perdu, cest un pays qui nexiste plus (). De nombreuses
populations ont t dplaces, chasses au cours du XX sicle, mais la passion singulire
des Pieds-noirs pour leur pass tient ce que le pays magnifique quils aimaient a disparu ; le
caractre tragique de cet exil tient cette disparition. 1425 En effet, ils nont pas seulement d
faire face la douleur davoir d quitter le pays qui les avait vus natre, celui o beaucoup
avait construit une vie, envisag un avenir. Ils doivent galement supporter la disparition de
cette Algrie quils chrissent, et qui, dsormais, nexiste plus que dans leur esprit et dans leur
cur. LAlgrie franaise a dfinitivement disparu, en mme temps quils lont quitte. La
France ne veut pas la connatre, trop reprsentative quelle est du tragique garement quont
constitu la colonisation et ses carts.
Certes, les Pieds-Noirs doivent faire face un effacement historique et mmoriel contre lequel
ils ragissent par un mouvement intense de mythification, mais ils sont galement confronts
un effacement gographique de lAlgrie franaise. La terre laquelle ils se rfrent, les
villes dans lesquelles ils ont vcu, tous ces lieux nexistent plus dsormais que dans leurs
mmoires. Il sagit, certes, dun lment fort de runion et de communaut, mais cette
absence vient aussi fragiliser lidentit qui merge de cette histoire particulire, notamment
1423

Entretien Michle Fo., Annexes, p. 424


Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
1425
Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 aujourdhui, op. cit., p. 388
1424

437

dans sa volont de se prenniser. Ainsi, nous lavons dit, cest par un effet dopposition au
rejet massif de la part de la mtropole de lAlgrie franaise, de son histoire et de la lgitimit
des Pieds-noirs y avoir vcu, y avoir travaill et ralis , et y revendiquer encore
aujourdhui une forme dattachement, que ceux-ci ont surinvesti une image parfaitement
idalise et mythifie de leur terre et de leur pass.
Monique C. rappelle ainsi tous les bienfaits de la prsence franaise en Algrie, de faon
dautant plus enthousiaste quelle considre que les discours tenus aujourdhui sur lAlgrie
du temps de la prsence franaise mettent de faon trop unilatrale laccent sur les mfaits de
la colonisation :
On est arrivs dans ce pays qui tait un pays qui tait... pas l'abandon, mais qui
tait... des chicaya, des tribus, des machins... ils en ont fait l'unit... on est partis de ce
pays, on a laiss ce pays sur un plateau d'argent... quand on voit toutes les
constructions, tout ce qui a t fait, qu'en France ils n'avaient pas... les hpitaux, les
machins, les universits, les coles... la France a fait une multitude de choses en
Algrie, on en parle jamais... on est arrivs... ils taient chais pas combien... un
million... a a prolifr, la natalit a t importante, () Maintenant, on ne parle que
des massacres que les Franais ont fait... bon sang, les Franais, ils ont pas fait que
a... ils n'ont fait qu'enrichir ce pays... c'tait le premier exportateur de primeurs,
premier exportateur en vins, premier exportateur en bl... bon, c'est vrai qu'il y avait
des grands propritaires... comme partout, y'a des grands trucs, mais qu'est-ce qu'ils
taient... ils taient dix, et y'a eu un million de rapatris hein, on tait plus d'un
million... a aussi a a fait beaucoup de torts... mais d'un autre ct, avec leurs
machins ils faisaient vivre... fallait voir la famille Borgeaud, qui tait soi disant le
grand... le grand colonisa machin... il fallait voir comment... alors quand on dit a...
on disait c'tait un paternaliste... il avait des hpitaux, il avait des coles, il avait
mme l'glise et il grait tout a, comme Michelin... Michelin, le jour o ils ferment
Clermont-Ferrand, l'Auvergne n'existe plus... voil... le paralllisme il est l... ils
ferment Michelin Clermont... Clermont est ray de la carte hein... toute la rgion est
raye de la carte... alors faut pas exagrer quand mme... 1426
Mettant laccent sur les bienfaits de la colonisation auprs de la population musulmane,
Daniel Leconte insiste lui sur le rle des prtres, instituteurs et mdecins, auxiliaires les plus
prcieux de la colonisation, ceux en tout cas qui, une fois soumis les corps par la force,
1426

Entretien Monique C., Annexes, p. 85


438

doivent permettre de conqurir les curs . Beaucoup dentre eux seront des colonisateurs
remarquables payant rellement de leur personne et souvent de leur vie ce quils ont accept
comme une mission humanitaire. Grce eux, le taux de mortalit, par exemple, est tomb de
20 11% en trente ans ; la population indigne doublera en cinquante ans. 1427
Quant Jean-Pierre Mart., il rappelle quels ont t les principaux apports de la prsence
franaise en Algrie, essentiellement dailleurs des infrastructures dont le pays profite encore
aujourdhui, et qui, de ce fait, viennent de faon bien opportune confirmer les propos des
Franais dAlgrie dans leur entreprise didalisation de lAlgrie franaise : quelle meilleure
preuve des bienfaits de la colonisation, de la modernit des btiments ou des transports, que
den montrer lactuel aspect indispensable.
La France, quest-ce quelle a fait l-bas ? Elle a bien construit des routes, des
hpitaux, des coles 1428
De mme, pour Alain Y. :
Toute cette uvre qui a t fait depuis 130 ans, que ce soit pas une uvre ngatif
parce que cest pas vrai. Il ny a rien de ngatif dans a a t une uvre positif
parce que quand on sait ce que ctait lAlgrie avec les marcages et les machins et
les trucs, et ce que cest devenu et ce que on a laiss. 1429
Nicolas D., conscient de ce qui peut tre reproch la colonisation franaise, notamment dans
son entreprise de mise en place dinfrastructures modernes au seul service de la population
franaise dAlgrie, insiste plutt sur ce dont ont bnfici les Arabes, et ce dont ils profitent
dailleurs encore, cherchant ainsi apporter une sorte de preuve de la bonne volont de la
France, idalisant ainsi son Algrie comme un exemple de colonisation particulirement
russie :
Le dveloppement de la colonisation au sens o nous lentendons je ne parle pas
desclavage mais au contraire lavnement pour ces peuples une possibilit et une
vision de la vie qui tait toute autre que celle quils vivaient quand on a dbarqu
donc il y a une quantit de choses positives qui ont t apportes par notre
civilisation, par les missions catholiques qui taient nombreuses l bas nous avons
1427

Daniel Leconte, Les Pieds-Noirs : histoire et portrait dune communaut, op. cit., p. 97
Entretien Jean-Pierre Mart, Annexes, p. 596
1429
Entretien Alain Y. Annexes, p. 362
1428

439

encore un vque Oran et Alger, je ne pense pas quon puisse mettre en doute les
bienfaits de la civilisation, de la religion chrtienne, de la foi chrtienne et des
missions les missions taient trs tolrantes et trs libres la cathdrale dOran est
maintenant une mosque, partie mosque et partie bibliothque municipale. 1430
Jean C. cherche galement mettre laccent sur la dimension positive de la prsence franaise
sur la terre algrienne et sur ce dont les Musulmans ont pu bnficier grce elle :
Quand on est arriv dans toute lAlgrie, il y avait 1,8 millions dhabitants et ()
quand on est partis il y avait prs de 10 millions dAlgriens donc on les a soigns,
duqus mis au travail avec les gens qui arrivaient de France () je dis que ce quelle
a fait pour lAlgrie tait une uvre magnifique et quon ne magnifiera jamais assez et
ceux qui parlent, qui disent du colonialisme, et bien je dis vous avez tort parce
que les colonies, on les a laisses en bonne voie je ne dis pas quil y a eu des
exploiteurs, cest possible, mais aujourdhui, ils ont t remplacs par des exploiteurs
qui sont des autochtones et qui sont 10 fois plus mauvais les Franais se sont peut
tre enrichis pour certains mais ils ont contribu au dveloppement du pays, ils ont
soign, ils ont dvelopp je le vois partout o la colonisation sest arrte, il y a la
misre, linjustice, la dictature qui sinstalle. 1431
Cest aussi le sens des propos Ren Fa. :
Mon pre, qui travaillait lhpital civil dOran, si il tait l, mon pauvre pre
pourrait vous dire que la plupart des pavillons de cet hpital taient occups par des
Musulmans. Cest--dire quon soignait surtout les Arabes parce que les Franais,
les Europens, sauf cas grave o ils finissaient lhpital, eh bien ils se soignaient
chez eux, ou ils se bien sr quil y en avait lhpital. Il y avait quelques mais, on
soignait tout le monde. Tout le monde, et on na jamais quant au problme de la
religion, on na jamais empch les Musulmans de pratiquer leur religion. Absolument
pas. Jamais. 1432
Maxime B. revient galement sur cet clairage mis par les Franais dAlgrie sur le pays
quils avaient tous contribu construire, cette Algrie que tous voient, encore aujourdhui,
1430

Entretien Nicolas D. Annexes, p. 18


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
1432
Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
1431

440

comme une immense russite de la civilisation franaise et dont lidalisation participe


pleinement dune entreprise dhomognisation du groupe autour dlments unificateurs.
Toutefois, parce quil occupe une position publique, il se doit, en quelque sorte, de se mettre
labri dune quelconque subjectivit, surtout si elle vient conforter la vision de la majorit
des Pieds-Noirs, et donc idaliser son tour lAlgrie franaise. Cest ainsi quil intgre dans
son discours la vision officielle de la colonisation franaise de lAlgrie, et quil se
positionne, par ailleurs, lextrieur du groupe comme pour donner ses propos la distance
que nont pas ceux des autres Pieds-Noirs. Selon nous, il sagit l pour lui de donner son
discours une autorit et une crdibilit quune trop grande proximit avec la communaut
nautoriserait pas et viendrait entacher dune trop grande subjectivit.
On a fabriqu ce pays. Eux nen nont rien fait. Tout ce qui est l, cest nous qui
lavons bti . Or, a, on entendait a souvent les routes, les coles, les hpitaux
hein et puis la campagne ctait les vignobles, les machins, etcetera alors donc
ils taient fiers, hein, de ce quils avaient fait, et puis cest vrai queffectivement, ils
pouvaient en tre fiers hein. Ctait pas a devait pas tre facile pour les premiers
qui sont arrivs il y a eu des fabriquer des villes Alger est une ville qui
fonctionne hein, avec tout un systme urbain de transport, dassainissement, etcetera,
donc cest vrai que le pays a t amnag, et a cest lhritage de la colonisation
quon ne peut pas nier 1433
Pierre A. est dans la mme situation et prend ainsi les mmes prcautions que Maxime B.
lorsquil aborde le sujet des ventuels bienfaits de la colonisation :
Pour lAlgrie spcialement, on aura besoin de refaire la balance de des
avantages aussi que la colonisation a pu prsenter sans vision idyllique, sans
masquer labsence de rformes, ce quon a dit de la discrimination entre les juifs et les
arabes, les musulmans, ce quon a dit de la difficult de rformer, y compris la vie
politique locale. Il faudra tout dire et en mme temps, vous voyez, la colonisation a
eu quand mme un certain nombre daspects positifs il faudra dans la mise en
valeur des terres, dans lalphabtisation, dans les aspects sanitaires, etcetera. Il
faudra le dire tranquillement, parce que, une chose est de daller vers
lautodtermination et lindpendance des peuples, une autre chose est daccabler

1433

Entretien Maxime B., Annexes, p. 404


441

ceux qui ont concouru pendant 150 ans contribuer, en tous les cas, mettre en
valeur une terre qui ntait pas spcialement valorise. 1434
Jacky B., de son ct, rfute le terme colonisation tel quil est entendu aujourdhui, et
cherche ainsi librer son Algrie franaise, celle que ses anctres ont contribu faire
merger, de cet a priori ngatif dont son histoire et, avec elle, celle de tous les autres PiedsNoirs, souffre encore aujourdhui. Pour lui, si lon considre que la colonisation na pu tre
que nfaste, alors luvre franaise en Algrie ntait pas celle de la colonisation. Ici
encore, cest un vritable contre-pied que prend Jacky B. : il soppose de faon frontale la
vision ngative de la prsence franaise en Algrie en tenant un discours presque magnifiant
, prsentant une Algrie exempte de tout ce qui entrane, aujourdhui et travers le monde,
une condamnation massive de la colonisation :
Moi je ne peux pas appeler a coloniser parce quil y a eu la colonisation, tout le
monde disait la colonisation mais vous savez que si vous connaissiez Alger et
lAlgrie vous verrez que la colonisation na pas fait que des mauvaises choses, la
colonisation Alger, a a t les plus grands hpitaux, les plus grands professeurs, les
universits, les jardins dOran... 1435
Quant Jean-Flix Vallat, il sessaye une vision de lAlgrie coloniale quil veut un peu plus
objective, conscient de la tendance trs rpandue chez les Pieds-Noirs mythifier ce pays
dont ils ont t arrachs, la vie dont ils ont t privs, et lhistoire dsormais occulte par la
mmoire nationale :
C'est clair que les rapatris ont tendance enjoliver et gommer les ralits de
l'poque, ralits qui pour certaines n'taient pas trs reluisantes. Mais d'un autre
ct, il faut dire aussi les choses bien et l'uvre que l'uvre que la France a laiss lbas au niveau des routes des hpitaux, des coles... tout a c'tait compltement
positif, et on a tendance ne voir aujourd'hui que les cts ngatifs. Ca c'est assez
horripilant. 1436
Xavier P. essaye lui aussi de mesurer ses propos, tout en insistant sur le caractre exceptionnel
de laction de la France en Algrie :
1434

Entretien Pierre A., Annexes, p. 439


Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149
1436
Entretien Jean-Flix Vallat, Annexes, p. 234
1435

442

Ce pays qui avait t qui avait fait une volution absolument merveilleuse, dans
notre France dont nos jeunes devraient se prvaloir, devraient senthousiasmer
quand on sait comment, lorsque la France est arrive a nenlve pas nos dfauts.
Ca nenlve pas les choses ngatives que nous avons fait. Cest vrai que tout na pas
t ctait pas le paradis. Mais quand on sait ce que ce pays la transformation qui
a t donc produite par larrive de la France dans ce pays cest merveilleux. Cest
unique au monde. Ca nest jamais arriv nulle part. 1437
Par ailleurs, sil apparat que les Pieds-Noirs mythifient la terre algrienne en termes de
ralisations , ils idalisent galement les rapports quentretenaient les communauts les
unes avec les autres, prenant ainsi le contre-pied dune vision mtropolitaine de la
colonisation comme duniques rapports dexploitation et de violence. Ainsi, Alain Y. affirmet-il :
Ctait une vie paradisiaque, cest pour a que, le gros problme justement, des
indignes et des europens, cest que on ne voyait pas ce qui se passait. On vivait
sur une plante paradisiaque hein tout est moi, je sais que jai eu une enfance et
une adolescence formidables tous mes amis quoi quon ait dit sur le problme
arabe et franais on tait en parfaite communion. 1438
Cest aussi ce que dit Monique C. :
Y'a des choses qui sont pas dites, qui sont mal expliques... c'est toujours en
gnralits... oui mais si... ils exploitaient... moi j'ai jamais vu qu'on battait avec un
bton un Arabe... moi j'ai jamais vu a... jamais... nous on avait des bonnes et tout...
elles mangeaient avec nous table... elles gardaient... comme tout personnel
domestique, mais peut tre encore mieux trait... moi de ma vue, je n'ai jamais vu des
gens martyriss... qu'on fasse du mal, qu'on les batte parce qu'ils ont pas fait leur
travail, j'ai jamais vu a, jamais... au contraire, tout le monde... y'avait je vous dis une
solidarit, on se passait les trucs, les gteaux au moment des ftes. 1439
Pour Jean-Claude G., la ngation, loccultation de cette mmoire positive de lAlgrie
franaise gnre une relle douleur. Lors de notre entretien, il admettra navoir jamais parl
1437

Entretien Xavier P., Annexes, p. 697


Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
1439
Entretien Monique C., Annexes, p. 85
1438

443

quiconque de son Algrie, de sa vie l-bas, navoir pas partag ses souvenirs, comme si, dans
une France dsormais anti-coloniale, cela lui avait finalement t interdit. En retour,
lidalisation et lmotion qui y sont associes semblent encore plus fortes :
Le paradis, quand vous avez 13-14-15 ans, on vivait au bord de la mer avec de trs
petits moyens, je vous dis mes parents taient pauvres (il pleure, se lve, ne me rpond
pas lorsque je lui demande sil veut s'arrter un peu) cest terrible d'avoir parler (il
pleure) Voyez... c'est dur... c'est trs trs dur () vous voyez on avait des petits moyens
(il pleure) voyez depuis 40 ans, j'en ai jamais parl... cest la premire fois que jen
parle... cest la premire fois quon me demande den parler parce que je nai jamais
voulu en parler et... cest samedi, dimanche, on mangeait tous en famille, on allait la
plage, mon beau frre... jai une sur qui a 11 ans de plus que moi et donc on avait...
on allait la plage samedi, dimanche, on tait en famille vous voyez, cest a qui est
trs dur pour moi parce que maintenant j'ai plus de famille... () on navait pas
besoin daller en vacances, on prenait notre serviette, on savait nager, on allait au
port, on allait se baigner, pcher, mes parents nous voyaient pratiquement jamais...
() on allait la plage, on se retrouvait, l ctait le paradis, on stait fabriqu une
tente avec 4 bouts de tubes et 2 morceaux de tissus pour se protger du soleil, on tait
15-20... on tait tous, on jouait au foot ensemble, on se baignait ensemble, les familles,
les belles-familles, tout le monde sentendait. 1440
Gilbert F. tient des propos semblables :
Nous sommes fiers de nos parents qui avaient fait de ce pays un paradis. 1441
En attendant une vritable et pleine reconnaissance, lpope coloniale prend et conserve,
grce au discours pied-noir, les aspects positifs que lui refuse la France contemporaine.
Aventure , pionnier , btisseur , dcouvreur (), sont les termes mis en avant par
le discours pied-noir pour faire front ceux de colons , exploiteurs , colonisateurs
(), dont les affuble lhistoire officielle. 1442
Par ailleurs, il convient ici de relever un lment particulirement important et qui vient
renforcer lentreprise des Pieds-Noirs de donner une image mythifie de leur pass et du pays
1440

Entretien Jean-Claude G., Annexes, p. 105


Entretien Gilbert F., Annexes, p. 141
1442
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 71
1441

444

quils ont contribu construire et quils ont laiss derrire eux. Ainsi, ils cherchent
rgulirement crdibiliser leurs propos en citant de vieux Algriens, ayant connu,
comme eux, cette Algrie franaise raille, critique, cache en mtropole. Ainsi, pour JeanPierre Z. :
Je parle dans les vieux() ils seraient peut-tre certainement favorables au
retour, sous une forme trouver, des Franais en Algrie de leur savoir, de leur je
ne sais. Il y a un tas de choses quon a rapport ils nous donnaient au mme titre,
ils apportaient beaucoup de choses 1443
Quant Jean-Franois C., il affirme :
Jai des copains, que jai encore, qui mcrivent et qui me disent du temps des
Franais, ah mon vieux, quest-ce quon tait bien. Il y avait de leau, de llectricit.
Il y avait les hpitaux marchaient 1444
Pour Frdrique D. :
Mme les Arabes eux-mmes taient bien plus heureux quand on y tait. Vous leur
demandez ceux qui sont de notre ge, de notre gnration, ou de la gnration de
mes parents regrettent cette poque-l 1445
Ou encore pour Alain Y. :
Je parle des vieux ou les gens de ma ils me disent Alain, tout le monde regrette
les Pieds-Noirs ! tout le monde regrette les Pieds-Noirs mais bon, cest comme
a 1446
Pendant longtemps, la mmoire franaise (...) a t marque par une culpabilit silencieuse,
mais surtout par loccultation et le refoulement 1447, laissant les Pieds-Noirs seuls avec leur
pass ignor, mais suractiv par une mmoire vive et entretenue. Pour la mtropole, il
sagissait surtout de le maintenir dans une obscurit commode 1448 vitant ainsi de mettre
en lumire ceux de ses aspects peu flatteurs pour une histoire de France qui se veut
1443

Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726


Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
1445
Entretien Frdrique D. Annexes, p. 584
1446
Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
1447
Gilles Manceron et Hassan Reamoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie, de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 9
1448
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 167-168
1444

445

exemplaire et infaillible. Ainsi, laisse dans lombre, lhistoire des pieds-noirs baigne
galement dans le doute, les soupons, le pch (). 1449
Progressivement la France a entrepris de fixer, de se prononcer sur certains pans de
lhistoire coloniale en passant notamment par la reprsentation nationale, esprant
rassembler les Franais dans une seule et unique histoire de la France en Algrie. Or, la mise
en histoire de lAlgrie franaise et de la guerre dAlgrie na rien dais. La mmoire
rsistante des Franais dAlgrie constitue ici une barrire des plus solides lhistoricisation
de cette priode, tout simplement parce que lhistoire, ft-elle relativiste et consciente des
interpntrations quelle produit, est approche du pass rellement advenu, la mmoire se
dploie au prsent, et nest que prsence, toujours incertaine, du pass 1450. Comme lajoute
Pierre Nora, la mmoire est la vie, toujours porte par des groupes vivants (). Lhistoire
est la reconstruction toujours problmatique et incomplte de ce qui nest plus. 1451 Les
Pieds-Noirs devront donc faire face la volont franaise de considrer son pass algrien
comme rellement advenu, et de l crire ainsi de faon dfinitive .
En effet, la coupure entre mmoire et histoire est ici accomplie par lcriture. Aussi Paul
Ricoeur place-t-il en prlude son pistmologie de lhistoire le mythe de linvention de
lcriture comme pharmakon racont dans Phdre. Pharmakon, avec ce que ce terme a
dambig : la fois remde et poison. Remde en tant que lcriture est un aide-mmoire qui
permet de faire face loubli, une srie dempreintes extrieures grce auxquelles les hommes
pourront se remmorer, poison, dans la mesure o cet art de lcriture produira loubli dans
lme de ceux qui lauront appris, parce quils cesseront dexercer leur mmoire , parce que
ces traces crites et extrieures se substituent aux traces intimes de la mmoire. 1452
Pour les Pieds-Noirs, sintgrer dans lhistoire de France () ncessite dy tre accept.
Pour la France (), lhistoire des pieds-noirs reprsente, avant tout, un chapitre de la
colonisation : elle sen trouve rejete. () La mauvaise conscience quelle engendre
contribue maintenir dans loubli total lhistoire des pieds-noirs qui la sous-tend. () Pour
avancer encore dans lhistoire, les pieds-noirs ont besoin que ltape qui leur est propre soit
reconnue et adopte. 1453 Or, le pass des pieds-noirs ne va pas dans le bon sens de
1449

Ibid
Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mmoire communiste, op. cit., p. 31
1451
Pierre Nora, Les Lieux de mmoire, Tome 1, La Rpublique. La Nation. Les France ,
Editions Gallimard, Collection Quarto, Paris, 1997, p. 24-25
1452
Emmanuel Macron, La lumire blanche du pass. Lecture de La mmoire, lhistoire,
loubli, de Paul Ricoeur , op. cit., p. 22
1453
Jolle Hureau, La mmoire des Franais dAlgrie de 1830 nos jours, op. cit., p. 100
1450

446

lhistoire, dict par les intrt du prsent et les impratifs politiques. Il perturbe le discours
consensuel des valeurs rpublicaines et de la mmoire officielle. 1454 Dans cette criture
historique, quelle place la France entend-elle accorder cette mmoire ignore des PiedsNoirs ? Comment les Pieds-Noirs ragissent-ils lofficialisation dune histoire dont ils ont
particip, et dont ils sont pourtant exclus ?

Les remous de lcriture de lhistoire


Cest Maurice Halbwachs que lon doit la distinction entre mmoire et histoire,
lorsquil place du ct de la mmoire tout ce qui fluctue, le concret, le vcu, le multiple, le
sacr, limage, laffect, le magique, alors que lhistoire se caractriserait pas son caractre
exclusivement critique, conceptuel, problmatique et lacisant 1455. Pour lui, lus dans les
livres, enseigns et appris dans les coles, les vnements passs sont choisis, rapprochs et
classs, suivant des ncessits ou des rgles qui ne simposaient pas aux cercles dhommes
qui en ont gard longtemps le dpt vivant. () Aussi le besoin dcrire lhistoire dune
priode, dune socit, et mme dune personne ne sveille-t-il que lorsquelles sont trop
loignes dans le pass pour quon ait une chance de trouver longtemps encore autour de soi
beaucoup de tmoins qui en conservent le souvenir 1456.
Si la France dsire ce point crire des bribes de son histoire algrienne, cest pour tourner,
croit-elle, la page sur un pass trouble et litigieux. Mais, de part et dautre de la
Mditerrane, les livres, les missions ou les dbats sur cette priode de lhistoire suscitent
[ encore ] des ractions motionnelles et rvlent une hypersensibilit de lopinion qui sont
dhabitude rserves aux conflits dont les armes viennent de se taire et dont le sang est peine
sec 1457.
Les tmoins sont encore nombreux. Les mmoires aussi. Comment envisager dcrire une
histoire, cest--dire de considrer une priode comme dfinitivement advenue, ne concernant
plus quun trs faible nombre dindividus, et devant tre faire lobjet dune version
1454

Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 427


Franois Dosse, Entre histoire et mmoire : une histoire sociale de la mmoire , in
Raison Prsente, n128, 1998, p. 5
1456
Maurice Halbwachs, La mmoire collective, op. cit., p. 130
1457
Gilles Manceron et Hassan Remaoun, Dune rive lautre. La guerre dAlgrie de la
mmoire lhistoire, op. cit., p. 11
1455

447

uniformise pour tre, par exemple, enseigne, lorsque de si nombreuses personnes en ont
encore le souvenir et en entretiennent la mmoire ? Cette question de pose de faon dautant
plus prgnante que la mmoire collective des Pieds-Noirs, dores et dj mise lcart, est
dune part, essentielle lexistence mme de leur communaut, dautre part, ignore car
accuse de faire la part belle au colonialisme. Mais, comme le rappelle Olivier Mongin,
une mfiance extrme envers les mfaits de la mmoire reviendrait sacraliser la posture de
lhistorien condamnant lesprit non clair se taire tant que la vrit nest pas nonce par le
savant (). Mais quel moment commence le rgne de la bonne histoire et se termine la
pression nfaste de la mauvaise mmoire ? 1458 Par ailleurs, pour Paul Ricoeur, lhistorien
soucieux de vrit ne peut rduire les traces de la mmoire et du souvenir des rsidus
archaques ou des fictions dont il faut se mfier. Aprs avoir rappel que la mmoire ne
relve pas uniquement de la sphre psychique et individuelle et quelle revt une dimension
collective (), il voque, en cho Bergson, le petit miracle de la mmoire qui peut
accder une reconnaissance du pass, ce qui la distingue dune opration
historiographique dont laccs au pass ne peut tre quindirect. 1459
Comment considrer comme dfinitivement pass ce que certains Pieds-Noirs vivent encore
jusque dans leurs chairs ? Ecrire une histoire indpendamment de leur mmoire de lAlgrie
franaise ne revient-il pas tout simplement les en exclure, et donc nier leur aventure tout
autant que leur drame ?
Ce dont les Pieds-Noirs semblent galement avoir peur face au tournant de lhistoire emprunt
par la France, cest de loubli : celui de leurs aeux, de leur travail et de leurs sacrifices, celui
de leur drame et de leur inaudible douleur. Ils craignent cet oubli au profit dune histoire
empreinte danticolonialisme et de rejet des Pieds-Noirs comme coupables et responsables
la fois de la colonisation et de sa fin tragique. Dailleurs, dans le cadre des entretiens quelle a
mens, Jeannine Verds-Leroux a remarqu quel point les Pieds-Noirs cherchaient se
dfendre de ce qui, au yeux de lopinion mtropolitaine, semble apparatre comme une
faute. Ainsi, elle cite lune des personnes interviewes : Personnellement, je refuse que
lHistoire puisse me condamner, le fait dtre n quelque part ne peut pas tre infamant 1460.
Ou encore, cette autre personne qui affirme : Lide qutre n quelque part un certain

1458

Olivier Mongin, Les discordances de lhistoire et de la mmoire , Esprit, aotseptembre 2000,op. cit., p. 8-9
1459
Ibid, p. 8
1460
Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 aujourdhui, op. cit., p. 12
448

moment puisse tre entache de faon indlbile de culpabilit, je considre que cest le pire
des racismes. 1461
Pourtant, oublier est une ncessit , crivait Lucien Febvre, pour les groupes, pour les
socits qui veulent vivre et ne pas se laisser craser par cet amas formidable de faits
hrits. 1462 Comme le rappelle dailleurs Ernest Renan, lessence dune nation est que tous
les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oubli bien des
choses. () Tout citoyen franais doit avoir oubli la Saint-Barthlemy, les massacres du
Midi au XIII sicle.1463 L oubli collectif est dailleurs riche de nombreux enseignements
quant au rapport dune socit avec sa propre histoire, et, ici, quant au rapport de la France
sa priode algrienne. En effet, de mme que Freud a montr que, dans le cas de la mmoire
individuelle, il tait plus important de sintresser aux oublis quaux souvenirs, il est possible
que lon apprenne davantage sur une socit en considrant ce quelle ne commmore pas que
ce quelle commmore 1464.
Alors que la France entend crire, par bribes dabord, son histoire algrienne, certains PiedsNoirs semblent se sentir comme investis dune mission : faire connatre, ou rtablir la
vrit historique sur leur Algrie coloniale et sur le conflit algrien. Thme plus que
fondamental dans le combat -le terme nest pas trop fort- de certaines associations, le
rtablissement de la vrit historique est au centre des rcits recueillis, qui expriment une
volont constante de rtablir une vrit , laquelle lhistoire franaise nentend pas, leur
semble-t-il, faire de place. En effet, la mise en mots , par la France, de son histoire
algrienne vient buter, en ce qui concerne les Pieds-Noirs, sur deux importants points
dachoppement : dune part la version mise en avant ne correspond pas celle quils
souhaiteraient voir valorise, ou dont ils souhaiteraient quelle soit prise en compte ; dautre
part, crire lhistoire de lAlgrie franaise et de son conflit signifierait, pour les Franais
dAlgrie, faire basculer cette priode de faon dfinitive et irrvocable dans le pass, ce
quoi ils ne peuvent se rsoudre.
La virulence qui caractrise alors les Pieds-Noirs est tout fait significative de la violence,
certes symbolique, qui les frappe alors que la France entend tourner leur page. Cest ce

1461

Ibid
Lucien Febvre, cit par Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 123
1463
Ernest Renan, Quest-ce quune nation ? , in uvres compltes, Calmann-Lvy, 1949,
t. 1, pp. 891-892
1464
Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 147
1462

449

dont tmoignent les propos de Jean-Flix Vallat, prononcs dans le cadre du congrs du
CLANr :
Notre seule motivation c'est l'intrt gnral de toute la communaut rapatrie,
intrt gnral qui doit passer avant l'intrt propre de chaque association, pour
arriver au rtablissement de la justice et de la vrit concernant notre communaut,
tant sur le plan moral que matriel. (...) notre droit d'ingrence c'est de nous opposer
la force publique. Et nous avons besoin de tout le monde. 1465
Et il ajoutera, au cours dun entretien :
Rtablissement de la vrit historique... et de vraiment ce qui s'est pass l-bas, et la
vie... comment elle tait en Algrie... puisque nous... ce qu'on entend c'est une vrit
compltement travestie et d'un seul ct () une recherche objective, et pas les
poncifs qu'on entend () on a tendance ne voir aujourd'hui que les cts ngatifs.
Ca c'est assez horripilant. Et puis pour la mmoire de mes parents... et pour mes
enfants, j'ai... je me sens un devoir de rtablir un peu... la vrit. Les missions de
tlvision auxquelles j'ai particip m'ont fait plaisir parce que a permet de tenir
certains discours qui n'taient jamais entendus. 1466
Ren Fa. va encore un peu plus loin :
A ce terme de vrit de lhistoire, je prfre de beaucoup lexactitude de lhistoire
alors, contrairement ce que vous ne voulez pas faire, un fait est un fait. Il ny a pas
sortir de l. Moi, je suis ce qui na rien voir avec lAlgrie je suis un fervent
partisan de tout ce qui concerne les guerres de Vende. Jy suis all plusieurs fois. Jai
fait avec mon pouse, dailleurs, nous avons fait deux ou trois tudes, et il y a une
similitude frappante entre ce qui sest pass entre 1793 et 1794 en Vende, et ce qui
sest pass en Algrie. Cest pareil. Il y a eu des exactions des uns cest incroyable
ce qui sest pass. Donc, lexactitude de lhistoire, cest de dire tel jour telle heure
moi, jai une de mes amies, qui est une historienne assez connue concernant les
guerres de Vende, et qui dit mme jai lu dans tel bouquin, etcetera, que on dit que
on avait enterr un certain nombre de gens trente mtres du puit qui se trouve cet
endroit . Non, non ! Cest faux ! Cest pas trente mtres. Cest exactement 45
mtres, cest pas 30 mtres. Cest a lexactitude de lhistoire. Et, en Algrie, on a
1465
1466

Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875


Entretien Jean-Flix Vallat, Annexes, p. 234
450

toujours tromp les gens, parce quon ne leur a jamais donn lexactitude de
lhistoire 1467
Selon nous, sa prise de position concernant les guerres de Vende se met au service dune
qute de lgitimit de la prise de parole et dobjectivit des propos, ainsi dtachs du seul
conflit algrien. Ren Fa. se place sur un autre terrain que celui sur lequel se positionnent
habituellement les Pieds-Noirs, et cherche ainsi confrer ses propos un surcrot de
crdibilit.
Par ailleurs, pour Jean-Marc L. :
Nous, les Pieds-Noirs, on va passer notre temps a, et y compris nos jeunes, qui
vont rta essayer en tout cas de rtablir cette vrit historique sur cette partie de
lhistoire de France, parce quelle est compltement, compltement transforme. Et
cest vrai aussi, et en tant quhistorien je le sais, que ce sont les vainqueurs qui font
lhistoire. 1468
Jean-Pierre R. parle mme de sa guerre :
Cest les historiens, peut-tre, qui feront dans quelques sicles dans un sicle, qui
feront la vrit de ma guerre dAlgrie. 1469
Pour Jean-Pierre Z. :
Refaire lhistoire relle de lAlgrie, a cest autre chose. Ca oui parce quil
faudra bien quun jour, cette histoire qui a dur cent et quelques annes qui fait
partie du patrimoine national il faudra bien quelle rentre dans les crits. 1470
Renaud Bachy, membre de la Mission Interministrielle aux Rapatris, indique, quant lui,
que lEtat franais semble avoir pris la mesure de cette ncessaire vrit historique
laquelle font si souvent rfrence les Franais dAlgrie, en mme que celle de la difficult
dempcher que soit rig un monopole de la parole sur cette priode de lhistoire :

1467

Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
1469
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
1470
Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
1468

451

Sur les questions de rapatris, le chef de lEtat et le Premier Ministre ont souhait
traiter non seulement les questions de mmoire, les questions dhistoire, les questions
dapproche historique, de vrit historique, de commmoration 1471
Intressons-nous ici au conflit qui a accompagn le dbat parlementaire autour de la date du
19 mars, date du cessez-le-feu de la guerre dAlgrie. Pour Clarisse Buono, dune certaine
faon, on peut dire quil ny a pas de mmoire collective franaise de la guerre dAlgrie. Pas
danniversaires ni de lieux de mmoire (). La seule date commmore lest pas les membres
de la FNACA (), il sagit du 19 mars 1962 () cette date, plus que nimporte quelle autre,
est rejete par les rapatris. 1472 En effet, les accords dEvian, qui reconnaissent
officiellement lindpendance de lAlgrie, ont t signs le 19 mars 1962, bien que
lindpendance de lAlgrie nait t effective qu partir du 5 juillet de cette mme anne.
Cest donc ce jour du 19 mars que la Fnaca (Fdration nationale des anciens combattants en
Algrie, Tunisie et Maroc) a choisi comme date commmorative de la guerre dAlgrie. Le
choix permettait daffirmer quils avaient bien particip une vraie guerre (). A cette date,
la Fnaca a donc pris lhabitude dorganiser diverses manifestations du souvenir qui ont permis
la communaut des rapatris de saffirmer ds les annes soixante. Mais entre le 19 mars et
le 5 juillet 1962, le cessez-le-feu na gure t respect et des centaines de personnes ont
encore trouv la mort ou ont t enleves. La communaut pied-noir tait donc choque de
voir ainsi clbrer cette date du 19 mars comme la fin de la guerre dAlgrie et lexprimait
vivement par lintermdiaire de ses associations. 1473
Il a ainsi t dcid dune date, choisie de faon arbitraire et sans relle signification quant
lhistoire de la France en Algrie, date dans laquelle personne ni ne se reconnat ni ne se sent
agress, et qui ne soulve donc pas dindignation. Ainsi Alain Vauthier, en contact troit avec
les reprsentants de la communaut des Franais dAlgrie, tmoigne de la raction de ces
derniers face aux dcisions du gouvernement quant lhistoire algrienne de la France, mais,
surtout, quant leur propre pass, et donc leur communaut une raction qui tmoigne, une
fois de plus, dune cristallisation identitaire autour de la thmatique victimaire :
Vous avez entendu tout le dbat qui porte sur la loi sur la clbration du 19 mars,
par exemple, qui est en fait qui est le moment o le gouvernement franais et puis
les missaires algriens ont conclu un cessez-le-feu pour les franais, cest le
1471

