(Faux Titre No. 310) Yourcenar, Marguerite - Blanchet-Douspis, Mireille-L'Influence de L'histoire Contemporaine Dans L'œuvre de Marguerite Yourcenar-Rodopi (2008)

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Linfluence de lhistoire

contemporaine dans luvre


de Marguerite Yourcenar

FAUX TITRE
310
Etudes de langue et littrature franaises
publies sous la direction de
Keith Busby, M.J. Freeman,
Sjef Houppermans et Paul Pelckmans

Linfluence de lhistoire
contemporaine dans luvre
de Marguerite Yourcenar

Mireille Blanchet-Douspis

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2008

Photographie couverture / Photo cover: Pier Post


Maquette couverture / Cover design: Pier Post.
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Le papier sur lequel le prsent ouvrage est imprim remplit les prescriptions
de ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence.
ISBN: 978-90-420-2373-4
Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008
Printed in The Netherlands

A Georges

et mes inspiratrices

Avant-propos
Il est des livres quon ne doit pas oser avant davoir dpass
quarante ans : cette ide chre Marguerite Yourcenar, qui figure
dans les Carnets de notes des Mmoires dHadrien, sans doute
pourrais-je lappliquer, en ajoutant une dcennie, mon travail de
recherches. Jai la conviction que je naurais pu le mener bien
lge de trente ans, faute de connaissances et plus encore de maturit,
de rflexion par rapport toutes les donnes qui fondent une
civilisation et sentrecroisent pour former la trame de la vie. Peut-tre
en outre, la rigueur de Marguerite Yourcenar ne maurait-elle pas
inspir la mme sympathie et sa sensibilit la mme motion. Aussi ne
regrett-je pas de navoir entrepris cette thse que tardivement.
Toutefois, cette recherche naurait pu se raliser sans la
contribution de plusieurs personnes. Aux membres du personnel
enseignant et administratif de lInstitut de latin et grec de lUniversit
de Tours qui mont toujours, avec beaucoup de bienveillance et de
dvouement, facilit laccs labondante documentation de la SIEY,
rassemble par Monsieur Poignault, jexprime ma sincre gratitude.
Ce travail a favoris la rencontre damies : Naoko Hiramatsu et Maria
Rosa Chiapparo, qui ma souvent apport une aide prcieuse en me
communiquant des articles et des ouvrages de sa bibliographie
personnelle. A elle aussi, jexprime ma reconnaissance.
Les obligations professionnelles ne mont pas permis de
bnficier, autant que je laurais souhait, des sminaires et des
connaissances yourcenariennes approfondies de Monsieur Jean-Pierre
Castellani. Je le regrette et lui sais gr davoir lu mon travail avec une
grande attention et de mavoir offert, grce ses critiques vigilantes,
la possibilit de corriger maints dtails. En acceptant dtre
rapporteurs lors de la soutenance de ma thse, Madame Claude Benot
et Monsieur Maurice Delcroix ont bien voulu distraire des heures de
leurs propres travaux et me faire bnficier de leur science et de leur
longue frquentation de luvre de Marguerite Yourcenar ; je les en
remercie et leur suis reconnaissante de leurs critiques et conseils
aviss, qui mont aide dans la ralisation dfinitive de ce travail.
Enfin, je tiens remercier tout particulirement mon directeur de
thse, Monsieur Poignault, dont la disponibilit na jamais fait dfaut,
tant pour fournir un long et fastidieux travail de correction que pour
dispenser un conseil judicieux. En lui, jai trouv un professeur digne

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

des matres de lAntiquit, dont la discrtion attentive, qui stimule


sans prescrire, favorise chez llve lexpression de toutes ses
possibilits. Grce sa comptence et son intelligence, jai travaill
avec le sentiment que je devais explorer certaines pistes et non que
cela mtait impos.
Ce travail naurait pu tre men terme sans la
comprhension de mon mari et son soutien logistique. Sa vigilance et
ses critiques mont vit les fautes dimpression et mont incite
rendre parfois lexpression plus limpide. Je lui sais gr de mavoir
familiarise avec loutil informatique et davoir toujours patiemment
cherch me simplifier le travail.
Sil est permis de former un vu, cest que ce travail puisse
servir luvre de Marguerite Yourcenar dont il semble que la sagesse
mriterait dtre entendue, aujourdhui plus que jamais.

Table des abrviations


Les abrviations utilises pour les titres des uvres de
Marguerite Yourcenar cites dans les notes infrapaginales de ce travail
sont celles que recommande la S.I.E.Y. dans la composition des
Bulletins et des Actes de colloques.
A : Alexis ou le Trait du vain combat
AN : Archives du Nord
AS : Anna, soror
CA : Les Charits dAlcippe
CG : Le Coup de grce
DR : Denier du rve
E : Electre ou la chute des masques
EM : Essais et Mmoires (dition Gallimard, la Pliade)
F : Feux
FP : Fleuve profond, sombre rivire
HO : Un homme obscur
LM : Le Labyrinthe du monde
MA : Le Mystre dAlceste
MCA : La Mort conduit lattelage
MH : Mmoires dHadrien
NE : La Nouvelle Eurydice
NO : Nouvelles Orientales
ON : Luvre au Noir
OR : uvres romanesques (dition Gallimard, la Pliade)
PE : En plerin et en tranger
QE : Quoi ? Lternit
QM : Qui na pas son Minotaure ?
RC : Rendre Csar
S II : Sources II
SP : Souvenirs pieux
TGS : Le Temps, ce grand sculpteur
Th I : Thtre I
Th II : Thtre II
L : Lettres ses amis et quelques autres
PV : Portrait dune voix
YO : Les Yeux ouverts

Introduction
Par histoire contemporaine, les historiens entendent une
priode bien prcise qui stend de 1789 nos jours. La fin de
lAncien Rgime en France reprsente donc une date charnire,
partir de laquelle une nouvelle classe sociale va accder au pouvoir et
imposer sa matrise et sa conception de lconomie, assurant ainsi le
dveloppement du capitalisme, dun important proltariat ouvrier et
favorisant lavnement de la dmocratie. Les vnements qui
jalonnent le XIXme sicle, de la Restauration la IIIme Rpublique,
marquent de leur empreinte les riches familles de laristocratie
foncire auxquelles appartenait Marguerite Yourcenar. En trouve-t-on
la trace dans son uvre ? Et plus encore, lhistoire du XXme sicle,
qui constitue la trame de sa vie tout entire, tant en ce qui concerne
lvolution des ides que les faits eux-mmes, napparat-elle pas ? La
prsence de lhistoire contemporaine, laquelle de nombreux lecteurs
nont pas pris garde, a t habituellement carte. Les rfrences la
mythologie et aux mythes qui caractrisent les uvres de jeunesse de
Marguerite Yourcenar comme Feux, La Nouvelle Eurydice et la
premire version de Denier du rve puis le choix de lhistoire romaine
dans Mmoires dHadrien, de lpoque de la Rforme dans Luvre
au Noir et des sicles passs dans Le Labyrinthe du monde ont
contribu donner delle limage dun crivain du pass. La rigueur
de son style et son souci dharmoniser la langue et la ralit dun
moment historique lui ont de surcrot valu lpithte dcrivain
classique. Elle-mme na pas rcus ces notions, dclarant au hasard
de la plupart des entretiens que lamour du pass est lamour de la
vie parce que notre vie est beaucoup plus au pass quau prsent1 et
que si on entend par auteur classique, celui qui soigne son style et
refuse lexpression nglige2, il sagit dun jugement positif.
1

Marguerite Yourcenar, Portrait dune voix, 23 entretiens (1952-1987), Textes


runis, prsents et annots par Maurice Delcroix, Paris, NRF-Gallimard, 2002, p.
348.
2
Ibid., p. 347.

12

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Lors du premier Colloque International de Valncia, tenu en


novembre 1984, Jean-Pierre Castellani et Pierre Brunel3 mettent en
vidence la prsence du mythe dans luvre de Marguerite Yourcenar,
le premier travers lvocation dEros et Thanatos dans Mmoires
dHadrien, le second dans Electre. En mai 1985, au cours de la
Giornata Internazionale di Studio sullopera di Marguerite
Yourcenar4, on relve une communication de Rmy Poignault intitule
Le Mystre dAlceste : rnovation et mtamorphose du mythe5. La
mme anne, dans le Dossier Yourcenar, publi dans la Revue
Nord6, Jol Dubosclard traite du mythe grec de Marguerite
Yourcenar7. Dans les annes qui suivent, nombreuses sont les tudes
portant sur le mythe dans luvre de Yourcenar. Dans les tudes
sur Marguerite Yourcenar, publies par la Revue de lUniversit de
Bruxelles8, la rfrence au mythe apparat dans deux titres de
communications : celle de Maurice Delcroix qui analyse comment
simbriquent autobiographie et mythe dans les Mmoires dHadrien et
celle dElena Real, intitule : Mer mythologique, mer mythique, mer
mystique. En 1989, le groupe Yourcenar dAnvers, dirig par
Maurice Delcroix, consacre un numro spcial (le n 5) du bulletin de
la SIEY au mythe et lidologie dans luvre de Marguerite
Yourcenar9, qui montre que pratiquement toutes ses uvres peuvent
se lire comme un rcit mythique. Les bulletins de la SIEY, consacrs
respectivement aux Rencontres autour du thtre de Marguerite
Yourcenar (bull. n 7) et La Scne mythique (bull. n 9)10 rservent
une large place limportance et au traitement du mythe dans luvre
de Marguerite Yourcenar. Le Colloque Roman, Histoire et Mythe dans
luvre de Marguerite Yourcenar, organis conjointement par le
3

Franoise Bonali-Fiquet, Rception de luvre de Marguerite Yourcenar, essai de


bibliographie chronologique (1922-1994), Tours, SIEY, 1994, p. 24 (anne 1986).
4
Ibid., p. 25-26.
5
Rmy Poignault, Le Mystre dAlceste : rnovation et mtamorphose du mythe,
Giornata Internazionale di Studio sullopera di Marguerite Yourcenar : Actes de la
journe internationale dtudes sur luvre de Marguerite Yourcenar, tenue
lUniversit de Pavie, 8 nov. 1985, dits par Giorgetto Giorgi dans Il Confronto
Letterario, 1986, 98 p. Article de R. Poignault, p. 69-80.
6
Franoise Bonali-Fiquet, op. cit., p. 24.
7
Jol Dubosclard, Le mythe grec de Marguerite Yourcenar, Dossier Yourcenar,
Nord, n 5, juin 1985. Article de J. Dubosclard, p. 71-76.
8
Franoise Bonali-Fiquet, op. cit., p. 32.
9
Ibid., p. 34.
10
Ibid., p. 38-39 et 40.

Introduction

13

groupe de travail Marguerite Yourcenar dAnvers et la SIEY


lUniversit dAnvers en mai 199011 est loccasion dun trs large et
trs riche tour dhorizon de la prsence du mythe dans la cration
littraire de Yourcenar. Enfin, en 1993, Rmy Poignault prsente
luniversit de Tours sa thse sur LAntiquit dans luvre de
Marguerite Yourcenar. Littrature, mythe et histoire12 qui ralise une
synthse sur la place quoccupent lAntiquit et ses mythes dans
luvre de Yourcenar. La mme anne, le Colloque de Tenerife13
montre comment, permettant Marguerite Yourcenar de dpasser les
frontires du temps et de lespace, le mythe favorise lexpression de
luniversalit.
Les multiples tudes et articles suscits par le mythe traitent
daspects trs varis dans luvre de Yourcenar. Les figures
mythologiques voques dans Feux suggrent immdiatement les
thmes fondateurs de la littrature grco-latine mais parfois, le mythe
ne transparat pas avec la mme vidence ; ainsi dans Un homme
obscur, lle omniprsente, avec lIle Perdue et lle frisonne, ne
ressemble gure lle de la Crte ou celle dIthaque et pourtant, il
sagit du mythe que Yourcenar creuse et enrichit, en faisant de
celle-ci
le lieu par excellence, destin non plus contenir lhomme mais faire
corps avec lui et devenir son tombeau, car la mort du hros ou tout au
moins la rencontre avec la mort est troitement lie au lopin de terre la
drive14.

Un roman inscrit dans une ralit historique prcise, qui


dtermine son caractre tragique, comme cest le cas du Coup de
grce, nchappe pas linfluence du mythe ; les contradictions dric
11

Franoise Bonali-Fiquet et Enrica Restori, Choix bibliographique 1995-1996,


Tours, SIEY, bull. n 17 (dc. 1996), p. 158.
12
Rmy Poignault, LAntiquit dans luvre de Marguerite Yourcenar. Littrature,
mythe et histoire. Thse de doctorat sous la dir. du Prof. Raymond Chevallier,
Universit de Tours, 1993, 967 p. Publication : op. cit., Collection Latomus, revue
dtudes latines, Bruxelles, 1995, 2 tomes.
13
Franoise Bonali-Fiquet et Enrica Restori, Choix bibliographique 1995-1996, op.
cit., p. 158.
14
Elena Pessini, Le mythe de lle dans luvre de Marguerite Yourcenar, Roman,
histoire et mythe dans luvre de Marguerite Yourcenar. Actes du Colloque
dAnvers, dits par Simone et Maurice Delcroix et le Groupe Yourcenar dAnvers,
Tours, SIEY, 1995, 528 p. Article dE. Pessini, p. 353-362 (citation, p. 353)

14

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

rsultent avant tout de son amour pour lui-mme, qui exclut lchange
avec les autres. Narcisse, il est condamn la solitude et la
souffrance. Cependant, le mythe se rvle particulirement fcond
dans le rapport avec lhistoire et la reprsentation littraire de celle-ci.
Prince bien rel, personnage historique, Hadrien revt aussi un
caractre mythique ; derrire limage de lempereur romain, se
profilent les silhouettes de Jupiter, de Promthe, dun Surhomme tel
quen proposent maintes civilisations et lgendes15. Dans son article
intitul Marguerite Yourcenar : le rle du mythe dans la cration
romanesque16, Yves-Alain Favre montre remarquablement comment,
sidentifiant Jupiter Olympien, Hadrien structure son existence
daprs ce modle, sefforant de maintenir sa vie dans le sillage de
lordre olympien et vitant la tentation de la dmesure des Titans17.
Ainsi, le mythe est au cur mme de la cration romanesque, il lui
confre tout son sens et permet une pluralit de lectures.
Grce au mythe, la reprsentation de lhistoire se trouve
singulirement enrichie. Tout dabord, elle gagne en posie grce sa
signification symbolique, voire allgorique. Plus encore, elle revt une
signification ponctuelle et universelle et exprime une philosophie de
lhistoire. Si lon prend lexemple dAngiola Fides tudi par Georgia
H. Shurr dans larticle Narcisse : le mythe cach chez Yourcenar18
et Maria Rosa Chiapparo dans sa thse, Marguerite Yourcenar et la
culture italienne de son temps19, on peroit tout dabord avec
lobscurit de la salle de cinma, une rfrence culturelle la caverne
des ombres platoniciennes. Le mythe de Narcisse voque la fois la
vanit de lillusion, la souffrance de ltre infantile qui se dtruit dans
la contemplation de soi et le ddoublement de la personnalit chre
la psychanalyse. Mais cette dpossession de ltre au profit dune
15

Outre sa thse, Rmy Poignault a analys dans divers articles et notamment dans
Le prince entre mythe et histoire, Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 363 377, la
richesse du personnage dHadrien, la fois homme politique jug par lhistoire et
Prince symbolique.
16
Yves-Alain Favre, Marguerite Yourcenar : le rle du mythe dans la cration
romanesque, Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 189-196.
17
Ibid., 194-195.
18
Georgia H. Shurr, Narcisse : Le mythe cach chez Yourcenar, Roman, histoire et
mythe, op. cit., p. 411-418.
19
Maria Rosa Chiapparo, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps
(1920-1940). Thse de doctorat sous la dir. du Prof. J.-L. Backs, Universit de Tours,
2002, 403 p.

Introduction

15

simple apparence vide de sens et gnratrice de rve apparat aussi


comme une constante de tout rgime politique totalitaire, qui aline
lindividu et linfantilise. Et quelle diffrence entre la fonction du
cinma aujourdhui et celle des jeux du cirque hier ? Ainsi, la boucle
est boucle, lhistoire se rpte, la Rome du XXme sicle ne diffre
pas pour lessentiel de celle de lEmpire. Le mythe facilite
grandement lchappe hors du temps et de lespace laquelle
Marguerite Yourcenar ne cesse de convier son lecteur et les
spcialistes de son uvre ont bien montr que si le mythe fait partie
intgrante de la cration romanesque, il ne se dissocie pas davantage
de la reprsentation de lhistoire. Il convient parfaitement
lexpression de luniversalit, lune des ides-forces de Marguerite
Yourcenar.
Un autre aspect de son uvre a intress de nombreux
chercheurs et fait lobjet dtudes et de colloques ; il sagit de la
biographie et de lautobiographie, de ce que lon peut considrer
comme une forme dcriture de soi, qui apparat dans la plupart des
uvres de Marguerite Yourcenar. En effet, la narration se fait souvent
la premire personne. Quil sagisse dAlexis, dric, dHadrien,
tous racontent, sinon leur vie, du moins un moment, un pisode de
celle-ci. Dans Feux et Le Labyrinthe du monde, on peut considrer
que le je de la narratrice concide avec le je du personnage. Le
Colloque International de Valncia, tenu lautomne 198620, a t
consacr ltude de cette particularit de la cration romanesque de
Marguerite Yourcenar. Proche dans le temps et dans lesprit, le
Colloque de Tours, intitul Marguerite Yourcenar. Une criture de la
mmoire21 sest galement proccup de la prsence du je dans la
cration romanesque. Les notions duniversalit et dintemporalit
tablissent le lien entre mythe, histoire et criture de soi. Chaque
homme est plus que lui-mme. Il porte en soi la famille et les peuples,
riches dune histoire et de cultures, quil a traverss. Lcriture de soi
consiste donc retrouver lhumanit tout entire travers un destin
individuel. Ainsi Souvenirs pieux et Archives du Nord apprennent fort
peu de choses sur la narratrice mais font pntrer dans des rseaux
que lon voit se reconstituer et voluer au fil des sicles et des
soubresauts de lHistoire. Ds lors, Archives du Nord offre quelques
20
21

Franoise Bonali-Fiquet, op. cit., p. 29-30.


Ibid., p. 35-36.

16

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

similitudes avec Luvre au Noir et Marguerite Yourcenar nous


entrane dans lHistoire bien plus que dans lhistoire de sa vie.
Lcriture autobiographique et la forte prsence du thme de
la mort dans luvre de Marguerite Yourcenar comme lattestent les
thses de Kajsa Andersson22 et Agns-Laure Sauvebelle23, prsentes
respectivement en octobre 1986 et 1987 ainsi que les communications
du colloque intitul Les visages de la mort dans luvre de
Marguerite Yourcenar24, ont suscit de nombreuses interprtations
tendance psychanalytique de luvre de Yourcenar. La thse de
Pascale Dor, Les traces dun trauma ou le fminin insoutenable dans
lcriture de Marguerite Yourcenar25, dirige par Julia Kristeva et
soutenue en juin 1998, en fournit un exemple. Certaines recherches,
souvent en rapport avec la psychanalyse et la linguistique, se sont
intresses plus prcisment au langage, au style, la narration dans
luvre de cet auteur. Nous nvoquerons pas avec plus de prcision
ces aspects des tudes yourcenariennes puisquelles se situent en
dehors de notre champ dinvestigation. Cest par rapport lhistoire,
lautobiographie et les ides philosophiques et morales exprimes
notamment dans le mythe que nous devons situer notre travail.
Ces lments tendent confirmer que Marguerite Yourcenar
se tourne plutt vers le pass et que son travail sur lhistoire
sapplique surtout aux vnements loigns dans le temps. Elle
dclare dailleurs elle-mme quil faut un peu de recul par rapport ce
que lon tudie et quon ne peut bien voir ce qui appartient notre
actualit. Cependant, sa volont duniversalit implique quelle
embrasse aussi le prsent, dont elle dit quil ne cesse de se diluer dans
le pass. La circonspection est donc de mise et il convient de se
demander si lhistoire contemporaine naffleure pas beaucoup plus
quil na t dit dans luvre de Yourcenar. Sans doute contribue-telle entretenir elle-mme lincertitude. La note de lauteur de plus
22

Kajsa Andersson, Le Don sombre. Le thme de la mort dans quatre romans de


Marguerite Yourcenar. Thse de doctorat prsente devant lUniversit dUppsala,
oct. 1986, 269 p.
23
Agns-Laure Sauvebelle, ros et Thanatos dans luvre romanesque de
Marguerite Yourcenar. Thse de doctorat de IIIe cycle sous la dir. du Prof. Michel
Raimond, Universit de la Sorbonne, Paris IV, 1987, 313 p.
24
Franoise Bonali-Fiquet, op. cit., p. 47-48.
25
Pascale Dor, Les traces dun trauma ou le fminin insoutenable dans lcriture de
Marguerite Yourcenar. Thse de doctorat sous la dir. du Prof. Julia Kristeva,
Universit de Paris VII, 1998.

Introduction

17

de dix pages qui accompagne Luvre au Noir26 nous plonge dans


lhistoire du XVIme sicle et, comparant Hadrien et Znon, elle
crit :
Dans le premier cas, le romancier, pour essayer de reprsenter dans toute
son ampleur le personnage tel quil a t, ntudiera jamais avec assez de
minutie passionne le dossier de son hros, tel que la tradition historique la
constitu ; dans le second cas, pour donner son personnage fictif cette
ralit spcifique, conditionne par le temps et le lieu, [...], il na son
service que les faits et dates de la vie passe, cest--dire lhistoire27.

Mme si Znon nest pas un personnage historique au mme


titre quHadrien, il est cr partir de modles bien rels, qui lui
assurent ltoffe dun savant et dun esprit libre du XVIme sicle ;
quelques pages plus loin, dans les Carnets de notes qui accompagnent
Luvre au Noir, on peut lire cette rflexion de Marguerite
Yourcenar : Se dsincarner pour se rincarner en autrui. Et utiliser
pour le faire ses os, sa chair et son sang, et les milliers dimages
enregistres par une matire grise28. Ce processus de rincarnation,
qui suppose une osmose aussi parfaite que possible, laisse imaginer
une continuit entre le personnage et le crateur, entre lhomme du
XVIme sicle et lcrivain du XXme sicle, entre le pass et le
prsent ; ne peut-on pas sattendre voir en filigrane la civilisation
daujourdhui dans celle de la Renaissance et de la Rforme ?
Tout en se dfendant davoir voulu exprimer une opinion sur
lhistoire daujourdhui, par exemple dans la prface du Coup de
grce, en date du 30 mars 196229, Marguerite Yourcenar affirme que
Denier du rve tait une dnonciation peu prs unique lpoque
du fascisme italien30. Elle dplore aussi, mais sans grandes prcisions,
que ses uvres aient t mal lues ; dans un entretien de 1977, elle
rpond sans la moindre hsitation Jean Montalbetti, qui lui demande
si elle a conu son uvre comme un tmoignage ou une uvre dart :

26

Marguerite Yourcenar, ON, Note de lauteur, OR, p. 837 850.


Ibid., p. 839.
28
Marguerite Yourcenar, ON, Carnets de notes, OR, p. 864.
29
Marguerite Yourcenar, CG, prface, OR, p. 79 83.
30
Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Le
Centurion, 1980, 336 p. Rdition dans la collection du Livre de poche en 1982 puis
Bayard ditions, 1997. Lentretien traite de Denier du rve, p. 83 89 (d. Bayard).
27

18

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


Comme un tmoignage. Je crois que je naurais pas t capable dcrire une
uvre dart pour le plaisir [...]. Pour lcrivain, il y a toujours le besoin de
crier, mme si ctait dans le dsert, pour noncer certaines ides qui lui
semblent utiles et ne pas avoir t dites avant lui comme il le fallait. [...].
Mme pour Archives du Nord, dont on a parl avec beaucoup de gnrosit,
on na pas vu que lessentiel tait une protestation indigne contre la
condition humaine31.

Des phrases telles que celles-ci, dont la sincrit ne parat pas


douteuse, semblent contredire ses protestations exprimes en dautres
occasions et le jugement assur que lon relve dans lentretien avec
Patrick de Rosbo : En ce qui me concerne, la satire tient dans mes
livres une bien plus grande place que la critique ne la vu32 accrdite
lide que tout en restant un crivain classique, passionn par
lhistoire du pass, Marguerite Yourcenar appartient aussi pleinement
au XXme sicle. Ainsi le Colloque International de Thessalonique,
organis lUniversit Aristote en novembre 200033 a-t-il tent
dapporter des rponses une question qui se justifie propos de
Marguerite Yourcenar : est-elle un crivain du XIXme sicle,
appartenant plus au pass qu son poque ou au contraire, dpasse-telle les frontires du temps et nest-elle pas un crivain moderne, sans
cesser dappartenir lge classique ?
Toute la vie et luvre de Marguerite Yourcenar semblent
caractrises par une position singulire. Jusquen 1939, elle ne quitte
gure lEurope, installe une partie du temps en France, mais
sjournant aussi en Italie, en Grce et voyageant dans de nombreux
pays europens. Cette aristocrate aise, qui a choisi dcrire, est ptrie
dune vaste et solide culture europenne. Aussi Maria Cavazzuti a-telle raison de dire son sujet :
Mme si, linstar des grands humanistes europens, elle se dclare
apatride, ou plutt, par vocation et par choix, plus citoyenne du monde que
fille dun pays bien dfini, cest dans la civilisation europenne que
plongent ses racines culturelles et cest grce cette culture quelle a pu
approcher dautres civilisations, parfois loignes dans le temps et dans

31

Marguerite Yourcenar, PV, p. 196.


Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, Paris,
Mercure de France, 1972, 172 p. Rdition en 1980. Citation, p. 73.
33
Marguerite Yourcenar. crivain du XIXe sicle ? Actes du Colloque de
Thessalonique. Textes runis par Georges Frris et Rmy Poignault, ClermontFerrand, SIEY, 2004, 437 p.
32

Introduction

19

lespace et en baucher un tableau qui sous-tend les origines culturelles de


son auteur34.

Dans larticle, Marguerite Yourcenar et lEurope35, Rmy Poignault


confirme tout fait cette opinion ; jusqu son installation dfinitive
aux USA, Marguerite Yourcenar est, dun point de vue gographique
et culturel, un crivain pleinement europen36. En tmoignent les
influences que lon dcle dans lessai Diagnostic de lEurope, paru
en 1929 ; Rmy Poignault voque successivement Paul Valry,
Oswald Spengler, Julien Benda mais aussi Gobineau et Renan37. Ce
texte de jeunesse, o apparaissent des thmes chers Marguerite
Yourcenar, est fortement marqu par lesprit du temps et exprime des
ides que lon peut considrer comme banales lpoque38.
Les annes de la guerre introduisent une profonde rupture
dans la vie de Marguerite Yourcenar. Il lui faut sadapter aux valeurs
du Nouveau Monde, renoncer aux avantages lis sa naissance
aristocratique puisquelle se retrouve dsormais sans fortune et
dcouvrir dautres milieux intellectuels que ceux auxquels elle tait
habitue, Paris notamment. Elle doit mme quelque temps exercer
une activit professionnelle ; dans sa biographie, elle note qu la fin
de novembre 1939, elle rside New York o elle sessaie sans
grand fruit des besognes journalistiques et des traductions de type
commercial39. Environ un an plus tard, Grace Frick ayant t
nomme directrice dun petit collge fminin, Hartford, dans le
Connecticut, elle donne bnvolement quelques cours de franais et
dhistoire de lart puis bien que dpourvue de diplmes
universitaires, [elle] obtient en 1942 un mi-temps Sarah Lawrence
College, dans la banlieue de New York et elle occupe ce poste
jusquen 1949 et mme 195240. Elle ne garde pas de bien bons
34

Maria Cavazzuti, Visages de lEurope dans les Essais de Marguerite Yourcenar,


Marguerite Yourcenar essayiste, Tours, SIEY, 2000, p. 11 22 (citation p. 11).
35
Rmy Poignault, Marguerite Yourcenar et lEurope. DEurope lEurope - III -,
Caesarodunum, n hors srie. Textes runis par Odile Wattel-de-Croizant, Tours,
Centre de Recherches Piganiol, 2002, p. 85-102.
36
Ibid., p. 85.
37
Ibid., p. 90-91.
38
Trois ans plus tt, en 1926, A. Malraux a publi La Tentation de lOccident, qui se
fonde peu prs sur le mme constat de la dcadence de la culture europenne.
39
Marguerite Yourcenar, OR, chronologie, p. XXI et XXIV.
40
Ibid., p. XXII.

20

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

souvenirs de ces annes de travail salari41, qui lui laissent tout juste le
loisir dcrire quelques articles. Pourtant, la dizaine dannes qui
stendent de larrive aux tats-Unis la publication de Mmoires
dHadrien ont certainement beaucoup contribu au mrissement de
Marguerite Yourcenar. Pour la premire fois de sa vie, elle prend
concrtement conscience des ralits quotidiennes vcues par la
grande majorit des hommes ; prive des avantages de sa classe
dorigine, elle nest quune Europenne anonyme dans la foule
amricaine. Au contact des milieux intellectuels que lui fait dcouvrir
Grace Frick, elle est initie des problmes auxquels sa sensibilit
personnelle la rendait rceptive mais que la culture franaise
nvoquait pas encore : lcologie, les droits des minorits et elle
commence se familiariser avec des cultures qui, vues dEurope et
soumises au jugement dcadent qui sexprime dans Diagnostic de
lEurope, napparaissaient pas dignes de la mme considration que
la civilisation europenne. Lunivers intellectuel de Marguerite
Yourcenar senrichit de nouveauts inconnues, sans doute
insouponnes parfois ; elle acquiert de la maturit et une
comprhension plus large, certainement affine, de lensemble des
tres vivants. Des aspects que lon pourrait qualifier de plus
modernes sinsinuent ainsi en elle, mais sans parvenir la dtacher
de sa langue et de sa culture dorigine. La plupart des uvres
composes aux tats-Unis ont pour cadre lEurope ; en tmoignent
Mmoires dHadrien, Luvre au Noir, Le Labyrinthe du monde et
mme Un homme obscur qui ont exig des recherches approfondies
dans lhistoire europenne. Ces uvres dpassent assurment le cadre
de lEurope de lAntiquit et dautrefois et entendent exprimer
luniversel ; cependant pour atteindre ce but, cest toujours vers les
civilisations europennes du pass que se tourne Marguerite
Yourcenar. Malgr cela, dans les strates dhistoire passe, viennent se
fondre quelques veines dhistoire contemporaine.
La singularit de Marguerite Yourcenar dans la littrature
franaise se dduit aussi du rapprochement avec dautres auteurs de
son temps. En effet, les crivains qui, comme elle, se sont intresss
lhistoire, lont gnralement mise en scne sous la forme de
lautobiographie et ont essay de dfinir un humanisme pour leur
temps, ne manquent pas. Mais notre travail nayant pas de vises
41

Marguerite Yourcenar, YO, p. 126.

Introduction

21

comparatistes, nous voquons seulement quelques analogies trs


gnrales. On peut citer Malraux, mme Cline et aussi Gracq dont Le
Rivage des Syrtes date trs sensiblement de la mme poque que les
Mmoires dHadrien (Le Rivage des Syrtes est publi en septembre
1951, Mmoires dHadrien en dcembre 1951). Les Chemins de la
libert et le thtre de Sartre offrent ventuellement quelques
occasions de rapprochement avec luvre de Marguerite Yourcenar.
Le choix des mythes de lAntiquit dans lexpression thtrale se
retrouve notamment chez Giraudoux et Cocteau. Tout cela donne
penser quelle nchappe absolument pas la sensibilit du XXme
sicle. Cependant, l o Malraux et Cline, de faon toute diffrente,
prennent position par rapport aux vnements de leur temps,
Marguerite Yourcenar choisit une position de recul, historique et aussi
gographique pourrait-on dire. La distinction est peut-tre plus
difficile tablir avec Le Rivage des Syrtes, roman allgorique qui
peut faire penser Sur les falaises de marbre (publi en 1939) du
romancier allemand Ernst Jnger. Toutefois, on peroit
immdiatement qu la diffrence de Gracq et Jnger, qui choisissent
de traduire leur vision de lhistoire dans des lieux et temps
indtermins et par le biais de personnages entirement imaginaires,
assez peu individualiss42, Marguerite Yourcenar fait revivre un
empereur particulier, qui a marqu lhistoire de son empreinte ou des
personnages crs partir de modles qui ont exist. Bien quon ne
puisse parler de ralisme propos de luvre de Marguerite
Yourcenar, il est assez net que le mythe et la ralit sentremlent.
Un phnomne typique des XIXme et XXme sicles
contribue certainement aussi expliquer lisolement et la singularit
de Yourcenar : la tendance des crivains se constituer en courants,
presque en coles. Durant ses jeunes annes, elle subit linfluence
des crivains qui dplorent la dcadence et la fin de la civilisation
europenne. Elle partage la plupart de leurs ides tout en conservant
son indpendance de jugement. Le mouvement surraliste, qui, non
42

Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, uvres compltes, NRF-Gallimard, Paris,


1989, tome I. Notices et notes de Bernhild Boie. Cette dernire crit dans la notice du
Rivage des Syrtes : Dans Le Rivage des Syrtes, lHistoire soustraite la ralit dune
poque, nappartenant ni un vnement spcifique ni un destin singulier, prend la
forme dun mythe collectif (p. 1330). Comme chez Marguerite Yourcenar, la notion
de mythe simpose mais elle ne sincarne pas dans un destin particulier. Ltre humain
individuel se fond dans le groupe.

22

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

seulement prtend formuler une thorie rvolutionnaire de lart mais


en outre se rclame dune certaine idologie politique, ne la pas
attire et sans doute, lui aurait-il t absolument insupportable
daccepter dans les annes daprs-guerre lespce de domination
exerce sur les lettres par un groupe de philosophes, peu prs tous
issus du mme creuset universitaire et proches de la mme mouvance
politique. On peut considrer que lexil amricain avait du bon pour
Marguerite Yourcenar. Il la dispensait, elle, laristocrate dclasse,
dpourvue de formation universitaire, sceptique en matire politique,
davoir affirmer son existence littraire parmi des gens si peu
semblables elle. Aussi, est-ce en dehors de la France, lcart des
avant-gardes, des thories modernistes quelle a compos ses uvres
majeures. Jamais lasse de voyager en Europe, dapprofondir la
civilisation de ce continent au pass multiforme, de senrichir de la
connaissance de lOrient, elle a fait de son le du Nouveau Monde le
laboratoire protg de tous, o les chos du monde ne parvenaient
quassourdis et o elle pouvait en paix laborer son alchimie
personnelle. Il sagit donc danalyser celle-ci, den dcouvrir les
composants, leur intgration et leur pouvoir.
Ltude de la rfraction de lhistoire contemporaine dans
luvre de Marguerite Yourcenar impose en premier lieu den
rechercher les traces dans les textes varis publis par lcrivain.
Toute son uvre ne prsente pas un gal intrt de ce point de vue. La
posie et le thtre seront plus rarement sollicits que les romans et les
nombreux essais. Cependant, il convient dexaminer si, derrire les
figures du mythe, Feux noffre pas aussi une allusion lactualit et il
en est de mme des pices de thtre. Dans Qui na pas son
Minotaure ?, quelques images et rpliques font cho des vnements
marquants du XXme sicle et Rendre Csar, compos partir de
Denier du rve, traite videmment des faits politiques rcents. Aucun
texte de Marguerite Yourcenar ne doit tre a priori rejet ; cependant,
la manne se trouve dans les romans et certains essais. Encore faut-il
distinguer. Parmi les premiers romans, Denier du rve et Le Coup de
grce prsentent videmment un intrt de premier plan puisquils
mettent en scne des vnements historiques du XXme sicle. Par
contre, Alexis, plus psychologique, qui traite plutt dun problme
moral, se rvle moins riche pour lhistoire contemporaine. Les trois
nouvelles qui composent La Mort conduit lattelage ont donn
naissance des romans dont on ne fera pas le mme usage. Autant on

Introduction

23

dcouvre dchos de lhistoire du XXme sicle et des ides chres


Marguerite Yourcenar dans Luvre au Noir et Un homme obscur,
autant Anna, soror... reste un roman qui se prte assez peu une
interprtation politique actuelle. En revanche, dans Mmoires
dHadrien, derrire lvocation de lhistoire du IIme sicle, se profile
celle du XXme sicle. Tous les romans ont une signification
universelle mais luniversalit ne joue pas de la mme manire dans
chacun. Enfin Le Labyrinthe du monde, qui privilgie lhistoire
contemporaine sans ngliger celle des sicles passs, fourmille
dlments intressants, quils apparaissent sous la forme de faits
historiques ponctuels ou de situations symboliques, universelles. Ce
texte rvle aussi les diffrents aspects que revt lhistoire ; ct des
grands vnements politiques que Marguerite Yourcenar ne passe pas
sous silence, on trouve la reprsentation des groupes sociaux, limage
de lorganisation de la socit un moment donn et en fouillant
davantage dans la vie prive des hommes, ltat des mentalits. Tous
les lments extraits de leur gangue narrative, doivent tre confronts
aux tmoignages des historiens, afin dapprcier leur pertinence. Deux
axes principaux se dgagent donc : la recherche des dtails visibles,
manifestes de lhistoire contemporaine et linterprtation de
luniversalit travers laquelle se dessinent les contours du monde et
de la civilisation daujourdhui.
Ce premier travail dinvestigation men son terme, il sera
possible de dterminer dans quelle mesure Marguerite Yourcenar nest
pas quun crivain du pass. Aprs avoir analys pour quelles raisons
elle choisit dexprimer ses ides de prfrence travers lhistoire et
comment elle la met en scne, nous nous demanderons en quoi
consiste son classicisme et si elle nest pas, malgr certaines
apparences, un crivain profondment immerg dans son temps. Il
conviendra de dfinir quels lments de modernit imprgnent sa
philosophie de la vie, de lhistoire et de lart, quel rle elle assigne
lcrivain dans un sicle o beaucoup dentre eux se sont fait un
devoir de sengager, ce que reprsente la religion dans un monde qui
semble plus vou aux valeurs marchandes quau sacr et enfin quel
humanisme elle envisage pour lhomme daujourdhui. Pour apprcier
la spcificit de la pense de Marguerite Yourcenar et son apport la
littrature du XXme sicle, nous serons amene nous intresser,
sinon la philosophie la plus abstraite, du moins lhistoire des ides
qui ont exerc une influence au XXme sicle. Bien souvent, nous

24

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

nous laisserons guider par Marguerite Yourcenar elle-mme, qui


apporte nombre dinformations sur ses lectures, sa formation
intellectuelle et artistique, ses voyages, etc, cest--dire que nous
utiliserons largement les entretiens accords plusieurs personnes de
diverses nationalits et tout particulirement ceux rassembls par
Maurice Delcroix43 et ceux quont raliss Patrick de Rosbo44 et
Matthieu Galey45 ; ils constituent en effet des sources dinformations
trs compltes sur les projets de Marguerite Yourcenar, ses attentes, sa
mthode de travail et son tat desprit face ltat de la civilisation
daujourdhui. Les lettres dites ce jour aident aussi prciser le
portrait moral et intellectuel de lcrivain. Nous accorderons
galement la plus grande attention aux nombreuses notes, prfaces et
postfaces qui accompagnent les uvres. Elles prcisent les intentions
de lauteur et peuvent clairer le texte dun jour nouveau ; en tout cas,
il nest pas indiffrent quelle ait prouv le besoin de faire suivre les
Mmoires dHadrien ou Luvre au Noir dun carnet de notes. En
mme temps, il faut tenir compte du principe dautorit adopt par
lauteur lgard de ses lecteurs46 et se dfier de la vrit nonce
dans les paratextes. Grce cette comparaison entre les textes de
nature varie rdigs par Marguerite Yourcenar et leur confrontation
avec dautres publications du XXme sicle manant dorigines
diverses, on sefforcera de rpondre la question : Marguerite
Yourcenar est-elle plus proche des crivains des sicles antrieurs que
de ceux de son temps ? Sa pense appartient-elle au pass ou, ayant
compris quon ne rejette pas impunment tout ce qui a fait la richesse
des anciennes civilisations, nessaie-t-elle pas de raliser une heureuse
synthse entre tradition et modernit ?

43

Marguerite Yourcenar, PV, op. cit.


Marguerite Yourcenar, Rosbo, op. cit.
45
Marguerite Yourcenar, YO, op. cit.
46
Francesca Counihan, Lautorit dans luvre de Marguerite Yourcenar,
Septentrion, Presses universitaires, 1998, 639 p. (thse de lUniversit de Paris VII,
UFR Sciences des textes et documents, sous la dir. du Prof. Maurice Laugaa).
Marguerite Yourcenar. Aux frontires du texte. Actes du Colloque organis par la
Socit dtude du roman franais du XXme sicle Paris (ENS), dits par AnneYvonne Julien, Roman 20-50, 1995, 173 p.
Brian Gill, Techniques de largumentation : la topique de Marguerite, Lectures
transversales de MY, Tours, SIEY, 1997, p. 17 26.
44

Premire partie

Echos directs de
lHistoire contemporaine

Chapitre 1
vnements politiques
Parmi les vnements contemporains voqus par Marguerite
Yourcenar dans son uvre, figurent ceux quelle a elle-mme vcus,
qui apparaissent sous forme de souvenirs assez imprcis, de
tmoignages, de remmorations daprs des informations extrieures
ou de rflexions mries postrieurement aux faits. Il convient aussi
dinclure parmi les vnements contemporains ceux qui sont
immdiatement antrieurs Marguerite Yourcenar et dont lcho se
rpercute dans ses jeunes annes, au travers de la famille.

I vnements vcus par Marguerite Yourcenar


La guerre de 1914-1918
Cest le premier vnement important par sa gravit, qui vient
troubler lenfance privilgie de Marguerite Yourcenar, mais il
noccupe quune place restreinte dans Quoi ? LEternit. Pour la
fillette ge de onze ans, lentre en guerre se traduit par le son du
tocsin dans les villages flamands de France et de Belgique et le dpart
nocturne, pied, en direction dOstende afin de rejoindre
lAngleterre ; sans doute Marguerite Yourcenar restitue-t-elle assez
fidlement ses souvenirs denfance lorsquelle crit au sujet de
lexode : Je confondais, mon ge, le visage de la guerre et celui de
laventure. Cette dbandade a gard pour moi laspect dune
promenade nocturne1. Par contre, la traverse de la Manche est bien
loccasion pour elle dune premire rencontre avec la misre et les
tristes consquences de la guerre, cest lcrivain adulte qui mentionne
les nombreuses femmes enceintes daspect plus grotesque que
1

Marguerite Yourcenar, Quoi ? LEternit, EM, p. 1373.

28

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

tragique rassembles sur le pont du bateau et au sujet desquelles elle


constate que la nature nest pas flatteuse envers celles qui propagent
la vie2. Dans lentretien avec Franoise Faucher en 1974, elle
confirme que la gravit de la situation en 1914 lui chappait tout fait
et quil ne lui en est rest que quelques fragments de souvenirs
indlbiles : le tocsin et la fuite dsordonne des rfugis dont elle
sest inspire dans Luvre au Noir3. En dehors de quelques rares
dtails et images fragmentaires gravs dans le souvenir de lenfant
quelle tait, Marguerite Yourcenar livre surtout ses considrations
dadulte dj ge, qui a longuement rflchi lhistoire du XXme
sicle et lhistoire universelle.
Lattentat de Sarajevo dont personne en Europe ne comprenait
bien ni les causes ni les consquences, ntait que ltincelle qui devait
allumer le brasier prpar depuis des dcennies.
Pendant prs dun demi-sicle, les chancelleries avaient ourdi les mailles
dun filet recouvrant lEurope, et, par les colonies, toute la terre [] des
usines un peu partout avaient travaill plein rendement empilant les stocks
dacier qui iraient senfoncer dans la chair anonyme ; chaque incident, les
journaux avaient menti4.

Aux yeux de Marguerite Yourcenar, cette guerre, prvue depuis


longtemps correspond des ncessits conomique et politique qui
nont pas le moindre caractre fortuit et qui dpassent le cadre des
simples entits nationales. Pour certains historiens, les dix annes qui
prcdent la dclaration de guerre ressemblent une longue veille
darmes o chacun se prpare, tente dapprcier ses forces et de
corriger ses points faibles. LAllemagne et la France saffrontent
propos du Maroc, en 1905 dabord puis en 1911 o le coup
dAgadir rvle une forte agressivit des deux parties et amne
reconsidrer la dure du service militaire5. Une grande instabilit
existe dautre part dans les Balkans. Bien que tous ces soubresauts
napparaissent pas en leur temps comme des signes prcurseurs dun
conflit majeur, les analyses effectues postrieurement discernent
linstauration dun climat de guerre.
2

Ibid, p. 1374.
Marguerite Yourcenar, Portrait dune voix, Gallimard, NRF, Paris, 2002, p. 138.
4
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1372-1373
5
Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, Victoire et frustrations (1914-1929), Nouvelle
histoire de la France contemporaine, 12, Seuil, Points-Histoire, Paris, 1990, p. 9-10.
3

vnements politiques

29

Cependant plus quaux causes, elle sintresse au cortge de


tragdies et dimpostures qui caractrisent la grande guerre. Les mots
se sont uss tenter de traduire le dsastre et le cot humain de cette
guerre ; aussi Marguerite Yourcenar tente-t-elle de rendre les chiffres
loquents :
[] le premier juillet 1916, Bapaume, [] soixante mille Anglais prirent
en un jour, cinq mille hommes par heure si on situe le combat entre laube et
la nuit [] la reprise de quelques kilomtres au nord dArras, en mai 1915,
avait cot aux Franais sous Ptain environ quatre cent mille hommes, et la
bataille de la Somme, qui dura quatre mois, plus ou moins, environ un
million de part et dautre au cours dune avance en profondeur de dix
kilomtres6.

Tous les tmoignages concordent sur le caractre incroyablement


meurtrier de cette guerre. Corroborant les chiffres avancs par
Marguerite Yourcenar, Jean-Jacques Becker et Serge Berstein
voquent ds les premiers jours de guerre, 40000 morts du 20 au 23
aot, probablement 27000 pour le seul samedi 22, jour le plus
sanglant de notre histoire7. A lampleur de la tuerie, sajoutent le
mensonge dlibr, la mauvaise foi, la lchet qui consiste se ranger
lopinion commune ft-elle pure dmagogie et la bassesse
servile. Marguerite Yourcenar critique sans mnagement la presse qui
surenchrit par rapport aux communiqus, va encore plus loin dans la
tromperie et lhypocrisie et contribue entretenir le climat de haine
ncessaire dans toute guerre ; elle insiste sur la propagande mais elle
nemploie pas le mot censure. Or celle-ci fut importante en France.
Il sagissait pour le gouvernement de communiquer une information
contrle, destine maintenir le calme dans lopinion publique :
la censure eut comme mission de tranquilliser lopinion, en lui vitant
tous les excs aussi bien dans le sens du pessimisme que dans celui de
loptimisme. Cette direction de linformation a semble-t-il t
efficace. En laissant les esprits dans lignorance de la gravit de certaines
dfaites militaires ou de certains checs diplomatiques, en maintenant le
silence sur les horreurs de cette guerre et le nombre des victimes, na-t-elle
pas aid les civils tenir ?8

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1387


Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, op. cit., p. 34.
8
Ibid., p. 66.
7

30

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Il semble normal que les Asiatiques et les Noirs des colonies viennent
mourir la frontire belge pour la dfense de lAlsace-Lorraine9. Aux
soldats en permission, on offre des spectacles et des distractions dune
sottise dgradante, propres maintenir les couches populaires dans
lindigence intellectuelle10. Marguerite Yourcenar montre clairement
limportance des efforts de guerre vhiculs par la propagande. Les
destructions sur les champs de bataille saccompagnent dun climat
malsain, dltre, corrompu parmi les gens de larrire. Au sein de la
bourgeoisie qui constitue lentourage de Michel, transparat dautre
part la rancur contre la lacit et la Rpublique11, presque autant
haes que les Allemands et considres comme largement
responsables des malheurs de la France.
Tel est donc le tableau affligeant que Marguerite Yourcenar
trace rtrospectivement de la France en guerre. Mais nest-il pas
malheureusement le reflet de toute situation de guerre et du
comportement de lespce humaine en gnral ? Marguerite
Yourcenar le laisse entendre lorsque, voquant la raction des gens
lannonce de la dclaration de guerre en 1914, elle crit :
Les gens [] buvaient avidement ces nouvelles, comme ils simbibent
aujourdhui des informations que leur dversent les mdias sur la bombe
atomique ou la pollution dont ils mourront un jour12.

Lhistoire se rpte parmi les hommes qui restent les mmes et dans
Patrocle ou le Destin, le mythe de la guerre de Troie reprsente un
conflit sanglant qui se droule sur un dcor kaki, feldgrau, bleu
horizon et o larmure de lAmazone change(ait) de forme avec les
sicles13. Lvolution, les progrs techniques modifient un peu les
conditions de la guerre mais sur le fond, elle reste la mme. Les
couleurs des uniformes allemands se substituent la teinte des armes
de lAntiquit mais les hommes du XXme sicle se trouvent, comme
ceux de lpoque dHomre, des raisons de se laisser aller la
barbarie.

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1387.


Ibid., p. 1391-1392.
11
Ibid., p. 1230.
12
Ibid., p. 1372.
13
Marguerite Yourcenar, Feux, Patrocle ou le Destin, OR, p. 1103-1104.
10

vnements politiques

31

La guerre de 1939-1945
On aurait pu penser que Marguerite Yourcenar allait consacrer
plusieurs pages lvocation de ce qui fut lun des vnements les
plus marquants du XXme sicle, qui eut lieu alors quelle tait dj
un crivain. Il nen est rien. Quoi ? LEternit, rest inachev, ne va
gure au-del de la premire guerre mondiale et comme lauteur
dclarait quelle navait plus rdiger que quelques dizaines de pages,
on peut lgitimement penser que cet ouvrage largement centr autour
de Michel, aurait pris fin avec la disparition de ce dernier ; au plus,
peut-tre Marguerite Yourcenar aurait-elle rapidement voqu les dix
annes qui scoulent entre le dcs du pre et son propre dpart pour
lAmrique ; en tout cas, la seconde guerre mondiale semble se
rattacher une vieille Europe que Marguerite Yourcenar avait quitte
gographiquement pour toujours. Seule une digression associe
lvocation de Dresde dans lhistoire dEgon et Jeanne14 rappelle
lhorreur inqualifiable du conflit. Cest dans le mythe que lon trouve
peut-tre les rfrences les plus nettes la monte du nazisme, dans
Lna ou le secret15 qui se caractrise par son climat de violence et
de haine extrmes et dans Qui na pas son Minotaure ?16. Rmy
Poignault a analys longuement dans larticle intitul DAriane et
lAventurier Qui na pas son Minotaure ?, ou le mrissement dun
thme17 les transformations que Marguerite Yourcenar a introduites
par rapport la petite pice compose initialement. Alors que dans
Ariane et lAventurier, les victimes changent des considrations
dordre surtout psychologique et moral qui rvlent lambigut de
leurs sentiments par rapport au Minotaure :
Un jeune homme. Je voudrais le voir.
Une jeune fille. Je voudrais laimer.

14

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1251-1252.


Marguerite Yourcenar, Feux, Lna ou le secret, p. 1113 1120. Dans la prface
de Feux, Marguerite Yourcenar indique que cette uvre, crite en 1935, a t publie
en 1936 (puis en 1957).
16
Marguerite Yourcenar, Qui na pas son Minotaure ? pice de thtre publie en
1963 chez Plon et qui correspond au remaniement du sketch en 3 actes intitul Ariane
et lAventurier qui date de 1932 ou 1933 et qui parut dans Les Cahiers du sud daotsept.1939, accompagn des textes crits par Gaston Baissette et Andr Fraigneau.
17
Rmy Poignault, DAriane et lAventurier Qui na pas son Minotaure ?, ou le
mrissement dun thme, Tours, SIEY , bull. n7, nov. 1990, p. 61 80.
15

32

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


Une jeune fille. Je voudrais quil maime.
Un jeune homme. Jespre quil me dvorera.
Une jeune fille. Moi aussi... Comme cest terrible !
Un jeune homme. Moi aussi... Mais comme cest beau ! 18,

dans Qui na pas son Minotaure ?, il rgne une atmosphre pesante et


angoissante ; les victimes ne peuvent que se rsigner la fatalit qui
les a dsignes : Il faut bien quil y ait une raison tant
dholocaustes19 mais leur sacrifice ltat et au Taureau des
Armes20, dcid arbitrairement, les transforme en choses auxquelles
on dnie le statut dtres humains. Lespce dinsouciance, de simple
jeu qui se dgage dAriane et lAventurier a cd la place aux
rminiscences dannes dhorreur. Marguerite Yourcenar actualise le
mythe et suggre travers le labyrinthe du Minotaure lunivers
concentrationnaire et la dictature.
Le rle de Thse subit galement dimportantes
transformations. Des propos qui ont valeur de gnralits dans Ariane
et lAventurier deviennent prcis et amers dans la version dfinitive. Il
se dit emptr dans les clauses secrtes des traits de paix, charg
daccomplir une sale besogne21. Autour de lui, rgne la lchet,
personne nose prendre parti contre une dcision peut-tre inique :
tous, et jusquaux plus ineptes, laissaient mon libre-arbitre le soin de
confirmer ou dinfirmer leur bassesse, se rservant pourtant le droit de me
blmer davoir rapport la paix ou la guerre, davoir livr ces victimes ou de
les avoir sauves...22.

De hros, Thse devient linstrument denjeux politiques qui le


dpassent, une espce dexcuteur des basses uvres, conscient des
compromissions dans lesquelles il est englu. Adaptant le mythe la
ralit daprs-guerre, Marguerite Yourcenar fait de tous les
personnages des victimes dune tragdie qui rsulte de la monstruosit
du genre humain. Tandis que certains, invisibles, prennent des
dcisions iniques au nom dune entit, dune raison suprieure, les
autres abdiquent toute dignit et se soumettent, soit en anticipant leur
18

Marguerite Yourcenar, Ariane et lAventurier, Cahiers du Sud, aot-sept. 1939, p.


82.
19
Marguerite Yourcenar, Qui na pas son Minotaure ?, Gallimard, Thtre II, p. 187.
20
Ibid., p. 187 et 188.
21
Ibid., p. 190.
22
Ibid., p. 191-192.

vnements politiques

33

sort par un choix dit dmocratique, soit en remplissant leurs fonctions


dagents de ltat.
Le btail convoy aux abattoirs23 apparat comme une
mtaphore de la dportation vers les camps de concentration, et
comment ne pas voir dans ces deux phrases :
Prir avec cette Gitane brune et chaude, coquelicot des routes, fille de rien,
ramasse dans une rafle parmi des victimes sans papiers didentit sur
lesquelles la presse ne sattendrit pas Prir avec ce jeune Hbreu couvert
dune pleur maladive, si blme que pour le hler on voudrait lui faire
prsent de quelques jours de plus au soleil24

une allusion prcise la ralit de la politique nazie ? Cette pice


insiste aussi sur un aspect plus troublant et drangeant qui nest jamais
voqu dans les commentaires des atrocits nazies. Thse dclare
dans la scne III : Le Minotaure tu, que leur restera-t-il, ces gens
qui voudront mourir ? Le tuer, soit, mais pour quil renaisse25 puis
dans la scne V :
Tout sest pass comme en rve... Ces imbciles ont d mettre leur point
dhonneur se laisser entraner sans lutte, croire quelque ordre den haut,
comme ils disent... Quel silence ! Pas un cri...26

Selon Marguerite Yourcenar, il ny a pas de hros sans bourreaux


mais pas non plus de bourreaux sans victimes consentantes. Peut-tre
ce jugement nest-il pas tranger linimiti de certains dfenseurs de
la cause juive son gard, mais transpose sur le plan politique, cette
opinion ne manque pas de pertinence ; en effet, Hitler aurait-il pu
imposer sa loi sans la complicit internationale initiale ? Si la seconde
guerre mondiale nest mentionne que de manire allusive ou
allgorique, elle est cependant loccasion pour Marguerite Yourcenar
de rdiger un article engag.
En 1940 dans une publication du consulat de France aux
tats-Unis, figure un petit article intitul Forces du pass et forces de
lavenir, rdig en rponse louvrage de propagande nazie dAnne
23

Ibid., p. 190.
Ibid., p. 193.
25
Ibid., p. 191 puis p. 203. La mme attitude de soumission passive au tyran, voire de
complicit, apparat dans Lna ou le secret in Feux, p. 1113 1120.
26
Ibid.
24

34

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Lindbergh The Wave of the Future27. Dans cet article Marguerite


Yourcenar affirme sans ambigut que lAllemagne de Hitler est une
dictature de la pire espce propre ramener lhumanit en plein ge
de pierre28 et quelle na rien voir avec un avenir de progrs
ce quon nous offre [] est la force brute, la cruaut mthodique, la fois
franchement glorifie et, quand besoin en est, camoufle dhypocrisie, et
finalement un barbare dogmatisme qui est [...] laspect le plus irrfutable
du mal29.

Plus lucide et plus perspicace quAnne Lindbergh, Marguerite


Yourcenar sait quil ne suffit pas de dtruire brutalement une
civilisation ancienne qui sest pervertie et dgrade, les forces neuves
de lavenir ne se dveloppent que lentement sur le terreau du pass.
Ce petit texte, dune grande clairvoyance, confirme tout fait la thse
de Maria Rosa Chiapparo30. En dfendant les valeurs du pass,
Marguerite Yourcenar dfend la civilisation dont on a pu mesurer les
bienfaits contre la barbarie qui dferle sur le monde, porte par une
effrayante dmagogie, en vue dasservir lhumanit. Loin dprouver
de la sympathie pour les valeurs fascistes, elle dmasque limposture,
grce sa vaste connaissance de lhistoire, et notamment de la
dmocratie athnienne et de lempire romain. Plus tard, en 1942, en
cho un article de journal paru en 1941, Marguerite Yourcenar
compose un vibrant hommage la rsistance grecque ; il sagit du
pome intitul Drapeau grec31. Saluant lhrosme du Grec anonyme
qui a prfr le suicide lallgeance aux armes ennemies, elle
transforme sa mort en allgorie de la victoire :
Mon corps en bas sest fracass,
Mais au ciel, courbe transitoire,
Ma mort volante aura trac
Le pur profil dune Victoire.32
27

Chronologie de la vie de Marguerite Yourcenar, OR, p. XXII.,


Marguerite Yourcenar, En plerin et en tranger, III. Forces du pass et forces de
lavenir, EM, p. 461 puis 463.
29
Ibid.
30
Maria Rosa Chiapparo, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps,
op.cit.
31
Marguerite Yourcenar, Les Charits dAlcippe, Gallimard, NRF, Paris, 1984, p. 7172.
32
Ibid., p. 72.
28

vnements politiques

35

La place occupe par les deux guerres mondiales dans luvre


de Marguerite Yourcenar est assez limite ; il en va diffremment des
vnements de lentre-deux-guerres qui constituent la trame de Denier
du rve, publi en 1934 puis 1959 aprs remaniement, et du Coup de
grce publi en 1939.
Lentre-deux-guerres : Denier du rve et Le Coup de grce
Situations voques et sources
Prsente en Italie en 1922, Marguerite Yourcenar eut
loccasion dassister la marche sur Rome :
Cest dans lItalie de 1922 que jai eu la premire fois le choc de la
politique, la monte au pouvoir de Mussolini. Alors, a, 'a t un spectacle
qui ma marque. Dailleurs, Denier du rve, finalement, est sorti de l33,

dclare-t-elle au cours dun entretien avec Franoise Faucher en 1974


et elle ajoute en dautres lieux et occasions quelle sest inspire de
personnages rels, militants anarchistes pour la plupart, pour crer
Marcella et Carlo Stevo. A Matthieu Galey, elle prcise :
Javais vu la marche sur Rome : des messieurs de bonne famille, suants
sous leurs chemises noires, et des gens sur lesquels on tapait, parce quils
ntaient pas daccord. Cela ne mavait pas paru beau. De plus, je ntais pas
dupe dune prtendue unanimit. Tout un pays nembote jamais le pas un
rgime : ce nest jamais vrai34.

La premire version du roman, rdige en 1932-1933, situe laction en


193335. Dans la prface de ldition de 1959, on lit la remarque
suivante de lauteur :
Lune des raisons pour lesquelles Denier du rve a sembl mriter de
reparatre est quil fut en son temps lun des premiers romans franais (le
premier peut-tre) regarder en face la creuse ralit cache derrire la
33

Marguerite Yourcenar, PV, p. 140.


Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, p. 88. La prface de Rendre Csar in
Marguerite Yourcenar, Thtre I, p. 9 25, date de dc. 1970, dtaille aussi
longuement la gense de DR.
35
Marguerite Yourcenar, Prface de DR, OR, p. 163.
34

36

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


faade boursoufle du fascisme, au moment o tant dcrivains en visite
dans la pninsule se contentaient encore de senchanter une fois de plus du
traditionnel pittoresque italien ou sapplaudissaient de voir les trains partir
lheure... sans songer se demander vers quel terminus les trains partent36.

Marguerite Yourcenar souligne sa claire conscience de la ralit du


fascisme dans les annes 30 et sa volont de tmoigner dans un climat
gnral dindolence et daveuglement. Il conviendra dexaminer si ds
1934, Denier du rve constitue effectivement un roman engag contre
le fascisme et si la prcoce lucidit de Marguerite Yourcenar est
avre.
Dans le recueil intitul Les Charits dAlcippe, figure un
pome compos en 1934, consacr aux Gares dmigrants : Italie du
Sud, que lon peut rapprocher de Denier du rve. Bien que les termes
exils, rsistants napparaissent nulle part, on peut supposer que
parmi les migrants, fuyards, apostats37 quvoque Marguerite
Yourcenar, se trouvent des opposants au rgime de Mussolini qui
choisissent deux-mmes la fuite, sans attendre larrestation et la
dportation. A la misre matrielle, au dnuement, la salet de
pauvres gens errant la recherche dune terre plus hospitalire,
sajoutent la dtresse morale, la peur, stupeur :
Btail fourbu, corps puiss,
Blocs somnolents que la mort rase,
Ils se signent, terroriss.
Cri, juron, il fou qui sembrase ;
Ils redoutent quon les crase,
Eux, les ternels crass38.

Sans doute, ces migrants ne sont-ils pas seulement crass par la


pauvret et le travail mais aussi par un rgime policier, une dictature
qui leur supprime la libert et le droit dexprimer leurs souffrances. Ce
pome consacr une ralit de lItalie des annes 30 peut tre
considr lui aussi comme une forme dengagement contre le
fascisme.
La version remanie de 1959, sensiblement diffrente du
roman de 1934, est marque par un ralisme nettement plus dvelopp
36

Ibid., p. 164.
Marguerite Yourcenar, CA, p. 69-70.
38
Ibid., p. 70.
37

vnements politiques

37

et un ancrage plus prononc dans le monde rel39. Le premier chapitre


ne subit aucun changement, mais ds le deuxime, Marguerite
Yourcenar campe un dcor beaucoup plus prcis et dveloppe
lunivers de ses personnages. En 1934, seule Lina est voque tandis
quen 1959, on voit apparatre Massimo qui connat le docteur Sarte.
La raret des dtails en 1934 fait place une description assez prcise
de limmeuble et du cabinet du docteur Sarte. Ce sont deux aspects
typiques des transformations apportes dune version lautre. Giulio
Lovisi, don Ruggero, la mre Dida entre autres deviennent des
personnages qui ont une histoire, un pass, qui prouvent des
sentiments, des frustrations, qui pensent, qui rvent, dont la
psychologie sexplique. Ainsi la rudesse de la mre Dida, son amour
du gain, puisent leurs racines dans la misre du petit peuple qui survit
pniblement, force de labeur et dont la culture ne dpasse pas le
cadre des offices religieux. LAnglaise anonyme qui habite
momentanment Gmara devient en 1959 une Miss Jones en chair et
en os que Giulio Lovisi trouve quelque rconfort contempler. Le
dictateur de 1934 a une identit prcise et le meeting apparat comme
un vnement parfaitement plausible. A cette sche et abstraite
vocation de Gmara :
La beaut de Gmara consistait stre maintenu en se transformant peu
peu, comme un organisme qui tour tour sadapte et lutte, conciliant dans
des proportions chaque fois diffrentes le changement et la fidlit40,

correspondent des images concrtes :


des rocailles baroques sboulaient dans les vignes ; la Maffia, les troubles
agraires et surtout lincurie avaient appauvri la terre et tari les sources. Des
colonnes jumeles disparaissaient sous le pltre des reconstructions
villageoises ; un perron ne menait nulle part, etc41.
39
Marguerite Yourcenar, prface de DR, OR, p. 162. La plupart des critiques notent
que Marguerite Yourcenar a rduit la part du mythe au profit dun enracinement dans
le rel. Cest le cas de Batrice Ness dans Mystification et crativit dans luvre
romanesque de Marguerite Yourcenar, p. 64, de Marie-Hlne Prouteau dans larticle
intitul Denier du rve de Marguerite Yourcenar. Comparaison des versions de 1934
et de 1959, Tours, SIEY, bull. n13, 1994, p. 47 62 et de Camillo Faverzani dans
larticle : Dimensions mythologique et historique dans Denier du rve de 1934,
Tours, SIEY, bull. n6, 1990, p. 63 79.
40
Marguerite Yourcenar, DR, Grasset, 1934, p. 62.
41
Marguerite Yourcenar, DR, OR, p. 191.

38

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Dun ct, un btiment indistinct qui cde la place une rflexion sur
le temps, de lautre, une demeure typique, dont la splendeur appartient
dsormais au pass et qui porte les stigmates des ralits conomiques
de lItalie du sud. Ainsi, ce qui tait une espce de dcor de thtre,
fixe, symbolique devient un dcor inscrit dans une ralit bien dfinie,
qui participe de latmosphre gnrale de lpoque mussolinienne.
Des mtaphores gnralisantes cdent la place des comparaisons, par
exemple dans ce passage de 1934 :
Giulio, poussant une porte de cuir, entra dans une modeste glise de quartier
o il sarrtait chaque soir, bar spirituel, la fois fade et sombre, o se
dbitait lalcool de Dieu42,

qui devient :
poussant rvrencieusement une porte de cuir gras, mlleux, doucement
encrass par le passage du temps, Giulio Lovisi entra dans une modeste
glise de quartier o, comme dautres vont au caf ou frquentent les bars, il
venait savourer chaque soir une faible goutte de lalcool de Dieu43.

Giulio Lovisi acquiert une individualit, un comportement spcifique,


une volont propre qui le distinguent des autres hommes, tandis que
dans la premire forme du roman, il tait un lment indistinct dune
foule qui agit de manire rituelle et mcanique. On observe le mme
processus quand un personnage glisse du statut dallgorie au statut
dtre humain emptr dans les difficults quotidiennes. Tandis que
Marcella reprsente pour Carlo Stevo une Marthe violente en mme
temps quune mystique Marie et quelle reconnat en lui ce Sauveur
qui ne peut tre quun faible44, en 1959, on distingue la silhouette
dune espce douvrire en chle et dun homme malade, faible, qui
a peur et craint de mourir45.
Sans doute, dans la rcriture du roman, Marguerite
Yourcenar a-t-elle apport un soin particulier lenrichissement de ses
personnages. Sils conservent une dimension mythique, ils deviennent
aussi des hommes souvent amers, ptris de contradictions, quils
42

Marguerite Yourcenar, DR, 1934, p. 42.


Marguerite Yourcenar, DR, OR, p. 180.
44
Marguerite Yourcenar, DR, 1934, p. 103
45
Marguerite Yourcenar, DR, OR, p. 211-212-213.
43

vnements politiques

39

dvoilent dans de frquents monologues intrieurs, cest le cas de


Marcella mais aussi de Massimo, le tratre chez lequel affleurent, avec
la lucidit, une conscience de sa lchet et un certain dgot de soi46.
Lun des passages les plus profondment remanis par Marguerite
Yourcenar se situe dans le chapitre 5, il sagit de la rencontre entre
Marcella et Alessandro. Lauteur oppose deux types de
comportements caractristiques des poques politiques troubles :
lidaliste et lopportuniste. Ce dernier, qui veut russir sa carrire et
sa vie et que ses origines sociales portent naturellement au scepticisme
politique, sadapte au rgime en place, mnageant ainsi ses intrts et
mme ceux de ses proches. Marcella et ses amis bnficient sans le
savoir de la vigilance dAlessandro, qui les considre comme des
illumins protger de la tyrannie du Dictateur qui ne lui inspire ni
illusion ni sympathie. En face de ce mdecin clbre et mondain, se
dresse Marcella, lanarchiste idaliste, cartele entre sa fidlit son
milieu social modeste et socialiste, son aspiration la justice et la
libert politique et son amour pour son mari. De ces contradictions
irrductibles, sans issue, natra son geste dsespr et vain : lattentat
contre Mussolini. Marguerite Yourcenar a su donner au dialogue entre
Alessandro et Marcella une grande intensit dramatique. Lhumour, le
ton badin dAlessandro ne masquent pas la conscience du danger et la
tendresse pour son pouse dont il a mesur le degr de rvolte et quil
considre un peu comme une petite fille exalte laquelle il faut viter
les faux-pas trop lourds de consquences. A cela Marcella rpond par
une ironie souvent cinglante qui dissimule mal une agressivit dabord
tourne contre soi et la peur de cder une sduction dont elle ne
connat que trop le pouvoir. Ce dialogue vivant, incisif, fleurets
mouchets, o sont confrontes des ides politiques, a une complexit,
une richesse, un rythme qui lui donnent un accent profondment
humain alors que dans la version de 1934, la rencontre et les changes
entre les deux personnages sont plus formels et moins vibrants de
vrit. Lorsque, vers la fin des annes 50, Marguerite Yourcenar
entreprend de remanier Denier du rve, cest dans le sens dun
affaiblissement du mythe au profit de lhistoire et de la vrit
historique. Jugeait-elle avec le recul et aprs les vnements des
annes 40, que Denier du rve dans sa forme initiale tait loin de
constituer un rquisitoire contre le fascisme et a-t-elle voulu
46

Marguerite Yourcenar, DR, OR, p. 266.

40

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

lamender dans ce sens ? Cest une question sur laquelle il faudra


revenir mais sans doute lanalyse de la situation voque dans Le
Coup de grce apportera-t-elle un premier lment de rponse.
Laction mise en scne dans Le Coup de grce est
chronologiquement antrieure celle de Denier du rve puisque dans
ce roman publi la veille de la seconde guerre mondiale, Marguerite
Yourcenar retrace des vnements lis la premire guerre mondiale
et la rvolution bolchevique, qui eurent lieu dans les pays baltes, la
Livonie et la Courlande : le lieu et le temps, ctait la Livonie, ou
plutt la Courlande, pendant les putschs germaniques contre le rgime
bolchevique, vers 1919-192147. Marguerite Yourcenar choisit donc
un moment prcis de lhistoire, dans un petit pays peu connu en
France, mais qui eut subir maints bouleversements politiques au fil
des sicles. En effet, objets de convoitise de la part de voisins plus
puissants, les pays baltes subirent successivement la prsence et
linfluence allemandes qui accompagnent lexpansion conomique et
maritime de la Hanse au XIIIme sicle puis partir du XVme sicle,
la domination polonaise et catholique sur la Lituanie, sudoise et
rforme en Estonie et Livonie avant que lempire russe ne simpose
ds le dbut du XVIIIme sicle. Le dbut du XXme sicle voit
saffirmer la lutte dinfluence entre le panslavisme de la puissance
russe, le pangermanisme des barons baltes et le nationalisme dune
fraction de la population, dans les villes en particulier. Ds le dbut de
la premire guerre mondiale, en 1915, lAllemagne envahit les pays
baltes et le trait de Brest-Litovsk en mars 1918 officialise leur
annexion. Ds lors, commence la germanisation, prlude une
colonisation pure et simple, mais ctait sans compter avec le
nationalisme des barons qui opposent une rsistance lhgmonie
allemande et reoivent le soutien de lopinion internationale. Malgr
cet chec, lAllemagne ne renonce pas ses prtentions et elle va
mettre profit le danger bolchevique dans les annes qui suivent la
rvolution doctobre pour tenter de sunir avec les Etats baltes contre
un danger commun. Cest dans ce contexte de guerre civile en
Courlande que Marguerite Yourcenar situe laction du Coup de grce.
LAllemagne envoie des troupes en renfort au secours de la noblesse
balte pour rsister la progression des troupes bolcheviques et
sopposer la victoire des partisans du communisme. Mais dans cette
47

Marguerite Yourcenar, YO, p. 119.

vnements politiques

41

cause, ce sont ses intrts de puissance imprialiste quelle dfend et


elle ne tarde gure cristalliser la rsistance balte contre elle, si bien
que ds 1920, les trois rpubliques baltes obtiennent leur
indpendance. Lhistoire tragique de ces trois pays ne sarrte pas l
mais Le Coup de grce sachve avant la reconnaissance de
lindpendance.
Les recherches des historiens permettent dapporter quelques
prcisions supplmentaires. Alors que la Russie est engage dans la
grande guerre, la Rvolution survient au mois de fvrier 1917. Le 2
mars 1917, le tzar Nicolas II abdique et pendant le reste de lanne, le
processus rvolutionnaire se dveloppe dans toutes les couches de la
population. Pour des raisons la fois pratiques et doctrinales, les
Bolcheviques veulent faire la paix avec lAllemagne dont une arme
occupait alors les provinces de la Baltique. Par le trait de BrestLitovsk, lAllemagne impose la Russie la reconnaissance de
lindpendance de la Lettonie, de la Lituanie et de lEstonie. Mais ds
novembre 1918, laffaiblissement du front allemand de lest, son
reflux et larmistice contraignent lAllemagne dlguer
ladministration des provinces baltes aux autorits locales pour viter
que les Bolcheviques ne semparent du pouvoir. Ds lors se trouve
cre la situation inextricable dont parle Marguerite Yourcenar. Plus
que jamais, cette rgion qui regroupe la Lituanie, la Lettonie, la
Courlande, la Livonie et lEstonie et qui, depuis des sicles, en tant
quobjet des rivalits entre les expansionnismes germain et slave, est
peuple de Baltes dorigine allemande et dorigine slave va devenir un
enjeu territorial et politique. Tandis que les Russes blancs se battent
jusquen Courlande et en Livonie contre la rvolution, les
Bolcheviques nentendent pas perdre pied dans des provinces qui
relient la Russie lAllemagne o ils escomptent que la rvolution va
se produire. En Allemagne, pour des raisons diverses, plusieurs
courants politiques ne veulent pas renoncer aux territoires baltes. La
France considre plutt avec sympathie la volont de la Pologne de
conqurir le maximum de territoires. Quant lAngleterre, elle
surveille attentivement lvolution de la situation, de manire ce que
ne survienne aucune rupture dans lquilibre europen, qui risque de
nuire limprialisme britannique.
A lintrieur de ces pays, la situation nest pas moins
complexe qu lextrieur. Le dbut du XXme sicle est marqu par
la pousse des nationalismes et les ides rvolutionnaires russes de

42

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

cette poque font des mules dans ces provinces sous la tutelle du tzar.
Des partis nationalistes tendance dmocratique voient le jour ainsi
que des mouvements qui rassemblent surtout la jeunesse mais tous,
il manque la pratique du gouvernement de ltat. LAllemagne tente
donc dapporter son appui aux barons baltes, ses hommes de
confiance, avec ce qui reste de son arme poste dans les rgions de la
Baltique mais larmistice de 1918 prvoyant son retrait de ces
provinces, elle doit bientt se contenter de troupes de volontaires.
Face la dtermination des troupes bolcheviques, les tout nouveaux
rgimes politiques baltes ne rsistent pas longtemps. Le gouvernement
de la Rpublique de Lettonie, laquelle appartiennent les provinces de
Livonie et Courlande, se replie devant les Rouges jusqu Libau (sur
la cte de la Courlande) et si le gouvernement estonien russit se
maintenir Reval, par contre Riga tombe aux mains des bolcheviques.
Ernst von Salomon48 rsume ainsi la situation : A la volont sans
quivoque des bolchevistes sopposait un enchevtrement dopinions
et daspirations qui semblaient donner raison leur thorie de la
complte putrfaction de lEurope49. Le prsident du conseil letton
Ulmanis ne contrlait pratiquement plus rien dans ltat ; la
bourgeoisie lettonne, mfiante lgard de ses tendances socialistes,
voulait avant tout se perptuer dans sa spcificit tandis que certains
officiers de lancienne arme tsariste restaient solidaires des Russes
blancs, eux-mmes trs diviss. Do ce constat dErnst von
Salomon :
Tous ces groupes, Libau, se combattaient avec acharnement, chacun tait
lennemi de lautre et ltat-major allemand, dsormais sous les ordres du
48

Ernst von Salomon avait seize ans la fin de la guerre, lorsque fut ferme lEcole
impriale des Cadets de Berlin, o il recevait sa formation dofficier. Dsorient et
rvolt par cette dcision du gouvernement provisoire social-dmocrate qui le privait
de lavenir escompt, il sengagea dans les corps-francs o il participa toutes les
oprations importantes. Ces troupes de choc taient encourages et protges par le
ministre socialiste de la dfense, Noske, qui en avait besoin pour lutter contre les
spartakistes et les insurrections qui clataient dans la plupart des grandes villes
allemandes. Emprisonn aprs lassassinat du ministre Rathenau, E. von Salomon
dcouvre la littrature. La publication des Rprouvs en 1930 Berlin (1931 Paris)
lui vaut le succs. Trs tt en dsaccord avec Hitler et le national-socialisme, il se
consacre lcriture et rdige lhistoire des corps-francs, sefforant de montrer ce qui
fait la singularit de ce moment de lhistoire de lAllemagne qui va de 1918 1924.
49
Ernst von Salomon, Histoire proche, Essai sur lesprit corps-franc, Ed. du PorteGlaive, Paris, 1987, p. 50.

vnements politiques

43

gnral comte von der Goltz... se trouva affront un imbroglio presque


inextricable dintrts et dintrigues50.