Entretien Renaud Bachy, Annexes, p. 307


Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 65
1473
Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 87
1472

452

cessez-le-feu, mais pour les pieds-noirs et pour ceux qui sont revenus de l-bas hein,
les harkis par exemple, cest le commencement dun drame pouvantable. Cest la
dramatisation des de la situation, cest lOAS, cest les exactions du FLN. Cest une
situation trs difficile. Et pour eux, videmment, cest pas le 19 mars quil faut
clbrer, mais il faut clbrer autre chose. Do la proposition du gouvernement de
proposer le 5 dcembre, qui est une date qui na pas grande signification dans
lhistoire de lAlgrie, du Maroc, ou de la Tunisie, mais qui est une date qui peut
reprendre lensemble la commmoration de lensemble de ces faits. 1474
De mme pour Christian Schembr, Prsident du Parti Pied-Noir :
On a vcu le vote lAssemble Nationale, pour le 19 mars, qui quand mme
occultait eh ben tout ce qui sest pass aprs, donc le gnocide pied-noir et harki,
lexode de plus dun million et demi de personnes etcetera. Donc, a ctait
inconcevable. 1475
Julien D., qui occupe une position publique, fait galement tat des conflits autour de la date
du 19 mars :
Cest une partie de la hirarchie militaire, qui accepte pas de reconnatre que le 19
mars cest une dfaite les Pieds-Noirs, ils psent pas l-dessus, cest du baratin
Montpellier, Bziers, Perpignan, peut-tre, mais cest un gouvernement qui veut
le faire il le fait. Cest pas a qui va lempcher de voil. Il peut samuser mettre
en valeur a, en disant ah, vous vous rendez compte parce quil ne voulait pas le
faire, il se sert du lobby pied-noir, mais ceux qui sont le plus contre le 19 mars, cest
pas le lobby pied-noir. Dans lAssemble, vous allez les voir. Cest une srie, moi jai
entendu, de dputs de droite souvent de la droite Algrie franaise, qui veulent pas
accepter a. Cest pas les Pieds-Noirs qui taient le plus remonts contre le 19 mars
pour eux cest une dfaite, cest une humiliation. 1476
Pour Jean-Marc L., il sagit dun vritable combat :
Cest ce 19 mars qui nous prend au corps, parce que on ne peut pas accepter
quon commmore cette dfaite. Parce que cest une dfaite. Perdre 17 dpartements
1474

Entretien Alain Vauthier, Annexes, p. 396


Entretien Christian S. Annexes, p.
1476
Entretien Julien D., Annexes, p. 351
1475

453

franais, le gaz, le ptrole, lexil dun million dindividus, la mort aprs le 19 mars de
150 000 harkis, de 30 000 pieds-noirs. On ne peut pas laccepter. On peut pas
commmorer a. Est-ce quon commmore Sedun, Waterloo, etcetera ? Non. Ya que
la France pour se pour se battre la coulpe, et se dire quelle a tous les pchs du
monde. Mais non. Moi, je me bats constamment lors des manifestations du 19 mars,
seul ou avec des copains. Jai mme un procs de Sanary sur le dos, o le maire, le
commandant de police, tout le monde a port plainte contre moi parce que parce
que jaccepte pas cette manifestation. Et, comme je leur dis vous tes cest une
malignit de votre part de dimposer la date du 19 mars, parce que, je vous lai dit
et je vous le rpte prenez des plaques de rues aux morts de la guerre dAlgrie, aux
morts civiles et militaires de la guerre dAlgrie fin de la guerre dAlgrie, mais ne
mettez pas de date. Si vous voulez mettre la date, cest que vous voulez nous
enquiquiner, et nous mettre la tte sous leau. Et a, cest inadmissible . Alors, donc,
aujourdhui cest le 5 dcembre. Que mimporte hein. Le 5 dcembre ou ailleurs
mme si a ne correspond rien. Mais, le chef de lEtat la dcid ainsi. Donc, plus
de 19 mars. Mais, je vois encore que a continue. Je vois encore que la FNACA insiste
sur ce 19 mars, et pour le pour lhistoire de France. On se bat l bien sr pour
nous, mais aussi pour la France. Pour lhistoire de France, il est impensable quon
avalise cette date et quon la mette en exergue. Cest cest impensable, dans
lhistoire de France. 1477
De mme, pour Jean-Pierre Marc. :
Je crois que la guerre dAlgrie fait partie des domaines o il y a des
reprsentations antinomiques lexemple du 19 mars est en frappant. 1478
Pour Maxime B. :
Quand je vois lhistoire du 19 mars, je me dis quil y a encore un problme hein 1479
La France a entendu marquer la date du 19 mars du sceau de lhistoire, ignorant par l mme
les blessures encore vivaces au cur de la mmoire des Pieds-Noirs, des blessures surtout

1477

Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285


Entretien Jean-Pierre Marc., Annexes, p. 758
1479
Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
1478

454

conscutives aux dramatiques vnements stant produits aprs cette date. Au vu des
protestations quune telle dmarche a souleves, elle sest donc oriente vers une autre date.
Par ailleurs, la mmoire collective des Pieds-Noirs foisonne dvnements particulirement
marquants, que lhistoire crite par la France ne semble pas dcide prendre en
considration. Autour de ces vnements se produit une vritable cristallisation mmorielle,
dautant plus forte que labsence de regard de la part de la communaut nationale se fait
prgnant. Selon nous, il sagit de nouveau pour la mtropole dindiquer aux Pieds-Noirs avec
quelle illgitimit elle peroit leur souffrance et la ralit de leur drame. Commmorer le 19
mars, cest () commmorer une double dfaite : clle de la France qui perd lAlgrie, celle
des Pieds-Noirs condamns lexil : Moi jai toujours dit : Quand on ftera Waterloo, on
ftera le 19 mars . On ne commmore pas une dfaite que je sache. 1480
A ce sujet, la fusillade de la rue dIsly est considre comme le meilleur symbole du non
respect des accords pass une semaine plus tt, et donc de la trahison, par la France () des
Franais dAlgrie. 1481 Alain G., maire dune ville du sud de la France, nous prcise ainsi :
-Tout lheure vous mavez dit que vous avez assist une commmoration du 26
mars
-Oui
-Vous le faites parce que votre fonction vous y amne ou vous vous sentez concern en
tant que Franais dAlgrie ?
Je crois que jai un respect pour mes compatriotes ceux-l et je ne veux pas
quils puissent dire cest pas je ne veux pas quils puissent dire en plus que
joublie mes origines. Je noublie pas mes origines. Et cest vrai que je ne le fais pas
non plus ni pour me montrer jessaie de trouver un quilibre, cest pas toujours
facile de trouver un quilibre entre ce quil faut que je fasse et ce que jai envie de
faire. Voil, cest a. Cest vrai que le 26 mars, jtais Blida quand a sest pass. Et
le 26 mars, jcoutais la radio. Jcoutais la radio, parce quon navait pas la tl
encore. Et je me souviens que jtais choqu, parce que cest vrai que des
jeunes se baladaient dans les gouts pour arriver fuir les gardes mobiles qui leur
couraient aprs. Bon qui avait tort ? Qui avait raison ? Lhistoire ne nous le dira
pas parce que si on se met du ct des gens qui taient sur les barricades ou des
gens qui taient Bab El Oued jen vois encore souvent bon cest les gardes
mobiles qui leur tiraient dessus. Les gardes mobiles qui trouvaient de temps en
1480
1481

Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p. 128


Ibid
455

temps des mecs eux accrochs un poteau, ou pendus, parce quon disait que
ctait des tratres, que ctait des barbouzes cest les violences de lhistoire a. 1482
En 1999, le dbat portant sur lexpression guerre , devant dsormais officiellement
dsigner le conflit ayant, pendant prs de huit annes, secou lAlgrie franaise pour
dboucher sur une Algrie indpendante, suscita galement dimportants remous. En effet,
pendant quarante-cinq ans, depuis un certain mois de novembre 1954, la guerre dAlgrie
() na t officiellement quune opration de maintien de lordre, puis de pacification .
() Trente-sept annes aprs les accords dEvian de mars 1962, le gouvernement de Lionel
Jospin, dans la quasi-unanimit politique, estime quil est temps de parler de cette affaire,
purement symbolique. () Ainsi souvre, le jeudi 10 juin 1999, un dbat lAssemble
nationale sur ladoption du terme guerre dAlgrie . Le public danciens combattants
dAlgrie, prsent en nombre dans les tribunes, vibre aux discours. () Mais cette
reconnaissance de la guerre, trente-sept ans aprs, se fait surtout pour, et par, le groupe des
soldats franais. 1483 Les dputs anciens combattants parlent peu des combats, des viols,
des tortures, mais ils sont tous dtermins faire voter ce texte par les leurs, des communistes
aux gaullistes. Ils adoptent lunanimit des prsents () la proposition de loi socialiste
visant substituer le terme guerre dAlgrie celui d oprations de maintien de lordre
en Afrique du Nord dans les documents de la Rpublique. Dsormais, la guerre dAlgrie
nest plus une guerre sans nom . 1484 Comme le prcisera alors Alain Nri, Comment
pouvait-on appeler autrement que guerre un conflit qui a mobilis plus de 1,5 million de
jeunes Franais pendant huit ans, qui a provoqu 30 000 morts et laiss 60 000 blesss ?
Comment ne pas se rappeler le cri de dtresse de la gnration qui eut "vingt ans dans les
Aurs" ? Comment ne pas se rappeler le sacrifice des harkis ? Comment oublier l'angoisse des
pres et mres des jeunes appels, des femmes et enfants des rappels, des militaires d'active
et de gendarmerie, dans l'attente du retour du gosse ou du pre ? Il nous faut assumer
l'Histoire telle qu'elle est, par respect pour des gnrations de Franais et d'Algriens touchs
sur un plan personnel, physique, psychologique ou familial par ce conflit. Oui, en Algrie,
c'tait la guerre. 1485

1482

Entretien Alain G., Annexes, p. 808


Benjamin Stora, Le transfert dune mmoire, op. cit., p. 132-133
1484
Ibid, p. 134
1485
JO
1483

456

Prcisment, le vote sur le changement dexpression qualifiant le conflit ayant dbouch sur
lindpendance de lAlgrie rpond avant tout aux attentes des anciens combattants. Il vient
en revanche exacerber le sentiment dincomprhension et limpression dune trahison
permanente du ct des Pieds-Noirs qui utilisent pourtant sans hsitation le mot en question-,
pour qui accepter de voir ce conflit qualifi de guerre sous-entendrait quil a oppos deux
peuples, deux nations, deux armes, quand eux, ns franais, sur une terre franaise, ny
voyaient quune rvolte au seul sein de la nation France. Bien plus quun simple terme pos
sur un vnement, cest une vritable prise de position, dfinitive cette fois, sur le pass des
Pieds-Noirs, et, plus loin, leur lgitimit mme se dire Franais et revendiquer une
place au cur de la communaut nationale.
Les Pieds-Noirs semblent ainsi vivre lcriture de lhistoire algrienne de la France comme un
phnomne qui se produit malgr eux, sur lequel ils nont pas rellement de prise, bien quils
en aient t les principaux acteurs . Mais, comme le rappelle Clarisse Buono, en
verrouillant laccs la mmoire de lAlgrie franaise, la mmoire collective des PiedsNoirs prtend une interdiction du droit de regard de la France sur cette question. Tout
comme les Franais dAlgrie avaient eu lillusion que le pays colonis tait leur proprit, et
ressentaient les interventions de la France comme une intrusion, les pieds-noirs semblent
estimer que la France ne peut crire lHistoire de lAlgrie puisque eux seuls la connaissent et
lont vcue. 1486 Ou en tout cas, quelle ne peut lcrire sans eux. Ainsi, Alain Vauthier
rappelle la prsence encore importante de tmoins la mmoire cristallise parce que dnie
dans sa lgitimit tre prise en compte :
Cest quelque chose de compliqu, et puis aujourdhui, on a encore pratiquement
tous les tous ceux qui lont vcu sont encore l, mme si ils sont vieillissants, ils sont
encore l. 1487
Lapaisement des franais dAlgrie passera par la rvision des jugements ports sur eux et
par lcriture dune histoire quitable. Ils se trouvent en butte lhistoire officielle , ou du
moins une histoire qui domine en France, mme si elle se trouve loppos de lhistoire
quassume avec fiert () Jacques Chirac. () Inaugurant, le 11 novembre 1996, un
monument la mmoire des victimes civiles et militaires tombes en Afrique du nord de 1952
1962, Jacques Chirac, aprs avoir salu les 25 000 soldats disparus auxquels il associait la
1486
1487

Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres et fils, op. cit., p. 75


Entretien Alain Vauthier, Annexes, p. 396
457

mmoire des soldats de larme dAfrique, exaltait luvre franaise : Pacification, mise en
valeur des territoires, diffusion de lenseignement, fondation dune mdecine moderne,
crations dinstitutions administratives et juridiques, voil autant de trace de cette uvre
incontestable laquelle la prsence franaise a contribu (). Traces matrielles, certes, mais
aussi apport intellectuel, spirituel, culturel (). Aussi, plus de trente ans aprs le retour en
mtropole de ces franais, il convient de rappeler limportance et la richesse de luvre que la
France a accomplie l-bas et dont elle est fire (). Les uns et les autres ont mrit les
honneurs de la mmoire . 1488
Paradoxalement,, ce mea culpa a pour consquence daffaiblir une part de la mmoire
collective, qui se sent alors menace par lapparition de ce quelle a pourtant toujours
revendiqu jusque-l. 1489 Ainsi, selon Clarisse Buono, une perspective tonnante se
profile : lidentit collective des pieds-noirs ne risque-t-elle pas de disparatre si la France leur
exprime des excuses ? A partir du moment o lhistoire pied-noir se fonde dans
lhistoire officielle, o le Franais dAlgrie serait reconnu comme ayant t un agent de la
France, o les victimes pieds-noirs seraient imputes larme franaise aux ordres du
gnral de Gaulle et o le rapatriement serait reconnu officiellement comme un exil, les
spcificits de la communaut pied-noir disparatraient. 1490 Cest dailleurs pourquoi certains
membres de cette communaut, dont le Parti Pied-Noir, sengageront dans une entreprise de
conversion , ou de transformation du groupe, pour essayer den permettre une forme de
prennisation au-del de leur essentielle dimension victimaire.
Lhypothse ici avance par Clarisse Buono semble se confirmer avec les dbats qui ont
entour ladoption par le Parlement franais du texte portant reconnaissance de luvre
franaise en Algrie. Le texte de loi du 23 fvrier 2005 avait pour objectifs de clore les
indemnisations et de reconnatre dventuels aspects positifs luvre franaise en Algrie.
Le dbat qui sest tenu cette occasion a permis de mettre en vidence les dissensions qui,
plus de quarante annes aprs la fin du conflit algrien, parcourent encore la socit franaise
et tiennent veille la mmoire des Pieds-Noirs. Ainsi, le Parlement nest pas apparu
pargn par ces divisions et, reprsentant du peuple, il connatra loccasion de ltude de ce
texte cens, entre autres, mettre laccent sur les aspects positifs de la colonisation
1488

Jeannine Verds-Leroux, cite par Eric Savarese, Linvention des Pieds-Noirs, op. cit., p.
92-93
1489
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 135
1490
Ibid
458

franaise, des changes particulirement houleux. Paralllement au dbat propre au texte, sera
galement mis en exergue une sorte de conflit de lgitimit entre historiens et parlementaires
sagissant de lcriture de lhistoire.
Ainsi, si lentreprise de reconnaissance dventuels aspects positifs de la prsence franaise en
Algrie pouvait, a priori, satisfaire un grand nombre de Pieds-Noirs, qui semblaient attendre,
depuis de trs nombreuses annes, que lon cesse de ne voir en eux quun ensemble de
colonialistes riches, exploiteurs, elle suscite toutefois quelques ractions parmi ceux qui
tiennent ce que soient distingues laction de la France et celle des Franais, nacceptant
plus de voir leur destin associ au pays lorigine du plus grand drame de leur existence.
Cest notamment le cas de Christian Schembr, Prsident du Parti Pied-Noir :
Bien videmment, on a vu que tous ces derniers mois ou cette dernire anne, la
communaut pied-noire est revenue sur le devant de la scne. Il y a eu dabord la loi
vote sur en faveur des rapatris au mois de fvrier 2005. Bien videmment, elle a
t largement conteste par plusieurs centaines dassociations, mais dont, bien
videmment, lAssemble Nationale, ou les dputs qui taient chargs de dfendre les
amendements, nont pas tenu compte. Tout le monde est all dans le sens du projet
prsent par le gouvernement. Donc, cette loi ne satisfait en rien ne solutionne,
dabord, en rien les problmes affrant notre communaut et, donc, bien sr, le
contentieux reste en ltat quil soit matriel, humain, social, culturel, historique, et
on sest aperu, par del cette loi et lattitude du gouvernement nous avons t trs
agissants, et, en dfinitive, on importait peu. On ne comptait pas cest--dire que
notre voix ne comptait absolument pas, et que mme au niveau des groupes des
parlementaires, personne na abond dans notre sens. 1491
Dailleurs, dans un bulletin dat de mars 2005, le bureau national du Parti Pied-Noir
prcisera : La loi pour "les "rapatris" portant reconnaissance de la nation, cense rgler
dfinitivement ce lourd contentieux humain et matriel, est reste fidle aux principes de tous
les gouvernements qui se sont succds depuis 1962. Un flop retentissant ! Et malgr la
contestation de toutes les organisations de dfense, rien n'a t modifi des textes adopts en
premire lecture par l'Assemble Nationale puis le Snat (). Pire le ministre d'tat aux
anciens combattants M.Mekachera, qui a dfendu le texte, expliquait que cette loi incomplte
vote le 10 fvrier allait permettre d'interprter les textes dans le sens d'une meilleure
reconnaissance! La majorit gouvernementale a soutenu dans son ensemble le texte initial
1491

Entretien Christian S., Annexes, p.


459

et toutes les propositions avances par les associations ont t cartes. Bien sr, dans le
contexte actuel, il fallait faire quelque chose pour cette collectivit encombrante mais
nanmoins marginalise par les autorits. Il fallait faire un geste, fut-il insignifiant, afin que la
politique de rapprochement avec Alger puisse se poursuivre. Paradoxalement, ce sont les
communistes et les socialistes qui ont vot contre la loi, prtextant que la France devrait y
intgrer la reconnaissance de sa responsabilit dans les massacres perptrs aprs le 19 mars
1962 contre les Pieds-Noirs et les Harkis. Quelle ironie de lhistoire ! Mais les faits sont l.: la
France doit accepter et reconnatre ses responsabilits historiques dans les massacres et
lexode qui ont frapp notre communaut ; reconnatre le plan prpar et excut qui allait
conduire la disparition du peuple des Europens sur la terre dAlgrie et son gnocide
culturel et physique programm. Les mdias ont fait tat de cette nouvelle loi et des milliards
allous cette communaut, mais une fois encore les contestations ou dsaccords nont trouv
que rarement cho dans la presse. La messe semble dite ! 1492
Pendant de nombreuses annes, la France a considr que la priode de lAlgrie franaise et
de la guerre suscitaient encore une trop grande fbrilit pour lon sy intresse de trop prs.
Occultes, caches, tues, elles ne gnraient que des prises de position rvlant une
fondamentale opposition au principe mme de la colonisation, lengagement immodr de la
France sur lautre rive de la Mditerrane, ainsi que de vives critiques quant au conflit men
pour rien . Pourtant, en 2005, la France a sembl sorienter diffremment et porter, sur son
pass algrien, un regard diffrent, moins manichen, et ouvrant une petite porte une
communaut pied-noire tenue jusque-l compltement lcart, comme lpine dans le pied
dune France qui nacceptait pas son pass. Cette mise lcart aura entran, de la part des
Pieds-Noirs, une forte mobilisation mmorielle, seul rempart loubli dfinitif dun pan tout
entier de la population franaise, et, par l mme, une cristallisation identitaire, autour dune
thmatique victimaire devenue essentielle.
Toutefois, la dmarche de la France lgard dun pass pourtant si longtemps laiss dans
lombre ne laisse-t-elle pas envisager un changement peut-tre encore plus profond ?
Regarder son pass plus en face, nest-ce que aussi regarder la France dun autre il ?
Accepter peut-tre de prendre ses distances par rapport une image unitaire et uniforme de
plus en plus mise mal par les profonds changements qui animent la socit ?

1492

Bulletin du PPN, mars 2005, Annexes


460

En effet, la France change. Des voix, parfois divergentes, slvent et veulent se faire
entendre. Le modle universaliste semble peu peu laisser de la place des diffrences jusque
l touffes, et qui entendent dsormais quon les reconnaisse en tant que telles. Dans une
France qui tend, peu peu, admettre, si ce nest reconnatre, lexistence de diffrences en
son sein, souvrir une forme dexpression qui leur serait propre, leur accorder, parfois
des droits particuliers, quelle peut tre la place des Pieds-Noirs ? Cette dynamique avoir fait
natre chez nombre dentre eux dimportants espoirs, mais la France est-elle prt reconnatre
lexistence dun particularisme dcoulant dune histoire largement conteste ? La diffrence,
lidentit collective particulire des Pieds-Noirs peuvent tre considres au mme titre et
avec les mmes gards que nimporte quel particularisme qui se voit considr par lEtat ?

B) La France change

461

Le verdict dAlexandre Soljenitsyne est clair et net : () la France doit elle aussi se
hter de tourner le dos aux enfermements de la Raison pour redcouvrir de toute urgence son
identit profonde, abandonner, au terme de sa longue drive, les rveries du temps pass et se
montrer enfin fidle sa propre histoire 1493. Cest ici toute la tradition rvolutionnaire dune
France constitue de citoyens purs qui se trouve branle. Mais, comme le rappelle Pierre
Birnbaum, la France est, depuis quelques annes, confronte un vritable renouveau de la
question identitaire 1494 se manifestant

avec le recul de lEtat rpublicain issu de la

tradition rvolutionnaire. () Cest bien la tradition des Lumires () qui se trouve remise
brutalement en question. Cest une conception de lhistoire porteuse de progrs abandonnant
un Etat la prtention rationnelle, une lite tout la fois vertueuse et comptente, pour
marcher dun bon pas vers un bonheur public lac1495.
Ainsi, de plus en plus, les diffrences mergent, les communauts saffirment, les minorits de
tout ordre demandent que lEtat les reconnaisse dans leur lgitimit exister et
sexprimer, faute de quoi celui-ci risque de devoir faire face des ractions parfois violentes
et une fragilisation de lquilibre de la socit.
Dans un contexte apparemment plus rceptif aux communauts et lexpression didentits
particulires, la communaut pied-noire peut-elle, cette fois, esprer tre traite comme les
autres ?

Une nouvelle place pour les diffrences ? Vers une possible reconnaissance de la
communaut ?
Est-il question didentit, de diffrences, de particularismes culturels et le dbat
senflamme. On le constate immanquablement, quil sagisse daborder un thme ou un
ensemble de problmes spcifiques (), ou de formuler des interrogations diffuses ou plus
gnrales sur les valeurs universelles et leur respect 1496. En effet, la France qui prvalait
jusqu une priode rcente celle dailleurs que les Franais dAlgrie ont rencontre,
apprise et dfendue de lautre ct de la Mditerrane- stait construite autour de la tradition
universaliste inspire des Lumires, une tradition pour laquelle lIdentit de chaque individu
tait et devait rester celle qui faisait de lui un citoyen gal tous les autres, libr de ses
1493

Pierre Birnbaum, La France imagine, op. cit., p. 9


Ibid., p. 14
1495
Ibid
1496
Michell Wieviorka, La diffrence, op. cit., p. 11
1494

462

entraves particulires, quelles soient ethnique, culturelle ou religieuse. En effet, en


France, lindividu [ devait ] tre dabord franais, ne pouvant se rclamer que secondairement
de son origine bretonne, kabyle, corse ou parisienne 1497. Cest pourquoi, de tout temps, des
tensions et des violences ont accompagn lexprience de laltrit et de la diffrence. Telle
quelle se dveloppe depuis le milieu du XXme sicle, cette exprience sinscrit au cur de
profondes mutations de la vie collective 1498.
Comme le prcise dailleurs Michel Wieviorka, lhritage des Lumires avait pu faire croire
que nous serions dautant plus modernes que nous saurions liquider les particularismes
culturels, perus comme autant de traditions rsistant la raison, au droit, lindividualisme
ou la modernisation conomique. Or, il faut bien admettre que la modernit daujourdhui et
de demain () accueille et produit des diffrences (). Lirruption de la diffrence ne
correspond pas ncessairement ni principalement ce qui subsiste dun pass qui sveille, au
sursaut de traditions blesses mais encore capables de mobilisation. Elle reprsente au
contraire la marque de lentre dans une re nouvelle o nous inventons et inventerons de plus
en plus frquemment nos identits. 1499
Lidentit citoyenne unique et uniforme, la libert dun individu par rapport toutes sortes
dentraves particulires serait-elle finalement un leurre ? En tous les cas, la question se pose
de faon trs pointue dans une France vritablement tiraille entre une vision universaliste
idalise et la ncessit si ce nest la volont- qui se prsente elle de poser, dsormais, sur
sa socit, un autre regard. Il est vrai que les choses changent, que lEtat-nation la
franaise perd de sa superbe et prtend moins matriser la socit civile, que le pluralisme
gagne peu peu lidologie franaise auparavant unitaire, que la diversit des cultures et des
identits se voit reconnue de plus en plus sans pour autant remettre en question lespace
public scularis et la citoyennet forte 1500.
L indpendance qui revenait vouloir se dfaire de toute entrave celle du pass par
exemple- pourrait bien ntre quune impasse existentielle qui, en niant la finitude de
lhomme, dbouche sur le vide et lincertitude. Comment tre en ne se rfrant qu soi ? ()
Pour Charles Taylor, lauthenticit ne prend sens quen rfrence un horizon de
significations qui est donn : on ne peut pas se dfinir de faon significative partir de

1497

Franois de Singly, Les uns avec les autres, p. 51


Ibid
1499
Michel Wieviorka, La diffrence, op. cit., p. 19-20
1500
Pierre Birnbaum, Sur la corde raide, op. cit., p. 93
1498

463

rien. 1501 Comme le rappelle dailleurs Jol Candau, les tres humains ne sont pas des
individus atomistiques crant leur identit de novo 1502. De plus en plus, il apparat donc
impossible et inappropri de considrer les individus libres de tout particularisme, exempt
de diffrences les uns par rapport aux autres. Que la tradition universaliste ait entrepris de nier
ces diffrences est une chose, cela ne signifie pas pour autant quelles aient disparu
dfinitivement. Ainsi, la socit franaise nest-elle pas faite dhommes neufs , ignorant
toute appartenance part celle que lui offre lEtat franais. Et elle semble aujourdhui
traverse par cette proccupation avance par Emile Durkheim : En chacun de nous, suivant
des proportions variables, il y a lhomme dhier qui, par la force des choses, est prdominant
en nous puisque le prsent nest que bien peu de choses compar ce long pass au cours
duquel nous nous sommes forms et do nous rsultons 1503.
Pour se protger dun risque de dsquilibre socital, et protger les Franais dun
enfermement nfaste dans leurs attachements particuliers, la France sest elle-mme isole
dans une vision universaliste, qui a pu montrer des limites, expliquant sans doute en partie
lmergence contemporaine de diffrences quelle croyait effaces.
Selon notre hypothse, cest finalement une forme de conjonction de laffaiblissement dun
individualisme associ lide du citoyen libre de toute attache, et de la cristallisation
didentits particulires ignores, qui peut, en partie certainement, expliquer les
bouleversements socitaux de la France. De la mme manire que les Pieds-Noirs, ignors
dans leur pass, dans leur drame et dans leur douleur, ragissent par un surinvestissement de
ce quils considrent comme tant injustement dlgitim, les individus ou groupes, porteurs
de diffrences trop longtemps maintenues dans le silence et lombre, laissent aujourdhui
apparatre des particularismes cristalliss que la France se doit de regarder et dcouter.
En effet, si la diffrence culturelle est devenue si proccupante, () cest parce quelle est
fondatrice de tensions, de conflits, de violences et dantagonismes qui mobilisent toutes sortes
dacteurs au cur de nos socits et qui questionnent notre capacit vivre ensemble 1504.
Jean-Pierre Burgat, prsident de lassociation MAFA1505, fait dailleurs de cette menace latente
pour lquilibre socital un vritable critre remplir pour des communauts qui

1501

Le souvenir des morts , p. 316


Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 24
1503
Michel Wieviorka, La diffrence, op. cit., p. 28
1504
Ibid, p. 19
1505
Maison des Agriculteurs Franais dAlgrie
1502

464

entendraient se faire reconnatre en tant que telles par lEtat franais, les Pieds-Noirs nen
faisant, selon lui, pas partie :
Nous ne sommes pas une menace pour lordre public ni un poids lectoral. Depuis
42 ans monsieur, depuis 42 ans, nous ne faisons que tendre lautre joue. 1506
Dsormais, pour prvenir les conflits sociaux, la France se trouve en position de
reconnatre -lorsquils en expriment le besoin- les groupes, ou communauts, qui se
prsentent comme porteurs dune diffrence, leur existence, leur lgitimit sexprimer, en
mme temps quelle confirme, chaque individu concern, sa place inconteste en son sein en
tant que citoyen. En effet, lorsquelle concerne des groupes minoritaires ou subalternes, ()
lexigence de reconnaissance prend une certaine acuit du fait des liens supposs entre
reconnaissance et identit, o ce dernier terme dsigne quelque chose qui ressemble la
perception que les gens ont deux-mmes et des caractristiques fondamentales qui les
dfinissent comme tres humains. 1507
Ce besoin de reconnaissance est dautant plus prgnant chez les Pieds-Noirs quil porte la
fois sur une dimension culturelle -dcoulant de la mise en prsence, sur le sol algrien, de
populations varies dont les annes de vies en commun ont permis lmergence dun meltingpot de cultures mditerranennes- sur la ralit du drame quils ont vcu, et la responsabilit
de la France dans cet vnement traumatique, et sur la lgitimit de leur place au sein de la
communaut nationale. Cest ainsi que Robert G. affirme :
Moi je crois que le leur nest reconnu pas suffisamment mais moi je suis partisan de
reconnatre on reconnat le drame et on reconnat luvre, les deux, il faut
reconnatre les deux 1508
De mme, pour Pierrette G. :
Jadhre compltement cette ide que tant que lEtat naura pas fait une
reconnaissance tout simplement on ne demande pas dargent () une
reconnaissance. Cest un peu le travail des harkis. On veut la reconnaissance pour
que la ralit historique soit enfin admise. Moi, je ne demande pas dargent lEtat.
Je men fous compltement. Jai pas besoin dargent. Cest pas a. Cest pas
1506

Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875


Charles Taylor, Multiculturalisme. Diffrence et dmocratie, Editions Flammarion,
Collection Champs , 1994, p. 41
1508
Entretien Robert G., Annexes, p. 256
1507

465

lessentiel. Cest en effet je pense que a contribuerait faire le travail de deuil ()


a passe par une reconnaissance ici, en France. L, je pense que quand mme, on
pourrait vivre un peu plus apaiss, apaiss.1509
Pour Pierre A. :
La reconnaissance morale et historique est essentielle. 1510
Enfin, pour Christian S. :
On demande dabord que notre communaut soit reconnue en tant que telle, cest-dire que lEtat reconnaisse son expression collective () toutes les initiatives qui
touchent la la fibre, lidentit de cette communaut, de ces populations.
Voil tout ce quon donne aux autres et quon na pas nous mmes () nous
sommes une communaut sur le plan individuel et sur le plan collectif, on nous
doit a. On nous doit cette reconnaissance, cette reconnaissance de ltre humain et
de la collectivit humaine cest inscrit dans la charte des droits de lhomme un
homme a le droit de choisir sa terre et de vivre sur sa terre natale. Bon, a on nous la
enlev partant de l, on nous doit cette reconnaissance en tant qutre humain.
Quand on aura a, on saura dfendre tout le reste 1511
Ainsi pouvons-nous suivre Charles Taylor lorsquil affirme que l identit est partiellement
forme par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception quen
ont les autres (). La non-reconnaissance ou la reconnaissance inadquate peuvent causer du
tort et constituer une forme doppression 1512.
De plus en plus, la socit franaise fait donc face lmergence, sur la scne publique, de
toutes sortes de communauts, qui se voient donc reconnues par lEtat franais. Le
terme communaut et le communautarisme suscitent en France un engouement certain.
() Des rgionalistes aux bobos, des intgristes religieux aux gays, des blacks aux beurs, on
se regroupe, on sattroupe, on se runit tout propos, sur ses origines et ses affinits. Tout est
prtexte faire surgir de nouvelles tribus : la langue, la culture, la rgion, lge, la situation
sociale, la religion, la sexualit, lorigine nationale (). Chacun exhibe ses diffrences ;
chacun revendique la reconnaissance de ses particularits, sinon loctroi de droits spcifiques,
1509

Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528


Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
1511
Entretien Christian S. Annexes, p
1512
Charles Taylor, Multiculturalisme. Diffrence et dmocratie, op. cit., p. 42
1510

466

la manire anglo-saxone. Cest chic dtre une minorit. () Le coming out est devenu une
figure impose () on saffiche corse, gay, basque, beur, breton, juif, alsacien, protestant
(). Rien ne doit tre rserv la sphre prive1513.
Pour Jean-Pierre Burgat, il sagit dun garement de la part des gouvernants franais qui se
soumettraient ainsi la pression dune potentielle menace socitale que certaines
reprsenteraient, en mme temps quils y verraient la possibilit de mobiliser, facilement ,
des pans entiers de llectorat :
On lgifre journe complte, pour gagner les suffrages des minorits les plus
diverses, des plus respectables, aux plus inattendues, de la communaut juive
orthodoxe jusquaux chasseurs de gallinettes cendres() en, passant par les
dserteurs sans guerre, par les homosexuels en mal denfant () par les lycennes
folles de leur corps () mesdames, messieurs, pourquoi pas nous pourquoi pas
nous qui sommes une minorit aussi, une minorit plus nombreuse que la communaut
juive, plus nombreuse que les agriculteurs, plus nombreuse que les routiers cest l
la vraie question .1514
Si Jean-Pierre Burgat rprouve cette mthode, il semble tout de mme y voir un moyen
nouveau, mis la disposition des Pieds-Noirs au service de leur attente de reconnaissance
lgard de la France et de leur entreprise daffirmation identitaire. Ecarts de la mmoire
nationale par une France qui rechigne, encore aujourdhui et malgr dincontestables efforts,
les Pieds-Noirs voient dans cette modification contextuelle de la France, une chance saisir
pour leur propre communaut. Cest ainsi, alors que, de plus en plus, les communauts
entendent faire admettre leur particularisme, merge une certaine forme dgalitarisme,
rappelant une des valeurs de luniversalisme franais dclinant , mais accordant en fait
chaque diffrence un droit gal tre reconnue et sexprimer. Ce qui est sous-jacent
lexigence de reconnaissance est le principe dgalit universelle. () Lexigence universelle
promeut la reconnaissance de la spcificit. 1515
Cest ainsi que, dans de nombreux domaines, les Pieds-Noirs sempareront des exemples
dautres communauts, heureuses dans leurs dmarches daffirmation dune identit
particulire, et, surtout, de reconnaissance de celle-ci par lEtat soudainement devenu
1513

Robert Grossman et Franois Miclo, La Rpublique minoritaire, op. cit.,p. 18


Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875
1515
Charles Taylor, Multiculturalisme. Diffrence et dmocratie, op. cit., p. 57-58
1514