Cest l que se situe lintervention des corps francs auxquels


appartiennent le personnage imaginaire, ric von Lhomond, et le
personnage bien rel, Ernst von Salomon, qui prsente ainsi lentre
en scne des troupes au sein desquelles il combat :
Dans ce chaudron de sorcire, les corps francs allemands firent brusquement
leur apparition. Tout dabord ils vidrent lobscur conseil de soldats en un
tournemain, comme dhabitude. Puis ils se rendirent sur le front. Car la
ncessit imprieuse de repousser les bolchevistes tait la seule chose qui
pouvait unir tous les groupes qui, Libau, se commandaient mutuellement.
Les corps francs sur le front reprsentaient la seule possibilit sur laquelle
tous pariaient. Ctaient vraisemblablement les Anglais qui misaient le plus
froidement dessus51.

Dans Histoire proche, Ernst von Salomon sattache prciser qui


taient ces volontaires des corps francs.
Des raisons varies furent lorigine de lengagement dun
certain nombre dhommes dans les rgions de la Baltique. Pour
certains, il sagissait de dfendre les frontires de lAllemagne
orientale et de protger la Prusse orientale ; une minorit tait sensible
aux promesses des grands propritaires baltes et du gouvernement
letton de cder des terres tous ceux qui voudraient sinstaller
dfinitivement dans le pays comme paysans. Mais il y avait aussi des
lments de larme qui se sentaient flous par les conditions dans
lesquelles stait faite la paix et qui, refusant dtre traits en vaincus
alors quils avaient t vainqueurs sur le terrain, ne dsarmaient pas.
Enfin, il se trouvait comme toujours en pareil cas des aventuriers qui
prfraient en dcoudre sur les champs de batailles plutt que de
retrouver le labeur ordinaire et les soucis de la vie civile. La peur de la
rvolution et la haine du bolchevisme constituaient le principe
fdrateur. Au printemps 1919, les corps francs participent la
libration de Riga ; ensuite, ils se trouvent engags dans la guerre qui
oppose la Lettonie et lEstonie (celle-ci soutenue par lAngleterre,
selon E. von Salomon). Le commentaire de lauteur de lHistoire

50
51

Ibid., p. 51.
Ibid., p. 52.

44

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

proche sur cet pisode du conflit balte corrobore parfaitement les


affirmations de Marguerite Yourcenar :
Pour celui qui y a particip, il ne reste en mmoire quun tourbillon
dimpressions sauvages, de marches en tous sens, de nuits dans des rgions
inconnues, de coups de feu foudroyants venant de toutes les directions et
non point seulement de celles par o lon attendait lennemi, de fausses
nouvelles, dautres qui arrivaient trop tard, qui narrivaient jamais, de
colres contre les formations voisines qui ne vous soutenaient pas, de
colres des autres contre votre unit qui tait attendue bien ailleurs, de
brusques attaques des moments tout fait inattendus, dassauts furieux
contre des positions ennemies do jaillissait encore un instant auparavant le
feu crpitant mais que lon trouvait maintenant abandonnes, de brusques
paniques sous un tir danantissement, de charges de formation amie
soudainement sortie de lobscurit, appele durgence en soutien et qui se
rvle tre une unit allemande totalement inconnue : ctait lenfer,
racontent les participants52.

En 1919, un armistice met fin aux hostilits et le gouvernement


allemand, press et contraint par les pays de lEntente, enjoint aux
volontaires des corps francs de quitter les pays baltes. Ainsi sachve
lexpdition dans les contres de la Baltique mais la particularit de
ces soldats tait, dit Ernst von Salomon, de ne faire aucun cas des
ordres, des exhortations, des menaces du gouvernement53. Aprs les
pays baltes, les corps francs ne tardent pas trouver dautres terrains
daction.
Bien que Le Coup de grce nvoque pas dpisodes prcis de
la guerre dans les pays baltes, Marguerite Yourcenar en recre
latmosphre gnrale. Limplantation des bolcheviques dans les
rgions de la Baltique, le spectre de la rvolution qui menace lEurope
de louest et en particulier lAllemagne, expliquent que les Etats baltes
se muent en thtre dune lutte sans merci. Comme cela sajoutent le
dveloppement des nationalismes et le jeu extrmement compliqu
des alliances, la situation devient vite dune complexit inextricable et
il y a bientt dans cette guerre civile presque autant dintrts
dfendus que de groupes de combattants. Ainsi dans le primtre
restreint de laction du Coup de grce, se ctoient des gens de
multiples nationalits et de tendances varies, engags dans la dfense
dun idal, dintrts particuliers ou parfois simplement la recherche
52
53

Ibid., p. 68-69.
Ibid., p. 72.

vnements politiques

45

daventures. Les difficults dune situation incontrlable, ltat de


dsolation dun pays livr une guerre civile farouche justifient
lpret des relations humaines dans le huis-clos de Kratovic.
Cependant, Marguerite Yourcenar se contente de recrer le climat
gnral de cette poque et des vnements ; on manque dlments
prcis pour se reprsenter exactement les circonstances de laction.
Dautre part, comment interprter le personnage dric ? Constitue-t-il
le type mme du soldat engag dans les corps francs par conviction ?
Si lon se reporte au tmoignage dErnst von Salomon, qui incarne
parfaitement lesprit corps franc, on ne trouve pas une exacte
concidence avec le personnage dEric. Dans son roman, Les
Rprouvs, E. von Salomon crit :
Nous semblions nous reconnatre daprs un signe secret, nous nous
retrouvions loin du monde des normes bourgeoises, ne comptant sur aucune
rcompense, ntant conscients daucun but. Plus de choses staient
ananties pour nous que les seules valeurs que nous avions tenues dans la
main. Pour nous stait aussi brise la gangue qui nous retenait prisonniers.
La chane stait rompue, nous tions libres [...] Nous tions une ligue de
guerriers...

Mais Ce que nous voulions, nous ne le savions pas...54. Refus de la


bourgeoisie, du capitalisme perus comme les responsables de
lhumiliation de 1918, refus de la rvolution proltarienne le
proltariat ne se distinguant pas fondamentalement de la bourgeoisie
aux yeux de ces extrmistes , culte de lAllemagne et aspiration
une Allemagne nouvelle ; mais en dehors de ces notions assez vagues,
on ne voit pas nettement quel but poursuivaient les engags des corps
francs et sans doute comme le dit von Salomon, ne le savaient-ils pas.
Aussi apparaissent-ils comme des activistes, toujours prts se battre,
redoutablement efficaces, la pense passablement confuse. Mais on
ne dcouvre pas chez Ernst von Salomon de traces dantismitisme.
Or lanti-bolchevisme sajoutent chez ric von Lhomond de vifs
sentiments antismites ; dautre part, il ne sengage pas au nom de
convictions politiques, si floues soient-elles ; il sapparente plus un
aventurier qui, ayant dj tout perdu, peut tenter sa chance nimporte
o. Appartenant une classe en voie dextinction, sans perspectives
davenir, marginalis dans une socit dont les valeurs diffrent
54

Ernst von Salomon, Les Rprouvs, trad. de lallemand par Andre Vaillant et Jean
Kuckenburg, Paris, Plon, Feux croiss, 1951, p. 70.

46

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

profondment de son milieu dorigine, il correspond bien au type du


soldat qui sengage dans les corps francs pour lutter contre le nouvel
ordre social quil voit poindre et quil refuse. Cependant, le mpris
quil affiche lgard des femmes, des Juifs, du peuple semble plus
caractristique de laristocrate dchu et cynique que du guerrier
froidement dtermin qui entend faire lhistoire.
Le personnage dric est certes choquant pour plusieurs
raisons ; peut-on cependant le considrer comme larchtype du jeune
fasciste de lentre-deux-guerres ? Il reprsente sans doute une certaine
catgorie de jeunes, levs dans les valeurs du pass et qui,
dsorients devant lavenir, seront sensibles la rhtorique de
lhomme fort. Parmi les jeunes Allemands qui se sont rangs du ct
dHitler, sans doute se trouvait-il quelques individus comparables
ric mais il ne suffisait pas davoir la personnalit dric pour former
un parti nazi. Sil est parfaitement lgitime de critiquer la prface du
Coup de grce et les injonctions de lecture (cf. note 56) quexprime
Marguerite Yourcenar dans ce paratexte, il faut sans doute admettre
que ce roman constitue plus un document humain quun document
politique. Il met en scne un personnage caractristique de lentredeux-guerres, qui subit les transformations de la socit de son temps
mais la tragdie vcue par Sophie et ric occupe la premire place. Le
rapprochement avec louvrage incontestablement politique dErnst
von Salomon, Les Rprouvs, montre que la politique nintervient
qu titre dadjuvant du drame humain. Marguerite Yourcenar dispose
dune solide documentation sur les guerres dans les pays baltes en
1918-1919 et elle recre le climat de cette poque de troubles graves
mais elle ne cherche pas faire du Coup de grce un ouvrage o
laspect politique prdomine.
Toutefois, dans ce roman, Marguerite Yourcenar met en scne
une ralit propre lhistoire allemande : celle des corps francs. Sans
doute nest-il pas bien ais de se reprsenter aujourdhui, alors que
lon nest gure capable de faire abstraction du nazisme, ce que furent
les tensions politiques et sociales de lAllemagne vaincue de 1918. Il y
eut certainement conjonction de plusieurs phnomnes ; tout dabord,
une volont de revanche, de la rvolte contre les conditions de paix
inacceptables chez les jeunes qui ne savaient rien faire dautre que la
guerre et qui, rendus la vie civile, se retrouvaient frquemment au

vnements politiques

47

chmage55 ; la propagande tout la fois hostile la signature de la


paix et au communisme avait dsign les responsables de
lhumiliation allemande : les Spartakistes. Ainsi se constituent des
ligues, des mouvements populaires caractriss par un nationalisme
exacerb, lantismitisme, le racisme plus gnralement, un
patriotisme sectaire et lanti-bolchevisme. Ces mouvements
dangereux, qui ne rpugnent jamais exercer la violence, sont tolrs
par la rpublique de Weimar car personne, gauche comme droite,
ne sinterdit de faire appel leur service, quil sagisse de guerroyer
ltranger ou de briser des mouvements sociaux lintrieur de
lAllemagne. Cest bien de ce monde de ligueurs, de factions
nationalistes et populistes que natra le Parti ouvrier national-socialiste
dHitler. On ne peut pas parler lore de 1920 didologie nazie, pas
mme de fascisme mais enfin ric von Lhomond, archtype du
combattant des corps francs incarne tout fait lindividu pr-fasciste.
Donc, ds avant la guerre, Marguerite Yourcenar avait compris la
nature du fascisme, ses dangers, et Le Coup de grce suffit prouver,
indpendamment des transformations apportes Denier du rve
quelle entendait, par son tmoignage, aider prendre conscience. Il
semble incontestable que lvolution politique de lentre-deux-guerres
quelle met en scne dans deux romans dans les annes 30 la
proccupe.
La biographie de Marguerite Yourcenar nous permet
daffirmer que, parmi ses proches, elle comptait au moins un
sympathisant des ides dextrme-droite et mme du nazisme : Andr
Fraigneau. Cependant, elle dnie toute signification politique son
roman dans la prface de 1962 qui sachve par une mise en garde
contre certaines interprtations : Cest pour sa valeur de document
humain (sil en a), et non politique, que Le Coup de grce a t crit,
et cest de cette faon quil doit tre jug56. Sans doute redoute-t-elle
certaines interprtations ainsi quune sorte de classement parmi les
crivains engags, de tel ou tel bord, elle entend rester ce quelle a
toujours t, un crivain indpendant, libre, qui se tient lcart de
toute forme dcole et de mode. Il nempche que si, effectivement,
Le Coup de grce na pour but dexalter ou de discrditer aucun
groupe ou aucune classe, aucun pays ou aucun parti(ibid.), la rigueur de
55
Joseph Rovan, Histoire de lAllemagne des origines nos jours, Points Histoire,
Seuil, Paris, 1998, p. 614 617
56
Marguerite Yourcenar, CG, prface, OR, p. 83.

48

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

linformation et de lanalyse historique donne de la ralit des faits


une image trs vraie et constitue un tmoignage digne dtre pris au
srieux. Cette impression ne se confirme-t-elle pas la lecture du
dernier chapitre de Quoi ? Lternit, Les sentiers enchevtrs ? Ce
passage offre de multiples points communs avec Le Coup de grce :
mme lieu, mmes vnements mais en quelque sorte perus dun
autre point de vue ; ce nest plus le soldat des corps francs qui relate
ses souvenirs quelques annes aprs les faits mais lun des fils de
laristocratie balte qui vient revoir les siens et se retrouve au cur
dune guerre civile quil observe dans sa sordide ralit, avec un il
non prvenu. La fin du chapitre Les sentiers enchevtrs qui clt
non seulement louvrage inachev de Marguerite Yourcenar mais
aussi son uvre voque le retour dEgon et sa rencontre avec le
marquis de Leiris qui le met en garde contre les jeunes dmobiliss,
sans emploi qui sont, ajoute-t-il, des brutes. Des rvolutionnaires,
pas mme des vaincus57 quil risque de croiser en Allemagne. Il nest
pas malais de reconnatre les jeunes ligueurs voqus prcdemment,
toujours prts sengager pour faire le coup de main. Mais Marguerite
Yourcenar ne sen tient pas l. Quelques lignes plus loin, Egon,
bloqu Francfort par une grve des chemins de fer et oubliant les
conseils du marquis fit connaissance avec un jeune soldat
nouvellement dmobilis et cherchant du travail plutt que daller
rejoindre en Pomranie sa mre veuve, qui comptait sur lui pour
reprendre le travail de la ferme58. Le lendemain matin, au bar o
Egon a entran le jeune Allemand, se produit lincident suivant :
[ ] un client modeste aux cheveux en papillotes, vint et se mit une petite
table. LAllemand jura :
Quest-ce qui te prend ?
- Tu nas pas vu ?
- Il ne ta rien fait.
- Rien fait... Ces maudits Anglais, ces Maurice, ces Judy, ce sont eux... Tu
vois que sans eux nous aurions pris Paris, que les Franais tout seuls... Ils
nont mme pas os marcher sur Berlin... On nest pas des vaincus... Mais
attends un peu. On trouvera un chef. etc...59.

57

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1429.


Ibid., p. 1430.
59
Ibid., p. 1430-1431.
58

vnements politiques

49

Nous retrouvons dans cette ultime scne de Quoi ? Lternit toutes


les caractristiques du jeune Allemand dsorient au lendemain de la
guerre, chmeur mais qui a pris lhabitude de vivre dexpdients
plutt que de travailler, soumis toutes les influences dmagogiques,
raciste, antismite, haineux, belliqueux, et prdestin senrler dans
les bandes pr-fascistes. Pour rdiger ce passage en 1987, Marguerite
Yourcenar avait eu le temps de se documenter, mais il est probable
que ce portrait qui figure dans Les sentiers enchevtrs aurait pu
tre compos ds lpoque du Coup de grce. Le jeune Allemand
nest jamais quun double proltaire de laristocrate ric ; il
correspond la brute, qui accomplit les basses besognes sous la
houlette du chef Eric. Marguerite Yourcenar adopte une autre
perspective que dans Le Coup de grce mais cette brve esquisse du
jeune fasciste en germe dans une sorte de mise en abme du Coup de
grce semble indiquer que ds les annes 30, elle manifestait un vif
intrt pour lhistoire de son temps et quelle en avait une
comprhension lucide et pertinente.
Ralits diffrentes
Mme si lon distingue des thmes communs dans Denier du
rve et le Coup de grce, la ralit mise en scne dans chacun des
romans est bien diffrente. Malgr luniversalit de la dictature
voque dans Denier du rve60, on trouve tout de mme une
reprsentation de la ralit quotidienne, lutte clandestine des
anarchistes, rsistance mal organise, espions stipendis par le rgime
en vue du contrle de lopposition, exploitation des mdia (radio,
cinma) pour le conditionnement des masses, travaux damnagement
de Rome, misre du petit peuple et mme une allusion dAnnunzio,

60
Dans les articles : Personnage, espace et temps dans le roman historique de
Marguerite Yourcenar : Denier du rve in Roman, histoire et mythe dans luvre de
Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 103 110 et Luniversel et le singulier
dans Denier du rve et Rendre Csar de Marguerite Yourcenar in Luniversalit
dans luvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, tome 2, p. 279 287,
Jean-Pierre Castellani note labsence de Mussolini qui nest quune ralit mythique,
le Dictateur, bien que les dtails caractristiques de lpoque ne manquent pas. Outre
le fait que le mythe a perdu de son omniprsence en 1959, on distingue des lments
de la ralit sous le rgime de Mussolini ds DR de 1934 ainsi que lexpose Maria
Rosa Chiapparo, op. cit., chapitre 5-1, Actualit et histoire dans DR, p. 290 et sq.

50

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

lemblme et chantre du rgime61. Dans un lieu et un temps trs


resserrs, Marguerite Yourcenar rassemble des personnages pars,
emprunts des milieux sociaux trs varis, sans liens les uns avec les
autres. On assiste ainsi une succession de rencontres souvent
arbitraires, qui font se frler des hommes et des femmes mais qui
ntablissent aucun lien, aucun autre change que celui du denier, la
pice de monnaie qui passe de main en main. Patricia de Feyter voit
dans ce procd narratif
[...] une autre faon de reprsenter allgoriquement lparpillement de la
civilisation europenne o le contact entre les identits (au sens large) se
borne trs souvent et forcment ce contact phmre de la transaction
montaire62 ;

allgorie du fascisme aussi, qui isole les individus, leur enseigne se


mfier des autres, tend rduire la vie un problme de survie,
conomique essentiellement. Le circuit de ce denier permet lauteur
de montrer une sorte de panorama romain, dune Rome de la premire
moiti du XXme sicle, avec son petit peuple, son lite, ses artistes,
ses militants politiques... cheminant travers la ville avec leurs
penses et leurs rves. Bien que ces personnages qui apparaissent un
moment dans la Ville mythique avant de svanouir dfinitivement
produisent une impression dirralit surtout dans Denier du rve de
1934 o ils ont une forte valeur symbolique la ralit nest jamais
compltement absente parce quils ont malgr tout une histoire (mme
fragmentaire) et appartiennent un terreau social. Pour Jean-Pierre
Castellani, le ralisme nest quun aspect secondaire aux yeux de
Marguerite Yourcenar, il doit permettre datteindre la vrit absolue,
universelle63. Sans doute y a-t-il en effet une volont de gnralisation
et Marguerite Yourcenar laisse-t-elle entrevoir quau fond, toutes les
dictatures se ressemblent et que celle que connat Rome aprs 1922
fait cho dautres qui lont prcde. Cependant, le mouvement

61

Marguerite Yourcenar, DR, 1934, p. 206.


Patricia de Feyter, Une civilisation aux prises avec elle-mme in Marguerite
Yourcenar et les civilisations, Colloque international de lUniversit Sts Cyrille et
Mthode, Presses universitaires de Vliko Tirnovo, 1994, p. 55. Voir aussi Joan
Howard, Denier du rve : une esthtique subversive in Marguerite Yourcenar et
lart. Lart de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1990, p. 319-327.
63
Jean-Pierre Castellani, Luniversel et le singulier, art. cit., note 60.
62

vnements politiques

51

inverse est aussi possible et de luniversel, on revient au particulier et


ce qui fait la spcificit de chaque moment de lhistoire.
La version initiale de Denier du rve se caractrise dj par
une observation pertinente de la dictature mussolinienne. Le chapitre 6
consacr la sance de cinma ne subit pratiquement aucune
modification en 1959 ; le rle de la propagande, de la dmagogie,
relayes par les mdia et tirant le plus grand parti possible de limage
travers le cinma est mis en vidence ds 1934 et Maria Rosa
Chiapparo insiste juste titre sur limportance de ce chapitre,
rvlateur de la nature du fascisme, qui cultive soigneusement la
confusion entre tre et paratre et pour qui le cinma constitue une
vritable manne en tant que rservoir de rves et quoutil
duniformisation, dalination et dabtissement des esprits64. Le
climat de violence et de rpression dun rgime nettement policier est
bien perceptible dans le premier Denier du rve : larrestation et la
dportation des opposants politiques, linfiltration des milieux
dopposition par des informateurs la solde du rgime, etc Sur le
plan conomique, les travaux damnagement du territoire en vue
dune intgration et dune unification des masses sont voqus en
mme temps que la cxistence dune politique de prestige avec la
misre des couches populaires. En revanche, il est vrai que lexode
rural, la disparition des petits propritaires fonciers ne sont des aspects
bien dvelopps que dans la seconde version de Denier du rve, grce
la longue vocation de la splendeur passe de Gemara et du vain
combat de Don Ruggero. Limage dune socit morcele, sans unit,
vide de sens, toute de surface, prive de son histoire et rduite fuir
dans le rve65 est seulement amplifie dans le second roman ; dans les
64

Maria Rosa Chiapparo, op. cit., p. 315 323.


Ana de Medeiros, La mort, le masque et lillusion. Etude approfondie des diverses
morts relles et symboliques dans DR de Marguerite Yourcenar in Les Visages de la
Mort dans luvre de Marguerite Yourcenar, actes du colloque international organis
par le NAMYS, lUniversit de Morris, Minnesota, et la SIEY, juillet 1992, (textes
dits par C. F. Farrell Jr, E. R. Farrell, J. E. Howard et A. Maindron, Universit de
Morris, 1994), p. 142 153. Ana de Medeiros note le caractre tragique de cette vie
sous le rgime fasciste qui noffre dautre chappatoire que lillusion : quelle sorte
de vie la population de Rome mne-t-elle sous le dictateur pour que la mort
(symbolique ou relle) ait un aspect attrayant ? La mort est donc positive par rapport
une vie o lillusion est ncessaire pour viter la folie. Il ny a pas dautre issue face
la guerre, la maladie, la mort des parents chris et la misre dont souffrent les
personnages du roman, p. 152.
65

52

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

deux versions de Denier du rve, figurent le denier symbolique et


aussi lpigraphe de Montaigne : Cest priser sa vie justement ce
quelle est, de labandonner pour un songe (Essais, Livre III, chap.
IV). Maria Rosa Chiapparo commente en ces termes lchec de
laction politique des anarchistes, isols, emptrs dans des
contradictions :
En introduisant dans son roman les personnages appartenant au rseau
clandestin, Yourcenar met laccent tant sur laspect utopique de leur
dmarche et labsence de communication entre les rsistants et la
population, que sur les deux aspects qui avaient t lorigine de lchec de
la lutte antifasciste :

le manque de ralisme et lutopie romanesque66. Certes, par son


sacrifice individuel, sous lequel on peut entrevoir une volont de
rachat, Marcella sinscrit dans lhistoire mythique mais il y a aussi de
la part de Marguerite Yourcenar lobservation fidle de la ralit : tout
acte de rsistance individuelle une dictature est vou lchec et il
ne sert qu justifier un renforcement du dispositif policier. Si
hroque et gnreux soit-il, il ne peut que passer pour lacte dun
rveur, inconscient des ncessits politiques67. Enfin, Marguerite
Yourcenar souligne le rle de lglise comme puissance dalination
supplmentaire ds le premier Denier du rve68. Giulio Lovisi, qui
incarne le type du citoyen ordinaire, conservateur, favorable au parti
de lordre, et admirateur de Mussolini, frquente rgulirement
lglise et fait brler des cierges pour ses proches. Eprouve-t-il une foi
sincre en Dieu ? Vraisemblablement pas. Il se conforme des rites
sculaires, des traditions quil respecte sans se poser de questions.
66

Maria Rosa Chiapparo, op. cit., p. 331.


Larticle de Camillo Faverzani, Dimensions mythologique et historique dans DR
de 1934, Tours, SIEY, bull. n6, mai 1990, p. 63 79, expose avec prcision les
sources de MY pour lpisode de lattentat contre Mussolini. Le sacrifice fait entrer le
personnage de Marcella dans la catgorie du mythe mais lorigine, il y a bien un
personnage rel qui, comme Marcella, se trouve en rupture avec son milieu dorigine
et manifeste certains signes de dsordre mental ou tout au moins un profond malaise
qui lui fait dsirer de mourir.
68
Laura Brignoli, La Thologie ngative de DR in Le sacr dans luvre de
Marguerite Yourcenar, Actes du colloque international de Bruxelles, Tours, SIEY,
1993, p. 255 266. L. Brignoli considre que la puissance dalination de lglise est
encore plus visible dans la premire dition de DR que dans celle de 1959, plus
politise.
67

vnements politiques

53

La maison de Dieu lui est ouverte, elle lui offre un havre de paix et de
consolation ponctuelle avant de retrouver les soucis domestiques. Il
sy abandonne un moment sans quil lui vienne jamais lesprit de se
demander si cela a du sens.
Sil avait t sincre, Giulio Lovisi aurait donc convenu quil tait vain de
prier. Et cependant, les minces cierges de cire qui se consumaient devant lui,
sous lil fixe dune Madone, ntaient pas inutiles : dans cette existence
aussi tristement borne que le sont presque toutes les autres, ils servaient
maintenir la fiction dune esprance69,

crit Marguerite Yourcenar. La religion demande peu condition de


rester dans la voie toute trace et en change, elle donne lesprance.
Mais ce faisant, elle condamne formellement toute forme de
scepticisme, tout esprit critique, toute rvolte contre lordre tabli et
par lattitude quelle induit chez les fidles, elle favorise la soumission
et lalination. Bien quassurment, Marguerite Yourcenar ait
tendance souligner la forme universelle de la dictature, les dtails
caractristiques du fascisme italien ne manquent pas. Sans doute
ninsiste-t-elle pas outre mesure sur le rle de la religion, elle ne ferait
que rpter ce qui a t maintes fois dmontr ; en revanche, un
phnomne nouveau tel que lutilisation du cinma des fins de
propagande politique et dalination des masses fait lobjet dun
chapitre entier et le personnage dAngiola Fides occupe une place
centrale dans le roman. Tout en apparences, masque inconsistant,
image sans cesse en reprsentation, ddouble linfini, cette vedette
vhicule sans le savoir lesprit du rgime dont elle est le parfait
symbole. Cest prcisment la conscience trs claire et subtile du
fonctionnement de la dictature et de ses rouages qui permet
lcrivain datteindre luniversel et de rvler, travers le fascisme
italien, les mcanismes de toute tyrannie contemporaine.
Quoique Denier du rve nadopte pas la forme dune tragdie,
la tonalit de ce roman est plutt tragique70 ; en effet, le lecteur voit
dfiler une suite de personnages profondment seuls, souffrants, livrs
leurs monologues intrieurs qui se rsument un face face avec la
mort ds que lillusion sestompe. Mme Alessandro, qui tout
69

Marguerite Yourcenar, DR, 1934, p. 57-58.


Dans la prface date de 1959, Marguerite Yourcenar elle-mme parle de
personnages qui premire vue pourraient sembler chapps dune tragedia
dellarte.
70

54

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

russit, est seul et dj us. Quant la mre Dida, qui fait preuve
dune nergie et dune combativit peu communes, dans les moments
de solitude et dinaction, elle est envahie par la pense de sa mort
prochaine. Dautre part, le fascisme apparat invincible, tout acte
individuel dirig contre lui est vou lchec et il nexiste pas de
force susceptible dopposer une rsistance suffisante. Enfin,
lpigraphe de Montaigne vient opportunment rappeler
linsignifiance de la vie humaine.
Le Coup de grce nest publi que cinq ans aprs Denier du
rve et le moment de lhistoire dans lequel sinscrit ce nouveau roman
ne diffre pas trs profondment du contexte italien. Cependant, on ne
relve que bien peu de ressemblances entre ces deux textes. Faut-il
voir chez Marguerite Yourcenar une rapide volution de sa conception
artistique et de sa maturit littraire au cours de la dcennie ? Elle
avoue elle-mme que Denier du rve a t compos un moment o
elle sintressait beaucoup lexploitation du mythe alors que Le
Coup de grce appartiendrait plutt lpoque ultrieure, o lhistoire
passe au premier plan. En tout cas, on a nettement affaire une sorte
de tragdie dans laquelle les tensions qui lient les personnages
prparent au dnouement fatal. Tout dabord, laction se situe un
moment de guerre civile, de rvolution, o lancien monde sachve.
ric Von Lhomond prsente ainsi son engagement militaire aux cts
de laristocratie balte :
Que restait-il dautre un garon dont le pre stait fait tuer devant
Verdun, en ne lui laissant pour tout hritage quune croix de fer, un titre
bon tout au plus se faire pouser dune Amricaine, des dettes, et une
mre demi folle [] ?71

et il prcise aussi quil avait pour les Bolcheviks une hostilit de


caste. Descendant dune petite noblesse qui na pas survcu au
cataclysme de la premire guerre mondiale, il na dsormais ni
ressources, ni perspectives et choisit laventure dans larme
allemande en commandant un corps de volontaires qui dfend les
intrts de la classe possdante balte censs se confondre avec ceux
du pays conqurant contre les paysans gagns aux ides des Rouges.
Pour Sophie et Conrad aussi, lavenir est inexistant, ainsi que le
71

Marguerite Yourcenar, CG, p. 88-89.

vnements politiques

55

symbolise le chteau de Kratovic, enjeu entre les deux factions et


dont, quelle quen soit lissue, la guerre civile ne laissera que des
ruines. Ces trois jeunes gens, lis par une amiti ancienne et les
souvenirs dune jeunesse privilgie, insouciante et heureuse, se
retrouvent brutalement au cur dune espce dapocalypse
europenne.
Dans ce climat dangoisse, de vives tensions, les sensibilits
sont soumises rude preuve et les passions exacerbes, dautant plus
que les personnages se retrouvent dans le chteau comme dans une
prison, un huis-clos, soumis aux violences de la guerre et aux rigueurs
de lhiver. Dans la prface, Marguerite Yourcenar reconnat que toutes
les conditions : unit de lieu, de temps et de danger, taient runies
pour faire du Coup de grce une tragdie. Cependant, ainsi que
lauteur lexpose trs clairement :
[] la vrit psychologique [...] passe trop par lindividuel et le particulier
pour que nous puissions [...] ignorer ou taire les ralits extrieures qui
conditionnent une aventure. Lendroit que jappelais Kratovic ne pouvait
pas ntre quun vestibule de tragdie, ni ces sanglants pisodes de guerre
civile quun vague fond rouge une histoire damour. Ils avaient cr chez
ces personnages un certain tat de dsespoir permanent sans lequel leurs
faits et gestes ne sexpliquaient pas72.

Ainsi la ralit historique, les vnements vcus par les personnages


dterminent leurs sentiments, leur psychologie. Ce quils vivent,
lincertitude quotidienne, influence considrablement leurs ractions
et constitue le terreau de la tragdie. A la diffrence de la tragdie
antique, la fatalit nest pas dsincarne et le ressort tragique est
aisment identifiable, il sagit de lHistoire. Mme si on suit
Marguerite Yourcenar dans son dni de toute signification politique au
Coup de grce, il nen reste pas moins que le rcit se fonde sur des
ralits historiques indiscutables qui agissent en profondeur sur les
tres humains. A la structure effiloche de Denier du rve, succde
dans Le Coup de grce une structure ramasse propice au
dveloppement du climat tragique. Il sagit ensuite dtudier, au
travers des personnages mis en scne, les consquences des
circonstances dramatiques sur les tres humains.

72

Marguerite Yourcenar, CG, prface, p. 80.

56

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Les tres humains


A premire vue, lune des premires distinctions qui
simposent parmi les personnages de Denier du rve et du Coup de
grce se rapporte au choix ou au refus de laction. Denier du rve
offre, en 1959 comme en 1934, un chantillon dtres qui fuient la
ralit et prfrent les illusions, de quelque nature quelles soient.
Bien quen 1959, la romancire dote les personnages de Denier du
rve dune paisseur psychologique quils navaient pas
prcdemment, ils restent avant tout des types. On peut distinguer un
premier trio de personnages qui sadaptent et acceptent la situation,
mme sils en souffrent parfois ; ce sont Alessandro Sarte, Giulio
Lovisi et la mre Dida. Alessandro reprsente surtout lopportuniste,
pour qui la politique reste assez secondaire et qui assure sa russite
sociale, indpendamment du rgime en place. Giulio Lovisi, en tant
que commerant, appartient une catgorie professionnelle qui choisit
naturellement le parti de lordre et prfre que le gouvernement soit
assur par un homme fort qui veille la bonne marche des affaires. Il
ny a rien dtonnant le retrouver parmi les partisans de Mussolini et
Marguerite Yourcenar prsente lexemple type du petit-bourgeois
italien, naturellement fasciste et cartel dans ses sentiments familiaux
entre sa fille malheureuse et son gendre indfendable. Pour la mre
Dida, le problme du choix ne se pose mme pas ; elle symbolise la
femme du peuple, extrmement simple, ignorante, qui na jamais
connu que lpret du combat pour la survie. La politique constitue
pour elle une sorte dentit qui appartient une sphre lointaine, tout
fait extrieure ses proccupations quotidiennes ; par consquent, peu
importe qui tient les rnes de ltat, pour elle, la vie est toujours la
mme, un combat sans merci contre les lments et contre les hommes
(y compris les proches) pour gagner quelques sous73.
A ct de ces personnages qui choisissent dtre sourds tout
ce qui nest pas leur intrt, voluent des hommes et des femmes qui
73

Nadia Harris, Reprsentations de lAutre dans luvre de Marguerite Yourcenar


in Marguerite Yourcenar, Ecritures de lAutre, XYZ diteur, Montral (Qubec),
1997, p. 45-52 ; N. Harris dcrit Dida comme une citoyenne exemplaire du rgime
mussolinien auquel elle donne son entire adhsion (p. 47). Plus quun choix, il y a
de la part de Dida un pragmatisme qui la fait se soumettre la loi du plus fort car
lexprience lui a appris quil y a des choses quil faut accepter, lglise par exemple,
laquelle elle vite de donner le moindre argent.

vnements politiques

57

fuient la ralit dans lillusion. Le meilleur symbole en est Angiola


dont la vie consiste dispenser du rve par lintermdiaire du grand
cran mais qui se laisse prendre au pige de sa propre image et nest
plus quune apparence inconsistante dans un monde dartifices. Dans
un genre tout diffrent, sa sur Rosalia se rfugie elle aussi dans
lillusion jusquau moment o la ralit vient anantir son rve et o il
ne reste plus qu se suicider. Leur pre, Don Ruggero, survit grce
la folie ; mais ayant totalement perdu la conscience de la ralit, il vit
dans lunivers de son dlire. Oreste Marinuzzi attend de livresse
alcoolique quelle le dlivre du poids du rel et cest alors seulement,
en simaginant dictateur, quil accde au bonheur. Le dlire, la folie,
le suicide sont les moyens ordinaires dchapper une ralit trop
pesante ; on peut considrer que le dvouement une autre personne
qui amne soublier totalement et devenir tranger soi-mme
participe de cette forme dalination. Cest ce qui se passe pour
Rosalia qui a vou sa vie une Angiola imaginaire. A linverse,
dautres personnages comme Massimo choisissent la duplicit et la
tratrise ; il ment tous ceux quil approche (sauf Clment Roux) mais
la diffrence dAngiola, il conserve sa lucidit. Enfin laction
politique qui sapparente plus un acte de dsespoir individuel qu
une tentative damliorer le sort des hommes voque aussi une fuite
hors du rel. Cela concerne deux personnages du roman : Carlo Stevo,
lintellectuel engag par conviction, mais trop idaliste, qui se bat
pour des ides plutt quavec des hommes et pour des hommes et dont
la rsistance est bien vite brise par un tat fasciste qui cultive et
entretient lillusion dans les masses mais procde avec le plus grand
ralisme. Plutt que par des ides, Marcella est mue par des
sentiments : sentiments de classe dabord, souvenir de son pre dont
elle se rappelle le militantisme sincre, souvenir de la vie laborieuse
du peuple dont elle est issue, haine du dictateur que son pre a form
et qui a odieusement trahi, mpris de soi pour avoir en quelque sorte
reni sa classe dorigine en pousant le brillant docteur Sarte. Tous ces
lments font du choix de Marcella un acte aux motivations bien
complexes, o le besoin de rachat, pour ne pas dire dexpiation, donne
limpression de lemporter sur les objectifs politiques. Dans ce monde
de mensonges, de compromissions constantes, que lui reste-t-il pour
affirmer sa libert et son refus de la gangrne gnrale ? Do son acte
individuel, ncessairement vou lchec, tragi-comique puisque son
sacrifice ne peut servir qu renforcer la dictature et le pouvoir de

58

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

celui quelle voulait liminer. Mme les personnages qui tentent dagir
dans Denier du rve semblent engags dans un processus de fuite.
Jeanine S. Alesch juge que tous les personnages de Denier du rve
sont alins sauf Clment Roux, Massimo et Carlo Stevo74 ; cette
opinion, discutable en ce qui concerne Massimo qui, bien que
conscient et lucide, nen est pas moins un pantin manipul par le
pouvoir et aussi Carlo Stevo, intellectuel en marge de la ralit, a le
mrite dinsister sur une constante de Denier du rve. Marguerite
Yourcenar cre une srie de portraits-types dont le point commun
rside dans une fuite en avant, hors de soi, dans un monde qui
dsarticule les individus pour mieux les dominer.
Dans Le Coup de grce, latmosphre tragique se concentre
autour dun nombre rduit de personnages qui prsentent une relle
complexit psychologique. Tandis que Sophie incarne la seule
hrone, dont la personnalit nest pas toujours trs facile cerner,
ric est prsent par rapport dautres hommes jeunes, dont la
psychologie et les choix divergent. Bien sr, il y a en premier lieu
Conrad, presque le frre, lami pour qui ric prouve des sentiments
teints dhomosexualit et quil protge ; sitt quil laperoit en
arrivant Kratovic, il remarque sa beaut, sa grce un peu fragiles :
Il avait gard une innocence denfant, une douceur de jeune fille75.
Cette vocation des retrouvailles merveilles nest pas dnue dune
discrte posie, la manire de Racine quand Nron se remmore
limage de Junie et les sentiments unissant les deux jeunes gens
outrepassent sans doute lamiti : Dans cet imbroglio balte,... je ne
mtais somme toute engag que pour lui ; il fut bientt clair quil ne
sy attardait que pour moi76. La personnalit un peu androgyne de
Conrad va accentuer par contraste la virilit dric qui accomplit son
devoir de soldat avec une froide dtermination (le temprament rsolu
de Sophie se trouve aussi affirm par contraste avec son frre). A
linverse, la scheresse brutale et borne de Volkmar qui nest au fond
quun opportuniste, qui obit des ordres sans tats dme, rehausse
la complexit et lambigut dric. Quelques jours aprs son arrive,
74

Jeanine S. Alesch, Lexil de lcrivain dans luvre romanesque de Marguerite


Yourcenar in Marguerite Yourcenar, Ecritures de lexil, textes dits par Ana de
Medeiros et Brengre Deprez, Academia, Bruylant, Louvain-la-Neuve, 1998, p. 181189.
75
Marguerite Yourcenar, CG, p. 93.
76
Ibid., p. 93.

vnements politiques

59

Volkmar devient lamant de Sophie : Sans la guerre, Sophie naurait


pas t pour lui ; il se jeta sur cette occasion77. Alors quric souffre,
est tiraill entre Conrad et Sophie et prouve pour elle des sentiments
contradictoires : affection, tendresse, admiration, respect en mme
temps que ddain misogyne et cruel, Volkmar, en lourdaud sans
scrupules, voit en elle une femme prendre. Ainsi, dans ces rgiments
de corps francs, se ctoyaient des hommes de toute nature. Certains,
dstabiliss par le dclin de leur classe sociale, cherchaient avec une
espce de dsespoir, donner un semblant de sens leur vie mais sans
tre fondamentalement violents et belliqueux. Pour dautres, qui
regardaient peu aux moyens, ctait une possibilit de faire son
chemin dans la vie. Ces ligues, qui proposaient laction et laventure
des jeunes plus ou moins sans avenir, regroupaient une population trs
htrogne. Cependant, cest certainement la mise en parallle dric
et Grigori Lw qui se rvle la plus riche denseignements.
Demble, ric exprime son mpris condescendant pour celui
quil appelle le petit Juif Grigori Lw, travesti en lieutenant de
larme bolchevique, autrefois obsquieux commis de librairie.
Lantismitisme dric sexprime maintes reprises, particulirement
lgard des parents de Grigori prsents ainsi :
[...] la mre Lw exerait la double et lucrative profession de sage-femme
et de couturire. Son mari, Jacob Lw, avait pratiqu le mtier presque
aussi officiel et plus lucratif encore de lusure...78.

Son comportement est qualifi de mlange dobsquiosit dgotante


et dhospitalit biblique79. Aprs avoir voqu laspect repoussant de
cette matrone isralite bouffie de graisse et sa rapacit, cependant
quil lui laisse la vie sauve, ric dclare : jaurais aussi bien pu
craser une chenille que cette malheureuse80. Marguerite Yourcenar
nhsite pas employer des termes trs pjoratifs qui traduisent
laversion raciale dric, particulirement reprsentative de la
mentalit de lpoque et plus particulirement de celle des
combattants des ligues prfascistes. On y retrouve les clichs
habituels : le juif commerant, usurier, fourbe, lche, habitu vivre
77

Ibid., p. 123.
Ibid., p. 138.
79
Ibid., p. 140.
80
Ibid., p. 141.
78

60

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

dintrigues douteuses et daffaires louches, pour lequel la noblesse ne


pouvait quavoir un trs profond mpris tant ses valeurs diffraient de
celles des Isralites. Il faut aussi remarquer quen opposant ric, le
combattant des corps francs, au bolchevique Grigori Lw, Marguerite
Yourcenar met en vidence un antagonisme de classes que lhistoire
tend confirmer. Les Juifs qui, en Russie ou en Allemagne, ont rejoint
les rangs des bolcheviques ne manquent pas et ils furent parfois les
meilleurs thoriciens de la Rvolution. Par consquent, faire de
Grigori Lw un intellectuel gagn la cause des Rouges apparat
parfaitement conforme la ralit. Devant son cadavre dennemi mort
pour la dfense de la cause qui lui tait chre, ric ne peut sempcher
dprouver une forme de respect ml de condescendance :
Ce Grigori avait t probablement le seul homme dans ce pays et cette
poque avec qui jaurais pu causer agrablement pendant un quart dheure.
Il faut reconnatre que cette manie juive de slever au-dessus de la friperie
paternelle avait produit chez Grigori Lw ces beaux fruits psychologiques
que sont le dvouement une cause, le got de la posie lyrique, lamiti
envers une jeune fille ardente, et finalement, le privilge un peu galvaud
dune belle mort81.

Cette ncrologie ne masque rien du sentiment de supriorit


ddaigneuse dric par rapport ce jeune Juif et par rapport aux
Rouges plus gnralement ; elle met aussi en vidence sa duret de
cur, une espce de mpris hautain pour tout ce qui nest pas de sa
caste (ou de son sexe quand il sagit de Sophie) mais elle laisse
entrevoir que sous la carapace qui se veut indestructible, il existe
malgr tout une sensibilit, une conscience de ce qui est digne
dadmiration chez lhomme. La cruaut na pas tu toute sensibilit
mais elle finit par faonner un autre type dhomme, parfaitement
odieux comme on le constate dans ses rapports avec Sophie.
Sans doute ric ne peut-il quapparatre comme un
personnage tragique, enferm tout jamais dans ses contradictions,
son individualisme intolrant, son combat pour des valeurs rvolues
qui le conduisent inluctablement lchec mais le personnage
tragique par excellence, cest Sophie. Sa psychologie mme la voue au
rle de victime. Droite, sincre, meurtrie par ce que la guerre lui a
inflig, elle ne dissimule rien de ses sentiments pour ric qui y rpond
avec cruaut et semble la pousser vers le dsespoir, lavilissement, le
81

Ibid., p. 150.

vnements politiques

61

mpris de soi82. Mais ne trouve-t-elle pas, sinon du plaisir, du moins


une sorte de chtiment que secrtement elle estime justifi, dans les
rebuffades dric ? Victime, elle lest indiscutablement, de lhistoire,
des hommes, mais elle a sans cesse besoin de provoquer de nouveau
son bourreau, comme si sa souffrance et son humiliation ntaient
jamais suffisantes83. Toutefois, sa rsolution lamne aussi quitter le
chteau de Kratovic et une autre facette du personnage se dessine .
Les uvres des annes 30 prsentent souvent des figures de
victimes fminines. La plupart souffrent en silence, telle Thrse
dOlinsauve, que sa bont sans limites conduit au sacrifice dellemme. Il en est de mme de la plupart des hrones empruntes la
mythologie qui apparaissent dans Feux ou des personnages des
Nouvelles orientales qui, comme la Dame-du-village-des-fleurs-quitombent, consentent subir toutes les humiliations en change de
quelques caresses. Sophie prend place dans cette ligne de
personnages fminins ; toutefois, son comportement prsente des
points communs avec celui de Clytemnestre qui dclare aux juges :
Mais je voulais au moins lobliger en mourant me regarder en face : je ne
le tuais que pour a, pour le forcer se rendre compte que je ntais pas une
chose sans importance quon peut laisser tomber, ou cder au premier
venu84.

Comme la Clytemnestre de Feux, Sophie subit une passion qui


laline, la dtruit et la poursuivra jusqu la mort mais elle ne se
soumet pas sans rvolte cette tyrannie. Refusant elle aussi de se
sacrifier sans un cri, elle choisit dinfliger la souffrance qui la fait
souffrir. Lattitude de dvouement sublime, toute de bont et
82
Les articles de Patricia de Feyter, Une civilisation aux prises avec elle-mme, art.
cit., de Brian Gill, Laltrit dans Le Coup de grce in Marguerite Yourcenar,
Ecritures de lAutre, op. cit. et de Marie-Laure Girou Swiderski, Le couple triadique
et la mort dans Le Coup de grce, ibid., insistent tous sur le fort sentiment de rvolte
contre laltrit qui caractrise Eric.
83
Cette dialectique victime/bourreau est une caractristique de Qui na pas son
Minotaure ? et dAriane et lAventurier auparavant. Cet aspect de luvre de
Marguerite Yourcenar est trait par Joan E. Howard dans The Dialectic of Ritual
Sacrifice. Thse de lUniversit du Connecticut, 1987, 331 p., publie sous le titre
From Violence to Vision. Sacrifice in the Works of Marguerite Yourcenar,
Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1992, XII, 324 p. Etude centre sur
Le Coup de grce, p. 117-149.
84
Marguerite Yourcenar, Feux, Clytemnestre ou le Crime, OR, p. 1152.

62

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

dabngation qui est celle de Thrse dOlinsauve, ne lui convient pas.


Faute davoir pu faire natre lamour chez Eric, elle se cre une
existence dfinitive dans sa mmoire. Bien quelle reprsente un
personnage de femme souffrante comme la plupart des hrones cres
par Marguerite Yourcenar dans les annes 30, elle sait aussi entrer en
rbellion.
Ds le dbut du roman, on sait que Sophie se fait prter des
livres pas Grigori Lw, quelle discute avec lui et quelle admire
Lnine. A aucun moment, elle ne renie ses sympathies :
Cette effroyable solitude dun tre qui aime, elle laggravait en pensant
autrement que nous tous. Sophie cachait peine ses sympathies pour les
rouges85,

dclare ric pour qui elle nest pas seulement autre en tant que femme
mais aussi autre parce quen rupture avec sa classe dorigine. Aussi,
lorsquelle quitte Kratovic aprs un ultime change avec ric, nagitelle pas sur un coup de tte ; sans doute le dpit a-t-il sa part dans sa
dcision de rejoindre les troupes bolcheviques et de se rallier au
combat de Grigori Lw mais elle avait dj longuement rflchi
cette dcision. Ce jugement de Patricia de Feyter :
la vritable rvolte, puisquelle sengage, est Sophie : elle oppose la vie,
son devenir vritable au nihilisme odieux dric. Cest elle, en effet, que
lon voit voluer, tandis que lon retrouve ric quarante ans, comme
ptrifi dans une espce de dure jeunesse, toujours au service de son
pseudo-idalisme infantile, opportuniste et militariste86,

apprcie avec une grande justesse la place quoccupe Sophie dans le


roman. Mais pourquoi est-ce la femme que Marguerite Yourcenar
attribue ce rle ? Sans doute l aussi faut-il remarquer avec quelle
finesse lauteur apprhende la ralit. Bien quaristocrate, Sophie a un
statut subalterne parce quelle est une femme ; dailleurs les
vicissitudes de la guerre le font clairement apparatre ; tandis que les
hommes, revtus de leurs uniformes, se consacrent au mtier des
armes, Sophie, prive de serviteurs, accomplit les tches de
lentretien quotidien : raccommodage de sous-vtements, lavage des
chemises des hommes leau glaciale, mise mort des volailles. Peu
85
86

Marguerite Yourcenar, CG, p. 107.


Patricia de Feyter, Une civilisation aux prises avec elle-mme, art. cit., p. 54.

vnements politiques

63

peu, la guerre civile lui fait partager le destin dune femme du peuple.
Cela ne peut que lui faire prendre conscience trs concrtement de
lexploitation de lhomme par lhomme et laider se sentir beaucoup
plus proche des paysans de son pays rvolts contre les barons et le
colonisateur allemand. Il est donc parfaitement logique qu un
moment, la rvolte contre son statut de femme opprime et
doublement opprime par ric lamne rejoindre les ennemis de sa
classe dorigine. Le dpit nest que la circonstance accidentelle qui
fixe le moment de la dsertion. Par son courage, sa rsolution, Sophie
met un terme son destin de victime aline et sans cesse humilie
pour devenir une femme digne, libre de ses choix. Rien dtonnant
ce quen fin de compte, ric trane le poids de ses souvenirs tandis que
Sophie sest depuis longtemps affranchie dune vie sans issue mais
laquelle elle a su donner un sens. Belle figure romanesque, elle
tmoigne en plus de la connaissance intelligente que sa cratrice a de
lhistoire contemporaine. Ltude des personnages plus encore que ce
qui prcde montre quen dpit dune proccupation commune : les
premiers signes et les premires ralits du fascisme dans lentredeux-guerres, les deux romans des annes 30 sont caractristiques
dune volution sensible de Marguerite Yourcenar. Tandis que Denier
du rve appartient encore en 1934 au cycle duvres dinspiration
mythique, Le Coup de grce sen affranchit nettement et annonce dj
les grands ouvrages de la maturit : les Mmoires dHadrien et
Luvre au Noir .
Sens des rcits
Denier du rve sinscrit dans la ralit contemporaine de
lItalie fasciste. A laide du denier qui circule sans pour autant crer
de contacts et rapprocher les gens, lauteur reprsente une socit
morcele, o chacun vit pour soi, enferm dans ses soucis. On assiste
au naufrage des rapports sociaux ; le fascisme na pas de peine
contrler les individus, il ne rencontre en face aucune vritable
rsistance organise. Mais mme les rapports affectifs sont dtruits.
Que reste-t-il de la famille chez la mre Dida ? Elle na pas de mots
assez durs pour maudire ses feignants denfants et ne ressent
dattachement pour aucun de ses proches en qui elle voit surtout des
ennemis potentiels. Angiola, indiffrente tout ce qui nest pas ellemme, ne montre gure plus dhumanit ; et que dire de lamour, qui

64

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

nexiste gure que sous sa forme tarife et comme un moment


doubli ? Ce qui domine dans Denier du rve, cest limpression de la
solitude des tres, dune destruction en profondeur de lindividu,
dune apparence vide de sens et dune alination bien relle. Il reste
lillusion, le rve dont le pouvoir fait un large usage au travers de
discours pompeux, de mises en scne lors des crmonies.
Il y avait, comment dire, une sorte de lyrisme de lItalie romaine, et de la
romanit, vue de trs loin, et de faon trs oratoire. Il y avait ce quon
croyait tre une tradition de grandeur, et dont on napercevait pas le
gonflement et la fraude87,

crit Marguerite Yourcenar qui emploie en dautres lieux le terme de


boursouflure. Elle entend dmasquer cette imposture et rvler ses
lecteurs que la ralit ne concide pas avec limage rpandue dans le
monde. On a souvent pu considrer que sous sa forme trs
symbolique, mythique, la premire version de Denier du rve
nactualisait pas la caricature du fascisme et nen constituait donc pas
une dnonciation bien nette. Maria Rosa Chiapparo dmontre
clairement dans sa thse que cest justement par lutilisation du mythe,
de lallgorie, du processus damplification et de gnralisation que
Marguerite Yourcenar met en vidence les rouages du fascisme qui ne
vise, travers la glorification du pass, lemphase des mots et la
rhtorique ampoule, qu la manipulation des masses. Marguerite
Yourcenar dnonce donc limposture du rgime mussolinien en
retournant contre lui ses propres mthodes de propagande88. Maria
Rosa Chiapparo analyse de manire trs pertinente les mcanismes
dune critique un peu savante dont on peut penser que Marguerite
Yourcenar a voulu la rendre plus accessible en 1959 par lajout de
nombreux dtails typiques. Sans doute, en effet, en perdant de sa
valeur ternelle, le fascisme tel quil est reprsent dans la seconde
version de Denier du rve est-il plus conforme aux ralits
quotidiennes quont vcues les Italiens dans les annes 30. On peut
surtout penser quayant cess dutiliser trs largement le mythe,
Marguerite Yourcenar a jug ncessaire dapporter des modifications
substantielles et de faire appel au ralisme. Laspect critique nest pas
ncessairement plus dvelopp ; il devient sans doute plus perceptible
87
88

Marguerite Yourcenar, YO, p. 86.


Maria Rosa Chiapparo, op. cit., 5e partie, p. 280 et sq.

vnements politiques

65

pour des lecteurs moins cultivs. La diffrence se traduit


probablement davantage dans la rception par le public que dans la
conscience que lauteur a de la ralit politique de lItalie fasciste.
Quoique dans Le Coup de grce, Marguerite Yourcenar
voque une ralit historique plus loigne dans le temps que lItalie
fasciste des annes 30, le rcit na pas la mme valeur intemporelle et
il prsente un caractre plus actuel. Elle explique Patrick de Rosbo
que Le Coup de grce a t compos en quelques semaines, durant
lautomne 1938 et ajoute :
Ctait lpoque des fameuses entrevues de Munich : la guerre tait de
nouveau bien proche, et je suis sre que les angoisses du moment sont pour
quelque chose dans la tension intrieure du rcit, consacr comme il lest
un pisode de guerre se situant prs de vingt ans plus tt89.

La ralit de 1938, limminence dune nouvelle guerre dcoulent


directement des vnements de la fin de la premire guerre mondiale ;
les troupes quHitler sapprte engager en Tchcoslovaquie
prsentent des ressemblances avec les corps-francs et le chteau de
Kratovic, assailli de tous cts par des ennemis divers, o la survie
est alatoire, ralise une parfaite mtaphore des pays europens,
menacs par un conflit encore plus pouvantable que celui de 19141918. La ralit de 1938 se superpose la ralit de 1918, dont elle
constitue la suite et le dveloppement. Entre Denier du rve et Le
Coup de grce, slabore une nouvelle approche de lhistoire mais
lcrivain reste sensible aux mmes proccupations.
Dans Le Coup de grce, on dcouvre le dsarroi des tres dont
le monde familier scroule et qui se retrouvent plongs dans lhorreur
de la guerre civile. Toute guerre est affreuse assurment mais plus
encore celle qui oppose des gens du mme pays, de la mme culture,
parfois bons amis la veille, semble dire Marguerite Yourcenar. On
assiste donc une profonde dnaturation des rapports humains et des
tres eux-mmes. LHistoire qui se substitue au destin accable Sophie
sur tous les plans : elle doit faire face aux difficults matrielles, la
brutalit soldatesque des combattants replis au chteau de Kratovic,
la cruaut dric, la mort de Texas dont elle avoue, ivre non
seulement dalcool mais de solitude et de dtresse : Il ny avait que
89

Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, op. cit.,


p. 20.

66

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

lui qui maimait...90. Pourtant, en dpit des moments de faiblesse o


elle sabandonne loubli et une dchance momentane, Sophie se
montre capable de recouvrer sa dignit et daller jusquau bout de ses
actes. En elle, survit un tre humain conscient du bien et du mal, du
beau et du laid, ce qui nest pas vrai pour ric qui, incapable de
surmonter et concilier ses aspirations contradictoires, se laisse envahir
par la haine et le besoin davilir et dinfliger des souffrances.
Marguerite Yourcenar nous montre l une vritable dnaturation de
lhomme, une dgradation de lindividu contamin par la tragdie
extrieure.
Le mal engendr par la guerre progresse comme une lente
gangrne faite de violences, de lchets, de cruauts, qui npargne
rien. Ds Le Coup de grce, apparat un thme cher Marguerite
Yourcenar, que lon retrouvera tout au long de son uvre : la barbarie
de lhomme lgard de la nature. Texas est par excellence la crature
innocente, victime de la furie des hommes ;
[il] avait t tu par lclatement dune grenade enfouie dans le parc, et quil
stait efforc de dterrer du bout de son museau noir, comme sil sagissait
dune truffe91.

L, les instruments de mort rduisent en bouillie une crature heureuse


de vivre, trangre aux sordides intrts humains, ailleurs ils fauchent
des roseaux qui flottent sur leau parmi les poissons morts. Partout, la
dsolation, une nature ravage succdent la guerre et que dire du
prtendu hrosme guerrier ? ric fait laveu de sa lchet loccasion
de la mort atroce et inutile de Conrad :
Il souffrait au point que jai plus dune fois pens lachever ; si je ne lai
pas fait, ce fut par lchet92

et il rappelle en ces termes lexcution de Sophie :


Je tirai en dtournant la tte, peu prs comme un enfant effray qui fait
dtoner un ptard pendant la nuit de Nol93.

90

Marguerite Yourcenar, CG, p. 117.


Ibid., p. 116.
92
Ibid., p. 147.
93
Ibid., p. 157.
91

vnements politiques

67

Plutt que de bravoure, il faut parler de massacre et de rglements de


comptes. Telle est la guerre, monstrueuse invention qui insulte toute
la nature, dans laquelle lhomme se rvle sous son jour le plus abject
et que Marguerite Yourcenar nhsite gure peindre avec les
couleurs les plus sombres pour en susciter lhorreur .
Que lcrivain soit particulirement sensible au drame humain
dans ce roman et entende dnoncer labomination de la guerre ne prte
gure discussion. En revanche, peut-on lui faire aussi aisment crdit
lorsquelle dclare la fin de la prface quil ny a aucun contenu
politique dans Le Coup de grce ? La fermet avec laquelle elle dnie
cette signification son ouvrage renforce linterrogation des
spcialistes de son uvre. Linfluence de la biographie de lauteur
laquelle font allusion Jacques Lecarme et Marie-Laure Girou
Swiderski94, le rle de catharsis de ce roman, qui serait destin
exorciser une fois pour toutes les sentiments passionns pour Andr
Fraigneau ne peuvent tre compltement exclus mais ce serait faire la
part trop belle lanecdote. En revanche, Marguerite Yourcenar tient
certainement carter tout soupon dantismitisme ou dintrt
suspect pour le national socialisme. On ne peut lgitimement voir en
ric von Lhomond un porte-parole de sa pense. Dans la construction
de son rcit, elle adopte demble un processus de distanciation,
renforc par la relative indiffrence des auditeurs. Dautre part, rien
navantage ric ; sil existe une figure hroque dans ce roman, cest
Sophie, mais pas lui. Il apparat plutt comme le portrait trs
perspicace des prfascistes des annes 20 et comme Denier du rve,
Le Coup de grce sinscrit dans la perspective du tmoignage sans
complaisance sur la ralit du fascisme. En ce sens, le roman revt
bien une signification politique dont Marguerite Yourcenar na pas
tre confuse. De plus, en insistant sur le fait que seul le respect des
circonstances historiques rend comprhensibles le comportement et
les ractions des personnages, elle contredit laffirmation selon
laquelle son rcit serait a-politique et en quelque sorte a-temporel. Luc

94

Jacques Lecarme, Laprs-coup du Coup de grce in Marguerite Yourcenar, Aux


frontires du texte, dition de Anne-Yvonne Julien, Roman 20-50, 1995, p. 15 30.
Marie-Laure Girou Swiderski, La Guerre dans Le Coup de grce de Marguerite
Yourcenar : une image du Mal ? in Le mal dans limaginaire littraire franais
(1850-1950), Paris-Montral, 1998, p. 129 141.

68

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Rasson95 explique lambigut de la prface de 1962 en soulignant la


difficult dune lecture humaniste du Coup de grce, quand
lhumanisme sexprime dans une personnalit dextrme-droite. Peuttre Marguerite Yourcenar se trouve-t-elle confronte la difficult de
concilier sa conception dun homme qui reste le mme travers les
sicles et les civilisations tout en tant cependant troitement
dpendant des contingences historiques de son temps. En admettant
que la politique ne constitue aux yeux de lauteur quun aspect
secondaire de son roman, Le Coup de grce nen mrite pas moins
dtre considr comme lun des meilleurs tmoignages de la
formation des bandes fascistes et de la personnalit des jeunes qui ont
adhr lidologie fasciste ; par consquent, il est possible de
dcouvrir au fil du temps et des uvres des lments de rflexion que
Marguerite Yourcenar navait pas envisags .
La rdaction de la prface dfinitive du Coup de grce datant
de 1962, on remarque aussi quelle intervient quelques annes aprs la
publication des Mmoires dHadrien et avant Luvre au Noir, alors
que Marguerite Yourcenar a depuis plus de vingt ans pris la dcision
de ne plus choisir ses sujets de romans dans lhistoire contemporaine
parce que, a-t-elle dit maintes reprises, on manque du recul suffisant
pour apprcier le sens des vnements. Dans Le Coup de grce
comme dailleurs au travers du jeune Allemand des sentiers
enchevtrs elle peint lantismitisme primaire des jeunes
prfascistes de lAllemagne de 1920, ce qui tait une ralit. Elle ne
pouvait en 1938 prvoir les consquences ultimes de la politique
conduite par Hitler. Or, elle a pu constater que certaines critiques
ntaient pas loin de laccuser elle-mme dantismitisme et de
sympathie pour le fascisme. Comment ds lors, face une pareille
incomprhension, ne pas renoncer parler de lhistoire de son temps
et ne pas rdiger une prface mettant fermement un terme toute
lucubration au sujet du Coup de grce ? Il reste nanmoins la
richesse, la complexit dune uvre qui, du fait mme de sa
reprsentation intelligente et juste de la ralit, nen finit pas de
susciter des questions.

95

Luc Rasson, Un humanisme inadquat. A propos du Coup de grce, Tours, SIEY,


bull. n5 (n spcial), novembre 1989, p. 47 60.

vnements politiques

69

Anne 1956
Aprs son installation en Amrique, Marguerite Yourcenar na
plus choisi lhistoire de son temps comme cadre de ses romans. On ne
trouve plus que des commentaires suscits par certaines ralits
contemporaines dans les entretiens, la correspondance et Souvenirs
pieux. En effet, dans la premire partie de Souvenirs pieux intitule
laccouchement, aprs avoir voqu le dcs de sa mre, Marguerite
Yourcenar se projette cinquante-trois ans plus tard, en 1956, lanne
o elle a effectu une visite en Belgique et sest recueillie sur le
tombeau de ses anctres96. Aprs un arrt Mnster quelle trouve
bien peu accueillante et dont elle sloigne rapidement, elle sjourne
La Haye o la presse se fait lcho des vnements dAlgrie, de Suez,
de Budapest ; elle entend au sujet de ces drames, des rflexions
opposes mais tout aussi stupides les unes que les autres et qui
saccompagnent de comportements aberrants. Cela fait natre chez elle
un sombre pessimisme quelle exprime en ces termes :
La brutalit, lavidit, lindiffrence aux maux dautrui, la folie et la btise
rgnaient plus que jamais sur le monde, multiplies par la prolifration de
lespce humaine, et munies pour la premire fois des outils de la
destruction finale. La prsente crise se rsoudrait peut-tre aprs navoir
svi que pour un nombre limit dtres humains ; dautres viendraient,
chacune aggrave par les squelles des crises prcdentes : linvitable a
dj commenc97.

Cette conscience que la guerre ne steint quelque part que pour


sallumer plus loin et que lhistoire se rpte sans que les hommes
soient capables de tirer les leons des expriences tragiques (du moins
sans quils veuillent le faire) a pour premier effet dassombrir le
climat gnral de Luvre au Noir qui rompt avec la relative
confiance en lhomme qui imprgne les Mmoires dHadrien et
ensuite dinstiller un doute dfinitif sur la possibilit de progrs, selon
Marguerite Yourcenar. Dans le chaos universel et infini, elle
nentrevoit nulle issue.

96
97

Marguerite Yourcenar, SP, p. 736 - 737.


Ibid., p. 738.

70

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Allusions diverses aux vnements du temps


Que linstallation en Amrique ait mis un terme la prsence
de lhistoire du XXme sicle dans luvre romanesque de
Marguerite Yourcenar ne signifie pas quelle ne sy intresse pas et
quelle la ddaigne ; la digression releve dans Souvenirs pieux
latteste mais en dehors de larticle Forces du pass et forces de
lavenir, cest seulement dans les entretiens et la correspondance
quelle livre ses opinions ou remarques. Lextermination des Juifs par
le rgime nazi est peu voque mais elle la mentionne en ces termes
dans une lettre Elie Wiesel :
Je connais quelque peu ces paysages de Galicie et de Pologne, y compris,
pour lavoir visit avec horreur et respect, ce lieu encore invisible et qui
pourtant existait dj hors du temps, Oswiecen98

et elle ajoute cette remarque qui a suscit interrogations et


commentaires : la tragdie de lHolocauste est nous tous. Laveu
de son motion Auschwitz na rien que de trs normal ; quant la
petite phrase laconique qui suit, elle sexplique sans doute par
luniversalisme de Marguerite Yourcenar. En dautres occasions, et
sans pour autant nier lhorreur du sort subi par les Juifs, elle a dit et
crit que ce ntait pas le seul gnocide perptr au XXme sicle.
Autrement dit, il sagit dune terrible ralit de lhistoire universelle,
qui concerne lhumanit entire et non certaines catgories dhommes
en particulier ; elle ne songe pas relativiser la tragdie juive mais
veut signifier que tout gnocide quel quil soit et do quil mane
est galement intolrable pour la conscience humaine. Une lettre
Jeanne Carayon, rdige deux ans plus tard, semble confirmer cette
ide :
il est devenu trs difficile de sexprimer avec naturel sur le compte des
Juifs : lespce de sacre qua t pour eux lholocauste hitlrien, et nos
efforts pour lutter contre tout racisme, nous empchent de parler deux
simplement, en essayant de dfinir qualits et dfauts, comme on le ferait,
par exemple, pour des Hollandais ou des Catalans ; dautre part, la
transformation dIsral en un tat arm jusquaux dents fait aussi rver99.

98
Marguerite Yourcenar, Lettres ses amis et quelques autres, Gallimard, Folio,
1995, lettre du 20 juillet 1972, p. 502.
99
Ibid., p. 557.

vnements politiques

71

Pour elle, il nexiste pas de victimes dignes de plus de compassion que


les autres et le malheur pass, les souffrances subies ne sauraient
attnuer lampleur du crime si un tat use lgard des autres de
mthodes barbares. Sans doute ces quelques phrases fournissent-elles
la rponse aux accusations dantismitisme formules parfois contre
Marguerite Yourcenar. Loin de nier la monstruosit des actes nazis,
elle montre quils ne furent pas un accident de lhistoire, des faits
uniques et isols mais quon retrouve la mme chose sous dautres
latitudes et que malheureusement, tous les hommes sont capables des
pires ignominies.
Quelques lettres, notamment une longue missive rdige
Nol 1962 et adresse Lidia Storoni Mazzolani, voquent lEurope
de lEst. Marguerite Yourcenar fait part de ses impressions et des
images quelle a retenues lissue dun sjour Lningrad. Elle relve
le silence ou la propagande, cest--dire le mensonge avec ses lieux
communs ternellement dtestables100, la morne indiffrence des
gens, une espce de grisaille uniforme, de rares magasins, des
monuments lourds et imposants mais cela ne lui parat pas
caractristique dun systme politique. Certes, Marguerite Yourcenar
nentend pas tre dupe dune vitrine destine aux visiteurs mais elle ne
lest pas davantage de la propagande anticommuniste. A sa
correspondante, qui bnficie de sa confiance, elle avoue :
Vous pensez bien que je ne vous sers pas une tirade anticommuniste : il y a
longtemps que je pense que tous les systmes politiques seraient
acceptables sils taient mis en uvre par des hommes lesprit net et au
cur pur101

et lorsque, deux ans plus tard, cette amie italienne lui demande
lautorisation de traduire pour une revue sa lettre en relatant ses
impressions de Lningrad, Yourcenar fait part de son malaise ; dune
part, dit-elle, cette lettre avait un caractre strictement personnel et
ntait pas destine une publication autre que posthume ; dautre
part, il nexiste chez elle nulle hostilit anticommuniste ou antirusse et
elle na pas la moindre intention de renforcer par son tmoignage les
prjugs anticommunistes bien ancrs dans lopinion publique102. Ce
100

Ibid., p. 216.
Ibid., p. 217-218.
102
Ibid., p. 280.
101

72

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

qui frappe en revanche dans la lettre de Nol 1962, cest laffirmation


de luniversalit. Marguerite Yourcenar a limpression de dcouvrir,
non pas la Russie des Soviets, mais celle des Tsars, de Gogol,
dEugne Onguine. Les Russes entrevus dans le mtro ne lui
semblent pas diffrents des Parisiens ou des New-yorkais et ceux qui
dambulent dans les squares publics ressemblent aux promeneurs du
jardin du Luxembourg ou des Tuileries103. Elle ne dcouvre ni un pays
ni un homme communistes et les hasards de lhistoire ne modifient
pas fondamentalement ce quil y a de permanent dans lespce
humaine, quil sagisse du bien ou du mal. Les camps de
concentration nazis ont t suivis dautres en Sibrie et il en viendra
encore par la suite104.
Si lon considre lautre versant du monde, les USA, ils ne
sont pas pargns par Marguerite Yourcenar. Adressant ses vux
Albert Letot, le 10 dcembre 1969, elle crit :
Ici, tous les gens raisonnables sont trs proccups de finir lhorrible guerre
du Vietnam, et aussi darrter les normes dpenses de milliards pour aller
dans la lune et pour les avions supersoniques, qui sont trs destructifs [sic] ;
quand il y aurait tant faire avec cet argent pour lducation des enfants, le
reboisement, le contrle des inondations, et la reconstruction des quartiers
pauvres des grandes villes o tant de gens sont malheureux105.

La politique belliqueuse des tats-Unis et lconomie capitaliste tout


entire tourne vers le profit au dtriment du bonheur des hommes ne
trouvent jamais grce aux yeux de Marguerite Yourcenar, ainsi que le
confirme la lettre quelle adresse Marthe Lamy, le 30 juin 1973, o
elle dplore la dgradation des soins mdicaux106. Dans une autre,
destine Jeanne Carayon, date du 13 octobre 1973, elle rvle la
dtrioration des services postaux et tlgraphiques et se plaint des
dysfonctionnements des services aux particuliers : la moindre
rparation demande un artisan requiert des mois de patience, ditelle107.
En dehors des vnements et faits prcis auxquels elle fait
allusion lorsquelle sadresse titre priv ses correspondants,
103

Ibid., p. 218.
Ibid., p. 617.
105
Ibid., p. 433.
106
Ibid., p. 515.
107
Ibid., p. 533.
104

vnements politiques

73

Marguerite Yourcenar sexplique sur les grandes questions politiques


de notre poque, par exemple la dmocratie ; ce quelle en observe
aux tats-Unis nest pas de nature lui donner grande confiance dans
ce mode de fonctionnement de ltat. On est dmocrate ou rpublicain
de pre en fils ; mme si en principe les dmocrates sont un peu moins
lis aux grands trusts que leurs adversaires, la diffrence est tnue ; les
intrts particuliers lemportent sur les intrts publics et le cot des
lections est tel que la dmocratie amricaine sapparente plutt une
ploutocratie, invitablement contamine par la corruption108. Certes,
Marguerite Yourcenar ne rve pas dun systme totalitaire mais la
dmocratie telle quil lui est donn de la voir est bien imparfaite ; elle
rserve le pouvoir une minorit dhommes et lconomie de la plus
grande dmocratie du monde rappelle parfois celle des pays
communistes :
Chaque fois que je vais dans un super-market, [...] je me crois en Russie.
Cest la mme nourriture impose den haut, identique o quon aille,
impose, par des trusts au lieu de ltre par des organismes dtat109.

Dun ct comme de lautre du rideau de fer, on assiste un


nivellement social et la naissance dun modle de citoyen auquel
tout le monde finit par sidentifier. Cela na rien voir avec lidal de
libert, dpanouissement individuel qui caractrise Marguerite
Yourcenar et aucun systme politique nest ses yeux satisfaisant.
Mais sa proccupation principale concerne sans doute lavenir du
monde qui lui inspire les plus grandes inquitudes et elle sen explique
en gnral avec prolixit. Cest le cas dans la lettre date du 29 mars
1974, adresse Jean Chlon, dans laquelle elle se dit stupfie quil
puisse stonner de son pessimisme. Elle numre les dommages dj
irrversibles subis par la nature et les dsastres qui menacent les
hommes si un coup darrt dfinitif nest pas mis lvolution
actuelle ; elle souligne en termes assez dramatiques lurgence de la
prise de conscience :
Ce changement des esprits et des points de vue se produira-t-il dans les
masses avant quelles y soient forces par de durs rveils ? On voudrait le
croire, mais il faudrait, pour y parvenir, une rvolution aussi profonde (et

108
109

Marguerite Yourcenar, YO, p. 297.


Ibid., p. 249.

74

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


plus complte) que celles qui ont t produites par la conversion au
christianisme ou au bouddhisme110.

Un entretien accord Lo Gillet en 1979111 confirme son inquitude


face la complexit des problmes qui obscurcissent lavenir du
monde et de la civilisation112.
Aucune proccupation politique contemporaine na, semble-til, t trangre Marguerite Yourcenar mais aprs Le Coup de grce,
elle sest abstenue den faire le sujet de ses uvres ; elle nen parle
plus qu titre priv ou alors de manire symbolique, en imposant au
lecteur leffort de superposer le monde daujourdhui et le monde du
XVIme sicle par exemple. Par contre, certains vnements peu
antrieurs la naissance de lauteur et vcus par ses anctres proches,
mritent dtre abords du fait de leurs rpercussions dans lhistoire
du XXme sicle.