467

gnreux envers des particularismes autrefois honnis. Ainsi, la voie ouverte par dautres
communauts, plus solides, plus structures, ou plus lgitimes, leur donne peut-tre une
occasion unique de pouvoir sexprimer, et dessayer dobtenir une reconnaissance.
La tendance plus ou moins rcente voir merger des particularismes rgionaux semble
intresser tout particulirement les Pieds-Noirs, dont le rapport la terre, rappelons-le,
constitue un lment identitaire fondamental. En effet, quarante ans aprs le transfert, la
communaut sidentifie toujours sa terre dorigine. Se dfinir comme pied-noir, cest
conserver dune manire ou dune autre un lien avec lAlgrie, pays auquel la France ne sest
jamais substitue. Le changement de rfrence dans la nouvelle identit collective relve du
passage dun espace rel un espace symbolique, la terre disparue se trouvant
progressivement investie dun sens mtaphorique. Ds les lendemains du rapatriement,
lespace gographique des pieds-noirs se transforme en une construction mentale (). 1516 La
disparition physique de leur terre a donc t suivie, en quelque sorte, du rinvestissement
symbolique dun sol qui nexiste plus que dans leurs mmoires. Ils sont dsormais le sol de
leur propre communaut. Ils entretiennent, dans leurs esprits, et dans leurs souvenirs, une
relation avec une terre qui nexiste plus, qui est devenue mythique, au sens o elle est,
dsormais, imaginaire, dnu(e) de toute ralit 1517. Pour Jolle Artigau-Hureau, la terre
des pieds-noirs est une Algrie rvolue 1518.
En France, la centralisation politique quon nomme jacobine depuis la Rvolution () a
() lamin des ensembles rgionaux et locaux qui, pour autant, nont pas entirement
disparu. Lhistorien Eugen Weber a bien montr quau dbut du XXme sicle, subsistent de
nombreuses situations o les appartenances culturelles, la langue, lidentification un terroir
tmoignent du maintien didentits locales distantes, voire ignorantes ou presque, de
lappartenance lunit politique et culturelle que constitue alors lEtat-nation franais 1519.
Ainsi, la rvolution dcentralisatrice dont on a dj constat les effets sur le plan politique
multiplie son tour lmergence didentits locales ou rgionales dormantes, rimagines
aprs le reflux du centralisme jacobin et qui trouvent peu peu, tout comme les autres formes
didentits spcifiques, leur traduction juridique dans le cadre dun droit public pourtant peu

1516

Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres en fils, op. cit., p. 60


Sens donn par le Grand Larousse Universel
1518
Jolle Artigau-Hureau, Les pieds-noirs existent-ils ? , op. cit., p. 330
1519
Id, p. 108
1517

468

prpar leur faire place. 1520 Dailleurs, ce mouvement en faveur de la renaissance


didentits rgionales se dveloppe tel point que surgissent mme des coles bilingues en
Bretagne et au Pays basque, finances partiellement par les parents et reconnues par les
municipalits. 1521
Ainsi, en France, comme partout, lhomme est un tre enracin. Il cherche aujourdhui les
lieux dun nouvel enracinement. () Il en trouve aujourdhui dans les rgions. 1522 Mais,
lexception de la Corse, les rgions historiques de France sont dpourvues de tout droit qui
leur assure un minimum dexistence en dehors de quelques facilits linguistiques. Pourtant,
si la Corse se voit reconnatre des droits distincts au nom de sa volont de survivance,
quest-ce qui empche dautres communauts de rclamer le mme destin ? 1523
En la matire, ce sont plutt des associations, des fondations, des mouvements, des clubs
qui entretiennent les traditions et les cultures bretonnes, alsaciennes, flamandes, basques,
occitanes, savoyardes. Les succs que rencontrent certaines manifestations culturelles
rgionales illustrent en tout cas la recherche de racines anciennes dans quelques couches de la
socit. Alors que domine la mondialisation culturelle, la redcouverte ou la rinvention de
cultures traditionnelles () rpond des attentes plus particulires (). 1524
Invitablement, les Pieds-noirs se retrouvent donc ici face la question de lassise territoriale.
Dnie aux pieds-noirs par une partie des mtropolitains, alors que lAlgrie tait encore
franaise, peut-elle leur tre concde, maintenant que lindpendance est acquise ? A quel
territoire raccrocher ce rgionalisme particulier ? Il ne peut tre question de lancrer dans une
des rgions o les pieds-noirs sont particulirement nombreux. Ces terroirs possdent leur
personnalit propre. () Lvolution divergente des familles ou des individus, selon le lieu ou
les conditions dimplantation, dresse un obstacle un rgionalisme pied-noir. Certains ne
tiennent pas tre reconnus comme tels ; pour dautres, cette identification est
essentielle. 1525

1520

Pierre Birnbaum, La France imagine, op. cit., p. 350


Ibid, p. 352
1522
Robert Grossman et Franois Miclo, La rpublique minoritaire, op. cit., p. 68
1523
Xavier Crettiez et Isabelle Sommier (dir.), La France rebelle. Tous les foyers, mouvements
et acteurs de la contestation, Editions Michalon, Paris, 2002, p. 32
1524
Pierre du Bois, Identit rgionale, identit nationale, identit europenne , op. cit., p. 24
1525
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 83
1521

469

En effet, pour certains, le renouveau rgionaliste laisse entrevoir de grandes opportunits


quant la reconnaissance de leur identit particulire, rattache une entit rgionale.
Comme le rappelle Lucienne Martini, dans le premier numro spcial de la revue dite par
le cercle [ algrianiste ], Maurice Calmein [ affirme ] que mme si lAlgrie disparat
lentement noye dans larabisme () Il nen demeure pas moins que pour beaucoup dentre
nous lAlgrie demeure une entit culturelle, une province sans cadre gographique mais avec
ses coutumes, son folklore, son langage et aussi sa faon de penser, sa personnalit propre qui
permet de la distinguer des autres provinces franaises . () Pass, histoire, identit sont
ceux dune province franaise, parmi dautres, comme le sont les provinces basque, bretonne
ou corse, animes du mme dsir lgitime de reconnaissance et de respect. 1526
En quelque sorte, il sagit pour eux de raccrocher leur discours lmergence
contemporaine de rgionalismes. Dans leur entreprise de consolidation du groupe et
daffirmation de son identit, les Franais dAlgrie semblent ports accorder leur pass,
plus ou moins proche, en Algrie des qualits dont celui-ci ntait alors pas
ncessairement dot, notamment en termes de conscientisation dun vcu commun, et donc de
ressenti dune dimension rgionale particulire et vcue comme telle. Ainsi, avides dune
reconnaissance de leur particularisme de la part de lEtat franais, ils nhsitent pas adapter
leur discours, leurs revendications, ni se prsenter en suivant les exemples de russite
communautaire . A ce pays dans lequel ils ont appris vivre, les pieds-noirs ne demandent
mme plus affection ou comprhension ; ils veulent seulement que leur existence soit
reconnue. Puisque les paradis sont perdus, il faut trouver sa place dans le vaste monde. Le
besoin denracinement se fait sentir. Les pieds-noirs tendent alors se poser comme une
minorit rgionale comparable dautres, revendiquer une sorte de droit la diffrence afin
de dterminer leurs repres lintrieur du territoire franais. 1527
Il sagira dailleurs dune direction dans laquelle semble sengouffrer le Parti Pied-Noir,
calquant tant quil lui sera possible ses revendications ainsi que son mode daction sur des
rgionalismes mieux organiss, et a priori plus lgitimes car fonds sur une rgion existant
plus formellement, de manire plus visible et de faon moins contestable que la rgion
qutait lAlgrie franaise.
Ainsi, Thierry nous explique-t-il :
1526

Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 37
1527
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 83
470

Pieds-noirs, cest pareil que dire je suis breton, je suis savoyard ou basque,
lappartenance une province beaucoup plus que lappartenance des
idologies. 1528
Comme pour se rapprocher au plus prs des autres rgionalismes, si ce nest non reconnus en
tout cas non contests par la France, les Pieds-Noirs tendent mettre laccent sur le fait que
lAlgrie franaise tait une rgion (au sens gographique plus quadministratif) franaise
comme les autres. Ainsi, pensent-ils, cette stricte comparaison toute considration
politique carte- leur permet-elle daccrotre la lgitimit dune telle considration quant
lAlgrie franaise. En un sens, ils vont dsormais faire preuve, dans leur dmarche
daffirmation et de consolidation identitaire, dune certaine forme dopportunisme.
Ainsi, Alain Y. raconte :
Je faisais du cyclisme, et il faut savoir que jai t champion dAfrique du nord en
cyclisme en cadet, et je reprsentais lAlgrie en France, aux championnats de
France, et ctait quelque chose de formidable pour un garon comme moi, mais
mme pour le peuple europen dAlgrie, ctait formidable quil y ait un
reprsentant europen dAlger qui ailler reprsenter les couleurs l-bas qui taient
bleu blanc rouge bien videmment, mais le championnats de France, cest rgional
quoi hein il y a les Corses, les Normands, les Bretons, et, il faut se rappeler que
Alger tait le dpartement 91. 1529
Pour Ren Fa. :
Si on navait pas perdu lAlgrie, on aurait t comme les Bretons, comme les
Savoyards. On aurait t les Franais dAlgrie 1530
Christian S.rappelle :
Sur le plan rgional, moi jai eu on a travaill pendant plusieurs annes avec les
Corses, les Bretons, les Savoyards, les Alsaciens, les Catalans etcetera. On allait
leurs leurs journes de rflexion () On revendique lexpression collective,
et comme les Bretons, les Occitans, les Savoyards et autres et puis maintenant
comme les communauts immigres.1531
1528

Entretien collectif, Annexes, p. 117


Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
1530
Entretien Ren et Michle Fa., Annexes, p. 550
1531
Entretien Christian S., Annexes, p.
1529

471

Ou encore pour Francis :


Pieds-noirs, cest pareil que dire je suis breton, je suis savoyard ou basque,
lappartenance une province beaucoup plus que lappartenance des
idologies... 1532
De plus en plus, la France semble reconnatre lexistence et admettre lexpression de
communauts ainsi lgitimes publiquement dans leur existence collective. En effet, comme
laffirme Pierre Birnbaum, cest dans le passage lespace public que lacteur se constitue,
quil se dote dune appartenance collective, quil lassume et la vit pleinement. 1533
Certaines communauts se voient ainsi octroyer des droits, des aides, des lieux, des espaces
dexpression. Une telle ouverture lgard des diffrences aurait pu nous amener considrer
que le terrain sur lequel se situaient les Pieds-Noirs celui de la reconnaissance de leur
histoire, de leur drame et de lidentit collective qui en a merg- leur serait devenu plus
favorable. Comme le prcise dailleurs Clarisse Buono, le multiculturalisme , valeur qui
a connu un grand succs ces vingt dernires annes en Occident, a t lun des atouts majeurs
de la renaissance identitaire pied-noir. Car, le melting-pot originel dont est issue la population
pied-noir peut, avec cette ide, prendre toute sa valeur (). () Pouvoir justifier dune
ascendance multiculturelle offre aujourdhui un avantage, particulirement sil sagit
dune ascendance mditerranenne. 1534 Pourtant, tre Franais dAlgrie () est encore
ressenti dans lopinion, de manire plus ou moins avoue, comme une faute, ce qui est source
dune incomprhension profonde, irrmdiable sans doute, entre les Franais dici et ceux ns
en Algrie. 1535 Et, en labsence de reconnaissance dune place lgitime dans lespace public
o voluent dsormais communauts en tout genre, cest lexistence mme des Pieds-Noirs
qui se voient dlgitime, voire mme dnie.
De nouveau, se pose, pour les Pieds-Noirs, la question de la lgitimit. Aujourdhui, en
France, et malgr de rcentes initiatives -particulirement polmiques-, lpoque de lAlgrie
franaise apparat encore comme celle de lgarement colonial de la France. Nous lavons vu,
pour beaucoup, lAlgrie franaise ne pouvait tre considre que comme une fiction. Pour les
Pieds-Noirs, une telle considration na pu avoir que de dramatiques consquences sur le plan
1532

Entretien collectif, Annexes, p. 117


Pierre Birnbaum, La France imagine, op. cit., p. 119
1534
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pre en fils, op. cit., p. 118
1535
Jeannine Verds-Leroux, Les Franais dAlgrie de 1830 aujourdhui. Une page
dhistoire dchire, op. cit., p. 11
1533

472

identitaire : en effet, une Algrie franaise fictive nentranerait-elle pas, logiquement, un droit
du sol fictif, et donc, par consquent, une appartenance fictive la communaut nationale des
Pieds-Noirs ? De ce fait, et mme dans une France traverse par dimportants changements,
quelle place les Pieds-Noirs peuvent-ils tre amens revendiquer au sein de la communaut
nationale quand ils nen font finalement pas rellement partie ? Comment, par la suite,
envisager la reconnaissance dun particularisme de la part dun pays qui feint dignorer sa
propre production ? Quelle reconnaissance pour une communaut dont lexistence mme
se voit constamment remise en cause par la contestation gnralise de la colonisation ?

Etre pied-noir en France : faire face lillgitimit

Avec la guerre dAlgrie, lunivers des Europens dAlgrie devait seffondrer,


tandis que lexil du pays en 1962 annonait une deuxime rupture et la fin tragique de leur
communaut, dsormais prive de tout tayage territorial, dpouille de ses rfrents culturels
et destine se diluer dans la socit franaise. Car, en quittant lAlgrie, les pieds-noirs ont
perdu tout la fois leur terre et leurs racines et se retrouvent en France doublement trangers,
sur fond de deux ruptures : celle des anctres venus en Algrie () et celle du retour forc.
1536 Cest sans doute pourquoi Jean-Marc L. en vient prononcer ces mots, selon nous
parfaitement reprsentatifs du sentiment de nombreux Franais dAlgrie, arrachs de leur
terre natale, et non accueillis dans leur patrie, un sentiment dexil permanent :
On est en exil ici, voil. Alors, si je suis franais non je suis un Franais
doutre-mer en exil 1537
Les Pieds-Noirs sont franais. Ils nen doutent pas. Pourquoi, ds lors, rencontrent-ils de telles
difficults dans leur dmarche daffirmation et de reconnaissance identitaire ? Cest sans
doute quils font encore lobjet de trop grandes incertitudes, de mconnaissances,
dincomprhensions, et, surtout, de rejet. Doublement trangers , en tant que Franais
dabord, en tant que Pieds-Noirs ensuite, ils sont aussi doublement rejets.
Pour les Pieds-Noirs, la question de la lgitimit est le point dachoppement de leur dmarche
daffirmation et de leur attente de reconnaissance de leur identit propre : une identit de
1536
1537

Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 315-316


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
473

Franais, riche dun particularisme propre leur histoire algrienne. Ils se trouvent en effet
dans une situation extrmement complexe.
Contests dans leur appartenance mme la communaut nationale, nis dans leur
particularisme propre, ils doivent trouver leur place dans une France qui, selon eux, semble
considrer toutes les communauts comme plus lgitimes dans leur existence et leur
revendications que la communaut pied-noire. Ainsi, le dfaut de reconnaissance ne trahit
pas seulement un oubli du respect normalement d. Il peut infliger une cruelle blessure ().
La reconnaissance nest pas simplement une politesse que lon fait aux gens : cest un besoin
humain vital. 1538
Nous pourrions aisment rsumer ainsi leur situation : lAlgrie franaise tait une illusion,
les Pieds-Noirs, dont lexistence en dpendait directement et presque exclusivement, se voient
donc nis dans leur ralit mme.
Illgitimes, les Pieds-Noirs le sont dabord en tant que citoyens franais. Pour eux, pourtant,
cela ne fait aucun doute, ils appartiennent bien la communaut nationale, certains ayant
mme prouv cette appartenance en participant aux guerres mondiales sans doute la
meilleure preuve selon eux. Pourtant, rgulirement, ils se voient contests dans leur
francit . En effet, lAlgrie franaise nexiste pas. Qui sont donc ces gens qui se
prtendent franais parce que ns en Algrie ? Ainsi que le rappelle Alain V. :
Je me sens franais, tout comme Raymond Copa qui sappelait Copazinsky, ou je
ne sais pas quoi, doit se sentir franais. Il tait dorigine polonaise. Tout comme
Zidane doit se sentir franais. Encore Zidane, non. Tout comme Mouloud qui vit ici,
qui est n ici, se sent franais. Malheureusement, cest les autres qui ne nous sentent
pas franais 1539
Cest notamment sur le plan administratif que les Pieds-Noirs rencontrent les plus grandes
difficults. Parce quacquises dans un contexte non seulement contest, mais ni, la ralit et
la lgitimit de leur appartenance la communaut nationale se trouvent ainsi rgulirement
mises en doute. Comble de lhumiliation et du rejet, eux qui ont, pour une grande partie,
bnfici du droit du sol, ils se voient contester leur nationalit et somms den faire la
preuve. Mais, par quel raisonnement une personne qui est franaise peut-elle le dmontrer ?
Parce quelle est ne en France ? Parce quelle a un parent ou un anctre franais ? Mais ce
1538
1539

Charles Taylor, Multiculturalisme. Diffrence et dmocratie, op. cit., p. 42


Entretien Alain V., Annexes, p. 576
474

parent, cet anctre, comment est-il lui-mme devenu franais ? Etait-il lui-mme n en
France ? Avait-il un parent, un anctre franais ? Avait-il pous une Franaise ? Ou avait-il
t naturalis ? Quest-ce quun Franais ? Cette question, il arrive quelle se pose aujourdhui
des Franais lorsquils doivent renouveler leur carte didentit : ils dcouvrent alors, avec
stupeur, quils ne peuvent pas prouver leur nationalit 1540.
Comme le rappelle William Bnjean, prsident de lassociation ANFANOMA1541, affirme :
Rapatris, tes-vous certains d'tre franais?() si vous tes n franais dans l'un
des anciens territoires et dpartements franais, vous tes considr comme un
tranger en l'tat actuel de la lgislation. Une certitude: si vos parents et grandsparents sont galement ns outre-mer, attendez-vous rencontrer les pires difficults
administrer la preuve de votre appartenance la communaut nationale. (...) Nous
demandons avec force aux autorits, que l'on considre systmatiquement que les
pieds-noirs ns en Algrie avant le 3 Juillet 62, soient considrs de nationalit
franaise sans aucune autre forme de procdure et selon le principe du droit du
sol. 1542
La lgitimit de la place des Pieds-Noirs en tant que Franais au sein de la communaut
nationale se trouve finalement conteste en permanence par une France, qui avait pourtant
choisi, plusieurs annes auparavant, de faire rentrer la majorit dentre eux dans ses rangs .
Aujourdhui encore, cest en se rfrant leur naissance sur une terre franaise quils font
valoir une appartenance incontestable la communaut nationale. Les difficults
administratives auxquelles les Franais dAlgrie sont confronts de nos jours dcoulent ainsi
dune certaine volont franaise de corriger le pass, ou de considrer

comme

imaginaire , ou simplement tellement contestable quelle ne pouvait tre relle, la situation


faisant de la terre algrienne une terre franaise.
En pleine contradiction avec la ralit de lhistoire et la ralit de lAlgrie franaise, une
grande partie de la population pied-noire se voit appliquer la lgislation concernant les
personnes nes ltranger, notamment dans le domaine du renouvellement des documents
didentit (carte didentit nationale, passeport, mais aussi carte lectorale). Ainsi est-il
prcis en rponse une question pose par le dput Michel Inchausp, en mars 1997 : La
1540

Patrick Weil, Quest-ce quun Franais ? Histoire de la nationalit franaise depuis la


rvolution, op. cit., p. 10
1541
Association Nationale des Franais dAfrique du Nord, dOutre-Mer et de leurs Amis
1542
Propos recueillis lors du congrs du CLANr, Annexes, p. 875
475

rglementation actuelle prvoit que le renouvellement de la carte nationale d'identit est


normalement effectue sur prsentation de la carte prime et qu'il n'est pas rclam de pices
justificatives de l'tat civil ou de la nationalit franaise, sauf en cas de doute srieux, soit sur
l'authenticit de la premire carte renouveler, soit sur l'exactitude ou la validit des
documents ayant permis de l'obtenir. Toutefois, depuis la mise en place sur le territoire
national du systme de fabrication et de gestion informatise des nouvelles cartes nationales
d'identit scurises prvues par le dcret no 87-178 du 19 mars 1987, il a t dcid de traiter
les demandes de renouvellement des cartes nationales d'identit cartonnes comme des
premires demandes. L'objectif poursuivi est de permettre, grce au dispositif informatique, le
renouvellement ultrieur quasi automatique de la carte scurise, un contrle approfondi ayant
eu lieu au moment de la premire dlivrance. Les demandeurs doivent en consquence
justifier de leur tat civil au moyen d'un extrait d'acte de naissance avec filiation ou d'un livret
de famille produire deux justificatifs de domicile, un timbre fiscal de 150 francs ainsi que
deux photographies. En outre, ils doivent aussi justifier de leur nationalit franaise, et
ventuellement, produire un certificat de nationalit franaise dlivre par un tribunal
d'instance. Pour les personnes nes a l'tranger ou d'origine trangre, cette dernire exigence,
il est vrai, peut parfois tre ressentie comme une mesure vexatoire. Le ministre de l'intrieur a
t particulirement sensible ce problme dans le cadre de la dlivrance de la nouvelle carte
nationale d'identit scurise. La circulaire INT/D/91/00114C du 27 mai 1991 a facilit la
preuve de la nationalit franaise en dispensant certaines catgories de demandeurs, en
particulier les personnes nes l'tranger ou dans les anciens dpartements et territoires
franais, de produire un certificat de nationalit franaise. En application de ce texte, sont
dispenses de produire un certificat de nationalit franaise les personnes qui produisent une
ampliation de leur dcret de naturalisation, une dclaration de nationalit enregistre, qui
justifient de leur possession d'tat de Franais et de celle d'au moins un de leurs parents (cette
possession d'tat est tablie par la prsentation de documents dlivrs par l'autorit
administrative franaise : passeport, carte nationale d'identit, livret militaire, carte
d'immatriculation consulaire, carte lectorale ou l'appartenance la fonction publique
franaise.) Il en est de mme pour les personnes ges de plus de soixante ans qui produisent
un passeport franais en cours de validit. () C'est ainsi qu'il a t dcid d'largir le
domaine des dispenses de certificat de nationalit franaise nos compatriotes ns a l'tranger
ou dans les territoires d'outre-mer ou rapatris d'Afrique du Nord qui, au jour du dpt de leur
demande, prsentent de bonne foi une constante possession d'tat de Franais depuis au moins
les dix dernires annes, dans les cas ou cette possession d'tat est caractrise par la
476

production d'une ancienne carte nationale d'identit accompagne de plusieurs autres


documents de nature diffrente tels que : passeport, immatriculation consulaire, justificatif
d'accomplissement des obligations militaires pour les hommes, carte lectorale ou
appartenance la fonction publique franaise. () Le nouveau texte rappelle galement ()
que la rglementation doit tre applique sans requrir de documents superflus inutiles et que
ces services doivent expliquer les raisons de ces exigences tout en faisant preuve de
prvenance et de tact l'gard des demandeurs. 1543
Autre problme que celui dj particulirement vexant- de devoir faire la preuve de sa
nationalit du fait de sa naissance hors du sol national, celui des documents de scurit
sociale, dont certains portent dsormais le numro 99 , indiquant que les individus
concerns sont ns ltranger . Effectivement, la terre algrienne tant aujourdhui
considre comme une terre trangre, les Pieds-Noirs, mme sils tiennent leur existence,
leur histoire et leur identit mmes du statut de province franaise de lAlgrie jusquen 1962,
sont ns ltranger. Pire quune contestation de leur identit de Franais, intimement lie la
ralit, mme phmre dune Algrie franaise, les Pieds-Noirs doivent faire face une
absence totale de considration. Dtachs de leur colonie, privs, sur le plan national, de son
souvenir et de son acceptation, les Pieds-Noirs, finalement, nexistent que pour eux-mmes.
La France ne semble pas les voir, encore moins les couter -une indiffrence qui participe
pleinement de lentretien de leur identit de victimes ignores dans leur douleur, depuis la
guerre jusqu aujourdhui. Contests, ils le sont notamment par une distribution des
affiliations gographiques de numro de scurit sociale qui ne tient aucun compte de leur
propre identit de Franais ns dans des dpartements franais, ni donc du traumatisme gnr
par une manipulation si lgre. En effet, avant que ne soit cre la rgion Ile de France , les
dpartements 91-92-93 faisant rfrence aux dpartements franais dAlgrie. Avec la
cration des dpartements mtropolitains dIle de France, lAlgrie franaise nexistant plus,
ces numros leur ont t attribus. Pour les Pieds-Noirs, cela a entran une vritable
incomprhension sur le plan identitaire, leur donnant limpression que la France faisait
finalement peu de cas de cette population, dont on doutait, malgr tout, de la lgitimit de
lappartenance la communaut nationale. Ainsi, Alain Y. raconte :
Mon numro de scurit sociale () 45 01 91 110 376, vous savez cest un chiffre
que je connaissais par cur, et quand je voyais ma famille ma sur avec un 99, ma
mre avec un 99 toute ma famille avec des 99 et moi avec un 91, jai dit mais cest
1543

Rponse publie au Journal Officiel du 21 avril 1997, p. 2117


477

pas possible a . Et un jour, me trouvant la Scurit Sociale, je vois lhtesse, qui


je remettais mes vignettes, et je lui dis coutez, je voudrais bien vous dire quelque
chose () je dis coutez, un numro de Scurit Sociale, a suit toute la vie un
individu. Cest quand mme trs important. Si il est erron aujourdhui, il faut sen
occuper aujourdhui, parce que si toute ma vie je dois tre ennuy avec ce
numro . Elle me dit pourquoi ? O il est votre problme ? je lui dis
regardez, toute ma famille est 99, tous mes amis denfance sont 99, et moi je suis
91 , et elle me regarde dans les yeux comme a, et elle se met rigoler elle me dit
mais monsieur Yvorra, avec laccent que vous avez en plus, cest tout ce qui nous
reste, alors gardez-le . Je lui dis : attendez, expliquez-moi alors cest de l
elle ma dit mais moi je suis comme vous je suis dAlger. Mon mari est 99 et moi je
suis 91 alors je lui dis expliquez-moi , et a pas beaucoup de gens le savent
hein il sest trouv quil y a eu une fourchette entre en 1960, il y a eu une
fourchette o il y a eu peu prs hein je sais pas, entre 100 et 150 000 personnes
qui ont t recenses. Il y a eu un recensement de fait et, cette poque-l, on a
inculqu des gens, qui avaient un numro de Scurit Sociale un 91, pour ce qui
tait dAlger bien videmment ou un 92 pour les Oranais, un 93 pour les
Constantinois, et voil lhistoire du numro de Scurit Sociale, qui a dur jusqu
jusqu l jusquau gouvernement Jupp et il faut savoir que les associations
pieds-noires donc, moi je suis prsident de lunion pied-noire de Paris justement,
on sest on a toujours essay de pousser, justement que ce 99 qui nous colle la
peau, cest terrible je vous dis, toujours, on est franais plus que les Franais,
alors, il fallait ce numro 99 en plus de a, sadresser au service des immigrs
Nantes, ctait terrible, terrible, terrible alors on a essay, et on est arriv au
gouvernement Jupp cest pas grce Jupp mais cest simplement pour vous
donner une date de lpoque. Je sais mme pas quand est-ce quil a fait son
ministre dans les annes 90 on avait un an pour essayer, administrativement, que
ce numro 91 euh, que ce numro 99 soit transform en numro du dpartement de
naissance () mais quand mme, juste pour vous terminer cette histoire () il y a
quelque chose qui continue nous coller la peau sur le 99 parce que cest bien
que les gens ont pu retrouver un 91, un 92 ou un 93, mais sur la carte dlecteur,
cest toujours 99 voyez parce que a, ctait important que vous le sachiez je
sais pas si vous allez vous en servir parce que cest terrible cest terrible dj
que vous tes dracins, dj que, sur le plan gographiquement, vous avez plus
478

rien pour vous rattacher au niveau de vos morts, vous pouvez plus alors, si en
plus de a, on vous exclut en vous disant que vous tes des trangers, mais cest
terrible. 1544
De mme, pour Annie F. :
- () malgr tout je me sens franaise... a m'a valu une discussion assez srieuse
quand j'ai refait ma carte d'identit. Je vais la mairie, et la mairie on me
demande... d'apporter la preuve de ma nationalit Franaise. Je dis attendez, j'ai
mon passeport, j'ai ma carte d'identit, je l'ai pas vole... ... ah non, mais
maintenant il nous faut la preuve... , je dis mais attendez, quelle preuve vous voulez
de plus ? J'ai une carte d'identit franaise , elle me dit oui Madame, mais vous
avez un nom consonance trangre ... elle s'appelait Madame Cercchia... j'lui dis
et pourquoi, le votre est consonance Franaise Madame ? , elle me dit oui,
mais moi je suis ne en France ... ah! j'lui dis moi aussi Madame, en 1940,
reprenez vos livres d'histoire... vous verrez qu'en 1940 Alger c'tait un dpartement
Franais ... elle est reste... elle m'a dit oui mais vous comprenez, faut quand mme
justifier de votre nationalit franaise ... et sur mes papiers y'a toujours marqu 99...
99 c'est tranger, et j'ai laiss 99... j'ai laiss 99... c'est mon... c'est moi... c'est moi
-Qu'est-ce que vous ressentez quand on vous dit que vous tes ne l'tranger?
-Ca me fout en rogne, parce que... parce que malgr tout je suis franaise... je suis ne
en France... moi je suis ne en France... je suis pas ne sur une terre... je suis ne sur
un sol franais, parce que je suis dsole, en 1940, c'tait un dpartement...
dpartement franais. 1545

Ou encore Pierrette G., qui doit faire face limage vhicule en France par sa naissance hors
du territoire mtropolitain :
Je me souviens dune remarque de ma fille bon, ctait normal. Elle avait 14-15
ans, elle connaissait pas tu es algrienne maman . Non, je ne suis pas
algrienne Marie-Hlne. Je suis ne en Algrie, mais je suis pas algrienne, je suis
franaise . Ca pose quand mme un petit problme 1546
1544

Entretien Alain Y., Annexes, p. 362


Entretien Annie F., Annexes, p. 216
1546
Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528
1545

479

Comme le prcise Alain Y., les Pieds-Noirs ont en effet eu la possibilit de faire modifier leur
code gographique 99 et de leur faire remplacer par des numros correspondant aux
anciens dpartements constituant lAlgrie franaise, refaisant ainsi le lien avec leur terre
natale, et se voyant, de nouveau, confirmer dans la ralit de leur histoire et de leur
appartenance nationale. Cette prcision est notamment donne par la rponse la question
crite pose par le dput Michel Hannoun en 1996. Ainsi est-il expliqu qu'une circulaire
du Premier ministre, parue au Journal officiel le 1er octobre 1996, permet aux rapatris
d'Algrie d'obtenir la rectification de leur numro d'immatriculation au rpertoire national
d'identification des personnes physiques. En effet, les rapatris ns avant le 3 juillet 1962 en
Algrie peuvent, s'ils le souhaitent, demander jusqu'au 31 dcembre 1997 a la direction
rgionale de l'INSEE des Pays de Loire Nantes la rectification de leur numro
d'immatriculation. Ainsi les nos 91-92-93 ou 94 qui correspondent l'poque aux
dpartements d'Alger, d'Oran, de Constantine ou aux autres territoires du Sud pourront-ils tre
substitus au no 99. L'INSEE aprs avoir procd au changement de numro transmettra la
nouvelle immatriculation aux organismes de scurit sociale. Les formulaires ncessaires sont
d'ores et dj la disposition du public concerne dans les prfectures et sous-prfectures. De
la mme manire, les rapatris ont dsormais la facult de demander la rectification du no 99
porte sur leur carte lectorale a la mairie de la commune o ils sont inscrits. Enfin, ils peuvent
galement formuler par crit au centre des impts, lors de leur dclaration de revenus, une
demande de rectification du no 99, accompagne d'une copie de la notification de
l'INSEE. 1547 Cet aspect fait galement lobjet dune question pose le 20 mai 1996 par le
dput Jean Dibold. Ainsi sinterroge-t-il : M. Jean Dibold souhaite attirer l'attention de
M. le ministre du travail et des affaires sociales sur un problme qui tient coeur a nos
compatriotes rapatris. Il s'agit de la nomenclature de leur enregistrement auprs des services
de la scurit sociale et notamment de leur numro d'identification. En effet, un Franais
rapatri n en Algrie, dpartement franais, se voit affecter le code 99 qui est galement
donn un tranger. Il lui demande s'il ne serait pas opportun et logique de rparer cette
anomalie afin que nos compatriotes rapatris puissent administrativement tre considrs
dfinitivement comme des Franais part entire et de lui indiquer quelles mesures il entend
prendre en ce sens. 1548

1547
1548

Rponse publie au Journal Officiel du 2 dcembre 1996, p. 6339


Question publie au Journal Officiel du 20 mai 1996, p. 2682
480

Toutefois, si la possibilit de rcuprer une affiliation gographique plus fidle la


ralit de la situation que connaissaient les Franais dAlgrie du temps de lAlgrie franaise
a en effet t offerte cette population stant vu attribuer le numro 99 -entranant une mise
en cause immdiate de leur nationalit-, cet pisode naura pas t sans consquence sur les
rapports entre les Pieds-Noirs et leur pays. Des rapports dailleurs dautant plus tendus que,
pour ceux qui portent encore le code gographique 99 , cela signifie aux yeux de
ladministration quils sont tout simplement ns en terre trangre.
Par ailleurs, pour ceux qui ont conserv ou rcupr leurs anciens numros, une confusion
sopre avec les dpartements actuels auxquels ils font rfrence, amenant ainsi une sorte
deffacement de leur particularit : tre n franais, sur une terre franaise qui nexiste plus.
Jean-Franois C. raconte ainsi :
Pour moi, je suis n Alger, 91. Je ne suis pas n Alger-Essonne (il rit) mais,
je voulais pas quon puisse dire que jtais n ltranger 99 jaime pas le 91,
mais je prfre le 91 au 99 1549
Marc G. raconte :
Si vous voulez, a ne me drangeait pas dtre 99, puisque cest le code insee.
Javais un code 99 au retour dAlgrie, puisque ayant cest assez bizarre, parce que
quand mes amis des amis qui ont obtenu un numro de scurit sociale avant
lindpendance, taient 92, puisque ils taient considrs comme ns dans le
dpartement 92, qui tait mon dpartement dorigine. Vous savez que 92, ctait Oran.
93 tait Constantine. Quand vous obteniez un numro de scurit sociale, un numro
insee avant lindpendance, vous tiez 92. () Il se trouve que moi, je nai pas eu de
numro de scurit sociale avant lindpendance, mais aprs lindpendance. Donc,
jai eu le 99. Ca ne ma pas gn. Aprs tout, cest un code administratif jusqu ce
que lon prenne conscience, ou quon me fasse prendre conscience que ce 99,
Franais n en Algrie , finissait par recouvrir des catgories de populations
htrognes. () Alors, ce moment-l, oui, jai demand ctait une faon de
demander mon rattachement la France, ma nationalit franaise donc, le 92,
ctait une faon de dire je suis n dans un dpartement franais . Vous voyez ce
que je veux dire a ne ma pas gn, tant que ctait pas ce nest quun code
administratif. Mais, partir du moment o ce code administratif ntait plus
reprsentatif, effectivement, des Franais ns en Algrie, mais quil tait reprsentatif
1549

Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506


481

de toutes sortes de populations, nes ltranger et qui venaient en France. Et donc,


l, ctait plus un problme de Pieds-Noirs. Il y avait de tout dans ce code il y en
avait de plus en plus. Le mlange tait de plus en plus important. Et donc, l, jai
demand en sortir. Et, grce un dput qui a fait voter un amendement, jai pu
faire modifier mon code, et jai maintenant un code 92, qui est le code du dpartement
dOran. 1550
Pour Frdrique D., cela a gnr une relle confusion. En effet, pour avoir trop tard, elle a
conserv le numro 99 comme code gographique. Mais elle est partage : le numro 99 l
assimile la population immigre, avec qui, nous lavons vu, les Pieds-Noirs entretiennent
des rapports difficiles. Le numro 93, ancien numro de son dpartement de naissance, est
aujourdhui associ un dpartement dont elle pense que la rputation aurait pu donner
delle une image ngative. Ainsi explique-t-elle :
Il y a quatre ou cinq ans, on ma envoy un papier pour me demander si je voulais
changer mon pour 99 pour ne pas tre 99 sur le numro de scurit sociale
pour changer mon 99 en 93. Sur le coup, je me suis dit non. Cest hors de question.
Je suis ne l-bas . Dun autre ct, 93, cest le dpartement de l-bas, mais
maintenant, le dpartement 93 ici, il a tellement mauvaise rputation. On maurait
chang pour tre 75, ou 91, ou 92, certainement que jaurais dit oui et alors je
ne lai pas fait tout de suite, en me disant je vais quand mme le faire . Et je ne my
suis pas pris temps et la lettre, elle mest revenue. Elle est arrive trop tard jai
la lettre o je leur demande de me le changer parce que en fait, depuis que je
travaille dans ce cabinet, o je fais tous les jours des feuilles de maladie pour des
gens de l-bas, qui sont ns l-bas ils sont tous ns 99, et du coup, je ne massocie
pas du tout eux, et a, a me gne. 1551
Quant William Bnjean, il sest fait le porte-parole de la douleur des Pieds-Noirs en
affirmant :
Les rapatris restent confondus de multiples tracasseries administratives pour
obtenir leurs documents d'tat civil, et sont trs frquemment appels devoir prouver
la nationalit, en dpit des mesures de simplification et d'assouplissement obtenues de
madame le ministre de la justice... grce l'ANFANOMA, rfrence journal officiel du
1550
1551