II vnements immdiatement antrieurs


Instabilit des rgimes politiques et affaire Dreyfus
Lanne 1848 et la destitution de Louis-Philippe ravivent les
peurs de la bourgeoisie et seule laccession au pouvoir de Louis
Napolon Bonaparte la rassure un peu. Pour les grands-parents de
Marguerite Yourcenar, le Second Empire constitue une poque
prospre. Michel Charles, bien jug par lautorit impriale, voit sa
carrire suivre un cours favorable la prfecture de Lille et les affaires
sont bonnes. Leuphorie rgne et lon prfre saccommoder de
certaines ralits ou mme les ignorer.
Les logis ouvriers quon vient de construire Roubaix rapportent du vingtcinq pour cent. Il est vrai quils manquent de fentres, et mme de portes ;
Michel Charles, qui aurait eu intervenir leur sujet, reconnat part soi
quon aurait d les condamner comme insalubres et dangereux, mais se dit
110

Marguerite Yourcenar, L, p. 547.


Marguerite Yourcenar, PV, p. 222.
112
La question de lavenir du monde qui recoupe la question du progrs concerne
plusieurs chapitres de ce travail. Elle nest que mentionne ici et sera plus longuement
dveloppe dans les pages suivantes quand il sera question du combat cologique de
Marguerite Yourcenar
111

vnements politiques

75

quaprs tout il faut bien loger dune manire ou dune autre les travailleurs
des filatures, et que les bailleurs de capitaux nentrent en jeu quassurs de
profits substantiels113.

Si Marguerite Yourcenar se montre sans indulgence pour Nomi, ce


nest pas le cas avec Michel Charles. La complaisance de son grandpre lgard du Second Empire et son silence face aux
enrichissements frauduleux sont ceux de la bourgeoisie tout entire.
Marguerite Yourcenar ne trace pas le portrait dun individu mais
travers cet exemple, elle dpeint une classe sociale, particulirement
veule et corrompue, cette poque du XIXme sicle. De mme, on
ne soffusque pas des monstruosits commises au cours des conqutes
coloniales on admet que ncessit fait loi et on ne sait peut-tre
pas bien que le serviteur de lEmpire quest Michel Charles ne
bnficie pas si facilement de la confiance du matre et quil est lobjet
dune surveillance rgulire et de rapports de lespion officiel car dit
Yourcenar : on la lil, lEmpire se garde gauche, lEmpire
se garde droite114. Ce tableau au vitriol du Second Empire sachve
par lvocation de la dbcle de la guerre, de la Commune de Paris et
des ractions de Michel. Finies les palinodies du grand-pre qui, en
bon bourgeois soucieux de ses intrts, se rallie malgr tout au
nouveau gouvernement, mme quand il sagit de la Rpublique. L o
son pre admet benotement les ridicules mots dordre de la guerre de
1870, Michel ne se laisse gure prendre au pige de limposture et la
rpression de la Commune en mai 1871 marque une prise de
conscience : il a assist la Grande Peur des gens nantis, qui
finissent par sympathiser avec les Prussiens mainteneurs dordre115 et
bien que ces graves vnements naient pas fait de lui un homme de
gauche, ils lont jamais loign de la droite, dit Marguerite
Yourcenar. Peut-tre a-t-elle tendance donner de son pre une image
un peu embellie, de jeune homme rvolt la manire de son gnial
contemporain, Rimbaud. Le dfaut dexactitude ne dpasse
certainement pas le cas individuel ; ce que Marguerite Yourcenar
traduit dans le contraste entre le pre et le fils, cest la crise qui secoue
la bourgeoisie et qui atteindra le paroxysme avec la grande guerre. Le
monde dune catgorie sociale privilgie qui sest enrichie sans
113

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1065.


Ibid., p. 1067-1068.
115
Ibid., p. 1096.
114

76

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

limites, grce lexploitation de ceux quelle fait travailler, se fissure


et dj se profilent des affrontements encore plus sanglants que ceux
de la Commune de Paris, do risque de rsulter lanantissement.
Michel appartient cette re nouvelle de la bourgeoisie o lordre et
les certitudes seffritent, o la bonne conscience est mise mal et o
lavenir se prsente de manire problmatique pour les jeunes les plus
lucides.
Deux autres moments de lhistoire de la IIIme Rpublique
attestent le malaise et le trouble de Michel devant les vnements
politiques. Presque instinctivement, dans laffaire Dreyfus, il a pris la
dfense de lopprim, l o ses anctres auraient certainement choisi
le parti de lordre. Par contre, lorsque la politique radicale de la
Rpublique amne les congrgations religieuses quitter leur couvent,
Michel se range du ct des trappistes du Mont-des-Cats, non quil se
sente atteint dans lexercice de la foi mais parce quil voit l une
manifestation de lintolrance et une entrave la libert. En cette fin
de sicle, o le monde se transforme, ses ractions relvent souvent
plus du sentiment, de llan passionnel que de la rflexion mais
Marguerite Yourcenar montre qu lpoque de son pre, le monde
stable des anctres est dj du pass et que samorce le chaos qui
formera la trame du XXme sicle.

Chapitre 2
Ralits sociales
La socit au XXme sicle
Si assez rapidement dans sa carrire dcrivain, Marguerite
Yourcenar prend le parti dviter les sujets historiques de son temps
dont larrire-plan politique risque dentraner trop dinterprtations
errones de son uvre, en revanche, elle ne cesse dvoquer des
ralits sociales avec une prcision qui montre la finesse de ses
analyses de la socit contemporaine.

I Le dbut du sicle
A travers luvre de Marguerite Yourcenar, on dcouvre un
tableau que lon pourrait qualifier dexhaustif de la socit franaise
jusque dans les annes 30.
Transformation des fortunes
La fin du XIXme sicle et le dbut du XXme sicle
reprsentent une priode de mutation conomique pour la bourgeoisie.
Bien que le XIXme sicle rvle une volution rapide de la richesse
et que la proprit soit de plus en plus frquemment de nature
industrielle, la proprit foncire reste encore lune des marques
essentielles du rapport de domination. Les notables se dfinissent,
crit lhistorien Christophe Charle, par
la dtention des principaux moyens de production, notamment la terre, mais
aussi, partir des annes 1830, les nouvelles usines et fabriques fondes sur
les techniques industrielles importes dAngleterre1,

Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXme sicle, Seuil, Paris,


1991, Points histoire, p. 42.

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

78

mais des privilges politiques sont rservs la proprit de la terre.


Ainsi, au XIXme sicle, ceux qui possdent la terre disposent des
pouvoirs politiques dans leur rgion, les plus riches bnficiant de la
plus forte influence, et ils constituent donc un des rouages essentiels
de ltat. Il faut attendre le Second Empire pour distinguer quelques
transformations dans le secteur rural. Les grands travaux initis sous
lEmpire fournissent du travail une masse douvriers agricoles
extrmement pauvres, qui ne travaillent que temporairement et qui
vivent la limite de la marginalit. Lexode de cette catgorie de
travailleurs amliore la situation des lments plus stables qui restent
la campagne. Dautre part, les processus de modernisation de
lagriculture, les recherches agronomiques, les innovations techniques
permettent damliorer les rendements et les revenus agricoles.
Toutefois, le contraste entre les rgions de plaines, fertiles, propices
une agriculture moderne et les rgions montagneuses au climat et au
relief dfavorables saccentue et
La carte des revenus dpartementaux en 1864 dessine clairement les
contours de la France rurale avance (qui souvent est en mme temps la
France urbanise) et celle de la France prolongeant lancien rgime
agraire2.

Certes, pour pratiquer une agriculture moderne, scientifique, il faut


des capitaux au dpart, seuls les grands propritaires ou les fermiers
aiss peuvent se le permettre mais les revenus de lexploitation
agricole augmentent et lcart ne peut que se creuser entre agriculture
intensive et agriculture de subsistance. Dans les rgions favorises
(principalement dans la moiti nord de la France), les grands
propritaires terriens nont pas lieu de se plaindre du Second Empire,
ainsi que lexpose Christophe Charle :
Leur pouvoir social comme leur aisance financire se matrialisent dans la
pierre avec la vogue des constructions ou des reconstructions de chteaux
entours de parcs langlaise et de btiments de fermes rationnellement
conus. Conseillers gnraux ou maires, parfois choisis comme candidats
officiels, les notables [] ont limpression davoir arrt lhistoire et dtre
en passe de raliser la socit rurale idale3.

2
3

Ibid, p. 90.
Ibid, p. 98.

Ralits sociales

79

Cette espce dge dor de la proprit foncire est sans doute plus
illusoire que relle mais tout au long du XIXme sicle, elle peut
encore apparatre comme une source de richesse essentielle. Les
transformations qui sont luvre nont pas encore port atteinte au
statut des grands notables de la bourgeoisie rurale.
Nous voyons toutefois dans les familles que lauteur met en
scne le contrecoup des changements qui samorcent. Dans Alexis ou
le Trait du vain combat, le personnage narrateur sattarde ds les
premires lignes sur la pauvret de sa famille :
nous tions trs pauvres. Il y a quelque chose de pathtique dans la gne des
vieilles familles, o lon semble ne continuer vivre que par fidlit4.

Avec un peu de nostalgie, il voque le domaine de Worono, les


coutumes anciennes, qui peu peu perdent leur sens et sabolissent ;
puis il ajoute :
Nous, les Gra, ntions pour ainsi dire que la fin dun lignage, dans ce trs
vieux pays de la Bohme du Nord5.

Alexis appartient un monde en train de mourir ; il nexiste aucun


avenir pour lui dans le lieu de ses anctres dont certains nont pas su
grer la fortune familiale. Jeune, il se passionne pour la musique et
cest dans lart quil va trouver un refuge et une raison dexister. Mais
quel que ft le respect accord la musique en Europe centrale, le
statut dartiste faisait certainement figure de dclassement pour un
aristocrate. ric von Lhomond appartient lui aussi la vieille noblesse
dchue ; son pre, fier de son nom et de ses origines, est mort ruin et
endett, au cours de la guerre de 1914-1918. Il ne reste au fils que la
solution de la carrire militaire, en tant quengag volontaire, dans des
expditions parfois peu louables. De la gloire passe, des titres et des
prrogatives, il ne subsiste rien.
Cest une situation en partie identique que Marguerite
Yourcenar observe dans sa propre famille. Dcrivant le partage de
lhritage de ses grands-parents maternels en 1890, elle crit :
Elle [la fortune] tait assez considrable pour assurer, mme fragmente
[...], une grande aisance ses hritiers. A part un portefeuille de valeurs
4
5

Marguerite Yourcenar, Alexis, p. 12.


Ibid., p. 13.

80

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


solides, ou crues telles, les avoirs taient presque entirement en biens
fonds, jugs par tout le monde les seuls placements vraiment srs. Il allait
falloir attendre vingt-cinq ans pour que la guerre et linflation entamassent
cette scurit6.

Dune part, dans un premier temps, les enfants de M. Arthur, dont les
biens seront aux mains de rgisseurs passent du rang de grand
propritaire terrien celui de rentier7, ce qui introduit des hommes
daffaires intermdiaires ; dautre part, il ne faudra attendre quun
quart de sicle avant que la situation conomique ne subisse des
bouleversements majeurs. Aussi Marguerite Yourcenar peut-elle dire
de sa mre que : sa jolie fortune ntait pas le sac que recherchaient
les pouseurs professionnels8 ; en plus, elle ne disposait daucune
relation familiale facilitant laccs au monde des affaires, coloniales
par exemple. Elle reprsentait donc un parti peu avantageux lore
du XXme sicle, une jeune fille la richesse dj corne et peu
prometteuse pour lavenir. De cette fortune, Marguerite Yourcenar
nhritera pas lintgralit car, mal place et mal gre par son demifrre, elle perd encore de la valeur loccasion des rpercussions en
Europe de la crise amricaine de 19299. Entre-temps, Michel est
victime de la spculation et des transactions douteuses de deux
hommes daffaires assez louches. Il avait en effet dcid peu de temps
avant la guerre de placer lui-mme la plus grande partie des sommes
provenant de la vente du Mont Noir10 et il nen reoit gure de
dividendes. Engag dans ce quil appelle une sale histoire, il doit
faire appel labb Lemire pour sortir dembarras. Finalement, il vite
la catastrophe mais sen tire perte11.
Pourtant, la vie de Michel Charles sous le Second Empire
semble fonde sur la stabilit financire. Aux revenus fonciers,
sajoute lextraordinaire rentabilit des placements dans limmobilier ;
en effet, les logements ouvriers qui se construisent Roubaix afin
dassurer un minimum de salubrit aux conditions de vie des
proltaires donnent aussi loccasion aux actionnaires et investisseurs
de raliser de fructueuses affaires. Ils russissent ainsi concilier
6

Marguerite Yourcenar, SP, p. 904.


Ibid., p. 905.
8
Ibid., p. 909.
9
Marguerite Yourcenar, AN, p.1137.
10
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1392.
11
Ibid., p.1399.
7

Ralits sociales

81

bnfices confortables et sentiments altruistes. Le logement social


reprsente un aspect important de la bienfaisance, relevant parfois
plutt de la concession intresse pour obtenir la paix sociale et un
meilleur rendement au travail, parfois dun gnreux idal
philanthropique. Cette proccupation qui jalonne pratiquement tout le
XIXme sicle a produit diverses ralisations, dont certaines
remarquables. Tt dans le sicle, des esprits clairvoyants avaient
compris que le bon logement tait lune des clefs de la paix sociale et
le meilleur moyen de lutter contre les utopies et aprs 1848 contre
le socialisme12, lit-on dans la vaste synthse Histoire de la vie prive.
Ds 1849, on prvoit ldification Paris des premires cits ouvrires
et en 1851, est inaugure la Cit Napolon (rue Rochechouart) qui
compte 200 logements bien rudimentaires mais qui reprsentent un
progrs considrable par rapport aux taudis insalubres dans lesquels
sentassaient les gens pauvres. Bien que leurs efforts ne soient pas
toujours suivis deffets, les militants du catholicisme social ne
renoncent pas leur volont doffrir aux proltaires des conditions de
logement dcentes ; certains propritaires ninvestissent dailleurs pas
perte aux dires des historiens des uvres charitables, qui ont tous
remarqu que les revenus les plus levs proviennent des
arrondissements pauvres car les dpenses dentretien et amnagements
divers tant rduites au strict minimum, le revenu net est suprieur
celui des quartiers favoriss13. Cela ne contredit pas le tmoignage de
Marguerite Yourcenar au sujet de son grand-pre et des logements
ouvriers de Roubaix. Dans toutes les rgions industrielles de France,
on prend en compte le logement des ouvriers mais les initiatives
locales et prives ntant pas partout les mmes, les rsultats peuvent
tre sensiblement diffrents. Sous couvert davantages proposs ses
ouvriers, le propritaire alinait leur indpendance et sassurait de
leurs services vie14. Ces exemples, qui se situent bien souvent la
frontire entre bienfaisance et paternalisme, montrent que les deux
taient souvent lis et que lun comme lautre pouvait obir, soit une
conception assez idaliste des rapports entre les classes sociales, soit
un sens aigu de lexploitation de lhomme par lhomme. Le
paternalisme fera lobjet dune tude plus dtaille.
12

Philippe Aris et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie prive, De la Rvolution


la Grande Guerre, t. 4, Seuil, Paris, 1987, p. 362.
13
Ibid., t. 4, p. 363.
14
Ibid., t. 4, p. 381.

82

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Ds la seconde moiti du XIXme sicle, largent change de


mains. Les grandes fortunes fondes sur la proprit foncire ne
progressent plus et la bourgeoisie traditionnelle, souvent lie
laristocratie ancienne, se voit peu peu supplante par une
bourgeoisie daffaires, arriviste, qui compte largement sur la
spculation pour se faire sa place au soleil. La fin du XIXme sicle
est marque par une dpression conomique qui touche en particulier
le monde rural ; on peut donc se demander si la famille de Marguerite
Yourcenar et par consquent la fortune familiale sont affectes par ce
phnomne. Lhistorien Dominique Lejeune prsente ainsi la
situation : La France subit entre 1873 et 1896 une longue priode de
ralentissement de la croissance, de succession de crises, de chmage et
de baisse des prix15. La surproduction apparat, entranant des crises
boursires et la baisse des investissements. Tous les secteurs sont
concerns mais la crise se rvle particulirement svre dans le
secteur agricole o la concurrence de pays comme les tats-Unis et
lArgentine provoque la surproduction et leffondrement des prix ; les
activits industrielles installes dans les rgions agricoles sont
victimes de ce marasme et le vignoble franais est ravag par une
pidmie de phylloxra. Tout cela fait que lagriculture franaise
entra dans une phase de stagnation, la croissance de la production
devenant nulle16. Lhistorien Christophe Charle dcrit aussi les
difficults conomiques qui accompagnent les premires annes de la
Rpublique. La stagnation dans lagriculture saccompagne dune
baisse des prix notable, qui oscille pour les crales entre 19% et
34%17. Certains exploitants agricoles tentent de modifier leur
production et de se reconvertir llevage par exemple. Globalement,
ce sont les petits exploitants, souvent endetts pour acqurir quelques
hectares de terre, qui subissent cette crise avec le plus de rigueur et
une partie dentre eux nvite pas la faillite. La crise agricole a aussi
des rpercussions sur la main-duvre rurale, contrainte de chercher
du travail dans dautres secteurs. Cette longue priode de crise
agricole nest certainement pas favorable la famille paternelle de
Marguerite Yourcenar mais il ne faut pas oublier quelle survient
aprs la prosprit du Second Empire ; dautre part, les grands
15

Dominique Lejeune, La France de la Belle Epoque, 1896-1914, A. Colin-cursus,


Paris, 2002, p. 11.
16
Ibid., p. 11.
17
Christophe Charle, op. cit., p. 157.

Ralits sociales

83

propritaires terriens tels que Michel Charles bnficiaient dune


solide situation financire, ils avaient diversifi leurs investissements
et placements et ils ne furent pas trop secous par cette crise agricole.
Cependant, il semble bien daprs les conclusions de
Christophe Charle dans son Histoire sociale de la France au XIXme
sicle que lvolution de la rpartition des richesses amorce avec la
Rvolution industrielle ne fait que samplifier :
Alors que les grands notables traditionnels, sils restent fidles la terre,
commencent dcliner dans lchelle du prestige et de la richesse, les
industriels et les ngociants les plus importants, en dpit des crises de la fin
du XIXme sicle, poursuivent leur ascension entame sous le Second
Empire18.

Le dclin de la proprit foncire progresse inexorablement et


finalement, on peut se demander si le marasme agricole qui se
prolonge une vingtaine dannes dans les dbuts de la IIIe rpublique
ne reprsente pas plus un symptme quune cause de lvolution
conomique en cours.
Sous le Second Empire encore les grandes fortunes pouvaient tre dorigine
foncire. A la veille de 1914, les financiers et les grands industriels
atteignent des sommets quaucune fortune foncire ne peut plus atteindre19.

Il a suffi dun demi-sicle pour que les richesses aient, sinon chang
de mains, du moins dorigines et que les puissants dhier aient perdu
leur prestige et leur pouvoir sils ne staient pas reconvertis temps.
En mme temps que Michel Charles, disparat un type de socit
fonde sur la possession de la terre, que Michel na certainement pas
tent de dfendre mais que de toute faon, il aurait vu sombrer assez
rapidement.
Il existe au XIXme sicle un moyen de faire fortune que
Marguerite Yourcenar nvoque jamais car il nintressait pas sa
famille, traditionaliste, peu incline laventure et plutt porte vers le
service de ltat (mme si celui-ci nest pas tout fait conforme aux
aspirations de la famille) : cest lacquisition de richesses dans les
colonies. Si lon sen tient ce que Dominique Lejeune dclare de
ceux quattirent les colonies : On est tent daller se faire rapidement
18
19

Ibid., p. 240.
Ibid., p. 240.

84

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

une position, une rputation, de se tailler de la gloire et de se


hausser du col dans le tableau davancement20, il est vident que cela
ne concerne absolument pas les riches familles bourgeoises,
puissamment enracines dans leurs rgions, o elles disposent de
multiples atouts. Quant au placement de capitaux, ils nont pas t
aussi considrables sans doute que le souhaitaient les ministres de
lpoque et en tout cas, ils nont gure sduit les grands propritaires
fonciers, peu dsireux de saventurer dans des affaires qui pouvaient
se rvler hasardeuses.
La mutation, qui sopre dans les fortunes lore du XXme
sicle, nest pas un phnomne nouveau, part peut-tre par son
ampleur. A certains moments, si la bourgeoisie possdante veut le
rester, elle doit placer autrement ses fonds. Cest ce qui est arriv en
Belgique avec le dveloppement de la grande industrie. Les biens
fonciers ont t supplants par la houille et pour conserver sa
puissance et sa richesse, il fallait troquer la casaque du hobereau de
campagne contre lhabit de lactionnaire des conseils
dadministration21. Luvre de Marguerite Yourcenar montre que de
tout temps, il en est ainsi ; les choses ne sont pas immuables et la
fortune change de mains. Pour rester puissant, il faut savoir voluer
selon le mouvement de lhistoire. Sinon, la richesse peut se volatiliser
en peu de temps.
La bourgeoisie la Belle Epoque
A travers la vie de son pre, Marguerite Yourcenar montre
aussi ce que fut la vie des bourgeois riches de la fin du XIXme
sicle : oisivet, plaisirs de toutes natures, argent en abondance que
lon dilapide joyeusement rglent la vie quotidienne de Michel :
Trois personnes semblent dix ans durant glisser sur une piste de patinage
aux accents des valses la mode, sous un clairage qui fait penser ceux de
Toulouse-Lautrec. DOstende Scheveningue, de Bad Hombourg
Wiesbaden et aux ptisseries de pltre de Monte-Carlo, ils ne manquent pas
une redoute, pas une bataille de fleurs, pas une reprsentation dune troupe
parisienne donne sur un thtre de ville deaux, pas un dner de gala, pas
un de ces concours hippiques dans lesquels Berthe et Gabrielle, cuyres

20
21

Dominique Lejeune, op. cit., p. 80.


Marguerite Yourcenar, SP, p. 755.

Ralits sociales

85

expertes, dcrochent souvent des prix, et surtout pas une de ces soires
claires par des lustres et embellies par la prsence de croupiers...22.

Limpression que laisse le rcit de la dcennie que Michel passe


voyager, errer dune ville de plaisirs lautre, de la mer du Nord
lUkraine en passant par la Cte-dAzur, de casino en casino, est celle
dun tourbillon, dune espce dillusion, de griserie permanentes dans
lesquelles des privilgis engloutissent des fortunes, dans lignorance
volontaire des ralits et dun avenir peut-tre moins lumineux. Ce
besoin insatiable de mouvement, de futilits, dextravagances
ncessaires pour pimenter chaque journe nouvelle semble dissimuler
un vide profond, un ennui caractristiques dune couche sociale que
lhistoire relgue peu peu dans loubli et qui, incapable de regarder
le nant qui la guette, trouve une chappatoire dans livresse constante
et une certaine dpravation. Les uvres romanesques du XIXme
sicle ont rendu le mode de vie bourgeois plus familier que celui des
milieux populaires. Christophe Charle rpertorie les lments du train
de vie des grandes familles bourgeoises : le chteau et la vaste
proprit en province, lhtel particulier Paris ou lappartement
spacieux, exclusivement dans un quartier peupl de gens de mme
appartenance sociale, la domesticit nombreuse, la frquentation dun
cercle o ne se rencontrent que des gens du mme monde,
laccumulation dobjets dont des uvres dart, la pratique dun sport
comme la chasse. A cela, il faut ajouter des signes ostentatoires tels
que les tombeaux de famille et des crmonies, loccasion des
mariages par exemple23.
Ralit des classes sociales
A ct de cette bourgeoisie richissime, minoritaire, grande
consommatrice et dilapidatrice de biens qui ne lui ont cot aucun
effort, Marguerite Yourcenar montre la ralit vcue par le peuple des
villes et des campagnes. Dans Souvenirs pieux, elle fait allusion aux
deux parties de Bruxelles :

22

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1151. De la page 1151 1161, Marguerite Yourcenar


relate la vie de luxe, de facilit et de dissipations que mena Michel pendant une
dizaine dannes.
23
Christophe Charle, op. cit., p. 248.

86

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


Le bas de la ville bruyant, regorgeant de boutiques et de bodgas o les
hommes daffaires dgustent des portos ; les gros chevaux des fardiers
trbuchent sur ses pavs gras. Le haut de la ville, [...] a de belles avenues
bordes darbres o des valets de pied promnent des chiens, des bonnes
promnent des enfants, et on voit le matin dans ses rues tranquilles la
croupe dresse des servantes qui rcurent les pas de porte24.

La ville est scinde en deux zones tanches ; en bas, le travail, la


promiscuit, la salet, en haut, lespace, la paix, lordre et la propret
assurs par les serviteurs. Plus prcise est la description de Lille dans
Archives du Nord ; pour Michel,
Lille surtout reste le lieu des cauchemars. Il en hait les murs noirs de suie,
les pavs gras, les cieux sales, les grilles et les portes cochres renfrognes
des beaux quartiers, lodeur moisie des ruelles pauvres et le bruit de toux
qui monte de leurs sous-sols, les blafardes petites filles de douze ans,
souvent dj grosses, vendant des allumettes en reluquant les messieurs
assez affams de chair frache pour se risquer dans ces parages misrables,
les femmes en cheveux ramenant de lestaminet leurs ivrognes, tout ce
quignorent ou que nient les gens plastron amidonn et boutonnire
orne dun ruban25.

Les proltaires des villes sont souvent trs mal logs ; frquemment,
ils ne disposent que dune seule pice, sans le moindre confort.
Lexigut et linsalubrit seront signales par les observateurs de tous
bords politiques, bien conscients que de telles conditions matrielles
favorisent les pidmies. Les travaux entrepris Paris sous le Second
Empire ne concernent que les beaux quartiers et les pauvres se voient
repousss vers la priphrie car le prix des logements citadins est
beaucoup trop lev pour les revenus des ouvriers qui sont rduits
sentasser dans les taudis. Lhistorien Andr Gueslin voque plusieurs
enqutes menes dans les grandes villes ; ainsi, Nancy, en 1911,
trouve-t-on le cas dun mnage de 7 enfants qui dispose dun
logement de 25 mtres carrs, compos de deux pices, sans eau
potable lintrieur. Commentant les exemples, Andr Gueslin
conclut :
Il sagit ici de logements dans les vieux quartiers des centres des villes.
Souvent, les pauvres nont mme pas les moyens dy accder. Alors, trs
souvent, au XIXme sicle, on les trouve en priphrie, dans les faubourgs,
24
25

Marguerite Yourcenar, SP, p. 909.


Marguerite Yourcenar, AN, p. 1099.

Ralits sociales

87

aux limites de la ville, o ils vivent dans des baraques en planches sans
confort, sans gout, sans fosse daisance, dans des lieux parfois
inondables26.

Et la ralit nest pas plus rjouissante si lon considre lalimentation.


Bien que la nourriture reprsente lessentiel du budget du proltaire,
elle est
presque exclusivement vgtale. [] la municipalit de Mulhouse rpond,
en 1835, que les plus pauvres se nourrissent de soupe de pommes de terre et
de pain, les lgumes et quelquefois la viande faisant leur apparition
seulement chez les ouvriers gagnant de 20 35 sous par jour. Parfois, il ny
a plus que du pain. Et souvent la malnutrition svit27

et on peut mme trouver pire dans les grandes villes. Sachant quau
XIXme sicle, la France est encore essentiellement un pays rural et
que lindustrie naissante, qui ne dispose pas de multiples machines
perfectionnes comme de nos jours, emploie une main-duvre
nombreuse, il apparat clairement quune grande partie de la
population franaise vit dans des conditions de grande prcarit
conomique. Lvocation de la misre du proltariat des rgions
minires par Marguerite Yourcenar napporte rien de plus que les
romans de Zola ou Dickens, pourrait-on dire, mais on sent chez elle la
volont de ne rien taire de ce que fut lenvers de lexistence cossue,
douillette, bien-pensante de ses anctres et un sentiment de rvolte
devant une injustice si criante se dgage de cette peinture dpourvue
de misrabilisme.
La situation des ouvriers ne diffre pas sensiblement de celle
des domestiques dans les entreprises du dbut du XIXme sicle (et
mme beaucoup plus tard dans les petites entreprises caractre
familial). Louvrier est log par le patron, il mange la mme table, le
lieu o seffectue le travail est en mme temps le domicile de
lemployeur. Aussi,
quelle que soit la taille de lentreprise, les patrons estiment quils sont chez
eux dans leur usine : elle ne constitue pas un espace public, mais leur
domaine priv. Ils refusent donc trs longtemps linspection du travail,
quils ressentent comme une violation de domicile. Quils parlent de leur
26
Andr Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXme sicle,
Aubier, Paris, 1998, p. 62.
27
Ibid., p. 63.

88

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


maison est dailleurs significatif : le mme terme dsigne le domicile et
lentreprise28,

peut-on lire dans lHistoire de la vie prive. Dans de telles conditions,


le bon patron ne peut tre que paternaliste et les liens personnels qui
se tissent entre celui-ci et son ouvrier se prolongent de pre en fils :
On trouve naturel dembaucher en priorit les enfants de ses ouvriers, et il
suffit au mineur qui veut faire embaucher son fils la mine de venir le
prsenter. [...] Le contrat de travail nest pas sans analogie avec celui
quentretiennent [] les hobereaux et leurs mtayers. Il englobe la totalit
de lexistence29.

Ce qui parat aujourdhui totalement inacceptable des gens habitus


un univers professionnel anonyme et impersonnel, dans lequel vie
prive et vie laborieuse appartiennent des sphres bien distinctes,
constituait la norme, tant pour les proltaires de lindustrie que pour
les travailleurs ruraux. Sans doute faut-il sefforcer denvisager le
paternalisme avec un regard un peu diffrent de celui de lhomme du
dbut du XXIme sicle. Mme si louvrier nen tait pas toujours
satisfait, il ne le percevait probablement pas comme une vritable
atteinte sa vie prive (inexistante) et sa libert et le patron
consciencieux, soucieux du bon fonctionnement de sa maison
ressentait vraisemblablement lattitude paternaliste comme un devoir
inhrent ses responsabilits.
Le rcit de la naissance de lenfant fournit le prtexte
quelques considrations sur les murs et ralits conomiques du
temps ; propos des dentelles ornant le couvre-lit qui pare le berceau,
Marguerite Yourcenar rappelle quelles sont luvre de pauvres
villageoises qui essaient de gagner quelques sous et qui sacquittent de
ce laborieux travail en plus des dures besognes de la journe. Un autre
aspect du travail salari mrite quon y prte attention ; il sagit du
travail domicile, souvent fminin, quvoque Marguerite Yourcenar
propos des dentellires du Nord. Philippe Aris et Georges Duby
valuent plusieurs millions les travailleurs domicile au dbut du
XXme sicle :

28
Philippe Aris et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie prive, De la Premire
Guerre mondiale nos jours, t. 5, Seuil, Points-histoire, Paris, 1999, p. 41.
29
Ibid., t. 5, p. 42

Ralits sociales

89

Dans le textile, le vtement, la chaussure, la ganterie, mais aussi dans


dautres secteurs comme la lunetterie, la bijouterie, etc...., les marchands
font travailler faon de nombreux ouvriers et ouvrires domicile
[]. La situation des ouvriers domicile est trs ingale. Gnralement, ils
sont extrmement mal pays, et leurs gains natteignent pas ceux des
ouvriers dusine. Encore leur faut-il travailler de laube jusqu une heure
tardive pour subsister misrablement30.

Le travailleur domicile souhaite travailler lusine non seulement


pour bnficier dun salaire plus confortable mais aussi pour limiter le
temps consacr au travail ; lorsque le lieu de travail se confond avec
celui de la vie prive, celle-ci se trouve bien vite supprime. Mais
longtemps, certains patrons ou conomistes ont soutenu que ctait la
forme de travail la plus avantageuse pour les femmes puisquelle leur
permettait de concilier activit salarie et vie domestique. La ralit se
rvle beaucoup plus complexe :
En fait, le travail la maison pouvait bouleverser autant la vie de la famille
que labsence de la mre toute la journe ; mais les problmes venaient du
niveau incroyablement bas des salaires et non du travail lui-mme [...]
certaines femmes navaient pas de gros besoins, elles pouvaient donc
modrer leur rythme de travail et associer les occupations du mnage une
activit salarie31

mais ces femmes reprsentaient lexception. En fait ce travail, qui


ntait exerc ni plein temps ni hors de la maison, napparaissait
mme pas dans les statistiques32. Il sagit dune exploitation pure et
simple de travailleuses dont on cherche assimiler le travail productif
au travail non productif que reprsentent les tches mnagres. Sous
quelque angle que lon aborde la vie des couches laborieuses au
XIXme sicle, on est frapp par ltendue de la misre qui svit tant
la campagne qu la ville.
Certes Michel est scandalis par lexploitation que subissent
ces femmes mais, adoptant le style indirect libre, Marguerite
Yourcenar exprime les penses de la bourgeoisie qui se donne bonne
conscience avant dajouter un trait personnel dune ironie froce :
Peut-tre, aprs tout, ces femmes jouissent-elles des dessins exquis
30

Ibid., t. 5, p. 20.
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, le
XIXme sicle, t. 4, Perrin-tempus, Paris, 2002, p. 487.
32
Ibid., p. 511.
31

90

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

forms sous leurs doigts ; il est vrai aussi quil leur arrive dy laisser
leurs yeux33. Puis il est question du refus de Michel que lenfant soit
allaite par une nourrice :
L aussi, les sordides agglomrations rurales du Nord de la France lont
instruit : il sindigne quune fille pauvre choisisse de se faire couvrir par un
amant de passage, souvent de connivence avec sa propre mre, dans lespoir
de coiffer dans dix ou onze mois le bonnet enrubann des nourrices et de
trouver chez les riches une bonne place quelle gardera peut-tre des annes,
si, plus tard, de nourrice elle est promue bonne denfants34,

cela aprs avoir abandonn son propre enfant, bien sr. Il est de
tradition dans les familles riches davoir recours une nourrice pour
les nourrissons ; cependant, elles nexistent pas seulement pour les
classes privilgies. Au XIXme sicle, les enfants abandonns taient
trs nombreux et il fallait bien pourvoir leur alimentation. Aussi les
paysannes disposes lever ces malheureux allaient-elles les
chercher dans les hospices ou dans les bureaux spcialiss mais bien
souvent ces petits pauvres taient chtifs et ils rapportaient peu la
nourrice, si bien que le taux de mortalit tait lev parmi eux. Bien
diffrent tait le sort de lenfant et de la nourrice dans les grandes
familles bourgeoises. Tout dabord, on sassurait de la bonne sant de
la future nourrice, de la qualit de son lait et de sa moralit puis elle
venait habiter dans la maison de la famille. Pour une jeune femme
pauvre, les avantages taient inesprs mme si le statut de la nourrice
restait celui dune parfaite subalterne, laquelle on imposait dabord
le sacrifice de son propre enfant :
La nourrice est avant tout un corps, bien trait, mais domestiqu. Comme
elle constitue pour ses patrons un signe extrieur de richesse, elle est
toujours coquettement attife. A la maison, elle est choye ; ses gages sont
levs, elle reoit beaucoup de cadeaux. Elle dort dans la chambre de
lenfant, non pas dans une mansarde comme les autres domestiques. On lui
impose une propret rigoureuse, mais elle mange ce qui lui plat, et ne
travaille gure35,

crit Yvonne Knibiehler. Son sort, qui peut sembler enviable


certaines femmes pauvres, nest que celui dune domestique, pour ne
33

Marguerite Yourcenar, SP, p. 724.


Ibid., p. 724.
35
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 417.
34

Ralits sociales

91

pas dire dune esclave. Mais les dernires dcennies du XIXme sicle
vont mettre mal le statut de la nourrice pour plusieurs raisons
quvoque lhistorienne :
La sensibilit dmocratique, qui grandit en France sous la IIIe rpublique,
dnonce sa condition comme scandaleuse, et lassimile celle de la
prostitue36.

A la mme poque, on se met penser la revanche de la dfaite de


1870 et pour ce faire, il faut lutter contre le taux de mortalit
considrable des enfants abandonns, placs en nourrice la
campagne. Enfin, les progrs de la mdecine facilitent lintroduction
du biberon si bien quUne carte de lallaitement rvle quen 1900 la
moiti nord de la France, plus industrielle, plus riche, plus instruite,
est majoritairement convertie lallaitement artificiel37. Lorsque,
dsireux de mettre fin une situation par trop scandaleuse, Michel
dcide que sa fille Marguerite ne bnficiera pas des services dune
nourrice, sans doute rompt-il avec les usages de son milieu ; toutefois,
le mouvement est dj bien amorc et au dbut du XXme sicle, dans
le nord de la France, Michel nest pas absolument un innovateur. Les
tristes ralits, quexplique la prcarit de la situation conomique,
sont souvent passes sous silence. Marguerite Yourcenar choisit de les
divulguer, montrant par l quau dbut du XXme sicle, rares sont les
bourgeois qui sindignent de cet tat de fait.
Quelques pages de Quoi ? LEternit sont consacres au
souvenir des domestiques du Mont-Noir et de la vie dans la Salle des
gens ; l, Marguerite Yourcenar dcouvre une vie beaucoup plus
spontane que dans lentourage strict et guind de Nomi. Chacun agit
sans contraintes ds quil nest plus sous la surveillance de la
matresse des lieux et il semble rgner une atmosphre de franche
camaraderie, de bonhomie dans le petit groupe de serviteurs. Dans la
grande famille bourgeoise, la domesticit mes gens comme la
dsigne Nomi joue un rle essentiel quoique peu visible. Lemploi
de ladjectif possessif traduit parfaitement lui seul le sentiment des
matres qui assurent un emploi vie aux serviteurs courageux,
dvous et discrets, mais qui les considrent comme des enfants
ternellement dpendants. Dans ce cas galement, les matres peuvent,
36
37

Ibid., p. 417.
Ibid., p. 418.

92

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

presque de bonne foi, se dire quils ont secouru la personne les


femmes surtout quils emploient ;
L o nexistent pas dindustrie importante ni demplois salaris fminins,
trouver du travail passe par la migration la ville grande ou trs grande. Le
placement comme bonne, tradition remontant lAncien Rgime, est la voie
de survie, daccumulation dune dot ou de dpart sans retour pour la ville38,

constate Christophe Charle. A Paris, les bonnes constituent une ville


invisible de plus de 150 000 habitants39 sous le Second Empire ;
attaches au service de leurs matres jour et nuit, dans la mesure o
elles vivent sous le mme toit, leur dpendance est totale ; toute vie
prive est interdite et la grossesse entrane un renvoi immdiat de la
bonne. Cette condition sociale trs dure nexclut pas dans certains cas,
dans les meilleures maisons, un rel attachement de la servante et la
bont des matres. Ce mode de vie caractristique de la bourgeoisie
dont le nombre de domestiques constitue le meilleur reflet de la
richesse familiale, implique invitablement des formes de
paternalisme, au point que les domestiques sont la plupart du temps
fort mal perus par le proltariat industriel ; ils apparaissent comme
des lments entirement soumis et dpendants de la bourgeoisie, des
espces de rengats passs du ct de lennemi de classe. Sans doute y
a-t-il une bonne part de vrit dans la reprsentation de la Salle des
gens ; on peut aussi supposer que Marguerite Yourcenar gomme des
aspects moins sympathiques tels quune forme de hirarchie entre les
serviteurs, certains conflits quune constante cohabitation rendait
parfois invitables et difficiles supporter.
Le monde paysan, plus familier Marguerite Yourcenar que
les cits ouvrires des villes, est galement prsent dans son uvre. La
visite du grand-pre chez ses fermiers constitue un tmoignage de la
vie la campagne plus original et rdig avec plus de recul critique.
Michel Charles possdant mille hectares de terre et une trentaine de
fermes, ses tournes dinspection prennent du temps et exigent dassez
longs dplacements, si bien que parfois, le propritaire passe la nuit
la ferme et y prend une partie de ses repas. Ce jour-l,

38
39

Christophe Charle, op. cit., p. 317.


Ibid., p. 319.

Ralits sociales

93

En lhonneur des visiteurs, la femme a ajout lordinaire, qui est une


soupe paisse, le lard grill ou lomelette des dimanches, ou encore une
tarte aux fruits ou au fromage blanc40

et si Michel Charles savise de penser que cette nourriture vaut celle


des mardis de rception de Nomi, Marguerite Yourcenar prcise que
de la part des paysans, il sagit dun luxe tout fait exceptionnel. On
cde au propritaire le meilleur lit de la maison, ce qui nempche pas
Michel Charles de souffrir de rhumatismes cause de lhumidit qui
monte du sol de terre battue. Ces dtails montrent assez linconfort des
fermes, les conditions de vie rudes des paysans et dans bien des cas
leur grande pauvret. Parmi les lments rvlateurs du niveau de vie
de la population franaise, le logement occupe une place de choix.
Bien que lHistoire de la vie prive dplore linsuffisance des
enqutes sur lhabitation rurale la fin du XIXme sicle41, tous les
tmoignages recueillis au cours de ce sicle font tat dun habitat rural
digne dun ge prhistorique : deux pices au maximum, parfois une
seulement, pas douvertures, pas de lumire par consquent, une
atmosphre confine et humide, un froid glacial lhiver tant le
chauffage est rudimentaire, une salet permanente dans laquelle
voluent adultes de tous ges, enfants et parfois animaux. Dans ce lieu
restreint, sentassent quelques ustensiles de cuisine, quelques
vtements sales et rapics, des instruments agricoles, des lits pas
toujours pourvus de draps ainsi que des aliments42. Autant dire que ces
conditions de vie insalubres et ce manque dhygine favorisent la
propagation des maladies. Il faut bien attendre la fin du XIXme
sicle, voire le dbut du XXme sicle pour constater quelques
progrs dans lalimentation, lhygine et lhabitat. Cela se traduit en
particulier par la diminution du nombre de conscrits rforms pour
dfaut de taille ou malformation43.
En dehors de quelques dtails ralistes qui dpeignent les
conditions de vie des paysans flamands, on voit cxister deux
approches du monde rural par Marguerite Yourcenar. En premier lieu,
elle peroit clairement les rapports dexploitation impitoyables qui
rgissent cet univers ; le propritaire tire profit de son fermier mais
40

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1077.


Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 355.
42
Ibid., t. 4, p. 350 356.
43
Christophe Charle, op. cit., p.173.
41

94

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

lui-mme tire le maximum de louvrier agricole et la base, il y a


encore les animaux sans dfense et la terre. Dans ce systme de
rapports de forces, le propritaire et le fermier confrontent prement
leurs intrts. Michel Charles na gure envie de se passer du superflu
qui agrmente sa vie quotidienne mais il sait aussi quil a souvent en
face de lui des gens qui cherchent profiter de ses faiblesses et chez
qui nexistent ni scrupules, ni gnrosit, ni courage. Propritaire et
fermier se livrent une lutte sans merci, lun pour ne rien perdre de ses
bnfices, lautre pour vivre un peu mieux. Dans un second temps, et
cela ne parat peut-tre pas bien conciliable avec les observations
prcdentes, Marguerite Yourcenar relve les liens qui unissent
Michel Charles et ses paysans. Tout dabord, dit-elle, il est des leurs :
il parle flamand44. Peut-tre cette appartenance la mme rgion, la
communaut linguistique crent-elles une solidarit relle, une fois
que lon a cart les questions dargent. Par contre, que penser de cette
image dpinal :
Le vieux fermier assis sur le seuil prend sur ses genoux le petit [...], le
soulve bout de bras, comme les bons paysans, dans les gravures
sentimentales du XVIIIe sicle, le font du fils du seigneur, et murmure avec
admiration :
Mynheer Michiels, vous serez riche !45

Cette phrase do lironie semble absente, exprime une vision bien


idyllique et bien anglique des rapports entre fermier et propritaire,
qui ne correspond gure linflexibilit nettement plus
vraisemblable voque prcdemment. Le paternalisme aurait-il
prise sur Marguerite Yourcenar ? Elle donne habituellement
limpression de la lucidit et non de la tendance idaliser le peuple et
prendre pour de lattachement ce qui sapparenterait plus une
vulgaire flatterie46.
44

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1078.


Ibid., p. 1078.
46
Camille van Wrkum, dans sa recherche intitule La Flandre franaise dans
Archives du Nord de Marguerite Yourcenar, Tilburg (Pays-Bas), 1985, remarque avec
pertinence que pour Marguerite Yourcenar, le capitalisme qui tire profit des hommes
agrandit le foss entre les travailleurs et les propritaires de capitaux mais que la
campagne nest pas soumise ce genre de domination. Ainsi, pour Marguerite
Yourcenar, les rapports ruraux seraient pargns par la profonde hostilit rgnant dans
le monde ouvrier et il existerait une solidarit entre propritaires et fermiers qui
parlent la mme langue et vivent de la mme terre (p. 42). Peut-tre ce passage dAN
45

Ralits sociales

95

Le paternalisme nest lapanage ni de la ville ni de la


campagne ; on le retrouve dans les entreprises qui emploient des
ouvriers aussi bien que dans les exploitations rurales. Pour les
historiens, le paternalisme initial ne se fonde pas sur des calculs dicts
par la duplicit, il est avant tout le reflet de limprgnation catholique
des murs franaises.
Les patrons, depuis la premire moiti du XIXme sicle, se pensent comme
les pres de leurs ouvriers []. Dans la religion chrtienne, lautorit est
fonde sur la relation filiale. La dpendance conomique est aussi conue
sur un mode familial : tandis que louvrier pense travailler pour vivre, le
patron pense quil fait vivre son ouvrier comme le pre ses enfants []. Le
bon patron paternaliste loge ses ouvriers, contrle les commerces par des
coopratives ou des conomats, fonde des coles, surveille leur vie prive et
leur assistance aux offices, leur assure leurs vieux jours par des pensions, les
soigne par des dispensaires ou des mdecins dentreprise, organise leurs
loisirs47,

crit Christophe Charle, en parfait accord avec Philippe Aris et


Georges Duby dans leur Histoire de la vie prive. Dans un pays de
petites entreprises, souvent familiales et assez frquemment
implantes dans de petites villes, il nexiste pas danonymat. Le patron
connat ceux quil emploie, et tout naturellement, en sa qualit de
notable, plus puissant, plus cultiv, gnralement plus g
(lesprance de vie des ouvriers est rduite du fait de lusure au
travail), il simpose comme le matre qui veille sur eux en pre de
famille vigilant et exigeant.
Peut-tre est-ce encore plus vrai pour les propritaires terriens,
qui, lorsquils visitent leurs fermes, sinvitent littralement au sein de
la famille de leurs locataires et participent leur vie domestique, ainsi
que le montre Marguerite Yourcenar pour son grand-pre. La relation
qui stablit dans ce cas entre le propritaire et son fermier ou mtayer
peut tre bonne ou mauvaise, suivant les affinits et qualits humaines
de chacun mais assurment, il ne sagit pas de deux personnes
trangres lune lautre. Il nest pas tonnant que paternalisme et
bienfaisance se recoupent parfois car lun et lautre procdent dune
mme thique et de sentiments identiques. Lgrement diffrent
traduit-il lhsitation de Marguerite Yourcenar entre le mythe dune campagne proche
de la nature et prserve et la ralit dune lutte implacable entre classes sociales, y
compris dans le monde rural.
47
Christophe Charle, op. cit., p. 306-307

96

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

apparat ce que Christophe Charle dsigne comme le nouveau


paternalisme qui se fait jour aprs les vnements de la Commune :
Le nouveau paternalisme est donc, au dpart, dfensif : il sagit dviter la
contagion rvolutionnaire et de prvenir le retour des grves qui ont dj eu
lieu et que la politique rpressive antrieure ne suffit plus endiguer48.

Le proltariat ouvrier a donn de lui-mme une image inquitante, qui


tranche avec celle de la jeunesse laquelle il suffit dindiquer la
meilleure voie mais sans doute sest-il trouv chez certains patrons
une forme de philanthropie sincre, inconsciente des malentendus
invitables entre ceux qui usent leurs forces dans un travail dont ils
nescomptent que la meilleure rmunration et ceux qui pensent faire
le bien en proposant du travail.
La vie dans un village du Nord et lvolution des rapports
sociaux
Daprs le tableau que brosse Marguerite Yourcenar dans
Quoi ? LEternit, il semble bien que la solidarit entre Flamands
reste soumise des considrations dappartenance sociale ou des
notions morales. Michel apprend ses dpens quil existe des castes
en France et que quoi quil fasse, la distance entre les fermiers et les
villageois et lui, le chtelain, ne sabolit pas. Dautre part, sa
contribution la fondation dune socit de bienfaisance pour aider les
plus dmunis nest gure rcompense ; il doit se rendre lvidence :
les paysans laise font preuve dun gosme sans limites et les
fainants et les faibles desprit49 ne trouvent pas grce leurs yeux.
Avec laction entreprise par Michel pour venir en aide aux plus
dfavoriss, Marguerite Yourcenar voque un phnomne de socit
assez typique de lpoque : la mise en place de rseaux de solidarit
en vue de soulager les difficults de ceux que la socit rduit la
misre. Cest dAngleterre que Michel a rapport lide de fonder des
institutions charitables largement soutenues par le grand public ; elles
dispersent au fur et mesure les fonds reus, quitte en appeler de
nouveau la gnrosit de leurs souscripteurs50. A lorigine, il y a,
48

Ibid., p. 308.
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1193.
50
Ibid., p. 1194.
49

Ralits sociales

97

semble-t-il, un lan de charit chrtienne qui se concrtise dans une


association ; mme si cette initiative procde du sentiment religieux au
dpart, elle nen constitue pas moins une forme dorganisation qui
tmoigne dune prise de conscience de linjustice sociale et du refus
de certaines misres rvoltantes. Mais Michel ne tarde gure
constater que ses intentions louables se heurtent de vives
rsistances :
les membres du conseil dadministration ne lentendent pas de cette oreille.
Son ide de fournir des layettes aux filles-mres sans ressources fait rire les
uns et offense les autres

et ajoute Marguerite Yourcenar,


Toutes proportions gardes, les obstacles quil rencontre sont ceux auxquels
se heurtent les personnages de Tolsto, sefforant de faire entrer quelques
vues nouvelles dans ce monde paysan quon idalise et dont on nose avouer
quil est au moins aussi troit que la petite bourgeoisie des villes51.

On retrouve luniversalit chre Marguerite Yourcenar,


probablement plus conforme la ralit que limage dun monde rural
pargn par les rapports de forces entre matres et serviteurs et par le
got de largent. Lidologie dominante se rsume dans laphorisme :
on a ce que lon mrite, et par consquent, la gnrosit et le partage
ne sont pas trs bien perus, lgosme et lindividualisme prvalent.
Ce que Marguerite Yourcenar ne dit pas et na peut-tre pas peru
dailleurs , cest quil est ais dassimiler les conseils et les
innovations de Michel une espce dintervention protectrice dans
des affaires qui ne le concernent pas directement et une volont
paternaliste.
Lhostilit aux projets de Michel et lincomprhension quils
suscitent relvent sans doute aussi du refus dun dvouement dans
lequel entrent invitablement le dsir de montrer la voie suivre et
une forme de condescendance. Aussi en est-il rduit des actions
typiquement paternalistes mais qui ne prtent pas consquence parce
quelles nimpliquent aucun exercice du pouvoir ni aucune immixtion
dans lordonnancement tacite du village. Le dner annuel des notables
est une habitude ancienne mais Michel organise des pique-niques dans
le parc du chteau lintention des familles de Saint-Jans-Cappel et la
51

Ibid., p. 1194.

98

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

petite fille qutait Marguerite Yourcenar a loccasion de montrer aux


enfants du village sa grotte de Lourdes claire llectricit. Un rien
ddifiant sajoute ce qui partait sans doute dune intention
gnreuse mais cela na pas marqu les foules puisque quelques
annes plus tard, on se souvient peine de Michel que lon confond
avec son fils et dans la mmoire des villageois, cest Nomi qui
incarne le mieux limage que lon se faisait des chtelains. Marguerite
Yourcenar laisse transparatre dans ces quelques lignes que quelle que
soit la qualit des sentiments du propritaire, il est bien difficile
dviter une forme de paternalisme qui ne fait quaccentuer la
supriorit du matre au lieu de la rduire. Michel dcouvre ses
dpens et Marguerite Yourcenar nous transmet lenseignement que
lingalit sociale ne sannule pas simplement laide de bons
sentiments.
Dans les processus de dveloppements sociaux et de
transformations des structures conomiques et politiques, plusieurs
phnomnes ont lieu de manire concomitante et il nest ni facile ni
prudent dtablir des rapports de causalit. Avec lapparition du
proltariat ouvrier engendr par lessor de lindustrie, se constituent
des organisations syndicales ou mme politiques visant dfendre les
intrts des travailleurs mais aussi des organisations chrtiennes de
bienfaisance, sous linfluence de croyants sincres et actifs, choqus
par la misre ouvrire et dsireux dy apporter des palliatifs. Dans son
Histoire sociale de la France au XIXme sicle, lhistorien Christophe
Charle note que Ce qui tait la rgle dans les trois premiers quarts du
XIXme sicle, les journes de 12 14 heures, tend devenir
lexception52. A cela, il faut ajouter des conditions de travail
dsastreuses, non seulement dans les mines de charbon quvoque E.
Zola, mais aussi dans lindustrie textile qui emploie une main-duvre
trs jeune et souvent fminine, peu rmunre. Quels que soient
lentreprise et le type de travail quon y effectue, on ne trouve nulle
part, presque tout au long du XIXme sicle, les conditions minimales
dhygine et de scurit. Accabls par un dur travail dont rien nallge
la pnibilit, rduits au chmage la moindre crise, mal nourris, mal
logs, mal pays, les ouvriers ont une esprance de vie rduite et
aucun espoir de pouvoir chapper la prcarit de leur sort ; les
difficults survenues vers le milieu du XIXme sicle, avant 1848,
52

Christophe Charle, op. cit., p. 290.

Ralits sociales

99

illustrent la raction en chane qui met dans le besoin une partie de la


population dans certaines rgions53. Quelques mauvaises rcoltes
suffisent priver les travailleurs agricoles de ressources et
gnraliser la misre.
Sous la Monarchie de Juillet, deux rvoltes qui ont lieu
Lyon, en 1831 et 1834, montrent la gravit des conflits du travail :
chaque conflit du travail, chaque trouble n de la misre urbaine peut
entraner trs vite la masse des classes populaires dans la rvolte ouverte et
la remise en cause de la classe au pouvoir, celle-ci ne ngociant jamais ou,
quand elle le fait, ne tenant jamais ses engagements54.

Quoique peu organis lorigine et souvent trs htrogne en raison


des conditions de travail et des niveaux de salaires qui varient
considrablement suivant limplantation gographique des entreprises,
la nature de leur production, la provenance et la qualification de la
main-duvre, le proltariat ouvrier va tisser des liens avec les
partisans et les thoriciens de ce quon a appel le socialisme
utopique. Ainsi, entre fvrier et juin 1848, la fraction la plus
organise de la classe ouvrire se fait entendre au plus haut niveau de
ltat et elle est en mesure de faire reconnatre comme lgitimes
certaines revendications impliques par les crits dinspiration
socialiste55. Ds les annes 1860, existe un mouvement ouvrier
autonome, indpendant des organisations patronales, conscient de ses
intrts spcifiques, capable de conduire des grves de grande
ampleur. Une grande vague revendicative se produit entre 1868 et
187056, crit Christophe Charle, cest--dire immdiatement dans la
foule de la cration de la premire Internationale, Londres, en 1864.
A la veille de la chute du Second Empire et des vnements tragiques
de la Commune de Paris, il apparat bien clairement que le
mouvement ouvrier sest dot de structures indpendantes qui lui
permettent dexprimer ses revendications, de manire efficace et
responsable. La progression de lInternationale ouvrire ne peut que
susciter linquitude de lglise et lui faire redouter la perte de son
influence. Bien avant la fin du XIXme sicle, elle a pris conscience
53

Ibid., p. 60.
Ibid., p. 56.
55
Ibid., p. 58.
56
Ibid., p. 132.
54

100

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

de limportance des questions sociales et sen est proccupe sa


manire, notamment travers la bienfaisance.
Sans doute Marguerite Yourcenar na-t-elle pas tort de
souligner que son pre a dcouvert en Angleterre lexercice dune
solidarit proltarienne, quil a tent de reproduire parmi les paysans
du Mont Noir. Est-ce en raison dune rvolution industrielle plus
prcoce quen France ou dune plus grande sensibilit de la religion
aux difficults ouvrires ? Toujours est-il que la solidarit avec les
plus dmunis est apparue plus tt en Angleterre quen France mais
cela ne signifie nullement que les catholiques franais soient rests
indiffrents. Dans les annes 1860, le pasteur mthodiste William
Booth sinstalle dans lEast End londonien, pour mener bien sa
mission dvanglisation, qui donne naissance en 1878 lArme du
salut, organise sur le modle de larme anglaise57; la force de cette
organisation consiste associer apostolat et philanthropie ; bien que
cette dernire ne soit pas le but ultime, le pasteur Booth et ses mules
ont compris immdiatement quil ne servait rien de prcher les
valeurs de lEvangile des gens dans le dnuement complet ; aussi,
ont-ils commenc par les uvres de bienfaisance et de relvement
social avant lvanglisation. On peut donc considrer que
lArme du salut reprsente une des premires tentatives de lpoque
contemporaine pour faire face au phnomne de la dsaffection des classes
laborieuses ou dfavorises lgard du christianisme58.

Mais la mme poque, le clerg sacquitte en France de multiples


fonctions sociales : enseignement, surtout fminin, et assistance
mdicale. Christophe Charle note que Se met en place sous le Second
Empire une mdecine rurale gratuite pour les indigents assure par les
religieuses59, qui fournissent aide et soins sans ngliger lextension
des coles congrganistes dans les couches pauvres de la population.
Lhistorien admet en conclusion que

57

Encyclopedia Universalis, E.U. France, Paris, volume 20, septime publication, mai
1979, p. 1700.
58
Ibid., p. 1700.
59
Christophe Charle, op. cit., p. 84.

Ralits sociales

101

Dans une socit rurale pauvre, ladministration et la mdecine ne peuvent


se passer de ce rseau dencadrement sanitaire notamment pour lutter contre
les pidmies ou diffuser la vaccination60.

En France comme en Angleterre, les autorits religieuses ont


conscience quelles ne peuvent se dsintresser des questions sociales,
quil y va de leur autorit morale, sans doute aussi de leur survie dans
une socit en profonde mutation et bien souvent, en France, les
religieuses apparaissent comme les seules capables dinspirer
confiance aux plus dmunis et de leur faire accepter les innovations.
Elles font figure de relais pour atteindre les couches sociales
dfavorises.
Le rle dvolu aux femmes dans lexercice de lenseignement
et de la bienfaisance se manifeste tt parmi les protestantes. A leur
intention, est cr le ministre de diaconesse. Ainsi des protestantes
de couches sociales moyennes peuvent exercer des fonctions
caritatives et sociales ds les annes 1830 en Allemagne, 1840 en
France61 et traditionnellement, la femme du pasteur participe aux
tches de son mari62. Lengagement social, les uvres de bienfaisance
qui satisfont la fois lesprit de charit du christianisme et la ncessit
de faire connatre lEvangile aux impies remplissent galement une
fonction de rapprochement des classes63 dont les femmes
apparaissent comme de prcieuses auxiliaires. Daprs le tmoignage
de Marguerite Yourcenar, ce phnomne ne se produit pas la
campagne. Quil sagisse de sa famille maternelle ou paternelle, le
rle des femmes se limite la maison ; Michel Charles se rend dans
ses fermes mais aucun moment, Marguerite Yourcenar nvoque
Nomi parcourant la campagne pour assurer le lien avec les familles
de paysans. Par contre, ds sa jeunesse, Jeanne dcouvre la souffrance
humaine autour delle et essaie de la soulager. Guide par des pasteurs
et approuve par sa mre, elle fait des visites aux hpitaux et aux
prisons Dresde, sentretient avec les infirmires qui la familiarisent
avec les maladies mentales64 et sinitie la dchance et la dtresse
des hommes, auxquelles plus tard elle consacrera du temps en
compagnie dEgon.
60

Ibid., p. 84.
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 247.
62
Ibid., p. 246.
63
Ibid., p. 256.
64
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1252.
61

102

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Dans un autre cas encore, on constate que la bienfaisance


concide avec des ncessits conomiques ; pendant bien longtemps,
en pays catholique, la fille-mre, assimile une fille perdue et
coupable, tait rejete et abandonne son triste sort. Or, vers la fin
du XIXme sicle, la dnatalit inquite les conomistes franais et
leurs yeux, un enfant naturel a autant de valeur quun enfant lgitime.
Aussi estiment-ils quil convient daider la mre clibataire lever
son enfant et ainsi peu peu, le modle anglo-saxon de charit
maternelle lgard de ces mres simpose-t-il en France, la religion
imprimant dans lesprit des fidles quen sacquittant de ses
responsabilits lgard de son enfant, la pcheresse samende65. En
dehors des religieuses catholiques et des diaconesses protestantes pour
qui la bienfaisance relve dune mission sacerdotale, de nombreuses
aristocrates se consacrent aux uvres sociales caritatives : Exclues
de la scne politique officielle, les femmes catholiques trouvent dans
la bienfaisance leur terrain daction66. La femme trouve l une sorte
de compensation, une espce didentit sociale personnelle mais sans
doute faut-il voir dans cette rpartition des tches ltat desprit
caractristique de la socit bourgeoise du XIXme sicle : aux
hommes reviennent les tches de gestion, de production de richesses,
qui font intervenir lintellect tandis que le domaine de prdilection des
femmes se trouve dans tout ce qui relve du cur, de la sensibilit.
Quoique leur dvouement ne soit pas lobjet de beaucoup de
reconnaissance dans leur milieu social, elles lui rendent certainement
de fiers services en amortissant un peu le choc de la lutte des classes.
En France le catholicisme social revt une ampleur
supplmentaire au XXme sicle, avec la loi de sparation de lglise
et de ltat, en 1905. Menace dans son existence mme, lglise
intensifie ses efforts pour devenir une glise dynamique, proche des
pauvres. En matire denseignement, rien nest nglig mais des
initiatives sont prises aussi dans la constitution dassociations
sportives de jeunes. Sous linfluence des jsuites, est cre au dbut
du XXme sicle lAction populaire qui permet de diffuser le
catholicisme social au moyen de revues, livres et autres imprims. A
la mme poque, des syndicats agricoles, ainsi que des syndicats
demploys, voient le jour, sous linfluence de militants catholiques67.
65

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 421.


Ibid., p. 215.
67
Dominique Lejeune, op. cit., p. 130.
66

Ralits sociales

103

Plus encore, ds 1906, Marc Sangnier cre la revue le Sillon, qui


donne naissance au parti du mme nom. Recrutant surtout parmi les
employs et tudiants, il incarna la fois la dmocratie chrtienne, le
mouvement laque au sein de lglise, le coopratisme ouvrier et le
syndicalisme chrtien68. Bien que condamn par le Vatican en 1910,
ce courant moderniste, auquel il faut associer dautres noms comme
celui de labb Lemire, marque profondment le catholicisme et
apporte un renouveau dcisif.
En quelques phrases, Marguerite Yourcenar esquisse le
portrait de cet ecclsiastique que Michel respecte et admire et dont les
uvres ont permis que le nom ne ft pas oubli :
cumnique avant la lettre, fraternisant dinstinct avec les aumniers
protestants des corps expditionnaires anglais et amricains dans le Nord,
ce fils de paysan trace son sillon avec la lenteur obstine de ceux qui ont
labour la terre. Ses jardins ouvriers, dtests du patronat, nont pas pour
seul but doffrir au salari des villes un peu plus dair pur, une aide
alimentaire contre la chert de la vie, mais une sorte de rhabilitation par le
contact avec le sol69.

Chrtien authentique mais ha de la droite catholique, il est inscrit au


parti de la gauche radicale. Dans ce prtre honnte, courageux et
fidle lEvangile, Marguerite Yourcenar reconnat non seulement un
homme de bien mais aussi un homme qui a gard le contact avec la
nature, qui en connat les vertus et nest pas perverti par les fausses
valeurs de la civilisation moderne. Les proccupations humanitaires
qui se font jour chez labb Lemire concernent aussi Jeanne et Egon
qui y consacrent dj beaucoup de temps avant leur mariage :
En ville, les tches charitables auxquelles les a dresss leur bonne formation
protestante leur servent dexcuse pour se rejoindre, dautant plus acceptable
que les ides humanitaires sont de mode en ce dbut de sicle, et lducation
des masses considre le plus grand des services sociaux quon puisse
rendre70.

Egon donne des cours de musique de jeunes dlinquants que le


pasteur essaie de rduquer, Jeanne rend service en tant quassistante
bnvole dans un asile dalins. En ce dbut de XXme sicle, les
68

Ibid., p. 131.
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1398.
70
Ibid., p. 1258.
69

104

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

uvres sociales et le bnvolat commencent se dvelopper dans les


pays dEurope de lOuest, initis par les protestants, bientt suivis par
les catholiques, avant dtre relays un peu plus tard par des
organisations laques.

II Priode des USA


Dfense des opprims
Racisme et problme noir
Bien que Le Labyrinthe du monde soit riche en vocations des
ralits sociales caractristiques de ses jeunes annes, cest surtout
pendant le sjour amricain que Marguerite Yourcenar sintresse de
multiples phnomnes dont on trouve des chos dans des essais, des
lettres, des entretiens. La vie en Amrique et certainement linfluence
de Grace Frick lui font prendre conscience de la gravit du problme
noir et du racisme dont elle traite dans un article71 ainsi que dans la
prface ldition de ses traductions des Negro Spirituals72. Les ides
exposes dans ces deux textes ne prsentent pas de diffrences et sont
seulement plus dveloppes dans la prface. Aprs stre bien
documente, Marguerite Yourcenar fait valoir que lhistoire tout
entire des Noirs est faite de violence et dexploitation du ngre73.
Ds lpoque des pharaons, ils taient soumis lesclavage ; cela
continue Rome o lesclave peau de bronze ou dbne tait une
denre de luxe. Quelques sicles plus tard, les marchands arabes se
pourvoient de domestiques pour Bagdad et Istanbul lors de razzias
effectues en Afrique ; ceux quils destinent devenir des serviteurs
dans les harems, ils infligent les traitements les plus barbares, souvent
mortels. Avec la dcouverte du Nouveau Monde et les premires
formes de colonisation, le Noir dAfrique cessera dtre un objet de
curiosit et deviendra une vritable marchandise de premire
ncessit. Ainsi, crit Marguerite Yourcenar,
71
Marguerite Yourcenar, art. intitul : Le problme noir aux Etats-Unis (16191964), Preuves, juin 1964, p. 3 12.
72
Marguerite Yourcenar, Fleuve profond, sombre rivire, NRF, Posie / Gallimard,
1966, prface p. 7 64.
73
Ibid., p. 8.

Ralits sociales

105

Trois continents se trouvaient impliqus dans un ngoce o lAfrique


fournissait la matire premire, lEurope les capitaux et les moyens de
transport, et le Nouveau Monde les acheteurs74.

Dsormais, lesclavage est organis grande chelle, il


sinstitutionnalise en quelque sorte et un commerce prospre, qui va
permettre de raliser des fortunes, stablit entre lAfrique et
lAmrique via lEurope. Les avantages de ce commerce humain avec
lAfrique sont tels que le marchand a encore des bnfices
confortables si le taux de mortalit atteint cinquante pour cent de sa
cargaison75 et on value sept annes la priode de rendement
maximum de lesclave76. Marguerite Yourcenar montre laide des
donnes chiffres les plus fiables quelle exploitation humaine les
grands pays dits civiliss ont pu se livrer et sur quelles bases se sont
dvelopps le capitalisme et la richesse des tats-Unis. Les rgimes
politiques pris de liberts civiques comme lAngleterre et la Hollande
ont considr lesclavage comme une ncessit, de la mme faon que
les religions protestante et catholique. Il faut attendre la fin du
XIXme sicle (1863) pour que labolition de lesclavage soit
proclame et cette disposition lgale ne met pas fin aux malheurs des
Noirs. Dans les Etats esclavagistes du Sud des tats-Unis, le racisme
reste profondment ancr et partout, lancien esclave, maintenant
affranchi, devient un concurrent pour le Blanc dont il est par
consquent ha et mme si lgalit existe sur le papier, la ralit
montre une discrimination tenace, sur le plan du droit de vote, de
linstruction et du mariage. Consciente de la gravit de la question du
statut des Noirs et de la difficult de rsoudre des problmes si
profondment enracins dans lhistoire des tats-Unis, Marguerite
Yourcenar conclut :
Le drame davant-hier ou dhier tait lesclavage, puis les squelles
conomiques de celui-ci ; le drame daujourdhui est ici comme partout la
fomentation consciente et organise de lhostilit de lhomme pour
lhomme ; et avant tout de cette forme endmique de la haine quest de nos
jours le racisme77.

74

Ibid., p. 10.
Ibid., p. 11.
76
Ibid., p. 14.
77
Ibid., p. 29.
75

106

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Luniversalit induite par lexpression ici comme partout mriterait


peut-tre une nuance ; lhostilit de lhomme pour lhomme qui se
fonde sur un pareil pass dexploitation, de souffrances et
dhumiliations ne peut seffacer aisment et lassimilation des deux
races se rvle dune grande complexit78.
Il convient de prciser quelle tait la situation du problme
noir aux USA quand Marguerite Yourcenar a publi ses textes. Le 2
juillet 1964, est vote la loi fdrale sur les droits civiques des
hommes de couleur. Cette loi qui entend mettre fin la sgrgation
dans les tablissements et lieux publics et prohiber les discriminations
sur le plan professionnel, conomique et social fait natre des espoirs
chez Marguerite Yourcenar, dautant plus que ltat fdral se dit prt
prendre les choses en mains pour assurer le respect de la loi. Mais,
ajoute-t-elle,
Elle [lintgration des Noirs] dpend aussi de lvolution politique des
tats-Unis tout entiers dans les mois qui viennent, et enfin de facteurs
conomiques qui ne sont quun autre et persistant aspect de la mme vieille
iniquit79

et les minorits violentes, racistes et haineuses des deux bords


linquitent. Lintgration des Noirs et le respect de leurs droits et de
leurs personnes exigent de la part de tous la volont de faire rgner la
78
Deux articles intressants sont consacrs la question du problme noir dans
luvre de Marguerite Yourcenar, Carminella Biondi, Marguerite Yourcenar et le
problme noir in Marguerite Yourcenar essayiste, Tours, SIEY, 2000, p. 237 244,
montre que tout en dnonant lglise qui na pas condamn la pratique de
lesclavage, Marguerite Yourcenar sait reconnatre que La religion a offert
lesclave noir la passion du Christ, limage du Christ clou sur la croix, dans laquelle
il a retrouv tout naturellement limage de son frre bless (p. 243) qui a fourni la
substance des Spirituals les plus remarquables. Elle est aussi sensible lmotion
profonde et sincre de Marguerite Yourcenar touche par la vie des humbles.
Francesca Counihan, Accueillir lAutre dans son altrit : les traductions amricaines
de Marguerite Yourcenar, in Marguerite Yourcenar, critures de lAutre, op. cit., p.
117 126, insiste sur le fait que la culture europenne est le modle de rfrence de
Marguerite Yourcenar et que cela entrane le constat implicite de linfriorit
culturelle du Noir (p.121) et ltonnement de lcrivain devant une inspiration si
haute, inattendue de la part desclaves incultes. Mme sil y a une part de vrit dans
ce jugement, il est certainement excessif (voir chapitre : Pense politique et sociale,
3me partie, chapitre 2).
79
Marguerite Yourcenar, FP, p. 28.

Ralits sociales

107

loi et de construire un monde de justice dont elle se demande si les


extrmistes, Noirs autant que Blancs, le veulent vraiment. Dix ans
plus tard, en 1974, elle ajoute une petite note prcisant que ses craintes
et apprhensions ntaient que trop justifies et elle trace un sombre
bilan :
Lassassinat de Martin Luther King, les rvoltes des ghettos, lapathie du
gouvernement fdral et de lopinion publique en ce qui concerne la mise
excution des lois scolaires et la rsistance obstine du Sud celles-ci,
laccroissement du racisme et du chauvinisme noirs, invitables certes, mais
nfastes comme tous les chauvinismes et comme tous les racismes, ont
rendu la rconciliation des deux races plus ardue, sinon impossible, dans le
prochain avenir80.

Absence de volont politique dun ct, sentiment de trahison


dbouchant sur le dsespoir, la radicalisation, la violence et la haine
de lautre ct : telle est dans les annes 70 la situation explosive et
plus insoluble que jamais qui dresse face face Blancs et Noirs. Mais
comment en est-on arriv une pareille tension entre les deux
groupes ? Comment sexpliquent les trs durs affrontements des
annes 60 et 70 ?
Un rsum simplifi des vnements survenus au XXme
sicle permet de comprendre un peu mieux lvolution de la situation.
Tout en aspirant un mme but, lgalit complte avec les Blancs,
les Noirs ont dvelopp des stratgies diffrentes pour tenter dy
parvenir. Correspondant une vue lgaliste de lvolution, le
gradualisme compte atteindre lgalit progressivement par la loi et
les dcisions de justice. Lorganisation reprsentative de cette
tendance, la NAACP, multi-raciale reprsente les intrts de la
bourgeoisie noire, librale, plus soucieuse de ses intrts propres que
de ceux de la masse81 ; aussi na-t-elle jamais russi simplanter
dans les couches populaires. La conception de laction selon cette
organisation sinscrit dans le long terme ; elle ne comporte pas de
coups dclat, dactions collectives spectaculaires mais fonde plutt
ses espoirs sur linfluence exerce sur des reprsentants au Congrs
par exemple ; il sagit de faire voluer le systme lgislatif amricain
et dobtenir les mesures favorables aux Noirs patiemment, sans avoir
recours des mthodes dures. Le gradualisme ne sest pas rvl
80
81

Ibid., p. 30.
Claude Fohlen, Les Noirs aux Etats-Unis, PUF, Que sais-je ?, Paris, 1999, p. 82.

108

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

inefficace, il a permis aux Noirs dobtenir certains avantages mais son


action, qui ne sexerce pas directement sur le plan politique,
voquerait plutt celle dassociations de solidarit, voire de syndicats,
qui dfendent bien les intrts des Noirs mais nengagent pas de
rformes fondamentales de la socit. Cest bien cela qui va
provoquer la constitution dorganisations dintgration.
Lasss dattendre des solutions par la voie lgale et lgislative
et peu confiants dans la volont de certains tats voire de ltat
fdral daccorder aux Noirs les mmes droits quaux Blancs, les
partisans de lintgration ont pour mot dordre Freedom now. Cette
formule traduit bien leur impatience et leurs exigences. Ils veulent leur
libert tout de suite et entendent lacqurir par eux-mmes mais
privilgient laction non-violente. La premire organisation
intgrationniste, le CORE (Congress of Racial Equality) a t fonde
en 1942. Il sagit dun mouvement interracial surtout nordiste, dont la
mthode daction la rsistance passive destine alerter lopinion
sinspire beaucoup de Gandhi. Constitu lorigine surtout de jeunes
intellectuels, le CORE a su gagner la confiance des masses en
participant des actions collectives ; en retour, ladhsion de
nombreux jeunes lui a insuffl un dynamisme nouveau. Privilgiant
laction en milieu urbain o se concentrent aujourdhui le plus grand
nombre de Noirs, le CORE sintresse de prs aux questions sociales :
logement, travail, enseignement... En 1956, Atlanta, est fonde une
autre organisation intgrationniste : la Southern Christian Leadership
Conference (SCLC), prside par le pasteur Martin Luther King ;
pasteur baptiste, King sest form la lecture des philosophes et il
subit linfluence des ides sceptiques et libertaires de Thoreau ainsi
que la doctrine de la non-violence de Gandhi82. Marqu par ces
apports divers, M. L. King privilgie la non-violence, qui nexclut
nullement la rsistance ; il sagit pour les Noirs de ne pas engager des
actions violentes mais la rsistance lagression, la violence de
ladversaire est lgitime. Association chrtienne lorigine, la SCLC
se transforme rapidement en mouvement de masse sous limpulsion de
la personnalit de son leader et en raison de lexaspration des Noirs,
pour qui lobtention des droits civiques ne peut suffire ds lors que
leur misre saccrot de jour en jour :

82

Ibid., p. 89.

Ralits sociales

109

Dune part, le Noir est la victime de lvolution actuelle vers lautomation :


chaque semaine, il perd des milliers de possibilits demplois [] Les
moyens dexistence de centaines de milliers de Noirs ont diminu parce que
les emplois non qualifis ou semi-qualifis disparaissent. De lautre, ils
souffrent encore des consquences dune infriorit accumule au cours de
deux sicles de servitude ou semi-servitude83,

crit Claude Fohlen, propos de la situation conomique et sociale


des annes 60. Labolition de la sgrgation est bien sr une mesure
positive mais encore faut-il que les Noirs ne subissent pas une
discrimination sur le plan du travail notamment. Autrement, en dpit
de lacquisition des mmes droits que les Blancs, ils resteront dans
une situation de complte ingalit. La doctrine de la non-violence ne
peut luder les questions politiques dont M. L. King a conscience ; les
problmes des Noirs ne sont pas fondamentalement diffrents des
problmes des Blancs appartenant aux basses couches sociales ; par
consquent, une alliance simpose entre le monde ouvrier blanc et les
gens de couleur, qui connaissent des difficults identiques.
Un mouvement a la particularit dinspirer Marguerite
Yourcenar peu de sympathie : ce sont les Black Muslims (musulmans
noirs), dont les origines remontent sans doute au dbut du XXme
sicle, en rgression certaines poques, en progression dautres, un
peu en fonction des leaders, les prophtes comme on les dsigne. A
la diffrence des mouvements prcdents qui tous, par des voies
diffrentes, veulent une socit o Noirs et Blancs vivront dans
lgalit, les Black Muslims rclament la sparation, deux entits
distinctes : Noirs et Blancs avec leurs religions particulires, leurs lois,
etc Dinspiration la foi religieuse et nationaliste, les Black
Muslims constituent un mouvement de masse qui nest pas sans
analogie avec une secte et qui rencontre un cho favorable surtout
parmi les groupes les plus dshrits.
Dapparition beaucoup plus rcente, puisquil sest cr en
1966, en Californie, le mouvement dirrductibles, les Black Panthers
(les Panthres noires), rompt rsolument avec la doctrine de la nonviolence ou du lgalisme. Claude Fohlen les prsente comme des
activistes rsolus, qui
prconisent la lutte main arme pour la conqute du pouvoir. Organiss de
faon paramilitaire, portant un uniforme et des armes, ils harclent la police,
83

Ibid., p. 91.

110

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


symbole de lestablishment blanc [] La violence est la mme, quil
sagisse de la guerre proprement dite ou de la lutte contre la domination des
Blancs. Les inspirateurs, ce sont la fois les Vietcongs, les gurilleros
dAmrique latine [] et les rvolutionnaires cubains [] Les Panthres
noires ambitionnent de renverser la socit avant de la reconstruire sur la
base de groupes activistes dont les militants noirs seraient le fer de lance84.

Dans lagitation et le climat de tension de la fin des annes 60, les


Panthres noires rencontrent une certaine audience et nhsitent pas
affronter les reprsentants de lordre. Il sensuit des heurts, souvent
trs violents mais la police, dcide mettre un terme leur activisme,
ne relche pas la rpression. De nombreux militants de ce mouvement
sont limins physiquement, dautres choisissent lexil et finalement,
las de tant de violences et daffrontements, ceux qui, un temps, ont
suivi les Panthres noires, renoncent toute activit.
Dinspiration trs dissemblable, fonds sur une conception de
laction parfois compltement oppose, les mouvements noirs ne
prsentent gure dhomognit. Cela explique peut-tre en partie
leurs difficults mener des actions coordonnes et constructives pour
faire aboutir leurs exigences. Nanmoins, on peut remarquer que
jusque dans les annes 50, les Noirs taient victimes du racisme blanc.
Dans les annes 60, ils commencent prendre leur destin en main, ce
qui marque au moins une prise de conscience et lmergence dune
maturit politique. Il convient dexaminer ce qui caractrise
prcisment ltat du problme noir au cours de cette dcennie o
Marguerite Yourcenar choisit de publier sa traduction des Negro
Spirituals. Les historiens font remonter un banal incident qui eut lieu
dans lAlabama, en 1955, le dbut du soulvement noir85. Comme
dans tout vnement historique dimportance, la cause immdiate,
parfois futile, ne fait quenflammer un brasier qui couve depuis
longtemps. Tel est bien le cas pour la sgrgation aux tats-Unis. Le
refus dune employe noire de cder sa place dans un bus un Blanc,
selon lusage tabli, provoque son arrestation. La communaut noire
riposte par le boycott des autobus de la ville, ce qui leur vaut un
dficit considrable. Des commerces qui pratiquaient la discrimination
raciale subissent le mme sort que la compagnie dautobus.
Finalement, cette action entirement pacifique, largement initie par le
84

Ibid., p. 101.
Ibid., p. 103. Lincident a lieu Montgomery o M. L. King exerce ses fonctions
vangliques.

85

Ralits sociales

111

pasteur King, se solde par le succs : la sgrgation dans les transports


est leve dans plusieurs villes. En 1960, apparat une nouvelle forme
de lutte, galement non violente : les sit-in (occupation sur le tas) dans
les restaurants. Ce mouvement, qui contamine rapidement de trs
nombreuses villes, entrane la suppression de la sgrgation dans ces
lieux publics, la fin de lanne 1961. Puis le mouvement faisant
tache dhuile, il affecte dautres lieux publics tels que des glises, des
quartiers. Cette extension des sit-in toutes sortes de lieux montrait
clairement que les Noirs refusaient dsormais la sgrgation, de
quelque ordre quelle soit.
En 1961, linitiative du CORE, une autre forme daction
conue comme non-violente fut inaugure. Les transports en furent
une nouvelle fois le thtre. Au dbut mai 1961, plusieurs autobus
ayant bord des Blancs et des Noirs les Freedom Riders quittrent
Washington destination du Sud86. En Alabama, eurent lieu de
multiples incidents avec la foule hostile qui attendait les Freedom
Riders et ils tournrent lmeute particulirement violente
Montgomery, cependant que la police tardait intervenir. Bien que le
mouvement des Freedom Riders ait caus la rapparition de la
violence jugule jusquen 1961, linterdiction de la discrimination
raciale dans les transports routiers est raffirme lautomne 1961.
Les tentatives de dsgrgation menes lUniversit furent moins
concluantes ; la socit sudiste ntait pas dispose faire des
concessions sur ce plan. Quoique les actions non-violentes aient
permis quelques succs, parfois malheureusement en sombrant dans la
violence et en faisant des victimes, les Noirs taient encore loin de
lgalit avec les Blancs. Lanne 1963, centenaire de la proclamation
dmancipation qui ntait pas entre dans les faits, fut dcisive. Les
Noirs voulaient mettre un terme dfinitif leur tat dinfriorit.
La ville de Birmingham, haut lieu du racisme en Alabama, fut
choisie pour organiser ds le dbut avril, des sit-in et manifestations
pacifiques. Ds quil fut visible quil sagissait dune action
dtermine, de grande ampleur, la police intervint sans mnagements
et de nouveau, les deux communauts saffrontrent avec rage. Il
fallut lautorit de ltat fdral et la menace dune intervention de ses
troupes pour calmer les esprits et encore la situation demeura-t-elle
explosive. De loin les plus violents et les plus sanglants, les
86

Ibid., p. 105.

112

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

affrontements de Birmingham firent des mules dans la plupart des


villes du Sud. Puis les leaders noirs dcidrent dorganiser le 28 aot
1963 une marche sur Washington. Il sagissait de faire pression sur le
Congrs pour lobtention de la loi sur les droits civiques, grce un
rassemblement considrable soutenu par des instances telles que les
glises blanches, le Congrs juif amricain, etc...87. Cette
manifestation, impressionnante par le nombre de participants et leur
discipline, montra la dtermination des Noirs et leur capacit de
sorganiser. Consquence directe ou non ? La loi sur les droits
civiques fut vote en juillet 1964 et Claude Fohlen affirme que
jamais texte ntait all aussi loin [...] dans laffirmation de la
suprmatie fdrale88, par rapport aux Etats locaux et quon pouvait
esprer voir voluer les choses. De cette loi, Marguerite Yourcenar
juge quil sagit dun immense gain juridique, qui donne de lespoir
mais qui risque malheureusement de se heurter la rsistance des
Etats du Sud, dont lhostilit lingrence du pouvoir central89 ne
sest pas dmentie depuis la guerre de Scession. En publiant la
traduction des Negro Spirituals la fin dune dcennie riche en
vnements, Marguerite Yourcenar sinscrit pleinement dans
lactualit. On ne peut pas vritablement parler dengagement de sa
part mais elle se montre sensible aux phnomnes de discrimination
raciale qui sexpriment quotidiennement dans un tat dmocratique tel
que les tats-Unis dAmrique. Marque par lapproche des lections,
lanne 1964 se droule plus calmement que la prcdente ;
cependant, des meutes ont lieu dans les grandes villes du Nord ;
causes surtout par la misre et le dnuement, elles dnoncent
invitablement la discrimination qui sapplique aux Noirs. En
labsence de parti et de reprsentants noirs, les lections de 1964 se
jouent comme dhabitude entre les deux grands partis traditionnels
mais elles montrent que les voix de llectorat noir se reportent plutt
sur le parti dmocrate.
Lanne 1965 voit lapplication dune nouvelle loi, qui facilite
linscription des Noirs sur les listes lectorales. Mais le faible succs
de cette opration trahit le manque dintrt des Noirs qui, laction
lgale, par la voie lectorale, prfrent laction directe, sur le terrain.
De nouvelles meutes trs violentes se produisent en 1965, notamment
87

Ibid., p. 109.
Ibid., p. 110.
89
Marguerite Yourcenar, FP, prface, p. 28.
88

Ralits sociales

113

Los-Angeles et tout lt 1966 est marqu par des affrontements


entre Blancs et Noirs, que le pasteur M. L. King ne parvient pas
contrler. Dans la jeunesse, saffirment de nouvelles tendances, le
Black power (le pouvoir noir), qui rclame la participation immdiate
au pouvoir. A la fin des annes 60, une tendance la scission se
dessine dans le mouvement noir ; les jeunes, impatients, se rallient
plutt aux Panthres noires cependant que les partisans de
lintgration, rangs derrire Martin Luther King, sefforcent de tirer
parti des nouvelles dispositions lgislatives et dagir dans la lgalit.
Lassassinat du pasteur en avril 196890 remet tout en question et dans
les annes 1970, le mouvement noir sessouffle. Faute de leader, les
intgrationnistes perdirent de la vigueur ; quant aux activistes,
partisans du Black power, ils furent neutraliss par les forces de
lordre. Il est exact quen 1974, le problme noir pouvait paratre
presque inextricable. En dpit des bonnes volonts, dans les deux
communauts, la haine, la violence et pour finir le dsordre complet
avaient pris le dessus. Au sortir de prs dune dcennie
daffrontements qui avaient attis la haine, comment croire la paix ?
Pourtant, le pessimisme de Marguerite Yourcenar bien
comprhensible en 1974 ntait peut-tre pas entirement fond.
Dans les annes 60 et le dbut des annes 70, a lieu la guerre du
Vietnam, o des jeunes (parmi lesquels de nombreux Noirs) trouvent
la mort, do dautres reviennent marqus jamais et contre laquelle
enfin se dresse la majorit des Amricains. Il sagit donc dune poque
trs trouble de lhistoire amricaine, o la violence est
particulirement omniprsente et o les rapports sociaux refltent de
grandes tensions. Mme sil subsiste pour les Noirs de nombreuses
raisons de se sentir victimes de la discrimination, quil sagisse de la
justice souvent plus svre pour les Noirs que les Blancs , du
chmage, de la misre qui accablent ingalement les deux
communauts, il nen reste pas moins que les mesures lgislatives des
annes 60 ont produit quelques effets. En accdant plus largement
lenseignement et des emplois qualifis, la couche moyenne sest
toffe et au moins en droit, les Noirs peuvent accder comme les
Blancs des responsabilits administratives ou politiques.
La sgrgation raciale a invitablement des consquences
trs long terme, de multiples faons. Il faut dabord faire voluer la
90

Claude Fohlen, op. cit., p. 112-113.

114

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

loi, tche difficile, puis attendre que les squelles du racisme


sattnuent et seffacent progressivement pour quapparaisse un
nouvel tat desprit. Tout cela nest assurment pas ralis aux USA
mais sagit-il seulement dun problme racial ? La discrimination
sociale concerne-t-elle seulement les Noirs ? Les immigrs venus
dAmrique latine par exemple, les Blancs exclus de la prosprit
conomique ne subissent-ils pas un sort semblable celui des Noirs ?
Certes, le pass historique nest pas le mme mais le prsent ne les
met-il pas sensiblement galit ? Le dsenchantement91 qui a sembl
caractriser la population noire au lendemain des pisodes de violence
ne correspond-il pas un dbut de prise de conscience quil ny a pas
la fin du XXme sicle un problme exclusivement noir, susceptible
de se rsoudre sur le champ ? Lingalit sociale aux tats-Unis nest
pas quune affaire de couleur de peau, les explosions de haine raciale
qui dsesprent Marguerite Yourcenar en 1974 ne peuvent conduire
aucune solution mais peut-tre favorisent-elles la longue la
comprhension que seule la solidarit entre tous ceux qui souffrent des
lois impitoyables de limprialisme amricain peut permettre de sortir
de limbroglio. Cela, Marguerite Yourcenar ne pouvait le percevoir
mais trente ans plus tard, les donnes du problme ont certainement
chang.
Dans divers entretiens, Marguerite Yourcenar est amene
voquer le problme noir de mme que celui des minorits. Un
entretien accord en 1984 Josyane Savigneau92 complte ce quelle
avait crit dans les annes 1960. Elle dclare que lintrt accord aux
minorits noires en 1968 na pas eu de suite et que la situation en 1980
nincite pas loptimisme. Dans leur majorit, les Noirs en viennent
renier leur ngritude, dit-elle.
Trs peu ont dvelopp le sentiment dune identit noire. Les plus
audacieux la revendiquent mais non sans amertume et sans une sorte
darrogance voulue. Lcole mixte na pas servi aux Noirs : ils y restent en
minorit, ny sont pas rellement accueillis et deviennent simplement des
petits Blancs de second ordre93.

Elle dplore aussi en les comprenant que les Noirs rejettent le


Spiritual comme symbole de leur esclavage et elle y voit plutt une
91

Ibid., p. 113.
Marguerite Yourcenar, PV, p. 311 328.
93
Ibid., p. 314.
92

Ralits sociales

115

rgression quun progrs. Cette analyse exprime dabord lintrt de


Marguerite Yourcenar pour les ralits sociales de son temps, la
rigueur de son observation et sa conscience politique. Lingalit qui
caractrise les tats-Unis la choque et selon elle, il ny a pas grandchose gagner devenir un parfait Amricain, calqu sur le modle
blanc. Dautre part, cette dfense de lidentit noire tendrait indiquer
quelle voit l une source denrichissement pour la socit et la culture
amricaines ; si les Noirs sont simplement assimils au point de se
fondre dans la forme gnrale, tout ce qui constituait leur spcificit,
leur originalit sera perdu pour lhumanit. Cette faon denvisager le
problme ne semble pas vraiment corroborer lopinion de Francesca
Counihan, qui pense quinconsciemment, Marguerite Yourcenar dnie
une valeur universelle la culture noire par rapport la culture
blanche qui est sa rfrence94. Mme si les modes de penser et de
vivre en Amrique du Nord viennent pour lessentiel de la vieille
Europe, Marguerite Yourcenar semble les considrer comme autres et
trangers. Quelles quaient t ses ides dans sa jeunesse ce sujet
sera abord un peu plus tard elle tait certainement convaincue vers
la fin de sa vie que, mme si tout nest pas ncessairement positif dans
une civilisation trangre, une culture senrichit dlments divers
apports par lhistoire, quil convient par consquent dexaminer
attentivement et sans ddain ce que transmettent des cultures
minoritaires considres comme infrieures et que toute culture qui se
cantonne dans le culte de son pass et un refus narcissique de tout
apport tranger se condamne une mort invitable.
Les Indiens
Le problme noir, particulirement aigu aux tats-Unis et
auquel Grace Frick tait sensible, a intress Marguerite Yourcenar
mais plusieurs autres faits de socit lis des minorits ont entran
au moins des ractions de sa part et elle a tenu exprimer son opinion.
Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, elle dnonce dans les termes
les plus durs le sort rserv aux Indiens :

94
Francesca Counihan, Accueillir lAutre dans son altrit : les traductions
amricaines de Marguerite Yourcenar, MY, Ecritures de lAutre, op. cit., p. 117
126.

116

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


LIndien nest pas soumis aujourdhui aux violences et aux brutalits qui ont
t son lot, au XIXme sicle, mais il est menac dans son habitat par les
grandes compagnies industrielles, avides de creuser des mines ou dtablir
des usines plus ou moins nuclaires sur ce qui lui reste de territoire.
Je ne connais dun peu prs que les Indiens du Maine qui sont
parmi les plus pauvres ; laspect de leurs rserves serre le cur.
Lalcoolisme, rsultat de la misre, et lignorance, car les coles qui leur
sont offertes ne sont pas adaptes leurs besoins et les laissent ltat de
citoyens de seconde classe, et surtout les salaires trs bas, consquence de
tout cela, les maintiennent dans une situation disolement et de relle
infriorit95.

Ce passage nest assurment pas la gloire de la fabuleuse conqute


de lOuest amricain ni de lamerican way of life. Les tats-Unis se
sont difis sur la destruction et ils poursuivent llimination
impitoyable de tout ce qui entrave la ralisation de bnfices. Il ne
sagit pas dautre part de souponner chez Marguerite Yourcenar
lapitoiement dun bon cur devant une misre quelque peu exotique.
Elle sait fort bien que la piti, la sympathie excessive recouvrent
aisment un racisme latent ainsi quelle le dclare Matthieu Galey :
Quil sagisse de rpondre une lettre ou douvrir toute grande ma porte, je
ne fais bien entendu aucune diffrence entre un Noir et un Blanc. Ou plutt,
il y aurait peut-tre un petit sentiment de sympathie supplmentaire, dont il
faut se mfier, car cest du racisme rebours. Aimer les gens parce quils
sont noirs, cest encore une manire de montrer quon na pas compltement
limin le problme racial96.

Parvenue une certaine maturit, Marguerite Yourcenar tablit


clairement la distinction entre ce qui relve du sentiment humanitaire,
parfois proche de la charit mais aussi de la conscience de sa
supriorit et la perception lucide dun phnomne politique, dans
lequel la socit tout entire est implique et quun individu seul ne
peut prendre en charge.
Le fminisme
Une autre question sur laquelle on a souvent sollicit lopinion
de Marguerite Yourcenar se situe la confluence des ralits sociales
et de lhistoire des mentalits, il sagit du fminisme que nous allons
95
96

Marguerite Yourcenar, YO, p. 263-264.


Ibid., p. 266.

Ralits sociales

117

traiter dans ce chapitre car cest en partie un fait de socit.


Lvolution dans la perception du corps constitue dj un indice que la
femme bourgeoise prend conscience delle-mme ; dans les couches
populaires, cest de manire plus douloureuse, plus cruelle que
louvrire mesure quelle place lui rserve la socit ; bien quelle
effectue lusine une tche qui ne diffre pas sensiblement de celle de
son collgue masculin, on lui refuse le mme salaire au nom dune
prtendue infriorit. Trs tt, elle est amene revendiquer plus de
justice et dgalit. Ainsi, vont se dvelopper au XIXme sicle, des
formes de fminisme plus ou moins extrmes et plus ou moins
violentes mais la socit dans son ensemble est parcourue par le refus
des femmes dtre plus longtemps considres comme dternelles
mineures, incapables dassumer la moindre responsabilit en dehors
dune tutelle masculine.
Sont surtout considres comme fministes les femmes qui
demandent lgalit des droits avec les hommes, sur le plan
professionnel, civil et judiciaire, et celles qui revendiquent leur pleine
indpendance. Mais ne convient-il pas de reconnatre un rle un peu
intermdiaire aux militantes chrtiennes qui transforment le travail
dassistance, de bienfaisance en travail social ? Cest en GrandeBretagne, parmi des femmes protestantes que se dessine dabord ce
mouvement. Michelle Perrot montre comment au fil des annes, ces
femmes prennent leur destin en mains et simposent dans la socit
domine par les hommes :
Au dpart, il sagit de faire la charit par les uvres ; par la suite, dune
vaste entreprise de moralisation et dhygine. La collecte des fonds va des
aumnes recueillies dans lentourage et le voisinage, aux millions brasss
dans les ventes de charit ou les bazaars (plus dune centaine par an en
Angleterre entre 1830 et 1900). Ces Ladies sales taient laffaire des
femmes, ravies de manier un argent souvent interdit et des marchandises
passivement consommes. Elles sinitiaient aux mcanismes commerciaux
et dployaient des trsors dimagination. Sous le couvert de la fte, elles
inversaient les rles, et, parfois, faisaient passer un message plus politique97.

Bientt, ne se contentant plus de distribuer des fonds aux pauvres,


elles constituent un vritable fichier de la pauvret, se dotent de
mthodes professionnelles pour affronter la pauvret sur le terrain.
Elles interviennent dans les prisons, les hpitaux, la famille o elles
97

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 542.

118

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

viennent en aide la femme et lduquent. La connaissance quelles


acquirent de la condition faite aux femmes les amne vite prendre
la dfense de la travailleuse domicile et de la prostitue. Elles
abordent donc le terrain de laction sociale et crent les settlements ;
il sagit
dtablissements temps complet en terres de pauvret : banlieues, quartiers
excentriques, zone, east end de toutes les capitales

o
Libres de circulation et dallure, ces femmes par ailleurs aptres de la
famille et de la maison refusent le destin conjugal traditionnel et se
comparent leurs frres combattants de lEmpire. Les slums sont leur
Afrique et leurs Indes98.

A partir dune activit de bnvolat assez informel, les femmes


apprennent connatre le monde environnant. Dsireuses dagir
efficacement sur les maux rpandus autour delles, elles apprennent
sorganiser, grer des fonds, dcouvrent des solutions nouvelles et
innovent. Lorsque le pauprisme se transforme en question sociale
aigu, les hommes estiment que le dvouement fminin ne suffit plus
et quil faut lintervention de professionnels spcialistes de ces
questions (mdecins, juristes,) mais alors, refusant de se laisser
vincer, les femmes avanceront de nouvelles revendications :
formation professionnelle, diplmes, qui puissent les faire accder au
mme statut que les hommes. Sur cette question du droit au travail des
femmes et de lgalit professionnelle avec les hommes, Marguerite
Yourcenar na jamais partag les opinions des fministes, le travail lui
apparaissant comme une alination supplmentaire, non une
libration.
Cet homo sapiens des socits bureaucratiques et technocratiques est lidal
quelle semble vouloir imiter sans voir les frustrations et les dangers quil
comporte99,

98
99

Ibid., p. 544.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 272.

Ralits sociales

119

dclare-t-elle Matthieu Galey en parlant de la femme contemporaine,


dont elle stigmatise les illusions et le conformisme dans son
imitation de lhomme qui va au travail chaque jour.
Autre domaine, qui apparat aussi comme un lieu de
prdilection des femmes, o elles jouent un rle dterminant qui
conduira des revendications similaires : lenseignement. La vocation
maternelle de la femme la prdisposait prendre en charge les jeunes
enfants et leur enseigner les rudiments indispensables, en matire
dducation et aussi dinstruction lmentaire. Mais conscientes de la
masse de travail effectu bnvolement au nom du dvouement et de
la disponibilit, elles rclameront dans ce domaine galement un statut
gal lhomme, comme nous ltudierons un peu plus loin. Le
problme de lenseignement pose aussi celui de linstruction dispense
aux filles ; avec la IIIe Rpublique et le dveloppement de
lenseignement laque, la mainmise de lglise sur lducation
fminine se trouve remise en question au profit de linstruction
publique :
La lacisation mme de lducation fminine se fait la plupart du temps
daprs des modles antrieurs, compte tenu de la faiblesse du sexe et de
lemprise des murs. Les plus rsolus lacisateurs de lenseignement public,
en France et en Belgique, vouent la femme sans doute la science, mais
dans lintrt de lhomme, fils ou mari : Jules Ferry veut donner des
compagnes rpublicaines aux hommes rpublicains, seul moyen dviter
le divorce intime entre la femme croyante et le mari libre penseur.
Limportance quil attache cette conversion de lducation montre
linfluence au mois indirecte quil reconnat aux femmes, mais ne leur ouvre
pas de longues tudes100.

Lhistorienne Franoise Mayeur insiste sur le fait que linstitution par


une loi dun enseignement secondaire fminin entirement laque et
sous la dpendance de ltat, constitue une spcialit franaise en
1880, qui fut le vhicule de changements progressifs dans la
condition fminine, surtout dans les classes moyennes101 ; toutefois,
il sagissait de soustraire les femmes linfluence de lglise, non de
les hisser au niveau des hommes, leur mission tant de garder leur
foyer et dlever leurs enfants.
100

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 290 et p. 41 o Dominique


Godineau voque lidal de la mre rpublicaine.
101
Ibid., p. 293.

120

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Ltat desprit de la socit tait lore du XXme sicle


tellement hostile au travail fminin que, diplmes ou simples
travailleuses manuelles, les femmes eurent les plus grandes difficults
faire reconnatre leur rle conomique102. Sur le terrain, il est bien
difficile pour les femmes de lutter contre lexploitation dont elles sont
la cible privilgie. Les grves des ouvrires,
gnralement dfensives, subites, peu organises et mdiocrement
argumentes, sont plutt des protestations contre la dure excessive et les
rythmes harassants du travail, le manque dhygine, une discipline trop
dure ou arbitraire103.

Le plus souvent, ces mouvements de protestation se soldent par des


checs et personne nentend aider ces femmes dont la grve suscite la
rprobation gnrale. La socit patriarcale leur dnie le droit de
sorganiser et de manifester leur mcontentement comme elle leur
dnie le droit au travail. Ainsi, en ce qui concerne la grve,
Syndicalistes et socialistes partagent, en somme, les vues des psychologues
des foules : ils redoutent leur fminisation, grosse de violence104.

La tche napparat gure plus facile pour les femmes diplmes ; la


sgrgation sexuelle du travail, le refus dun statut conomique et
politique pour la femme existent dans tous les domaines ; seul celui de
lducation leur permet de prendre leur revanche si bien quelles
saisissent cette possibilit :
Elles exploitent ainsi le pouvoir qui leur est confr par nature et elles
font de lducation le premier travail professionnel. Linstitutrice clibataire
qui arrive vivre sans dpendre conomiquement dun homme devient une
sorte de profil fministe idal105.

Trs combatives,

102

Ibid., p. 491.
Ibid., p. 550.
104
Ibid., p. 549.
105
Ibid., p. 592.
103

Ralits sociales

121

Les associations dinstitutrices formulent [...] les premires revendications


travail gal, salaire gal et fournissent un grand nombre de militantes au
mouvement pour le suffrage fminin106.

Cest donc par le travail et en constituant des associations partir de


leur secteur professionnel que les institutrices parviennent prendre
pleine conscience de leur rle social et exiger quil soit reconnu.
Lmancipation fminine passe donc par le travail, lindpendance
conomique et, sil est permis de considrer cet exemple comme
rvlateur, par linstruction aussi. Ayant bnfici davantages lis
ses origines aristocratiques, Marguerite Yourcenar na pas compris cet
aspect du combat des fministes. Lacquisition du savoir na jamais eu
pour elle de finalit conomique. Instruite la maison par son pre et
des gouvernantes, elle na pas connu lenseignement type impos un
groupe denfants. Ses apprentissages, qui comblaient une vive
curiosit, navaient pas dautre but que lacquisition dune culture
approfondie et raffine. Ainsi, voquant la maison de lavenue
dAntin o elle habitait Paris pendant la grande guerre, elle dit: L,
jai pas mal lu, et surtout je suis alle dans les muses107.
Plus tt dans les pays anglo-saxons, plus tard en France, les
fministes contestent linstitution du mariage et voquent le contrle
des naissances. Les maternits successives, qui mettent en danger la
vie des femmes et donnent la vie des enfants qui, trop souvent, sont
destins accrotre le nombre des malheureux, leur semblent
intolrables et scandaleuses. Lamlioration de la condition fminine
mais aussi le progrs social passent, selon elles, par la matrise de la
fcondit. Cependant, dans lHistoire de la vie prive, Michelle Perrot
note quen France, le malthusianisme est un phnomne dapparition
prcoce, quoiquon ne puisse en fournir une explication :
En France, terre prcoce de restriction des naissances et de la connaissance
des funestes secrets (Moheau, fin XVIIIe sicle), lenfant nest certes pas
programm les moyens ne le permettent pas , mais il est dj limit ; le
taux de natalit ne cesse de dcrotre : 32,9 % en 1800, 19 % en 1910 ; le
tourment des dmographes va transformer la naissance, acte priv, en
natalit, affaire dtat. Lexistence de lenfant est donc, en partie et de faon
variable selon les milieux et les rgions, relativement volontaire108.

106

Ibid., p. 592.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 34.
108
Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 148.
107

122

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Bien que la socit franaise, majoritairement catholique, ne favorise


pas la matrise de la fcondit, il faut admettre que dans leur vie
intime, les femmes et les couples refusent la fatalit de la maternit et
quils trouvent des moyens de limiter les naissances.
Les mouvements fministes ont eu facilement tendance
croire que lanticonformiste Marguerite Yourcenar leur apporterait
son appui. Or les choses se sont rvles moins simples, lcrivain
nayant jamais sympathis avec les fministes. Cependant, certains
aspects de sa vie voquent une forme de fminisme. En effet, dans
le milieu o figure Nathalie Clifford-Barney et que lHistoire de la vie
prive voque en ces termes :
Cratrices, esthtes de lArt nouveau ou de lavant-garde, lesbiennes,
reconnues du Tout-Paris, en partie grce leur origine trangre, ces
femmes libres revendiquent le droit de vivre comme des hommes. Autour
ou au-del delles, qui vivaient en cnacle, une pliade de nouvelles
femmes, journalistes, crivains ou artistes, avocates ou mdecins, voire
professeurs, qui ne se contentent plus des seconds rles, veulent courir le
monde et aimer leur guise109,

ne devine-t-on pas la prsence de la jeune Marguerite Yourcenar des


annes 30 dont Andr Fraigneau dit quelle aimait les femmes et
quelle frquentait les lieux habituels o se rencontraient les
lesbiennes110 ? Dautre part, dans ce commentaire de lhistorienne
Judith Walkowitz au sujet des intellectuelles amricaines du dbut du
XXme sicle :
Une norme proportion de diplmes amricaines ne se marirent jamais :
entre 1889 et 1908, 53 % des diplmes de Bryn Mawr restrent
clibataires. Daprs un rapport de 1909, seules 22 % des 3000 femmes
entres luniversit de Cambridge staient maries. Les tablissements
denseignement suprieur taient devenus, selon un observateur, des foyers
damitis sentimentales particulires ; dans le corps enseignant ces couples
devenaient de tradition, bguins et amours fous taient de rgle parmi les
tudiantes111,

109

Ibid., t. 4, p. 302.
Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar. Linvention dune vie, FolioGallimard, Paris, 1990, p. 165-166.
111
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 472.
110

Ralits sociales

123

ne trouve-t-on pas un tableau des murs courantes dans luniversit


amricaine des annes qui prcdent mais de gure plus dune
dcennie les tudes de Grace Frick ? Il semble bien que Marguerite
Yourcenar et Grace Frick sympathisaient lune et lautre, de part et
dautre de lAtlantique, avec ces mouvements fminins qui avaient
choisi lhomosexualit comme moyen daffirmer leur indpendance.
Toutefois, aux tats-Unis, il sagissait surtout dintellectuelles, de
femmes qui aspiraient certainement lindpendance professionnelle
et entendaient montrer quelles navaient pas besoin des hommes pour
les faire vivre. En France, cela concerne surtout un milieu parisien
constitu dune lite, intellectuelle peut-tre mais avant tout sociale,
qui affirme une forme de dandysme (voire de snobisme ?), qui se veut
assurment libre, qui renie la morale bourgeoise mais pour qui les
revendications conomiques et professionnelles paraissent, sinon
inexistantes, du moins tout fait secondaires. A laffirmation de sa
capacit vivre par soi-mme chez les universitaires amricaines,
semble surtout correspondre un esprit frondeur, qui tale
publiquement son rejet de la morale bourgeoise, dans le milieu
parisien.
Marguerite Yourcenar nayant vcu que quelques annes
Paris, on ne peut considrer sa frquentation des milieux homosexuels
fminins comme le critre de son fminisme, dautant plus quelle
na cess de refuser ltiquette de fministe. Elle souscrit sans
hsitation la reconnaissance des droits lgalit. Sil sagit
dgalit de salaire, de la libert pour la contraception, tout fait
daccord112. Elle considre aussi que le droit lavortement ne se
discute mme pas :
le droit de ltre humain faire ce quil veut et ne pas faire ce quil ne veut
pas. Ce droit lavortement est une partie de ce droit lhumain
universel113.

En revanche, ds que lon aborde la question professionnelle, le dsir


dmancipation conomique de la femme et son ambition deffectuer
des tches jusqualors rserves aux hommes, Marguerite Yourcenar
se montre beaucoup plus rserve :

112
113

Marguerite Yourcenar, PV, p. 310.


Ibid., p. 339.

124

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


Elles acceptent un univers de comptition [...] Et puis, il est triste quelles
acceptent comme symbole de russite limage de lhomme occup de ses
affaires et qui gagne beaucoup dargent. Tout ce que nous reprochons
notre civilisation de consommation, elles ont lair de sy accrocher comme
un idal pour elles-mmes114,

dclare-t-elle dans un entretien accord Nicole Lauroy.


Cependant les recherches historiques concernant lvolution
du statut de la femme permettent sans doute daffiner le jugement sur
les ides de Marguerite Yourcenar. Lhistorienne Genevive Fraisse
propose en guise de document un article de Lou Andras-Salom,
publi en 1899 dans la Neue deutsche Rundschau et intitul
LHumanit de la femme, bauche dun problme. Ce texte, qui
traite de la condition fminine, fait trs nettement cho aux
dclarations de Marguerite Yourcenar dans ses entretiens avec
Matthieu Galey en particulier. On lit par exemple :
Bien que sans doute les temps disparaissent peu peu o les femmes
simaginaient devoir imiter lhomme en tout domaine o elles voulaient
donner des preuves de leur valeur, [] nous sommes encore trop loin
denvisager avec respect tout ce qui est propre la femme. Tant quelles ne
le feront pas, tant quelles ne chercheront pas se comprendre [] dans leur
diffrence davec lhomme et tout dabord exclusivement dans cette
diffrence , en utilisant cette fin, scrupuleusement, les moindres des
indices de leur corps comme de leur me, elles ne sauront jamais avec quelle
ampleur et quelle force elles peuvent spanouir, en vertu de la structure
propre leur essence, et combien, en fait, les frontires de leur monde sont
vastes115 ;

poursuivant sa dmonstration, elle prcise plus loin :


Peut-tre mme sempare-t-elle dun certain mtier extrieur son foyer,
bien quil ne lattire aucunement, ... [que] pour aller jusqu elle-mme,
pour enfin streindre entirement, se possder entirement, et donc pouvoir
donner tout ce quelle contient116.

Lou Andras-Salom considre comme infiniment regrettable que la


femme cherche sgaler lhomme et que dans ce but, elle quitte son
foyer pour se consacrer une activit professionnelle. La richesse de
114

Ibid., p. 310.
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 648-649.
116
Ibid., p. 650.
115

Ralits sociales

125

la femme rside dans sa diffrence, dit-elle, dans ses qualits de


femme. Telle est la position de Marguerite Yourcenar, hostile
lmancipation fminine par le biais du travail et convaincue que la
femme qui, chaque jour, quitte sa maison pour effectuer plusieurs
heures de travail salari au bureau, ne fait que changer dalination et
ne se libre en aucune faon. Par contre, dit-elle, elle dispose de
qualits personnelles, minemment fminines, quil convient de
dvelopper et de mettre au service des autres. Cest ainsi que la
femme donnera la pleine mesure delle-mme et atteindra son
panouissement. Cette conception du rle de la femme peut sembler
plutt sduisante et personne ne contestera que lactivit
professionnelle mene de pair avec les tches domestiques dont
sacquitte traditionnellement la femme favorise plutt la fatigue
quotidienne que lpanouissement. Mais cela vaut aussi pour lhomme
qui se rend au travail chaque jour par ncessit plus que par plaisir. Il
est indniable que le travail salari hors de chez soi aline lindividu
mais cest aussi le seul moyen quaient trouv jusqu prsent
hommes et femmes, pour assurer leur indpendance conomique et
par l mme leur libert. Marguerite Yourcenar ne peroit quun seul
aspect de linvestissement professionnel et elle rejette les aspects
positifs quy trouvent les femmes qui ont mesur dans leur histoire
combien prcieuse est lindpendance financire. Les origines sociales
de Marguerite Yourcenar sinscrivent dans cette ligne de bourgeoises
du Nord voques dans le chapitre suivant117, qui ralisaient leur
panouissement dans la vie domestique et les activits caritatives et
que leur situation de fortune personnelle mettait labri des alas de
lexistence. Bien quelle ne ressemble pas ces femmes et quelle
rejette leur modle sans quon puisse un instant douter de sa bonne
foi, sa conception de la place de la femme dans la socit parat porter
les stigmates de ses origines familiales. Elle nest pas fministe au
mauvais sens du terme, la diffrence de celles qui opposent de faon
rductrice les hommes aux femmes, mais elle na pas adhr non plus
au mouvement dmancipation de nombreuses femmes du XXme
sicle qui ont compris que, pour faire reconnatre leurs droits lgal
des hommes, il fallait contribuer de la mme faon la prosprit
conomique de la nation. Sans doute ses ides conviennent-elles
parfaitement pour llite sociale frquente dans sa jeunesse mais elles
117

Voir le dbut du chapitre : Les mentalits.

126

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

mconnaissent la difficile ascension vers la libration des femmes (et


de leurs compagnons) des couches laborieuses.
Marguerite Yourcenar explique que la femme a dautres rles
jouer : instruire les enfants, leur faire comprendre et respecter les
choses de la vie avec lesquelles elle a un contact privilgi. Mme sil
y a des remarques pertinentes la finalit de la vie des hommes
comme des femmes est-elle de gagner beaucoup dargent ? , il faut
reconnatre quelle nenvisage pas pour la femme dautres
perspectives que celles qui taient de mise pour ses anctres ;
contraception mise part, il ny aurait pas une diffrence
fondamentale entre le destin de sa grand-mre Mathilde et celui dune
femme daujourdhui. Cette opinion tonne un peu mais il est vrai que
pour Marguerite Yourcenar, le travail professionnel, auquel elle a
rarement t soumise, apparat comme une contrainte difficilement
supportable, une entrave la libert dont elle estime que lindividu ne
devrait jamais laliner par obligation de gagner sa vie. Elle na jamais
beaucoup mesur par elle-mme que lindpendance est dabord
conomique et elle ignore que la vie dune femme qui na gure
dautre horizon culturel que les tches mnagres nest pas des plus
rjouissantes. Peut-tre peut-on expliquer ainsi cette opinion
passablement ractionnaire dune femme qui sest pourtant toujours
insurge contre la condition fminine traditionnelle quil sagisse
des femmes de laristocratie ou du bas peuple . Lapprciation
quelle porte sur le fminisme tmoigne par contre dune grande
clairvoyance :
je trouve quil y a des femmes, mais je ne suis pas sre quil y ait la femme

dclare-t-elle et elle ajoute :


le fminisme moderne a une espce dagressivit contre lhomme, qui me
dplat. On a dj assez de ghettos [...] et on a dj assez de pays qui se
menacent [...] Alors tablir encore des groupes antagonistes, a mennuie118.

Pour Marguerite Yourcenar, le fminisme quivaut une forme de


racisme, dopposition absurde entre hommes et femmes qui, bien
souvent, nont pas dintrts contradictoires et elle la toujours rejet
comme source de conflits stupides.
118

Marguerite Yourcenar, PV, p. 338.

Ralits sociales

127

Dfense de la nature
La plante en danger
Le combat cologique, la dfense de la nature ont mobilis
Marguerite Yourcenar pendant plusieurs dcennies. Alors quelle sest
toujours refuse publier une littrature engage (au sens o on
lentendait au XXme sicle), elle na pas hsit prendre
vigoureusement position contre la destruction du milieu naturel opre
par la civilisation actuelle. Cette dnonciation incessante des abus
perptrs lencontre de la nature apparat dabord dans les entretiens
et les lettres. Rpondant Claude Servan-Schreiber en 1980119, elle
dclare quelle a toujours aim la nature mais que vers 1955, elle a
compris quelle tait menace et que de ce fait les hommes aussi
ltaient. Tout au long du chapitre intitul Un crivain dans le sicle
(Les Yeux ouverts), Marguerite Yourcenar expose les multiples sujets
dinquitude lis la dgradation du milieu naturel : pluies acides,
pollution des rivires et des mers par les dchets de lindustrie,
lvation de la temprature de leau, disparition despces animales en
grand nombre, dchets nuclaires, herbicides et pesticides, mares
noires, destruction de la stratosphre, etc120. Sajoutent cela la
dmesure des villes, la surpopulation dans le monde qui requirent
une surexploitation de la terre, une surconsommation deau. Tout cela
constitue un engrenage dont on ne sort pas et la misre svit partout.
Marguerite Yourcenar voit se profiler lpuisement des ressources
naturelles, une pollution de trs longue dure que la plante aura
beaucoup de difficults surmonter et les risques de guerre. Sa vision
de lavenir est donc empreinte dun profond pessimisme li sa
conception de ltre humain car selon elle, la dmesure de lhomme, le
besoin de dominer et dexploiter la nature ne datent pas du XXme
sicle. On retrouve cette tendance universelle ds lAntiquit121 mais
pendant plusieurs sicles, la nature est parvenue se reconstituer et
effacer les dommages subis. Aujourdhui, limportance de
lindustrialisation, les dveloppements techniques, lusage immodr
de la chimie et le gaspillage inconsidr propre la socit de
119

Ibid., p. 284.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 280-281.
121
Ibid., p. 283.
120

128

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

consommation rendent trs problmatique la rgnration de la


nature122. Lhomme est arriv un niveau de dveloppement tel quil
peut malheureusement dtruire son milieu naturel et sans doute
sautodtruire. Stupfie et pouvante par tant dinconscience,
Marguerite Yourcenar sefforce avec dautres de faire entendre raison
aux hommes. Le combat humaniste du XXme sicle revt un aspect
cologique.
La dfense de la nature, la condamnation des mfaits de
lhomme contre son milieu occupent aussi une place non ngligeable
dans luvre romanesque. Quelques allusions aux destructions
opres par la guerre, dissmines ici et l dans Le Coup de grce,
confirment que Marguerite Yourcenar a de tout temps t sensible la
nature et que sa vie aux tats-Unis na fait quaccentuer et acclrer sa
prise de conscience de la gravit des problmes actuels. Les uvres
composes pendant la priode amricaine offrent de vritables
rquisitoires contre lirresponsabilit des hommes de lre industrielle.
On relve dabord lvocation de Flmalle en 1956 avec ses images
dignes de lApocalypse :
[...] une interminable rue de faubourg ouvrier, grise et noire, sans une herbe
et sans un arbre, une de ces rues que seules lhabitude et lindiffrence nous
font croire habitables (par dautres que nous)..., dcor accept du travail au
XXme sicle. La belle vue sur la Meuse tait bouche : lindustrie lourde
mettait entre le fleuve et lagglomration ouvrire sa topographie denfer.
Le ciel de novembre tait un couvercle encrass123.

Les temps rvolus ntaient pas un ge dor, dit Marguerite


Yourcenar, dj les hommes causaient des dommages la nature mais
leur gravit tait sans commune mesure avec ceux daujourdhui.
Dans Archives du Nord, cest propos de lItalie124 quelle sinsurge
contre les consquences de lindustrialisation mais aussi
122

Une lettre Jean Chalon du 29 mars 1974 in Marguerite Yourcenar, L, op. cit., p.
543 550, rassemble et rsume trs clairement les multiples causes du pessimisme de
Marguerite Yourcenar par rapport lavenir.
Il faut aussi mentionner lallocution de Qubec du 30 septembre 1987 intitule Le
droit la qualit de lenvironnement : un droit en devenir, un droit dfinir. Lors de
cette Vme confrence internationale de droit constitutionnel, Marguerite Yourcenar
reprend peu de temps avant sa mort tous les thmes quelle na cess de dvelopper au
fil des annes.
123
Marguerite Yourcenar, SP, p. 763.
124
Marguerite Yourcenar, AN, p. 1036

Ralits sociales

129

lirresponsabilit dun tat qui ne se soucie pas de protger


lenvironnement ; dans Quoi ? LEternit, cest la premire
automobile de Michel125 qui fournit le prtexte une rflexion
dsabuse sur les calamits et les dsastres engendrs par la
circulation routire. Mais lorigine de tout cela, il y a un coupable
que Marguerite Yourcenar dsigne et dnonce : lhomme le
prdateur-roi, le bcheron des btes et lassassin des arbres ...,
lhomme
anomalie dans lensemble des choses, avec son don redoutable daller plus
avant dans le bien et dans le mal que le reste des espces vivantes... 126

car cest en effet au gnie de lhomme que lon doit tant dinventions
remarquables quil se rvle incapable de rserver au bien de
lhumanit.
Dans Un homme obscur, les proccupations cologiques de
Marguerite Yourcenar transparaissent nettement et quelquefois avec
un accent qui rappelle Jean-Jacques Rousseau. Dans lle amricaine
utopique du dbut de luvre, surgit un univers encore ltat de
nature, pargn par la civilisation. On y rencontre quelques Indiens
tout simples, qui se contentent de prlever sur la nature ce quil leur
faut pour assurer lentretien de leur vie et aussi un monde animal
encore prserv. Il existe une sorte de reconnaissance muette, de
sympathie instinctive, de pacte de bienveillance mutuelle entre
Nathanal, la flore et la faune qui cxistent dans ce petit coin de terre
quasi inconnu des hommes, indemne de souillures et de pollution ;
cest une espce de petit paradis, o lhomme na pas attent
lquilibre naturel et o la nature, dans sa bont primitive, prodigue
chaque tre ce dont il a besoin. La vision idyllique dune nature bonne
et gnreuse dans laquelle lhomme non socialis ignore le mal fait
penser au Discours sur lorigine de lingalit. Il semble que le
dveloppement de la civilisation a priv ltre humain de ses racines
profondes et lui a fait perdre la conscience de ses origines. Cest dans
une autre le, vritable paradis des oiseaux, en pleine mer du Nord,
lcart des hommes que, quelques annes plus tard, Nathanal achve
ses jours. Dans les ultimes rflexions de Nathanal, ses derniers

125
126

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1202-1203.


Marguerite Yourcenar, AN, p. 957.

130

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

sentiments, on ne trouve plus exactement un cho de la philosophie de


Rousseau ; cest une autre vision de la nature qui prvaut :
il ne se sentait pas, comme tant de gens, homme par opposition aux btes et
aux arbres ; plutt frre des unes et lointain cousin des autres127.

La nature apparat comme un grand Tout cosmologique, dont


lhomme est un petit atome, un mince fragment au mme titre que tout
ce qui vit. Au jour de la mort, il ne fait que se fondre dans cette
Totalit laquelle il na jamais cess dappartenir.
Barbarie humaine lgard des animaux
Dans la mesure o Marguerite Yourcenar peroit ltre
humain comme un lment parmi beaucoup dautres dans lunivers, la
destruction de la nature ne peut qutre assimile un crime contre
lhomme lui-mme. Sa rvolte est encore plus forte et plus
douloureuse quand il sagit des animaux. Nous en avons dj un
aperu dans Le Coup de grce o le chien de Sophie, Texas, victime
innocente de son trop-plein de vie et de son got du jeu, se fait
dchiqueter par une mine enfouie dans le sol. Comme en cho, nous
retrouvons dans le dernier roman, Un homme obscur, un chien que
Nathanal arrache contre un demi-florin, des mains dune femme qui
sapprte le sacrifier cruellement. Dans Souvenirs pieux, un
paragraphe que la sobrit du vocabulaire rend touchant voque le sort
effroyable que les hommes rservent la vache, lun des animaux qui
leur rend tant de services128. Mais dans lensemble, luvre
romanesque ne rserve pas une large place linsensibilit de
lhomme par rapport lanimal. Ce sont les essais, les entretiens et les
lettres qui montrent quel point Marguerite Yourcenar na cess de
pourfendre le comportement des hommes avec les btes.
Trois textes, regroups dans Le Temps, ce grand sculpteur,
illustrent le respect de Marguerite Yourcenar pour lanimal. En 1955,
elle compose Oppien ou les chasses o elle fait tat de la place
quoccupe dans la littrature lhistoire de la chasse. Si cette activit
humaine a pu quelquefois se justifier par le pass, ce nest plus le cas

127
128

Marguerite Yourcenar, HO, p. 1035.


Marguerite Yourcenar, SP, p. 724-725.

Ralits sociales

131

aujourdhui, explique Marguerite Yourcenar dans la conclusion du


texte :
Voici ce monde... que lhomme a dcim et perscut depuis le temps des
chasseurs en chlamyde ou en justaucorps, qui du moins avaient lexcuse de
croire en labondance inpuisable de la nature, cette excuse que nous
navons plus, nous qui continuons non seulement dtruire les btes, mais
travaillons anantir la nature elle-mme129.

La chasse, sous toutes ses formes, a t combattue par Marguerite


Yourcenar. Dans une lettre Jeanne Carayon du 12 novembre 1977130,
elle exprime son aversion pour cette activit et ceux qui sy adonnent.
Le travail rmunr, trs proche de la chasse et issu de celle-ci, qui
consiste prlever les peaux de btes et les fourrures diverses pour les
vendre, suscite lhorreur et la plus ferme rprobation de Marguerite
Yourcenar. Elle a, sans relche, dnonc cette barbarie dgradante
pour lhomme, que rien ne justifie, qui rpond des besoins aussi
futiles que ceux de la mode pour certains et la recherche de
bnfices substantiels pour dautres. Ds 1968, elle adresse une
longue lettre de soutien laction de Brigitte Bardot dans sa lutte
contre le massacre des jeunes phoques dans les eaux canadiennes131 ;
elle ne manque pas de communiquer toutes les informations dont elle
dispose afin dtoffer les arguments des organisations soucieuses de
faire cesser les massacres.
En 1976, sur demande, Marguerite Yourcenar compose un
petit texte intitul Btes fourrure. Aprs avoir pralablement
dclar quelle napprouvait pas que ce recueil ft entirement rserv
des crivains femmes, elle profite du fait que le lectorat est sans
doute essentiellement fminin pour composer un cinglant rquisitoire
contre les femmes qui exhibent des fourrures. Elle nhsite pas
employer les termes et les images les plus percutants pour montrer ce
que masque un manteau de fourrure :

129

Marguerite Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur, Oppien ou les chasses,


EM, p. 395.
130
Marguerite Yourcenar, L, op. cit., p. 753.
131
Ibid., p. 357 364. Une lettre Franoise Parturier du 26 octobre 1973 (p. 534
536) fait encore allusion la responsabilit des femmes qui, pour suivre la mode,
achtent stupidement des peaux de btes sans se rendre compte quelles dgouttent
de sang.

132

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


[les] jeunes personnes, que tout il dou de double vue voit dgouttantes de
sang, portent les dpouilles de cratures qui ont respir, mang, dormi,
cherch des partenaires de jeu amoureux, aim leurs petits, parfois jusqu
se faire tuer pour les dfendre, et qui, comme let dit Villon, sont mortes
douleur, cest--dire avec douleur, comme nous le ferons tous, mais
mortes dune mort sauvagement inflige par nous132.

La conclusion, dune ironie froce, est accablante :


je men prends aux femmes : les trappeurs sont des hommes ; les chasseurs
sont des hommes, les fourreurs aussi. Lhomme flatt dentrer dans un
restaurant avec une femme hrisse de poils de bte est minemment un
homme, bien que pas ncessairement un homo sapiens. Dans ce domaine
comme dans tant dautres, les sexes sont galit133.

Les textiles actuels fournissent des vtements suffisamment chauds


pour les rgions tempres ; les vtements de fourrure ne visent qu
satisfaire la vanit et la stupidit de femmes qui veulent suivre la
mode, sduire ou mme simplement montrer leur richesse. Lhumanit
ne devrait pas tolrer que lon inflige des supplices des animaux,
quelquefois en voie dextinction, pour des raisons aussi
lamentablement puriles. Tant de cruaut fonde pour une large part
sur la lgret, linconscience, la sottise suscite en elle en profond
mouvement de rvolte et de dgot. Dans ses entretiens avec Matthieu
Galey, elle prcise aussi que le massacre des jeunes phoques est une
affaire avantageuse pour quelques compagnies canadiennes et
norvgiennes qui oprent proximit de Saint-Pierre-et-Miquelon, de
Terre-Neuve et du Labrador, ainsi que pour quelques compagnies
amricaines134. Derrire la futilit des femmes, savamment entretenue,
et la brutalit des chasseurs, il y a comme en toutes choses, la
recherche des bnfices, lattrait pour largent face auquel le respect
de la vie pse peu. Enfin, il faut aussi souligner que cest avec le souci
de prserver une alimentation de qualit, des produits sains que
Marguerite Yourcenar mne son combat cologique et dnonce les
levages industriels135.
132

Marguerite Yourcenar, TGS, Btes fourrure, EM, p. 331-332.


Ibid., p. 332-333.
134
Marguerite Yourcenar, YO, p. 298.
135
Elle appartenait de nombreuses associations pour la protection de la nature, la
dfense des animaux, etcElle fournit quelques prcisions concernant ses activits
dans YO, p. 293 300 ou encore dans PV, p. 420 422.
133

Ralits sociales

133

En 1981, loccasion, semble-t-il, de la promulgation de la


Dclaration des droits de lanimal, Marguerite Yourcenar rdige un
texte assez long Qui sait si lme des btes va en bas ?, dans lequel
elle raffirme toutes ses ides au sujet des droits de lanimal. Tout en
sachant que la nouvelle disposition lgislative namliorera pas
sensiblement les choses dans limmdiat, elle considre quil est
toujours bon de prendre cette mesure. Elle dveloppe surtout dans ce
texte son ide essentielle, cest--dire quil ny a pas entre lhomme et
lanimal une diffrence fondamentale, une vie toute semblable au fond
pouvant tre incluse dans une forme diffrente. Elle impute la Bible
lorigine de la mprise, Jhovah faisant du premier homme Adam, le
seigneur et matre des animaux. De l, dcoule le sentiment de
domination et de proprit de lhomme, qui considre lanimal comme
une crature cre pour lui, pour son service. Une interprtation
diffrente de la Bible rvlerait au contraire que lhomme doit jouer
un rle de protecteur dans la nature, que Dieu ne lui a confi tant de
biens que pour quil en prenne soin et veille lquilibre du monde.
Sur la notion chrtienne de ltre humain suprieur, matre des autres
cratures, se greffe la thorie de Descartes, lanimal-machine, aussitt
comprise dans le sens le plus favorable lhomme. Or, on peut aussi
comprendre linverse car lhomme lui-mme est dabord une machine
au mme titre que lanimal et Marguerite Yourcenar avance
lhypothse suivante :
La bte est machine ; lhomme aussi, et cest sans doute la crainte de
blasphmer lme immortelle qui a empch Descartes daller ouvertement
plus loin dans cette hypothse, qui et jet les bases dune physiologie et
dune zoologie authentiques136.

Cette supposition audacieuse, concevable mais peut-tre cependant


peu vraisemblable permet de se demander si la thorie de Descartes ne
peut pas tre comprise autrement, dans un sens qui renouvelle
compltement la perception chrtienne du vivant et qui se rapproche
de la biologie moderne.

136

Marguerite Yourcenar, TGS, Qui sait si lme des btes va en bas ?, EM, p. 375.

134

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Ainsi que lont bien peru Franoise Bonali-Fiquet137 et


Michle Goslar138, le souci cologique ne doit rien la mode ou une
espce de romantisme chez Marguerite Yourcenar. On connat son
respect pour la vie animale et on sait quelle na pas mnag ses
efforts dans les combats pour la dfense des animaux. Dautre part,
elle tait trs attache ses chiens, nourrissait et observait les oiseaux
lhiver. Lintrt et laffection pour les btes taient profondment
enracins en elle, il ne sagissait pas simplement dun effet de mode
passager. Elle a souvent attribu lorigine de ses sentiments son
enfance passe au Mont Noir au sein de la nature et parmi les
animaux. Il nest bien sr pas question de minimiser et dvaloriser la
sensibilit personnelle de Marguerite Yourcenar lgard de la
souffrance animale tant sa sincrit semble totale mais il faut quand
mme remarquer quau XIXme sicle, limage de lanimal se modifie
et quau cours du Second Empire, saffirme la place de lanimal de
tendresse139. Le plus souvent, il sagit dun chien (mais parfois un
chat, un oiseau...) qui devient le compagnon privilgi de la femme ou
du vieillard, qui reoit ses caresses, fait lobjet de son attention et lui
rend, par la fidlit de son attachement et la grce de sa prsence, la
solitude moins pesante. Avant la fin du XIXme sicle, on avait
cess [de] considrer lanimal comme une poupe vivante pour voir en
lui un individu, digne de sentiment140 et ds le dbut du XXme
sicle, se rpand lhabitude de lanimal de compagnie, qui occupe une
place de choix au sein du foyer.
Ds sa petite enfance, Marguerite Yourcenar se familiarise
avec la nature et elle vit parmi les animaux quelle apprend
respecter. Pendant les dcennies passes Petite Plaisance, elle
retrouve le contact avec une nature encore sauvage et se montre
attentive tout ce qui constitue lordre des choses : lalternance des
saisons, la croissance de la vgtation et la vie animale ; lhiver, les
oiseaux pouvaient trouver chez elle des mangeoires pleines tant tait

137

Franoise Bonali-Fiquet, Yourcenar et la dfense de lenvironnement travers les


Entretiens in Marguerite Yourcenar essayiste, Tours, SIEY, 2000, p. 245 254.
138
Michle Goslar, Le retour la source, la terre, dans luvre et la vie de
Marguerite Yourcenar in Marguerite Yourcenar, retour aux sources, Tours, SIEY,
1998, p. 141 152.
139
Philippe Aris et Georges Duby, op. cit., t. 4, p. 482.
140
Ibid., p. 482.

Ralits sociales

135

sincre sa compassion141 lgard des btes fragiles et sans dfense


qui souffrent. Loin dtre une attitude de faade ou un engouement
passager, le contact avec la nature est un observatoire de la vie, une
source de rflexion sur lenvironnement mais aussi sur ltre humain
lui-mme. Parfaitement cohrente avec elle-mme, elle pense que
dans la mesure o la vie se contente de revtir une forme diffrente
chez lhomme et chez lanimal, la souffrance inflige aux animaux ne
fait que prfigurer la violence barbare lgard des autres hommes.
Barbarie humaine lgard des hommes
A maintes reprises, Marguerite Yourcenar a dclar que de la
barbarie lgard des btes dcoulaient tout naturellement les
comportements monstrueux qui accompagnent toutes les guerres. Il
nexiste pas de diffrences de nature entre les mauvais traitements
infligs lanimal et lhomme, seule la loi qui sanctionne la cruaut
lgard de ses semblables en limite lextension mais la guerre
rendant caduque toute forme de loi, il ny a plus de raison pour que la
barbarie ne sexerce pas lencontre de celui qui est considr comme
lennemi abattre. En 1982, elle dclare Nicole Lauroy :
Je passe mon temps rpter que la protection de lanimal, cest au fond le
mme combat que la protection de lhomme. Un combat en faveur de la
bont, de la justice, de la libert de chacun. Quand on est cruel envers
lanimal, on est cruel envers lhomme, quand on ddaigne les droits de la
nature vivante, on ddaigne les droits de son voisin142.

Dans son entretien avec Matthieu Galey, elle se montre plus explicite
et elle tablit nettement la filiation entre la dportation des Juifs, les
massacres du Vietnam et linhumanit lgard des btes :
Je me dis souvent que si nous navions pas accept, depuis des gnrations,
de voir touffer les animaux dans des wagons bestiaux, ou sy briser les
141

Teofilo Sanz, Aspects de lhorizon thique et esthtique de Marguerite


Yourcenar : sa lecture des Tragiques dAgrippa dAubign in Marguerite Yourcenar
essayiste, ibid., p. 149 156. et Edith Marcq, Lempathie ou une manire dcrire
yourcenarienne in Marguerite Yourcenar, Ecritures de lAutre, op. cit. p. 265 277,
insistent lun et lautre sur la facult de compassion, dintelligente comprhension de
Marguerite Yourcenar .
142
Marguerite Yourcenar, PV, p. 307. Dans le dernier entretien, accord Jean-Pierre
Corteggiani, en aot 1987 (PV, p. 400 426), elle insiste encore sur cette ide, p. 420.

136

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


pattes comme il arrive tant de vaches ou de chevaux, envoys labattoir
dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas mme les soldats
chargs de les convoyer, naurait support les wagons plombs des annes
1940-1945. Si nous tions capables dentendre le hurlement des btes prises
la trappe (toujours pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour
essayer dchapper, nous ferions sans doute plus attention limmense et
drisoire dtresse des prisonniers de droit commun... Et sous les splendides
couleurs de lautomne, quand je vois sortir de sa voiture, la lisire dun
bois pour spargner la peine de marcher, un individu chaudement
envelopp dans un vtement impermable, avec une pint de whisky dans
la poche du pantalon et une carabine lunette pour mieux pier les animaux
dont il rapportera le soir la dpouille sanglante, attache sur son capot, je me
dis que ce brave homme, peut-tre bon mari, bon pre ou bon fils, se prpare
sans le savoir aux Myla de lavenir. En tout cas, ce nest plus un homo
sapiens143.

Le portrait-charge du chasseur adepte dun sport mais en ralit


dguis en soldat et prsentant toute lapparence dun apprenti
guerrier, mme sil a par ailleurs toutes les vertus familiales et
domestiques, nest pas sans rappeler le portrait de certains cadres
nazis, excellents pres de famille dans la vie prive. Dautre part, des
tmoignages sur la formation des tortionnaires S. S. rapportent que
lentranement la cruaut et linsensibilit passait par un
apprentissage sur des animaux familiers. Marguerite Yourcenar ne fait
que dduire de ses observations ce que lhistoire confirme.
Dans larticle intitul : Marguerite Yourcenar et les camps :
une banalisation cloisons tanches ?144, Brengre Deprez, qui
carte rsolument lhypothse de lantismitisme de Marguerite
Yourcenar, trouve nanmoins trs discutable la comparaison des
wagons de bestiaux et des wagons destination des camps de
concentration. Situant le problme sur le plan de luniversalisation
caractristique de Marguerite Yourcenar, elle estime que la
banalisation de la cruaut peut rsulter dune forme de relativisation
143

Marguerite Yourcenar, YO, p. 299.


Brengre Deprez, Marguerite Yourcenar et les camps : une banalisation
cloisons tanches ?, La littrature des camps : la qute dune parole juste, entre
silence et bavardage, Les Lettres Romanes, Louvain, 1996, p. 139-147. B. Deprez
calque le titre de son article sur lessai de Marguerite Yourcenar, crit en 1972,
intitul Une civilisation cloisons tanches, class dans TGS, o elle dveloppe la
mme ide que dans le paragraphe cit, extrait des YO. Elle voque alors le traitement
des animaux aux abattoirs de la Villette, qui ne fait que prparer les cruauts
commises au Vietnam ou ailleurs.
144

Ralits sociales

137

plutt que de lhabitude : on entre dans une espce de systme et on


admet que tel est lordre des choses. Ainsi, il deviendrait vain de
sindigner. Dautre part, elle oppose cette universalisation la
singularit de la solution finale, envisage par Hitler. Cette opinion
est bien discutable. Il semble que dans le cas prsent, il ne sagisse pas
tant duniversalisation de la part de Marguerite Yourcenar que de la
conscience quil y a continuit dans le vivant, que lanimal (et on
pourrait dire larbre) nest gure diffrent de lhomme et quen
consquence, la souffrance inflige aux uns prpare faire souffrir les
autres aussi. Sil nexiste pas de frontires, il faut respecter la vie
jusque dans ses formes les plus simples, sinon il ny a pas lieu de
sarrter dans le mal. Cela nous ramne linfluence des philosophies
dExtrme-Orient qui ont marqu la pense de Marguerite Yourcenar
et avec lesquelles un esprit occidental peut ne pas se sentir daffinits ;
mais cela nous ramne aussi aux dcouvertes scientifiques du XXme
sicle quil nest sans doute gure possible de rfuter et qui ne sont
certainement pas trangres Marguerite Yourcenar. Dautre part,
parler de la solution finale comme dune singularit peut tre bien
dangereux ; nest-ce pas signifier implicitement que cela fut un
phnomne spcifiquement allemand ? On nest pas loin du racisme
alors et on risque de se laisser aveugler par dautres solutions
finales.
En 1970, bouleverse par le suicide de jeunes gens qui
simmolent par le feu pour manifester le refus du monde dans lequel il
leur faudrait vivre, Marguerite Yourcenar rdige le texte intitul
Cette facilit sinistre de mourir145, o on lit ce constat dsesprant :
Ils sont sortis dun monde o des guerres plus radicalement destructives que
jamais sinstallent au milieu dune paix qui nest pas la paix et qui tend trop
souvent devenir pour lhomme et son environnement presque aussi
destructive que la guerre, etc...146.

La guerre reprsente un paroxysme, le point culminant des malheurs


de lhumanit mais chaque jour rvle de nouvelles misres, de
nouveaux dsastres et Marguerite Yourcenar ne comprend que trop
bien la raction de refus dsespr des jeunes. Le seul argument
145

Marguerite Yourcenar, TGS, XII. Cette facilit sinistre de mourir, EM, p. 377378.
146
Ibid., p. 377.

138

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

opposer est celui de la difficult hroque de vivre pour essayer de


rendre ce monde un peu moins horrible. Le flau de la guerre est
rarement absent de luvre romanesque. Une partie du rgne
dHadrien est consacre cela, ft-ce au grand regret de lEmpereur.
Luvre au Noir se droule sur fond de guerres civiles,
daffrontements au nom de la religion qui embrasent une partie de
lEurope. Mme dans lle encore sauvage et prserve du Nouveau
Monde, Nathanal dcouvre que la guerre existe ; les Indiens, pourtant
pacifiques, sentretuent :
La guerre entre eux faisait souvent rage ; ils infligeaient, disait-on,
dpouvantables tortures leurs prisonniers pour les honorer en leur
donnant loccasion de faire montre de courage ; ils ramenaient des scalps
dans leurs cabanes, ...147.

Quoique sans malice, les Indiens nignorent rien des supplices


infliger aux vaincus. Revenu Amsterdam, et ayant repris son travail
limprimerie, Nathanal interrompt parfois sa lecture pour
sabandonner la rverie. Les Commentaires de Csar relatent sans
cesse des quipes guerrires qui en voquent dautres survenues par
la suite :
Ces tribus extermines par le grand Romain lui rappelaient les sauvages
gorgs ici, ou exploits l, pour la gloire dun Philippe, dun Louis ou dun
Jacques quelconque. Ces lgionnaires senfonant dans la fort ou les
marcages avaient d ressembler aux hommes arms de mousquets
sgaillant dans les solitudes du Nouveau Monde148.

Cette mditation de Nathanal ressemble beaucoup celle de


Marguerite Yourcenar la fin dArchives du Nord149. Suspendant le
rcit larrive du bb de six semaines au Mont Noir, Marguerite
Yourcenar se livre une rtrospective de sa vie et simultanment du
XXme sicle. Elle constate avec une profonde amertume et beaucoup
de pessimisme quen dpit de ses privilges sociaux qui lont
prserve des vicissitudes ordinaires de la vie, elle a vcu dans un
sicle de calamits sans cesse croissantes o les guerres se rptent
avec des moyens de destruction de plus en plus efficaces, o le
147

Marguerite Yourcenar, HO, p. 959.


Ibid., p. 968.
149
Marguerite Yourcenar, AN, p. 1180-1181.
148

Ralits sociales

139

progrs technique et le dveloppement industriel masquent des


atteintes irrparables lenvironnement, o la machine est en passe
dasservir lhomme cependant que le foss entre pays riches et
pauvres se creuse tous les ans davantage. Lhistoire se rpte de sicle
en sicle et le mythe du progrs et de lhomme perfectible ne rsiste
gure lobservation attentive du monde en cette fin de sicle. La
description du chaos de la guerre civile par lie Grekoff dans Quoi ?
Lternit laisse la mme impression de folie de lhumanit, de rage
de destruction, de veulerie et de barbarie primitive, furieuse et
inconsquente : il y a de quoi se coucher terre pour pleurer150
comme le dit Elie Egon.
Ce constat de luniversalit du mal, de la guerre, de la part de
Yourcenar ne signifie pas relativisation ni acceptation rsigne. A
propos de la bombe atomique dHiroshima, elle crit quil ny a rien
de nouveau car rien nest moins neuf que la mort151 et de tout temps,
lhomme a mis la technique au service de la destruction de son
semblable. Cela nest pas moins atroce de voir que la matrise dune
nouvelle forme dnergie est dabord utilise pour tuer. Si dsespre
que soit Marguerite Yourcenar, elle ne shabitue certainement pas la
monstruosit des agissements des hommes contre lhumanit.

III Avant et aprs 1939


Certains sujets qui ont proccup Marguerite Yourcenar dans
ses jeunes annes se retrouvent encore dans les uvres et textes divers
de la maturit. Linstallation aux USA et lvolution du monde au
XXme sicle nont pas dtourn son intrt mais fourni des donnes
nouvelles et parfois renouvel sa comprhension des choses.

150

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1423-1424.


Marguerite Yourcenar, En plerin et en tranger, XIV Carnets de notes, 19421948, EM, p. 532-533.
151

140

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Culture et civilisation en danger


Marguerite Yourcenar fait remonter 1928, peut-tre 1927152,
la rdaction de lessai intitul Diagnostic de lEurope ; en tout cas, il
est publi en juin 1929 dans la Bibliothque universelle et revue de
Genve. Comme lindique le titre, Marguerite Yourcenar se propose
dexaminer un cas de maladie et de dfinir la nature du mal. On
remarque donc dj ce que cela implique de rigueur scientifique,
fonde sur la mthode exprimentale dobservation et
dexprimentation avant la formulation de la conclusion. Marguerite
Yourcenar se livre une analyse mthodique, trs rationnelle de la
culture europenne la fin des annes 20. Aprs avoir annonc que
lEurope a la fonction dun cerveau, quelle est le creuset de la
pense logique, elle dclare : Aujourdhui, la raison europenne est
menace de mort153. De quoi lEurope est-elle atteinte ? En quoi
consiste lataxie locomotrice mentionne ds la premire ligne de
lessai ? Ds le lendemain de la Rvolution, samorce une forme de
dcadence qui va amener privilgier le sentiment sur la raison, le
moi, lindividualisme, linconscient pour finir. Au XXme sicle, on
saute pieds joints la mthode pour atteindre aux formules154 et on
assiste bientt une libration du style, un affranchissement de la
discipline qui ordonnait la pense ; mais derrire tout cela, point la
dchance. Notre civilisation est trop ancienne, conclut Marguerite
Yourcenar et elle se meurt. On retrouve ce que soulignait Maria Rosa
Chiapparo dans sa thse, lide quau lendemain de la Rvolution, les
valeurs anciennes sont rejetes au profit de la foi dans lhomme et
dans le progrs155 ; ce qui avait fait la valeur et la richesse de lge
classique est supplant par les valeurs du monde moderne ; dautre
part, Marguerite Yourcenar va inaugurer avec Diagnostic de
lEurope une technique voisine de celle quelle appliquera dans
Denier du rve de 1934. Dans ce rcit, elle stigmatise laide du
mythe un rgime politique qui use lui-mme des mythes, qui fait appel
lemphase, la boursouflure, lapparence pour masquer le nant.
152

Dans la note ajoute en 1982 la publication de cet essai dans ldition de la


Pliade, elle parle de lanne 1928 (p. 1655). Dans sa biographie (OR, p. XVII), elle
parle des annes 1927 ou 1928.
153
Marguerite Yourcenar, Diagnostic de lEurope, EM, p. 1649.
154
Ibid., p. 1651.
155
Maria Rosa Chiapparo, op. cit., p. 95-96-97.

Ralits sociales

141

Dans Diagnostic de lEurope, elle fait choix de la rigueur, de la


clart, de la concision pour dnoncer les dviances de la culture
europenne du dbut du XXme sicle. A une littrature qui, force
de privilgier la subjectivit, devient confuse, hermtique et traduit
une espce de nvrose, elle oppose la matrise rationnelle de lhonnte
homme qui a appris crire en mme temps qu penser. Ce faisant,
elle prend ses distances par rapport aux tendances artistiques de son
temps et elle affirme sa fidlit au cartsianisme156. Cependant, elle
renie cet essai par la suite car il est vrai que certaines affirmations ne
se sont pas vrifies ; la mort quasi imminente de cette civilisation en
dclin quelle diagnostiquait en 1928 ne sest pas produite ; les maux
dont elle souffrait nont fait que samplifier. Dautre part, Marguerite
Yourcenar a volu dans ses ides : elle a toujours trait lhistoire
avec rigueur, comme un matriau quil sagit de connatre avec
prcision mais elle a fait appel lintuition, lempathie pour recrer
latmosphre dune poque et donner ses personnages une
consistance relle. Et que penser de cette conclusion du Diagnostic :
... la musique afro-amricaine, passion subite, emporte la rencontre
dun monde barbare un monde qui redevient barbare157 ? Elle navait
pas regretter davoir peru un monde qui redevenait barbare, ce
ntait que trop avr mais la traductrice des Negro Spirituals ne
ressemblait plus exactement la jeune aristocrate europenne davant
1930 qui considrait le jazz comme une espce de musique de
sauvages, indigne de la civilisation de la vieille Europe.
En 1940, dans Forces du pass et forces de lavenir,
Marguerite Yourcenar dnonce le rgime hitlrien au moins autant au
nom de la civilisation que des liberts politiques. Ses capacits
dobservation, de raisonnement, de jugement lamnent valuer avec
156

Laura Brignoli, Marguerite Yourcenar au carrefour de son art : Diagnostic de


lEurope in Marguerite Yourcenar essayiste, op. cit., p. 213 222, souligne le refus
de Marguerite Yourcenar dappartenir au monde dsorganis quelle diagnostique.
Maria Cavazzuti, Visages de lEurope dans les Essais de Marguerite Yourcenar,
in Marguerite Yourcenar essayiste, ibid., p. 11-22, souligne combien la question de la
civilisation europenne est constante dans luvre de Marguerite Yourcenar.
Rmy Poignault, Marguerite Yourcenar et lEurope, DEurope lEurope - III La dimension politique et religieuse du mythe de lEurope de lAntiquit nos jours,
Odile Wattel de Croizant d., Caesarodunum, hors srie, Tours, 2002, p. 85-102,
prsente une synthse sur la conception de lEurope et de sa civilisation selon
Marguerite Yourcenar
157
Marguerite Yourcenar, Diagnostic, p. 1654.

142

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

une grande justesse la ralit de lAllemagne de 1940 un moment o


beaucoup dintellectuels sont compltement aveugls par des
apparences. Elle ne mnage pas les exemples inquitants : la Pologne
ramene un tat qui tait celui des grandes invasions tartares, la
France presque la guerre de Cent Ans, les rgions de lEurope du
Nord, redevenues vassales aprs des annes de liberts civiles et
finalement lAllemagne elle-mme sacheminant vers un retour la
Germanie prchrtienne158. Par rapport Diagnostic de lEurope,
lvolution est sensible ; vers 1929, quoique lucide, elle subit
linfluence du mouvement de Renaissance latine et met des rserves
par rapport la modernit. Quelque dix ans plus tard, elle mesure
clairement que lidologie du retour un pass pur, dbarrass de la
dcadence moderne recouvre en ralit une formidable rgression, non
la rhabilitation dune civilisation saine mais au contraire la
destruction pure et simple de toute civilisation. Or lesprit critique et
la clairvoyance face au nazisme sont encore bien peu dvelopps en
1940 et cest bien surtout grce sa connaissance approfondie de
lhistoire et de lhumanisme que Marguerite Yourcenar peut apporter
la contradiction Anne Lindbergh.
A mesure quelle avance en ge, son inquitude par rapport
aux menaces qui psent sur la civilisation ne faiblit pas, bien au
contraire. La publicit, la tlvision, lensemble des mdia qui crent
des besoins uniformes chez tous les hommes, qui conditionnent en
prsentant une vision du monde toujours plus ou moins fausse, ne
font quanantir lesprit critique, la facult de penser par soi-mme et
loriginalit159. Certaines lettres laissent apparatre les graves drives
du monde de ldition. Ainsi en 1965, elle crit :
La situation ditoriale est trs mauvaise en France, de bons diteurs
srieux dautrefois stant brutalement commercialiss mesure quils
sorganisent en trusts monstrueux160.