Entretien Marc G., Annexes, p. 649


Entretien Frdrique D., Annexes, p. 584
482

28-7-99. L'irritante confusion rapatris-immigrs, engendre par la multi... la


situation d'office du numro d'immatriculation 99 et numro d'origine 91,92,93 et 94,
laquelle certains personnels administratifs persistent de bonne ou de mauvaise foi,
suscitent vexation et rancoeur au sein de notre communaut. La possibilit de
modification du numro d'identification a t ouverte en 96. Les demandes ont
submerg les services d'tat civil de Nantes. Cette possibilit a t clture en
Dcembre 97. Une modification du rpertoire national d'identification des personnes
physiques a t instaure le 14 Septembre 2000, prvoyant la consultation
systmatique des inscrits avant le 29 Fvrier 2000, ns en Algrie avant le 3 Juillet 62.
On s'attend... on s'attend une sacre pagaille avec ce nouveau texte. Malgr tous les
textes que je viens de vous citer, rapatris, tes-vous certains d'tre franais? () Si
vous voulez en avoir le coeur net, entrez dans le labyrinthe administratif et formulez
une demande de certificat de nationalit franaise, un pralable si vous tes n
franais dans l'un des anciens territoires et dpartements franais, vous tes considr
comme un tranger en l'tat actuel de la lgislation. Une certitude: si vos parents et
grands-parents sont galement ns outre-mer, attendez-vous rencontrer les pires
difficults administrer la preuve de votre appartenance la communaut nationale.
Vous devez savoir en effet qu'aujourd'hui, le droit du sol nous est refus, puisque les
dpartements taient franais, alors que ces territoires taient franais l'poque de
notre naissance. Pour votre information, voici les dmarches que vous devez
entreprendre pour obtenir un certificat de nationalit franaise: demandez un acte de
naissance avec copie intgrale et affiliation Nantes et adressez-vous au greffe du
tribunal d'instance muni des pices justificatives. Nous demandons avec force aux
autorits, que l'on considre systmatiquement que les pieds-noirs ns en Algrie
avant le 3 Juillet 62, soient considrs de nationalit franaise sans aucune autre
forme de procdure et selon le principe du droit du sol. 1552
Autre incomprhension, la mention Djezzar sur les passeports renouvels, comme le
raconte Jean-Pierre R. :
Moi je viens de le dcouvrir, loccasion du renouvellement de mon passeport
nous nous tions battus pour avoir le code dorigine de nos villes sur nos pices
didentit or, il vient dtre il a t il y a un accord mondial, semble-t-il qui fait
que on porte sur nos passeports et sur nos cartes didentit Djezzair , DZA .
1552

Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875


483

Donc, tous les renouvellements de cartes didentit et tous les renouvellements de


passeports se font avec le nom de notre ville, Oran, et DZA, Djezzair, qui tait un mot
qui nexistait pas du temps de lAlgrie. Donc encore une fois, nous avons t
tromps, et vous voyez peut-tre les problmes quon aura demain quand on voudra
aller en voyage aux Etats-Unis ou ailleurs cest un contre-sens de lhistoire, mais
cest comme a donc, on a limpression dtre trs trahi par la France. 1553
Un aspect relev dailleurs par le dput Christian Kert, lors du dbat lAssemble nationale
portant sur le texte devant mener une reconnaissance du rle de la France et des Franais en
Algrie notamment. Ainsi affirme-t-il que, lors du renouvellement d'un passeport, est
dsormais inscrite, aprs la mention de leur lieu de naissance, sur le territoire des anciens
dpartements franais d'Algrie, la mention DZA , abrviation de l'Algrie dans la
nomenclature aronautique internationale. Au-del de son caractre symbolique, une telle
mention pose des problmes lors des dplacements l'tranger. A cet gard, M. le ministre de
l'intrieur m'indiquait le 1er fvrier vouloir dgager sous peu une solution qui donnera
satisfaction aux personnes concernes.
A plusieurs reprises, cette incomprhension administrative sera dailleurs releve par des
parlementaires, se faisant ainsi le relais des difficults des Franais dAlgrie, du fait de la
douloureuse remise en cause de leur identit et de sa lgitimit. Ainsi, en septembre 1996, M.
Pierre-Andr Wiltzer rappellera au ministre du travail les difficults particulires que
rencontrent les rapatris d'Algrie pour la constitution de leur dossier de retraite. Il apparat
assez souvent que les services chargs de l'instruction des dossiers la Caisse nationale
d'assurance vieillesse des travailleurs salaris exigent systmatiquement des formulaires
complexes et des justificatifs que les rapatries d'Algrie ne sont pas toujours en mesure de
produire lorsqu'ils portent prcisment sur une priode durant laquelle les archives ont t
dtruites. Par ailleurs, sur le numro d'immatriculation de leur carte d'assur social, le chiffre
correspondant au dpartement de naissance des rapatris d'Algrie est identique celui des
personnes nes hors du territoire franais, ce qui explique qu'ils aient justifier de leur
nationalit franaise, mesure qu'ils considrent juste titre comme extrmement vexatoire.
Aussi, considrant que l'histoire de notre pays nous fait un devoir de faire preuve de justice et
de prvenance envers les rapatris d'Algrie, il lui demande de prendre toutes dispositions
auprs de l'administration et des services de la CNAVTS pour qu'ils n'aient pas le sentiment,
1553

Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741


484

au moment de faire valoir leur droit la retraite, d'tre des citoyens de seconde catgorie. 1554
Trs au fait de ce que la France offre dautres et de ce quelle leur refuse, les Pieds-Noirs
nhsitent pas, pour slever contre ce quils considrent comme une injustice flagrante faite
par le pays ses propres citoyens, citer en exemple les projets communautaires dans
lesquels il sest engag. Ainsi, le CLAN prcise-t-il dans sa plateforme de revendications :
nous sommes conscients des menaces qui psent sur notre projet et sommes contraints de
constater que le Mmorial la Kanaquie, prs de trois fois plus coteux, financ
intgralement par lEtat qui sest engag en assumer galement les frais de fonctionnement,
a quant lui t ralis en seulement quatre annes et inaugur en 1998 en Nouvelle
Caldonie par le Chef du Gouvernement, lequel a cru devoir, cette occasion, reconnatre la
ralit du prjudice port nagure par la colonisation la culture kanaque 1555.
Cela pose problme, notamment pour le projet du Mmorial de la francophonie et de la
France doutre-mer, au centre dun des dbats les plus vifs qui puissent exister aujourdhui
entre les Franais dAlgrie et les pouvoirs publics, et entre les premiers eux-mmes. Cest ce
que tente dexpliquer Matre Roland Blanquer, Prsident de lassociation CAPFA1556 :
On a dcid de raliser ce mmorial l'intrieur d'un complexe euro-mditerrane
qui doit voir le jour, si tout va bien, en 2007 (...) Alors, on a pens intgrer notre
mmorial, puisqu'il faut l'appeler par ce nom, l'intrieur de ce centre, mais
attention, ce centre euro-mditerrane... on n'appellera plus a le mmorial mais
l'institut de la France d'Outre-mer et de la francophonie(...) on a attendu 18 ans il ne
s'est rien pass, maintenant on nous promet quelque chose dans 7 ans, qui n'est pas du
tout ce que nous voulons.(...) ce que nous voulons c'est un endroit qui soit le ntre et
non pas un Institut de la francophonie o nous ne serons qu'une partie tout fait
minime. 1557
Lincomprhension qui semble demeurer rend dailleurs la tche du Prfet Dlgu aux
Rapatris Louis Monchovet, particulirement difficile, qui prcise quels taient les objectifs
des pouvoirs publics, et quels taient les dsaccords avec les Franais dAlgrie sur ce point :
Vous avez ce qu'on appelle le Mmorial de la France d'Outre-Mer (...) a fait plus
de vingt ans qu'on en parle et on n'en voit pas le bout (...) la francophonie, ils s'en
1554

Question publie au Journal Officiel du 16 septembre 1996, p. 4903


Plateforme de revendications du CLANr, Annexes, p. 875
1556
Cercle des Anciennes Provinces Franaises dAlgrie
1557
Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875
1555

485

tamponnent, alors que s'il y a eu francophonie, c'est parce qu'il y a eu expatris (...)
mais bon... ce qu'ils veulent c'est des ppettes. Donc, l'Institut de la France d'OutreMer et de la Francophonie ils s'en foutent, enfin surtout lorsqu'on le rebaptise comme
a.(...) ils veulent le mmorial de l'Algrie franaise, la limite, entre parenthses, de
l'organisation de l'arme secrte... donc, a c'est... pas question de a. Parce que bien
sr, on ne va pas occulter, on ne va pas nier, on va pas dire il ne s'est rien pass .
On ne va pas le cacher, pas question. Mais aussi, il faut se projeter dans l'avenir. 1558

Robert G. tente une autre explication :


Je dis de la France doutre-mer et de la francophonie alors a gne souvent certains
rapatris mais cest au nom de la francophonie quil y a eu une uvre de colonisation
(...) donc a il faut la rassembler dans un muse doutre-mer (...) ce nest pas un
muse de lAlgrie, cest un muse de luvre franaise de loutre-mer qui est
important 1559
Illgitimes, les Pieds-Noirs le sont aussi dans la ralit de leur drame et de leur douleur. Nis
dans leur traumatisme, privs de la reconnaissance dune dimension essentielle leur identit
collective, ils rpondent par une cristallisation identitaire et mmorielle, trop souvent
interprte comme de la nostalgie et de lamertumes dplaces, quand ils manifestent la
souffrance dun deuil qui ne sest fait que trop attendre, et dont ils considrent quil leur a t
comme interdit , comme le rappelle Herv H. :
Cest vrai que les Pieds-Noirs, comme je disais Jolle et dautres je dis on
leur a interdit de faire leur deuil . () a cest dramatique pour un pays, parce que
cest des bombes retardement. 1560
Pour Jean-Marc L. :
Cest comme un deuil. Si vous nentendez pas le pardon, vous narriverez pas faire
le deuil. 1561
Pierrette G. va encore plus loin :
1558

Entretien Louis Monchovet, Annexes, p. 243


Entretien Robert G., Annexes, p. 256
1560
Entretien Herv H., Annexes, p. 454
1561
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
1559

486

Le travail de deuil ne peut pas se faire. Il ne peut pas se faire. Moi, jeje me rends
compte que cest trop lourd parce que on a t beaucoup trop injuste et je
chercherais un mot plus quinjuste quand mme. Cest autre chose. Parce que aprs
les quarante ans il y a eu lanniversaire des quarante ans, lanne de lAlgrie
etcetera moi, jai eu limpression, par toutes les ngations quon dit quen fait on
est quon nous assassine une deuxime fois. 1562
Lorsque les Juifs de la diaspora et les Noirs amricains se sont constitus en acteurs, cest
partir dune exprience de victimes et en combinant leur mmoire collective, leurs demandes
culturelles et leur existence publique. La force de leur mobilisation rcente rside dans ce que
leur statut de victime historique est incontestable. Dans dautres cas, le renversement de la
disqualification se rvle plus difficile encore. Il en va ainsi, notamment, lorsqu lvocation
de la violence subie, il est dlicat, pour le groupe, dadjoindre une image relativement
cohrente de victime. Cest le cas de la guerre dAlgrie et de la faon dont les survivants et
leurs descendants en portent la mmoire (). Dans son livre, Transfert dune mmoire,
Benjamin Stora montre quil a fallu attendre les annes 90 pour que le souvenir de cette
guerre refasse surface, et que le mur du silence se fissure. 1563. La faon dont on traite
aujourdhui en France le problme des rfugis de toute sorte entretient ce sentiment que lon
nie cette douleur propre aux Pieds-Noirs, encore moins considrs que les trangers,
comme si tout devait concorder pour ne jamais permettre la srnit. Benjamin Stora affirme
ainsi que propos de lexode des rfugis du Kosovo, Jean-Marie Le Pen demande que lon
ne sapitoie pas trop sur leur sort, rappelant que les hommes politiques franais ne staient
pas montrs aussi intresss... par lexode des rapatris dAlgrie en 1962 ! 1564. Et lon
notera dailleurs la raction de Michel Lagrot, membre du Comit de Surveillance du Cercle
Algrianiste (organisation, rappelons-le, strictement culturelle), qui sadresse au directeur de
journal Le Figaro : Les vnements du Kosovo ont largement rempli vos colonnes ces
temps derniers et vous vous tes fait l'cho des drames crs par la suppose puration
ethnique des Serbes, l'exode, les exactions etc

vous avez expos galement l'action

humanitaire d'innombrables organismes, les larmes de crocodile des hommes politiques


responsables, la solidarit internationale et surtout celle des Franais. () Il y a 37 ans ()
les Franais d'Algrie taient pousss la mer par l'puration ethnique du FLN l'poque, on
1562

Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528


Michel Wieviorka, La diffrence, op. cit., p. 177
1564
Ibid, p. 14
1563

487

disait plus simplement la valise ou le cercueil, (). Les conditions de cet exode valaient
largement celles des Kosovars : les attentats meurtriers sur la route, les enfants morts de
dshydratation, les viols et les pillages, etc..., ils les ont connus Mais pour eux, pas de
solidarit nationale : partis de chez eux les fusils dans le dos, ils ont dbarqu en France les
pistolets des CRS et gendarmes sur le ventre, pas de transports spciaux (ils avaient tous d
payer leur passage de leurs deniers) pas de famille d'accueil, pas ou presque pas d'indemnit
de subsistance, pas de logement, pas de Kouchner ni d'ONG... mais des campagnes de presse
hostiles, les brimades administratives, l'arbitraire policier, l'hostilit des populations, le
Ministre de l'Intrieur en personne dclarant l'Assemble Nationale qu'il fallait les pendre,
les fusiller, les rejeter la mer.. le sordide pouss jusqu' leur faire payer des droits de douane
sur le peu de mobilier qu'ils avaient pu ramener... Mais ceux-l, bien sr, n'taient que des
Franais. 1565
Et Matre Roland Blanquer dajouter :
Nous avons vu (...) la France accueillir grand renfort de publicit et de
mdiatisation les rfugis du monde entier (...)Rappelez-vous il y a deux ans encore,
cet lan national en faveur du Kosovo... des rfugis du Kosovo. Comment ne pas
rapprocher ces gestes, dont par ailleurs nous sommes solidaires, de la manire dont
nous avons t nous-mme reus.1566
La plupart des pieds-noirs () ont vcu et vivent encore, pour certains, dans un sentiment
dabandon (). Sans doute ce sentiment a-t-il aussi perdur en labsence de reconnaissance
sociale du deuil quils avaient accomplir. Aucun rituel, aucune crmonie, aucun discours ne
sont venus marquer de manire solennelle la rupture et la perte, autant de gestes essentiels
dans lassimilation active de tels vnements et dans leffectuation constructive du travail de
deuil. 1567 Ainsi que le rappelle dailleurs Pascale S. :
Si on voulait essayer de faire un trait psychologique commun moi, je vais pouvoir
vous parler surtout en termes de psychologie cest la souffrance de ne pas tre
reconnu dans sa souffrance, dans tout ce quon a subi. () Cest peut-tre a le trait
commun, cest--dire que ce jour, il na toujours pas t reconnu les souffrances qui
relvent de la victimologie, les conditions traumatiques de cet exode, et la faon
injuste dont ces gens ont t traits, et encore aujourdhui. Et tant que alors, bon, on
peut parler aussi de la question des disparus, par exemple, parce quil y a encore des
1565

Texte provenant du site de soutien au journal Pieds-noirs dhier et daujourdhui :


www.piedsnoirs-aujourdhui.com
1566
Propos recueillis lors du Congrs du CLANr, Annexes, p. 875
1567
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 421
488

questions il y a encore des questions qui, sur un plan juridique, relvent de la


justice 1568
Suivant une dmarche de renforcement de la visibilit du drame, de sa ralit, Christian S.
utilise lui aussi des termes forts :
On a vcu le vote lAssemble Nationale, pour le 19 mars, qui quand mme
occultait eh ben tout ce qui sest pass aprs, donc le gnocide pied-noir et harki,
lexode de plus dun million et demi de personnes etcetera. Donc, a ctait
inconcevable. 1569
Sagit-il pour lui simplement dattirer lattention sur la situation des Franais dAlgrie et sur
les difficults, matrielles et psychologiques, quils sont encore nombreux vivre, en utilisant
un vocabulaire interpellant ? Ou entend-il rellement comparer lexode des Franais dAlgrie
et les attaques dont ils ont t les victimes aux situations de gnocides qui servent
aujourdhui, malheureusement, de points de repre de linhumanit et de la souffrance ? Le
besoin de visibilit et de reconnaissance quexpriment depuis toujours les Pieds-Noirs peut
parfois emprunter des chemins tortueux.
Illgitimes enfin, les Pieds-Noirs le sont dans leur expression, et dans les moyens dont ils
disposent pour communiquer sur leur histoire, leur drame, mais aussi leur culture, au regard
de ce qui est allou dautres communauts. Nous aurons loccasion de nous attarder sur ce
point lorsque nous nous intresserons au cas du Parti Pied-Noir. Toutefois, ce refus dune
expression communautaire lgitime se fait sentir, mme en dehors de cette organisation,
comme le rappelle Jean-Marc L. :
Comment se fait-il que nous nayons pas encore de radio, comme Alain Y. le dit ?
Et sans tre xnophobe, parce que, a y est, ds quon parle de a on est raciste.
Mais, le nombre de radios juives, le nombre de radios musulmanes, quil y a dans
chaque ville, dans chaque rgion, dans chaque dpartement, et nous ? Non, zro. On
ne veut pas nous la donner. On ne veut pas. Donc, moi, je suis le seul magazine. Jai
coul deux fois, et je repars chaque fois, parce que je ne veux pas leur faire ce
cadeau. Et donc, l, je suis reparti depuis un mois, aprs une interruption dun an et
demi, et l je repars, et l cest vrai regardez le courrier de deux jours. Tous avec
1568
1569

Entretien Pascale S., Annexes, p. 849


Entretien Christian S., Annexes, p.
489

les chques dabonnement etcetera. Donc, les pieds-noirs veulent veulent un mdia.
Bon, nous avons un mdia crit, eh ben on va sen contenter 1570
Alain Y. prend dailleurs lexemple de la communaut antillaise :
Moi jai vu mes amis antillais l je parle le musicien quand en 81, Mitterrand a
dcid cette bande de frquence pour les radios, moi jai vu cette communaut qui
tait inexistante en France je dis bien inexistante grce une radio, les
mtropoles les mtropolitains parce que aussi, ils parlent comme nous hein,
puisque cest la France doutre-mer, alors eux parler des Franais, cest les
mtropolitains hein alors, pour les mtropolitains ben ils se sont faits ils se sont
faits connatre au travers dune radio, et aujourdhui, on sait ce que cest le
mouvement antillais. Tout le monde alors, a a incit plein de choses bien
videmment 1571
De mme pour Christian S., Prsident du PPN, se fait dailleurs lcho de grandes difficults
dobtenir une frquence, et de labsence de reconnaissance dun droit lgitime sexprimer en
tant que communaut qui en dcoule:
Moi jai rencontr il y a quelques temps un responsable dune association dune
radio pied-noire Lyon. Je sais pas sil est bas Lyon, mais enfin je lavais vu
Lyon ce sont vritablement des pionniers. Ce sont des artisans hein. Il y en a une
autre, je sais pas si elle existe encore, dans le Var ils font a avec des bouts de
ficelle. Pourquoi ? Ben parce que chaque fois quils demandent une autorisation, elle
est de diffusion, elle est refuse. Donc, ils nont pas de soutien. 1572
Pour Jean-Pierre R. :
On a demand avoir une radio il y a des radios beurs, il y a des radios juives, il
y a des radios armniennes, il a des radios portugaises. On reprsente quand mme,
en communaut, un peu plus que la communaut portugaise Paris ou autre mais,
on na pas le droit avoir de radio ou donc, cest comme a. 1573

1570

Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285


Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
1572
Entretien Christian S., Annexes, p.
1573
Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
1571

490

Pour Alain Y., initiateur malheureux du projet dune radio pied-noire, cet outil de
communication aurait t permis de faire le lien la fois entre les Pieds-Noirs et les
mtropolitains, et entre les Pieds-Noirs et leurs enfants, comme un mode de transmission :
Cette radio elle avait elle avait une importance mes yeux ctait lavenir,
parce que sur les 21 animateurs, la moyenne dge tait de 20 21 ans, et ils taient
pas tous pieds-noirs hein mais simplement, bon, ils avaient a leur faisait
plaisir.1574
Au cur de la communaut nationale, les Pieds-Noirs semblent vivre une situation de
permanente illgitimit, obligs quils sont de devoir justifier de leur francit , eux qui
affirment navoir jamais connu au cours de leur existence quun sol franais ; obligs quils
sont galement de supporter le dni de leur drame et de la souffrance qui en a dcoul ;
obligs quils sont, enfin, de supporter une mise lcart en tant que communaut porteuse
dune identit particulire, quand la France reconnat et accompagne lexpression de
diffrences de tous ordres. Irrmdiablement associs une erreur coloniale franaise, une
obstination civilisatrice, un embourbement dans une guerre inutile et injustifie, ils
demeurent, encore aujourdhui, le symbole vivant dune poque qui, ds quelle est aborde,
suscite des polmiques parfois trs violentes.
Lattention dont ils considrent avoir t privs, depuis leur arrive sur le sol mtropolitain,
jusqu une poque rcente, na pas eu leffet escompt : que les Pieds-Noirs se fondent
dans la masse franaise et que lon nentende plus parler de ces colons racistes et rancuniers.
Au contraire, les incomprhensions quotidiennes auxquelles ils doivent encore faire face, les
incertitudes quant leur vritable statut au sein mme de la communaut nationale sous le
prtexte que la priode historique qui le leur a accord est conteste-, les gestes lgard
dautres communauts, quils considrent parfois eux-mmes comme moins ncessiteuses ,
de la part de lEtat, sont autant dlment qui participent, au jour le jour, dune cristallisation
de cette identit de Pieds-Noirs, finalement refuse. Dans ce contexte, il leur semble
finalement que lEtat franais dcie, arbitrairement , quelles sont les communauts, quelles
sont les identits particulires qui peuvent tre lgitimes dans leur existence, et se voir
accorder des droits particuliers. Les Pieds-Noirs nen font pas partie. Leur reconnatre une
existence et un drame rels, leur autoriser une expression propre, reviendrait changer de
regard sur lAlgrie franaise, admettre sa ralit, dresponsabiliser les Pieds-Noirs de

1574

Entretien Alain Y., Annexes, p. 362


491

sa cration, de ses drives et de sa fin tragique. Or, aujourdhui, ils restent encore le meilleur
expiatoire de la priode coloniale de la France.
Ce qui fait la valeur du pass, cest quil est cens renforcer les individus dans leur vie
prsente et future. 1575 Comment, ds lors, les Pieds-Noirs peuvent-ils envisager leur avenir
dans un pays dont ils sont nombreux considrer quil renie tout simplement la ralit de leur
pass, les consquences sur leur groupe des implications de la France puis de son abandon de
lAlgrie franaise ? Comment envisager un avenir dans un pays qui se refuse considrer
comme lgitime une souffrance qui traverse pourtant le groupe depuis plus de quarante ans ?
Comment, renis dans leur pass, associs, malgr eux des dcisions politiques qui font
aujourdhui lunanimit contre elles, seuls dfenseurs dune poque et dun pays rigs en un
paradis perdu auquel ils se rfrent encore comment peuvent-ils regarder vers lavenir en
tant priv de leur pass ? Peut-on envisager un futur une communaut dont un des
fondements se voit en permanence, dnigr ?
En labsence de prise en compte de leur pass au sein de la mmoire nationale, et, plus loin,
de lhistoire nationale, les Pieds-Noirs en demeurent les seuls supports . Ils sont la fois le
territoire de leur communaut en mme temps que sa mmoire. Avec la disparition
irrmdiable de ceux qui ont connu lAlgrie, qui ont souffert de sa perte, et qui gardaient, en
mmoire, un pass mythifi, quelle volution la communaut peut-elle envisager ? Une
transmission de cette identit particulire est-elle envisageable ? Comment envisager une
survie, voire mme, une prennisation ?

III- Evolution, transmission, conversion


Malgr le temps qui sest coul depuis la fin de la guerre dAlgrie qui, en mme
temps quelle librait la France dune colonie encombrante, bouillonnante et qui constituait,
pour les ambitions du Gnral de Gaulle, un handicap sur la scne internationale, a aussi
scell le destin dramatique des Pieds-noirs, rsistent encore dimportantes douleurs et de si
nombreux non-dits. Parce que mconnu, reni, dlgitim, le pass des Pieds-Noirs, dont ils
portent eux seuls de lentire mmoire tend, finalement, seffacer au fur et mesure que
les individus qui composent la communaut disparaissent. Se pose pour eux, et parfois dans
1575

Saffilier , p. 264
492

une certaine angoisse, la question de la transmission dune identit particulire, marque au


fer rouge de la ngation de son pass. En effet, le dsaveu explicite et loubli dans lesquels
lhistoire des pieds-noirs, dsormais couverts dun opprobre rtrospectif, avait t
brusquement prcipite [ accrot ] la difficult des parents lguer un pass devenu illgitime.
() Comment transmettre ses enfants une histoire qui [ veille ] dans la socit des
sentiments ambivalents et [ suscite ] une identit ambigu ? On [ dit ] aux enfants de piedsnoirs que leurs parents [ nont ] jamais eu leur place en Algrie. Dans le mme temps, en
jugeant les parents arabiss, on leur [ signifie ] quils ntaient pas non plus tout fait chez
eux en France. Cest cette socit encore qui leur apprit combien la perte qui avait marqu
lexistence de leurs ascendants, refoule de lhistoire officielle, ntait pas un malheur licite.
Leur cause tait devenue irrecevable et donc indfendable. Cela conduisit nombre dentre eux
vivre dans le secret et la honte, sinon le rejet dun tel hritage, pourtant partiellement
constitutif de leur identit. Ils furent () contraints de soutenir la position ambigu et
paradoxale dans laquelle les avait mis lHistoire : partags entre la fidlit des ascendants
disgracis, dont ils taient prsent les seuls dpositaires, et lintgration dans une socit
daccueil rprouvant ou occultant de sa mmoire officielle ces mmes ascendants dont la
prsence venait rappeler de manire importune son pass colonial. 1576
Si lon admet avec M. Halbwachs que la mmoire collective ne peut avoir pour cadre et
support quun groupe dot dune relative autonomie et capable de faire vivre cette mmoire
au prsent, on voit difficilement comment les gnrations suivantes peuvent ici sinscrire dans
une continuit de lexil et de la perte. 1577 Pour les Pieds-Noirs se pose donc le problme de la
transmission dune identit particulire aux gnrations suivantes, partags quils sont entre la
ncessit de ne pas laisser leur pass et leur douleur non reconnus dans loubli, et la volont
de ne pas imposer leurs enfants une douleur dont ils ont parfois t les tmoins mais qui,
dans leurs chairs, telles quelle est vcue par leurs parents, leur est inconnue. Trop empreinte
du malheur vcu, lidentit pied-noire est-elle transmissible ? Les Pieds-Noirs peuvent-ils
oublier pour survivre ?
Comme le prcise Anne Muxel, loubli, en mme temps quil reprsente la contrefaon de
lide de mmoire, son aporie, en autorise simultanment la possibilit dlaboration et
dnonciation. La mmoire doit dune certaine faon oublier pour rester vivante, pour
1576
1577

Ibid, p. 8-9
Ibid, p. 429
493

perdurer dans le prsent et y pourvoir du sens. Loubli permet ainsi la transmission. Il opre
comme un contrebandier de la mmoire , pour reprendre lexpression de Jacques Hassoun,
un contrebandier qui organiserait un commerce des pleins et des vides au sein de toute une
biographie, des lis et des dlis, des dits et des non-dits, des loyauts durables et des
obstinations en clipse, qui font la transmission entre les gnrations. 1578
Ainsi, loubli se construit () pour lutter contre lalination de la mmoire, sans doute aussi
pour en effacer les blessures. Il est surtout impossible de vivre sans oublier crit
Nietzsche, affirmant ainsi la possibilit dun oubli crateur, dun oubli permettant de survivre
et de progresser dans le prsent. Loubli apprivoise. Il permet lacceptation dune existence
rendue supportable car tronque de ce qui fait souffrance. 1579
Dans ce contexte de contestation presque permanente de la lgitimit de leur histoire, de leur
drame, et donc de leur identit, les Pieds-Noirs entretiennent avec leur pass un rapport
complexe, partags entre une forme de fidlit leurs aeux et leurs racines dnies, et une
volont de transmettre aux plus jeunes une identit qui ne constitue pour ces derniers ni une
entrave ni un handicap. Face une France sourde, depuis toujours, leurs attentes, leurs
esprances, et leurs revendications, en terme de reconnaissance de la communaut dans
toutes ses dimensions, historique, culturelle, motionnelle, les Pieds-Noirs doivent-ils se
rsigner et admettre quils nauront t, jusqu a disparition du dernier dentre eux, quune
erreur de lhistoire ? Un non-dit ? Une illusion ? De nouvelles initiatives, comme celle du
Parti Pied-Noir, organisation jeune et active, laissent penser que certains dentre eux disposent
encore de ressources et dides pour faire voluer la cause pied-noire, au-del, peut-tre,
des Pieds-Noirs eux-mmes.

A)Face la contestation, que faire de son pass ?


Peut-tre plus que pour tout autre groupe, le pass constitue pour les Pieds-Noirs un
lment indispensable leur communaut, essentiel leur identit collective. Paradoxalement,
cest aprs leur arrachement de la terre qui a donn naissance leur groupe, quils ont pris
conscience de ce quils constituaient une communaut et quils en ont permis, en quelque
sorte, lmergence en tant que telle. Ralisant lanciennet inconsciente de cette
1578
1579

Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, op. cit., p. 22


Ibid, p. 28
494

dimension collective, ils ont entrepris de sy rfrer, de se la rapproprier, et parfois mme de


se prsenter en acteurs dvnements survenus trs tt dans lhistoire de lAlgrie, ou, en tout
cas, de se faire les fidles relais de leurs anctres. Il sagissait pour eux de doter leur
communaut dune assise historique la plus ancienne possible, et donc, pensent-ils, dune
lgitimit plus grande tre reconnue en tant que communaut en France.
Or, en France, nous lavons vu, les Pieds-Noirs, leur histoire, leur drame, leur besoin de
reconnaissance, ne disposent daucune place ni daucune attention. Dnis dans la lgitimit
de leur rapport lAlgrie, les Pieds-Noirs gardent en eux la conscience dune amarre. 1580
Quelles que soient les contestations quant lAlgrie franaise perue comme une illusion, les
Pieds-Noirs sont bel et bien de quelque part , ce quelque part que la France ne veut pas
voir, ne veut pas admettre. Ce quelque part qui porte en lui leurs racines ignores, mais
pourtant bien relles ; un quelque part qui les dfinit et dont ils sont privs. Ds lors, le
rapport que les Pieds-Noirs sont amens entretenir avec, leur amarre, avec leurs racines, est
galement particulirement douloureux, parce que, comme le dit la France, ils sont
illgitimement attachs une terre et un pass.
Alors que le temps fait son uvre, et que les Pieds-Noirs disparaissent, alors queux-mmes
rencontrent toujours dimportantes difficults quant lacceptation par leur patrie de leur
existence, de leur identit collective, de la ralit et de la lgitimit de leur ancrage historique
et gographique, comment peuvent-ils envisager une ventuelle transmission leurs enfants et
petits-enfants ? Faut-il faire abstraction de la douleur, pourtant fondement de lidentit piednoire ? Faut tout simplement tourner la page ? Certains, prouvant le besoin de donner la
parole leur mmoire, dcideront parfois de lcrire ou de la raconter, pour qui voudra bien
lentendre, et, finalement, peut-tre dabord pour eux-mmes.

Les racines en question


Pour Simone Weil, lenracinement est peut-tre le besoin le plus important et le plus
mconnu de lme humaine. Cest un des plus difficiles dfinir. Un tre humain a une racine
par sa participation relle, active et naturelle lexistence dune collectivit qui conserve
vivants certains trsors du pass et certains pressentiments. Participation naturelle, cest--dire

1580

Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, op. cit.