Mme si elle concde que le niveau intellectuel na pas trop baiss, il


nest pas malais de comprendre que les impratifs commerciaux en
viendront rapidement privilgier le chiffre de vente plutt que la
158

Marguerite Yourcenar, PE, III. Forces du pass, EM, p. 461.


Marguerite Yourcenar, YO, p. 290-291.
160
Marguerite Yourcenar, L, op. cit., lettre Lidia Storoni Mazzolani, p. 291 293.
Dans une lettre adresse Roger Lacombe, le 5 mars 1973 (p. 504 508), elle voque
de nouveau la situation proccupante de ldition dans tous les pays occidentaux.
159

Ralits sociales

143

valeur artistique. Invitablement, les crivains se dtourneront des


vertus intellectuelles quasi artisanales sans lesquelles il nexiste
pas dhonnte travail de lesprit161.
Une page d Archives du Nord consacre Michel Charles
constitue une sorte de bilan sur le sens que Marguerite Yourcenar
donne aux termes culture et humaniste. Imaginant ce quil a visit
et dcouvert en Italie, elle interrompt son rcit pour dfinir la culture
dun brillant tudiant de la bourgeoisie sous la Monarchie de Juillet.
Le verdict est svre pour les humanits qui se sont elles-mmes
condamnes mort. Comme la majorit des Franais lettrs de son
temps, il ignore presque tout du grec et, quoique excellent latiniste, il
ne connat quun nombre limit duvres et dauteurs :
Leur lecture estampille lhomme moyen membre dun groupe et presque
dun club. Elle le munit dun modicum de citations, de prtextes et
dexemples qui laident communiquer avec ses contemporains disposant
du mme bagage, ce qui nest pas peu de chose. Sur un plan plus rarement
atteint, les classiques, certes, sont bien davantage : le support et le module,
le fil plomb et lquerre de lme, un art de penser, et quelquefois
dexister. Dans le meilleur des cas, ils librent et poussent la rvolte,
serait-ce contre eux-mmes. Nattendons pas de tels effets sur Michel
Charles. Il nest pas un humaniste, espce rare dailleurs vers 1845. Il nest
quun trs bon lve qui a fait ses humanits162.

Ce jugement sans amnit fait peu de cas de lenseignement classique


du XIXme sicle (et sans doute aussi de celui du XXme sicle).
Plutt que dune culture vritable, capable de former et transformer un
homme, den faire un tre libre et intelligent, il sagit dune espce de
garantie dauthenticit, dun signe distinctif qui sert de passeport dans
la bonne socit. Mais tout en dnonant le simulacre qui accompagne
lenseignement des humanits, Marguerite Yourcenar rend hommage
lexcellence de la culture classique, laquelle on doit les plus beaux
esprits, droits, logiques, sachant penser. Lide directrice de
Diagnostic de lEurope se fait jour dans ce passage dArchives du
Nord. A un demi-sicle de distance, Marguerite Yourcenar a nuanc
son opinion de jadis mais elle ne la pas renie. Sans structuration de
lesprit, long et patient apprentissage de la pense logique, il nexiste
161

Ibid., lettre adresse Jean Guhenno, le 7 mars 1978 (p. 768 770), avec qui elle
partage une vritable thique de la cration littraire.
162
Marguerite Yourcenar, AN, p. 1029.

144

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

pas de culture. Autant dire que lvolution daprs-guerre faite de


banalisation, de prtendue spontanit cratrice, de verbiage, relays
par de puissants moyens mdiatiques qui favorisent le nivellement
vers la mdiocrit ne pouvait susciter que consternation, effroi et
indignation de sa part. Ce constat de la menace qui pse sur la culture
et la civilisation la conduit invitablement sinterroger sur la notion
de progrs et sur lavenir du monde.
Le progrs et lavenir du monde
Deux phnomnes proccupants convergent et dcuplent le
sentiment dimminence du dsastre : la destruction de
lenvironnement et la substitution de largent lhumanisme. Les
formes modernes du commerce, typiques de la socit de
consommation, ne trouvent jamais grce aux yeux de Marguerite
Yourcenar. Elle dplore que les gens soient de plus en plus dpendants
des objets matriels : automobile, tlviseur, etc et que dans cette
socit dabondance o le consommateur semble avoir une vaste
panoplie de choix varis, il se dtermine en fonction du choix effectu
en amont pour lui. De ce point de vue, Marguerite Yourcenar estime
que les magasins grande surface sont particulirement nocifs, ils
proposent tous la mme marchandise uniforme et de qualit
quivalente163 et en effet, telle est bien la loi quimpose la
concurrence. La pollution dune part, la comptition des prix dautre
part font redouter une dgradation de la qualit de lalimentation. On
peut donc se demander si le dveloppement scientifique et
technologique a vraiment entran le progrs et elle dclare Matthieu
Galey : Comme lhumanisme un peu bat du bourgeois de 1900, le
progrs jet continu est un rve dhier164. Les progrs raliss au
XXme sicle ont montr leurs limites et rvl des aspects ngatifs
que lon navait pas imagins. Aussi loptimisme de lhomme de
gauche qui considrait le progrs comme certain et plaait toute sa foi
dans lavenir a-t-il dbouch sur une impasse. Dans beaucoup
desprits, rgnent un grand dsarroi et le sentiment que le monde
chaotique daujourdhui chappe tout contrle.
163

Elle voque ce problme dans Portrait dune voix, en 1969, p. 86 et de manire


plus prcise et dveloppe dans une lettre Jeanne Carayon du 18 janvier 1976 (L, op.
cit., p. 632 637).
164
Marguerite Yourcenar, YO, p. 249.

Ralits sociales

145

Lun des effets pervers du progrs est, selon Marguerite


Yourcenar, ltat de surpopulation du monde. Crer des terrains
vagues o grouillent des millions denfants abandonns, cest
dshonorer lespce165, dclare-t-elle Matthieu Galey. Il faut un
minimum despace, des vivres mais aussi de lducation, du travail
pour quun homme se ralise en tant qutre humain, dans la dignit.
Or, ces conditions ne sont pas runies dans le monde actuel et dfaut
de contraception efficace, mieux vaut encore avoir recours
lavortement que de laisser natre et vivre des enfants destins, ds la
naissance, une misre inoue, pense Marguerite Yourcenar. Dans une
lettre adresse le 1er avril 1976 au pre Yves de Gibbon qui lui
demande ce quelle pense de lglise, elle exprime son dsaccord au
sujet de la position du Vatican sur la contraception. Elle reproche
lglise de ne pas prendre les responsabilits qui simposent face
lun des problmes majeurs de notre temps. Lvocation de tous ces
sujets dinquitude suffit prouver que lavenir du monde parat bien
sombre Marguerite Yourcenar. Ainsi quil a dj t dit, les toutes
dernires pages dArchives du Nord constituent un condens de tous
les maux que lcrivain voit sappesantir sur lhumanit de la fin du
XXme sicle.

165

Ibid., p. 285.

Chapitre 3
Les mentalits
Les ouvrages qui composent la trilogie Le Labyrinthe du
monde constituent un remarquable tmoignage sur la mentalit de la
classe dominante laquelle Marguerite Yourcenar appartenait par sa
naissance. Lanalyse lucide, critique, souvent teinte dironie que le
recul temporel et spatial lui a permis de raliser rvle les prjugs, les
contradictions, ltat desprit de la haute bourgeoisie du dbut du
XXme sicle et de la fin du sicle prcdent.

I La bourgeoisie qua connue Marguerite


Yourcenar
Richesse et travail
Le patrimoine
Bien sr, la fortune, la prservation du patrimoine et son
accroissement, si cela se peut, arrivent au premier rang des
proccupations. Marguerite Yourcenar voque la manie de sa grandmre demployer toujours ladjectif possessif (que lcrivain
transforme en pronom!) : mon chteau, mon landau, etc1. Le
portrait impitoyable de Nomi met en vidence la place quoccupent
les biens dans son esprit, elle compte largent, ne le gaspille jamais, ne
veut rien entendre ni rien connatre en dehors de la conservation de ses
proprits ; le chien Trier nest pas autoris dormir dans le chteau
o il occasionnerait des dgradations. Il faut dire que lducation de
Nomi na t quune prparation ce rle de matresse de maison
intransigeante, cerbre de la proprit familiale, qui sinterdit toute
1

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1062.

148

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

fantaisie. Bien que les femmes de la bourgeoisie naient pas leur place
dans le monde du travail, Christophe Charle explique quen fait, elles
jouent un rle primordial :
Les femmes dans ces milieux jouent un rle essentiel pour la mise en uvre
de ce mode de vie. [] les femmes bourgeoises du Nord ou dailleurs ont
en charge toute la vie prive, la reproduction biologique de la famille et sa
prennit spirituelle, linculcation des manires et de lthique du milieu aux
hritiers. Dans les groupes patronaux les plus imprgns de religion, les
pouses dirigent les activits charitables, compensation indispensable
labsence de politique sociale au sens moderne, et animent les initiatives
culturelles et religieuses en direction des ouvriers2.

Dabord mre de famille en charge des responsabilits de la vie


domestique et prive, la bourgeoise apparat aussi dans le domaine
public pour consolider en quelque sorte luvre de son poux. Le mari
exige et impose en tant que patron mais elle va se proccuper des
aspects humains ; elle, incombe la tche dentretenir les liens
susceptibles dviter une rupture dfinitive entre un patronat la
recherche de lenrichissement et un proltariat qui a bien du mal
faire valoir ses intrts.
Toutefois, cest la maison qui constitue le domaine de
prdilection de la bourgeoise ; l, dans ce milieu rserv la vie
prive, saffirment ses prrogatives :
Le rle principal appartient la matresse de maison, charge de mettre en
scne la vie prive tant dans lintimit familiale crmonies quotidiennes
des repas et soires au coin du feu que dans les relations de la famille au
monde extrieur organisation de la sociabilit, visites, rceptions3.

Leve de bon matin, elle organise le travail des domestiques, connat


ltat des provisions et la nature des tches accomplir chaque jour,
elle veille au bien-tre de son poux, ltat de sant et lducation
des enfants, entretient les relations avec la famille, qui forme un
vritable clan dont on ne peut se passer, dtermine qui lon frquente
et selon quelle frquence. Sans doute ne travaille-t-elle pas, elle nest
pas pour autant oisive. On peroit une espce de fminisme chrtien
chez les femmes de la haute bourgeoisie du textile du Nord, en
particulier :
2
3

Christophe Charle, op. cit., p. 249.


Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 201.

Les mentalits

149

Elles difient une morale domestique [] : la foi contre la raison, la charit


contre le capitalisme, et la reproduction comme autojustification. Cest par
cette fonction que les bourgeoises charges denfants le taux moyen
denfants par famille passe de 5 7 entre 1840 et 1900 donnent sens
leurs moindres actions [] Animes dune haute conscience delles-mmes,
ces femmes du Nord ne sont ni passives ni rsignes ; elles tentent au
contraire driger leur vision du monde en jugement des choses, de faon
souvent premptoire4.

Ces femmes de la classe sociale suprieure, qui chappent la


ncessit du travail salari et qui disposent dune cohorte de
domestiques pour effectuer les tches quotidiennes, tentent de faire jeu
gal avec leurs maris, en soctroyant leur domaine de comptences,
leur rle social spcifique et en occupant la meilleure place au sein du
systme dinterdpendance qui unit la famille et lglise. Ces femmes,
qupargne le monde du travail rmunr, ne sont pas pour autant
absentes de la scne sociale.
Quand Michel Charles, tout juste mari, acquiert un pur-sang
par got des chevaux, ne sentend-il pas dire par son beau-pre :
Vous commencez de bonne heure changer largent de ma fille en
crottin5 ! Si mesquine soit-elle, Nomi ne fait que symboliser ltat
desprit dune classe sociale, qui existe trs semblable en France, en
Belgique, partout. Usant dune ironie caustique, Marguerite Yourcenar
montre ce que recouvre la pit religieuse de surface :
Mais les vrais dieux sont ceux que lon sert instinctivement,
compulsivement, de jour et de nuit, sans avoir la facult denfreindre leurs
lois, et mme sans quil soit besoin de leur rendre un culte ou de croire en
eux. Ces vrais dieux sont Plutus, prince des coffres-forts, le dieu Terme,
seigneur du cadastre, qui prend soin des bornes, le roide Priape, dieu secret
des pouses, lgitimement dress dans lexercice de ses fonctions, la bonne
Lucine qui rgne sur les chambres daccouches, et enfin, repousse le plus
loin possible, mais sans cesse prsente dans les deuils de famille et les
dvolutions dhritage, Libitine, qui ferme la marche, desse des
enterrements6.

Ibid., p. 142. Voir aussi Georges Duby et Michelle Perrot, op. cit., p. 428-429 o
Yvonne Kniebiehler dveloppe assez longuement cette forme dexaltation de la
famille et de la reproduction qui caractrise la sphre fminine, dans la haute
bourgeoisie, du Nord en particulier.
5
Marguerite Yourcenar, AN, p. 1057.
6
Marguerite Yourcenar, SP, p. 786.

150

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Mme sils songent quelquefois lau-del, ces grands bourgeois ont


avant tout les pieds sur terre, ils pensent la transmission des
hritages et se soucient de laisser leur descendance des affaires en
ordre.
Si largent constitue la proccupation essentielle des couches
laborieuses et pauvres, il nen va pas diffremment de la bourgeoisie
aise, qui ignore le besoin, entoure de secrets tout ce qui a trait
largent mais aucun moment, ne le perd de vue. Dans lHistoire de
la vie prive, Grard Vincent crit :
Argent cach, argent exhib, il est partout o on lattend et o on ne lattend
pas. Nous le rencontrons toutes les tapes de la vie. Naissance du premier
enfant ? Voici paratre lhritier du patrimoine. Premires amours ? On aime
qui on rencontre et on ne rencontre que ceux (celles) de son milieu : largent
discret sintercale entre les lvres des jeunes amants7.

Peut-tre le mariage correspond-il un choix du cur mais ce choix a


t soigneusement prdtermin par la vigilance et la prvoyance des
familles qui nont permis que les rencontres entre jeunes gens de
familles qui pouvaient envisager favorablement une alliance :
Le rseau des relations familiales et amicales joue tout naturellement son
rle : les frres et surs des meilleur(e)s ami(e)s sont des partis tout trouvs,
comme les cousins loigns que lon rencontre lors de ftes de famille,
mariages, baptmes ou communions8 ;

la sociabilit bourgeoise favorise aussi les rencontres au moyen de


ventes de charit, de bals, etc et le mariage peut aussi rsulter dune
prsentation des futurs conjoints par une amie de confiance qui fait en
quelque sorte fonction de marieuse. Les stratgies matrimoniales ne
manquent pas mais toutes rpondent la mme volont de ne pas
laisser faire le hasard et les mres sont promptes valuer les
avantages ou les inconvnients notamment financiers dune
rencontre. ventuellement, on acceptera pour gendre un jeune homme
dorigine plus modeste que soi mais dont les diplmes et la formation
autorisent les plus grands espoirs. En revanche, la jeune fille issue
dune famille trs respecte et apprcie mais dont la dot nest pas trs
7
8

Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 5, p. 143.


Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 237.

Les mentalits

151

leve ne constitue pas un excellent parti. De nos jours, on a tendance


considrer que ces mariages arrangs ou du moins facilits par les
familles sopposaient au libre choix des jeunes gens et les destinaient
une vie conjugale malheureuse. Rien ne prouve quil en tait ainsi.
Quelquefois, les deux futurs poux avaient de relles affinits et le
choix des familles vitait les unions mal assorties du point de vue de
la fortune, de lducation, du mode de vie et de pense. Bien souvent,
mme si les poux ne constituaient pas un modle dharmonie
conjugale, du moins partageaient-ils les mmes ides et formaient-ils
un couple soud quand il sagissait de prendre des dcisions
importantes. Certes la bourgeoisie ne considrait pas comme
prioritaire le bonheur des jeunes gens dans le mariage mais elle ne les
sacrifiait pas forcment des intrts financiers. Elle faisait surtout
preuve de ralisme et de prvoyance. Ce got de la proprit se
retrouve chez Michel Joseph, le demi-frre de Marguerite Yourcenar
dont elle remarque, sans bienveillance aucune : En matire
dhritage, il en tait rest la loi salique et celle de
primogniture9. Mais entre-temps, Michel na conu largent que
comme un moyen de mener une vie de dilettante, dpensier et joueur.
Dans le chapitre prcdent, nous avons vu quelles sommes
folles Michel, Berthe et Gabrielle pouvaient dpenser
quotidiennement pour leurs plaisirs et la satisfaction de leurs
fantaisies. Chez Michel, existe le mpris de la possession, le MontNoir ne reprsente quun domaine bazarder et les objets de valeur
quil contient des vieilleries. Il nest sensible qu largent quil en
retirera, qui lui accordera quelques annes supplmentaires de vie
facile et Marguerite Yourcenar professe le mme mpris pour la
possession de richesses :
La question matrielle ne se posait pas. Je dpensais librement, quelquefois
court dargent, quelquefois pas,

dclare-t-elle Matthieu Galey avant dajouter :


Cest un point de vue bourgeois de vouloir assurer lavenir et [] lhorreur
de la possession, lhorreur de lacquisition, de lavidit, du sentiment que
la russite consiste dans laccumulation de largent, cest trs fort chez
moi10.
9

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1369.


Marguerite Yourcenar, YO, p. 92-93.

10

152

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Elle considre quentre la scurit et la libert, il faut toujours choisir


la seconde et elle donne le sentiment dun profond ddain lgard de
largent ; Matthieu Galey ne peut sempcher de lui faire remarquer sa
conception aristocratique de largent et en effet, aux valeurs
extrmement bourgeoises de Nomi, Michel et sa fille opposent un
comportement daristocrates, toujours disponibles pour les plaisirs de
la vie, jamais esclaves dobligations professionnelles ou de contraintes
financires et pour qui le lendemain nest pas un problme. Les
portraits de Nomi et Michel revtent une valeur symbolique dans leur
contraste. Dun ct, on trouve une incarnation typique et presque
caricaturale de la bourgeoisie possdante, qui accorde aux biens
matriels un caractre vritablement sacr et dont toute la vie
sorganise autour du patrimoine ; de lautre, lemblme du fils de
famille, qui brle sa fortune, insouciant de lavenir et de la
descendance, pour qui largent na de valeur que converti en
jouissance immdiate. Des aspirations contradictoires agitent cette
classe sociale qui nest pas plus uniforme quune autre.
Conscience de supriorit
Dans lessai le Diagnostic de lEurope, on pouvait entrevoir
le sentiment de la supriorit de la race blanche sur les autres races et
lintrieur de cette race, lindiscutable supriorit de la seule couche
sociale dpositaire de la culture. A cette poque de sa jeunesse,
Marguerite Yourcenar a encore trop peu de connaissance de la ralit
pour douter de ses certitudes. Ensuite, elle volue sensiblement.
Lorsquelle voque la socit des chteaux dans Quoi ?
LEternit11, on sent poindre lironie par rapport ces provinciaux qui
se prtendent issus de la vieille noblesse et qui, le plus souvent, nont
fait quacqurir un titre sur le tard. Plus intressant encore est ce
passage consacr son grand-pre :
II croira toute sa vie quun homme bien n, bien lev, bien lav, bien nourri
et bien abreuv sans excs, cultiv comme il convient quun homme de
bonne compagnie le soit de son temps, est non seulement suprieur aux
misrables, mais encore dune autre race, presque dun autre sang

11

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1195

Les mentalits

153

et elle ajoute cette remarque :


Au cours de son existence dhomme privilgi [] Michel Charles na
jamais travers de crise assez forte pour sapercevoir quil tait en dernire
analyse le semblable de ces rebuts humains, peut-tre leur frre12.

Le prjug de la supriorit de la classe dominante est tellement ancr


que Michel Charles na jamais t effleur par le moindre doute et que
sa pense sapparente vritablement un prjug raciste ou nobiliaire.
Marguerite Yourcenar semble bien loin de la faon de penser de son
grand-pre et le fait quelle ait rpt maintes reprises que les
notions de classe et de culture lui paraissaient bien secondaires et en
quelque sorte accidentelles13 tend prouver que son exprience de la
vie lui a enseign que les certitudes de ses anctres ne reposaient que
sur lillusion. Aussi nest-ce pas sans tonnement que lon dcouvre le
terme bonniche14 pour dsigner Camille Letot dont elle garde un
bon souvenir et pour laquelle elle prouve de la bienveillance. En
dpit de toutes ses dngations et de ses affirmations que les hommes
de partout et de toujours se valent, Marguerite Yourcenar ne conservet-elle pas un certain sentiment de supriorit qui lamne employer
des termes pjoratifs pour dsigner les serviteurs ou formuler en
beaucoup de circonstances un jugement un peu premptoire proche de
la condescendance15 ? Il faut aussi mentionner quelle-mme tend se
contredire en dclarant par exemple Denise Bombardier en 1985 que
les hommes se sont toujours efforcs de penser comme la classe la
plus cultive, la classe suprieure16. Quand bien mme Marguerite
Yourcenar voudrait saffranchir de cette ralit sociale, elle vit dans
un monde o la majorit des hommes y sont troitement soumis.
12

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1026.


Dans Marguerite Yourcenar, YO, on lit notamment la page 236 : La classe (mot
dtestable, que je voudrais voir supprimer comme le mot caste) ne compte pas ; la
culture, au fond, trs peu : ce qui nest certes pas dit pour rabaisser la culture. Je ne
nie pas non plus le phnomne quon appelle la classe, mais les tres sans cesse le
transcendent
14
Marguerite Yourcenar, QE : la page 1373, on relve Camille, bonniche rousse et
taquine.
15
Brian Gill, Techniques de largumentation : la topique de Marguerite in Lectures
transversales de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1997, p. 17 26, parle de
rhtorique yourcenarienne base sur le mpris de lAutre, ce mpris ft-il ni (p.
26).
16
Marguerite Yourcenar, PV, p. 335.
13

154

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Le travail
Les ides que lon entretient au sujet du travail sont aussi trs
reprsentatives de la mentalit de la haute bourgeoisie. Dans ses
entretiens avec Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar assimile
aisment travail salari et servitude17. La ncessit de travailler ne
sest jamais impose Marguerite Yourcenar sauf pendant une dure
limite dans les premires annes de son sjour en Amrique. Ce fut
pour elle une exprience douloureuse dont elle a retenu laspect
contraignant, le manque dintrt, lamputation de son temps libre
consacr la culture et les restrictions la libert que ses privilges
sociaux lui avaient octroye jusqu lge de 40 ans. Cette exprience
personnelle du travail rmunr explique fort bien quelle le tienne en
pitre estime et quelle ny voie pas les conditions idales de
lpanouissement fminin, mais rares sont celles que la naissance dote
de tant datouts. Il ne fait gure de doute que travailler en
loccurrence soccuper de la gestion de ses biens et proprits comme
son pre lavait fait avant lui apparaissait Michel comme une
insupportable entrave et une somme de dsagrments fuir. On
dcouvre aussi le regard port sur certaines professions dans ce
milieu, pour lequel il en existe dinsuffisamment respectables. Ainsi,
voquant son grand-pre, Marguerite Yourcenar crit :
Il nest pas question que le jeune docteur quatre boules blanches ouvre un
cabinet davocat. Les professions librales, si prises dans une certaine
bourgeoisie, sont considres comme infrieures par cette famille qui
naccepte pour but la vie que la gestion de son bien ou le service de ltat.
En dpit de lEnrichissez-vous de Guizot, [] les affaires et lindustrie
sont places encore quelques chelons plus bas18.

Les tudes et diplmes en droit sont ncessaires mais en vue dassurer


la prosprit de ses affaires personnelles, non pour faire fortune au
service des capitaux privs. Le service de ltat lui-mme comporte
des tches inavouables. Quand la nouvelle de lengagement de Michel
dans larme parvient Lille, cest la consternation. Grce au style
indirect libre, Marguerite Yourcenar fait part des rflexions de Michel
Charles :
17
18

Marguerite Yourcenar, YO, p. 92-93.


Marguerite Yourcenar, AN, p. 1022-1023

Les mentalits

155

Encore si Michel avait pass par lune des grandes coles ! Le pre sen veut
de ne pas avoir dirig son fils vers Saint-Cyr ou vers Saumur. Un officier,
gnral un jour, mme aux ordres de la Gueuse, serait la rigueur
acceptable, mais tout en lui se rvolte lide de Michel entr dans le
rang19.

Mme si la Rpublique est bien loin davoir les prfrences de Michel


Charles, il peut laccepter dans la mesure o ce sont les hommes
davant qui conservent les rnes du pouvoir. Les principes
dmocratiques sur lesquels elle se fonde le chagrinent profondment
mais tant quils ne sont pas mis en pratique, il se rassure ; par contre
que son fils dchoie au point de se retrouver au mme niveau que
lespce infrieure du commun des mortels, voil qui est
insupportable.
Parmi les tches viles, figure tout ce qui est en rapport avec le
commerce, o lon trouve des Juifs. Nous avons pu constater avec
quel sentiment de supriorit, quel mpris ric von Lhomond dsigne
la friperie familiale do est issu Grigori Lw. Le Juif est aisment
assimil au dbut du XXme sicle larriviste, usurier, escroc,
lafft des dpouilles nobiliaires. On laffuble de tous les dfauts :
hypocrite, sournois, voleur, nuisible en un mot. Cette haine de la
classe possdante se nourrit de la conscience de sa dchance et de
son impuissance face une catgorie sociale en expansion ; le monde
des affaires et de la spculation progresse tandis que celui de la
proprit foncire seffondre. Marguerite Yourcenar en offre un autre
exemple avec le Hongrois Galay :
Il [] avait donn rendez-vous un marchand de biens. Au jour dit, une
voiture amena de la gare un maigre juif aux vtements rps et aux manires
excessivement courtoises. On let dit servile, si une espce de tranquille
dtachement net perc sous la dfrence20.

Aprs lesquisse de cette silhouette laquelle ne manque aucun des


clichs habituels, Marguerite Yourcenar voque la transaction en ces
termes :

19
20

Ibid., p. 1103.
Ibid., p. 1159.

156

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


Le juif fait remarquer que le vendeur en pareil cas gagnerait disposer
part et en prenant son temps de largenterie, des tableaux, des meubles
anciens qui garnissent la demeure dont il se dessaisit. Mais le baron na que
faire de ses conseils : il veut vendre dun seul coup, et argent comptant21.

Tout dabord, on a l une anticipation de la vente du Mont-Noir ;


Michel, comme Galay, se dbarrassera au plus vite de ses biens, avec
lapparence dun suprme dtachement. On relve aussi le contraste
accentu entre lattitude de grands seigneurs ddaigneux des
possessions matrielles caractristique de ces aristocrates condamns
par lhistoire et lattitude mesquine des marchands replis sur euxmmes, sur leurs intrts, rabougris, sans panache, dont la vie se passe
tout mesurer laune de largent. Il est vident que le marchand de
biens ne sort pas grandi de ce face--face. Mais comment la
bourgeoisie traditionnelle pourrait-elle voir dun il favorable les
nouveaux riches qui la supplantent peu peu ?
Antismitisme rcurrent
Lantismitisme que lon distingue dans Le Coup de grce
comme dans lextrait prcdent d Archives du Nord est frquemment
li lactivit professionnelle. Souvent commerants, les Juifs
exercent une profession vile, indigne et mprisable aux yeux de la
classe dominante, attache la proprit foncire ancestrale, qui
atteste son anciennet sur le sol de France. Mais si lon peut distinguer
des explications de ce genre caractristiques dun profond
antagonisme de classes, il est vrai que souvent, lantismitisme
apparat comme lexpression dune opinion publique infonde et de
prjugs stupides. Dans les superstitions populaires des toutes
premires annes du XXme sicle, quand on voquait la fin du
monde, on la faisait concider avec le retour des Juifs en Palestine22 et
laffaire Dreyfus avait videmment cristallis les passions antismites.
Le Juif devenait facilement le bouc missaire en toutes circonstances
un peu dramatiques car les esprits taient conditionns. Cest cette
ambiance gnrale daversion pour les Juifs et lhabitude de
lexprimer comme si cela allait de soi qui, associes au chagrin,
peuvent expliquer lattitude de Michel avec Madame Hirsch.
21
22

Ibid., p. 1160.
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1337.

Les mentalits

157

cet homme hors de soi faisait siennes les insultes dun Drumont ou des
antidreyfusards quil honnissait dans sa jeunesse, tout comme un passant
saisi de fureur ramasse dans la boue un couteau23,

constate Marguerite Yourcenar en relatant lpisode des insultes


haineuses et racistes lgard de cette femme. Dans la vhmence de
sa colre, Michel oublie toute retenue, toute dcence et en vient
profrer des injures qui ne correspondent sans doute pas sa pense
mais qui sont reprsentatives dun climat social. Spontanment, se
prsentent son esprit des injures quil a entendues, qui appartiennent
au vocabulaire de base de tout Franais, mme non suspect
dantismitisme. Le phnomne choquant rside bien l, dans
limprgnation gnrale, la contamination de tout un pays par une
pense simpliste et haineuse quune banale manipulation suffit
transformer en agent de rejet meurtrier. On trouverait encore des
exemples dantismitisme dans Un homme obscur, ce qui prouve que
le XXme sicle ninnove pas, quil ne fait que reprendre en les
amplifiant les prjugs les plus culs, les plus enracins dans la
psychologie collective. Une fois de plus, Marguerite Yourcenar ne
donne pas lide que lhumanit soit capable de progresser beaucoup,
et dans un sens toujours positif.
La religion
Omniprsence de la religion et ides socialisantes
Dans Souvenirs pieux et Archives du Nord, Marguerite
Yourcenar multiplie les dtails qui montrent la place occupe par la
religion et les marques extrieures de dvotion parmi ses anctres,
maternels et paternels. Nous nous bornerons examiner limportance
de la pratique religieuse dans la famille de Marie, la jeune sur de
Michel. Autant le pre de Marguerite Yourcenar semble peu attach
lglise, autant Paul, lpoux de Marie, fait preuve dune rigidit
extrme dans lexercice de la religion et le respect des
commandements. Il se montre dun sectarisme total lgard des
autres confessions, en vient contester lautorit du pape Lon XIII
quand celui-ci conseille aux catholiques franais de saccommoder de
23

Ibid., p. 1175-1176.

158

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

la Rpublique24. Malgr son avarice, il ne regarde pas la dpense


quand il sagit des uvres mais peut-tre plus encore que davarice, il
sagit chez lui de mortification, dapprentissage de la discipline qui,
ses yeux, font un bon catholique. On peut parler dun exemple
dintgrisme religieux assez redoutable car dans une famille comme
celle de Marie, la lettre relgue lesprit au second plan et la religion
apparat sans nuances et dshumanise. Toutefois, ct de ce
conservatisme sans concessions, nous avons vu que des
proccupations sociales se font jour au sein de lglise.
Les ides socialisantes, fortement teintes de christianisme
dont labb Lemire constitue lun des premiers reprsentants, presque
un pionnier, se traduisent sur le plan social mais appartiennent en
mme temps aux mentalits. Le dbut du XXme sicle marque un
tournant avec lapparition des proccupations humanitaires et le
comportement de Michel, sans doute maladroit et paternaliste, mais
qui a conscience quil faut participer lvolution des rapports
sociaux, tmoigne dune mentalit diffrente de celle de ses parents.
Peu peu sinscrit dans la mentalit collective lide dune solidarit
ncessaire entre les hommes. Protestants et catholiques vont satteler
la tche, sous peine dtre compltement dbords par les
organisations laques de la Rpublique dune part et par les
organisations du jeune mouvement ouvrier dautre part. Ltude des
ralits sociales a montr lomniprsence de la religion ; dans la
plupart des familles qua connues Marguerite Yourcenar enfant, on se
conforme strictement aux rgles de vie quimpose implicitement le
respect de la foi catholique. Lexcs de rigidit, de conservatisme qui
en dcoule souvent nest pas particulirement judicieux puisque cela
conduit ces bons catholiques bien orthodoxes condamner et fustiger
laction de labb Lemire alors que cest lui qui a compris que
limmobilisme serait fatal la religion catholique. Nous allons
examiner maintenant comment celle-ci imprgne les esprits et
dtermine les choix dans la vie individuelle et familiale.

24

Ibid., p. 1215.

Les mentalits

159

La famille
Le mariage et la famille
Proposant une dfinition de la famille bourgeoise du XIXme
sicle, Michelle Perrot crit :
Rseau de personnes et ensemble de biens, la famille est un nom, un sang,
un patrimoine matriel et symbolique, hrit et transmis. La famille, cest un
flux propritaire qui, dabord, dpend de la loi25.

Telle est bien limage quen donne Marguerite Yourcenar qui intitule
le deuxime chapitre de la premire partie d Archives du Nord, le
rseau. Quelle voque la famille maternelle ou celle de son pre,
dans les deux cas, sexpriment le souci des alliances, la ncessit
dentretenir des liens de solidarit et, plus que tout peut-tre, de
prserver ou daccrotre le patrimoine. Celui-ci, que rgit en France le
Code civil, prvoit normalement lgalit des hritiers, hommes et
femmes. La consquence en est que les partages successoraux ont
tendance morceler les hritages et dvelopper la petite proprit,
do, dans certains cas, laffaiblissement de la fortune initiale. Mais la
bourgeoisie aise veille aussi en pallier les inconvnients, grce
une habile gestion. Ainsi,
Au milieu du Second Empire, les immeubles urbains fournissent 18% des
revenus, et les exploitations agricoles, 41%, contre seulement 5,9% pour les
placements mobiliers. Mais, dans la seconde moiti du XIXme sicle,
lattrait pour ces derniers ne cesse de grandir, stimul par le dveloppement
des socits anonymes, le changement des stratgies bancaires et les
spculations [] Les obligations se substituent la rente foncire26.

La proprit foncire reste encore le principal investissement comme


on peut le constater dans lascendance paternelle de Marguerite
Yourcenar mais progressivement, la proprit bourgeoise volue, le
placement immobilier devient intressant et aussi tous les placements
mobiliers lis au dveloppement industriel. La rente rgulire fournie
par la proprit terrienne va peu peu perdre de sa valeur au profit des
actions cotes en Bourse. Le grand propritaire qui gre
25
26

Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 105.


Ibid., p. 107.

160

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

intelligemment son patrimoine tient compte de ces variations pour


viter que ce dernier ne se dvalue.
Dans ce systme, le rle du pre est primordial ; il lui revient
dadministrer les biens de la communaut. Certes dans les milieux de
la bourgeoisie aise, un contrat de mariage garantit les biens apports
par la dot de lpouse ; ainsi, une partie au moins de lhritage familial
est sauvegarde en cas de faillite mais dans les familles plus modestes,
qui ne disposent que dune petite proprit, cest au chef de famille
quincombe le bon usage des biens. Ainsi se perptue la tradition dun
modle familial trs patriarcal, contre lequel femmes et enfants ont
fort faire pour saffirmer. En dehors de la proprit et du patrimoine,
la grande affaire de la vie dans les familles bourgeoises, cest le
mariage. Les deux aspects sont dailleurs lis et complmentaires
puisque par le mariage, on consolide une fortune et que celle-ci
constitue un hritage quil sagit de transmettre dans les conditions les
plus avantageuses et les plus fiables. Trs tt, dans les familles, on
pense ltablissement des enfants ; les mres en particulier
rflchissent aux alliances possibles. Cest le cas de Reine, la mre de
Michel Charles :
[] la prvoyante Reine sest plu dresser la liste des partis possibles []
Contrairement ce quon pourrait croire, elle ne fait nul cas du prestige et
de lanciennet des familles : celle de Charles Augustin et la sienne lui
paraissent assez bonnes pour ny pas ajouter un clat emprunt. Dans son
langage dru de femme bien ne dAncien Rgime, Reine dirait que la truie
nanoblit pas le cochon. Mais il importe, par ailleurs, que Michel Charles
soit fort riche. A la vrit, il lest dj [] Mais cette mre raliste sait la
distance qui spare, par le temps qui court, une belle fortune dune grande
fortune. Melle Dufresne, fille dun juge au tribunal de Lille, pse
exactement dans ses balances le poids quil faut27.

Reine pense comme le pre Grandet que la vie est une affaire et la
fortune de Nomi Dufresne la place au rang dpouse souhaitable pour
Michel Charles ; les prjugs nobiliaires dAncien Rgime sont
relgus au second plan : comme lcrit Marguerite Yourcenar, par le
temps qui court, il faut asseoir solidement sa fortune. Face Reine, le
pre de Michel Charles dfend une autre opinion :

27

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1046.

Les mentalits

161

Le bonhomme Dufresne, [] cul-terreux pass tabellion, a trafiqu en biens


noirs, le plus souvent, en finaud quil tait, par personnes interposes. Les
cus qui ont permis au fils de faire carrire viennent de l [] Tant quil
dpendra de lui, lhritire des Dufresne npousera pas Michel Charles28.

Pour Charles Augustin, marier son fils avec une hritire dont la
fortune est dorigine douteuse quivaudrait une msalliance. Les
deux poux ne conoivent pas le mariage tout fait de la mme
faon ; il nen reste pas moins quil doit se faire entre familles
honorables et de fortune approprie et quen consquence, les gots et
affinits des jeunes gens occupent peu de place.
Quand il conviendra dtablir Michel et de lamener se
ranger, une fois sa jeunesse turbulente passe, Michel Charles lui
proposera un parti. Il ne restera qu sceller lalliance. Evoquant
Fernande, Marguerite Yourcenar a recours au mme lexique des
affaires :
En province, la famille de C* de M* avait tout naturellement tenu sa place
parmi ce quil y avait de mieux. Ici, ce nom fort ancien, mais assez oubli,
tait peu prs sans valeur marchande la foire aux mariages29.

A Bruxelles, prvaut une opinion trs semblable celle de Reine.


Lanciennet de la famille devient facultative ; en ces temps
dexpansion industrielle, de commerce international florissant, de
mutations des fortunes, il faut examiner la richesse avant toute chose
et le compte en banque. Dans le mariage comme en dautres choses, la
finance saffirme prpondrante.
Ces mariages, prpars de longue date par les familles, et qui
se ramnent des alliances dintrts, permettent normalement une
cohsion trs forte du groupe. On reste entre soi, on a la mme
apprhension de la vie, les mmes buts, on donne aux enfants la mme
ducation et cette socit qui maintient toujours une harmonie de
faade nest pas parcourue par beaucoup de contradictions ou de
conflits. Il est dautre part bien difficile dapprcier la vie intime du
couple bourgeois. On aborde l le chapitre le plus secret de la vie
prive et on manque dinformations pour porter un jugement
quitable. On peut supposer quune vie de frustrations sexuelles ne
favorisait pas lpanouissement de lindividu mais sans doute serait-il
28
29

Ibid., p. 1047.
Marguerite Yourcenar, SP, p. 909.

162

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

bien imprudent denvisager cette question daprs les critres de la fin


du XXme sicle : La sexualit, aujourdhui au centre des unions, ne
constitue alors quun arrire-plan de la vie conjugale30, lit-on dans
lHistoire de la vie prive et tout contribuait, dans lducation
bourgeoise, maintenir la jeune fille dans une ignorance complte des
ralits physiques, une sorte danglisme romantique et de mpris du
corps. La forte imprgnation religieuse, la seule valorisation de la
maternit entretenaient probablement chez un certain nombre
dpouses le ddain du plaisir sexuel dont elles ignoraient mme quil
pt exister. Quant aux hommes, ils disposaient de possibilits de
compensation. La plupart dentre eux admettaient comme une
vidence que le sanctuaire conjugal ntait pas le lieu de la volupt et
ils taient ds leur jeunesse initis cette dichotomie entre satisfaction
des sens et perptuation de la famille. Au temps de leurs tudes, ils
vivent en compagnie dune grisette. Il sagit dune forme de sexualit
dattente, de concubinage [], qui unit un bon tiers de bourgeois,
grands et petits, des cousettes, des repasseuses ou des demoiselles de
boutiques31. Plus tard, viennent les choses srieuses, ltablissement
grce un mariage bien assorti. Telle est limage que Marguerite
Yourcenar donne de la jeunesse de son aeul. Mais il semble vident
daprs les tmoignages historiques et la littrature romanesque que le
bourgeois du XIXme sicle comme beaucoup dhommes des
civilisations antrieures saccommodait parfaitement, une fois
mari, de distinguer deux types de femmes : la bourgeoise vertueuse,
bien leve, mre de ses enfants et la femme de condition infrieure,
lgre et frivole, avec laquelle il tait lgitime de sencanailler et de
sadonner la jouissance sexuelle. Prtendre que cette situation
noccasionnait pas de difficults serait sans doute excessif mais pas
plus que de concevoir le mariage bourgeois comme un enfer
permanent pour les deux conjoints. Il y a bien de temps en temps une
brebis galeuse qui sadapte mal aux rgles tablies et qui saventure
penser sa manire, mais le phnomne reste assez marginal tant le
milieu est soud et structur autour des mmes valeurs, immuables,
auxquelles on ne drogerait sous aucun prtexte.
A la suite de la visite au cimetire de Suarle, Marguerite
Yourcenar fait cette rflexion :
30
31

Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 543.


Ibid., p. 535.

Les mentalits

163

Je renonai vrifier si oui ou non la Fraulein avait sa place entre Fernande


et Jeanne ; jen doute. On avait beau aimer et honorer une ancienne
gouvernante, la famille tait la famille32.

Autre prsence fminine habituelle au XIXme sicle dans les


familles de la haute bourgeoisie : la gouvernante. Cette femme,
nourrie, loge, rmunre pour son travail, nappartient cependant pas
la catgorie des domestiques. Son origine sociale la distingue de ces
derniers ; issue de la moyenne bourgeoisie, elle est contrainte de
travailler pour vivre si pour une raison telle que la ruine familiale, la
mort du pre, elle se retrouve dans la prcarit matrielle. Sa
situation un peu floue dans la hirarchie sociale, que lhistorienne
Ccile Dauphin analyse ainsi, se rvle parfois difficile :
cest une femme qui enseigne domicile, ou bien une femme qui habite
dans une famille pour tenir compagnie et faire la classe aux enfants. En fait,
la gouvernante vit douloureusement la contradiction entre les valeurs
attribues son ducation de gentlewoman et les fonctions quelle se trouve
contrainte dexercer. Symbole du nouveau pouvoir des classes moyennes
(on en parle, elle apparat en public), symptme aussi de laccs des pouses
des pratiques de loisir et un rle dornement, la gouvernante, tout en
conservant son statut de lady, est entrane vers le bas de lchelle sociale du
fait de son travail rmunr [] cest une bourgeoise dans le besoin dont le
travail devient prostitution de son ducation33.

En soi, le statut intermdiaire, mal dfini de la gouvernante, fait delle


une femme part, isole dans la famille quelle sert mais en outre, elle
souffre de son dclassement social et le vit mal. Sans doute,
Marguerite Yourcenar na-t-elle pas tort de douter que la Fraulein soit
enterre dans le tombeau familial Suarle. La famille est la famille,
comme elle le dit, et, en dpit dune vie entire dun dvouement
irrprochable et dune fidlit exemplaire, une gouvernante, qui
vendait son travail ft-il intellectuel pour vivre, restait une
personne subalterne.
Cellule crcitive, rigide, ferme : telle est la famille pour
Michel qui la dteste. En exposant les motifs de sa rvolte, Marguerite
Yourcenar montre comment on vivait dans les meilleures familles
bourgeoises :

32
33

Marguerite Yourcenar, SP, p. 739.


Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 521.

164

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


Quant aux institutions familiales, il a dj pris lhabitude de citer
sarcastiquement la rengaine dpoque : O peut-on tre mieux quau sein de
sa famille ? et de rpondre avec clat : Nimporte o. La famille, cest
Nomi flanque du vieux Dufresne, et Michel Charles en qui son fils ne
veut voir, tort ou raison, quun de ces maris accabls et conciliants quil
se promet bien de ne pas tre son tour.

Il constate aussi, dans lentourage de sa grand-mre Reine qu


Aucune ide neuve ne sest infiltre depuis trente ans dans ces ttes troites
ou derrire ces faces panouies ; les hritages, les gnalogies et les crimes
de la Rpublique alimentent les conversations34.

Si linstitution familiale fonctionne remarquablement dans la


transmission des valeurs morales aussi bien que matrielles, il faut
admettre par ailleurs qu force de se cantonner dans la tradition et de
fuir tout ce qui ressemble de prs ou de loin lvolution, elle cre
elle-mme les conditions de sa perte. Il arrive un moment o la
jeunesse fuit ce milieu particulirement pesant et touffant, mme si
elle ne ddaigne pas de tirer parti de ses avantages ; cest la voie que
choisit Michel.
La femme et la mre
Marguerite Yourcenar dfinit parfaitement en parlant de
Fernande le rle attribu la femme dans les familles bourgeoises.
La maternit tait partie intgrante de la femme idale telle que la
dpeignaient les lieux communs courants autour delle : une femme marie
se devait de dsirer tre mre comme elle se devait daimer son mari et de
pratiquer les arts dagrment.

Puis, plus loin dans le mme paragraphe, elle ajoute :


En somme, lenfant consacrerait la pleine russite de sa vie de jeune
pouse, et ce dernier point ntait peut-tre pas sans compter pour
Fernande, marie assez tard, et qui [] venait davoir trente et un ans35.

34
35

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1098.


Marguerite Yourcenar, SP, p. 717-718.

Les mentalits

165

Michel, lui-mme, qui pourtant ne considrait pas la procration


comme un devoir imprescriptible, estimait que, simplement en tant
que femme, Fernande dsirait tre mre et, dit Marguerite Yourcenar,
il mavait pour ainsi dire concde la jeune femme36. Dailleurs,
en homme de son temps et bien quen complte contradiction avec ce
quil connaissait de la vie, Michel ne pouvait concevoir le seul plaisir
sexuel fminin :
Mises part les professionnelles et quelques folles dont il ne se souciait pas,
Michel [] tenait se reprsenter toutes les femmes comme des cratures
trangres toute pulsion charnelle, qui ne cdaient que par tendresse
lhomme qui avait su les sduire, et nprouvaient dans ses bras dautre joie
que celle du sublime amour. Bien que sa propre exprience et
constamment battu en brche cette notion, il la conserva toute sa vie []37.

Pour Michel aussi bien que pour lensemble de la socit de cette


poque et sa morale, la sexualit fminine est un sujet tabou ; on
prfre hypocritement la nier, penser quelle nexiste pas chez les
honntes femmes qui accomplissent scrupuleusement leur devoir
conjugal pour assurer la descendance de la famille. Fernande, comme
toutes les femmes de son temps, a t leve ainsi. Le mariage et les
enfants consacreront sa vie de femme. Puis elle parachvera
laccomplissement de ses fonctions terrestres en montrant sa famille
le modle des vertus chrtiennes et en la maintenant dans une stricte
orthodoxie catholique, comme les autres femmes de son milieu38. La
vie de lhomme nchappe gure au carcan des traditions mais
ventuellement, il peut y avoir un peu dimprvu dans sa vie ; pour la
femme, la voie est trace lavance et elle nchappe pas son destin
qui, frquemment, est abrg par une mort prcoce lie la grossesse.
Bien que la socit du XIXme sicle ne voie pas les femmes seules et
les clibataires dun il favorable, il en existe : tout dabord, les
veuves mais aussi les victimes de stratgies matrimoniales ;
lassistance aux vieux parents, souvent confie aux filles cadettes, fait

36

Ibid., p. 742.
Ibid., p. 919.
38
Ce schma se vrifie dans la vie de Marie (Quoi ? Lternit) pour qui lrotisme
nest envisageable que chez les femmes publiques (p. 1218) et Eric (Le Coup de
grce) imagine Sophie marie Volkmar, tenant son rle de matresse de maison et
de mre de famille (p. 123).
37

166

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

delles des exclues du mariage39. Dans la haute bourgeoisie, lattrait


insuffisant de la dot valait aussi condamnation la solitude.
Si la plupart des femmes acceptent leur sort sans trop de
peine, peut-tre nen fut-il pas de mme pour Fernande. Rien ne le
prouve mais elle sest peut-tre moins facilement que dautres coule
dans le moule de la tradition et du devoir. Le portrait quen trace
Marguerite Yourcenar laisse percer quelques aspects assez peu
conventionnels. Tout dabord, la perspective de sa prochaine maternit
la rendait-elle heureuse ?
bien que ses relations avec ses surs fussent fort tendres, elle navait
annonc sa grossesse celles-ci [] que le plus tard possible, ce qui nest
gure le fait dune jeune femme exultant dans ses espoirs de maternit40.

Les malaises de la grossesse et linconfort qui rsultent de son tat ne


font que sajouter une angoisse imprcise mais bien relle et un
sentiment de solitude dans lpreuve dont elle sait bien que lissue
peut tre fatale. Marguerite Yourcenar met en vidence ce qui pour
beaucoup de femmes de cette poque, devait tre le sinistre revers des
joies de la maternit : la peur de mourir. Cela explique peut-tre
aussi la volont exprime par Fernande peu avant sa mort de laisser
sa fille le choix de devenir religieuse si daventure elle le souhaitait.
Le couvent pouvait apparatre comme le seul moyen dchapper la
fatalit du mariage et de la procration41. Quelle nait pu envisager
que lenfermement dans un clotre comme alternative la grossesse
mortelle montre aussi combien le sort des femmes tait dramatique.
Car Fernande tait dj une femme relativement mancipe pour son
temps, semble-t-il. On la trouvait originale, trop cultive alors que
daprs Marguerite Yourcenar, elle lest bien peu et na pas beaucoup
dides. Mais enfin, elle connat un peu de latin, dhistoire, sintresse
au grec et une jeune personne qui a lu Thas, Madame Chrysanthme

39

Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 299.


Marguerite Yourcenar, SP, p. 718.
41
Batrice Didier dans larticle : Le rcit de naissance dans lautobiographie :
Souvenirs pieux, in Marguerite Yourcenar Biographie, autobiographie, Actes du II
colloque international, Valencia, octobre 1986, p. 143-157, explique qu travers
laccouchement de Fernande, Marguerite Yourcenar dnonce la condition fminine et
peint la tragdie de la femme du XIXme sicle pour qui naissance signifie trop
souvent mort.
40

Les mentalits

167

et Cruelle nigme nest plus tout fait mariable42. Et en effet, la fin


du XIXme sicle, elle peut faire figure de jeune fille mancipe dans
son milieu. Elle naccepte pas lide dun mariage arrang comme
cela se passait traditionnellement et elle voyage seule, accompagne
seulement de la Fraulein ; certes, elle ne se rend pas Paris ni en Italie
mais passer plusieurs ts et plusieurs automnes en excursion le long
du Rhin ou du Neckar et en visites de villes allemandes constitue une
audace43.
Environ vingt-cinq ans avant sa fille, elle avait choisi de
voyager, en compagnie de sa seule gouvernante, sans la tutelle dune
dame respectable dun certain ge ou dun homme. Elle sapparente
limage de la femme seule que prsente lhistorienne Ccile Dauphin :
A partir de 1870, la figure de la clibataire heureuse de ltre, citadine, issue
dun milieu ais, voyageuse, frotte de culture, tournant ostensiblement le
dos aux rles dvolus la femme bourgeoise, saffirme dans diffrents
domaines [], bauchant ainsi dautres destins de femmes44.

Certes, ces voyages navaient rien de commun avec ceux des grandes
voyageuses comme Alexandra David-Nel ou Jane Dieulafoy45 et elle
ne sillustre dans aucun secteur dactivits sociales mais sans doute se
rapproche-t-elle de ces femmes aspirant une vie personnelle et
lmancipation qui tentent une vritable sortie hors de leurs
espaces et de leurs rles46, affirmant ainsi leur libert. Sil tait
permis dextrapoler et de laisser libre cours limagination, on
pourrait mme se demander si Fernande ne se sentait pas quelques
affinits avec les fministes modres de son milieu social et si en
se mariant, elle nacceptait pas, faute de mieux, de se conformer aux
usages et de devenir, son tour, la traditionnelle mre de famille.
Autrement dit, quand Marguerite Yourcenar crit que Michel la
concde Fernande, peut-tre Fernande agit-elle plus par
concession la reprsentation quelle se fait du mariage que par dsir
denfant. Cet ensemble de malentendus ns dune alination de soi et
de la soumission aux bonnes murs pourrait expliquer la rserve de
Marguerite Yourcenar par rapport sa mre, qui a tant fait couler
42

Marguerite Yourcenar, SP, p. 910.


Ibid., p. 910-911 et 913 916.
44
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 529.
45
Ibid., p. 562.
46
Ibid., p. 560.
43

168

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

dencre. Le cas de Fernande est assez singulier pour mriter dtre


soulign, mais il rvle aussi que les mentalits commencent
voluer. Mme si sa vie est place sous le signe de la tradition, elle
prsente aussi des aspects qui semblent beaucoup plus modernes et
presque fministes.
Les familles bien pensantes perptuent des traditions que lon
croit immuables et opposent une rsistance intransigeante
lvolution des murs, comme de lordre social. Cependant, chez les
jeunes, sexpriment des refus et des aspirations nouvelles. Dun ct,
Michel ne supporte pas le poids de la famille ; de lautre, Fernande,
orpheline, commence faire lapprentissage de lindpendance et
dcouvre sans oser laffirmer quelle peut avoir ses gots et ses ides
personnels.
Education des garons et des filles
Dans la petite enfance, garons et filles apprennent
sensiblement les mmes choses : politesse, contrle de soi, bonnes
manires, respect dfrent des parents, de Dieu et de lglise.
Lapprentissage de la vie sociale et des bons usages prsente la
rigueur dun dressage. Mais assez tt, les rles respectifs que joueront
les hommes et les femmes impriment leur marque dans la formation.
Tandis que les hommes sont destins bien grer le patrimoine,
aviser aux mesures ncessaires suivant les fluctuations conomiques,
prendre ventuellement des responsabilits politiques lchelle de la
province, jouer un rle en partie public, les femmes, quant elles,
sont strictement confines dans la sphre prive. Elles deviendront
matresses de maison, la tte dune domesticit nombreuse,
chtelaines respectes de tous leurs gens, pieuses, charitables mais
toujours un peu hautaines et distantes, mres de famille vertueuses,
soucieuses de leur progniture.
Encore ne sagit-il l que de la vie courante, il faut compter
avec les grands vnements de la vie comme les naissances qui ont
lieu domicile :
La naissance est un acte rigoureusement priv, et fminin [] La chambre
commune, au mieux conjugale, en est le thtre, dont les hommes sont

Les mentalits

169

exclus, mdecin except [] Accoucher lhpital est signe de pauvret,


plus encore de honte et de solitude 47

lit-on dans lHistoire de la vie prive. En effet,


Aprs le mariage, le temps de la vie prive est entirement tourn vers
lenfant. Trs vite, on espre une grossesse, on attend larrive du bb, on
le baptise, on llve, puis on soccupe de son ducation, de son instruction
et de ses loisirs. Le rythme de vie de la cellule familiale se modle sur son
volution48.

Le baptme puis la communion qui marquent les grandes tapes de


lappartenance la communaut chrtienne fournissent loccasion de
runir la famille et de consolider les liens. La maison, les enfants, la
famille, le strict respect du dogme chrtien : tels sont les grands axes
par rapport auxquels sorganise la vie de la femme bourgeoise. Il ny a
pas de surprise attendre, tout est trac davance et bien balis. La
moindre vellit dindpendance par rapport ce schma est peine
imaginable et elle se heurterait la rprobation gnrale. La femme de
la bourgeoisie, voue ce rle qui la confine dans la dpendance, na
dexistence sociale que dans lombre de son mari dont elle constitue
un auxiliaire certainement prcieux . Elle constitue une espce de
cheville ouvrire indispensable quoique peu visible dans le processus
de domination de sa classe sociale.
Marguerite Yourcenar montre, surtout par lexemple de sa
famille maternelle, comment la naissance et la mort voisinent
constamment, celle-ci survenant trop souvent comme consquence de
celle-l. LHistoire des femmes rappelle quau XIXme sicle, la
maternit sachevait dans de nombreux cas par le dcs : Le taux
lev de la mortalit en couches et de la mortalit infantile
transformait la maternit en une situation risque, la fois naturelle et
effroyable ; citant lexemple de la Vntie, dans la priode 18391845, lhistorienne Michela De Giorgio donne, pour un taux de
natalit denviron 40 pour mille, un taux de mortalit valu 31 pour
mille et la mortalit infantile reprsentait plus du tiers des dcs49. Il
est donc bien vident, lorsquon observe de pareils nombres, que la
mre de famille vivait avec la conscience permanente de la fragilit de
47

Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 152.


Ibid., p. 246-248.
49
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 237.
48

170

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

la vie et que la mort apparaissait comme une fatalit quon ne pouvait


oublier. Si lon ajoute les dcs des gens plus gs de la famille, on se
rend compte que la vie de la mre oscillait continuellement entre
laspiration la vie et le culte des morts, entre la foi dans la
transmission de la vie et leffroi de lanantissement. Cruel destin que
celui de ces femmes constamment prpares au pire et qui ne
trouvaient gure de rconfort que dans leur foi en Dieu !
Pour cela, point nest besoin dune excellente instruction mais
plutt de bons et solides principes. Aussi, est-ce cela que lon inculque
aux fillettes. Fernande, comme beaucoup dadolescentes des
meilleures familles, est envoye au pensionnat des dames du SacrCur de Bruxelles, autant pour parfaire son ducation que son
instruction. Lenseignement gnral est sommaire mais la religion
figure en bonne place et le pensionnat veille renforcer les interdits
qui psent sur tout ce qui est dordre charnel : La crainte et lhorreur
de la chair se traduisent par des centaines de petits interdits quon
accepte comme allant de soi, crit Marguerite Yourcenar. Mme dans
un lieu o les adolescentes vivent ensemble tout le jour, rgne la plus
grande pruderie et la jeune fille bien leve se prsente dabord
comme un modle de chastet :
La sensualit nest pas prsente comme coupable, elle est vaguement
sentie comme malpropre, incompatible en tout cas avec la bonne
ducation50.

Comme le rsume ailleurs Marguerite Yourcenar, lignorance tait


pour les filles une part indispensable de la virginit et tout ce qui
touchait au centre du corps fminin tait affaire aux maris, aux sagesfemmes et aux mdecins51. Cette dpossession de son corps
symbolise bien la dpossession delles-mmes inflige aux femmes.
Malgr une volution due en particulier la science mdicale,
au XIXme sicle, dans certains milieux trs imprgns de ferveur
religieuse, subsiste encore la notion de lantagonisme complet entre le
corps et lesprit. Le corps, cette enveloppe mortelle destine pourrir,
est le lieu du pch, qui compromet le salut de lme et son lan vers
la vie spirituelle. Aussi convient-il den matriser les pulsions et
instincts naturels qui font peur, en particulier chez la femme, que lon
50
51

Marguerite Yourcenar, SP, p. 896.


Ibid., p. 718.

Les mentalits

171

peroit comme une crature ambigu, double et inquitante : aussi


bien Vierge Marie, mre aurole de toutes les vertus que fille de joie,
pcheresse impudique. Dans lHistoire des femmes, Anne Higonnet
rsume ainsi ltat desprit du XIXme sicle :
les images de madones ou de tentatrices [] organisaient la fminit autour
de deux ples : lun normal, ordonn et rassurant, lautre dviant, dangereux
et sducteur. Autour du premier rgnait la vertu domestique ; autour du
second svissaient les prostitues, les femmes exerant un mtier, les
activistes et la plupart des ouvrires ou des femmes de couleur52.

Naturellement, dans toute bonne famille chrtienne, on apprend aux


jeunes discipliner le corps, le soumettre aux injonctions de lme et
de ce point de vue, ladolescence constitue un moment crucial pendant
lequel les jeunes garons ne sont gure moins surveills que les filles ;
la masturbation et les pratiques homosexuelles que lon imagine
inhrentes la vie en internat sont la hantise des familles. Or, la
prparation du baccalaurat qui implique souvent de passer quelques
annes dans un tablissement loign du domicile parental caractrise
le parcours traditionnel du jeune hritier.
Lenjeu nest pas le mme pour les filles ; assez souvent, elles
aussi effectuent un petit sjour dans un pensionnat mais il ne sagit
que dy parfaire leur ducation morale et mondaine, acqurir ces
arts dagrment destins les rendre attrayantes dans les salons
matrimoniaux53. Instruction et diplmes sont inutiles pour les futures
matresses de maison bourgeoises ; il leur faut seulement acqurir la
parfaite matrise des usages du monde. Plus encore que chez les
garons, la vigilance tait extrme dans les internats :
A lintrieur du dortoir du pensionnat, une sur est l pour veiller la
modestie du lever et du coucher [] Le rglement des maisons diriges
par les ursulines prescrit aux filles de rester toujours en vue de plusieurs
camarades. Les mdecins, quant eux, conseillent dviter la chaleur et la
moiteur du lit ; ils proscrivent ldredon et le trop grand nombre de
couvertures, et dictent la posture du sommeil54.

On imagine sans peine que dans un tel climat de suspicion lgard


du corps et de lveil de la sexualit, lhygine est un chapitre que lon
52

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 304.


Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p.165.
54
Ibid., p. 454.
53

172

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

nenvisage pas sans rticences. Dune part, labsence deau courante


et de tout--lgout rendent la toilette alatoire et on se contente la
plupart du temps de se laver les mains et le visage ; dautre part, la
pudeur cre un obstacle majeur aux soins du corps : laver le corps
avec trop de complaisance passe pour du libertinage, surtout la toilette
intime55 et les mentalits nvoluent que trs lentement ; cest
seulement avec lamlioration du confort domestique et les progrs de
la mdecine que lhabitude de la propret corporelle entrera dans les
murs. Et il faudra encore bien plus de temps pour que la sexualit de
la jeune femme soit perue comme moralement tolrable ; cest
pourquoi lhistorienne Yvonne Knibiehler crit dans lHistoire des
femmes que
La jeune fille nest pas un tre naturel : pubre entre douze et quinze ans,
elle ne se marie en gnral quau del de vingt ans ; ce dlai impos par la
socit contrarie la nature. Pour la faire attendre sans trop de contrainte, le
meilleur moyen est de retarder lveil du dsir, en occultant toutes les
ralits charnelles du sexe. La fille pure ne sait rien et ne souponne rien.
A ce compte, la virginit nest plus une vertu chrtienne, et dailleurs les
pres et maris libres penseurs y tiennent autant que les dvots ; cest un
label lintention du futur poux56.

Les enqutes conduites par les historiens sur lhistoire des femmes et
du corps fminin confirment tout fait ce que Marguerite Yourcenar
rvle de la vie de ses anctres ; mme les questions quelle se pose au
sujet de la nature prcise de lamiti qui lie Fernande et Jeanne au
pensionnat religieux Bruxelles sont voques par Yvonne
Knibiehler.
Linternat reprsentait dans la vie des jeunes filles un moment
de libert par rapport ltroite surveillance familiale et loccasion
davoir sa vie affective personnelle, affranchie du cadre fix par la
famille. Cest ainsi que
Beaucoup dadolescentes dcouvraient au pensionnat la joie des
compagnes, la fraternit au fminin. Il ntait pas rare que deux curs
juvniles se lient dune amiti passionne, deviennent insparables,
changent des serments, des portraits, des cheveux tisss ou tresss, des
anneaux, des bracelets, symboles dternelle affection. Dans les couvents

55
56

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 405.


Ibid., p. 408.

Les mentalits

173

catholiques, une surveillance vigilante empchait les pratiques coupables


mais ne freinait pas les panchements sentimentaux57.

En revanche, dans les pays anglo-saxons, la libert semble avoir t


totale, favorisant ainsi lintimit entre les jeunes filles. On peut
supposer que Fernande et Jeanne entretenaient au pensionnat une
amiti fonde sur des affinits de cur mais linterrogation de
Marguerite Yourcenar na rien de dplac puisque mme pour les
filles, linternat pouvait tre le lieu des premiers mois sexuels.
Il faut noter une volution des murs la fin du XIXme
sicle avec lapparition du flirt : Au sein des familles bourgeoises de
la fin du sicle, le flirt des jeunes gens modifie les procdures de la
sexualit dattente58 et prfigure les bouleversements venir.
Conciliant virginit, pudeur et expression muette du dsir, le flirt
permet la femme de prendre conscience de sa sensualit et de
sinitier discrtement sans se compromettre aux ralits de la vie
sexuelle. Entre le dbut et la fin du XIXme sicle, la perception du
corps se modifie au sein de la bourgeoisie et mme si le statut de la
femme apparat immuable et prisonnier dun carcan rigide, ltau se
desserre un peu, les pressions commencent se relcher et il ny a rien
dtonnant ce quen dpit de son ducation trs traditionnelle,
Fernande reprsente dj une femme un peu mancipe. Nanmoins,
au XIXme sicle, les femmes appartiennent la famille, leur mari,
lglise mais elles nexistent pas en tant quindividus. Elles se
vouent aux autres et aux institutions qui assurent lordre et la
prennit des choses.
Garante du patrimoine, la famille lest aussi de la bonne sant
de la descendance. En effet,
dans la seconde moiti du XIXme sicle, notamment, les mythologies de
lhrdit dveloppes par les mdecins comme par les romanciers, la peur
des grands flaux sociaux tuberculose, alcoolisme, syphilis , la terreur
des tares transmises et du sang avari rigent la famille en maillon dont
la fragilit requiert vigilance [] Temple de la sexualit ordinaire, la
famille nuclaire rige des normes et disqualifie les sexualits
priphriques59.

57

Ibid., p. 425.
Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 546.
59
Ibid., p. 115.
58

174

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Le couple, constitu pour la vie et fidle, apparat comme le moyen le


plus fiable dviter les dbordements et excs sexuels de toute nature
et dengendrer une ligne familiale saine. Est-ce le meilleur moyen de
rendre les individus heureux ? On ne se proccupe pas de cela. Sans
doute nest-il pas pire que dautres et il a lavantage de garantir en
quelque sorte une saine gestion de la sexualit. La socit bourgeoise
y accorde une importance capitale, car la famille se situe aux confins
indcis du public et du priv60.
Mme si la biensance et le souci de respectabilit
condamnent chez les garons les mauvaises frquentations et
influences, ils ne sont pas soumis aux mmes contraintes que les filles.
Il est normal que Michel Charles dabord, Michel ensuite soient initis
ds la fin de ladolescence ou les premires annes de la vie dtudiant
aux secrets de la sexualit. De plus, comme ils sont loigns de la
rsidence familiale, on peut compter que rien ne filtrera de leur vie de
jeune homme, mme sils sencanaillent un peu trop. Linitiation aux
ralits de lamour fait partie pour eux de lapprentissage de la vie au
mme titre que les tudes et on peut mme se demander si
lacquisition de diplmes nest pas considre comme plus secondaire
que laffirmation de son autorit et de sa virilit. Sans les deux
dernires, il est difficile de russir dans la socit des hommes tandis
que, si lon en croit Michel, les premiers peuvent toujours sacqurir,
en substituant largent au travail. Bien que les jeunes garons
bnficient dune certaine tolrance sur le plan sexuel alors que les
filles sont maintenues dans un tat dignorance et dabsolue niaiserie,
on ne peut pas parler de libert quand la moiti de la population subit
une censure intgrale. Mais ainsi que le constate Marguerite
Yourcenar vers la fin des annes 70, dans ce domaine, les difficults
ne se rsolvent pas facilement.
nous avons tous cru vers lge de vingt ans que si on supprimait certaines
contraintes sexuelles, les choses delles-mmes samlioreraient. Or ces
contraintes sexuelles ont t jusqu un certain point supprimes javoue :
mal supprimes. On na pas supprim vraiment lesprit dhostilit ou de
mfiance vis--vis de la sexualit. Mais enfin on a gagn sur certains points
et on a cru que les choses allaient samliorer. Il ne me parat pas quelles le
soient61.

60
61

Ibid., p. 116.
Marguerite Yourcenar, PV, p. 267 : entretien avec Bernard Pivot, septembre 1979.

Les mentalits

175

Certes entre le dbut du sicle et le seuil des annes 80, lvolution


des murs sur le plan sexuel a t considrable et on a cherch faire
table rase de tous les tabous et interdits moraux. Mais cela suffit-il
pour que les mentalits, faonnes par des sicles de morale
rigoureuse, de dissociation entre lesprit et la matire, de rejet du
corps considr comme le sige du mal et du pch, se transforment et
fassent leur une conception harmonieuse de la sexualit ? Marguerite
Yourcenar dplore que les choses aient chang sans pour autant
devenir bien meilleures mais le phnomne tait au fond prvisible.
Le vote dune loi donne des droits nouveaux, une libert incontestable
quil sagit dapprendre utiliser ce qui prend du temps et les
mentalits nvoluent que trs progressivement et lentement. En
quelques dcennies, Marguerite Yourcenar a pu voir les
comportements se transformer radicalement mais ltat desprit des
hommes et des femmes de la fin du XXme sicle nest pas si
fondamentalement diffrent de celui de ses parents.
En ce qui concerne plus prcisment linstruction, nous avons
vu ce que Marguerite Yourcenar dit de son grand-pre. Faire ses
humanits recouvre lapprentissage de certaines notions, lacquisition
dune culture gnrale somme toute assez limite qui tient plus de la
capacit faire valoir ce que lon a mmoris qu penser bien et par
soi-mme. Quant aux filles, il suffit quelles ne soient pas
compltement ignares. Cependant, il convient peut-tre de nuancer un
peu lopinion de Marguerite Yourcenar. Michel na pas, semble-t-il,
reu une formation bien diffrente de celle de son pre ; il a frquent
le mme type de bons collges catholiques o il ne sest pas montr un
lve trs studieux. Pourtant, dans la suite de sa vie, il a lu, enrichi sa
culture, volu et plus que tout, peut-tre, il sest charg de
linstruction de sa fille dont il faut bien reconnatre quelle valait celle
des meilleurs programmes. Donc, on peut penser que malgr tout,
lenseignement reu par Michel tait de nature ouvrir lesprit si
llve montrait des dispositions. Linstruction de Marguerite
Yourcenar elle-mme mrite dtre voque part, tout dabord parce
quelle est parfaitement atypique. A cette poque, linstruction des
jeunes filles reste rserve un petit nombre dlites. Dautre part,
Marguerite Yourcenar na jamais frquent un tablissement scolaire ;
sa formation, varie et complte, a t dispense par quelques
prcepteurs et surtout son pre qui a su lui fixer les meilleurs
programmes de lectures et discerner ce quil tait bon de lui enseigner.

176

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Avant 1920, dans le milieu de Michel, on jugeait sensiblement comme


du temps de Fernande et part les livres de dvotion, peu douvrages
pouvaient tre mis sans risques dans les mains des jeunes filles. Il
suffit de voir la raction horrifie de Madame de S* (seconde pouse
de Paul de Sacy) devant les lectures de Marguerite vers lge de 14-15
ans :
ctaient mes livres, rangs sur ma table de travail, qui provoquaient surtout
lirritation de la visiteuse, cette fois exprime tout haut. Des dictionnaires
grecs et latins, une dition juxtalinaire dun dialogue de Platon, un Virgile.
On sait que le latin brave lhonntet, et le grec sans doute aussi. Michel
faisait remarquer la dame que le grec est la langue des Evangiles. Mais
dj la seconde Madame de S* avait remarqu La Cathdrale et LOblat
dHuysmans, dans lesquels je commenais minformer du vitrail et de la
peinture du Moyen Age. Comme toutes les personnes incultes, elle jugeait
dun livre par un mot pris au hasard [] Elle tomba sur une conversation
dans laquelle un personnage [] se plaignait davoir manger de la vache
enrage dme. La visiteuse eut une grimace justifie (Est-ce l la
nourriture spirituelle que vous donnez votre fille ?). Barrs, homme de
droite, la rassura, mais DAnnunzio et Fogazzaro taient de nouveau des
trangers, et Tolsto un homme qui joue au moujik62.

Ce passage donne un aperu des lectures extrmement varies de la


jeune Yourcenar. Si les auteurs de lAntiquit figurent en bonne place,
ils nvincent pas la littrature la plus rcente, de diffrents pays et
dcrivains dont les opinions divergent. De plus, la littrature nexclut
pas lhistoire puisque Marguerite Yourcenar se documente en mme
temps sur lart du Moyen Age. Il sagit donc dun enseignement
extrmement riche et dune formation complte, propres former une
personne dune vaste culture, lesprit ouvert et au jugement sr. Or,
cela est d Michel qui navait sans doute rien du pdagogue mais
tout de lesprit libre. Les enqutes des historiens confirment que la
raction de Madame de Sacy navait rien dtonnant :
Pendant tout le XIXme sicle et au dbut du XXme, voire jusquaprs la
Premire Guerre mondiale, les lectures fminines font lobjet dun contrle
attentif. Le roman reprsente le degr maximal du danger. Lglise va
tablir ses interdits selon un code moral dinspiration rousseauiste63.

62
63

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1231-1232.


Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 217.

Les mentalits

177

Aussi, une fervente catholique, qui observe au pied de la lettre les


commandements et observations de lglise ne peut-elle qutre
outre par la diversit et la nature des ouvrages mis entre les mains de
ladolescente mais une telle censure, dont Michel a heureusement su
ne pas tenir compte, sopposait videmment linstruction des jeunes
filles.
Dans les mentalits moins encore que dans dautres domaines,
il nexiste dtanchit entre deux sicles conscutifs. Nous avons vu
que vers 1916-1917, Madame de Sacy juge toujours de lducation
donner aux filles daprs des critres typiques du XIXme sicle et
ltat desprit de la grande bourgeoisie du XIXme sicle imprgne
trs fort le XXme sicle naissant. Il convient de se demander sil ny
a pas malgr tout une volution perceptible.

II Les valeurs de base de la bourgeoisie


Cette classe possdante donne limage dun monde trs
statique qui, au mieux, sadapte aux mutations financires, mais qui se
refuse envisager lvolution du monde et qui perptue ses traditions
sur la base des mmes prjugs. Il faut attendre la fin du XIXme
sicle, voire les premires annes du XXme sicle pour distinguer
quelques fissures : laccs de rvolte de Michel et Fernande, chacun
de son ct, la transgression de labb Lemire. Au XIXme sicle, de
tels comportements taient sans doute inconcevables, tant les
mentalits semblent conservatrices et oppressives.
Conservatisme et grande mfiance des ides nouvelles
Tant Suarle qu Lille, la Commune de Paris a fortement
troubl les esprits et on a senti passer le vent de la rvolution ; aussi
sait-on gr aux Prussiens davoir t l pour remettre de lordre64. Cet
vnement creuse dfinitivement le foss qui spare Rmo des siens.
Tandis que lui perd ses meilleurs compagnons dans la lutte aux cts
des insurgs, il constate que sa famille et dautres Belges quil a bien
connus se rallient la cause des Versaillais. Ses intrts lloignent de
plus en plus des siens. Sintresse-t-il aux sciences naturelles ? Il
64

Marguerite Yourcenar, SP, p. 795 et AN, p. 1096.

178

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

ctoie le darwinisme. En matire de philosophie, tout tend lloigner


de la foi. Or, pour son milieu familial,
Perdre la foi nest pas seulement une catastrophe spirituelle, mais un crime
social, une perverse rbellion contre les traditions instilles ds le berceau

et mme aprs sa mort, personne ne le comprendra :


Les thories matrialistes et les utopies radicales du jeune homme restent
pour la mre bien-pensante et le prudent frre an les symptmes dune
maladie dont ils nont pas su oprer la cure65.

Dans son suicide, on refuse de reconnatre lexpression de la


souffrance et du dsespoir et tout cela est tellement inacceptable que
tacitement, la famille saccorde sur la thse de laccident. Quelques
annes plus tard, aprs lavnement de la Rpublique, perdre la foi
aurait toujours produit un trs mauvais effet mais si le nouvel athe
avait su rester discret et viter tout proslytisme, lentourage aurait
peut-tre pu tolrer son attitude, sans la comprendre. En 1870, Rmo
se retrouvait absolument seul, incompris de tous et rejet lgal dun
malade mental incurable.
Evoquant ses grands-parents maternels et leur nombreuse
famille, Marguerite Yourcenar dveloppe une ide qui lui est chre et
condamne sans mnagement leur irresponsabilit par rapport la
procration :
Ni Arthur ni Mathilde ne prvoient quen moins de cent ans cette production
humaine en srie, pour ne pas dire la chane, aura transform la plante en
une termitire, et cela en dpit de massacres tels quon nen trouve que dans
lHistoire sainte. Quelques esprits plus perspicaces que M. Arthur ont
pourtant prdit cet aboutissement sans toutefois en envisager toute lhorreur,
mais Malthus nest pour Arthur quun mot obscne : il ne sait dailleurs pas
trop qui cest. Na-t-il pas pour lui les bonnes murs et les traditions de
famille66 ?