495

amene automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, lentourage 1581. Pourtant,


elle rajoute que cest lEtat [ qui ] a consacr le saccage de lenracinement parce quil sest
rig en seul dtenteur de limmortalit aprs avoir radiqu les anciennes appartenances
religieuses, culturelles, linguistiques et sociales. 1582 En ces temps de rveil des
enracinements, et dexpression des particularismes, comment les Pieds-Noirs ne verraient-ils
pas, navement, une chance de se voir admis dans leur diffrence ?
Rien nest simple pour les Pieds-Noirs pour qui, arrachs leur terre, leurs morts, privs du
souvenir lgitime dune Algrie que lon a maintes fois prsente comme franaise, extraits
dune fausse ralit, ces racines reprsentent la fois lancrage ncessaire une terre et son
histoire indispensable toute identit- en mme temps que la douleur de ne pouvoir
vritablement les rejoindre .
Etre enracin, cest avoir porte de main des lments divers et familiers qui permettent
lindividu de construire son identit. Dautre part, avoir des racines, cest sinscrire dans une
continuit, une permanence ou une tradition. () Etre enracin, cest davantage quune
question de territoire, un problme de dure et de rapport au temps. Etre enracin, cest avoir
disposition un ensemble de paysages, une culture, une intgrale potique porte de
main , pour reprendre la belle expression de Denis Tillinac ; cest prouver le pressentiment
non pas du temps qui passe mais du temps qui dpasse. Cest dailleurs ce qui fait de
lenracinement un principe spirituel 1583. Et cest, selon nous, cette volont de
dpasser la dure de leur unique existence marque par lincomprhension et la douleur-,
la volont de sinscrire dans un temps long, dans la permanence dune communaut et dune
identit, que manifestent nombre de Pieds-Noirs, une volont dautant plus forte que,
prcisment, ces racines leurs sont dnies, dlgitimes. Ainsi, ce dsir de senraciner est
m par des motifs identitaires, mais traduit aussi () laspiration chapper la finitude de
lexistence. 1584
Comme laffirme Jol Candau, tout en faonnant son rapport soi et au monde, lhomme
doit affronter deux vrits quil a du mal supporter : 1/ Il mourra ; 2/ Il sera oubli. Toutes

1581

Id, p. 64
Robert Grossman et Franois Miclo, La Rpublique minoritaire, op. cit., p. 67
1583
Ibid, p. 65-66
1584
Ibid, p. 266
1582

496

deux signifient la destruction de son identit. 1585 Ainsi, pour navoir pas t que des
individus nayant constitu quune illusion historique, sans lgitimit, sans attache, sans
racines et sans traces, nombreux sont ceux qui, prenant conscience de ces deux vrits, et, au
fur et mesure quils sen rapprochent, cherchent attnuer lphmre de leur vie en la
rattachant un plus grand ensemble, une existence collective qui dpasse leur seule
existence. Un besoin, une ncessit peut-tre dautant plus exacerbs chez les Pieds-Noirs que
ces racines, dans leur dimension proprement physique, demeurent intouchables , alors
mme quils vivent encore le sol algrien dans leurs corps, et que le sol algrien porte en lui
les corps de leurs aeux. Ils sont comme confronts une impossibilit de refaire le lien avec
ces racines quils revendiquent, dont ils ont besoin, mais avec lesquelles ils ne peuvent tre,
librement et lgitimement, en contact. En effet, avec le thme des racines qui traverse le
questionnement de chaque Pied-Noir sur sa propre histoire, et mme chez ceux qui affirment
avoir tourn la page, se pose le problme dun retour, ponctuel, sur le sol algrien. Toucher du
doigt ses racines, savoir que lon vient de ce quelque part inconnu et illusoire, revoir sa
terre natale. Refaire le tour de sa maison. Pousser la porte de son ancienne cole. Dsir
lgitime de revoir les lieux o lon a grandi, projet en partie sa vie, vcu parmi sa famille et
ses amis. Envie lancinante, qui vous assaille certains jours, mais quon refoule avec violence
comme un tabou. Pour les pieds-noirs, la relation au terroir est une dchirure : difficile ralit
que dtre n dans un pays qui nexiste plus. Le sol natal est devenu une terre
trangre. LAuvergnat ou le Breton qui vit Paris rend visite sa famille dans sa rgion,
honore ses morts, fait dcouvrir les lieux de sa jeunesse ses enfants. Pour lui, le terroir est
loign, il en souffre, mais il existe quelques heurs de voiture ou de train. () On reconnat
des visages et on y est reconnu : en un mot, on existe, on a sa place et lon retrouve chaque
pas des preuves et des tmoins de son propre pass, mme dans un monde en constante
mutation. Les pieds-noirs, eux, souffrent de devoir aller ltranger pour revoir ce qui nest
mme plus leur chez-eux. 1586
Jean C. rappelle ainsi :
Je nai pas la chance comme tous les autres qui changent de pays mais qui peuvent
retourner, chez eux, dans leurs pays dorigine voir les lieux o ils ont vcu petits et
malheureusement, pour nous, je pense que pour un temps encore indtermin, a ne
sera pas possible. 1587
1585

Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit., p. 197-198


Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 133
1587
Entretien Jean C., Annexes, p. 1
1586

497

Jean-Pierre F. raconte aussi :


Je lai vcu avec des amis franais, ils ont tous eu le besoin de retourner, de revoir
leur maison de famille quand elle existait, je crois quon est tous attach ses racines
que ce soit Lyon, Marseille ou Bordeaux mais l, il y a eu ce drame de cette guerre
dindpendance qui a permis lAlgrie dtre indpendante 1588
Pour Jean-Flix Vallat :
Autant pour les Bretons, les Corses que les Basques ils sont ancrs sur leurs terres,
sur leurs pays, sur leurs rgions, nous, on na plus de rgion, on est parpills... 1589
Pour Alain Y. :
Quand on parle en termes de Corses, ou en termes de Basques, ou en termes de
Catalans, ou en termes de Bretons, ou en termes dAuvergne, on sait o aller tandis
quen termes pieds-noirs on ne sait pas. 1590
Devant la conscience de leur disparition individuelle et collective- prochaine, lurgence de
renouer, presque physiquement, avec une terre algrienne qui porte en elle leur histoire, se fait
de plus en plus forte.En effet, plus ils avancent dans le temps, plus ils prouvent le besoin de
refaire le lien avec des racines qui leur ont t contestes, comme une manire de boucler la
boucle , de se rapprocher de ce qui les constitue vraiment, de savoir do ils viennent, de se
situer dans le monde avant de disparatre.
Ainsi, de nombreux Pieds-Noirs tmoignent en fait dune sorte de volont de sinscrire dans
un temps long, de prendre place dans une gnalogie qui dpasse leur seule existence, et les
rassure ainsi sur la ralit de leur passage . Dans leurs discours, ils cherchent faire entrer
leurs propres vies dans un ensemble qui les dpasse , se rapproprier un pass, la vie de
leurs anciens pour toujours plus lgitimer leur ancrage au sol algrien.
Pour Jean-Pierre F. :
Je crois que cest un peu une manire de retrouver ses racines, son pass, vous savez
quand vous avez pass 40 ans de votre vie dire, je ne peux pas aller chez moi, un bon
jour, vous vous dtes je vais y aller chez moi , cest un phnomne naturel, on a tous
1588

Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54


Entretien Jean-Flix Vallat, Annexes, p. 234
1590
Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
1589

498

envie de voir un endroit et cest ce sentiment que jai qui ne va pas au del dailleurs
parce que oui je voudrais voir la maison mais je ne sais mme pas si je la
reconnatrais 1591
Ce que nous considrons ici comme un phnomne de retour aux racines ne se manifeste
donc pas de faon uniforme, mme si, chez chacun, se fait sentir la fois la conscience de ces
amarres, leur absolue ncessit sur le plan identitaire, et une certaine forme de danger une
impossibilit de les rejoindre. Certains reconnaissent trs ouvertement cette attraction de la
terre algrienne et de lhistoire de la communaut dont elle est porteuse.
Chez dautres, il semble sexprimer, en quelque sorte, en dpit de leur volont de tourner la
page sur une Algrie dont lhistoire mythifie demeurera dans leur mmoire et disparatra
avec eux. Beaucoup dentre eux ont quitt lAlgrie lge adulte et sen sont dabord
dtourns devant lurgence de la situation grer : trouver un emploi, un logement, soccuper
de leurs enfants ou des personnes trs ges. Avant de regarder de nouveau vers leur Algrie,
comme le rappelle Herv M. :
Mes parents nont jamais particip une vie associative pied-noire, ou quelque
chose de ce type, ou le font depuis trs peu de temps. 1592
Chez Marie-Rose, ce rappel de lAlgrie se fait plus brutalement. En effet, si elle affirme
avoir tourn la page sur cette poque, sur cette partie de sa vie, affirmation se voulant
sereine et objective, elle se trouve pourtant vritablement envahie par des motions, des pleurs
et des rvlations involontaires dun attachement rsiduel, lors dune sance avec une
sophrologue :
elle tait derrire moi les mains sur les paules et elle me dit 25 ans alors 25
ans je laisse lAlgrie et je quitte mes parents et jai commenc pleurer, gros
sanglot et je lui dis je nai jamais pleur ... quand je suis partie dAlgrie, je nai
pas pleur, quand mes parents sont rentrs je nai vraiment pas pleur, je ne
comprends pas (...) mais alors ce matin vraiment je me suis effondre 1593
Retourner en Algrie, sinscrire, auprs de leurs morts, refaire le lien avec le sol, et sinscrire
de faon inalinable dans lhistoire : tels sont les besoins que font sentir les Pieds-Noirs alors
1591

Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54


Entretien Herv M., Annexes, p. 641
1593
Entretien Marie-Rose, Annexes, p. 192
1592

499

que la France ne semble toujours pas dcide leur accorder la reconnaissance quils
demandent et que se pose de plus en plus urgemment la question de la survivance de leur
identit particulire et de la mmoire qui la supporte. Lorsque les porteurs de mmoire
disparaissent, cest leur Algrie qui meurt un peu plus, do le besoin exprim par Robert L.
de rejoindre sa terre la disparition de son pre, dont la mmoire avait comme palli , un
temps, la privation du sol :
Je pense que jy suis retourn parce que mon pre tait mort. Mon pre tait de
cette communaut sans territoire, il tait le territoire. Il tait mme pas la mmoire.
Il en parlait trs peu. Enfin, lui, il tait dchir. Enfin, il tait KO, mais il en parlait
pas. Il en parlait pas. Il errait dans les rues la recherche de copains quil trouvait
rgulirement. Il habitait Bziers il allait se balader dans Bziers. Il rentrait le soir
et disait ma mre jai vu untel, untel, untel ! . Il tait tout content. Il tranait la
patrie la semelle de ses chaussures et quand mon pre est mort, je crois que jai eu
besoin de retourner en Algrie. Je ne men suis pas rendu compte tout de suite, mais je
suis presque sr que cest a. Cest vraiment un besoin de retourner. 1594
Pour Jean-Marc L. :
Je reois des dizaines, des centaines de lettres de pauvres gens qui veulent avant de
mourir voir leur cimetire, la tombe de leur pre, de leur mre, de leur frre, de leur
sur. Tout le monde a envie dy retourner. 1595
Pour Pierre A., la question des tombes de Franais dAlgrie encore prsentes de lautre ct
de la Mditerrane est un point certain dachoppement dans lvolution de cette population.
La prsence des morts dans le sol semble agir comme une forme de sdentarisation,
dinscription inamovible et incontestable des Pieds-Noirs, de leur identit et de leur mmoire,
dans le sol algrien. Quitter ce sol qui portait la chair de leurs anctres avait entran, pour
beaucoup, un rel sentiment de dracinement, darrachement. Ainsi, de mme que le dpart
avait t dchirant lorsquil avait fallu les quitter dans la prcipitation, les morts constituent
ces racines algriennes que lon ne peut revoir et manquent pourtant terriblement. Ainsi
affirme-t-il :
Vous savez, je pense que tant quil existera des tombes de Franais en Algrie, dune
certaine manire, les gens seront toujours un peu y aura-t-il 80 ans, ou 50 ans, ou
1594
1595

Entretien Robert L., Annexes, p. 483


Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
500

100 ans, je nen sais rien, mais cest quand mme quelque chose qui est important. Ma
mre tait trs marque par a. Moi, je le suis dj un peu moins, mais pour ma
mre tait trs obsde par le fait quelle ne pouvait pas aller se recueillir sur la
tombe de ses parents a ctait une chose qui tait () pour des gnrations
entires, ctait quand mme quelque chose de trs douloureux. Ctait ressenti
comme tel. Pourquoi est-ce que je nai pas le droit daller me recueillir sur la tombe
de mes parents ? Pourquoi est-ce que je nai pas cette possibilit-l ? je crois que
cest quand mme important 1596
Si la terre algrienne a toujours t la leur, malgr la marque dillgitimit appose par la
mtropole, et, parfois aussi, par lAlgrie, la rejoindre et refaire, avec elle, le lien avec un
pass dni, implique de la toucher de nouveau, de sy inscrire physiquement. Car les racines
des Pieds-Noirs renvoient un espace particulier. Il ne suffit pas de sy rfrer en pense. Il
suffit dautant moins de savoir quelles existent que cette existence mme est dlgitime.
Pour dpasser le dnigrement, pour dpasser labsence de considration et les accusations, les
Pieds-Noirs prouvent ainsi le besoin de retourner sur leur terre, se confirmer leur histoire,
leur prsence, leur passage, leur ralit communautaire.
Mais ce retour est problmatique. Car si pour eux, lAlgrie est une terre dont ils ont t
privs, le pays leur est devenu tranger. LAlgrie daujourdhui nest plus celle quils ont
contribu faire merger. Souvent, la trace de leur passage, sur une terre qui porte pourtant en
son sein les dpouilles de leurs anctres, a t efface, matriellement et intellectuellement.
En Algrie, comme en France, la prsence des Franais dAlgrie est passe sous silence ,
dans les rues comme dans les esprits.
Beaucoup dentre eux souhaitent revoir leur Algrie, retourner prs de 50 ans en arrire et
renouer avec le bonheur perdu, lhistoire entame et non acheve. Comment ds lors faire
face la confirmation de sa disparition dfinitive ? Le dcalage est parfois violent, entre ce
avec quoi ils cherchent renouer, dans leur entreprise dinscription dans un temps long et
dans une gnalogie dj inscrite dans la terre algrienne, et lAlgrie telle quelle est
devenue, un pays tranger, o, bien souvent, toute trace du passage des Franais dAlgrie a
t, sinon efface, en tout cas camoufle . Jean C. raconte ainsi :
Je voulais y retourner encore aujourdhui car tout le monde dit quil veut rechercher
ses racines, ses ancrages, moi jaurais voulu y retourner mais ceux qui y sont alls
1596

Entretien Pierre A., Annexes, p. 439


501

depuis mont dit : tu ne reconnatras plus rien , ils ont ras lglise qui tait dans
mon coin ils ont ras lglise, les lyces. 1597
Les pieds-noirs ont de multiples raisons de ne pas vouloir revoir leur pays. Trop de beaux
souvenirs, trop damour pour une terre qui les a rejets, trop de rancur lgard des
nouveaux propritaires , trop dangoisse aussi retrouver leur pass, confronter les
images, quils ont en eux, la ralit. La curiosit et la nostalgie les tenaillent, et pourtant ils
y rsistent. Ils veulent protger leurs souvenirs, se protger eux-mmes dun choc qui pourrait
menacer leur quilibre prcaire, ne pas dcouvrir une ralit qui leur fait peur. Car le
problme nest pas seulement de revoir les lieux que lon a aims et do lon a t arrach, il
faut aussi affronter le changement (). 1598 Ainsi, des voyages occasionnels ou des rcits
mettent en lumire des altrations du dcor autrefois familier : murs lzards, terres et
plantations labandon, cimetires en ruine, difices disparus ou reconvertis, quartier
rsidentiel mu en dcharge. 1599
Chez certains Pieds-Noirs la privation de lAlgrie, lincomprhension et la rancur face
une dcision politique improbable, labandon dune terre que leurs propres aeux avaient
contribu faire merger et moderniser, tous ces lments participent dun rejet violent de
lAlgrie algrienne. Ren Fa. raconte ainsi :
Si quelquun me demande aujourdhui quest ce que tu penses est-ce que je dois
retourner en Algrie ? pour un voyage ou un truc comme a je dis coutes, tu
fais ce que tu veux. Moi je pense que sous un certain angle, tu as intrt y retourner.
Parce que quand tu vas arriver l-bas et que tu vas voir ce qui reste de lAlgrie que
tu as connue, tu vas dire bon, avec ce que vous en avez fait de ce pays, il
mintresse plus. Il est plus moi alors vous pouvez vous le garder 1600
Pour Monique C. :
Jai un autre couple d'amis qui tait parti aussi... trois couples... j'ai dit vous allez
revenir parce qu'il faut vous... il faut vous comment vous dire vous vacciner...
vous nettoyer , parce que on enjolive beaucoup de choses, et a leur a fait du
bien... 1601
1597

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 135
1599
Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 82-83
1600
Entretien Michle et Ren Fa., Annexes, p. 550
1601
Entretien Monique C., Annexes, p. 85
1598

502

De mme, pour Michel V. :


Ce qui ma le plus fait de la peine quand je suis retourn en Algrie cest... bon ma
maison de la voir, ce nest pas grave... mais surtout les vgtaux, les arbres... les voir
avec 20 ans de plus... les plantes quon avait plantes, tout voir avec 20 ans de plus,
a a t un peu crispant, il y avait des pins, a faisait un peu sauvage, le fait de voir
tout coup... puisquen principe, si vous voulez, lArabe ne cre pas c'est pas dans son
esprit... parce que tous les pays occups par les Arabes sont des dserts parce que la
mentalit de lArabe cest de ne pas voir plus loin que son lendemain en fait donc il ne
plante pas, il profite, il utilise, il nentretient pas, cest dans sa mentalit, cest
normal... c'est "Dieu y pourvoira"... c'est "Inch Allah"... cest quand mme trange
que tous les pays occups par des Arabes soient des dserts... ils le sont devenus parce
quils ne ltaient pas au dpart donc de toutes faons... cest pour a quici, vu la
population qui arrive maintenant, beaucoup de choses se dgradent si vous
voulez. 1602
Un rejet qui rvle, comme souvent chez les Pieds-Noirs, un paradoxe parfois douloureux
rsum par la formule: la France a donn lAlgrie cls en main . Les Algriens ont mis les
Franais dAlgrie dehors. Aujourdhui, ils ne parviennent pas la maintenir en ltat. Ils
nont que ce quils mritent. A ct de cette forme de satisfaction devant les difficults
rencontres par le peuple algrien, demeure galement, chez les Pieds-Noirs, la douleur de
voir leur terre malmene, et ceux quils ont ctoys malheureux. Jean C. raconte ainsi la
raction de son pouse :
Quand elle regarde une mission sur lAlgrie, elle est malade elle et elle ne veut
pas en entendre parler, elle a tir un trait. 1603
De mme, lpouse de Jacky B. raconte le lien tenace qui la rattache une Algrie, porteuse
ineffaable de ses racines, et pourtant aujourdhui si diffrente de celle de sa mmoire :
Mon fils est rest trs pied-noir malgr quil tait jeune, sil y a une mission il la
regarde et souvent il me dit quand on voit maintenant ce quils font et nous on nous
a mis dehors, on a tout perdu ce qui est vrai, on a perdu parce que les grandsparents sont rentrs en catastrophe, mon beau pre avait un restaurant il a laiss a
1602
1603

Entretien Michel V., Annexes, p. 169


Entretien Jean C., Annexes, p. 1
503

pour une misre et je veux dire bon le peu quon avait acquis de lautre ct on la
perdu, donc il garde son me pied-noire, ma fille aussi bon elle est pied-noire dans
sa faon de vivre et de faire mais quand il y a des missions et tout a elle ne regarde
pas et elle nous dit pourquoi vous regardez ? je dis parce que a nous fait
plaisir quand il y a eu Arte il y a 15 jours ils ont montr Alger, ils ont fait un film sur
ce qutait devenue lAlgrie alors jai dit mon mari moi qui voulais aller visiter et
bien jai moins de regret parce que ltat de salet dans lequel a se trouve ()
Quand on voit les missions la tl, ma fille me demande pourquoi vous regardez ?
hier soir, je narrivais pas mendormir parce que tout me revenait ce quils
avaient dit les uns des autres, ma fille me disait pourquoi tu regardes ? cest parce
quon ne pouvait pas sen empcher si il y a une mission 1604
A ct des inconditionnels du refus, on trouve des indcis, ceux qui ont envie dy
retourner mais qui nosent pas ; ceux qui iront, mais un jour , plus tard , on verra
bien ; ceux qui veulent emmener leurs enfants pour quils voient , ou leurs parents pour
quils revoient leur pays avant de mourir Le voyage est pour eux une probabilit dont un
grand nombre dinconnues empchent la ralisation concrte et immdiate. 1605 Herv H.
rappelle ainsi :
Je ny suis pas retourn. Jaurais voulu retourner une fois en jai failli y aller du
Maroc, mais jai que failli. Mais, de France, jy serais bien retourn. Alors l, jtais
prt parce que je suis retourn au Maroc deux fois. Je suis retourn en Tunisie une
fois. Je serais bien all en Algrie, mais maintenant, avec tous les vnements, je nai
pas envie de risquer ma peau et mes proches, mais jy serais bien retourn. Ma sur
a eu la chance dy retourner il y a trs longtemps. 1606
Ou encore pour Jean-Franois C. :
Je ne voulais pas y retourner je ne voulais pas y retourner. Et puis, il y a une
dizaine dannes, une quinzaine dannes, je me suis dit quand mme, je vais
emmener ma femme voir lendroit o jai vcu , pas forcment les villes mais les
paysages etcetera. Et puis, ce moment-l le dsastre a recommenc donc a sest
loign. 1607
1604

Entretien Jacky B. et son pouse, Annexes, p. 149


Danielle Michel-chich, op. cit., p. 138
1606
Entretien Herv H., Annexes, p. 454
1607
Entretien Jean-Franois C., Annexes, p. 506
1605

504

Pour Jean C. :
Non, je ny suis jamais retourn mais je pensais y aller lorsque jaurais pris ma
retraite en me disant : l, jaurai davantage de temps, jaurai un peu plus de
recul , jaurai peut tre dautres choses voir et puis malheureusement, au moment
o jai pris ma retraite, dj, la frquentation de lAlgrie tait devenue trs
difficile. 1608
Finalement, malgr les craintes, aprs quelques annes, le besoin sexprime [ aussi ] de se
confronter la ralit, ncessit de dpasser la souffrance par le constat que ce dont on rve
toujours nexiste plus, que le pass est bien mort, opration de libration , le voyage en
Algrie constitue un moment marquant pour le Pied-Noir qui le fait, une tape dans la
reconstruction permanente de son quilibre, un rpit dans la bousculade des souvenirs et,
souvent un apaisement de la nostalgie maladive dont il souffre depuis 1962 1609. 1610 Ainsi,
par ce retour aux sources invitable selon Alain Vircondelet samorce une rconciliation
avec soi-mme, une sorte de catharsis , qui permettra, mieux que le retour rv vers
lenfance, dexorciser les rancoeurs et les regrets, de pardonner , de se sentir
pardonn. 1611
Sans jamais remettre en cause leur attachement lAlgrie, mais crass sous le poids de
lillgitimit que la France fait peser sur leur relation avec lAlgrie, et donc sur le pass de
leur

communaut,

toujours

fragile

et

conteste,

certains,

prouvant

un

besoin

douloureusement non satisfait de se r-enraciner et de bnficier dun ancrage moins


dnigr et donc plus serein, ont entrepris daller chercher ailleurs ce dont ils sont privs.
Sans doute sagit-il ici dun mouvement rcent, car indniablement li un besoin dont nous
avons montr quil dpendait en grande partie de lavancement en ge, certains Pieds-Noirs
semblent chercher dvelopper un rapport avec des racines dont ils pensent quelles peuvent
apparatre comme plus lgitimes, antrieures leur Algrie.

1608

Entretien Jean C., Annexes, p. 1


Danielle Michel-Chich, cite par Lucienne Martini, Racines de papier. Essai sur
lexpression littraire de lidentit pieds-noirs, op. cit., p. 7
1610
Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 6-7
1611
Ibid, p. 7
1609

505

Selon notre hypothse, envisager de s allger dun strict enracinement algrien,


douloureux parce quillgitime, ce serait galement envisager une potentielle volution de la
communaut vers une identit moins conteste, et donc, une ventuelle prennisation.
Robert L. raconte par exemple :
Avec ma sur on remontait on essayait de remonter larbre gnalogique. On tait
bloqus et on est alls en Alsace o on ne trouvait pas notre grand-mre, pour une
raison vidente, cest quelle est ne en Algrie 1612
Ou encore pour Marie-Rose :
Jai refait larbre gnalogique de mes parents, je suis alle en Corse la mairie du
village et je suis remonte... et finalement il y a des choses quon ne sait pas, cest-dire que mon fameux grand pre qui avait perdu toute sa famille et tout a il tait parti
avec ses parents. 1613
Pour Monique C. :
Je suis franaise, mais par exemple, je vais en Alsace, je suis trs mue d'aller en
Alsace, parce que je dis tiens, j'ai des racines alsaciennes . On est all en Bavire...
le berceau de la famille est de Bavire. Il sont alls de Bavire et s'implanter en Alsace
euh... aprs Napolon, aprs les grands machins de Napolon. Ils ont d partir en
1810-1815, ils se sont installs en Alsace, donc c'tait dj des Allemands, des
Bavarois. Ils ont t faire souche donc en Alsace. Donc, la premire fois que je suis
alle en Alsace... mon grand-pre est de Lorraine hein, il est de prs de Metz... j'tais
mue en disant tiens, c'est le sol de ma famille , et quand je suis alle en Espagne
aussi, quand je vais dans la province d'Alicante ou dans la province de Valence, et
ben, je suis mue parce que je me dis que j'ai des racines... enfin y'a une racine l,
voil, donc, je suis trs mue quand je vais dans ces rgions-l 1614
Enfin, pour Francis :
On nest pas sans terre parce quon a des racines profondes, moi toute ma famille
est espagnole donc on a des racines en Espagne, elles existent ces racines. 1615

1612

Entretien Robert L., Annexes, p. 483


Entretien Marie-Rose, Annexes, p. 192
1614
Entretien Monique C., Annexes, p. 85
1615
Entretien collectif, Annexes, p. 117
1613

506

Ou encore Jean-Pierre F., qui explique que, selon lui, le lien difficile tablir entre les plus
jeunes gnrations et lAlgrie, passe, dans le cas de ses deux filles, par un rapport aux
origines espagnoles, la fois prcdant linstallation en Algrie, et, en mme temps,
caractrisant fortement la population franaise dAlgrie :
Elles parlent espagnol aussi, elles sont trs rattaches la culture espagnole donc
quelque part, a rattache lAlgrie. 1616
Quant Christian E., cest en France quil sest enracin. Comme les autres Pieds-Noirs
prouvent le besoin de renouer avec leurs morts, avec leur pass et leur terre, pour Christian,
cest la prsence de son pre, enterr en mtropole, qui lui signifie son amarre :
Ca nous a beaucoup marqu quand on a achet notre maison dans le Beaujolais.
On avait bon on avait des attaches familiales dans le sud de la France, mais ctait
pas notre monde Montpellier ctait une terre daccueil. Mes parents avaient un
appartement Perpignan, ctait une terre daccueil cest pas nos racines quoi et
tout dun coup ben l aujourdhui, nos racines cest dans le Beaujolais l
aujourdhui, les filles elles se considrent pour elles, la maison que nous avons lbas cest quelque chose elles ny sont pas nes elles ny sont pas elles ny sont
pas nes bon, mon pre est enterr l-bas maintenant. Donc a, probablement, a
fait quelque chose, et cest vrai que cest devenu nos nouvelles racines 1617
Quant Alain G., il rappelle, dans la douleur, la privation de lAlgrie et du pass quelle
porte en elle et ses nouvelles racines, comme offertes par ses morts :
Cest vrai que mes racines, aujourdhui, je vais vous dire, mais je ne vais pas
pleurer cette fois mes racines je les ai trouves ici, Vallauris, parce que mon pre
et mon fils sont enterrs dans le mme cimetire ici. Mon frre est l-haut, mais mon
pre et mon fils sont l. Thierry et son grand-pre sont l. Donc, jai trouv de
nouvelles racines ah, cest vrai que peut-tre quavant de mourir, jaimerais bien
revoir un peu Oran, cette belle promenade quil y a en front de mer, revoir ce port,
revoir ce centre ville, revoir peut-tre lappartement quon habitait avec mes parents,
mais cest tout. 1618

1616

Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54


Entretien Christian E., Annexes, p. 313
1618
Entretien Alain G., Annexes, p. 808
1617

507

La privation de leur terre, lillgitimit de leur identit, limpossibilit de rejoindre, comme ils
le souhaiteraient, leurs racines algriennes essentielles leur identit de Pieds-Noirs- et de
sinscrire ainsi, individuellement comme collectivement, dans une temporalit dpassant le
groupe seul, laisse aux Pieds-Noirs face un terrible sentiment deffacement, de fuite, de
perte irrmdiable. Comme le rappelle ce sujet Janine Altounian, la perte est une donne
anthropologique universelle : ds sa naissance, sans rmission possible et sans espoir de
lapprivoiser, tout tre humain en fait sa compagne oblige (). La manire dont groupes et
individus affrontent la perte nous renseigne toujours sur le jeu de la mmoire et de lidentit
lintrieur de la socit considre (). Dsormais, nous voulons tout embrasser de notre
pass et sans doute prtons-nous davantage attention quautrefois ce qui est perdu. Par ce
fait mme, ne pouvant tout garder, sveille en nous le sentiment de la dispersion, de
lmiettement de ce quil est impossible de saisir dans sa totalit. 1619
Avant davoir tout perdu, avant que ce sentiment dmiettement ne se concrtise, avant que la
mmoire des Pieds-Noirs ne disparaisse irrmdiablement, et avec elle leur identit collective
si dpendante du pass, et, de ce fait, si mconnaissable en France, les Pieds-Noirs avec sans
trop y croire toutefois- en viennent esprer quune transmission, si modeste soit-elle, puisse
avoir lieu, que les plus jeunes gnrations se constituent en nouveau territoire de leur
diffrence, comme eux lavaient fait ds les annes soixante, privs dune terre sous leurs
pieds, mais bien prsente dans leur mmoire.
Comme pour toute communaut ayant, comme les Pieds-Noirs, travers un traumatisme
fondateur -en ce sens quil a fait merger, aux individus, la conscience mme de leur
appartenance commune et de leur identit particulire- mais dni, le rapport au pass, si
essentiel soit-il, des jeunes gnrations savre grandement problmatique. En effet, on peut
comprendre, avec Janine Altounian, ce qui rend lhritage si violent. Le survivant est
lhritier dune histoire illicite, car le traumatisme est mis en uvre et vcu dans le secret,
dans le mensonge et leffacement des traces (), des disparus sans spulture. 1620
La douleur sourde de leurs parents et grands-parents, associe une mconnaissance presque
totale du sol algrien, et une illgitimit chronique exister en tant que Pied-Noir et
revendiquer une telle identit en France, rend la transmission particulirement difficile,
dautant plus qu une transmission ne seffectue qu la condition doctroyer son espace de
1619
1620

Ibid, p. 184-185
Janine Altounian, La survivance, op. cit., p. 186
508

libert et de transformation celui qui la reoit. 1621 Partags entre un attachement indlbile
lAlgrie de leurs aeux, la volont de faire reconnatre leur drame et la lgitimit de leur
souffrance par une France toujours indiffrente, et le dsir inavou- de voir leur identit
prennise, les Pieds-Noirs optent parfois pour une transmission impersonnelle mais
ouverte, indpendante de la reconnaissance de la France.

La transmission est-elle possible ?


La fonction de transmission dsigne laffiliation comme la reconnaissance dune
inscription gnrationnelle dans le temps long dune histoire familiale et comme la volont de
perptuer un certain nombre dattributs caractristiques de cette histoire et dune identit
collective partage. La temporalit dominante de cette fonction de la mmoire est le pass.
Cest le pass que lon veut perptuer. Le temps pass est le rfrent partir duquel est
ngocie la possibilit dune transmission. () Cette forme de mmoire est utilise et
finalise pour retenir, pour fixer, pour ne pas oublier, mais aussi pour retrouver, pour enraciner
et donner un sens une destine originelle. Bien que servant une qute de distinction
personnelle, elle inscrit le sujet dans un nous . La mmoire () a pour terreau une identit
la fois collective et passe, voire rvolue. () Mais si la mmoire est ici oriente par la
volont de perptuer un pass, la transmission linscrit ncessairement, par cette volont
mme, dans la perspective dun temps futur. Le pass ne prend sens que parce quil doit
sinscrire dans le prsent et surtout dans lavenir pour y devenir une ralit concrte et
justifiable. Ainsi, loubli nest pas le contraire de la transmission puisquil autorise, par
des blancs, par les trous quil engendre, le passage dun temps un autre. Il introduit la
possibilit dune transmission vivante, car rapproprie, redfinie et roriente en fonctions
des nouvelles finalits prsentes et futures. 1622
Mais, les Pieds-Noirs, dj marqus par le refus de leur pass, apprhendent, sans pour autant
douter de sa venue prochaine, loubli qui le menace. Parce que la perte de mmoire est ()
une perte didentit 1623, la question de la transmission se pose aux Pieds-Noirs comme un
vritable enjeu, un enjeu qui engage la perptuation ou la disparition dune identit labore,
1621

Ecrire la rupture rinstaure lhritage , p. 146


Ibid, p. 200
1623
Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit., p. 49
1622

509

forge, malmene par lhistoire, mais quils sont parvenus, tant bien que mal, sapproprier et
affirmer. Pour eux, transmettre serait une faon de conjurer le vertige de
lanantissement 1624, de prparer symboliquement [ leur ] propre survie 1625. Ainsi, pour
Herv M. :
Jai tout de mme envie que mes enfants conoivent un peu que ils sont fils de
quelquun qui est n Alger, dpartement dAlger, et donc fils de pied-noir. Enfin,
cette ide que cette identit ne doit pas disparatre avec ma gnration, cest une
question qui se pose elle est tout de mme assez forte en moi. 1626
Et comme le rappelle Renaud Bachy, de la Mission Interministrielle aux Rapatris, se faisant
le relais de propos de Pieds-Noirs et de la souffrance de ne pouvoir transmettre aux plus
jeunes une histoire lgitime :
Jai besoin, pour transmettre mes enfants une image de moi, de ma famille, de ses
antcdents propres quon dise les choses diffremment de ce qui a t dit 1627
Finalement, pour certains, inquiets dun affaiblissement identitaire qui semble incontournable,
peu importe () davoir vcu en Algrie, davoir t rapatri, ou bien mme dtre n en
Algrie pour possder les cartes de lhistoire parallle pied-noir. Etre descendants permet en
quelque sorte davoir t le tmoin direct des vnements, et, de ce fait, de contrer en
toute lgitimit lhistoire officielle. 1628 Ainsi que laffirme Jean-Flix Vallat :
A la limit mme les enfants comme vous, qui sont ns de parents rapatris, qui sont
ns en France. Ils font partie de la communaut rapatrie. ce sont les descendants de
la communaut rapatrie. 1629

Sans doute, cest une menace constante que ressentent les derniers natifs de lAlgrie, une
menace de mort prochaine et certaine de leur identit, et par l mme de leur groupe, sils ne
parviennent pas assurer, chez leurs descendants, cette perptuation de leur mmoire, socle
essentiel et fragile de leur identit. 1630 En effet, laspiration la survie () ne se dit pas,
1624

Saffilier , p. 236
Ibid, p. 238
1626
Entretien Herv M., Annexes, p. 641
1627
Entretien Renaud Bachy, Annexes, p. 307
1628
Clarisse Buono, Pieds-noirs de pres en fils, op. cit., p. 156
1629
Entretien Jean-Flix Vallat, Annexes, p. 234
1630
Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 149
1625

510

mais comment comprendre autrement ces diffrents indices que sont la peur de loubli, tenu
pour une seconde mort, limpratif de la transmission, et finalement, la dception de ntre
finalement pas assez cout ? 1631
Pourtant, dans ce que Maurice Halbwachs appelle le lien vivant des gnrations , cest-dire la mmoire familiale, semble rsider lespoir dune transmission, mme involontaire, et
mme, en un sens inconsciente, puisque, comme il le rappelle, la mmoire familiale [ est
une ] mmoire forte qui exerce son pouvoir bien au-del de liens apparemment distendus. Des
solidarits invisibles, un impens familial relient toujours un individu ses ascendants : la
mmoire familiale est notre arrire-pays (), elle est un hritage dont on ne peut se
dfaire et qui fait que, comme Rimbaud, nous parcourons tous des contres inconnues sur les
traces de nos pres 1632. Toutefois, au-del de la seule mmoire familiale, les enfants et petitsenfants de Pieds-Noirs peuvent-ils intgrer la mmoire et lidentit collective de la
communaut de leurs aeux, dont les fondements leurs sont inconnus, et alors mme quils
vivent dans un pays qui ne leur reconnat aucune lgitimit ?
Si certains considrent quil serait malvenu dessayer de transmettre leurs enfants cette
douleur constitutive de la communaut pied-noire, au risque que sa reconnaissance par la
France nadvienne jamais et que lon oublie laffront fait aux Pieds-Noirs, comme laffirme
Michle Fo. :
Transmettre comme a cette espce de haine des enfants, des petits-enfants, je
trouve a malsain 1633
Ou Nicolas D. :
Je nai pas une vision trs optimiste de la vie, vous savez, je lavais dj quarante
ans cette vision et ce qui me donne cette espce dassurance que jai aussi bien dans
des ractions qui semblent ngatives, pourquoi ne pas transmettre aux enfants ? Pour
des raisons trs simples, trs empiriques, pour leur bonheur 1634
la plupart semble se concentrer sur lattachement la terre dont nous avons dit toute
lessentialit leur identit. En effet, comme les Europens naissant sur la terre algrienne au
XIXme sicle, les enfants connaissent la terre de leurs parents, par les rcits plus ou moins
1631

Saffilier , p. 240
Ibid, p. 136
1633
Entretien Michle Fo., Annexes, p. 424
1634
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
1632

511

prolixes de ceux-ci ; mais ils en ignorent les paysages, les sensations et ny possdent aucun
repre. 1635 Ainsi, pour les Pieds-Noirs eux-mmes, et malgr quelques espoirs discrets
exprims lors des entretiens, les descendants, faute dtre ns et davoir vcu en Algrie,
faute davoir connu le dpart de 1962, ne [ seront ] jamais eux-mmes des pieds-noirs. Ils
[ seront ] seulement les tmoins de cette rupture qui [ a ] marqu leur gnalogie, de ce qui
[ manque ] quils [ nont ] pas connu. 1636 Faute davoir en eux cette empreinte sensorielle
qua laiss la terre algrienne, ils ne pourront se voir transmis, dans son entiret, cette part
terrestre indispensable lidentit pied-noire. Car, si forte soit-elle, la mmoire qui repose sur
les sens ne peut tre transmise, et si certains tentent de le faire, leurs efforts restent vains. En
effet, les sens font uvre darchivistes, marqueurs et tmoins. Mais archivistes de
lphmre (...). Malgr la toute-puissance de leur inscription et de leur pouvoir dvocation,
la mmoire des sens nest pas transmissible (...) cette mmoire, par dfinition
incommunicable, est voue son effacement 1637. La mmoire des sens est, certes, la plus
profonde mais aussi la plus fugitive, car elle ne se prte aucune rationalisation ni ne peut
vritablement su justifier. Elle ne peut [ donc ] pas non plus se transmettre.
La terre, dans sa dimension gographique comme sensorielle, voil donc ce qui manque aux
Pieds-Noirs pour envisager transmettre leur identit propre. Ayant perdu son assise
territoriale, la mmoire, transforme en histoire dun pass sans devenir, ne peut plus
construire un futur. Ds lors comment maintenir en vie ce lien et cette identit lintrieur
de la famille pour pouvoir ensuite les tendre au-dehors avec dautres, les transmettre,
autrement que sous la forme dune ncropole ? Parce que ici lobjet mme de la transmission
entre les gnrations, sur lequel la communaut stait fonde, nexiste plus et que cette perte
nest gure socialement reconnue, le groupe semble donc condamn disparatre 1638.
Ainsi, Christian E. rappelle :
Ce sera difficile sil ny a pas didentit gographique, et il ny a pas didentit
gographique pour les Pieds-Noirs () il y a probablement des choses quon va
russir transmettre, mais cest vrai que limpossibilit physique dans laquelle on est
de se retrouver dans un univers qui nous appartient part entire, en identit va

1635

Jolle Hureau, La mmoire des Franais dAlgrie de 1830 nos jours, op. cit., p. 35
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils op. cit., p. 7
1637
Anne Muxel, Individu et mmoire familiale, op. cit., p. 99
1638
Michle Baussant, Pieds-Noirs. Mmoires dexils, op. cit., p. 430
1636