Dans une famille aussi respectueuse des commandements de lglise,


les ides de Malthus et la notion de contrle des naissances ne peuvent
senvisager. La force de la religion soppose au dveloppement de
telles ides nouvelles, de nature favoriser rapidement lmancipation
65
66

Marguerite Yourcenar, SP, p. 824.


Ibid., p. 789-790.

Les mentalits

179

et la libration de lhomme, dune part, et le refus du dogme, dautre


part. En dnonant lattitude de ses grands-parents, Marguerite
Yourcenar fait implicitement le procs de lglise qui, au XXme
sicle encore, ne veut prendre en compte la gravit du problme de la
surpopulation et prconiser la contraception. Mais elle laisse aussi
entendre quil existe une responsabilit individuelle, quil appartient
tout individu conscient de mesurer les consquences de ses actes et de
savoir dsobir quand la sagesse et lintrt de lhumanit lexigent.
La soumission Dieu, le respect de la loi religieuse ne peuvent
excuser compltement, ses yeux, lindiffrence et lgosme de son
grand-pre.
Respectabilit et souci des apparences
Toutes ces grandes familles bourgeoises se montrent
extrmement soucieuses des apparences et de leur rputation. Il est
essentiel de bien tenir son rang, de satisfaire toutes les biensances
et de ne jamais dchoir. Lentourage de Nomi et le fonctionnement
du chteau du Mont Noir en offrent de bons exemples. Tout dabord,
il sagit de comprendre ce postulat initial : Les murs comptent plus
que les lois, et les conventions plus que les murs67. Cest daprs
ces codes que Nomi dtermine qui elle invite et qui ne sera pas admis
chez elle. Elle tablit aussi une hirarchie parmi ses domestiques.
Tout en haut de la hirarchie, trne la femme de charge de la
douairire, Mlanie, qui a les clefs et loreille de Madame, et que
chacun fuit comme la peste68. Devenir bonne denfant reprsente une
promotion car cela dnote la confiance des matres. Quil sagisse du
fonctionnement de la maison elle-mme ou des relations avec
lextrieur, la bourgeoisie observe une espce dtiquette rigoureuse ;
elle se conforme des usages tablis et elle a le souci de ne pas
droger. Limpression dominante est celle dun solide conservatisme.
Nous avons vu que le pre de Michel Charles considrait la
fortune de Nomi comme mal acquise et quil nen voulait pas pour
son fils. La situation financire de ceux avec qui lon a affaire est
toujours lobjet dun examen attentif, dune valuation prcise qui
classe lindividu et la famille constitue un milieu totalement clos,
67
68

Marguerite Yourcenar, QE, p. 1196.


Ibid., p. 1188.

180

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

tellement soud quon ny peut faire entrer personne qui ne soit de


mme extraction. Est-ce seulement rancune personnelle de la part de
Marguerite Yourcenar ? Sy ajoute-t-il une nuance de prjug
nobiliaire dont videmment elle se dfend ? Il faut admettre que le
portrait de Nomi en fait un personnage au matrialisme born, un peu
diffrent des autres membres de la famille. On entrevoit chez elle la
parvenue, la mdiocrit devenue riche, la bourgeoise qui appartient
un monde o avoir a pris le pas sur tre, selon la formule
impitoyable de Marguerite Yourcenar qui nhsite pas devant la
caricature :
Nomi a grandi dans un milieu o lon tient les domestiques leur place ;
o lon na pas de chiens, parce que les chiens salissent les tapis ; o lon ne
met pas de miettes pour les oiseaux sur les appuis de fentre, parce que les
oiseaux salissent les corniches ; o, si lon distribue des aumnes Nol aux
pauvres de la paroisse, cest sur le seuil de la porte, de peur des poux et de la
teigne69.

Il est vrai que la richesse de Nomi que Reine convoitait pour son fils
est bien rcente par rapport celles de ces vieilles familles tablies
depuis des gnrations. Cette fortune, sans doute de mauvais aloi,
provient en tout cas dun milieu (comme le dit Marguerite
Yourcenar) o il ne faut pas remonter loin dans la gnalogie pour
trouver des manants.
Que Marguerite Yourcenar nous prsente sa famille paternelle
ou sa famille maternelle, on remarque dans les deux cas quil sagit
dune espce de clan. Reine prside son repas du dimanche o sont
invits tous les parents. Un rituel tout semblable a lieu chez Mathilde
et Arthur. Larrivisme social et mondain nexiste pas ou
pratiquement pas, dit Marguerite Yourcenar mais
les relations familiales sont ce qui compte le plus. Chaque oncle, grandoncle, beau-frre, demi-frre, cousin issu de germain est quelquun quon
connat, frquente et honore au degr exact que prescrit le lien de parent,
tout comme un jour on sendeuillera pour lui dans de justes limites, pas plus
et pas moins. En prsence dun dfaut quelconque dun membre du groupe,
dune maladie qui jetterait des doutes sur la sant de ses proches, empchant
ainsi des mariages, dune indlicatesse ou dun vice, la raction commune
est de sen taire ou de nier, si le silence et la dngation sont possibles ; sil

69

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1060.

Les mentalits

181

y a scandale, dabandonner lindividu en question, atteint pour ainsi dire de


subite non-existence70.

De telles structures familiales ne prfigurent pas lindividualisme du


XXme sicle. Ces liens trs solides ne rpondent pas une solidarit
rendue ncessaire par des situations parfois difficiles ; tant sen faut. Il
sagit probablement dun sentiment de classe, on appartient au mme
groupe social, on a les mmes intrts que lon dfend sur des
territoires voisins ou contigus. Par consquent, mieux vaut sans doute
vivre en paix, tablir implicitement entre soi une espce de pacte de
respect du statut de lautre, moyennant quoi on sassure de la
rciprocit. On retrouve presque les termes du Contrat Social selon
Rousseau ; cela permet ces riches propritaires de rester unis dans la
dfense de leurs biens au lieu de saffaiblir loccasion dhostilits
stupides. Mais enfin, cette cohsion si forte et si stable ne se conoit
pas trs bien sans quelque principe suprieur, plus puissant encore que
les intrts personnels, qui ordonne le tout et assure son bon
fonctionnement. La religion joue certainement ce rle de principe
suprieur fdrateur.
La puissance des valeurs religieuses
Sans doute est-ce dans Souvenirs pieux que Marguerite
Yourcenar tudie le mieux la place de la religion catholique dans la
vie quotidienne de ses anctres. Arthur et Mathilde sont de bons
catholiques, cest--dire quils ne font pas preuve dun zle
particulier mais que leur vie est rythme par les devoirs religieux
comme celle de tous les catholiques de ce temps.
Avent et Carme, Nol et Pques, Toussaint et Jour des morts rythment la
ronde des saisons et celle des ftes de famille. La grand-messe le matin, les
vpres laprs-midi, le salut le soir lglise du village, et les prparatifs de
toilette faits pour sy rendre, occupent une bonne partie des dimanches71.

Ajoutons cela la messe basse quotidienne lglise du village que


Mathilde ne manque que rarement, la lecture dun journal catholique,
les uvres de bienfaisance auxquelles on participe avec une
gnrosit calcule et, bien entendu, les offices religieux lis aux
70
71

Marguerite Yourcenar, SP, p. 791-792.


Ibid., p. 783.

182

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

dcs : il est vident que la religion constitue une espce de centre de


gravit de toutes les activits et occupations quotidiennes de la
famille. Marguerite Yourcenar insiste sur le fait quil sagit dune
forme de religion trs simple, proche de la religion populaire :
linstruction religieuse et les connaissances thologiques sont au plus
bas, ces dernires dailleurs aussi peu encourages par le clerg que
les lans mystiques72. On parle du Bon Dieu, qui se confond presque
avec Saint Nicolas pour les enfants et de Jsus, qui revt deux formes :
lenfant dans la crche, et le martyr supplici sur la croix. Des
intellectuels comme Marguerite Yourcenar peuvent trouver regrettable
que lglise fasse si peu de cas des notions thologiques sur lesquelles
elle se fonde et nglige compltement lesprit du christianisme, au
profit de quelques reprsentations, fortement personnifies : le Bon
Dieu, qui, dans sa toute bont, ne chtie que lorsquil ne peut faire
autrement et qui ne tolre le mal et la souffrance que parce que le
monde est ainsi fait, lattendrissant petit Jsus qui a froid dans ltable
avant de devenir le Juste, le Saint que les mchants perscutent et
supplicient. Au lieu de proposer une thologie abstraite, complexe et
rbarbative, lglise offre une religion sensible au cur de chacun et
une pratique frquente, rgulire qui ne laisse pas aux fidles le temps
de sloigner et de penser en dehors delle. Nest-ce pas l lessentiel
au fond : tre sans cesse prsente parmi les croyants, aisment
accessible pour mieux faonner leur tat desprit et apparatre en
toutes circonstances comme la voie du salut ? La religion fait figure de
puissante armature sociale ; en sadressant la sensibilit,
laffectivit, elle touche en particulier les gens simples mais nul nest
indiffrent lmotion quelle sait si bien susciter. Ainsi, elle inculque
la morale, oriente les penses, influence les actes, rconforte et en fin
de compte cest vers elle quon se tourne en cas dincertitudes ou de
difficults.
Les enqutes historiques notent aussi la marque dune
fminisation progressive des fidles,
les manuels de dvotion du XIXme sicle, lusage des mres de famille,
incitent privilgier lamour de Dieu aux dpens de la peur [] LEnfant
Jsus de liconographie romantique tait une image de souffrance, montrant
un petit cur entour dpines. Dans la seconde moiti du sicle, la Vierge

72

Ibid., p. 784.

Les mentalits

183

et lEnfant deviennent des images de maternit plus familires, exemptes de


douleur73.

Marguerite Yourcenar dplore la mdiocrit de cette reprsentation


religieuse. Sans doute faut-il y voir lvolution de la sensibilit et
aussi des ides sur lducation de lenfant. Il est trait avec plus de
tendresse, il nest plus seulement une crature discipliner mais un
petit tre aimer et lapproche quon lui donne de Dieu se ressent de
ce changement. Aprs lvocation des offices du dimanche,
Marguerite Yourcenar crit :
Ce catholicisme nest pas encore tout fait pour les classes possdantes le
signe de ralliement et parfois larme offensive quil sera plus tard ;
nanmoins, on est catholique comme on est conservateur, et les deux termes
ne se sparent pas74.

Losmose est presque parfaite entre lglise catholique et la classe


possdante. Lglise a besoin que se perptue lordre social existant ;
aussi ne mnage-t-elle pas ses efforts en direction de la bourgeoisie
quelle veille maintenir dans lorthodoxie catholique tout en
consolidant sa position de classe dominante. Mais sans le soutien de
lglise, la bourgeoisie sait bien que son pouvoir serait fragilis. Aussi
du haut en bas de la hirarchie sociale, les mentalits sont-elles
marques par le catholicisme et la religion joue un rle important dans
la vie courante.

73
74

Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 225.


Marguerite Yourcenar, SP, p. 783-784.

Deuxime partie

Du factuel luniversel

Chapitre 1
Luniversalit et lhistoire contemporaine
On constate que lhistoire contemporaine nest pas absente de
luvre de Marguerite Yourcenar, mme si, comme elle le souligne,
elle nen fait pas son sujet de prdilection car le recul manque pour
voquer des vnements encore rcents et les passions ne sont pas
toujours retombes. Mais il est vident que lhistoire du XIXme
sicle et du dbut du XXme sicle constitue la trame du Labyrinthe
du monde. Dautre part, ses entretiens et ses lettres montrent une
femme qui sintresse aux vnements de son temps et qui suit
lvolution de la socit. Bien quaprs 1940, elle se soit beaucoup
plonge dans lhistoire des sicles antrieurs, sa tendance constante
penser en termes duniversalit ne conduit-elle pas superposer
presque toujours pass et prsent ? Nous examinerons dabord dans
quelle mesure lhistoire contemporaine nest au fond que lhistoire des
hommes en gnral puis dans un second temps, nous nous
demanderons si lhistoire du pass ne nous renvoie pas une image du
prsent et si symboliquement lhistoire actuelle ne se dessine pas en
filigrane dans les vnements des sicles loigns.

I Lhistoire contemporaine, celle de lhomme en


gnral
Cycles politiques
Si lon prend lexemple de Denier du rve, on remarque que la
dictature qui simpose Rome est assurment bien caractristique du
XXme sicle avec les moyens mdiatiques mis en uvre par le
rgime, le rle jou par limage qui vhicule une idologie et en mme
temps la rvle. Mais Rome a dj plusieurs fois fait lexprience de
la dictature et la Ville ternelle survit aux vicissitudes de lhistoire qui
ne manquent pas au fil des sicles. Ds lAntiquit, son destin est

188

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

scell. Aux priodes de libert, de grandeur, succdent les annes de


tyrannie, de pouvoir personnel parfois sanguinaire. Puis reviennent
des priodes fastes. Tel est le cycle de la vie politique romaine. Le
pouvoir fasciste de Mussolini, si tragique soit-il, nempchera sans
doute pas Rome de survivre et de se relever encore une fois, aprs le
dsastre.
A travers les Mmoires dHadrien et Denier du rve,
Marguerite Yourcenar met en vidence les successions de libert et de
tyrannie Rome, comme si la Rpublique se dgradait peu peu et
aboutissait invitablement un rgime dictatorial avant que les excs
de ce dernier ne favorisent le retour dun tat o les droits des
citoyens sont assurs. Dune manire un peu diffrente, le XIXme
sicle en France offre une succession de rgimes. Les lgitimistes
doivent accepter la monarchie de Juillet puis la Rpublique avant le
retour dun Bonaparte, comme on le constate dans Archives du Nord.
Le cours de lhistoire simpose avec une sorte de progression linaire
malgr quelques retours en arrire dans ce cas. La Restauration nest
gure quun ultime soubresaut de la monarchie absolue en train de
mourir et inluctablement, on sachemine vers la Rpublique, mme
sil faut encore subir des phases de rgime autoritaire, tel le Second
Empire. Globalement, on a un mouvement cyclique avec des
alternances de pouvoir autoritaire et de dmocratie balbutiante mais
on discerne un mouvement en spirale qui ne reviendra jamais au point
de dpart, mme sil y a des reculs .
Dans dautres situations comme celle voque dans Le Coup
de grce, Marguerite Yourcenar met en vidence la succession des
classes sociales. Les barons baltes sont chasss mais les classes
sociales rallies aux bolcheviques uvrent-elles pour la justice ou
seulement pour un profit personnel assez sordide ? Et que penser des
troupes allemandes de ces corps francs qui viennent au secours des
assigs ? Nest-ce pas tomber de Charybde en Scylla ? Le pouvoir
change de mains, une classe sociale bout de souffle seffondre, trop
souvent remplace par une autre, mue par lavidit, le dsir de
vengeance mais totalement inexprimente sur le plan politique et
incapable dassurer la succession autrement que dans un formidable
gchis. Ainsi, malgr des changements de structures sociales, les
difficults et les misres se perptuent et le droulement des choses
ressemble un ternel recommencement. On remarque un processus
semblable dans lvolution et la transformation des fortunes.

LUniversalit et lhistoire contemporaine

189

Cycles de la fortune
Lhistoire montre quau cours des sicles, progressivement,
les situations de fortune se modifient sensiblement. Marguerite
Yourcenar insiste sur cet aspect propos des deux branches de sa
famille. Au XVIIIme sicle, lascension de la bourgeoisie, parallle
au dclin de la noblesse, restreint de plus en plus les diffrences de
richesses entre ces deux classes sociales. Puis lessor de lindustrie, du
commerce et de la banque relgue larrire-plan les revenus
provenant de la terre. Les puissants seigneurs de jadis se retrouvent
dclasss sils nont pas eu lintelligence de sadapter aux temps
nouveaux et dans le Nord de la France ou la Belgique, lexploitation
de la houille inaugure une nouvelle re de prosprit :
Cest lemploi de la houille, de plus en plus commun partir du XVIIIe
sicle, qui a transform peu peu les fabriques encore demi artisanales en
grande industrie. Soyons srs que les premiers des gens de lignage qui
dcouvrirent sous leurs idylliques, mais peu productifs, champs et pturages
la richesse houillre en prouvrent le mme plaisir que le fermier du Texas
ou le prince arabe qui savrent de nos jours possesseurs dun puits de
ptrole1.

Plus tard, en effet, lor noir devient la principale source de richesses,


lvolution est ininterrompue mais chaque fois, le mme cycle
recommence et on assiste exactement au mme phnomne. Quels que
soient les dtenteurs de la fortune, leurs ractions se ressemblent car
les intrts demeurent les mmes : acqurir beaucoup, occuper les
postes-cls dans la socit et maintenir lordre afin que rien ne vienne
troubler les avantages des mieux nantis. Finalement cest la vie tout
entire qui apparat comme une ternelle rptition.
Cycles de la vie
Marguerite Yourcenar se montre trs sensible au caractre
identique et rptitif de la vie, mme quelques sicles dintervalle.
Les moyens techniques changent, les mentalits voluent aussi, bien
que trs lentement, mais malgr cela, les hommes et les femmes
accomplissent toujours les mmes gestes, doivent effectuer les mmes
1

Marguerite Yourcenar, SP, p. 755.

190

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

besognes et agissent dans un semblable tat desprit. Ainsi, fait-elle


remarquer, y a-t-il beaucoup de diffrences entre son anctre
Franoise Leroux et elle-mme ? Les mmes tches mnagres
requirent leurs soins et elles sen acquittent peu diffremment malgr
le temps qui les spare. voquant Octave Pirmez dans Souvenirs
pieux, elle rappelle quen 1879 ou 1880, il avait sjourn avec sa mre
dans la ville ctire de Heyst et quelle avait retenu le nom de cette
cit flamande pour y situer un pisode de Luvre au Noir. Ctait
pure concidence puisquelle ignorait ce dtail de la vie dOctave mais
Lendroit, en 1880, navait gure d changer depuis le XVIe sicle2,
crit-elle et elle se prend rver la permanence des choses et
lanalogie entre le personnage rel quelle na jamais connu, Octave,
et le personnage imaginaire, plus g de trois sicles, Znon. Dans
Archives du Nord, mditant sur ses lointains anctres et sur ce qua t
la Flandre dans le pass, Marguerite Yourcenar voque le temps des
Croisades et imagine le mouvement de la foule disparate en route vers
Jrusalem, dans la poussire de lAsie mineure ; et, avec une nuance
de mlancolie, elle conclut :
Tout a dj t prouv et expriment mille reprises, mais souvent sans
avoir t dit, ou sans que les paroles qui le disaient subsistent, ou, si elles le
font, nous soient intelligibles et nous meuvent encore. Comme les nuages
dans le ciel vide, nous nous formons et nous dissipons sur ce fond doubli3.

Nous ninnovons ni ne dcouvrons beaucoup, nous refaisons ce qui a


dj t fait par dautres avant nous mais comme il nest pas rest de
tmoignages accessibles, nous croyons notre exprience unique. Notre
faible imagination, notre petite intelligence ne nous permettent gure
de dpasser les frontires de notre moi et lexprience de lhistoire est
souvent recommencer.
Rptition de lhistoire
Les conflits et guerres qui jalonnent lhistoire de lhumanit et
se reproduisent inlassablement en tous temps et lieux montrent que le
malheur et les dsastres pas plus que la bonne fortune ne suffisent
rendre lhomme plus sage et raisonnable. Traitant des guerres de
2
3

Ibid., p. 878.
Marguerite Yourcenar, AN, p. 973.

LUniversalit et lhistoire contemporaine

191

Louis XIV dans les Flandres, Marguerite Yourcenar fait ce constat


bien pessimiste :
La terre gurit vite aux poques o lhumanit nest pas encore capable de
dtruire et de polluer sur une grande chelle. Les hommes, eux, resserrent
leurs rangs et se remettent luvre avec un zle dinsectes dont on ne sait
trop sil est admirable ou stupide, mais le second adjectif semble mieux
convenir que le premier, du fait quaucune leon tire de lexprience na
jamais t apprise4.

Lhomme dispose dune organisation physiologique plus complexe


que linsecte mais son fonctionnement ne diffre pas
fondamentalement. Son systme neuronal lui dicte de reconstruire
aprs la destruction comme les fourmis qui se htent de rparer la
fourmilire endommage et de sauver larves et provisions. Les
hommes sont et restent les mmes et ainsi, lhistoire se rpte sans que
lexprience du pass soit dun grand profit, comme Marguerite
Yourcenar lavoue Matthieu Galey :
[...] je me sens pessimiste quand je constate combien la masse humaine a
peu chang depuis des millnaires. Les plus grands rformateurs se sont
gnralement heurts cette quasi-impossibilit de changer lhomme, et leur
leon sest gnralement perdue aprs eux5.

A cette permanence de ltre humain, dont les comportements et


ractions apparaissent peu mallables, peu susceptibles dvolution,
sajoute sa faible capacit dentendement ; les leons du pass
sombrent dans loubli car il a la mmoire courte et, enferm dans le
prsent, il se montre peu prs incapable danticiper lavenir. Ds
lors, il est en effet difficile dtre optimiste et on peut douter que le
progrs soit possible, mme simplement envisageable.
Essence ternelle de lhomme ?
L ide qui semble se dgager de cette notion duniversalit de
ltre humain, cest celle dune essence ternelle de lhomme. Si lon
excepte le changement de dcor, de cadre de vie et lvolution des
techniques, lhomme du XXme sicle vit presque comme lhomme
4
5

Ibid., p. 983.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 246.

192

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

de lAntiquit et du Moyen Age et quil sagisse de ses


comportements, de ses ides ou de ses sentiments, les diffrences sont
imperceptibles. Cette conviction de Marguerite Yourcenar contribue
sans doute expliquer quelle rcuse la notion de classe. En effet, si
lon admet que lexprience de plusieurs sicles de lhistoire humaine
nenrichit pas ou peine la connaissance des hommes et quelle se
perd dans loubli, est-il logique de penser que chaque tre humain
appartient une classe sociale qui le dtermine et le faonne ? Sans
doute intervient-elle mais beaucoup plus comme un hasard, un
accident qui va donner une forme un individu qui vit une certaine
poque, en un certain lieu que comme une appartenance profondment
marquante6. La mthode dapprofondissement de lhistoire par
Marguerite Yourcenar va concilier ce qui appartient une poque
spcifique et la qute de luniversalit par le biais de la magie
sympathique. Lhomme tant unique, on peut retrouver en soi ce que
furent les penses, les proccupations de son semblable qui a vcu il y
a plusieurs sicles, la condition sine qua non tant dacqurir une
parfaite connaissance de cette poque lointaine afin de pouvoir en
quelque sorte simmerger dedans.
Lhistoire de lhomme daujourdhui fait cho toute
lhistoire humaine ; dans lenchanement des sicles, on distingue des
variations mais toujours sur un mme thme car lhomme tant unique
et universel, lhistoire de lun est celle de tous. Ainsi dans lhistoire du
pass, on dcouvre aussi une image du prsent.

Kajsa Andersson, Marguerite Yourcenar ou le don de luniversalit in


LUniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1994, tome 1, p.
3 13, rattache la recherche de luniversel et laspiration luniversel chez
Marguerite Yourcenar la consquence dun sentiment demprisonnement,
emprisonnement de lindividu en soi, dans une famille, dans un groupe social, une
socit, une poque, etcCet aspect insupportable de la condition humaine,
Marguerite Yourcenar le transcende par la recherche de luniversel, de tout ce qui
dans lindividu lui-mme le dpasse et appartient lhumanit entire.

LUniversalit et lhistoire contemporaine

193

II Pass : image du prsent


Les uvres de la maturit : les Mmoires dHadrien, Luvre
au Noir et Un homme obscur mettent en scne lhistoire en se situant
rsolument dans le pass. Le Labyrinthe du monde mle histoire
rcente et histoire plus loigne ; Alexis ou le Trait du vain combat
prend place dans une poque rcente tandis quAnna soror renvoie au
pass mais la place rserve lhistoire nest pas prdominante dans
ces uvres. Tous les textes ne prsentent pas tout fait le mme
intrt pour la recherche dun reflet du monde contemporain.
Les Mmoires dHadrien
Marguerite Yourcenar a eu loccasion maintes reprises de
prciser pourquoi elle avait choisi de sintresser lempereur
Hadrien et avec quelles intentions elle avait compos les Mmoires
dHadrien. A Claude Servan-Schreiber, elle dclare en 1976 :
Quand jai crit Mmoires dHadrien, entre 1948 et 1951, la raison qui ma
ramene ce sujet, auquel je pensais depuis longtemps, tait la
proccupation du Prince. Dans un monde qui se dfaisait, tait-il encore
possible (avait-il jamais t possible ?) quun homme soit assez fort ou
assez subtil pour retenir entre ses mains ce qui risquait de crouler ? Je
choisis le pass pour obtenir une certaine perspective, pour viter de tomber
dans les illusions que cre toujours lvnement prsent. Avec, bien
entendu, le biais daujourdhui, parce quil est clair que quelquun, moi ou
un autre, qui aurait crit Mmoires dHadrien en 1900 aurait fait quelque
chose dextraordinairement diffrent7.

Lessentiel des dterminations de Marguerite Yourcenar se trouve


rsum dans ces quelques phrases. On trouve rappels implicitement
lintrt pour lhistoire et le choix, aprs 1940, de lhistoire rvolue
afin de disposer dune documentation solide et neutre sur les faits et
dchapper tout dbat passionn et de parti-pris sur des vnements
encore rcents. Par ailleurs, la ralit vcue par lcrivain linfluence
ncessairement dans sa cration ; les Mmoires dHadrien, composs
7

Marguerite Yourcenar, PV, p. 178 et Marguerite Yourcenar, YO, chap. 15 : Une


malle et un empereur, histoire dun livre, p. 145 162. Tout au long de ce chapitre,
Marguerite Yourcenar voque les conditions de la composition des MH et le rle que
peuvent jouer les circonstances un moment donn dans la gense dune uvre.

194

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

lore du XXme sicle, nauraient pas eu la mme tonalit quen


1950, au lendemain de deux terrifiantes guerres mondiales. Marguerite
Yourcenar mentionne aussi sa volont de prsenter un chef dtat
avec ses proccupations de Prince. Les Carnets de notes de Mmoires
dHadrien permettent de nuancer cette remarque. Lorsque
Marguerite Yourcenar retrouve, aprs des annes doubli, les ouvrages
qui constituent les deux principales sources de la vie dHadrien,
lHistoire romaine de Dion Cassius et lHistoire Auguste, elle constate
quelle nen fait plus la mme lecture que durant sa jeunesse :
Tout ce que le monde et moi avions travers dans lintervalle enrichissait
ces chroniques dun temps rvolu, projetait sur cette existence impriale
dautres lumires, dautres ombres [...] Avoir vcu dans un monde qui se
dfait menseignait limportance du prince8.

Quinze ou vingt ans plus tt, Marguerite Yourcenar se serait attache


lhomme Hadrien, dou dune sensibilit particulire, qui aime, qui
souffre, qui sefforce de bien faire lhomme mais sans aller bien audel ; aprs 1945, on peut dire que lhistoire contemporaine a
influenc et enrichi lhistoire du IIme sicle ; elle ne peroit plus
seulement Hadrien comme un homme parmi les autres ; sil reste
toujours cela, il devient en plus un homme au-dessus des autres, sur
lequel pse la trs lourde responsabilit du bonheur des autres.
Lhistoire du prsent modifie la lecture de lhistoire du pass et
introduit un clairage diffrent sur certains aspects.
De multiples raisons ont motiv le choix dHadrien et
Marguerite Yourcenar sen est explique plus dune fois ; tout
dabord, elle dcouvre en lui un chef dtat exceptionnel, en raison de
ses qualits personnelles : il innove continuellement ou rforme sans
cesse, avec une rare intelligence9, dclare-t-elle Matthieu Galey
mais cela seul ne suffirait sans doute pas, il faut que se conjuguent les
qualits dun homme et celles du systme politique. Or, dit Marguerite
Yourcenar, Hadrien a rgn un moment o les institutions
permettaient encore un homme de valeur de raliser de bonnes
choses :
le systme dans lequel il se trouvait tait encore assez souple, cest--dire
quil y avait encore des lments politiques, des lments rpublicains, qui
8
9

Marguerite Yourcenar, MH, carnets de notes, OR, p. 525


Marguerite Yourcenar, YO, p. 157.

LUniversalit et lhistoire contemporaine

195

demeuraient trs visibles dans lEmpire, des possibilits de sappuyer sur le


Snat, ou de lutter contre lui ; il tait la fois chef suprme et renomm tous
les ans ; ce ntait pas encore le monarque de type orientalis des sicles
suivants, bien que ce ne ft dj plus lhomme politique sans cesse dans
larne, comme aux derniers temps de la Rpublique10.

Daprs Marguerite Yourcenar, Hadrien gouverne un moment o


lEmpire est encore tempr par la prsence dun Snat qui joue un
rle politique rel11 mais o lon vite les dsordres de la Rpublique,
ce qui permet un chef dtat actif et habile de donner la pleine
mesure de sa volont politique et de raliser une uvre utile et
durable. Elle choisit lempereur Hadrien pour ses qualits de bon
Prince du IIme sicle mais aussi parce que cela lui vaut de devenir
lemblme du bon chef dtat du XXme sicle, voire au-del .
Souci de la paix
Lun des soucis principaux dHadrien fut dtablir
durablement la paix et sans doute peut-on dire que ce guerrier aguerri
naimait pas la guerre. Dans sa jeunesse, lpoque o Trajan succde
Domitien, il aime se retrouver dans larme ; cela signifie pour lui
voyage, action, contacts avec les barbares, dcouvertes de contres
nouvelles et dautres modes de vie ; il oppose laventure de la vie
militaire linertie de la vie romaine. Cependant, ds ce moment,
sefforant danalyser ltat des forces en prsence et de privilgier la
rflexion laction, il estime que la supriorit de Rome est telle quil
serait possible dpargner les dpenses militaires et de parvenir ses
fins par la diplomatie12. Il se laisse quelquefois griser par la victoire
militaire, fait preuve dune audace insense en partie par vanit mais
malgr lambition et le got de lexploit hroque, assez rapidement il
retrouve le sens critique de lobservateur impartial. Son exprience de
gouverneur en Pannonie pendant prs dune anne lui montre lenvers
de la victoire et lui enseigne des ralits terribles quil noubliera
jamais. Il trouve tout dabord une rgion dvaste o svissent des
10

Ibid., p. 156.
Les recherches de Rmy Poignault ont rvl de lgres inexactitudes dans ce
passage des Mmoires dHadrien. En effet, du temps dHadrien, le Snat est
dsormais soumis et la puissance tribunicienne de lempereur fait lobjet dun
renouvellement automatique tous les ans.
12
Marguerite Yourcenar, MH, p. 321.
11

196

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

bandes difficiles neutraliser, o la population paysanne puise par


des annes de guerre, risque de rejoindre le camp des barbares et o la
victoire a eu les effets les plus pernicieux sur larme romaine. La
discipline sest compltement relche, le laisser-aller et la paresse
gagnent peu peu larme. Le discernement et lautorit du jeune
gnral permettent seuls dviter le pire, il prend les mesures
ncessaires sans flchir, sanctionne, chtie, condamne lexcution et
parvient ce prix rtablir lordre. Mais il lui faut subir dincessantes
escarmouches, onreuses en vies humaines, o la pire sauvagerie se
donne libre cours et Hadrien dplore avec amertume le gaspillage
inutile occasionn par la guerre. Aussi, lorsquil rentre Rome,
couvert dhonneurs, en ayant momentanment rtabli lordre la
frontire, il ne savoure gure cette victoire au got amer, qui a souvent
ressembl une sale besogne et qui la vieilli13.
Dsormais, Hadrien a la certitude que la politique de conqute
de Trajan conduit terme au dsastre :
je rvais dune arme exerce maintenir lordre sur des frontires,
rectifies sil le fallait, mais sres. Tout accroissement nouveau du vaste
organisme imprial me semblait une excroissance maladive, un cancer, ou
ldme dune hydropisie dont nous finirions par mourir14.

Lemploi de termes mdicaux qui dsignent des maladies souvent


mortelles, montre assez quHadrien voit dans lextension illimite de
lEmpire la cause de sa ruine future. Aussi rflchit-il dj, avant de
devenir empereur, la politique mettre en uvre pour consolider les
frontires mais limiter les conqutes et pallier les inconvnients des
guerres incessantes entreprises par Trajan. Car il comprend bien aussi
que Trajan vieillissant ne renoncera pas la guerre et quil usera ses
dernires forces dans la poursuite de sa chimre favorite. Lorsquil
accde lEmpire quarante ans, son premier souci consiste rtablir
la paix sans toutefois, prcise-t-il, sassujettir un systme, cest-dire que si toutes les solutions sont puises et quil nexiste de
recours que dans la guerre, il sy rsout mais autant quil le peut, il
choisit la paix. Ainsi, se trouve-t-il, dj g, engag dans la guerre de
Jude, longue et difficile, quil assimile un chec personnel.

13
14

Ibid., p. 339
Ibid., p. 341

LUniversalit et lhistoire contemporaine

197

Je navais pas su trouver les paroles qui eussent prvenu, ou du moins


retard, cet accs de fureur du peuple ; je navais pas su tre temps assez
souple ou assez ferme15,

reconnat-il, admettant que son analyse politique et son sens de la


diplomatie ont t pris en dfaut, faute de clairvoyance et de prudence.
Ce conflit, qui ne prsente pas la lgitimit dune guerre dfensive,
que lon ne peut mme pas tenter de justifier au nom dune conqute
considre comme vitale, est uniquement fond sur la rpression ; il
sagit de mater la rvolte dun peuple colonis, qui oppose une
rsistance farouche. Cette guerre de Jude se rvle donc trs vite
extrmement dure tous points de vue et lorsque Hadrien obtient
enfin la victoire, cest sans grande illusion par rapport lavenir et
avec une relle lassitude de la lutte arme.
Souci de lconomie
En donnant de lempereur Trajan limage dun chef dtat qui
poursuit tout au long de son rgne une politique de guerres et de
conqutes, Marguerite Yourcenar ne trahit pas les tmoignages
historiques ; et elle ne dforme pas non plus la vrit en faisant de son
successeur Hadrien un partisan de la paix16. Cette volont
dapaisement et de scurit aux frontires doit permettre de rtablir
une conomie saine et de se consacrer au bien public. Dj, en tant
que gouverneur de Pannonie, il avait pu constater combien un pays
ravag par la guerre et o les habitants taient soumis toutes sortes
de privations devenait difficilement gouvernable et risquait tout
moment de replonger dans le chaos. La paix entrane la sant de
lconomie et inversement, quand les besoins humains sont satisfaits
et que les hommes ne sinquitent pas pour le lendemain, ils vivent en
paix. Hadrien comprend tt quau fond les hommes naspirent qu
vivre dans la scurit et quils ne deviennent belliqueux que sous
leffet de la souffrance ; mais une fois engags dans lengrenage de la
violence et du dsordre, ils reprennent difficilement les bonnes
15

Ibid., p. 472
Rmy Poignault, LAntiquit dans luvre de Marguerite Yourcenar, littrature,
mythe et histoire, 2 tomes, Bruxelles, Latomus, 1995, crit que la recherche de la paix
par Hadrien est atteste par les documents (p. 789) et il prcise quHadrien a favoris
une politique dEtats-clients et de consolidation des frontires plutt que de conqutes
(p. 796).

16

198

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

habitudes. Ds quil accde lEmpire, Hadrien manifeste sa bonne


volont en rtablissant la paix, quitte renoncer certaines conqutes,
plus dangereuses quavantageuses et aussitt le commerce reprend
entre lInde et lempire romain :
les oasis se repeuplaient de marchands commentant les nouvelles la lueur
de feux de cuisine, rechargeant chaque matin avec leurs denres, pour le
transport en pays inconnu, un certain nombre de penses, de mots, de
coutumes bien nous, qui peu peu sempareraient du globe plus srement
que les lgions en marche. La circulation de lor, le passage des ides [...]
recommenaient au-dedans du grand corps du monde ; le pouls de la terre se
remettait battre17.

La reprise des changes commerciaux marque le retour une situation


normale, lactivit suspendue par la guerre repart et les hommes
retrouvent un but et une fonction sociale ; outre le gain immdiat,
mesurable trs rapidement, Hadrien a une perception plus long terme
et que lon peut qualifier de trs moderne. Le commerce florissant
favorise les changes de marchandises ncessaires ceux qui ne
possdent pas certains produits mais en plus, il permet aux hommes
dapprendre se connatre, de communiquer, demprunter des ides,
du vocabulaire, etc.... et Hadrien voit trs bien le parti tirer de cela
pour la diffusion de la civilisation romaine. Plus que par les armes et
la terreur, Rome tend son influence par les changes pacifiques. La
mission de Rome saccomplit dans de bien meilleures conditions
tous points de vue.
Hadrien essaie aussi de sattaquer des maux plus profonds ;
le contraste entre les gens trs riches et ceux qui vivent dans lextrme
pauvret nest pas le signe dun tat bien organis ; il veut enseigner
aux riches accrotre leur fortune dans lintrt de la communaut et
pas seulement pour le profit de leurs hritiers ; il ne tolre plus les
terres laisses en jachre ou cultives au hasard, sans souci du bien
public et il en est de mme pour les exploitations minires. Il lutte
sans merci contre les intermdiaires qui pullulent dans les villes et
constituent des parasites dangereux pour ceux aux dpens de qui ils
vivent et galement pour ltat. La sant de lconomie implique aussi
que la monnaie soit saine, linflation contrle, la spculation chtie ;
par consquent, la promulgation des lois ncessaires simpose et il
17

Marguerite Yourcenar, MH, p. 359-360

LUniversalit et lhistoire contemporaine

199

sagit quelles soient respectes. Hadrien sattaque rsolument ce


vaste chantier et il a la satisfaction de constater que :
Nos vieilles provinces sont arrives dans ces dernires annes un tat de
prosprit quil nest pas impossible daugmenter encore, mais il importe
que cette prosprit serve tous, et non pas seulement la banque [...] ou
au petit spculateur18.

Prosprit de ltat, au service du public, et non pour le seul profit de


quelques-uns : tel est en somme le programme dHadrien qui a
nettement conscience que dans ces conditions, lEmpire est stabilis et
peut le rester plusieurs annes. Mais la marge de manuvres est
troite : les choses voluent constamment et pour tre et rester un bon
chef dtat, il faut sans cesse apprcier la situation, la juger sainement,
prendre les dcisions qui simposent et les faire respecter de tous. Cela
demande beaucoup de lucidit et de courage. Aussi, comme un tat tel
que lempire romain ne peut tre gouvern par un seul homme,
lempereur doit imprativement sentourer dhommes de grande
valeur, quil sagisse des conseillers, des proches dHadrien qui
participent la prise de dcisions ou des fonctionnaires chargs de
leur application.
Le pouvoir
Lorganisation de ltat, sa reprsentation constitue un
chapitre auquel Hadrien a prt la plus grande attention :
Une portion de ma vie et de mes voyages sest passe choisir les chefs de
file dune bureaucratie nouvelle, les exercer, assortir le plus
judicieusement quil se peut les talents aux places, ouvrir dutiles
possibilits demploi cette classe moyenne dont dpend ltat19.

Cette tche essentielle, qui incombe lEmpereur, requiert un


jugement sr, une parfaite impartialit, le courage, une autorit
inconteste et aussi la reconnaissance des services rendus. Il faut un
homme presque parfait pour runir tant de qualits mais si le chef
dtat ne sait pas choisir ses adjoints, invitablement le pays est
appel en souffrir. Assur de la bonne marche de ltat et du bon
18
19

Ibid., p. 378
Ibid., p. 380

200

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

fonctionnement de lconomie, Hadrien peut ainsi semployer


dautres tches : les voyages par exemple qui lui permettent de vrifier
par lui-mme ce que lempereur ne doit pas ignorer et de prvoir des
amnagements de sites ou de villes. La politique dHadrien est tout au
long de son rgne marque par la cohrence et la matrise. Il
comprend immdiatement quun Empire aussi tendu doit tre
gouvern la fois avec une trs grande fermet et de la souplesse.
Pour assurer lordre et lunit, une forte centralisation administrative
simpose mais en mme temps, pour maintenir sous la mme tutelle
des rgions aussi diffrentes que la Bretagne et la Palestine ou
lgypte, il faut respecter les particularits rgionales ; les provinces
doivent donc bnficier dune autonomie suffisante, sous la houlette
de gouverneurs bien forms, srieux et efficaces. Hadrien met en place
un pouvoir fort, imprial assurment mais rflchi, clair, exerc par
des hommes comptents, dvous la chose publique, lui-mme tant
en quelque sorte le chef de file de ces serviteurs de ltat20. Il se
consacre sa fonction, connat les problmes, nhsite pas se rendre
sur place avant de prendre des mesures ; la paresse, lambition
personnelle effrne et la corruption ne sont pas tolres.
Principe de ralit
Prince humaniste, clair, Hadrien veut construire un Empire
solide, qui soit le creuset dune civilisation florissante et qui fasse le
bonheur du plus grand nombre dhommes ; cependant il sait aussi
tenir compte du principe de ralit et nhsite pas si cela lui parat
ncessaire agir avec la plus extrme rigueur, pratiquement en tyran.
Les ennemis ne lui manquent pas au dbut de son rgne et sa vie
mme est menace. Il demande son ancien tuteur Attianus de
prendre rapidement des mesures et celui-ci fait excuter le mme jour
les quatre ennemis dclars dHadrien. Apprenant la nouvelle,
20

Rmy Poignault, op. cit., dfinit Hadrien comme un citoyen du monde, p. 843 et
sq. et dans larticle LEmpire romain figure de luniversel dans Mmoires
dHadrien in LUniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar, t. 2, Tours,
SIEY, 1995, il insiste sur le fait que le rle de Rome doit consister dvelopper les
valeurs de lhellnisme dans lEmpire, p. 215-216. Hadrien est conscient quil faut
tenir compte des particularismes locaux mais tout cela doit sintgrer dans un vaste
projet commun, qui se fixe des valeurs universelles, empruntes la Grce. La Pax
Romana, cest la paix dans un monde rgi par lhumanisme de la Grce que Rome a
fait sien.

LUniversalit et lhistoire contemporaine

201

lempereur devrait se rjouir dtre ainsi dbarrass des trublions mais


la consternation lemporte ; il voit dj son rgne plac sous le signe
du crime, comme certains de ses prdcesseurs et a le sentiment que
son destin dhomme public lui chappe dj :
Le Snat, ce grand corps si faible, mais qui devenait puissant ds quil tait
perscut, noublierait jamais que quatre hommes sortis de ses rangs
avaient t excuts sommairement par mon ordre ; trois intrigants et une
brute froce feraient ainsi figure de martyrs21.

Il ne prvoit que des suites funestes ; aussi est-ce avec un profond


ressentiment quil convoque Attianus qui a prvu toutes les
consquences :
[...] il me demanda posment ce que javais compt faire des ennemis du
rgime. On saurait, sil le fallait, prouver que ces quatre hommes avaient
complot ma mort ; ils avaient en tout cas intrt le faire. Tout passage
dun rgne un autre enchane ses oprations de nettoyage ; il stait charg
de celle-ci pour me laisser les mains propres. Si lopinion publique rclamait
une victime, rien ntait plus simple que de lui enlever son poste de prfet
du prtoire22.

Et en effet, tout se passe comme lavait prvu Attianus, sa disgrce


momentane suffit calmer les esprits, Hadrien est officiellement mis
hors de cause et, comme le lui fait dire Marguerite Yourcenar : lor
vierge du respect serait trop mou sans un certain alliage de crainte23.
Bien vite, Hadrien apprend, grce Attianus, quen politique, il faut
quelquefois ne sembarrasser ni de scrupules ni de sentiments et faire
fi de la morale ordinaire. Lintrt de ltat passe avant tout et pour
cela, on peut aller jusquau crime. On reconnat l les principes, bien
postrieurs, de Machiavel. Cet enseignement brutal qui inaugure le
rgne dHadrien lui restera en mmoire. Quoiquil nentende pas se
rendre esclave des lois et quil considre quil convient den suivre
lesprit plutt que la lettre, il se dote dun code complet quil peut
faire appliquer sans mnagements si lintrt gnral lexige.
Marguerite Yourcenar pense que fatalement, tout homme dtat se
rsigne assez vite voir mourir des hommes autour de lui :

21

Marguerite Yourcenar, MH, p. 363


Ibid., p. 364
23
Ibid., p. 365
22

202

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


[...] tout homme dtat est amen dailleurs assez vite, tragiquement, je le
veux bien, ce genre dindiffrence. Enfin, peut-tre pas tout homme
dtat. Je ne rponds pas de tous les hommes dtat. Mais dans le cas
dHadrien, je pense que le pragmatisme la emport24.

Dans certains cas, sans doute peut-on allguer la cruaut mais la


plupart du temps, la ncessit et la raison dtat seules importent. En
revanche, Hadrien se montre relativement tolrant lgard des
chrtiens, sans doute parce quil ne voit pas en eux un danger pour
lEmpire mais enfin son rgne ne figure pas parmi les plus durs leur
gard.
Au travers des Mmoires dHadrien, Marguerite Yourcenar
trace un tableau trs complet et juste25 du rgne de cet empereur du
IIme sicle mais en outre, on peut dire quelle nous offre une sorte de
manifeste politique. Elle prsente un Prince idal, intelligent,
conscient de ses responsabilits, combatif et courageux ; or elle fait
prononcer cette phrase amre Hadrien :
lexprience dmontre quen dpit de nos soins infinis pour choisir nos
successeurs, les empereurs mdiocres seront toujours les plus nombreux, et
quil rgne au moins un insens par sicle. En temps de crise, ces bureaux
bien organiss pourront continuer vaquer lessentiel, remplir lintrim,
parfois fort long, entre un prince sage et un autre prince sage26.

Bien loin dtre un chef dtat ordinaire, Hadrien est une figure
exceptionnelle et la plupart du temps, les hommes sont gouverns par
des chefs dtat mdiocres, voire irresponsables. Dans ces mauvaises
priodes, apparat lintrt dune excellente organisation
administrative. Elle permet de neutraliser, au moins dattnuer, les
effets des inconsquences du chef suprme et elle reprsente une
permanence de ltat qui pallie les insuffisances du moment. Hadrien
sait que des institutions saines et solides rsistent assez longtemps, il
24

Marguerite Yourcenar, YO, p. 153


Rmy Poignault dans sa thse, op. cit., ne relve pas de contradictions entre le
personnage yourcenarien et lempereur rel ; il signale seulement quelques nuances, le
futur empereur tait moins pacifiste lors des guerres parthes que lHadrien
yourcenarien (p. 775-776) ; dautre part, elle a tendance amplifier laspect
humanitaire -rel- dHadrien et elle en fait un personnage plus moderne (par
exemple avec les mesures en faveur des femmes). Mis part quelques dtails de ce
genre, elle ne trahit pas lhistoire.
26
Marguerite Yourcenar, MH, p. 380
25

LUniversalit et lhistoire contemporaine

203

faut donc les mettre en place de faon bnficier de leurs avantages


dans les temps de crise. Certes, le bon prince voit au-del de son bref
passage au sommet de ltat et pense viter les catastrophes dans
lavenir. Il nen reste pas moins quil faut toujours compter avec une
succession de Princes incomptents.
Paralllisme avec le XXme sicle
A. La fin de la guerre
Le Prince idal quincarne Hadrien songe dabord la paix ;
bien que form la discipline militaire, vaillant soldat, brillant chef
darme, amateur de la vie de camp laquelle il trouve des charmes, il
prouve de laversion pour la guerre. Ce rejet est sans doute dautant
plus intressant quil vient dun homme qui sait en quoi consiste la
guerre, qui la faite, qui nen a jamais beaucoup souffert mais qui a eu
plusieurs fois loccasion de lobserver de prs. Quand il dresse le
bilan, Hadrien le trouve bien ngatif. La guerre cote cher, sur le plan
humain et sur le plan conomique. Elle exige de largent qui, consacr
la destruction, est donc gaspill purement et simplement. L o elle
svit, elle laisse des rgions dvastes et des gens rduits la misre.
En bien peu de temps, elle efface toute trace de civilisation, tout
homme en guerre est un barbare, qui saffranchit des lois humaines les
plus lmentaires, elle instille la haine, la mfiance au cur des gens
et ramne lhumanit un stade primitif. Le pays qui remporte la
victoire a-t-il vraiment gagn ? La question peut se poser. Hadrien est
accueilli en triomphateur Rome au retour de la guerre de Palestine
mais quel gain rapporte-t-il ? Certes Rome conserve la matrise de
cette rgion dAsie mineure mais lui sait que ce nest quun peu de
temps gagn et partie remise, dautres rvoltes du mme genre se
produiront et il arrivera un jour o la suprmatie romaine sera tenue en
chec ; il reste le souvenir dune guerre impitoyable, froce et le foss
qui sparait dj cette partie de lEmpire et Rome sest encore largi ;
les Juifs ont toutes les raisons de vouer Rome une haine mortelle et
les Romains savent dsormais quil ny aura jamais de relations saines
avec ce peuple. Enfin, largent englouti dans cette guerre qui sest
prolonge aurait pu tre utilis bien plus utilement, il y a quantit de
travaux mener bien dans lEmpire et Hadrien ne manque pas
dides. Mais la situation que dcrit Marguerite Yourcenar Rome au
IIme sicle, travers les Mmoires dHadrien nvoque-t-elle pas

204

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

celle de lEurope au moment o elle a rdig cet ouvrage ? Elle-mme


le reconnat, entre 1948 et 1951, la guerre venait de sachever, on
proclamait haut et fort quon ne voulait plus jamais cela, on se
proposait de mettre en place des organisations qui feraient respecter la
paix, on reconstruisait, on relanait lconomie et, fatigus des
souffrances de la guerre, les peuples qui naspiraient qu des jours
meilleurs, se reprenaient esprer. Elle avoue Matthieu Galey :
Les Nations Unies, ce moment-l, cela comptait. Enfin on pouvait
imaginer un manipulateur de gnie capable de rtablir la paix pendant
cinquante ans, une pax americana ou europeana, peu importe. On ne la pas
eu. Il ne sest prsent que de brillants seconds. Mais lpoque, javais la
navet de croire que ctait encore possible27.

Si Marguerite Yourcenar avait compos les Mmoires dHadrien


avant la guerre, il aurait incontestablement manqu une dimension
cette uvre. Peut-tre aussi son succs est-il d lcho de lhistoire
rcente que lon trouve dans les Mmoires dHadrien .
Cependant, il ne faut certainement pas chercher des
similitudes de dtails entre luvre de Marguerite Yourcenar et la
ralit des annes 1940 ; limprialisme de Trajan qui veut toujours
repousser les frontires de lEmpire romain pour imposer la
civilisation romaine et enrichir lEmpire na certainement rien de
commun avec le dferlement des forces hostiles au progrs,
regroupes sous les bannires fasciste et nazie. Le point commun
rside dans ltat de guerre. En effet, que les affrontements aient lieu
sur les rives de lEuphrate dans les guerres parthes ou sur le front de
lest dans lhiver russe, on retrouve sensiblement les mmes horreurs :
linsupportable barbarie humaine et des contres feu et sang. La
guerre de Palestine nannonce-t-elle pas toutes les luttes coloniales qui
vont jalonner laprs-guerre ? Les Juifs refusent la domination
romaine comme lIndochine puis plus tard lAlgrie la puissance
franaise. Le rgne dHadrien qui se met en place sur de bonnes bases
et une volont de paix rappelle lEurope louvrage pour rparer les
dgts de la guerre. Il fallait reconstruire des villes entires, des ponts,
des routes, etc.... Les entreprises ne manquaient pas de commandes.
Les changes internationaux se rvlaient indispensables, si bien que
le commerce pouvait se dvelopper. La ncessit daccrotre la
27

Marguerite Yourcenar, YO, p. 155

LUniversalit et lhistoire contemporaine

205

productivit favorisait la modernisation de lagriculture. Les nations


sengageaient dans des programmes de recherches et de grands
travaux et de nouveau, les hommes pouvaient croire la prosprit et
au progrs, dautant plus que les conditions de travail samlioraient et
que lesprance de vie augmentait. Comme dans lEmpire dHadrien,
il y avait bien des zones dombre pourtant ; en dehors des colonies qui
nallaient pas tarder rclamer leur indpendance, que fallait-il penser
du partage du monde ralis Yalta et de ces zones dinfluence qui
coupaient lEurope en deux, runissant arbitrairement des provinces,
scindant un pays ? Mais en 1950, le grand public, comme Marguerite
Yourcenar, avait lillusion que les hommes civiliss revenaient la
barre et que les annes sombres appartenaient un pass rvolu.
B. Un Prince universel
Sur un point cependant, il y a divergence entre la ralit
daprs-guerre et lEmpire dHadrien28. Tous les pays dEurope de
lOuest ( lexception de la pninsule ibrique) et lAmrique du Nord
taient des dmocraties parlementaires o le prsident ne disposait que
dun pouvoir limit. Aucun tat ne ressemblait Rome. Or
Marguerite Yourcenar attribue un rle prpondrant lhomme chef
dtat et au Prince. On reconnat sa mfiance de la politique et sa
conviction quil nexiste que des solutions partielles29 ; selon elle,
certains hommes sont capables de faire des choses admirables mais ils
constituent des exceptions parmi une masse dindividus mdiocres.
Sil est donn que lun deux dirige ltat, il prend alors des mesures
en vue de favoriser le respect et le bonheur de lhumanit mais sitt
quil a disparu, on assiste une dgradation du pays30. Avec Hadrien,
Marguerite Yourcenar dfinit en somme les qualits du bon prince et
28

Cette ralit dun monde du XXme sicle largement domin par lOccident fait
cho cette phrase dHadrien : Ce sjour en Bretagne me fit envisager lhypothse
dun tat centr sur lOccident, dun monde atlantique (MH, p. 393).
29
Marguerite Yourcenar, YO, p. 247.
30
On peut rapprocher ces ides de Marguerite Yourcenar des thories politiques du
grand homme, hros ou gnie, capable de raliser ce quaucun homme ordinaire ne
peut faire. Cela est ambigu puisquon trouve aussi bien les hommes illustres voqus
par Plutarque que les meneurs fabriqus de toutes pices par des idologies diverses :
messianisme millnariste, sauveurs de tout genre et dictateurs sanguinaires des
rgimes totalitaires. Pour Marguerite Yourcenar, le grand homme est celui qui
runit la perfection intellectuelle et morale ; il reprsente lhomme -le seul- qui il
faudrait confier les responsabilits de ltat.

206

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

les qualits de son uvre. Il appartient dabord une lite de lesprit,


cest un homme cultiv, humaniste, au sens le plus noble du terme,
capable de penser par soi-mme et de distinguer le vrai sous les
apparences. Il sagit aussi dune personnalit dlite, qui sait prendre
des dcisions, se montrer dune grande fermet, simposer des
obligations morales, et qui a un trs fort sens du devoir. Ajoutons
encore de remarquables comptences dans son domaine et on obtient
un chef dtat qui sait sentourer des meilleurs conseillers et
fonctionnaires, qui semploie difier un systme solide, qui durera
longtemps aprs lui. Mais cest un idal ; seuls des hommes comme
Hadrien devraient se retrouver au sommet de ltat et peut-tre alors
lhumanit accomplirait-elle un pas dcisif vers une socit meilleure
mais comment des hommes quelconques, replis sur leurs ambitions
personnelles, lesprit sectaire et troit, incapables dembrasser une
situation dans sa totalit pourraient-ils choisir lhomme dexception ?
Dans un systme dmocratique, seul le hasard peut raliser cela et
dans un systme hrditaire, cest aussi la chance qui donne un
excellent Prince. Les Mmoires dHadrien prsentent en quelque sorte
une utopie, le rve dun tat fort dirig par un Prince capable de faire
le bien, ce que lon pouvait esprer au lendemain de la guerre, dans
leuphorie de la paix retrouve. Ce Prince idal, qui semble sincarner
dans le futur Marc-Aurle, Hadrien le dfinit comme un philosophe
au cur pur, qui ralisera une fois dans lHistoire le rve de
Platon31.
En dclarant Matthieu Galey que les Nations Unies
comptaient au lendemain de la guerre, Marguerite Yourcenar avoue
quelle a pendant quelque temps pens que cette organisation
internationale regroupant de nombreux tats et qui se fixait de
prserver les gnrations futures du flau de la guerre (prambule de
la Charte constitutive) pouvait jouer un rle efficace, dautant plus
quelle se composait dorganisations spcialises dans tous les
domaines. Il ntait pas indiffrent que se crent une Organisation des
Nations unies pour lagriculture et lalimentation (FAO), une
Organisation des Nations unies pour lducation, la science et la
culture (UNESCO) et une Organisation mondiale de la sant (OMS) ;
on pouvait en attendre des efforts substantiels pour dvelopper dans le
monde entier lagriculture et rsoudre le problme de la faim dans les
31

Marguerite Yourcenar, MH, p. 496.

LUniversalit et lhistoire contemporaine

207

pays pauvres. On pouvait aussi esprer le dveloppement de


lhygine, des vaccinations, du contrle des naissances, des
constructions dhpitaux, le tout fond sur un effort dducation,
dalphabtisation, etc... qui permt aux hommes les plus dmunis
daccder la dignit et de prendre leur destin en charge. Tous ces
efforts humanitaires, bons en soi dans un premier temps, devaient
aussi procurer aux bnficiaires les moyens de se passer de laide des
pays riches. La Banque internationale pour la reconstruction et le
dveloppement pouvait apporter le soutien indispensable au
lendemain de la guerre ; lOrganisation internationale du travail
apparaissait aussi comme une institution ncessaire afin de veiller ce
que le travail seffectue partout dans des conditions lgales :
considrations de scurit, reconnaissance des droits de lindividu,
autrement dit disparition dfinitive, partout dans le monde, de
lesclavage des adultes ou des enfants. Enfin, mme le Fonds
montaire international pouvait tre peru comme une sorte de caisse
de solidarit, cre pour aider financirement les pays les plus en
difficult ou subissant une grave catastrophe ponctuelle. Avec un peu
de foi en lhomme, on pouvait imaginer le meilleur et se dire que les
horreurs de la guerre de 1939-1945 auraient au moins servi une prise
de conscience internationale et la dcision de se doter dinstitutions
efficaces qui interdisent tout nouveau recours la guerre.
La vocation universelle de lOrganisation des nations unies
universelle parce quelle regroupe des pays du monde entier et parce
quelle sintresse tous les aspects de la vie dun pays est
rapprocher de lEmpire dHadrien. Au IIme sicle, lEmpereur
romain contrle une grande partie du monde connu et a pour vocation
dapporter la civilisation grco-latine au monde barbare. Rome a une
fonction universelle : diffuser dans le monde les valeurs, universelles
elles-mmes, de la civilisation32. Bien sr, cette ambition dHadrien
traduit la volont dexpansion conomique de Rome qui sappuie sur
sa puissante arme pour maintenir la paix et unifier les peuples qui
appartiennent lEmpire, de mme que lONU ne pouvait envisager
de rgler les diffrends survenus entre pays voisins sans lexistence
dune force militaire ; mais de mme quon pouvait concevoir que
lOrganisation des nations unies se fondait avant tout sur des principes
32
Voir ce sujet larticle trs complet de Rmy Poignault, LEmpire romain figure
de luniversel dans Mmoires dHadrien in LUniversalit dans luvre de
Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 209 223.

208

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

humanitaires et humanistes, Hadrien obissait une conception


stocienne du pouvoir qui assignait au Prince la responsabilit du
fonctionnement harmonieux de la socit et du bien-tre de
lensemble du peuple. Il existait chez Hadrien une philosophie du
pouvoir et une conception leve de la fonction de chef dtat. On
pouvait esprer quil se trouverait au sige des diffrentes instances
des Nations Unies des hommes aussi dignes quHadrien dexercer les
plus hautes fonctions.
Enfin, sans doute ne faut-il pas ngliger la phrase de Flaubert,
souvent rappele par Marguerite Yourcenar au sujet des Mmoires
dHadrien : Les dieux ntant plus, et le Christ ntant pas encore, il
y a eu, de Cicron Marc-Aurle, un moment unique o lhomme seul
a t33. La situation nest-elle pas semblable au lendemain de la
deuxime guerre mondiale ? Au sortir dannes o a rgn presque sur
la plante entire le mal absolu, o le Vatican na pas eu une position
trs claire, que reprsente Dieu ? La foi nest-elle pas srieusement
mousse dans les pays avancs qui ont pu constater que les progrs
scientifiques, techniques et matriels sont une ralit et quil ny a
peut-tre pas de bonheur ailleurs quen ce monde ? Il ne sagit que
dune question individuelle mais tout ce qui concerne la socit civile
est luvre des hommes eux-mmes. A eux revient de crer les
institutions susceptibles de garantir la paix et de favoriser le bien-tre
et le dveloppement harmonieux de lhumanit. Les hommes et eux
seuls dtiennent les moyens de rpartir la richesse dans le monde ou
de laisser certains senrichir scandaleusement aux dpens des autres.
Des lois dictes par les juristes, dpendent la justice, le respect des
droits et liberts individuels, la tolrance, lgalit en matire de sant,
de travail, dinstruction, etc... La religion nintervient dans la vie de
chacun qu titre priv et les grandes dcisions qui engagent lavenir
de lhumanit et de la civilisation se prennent en dehors delle. On
peut donc dire quau lendemain de 1945, les hommes qui dirigent les
Etats se retrouvent dans la mme situation quHadrien, contraints de
puiser dans les facults de lesprit humain la conception dinstitutions
et dorganisations aptes assurer la prennit de la civilisation
humaine.
Edifier une administration solide, une conomie saine dans un
tat en paix constitue la priorit dHadrien mais il se veut un
33

Marguerite Yourcenar, MH, carnets de notes de MH, OR, p. 519

LUniversalit et lhistoire contemporaine

209

Empereur qui ne nglige aucune de ses responsabilits de chef dtat.


Aussi consacre-t-il du temps des aspects qui peuvent paratre un peu
plus secondaires dans la gestion de lEmpire mais qui, ses yeux,
revtent de limportance. Il neffectue aucun dplacement dans le
monde romain sans penser des constructions, de voies, daqueducs,
de fortifications, de ports dans les emplacements favorables. Ainsi
peut-il dire :
Jai beaucoup reconstruit : cest collaborer avec le temps sous son aspect de
pass, en saisir ou en modifier lesprit, lui servir de relais vers un plus long
avenir34.

Il prouve presque de la passion pour larchitecture, quil associe


toujours la recherche de lesthtique35. Sa politique durbanisme
entend associer le beau et lutile et la culture nest pas sacrifie aux
ncessits des activits humaines lucratives comme le commerce :
Fonder des bibliothques cest amasser des rserves36 contre
lhiver de lesprit et cela constitue une priorit. La formation et
lenseignement dispenser aux jeunes gens sont naturellement pris en
compte par Hadrien. Sur le plan des droits des hommes, il sintresse
aussi au statut de lesclave et de la femme. Il sefforce dhumaniser
lesclavage, de crer des lois qui permettent de le maintenir dans des
limites tolrables. En faveur des femmes, il institue une libert accrue
dadministrer sa fortune, de tester ou dhriter37 et il semploie
obtenir que les filles ne soient pas maries sans leur consentement.
Dans toutes ces mesures dorganisation interne, il nest pas bien
malais de reconnatre des proccupations de politique intrieure,
caractristiques des pays europens daprs-guerre. La reconstruction
des villes et dautres infrastructures devait se faire en tenant compte
des ncessits de la vie moderne mais sans sacrifier lesthtique ;
lenseignement, appel se dmocratiser, exigeait dtre repens.
Ntait-il pas temps daccorder aux femmes des droits civiques et
sociaux gaux ceux des hommes ? Enfin, il semble bien quen
voquant lesclavage, Marguerite Yourcenar dsigne de manire

34

Marguerite Yourcenar, MH, p. 384


Ibid., p. 385-386
36
Ibid., p. 384
37
Ibid., p. 376
35

210

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

peine voile le travail humain dans la socit capitaliste. Sans doute,


derrire cette phrase dHadrien :
Je suis capable dimaginer des formes de servitude pires que les ntres,
parce que plus insidieuses : soit quon russisse transformer les hommes
en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors quelles sont
asservies, soit quon dveloppe chez eux, lexclusion des loisirs et des
plaisirs humains, un got du travail aussi forcen que la passion de la guerre
chez les races barbares38,

peut-on imaginer le sort des proltaires du XXme sicle, pour


lesquels le lgislateur doit dicter des lois qui fixent leurs droits.
Luvre au Noir
De mme que pour les Mmoires dHadrien, Marguerite
Yourcenar sest explique sur les circonstances de la composition de
Luvre au Noir. En 1981, elle dclare Pierre Desgraupes :
[...] ds le dbut de ma vie littraire, javais t intresse par quelques
papiers de famille qui mavaient t montrs, avec des noms curieux... Ils
dataient de lpoque de la domination espagnole dans la rgion dArras, et je
mtais dit : Tiens, on fera peut-tre quelque chose avec a. Javais mme
commenc. Naturellement, les rsultats avaient t nuls, mais les germes de
ce qui allait devenir Luvre au Noir dune part, et de ce qui allait devenir,
dautre part, Archives du Nord et Souvenirs pieux, [] taient dj placs
dans la terre et ils sont ressortis au bout dun certain nombre dannes. Jai
dabord crit Luvre au Noir, qui tait une espce dimage du monde, non
seulement au XVIe sicle, mais aussi de nos jours, avec ce sentiment de tout
ce qui spare les hommes au lieu de les runir39.

Dans ces quelques phrases, Marguerite Yourcenar rsume la gense de


Luvre au Noir. Tout dabord, nat lide dune vaste fresque
historique, incluant des lments inspirs par lhistoire familiale puis
en 1933, est publi chez Grasset, La Mort conduit lattelage, triptyque
dans lequel la nouvelle intitule Daprs Drer constitue la premire
bauche de Luvre au Noir40. Enfin, en 1968, parat la version
dfinitive de Luvre au Noir. Souvenirs pieux et Archives du Nord

38

Ibid., p. 375
Marguerite Yourcenar, PV, p. 301
40
Marguerite Yourcenar, ON, note de lauteur, p. 837
39

LUniversalit et lhistoire contemporaine

211

suivront ultrieurement. Dans la prface de La Mort conduit


lattelage, Marguerite Yourcenar prcise :
Il est des sicles de fivre, des poques o lhomme a rv davantage,
cherch plus loin, et davantage tent. Sicles o la guerre, la rvolte et la
science sont les trois faces de laventure, o la passion dispose, non certes
de plus de force mais de plus doccasions doser41.

Les sicles de guerre, rvolte et sciences peuvent assurment


voquer le XXme sicle mais au dbut des annes 1930, on ne peut
imaginer les dsastres qui vont jalonner les trois dcennies suivantes ;
donc Daprs Drer ne revt pas la mme ampleur que Luvre au
Noir et se superpose moins aisment la ralit contemporaine42.
Daprs Drer et Luvre au Noir : comparaison
La nouvelle Daprs Drer qui constitue la premire partie
du triptyque La Mort conduit lattelage prsente en germe les
lments de ce qui deviendra Luvre au Noir ; cependant, la
comparaison entre les deux textes rvle combien le roman est toff
par rapport la nouvelle, sans doute originale mais un peu sche qui
lui a servi de trame. La nouvelle Daprs Drer fournit la matire de
la premire partie de Luvre au Noir intitule La Vie errante.
Suivent une vocation de la destine de Martha, radicalement
diffrente de Luvre au Noir puis une synthse qui rassemble
plusieurs pripties de la vie de Znon et enfin une page consacre
sa mort. La simple lecture met en vidence le fait que la deuxime
partie de Luvre au Noir : La Vie immobile et la troisime partie :
La Prison sont dinspiration entirement nouvelle. La premire
partie elle-mme prsente de substantiels ajouts par rapport la
nouvelle initiale. Par exemple, les chapitres trois et quatre, intituls
respectivement Les Loisirs de lt et La Fte Dranoutre
reprsentent un passage assez peu dvelopp dans Daprs Drer.
Le chapitre six, La Voix publique se limitait un court rsum,
41

Marguerite Yourcenar, La Mort conduit lattelage, Paris, Grasset, 1933, prface.


Sans doute lallusion des personnages bien rels de lhistoire du XVIme sicle
(Rene de France, Blaise de Monluc), voire leur mise en scne (Marguerite
dAngoulme, p. 29 33) contribue-t-elle inscrire plus nettement louvrage dans une
poque prcise.
42

212

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

essentiellement informatif. Le chapitre onze, Les Derniers Voyages


de Znon, fait figure dlment nouveau. Hormis ces diffrences trs
visibles, une lecture attentive montre qu des scnes simplifies
correspondent dans Luvre au Noir un rcit ou une description
nettement enrichis ; cest le cas pour la formation de Znon et la
conversation Innsbrck, notamment .
La richesse foisonnante qui caractrise Luvre au Noir,
lampleur des dveloppements dcoulent dabord dune autre
utilisation du matriau historique. Entre Daprs Drer et Luvre
au Noir, Marguerite Yourcenar a complt sa documentation sur le
XVIme sicle et approfondi sa connaissance de cette priode trouble
de lhistoire. En apparence, lauteur conserve le cadre des guerres de
religion en ajoutant les pisodes de Mnster et en supprimant les
runions calvinistes clandestines ; en ralit, elle fait disparatre un
passage qui na aucun caractre spcifiquement flamand, quon
pourrait tout aussi bien situer dans une rgion franaise et introduit le
mouvement de folie collective qui aboutit la tragdie anabaptiste de
Mnster. Cela permet de recrer le climat dextase millnariste de
lpoque, de montrer les drives sectaires de mouvements contrls
par des illumins et la solidarit des luthriens et des catholiques dans
lentreprise danantissement de linsurrection de Mnster. La
signification politique des conflits religieux est nettement accentue
dans Luvre au Noir. La Cit de Dieu dveloppe Haarlem est
voque en ces termes dans Daprs Drer:
La petite citadelle des Purs, cerne par les troupes catholiques, vivait dans la
fivre de Dieu. Chaque jour, le cercle se resserrait autour delle : Haarlem,
assige par les chants dglise, se dfendait par les psaumes43.

Ce sont surtout deux conceptions religieuses qui saffrontent tandis


que dans Luvre au Noir, les troupes luthriennes du prince de
Hesse sunissent aux troupes piscopales pour mater une rbellion de
nature politique, mme si elle est dirige par des insenss. Dautres
aspects politiques sont voqus dans le chapitre intitul : La
promenade sur la dune avec la prsence des Gueux et des partisans
catholiques ou calvinistes.
Bien que Marguerite Yourcenar possde dj des notions
dconomie approfondies dans les annes 1930 ainsi que latteste
43

Marguerite Yourcenar, La Mort conduit lattelage, Daprs Drer, op. cit., p. 42

LUniversalit et lhistoire contemporaine

213

lessai Le Changeur dor, elle ne les exploite pleinement que dans


Luvre au Noir. La violente querelle survenue entre les artisans la
suite de lintroduction des mtiers tisser voque dans le chapitre
La fte Dranoutre se rduisait dans Daprs Drer une simple
demande daugmentation douvriers intimids, peu srs de leur bon
droit :
Ces pauvres gens sarrtrent. Parmi les tisserands, les foulons et les
cardeurs, on reconnaissait les teinturiers dont les mains taient bleues
comme si elles commenaient pourrir. Leurs compagnons, en bas, les
avaient envoys demander quon augmentt les salaires, et quon ne leur
interdt plus de travailler croises ouvertes44.

Les progrs techniques reprsents par lintroduction de machines qui


accroissent la productivit, linquitude des ouvriers qui peroivent
obscurment une menace sur leurs conditions de travail et leurs
ractions violentes qui sexpriment en plusieurs endroits par le
saccage des machines caractrisent trs prcisment les dbuts du
capitalisme, ce que ne faisait pas une simple demande
daugmentation. Cest aussi dans Luvre au Noir, travers le
personnage de Znon, avide de connaissances scientifiques et
techniques que Marguerite Yourcenar montre le mieux combien au
XVIme sicle, les dbuts du capitalisme exigent la coopration du
marchand et de lingnieur45; Znon ne se lasse pas de rechercher les
applications pratiques de ses connaissances thoriques alors que
Daprs Drer offre un rsum assez rapide des connaissances et
des entreprises de Znon46. La place de largent et son rle
dterminant dans la socit capitaliste en cours ddification sont
voqus avec une extrme prcision dans Luvre au Noir. Dans
Daprs Drer, aprs avoir fait allusion la modeste demeure dans
laquelle rsident les Fugger, Marguerite Yourcenar conclut : Malgr
leur or, ils taient simples47. A cette phrase insignifiante, fait cho un
dveloppement prcis et circonstanci dans Luvre au Noir :
Martin savait un sou prs ce que reprsentaient en argent comptant ces
fabriques, ces ateliers, ces chantiers, ces domaines quasi seigneuriaux dans
44

Ibid., p. 31
Marguerite Yourcenar, Le Changeur dor, EM, p. 1673.
46
Marguerite Yourcenar, Drer, p. 26-27 et 38
47
Ibid., p. 47
45

214

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


lesquels Henri-Juste avait plac son or [...]. De son ct, Henri-Juste [...] se
frottait les mains en apprenant que llecteur palatin ou le duc de Bavire
gageaient leurs bijoux chez Martin et lui mendiaient un prt un taux digne
de celui des Juifs de lusure48.

De la mme manire, lvocation un peu vasive de la richesse de


Simon Adriansen dans Daprs Drer se transforme en reflet de la
ralit dans ces quelques lignes :
Toute sa vie, il tait all dune richesse moindre une richesse plus grande :
lor affluait dans ses mains ; il avait quitt son logis familial de Middelbourg
pour une maison difie par ses soins sur un quai nouvellement construit
dAmsterdam, lpoque o il avait obtenu dans ce port la concession des
pices49.

`
Dans Luvre au Noir, Marguerite Yourcenar rend plus sensible que
dans Daprs Drer la juxtaposition au XVIme sicle des forces du
pass encore moyengeuses qui se manifestent dans les guerres
dItalie et lidal chevaleresque dHenri-Maximilien et des forces de
lavenir incarnes dans le capitalisme naissant.
En comparant Luvre au Noir et Daprs Drer, on
remarque
immdiatement
que
Marguerite
Yourcenar
a
considrablement amplifi la reprsentation du mouvement
anabaptiste, quelle dsigne sous les termes daile gauche du
protestantisme. Elle tente de crer une image vivante, convaincante
de ce que fut lpope tragique de Mnster. Elle rend presque palpable
la folie dun groupe dillumins en haillons, fascins par un
manipulateur dmoniaque, dont larme des princes na pas de peine
supprimer jusqu la moindre trace. Mais la deuxime partie de
Luvre au Noir intitule La Vie immobile, dont laction se
droule principalement au couvent des Cordeliers de Bruges, constitue
aussi une nouveaut complte par rapport Daprs Drer et atteste
que la religion sous ses diffrents aspects occupe une place plus
importante dans Luvre au Noir. La rencontre du prieur des
Cordeliers par Znon donne loccasion de nombreux entretiens au
cours desquels les deux hommes font part de leurs sentiments
profonds sur les questions religieuses et les implications politiques. Le
prieur fait confidence Znon de certains cas de conscience :
48
49

Marguerite Yourcenar, ON, p. 621


Ibid., p. 602-603

LUniversalit et lhistoire contemporaine

215

[...] dois-je prier pour Hrode ? Faut-il demander Dieu la prosprit du


cardinal de Granvelle dans sa retraite, qui dailleurs est postiche, et do il
continue nous harceler ? La religion nous oblige respecter les autorits
constitues, et je ny contredis pas. Mais lautorit se dlgue, elle aussi, et
plus on descend plus elle prend des visages grossiers et bas o se marque
presque grotesquement la trace de nos crimes. Dois-je y aller de ma prire
pour le salut des gardes-wallonnes ?50

Lobissance religieuse se heurte chez le prieur au sentiment des abus


de lglise catholique reprsents par lenvahisseur espagnol et au
patriotisme ; sa foi se trouve de ce fait branle et il ressent le besoin
dexprimer des doutes qui frisent lhrsie. Pour le vrai chrtien quest
le prieur, les agissements de lInquisition et la sauvagerie des guerres
faites au nom de Dieu constituent un sujet de trouble profond. Au lieu
de la simple affirmation : je ne crois pas en Dieu51 que Znon rpte
dans Daprs Drer, les longs entretiens avec le prieur montrent
comment deux esprits ouverts, sincrement soucieux du Bien
sinterrogent sur la ralit de Dieu, les leons de lglise et se
respectent en dpit de croyances diffrentes. Luvre au Noir opre
une vritable mtamorphose de la nouvelle Daprs Drer ; elle
introduit aussi un nouvel aspect compltement absent dans luvre
initiale avec la secte des Anges. Ces assembles secrtes, empreintes
de sorcellerie, qui se droulent dans le couvent et concernent plusieurs
frres prsentent un intrt dramatique car elles exposent au danger
Znon mais elles rvlent aussi combien dans les moments de
troubles, de grands dsordres religieux, comme la Rforme, les esprits
les plus fragiles sont enclins suivre des influences douteuses. Si
parmi les Rforms, il existe des dissidents et des illumins comme les
anabaptistes de Mnster, dans les couvents catholiques aussi, se
rpandent des doctrines et des pratiques totalement trangres aux
rgles du couvent.
Enfin, lalchimie, tout juste mentionne dans Daprs Drer,
occupe une place majeure dans Luvre au Noir. Tout dabord, elle
est voque dans les entretiens de Znon et du prieur52 ainsi que dans

50

Ibid., p. 712
Marguerite Yourcenar, Drer, p. 62 (Znon Henri-Maximilien) et p. 80 (Znon
Bartholomm Campanus)
52
Marguerite Yourcenar, ON, p. 727
51

216

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

la conversation Innsbrck53 puis la vie tout entire de Znon


symbolise la qute alchimique avec ses trois phases : uvre au noir,
uvre au blanc et uvre au rouge, comme lexplique Marguerite
Yourcenar dans ses entretiens54. Le roman peint ce que la nouvelle
esquissait tout au plus : le long voyage de Znon dans les arcanes de la
connaissance, les expriences, les mditations qui lamnent
saffranchir des prjugs, des ides toutes faites et dcouvrir la
sagesse faite de renoncement et de bont lgard de tous les tres
vivants indistinctement. La vie de Znon illustre la difficult de la
tche accomplir sur soi pour atteindre la purification.
Les transformations qui font de Luvre au Noir un texte
bien diffrent de Daprs Drer affectent aussi les personnages.
Certains sont simplement beaucoup plus toffs et sensiblement
enrichis. Znon fournit lexemple le plus reprsentatif. Marguerite
Yourcenar conserve la trame initiale, la btardise de Znon, son
ducation en vue de la prtrise, sa curiosit intellectuelle insatiable,
son got de la science ; elle le fait voyager plusieurs annes travers
lEurope avant quil ne revienne se mettre labri de lInquisition
Bruges. Mais la multiplication des dialogues et linvention de
situations nouvelles donnent une connaissance beaucoup plus affine
du personnage. Le chapitre intitul La conversation Innsbrck,
remani, considrablement amplifi par rapport la nouvelle
fourmille de prcisions qui ne figurent pas dans Daprs Drer et
qui suffisent remplacer un dialogue assez plat, un peu fig par un
change de propos anims qui pousent lhumeur et les sentiments
profonds du personnage ; ainsi, Marguerite Yourcenar mentionne
lexaltation de Znon, puis son dpit55. Le paragraphe de
transition :
Il resta, la tte un peu plus incline qu lordinaire. Ses mains, blasonnes
par le feu, pendaient entre ses genoux, et lon voyait quil considrait
pensivement ces instruments de travail, de luxure, et peut-tre de crime

devient dans Luvre au Noir :

53

Ibid., p. 644
Marguerite Yourcenar, YO, p. 252. Marguerite Yourcenar, PV, p. 61-62 et p. 94
96. Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, op. cit.,
p. 127-128.
55
Marguerite Yourcenar, ON, p. 653 et 655
54

LUniversalit et lhistoire contemporaine

217

Il restait assis, le menton baiss, dans la chambre envahie par lhumide


crpuscule. Le rougeoiement de ltre teignait ses mains taches dacides,
marques et l de ples cicatrices de brlures, et lon voyait quil
considrait attentivement ces tranges prolongements de lme, ces grands
outils de chair qui servent prendre contact avec tout56.

Les mains de Znon, anodines, sur lesquelles jouent les reflets des
flammes se mtamorphosent en emblmes de lalchimie et du
temprament de feu et de passion de Znon. Dautre part, au lieu
denvisager simplement leur finalit en termes simples, cette nouvelle
version suggre son univers dalchimiste, familier du mystre, des
spculations infinies sur les liens qui unissent la matire et lesprit.
Dans Daprs Drer, Marguerite Yourcenar informe que Simon
Adriansen, armateur dAmsterdam, commenait vieillir tandis que
dans Luvre au Noir, elle adopte un point de vue beaucoup plus
subjectif et mtaphorique en rapport avec la vie du personnage :
Simon Adriansen vieillissait. Il sen apercevait moins la fatigue qu une
sorte de croissante srnit. Il en tait de lui comme dun pilote devenu dur
doreille qui nentend plus que confusment le bruit de la tempte, mais
continue jauger avec la mme habilet le pouvoir des courants, des mares
et des vents57.

Certains personnages, prsents dans la nouvelle initiale, se


retrouvent sous la mme identit dans Luvre au Noir mais dots
dune personnalit diffrente. Cest le cas de la jeune pouse dHenriJuste, Jacqueline Bell ; la joyeuse jeune femme un peu aguicheuse de
Daprs Drer se transforme en martre dplaisante dans Luvre
au Noir. Martha constitue sans doute lexemple le plus net de cration
dun personnage nouveau. De lancienne Martha, subsiste dans
Luvre au Noir un certain intrt de jeunesse pour le calvinisme
mais de la jeune femme sincre, fidle toute sa vie la mme foi et
courageuse, il ne reste rien. Dans Luvre au Noir, Martha est
devenue une espce dopportuniste, lche, sans cur, soucieuse de son
bien-tre matriel et presque haineuse lgard de son demi-frre. Le
personnage plutt sympathique, digne de respect dans Daprs
Drer est remplac par une sorte de monstre, prt sallier aux
ennemis de Znon parce que ce dernier en sait trop sur elle. Elle
56
57

Marguerite Yourcenar, Drer, p. 65 et ON, p. 653


Marguerite Yourcenar, Drer, p. 39 et ON, p. 602

218

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

sagrge tout naturellement au groupe des imposteurs, ennemis de la


lucidit, de la vrit, qui voient en Znon un individu intolrable. Ce
nouveau personnage, juste psychologiquement, renforce le caractre
dramatique de la situation de Znon. Dautres personnages subissent
un changement didentit dune uvre lautre. Dans la nouvelle
initiale, Simon Adriansen et Hilzonde laissent deux orphelines, que
recueille Salom Fugger. Les deux surs Dorothe et Martha sont
remplaces dans Luvre au Noir par les deux cousines Bndicte
(fille de Salom) et Martha ; pour le reste, laction est la mme. Plus
intressante est la substitution de Madame Marguerite, la rgente des
Pays-Bas, Marguerite dAngoulme, la sur de Franois Ier que
Marguerite Yourcenar avait choisie dans Daprs Drer. Cette
princesse cultive, protectrice des arts et des lettres, qui favorise la
Rforme auprs du roi, son frre bien-aim, rassemble beaucoup
datouts pour devenir un personnage cher Marguerite Yourcenar.
Pourquoi la-t-elle abandonne dans luvre dfinitive ? Comme le
signale Francesca Melzi dEril Kaucisvili, Marguerite Yourcenar
corrige une erreur historique commise dans Daprs Drer58. Sa
recherche de documentation entre la publication de Daprs Drer et
celle de Luvre au Noir lui a permis dapprcier avec beaucoup plus
de prcision et dexactitude la situation politique, sociale et religieuse
des Flandres au XVIe sicle59. Lunit du texte se trouve renforce
par le choix de la princesse des Flandres. On reste dans le ton des
problmes de la Rforme en Flandre. Nul lment tranger
nintervient alors que le maintien de la future Marguerite de Navarre
aurait introduit une connotation un peu plus latine et peut-tre un
peu gallicane. Outre quelle est conforme la ralit historique, la
prsence de Marguerite dAutriche, la tante de Charles-Quint, permet
Marguerite Yourcenar de se dbarrasser de son francocentrisme,
selon lexpression de Brengre Deprez60. Enfin, certains
personnages, inexistants dans Daprs Drer, sont crs
postrieurement ; le prieur des Cordeliers constitue lexemple le plus
58

Francesca Melzi dEril Kaucisvili, Dans le laboratoire de Marguerite Yourcenar,


Schena Editore, Presses de lUniversit Paris-Sorbonne, 2001, p. 59
59
Ibid., p. 21. On peut citer aussi de Francesca Melzi dEril Kaucisvili, larticle
intitul La gense du premier chapitre de Luvre au Noir, in Marguerite
Yourcenar, Ecriture, rcriture, traduction, Tours, SIEY, 2000, p. 217 235
60
Brengre Deprez, Quand lcriture conduit lattelage. Repentir et correctif chez
Marguerite Yourcenar in Marguerite Yourcenar, Ecriture, rcriture, traduction, op.
cit., p. 205 215

LUniversalit et lhistoire contemporaine

219

remarquable. Cet homme dune grande humanit, tortur par sa


conscience, fournit un clairage supplmentaire sur les problmes
religieux et politiques lis la Rforme ; le patriotisme, le sentiment
dappartenance une mme terre, une mme culture ne concident pas
ncessairement avec les intrts catholiques tels que les conoit le roi
dEspagne. La guerre des Flandres noppose pas simplement deux
blocs monolithiques : catholiques et protestants. De multiples autres
considrations, plus subtiles, plus personnelles et secrtes
interviennent. Le prieur des Cordeliers rvle la complexit de la
situation et de la conduite suivre. Ce personnage permet dautre part
que se complte harmonieusement et en finesse le portrait de Znon61.
Indpendamment de lamplification de laction, de la mise en
scne dlments supplmentaires et de linvention de nouveaux
personnages, lenrichissement dont bnficie Luvre au Noir par
rapport Daprs Drer rside dans la cration littraire
proprement parler. Marguerite Yourcenar multiplie les rencontres de
Znon et apporte le plus grand soin aux dialogues. Les changes entre
Znon et Henri-Maximilien, notamment Innsbrck, sont plus
dvelopps mais aussi plus spontans, plus naturels, moins convenus.
Chacun se livre plus fond, avec un accent de sincrit et de
conviction, qui nexistait pas dans Daprs Drer et le lecteur voit se
dessiner de manire plus sensible les contrastes qui existaient chez les
hommes de la Renaissance. Les longs entretiens de Znon avec le
prieur des Cordeliers sont du plus grand intrt pour la connaissance
de ltat desprit des hommes qui refusent le parti pris lpoque de la
Rforme. Une autre rencontre, absente dans Daprs Drer, retient
lattention dans Luvre au Noir, celle de Znon et Martha au chevet
de Bndicte. Gne et honteuse que le mdecin ait vu sa faiblesse et
son monstrueux gosme, Martha essaie de soutenir le regard sans
concessions de Znon :
Elle se dtourna, les joues en feu, chercha dans la bourse quelle portait sa
ceinture, choisit finalement une pice dor. Le geste de payer rtablissait les
distances, llevait bien au-dessus de ce vagabond qui allait de bourg en

61

Dans son article intitul De Daprs Drer Luvre au noir : rcriture ou


naissance dun protagoniste in Marguerite Yourcenar, Ecriture, rcriture,
traduction, ibid., p. 237 245, Edith Marcq tudie lintrt de la cration du
personnage du prieur quelle considre comme une reprsentation vivante de cette
glise qui protge contre lglise (p. 244)

220

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


bourg, gagnant sa pitance au chevet des pestifrs. Il mit la pice sans la
regarder dans la poche de sa houppelande et sortit62.

Le ddain de Znon qui na vu dans sa demi-sur quune pauvre


crature terrorise par la mort et dissimulant sous un vain orgueil son
insondable lchet, lui vaudra la haine inexpiable de celle-ci. La scne
assez rapide de la rencontre entre Martha et Znon revt un caractre
dramatique essentiel pour la suite de luvre.
Les modifications que Marguerite Yourcenar fait subir la
scne qui met face face Wiwine et Znon juste avant son dpart de
Bruges illustrent trs bien le travail damlioration ou de refonte
auquel sest livre Marguerite Yourcenar. Ce bref pisode de Daprs
Drer :
 Dites au chapelain, votre bon oncle, puisquil aime pour ses sermons
lenluminure des paraboles, quil reste encore beaucoup de fruits larbre
du savoir.
 Je le lui rpterai de mon mieux, dit Vivine. Mais quand vous reviendrez,
prvenez-moi davance, afin que le gteau soit cuit, et ma plus belle robe
cousue.
 Si je mourais ? dit-il
 Alors, dit Vivine, jirais vous au lieu que vous ne reveniez un jour
moi

se transforme en cette longue suite de rpliques dans Luvre au


Noir :
Et si le cur, votre oncle, qui me souponne dathisme, sinquite encore de
mes opinions, vous lui direz que je professe ma foi en un dieu qui nest pas
n dune vierge, ne ressuscitera pas au troisime jour, mais dont le royaume
est de ce monde. Mentendez-vous ?
Je le lui rpterai sans lentendre fit-elle doucement, mais sans mme
essayer de retenir ces propos trop abstrus pour elle [...]
A votre aise, fit-elle tandis que des larmes montaient dans sa voix
lide de cet trange voyage. Et moi, je compterai les heures, les jours et les
mois, comme je le fais chaque fois durant vos absences.
Quelle ballade me rcitez-vous l ? dit-il avec un mince sourire. La route
que je prends ne repassera jamais par ici. Je ne suis pas de ceux qui
rebroussent chemin pour revoir une fille.
Alors, dit-elle, levant vers lui son petit front ttu, jirai un jour vous au
lieu que vous reveniez vers moi63.
62
63

Marguerite Yourcenar, ON, p. 633


Marguerite Yourcenar, Drer, p. 36-37 et ON, p. 598-599

LUniversalit et lhistoire contemporaine

221

Aux phrases banales, insignifiantes, dbites sans intonation


particulire du dialogue initial, se substitue une sorte de miroir du
caractre et de la psychologie de Znon. La violence, la rvolte, la
provocation clatent dans chacun de ses mots ; il prend presque plaisir
choquer, bouleverser, voire humilier Wiwine, la fidle petite
compagne de son enfance. Lesprit fort, lindividu audacieux,
conqurant, passionn quest le jeune Znon transparat dans tout son
discours ; on est loin de la compassion dont il fera preuve son retour
Bruges. Le choix du vocabulaire, lintonation, les mimiques qui
accompagnent les propos sont soigneusement tudis par lauteur de
manire faire de cette scne un lment rvlateur de son
personnage. Le portrait se dresse de soi-mme au travers du dialogue,
de la voix, selon lexpression de Marguerite Yourcenar. Le rsum
qui, dans Daprs Drer, relate les rumeurs qui circulent Bruges
sur le compte de Znon donne lieu un chapitre entier : La Voix
publique dans Luvre au Noir. L aussi, linnovation qui apparat
dans Luvre au Noir est suprieure la version originale. Dans La
Voix publique, Marguerite Yourcenar distingue nettement les
rumeurs plus ou moins crdibles ou les faits avrs : la publication
vers 1539 dun petit trait de mdecine imprim chez Dolet Lyon,
qui portait le nom de Znon et enfin, le souvenir que gardent de lui
ceux qui lont bien connu Bruges. A la formule laconique :
Dautres circonstances survinrent. On loublia qui figure dans
Daprs Drer, succde lvocation du processus de loubli dans
Luvre au Noir :
Peu peu, pourtant, Znon cessait dtre pour eux une personne, un visage,
une me, un homme vivant quelque part sur un point de la circonfrence du
monde ; il devenait un nom, moins quun nom, une tiquette fane sur un
bocal o pourrissaient lentement quelques mmoires incompltes et mortes
de leur propre pass. Ils en parlaient encore. En vrit, ils loubliaient64.

Marguerite Yourcenar montre comment peu peu le temps effectue


son uvre de destruction et comment les anciens matres de Znon
finissent par ne plus songer lui mais ce dtour par la subjectivit
universelle touche beaucoup plus le lecteur que la simple mention des
faits.

64

Marguerite Yourcenar, Drer, p. 39 et ON, p. 602

222

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Certes, on peut considrer que, dans Daprs Drer,


Marguerite Yourcenar avait pos les premiers jalons de ce qui allait
devenir Luvre au Noir mais la comparaison mme un peu rapide
des deux textes rvle tout de suite que la nouvelle initiale ne
constitue quune bauche, un canevas de luvre trs dense, encore
venir. Si lon se place du strict point de vue de lconomie, on est
aussi amen dire que les connaissances et la culture conomiques
telles quelles apparaissent exposes dans Le Changeur dor sont
mieux exploites dans Luvre au Noir que dans Daprs Drer o
Marguerite Yourcenar reste un peu la surface des choses.
Marguerite Yourcenar ne dissimule pas que Luvre au Noir
porte la marque de lhistoire contemporaine ; comparant les
circonstances de la composition de Luvre au Noir celles des
Mmoires dHadrien, elle avoue trois journalistes de lExpress,
Jean-Louis Ferrier, Christiane Collange et Matthieu Galey :
[...] entre 1951 et 1960, je crois que jai fait ce que nous faisions tous, je me
suis dit que les choses allaient tout de mme assez mal, que les problmes
qui nous environnaient taient tellement complexes quil semblait
impossible quon puisse les rsoudre suffisamment pour ne plus aller vers
des conflits nouveaux. Luvre au Noir reprsente cet assombrissement65.

Il nest gure dpisodes de Luvre au Noir qui ne suggrent des


vnements de notre temps ; dans lpoque de conflits, dinstabilit,
dincertitudes, de fanatisme et dgosme quest le XVIme sicle,
Marguerite Yourcenar peroit des analogies avec les troubles du
XXme sicle. Les progrs, les changements rapides qui affectent ces
deux sicles vont de pair avec une extrme violence et lintolrance
des partis qui sopposent, si bien que lespoir n de lvolution de la
socit et de la vigueur des ides nouvelles est sans cesse menac par
les excs de tous bords et que le renouveau se heurte un
renforcement des tendances obscurantistes.

65

Marguerite Yourcenar, PV, p. 77

LUniversalit et lhistoire contemporaine

223

Luvre au Noir : roman historique


Bien que Marguerite Yourcenar rfute souvent la
caractrisation de roman pour ses uvres, Luvre au Noir diffre
sensiblement des Mmoires dHadrien et semble se prter mieux
cette dsignation. Rompant avec la forme adopte dans Alexis, Le
Coup de grce et Mmoires dHadrien, Marguerite Yourcenar
privilgie le point de vue du narrateur, extrieur ses personnages, qui
les fait agir sa guise, les projetant au cur des vnements
historiques mais aussi des ralits domestiques du XVIme sicle, qui
dvoilent leur psychologie. Le cadre choisi est celui de lEurope du
Nord au XVIme sicle. Znon nat et meurt Bruges et bien que
certains pisodes nous loignent de cette ville, une grande partie de
laction se droule dans les Flandres66. Mme sil existe une certaine
ambigut dans la reprsentation de lhistoire du XVIme sicle, la
note de lauteur qui accompagne Luvre au Noir est trop charge de
rfrences historiques relles pour ne pas exercer une influence sur le
lecteur. Fixant la date de naissance de Znon en 1510, Marguerite
Yourcenar le situe dans le sicle par rapport aux hommes clbres de
son temps : Lonard de Vinci, Paracelse, Copernic, Dolet, Servet,
Vsale, Ambroise Par, Csalpin, Jrme Cardan, Galile,
Campanella et Giordano Bruno67. Plusieurs aspects de la personnalit
et de la vie de Znon lapparentent certains de ses contemporains :
sa naissance illgitime, sa formation initiale qui le destine une
carrire ecclsiastique ressemblent celles dErasme. Son initiation
lalchimie voque Paracelse et Campanella. On peut songer Tycho
Brah pour le sjour de Znon la Cour de Sude, Ambroise Par
pour une intervention chirurgicale, Bruno pour la libert de ses ides
et plusieurs de ces hommes clbres pour le soupon de sodomie68.
Quoique entirement imaginaire et universel, Znon reste un
personnage typique de lpoque de la Renaissance et de la Rforme,
bien ancr dans son temps.
66
Philippe-Jean Catinchi, De la vraie nature des chronomtres. LOeuvre au Noir :
un roman historique hors du temps ? in Roman, mythe et histoire, op. cit., p. 111
120, note que les indices spatiaux - relativement prcis - saccompagnent dindices
temporels trs flous, ce qui relativise la valeur de roman historique de LOeuvre au
Noir. Rapidement, lHistoire se substitue lhistoire dune province un moment
donn.
67
Marguerite Yourcenar, ON, note de lauteur, p. 839-840
68
Ibid., p. 840-841

224

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Les vnements mis en scne dans cette uvre correspondent


aussi la ralit du XVIme sicle. Les incidents causs par
linstallation chez des artisans ruraux dun mtier tisser perfectionn
rappelle des faits de ce genre survenus vers le milieu du sicle, ds 1529
Dantzig, o lauteur dune semblable machine fut, dit-on, mis mort, puis
en 1533 Bruges o les magistrats interdirent un nouveau procd pour
teindre les laines, un peu plus tard Lyon avec le progrs des presses
dimprimerie69.

Le conflit violent qui oppose Znon aux ouvriers tisserands a lieu


Dranoutre au lendemain de la paix de Cambrai (1529) ; ces derniers
qui se repentent davoir agi violemment contre le progrs reprsent
par la machine mais prfrent les dures conditions de travail manuel
auxquelles ils sont habitus par peur du chmage, Znon lance :
Brutes qui nauriez ni feu, ni chandelle, ni cuiller pot, si quelquun ny
avait pens pour vous, et qui une bobine ferait peur, si on vous la montrait
pour la premire fois !70

Constern, Znon dcouvre que lintroduction du progrs technique se


heurte dabord la vive rsistance de ceux qui doivent en tre les
premiers bnficiaires. Loin de voir dans la machine qui effectue
elle seule le travail de plusieurs hommes, un facteur de libration, les
tres simples et frustres que sont les tisserands la peroivent comme
une cause dalination supplmentaire : Nous ne sommes pas faits
pour nous dmener entre deux roues comme des cureuils en cage71.
Cette scne reflte trs clairement les contradictions de lpoque. Les
intellectuels, les esprits libres tels que Znon sengageaient
rsolument du ct du progrs technique dans lequel ils voyaient le
moyen damliorer les conditions de travail et par consquent la vie
des hommes ; les conomistes et banquiers comprenaient que la
rentabilit du travail serait considrablement accrue mais ces premiers
balbutiements du capitalisme, encore bien confus, inquitaient les
travailleurs qui voyaient nettement quon modifiait radicalement leurs
mthodes de travail mais qui ntaient pas srs de gagner ce
changement. Rendus craintifs par lignorance, ils doutent de la ralit
69

Ibid., p. 840
Marguerite Yourcenar, ON, p. 593
71
Ibid., p. 592
70

LUniversalit et lhistoire contemporaine

225

du progrs dans leur labeur quotidien et ont la prescience que la


machine peut tre une forme dalination pour celui qui travaille
dessus.
Parmi les vnements marquants du XVIme sicle, figurent
videmment les luttes religieuses :
la scission de ce qui restait vers 1510 de lancienne Chrtient du Moyen
Age en deux partis thologiquement et politiquement hostiles ; la faillite de
la Rforme devenue protestantisme et lcrasement de ce quon pourrait
appeler son aile gauche ; lchec parallle du catholicisme enferm pour
quatre sicles dans le corselet de fer de la Contre-Rforme72

et les consquences des grandes explorations et dcouvertes du


monde. Tout cela entrane lvocation de ralits qui dcoulent de ces
faits majeurs, par exemple les procs pour hrsie, la puissance de
lInquisition, lapparition de personnages nouveaux qui commencent
occuper une place primordiale comme les banquiers et les riches
marchands. Mais dans limbroglio du XVIme sicle, lmergence
dun ordre nouveau se fait sur fond dhistoire du Moyen Age. En
tmoignent les guerres dItalie auxquelles participe Henri-Maximilien
Ligre en qute daventures chevaleresques et romanesques :
La paix branle dans le manche, frre Znon. Les princes sarrachent les
pays comme des ivrognes la taverne se disputent les plats. Ici, la
Provence, ce gteau de miel ; l, le Milanais, ce pt danguilles. Il
tombera bien de tout cela une miette de gloire me mettre sous la dent73.

Ces dernires guerres fodales concident avec la lutte contre lhrsie


et les premiers conflits lis la religion et Henri-Maximilien apparat
comme un homme du pass, dont la mort stupide et ridicule clt une
vie consacre la poursuite dune gloire chimrique. Mais au travers
de ce personnage, qui contraste nettement avec son pre ou son
cousin, qui prennent part de faon bien diffrente lvolution et se
rallient aux ides nouvelles, Marguerite Yourcenar montre la
confusion dun monde en pleine transformation au dbut du XVIme
sicle.
Un courant important de la Rforme se dveloppe dans les
Flandres, qui touche toutes les franges de la socit : lanabaptisme.
72
73

Marguerite Yourcenar, ON, note de lauteur, p. 844


Marguerite Yourcenar, ON, p. 563

226

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Lpoux dHilzonde, Simon Adriansen, homme sage, riche, dj g,


renie la foi catholique et rejoint les Justes pour qui nexiste que la
loi damour. Mais les anabaptistes comptent aussi dans leurs rangs
beaucoup de petites gens, sduits par lesprance dun monde juste et
galitaire ; prs de la fort dHouthuist, Znon dcouvre une grosse
ferme incendie par un de ces anabaptistes qui maintenant
pullulaient, et mlangeaient la haine des riches et des puissants une
forme particulire de lamour de Dieu. Malgr sa sympathie pour les
pauvres gens, Znon les considre comme des visionnaires sautant
dune barque pourrie dans une barque qui fait eau74 et la perspicacit
de son jugement ne tarde gure se vrifier. Immensment riche,
Simon Adriansen met le luxe de sa demeure au service des pauvres :
Comme Dieu qui veut que tous marchent sur Sa terre et jouissent de Son
soleil, Simon Adriansen ne choisissait pas, ou plutt, par dgot des lois
humaines, choisissait ceux qui passent pour les pires75.

Ainsi, mesure quapproche lheure de la mort, sattache-t-il ces


prcheurs dguenills, prophtes bafous et berns sur la place publique, un
Jan Matthyjs, boulanger hallucin, un Hans Bockhold, baladin ambulant
que Simon avait trouv un soir demi gel sur le seuil dune taverne, et qui
mettait au service du rgne de lEsprit les boniments de la foire. Parmi eux,
plus humble que tous, cachant son grand savoir, volontairement abti pour
laisser plus librement descendre en lui linspiration divine, on apercevait
[...] Bernard Rottmann, jadis le plus cher des disciples de Luther, et qui
vomissait maintenant lhomme de Wittenberg...76.

Et Simon Adriansen se convainc quil est temps de rejoindre lArche


de Mnster pour laquelle il vend ses biens. Pendant que ses affaires
lappellent dans le Nord de lAllemagne, les troupes catholiques
assigent Mnster o les anabaptistes retranchs subissent la loi du
faux Christ-Roi mais authentique imposteur Hans Bockhold et
sombrent peu peu dans la folie complte. Finalement, les troupes
catholiques, renforces par des troupes leves par des princes
luthriens, anantissent sans peine les insurgs rduits ltat
dpaves humaines.

74

Ibid., p. 586
Ibid., p. 603
76
Ibid., p. 604
75

LUniversalit et lhistoire contemporaine

227

Cet pisode du sige de Mnster qui constitue un point


culminant de la croisade anabaptiste montre quel point la Rforme,
loin dtre monolithique, revtait les formes les plus diverses et
saccompagnait de drives sectaires qui confinaient la dmence. Il
montre aussi que Marguerite Yourcenar redonne vie une histoire
dsincarne, qui acquiert sans doute une valeur symbolique mais dont
elle ne dforme pas la ralit. A partir de 1521, Luther est dpass par
certains de ses disciples qui, choisissant lEsprit plutt que la lettre,
adoptent une attitude beaucoup plus radicale. En 1522, il fait expulser
les agitateurs de Wittenberg et rtablit sa doctrine. Parmi eux, figure
Mntzer, lancien disciple, devenu pasteur de Zwickau o il sagrge
un petit groupe dillumins, dlus, qui entendent fonder des
communauts de saints, o lon entrerait par un baptme dadultes et
o tout serait partag ; ce sont les premiers anabaptistes. Transposant
ses thses sur le plan social, Mntzer suscite une vaste rvolte
paysanne qui se propage dans toute lAllemagne et que larme des
princes allemands crase impitoyablement avec lapprobation de
Luther. Aprs cette tragdie de la guerre des Paysans, qui consacre la
rupture totale entre Luther et lAnabaptisme, survient un second
pisode violent, distinct du prcdent. Un autre dissident du
luthranisme, converti lanabaptisme, Melchior Hofmann, qui
prophtisait la fin du monde pour 1533, stablit aux Pays-Bas o il
fait des adeptes. Cest ainsi que Jan Matthyjs et Jean de Leyde (Hans
Bockhold) semparent du pouvoir Mnster en 1534. Jean de Leyde
se proclame roi, institue la polygamie et le sige de la ville prend fin
en 1535, avec une rpression sanglante. Toutefois, au moment mme
des vnements de Mnster, dautres anabaptistes des Pays-Bas
regroups autour de Menno Simons et David Joris dsapprouvaient la
violence et adoptaient le pacifisme77. Le mouvement anabaptiste,
dissidence du luthranisme, prsente lui-mme diffrentes orientations
et une tendance constituer des sectes, entre lesquelles les nuances
sont parfois assez difficiles apprcier.
En outre, les intrts politiques et religieux sont le plus
souvent inextricablement entremls et il sy ajoute des intrts
77
Jean Delumeau, Naissance et affirmation de la Rforme, nouvelle Clio, PUF, 1973,
p. 98-99-100.
Pour plus de prcisions sur la guerre des paysans, voir Joseph Rovan, Histoire de
lAllemagne des origines nos jours, op. cit. p. 282 et sq. Pour les vnements de
Mnster, Joseph Rovan, ibid. p. 325-326

228

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

conomiques et financiers ; lobservation rapide et superficielle ne


suffit pas pour comprendre quelles sont les forces en jeu dans cette
poque trouble mais Luvre au Noir en offre une analyse subtile et
approfondie. Simon Adriansen reste jusquau bout lhomme riche
que ses florins protgent78 ; son arrive Mnster, le princevque, qui il a rendu des services, ne lui rserve pas un accueil
chaleureux mais il ne lui est fait aucun mal. Ses dbiteurs lui refusent
largent quil vient rclamer par intrt de classe. Ils reconnaissent
bien un des leurs dans le puissant homme daffaires Simon Adriansen
mais ils ne peuvent le suivre dans la folie et linconscience qui le
conduisent dilapider sa fortune au profit des gueux ; il existe une
solidarit dintrts financiers qui fait peu de cas de la foi religieuse ;
que Simon ait choisi de se faire anabaptiste serait sans importance sil
ne sagissait que dune profession de foi sans rapport avec ses affaires.
On constate de nouveau combien les intrts personnels, dordre
pcuniaire, dterminent les agissements des personnages dans le
chapitre de la troisime partie intitul Une belle demeure. Tout
dabord, la domination espagnole ne drange nullement Philibert
Ligre qui nignore rien des difficults de trsorerie de la cause royale
et sait trs bien quen cas de besoin, on fait appel lui. Il sait aussi que
le procureur de Flandre est inscrit pour une grosse somme79 sur ses
livres et que mme sil nest pas assur dobtenir gain de cause, il peut
tenter quelque chose pour sauver Znon. Il aimerait dailleurs bien
pouvoir le faire, laccusation dhrsie ne le troublant en aucune
faon :
Le monde ne demande [...] quun peu de discrtion et un peu de prudence. A
quoi sert de publier des opinions qui dplaisent la Sorbonne et au SaintPre ?80

Ce qui le chagrine, cest de devenir loblig dun homme qui est le


sien. Il sagit dun enjeu de pouvoir, la banque prenant peu peu
lascendant sur les hommes qui occupent des places importantes dans
ltat. Quant Martha, sa scheresse de cur, son gosme et sa
lchet suffisent motiver son refus de secourir son demi-frre.

78

Marguerite Yourcenar, ON, p. 615


Ibid., p. 809
80
Ibid., p. 810
79

LUniversalit et lhistoire contemporaine

229

On peut certes considrer que la confusion qui rgne dans la


socit que reprsente Marguerite Yourcenar se retrouve dautres
poques, dans dautres milieux et civilisations et quelle a valeur
universelle plutt que spcifique. Cependant, nous verrons que les
mutations profondes engages avec la Rforme sont identifies par
Marguerite Yourcenar. Sur le plan intellectuel, cette poque se
caractrise aussi par une espce de rvolution. La tradition scolastique
cde peu peu la place au renouveau qui se traduit dans les ides,
laudace de la pense et la curiosit intellectuelle insatiable. Toutes les
tendances philosophiques de lpoque se tlescopent chez Znon,
passionn par la recherche scientifique et avide de comprendre le
fonctionnement de lunivers et de ltre humain. Dans les Carnets de
notes de Luvre au Noir, elle rsume ainsi la place de Znon :
Znon sur lextrme bord de la pense dynamique et vitaliste et lore de
la pense matrialiste et mcanistique de type moderne81.

Sur ce point aussi, elle sinspire largement de la ralit du XVIme


sicle, en particulier des Cahiers de Lonard de Vinci et dautres
travaux des savants de lpoque sur lesquels elle calque les
expriences de Znon82. La curiosit de Znon ne connat pas de
limites. Les grands esprits de lAntiquit lui sont connus mais loin de
napprendre que dans les livres, il recherche lapplication technique de
ses connaissances ; aussi travaille-t-il la construction dun mtier
tisser mcanique avec lartisan Colas Gheel. Cela ne lempche pas de
sinscrire lEcole de thologie o il surpasse bientt tout le monde,
mais lalchimie le fascine galement. Sa curiosit universelle
embrasse tous les domaines de la connaissance, dans lesquels il se
plonge avec avidit et fougue. Aussi, encore jeune, a-t-il acquis un
savoir encyclopdique et dvelopp des capacits de raisonnement et
de jugement assez exceptionnelles. En tant que mdecin, il fait bien
sr son possible pour soigner ses semblables et soulager leurs
souffrances mais il ne se contente pas de cela, il veut comprendre le
fonctionnement de lorganisme, recherche lobservation directe, do
son got pour la chirurgie. Il apparat comme un prcurseur de la
mthode exprimentale, un esprit libre qui saffranchit des certitudes
transmises de gnration en gnration et qui veut soumettre toutes
81
82

Marguerite Yourcenar, ON, carnets de notes, p. 872


Marguerite Yourcenar, ON, Note de lauteur, p. 842-843

230

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

choses lexprimentation objective. Il apprend douter, tout


remettre en question, effectue son uvre au noir, qui lui enseigne que
toute vrit est relative puisque le contraire aussi est vrai. Dans le
chapitre intitul LAbme o Marguerite Yourcenar sattarde
longuement dcrire le bilan intellectuel de Znon, elle crit :
Depuis prs dun demi-sicle, il se servait de son esprit comme dun coin
pour largir de son mieux les interstices du mur qui de toute part nous
confine. Les failles grandissaient, ou plutt le mur, semblait-il, perdait de
lui-mme sa solidit sans pour autant cesser dtre opaque, comme sil
sagissait dune muraille de fume au lieu dune muraille de pierre83.

Ltude, lanalyse, les connaissances branlent les certitudes et


accroissent lintelligence et la comprhension des choses. Pourtant,
aller plus avant, cest rencontrer de nouveaux obstacles qui rsistent et
lhomme doit reconnatre sa faiblesse et ses limites. Sil en est ainsi
des phnomnes naturels et physiques, comment trancher en matire
de mtaphysique ?
Tel est bien le sens de la longue rplique de Znon au prieur
des Cordeliers peu avant sa mort. A langoisse de Jean-Louis de
Berlaimont dont la vie semble sachever sur une qute presque
dsespre de Dieu, Znon rpond :
Les philosophes de ce temps postulent pour la plupart lexistence dune
anima mundi, sentiente et plus ou moins consciente, laquelle participent
toutes choses ; [...] Et pourtant, les seuls faits connus semblent indiquer que
la souffrance, et consquemment la joie, et par l mme le bien et ce que
nous nommons le mal, la justice, et ce qui est pour nous linjustice, et enfin,
sous une forme ou sous une autre, lentendement, qui sert distinguer ces
contraires, nexistent que dans le seul monde du sang et peut-tre de la sve,
de la chair sillonne par les filets nerveux comme par un rseau dclairs et
(qui sait ?) de la tige qui crot vers la lumire, son souverain bien, ptit du
manque deau et se rtracte au froid, ou rsiste de son mieux aux
empitements iniques dautres plantes. Tout le reste, je veux dire le rgne
minral et celui des esprits, sil existe, est peut-tre insentient et tranquille,
par-del nos joies et nos peines, ou en de delles. Nos tribulations,
monsieur le prieur, ne sont possiblement quune exception infime dans la
fabrique universelle, et ceci pourrait expliquer lindiffrence de cette
substance immuable que dvotement nous appelons Dieu84.

83
84

Marguerite Yourcenar, ON, p. 700


Ibid., p. 728-729

LUniversalit et lhistoire contemporaine

231

Cette philosophie matrialiste, qui rcuse tout dogme et ne reconnat


que ce qui sexplique, dnie la crature humaine toute place
privilgie au sein de lunivers et envisage un monde sans Dieu.
Dailleurs, aussitt aprs avoir quitt le prieur, Znon oublie cette
discussion mtaphysique sans doute ngligeable ses yeux puisquil
ne sagit que dlucubrations sur ce que nous ignorons pour se
plonger dans un ouvrage de mdecine qui laide comprendre la
maladie du prieur, comment elle va voluer et ce quil conviendra de
faire dans les derniers temps. Au fond, cela seul importe puisque le
reste relve de la spculation hasardeuse. Le courage et les scrupules
intellectuels de Znon constituent le terreau sur lequel se fonde lActe
daccusation dans la troisime partie du roman :
si ce philosophe rengat, qui ne reniait pourtant aucune de ses croyances
vritables, tait pour eux tous un bouc missaire, cest que chacun, un jour,
secrtement ou parfois mme son insu, avait souhait sortir du cercle o il
mourrait enferm. Le rebelle qui se levait contre son prince provoquait chez
les gens dordre quelque chose de la mme envieuse furie : son non dpitait
leur incessant oui85.

La libert de penser de Znon, lhabitude acquise de juger par soimme, de ne pas tre de ce fait soumis aux influences les plus
contradictoires et de pouvoir opposer un non ce quil sait tre faux
ou du moins incertain remet en cause lordre unanimement accept, ce
qui est intolrable.
A plusieurs reprises, Marguerite Yourcenar a prcis dans
quelles circonstances elle a compos Luvre au Noir, insistant sur ce
qui sparait cette uvre des Mmoires dHadrien. A Matthieu Galey,
elle explique quentre Hadrien qui sefforce de recomposer une terre
stabilise aprs des annes de guerre et Znon qui voit progresser
lintolrance et la barbarie, il y a malheureusement quinze ans de
notre exprience nous et elle ajoute :
cest durant la trs mauvaise anne 1956 que je me suis remise ce projet.
Rappelez-vous : Suez, Budapest, lAlgrie... Jai senti quel point il
devenait facile dvoquer ce dsordre, ces rideaux de fer du XVIe sicle
entre lEurope catholique et lEurope protestante, et le drame de ceux qui
nappartenaient aucune des deux et fuyaient de lune lautre86.
85

Ibid., p. 789-790
Marguerite Yourcenar, YO, p. 166. Commentant ces remarques des Yeux ouverts,
Maria Cavazzuti, Znon et le prieur des cordeliers face lHistoire : lcriture dune

86

232

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Quelque prcis et document que soit Luvre au Noir dans


lvocation de la ralit du XVIme sicle, il nest pratiquement aucun
dtail dans lequel ne se profile la ralit contemporaine.
La ralit contemporaine
Lpisode de la rception du duc dAlbe dans la belle
demeure de Philibert Ligre constitue lun des plus rvlateurs de la
monte en puissance du capitalisme au XVIme sicle. Largent fait
dj de Philibert Ligre le matre invisible qui dispose virtuellement de
tous les pouvoirs. Malgr sa grandeur, sa puissance et son faste,
combien de temps lEspagne conservera-t-elle son hgmonie ? Na-telle pas dj des problmes de trsorerie ? Le moment approche o il
lui faudra faire allgeance aux puissances dargent. Quant au
procureur, il est dj redevable au banquier. Le duc dAlbe peut
demander au roi Philippe de se retirer, il sest bien acquitt de sa
mission, il a pacifi les Flandres et laisse une province en ordre qui
commence se ranger sous la houlette de grands capitalistes mais ce
faisant, il a aussi condamn la noblesse disparatre au profit de la
riche bourgeoisie. Symboliquement, lors de la rencontre chez Philibert
Ligre, le matre nest dj plus lmissaire de Philippe II. Dailleurs,
Juste Ligre et Martin Fugger ne disposent-ils pas dun pouvoir
illimit ? La signature de Martin Fugger vaut celle de Charles-Quint
mais, commente lauteur,
On et surpris ces personnages si respectueux des puissants du jour en les
dclarant plus dangereux pour lordre tabli que le Turc infidle ou le
paysan rvolt ; avec cette absorption dans limmdiat et dans le dtail qui
caractrise leur espce, eux-mmes ne se doutaient pas du pouvoir
perturbateur de leurs sacs dor et de leurs calepins87.

renaissance dsabuse in Roman, mythe et histoire, op. cit., p. 121 131, insiste sur
les analogies entre lpoque de Znon et la fin du XXme sicle : Lhomme,
dpossd de ses anciennes certitudes, gar dans un univers inconnu et hostile, erre
la recherche dun nouvel quilibre, dune nouvelle synthse (p. 122). Lre moderne
que Znon voit poindre a maintenant atteint son plein dveloppement et elle se rvle
aujourdhui extrmement problmatique, porteuse dinquitudes plus que despoirs.
Aussi la fiction du XVIme sicle nous concerne-t-elle directement.
87
Marguerite Yourcenar, ON, p. 621-622

LUniversalit et lhistoire contemporaine

233

Mme sils disposent dun pouvoir effectif et sils sont dores et dj


les cranciers des hommes dglise et des princes, ces deux banquiers
qui se conforment aux traditions catholiques, mnent une vie paisible
dhommes dordre.
Les dbuts du travail mcanique reprsents par le mtier
tisser qui suscite la fureur des ouvriers correspondent la nouvelle
conception de lorganisation du travail ; pour augmenter la
productivit, il faut faire appel des machines et l aussi, les banques
interviennent, sachant que le gain de productivit entrane des
bnfices ; la rentabilit de tels investissements constitue un vritable
appel dair pour les innovations techniques. Tout un systme nouveau,
fond sur une conception capitaliste de lconomie, se met en place,
dont nous voyons aujourdhui les consquences ultimes. Dans
Luvre au Noir, Marguerite Yourcenar reprsente la naissance du
monde moderne et elle nous invite superposer ce monde en devenir
le monde capitaliste son apoge, peut-tre dj moribond et qui, en
tout cas, ne manque pas de susciter des inquitudes88.
La cration la plus subtile de Marguerite Yourcenar dans ce
roman et qui mrite une attention particulire est sans doute celle de
Simon Adriansen. Cet homme daffaires dont la fortune surpasse peuttre celle des Ligre et Fugger adopte la foi anabaptiste, se range du
ct des rvolts, sans pour autant cesser de grer sa fortune en toute
lucidit. Voil un personnage trange, qui contraste fort avec ses
semblables Juste Ligre et Martin Fugger et qui parat un peu
inclassable. On peut allguer lhypothse dune forme de draison qui
lamne se laisser entraner dans un mouvement de folie collective
mais les derniers moments de Simon montrent un homme lucide.
Certes, la drive sectaire du mouvement anabaptiste a exist et a
entran beaucoup de monde dans son sillage mais cet illumin
quest Simon correspond certainement une ralit plus complexe. Le
travail ralis par Max Weber89 sur les liens entre protestantisme et
88

Arturo Delgado, Luniversel et lintemporel dans Luvre au Noir in


LUniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 2, p. 251 261
montre dans le dtail tous les paralllismes possibles entre le monde dcrit dans LON
et le monde daujourdhui.
89
Max Weber, Lthique protestante et lesprit du capitalisme, Paris, ChampsFlammarion, 2001. Texte dabord publi dans lArchiv fr Sozialwissenschaft und
Socialpolitik de Jaff (Tbingen, Mohr), t. XX-XXI, 1904 et 1905. Traduction
franaise de Jacques Chavy : Lthique protestante et lesprit du capitalisme, Paris,
Plon, 1964.

234

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

capitalisme propose une explication convaincante lattitude


apparemment contradictoire de Simon Adriansen. Les crits puritains
calvinistes et anabaptistes condamnaient la recherche de largent et
des biens mais la signification thique doit tre interprte de la
manire suivante :
La faute vraiment condamnable dun point de vue moral tait de se reposer
sur ses possessions, de jouir de ses richesses et de tomber ainsi dans
loisivet et les plaisirs charnels, et surtout dtre dtourn de laspiration
une vie sainte. Ce nest que dans la mesure o la possession recelait un tel
pril quelle tait rprouve [...] Seule laction, et non loisivet et la
jouissance, permettait daugmenter la gloire de Dieu [...] Dilapider son
temps tait donc le premier et le plus grave des pchs90.

La richesse qui rsulte de lexercice du devoir professionnel nest pas


seulement licite ; elle est un commandement. Ainsi, ajoute Max
Weber, lascse protestante intramondaine
eut pour effet psychologique de librer lenrichissement des entraves de
lthique traditionnelle, de supprimer ce qui faisait obstacle la qute du
profit, en prsentant celle-ci non seulement comme lgitime, mais comme
immdiatement voulue par Dieu91.

Il semble bien que Simon Adriansen soit habit par cette thique ; il
naccumule pas largent pour lui bien au contraire, il mne une vie
simple, mme plutt austre mais pour la gloire de Dieu car sa foi
est sincre, la diffrence des imposteurs et profiteurs qui lentourent.
Au moment de quitter Amsterdam, il renonce sans hsitation ses
biens mais, prcise Marguerite Yourcenar, il se proposait
dabandonner, ou plutt de vendre (car pourquoi gaspiller sans fruit un
bien qui appartient Dieu ?) sa maison et ses possessions
d'Amsterdam92. Simon incarne lanabaptiste qui prouve une foi
sincre et se donne tout entier ses tches terrestres destines servir
Dieu. Il reprsente larchtype du puritain que le sens du devoir
religieux transforme en remarquable capitaliste. Il lui arrive
malencontreusement de se laisser garer par dhabiles manipulateurs
car il y eut ce genre dindividus aussi lors des troubles religieux du
XVIme sicle.
90

Ibid., p. 255
Ibid., p. 285
92
Marguerite Yourcenar, ON, p. 605
91

LUniversalit et lhistoire contemporaine

235

Max Weber explique quil sagissait au XVIme sicle de


permettre lexpansion du capitalisme. Lthique protestante rompt
avec le catholicisme en faisant de largent une valeur rechercher en
tant que telle. Tandis que pour les catholiques, largent ne pouvait
servir quaux bonnes uvres et mriter le paradis, pour les
protestants prdestins, il ny a pas se proccuper du salut ; par
consquent, il ne faut que se soucier de bien servir Dieu sur terre, en
sacquittant rigoureusement de son devoir professionnel. Le bon
protestant puritain ainsi que lexige la morale va donc gagner de
largent ; or, disent les textes, cest l le signe le plus sr que le fidle
est un lu. Dsormais, lascse quitte les couvents o elle vivait de
charit et elle devient une valeur mondaine, mise au service dune
nouvelle forme de socit. Une fois le capitalisme implant, peu
importe que lthique de lascse soit prise en compte ou non, dit
Weber. Il tait seulement ncessaire de neutraliser la loi religieuse
catholique qui faisait obstacle au dveloppement dune conomie
rationnelle. En effet, aujourdhui, lascse et mme le puritanisme
noccupent plus gure de place et napparaissent pas comme des
composantes du capitalisme. Mais ils ont favoris le dveloppement
dentreprises capitalistes, la conqute de marchs nouveaux et par
consquent limprialisme mondial, lorganisation du travail salari,
lessor considrable des techniques et les multiples dcouvertes
scientifiques. Dans les annes 1950 et 1960, aprs deux guerres
mondiales extrmement destructrices, la dcolonisation, les menaces
cologiques, etc... Marguerite Yourcenar tablit un parallle entre la
crise de civilisation de la Renaissance et celle du XXme sicle.
Pourtant si les acteurs de ces crises et les forces en prsence ne varient
pas beaucoup, les causes ne concident pas. Le capitalisme naissant du
XVIme sicle est devenu un capitalisme en dclin et lorganisation
rationnelle de la socit en vue du progrs, ont succd le gaspillage et
une exploitation compltement irrationnelle du monde.
Autre similitude : la division du monde en deux blocs, qui,
comme au XVIme sicle, sopposent tant sur le plan conomique que
sur le plan idologique. Dans les deux cas, chaque camp cherche tout
dabord assurer lordre et la bonne marche des affaires. Comme nous
lavons vu prcdemment, cest seulement lorsquil entend disposer
de sa fortune pour aider les insurgs de Mnster que Simon Adriansen
rencontre une ferme opposition chez ses semblables. Il est de lintrt
gnral dcraser la rvolte anabaptiste et la folie de Simon devient

236

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

alors inacceptable. On peut tablir un parallle avec la situation cre


par les accords de Yalta qui prvoient un partage du monde tel
quaucun pays nchappe au contrle soit de limprialisme, soit de
Staline. Comme au XVIme sicle, aucune dissidence nest tolre ;
lEspagne occupe les Flandres et mne une guerre impitoyable contre
la Rforme mais en 1956, Moscou nhsite pas ordonner linvasion
de la Hongrie pour mater sans mnagements lopposition.
LInquisition se rvle dune redoutable efficacit et npargne aucun
suspect dhrsie mais les procs de Moscou et les goulags de tous
genres ont fait de la mme faon rgner la terreur et mourir des
innocents sous la torture. A Genve, Calvin na pas hsit
condamner mort Michel Servet mais aux tats-Unis, le
maccarthysme a cr un climat de chasse aux sorcires. Il ny a rien
dtonnant ce que de telles formes doppression et de ngation des
liberts individuelles entranent la constitution dorganisations
clandestines, plus ou moins secrtes, qui se transforment assez
facilement en sectes. Luvre au Noir offre lexemple des
anabaptistes incontrls, travaills par des fanatiques et des
imposteurs qui les font dvier vers des croyances millnaristes et les
conduisent une rvolte qui ne peut que sachever dans un dsastre.
Mais la secte des Anges nest pas moins dangereuse et voue au
chtiment. La prolifration des sectes constitue aussi un fait de socit
au XXme sicle. Le dsordre et les incertitudes qui caractrisent le
monde actuel, lanantissement des valeurs sculaires qui placent les
individus devant une espce de nant angoissant amnent des gens un
peu fragiles se rallier diverses croyances, suivre des gourous qui
promettent des lendemains enchanteurs. Linstabilit du monde autour
de soi, quoique dorigine diffrente au XVIme et au XXme sicles,
produit des consquences voisines sur les tres humains dsorients et
torturs dangoisses multiples93.

93

Dans les Yeux ouverts, Marguerite Yourcenar analyse assez longuement cette
notion de secte. Partant de faits contemporains qui se sont produits aux USA, elle
remarque : Plus la situation devient accablante, et comme dshumanise, plus les
gens recherchent des issues de cet ordre. Evidemment, une socit parfaitement libre
naurait pas de sectes, ni de fanatiques. Seulement on na jamais vu pareille socit
(p.180). Et un peu plus loin, elle ajoute : La secte devient pour lanormal un milieu
qui laccueille et le soutient, quil sagisse de drogue ou de magie (p. 181). Seul un
sentiment de bonheur, de paix, dquilibre peut neutraliser linfluence des sectes au
sein desquelles se rfugient des gens psychologiquement fragiles.

LUniversalit et lhistoire contemporaine

237

La rvolte des ouvriers contre le mtier tisser mcanique


dans lequel ils voient dune part un risque de mise au chmage et
dautre part un risque de dtrioration de leurs conditions de travail
voque les conflits ouvriers qui ont svi tout au long de la rvolution
industrielle et persistent de nos jours. La machine fait encore
aujourdhui figure dpouvantail responsable des licenciements mais
dautres circonstances sont apparues, plus insidieuses encore. HenriJuste Ligre utilise le mtier tisser mcanique comme moyen de
pression sur ses ouvriers ;
Plus de menaces, plus de murmures contre lamende pour les pices
manques et les nuds du fil ; plus de sottes demandes daugmenter la paie
comme si largent cotait aussi peu que du crottin, et jenvoie ces chssis
servir de cadres aux araignes ! Vos contrats au prix de lan dernier seront
renouvels pour lan prochain94,

leur dclare-t-il. En attendant que la mcanisation supplante


effectivement le travail manuel, elle aura permis dentretenir la peur
chez les ouvriers et de leur imposer les conditions fixes par
lemployeur. Le progrs technique auquel le proltariat sest habitu
au fil des sicles ne permet peut-tre plus aussi bien que jadis
dexercer un vritable chantage mais aujourdhui, il y a la concurrence
avec des pays o le travail est extrmement mal rmunr et les
risques de dlocalisation des entreprises. Face des menaces assez
abstraites, quelquefois propages par la rumeur mais qui se fondent
sur des ralits indniables du monde daujourdhui la misre du
tiers monde o le cot du travail est trs bas les travailleurs
dsempars, privs de perspectives, acceptent que, loin de samliorer,
leurs conditions de travail empirent. Et le chmage, qui svit partout
sur la plante, pse aussi sur ceux qui travaillent en faisant planer un
risque permanent de perte demploi. Ainsi le mouvement de rage
destructrice des ouvriers de Dranoutre, leur rvolte strile suivis dune
totale allgeance se retrouvent-ils au XXme sicle et cela na rien
dtonnant puisque fondamentalement, les structures sociales nont
gure vari. Les capitalistes qui dtiennent les moyens de production
font travailler une foule de salaris et les intrts respectifs des uns et
des autres ne concident pas. La diffrence majeure par rapport la
fabrique dHenri-Juste Ligre, cest que ce capitalisme tout juste
94

Marguerite Yourcenar, ON, p. 592

238

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

embryonnaire et encore familial a engendr aujourdhui de


gigantesques multinationales dont le pouvoir nest limit que par la
concurrence impitoyable qui les oppose les unes aux autres .
Le personnage de Znon amne sinterroger sur la place de
lintellectuel dans la socit. Ds le tout dbut du roman, Marguerite
Yourcenar prsente le personnage principal par contraste avec son
cousin Henri-Maximilien, lun et lautre fuyant dailleurs le milieu
familial de Bruges, beaucoup trop bourgeois et dpourvu dintrt aux
yeux des jeunes gens ; Henri-Maximilien, qui rve daventures
chevaleresques et dont le hros favori sappelle Alexandre, se voue
un idal de bravoure et de courtoisie qui appartient au pass tandis que
Znon part la conqute du monde des ides et veut assouvir la
curiosit de son esprit. Do cette remarquable formule de Marguerite
Yourcenar : Laventurier de la puissance et laventurier du savoir
marchaient cte cte95. Si laventure dHenri-Maximilien sachve
par une mort inutile et drisoire, celle de Znon laisse des traces
immortelles, quelque tragiques que soient les derniers moments de sa
vie. Juste avant que la souricire ne se referme, emprisonnant
Znon, il peut envisager de rejoindre Lbeck et il a la joie dapprendre
que ses ides ont fait leur chemin dans lAllemagne luthrienne :
Un exemplaire des Prothories chapp au feu de joie parisien avait fait son
chemin vers lAllemagne ; un docteur de Wittenberg avait traduit louvrage
en latin, et cette publication ramenait autour du philosophe un bruit de
gloire. Le Saint Office en prenait ombrage, comme nagure la Sorbonne,
mais le savant homme de Wittenberg et ses confrres dcouvraient au
contraire dans ces textes entachs dhrsie aux yeux des catholiques
lapplication du libre examen96.

Il est mme question dune chaire de philosophie pour Znon. Dautre


part, son Trait du monde physique, relgu dans lombre aprs la
condamnation dtienne Dolet, avait reparu Ble. Il peut constater
avec satisfaction que ses ides avaient essaim sans lui97 mme si la
diversit des interprtations les fausse un peu mais conclut Marguerite
Yourcenar, qui parle en connaissance de cause : on doit sattendre
ces biaisements tant quun livre existe et agit sur lesprit des

95

Ibid., p. 564
Ibid., p. 774
97
Ibid., p. 775
96

LUniversalit et lhistoire contemporaine

239

hommes98. Plus quun simple intellectuel, Znon est un vritable


savant, un prcurseur, tant dans le domaine des ralisations pratiques
que des ides. Il conoit un mtier tisser mcanique, il entreprend
des oprations sur le corps humain, dcouvre, sans avoir les moyens
de comprendre exactement, lincompatibilit de certains groupes
sanguins et dveloppe une pense philosophique rvolutionnaire pour
lpoque. Il est tous points de vue un homme de progrs, une sorte
de phare qui ouvre la voie lhumanit mais cela ne lui vaut que des
ennuis et lInquisition le souponne tel point quil doit renoncer
tout et senfermer dans la clandestinit pour garder la vie sauve.
Bien diffrent des humbles parmi lesquels il vit et quil fait
bnficier de son savoir, il lest davantage encore des puissants pour
qui il reprsente une menace. Malgr une certaine sympathie pour
Znon, Catherine de Mdicis refuse de lui apporter son soutien dans
laffaire de la condamnation de ses Prothories par la Sorbonne : Ces
messieurs de la Sorbonne trouveraient mauvais que je me mlasse de
leurs querelles99, se contente-t-elle de rpondre. Sagit-il dune
simple prudence politique ou de convictions personnelles ? En tout
cas, elle nest pas prte sengager pour un personnage que la
hirarchie catholique condamne. Lors du procs de Znon, lvque
ne se montre pas farouchement oppos au philosophe ; il est plutt
enclin la modration, sinon lindulgence mais les ennemis sont
nombreux et mme monseigneur doit en tenir compte. Le procureur
Pierre Le Cocq, homme tout faire du duc dAlve, qui trouve de
bonne politique davoir laiss un peu traner le procs, pense qu
il y avait chez Monseigneur certains scrupules dont il faudrait quil se dft
sil voulait continuer se mler du mtier de juger. Le populaire tenait
beaucoup voir brler ce particulier, et il est dangereux de retirer un mtin
los quon fait danser sous ses yeux100.

Cette situation o un homme influent peut tre amen faire taire ses
propres opinions parce quil appartient un pays sous tutelle trangre
rappelle la situation des colonies ou des tats satellites du bloc
communiste. Les intrts politiques de la puissance dominante
lemportent sur toute autre considration et la vie dun homme savant
98

Ibid., p. 774
Ibid., p. 669
100
Ibid., p. 804
99

240

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

ft-il utile lhumanit tout entire ne pse pas bien lourd, sil
sagit de faire un exemple et de maintenir les foules en tat de
servitude. Savant visionnaire, en avance de plusieurs sicles sur son
temps, Znon est profondment seul et abandonn de tous et
finalement, mme incompris de la plupart des petites gens auxquels il
tente de rendre service, cest encore deux quil se sent le plus proche.
Ce statut de lintellectuel na pas chang aujourdhui. Il est admis,
voire cajol, par les puissants du monde sil met son talent leur
service, sil sert de faire valoir mais savise-t-il de fronder, de
dvelopper des ides irrvrencieuses et rellement dangereuses ?
Aussitt, le silence se fait autour de lui, aucun diteur ne prend le
risque de le publier sachant davance que louvrage dun personnage
qui nest pas mdiatique est une mauvaise affaire commerciale. A ct
de la dure censure politique des dictatures, il existe dans les
dmocraties daujourdhui, une espce de censure inavoue exerce
par les mdia, qui isole lintellectuel trop audacieux et sapparente
une interdiction de parole. Finalement, bien que trs diffrents des
gens simples, les individus tels que Znon se heurtent au pouvoir en
place si bien quils se retrouvent plutt du ct des exploits que des
puissants du monde.
La question primordiale que recle Luvre au Noir, pour
deux raisons au moins, est celle du progrs. Lorsquon observe la
multitude de superpositions possibles entre le XVIme et le XXme
sicles, on se demande invitablement si lhumanit progresse ou si
elle ne recommence pas imperturbablement les mmes erreurs, au
nom des mmes prjugs et de la mme sottise. Dautre part, la
question du progrs est inscrite au cur de luvre mme et Znon la
fait sienne. Elle apparat plusieurs reprises dans lexercice de la
mdecine, quand il mesure les limites de son pouvoir dhomme qui
tente de sauver dautres hommes de la mort, mais le moment o elle
lassaille avec le plus dacuit, cest lorsque dans sa prison, il se
remmore le souvenir suivant :
dans sa jeunesse, il avait vendu lmir Nourreddin sa recette de feu liquide
dont on stait servi en Alger dans un combat naval, et quon avait peut-tre
continu utiliser depuis. Lacte en lui-mme tait banal : tout artificier en
et fait autant. Cette invention qui avait brl des centaines dhommes avait
mme paru une avance dans lart de la guerre [...] nanmoins il tait lui

LUniversalit et lhistoire contemporaine

241

aussi auteur et complice doutrages infligs la misrable chair de


lhomme101.

Une invention de Znon, produit de son gnie, avait t aussitt


consacre la guerre, la rage de dtruire et de faire souffrir. En dpit
de consquences moins barbares, le mtier tisser mcanique produit
un peu le mme effet ; ce qui aurait d allger le travail des ouvriers
permet de les asservir un peu plus. Znon sait bien, en conscience,
quil ne recherche que lamlioration de la socit et de la vie de ses
semblables. Il na jamais eu la moindre intention de semployer au
service des princes pour augmenter la misre du peuple et les
souffrances de lhumanit. Pourtant, de mme que ses ides lui
chappent et appartiennent au public ds lors que ses livres ont franchi
les barrires de la censure et chapp au feu, ses inventions sont
employes des fins quil navait pas envisages. Le progrs nest
quune notion et tout dpend de ce que les hommes en font. Cela
constitue le fond de la discussion entre Znon et Henri-Maximilien
Innsbrck.
Malgr les soucis et les dangers qui le menacent, Znon
senthousiasme la seule vocation des immenses possibilits
quoffre la science :
A force de creuser de nos dents lcorce des choses, nous finirons bien par
trouver la raison secrte des affinits et des dsaccords [...] Jenrage quand
je pense que linvention humaine sest arrte depuis la premire roue, le
premier tour, la premire forge ; on sest peine souci de diversifier les
emplois du feu vol au ciel. Et cependant, il suffirait de sappliquer pour
dduire de quelques principes simples toute une srie dingnieuses
machines propres accrotre la sagesse ou la puissance de lhomme...102.

Beaucoup plus dsabus, Henri-Maximilien fait remarquer que seules


les techniques ont chang dans lart de la guerre mais que lhomme
reste le mme : Nous continuons comme autrefois nous traner au
cul des matres103, dit-il. En effet, lhomme volue-t-il au rythme du
progrs ? Progresse-t-il lui aussi ? La question ne se rsout pas
aisment. Les dispositions humaines semblent rester identiques. Les
mmes passions, des motivations semblables font agir les hommes, en
101

Ibid., p. 787
Ibid., p. 654
103
Ibid., p. 655
102

242

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

quelque sicle et sous quelque climat que ce soit mais lintelligence, la


sagesse, la tolrance ne donnent pas limpression de se dvelopper
comme les moyens techniques, ce qui fait de ltre humain un apprenti
sorcier, porteur dimmenses possibilits mais parfois bien inquitant et
dangereux, y compris pour lui-mme.
Henri-Maximilien comme Znon constate que les progrs sont
dabord appliqus la guerre ; le parallle seffectue immdiatement
avec le XXme sicle. Les guerres mondiales ont favoris le
dveloppement des techniques de destruction mais aussi de
communication, en chirurgie, etc A la fin de la deuxime guerre
mondiale, on sest ht demployer des fins militaires la matrise de
lnergie nuclaire qui reprsentait pourtant une remarquable conqute
humaine et laube du XXIme sicle, on ne conoit aucun progrs
qui ne soit susceptible dapplications militaires ou qui du moins ne
permette des gains considrables pour quelques-uns cependant que la
plupart des hommes stagnent dans une misre digne des premiers ges
de lhumanit. Faut-il encore senthousiasmer comme Znon devant
tout ce qui peut natre des cogitations dune cervelle ? Faut-il se
rsigner la folie des hommes et se dire que la vie humaine ne sera
jamais quune oscillation entre le bien et le mal, un va-et-vient
continuel entre le progrs et la destruction ? Et si tel est le cas,
comment saccommoder de cela ? Telles semblent bien tre les
questions qui se dgagent de Luvre au Noir. Marguerite Yourcenar
partage certainement la fascination de Znon pour les espoirs que
suscite la science mais lhistoire a enseign que le progrs ne va pas
de soi et que lesprit humain ne se transforme pas aussi vite que la
matire.
Il parat bien difficile de nier le pessimisme qui se dgage de
Luvre au Noir. Le monde de la Renaissance est confront des
guerres incessantes. Les guerres de type fodal qui se droulent en
Italie nont pas pris fin quun conflit clate cause de la Rforme dans
les Flandres et en Allemagne. La violence se dchane partout dans le
sillage de lglise catholique et lInquisition ne rpugne lemploi
daucun procd barbare mais la cruaut se rencontre aussi bien dans
le camp protestant. Luther voue aux anabaptistes une haine inexpiable
et Genve, Calvin ne se montre pas plus tolrant. Et
malheureusement, quatre sicles plus tard, quand Marguerite
Yourcenar compose Luvre au Noir, lhumanit vit sous un rgime
de guerres encore plus terrifiantes, plus destructrices ; la division du

LUniversalit et lhistoire contemporaine

243

monde en deux blocs antagonistes svit encore et des petits pays


doivent se rsigner subir le joug dune grande puissance dictatoriale,
aussi profondment hae que lEspagne pouvait ltre des patriotes
flamands. Le dveloppement scientifique et technique a pris des
proportions fantastiques, donnant lillusion que lhomme peut se
rendre matre de la nature mais cela seffectue au bnfice du
capitalisme triomphant plutt que des hommes. Ce qui ne faisait que
se profiler au XVIme sicle, la prminence de largent, est devenu
une ralit qui stale sans vergogne au XXme sicle sous laspect de
fortunes colossales qui gouvernent le monde. Les hommes justes, de
bonne volont et qui refusent le compromis apparaissent au moins
aussi seuls et dpourvus dinfluence que Znon et le prieur. Que faire
alors ? Rsister malgr tout, semble dire Marguerite Yourcenar.
Jusqu la fin de sa vie, Znon continue exercer la solidarit avec
ceux qui souffrent, aucun moment, il nest tent de se renier et
quand il comprend quil nexiste plus dissue, il choisit de rester
matre de sa vie, en se donnant lui-mme la mort104.
Un homme obscur
Ce qui va devenir le dernier roman de Marguerite Yourcenar
et, dit-elle, une sorte de testament est issu, comme Luvre au
Noir, du triptyque La Mort conduit lattelage. Les modifications sont
substantielles puisqu lorigine, la nouvelle qui formait la troisime
partie, intitule Daprs Rembrandt, incluait lhistoire de Nathanal
et celle de son fils, Lazare. Daprs Rembrandt a donc donn le jour
deux textes distincts, Un homme obscur et Une belle matine. Dans
la premire bauche, Nathanal y est un imprimeur anabaptiste qui
pratique la charit et lgalit et se voit bientt aux prises avec une
situation conomique dlicate car ses ouvriers se plaignent dtre
exploits et trop peu pays. Son systme de partage est mal peru et
104

Maria Cavazzuti, Znon et le prieur des cordeliers face lHistoire : lcriture


dune renaissance dsabuse, art. cit., crit que tenir le coup dans le dsastre, qui
sannonait dans la Renaissance dsabuse du sicle de Znon, ctait sopposer au
chaos non par la force de lintelligence qui avouait dj sa faiblesse, mais par le refus
de collaborer au dsordre (p. 130-131). Il semble en effet que lhomme moderne,
confront un monde priv de sens et soumis au chaos na pas dautre solution que de
faire bien lhomme en conservant sa libert desprit et son indpendance de
jugement, qui lui permettent de dire non, quitte choisir de se retirer
volontairement de la vie.

244

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

lorsquil majore ses prix, il perd ses clients. Dans la version dfinitive,
Un homme obscur, Nathanal exerce toujours le mtier dimprimeur
mais en tant quouvrier, non plus employeur et lanabaptisme apparat
sous une forme nettement amplifie dans Luvre au Noir. On peut
considrer que Marguerite Yourcenar ne retient que lide du lieu, de
lpoque et la silhouette gnrale de son personnage, lorsquelle cre
Un homme obscur. Aprs avoir manifest une certaine prdilection
pour les priodes de crise lEmpire provisoirement stabilis au IIme
sicle dans les Mmoires dHadrien, le XVIme sicle pour Luvre
au Noir, limmdiat aprs-guerre dans Le Coup de grce et la monte
du fascisme dans Denier du rve elle situe Un homme obscur dans la
Hollande du XVIIme sicle, pays capitaliste prospre, o la socit
repose sur des bases solides. Marguerite Yourcenar reprsente alors la
vie dun modeste ouvrier, dun tre tout simple et anonyme, au cours
dune priode stable. On remarque donc demble que Nathanal
diffre profondment dHadrien et Znon. Marguerite Yourcenar le
souligne dans un entretien accord au printemps 1987, Shusha
Guppy ; tandis quHadrien et Znon taient des hommes
suprieurement intelligents, capables de matriser leur destin,
Nathanal, homme humble et presque inculte, atteint trs tt de la
tuberculose, subit le sien comme une chose contre laquelle il est vain
de se rvolter. Marguerite Yourcenar prcise que dans Un homme
obscur,
La question est celle-ci : jusquo peut-on aller sans accepter aucune
culture ? La rponse est que Nathanal peut aller trs loin, par lucidit
desprit et humilit de cur, grce la lucidit de lesprit et lhumilit du
cur105.

La premire vidence qui simpose au lecteur, cest quavec


Nathanal, Marguerite Yourcenar cre un personnage original,
inhabituel dans ses uvres. On dcouvre cependant quelques
analogies avec Luvre au Noir. Si les deux personnages principaux
ne se ressemblent gure, les romans adoptent une structure un peu
semblable. Nathanal ne voyage pas volontairement pour connatre le
monde mais enfin, sa jeunesse est marque par un dpart qui le
conduit en Amrique, sur la cte du Maine, dans un monde encore
sauvage, o il doit faire face aux contingences de la ncessit, et qui
105

Marguerite Yourcenar, PV, p. 382

LUniversalit et lhistoire contemporaine

245

contraste avec lAngleterre et la Hollande du XVIIme sicle. Revenu


ensuite en Hollande aprs un passage en Angleterre, il ctoie plusieurs
milieux : celui de limprimerie et des petites entreprises capitalistes, la
pgre avec sa femme Sara et sa belle-mre, les riches pendant son
sjour dans la famille Van Herzog et pour finir, il meurt seul dans une
le de la Frise. Comme Luvre au Noir, la structure dUn homme
obscur fait penser celle du roman picaresque et comme Znon,
Nathanal revient peu prs au point de dpart, refermant ainsi le
cercle de ses prgrinations. Patricia de Feyter analyse avec une
grande prcision les lments typiques du rcit picaresque prsents
dans Un homme obscur106. Cependant, linterrogation constante de
Nathanal sur le sens profond de la vie autour de lui, son aspiration
un idal font de lui un personnage psychologiquement et moralement
bien diffrent du picaro traditionnel. Seule la structure gnrale du
rcit rappelle le roman picaresque. Tandis que Znon revient mourir
dans sa ville natale, Nathanal effectue un dernier voyage qui le
conduit sur le lieu de sa mort, il se retire de la ville, de la civilisation
et rejoint la nature sauvage, encore peu prs pargne par lhomme,
o il sanantit peu peu, crature parmi les cratures et chose parmi
les choses. Dautre part, alors que Znon voyage pour apprendre, par
choix, se rend de ville en ville et entend bien faire le tour de sa prison,
Nathanal subit les expriences que lui rserve la vie ; il accepte sans
rvolte et sans plaintes les obstacles qui se dressent sur sa route, il ne
cherche pas incliner son destin dans un sens plutt que dans un
autre. Il sadapte aux circonstances et aux gens quil rencontre,
observe sans juger et se montre toujours dispos faire preuve
dindulgence lgard des autres. Cest une sorte de Candide,
quaucune formation intellectuelle na dform et chez qui les
prjugs nexistent pas mais cest aussi un cur simple,
fondamentalement bon, un tre que le monde na pas perverti. Chacun
sa manire, Nathanal et Znon reprsentent des personnages
marginaux mais alors que Znon construit en quelque sorte sa
marginalit et partir dune naissance qui le privait dune identit et
dun statut social clairement dfinis, choisit une voie profondment
personnelle et originale, Nathanal se contente modestement de suivre
la voie que lui assigne la vie ; il ne revendique aucune forme
106

Patricia de Feyter, Un homme obscur de Marguerite Yourcenar : un no-picaro a


tempera, Tours, SIEY, bull. 2, juin 1988, p. 35 44.

246

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

doriginalit, ignore lambition, attend peu de choses des hommes et


des vnements et vite de faire le mal, parce que la nature la cr
ainsi. Sa marginalit, inhrente sa nature, nest pas de son fait.
On peut hsiter qualifier Luvre au Noir de roman
historique tant cette uvre recle dchos des sicles postrieurs et en
particulier du XXme sicle mais Marguerite Yourcenar sest
applique restituer latmosphre du XVIme sicle, ses murs, ses
particularits et jusqu son langage. On nen peut dire autant dUn
homme obscur. Certes, Marguerite Yourcenar ne trahit pas les ralits
de la Hollande du XVIIme sicle, par exemple dans la description
des reprsailles exerces contre latelier de Cruyt qui a imprim un
opuscule sur la cour de France et qui se convainc que Nathanal a agi
par malveillance son gard pour favoriser son oncle qui entend
exercer lhgmonie dans le secteur de limprimerie107. Il nest plus
question de textes censurs mais douvrages dont le caractre
pamphltaire doit inciter la prudence ; la concurrence fait rage et
tous les moyens sont bons pour nuire un rival et lacculer la
faillite. On peroit nettement que lpoque des guerres de religion est
rvolue, en revanche lexpansion du capitalisme saffirme danne en
anne et les entreprises luttent sans merci pour se dvelopper et
accrotre leurs richesses. Mais part quelques pisodes qui
caractrisent assez prcisment une rgion du monde une poque
donne, la plupart des circonstances du roman renvoient des ralits
qui ont svi durant des sicles dans plusieurs parties du monde ou bien
des ralits du XXme sicle. A la diffrence des Mmoires
dHadrien et de Luvre au Noir, qui invitent superposer histoire
ancienne et histoire actuelle et dcouvrir dans les vnements passs
des correspondances avec ceux du XXme sicle, Un homme obscur
prsente plutt au hasard des dplacements et rencontres de Nathanal
une succession de phnomnes qui constituent autant de thmes quil
convient dtudier attentivement, soit parce quils nont rien perdu de
leur actualit, soit parce quils ont laiss tant de squelles quils
contaminent encore le prsent, que nous ne pouvons les ignorer et
quils doivent nous alerter pour lavenir. Parmi ces thmes, figure en
premier lieu, un sujet omniprsent dans luvre de Marguerite
Yourcenar et auquel elle se montre particulirement sensible : la
guerre.
107

Marguerite Yourcenar, HO, p. 985

LUniversalit et lhistoire contemporaine

247

La guerre
Elle occupait dj une place considrable dans les Mmoires
dHadrien et tait lune des grandes proccupations dHadrien ; au
XVIme sicle, elle embrase plusieurs rgions de lEurope et il ne se
prsente pas dhommes de la stature dHadrien pour stabiliser le
monde et rtablir la paix. Mais cette impression de folie collective, de
rage de dtruire saccentue sans doute encore dans Un homme obscur.
Au XVIIme sicle, le Nouveau Monde est convoit tant par les
Franais que les Anglais et cela entrane des massacres systmatiques.
Le capitaine du navire anglais aperoit-il une grande croix au milieu
dun campement quil fait ouvrir le feu car il sait quil sagit de
Jsuites franais venus vangliser les sauvages du Canada. Or
lAngleterre veut acqurir cette portion de territoire et tout est bon y
compris les prtextes religieux pour anantir de prtendus ennemis,
fussent-ils pacifiques. Mais les ressortissants anglais de la petite le o
choue Nathanal ont eu subir des attaques franaises et les Indiens
aussi se livrent des guerres cruelles. Ayant dcouvert par hasard les
murs des Indiens et la sauvagerie des Europens exacerbe par la
perspective de possder des terres nouvelles, o ils peuvent appliquer
la loi du plus fort, Nathanal constate que tout ce que les hommes ont
crit fourmille de rcits de guerres :
Il eut corriger un Csar, bientt suivi dun Tacite, mais ces guerres et ces
assassinats princiers lui semblaient faire partie de cet amas dit glorieux
dagitations inutiles qui jamais ne cessent et dont jamais personne ne prend
la peine de stonner. Avant-hier, Jules Csar ; hier, en Flandre, Farnse ou
don Juan dAutriche, aujourdhui Wallenstein ou Gustave-Adolphe108.