512

faire que nous sommes condamns, comme le ministre des anciens combattants,
disparatre un jour 1639
Pour Marc G. :
La dimension gographique pour un peuple est tellement fondamentale que je ne
pense pas quon puisse leur transmettre en dehors dun certain nombre de valeurs,
mais les valeurs, elles sont on peut les trouver ailleurs, mais je pense que cest un
peuple dont on a dont lhistoire a arrt, un moment donn a arrt le cours de
lexistence ma fille, derrire moi nayant pas connu lAlgrie, nayant pas vcu en
Algrie, je pense lhistoire de ce peuple enfin, lhistoire vivante de ce peuple va
steindre dans quelques dcennies avec la fin des pieds-noirs qui ont vcu en Algrie
jusqu leur adolescence. Je pense que malheureusement, on ne peut pas
transmettre la gnration qui suit on peut lui transmettre une partie () donc, je
pense que la dimension gographique est fondamentale. Et comme elle a t occulte.
Elle a t enleve, a me parat difficile de maintenir en vie la culture pied-noire sans
la dimension gographique () la seule faon de transmettre, ce serait que a passe
par la dimension gographique a commence par la connaissance de lAlgrie, et l
on pourrait transmettre. 1640
Pour Danielle R. :
Quest-ce quon peut bien leur transmettre ? Il ny a plus de terre transmettre,
dans le sens que il faudrait que pour que a puisse se transmettre, il faudrait
quoi ? Il faudrait quelque chose quil y ait quelque chose de palpable. Il ny a rien
de palpable. Cest tout thr donc cest regrettable ce qui tait regrettable a dj
t fait. 1641
Essentielle laffirmation dune identit collective des Pieds-Noirs lors de leur arrive sur le
sol mtropolitain, il apparat donc que lexistence dun territoire de rfrence, pour eux
lAlgrie franaise, constitue une rel handicap une ventuelle transmission aux plus jeunes
gnrations. Lorsque la transmission est impossible, indicible, comment imaginer quil

1639

Entretien Christian E., Annexes, p. 313


Entretien Marc G., Annexes, p. 649
1641
Entretien Danielle R., Annexes, p. 681
1640

513

puisse y avoir un partage () qui viendra fonder les reprsentations dune identit
collective ? 1642
La solution, pour eux, aurait pu tre de faire connatre leurs descendants cette terre
algrienne qui les a bouleverss jusque dans leur chair. Faire le lien avec un territoire inconnu
et pourtant si prsent , combler le manque, dpasser le handicap de la prennisation dune
identit ancre dans un sol et dans le pass dont il est porteur, cest en quelque sorte ce
quaurait souhait Mme T. :
Jaurais voulu aller Alger avec mes enfants, mes ans, mme le troisime pour
leur montrer le chemin que je faisais quand jtais petite, quand javais 4 ans, quand
jai commenc aller lcole () jaurais voulu faire connatre a mes enfants,
connatre ce chemin et puis a na pas pu se faire. 1643
Jean-Pierre Mart., raconte :
Par le biais avec justement, un Algrien qui jouait au foot avec moi, qui tait
venu, que je connaissais bien. Il ma dit mais tu veux pas amener des jeunes. On fait
un tournoi de foot et tout . Je lui ai dit tiens, cest loccasion, peut-tre, demmener
mes enfants l-bas, de voir o je suis n, un petit patelin 1644
De mme, pour Marc G. :
Si on avait pu continuer y aller, emmener ma fille et ses propres enfants, mes
petits-enfants, etcetera, assurer une sorte de continuit, peut-tre. Mais, partir du
moment o moi-mme je ny suis jamais retourn je vais peut-tre y retourner cette
anne en septembre. Vous avez entendu parler du plerinage Oran pour la
premire fois mais ma fille na aucune connaissance, ny a jamais mis les pieds. A
plus forte raison, mes petits-enfants 1645
Ou encore pour Jean-Pierre E. :
Elle veut voir un jour je lemmnerai, lAlgrie o son pre est n et a grandi, o
jtais lycen. 1646
1642

Jol Candau, Mmoire et identit, op. cit., p. 98


Entretien Mme T., Annexes, p. 664
1644
Entretien Jean-Pierre Mart., Annexes, p. 596
1645
Entretien Marc G., Annexes, p. 649
1646
Entretien Jean-Pierre E., Annexes, p. 326
1643

514

Le fils de Mme R. sest rendu sur la terre algrienne, porteuse de fondatrice de lidentit de sa
mre mue et reconnaissante de ce lien retrouv avec sa terre natale et avec ses racines,
grce celui dont elles taient pourtant inconnues :
Mon fils () il tait dans un cabinet international, et ils avaient une mission en
Algrie et le enfin le ngociateur qui tait l-bas, a t l-bas pendant six mois. Ca
a dur des palabres. Il en pouvait plus. Il a voulu rentrer en France. Lui sest propos
pour aller l-bas et donc cest lpoque o il y avait des meutes avec les
tudiants et tout et quand mme alors a ma fait a ma fait chaud au cur parce
que avec ma mre il tait au tlphone comme a, et ma mre faisait le
radioguidage pour quil aille voir. Il est mme all jusquau cimetire, aller voir,
enfin, tous les lieux o on tait quoi. Donc, quand mme, quelque part, lui, a lui a fait
plaisir dy aller () pour lui ctait important dy aller. Donc, a, a ma fait
plaisir a ma fait plaisir quil ait eu cette envie. 1647
Mais, malgr ce souhait, et il ne faut pas oublier quaucun descendant ne pourra voir cette
Algrie (), puisquelle nexiste plus. Les lieux sont raconts, les coles, les rues, les forts,
les plages... un enfant peut tre emmen par un de ses parents devant la maison o ce dernier
est n, devant lcole. Est-ce possible pour les descendants de pieds-noirs ? Les souvenirs
dAlgrie font, de plus, toujours rfrence lattachement proprement territorial, toutes les
habitudes, dont parle Anne Muxel, ces faons de communiquer, tout tait attach au sol. Sans
lui, ou sans la possibilit de le retrouver, tout se perd. A Carnoux-en-Provence, bientt,
toutes ces plaques de rues qui rappelle lAlgrie dautrefois ne diront plus rien personne. (...)
Les anciens ont laccent pied-noir. Leurs enfants nont dj plus que des intonations
provenales. Quant la troisime gnration, elle parle la langue de son temps, moiti cit
moiti tl. 1648
Si les Pieds-Noirs ne peuvent transmettre ni murs ni terroir, que lguer aux gnrations
venir ? [ ils ] navaient gure de culture propre en Algrie : bien au contraire, ils taient fiers
dtre plus franais que les Franais . Cest plus une philosophie de la vie, un art de vivre
qui les caractrisaient et quils pouvaient transmettre. Mais il est bien difficile de prserver et
1647

Entretien M et Mme R., Annexes, p. 770


Franois Caviglioli, Pieds-noirs : voyage en Nostalgrie , Le Nouvel Observateur,
Semaine du 15 Juin 2000, n1858
1648

515

de lguer ses descendants ce qui est de lordre du comportement quand lenvironnement a


disparu. Les pieds-noirs aiment dfinir leurs valeurs traditionnelles fondamentales, qui en
font surtout des Mditerranens part entire. Et mme sils ont du mal cerner ce qui les
rend encore aujourdhui si diffrents des mtropolitains, ils le font avec une fiert et une verve
intarissable. 1649 Cest notamment en rinvestissant des lments culturels , et en
sallgeant de la dimension dramatique et victimaire, pourtant essentielle leur identit, que
certains Pieds-Noirs envisagent une potentielle transmission, sans doute plus aise et moins
violente pour leurs descendants. La volont et la ncessit de transmettre aux plus jeunes
gnrations, celles qui nont rien connu de lAlgrie et du conflit qui la secoue, a en quelque
sorte impos aux Franais dAlgrie de convertir leurs discours et leurs attentes lgard
de leurs propres enfants et petits-enfants, ainsi qu lgard de la mtropole. Cest pourquoi,
mme si quelques rares Pieds-Noirs cherchent faire natre chez les jeunes gnrations une
volont de porter le combat de la reconnaissance de la ralit du drame et de la lgitimit de la
souffrance, nombreux sont ceux qui ont intgr lide que, pour assurer un avenir leur
identit propre, ils se devaient den minimiser lenjeu. Cest ainsi que, dsormais, ils sont
nombreux mettre laccent sur une culture pied-noire qui, tout autant constitutive de leur
identit, savre, pour les descendants tout au moins, plus aise sapproprier et
revendiquer. Dailleurs, le ton employ par les Pieds-Noirs lors de nos entretiens sest fait,
cette occasion, beaucoup lger, voire mme joyeux et beaucoup moins solennel et
dramatique.
Ainsi Alain Y. affirme-t-il :
Culture pied-noire oui, parce que bon justement, cette culture elle est elle est
trs vaste. Elle est comme la culture franaise, simplement, avec ses origines,
justement ses origines des quatre coins du monde, parce que il faut voir quest-ce quil
y a dans notre communaut. Il y a plein de choses et justement cest en voie de
disparition tout a. Quand je vois, quand vous faites en parlant de gastronomie
ben mon vieux tout le monde est emball par la cuisine pied-noire. 1650
Pour Christian E. :
On peut bien appeler a une culture mais dans lesprit pied-noir, il y a un certain
nombre de valeurs. Il y a des valeurs qui sont lourdes, hein je veux dire, cest vrai
que quand les valeurs familiales, il y a des moments o il faut se les farcir hein. Si
1649
1650

Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 156


Entretien Alain Y., Annexes, p. 362
516

vous allez pas chez maman le week-end, vous provoquez la troisime guerre mondiale
sans vous en rendre compte vous savez quil y a des choses mais ct de a, il y
a des choses qui sont beaucoup plus profondes et beaucoup plus intressantes euh
comme comme par exemple le got dtre ensemble enfin, lenvie dtre
ensemble 1651
Ou encore pour Fernand E. :
Personnellement, je nai pas denfant mais mes frres ont transmis un petit peu cette
mmoire leurs enfants que ce soit un peu le got de la musique orientale, la cuisine,
aussi, par exemple lors de crmonies, des mariages, communions donc cest de cette
faon que cest opr la transmission. 1652
Pour Monique et Grard R. :
Monique : Dans la transmission aux enfants, ce qui reste le plus cest la nourriture
parce que quand on se runit on fait toujours mchoui, couscous...
Grard: ...A la limite, le plat national maintenant est le couscous ici, les merguez...
nous qui tions dans lenseignement, on a introduit les merguez dans les kermesses
car on fait des kermesses depuis quelques annes 1653
De mme, pour Jean-Pierre F. :
Elle a appris de ma mre cuisiner, ensuite, la cuisine est un lment trs important
dans la culture pied-noire, comme la culture espagnole mais cest vrai quand on se
voit, elle aura toujours plaisir faire un plat pour nous rappeler lAlgrie ou plutt
ma mre, cest un passage de tmoin en quelque sorte qui sest fait l. 1654
Et pour Marc G. :
Si lhistoire permettait que dans les prochaines annes, dans les dix ans venir,
pour des raisons conomiques et politiques, lAlgrie redevenait normale, et que se rtablisse une circulation et des courants de circulation entre et quon commence y
retourner, et quon ait le temps, et que cette gnration laquelle jappartiens ait le
temps de faire connatre, de dcouvrir, de faire toucher du doigt, peut-tre il reste
1651

Entretien Christian E., Annexes, p. 313


Entretien Fernand E., Annexes, p. 36
1653
Entretien Monique et Grard R., Annexes, p. 47
1654
Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54
1652

517

une dernire chance. Il reste une petite chance, effectivement, de promouvoir, de


transmettre la culture. Cette chance est en train de samenuiser, parce que si on ne
retourne pas en Algrie, si on ne peut pas faire dcouvrir lAlgrie la gnration qui
vient, je suis trs pessimiste. Mais, il reste une chance 1655
De nos jours, langoisse des pieds-noirs () est dtre oublis : non pas oublis des
autorits, de lEtat comme dans les annes soixante, mais effacs et surtout engloutis corps et
me dans cette mtropole avec laquelle ils entretiennent des relations ambigus. Se ressentant
comme diffrents, part de la masse des mtropolitains, leur plus grande fiert est dnoncer
la liste de leurs propres valeurs, des caractristiques qui les diffrencient, leur plus grande
inquitude est de les voir disparatre lentement dans la machine broyer du XXI sicle. Qui
pourrait accepter de gaiet de cur dappartenir dsormais une espce en voie de
disparition ? 1656 Dailleurs, comme Jean-Marc L.le prcise :
On est au bord de la mort socitale, au bord de la mort communautaire, puisque
cest vrai que dans dix ans ou vingt ans, la quasi-totalit des acteurs de cette
histoire seront morts. 1657
Accueillir en sa propre mmoire, en sa propre identit, ses ascendants pieds-noirs peut
constituer, pour les jeunes gnrations, qui nont connu ni lAlgrie, ni la douleur de son
arrachement, une relle difficult, contraints quils sont souvent de vivre sans pouvoir
revendiquer les anctres qui sont les leurs, tout en portant en eux des revendications ces
parents non prsentables et non inscrits dans la mmoire officielle. 1658 Ds lors, il est
ais de saisir cette difficult assumer lhritage dune histoire qui reste en quelque sorte
illicite. Comment, en effet, porter la mmoire danctres dont la cause est juge irrecevable
par la loi de son lieu de vie ? 1659
Dsormais, lespace des pieds-noirs se confond avec la mmoire des survivants de la grande
aventure (). Eux disparus, leurs enfants et petits-enfants, mme entretenus dans le souvenir
dune Algrie quils ignorent et imprgns de certains rites, oublieront ce quils nont pas
vcu. () LAlgrie dont les pieds-noirs se souviennent nexiste plus que dans les rcits,
liconographie et le mental. () Perptuer et faire connatre ce qua t leur pays perdu
1655

Entretien Marc G., Annexes, p. 649


Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 150
1657
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
1658
Ibid, p. 437-438
1659
Ibid, p. 439
1656

518

leur parat essentiel, prcisment parce quil a disparu et quavant de disparatre leur tour, ils
tiennent lui construire un mausole. 1660 Ainsi, pour Nicolas D. :
Ce regret de ne pas avoir pu transmettre la civilisation pied-noire, la culture piednoire et le peuple pied-noir sarrtera parce que nous avons t nous sommes
encore ma gnration ou quelques jeunes de la gnration qui suivent, vous peut tre
jespre, certains de mes enfants pas les quatre chez qui ces notions se sont
dulcores, deviennent trs vasives, passes on vit au prsent et lavenir est
nous trs difficile de transmettre dans ces conditions 1661
Gnrer chez les plus jeunes, ceux qui nont fait que ctoyer la douleur rsistante de leurs
parents ou grands-parents, un intrt pour ce pass propre aux Franais dAlgrie, constitue
pour ces derniers un vritable enjeu en mme temps que la prise de conscience de
lirrmdiable uvre du temps. Cest dailleurs pourquoi, parce quelle permet de sinscrire
dans une histoire et de se projeter dans un avenir, qui tous deux dpassent le temps de
lexistence individuelle, laffiliation peut tre analyse comme un procd conjuratoire
servant apprivoiser la mort, du moins la ddramatiser. Cela revient envisager la filiation
comme une transcendance consolatrice. 1662 Pour autant, ce symbolisme conjuratoire qui
fait de la filiation une forme de transcendance nest videmment pas un dispositif miracle. Il
permet au mieux dattnuer langoisse, srement pas de leffacer () A certains gards, la
filiation, comme toute autre conjuration, nest que tricherie et vaine parade la pense de
la mort qui, toujours, a le dernier mot. 1663
Les Pieds-Noirs semblent donc se rsigner devant limpossible reconnaissance de la lgitimit
de leur pass, de leur rapport leur terre, de la douleur qui les caractrise, et qui sont la base
de leur identit si particulire. Certes, dans leurs efforts de transmission aux plus jeunes
gnrations, ils ont parfois tendu minimiser l importance de leur drame, voulant faciliter
une affiliation laquelle, pourtant, ils ne croient dj plus, persuads quils sont que le
manque, gographique et sensoriel, de la terre algrienne ne pourra jamais tre combl.
Ne pas obliger les enfants, ne pas leur laisser le malheur en hritage, accepter, dans le
dsarroi, lincontrlable effacement dun pass, dune identit, dune diffrence, dont ils
nauront jamais t que les seuls gardiens , face un dni national et une indiffrence
1660

Jolle Hureau, La mmoire des Pieds-Noirs de 1830 nos jours, op. cit., p. 80
Entretien Nicolas D., Annexes, p. 18
1662
Ibid, p. 274
1663
Ibid, p. 304
1661

519

une douleur pourtant relle, mais illgitime, voil donc la situation des Pieds-Noirs en ce
XXIme sicle. Pourtant, si la transmission savre presque impossible, rien nempche les
Pieds-Noirs de laisser des traces la disposition de ceux qui, enfants de Pieds-Noirs ou non,
dsireront un jour en prendre connaissance ou se les approprier. Cest ainsi que certains, la
fois pour se librer de ce quils nauront pas russi faire prendre en compte par la
France, et pour se rassurer par une forme de survie au-del deux-mmes, vont chercher
raconter, se raconter, pour qui voudra bien les entendre.
Lcriture constituera pour eux un moyen particulirement utile, car, rappelons-nous,
Hrodote crira pour empcher que ce quont fait les hommes, avec le temps, ne
sefface , ne devienne sans nom, anonyme, sans identit 1664.

3- Raconter, se raconter
Au cours de notre travail, et alors que l effacement tant redout est dj bien
avanc, les Pieds-Noirs ont en effet fait preuve dune volont, et souvent dun besoin, de
sexprimer sur leur pass, sur leur appartenance une communaut blesse. Dans une
situation danonymat, ils se sont ainsi livrs un exercice de transmission impersonnelle. Audel dun simple recueil de tmoignages et dinformations, les entretiens que nous avons eu
loccasion de mener auront finalement assouvi une soif dexpression chez les Pieds-Noirs
eux-mmes.
Quils laient fait dans le cadre de notre travail ou dans une autre situation, les Pieds-Noirs
insistent ainsi souvent sur les ncessaires rcits, sur le besoin de raconter pour laisser une
trace, si ce nest sur le papier mme sils ont toujours t nombreux sessayer ce mode
dexpression- en tout cas dans les esprits, libre ceux qui les entendent de se les approprier. Si
lon coute Maxime B. :
La mmoire de la famille, les rcits, et de ce ct-l, cest trs mditerranen quand
mme loralit est trs prsente 1665
Il apparat dailleurs quil existe une forme de culture de loralit parmi les Pieds-Noirs. En
effet, les souvenirs quils nous ont restitus sont souvent apparus comme tant le fruit de
1664
1665

Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 99-100


Entretien Maxime B., Annexes, p. 404
520

rcits successifs, assurant, de ce fait, une forme de transmission imperceptible. Comme le


montre, par exemple, le tmoignage de Pierrette G. :
On mavait toujours racont que cette maison, qui avait t achete en 1920, elle
avait t achete un monsieur, apparemment il navait pas de famille 1666
De mme, pour Pierre A. :
Ma mre me racontait toujours que dans le village o ils staient installs,
lorigine qui est Sidi Meroual les Arabes parlaient corse, parce que ils leur
avaient appris leur langue corse ctait une manire de communiquer aussi,
voil 1667

Quant Christian E., il explique :


Jai beaucoup de rcits mais pas dimages (silence) je me souviens de beaucoup
de choses je dirais.. beaucoup de rcits, beaucoup de choses qui se sont produites
alors, vraisemblablement je les connais par les rcits mais jai pas les photos jai
pas de photos je me souviens jouant avec mon frre, mais cest un rcit, ce nest pas
une photo je ne me vois pas jouer quand on allait la campagne le dimanche, je
sais quon allait la campagne mais jai pas de photos je ne sais pas si vous
comprenez ce que je veux dire donc ai-je occult toutes ces photos, cest
probable a provoque toujours lagacement de maman, parce quelle me dit tu te
souviens de ce machin , je lui dis non, je me souviens pas si on ne ma pas
racont lhistoire je men souviens pas donc, jai pas vraiment de souvenirs de
souvenirs forts je nai que des rcits 1668
Jacky B. met galement en avant limportance des rcits :
De par tous mes rcits que je viens de conter parmi tant dautres, ils sont ancrs de
cette culture, ils sont imprgns de cette culture et mon avis ils le garderont toute
leur vie 1669
Et pour Dominique L. :
1666

Entretien Pierrette G., Annexes, p. 528


Entretien Pierre A., Annexes, p. 439
1668
Entretien Christian S., Annexes, p.
1669
Entretien Jacky B., Annexes, p. 149
1667

521

Cest des souvenirs quon a comme a, quon coute dans les familles, dans les ftes
de famille donc cest des bribes dhistoire que jai entendues, que mes oncles et mes
tantes se racontent que untel machin... quelle a rencontr truc l bas enfin des
histoires comme celle de untel quand ils se retrouvent. 1670
Pour Jean-Pierre F. :
Un jour on sest mis raconter notre enfance, je suis que j tais intarissable et
mes copains mont dit continue la limite parce que jai des tas de choses dune
originalit 1671
Pour les Pieds-Noirs, dire ou crire sont des moyens de transmettre sans enfermer, de mettre
la mmoire disposition , des enfants comme de la France qui leur aura toujours refus
cette reconnaissance attendue et espre.
Peut-tre encore plus que les rcits oraux, lcriture est un phnomne de mmoire 1672.
Car, comme le rappelle Maurice Halbwachs, quand la mmoire dune suite dvnements
na plus pour support un groupe, celui-l mme qui y ft ml ou qui en subit les
consquences, (), alors le seul moyen de sauver de tels souvenirs, cest de les fixer par crit
en une narration suivie puisque, tandis que les paroles et les pense meurent, les crits
restent. 1673
Ultime moyen darrter la fuite du temps, de sauver une mmoire en train de se perdre ,
lcriture constituera, pour les Pieds-Noirs, un moyen dexprimer ce que la France leur
interdisait de dire , et, surtout, ce quelle refusait de voir et de reconnatre. En effet, pour
beaucoup, il sagira dcrire contre lhistoire officielle 1674 et de chercher faire retrouver
une dignit en montrant son aspect respectable et valorisant pour tous les franais. 1675
Par ailleurs, pour Jol Candau, lcriture offre la possibilit de stocker des informations dont
le caractre fixe peut en faire des rfrents collectifs plus facilement que la tradition
orale. 1676 En effet, mieux quun genre littraire ajust un lectorat, les littratures pieds1670

Entretien Dominique L., Annexes, p. 73


Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54
1672
Jean-Yves et Marc Tadi, Le sens de la mmoire, op. cit., p. 135
1673
Maurice Halbwachs, La mmoire collective, op. cit., p. 130
1674
Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 42
1675
Ibid
1676
Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 100
1671

522

noirs ne peuvent pas tre considres comme de simples manations pittoresques dun
folklore, des produits du terroir () : quelle que soit la qualit des textes, il sagit dun
considrable stock dinformations sur les prises en charge de lhistoire algrienne par les
pieds-noirs. 1677
Ayant tudi lexpression littraire propre aux Pieds-Noirs, Lucienne Martini en distingue
trois tapes. Dans lurgence des premires annes et de linstallation, les Pieds-Noirs crivent
peu, ou de faon trop passionne pour arriver faire comprendre le drame quils viennent de
vivre et la douleur sui les dchire. Par la suite, viendra le temps du retour sur un pass
mythifi, une Algrie perdue et mythifie, cristallise dans une image sans imperfection.
Enfin, lapaisement et louverture : le regard se porte vers un pass plus lointain, vers les
origines. On parle des anctres, vritables reprsentants, fondateurs du peuple pied-noir. 1678
Pour Lucienne Martini, les Pieds-Noirs privs de leurs racines algriennes et tiraills par la
ncessit de faire connatre leur aventure, trouveront dans ces racines de papier 1679
loccasion de tmoigner et de transmettre. Ainsi, ces deux objectifs sont trs clairement
formuls comme point de dpart du dsir dcrire, pourtant il est aussi fait mention dun
besoin dcrire qui trahit une aspiration plus profonde, plus fondamentale, plus difficile
reconnatre. Toute parole cherche joindre quelque chose qui schappe. Jean Plgri
explique son criture par une motivation plus psychanalytique : celle de reconqurir par
lcriture, un territoire et un pays dont avec les miens je me sentais injustement exclu . On
devine qu travers cette reconqute en est poursuivie une autre : celle de soi-mme et de
son identit par et pour un groupe social priv, brutalement, des conditions habituellement
ncessaires son panouissement.1680
En effet, de nombreux pieds-noirs tentent dexprimer leur dracinement, den vacuer les
souffrances par lcriture (). Luvre individuelle nat alors du dsir de dire, de librer, de
transmettre et de gurir Avant darriver en France, jtais journaliste mais je navais
jamais crit de roman. Cest en montant sur le bateau qui nous a loigns de lAlgrie que je
me suis promis dcrire des livres, dabord pour faire vivre ma famille, ensuite pour raconter
ce que nous vivions. Raconter notre histoire ma permis en quelques sortes dexpulser ce

1677

Ibid, p. 76
Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 45
1679
Ibid, p. 42
1680
Ibid
1678

523

nud quil y avait en moi depuis le dpart. Il fallait que je mette sur le papier les horreurs que
nous avions vcues 1681. 1682
Jean-Marc L. raconte alors :
On veut laisser des traces. Et, jai jamais vu une communaut comme les PiedsNoirs crire alors il y a le meilleur et le pire, mais, nanmoins, on laisse des traces.
On inonde la France de nos crits. Il y a trois livres qui sortent par jour sur
lAlgrie en France. Trois livres par jour Donc, (il me montre sa bibliothque), tout
ce que vous avez l cest sur lAlgrie. Il y en a autant dans ma chambre. Je dois avoir
quatre, 5 000 bouquins. Donc, on est ils crivent, ils crivent, ils crivent. Et cest
ce que je vous disais pour linfirmire cest vrai que tout ce quils ont vcu l-bas
est quelque chose dexceptionnel, quon retrouvera plus, parce que cest un monde
perdu, qui est mort. 1683
Ou encore Jean-Pierre Z. :
De temps en temps on a envie mais pour moi. Jai pas envie dextrioriser, si vous
voulez. Je me refais lhistoire. Je me refais mon histoire a, cest naturel 1684
Certes, la mise en texte permet une mise distance de la dtresse 1685, elle a aussi une
fonction de transmission, et cherche, selon lexpression de Janine de la Hogue, vaincre
loubli . Il ne sagit pas seulement de donner connatre une histoire mais de transmettre
aussi aux gnrations venir ce sol mental (), essentiel fait la fois de limage dune terre
et des qualits de ses hommes. 1686 Une transmission parfois suscite par les enfants euxmmes, privs de ce que leurs parents considrent souvent, et peut-tre tort, comme
intransmissible, du fait dune douleur intrinsque trop forte et de labsence dune terre.
Ainsi, Mme T. raconte :
Ma fille voudrait que je lcrive parce que souvent, je raconte des choses, des
histoires de famille que je vous ai pas tout racont. Je vous ai racont les anciennes,
1681

Marie Elbe, cite par Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op.
cit., p. 165
1682
Danielle Michel-Chich, Dracins : les pieds-noirs aujourdhui, op. cit., p. 164-165
1683
Entretien Jean-Marc L., Annexes, p. 285
1684
Entretien Jean-Pierre Z., Annexes, p. 726
1685
Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 41
1686
Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit. p. 48
524

mais peut-tre le dtail profond de certaines choses, je ne vous ai pas tout racont
dans la vie eh bien, quand je raconte des choses mais, machinalement, si vous
voulez, a vient je raconte des choses et puis, je nai pas fait exprs de le raconter,
et puis a vient, je le raconte oh , elle me dit chaque fois mais cest des
histoires que tu dois crire . Et javais commenc crire quelque chose. Javais
commenc crire, et je ne retrouve pas ces feuilles alors ma fille me dit toujours
et mme mon petit fils me dit tu as continu crire . Je lui dis coute, je me suis
arrte en route, et jai perdu les deux feuilles recto verso que javais crit et vous
savez, dans mon enfance je raconte des dtails de mon enfance o jai t
malheureuse. Je raconte des choses sur ces deux feuilles. Mais, il y en a tellement
raconter tellement, tellement ma fille dit tu peux faire un livre. Cest un roman
ta vie elle a raison cest vrai 1687
De mme, pour Robert L. :
Peut-tre quun jour jcrirai un bouquin pour mes enfants. Mais, il faut que je me
dpche il ny a que pour eux que je pourrais avoir envie dcrire parce que a
membte un petit peu et puis comme on sest beaucoup rats dans la
communication avec mes enfants, ce petit machin me drange. Il est important pour
moi 1688
Pour Ren M. :
Mme mes enfants au dbut la fois ils me disaient mais tu devrais crire, parce
que jamais au lyce on nous a racont quoi que ce soit de tout ce que tu nous
dis 1689
Enfin, pour Jean-Pierre F. :
De temps en temps je me mets crire et je ne dis pas quun jour je, si jy arrive, je
dailleurs, a mintressera le travail que vous faites, jai commenc crire, faire
quelque chose qui soit compltement autour de ce que jai lu, jai lu pas mal de
littrature sur le sujet, mais sans nostalgie, je ne suis pas froid mais trs raliste par
rapport aux choses et ce dont jaimerais tmoigner cest que, finalement, le petit
1687

Entretien Mme T., Annexes, p. 664


Entretien Robert L., Annexes, p.
1689
Entretien Ren M., Annexes, p. 609
1688

525

gamin que jtais pendant 10 ans l bas tait trs dur () lAlgrie que jai raconte
dans le livre, cest lAlgrie de mon enfance, de mes 10 ans et lide que jai creuse,
jai crit un premier manuscrit de 150 pages, je me suis fait voler le manuscrit il y a 7
ans en Espagne dans la voiture, je navais pas dordinateur lpoque, a ma mis
dans une colre monumentale et je my suis remis, 1690
Tous les textes () disent, de manire plus ou moins claire, plus ou moins maladroite : le
dsespoir de larrachement, de la perte des racines et de lidentit, le farouche dsir, travers
le verbe et lcriture, de sauver une mmoire, de reconstruire un univers perdu, de transmettre
des valeurs, de traduire ces relations si particulires, mles dindiffrence et daffection, avec
les Arabes. Le passage le plus douloureux dans la vie de tout Pieds-Noirs, le dpart dans la
hte, laffolement, la dsesprance, larrive sur une terre de France souvent inconnue,
toujours trangre 1691 occupe aussi, bien entendu, une place tout fait essentielle.
Indispensable et irremplaable trace, la littrature pied-noire est le signe dune mmoire et
dune identit qui sapprtent disparatre avec ceux qui les auront portes et souvent
dfendues, comme le combat dune vie.
Parler, crire, communiquer sur ce qui est tu, sur ce qui est occult, sur ce qui est dni, voil,
en quelque sorte, la transmission pour laquelle les Pieds-Noirs ont opt . Mettre
disposition la mmoire, montrer lidentit, faire connatre la communaut, avant que celle-ci
ne disparaisse et quil nen reste aucune trace, comme la vision illusionniste de lAlgrie
franaise le sous-entend dailleurs.
Parfois, comme pour dtourner des canaux traditionnels de communication (tlvision,
presse) quils considrent comme leur tant interdits, ou ferms leur mmoire illgitime,
les Pieds-Noirs -sans doute plus modernes que leur image de colons nostalgiques ne le
laisse penser- utilisent des voies dtournes, pour communiquer entre eux dabord, se
remmorer avant la fin, mais aussi pour rendre leur mmoire accessible tous, au-del du
dni et de lindiffrence. Cest ainsi quInternet offre aux Pieds-Noirs une grande opportunit
de transmission ouverte, en mme temps quun moyen de maintenir, autant que possible, des
liens communautaires. Par ailleurs, porteurs dune amertume et dune douleur cristallises, ils
profitent galement de ces espaces pour ragir, parfois trs violemment, aux dbats, prises de
position, lois, dclarations gouvernementales quils contestent.
1690

Entretien Jean-Pierre F., Annexes, p. 54


Lucienne Martini, Racines de papier : essai sur lexpression littraire de lidentit piedsnoirs, op. cit., p. 254
1691

526

Personnels, thmatiques, historiques, musicaux, les sites Internet mis en place par les PiedsNoirs tmoignent la fois dune activit mmorielle forte au sein dune communaut pourtant
grandement fragilise par le temps qui passe, et dune volont de ne pas laisser svaporer une
mmoire trop longtemps juge illgitime, alors quelle porte en elle un pan du pass de la
France.
Christian E. raconte ainsi :
Avec mon copain pied-noir dans le Beaujolais, on sest mis sur Internet et on sest
mis regarder parce que il nous a dit allez sur tel site, vous allez retrouver lcole
o vous alliez , boncest ce quon a fait 1692
Ou pour Jean-Pierre R. :
Par Internet, on arrive aujourdhui faire passer on est une communaut quand
mme trs riche au niveau culture qui peut-tre de la culture de basse gamme, mais
en tout cas, on a tout () comme je vous dis aussi, travers internet, on laisse des
traces pour lhistoire parce que a restera dabord, a parcourt le monde, et a
reste pour des a restera pour des sicles 1693
Richard, le fils de Mme T., n sur le sol mtropolitain, raconte quant lui :
Cest--dire qu certains moments, je vais sur internet. Il y a des sites trs trs
intressants sur lAlgrie, et donc, je ressors des photos dOran pour les montrer
mes parents, et donc, du coup en voyant les photos a lui rappelle je pense que
cest un moteur pour les souvenirs, quand elle revoit les photos de son collge, du
coup a doit peut-tre lui permettre de se souvenir de choses 1694
Quelques chanteurs pieds-noirs, Jean-Pax Mfret galement grand reporter- ou Jean-Paul
Gavino1695, cheval entre loralit et lcriture, passent galement par ce biais-l. Sur le site
Internet de Jean-Pax Mfret apparat dailleurs trs clairement la volont de communiquer, par
dautres moyens que ceux dnis par la France, sur une mmoire et une communaut
invisibles et inaudibles, lorsquest crit : Puisquil faut le dire en chansons 1696
1692

Entretien Christian E., Annexes, p. 313


Entretien Jean-Pierre R., Annexes, p. 741
1694
Entretien Mme T., Annexes, p. 664
1695
http://www.jeanpaulgavino.com
1696
Phrase extraite du site : http://www.jean-pax.com/
1693

527

Non exhaustive, la liste de sites Internet prsente en annexes montre quel point les PiedsNoirs ont essay de sadapter un environnement qui leur est demeur hostile, et investi un
moyen de communication intra et extra-communautaire. Cest dailleurs par ce biais que nous
avons russi entrer en contact avec un nombre important de nos interviews.
Jean-Pierre Mart. raconte ainsi :
Il se trouve quavec le dveloppement dinternet, on voit beaucoup de sites natre,
et je vois, jtais dans une cole primaire qui sappelait lcole Volta Alger, et il y
a un monsieur qui a cr un site qui sappelle Alger50.com , qui renvoie notre
site, qui sappelle volta50.com , o on trouve beaucoup de photos de classe des
anciens de lcole Volta. Et il y a un site un peu amicalement concurrent, dune autre
cole pas trs loin. Le site sappelle esma.free.fr , et en entrant en contact avec
les responsables de ces sites, finalement, je ne sais trop comment, je me suis retrouv
un jour en contact avec Jean-Pierre Rondeau, qui ma probablement mis dans sa liste
de diffusion. Et donc, cest comme a que jai vu passer votre demande 1697
Malgr une douleur toujours prgnante, limmense majorit des Pieds-Noirs semble stre
rendu lvidence : la France, depuis la francisation de leurs aeux, na port dintrt leur
communaut que lorsque celle-ci reprsentait un quelconque intrt. Et, partir de
lindpendance de lAlgrie et mme quelques mois avant a-, elle na plus constitu quun
obstacle lcriture dune histoire suscitant, encore aujourdhui, de trs importantes
polmiques. Labsence de reconnaissance par la France de la ralit du drame vcu par les
Pieds-Noirs, de la lgitimit de leur douleur et de leur pass algrien, a engendr une vritable
cristallisation mmorielle, raction lindiffrence mtropolitaine, et moteur de la
communaut.
Alors que les Pieds-Noirs disparaissent et que, avec eux, sefface progressivement la mmoire
illgitime dune Algrie franaise, illusoire selon certains, se pose, avec angoisse, la question
dune ventuelle transmission aux enfants et petits-enfants, transmission malaise, tant
lidentit pied-noire est traverse la fois dun attachement une terre engloutie, et dune
blessure dont chacun saccorde dire quelle ne doit pas empcher les jeunes gnrations de
regarder vers lavenir, comme ce fut trop souvent le cas pour leurs parents. Laisser un trace,
crire, raconter, communiquer, de faon relativement parpille, et comme un dernier sursaut,
1697

Entretien Jean-Pierre Mart., Annexes, p. 596


528

voil ce quoi de nombreux Pieds-Noirs se livrent aujourdhui. Certains pourtant, parmi les
plus jeunes dentre eux, ne parviennent pas se rsigner cette disparition ni la rduction de
leur identit une portion congrue folklorique et raille. Cest le cas des fondateurs du Parti
Pied-Noir, persuads quil reste, pour la communaut, une chance, non seulement dobtenir la
reconnaissance et la considration quelle attend depuis bientt cinquante ans, mais aussi de
rester pied-noir, de regarder vers lavenir, et denvisager une prennisation identitaire.
Dans son entreprise de modernisation du discours et des actions quil effectue au nom de la
communaut, et bnficiant du contexte mtropolitain dont nous avons vu quil connaissait
dimportantes volutions, le Parti Pied Noir ne va pas seulement comparer les Pieds-noirs aux
autres minorits. Il va vritablement rinvestir des outils, emprunter des chemins qui auront
dj fait preuve de leur efficacit, essentiellement lchelle europenne.
Et, cest notamment sur la scne europenne, plus favorable lexpression et la
protection de minorits de toutes sortes, et, en un sens, point de dpart de leur
communaut, au milieu du XIXme sicle, quil va chercher obtenir ce que la France ne
semble toujours pas dispose accorder aux Pieds-Noirs: une reconnaissance de leur histoire,
de leur drame, de leur diffrence, de la lgitimit dtre pied-noir.

B)Vers une mutation ? Le cas du Parti Pied-Noir : pour un avenir de lidentit


pied-noire
Crer un parti laube de lan 2000 pour dfendre les intrts spcifiques dune
communaut en vue dune plus grande galit humaine et sociale 1698, cest cette volont qui
a prsid, en septembre 1999, la naissance du Parti Pied-Noir, issu de la volont de plusieurs
militants de la cause pied-noire, dus par laction mene par les associations depuis 1962 et
par le faible avancement de leurs revendications.
Peu connu, peu visible, le PPN, dont voici le sigle,

1698

Bulletin du PPN, n1, p. 1


529

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vient gonfler les rangs des petits partis qui voluent dans le champ politique sans en
bouleverser vritablement le fonctionnement. Toutefois, quel que soit le rgime pluraliste,
ces petites formations existent, revendiquent leur place dans le jeu politique 1699, et, parmi
elles, le PPN occupe une place tout fait originale qui mrite que lon sy attarde.
Parti communautaire par dfinition, on peut le rapprocher de ce que Daniel Louis Seiler
appelle les partis ethno-identitaires , tout en faisant de cette catgorie une lecture un peu
diffrente. En effet, pour D. L. Seiler, les partis ethno-identitaires sont () territoriaux, ils
sont galement ethniques et identitaires 1700. Comment peut-on rapprocher le Parti Pied-Noir
de ces organisations politiques dont le projet repose sur un territoire prcis ? En considrant,
comme le fait le PPN, que les pieds-noirs peuvent tre associs une terre, mme sils ne
lhabitent plus ou mme si elle ne leur appartient plus. Le PPN apparat ainsi comme un parti
dinspiration rgionaliste, mais pour une communaut sans terre.
Pour merger et faire finalement entendre la voix des Pieds-Noirs, les dirigeants du PPN sont
partis dun double constat. Dune part, la communaut pied-noire est traverse depuis ses
origines par une dimension europenne trs forte. Vritable melting pot europen, elle a
rassembl sur une mme terre des individus venant de tous les coins dEurope, de France bien
sr, mais aussi dEspagne, dItalie, de Malte, dAllemagne sans oublier les juifs dj
massivement prsents en Algrie, et les a runis sous une mme bannire : celle de la France,
de son cole, de son arme, de sa langue.
Dautre part, cest aujourdhui sur la scne europenne que semble tre accorde la plus
grande bienveillance aux minorits, reconnues dans leur spcificit et lgitimes dans leur
1699

Laurent A., Villalba B. (dir.), Les petits partis : de la petitesse en politique : actes du
Colloque du Centre de Recherches Administratives, Politiques et Sociales, Paris,
LHarmattan, 1996, p. 9-10
1700
Seiler D. L., Les partis en Occident, sociologie historique du phnomne partisan, Paris,
Ellipses, 2003, p. 84

530

droit lexprimer. Organisation politique particulirement opportuniste, le PPN est parvenu


rinvestir cette scne en y voyant, moyen terme en tout cas, son seul salut.
En Algrie, les origines europennes des pieds-noirs staient, avec le temps, fondues dans
une identit franaise trs affirme, tenant lieu de ciment un groupe pourtant trs
htrogne. Les particularismes originels staient plus ou moins dissips dans laffirmation
dune appartenance franaise unique et homognisante, malgr la rsistance de traditions et
folklores, et dans celle dun patriotisme souvent exacerb. On pourrait dailleurs sans mal
appliquer la situation des franais dAlgrie cette remarque de Michel Deutsch relative la
situation de lAlsace, lorsquil affirme que si cette dernire sest invent un pass mythique
(), elle ne sest pas prive non plus dinvestir dans une France mythique tout aussi ternelle
quirrelle des Captiens De Gaulle. Frdric Hoffet () avait dcrit le phnomne
compensateur du patriotisme alsacien, plus tricolore que celui de nimporte quel Franais pour
attnuer limage contraire que les Alsaciens croient avoir auprs de leurs compatriotes 1701.
Mais une fois en France, nous lavons vu, cette identit franaise forge par lhistoire, sest
avre porteuse dun nouveau particularisme, vcu en tant que tel en mtropole : tre PiedNoir.
Ce ne sont certes pas les anciennes appartenances europennes qui ont merg de nouveau,
mais bien la situation mme du particularisme, de la spcificit, et cest prcisment ce que
cherche dfendre le Parti Pied-Noir. A ce sujet, on remarque dailleurs que le Parti Pied-Noir
se donne pour vocation de dfendre les intrts des Europens dAfrique du Nord . Par
cette expression, le PPN nomme prcisment la spcificit de la communaut, et cherche
faire reconnatre la lgitimit de son intervention et plus largement de celle de la communaut
sur une scne qui fait dj partie de son histoire, et donc de son identit.
Ainsi, sans pour autant retourner ses sources europennes pour la majorit des pieds-noirs,
les racines sont en Algrie car cest le lieu qui marque le point de dpart de leur histoire
commune -, la communaut pied-noire ne pourrait-elle pas obtenir la reconnaissance tant
attendue sur le terrain de ses origines ? Le Parti Pied-Noir a-t-il trouv dans la scne politique
europenne lendroit o son expression sera considre comme lgitime et ses revendications
coutes au mme titre ? Quelle place occupe-t-il aujourdhui sur le champ politique franais
et quels sont ses rapports avec les autres formations ?
1701

Deustch M., Lidentit alsacienne la recherche dune nouvelle synthse , in Gallissot


R. (dir.), Pluralisme culturel en Europe : culture(s) europenne(s) et culture(s) de diasporas :
en hommage Ulysse(s) Santamaria, Paris, lHarmattan, 1993, p. 227
531

1 - Porter la voix dune minorit en mal de reconnaissance


En France, obtenir la reconnaissance de sa diffrence culturelle, et voir appliquer les
droits qui sy rattachent, est une tche trs ardue. En effet, comme le dit Michel Wieviorka,
la France, plus que nimporte quelle autre nation moderne, sest pendant longtemps
profondment identifie luniversel. A lintrieur, elle sest construite comme une socit
nationale, un ensemble intgr de rapports sociaux et de culture laminant les particularismes
locaux et rgionaux. 1702 A lpoque de lAlgrie franaise, le territoire algrien tait
considr comme un prolongement du territoire franais, ainsi quen tmoignent ces
expressions dsormais bien connues telle que la France de Dunkerque Tamanrasset . Audel des mots, il y avait aussi les faits, et lapplication, en mtropole comme dans cette
colonie, dune politique danantissement des particularismes de toutes sortes. Cette
dmarche tait dailleurs dautant plus ncessaire quil fallait pour les autorits franaises
acclrer la formation dun peuple dsormais franais, renforcer lassise de la colonie, et donc
amener la diversit des origines et des cultures se fondre dans une identit franaise se
voulant homognisante.
De plus, il est galement vrai que ds que lon voque la diffrence culturelle, en France,
cest le plus souvent () pour la rduire des images folkloriques 1703. Et quand cette
diffrence culturelle est celle dune communaut dont les membres sont en plus les symboles
vivants dune partie dnigre de lhistoire, sa reconnaissance nest pas seulement laborieuse,
elle devient inenvisageable.
Cest dans ce contexte que, depuis 40 ans, les diffrentes associations, amicales, et autres
fdrations pieds-noires se sont engages, dans le but dobtenir une reconnaissance de ce qui
fait leur identit et leur spcificit. Le Parti Pied-Noir nest apparu quassez tard, et dans un
contexte donnant une place bien diffrente aux multiples revendications identitaires ayant
progressivement fait leur apparition. En effet, pour Michel Wieviorka, lintensit des
phnomnes identitaires que connat cette fin de sicle fait rsonner des cliquetis incessants
dune chane de processus ramifis allant des guerres de conqutes aux invasions,
soumissions, librations, colonisations, dcolonisations, migrations et immigrations, et do
1702

Michel Wieviorka, Prface, in Jean-Pierre Saez (dir.), Identits, cultures, territoires,


Editions Descle de Brouwer, Paris, 1995, p. 9
1703
Ibid, p. 13
532

mergent des destines enchevtres jamais. Cest ainsi quune crise identitaire rvle
dabord partir dun territoire ou dune situation locale donne, dune collectivit humaine
particulire peut rpercuter son cho, par-del le temps et lespace, loin de ses limites
dorigine. Autrement dit, pour bien comprendre un mouvement identitaire, mieux vaut avoir
une bonne mmoire et savoir dchiffrer les termes de lhritage 1704.
A loccasion de la naissance du PPN, son Prsident, Christian Schembr, a lui-mme dress le
bilan de laction mene jusque l au sein de la communaut pied-noire. Cest ainsi quil
affirme que de nombreuses initiatives ont t entreprises depuis lpoque o [la]
communaut subit les dures ralits de la politique. Aprs avoir rang dans deux valises le
vcu de quelques gnrations en Afrique du nord, ces populations multiples ont tent de faire
entendre leur voix et de dfendre leurs droits lgitimes. Des associations, confdrations,
coordinations, unions, fronts, ont, tour tour, tout tent. Rien ny a fait. () Plus de 30 ans de
combats revendicatifs sans rsultats probants, sans reconnaissance. Mais, il tait indispensable
de les mener 1705. Des combats quil a dailleurs mens lui aussi, comme le rappelle Roland
Auvray :
Jai eu contact avec des gens comme Courbis, Schembr, Roland Soller des gens
de ma gnration. Et on a, donc, dbut 83 on sest plus ou moins retrouvs Aix-enProvence, dans un milieu qui nous paraissait favorable. On pensait faire dAix-enProvence une sorte de capitale socio-culturelle du monde pied-noir, partir de monde
intellectuel, des archives, de la proximit marseillaise, nmoise, avec le grand
rassemblement de Nmes Santa Cruz des gens comme Candela et autres. On a fait
donc une grande semaine, qui tait un petit peu, si jose dire, lquivalent du congrs
de la Soummam pour le FLN en 56. On a donc fait notre congrs Aix, dbut 83, avec
Roland Soller et autres, et donc, on a dcid de crer le PNPA, de faon vraiment,
partir de ce constat dchec total ou quasi-total, de bilan globalement ngatif comme
diraient les communistes ici en France on sest dit que vraiment, on tait un peuple
de pionniers tourns vers lavenir, que cet avenir ntait pas accompli, comme diraient
les Juifs du livre, et quil fallait se tourner bien videmment vers la Mditerrane,
lEspagne, lAfrique du nord. 1706

1704

Ibid, p. 23-24
Bulletin du PPN, n1, p. 1
1706
Entretien Roland A., Annexes, p. 620
1705

533

Pour Christian Schembr, le bilan des actions menes jusqu la fin des annes 90 apparat
comme nettement ngatif, et ce, malgr plusieurs lois dindemnisation et damnisties, comme
il le rappelle dailleurs :
En ce qui concerne le Parti Pied-Noir, il a t cr on est tous issus, au pralable,
du milieu associatif, cest--dire que on sest retrouvs, au dbut des annes 70,
jeunes militants de la cause pied-noire, sans savoir trop quest-ce quon voulait faire,
et donc on sest rapprochs des associations qui existaient lpoque. On na pas
on sy est pas retrouvs, et aprs une longue priode de rflexion, on a cr des
mouvements, des associations qui se sont appels deuxime gnration , entre
guillemets parce que ctait ceux qui taient arrivs enfants en France, en 1962,
et qui recherchaient autre chose, notamment qui recherchaient leur identit, ou une
spcificit culturelle, et donc il y a eu toute une priode dans les annes 90
cration de ce type dassociations, et, au dbut des annes la fin des annes 90, on
a estim que il y avait un bilan globalement ngatif de toutes les revendications de
cette communaut, de lexistence mme de cette communaut 1707
Devant cette prise de conscience, quelques pieds-noirs se sont donc runis au sein du Comit
Pied-Noir, mis sur pied loccasion des lections europennes de 1999. Car cest dj vers
lEurope que se tournent les regards des fondateurs et dirigeants de cette toute jeune
organisation. Christian Schembr ne sen cache dailleurs pas quand il explique :
On a regard ce qui se faisait en Europe, et on a constat quil y avait des
spcificits rgionales, des minorits, des communauts () qui avaient trouv leur
place (). On sest dit que, l, il y avait un crneau qui souvrait devant nous quil
fallait sy engouffrer. Cest pour a que notre premire tentative, a a t les
europennes 1708.
Pour son premier engagement lectoral, le PPN dcide finalement de se retirer, indiquant ne
pas pourvoir faire face aux exigences matrielles et notamment financires. Cet argument sera
dailleurs rcurrent et il semble quil suffira justifier par la suite une grande partie des
retraits du PPN des comptitions lectorales dans lesquelles il se sera engag.

1707
1708

Entretien Christian Schembr, Annexes, p.


Entretien Christian Schembr, Nmes, Annexes, p.
534

Le 15 septembre 1999, le Parti Pied-Noir est cr, avec pour objectif d organiser la
participation des Europens dAfrique du nord de toutes origines la vie politique franaise et
europenne sous toutes ses formes, y compris lectorales, dans la dfense de lexistence, des
intrts et de la place de cette communaut et dans le respect des institutions et des lois en
vigueur. 1709 La cration du Parti Pied-Noir sinscrit dans la continuit dune dmarche
engage il y a maintenant plusieurs dcennies. Cest lhritage que nous ont lgu nos pres.
Larrachement de la terre natale, la fracture de lexode ont fait natre en nous tous, dune part,
un besoin de reconnaissance du pass, de lhistoire, de loeuvre accomplie par ses hommes et
ses femmes qui on a enlev lessentiel deux-mmes, les racines, dautre part, la constitution
dune communaut, dun peuple dessence mditerranenne sans terre et qui, dans le contexte
europen actuel, a un rle essentiel tenir. 1710
Sappuyant sur lexemple de minorits ou communauts plus avances, tant sur le plan
organisationnel que sur celui des revendications et de la reconnaissance de leur identit
particulire - Christian Schembr cite trs souvent les Bretons, les Catalans ou les Savoyards-,
le Parti Pied-Noir revendique ainsi le droit une expression collective et la prise en compte
du poids potentiel de la communaut pied-noire sur le champ politique. Ainsi, le Prsident du
PPN affirme :
Je crois la monte des identits culturelles et leur intervention sur le champ
politique. () Dans ce cadre-l, le Parti Pied-Noir aura un crneau qui va souvrir
devant lui 1711
Ces minorits constituent mme un modle pour le PPN, qui voit en leur dynamisme une sorte
de troisime voie pour la communaut pied-noire. Pierre Courbis, Secrtaire Gnral du PPN,
affirme ainsi qu entre loubli catgorique et un militantisme trop nostalgique, une troisime
voie simpose (). En dpassant le cadre de la nostalgie, il faut installer notre communaut
dans lactualit et faire comme font les autres minorits : militer pour son droit dexpression
et pour son droit de reprsentation 1712. Il est suivi par Christian Schembr pour qui
poursuivre un monologue sans issue, jouer les jusquauboutistes, tenir des positions
extrmes et intransigeantes ne peuvent plus servir lintrt suprieur de [la] collectivit. Le

1709

Bulletin du PPN, n1, p. 1


Communiqu du 17 septembre 1999
1711
Entretien Christian Schembr, Montpellier, Annexes, p.
1712
Bulletin du PPN, n14, p. 2
1710

535

fond et la forme doivent voluer et sinscrire dsormais dans une ralit politique dans
laquelle une place reste prendre. 1713
Cest ainsi que les dirigeants du PPN semblent se concentrer sur une forme daction politique
classique , faite essentiellement de participation aux chances lectorales de tout niveau,
et de la publication de communiqus de presse. Dune manire gnrale, le PPN apparat
comme une formation particulirement opportuniste, utilisant, travers le viseur pied-noir,
les outils ayant dj fait preuve defficacit, mais aussi certaines revendications ayant dj
obtenu satisfaction dans dautres contextes. En fait, presque tous les moyens semblent bons
pour faire aboutir leurs propres revendications.
Ainsi, le PPN prend non seulement appui sur les autres communauts, mais il utilise
galement toute sorte darguments et doutils dj prouvs . En ce sens, loriginalit de la
dmarche du PPN est plus dans lapplication dune tendance et lutilisation doutils au cas
particulier des Pieds-Noirs, que dans la dmarche revendicative elle-mme.
Il se bat ainsi notamment pour lobtention dun espace tlvisuel, ainsi que pour une
frquence radio. Il parle mme de tlvision communautaire , citant TV Breizh ou BRTV
(Berbre Radio Tlvision), et sinterrogeant : A quand une tl pied-noire ? 1714. Christian
Schembr rappelle dailleurs :
Vous savez, on avait lanc une campagne nationale pour loctroi dun espace
tlvisuel il y plus de dix ans et au travers dun mouvement. Bon, on avait obtenu
beaucoup de soutien. On na jamais obtenu la concrtisation parce que les
directeurs de chanes se renvoyaient la balle, enfin bon les radios pieds-noires, il y
en a eu. Il y en a il y en aura, mais ceux qui le font, ce sont vritablement des
pionniers 1715
Ce nest quen 2005, quune radio et une tlvision pied-noires ont commenc mettre, par
internet1716, dont nous avons quil constituait, pour les Pieds-Noirs, un espace dexpression
chappant au contrle de lEtat. Sans succs. Ainsi, fin 2006, avant les lections
prsidentielles, le PPN demande toujours Maintenir la spcificit socio-culturelle de la
Communaut Pied-Noire, y compris des jeunes gnrations, et assurer sa survie : par son droit
une expression gale dans les mdias celles des autres communauts vivant en France ; par
1713

Bulletin du PPN, n 31, p. 2


Bulletin du PPN, n 8, p. 3
1715
Entretien Christian Schembr, Nmes
1716
Bulletin du PPN, n36, p. 3
1714

536

l'obtention d'un espace tlvisuel sur les chanes publiques ou sur France au mme titre que
les autres franais originaires d'Outre-Mer (Antillais, Runionnais, Tahitiens, Caldoniens...) ;
par l'dification rapide d'un Centre national pour la mmoire et la culture Pied-Noire ; par des
aides financires et matrielles de l'Etat, des collectivits locales et de l'Europe aux
associations, la presse, aux maisons d'dition et toutes initiatives littraires et
artistiques. 1717
Les difficults auxquelles le PPN doit faire face dans son combat pour la reconnaissance de la
spcificit culturelle et historique des Pieds-Noirs laissent se font finalement lcho de celles
que rencontrent la communaut pied-noire dans sa dmarche permanente de consolidation et
daffirmation identitaire, ainsi que les rapports tendus avec la France. En effet, nous lavons
vu, reconnatre ou nier lexistence de certaines minorits en tant que telles, leur accorder des
droits, constitue pour lEtat franais un pouvoir exceptionnel : celui de dcider quel groupe
peut lgitimement revendiquer une identit particulire. Dans le cas des pieds-noirs,
lindiffrence laquelle ils sont confronts sur ce point cela revient finalement nier
lexistence mme de leur identit particulire et, plus loin, leur identit mme de Franaisainsi que la lgitimit mme de son expression. Cela revient nier aux individus le droit de
dire et de voir reconnatre ce qui les constituent. Car la pluriappartenance est le destin de
lindividu daujourdhui. En lui se superpose une varit didentits. Impossible de le priver
dune partie de lui-mme sous peine de le priver de sa contemporanit ou de son caractre
dtre historique. 1718
Sils semblent penser, au vu de linsatisfaction des revendications de la communaut, que leur
organisation ne pourra pas disposer jamais, en France, du contexte et des moyens ncessaires
pour mener bien leur combat, les dirigeants du PPN sont en revanche parfaitement
conscients du lien ancien qui rattache les pieds-noirs lEurope, et notamment lEurope du
sud. Pour cette raison et, nous le verrons, pour bien dautres encore, ils voient sur la scne
europenne un contexte bien plus favorable. Pour le Parti Pied-Noir, cest donc vers lEurope
quil convient aujourdhui de se tourner.
Cest en effet son niveau qua merg, il y a quelques annes, un dbut de dfinition de ce
quest une minorit nationale . Ainsi, selon le projet de protocole additionnel labor par
1717
1718

Bulletin du PPN, n44, p. 1


Saez J.-P., op. cit., p. 25
537

lAssemble Parlementaire du Conseil de lEurope en 1993, lexpression minorit nationale


dsigne tout groupe de personnes dans un Etat qui : a) rsident sur le territoire de cet Etat et
en sont les citoyens b) entretiennent des liens anciens, solides, durables avec cet Etat c)
prsentent des caractristiques ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques spcifiques
d) sont suffisamment reprsentatifs tout en tant moins nombreux que le reste de la population
de cet Etat ou dune rgion de cet Etat e) sont animes de la volont de prserver leur culture,
leurs traditions, leur religion ou leur langue. 1719 Reste toutefois la volont de lEtat qui
accueille ces minorits de les reconnatre comme telles. Or, la France semble toujours
accorder dune main ce quelle retire de lautre et vise surtout apparatre aux yeux de
lopinion publique rgionale et internationale en phase avec les directives des institutions
europennes, alors quen fait, sur le terrain, elle freine et module selon les cas autant quelle
peut leur application sur son territoire, sillustrant par ses votes ngatifs en faveur des langues
et cultures minoritaires dans la plupart des commissions europennes charges de ces
questions. 1720
Dans le mme ordre dides, et suivant presque lidentique le modle des minorits ayant
dj obtenu satisfaction pour certaines de leurs revendications, le PPN utilise le moyen que
constitue lexistence, et, si possible, la reconnaissance dune langue. En effet, lexistence
dune langue propre mme minoritaire au sein dune communaut- participe de la
dlimitation de la communaut, et par l mme de sa visibilit. Dans le cas des pieds-noirs, la
langue en question est le pataoute , une langue trs mlange, limage de la
communaut. Et mme si, pour les pieds-noirs, le pataoute nest pas un lment
primordial de leur identit, le PPN saisit tout simplement lopportunit que son existence
constitue. Invit dun forum europen par la Ligue Savoisienne en octobre 1999, le PPN cite
en guise se soutien et de confirmation de la crdibilit et de la lgitimit de sa cause des
extraits de journaux stant faits lcho de sa prsence, de ses revendications, et, du mme
coup, de la situation en France de la communaut pied-noire, ignore jusque dans son
existence propre : Le P.P.N au forum Europen. Invite par la Ligue Savoisienne, portedrapeau de l'identit savoyarde; une dlgation du Parti Pied-Noir s'est rendue au Forum
Europen organis Annecy le 2 octobre dernier. Aux cts des dlgations de Bretagne,
1719

Benoit-Rhomer F., La question minoritaire en Europe, Strasbourg, Conseil de lEurope,


1996
1720
Dressler-Holohan W., Culture minoritaire, culture nationale et culture de diaspora , in
Gallissot R., op. cit., p. 210

538

d'Alsace-Lorraine, d'Italie (Val d'Aoste, Pimont), de Suisse (Cantons de Vaud et des


Grisons), d'Occitanie, de Catalogne, toutes en recherche identitaire et en qute des meilleurs
moyens politiques et administratifs pour affirmer leur identit sur leur propre territoire,
Christian SCHEMBR et Pierre COURBIS ne sont pas passs inaperus et la presse rgionale
s'est largement faite l'cho de leur prsence. "Le progrs" a remarqu la venue "des
reprsentants du nouveau Parti Pied-Noir fond le 15 septembre dernier" . "Le Dauphin
Libr" a mentionn le discours "du reprsentant du Parti Pied-Noir qui a voqu le triste sort
d'un peuple priv de territoire". "L'Essor Savoyard" fait tat comme invit. surprise "du tout
nouveau Parti Pied-Noir qui milite pour le maintien de l'identit et se revendique comme
peuple europen sans territoire". "Le Faucigny" a relev la prsence "du Parti Pied-Noir,
rassemblant des rapatris d'Algrie qui aspirent tre reconnus parmi les peuples d'Europe
privs de territoire". Enfin pour "l' Echo de Savoie", "la communaut Pied-Noir, forme
d'apports espagnols, italiens, juifs, maltais, alsaciens, allemands, suisses, franais et mme
savoisiens, est contrainte l' exil en 1960-1962. Aprs avoir affront pendant plus de trente
ans les difficults de son insertion dans la socit franaise qui lui tait inconnue, elle dsire
aujourd'hui se considrer comme un peuple, avec son histoire, sa culture particulire, et mme
son dialecte, le "pataoute". Le Parti Pied-Noir entend oeuvrer pour 1a reconnaissance, au
sein de l' Europe des peuples, des Pieds-Noirs comme l' un des peuples europens sans
territoire. Il se dit sensible aux difficults identitaires d'autres peuples dracins. Le Parti
Pied-Noir devra lutter contre la folklorisation rductrice de ce peuple afin d'acqurir un statut
de peuple europen part entire". 1721.
Cest ainsi que sont organises, en 2000, les journes du pataoute , au cours desquelles
des personnalits littraires de la communaut () se sont attaches tudier lhistorique,
loriginalit et lactualit du pataoute qui, lvidence, doit se voir reconnatre le statut de
langue rgionale dessence mditerranenne 1722.
Sengouffrer au maximum dans la voie ouverte par les autres minorits ou communauts, tel
semble tre lobjectif du PPN, esprant peut-tre quun automatisme de la reconnaissance
finira pas sinstaurer, depuis lchelle europenne jusque dans les provinces franaises.
Or, en matire de reconnaissance de droits linguistiques notamment, les Etats sont
aujourdhui tenus de prendre quelques mesures significatives en faveur de la sauvegarde des

1721
1722

Bulletin du PPN, n1, p. 3


Bulletin du PPN, n9, p. 2
539

cultures et des langues rgionales face aux institutions europennes. 1723 Ici aussi, le
comportement de la France nest pas sans susciter dimportantes polmiques, comme
loccasion de la signature de la Charte europenne des langues rgionales ou minoritaires, en
19991724.
Inspir par les autres communauts, par ce quelles parviennent obtenir de lEtat franais, et
par un contexte qui semble de plus en plus favorable la reconnaissance des diffrences
culturelles, le Parti Pied-Noir croit en la lgitimit de ses revendications. Mais, sil prtend
reprsenter la communaut pied-noire et lui donner une voix politique, est-il pour autant
soutenu par les membres de cette mme communaut ? Les pieds-noirs manifestent-ils
rellement leur satisfaction devant la cration dune organisation qui entend les dfendre et
leur obtenir la reconnaissance quune partie dentre eux attend depuis 40 ans ? Rien nest
moins sr, car, selon Christian Schembr, les pieds-noirs souffrent du complexe du
perdant :
Cest handicapant aujourdhui de saffirmer pied-noir. () Tous les combats qui ont
t mens au fil de ces dernires annes ont tous t perdus (). Le fait que toutes les
batailles aient t perdues par les associations font que a rejailli sur lensemble de la
communaut. Ca en fait un complexe. On ne peut pas se dfendre. On peut tre
insult. () On sait quon va ragir et que cest perdu davance 1725
Aujourdhui, comme ses dirigeants lavouent, le PPN ne bnficie pas dun soutien massif de
la part de la communaut pied-noire, comme le rappelle son Prsident :
Cest sporadique. Il y a un mouvement dadhsion mesur, parce que l encore,
cest compliqu. Il y a un mouvement dadhsion lorsquon fait des campagnes.
Quand on intervient, il y a un retour. Mais, il ny a pas dadhsion spontane, dans le
sens o cest ce que je disais linstant on marche parce que, ceux qui sont
ou alors on a des jeunes qui viennent, qui nont jamais eu dexprience, si vous
voulez, associative. Ou alors, les autres, ceux qui ont eu une exprience associative,
qui ont vu comment a fonctionnait, ils sont mfiants, parce que les associations
rasent les murs. () Si vous voulez, quand on a voulu faire des interventions auprs
de lAssemble pour la loi, il y a un collectif qui sest cr. On a t agissant dans ce
1723

Dressler-Holohan W., in Gallissot R. (dir.), op. cit., p. 223


Poche B., Les langues minoritaires en Europe, Grenoble, Presses Universitaires de
Grenoble, 2000, p. 6
1725
Entretien avec Christian Schembr, ralis Montpellier le 5 novembre 2005, p. 7
1724 22

540

collectif. Alors, tout le monde a march. Cest par fax ou par internet, ou par
tlphone, tout le monde sengage. Quand on a voulu commencer faire des runions
publiques. Marseille, cest nous qui avons organis. On sest mis en avant. La salle
nous a t refuse et les responsables qui avaient sign les responsables des
associations Marseille ont dit bon, nous, on ne participe pas. On ne vient pas . A
Aix-en-Provence, la maison des rapatris, qui avait sign, qui faisait partie du
collectif a refus de nous donner la salle, etcetera, etcetera. Donc, on veut bien faire
quelque chose, on veut bien dire quelque chose enfin, on veut bien dire quelque
chose, mais quand il faut tre agissant contre, pour dfendre les intrts, il ny a plus
personne 1726
Mais leurs propos nous amnent penser quils comptent sur la confirmation dune tendance
qui, avec le temps, autoriserait les individus en gnral, et les pieds-noirs en particulier,
revendiquer une appartenance communautaire de plus en plus prgnante, et qui ncessiterait
en retour une reprsentation politique propre. Les dirigeants du Parti Pied-Noir affirment ainsi
que les grands partis savent bien que des millions de gens se reconnaissent avant tout par
leurs origines, leurs croyances et leur appartenance communautaire, et, ne serait-ce
qulectoralement parlant, ils ne peuvent plus en faire abstraction. Il y a l des millions de
voix gagner et qui feront la diffrence. () Dans ce contexte, lexistence du Parti Pied-Noir
savre tout fait lgitime 1727.
Le but de la fondation du Parti Pied-Noir est donc de permettre cette communaut de
continuer exister, daffirmer haut et fort [son] expression collective propre et de
revendiquer une reprsentation politique autonome 1728. Encore faut-il que les autres
formations voluant sur la scne politique franaise et europenne le considrent comme leur
gal.

2 - Survivre en France, exister en Europe


Si le Parti Pied-Noir croit en la lgitimit et en la ncessit de sa cration pour la
communaut quil reprsente, il doit toutefois parvenir se faire une place solide et viable sur
1726

Ibid
Bulletin du PPN, n27, p. 3
1728
Ibid
1727

541

la scne politique franaise, parmi les autres partis, sil entend faire aboutir ses
revendications. Quels rapports entretient-il avec les autres formations politiques ? Avec les
gouvernements successifs ? Comment communique-t-il et sur quels sujets ? Autant de
questions qui permettent de mieux cerner la place trs particulire du PPN, celle dun parti
dappoint 1729
Pour la plupart des petits partis politiques, lavance de leurs revendications passe souvent par
des compromis et des ngociations avec les plus grandes formations, celles dont la probabilit
daccder des postes de pouvoir est plus importante. Pour le Parti Pied-Noir, les choses sont
un peu diffrentes, car si ses dirigeants sont conscients quil leur faut tablir des relations
solides avec les acteurs principaux du champ politique franais, ils refusent tout compromis,
tant au niveau de leurs revendications qu celui de lengagement politique en tant que tel.
Pourtant, en suivant une logique, dcidment trs prsente chez les Pieds-Noirs, de rptition,
voire de reproduction des modles et des expriences des anciens, qui nous amne, en un
sens, percevoir leur histoire longue comme un perptuel recommencement, la dmarche
propre au Parti Pied-Noir peut galement tre rapproche de celle de dfenseurs de lAlgrie
franaise engage quelques annes auparavant.
Ainsi, en reprenant les propos de Jean-Jacques Susini, nous nous apercevons que la tentative
de sduction des grands partis politiques franais, quel que soit leur positionnement sur
lchiquier politique, ressemble de manire vidente la dmarche entame et poursuivie par
le PPN depuis sa cration. Ainsi, Jean-Jacques Susini affirme-t-il : nous ne pouvions russir
que dans la mesure o nous obtenions un consensus large (). Donc nous nous sommes
adresss tous les partis politiques de lpoque. A lintrieur de ceux-ci nous avons rencontr
des gens favorables lAlgrie franaise. Ds lors, vous devez comprendre que nous ne
pouvions pas faire un programme prcis qui aurait risqu de nous enfermer, nous devions
nous ouvrir largement. Faire un programme, ctait prendre le risque dentraner des
hostilits 1730
Pourtant, le PPN ne va cesser de dnoncer la situation de pied-noir de service , servant
drainer, vers un grand parti ou un autre, le poids lectoral de la communaut, ils prtendent
avant tout proposer une formation dont la priorit sera la dfense des intrts des pieds-noirs
par une reprsentation politique autonome.

1729
1730

Bulletin du PPN, n25, p. 1


Raphal Delpard, op. cit., p. 188
542

En effet, ses dirigeants dfendent ainsi une conception trs particulire de lengagement
politique, qui reflte parfaitement lintransigeance rige en signe de crdibilit.
En effet, dressant le constat de la prsence de pieds-noirs dans les rangs des grands partis
politiques, et, paralllement, de la faible avance des revendications qui traversent la
communaut pied-noire, le Parti Pied-Noir en tire une conclusion trs svre : si des piedsnoirs occupent aujourdhui des places de pouvoir, ils doivent dfendre la communaut piednoire. Et sils ne le font pas, cest quils trahissent les leurs, quils mprisent leur souffrance.
Pour les dirigeants du PPN, lengagement des pieds-noirs doit se faire en faveur de la
communaut, et il doit tre exclusif. Cest ainsi que Christian Schembr, affirme qu une
tude rcente estime plus de cinq mille les pieds-noirs qui seraient lus politiques en France,
toutes tendances et toutes structures confondues (). Si ce chiffre important est exact, une
question vidente vient immdiatement lesprit : comment se fait-il alors que, 38 ans aprs
le dernier exode dAlgrie (), lensemble de notre communaut pied-noire () nait
toujours pas obtenu en France une vritable reconnaissance et demeure insatisfaite sur la quasi
totalit de ses revendications ? 1731
Comment se prvaloir dune communaut quand on roule pour un parti traditionnel ? ()
Contrairement ce qui se passe dans dautres minorits, ceux qui ont voulu tre lus ou qui
ont t lus au sein de partis traditionnels ne pourront que trahir la confiance et les intrts de
leurs compatriotes pieds-noirs. 1732 Prnant un engagement sans faille en faveur de la
communaut pied-noire, le PPN est tout de mme galement conscient quil ne doit pas tre
isol sur la scne politique, que pour faire avancer ses revendications, il doit accder des
postes de pouvoir, ou entretenir des contacts troits avec ceux qui les occupent. En effet,
mme si certains petits partis tentent de se distinguer par quelques choix idologiques
rigoureusement slectionns () sous leffet de leur propre histoire, de leur participation
rgulire au jeu dmocratique et de leur apprentissage des rgles de la vie politique, ces
groupes vont concilier leurs discours avec les codes dominants. 1733 Cest pourquoi, en
parallle dun discours sans ambigut quant lengagement des pieds-noirs en politique
discours lattention des pieds-noirs et de ceux qui pourraient voir en eux une ressource
politique ou lectorale-, le PPN noue lui-mme des liens et sinscrit dans des relations qui

1731

Bulletin du PPN, n4, p. 1


Bulletin du PPN, n28, p. 3
1733
Laurent A., Villalba B. (dir.), op. cit., p. 78
1732

543

relvent parfois plus des changes donnant-donnant que de linfaillibilit des


revendications et de lengagement.
Ainsi, le PPN sattache dvelopper des contacts, le plus souvent lors des chances
lectorales locales. Alors quil affirme refuser tout compromis en ce qui concerne les intrts
de la communaut, le PPN sengage dans des discussions et des ngociations avec dautres
formations politiques, notamment dans les rgions du sud de la France, o il est vrai que les
Pieds-Noirs, massivement implants, peuvent facilement faire basculer un scrutin. Ce fut le
cas pour les lections municipales de 2001, dans la perspective desquelles, le Parti PiedNoir, porte-parole des Europens dAfrique du Nord, [a multipli] les contacts avec les
mairies et les candidats investis. 1734
Dfendre les intrts de la communaut pied-noire, obtenir pour elle une reprsentation et
prvenir toute manipulation, voici les exigences que le PPN tente dallier, en brandissant
parfois devant les grands partis la menace dune sanction lectorale dun groupe
potentiellement puissant mais mal organis. Cest ainsi qu lapproche des lections
rgionales de 2004, on pouvait lire dans le Bulletin du Parti : Le PPN nenvisage pas pour le
moment de constituer des listes indpendantes. Il privilgie lintgration des responsables du
PPN sur des listes en cours de constitution. Pour ce faire des ngociations et de multiples
entretiens avec des partis, personnalits nationales, lus nationaux, responsables locaux se
poursuivent depuis plusieurs mois. Les revendications pieds-noires dj reprises par plusieurs
partis traditionnels dmontrent que notre lectorat () attire toutes les convoitises. Il est bien
certain que le PPN attendra la conclusion daccords sur la prsence de ses candidats sur les
listes concernes pour ragir en consquence. Sil ny a pas entente, il dnoncera les
manipulations dont il aura t victime 1735.
Christian Schembr laffirme :
Les dirigeants du Parti Pied-Noir,() ne se classent ni gauche, ni droite 1736
Mais ils laissent tout de mme entrevoir une plus grande proximit avec les partis de droite,
dont les reprsentants savent, selon le Prsident du PPN :
Il y a une partie de llectorat quil faut mnager 1737
1734

Bulletin du PPN, n9, p. 2


Bulletin du PPN, n25, p. 3
1736
Entretien avec Christian Schembr, ralis Nmes le 23 dcembre 2003, p. 2
1737
Entretien avec Christian Schembr, ralis Montpellier le 5 novembre 2005, p. 4
1735

544

et quil faut surtout empcher de regarder trop droite de lchiquier, vers le Front National.
En effet, le Front National a su aiguiser un certain nombre de thmes propres capter une
partie importante de llectorat pied-noir. 1738 En dbarquant sur la scne politique franaise,
le PPN sest prsent directement la communaut pied-noire comme la seule formation
politique dsormais lgitime le reprsenter. Cela ne sest pas fait sans heurts, notamment
avec le FN, des heurts que le PPN rapporte dailleurs dans un de ses bulletins, comme pour
montrer aux Pieds-Noirs ltonnante raction de celui qui avait jusque-l les faveurs de
certains dentre eux devant la cration dune organisation qui devait dsormais leur tre
ddie. Comme le raconte son Prsident :
Le Front National a engag une offensive contre nous parce que, tout simplement,
on lui fait de lombre un petit peu dans la rgion PACA, et quil estime que mme si on
lui enlve quelques pour cent, eh ben a risque de lui faire perdre la rgion parce que
on a ils ont constat que pendant a a t probablement les seuls parce que, les
grands partis du gouvernement nen tiennent pas tellement compte ils ont quand
mme constat que aux lgislatives, on avait fait en sorte, par notre prsence, quil ny
ait pas de triangulaire, cest dire que le le dput enfin le candidat du Front
National eh ben ne soit pas au deuxime tour donc pas parce quon a parce
quon fait la guerre au Front National, pas du tout, mais parce que nous on dfend les
intrts de la communaut. Cest le Front National qui a travaill depuis vingt ans cet
lectorat bon avec quel succs, a on peut en discuter. Ca fait partie de notre
dbat donc, cest lui qui est venu sur notre lectorat, et non pas nous qui sommes
alls sur son lectorat 1739
Pour apporter ce quil considre comme la preuve de la lgitimit du PPN dfendre les
Pieds-Noirs, Christian Schembr a adress Jean-Marie Le Pen une lettre ouverte en ces
termes : Dans un entretien exclusif lhebdomadaire Minute , vous avez () trait les
fondateurs, les dirigeants, les adhrents, les sympathisants du Parti Pied-Noir de vendus
ou de tratres naturels . () Pour ma part, fils dun lu poujadiste dAlger que vous avez
ctoy en Algrie et en France lors des congrs et meetings de lU.D.C.A., je rendais visite
mon pre en 1956 au camp de concentration de Lodi (). Depuis plus de trente ans, je milite
pour la cause pied-noire et exclusivement pour ma communaut. Jutilise cet effet toutes les
1738
1739

Stora B., Le transfert dune mmoire, Paris, La Dcouverte, 1999, p. 93


Entretien Christian Schembr, Nmes, Annexes, p.
545

voies dmocratiques que nous confrent les lois de la Rpublique. Je ne pratique ni la


polmique, ni linvective, ni lopposition primaire ou tendancieuse, mais il est de mon devoir
de vous rappeler que vous navez pas le monopole de la dfense des pieds-noirs 1740.
Cest ainsi que se joue un double change entre les dirigeants du PPN et ceux des grands
partis de droite. Quand les premiers parviennent se faire une place sur des listes lors
dlections municipales ou rgionales, les seconds dtournent le potentiel lectoral de la
population pied-noire du FN vers leurs propres partis. Cela ne signifie pas pour autant que
tous les pieds-noirs coutent et suivent les consignes de vote donnes par le PPN, ni que tous
votent ou votaient pour le FN. Cela ne signifie pas non plus que, sous prtexte daccords
ponctuels avec les grands partis de droite, le PPN leur accorde un chque en blanc 1741.
En effet, particulirement attentif lactualit nationale, europenne et internationale, le PPN
exprime rgulirement sa dsapprobation lencontre de laction, de la prise de position, ou
au contraire, de labsence de prise de position de certains lus, en leur attribuant des feux
rouges ou feux verts dans ses bulletins.
Le Parti Pied-Noir occupe donc une place fragile sur la scne politique franaise, de la mme
faon que lidentit et la diffrence culturelle quil entend dfendre et promouvoir sont
souvent considres comme purement folkloriques et anecdotiques. Inscrit dans une
inconfortable relation avec les grands partis politiques, prouvant galement des difficults
se dmarquer de la multitude dassociations qui font vivre la communaut pied-noire depuis
des annes, il ne semble pas disposer dune visibilit et dune lgitimit encore suffisamment
grandes pour faire avancer seul ses revendications. Pour Christian Schembr :
Cest une bonne chose quil y ait des associations. Ca prouve que la communaut
existe, est vivante. () Mais cest vrai que compte tenu que les associations dbordent
sur le champ politique, () a nous gne pour exister en tant que Parti Pied-Noir en
tant que tel. 1742
De plus, organisation rcente et relativement intransigeante quant la dfense des intrts des
pieds-noirs, le PPN vient aussi bouleverser le monde mme des associations dont certaines,
selon lui, ne servent pas rellement ou honntement la cause de la communaut. Cest ainsi
1740

Bulletin du PPN, n25, p. 2


Entretien avec Christian Schembr, ralis Nmes le 23 dcembre 2003, p. 2
1742
Entretien Christian Schembr, Annexes, Montpellier, p.
1741

546

quil affirme que sous le masque dune amicale ou dune association dite culturelle, ceux
qui critiquent laction du PPN travaillent dans lombre pour le compte de partis
politiques. 1743
Si certains considrent le PPN comme une manation foklorique de plus dune population
nostalgique, lactualit donne pourtant de nombreux arguments ses dirigeants pour justifier
son existence et leurs interventions. La France nen a pas encore fini de la guerre dAlgrie, ni
de la colonisation, et le PPN entend porter rgulirement la voix des pieds-noirs dans chacun
des dbats qui parcourent depuis quelques annes la socit franaise, et qui branlent le
monde politique, de manire parfois trs opportuniste. Ainsi, en dcoule une trange
succession dvnements comme en 2000. Pour la venue du Prsident algrien Abdelaziz
Bouteflika, le PPN a demand une audience au Prsident de la Rpublique. Devant labsence
de considration pour cette demande, le PPN a transform son mcontentement en un conseil
dabstention au rfrendum suivant portant sur le quinquennat, en indiquant que, revenus
dans lactualit depuis plusieurs mois, les pieds-noirs auraient d tre lobjet dattentions
particulires. Chirac et Jospin ont prfr occulter leur prsence, leur histoire. Il convient
donc pour le rfrendum du 24 septembre davoir la mme attitude : profiter des derniers
beaux jours pour partir la mer ou la campagne 1744. Allant jusquau bout de sa dmarche
dmarche qui repose finalement sur une interprtation des vnements travers la seule
lucarne du PPN et, ventuellement, celle un peu plus large de la communaut pied-noire-, il
parvient mme interprter le rsultat de ce rfrendum comme un succs, puisque lon peut
lire dans un bulletin suivant le scrutin, sous le titre les pieds-noirs gagnent une lection ! ,
que le Parti Pied-Noir a gagn une premire lection et tous les pieds-noirs qui lont soutenu
aussi. Beaucoup de pieds-noirs en effet font partie des quelques 70% dlecteurs, une trs
large majorit, qui se sont abstenus lors du rfrendum du 24 septembre dernier sur le
quinquennat 1745.
Dune faon un peu plus logique, le PPN est galement intervenu ds 2002, et chaque
changement de gouvernement depuis, pour demander la cration dun Secrtariat dEtat aux
rapatris, de manire rgler dfinitivement les problmes relatifs au rapatriement des
franais dAlgrie, sans succs, comme il le rappelle ici :
Lors des lections prsidentielles et lgislatives, le PPN a rclam un Secrtariat
1743

Bulletin du PPN, n7, p. 2


Bulletin du PPN, n8, p. 2
1745
Bulletin du PPN, n9, p. 3
1744

547

dEtat aux Rapatris et la Mditerrane. Malgr les interventions multiples de


personnalits influentes, le Premier Ministre Raffarin a estim quun Ministre pour
les Rapatris ntait pas utile.... 1746
Ds 2002, le Parti Pied-Noir anticipant lorganisation en France de lanne de lAlgrie, a
demand que les pieds-noirs, mais galement les harkis, y soient troitement associs. Une
fois de plus, nobtenant pas satisfaction, il manifeste immdiatement son mcontentement en
affirmant que cest un vritable camouflet toute la communaut europenne dAlgrie et
dAfrique du nord () qui constate que les gouvernements franais et algrien ont choisi des
organisateurs engags et [que] la composante franaise dAlgrie est totalement exclue du
projet 1747.
Au cours de ces derniers mois, le PPN sest manifest sur les sujets la cration du Haut
Conseil aux rapatris, la mise en route du chantier du Mmorial de la France dOutre-Mer, la
parution du rapport Diefenbacher, et trs rcemment, lors des dbats sur la loi du 23 fvrier
2005, portant reconnaissance de luvre franaise en Algrie. A ce sujet dailleurs, et alors
que lon pourrait sattendre la satisfaction du PPN devant un texte qui semble enfin accorder
aux Pieds-Noirs, et, plus largement, aux Franais dAlgrie incluant ainsi leurs aeux- un
dbut de reconnaissance, on ne peut qutre tonn de la raction de son Prsident, lorsquil
affirme que :
Cette loi ne satisfait en rien () les problmes affrents [la] communaut 1748.
Quand lEtat franais entend reconnatre les bienfaits de la prsence franaise , le PPN
attend que le texte sadresse uniquement au petit peuple pied-noir, constitu de populations
riveraines de la Mditerrane qui ont fait souche en Algrie 1749. Cest () ce peuple,
cette communaut que la loi du 23 fvrier doit sadresser et larticle 4 doit concrtiser la
reconnaissance de cette communaut par sa rhabilitation dans les livres dhistoire 1750.
On le voit, la situation du Parti Pied-Noir sur la scne politique franaise nest pas facile
tenir. La France entretient encore avec son pass colonial un rapport ambigu. Cest pourquoi,
le PPN, conscient que le terrain national sur lequel il exprime ses revendications nest peuttre pas celui qui lui apportera des rponses, essaye de prendre position sur le plan europen,
1746

Bulletin du PPN, n19


Bulletin du PPN, n21, p. 1
1748
Entretien avec Christian Schembr, ralis Montpellier le 5 novembre 2005
1749
Bulletin du PPN, n35, p. 2
1750
Ibid
1747

548

et dy acqurir une autre sorte de lgitimit. Sur la scne europenne, le PPN ne reprsente
plus la communaut symbole de lAlgrie franaise, que les franais prouvent prcisment
tant de mal regarder en face, mais une minorit qui cherche faire reconnatre sa
particularit historique, culturelle. Conscient galement quil na peut-tre plus attendre un
geste de la part dun pays quil juge trop souvent ingrat avec une partie des siens, le PPN voit
sans doute le salut de sa communaut sur la scne europenne.
Ce sont dailleurs les lections europennes de 1999 qui marquent le dbut de laventure du
Parti Pied-Noir, et cest ce terrain quil a dcid dinvestir, pour faire enfin reconnatre
lidentit particulire de la communaut pied-noire. Car sil reste actif sur le plan national,
ragissant lactualit, participant, directement ou indirectement aux chances lectorales, il
considre que cest lEurope qui lui offre le contexte le plus favorable. On remarque dailleurs
que cest aussi lEurope qui permet au PPN dmettre une prise de position qui dpasse les
seules exigences de la communaut pied-noire. De cette manire, il semble sinscrire dans une
dmarche tourne bien plus vers lavenir que ce que permet la seule exprience francofranaise. Cest ainsi que, aprs les lections europennes de 2004, les dirigeants du PPN font
le point sur ce quest lEurope et, surtout, sur ce quelle doit tre leurs yeux : une Europe
fdrale, pour se protger et pour affirmer son indpendance face aux autres empires en
pleine expansion (), pour cimenter lunit de ses multiples membres 1751; elle doit tre
respectueuse des identits rgionales et culturelles, parce que les minorits qui la
composent, et notamment les minorits dorigine europenne, ne se sentiront porteuses de
cette citoyennet europenne indispensable que si elles ont le sentiment que cette Europe ne
vise pas acclrer le processus duniformisation des modes de vie et des esprits 1752; elle
doit enfin se tourner vers le large, pour dvelopper son influence vers toutes les zones qui
lui sont dj naturellement proches gographiquement, historiquement et culturellement 1753.
Bien videmment, cest lEurope respectueuse des identits qui attire le plus lattention du
PPN, mais on remarque tout de mme que cela sinscrit dans une vision plus globale.
LEurope ne se limite ainsi pas tre une terre daccueil pour toutes les minorits bafoues.
Pour le PPN, la scne europenne va progressivement dpasser la seule fonction consistant
offrir un lieu dexistence et dexpression aux minorits.
1751

Bulletin du PPN, n29, p. 3


Ibid
1753
Ibid
1752

549

Ainsi, Christian Schembr nous explique la position du PPN quant au projet de Constitution
Europenne sur lequel les Franais ont eu rcemment se prononcer, en affirmant que le parti
a fait campagne pour le oui mais uniquement parce que :
Il y avait une garantie, dans le cadre de la constitution europenne, pour les
minorits et lexpression de toutes les communauts 1754
Or, ces exigences sont parfois mles lespoir dune Europe politique indispensable 1755.
On peut peut-tre y voir pour le PPN un dbut de diversification de ses revendications, une
faon denvisager une plus large audience que celle de la seule communaut pied-noire, la
volont de se dtacher progressivement du statut de parti dappoint et dinfluence, et
davancer vers un statut plus gnraliste .
Pour le PPN, la scne europenne constitue une possibilit de sallier avec dautres formations
politiques ayant les mmes revendications en termes dexpression de leur identit, de leur
diffrence culturelle, des partis pour la plupart rgionalistes, voire parfois indpendantistes.
Pour Christian Schembr :
Lassociation de ces mouvements fera que il y aura un peu plus de force pour
sexprimer. Nous (), on a particip plusieurs choses avec des mouvements
rgionalistes. Cest vrai que quand on se retrouve l, on se sent plus fort, parce quon
saperoit que certains ont les mmes revendications, sinon plus. () Toutes les
revendications ne sont pas les mmes parce quon na pas le mme parcours, mais la
recherche dune identit, lexpression, la reconnaissance de lidentit politique 1756
sont identiques. Alors que la France fourmille de mouvements de ce type, quil sagisse des
alsaciens, des catalans, des bretons, des basques, des corses, cest pourtant vers lEurope
quune nouvelle fois le PPN se tourne pour trouver lexemple quil entend faire suivre la
communaut pied-noire : celui des allemands expatris aprs 1945. Selon Christian
Schembr :
Il y a 12 millions dallemands qui sont dans ce cas-l (). Cest exactement notre
parcours, avec la diffrence que eux sont 12 millions. Ils ont toujours eu lappui des
partis de droite et que cest une vritable puissance. () Ce sont des gens qui font
1754

Entretien Christian Schembr, Montpellier, annexes, p.


Bulletin du PPN, n25, p. 4
1756
Entretien avec Christian Schembr, ralis Montpellier le 5 novembre 2005
1755

550

partie de la socit mdiatique et politique. Ils font partie intgrante du dbat, ce qui
nest pas notre cas en France 1757.
Et peu importe finalement que la terre dont les pieds-noirs ont t expatris , lAlgrie
franaise, nexiste plus aujourdhui. Pour le PPN, labsence de territoire nest pas un obstacle
et ne porte pas atteinte leurs revendications, ni lassociation quils essayent dtablir avec
les mouvements rgionalistes. Pour le Prsident du PPN :
Ce nest pas un problme parce que, aujourdhui, il y a des dizaines de millions de
gens en Europe qui sont comme nous, qui sont soit des gens originaires de lextrieur
de lEurope, ou des gens qui ont chang de pays 1758
Passs le drame davoir d quitter lAlgrie, et celui, latent, de ne pouvoir y retourner
vraiment, le PPN dfend dsormais les pieds-noirs en les faisant entrer dans cette cohorte de
peuples sans terre. 1759
Secours ou refuge, lEurope offre au Parti Pied-Noir, et, travers lui, la communaut piednoire dont il se fait le reprsentant, la possibilit de voir son identit particulire reconnue.
Avec la France, le PPN entend rgler le contentieux de la guerre dAlgrie et de la
colonisation. Les problmes dindemnisation, de vrit historique, de cimetires tout ce qui
devrait dsormais appartenir au pass mais qui nest pas encore rgl, empche les pieds-noirs
de regarder vers lavenir. En France, la communaut pied-noire appartient au pass. Elle nest
que le symbole dune poque que chacun cherche oublier sans y parvenir. Or, en ignorant
cette communaut, on la marginalise, on la laisse saccrocher son pass, alors quelle
pourrait jouer un rle charnire dans louverture euro-mditerranenne. 1760
Avec lEurope, le PPN a compris que soffrait peut-tre la possibilit pour la communaut
pied-noire daffirmer une identit et une culture enfermes dans lhistoire, la possibilit aussi
de faire le lien entre lEurope et la Mditerrane.
Proche des partis ethno-identitaires de Daniel Louis Seiler, qui procdent de la culture
tant par leur projet mdiateur que par les conditions qui les engendrent 1761, mais avec une

1757

Ibid
Ibid
1759
Bulletin du PPN, n1, p. 2
1760
Bulletin du PPN, n19, p. 2
1761
Seiler D. L., op. cit., p. 84
1758

551

dimension territoriale dcale dans le temps, le PPN semble faire merger un nouveau type de
parti : un parti rgionaliste sans rgion, pour une communaut sans terre.

552

Comme la dit Jules Roy : Je suis possd jusqu ma mort par lAlgrie . Jamais
les Franais dAlgrie nauront tourn la page sur cette terre envotante qui les aura vus
natre, qui leur aura offert une vie souvent modeste mais riche, et qui aura aussi caus le plus
grand de leur malheur.
Aujourdhui encore, en France, ils sont associs, souvent pjorativement, la priode
coloniale dune France qui tente, laborieusement, de tourner la page sur une histoire qui
suscite toujours de violentes ractions. Certes, lpoque de lAlgrie franaise fait lobjet
dune opposition gnralise, de critiques et daccusations, mais, pour les Franais dAlgrie,
elle reprsente le dbut de leur aventure, le point origine de leur existence collective, selon
lexpression propose par Jol Candau, lmergence dune identit nouvelle.
Pendant les 132 ans qua dur la prsence franaise en Algrie, les Europens venus grossir
les rangs de la colonie de peuplement que la France voulait mettre sur pied, vont apprendre
tre franais, tre en France, lapprendre, la voir, la clbrer, lui obir et la
dfendre. Et malgr quelques rsistances de ceux qui souhaitent conserver leur particularisme
original, ce sont bien des citoyens franais quils vont devenir, admirant et jalousant parfois
leurs lointains compatriotes mtropolitains, sans doute pour leur plus grande anciennet
citoyenne.
Aprs prs de huit annes dun conflit qui viendra bouleverser tout leur univers mais dont ils
ne comprendront jamais vraiment les raisons -nafs et inconscients quils taient de la ralit
de la situation des Musulmans quils ctoyaient pourtant quotidiennement-, cest dans une
insondable douleur quils sarracheront de leur terre bien-aime, pour se rendre, massivement
et dans le chaos, sur le sol dune mtropole dsormais dteste.
Sinterroger aujourdhui sur lidentit des Franais dAlgrie, cest prendre en compte cette
histoire originale, ponctue dun drame dont on peut considrer quil constitue la premire
page dun nouveau chapitre de leur vie, une vie en mtropole o ils deviendront les PiedsNoirs. Cest aussi prendre en compte leur histoire, cest--dire celle quils se sont
rapproprie, quils ont reconstitue et quils nous auront livre, par le biais des entretiens
mens dans une France qui leur est demeure ferme. Car, comme le rappelle Jol Candau,
il ny a pas dacte de mmoire vritable qui ne soit ancr dans les enjeux identitaires

553

prsents 1762. Ainsi, au-del du simple recueil dinformations sur leurs anctres, leurs vies, la
guerre et le rapatriement, mobiliser leur mmoire consistait galement, pour nous, saisir leur
entreprise de consolidation et daffirmation dune identit collective qui na vritablement
merg leur conscience qu compter de leur arrive sur le sol mtropolitain. Cest en effet
sous le coup dun violent traumatisme que leur est rvle leur situation commune, et quils
en ont, par l mme, saisi lempreinte historique, dissimule derrire une identit citoyenne
effaant toute trace de particularisme. Cest aussi la confrontation avec une France qui leur a
tourn le dos et qui, ds sa dcision de mettre un terme lAlgrie franaise, a sembl
souhaiter galement la dsagrgation de la population quelle y avait cre de toutes
pices, qui a pouss les Franais dAlgrie se regrouper, se solidariser, et, finalement, se
communautariser.
Nis, avant mme leur dpart dAlgrie, dans la ralit du drame que reprsente pour eux la
fin de lAlgrie franaise, ils ne cesseront par la suite de se voir contests dans tout ce qui les
constitue : citoyens franais, individus traumatiss, communaut porteuse dune identit
propre. Et ils ne cesseront dattendre de la France quelle les reconnaisse pourtant dans leur
entiret.
En France, ce sont finalement deux postures qui vont se faire face : de la part de lancienne
mtropole, celle de considrer que, les Franais dAlgrie tenant leur sort de celui de lAlgrie
franaise, devraient, logiquement , seffacer en mme temps que disparat la situation
coloniale ; de la part des Franais dAlgrie, celle de se prsenter comme une communaut,
certes conscientise par le voyage traumatique qui la emmene de lAlgrie vers la France,
mais aussi forte dune ralit et dune assise historiques qui remontent aux anctres europens
du milieu du XIXme sicle, ayant migr vers lAlgrie, vritable terre natale du groupe.
Douloureuse, lidentit des Franais dAlgrie lest donc dabord parce quils ont d quitter,
sans y tre prpars et sous la pression dune violence devenue quotidienne, leur Algrie, celle
quils considraient comme leur terre, celle qui avait vu la naissance de leurs anctres, la leur,
et parfois mme celle de leurs propres enfants ; une Algrie dont on leur avait dit quelle tait
franaise, et qui, pour cette raison, leur avait ouvert les portes de la communaut nationale ;
celle sur laquelle ils avaient construit leurs vies, envisag lavenir, nou des liens, dune
amiti parfois profonde, avec ceux que lon appelait alors les Indignes , dont ils semblent
navoir jamais ralis la misre et quils auront souvent beaucoup de peine quitter.
1762

Jol Candau, Mmoire et Identit, op. cit., p. 146


554

Douloureuse, leur identit lest aussi par le contexte dans lequel ils tentent dvoluer depuis
leur arrive sur le sol mtropolitain, perptuellement confronts un dfaut de lgitimit qui
apparat, pour eux, tout aussi blessant que larrachement de lAlgrie. Cest ainsi la fois
pour confirmer les liens communautaires et pour crdibiliser le groupe aux yeux des
mtropolitains, que les Franais dAlgrie entreprennent de se rapproprier un pass, qui, en
France, ne semble correspondre qu lcart colonial dun pays, une priode de lhistoire
que lon souhaite la moins visible possible. Mais esprer linvisibilit dune telle priode,
cest galement dsirer celle de ces tmoins gnants que sont devenus, malgr eux, ces
Franais exils dune terre inexistante. Cest dailleurs, pourquoi, au cours de nos entretiens,
la reconstitution [ du ] pass importe () pour un certain nombre dentre eux qui
sobstinent le raconter, le comprendre et lexpliquer. Car on ne peut non plus
saccommoder dune histoire totalement condamnable. 1763
Cest donc par le biais de la mobilisation de leur mmoire que nous avons tent de saisir le
cheminement identitaire des Franais dAlgrie, depuis leur origine en Algrie, jusqu leur
prsent dans une France qui ne les reconnat pas, tout en envisageant ce que pourrait tre
lavenir de cette communaut, pour laquelle, pourtant, le pass, sa connaissance, son
appropriation et mme sa dfense, constituent des lments identitaires forts et presque
incontournables. Sur ce point, force est, pour nous, de constater que la mmoire des Franais
dAlgrie sest avre particulirement riche et vive : riche, parce que, en labsence dune
ouverture de la France sur leur propre pass et dune reconnaissance de la lgitimit de celuici, ils en sont devenus les seuls porteurs, les seuls tmoins, et quils sattachent lentretenir
et ne surtout rien oublier ; vive et ractive, parce que comme, le rvle Marie-Claire Lavabre,
linflation mmorielle () na fait que rvler linquitude de lavenir et la crise des
identits constitues par lhistoire 1764.
De leur prise de conscience de ce quils appartenaient une communaut, initie par
lmigration europenne vers le sol algrien, et comme dissimule derrire une appartenance
citoyenne franaise englobante, uniformisante et prpondrante, les Franais dAlgrie,
devant ladversit, lindiffrence et linconnu, vont donc entreprendre leurs discours en
tmoignent dailleurs parfaitement- de se rapproprier et de mythifier un pass algrien.
1763
1764

Jolle Hureau, op. cit., p. 100


Marie-Claire Lavabre, Usages et msusages de la notion de mmoire , op. cit., p. 51
555

Ce processus de rappropriation servira dabord le groupe, en tant quil cherchera confirmer


son existence et son identit collectives, en mme temps quil lui permettra dessayer de
saffirmer face une France qui, ds lors quelle aura quitt la terre algrienne, semploiera
dlgitimer son aventure malheureuse, parfois mme qualifie de fiction.
Les difficults rencontres aujourdhui par les Franais dAlgrie dans leur entreprise
daffirmation identitaire et dans leur demande de reconnaissance de leur histoire et du drame
qui la ponctue, trouvent leurs sources dans un pass bien plus ancien que la seule priode de
la dcolonisation. Au cours de nos entretiens, les Franais dAlgrie mettront eux-mmes
laccent sans ncessairement sen rendre compte- sur des lments et des vnements
significatifs sur le plan de la construction identitaire et qui, selon nous, peuvent en partie
expliquer la douleur sourde qui les caractrise, et qui ne dcoule pas uniquement du drame
identifi que constitue le rapatriement.
En effet, nous pouvons observer, tout au long de lhistoire des Franais dAlgrie, et dans la
manire mme dont ils la relatent, une difficult qui dcoule de la cration dune population
par une volont extrieure, qui saura, par la suite et jusqu la fin de lAlgrie franaise, se
servir de ce prcieux outil. Parfois bouillonnante, bruyante ou rsistante, la population des
Franais dAlgrie sera souvent pour la France un rel atout. Pour appuyer sa souverainet sur
sa nouvelle colonie, pour dfendre la mtropole lors des conflits mondiaux, souvent
encourage et parfois malmene, la communaut des Franais dAlgrie jouera, dans cette
priode de lhistoire de France, un rle important. Mais, jamais, elle ne parviendra prendre
de distance par rapport cette volont extrieure qui la cre et dont son sort a finalement
toujours dpendu. Cest de son fait quils existaient, quils avaient le droit dappeler lAlgrie
leur terre et de la croire franaise, de se considrer comme des citoyens au mme titre que
leurs compatriotes mtropolitains.
Ils sont sans cesse encourags, entretenus dans cette ide, inconscients et nafs, aveugles
mme, parfois, de la situation des Indignes quils ctoient quotidiennement, dont ils
connaissent la situation dingalit sociale et politique, mais dont ils ne saisissent pas le
malheur et la misre chaque interview, fort de nombreuses anecdotes, sefforant de
dmontrer lharmonie, la proximit et un certain bonheur de vivre ensemble et mlangs.
Cest dabord dans le changement de cap amorc par la France, et personnalis par le Gnral
de Gaulle, que nous pouvons situer la douleur originelle des Franais dAlgrie, qui ralisent
alors que leur monde, leur univers, la ralit de leur existence seffondre. En effet, ayant tout
556

simplement fait partie de lentreprise colonisatrice de la France, la suite de leur aventure,


algrienne et humaine, dpend tout autant de la volont de celle-ci. Cest dailleurs avec une
certaine violence que les Franais dAlgrie interrogs se remmorent cette prise de
conscience de lvanouissement incontrlable de leur monde et, du mme coup, de tout ce qui
justifie et lgitime leur prsence sur la terre algrienne. Si lAlgrie franaise cesse dexister,
que deviennent alors les Franais dAlgrie ? Puisque la trs grande majorit dentre eux
avaient des origines europennes et quils ont acquis leur nationalit franaise du fait de leur
prsence sur un sol franais, que deviennent-ils si ce sol devient tranger ? Comment
considrer leur appartenance la communaut nationale ?
Ds lors que lAlgrie va devenir algrienne, les Franais dAlgrie vont, aux yeux de la
France et de leurs compatriotes mtropolitains, retomber dans ltranget. Et, paradoxalement,
accepts comme Franais lorsquils taient sur lautre rive de la Mditerrane, cest une fois
en France quils vont se voir contests, et quils vont devoir porter sur leurs paules, la
responsabilit dune histoire que la France refusera longtemps de regarder en face.
Face la souffrance et la difficult, ceux que lon appellera dsormais les Pieds-noirs vont
donc entreprendre de resserrer leurs rangs , dinvestir ou de rinvestir -malgr le sceau de
lillgitimit existentielle dont ils seront marqus- ces lments dont ils considrent quils les
caractrisent et qui fondent leur identit particulire. Ainsi, laccent est-il mis sur leur
naissance et leur implantation en Algrie, le terrible voyage depuis leur terre jusqu leur
patrie, et, surtout, un attachement indescriptible la terre algrienne, qui aura marqu les
chairs de son empreinte indlbile. Au service du renforcement dun sentiment
communautaire, le pass va tre rinvesti dans sa dimension collective, comme pour amener
leur conscience la communaut naissante dhier et lgitimer lexistence de la communaut
daujourdhui ; en mme temps, ils vont essayer de retourner lappellation stigmatisante de
Pieds-Noirs , et de linvestir comme pilier du groupe. Notons dailleurs ici que, de
nouveau, cest sur la produit dune volont extrieure que sappuient les Franais dAlgrie
pour affirmer et conforter une identit dj fragile car extraite de son environnement porteur.
Dans une France qui ne les a pas secourus, qui ne les a pas accueillis, qui leur a tourn le dos,
les Franais dAlgrie demeurent les tmoins vivants dune fiction de lhistoire, selon les
termes de Michel Winock une priode de colonisation heureuse , pour la France comme
pour les Franais.

557

De cette priode, la France ne semble vouloir crire que ce qui y a mis un terme, que ce qui a
grandi le pays dans sa dcision de laisser les Algriens dcider de lavenir quils souhaitaient
pour eux-mmes. De cette priode, la France nentend pas ou le fait-elle aujourdhui avec
beaucoup de discrtion et de grandes difficults- reconnatre lexistence dune population
cre par ses soins, francise et encourage faire progresser la colonisation. Encore moins
entend-elle reconnatre quils aient pu, lgitimement, croire en la ralit dune Algrie
franaise. De cette considration, cest lexistence mme des Franais dAlgrie qui se
retrouve remise en cause, et avec elle, la lgitimit de leur pass, de leur drame, de leur
souffrance, et de leur identit particulire, faite dune douleur diffuse et dune richesse propre
au melting pot , cr par la France qui le dnie aujourdhui.
Prs de cinquante annes aprs la fin de ce quil convient dsormais dappeler la guerre
dAlgrie, dans une France qui, de plus en plus, souvre la reconnaissance didentits
particulires, aux cts dune identit franaise autrefois omnipotente, les Franais dAlgrie
doivent continuer de supporter une situation dillgitimit chronique, qui participe de la mme
cristallisation mmorielle et identitaire que celle qui les caractrisent depuis quils ont pos
leurs maigres valises sur le sol mtropolitain. Toujours mis lcart, toujours ignors dans
leur douleur, toujours nis dans la crdibilit de la souffrance due leffondrement de leur
monde, au sentiment davoir t trahis et manipuls, et un arrachement insens de leur terre
natale, les Franais dAlgrie demeurent aujourdhui une communaut illgitime en France.
Contests dans leur appartenance mme la communaut nationale signe insupportable du
rejet de leur histoire et de leur identit de Franais-, contests dans le particularisme quils
mettent en avant un particularisme, nous lavons dit, fait de cette douleur incompressible,
mais aussi dune culture mditerranenne quils tentent de mettre en avant car elle les
constitue tout autant-, il semble quils ne puissent parvenir se faire accepter dans leur propre
patrie.
Inquiets et tenaills par lillgitimit de leur histoire propre comme pan de lhistoire de la
France et comme fondement dune communaut relle, ainsi que par labsence de
reconnaissance de la ralit du drame quils ont vcu, les Franais dAlgrie doivent par
ailleurs faire face la disparition des plus gs dentre eux, et, par l mme, ltiolement de
leur mmoire, dont ils demeurent les seuls porteurs. Essayer de transmettre ce qui fait leur
identit ? Certains y pensent. Dautres sy refusent, dans lensemble persuads que
lempreinte de la terre algrienne sur leurs corps est un lment dont la puissance ne peut tre
558

pallie, et dont labsence constituerait ncessairement un manque impossible combler pour


les enfants et petits-enfants concerns. Persuads galement que, toute essentielle quelle soit,
la blessure quils portent en eux ne doit pas reprsenter pour le plus jeunes limmense fardeau
quauront port toute leur vie des Franais dAlgrie dont on a ni le malheur.
Lessentiel de communaut semble dsormais stre rsigne accepter son sort,
lindiffrence de la France son gard, lcriture dune histoire dont son aventure semble
exclue, une disparition irrmdiable de son identit, sous leffet du temps qui passe, oubliant
ainsi que, mme le corps communautaire peut tre bafou voire disparatre, il demeure en
souvenir et en devenir. 1765 Pourtant, par son initiative, le Parti Pied-Noir semble viser
enrayer ce mouvement pourtant bien engag. Plus quun renouveau des revendications
lgard dune France dont lattitude lgard des Franais dAlgrie nvolue pas rellement,
cest dans les moyens et la mthode que le PPN essaie de se distinguer. En effet, signe pour
lui dune meilleure visibilit et dune potentielle russite, il reproduit, parfois lidentique, les
modles dautres communauts dont le message et les revendications bnficient dune relle
attention et qui obtiennent parfois satisfaction. Par ailleurs, il met tout particulirement
laccent sur la scne europenne, pour lui potentielle planche de salut de la communaut, car
plus ouverte lexpression des minorits, et, surtout, moins crispe quant la dimension
historique qui pose problme en France. Cherchant initier un courant regroupant les peuples
sans terre, exils ou expulss, mais tant parvenus, dune part, maintenir une dimension
territoriale symbolique, et entretenir une identit propre, le PPN constitue, il est vrai, une
initiative relativement originale au cur dune communaut des Franais dAlgrie
-cristallise autour dun traumatisme bien rel- mais qui, ds lorigine, a scell son destin
celui de la France, sans jamais russir prendre, elle-mme, sa propre indpendance.

1765

Jean-Claude Ruano-Borbalan, La construction de lidentit , in Catherine Halpern et


Jean-Claude Ruano-Borbalan (coord.), Identit(s). Lindividu. Le groupe. La socit, op. cit.,
p. 7
559

560

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