Les sicles ont beau passer, songe Nathanal, seuls les noms
des chefs militaires ou des princes changent. Les murs des hommes
restent exactement les mmes et jamais ne cessent les tueries et les
exterminations pour un bout de pays, tel point que personne na
lide de juger cela monstrueux et que les hommes sy rsignent
comme sil sagissait de cataclysmes naturels. Poursuivant ses
sombres mditations, Nathanal se dit que lhistoire ne fait que
rabcher et quau fond, ce quil a vu sur les ctes amricaines ne
constitue quune imitation des agissements des troupes de Csar. Et si
108

Ibid., p. 968

248

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

lon excepte les armes, bien plus meurtrires encore au XVIIme


sicle, quelles diffrences entre les lgions romaines progressant dans
les forts, marcages et autres terres incultes de lEurope du Nord et
les Europens lancs la conqute du Nouveau Monde ? Les
imprialismes anglais et franais ninnovent pas ; ils ne font
quavancer sur les traces de lempire romain dont ils emploient les
mthodes. Et bien que Nathanal ne se rvolte pas contre cet ordre du
monde qui semble immuable et quil se contente de se demander
combien de temps dureraient ces turlutaines-l109, on sent poindre le
dsespoir chez lauteur, dautant plus que les choses ont bel et bien
tendance empirer.
Lvanglisation
En effet, songe Nathanal,
Csar navait impos aux Gaulois que lautorit de Rome ; il navait pas eu
leffronterie de les convertir au seul vrai Dieu, un Dieu qui ntait pas tout
fait le mme en Angleterre et en Hollande quen Espagne et quen
France...110.

Avec les sicles, la conqute coloniale ne fait que gagner en


monstruosit et en barbarie. Il sy ajoute au XVIIme sicle les
oripeaux de la religion, qui ne sont quun masque hypocrite destin
camoufler des enjeux conomiques et financiers et qui constituent en
outre une violence intolrable exerce lencontre dindividus
auxquels aucun droit humain ne permet dimposer une croyance
religieuse. Dans ce roman, Marguerite Yourcenar met nettement en
vidence les mfaits de la religion, notamment travers
lvanglisation dans le Nouveau Monde. Adoptant le point de vue
naf et dnu de prjugs de Nathanal, elle fait remarquer que, sur les
rivages de lAmrique lointaine et encore sauvage, les psaumes
sonnaient trangement dans cette solitude qui ne savait rien du dieu
dun royaume appel Isral, ni de lglise romaine, ni de celles quont
fondes Luther et Calvin111. En effet, le simple bon sens conduit se
demander de quel droit des hommes peuvent ainsi dbarquer chez
109

Ibid., p. 969
Ibid., p. 968
111
Ibid., p. 953
110

LUniversalit et lhistoire contemporaine

249

dautres hommes, avec la prtention de leur inculquer leur foi. Au


nom de quoi, des indignes dun monde nouvellement dcouvert, qui
ignorent tout de Rome, de la Rforme, de la civilisation europenne
devraient-ils admettre quil nexiste quune vrit et quelle gt dans la
Bible ? Il y a l un abus de pouvoir et une violence extrmes exercs
contre dautres hommes. Assurment, la leon de charit et damour
du prochain du christianisme est bafoue mais ainsi que le souligne
plusieurs reprises Marguerite Yourcenar, le monothisme et les
religions du Livre sont par nature intolrants puisquils reconnaissent
un Dieu unique, le seul vrai Dieu, selon eux. De l, dcoule le devoir
dvangliser, de rvler des tres privs de la lumire de Dieu la
vrit qui va sauver leur me. Mais ce faisant, on les soumet une
tyrannie qui prpare le terrain la guerre. Le dogmatisme religieux
associ la conqute territoriale des colonies et aux enjeux
conomiques quelle reprsentait est lun des thmes mis en vidence
dans le dernier roman de Marguerite Yourcenar. Ce mpris des
hommes diffrents de soi pratiqu par les Europens en Amrique du
Nord a valeur symbolique car en ralit, cest dans le monde entier
que les religions ont collabor avec le colonialisme dont le cynisme,
loutrecuidance et la brutalit ne sont que trop connus.
Colonialisme et esclavagisme
En dehors du colonialisme dont Nathanal observe les
manifestations dun il non prvenu, il lui est donn de dcouvrir
lesclavage lors dune escale la Jamaque :
Les Noirs gravissant la passerelle, le dos pli sous de lourdes poutres, lui
faisaient piti ; ils ntaient peut-tre pas beaucoup plus misrables que les
dbardeurs du port de Londres, mais ceux-ci du moins ne travaillaient pas
sous le fouet112.

Nathanal a dj pu observer en Angleterre des hommes exploits,


contraints deffectuer des tches trs rudes pour assurer leur
subsistance mais ce quil voit la Jamaque atteint un degr
supplmentaire dans linhumanit. Non seulement les hommes ploient
sous les charges trop lourdes quon leur fait transporter, mais en plus,
ils sont victimes du fouet. Ils subissent le mme traitement que des
112

Ibid., p. 949

250

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

btes de somme, surveilles et frappes ds quelles ralentissent la


cadence. Nathanal est confront une ralit jusque-l inconnue : la
couleur de la peau dtermine une hirarchie parmi les hommes. Un
Noir apparat comme un sous-homme mme par rapport des Blancs
sous-considrs et Nathanal est amen constater un peu plus tard,
au large de la cte amricaine, quil en est sensiblement de mme avec
les Indiens. En effet :
A plusieurs reprises, des Indiens dans des pirogues approchrent du navire,
offrant des outres pleines deau frache, des baies, des quartiers de venaison
encore sanglants, et demandant en change du rhum113.

Il arrive en outre que lun de ces indignes soit amen servir de


pilote dans des passages difficiles. Lchange se caractrise par sa
profonde ingalit. Dun ct, des Indiens approvisionnent les marins
en denres fraches et leur facilitent la navigation, ce qui leur assure la
vie sauve et vite les graves maladies telles que le scorbut. En guise de
remerciement, les Europens leur fournissent la drogue dont ils les ont
rendus dpendants et qui ruine leur sant. Les Indiens comme les
Noirs sont des tres infrieurs pour les Blancs qui ne leur
reconnaissent pas un statut dhomme part entire et quils utilisent
comme une espce de marchandise, renouvelable volont, quil ny a
pas lieu de mnager.
Ces quelques dtails pars suffisent montrer la violence du
colonialisme et de lesclavagisme. Cependant, malgr les mauvais
traitements, les Indiens restent pacifiques et les Noirs conservent le
sourire. On peut se demander comment interprter cela. Derrire le
regard ingnu de Nathanal frapp par le bon naturel des Indiens et
des Noirs, que veut communiquer Marguerite Yourcenar ? Sans doute
a-t-elle lintention de montrer des hommes inoffensifs, qui ne pensent
ni ne cherchent mal faire, traits de manire ignominieuse par des
Blancs qui ne respectent rien, qui ne reconnaissent ni loi humaine ni
loi religieuse et se comportent comme si lunivers leur appartenait et
devait leur obir. Cependant, on retrouve l le clich colonial
traditionnel du bon ngre riant belles dents, inconscient des
problmes de la vie, insouciant, paresseux, ne pensant qu jouir du
moment prsent dans son extrme simplicit desprit ; et lIndien se
transforme vite en alcoolique invtr. La notion de bont, de candeur
113

Ibid., p. 950

LUniversalit et lhistoire contemporaine

251

des indignes est ambigu. Elle caractrise aussi bien un tre primitif,
inculte, vivant dans lignorance, se contentant de satisfaire ses besoins
immdiats et heureux car incapable de concevoir un monde meilleur et
de prendre en main son destin quun homme rellement gnreux,
bienveillant car indemne du dsir daccumuler de largent et des biens,
du besoin de dominer et dasservir ses semblables et de lambition de
matriser la nature pour en extraire des richesses. Le bon sauvage peut
tre un homme sage, qui sait vivre en harmonie avec son milieu
naturel et qui na pas t contamin par la folie des capitalistes
europens. Si lon admet au contraire que lEurope est porteuse de
civilisation et de progrs et que lhumanit ne peut aller de lavant
sans les valeurs daction et de comptition qui caractrisent la socit
capitaliste, alors les Noirs et les Indiens deviennent effectivement de
pauvres hres, infrieurs, auxquels les Blancs apportent la civilisation
et dont ils ne doivent pas hsiter secouer linertie et la torpeur
naturelles. Peut-tre lauteur de Diagnostic de lEurope aurait-elle
tranch en faveur de la seconde hypothse mais lacadmicienne qui
crit Un homme obscur stigmatise le comportement de ceux qui ont
rduit leurs semblables en esclavage.
Racisme et antismitisme
Le racisme dont Nathanal dcouvre des manifestations en
abordant au Nouveau Monde est bien prsent aussi sur le vieux
continent, dans tous les milieux sociaux. La prtendue curiosit
scientifique de Monsieur Van Herzog et de ses amis ne sintresse
qu lextraordinaire ; Les faits simples ne lintressaient gure ; il
fallait que le nouveau ou ltonnant sen mlt114, constate avec
regret Nathanal. La vrit apparat ces messieurs trop simple et
banale, ils prfrent croire lexistence dhommes fabuleux,
forcment diffrents des hommes blancs et ils ragissent de la mme
faon quand il sagit de botanique ; au lieu dcouter le tmoignage de
quelquun qui a observ les faits et les rapporte sans fioritures, ils
prfrent suivre leur imagination et peupler le Nouveau Monde dtres
et de plantes fantaisistes. Ils satisfont leurs rves dexotisme et
privilgient des particularits souvent cres de toutes pices au lieu
de reconnatre simplement et objectivement luniversalit de la nature,
114

Ibid., p. 998

252

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

quil sagisse des hommes ou des autres espces vivantes. Certes,


quelques diffrences existent, la nature na pas tout fait suivant un
modle unique et certaines plantes poussent en Amrique que lon ne
trouve pas en Europe mais les esprits prtendument curieux qui
frquentent chez Monsieur Van Herzog choisissent de se faire plaisir
en imaginant quelque chose dextraordinaire au lieu de rflchir et
denvisager que peut-tre la vgtation dpend de phnomnes tels
que le climat. Cette attitude seulement a-scientifique quand il sagit
des plantes fait le lit du racisme quand il sagit des hommes et cela
permet de justifier ensuite toutes les formes de domination et
desclavagisme. Si lon tablit lexistence de races et la notion de
supriorit de certaines dentre elles, plus rien ne soppose
valablement lexploitation de certains hommes par dautres. A ct
de ce racisme redoutable, tout dispos se donner des bases
scientifiques, il existe ce que lon pourrait appeler le racisme de la rue,
le racisme populaire fond sur la rumeur ; il se traduit dans la
mfiance des honntes chrtiens dAmsterdam lgard des Juifs.
Loncle de Nathanal, lie Adriansen, assurment peu dsireux de
recueillir lorphelin laiss par son neveu, se refuse aller le chercher
dans le quartier juif. Ce marchand austre, qui se donne pour la
probit mme, nhsite pas amputer lhritage de son neveu mais il
ne mettrait sous aucun prtexte le pied dans la Judenstraat considre
comme un lieu de perdition, louche et mal fam, habit par des gens
vivant dexpdients et de petits commerces, peu recommandables
selon la morale. Nathanal est aussi confront une forme plus brutale
dantismitisme un jour o il se rend chez le philosophe Belmonte :
Sur la porte de Belmonte, une main [...] avait trac la craie, non sans fautes
dorthographe, une imprcation biblique contre les impies [...] Ce scripteurl devait tre un honnte calviniste, avec sa place et son livre dhymnes au
temple115.

La communaut juive, apparemment assez nombreuse Amsterdam


cette poque, ne subit sans doute pas de violences physiques mais elle
fait lobjet dune sourde hostilit de la part des rigoureux calvinistes
hollandais qui la tiennent marginalise dans des quartiers rservs. En
cela comme en dautres choses, les partisans de la Rforme ne se
distinguent gure des partisans du pape et lantismitisme vulgaire se
115

Ibid., p. 1006

LUniversalit et lhistoire contemporaine

253

retrouve dans toutes les rgions dEurope, pratiquement avec les


mmes formes.
Socit capitaliste et mercantile
A Amsterdam, Nathanal se heurte aussi une autre constante
des socits humaines : le pouvoir de largent. Sous lapparence de la
probit, loncle lie dissimule un voleur mais limprimeur Cruyt ne
vaut pas ncessairement mieux et auprs de Monsieur Van Herzog,
Nathanal dcouvre la richesse qui rsulte de lexpansion conomique
moderne.
Le coffre des matres dici tait parpill dans quelques douzaines de
banques ou dentreprises. La porcelaine de Canton dans laquelle Monsieur
Van Herzog prenait ses repas tmoignait que son pre avait t lun des
premiers dpcher vers la Chine des escadres mercantiles, voyage si
prilleux quon passait davance aux profits et pertes le tiers des btiments
et des quipages. Cette fortune dj vieille donnait lancien bourgmestre
les prrogatives et les loisirs dun homme n riche116,

qui se trouve de surcrot dispens de rflchir aux procds par


lesquels sa fortune a t acquise puisque dautres que lui ont commis
les mauvaises actions insparables de leur opulence. Aprs son
exprience du Nouveau Monde, Nathanal peut comparer
lorganisation conomique dune socit primitive et celle de la
socit capitaliste du XVIIme sicle. Dans lIle Perdue, chacun
devait savoir tout faire sil voulait subsister. Il fallait arracher la terre
tout ce dont lhomme a besoin chaque jour. Il ntait pas question de
surplus, il suffisait de sassurer du ncessaire et dessayer de prvoir si
lon ne voulait pas tre trop tributaire des alas climatiques. Mais si
prcaire que ft cette situation, elle avait sa justice puisque chacun
bnficiait du fruit de son travail et se voyait rcompens des efforts
fournis. Ce que Nathanal observe Amsterdam montre une socit
civilise, bien organise et dans lensemble bien suprieure. La
division du travail permet divers corps de mtiers dapprovisionner
les citadins en tout ce qui est indispensable. Mais videmment,
largent a remplac le troc si bien que la fatigue de lhomme
schinant obtenir la paie du samedi soir nen tait pas moindre117 ;
116
117

Ibid., p. 994
Ibid., p. 995

254

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

la somme de travail que lhomme doit accomplir chaque jour et


linscurit laquelle il est soumis ont chang de forme mais elles
nont pas disparu. Lenrichissement et le progrs de la socit,
indiscutables, ne profitent pas tous. Mais dans la maison de
Monsieur Van Herzog, o largent semblait se renouveler et
sengendrer de soi-mme, le luxe apporte tous les agrments et les
raffinements dune vie dgage du moindre souci matriel. Marguerite
Yourcenar rsume remarquablement le pouvoir de largent dans cette
formule :
Travesti en bien-tre, il ltait aussi en loisir : ctait lui qui permettait
Monsieur Van Herzog de sadonner ltude, et Madame dAilly de
toucher du clavecin dans son salon bleu118 .

Mme pour ceux qui en bnficient, la richesse ne prsente


pas que des aspects positifs, daprs Nathanal. En dpit du pouvoir
que leur confre largent, Monsieur Van Herzog et sa fille dpendent
de leurs domestiques et se retrouveraient tout coup compltement
dmunis si, par malheur, ceux-ci les abandonnaient ; bien que bons
matres, ils ne sont pas aims mais peut-tre aprs tout, Nathanal
entrevoit-il la cause de ce peu daffection lorsquil remarque luimme, la suite des confidences de Monsieur Van Herzog aprs la
mort de Belmonte : ce ntait pas dun grand cur119. Alors que des
gens tels que le vieux de lIle Perdue, sans cesse contraints de lutter
contre la nature pour survivre, finissent par sendurcir et ne possdent
plus la moindre sensibilit, on pourrait esprer que les gens riches qui
bnficient dune culture de choix, de loisirs et de lassurance dune
vie sereine et confortable seraient plus compatissants aux misres
humaines. Or, ce nest pas vraiment le cas, constate Nathanal.
Largent amliore la vie dune minorit dhommes, la plupart dentre
eux continuant vivre dans des conditions difficiles mais la nature
humaine reste ce quelle a toujours t ; le dveloppement de la
civilisation favorise lapprentissage dune certaine politesse, les
dehors de ltre humain deviennent moins frustres et moins rugueux,
mais bien souvent, si lon sonde les recoins secrets, on retrouve une
nature profonde universelle. Ce constat qui vaut pour le XVIIme
sicle sapplique lpoque contemporaine, tout autant que les
118
119

Ibid., p. 995-996
Ibid., p. 1017

LUniversalit et lhistoire contemporaine

255

considrations sur les guerres, sur les mfaits des religions


dogmatiques ou du racisme. Peut-tre dailleurs la vie qua vcue
Marguerite Yourcenar dans sa jeunesse nest-elle pas trangre au
portrait de la famille Van Herzog et mesure-t-elle, avec le recul,
combien le foss qui sparait les matres du Mont-Noir de leurs
domestiques et des gens du village tait profond.
Lcologie
La ralisation de grandes fortunes, lorganisation rationnelle
du travail et la formation dun proltariat dont la rmunration
nexcde jamais de beaucoup les besoins et qui, faute de possder le
moindre lopin de terre ou le moindre atelier, est contraint dchanger
ses forces contre les moyens de vivre, constituaient lun des enjeux
majeurs de la mutation sociale du XVIme sicle. Un sicle plus tard,
la socit nouvelle est en place et lon entrevoit dj les axes
principaux de son dveloppement. Marguerite Yourcenar nous laisse
le soin de tisser le lien qui la relie au XXme sicle et de ce point de
vue, elle exprime une proccupation qui lui est particulirement
chre : la mise en pril de lcologie. LIle Perdue apparat comme
une sorte dle utopique, o lintervention humaine nest pas encore
venue dranger lordre de la nature. Il y a loin de lharmonie primitive
de la nature panouie, sereine et grandiose lexploitation brutale que
Marguerite Yourcenar a tant de fois dnonce. Lutopie de lIle
Perdue constitue une nouvelle forme de rquisitoire contre la
destruction de la nature au XXme sicle. Faisant cho lIle Perdue
du dbut du roman et de lentre dans la vie de Nathanal, apparat,
dans les dernires pages de luvre, un second paradis qui abrite la
mort du personnage : lle de la Frise. Cette le semble appartenir aux
oiseaux de mer tant ils sont nombreux et tant ils sy battent avec
bonheur. Nathanal assiste, subjugu, aux vols gracieux et majestueux
des splendides chassiers et il sabandonne latmosphre de fte
sauvage120 que font rgner les temptes dquinoxe. Dans ce
dchanement des lments, Nathanal sent limmense force
invincible de la nature laquelle il faut patiemment se soumettre
comme les oiseaux de lle qui se rassemblent par milliers dans le
creux des dunes,
120

Ibid., p. 1039

256

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


sachant quil fallait la fois endurer la tempte et lui faire face, mnager
leurs forces, et tourner la tte du ct du vent pour que son grand souffle ne
rebrousst pas leurs plumages121.

Comme une arme encercle, ils opposent la violence du vent une


rsistance inne et quelle libration, quel sentiment de plnitude quand
revient le calme ! Nathanal les observe, qui planent trs haut et se
laissent driver au gr des masses dair. Tout seul et si petit au milieu
de limmensit, faible et fix au sol, il comprend combien lhomme,
qui se croit au centre de lunivers, est peu de chose. Dailleurs les
oiseaux quil admire ne se soucient nullement de son existence et le
survolent dans la plus parfaite indiffrence. Quant aux lapins de lle,
ils ne cessent jamais dtre sur leurs gardes. Tous ces tres sauvages,
dont la vie se droule selon lordre de la nature, savent quils ont
redouter lhomme mais ils nattendent rien de lui. Sa mchancet peut
leur nuire mais son amour est superflu122.
Lhistoire contemporaine
Au nom de quel droit, de quelle supriorit lhomme
intervient-il dans lordre de la nature et qui pis est, se permet-il de le
bouleverser? semble dire Marguerite Yourcenar. Depuis des temps
immmoriaux, la terre, leau, lair et le feu entremlent leur action et
leurs effets, dans un quilibre toujours rtabli. Des tres vivants
naissent dans ce milieu sauvage, en apprennent les lois impitoyables,
sy adaptent et se reproduisent, perptuant ainsi la vie. Lhomme
reprsente un lment parmi tant dautres, ni plus ni moins
indispensable et rien ne lautorise tuer, massacrer, anantir les
merveilles de beaut et dadaptation produites par la nature. Et sil
joue dtruire le milieu marin, polluer lair et la terre pour des
sicles, sinon des millnaires, quadviendra-t-il de lui? Cette
121

Ibid., p. 1039
Franoise Bonali-Fiquet, Yourcenar et la dfense de lenvironnement travers les
Entretiens in Marguerite Yourcenar essayiste, Tours, SIEY, 2000, p. 245 254.
Dans cet article, Franoise Bonali-Fiquet cite les multiples engagements de
Marguerite Yourcenar en faveur de lcologie, partir des annes 60-70. Ses
Entretiens tmoignent de son intrt pour la dfense de la nature, de mme que sa
correspondance avec des proches ou dautres gens ; enfin dans plusieurs Essais, elle
stigmatise la brutalit des hommes lgard de toute forme de vie (animale en
particulier) (voir le chapitre : Ralits sociales).
122

LUniversalit et lhistoire contemporaine

257

formidable nature a le pouvoir de se rgnrer mais seulement jusqu


un certain point. Cette merveilleuse machinerie si puissante prsente
aussi une grande vulnrabilit dont lhomme se joue en apprenti
sorcier. La peinture de la nature traduit le souci cologique de
Marguerite Yourcenar. Elle montre, de manire potique, presque
lyrique, que ce quil y a de sacr dans lunivers, devant quoi lhomme
devrait se prosterner avec humilit comme Nathanal, est au contraire
menac par un tre inconscient, souvent born, bouffi dorgueil et de
suffisance. La dimension cologique, assurment trs prsente dans
Un homme obscur, se dissout cependant dans une dimension
mtaphysique et jamais, dans aucune de ses uvres prcdentes,
Marguerite Yourcenar navait exprim aussi clairement des ides
mtaphysiques. En ce sens, on peut sans doute considrer quUn
homme obscur a valeur de testament.
Ds le dbut de sa courte vie, Nathanal, qui naborde pas le
monde avec un stock dides susceptibles de bloquer sa rflexion mais
au contraire avec innocence et modestie prend conscience quil nest
quun lment dans le Tout constitu par la nature et lensemble des
tres vivants. Lanthropomorphisme napparat nulle part, non plus
que lanthropocentrisme. Il existe un voisinage, une proximit entre
lhomme et les animaux sauvages mais pas de communion dont seule
la conscience humaine aurait lide. LIde : telle est justement la
diffrence entre lhomme et lanimal mais permet-elle de le considrer
comme suprieur ? Bien souvent, elle engendre le mal, elle devient un
pouvoir de nuisance que lanimal na pas. Lui ne fait que se conformer
aux lois naturelles mais ds que lhomme retrouve des conditions de
vie plus primitives, nobit-il pas dabord aux lois de la nature ? En
lhomme et lanimal, la vie sincarne sous des formes diffrentes mais
il sagit toujours de la vie et lhomme ne compte pas plus que
nimporte quel rgne animal. Plus le temps scoule, plus Nathanal
approche de la fin de sa vie, plus il a le sentiment dtre un lment
parmi tout ce qui vit sur lle et il sent bien quil mourra comme les
autres tres vivants qui peuplent la nature :
Il y avait autour de lui la mer, la brume, le soleil et la pluie, les btes de
lair, de leau et de la lande ; il vivait et mourrait comme ces btes le font.
Cela suffisait. Personne ne se souviendrait de lui pas plus quon ne se
souvenait des bestioles de lautre t123.
123

Marguerite Yourcenar, HO, p. 1037

258

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Dailleurs, mesure que ses forces samenuisent et que la vie lui


chappe, Nathanal ne fait que simplifier les choses, comme sil se
dpouillait de ses illusions et ides fausses pour se rapprocher de la
vrit. Il se dtache dfinitivement des livres quil na connus que
dans lexercice de son mtier et dont il estime quils lui ont apport
peu de choses. Une Bible quil a trouve dans la maison lui sert
allumer le feu un jour que le pole fonctionne mal. Il lui parat
beaucoup plus important de se consacrer la lecture du monde
pendant le peu de temps qui lui reste vivre et ce quenseignent la
Bible et ceux qui prchent en chaire lui semble vain ; sa modeste
exprience de la vie qui lui a rvl quelques vrits toutes simples lui
suffit et il trouve bien prsomptueux et oiseux de vouloir se mler de
ce qui dpasse notre faible entendement.
Symboliquement, la destruction de la Bible se comprend
comme le rejet du dogme chrtien et dune religion exclusive de toute
autre forme de pense. En effet, la mditation de Nathanal lamne
exprimer une croyance qui sapparente sans doute beaucoup plus la
philosophie bouddhiste qu la foi chrtienne :
personne navait besoin dun Nathanal immortel. Ou peut-tre la petite
flamme claire continuerait brler, ou se rallumer, dans dautres corps de
cire, sans mme le savoir, ou se soucier davoir dj eu un nom. En vrit, il
doutait mme que son esprit, ou ce que le jeune Jsuite et appel son me,
ft autre chose que pos sur lui. Mais il nallait pas, comme Lo Belmonte,
sinquiter jusquau bout don ne sait quel axe ou quel trou qui tait Dieu ou
bien Soi-mme124.

Nathanal sait que sa mort sera un anantissement complet et dfinitif,


comme pour tous les tres autour de lui, les spculations
mtaphysiques sur limmortalit de lme nont donc pas de sens ses
yeux et si, par hasard, la rincarnation doit avoir lieu, nous ne le
savons pas ; donc de toute faon, cela nous chappe. Nous ne
possdons que notre vie prsente et la conscience de celle-ci. A
lapproche de lagonie, Nathanal a le rflexes de tous les animaux :
sisoler pour mourir :
Il savait, mais sans se sentir oblig de se le dire, quil faisait en ce moment
ce que font les animaux malades ou blesss : il cherchait un asile o finir

124

Ibid., p. 1037

LUniversalit et lhistoire contemporaine

259

seul, comme si la maisonnette de Monsieur Van Herzog ntait pas tout


fait la solitude125.

A mesure que les forces dfaillantes de Nathanal lloignent du


monde des vivants, remonte en lui latavisme animal dict par la
nature : quitter la meute ou le groupe o lon na plus sa place, se
rsigner la mort et mourir seul. Ainsi Nathanal sabandonne aux
soins de la terre, aux lments et il se fond dans le grand Tout auquel
il na dailleurs jamais cess dappartenir, son passage parmi les
vivants ntant quun phnomne accidentel, de dure trs limite126.
La notion dunit de lunivers qui se dgage avec force dUn homme
obscur est troitement lie la proccupation cologique.
Lhomme, ntant quun minuscule lment qui effectue un
sjour provisoire dans lunivers, au mme titre que tous les tres
vivants, se doit dtre solidaire de ce qui lenvironne et de compatir
aux souffrances autour de lui. Il na pas le droit duser des biens de la
nature pour son seul avantage et sa responsabilit est engage dans les
maux infligs la nature tout au long des XIXme et XXme sicles.
Bien au contraire, il devrait prouver le respect et lamour du monde
qui lentoure et du cosmos qui nexiste pas que pour lui. Le vrai
125

Ibid., p. 1041
Maria Jos Vazquez de Parga, Une destine universelle : Nathanal in
Luniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 2, p. 289 300,
conclut ainsi son article : Il ne ressent ni la douleur ni le drangement, ce quil sent
est un appel qui le fait courir sa destine, au lieu o il se couche pour attendre
paisiblement la mort. Il ferme les yeux tout, devient terre avec la terre. Il le fait
comme un rite, comme une conviction, comme ce qui est le plus naturel. Il entend un
cri intrieur qui le presse la recherche dun lieu prcis et confortable de la terre.
Comme tout malade il veut se coucher et dormir. Il a une fatigue ternelle et cherche
un repos ternel. Il retourne son essence cosmique (p. 300). On ne peut mieux
analyser la fin de Nathanal.
C. Frederick Farrell, Jr et Edith R. Farrell, Ltre et lunivers in Luniversalit
dans luvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 1, p. 49 57, insistent sur lide
que Nathanal accepte de ntre quune chose parmi les choses et quAu lieu de
lhumanisation de la nature, Yourcenar arrive la chosification de lhomme (p. 55).
En effet, cest bien de cela dont il sagit, il ny a nulle trace de romantisme chez
Marguerite Yourcenar.
Les deux articles saccordent reconnatre dune part lide philosophique de
lunit de lunivers, dautre part la valeur universelle et ternelle des concepts que
Nathanal dcouvre intuitivement, grce une intelligence et une sensibilit capables
de sympathie pour le monde qui lenvironne et enfin la solidarit de lhomme avec
lunivers.
126

260

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

progrs consisterait comprendre quil y a continuit entre le monde


humain et le monde non-humain, entre lindividu et la totalit de
lunivers. Les valeurs humaines doivent concevoir luniversalit et la
relativit et ne plus se fonder sur lanthropocentrisme.
La publication initiale des deux nouvelles Daprs Drer et
Daprs Rembrandt dans le mme volume La Mort conduit
lattelage incite rapprocher Nathanal et Znon. Dautres facteurs
interviennent dans les uvres dfinitives : dabord, le lieu de laction :
Bruges et Amsterdam appartiennent la mme unit gographique et
leur histoire ne diffre pas profondment. Quoique de milieux sociaux
et de formation nettement distincts, Nathanal et Znon doivent une
partie de leurs connaissances leurs voyages et lun et lautre sont des
hommes solitaires, un peu en marge de la socit. L sarrtent les
ressemblances. A lrudition de Znon, soppose la culture trs
fragmentaire et limite de Nathanal ; au temprament fougueux,
farouchement indpendant du premier correspond un caractre facile,
plutt timide chez le second ; cependant lun et lautre montrent de la
bienveillance pour les gens quils rencontrent et ils savent observer.
On pourrait dire que Marguerite Yourcenar compose avec Un homme
obscur une sorte de suite Luvre au Noir, en choisissant comme
personnage principal un anti-Znon qui vit environ un sicle plus tard,
cest--dire une poque o les troubles du XVIme sicle ont cd la
place une nouvelle forme dorganisation sociale et elle donne voir
comment volue le monde. La stabilit a succd aux crises mais
limage quoffre le monde nouveau nest pas trs positive. Cependant,
la principale volution rside sans doute dans la philosophie de
Marguerite Yourcenar. La soif de connaissances de Znon, sa volont
dagir sur le monde grce la science, son ambition promthenne ont
cd la place une forme de sagesse contemplative qui doit peu
lrudition mais beaucoup la sensibilit, lintuition, la
comprhension gnreuse de lunivers autour de soi. Plutt que dagir
sur le monde, il convient de vivre en harmonie avec la nature, de
prendre conscience du peu de chose quest ltre humain, de respecter
les forces naturelles et lordre cosmique sans lesquels il nexiste pas
dhommes. Bien faire lhomme devient alors savoir se situer dans
lharmonie universelle et sacquitter dignement du rle qui nous est
momentanment imparti.

LUniversalit et lhistoire contemporaine

261

Le Labyrinthe du monde
Les trois tomes du Labyrinthe du monde ont t beaucoup
comments dans les premiers chapitres et plusieurs reprises, nous
avons t amene constater que Marguerite Yourcenar tablit des
correspondances entre le pass et le prsent et quelle souligne
souvent la permanence des comportements humains au travers des
sicles. La dimension universelle des vnements historiques se
manifeste clairement. voquant Cassel par exemple au dbut
dArchives du Nord, elle crit que les hommes ont toujours utilis
cette butte pour en faire un camp retranch dans les moments de
guerre : La guerre, intervalles presque rguliers, a battu sa base
comme autrefois les mares de la mer127. Lhistoire de Cassel nest
quune suite de conflits arms se rptant priodiquement, avec des
causes toujours aussi fallacieuses et des consquences toujours aussi
nfastes. Comme un mouvement de balancier, les faits se reproduisent
dans lhistoire des hommes sans que les malheurs du pass servent de
leon pour lavenir. Mais loriginalit que revt luniversalit dans Le
Labyrinthe du monde concerne surtout le caractre autobiographique
de luvre.
Le Moi et lhistoire
Sil est difficile de dfinir quel genre littraire appartiennent
les trois ouvrages qui constituent Le Labyrinthe du monde, cest parce
quaprs avoir voqu sa naissance, Marguerite Yourcenar nous
entrane dans le pass, la rencontre de ses anctres. Les spcialistes
saccordent sur le fait que le rcit que Marguerite Yourcenar propose
de sa vie comporte une part de chronique gnalogique128. Chez elle,
127

Marguerite Yourcenar, AN, p. 955


Dans les Actes du IIme Colloque international de Valencia, octobre 1986,
consacr Marguerite Yourcenar, Biographie, autobiographie, Elena Real souligne,
dans larticle intitul Biographie, autobiographie et qute de soi, p. 243-251, que
Marguerite Yourcenar entreprend une qute de soi, transpersonnelle, travers les
familles, les peuples traverss. La mmoire mise en uvre est alors dordre universel,
elle remonte le temps historique humain aussi loin que possible, jusquau
commencement de lhistoire. Le texte cr va ressembler une sorte de galerie
biographique, qui sauve de loubli et de la mort ceux qui ont exist. Lindividu
nexiste quen tant que confluence dune multitude dautres avant lui (p. 251). Selon
Yves-Alain Favre, Malraux et Yourcenar ou les mtamorphoses de
128

262

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

existe la conviction profonde que chaque individu dpend de ceux qui


lont prcd, tout homme porte en soi un rseau dhommes et de
femmes qui il doit la forme quon lui voit en ce monde. Dans les
premires pages dArchives du Nord, on lit ces rflexions :
cest bien de toute une province que nous hritons, de tout un monde129

et
Je ne parle ici que selon la chair. Sil est question de tout un ensemble de
transmissions plus inanalysables, cest de la terre entire que nous sommes
les lgataires universels130.

Quest ltre humain en soi et que reprsente-t-il ? Comme dans Un


homme obscur, Marguerite Yourcenar en appelle lhumilit car ds
que lon considre le nombre de ramifications diverses qui
sentremlent et sentrecroisent avant den arriver nous, nous ne
pouvons qutre saisis de vertige et mesurer la relativit de notre
existence. Parmi tant de possibilits, combien y en avait-il que nous
fussions jamais, aujourdhui, tels que nous nous percevons et que nous
voient les autres ? A lchelle de lhistoire et de lunivers, notre vie
mrite peine dtre mentionne et dailleurs, quelques lignes plus
loin, Marguerite Yourcenar stigmatise lpouvantable gocentrisme
humain :
La famille proprement dite mintresse moins que la gens, la gens moins
que le groupe, lensemble des tres ayant vcu dans les mmes lieux au
cours des mmes temps. Je voudrais, propos dune dizaine de ces lignes
dont je sais encore quelque chose, noter ici des analogies, des frquences,
des cheminements parallles ou au contraire divergents, profiter mme de
lobscurit et de la mdiocrit de la plupart de ces personnes pour dcouvrir
quelques lois que nous dissimulent ailleurs les protagonistes trop
magnifiques qui occupent les devants de lhistoire. Patience ! Nous
arriverons toujours assez vite ces individus situs trs prs de nous, sur
lesquels nous croyons tort ou raison presque tout savoir ; nous arriverons
toujours assez vite nous-mmes131.
lautobiographie, op. cit., Marguerite Yourcenar pense que tout homme dpend
troitement de ses anctres et que par consquent, comprendre sa propre destine
implique de dmler lcheveau de son propre labyrinthe gnalogique (p. 253 258).
129
Marguerite Yourcenar, AN, p. 973
130
Ibid., p. 974
131
Ibid., p. 974

LUniversalit et lhistoire contemporaine

263

Lintrt de chaque individu rside dans lhistoire collective dont il est


dpositaire, qui permet de retrouver des constantes au travers des
civilisations et les vrits universelles qui prsident lhistoire des
hommes. Lautobiographie devient intressante cette condition.
Sinon en quoi les menus vnements vcus par un individu particulier
et ses tats dme peuvent-ils enrichir le patrimoine culturel de
lhumanit ? Ce nest quun rabchage supplmentaire dhistoires
mille fois racontes, dont loriginalit est depuis longtemps use.
La seule dmarche quil vaille la peine daccomplir consiste
interroger le pass, essayer de reconstituer la vie des gens une
poque donne, tablir les interfrences entre la grande histoire et la
petite histoire quotidienne de chacun. Ainsi se forgent les destines,
les mentalits dont nous sommes le produit. La qute des origines
implique galement de tenir compte des facteurs gntiques. Examiner
lhistoire signifie rencontrer en tout temps et en tout lieu des guerres,
des invasions, des mlanges de populations. Marguerite Yourcenar
rfute la croyance de beaucoup de familles du nord de la France en
une ascendance espagnole ; elle traite par lironie la vanit qui fait
imaginer certains quils possdent un peu de sangre azul en
rappelant que les troupes du duc dAlbe taient pour lessentiel
composes de soldats stipendis, venus de divers coins de lEurope.
Mais incontestablement, si lon remonte les gnrations, la plupart
dentre nous a des origines gntiques composites, on peut se dire
Flamand en raison dune implantation un peu ancienne dans cette
province mais qui pourrait dfinir le Flamand de pure souche ? En tout
cas, linstallation dans une rgion et la matrise de la langue en usage
dans ce coin de lunivers vont dterminer en partie une culture : on
adopte les coutumes du lieu, la religion, les schmas de pense. Les
Flamands, dont la province a t tt engage dans la Rforme et le
processus de dveloppement du capitalisme nont pas reu tout fait
la mme culture que les rsidents de rgions pargnes par ces grands
phnomnes de transformations sociales et qui ont volu lentement.
Lorganisation sociale nest pas non plus tout fait la mme. Suivant
les rgions, la richesse est reste plus longtemps lie la proprit
foncire ou au contraire elle a pris le virage de la rvolution
industrielle et ltat desprit des hommes subit linfluence de ces
ralits. Chacun hrite de toutes ces donnes gntiques, sociales,
culturelles, etc..., il est un condens de multiples gnrations, il porte

264

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

en soi une foule de disparus qui, linsu de tous, accidentellement,


lont marqu de leur empreinte. Ce qui intresse Marguerite
Yourcenar, cest de mettre jour cette multitude de facteurs qui
faonnent ltre humain, ce qui explique quil soit ainsi et non
autrement et de parvenir lessence.
On pourrait craindre que cette volont dapprhender
lessence de ltre humain, ce quil y a duniversel en chacun de nous
nait tendance gommer les particularits et figer lhumanit dans
une espce de vrit ternelle, de fixit oppose lide dvolution.
Ce nest pas le cas ; Marguerite Yourcenar tente plutt de dcouvrir ce
qui reste permanent travers les vicissitudes de lhistoire mais elle ne
dissimule pas que dune gnration lautre, par exemple, on peut
observer des diffrences sensibles. Nous avons vu qu Suarle, elle
sinterroge sur ce qui la rattache ces gens enterrs l. Les fils
manquent pour relier les anctres (pourtant proches) celle qui mdite
sur la tombe familiale. Car si Marguerite Yourcenar ne peut imaginer
que son grand-pre et sa grand-mre maternels, qui lui sont plus
inconnus que Baudelaire par exemple, aient eu en eux des lments
dont elle est faite, pour eux, elle na jamais t plus quune existence
virtuelle, incertaine et inimaginable. Entre sa mre, ses grands-parents
et elle, il y a lhistoire du XXme sicle qui a boulevers la socit.
Sans doute, sans cela, sans le dcs prmatur de sa mre, et-elle t
destine une vie qui, tous les sens du terme, let moins loigne
de Suarle mais lhistoire en a dcid autrement et elle ne peut que
constater quil existe une rupture apparente complte entre ses
anctres immdiats et elle. Assurment, le temps apporte des
changements et mme des transformations radicales, nanmoins,
Arthur et Mathilde taient au second entrecroisement des fils qui me
rattachent tout132 et, mme si Marguerite Yourcenar a quelques
difficults mesurer limportance de cette donne, elle nen
mconnat pas le caractre essentiel car au-del de ces deux
personnes,
stageaient des milliers dascendants remontant jusqu la prhistoire, puis
[...] jusqu lorigine mme de la vie sur la terre133.

132
133

Marguerite Yourcenar, SP, p. 739-740


Ibid., p. 739

LUniversalit et lhistoire contemporaine

265

Ltre unique que reprsente chaque homme nest quun rebrassage,


un amalgame, un arrangement accidentel de gnes, datomes venus
du fond des ges, qui se rorganisent pour faire de chacun un individu
nouveau, indit, aprs avoir travers une multitude infinie dautres
tres tout aussi uniques. Chacun de nous forme un maillon dune
chane sans fin et pour tre objective, la qute du Moi implique la
connaissance des anctres et elle devient bien vite universelle. Sans
doute peut-on comme dans Un homme obscur pressentir linfluence de
la philosophie bouddhique mais certainement aussi celle des
dcouvertes scientifiques du XXme sicle.
Autres uvres
Laction dAlexis ou le Trait du vain combat comme celle du
Coup de grce et de Denier du rve, se situe lpoque
contemporaine. La seconde nouvelle du triptyque La Mort conduit
lattelage, intitule Daprs Greco, publie en 1981 sous le titre
Anna, soror... prsente-t-elle, comme Luvre au Noir et Un homme
obscur qui sont issus du mme ouvrage initial, une image de lhistoire
contemporaine ? Le thme de linceste entre un frre et une sur
lpoque de la Contre-Rforme qui constitue le sujet dAnna, soror...
na subi que de trs faibles modifications par rapport aux versions
initiales du rcit. A propos de Znon, Marguerite Yourcenar explique
que les gots sensuels134 dpendent frquemment des conditions
dexistence. Cette affirmation de la romancire dj ge sapplique-telle aux uvres de jeunesse ? Autrement dit, est-ce le milieu familial
et social des personnages qui rendrait compte de leurs tendances
sexuelles que la norme considre comme dviantes et ce faisant,
Marguerite Yourcenar nintroduit-t-elle pas en filigrane des ralits
propres lhistoire contemporaine ?
Bien que la dimension politique soit absente dAlexis, les
ressemblances entre le personnage principal du premier roman de
Marguerite Yourcenar et celui du Coup de grce ne passent pas
inaperues. Comme ric, Alexis appartient la vieille aristocratie
ruine, qui na plus offrir quun drisoire titre de noblesse en

134

Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, op. cit.,


p. 82

266

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

change dune fortune rcente. Sans doute Alexis na-t-il pas song
cela en pousant Monique, nanmoins son frre le remercie :
il me remercia avec une sorte deffusion davoir, disait-il, sauv notre
famille ; je compris alors quil faisait allusion votre fortune, et cela me fit
honte135.

Alexis dveloppe avec insistance le climat qui rgne dans sa famille ;


la dchance financire retentit sur toutes choses et on comprend que
son frre vive dans lobsession de largent. Les jeunes annes dAlexis
se droulent dans une immense maison blanche, trs grande, froide et
dlabre, en compagnie de femmes toujours un peu tristes et peu
bavardes. Alexis dit de son enfance quelle fut silencieuse et
solitaire136, dans une vieille famille, qui reprsente la fin dun
lignage137 et o lon semble ne continuer vivre que par fidlit138.
Limpression dominante qui se dgage de cette vocation est celle
dune agonie, dune progression calme et rsigne vers la mort. Rien
na chang dans le mode de vie, on conserve les apparences malgr les
signes vidents de pauvret et ainsi se prolonge une survie artificielle.
La mre dAlexis consent des sacrifices pour lui offrir des tudes
Vienne, o il vit dans la pauvret et ne peut tenir le rang quaurait d
lui permettre son nom. Lunivers dans lequel volue cette aristocratie
dcadente, o ne subsistent que des apparences qui masquent la mort,
apparat dltre et alinant pour la jeunesse. La vie relle, saine
quincarnent Monique et la bourgeoisie ascendante dont elle fait
partie, reste trangre Alexis. On peut supposer que sa maturit,
affective notamment, en souffre. On peut aussi admettre que dans ce
milieu touffant, qui refuse lpanouissement aux jeunes, certains
tres sinsurgent contre lalination et ne trouvent dautre manire
daffirmer leur indpendance quen dfiant lordre moral des anctres,
par le biais de lhomosexualit notamment.
La mme hypothse sapplique Anna et Miguel. Plus encore
quAlexis peut-tre, le frre et la sur vivent dans un univers
absolument clos, isol du reste du monde. Sans contacts avec
lextrieur et la ralit, ils subissent en outre la solitude des exils et la
135

Marguerite Yourcenar, Alexis ou le Trait du vain combat, OR, p. 61-62


Ibid., p. 15.
137
Ibid., p. 13.
138
Ibid., p.12.
136

LUniversalit et lhistoire contemporaine

267

loi crasante de lInquisition dont leur pre est le reprsentant


impitoyable et profondment ha. Les murailles du fort Saint-Elme ont
valeur symbolique autant que relle. Si elles servent emprisonner les
ennemis de lEspagne, elles protgent aussi Don Alvare et les siens
des ides des hrtiques et du dsir de vengeance des victimes de
lInquisition espagnole. Quoique libres, les deux jeunes gens et leur
mre ressemblent fort des prisonniers. Linceste entre le frre et la
sur apparat comme laffirmation de leur existence propre dans
lunivers morbide et alinant qui les touffe et leur mre, qui semble
trs bien comprendre leurs sentiments, ne dsapprouve pas. Elle aussi
affirme sa libert. Elle a appris la lecture ses enfants dans Cicron et
Snque et elle-mme mdite Platon plutt que les ouvrages de pit
catholique :
Plus tard, sa fille Anna ne put se souvenir de lavoir entendue prier, mais
elle lavait vue bien souvent, [...], un Phdon ou un Banquet sur les genoux,
... mditer longuement...139.

Autre affirmation de son indpendance par rapport son poux :


Personne ne savait quelle faisait passer en secret du linge et des boissons
rconfortantes aux prisonniers dans les cachots de la forteresse140.

Valentine est, semble-t-il, bien loin dapprouver la loi et les


agissements de la puissante glise catholique et elle se comporte en
pouse qui nhsite pas entre sa conscience et lobissance conjugale.
On peut penser que, fidles lexemple de leur mre, Anna et Miguel
choisissent dtre eux-mmes et saffranchissent de la loi morale
inhumaine qui les opprime.
A la diffrence dAlexis qui semble ne se rvolter que contre
un ordre moral, on peut entrevoir dans Anna, soror... une rvolte
caractre plus politique. En effet, si lon examine les dates de
composition du roman que donne Marguerite Yourcenar, on apprend
que la premire bauche date de 1925 (et le texte dfinitif de 1935), ce
qui renvoie assez nettement Denier du rve dont la premire version
fut publie en 1934 et qui a t inspir notamment par la marche sur
Rome, qui eut lieu en 1922. Ne conviendrait-il pas dtablir un
139
140

Marguerite Yourcenar, Anna, soror, OR, p. 882-883.


Ibid., p. 882.

268

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

parallle entre la Naples de lInquisition et la Rome du fascisme ? A


travers limage de Naples au XVIme sicle et des personnages reclus
dans le fort Saint-Elme par un gouverneur tyrannique, au service
dune ide exclusive, ne devine-t-on pas un rgime totalitaire, qui
broie les tres, tel que ceux qui accdaient au pouvoir dans les annes
20 et 30 ? Comme elle la fait maintes reprises, Marguerite
Yourcenar prsenterait dans Anna, soror... et Denier du rve deux
facettes dune ralit identique, entrevue selon deux perspectives un
peu diffrentes. Linceste servirait dmasquer lapparence dordre de
toute dictature. Enfin, lchec du dogme face Platon et lchec
dfinitif de Don Alvare pourraient sinterprter comme le triomphe de
la sagesse antique et de la libert.
Marguerite Yourcenar explique clairement dans la prface de
1981 pourquoi elle a trait un sujet aussi os que linceste :
Que linceste existe ltat de possibilit omniprsente dans la sensibilit
humaine, attirante pour les uns, rvoltante pour les autres, le mythe, la
lgende, lobscur cheminement des songes, les statistiques des sociologues
et les faits divers en font preuve. Peut-tre pourrait-on dire quil est vite
devenu pour les potes le symbole de toutes les passions sexuelles dautant
plus violentes quelles sont plus contraintes, plus punies et plus caches [...]
Linceste seul demeure inavouable [...]141.

Alors que mme lamour entre deux personnes de mme sexe, si


longtemps rprouv, est presque admis en 1981, linceste reste tabou.
Or, explique Marguerite Yourcenar, linceste a exist de tout temps, il
apparat dans les uvres littraires des plus grands crivains mais ce
sujet est frapp dinterdits dune telle force quil nest jamais voqu
dans la clart ; on le tait ou faute de mieux, on le dissimule sous une
paisse couche de mensonges. Marguerite Yourcenar se propose den
parler avec clart, dcence et simplicit car il sagit dun fait que lon
rencontre dans la nature, en dpit de la rprobation de toutes les
morales du monde.
Dans la postface ajoute la suite du roman et compose au
Maroc, en 1981, elle crit : Anna, soror fut crite en quelques
semaines du printemps 1925, au cours dun sjour Naples et
immdiatement au retour de celui-ci142. Et ds lorigine, il acquiert
peu de dtails prs sa forme dfinitive. En 1929, elle publie Alexis ou
141
142

Marguerite Yourcenar, AS, postface, OR, p. 937-938


Ibid., p. 935.

LUniversalit et lhistoire contemporaine

269

le Trait du vain combat o elle traite du thme de lhomosexualit.


Lorsquelle compose la postface dAnna, soror... en 1981, elle peut
tablir une distinction entre lhomosexualit et linceste ; tandis que le
second conserve son caractre de monstruosit intolrable, le premier
est quasiment entr dans les murs. Dans les annes 20, il ny avait
pas une telle diffrence, bien que certains crivains en particulier
Gide en France aient commenc lever le voile sur ce que lon
considrait comme honteux. A peu de temps dintervalle, Marguerite
Yourcenar aborde deux sujets dont on na pas encore coutume de
parler aisment et librement. Et mme quand on commence le faire
comme cest le cas pour lamour entre des personnes de mme sexe, le
fait-on correctement ? En 1963, Marguerite Yourcenar en doute
profondment :
[...] il semble en effet que le problme intime dAlexis ne soit gure
aujourdhui moins angoissant ou moins secret quautrefois, ni que la facilit
relative, si diffrente de la libert vritable, qui rgne sur ce point dans
certains milieux trs restreints, ait fait autre chose que de crer dans
lensemble du public un malentendu ou une prvention de plus.

Et quelques lignes plus loin, elle prcise : Les murs, quoi quon
dise, ont trop peu chang pour que la donne centrale de ce roman ait
beaucoup vieilli 143 .
La valeur historique de ces deux romans, si lon se place du
point de vue vnementiel, nest pas significative. En revanche, ils ont
un rapport avec lhistoire des murs. Marguerite Yourcenar entend
montrer luniversalit de deux ralits que la socit rprouve et
rejette, vouant ainsi lopprobre et au malheur des hommes et des
femmes qui ne correspondent pas la norme. Partout et de tout temps,
ainsi que latteste la littrature, il a exist des gots sensuels
diffrents. Ils existent dans la nature, mme si du strict point de vue de
la procration, ils apparaissent contre nature, et il faut donc les
prendre en compte et les tolrer, au lieu de les condamner au nom
dune morale religieuse rigoriste. Anna, soror... et Alexis sinscrivent
dans la perspective de la lutte pour le respect des droits des minorits
et contre lalination de lindividu par les forces sociales.

143

Marguerite Yourcenar, A, prface, OR, p. 3-4.

Chapitre 2
Lhistoire contemporaine a-t-elle un
intrt spcifique ?
Bien que les uvres de la maturit de Marguerite Yourcenar,
les Mmoires dHadrien, Luvre au Noir, Un homme obscur
semblent viter soigneusement les sujets qui appartiennent lhistoire
contemporaine, on dcouvre de multiples chos et correspondances
entre le pass et lactualit du XXme sicle. Quant au Labyrinthe du
monde, au Coup de grce et Denier du rve, ils sinscrivent dans
lhistoire rcente. Il semble donc impossible et inexact de prtendre
que Marguerite Yourcenar sest intresse exclusivement lhistoire
ancienne et quelle a ddaign lhistoire de son temps. Comment
expliquer cet intrt pour les vnements et ralits contemporains ?
Nous avons vu que certaines interprtations peu apprcies de
Marguerite Yourcenar, la suite de Denier du rve et surtout du Coup
de grce, ont pu la dtourner daborder des sujets appartenant
lhistoire du XXme sicle et lui faire prfrer des poques lointaines
qui, aujourdhui, nexacerbent plus les passions et comportent moins
de risques. Finalement, chercher comprendre lintrt de Marguerite
Yourcenar pour lhistoire contemporaine revient souvent se
demander pourquoi lhistoire exerce tant dattraits sur elle.

I Prsent et histoire
Dans lentretien avec Patrick de Rosbo, elle rpond
pratiquement elle-mme la distinction que lon peut tablir entre
histoire passe et ancienne et histoire actuelle :
je vous avoue [...] que cette diffrence que la plupart des gens tendent faire
entre ce qui est historique et ce qui est moderne ou contemporain me

272

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


parat tonnamment factice, et que cest un concept de lesprit contre lequel
jaimerais lutter1.

Elle prcise sa pense dans lobservation suivante :


Il est paradoxal, mais vrai, de dire que tout roman est un roman historique,
pour la simple raison que tout roman se situe dans le pass, lointain ou
proche, et quun vnement situ un an ou six mois dici est aussi
irrmdiablement perdu, aussi difficile rcuprer que sil stait pass il y
a des sicles2.

Marguerite Yourcenar a raffirm plusieurs reprises que le concept


de roman historique lui semblait un peu absurde car le prsent devient
linstant mme du pass, lhistoire nest rien dautre que le temps
qui scoule et par consquent, si un crivain entend situer laction de
son roman et ses personnages une poque donne, ft-elle rcente, il
est automatiquement confront au problme de lhistoire. Mais
linverse est galement vrai ; lhistoire scrivant aujourdhui, partir
du prsent, il ny a pas tanchit, le prsent vcu par lcrivain a
toujours tendance marquer lhistoire de son empreinte. Ce
mouvement constant du prsent au pass est soulign par Marguerite
Yourcenar dans lentretien accord Bruges le 1er juin 1971 :
je nai pas le sentiment quil y a une diffrence trs profonde entre le prsent
et le pass. Pour moi, il y a la vie. Il y a le fait que les tres sont engags
dans la vie, que nous qui sommes ici prsents nous sommes naturellement
des rsultats du pass que nous remontons dans toutes les directions vers
toutes espces de faits et dvnements , que nous sommes un jour du
pass, que nous sommes dj, par ce que nous avons fait hier, du pass. Et
ce qui importe, cest ce mystrieux changement de la vie passant travers
toutes les formes3.

Chaque moment qui passe est confluence du pass et du prsent mais


tout tre humain est, ds linstant o il vit, lieu de rencontre permanent
du prsent et dun pass qui va samplifiant avec lcoulement des
annes. Ce que Marguerite Yourcenar veut saisir dans ses uvres
correspond au flux de la vie qui, sitt engage, commence
sengloutir dans le pass mais qui sans cesse recommence. Donc, au
1

Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 39.


Ibid., p. 39.
3
Marguerite Yourcenar, PV, p. 112.
2

Intrt spcifique de lhistoire contemporaine ?

273

fond, quelle voque le IIme sicle ou le dbut du XXme sicle, la


dmarche ne varie gure et se demander pourquoi elle a choisi
dvoquer lhistoire contemporaine revient simplement dterminer
les causes de son intrt pour lhistoire. Aux questions subjectives
envisageant lintrt pour lhistoire et le pass comme un refus et une
fuite du prsent, elle rpond que ce nest pas une affaire de got. La
laideur du prsent ne rend pas pour autant le pass prfrable ; selon
elle, il nexiste pas dge dor et le pass ne constitue pas un refuge
contre les menaces actuelles. Elle assimile lamour du pass
lamour de la vie4. On constate la rapparition du terme vie quand
elle rflchit lhistoire. Ces deux notions se rejoignent ses yeux ;
prouver de lintrt pour lhistoire signifie sintresser la vie des
hommes et au-del toute forme de vie sans doute. Lhistoire ne
sentend donc pas au sens de matriau mort, tout jamais rvolu, mais
plutt comme moment dans la continuit ininterrompue de la vie.

II Lindividu et lhistoire
Lhistoire faonne ltre humain
Trs jeune encore, Marguerite Yourcenar comprend que ltre
humain est dtermin par la socit dans laquelle il vit, les vnements
quil subit, ltat desprit ambiant autour de lui. La prface du Coup de
grce reflte clairement son intention : montrer que les tres qui
vivent une priode de crise de lhistoire, une mutation sociale qui
bouleverse leur univers familial ne peuvent en sortir indemnes, quils
sont ncessairement marqus et ont de la peine retrouver un
quilibre dans un univers qui chavire. Toutes les uvres publies
aprs-guerre montrent de la mme faon que les personnages ont
vivre une poque donne et quils doivent composer avec la ralit
environnante ; pour certains, cela va presque de soi, pour dautres, le
conflit peut aller jusquau choix du suicide. En tout cas, tout au long
de son uvre, se vrifie ce quelle dit en 1971 un envoy du journal
La Croix : Jestime qu toutes les poques lexistence humaine est
dtermine par la politique5. Les vnements majeurs de lhistoire ne
4
5

Ibid., p. 348.
Ibid., p. 122.

274

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

se droulent pas dans un monde part, dont les hommes seraient


soigneusement protgs, ils interviennent au contraire dans la vie
ordinaire et en bouleversent quelquefois les donnes, Znon
reprsente certainement un pur produit de la Renaissance mais il subit
le contrecoup de la Rforme6. Mme dans une priode calme, sereine,
sans soubresauts politiques graves, ltre humain est soumis de
multiples facteurs de conditionnement et les influences diverses, qui
sexercent sur lui, lui donnent sa forme ; dans un entretien RadioCanada en 1974, Marguerite Yourcenar prcise :
Je pense quil y a beaucoup dorgueil simaginer que quelquun, l-haut,
prend la peine de tirer nos faibles ficelles, et il y a presque une sorte de
blasphme simaginer que linfini, lternel soccupe ainsi de nous. Mais,
quant au conditionnement, [...] nous ne pouvons pas ne pas y croire.

Et elle cite son exemple :


cest un conditionnement que de natre en 1903, au seuil du dangereux
XXme sicle. Cest un conditionnement que de natre dans lEurope
occidentale, avec les avantages et les dsavantages que a suppose, de natre
dune famille assez aise pour vous permettre une certaine libert7.

De ce point de vue, elle mesure que les loisirs, la libert dont bnficie
un jeune qui nest pas contraint de travailler pour vivre favorisent sans
doute une carrire dcrivain.
Histoire et temps
Lune des ides matresses de Marguerite Yourcenar, cest
que ltre humain est li de toutes les faons lhistoire, histoire de
son temps dabord, qui pse sur lui, inflchit sa destine, et histoire
passe : celle de sa naissance, de ses jeunes annes, qui trs tt
dtermine sa vie son insu et aussi histoire de ses anctres qui
constitue son hritage. En chaque individu, seffectue constamment
une osmose entre pass et prsent et en chacun se reflte lhistoire de
lhumanit, dans un inextricable enchevtrement dhistoire
individuelle et collective. Cette conception de lhistoire, bien
6

Marguerite Yourcenar considre que les prfrences sexuelles de Znon ellesmmes rsultent largement dune situation sociale.
7
Marguerite Yourcenar, PV, p. 155-156.

Intrt spcifique de lhistoire contemporaine ?

275

diffrente dune simple suite dvnements ponctuels, isols,


seulement relis par laction des personnages mais conue comme une
interaction permanente, jamais interrompue des faits extrieurs et des
passions humaines justifie lhypothse retenue par Camillo Faverzani
dans son travail de recherches sur Marguerite Yourcenar8. Chez
Marguerite Yourcenar, lintrt pour lhistoire ne relve ni dun souci
esthtique ni dun travail dhistorienne mais plutt dun choix
philosophique ; il sinscrit dans sa dmarche dhumaniste. Ainsi que
nous avons pu le remarquer plusieurs reprises, elle considre ltre
humain comme un tre parmi les autres, elle ne se soucie pas de lui
comme dune crature unique, qui serait la seule qui vaille la peine
quon lui prte attention : Il ne sagit pas de faire de lhomme une
idole. La valeur de lhumanisme est celle dassumer pleinement la
condition humaine9, dclare-t-elle pour le journal La Croix en 1971.
Tout homme se trouve par consquent engag dans cette tche, quil
convient de dfinir et dont il faut sacquitter au mieux. L rside la
proccupation essentielle de Marguerite Yourcenar, qui sefforce par
ailleurs de concilier ce double postulat en apparence contradictoire :
ltre humain, universel, reste le mme au fil des sicles bien que
chacun soit le rsultat direct dun conditionnement individuel par
diverses contingences actuelles et passes et quil porte les traces du
milieu social, culturel, etc, dans lequel il vit prsentement et dans
lequel ont vcu ses anctres.
Le caractre nettement humaniste de luvre de Marguerite
Yourcenar conduit Henri Vergniolle de Chantal la classer parmi les
crivains moralistes franais10 mais son originalit consiste
renouveler le genre de lcriture moraliste en utilisant le roman
8

Camillo Faverzani, Luvre narrative de Marguerite Yourcenar et lhistoire.


Quelques notes, Tesi di Laurea, Universita' Degli Studi di Verona, Faculta' Di
Economia E commercio, anno 1984-1985, crit : je vais prsenter le roman
historique comme moyen danalyse psychologique, lexploitation de lhistoire pour
reprsenter des traits humains (p. 85-86). En effet, chez Marguerite Yourcenar,
lhistoire nest pas extrieure lhomme, elle sexprime travers les hommes et
chaque caractre humain en porte lempreinte.
9
Marguerite Yourcenar, PV, p. 125.
10
Henri Vergniolle de Chantal, La morale de Marguerite Yourcenar daprs son
uvre romanesque, thse de doctorat de lUniversit de Montpellier III, juin 1995,
analyse lhumanisme de Marguerite Yourcenar, ce qui la rattache au courant moraliste
franais et ce qui fait loriginalit de sa pense, la fois loigne de lhumanisme
optimiste de la Renaissance et de lhumanisme dgag de tout caractre de
transcendance du XXme sicle.

276

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

historique. Loin dtre un artifice littraire, un divertissement, celui-ci


devient pour Marguerite Yourcenar le moyen de rechercher lessence
universelle de lhomme, de saisir la communaut de penses, de
destins dans des circonstances historiques pourtant bien diffrentes.
En essayant de recrer la situation exacte dans laquelle Hadrien a
vcu, de comprendre quels furent ses dsirs, ses craintes, ses ractions
dicts par son temprament, par sa culture, par son statut dempereur,
elle dcouvre quHadrien ne diffre pas trs profondment dun
homme du XXme sicle et que les accidents de lhistoire neffacent
pas ce qui constitue le fonds commun de lhumanit. Pourtant, ainsi
que nous avons eu loccasion de le constater, il arrive aussi que la
continuit de la vie et de lhistoire prsente des ruptures. A Suarle,
Marguerite Yourcenar semble chercher en vain rassembler des
bribes qui sloignent chacune de leurs cts et qui seffilochent au
cours du temps. Le mme sentiment assaille Egon revenu chez lui,
Woronovo. Les bouleversements survenus en quelques mois ont
ananti un pass sculaire et Egon doit se rendre lvidence : le
monde dautrefois quil a connu dans sa jeunesse est rvolu jamais.
La force de la vie qui sexprime dans lhistoire doit compter avec le
pouvoir destructeur du temps. En dehors de lessai Le Temps, ce
grand sculpteur qui constitue une mditation sur les effets du temps,
Marguerite Yourcenar se livre souvent des remarques nostalgiques
sur la disparition des traces anciennes de la prsence humaine, que le
temps a englouties. A propos de lItalie que visite son grand-pre
Michel Charles, elle voque deux stades successifs danantissement
de la civilisation passe. Michel Charles contemple des ruines qui
sont encore de grands vestiges draps de plantes grimpantes dans
lesquelles on ne peroit gure les btiments prestigieux de jadis mais
qui ont conserv une relle majest. Aujourdhui, ces mmes ruines
envahies par la vgtation se rduisent des spcimens
darchitecture du pass restaurs, tiquets, maquills11. Peu peu,
tout vestige du pass sefface dfinitivement. A Flmalle, en 1956,
Marguerite Yourcenar contemple ce qui reste du chteau de sa famille
maternelle12 et mesure la fragilit des possessions humaines
confrontes laction du temps. Si lhistoire montre que des faits

11
12

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1029.


Marguerite Yourcenar, SP, p. 763-764.

Intrt spcifique de lhistoire contemporaine ?

277

identiques se rptent au cours du temps, il arrive aussi que ce dernier


supprime tout jamais les traces du passage de lhomme.

III Lhomme et lhistoire


Lhistoire comme guide pour le prsent
En humaniste digne de ce titre, Marguerite Yourcenar attend
du pass des lumires pour le prsent. A Patrick de Rosbo, elle dclare
que lhistoire
nous libre de certains de nos prjugs et nous apprend voir nos propres
problmes et nos propres routines sous un autre angle13 ;

en ce sens, lhistoire est une cole de libert. Les hommes des


sicles passs ont d rsoudre des difficults et des problmes que
nous rencontrons peu ou prou et les solutions quils ont choisies
peuvent tre de quelque profit, aujourdhui encore. Hadrien, conscient
que la guerre de conqute conduisait lEmpire sa perte, a prfr
renoncer lexpansion et consolider les frontires et la paix. Avec le
personnage de lempereur romain, Marguerite Yourcenar prsente le
chef dtat confront ses responsabilits impriales, et appel
choisir et appliquer une politique. Ce choix tant lordre du jour
dans les dmocraties occidentales de laprs-guerre, il ntait pas
mauvais de se reporter au dernier reprsentant de la grande pense
antique, dont quelque lumire et quelque clart mane encore14.
Laction conduite par un homme intelligent, form la pense
grecque, fournit des sujets de rflexion particulirement dignes
dintrt et les solutions adoptes par Hadrien doivent tre envisages
encore de nos jours. Bien moindre est la responsabilit de Znon mais
dans un monde o rgnent dincessants conflits, qui ne peut se trouver
dans la situation de ce personnage ? Quelle ligne de conduite adopter ?
Il faut avant tout rester lucide et fuir tout compromis, dit Marguerite
Yourcenar. Cette solution, que peut-tre certains seront incapables de
choisir, nest-elle pas la voie du courage, qui permet ltre humain
daffirmer quil reste encore matre de sa personne, mme dans les
13
14

Rosbo, op. cit., p. 44.


Marguerite Yourcenar, PV, p. 223.

278

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

situations sans issue ? Lhistoire offre matire rflexion,


comparaison, elle constitue un enrichissement intellectuel qui doit
rendre moins esclave dune actualit souvent confuse, difficile
interprter. Elle offre des points dappui qui permettent la pense de
se librer et de sexercer dans lindpendance.
Nest-ce pas aussi par la connaissance de lhistoire que
lindividu tributaire du poids de ses origines et conditionn par le
pass de ses anctres peut accder un Moi original ? Cette question
semble implicitement se dgager du Labyrinthe du monde. En
remontant le cours de ses origines familiales, Marguerite Yourcenar
met en vidence des constantes ; elle rvle comment se sont
constitues les fortunes puis comment elles ont volu, quel fut le
mode de vie de tous ces chtelains du Nord dont elle descend, ce que
reprsentaient la religion, la famille dans ces milieux bourgeois, quelle
place occupait la femme, comment on prparait lavenir des enfants et
la perptuation des solides valeurs bourgeoises. Elle parvient
analyser clairement, comme si elle tait parfaitement trangre, le
milieu social et culturel qui fut le sien. Elle sefforce dobserver
objectivement, en les recrant, ces femmes qui furent ses ascendantes
directes sa mre et ses grands-mres , mesure ce que fut leur vie,
lcart avec la sienne, se situe par consquent exactement dans la
ligne familiale, value avec lucidit, en vitant les prjugs et le
parti-pris les comportements et les valeurs morales de ses anctres,
saffranchit ainsi de toute obligation de fidlit, choisit librement, en
pleine conscience, dtre ce quelle est et ce quil lui convient dtre.
Lhistoire apparat donc comme une cole de libert, non seulement
par rapport aux vnements qui concernent la socit tout entire mais
aussi par rapport sa propre dtermination, au conditionnement de la
premire socit laquelle lenfant est soumis, le milieu familial.
Lhistoire apporte la connaissance de soi, en tant quindividu et
membre dune socit, dun pays et cette connaissance permet
daccder la libration.
Le hasard
Lhistoire semble obir certaines lois ; elle se rpte, dune
manire cyclique ; les empires, mme les plus solides, les mieux
tablis et les mieux dirigs, ne rsistent pas lusure, ils sombrent un
jour, laissant la place au dsordre, la guerre en gnral, puis des

Intrt spcifique de lhistoire contemporaine ?

279

pisodes de conflits violents, succdent le retour de la paix laquelle


tout le monde aspire, un regain de prosprit et lapparence du
progrs. Et ce processus est observable tout au long de lhistoire.
Pourtant, Marguerite Yourcenar ne cesse daffirmer avec conviction
que dans la vie, le hasard occupe une place essentielle et son exemple
personnel nest-il pas une des meilleures illustrations de limportance
des circonstances accidentelles ? Ne dans un milieu ais, privilgi
de la vieille Europe, qui la prdestinait devenir une jeune femme de
la meilleure bourgeoisie, la culture plutt superficielle, elle se
retrouve brutalement aux tats-Unis, prive de ses liens avec
lEurope, sans fortune, en situation dexile qui a tout perdu mme
si cet exil a t choisi. Cest bien, semble-t il, une suite de hasards, qui
prside la destine de la romancire qui nhsite pas affirmer
frquemment que la plupart des vnements de notre vie sont
indpendants de notre volont, et probablement de toute volont.
voquant son enfance, elle dit Matthieu Galey :
Toute lhumanit et toute la vie passent en nous, et si elles ont pris ce
chemin dune famille et dun milieu en particulier qui fut celui de notre
enfance, ce nest quun hasard parmi tous nos hasards15 ;

la naissance constitue un premier accident dont la probabilit tait trs


faible et qui est suivi par bien dautres :
par hasard jentends lentrecroisement dvnements aux causes trop
complexes pour que nous puissions les dfinir ou les calculer, et qui, en tout
cas, ne semblent pas... (voyez comme je suis prudente !)... ne semblent pas
diriges par une volont extrieure nous16.

Sil ny a ni volont personnelle ni volont extrieure nous, il faut


bien conclure au phnomne accidentel, contingent, qui chappe
toute logique et toute prvision. A la notion dordre dans lhistoire,
soppose la notion de hasard, de circonstances imprvues,
imprvisibles, qui viennent bouleverser un monde que lon croyait
connatre et matriser et crer le chaos. Ainsi peut-elle dclarer dans
un entretien accord en 1968 la Quinzaine littraire : En un sens, la
vie cest le dsordre17. Alors ordre ou dsordre ? Il semble bien que
15

Marguerite Yourcenar, YO, p. 215.


Ibid., p. 147.
17
Marguerite Yourcenar, PV, p. 62.
16

280

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Marguerite Yourcenar ne rcuse ni lun ni lautre. Mais comment


concilier les contraires et comment situer lhomme dans un monde
domin par le chaos ? Existe-t-il un humanisme adquat et ltre
humain a-t-il mme des possibilits daction ?
La marge daction de ltre humain est rduite ; Patrick de
Rosbo, elle avoue :
La seule satisfaction motionnelle que nous vaut le pass, comme dailleurs
le prsent, est de nous montrer chaque gnration le courage et la bonne
volont humaine sefforant de rparer ou damliorer au moins un coin de
ltat des choses, jamais triomphants, mais jamais non plus compltement
vaincus ou dcourags18.

En parlant de seule satisfaction motionnelle, Marguerite Yourcenar


limite dj considrablement le rle que lhomme peut jouer en ce
monde ; il est seulement appel sadapter au dsordre, vivre dans
le chaos, en vitant daggraver ltat des choses et en corrigeant les
aberrations de ses semblables. Lhumanisme va se limiter la
recherche du perfectionnement de soi et au service des autres ; pour le
reste, ltre humain, de passage dans un univers dont il nest quun
infime fragment, doit respecter ce dont il est ponctuellement
responsable. Si lon discerne une ambition promthenne chez
Hadrien et Znon, il nen est plus de mme avec Nathanal qui se
contente de traverser modestement la vie, en sefforant de ne pas
causer de nuisance mais qui a bien compris quil ntait pas en son
pouvoir dagir sur le monde. Dans le chaos qui nous environne, il est
vain de vouloir tout comprendre et on na pas dautre choix que de se
soumettre au hasard. On se rappelle la phrase de Flaubert, chre
Marguerite Yourcenar, disant que vers le IIme sicle, lhomme seul a
t mais Znon dont on souponne lathisme et Nathanal qui
considre la Bible comme un objet inutile construisent eux aussi leur
vie en labsence de Dieu. Limage que Marguerite Yourcenar donne
du monde apparat en fin de compte trs moderne, trs typique du
XXme sicle. La notion dun monde ternel, ordonn, hirarchis,
cr par Dieu, avec une crature suprieure son image et des
vnements ncessaires sefface au profit dun monde o rgne le
dsordre, o laccidentel est de rgle, o des tres vivants vont et
viennent dans lindiffrence des lments, o tout se recre
18

Rosbo, op. cit., p . 46.

Intrt spcifique de lhistoire contemporaine ?

281

constamment car la vie ne disparat jamais mais o rien nest cr de


toute ternit.
Cela contraste profondment avec le sentiment de matrise du
monde que ressent Hadrien au fate de son pouvoir, de la gloire et du
bonheur. Il avoue lui-mme :
Quand je me retourne vers ces annes, je crois y retrouver lge dor. Tout
tait facile : les efforts dautrefois taient rcompenss par une aisance
presque divine19.

Sans cder la prsomption et la vanit, il a sereinement et


lucidement conscience de sa prosprit, qui ne lui semble pas usurpe
et quil ne peroit pas comme un heureux hasard. Bien au contraire, le
monde lui parat ordonn, logique, manichen ; sil existe le chtiment
pour le Mal, il existe aussi la gratification du Bien et chacun se voit
attribuer ce quil mrite :
Javais gouvern un monde infiniment plus vaste que celui o lAthnien
(Alcibiade) avait vcu ; jy avais maintenu la paix ; je lavais gr comme
un beau navire appareill pour un voyage qui durera des sicles ; javais
lutt de mon mieux pour favoriser le sens du divin dans lhomme, sans
pourtant y sacrifier lhumain. Mon bonheur mtait un payement20.

La majest mme du discours, lampleur sereine de la phrase


expriment un sentiment de plnitude, une parfaite aisance au sein dun
monde matris, dont la raison humaine peut inflchir le cours dans la
dure. Compltement opposes cette priode de flicit, les
dernires annes de la vie dHadrien portent la trace du sisme
dvastateur quil na pas su pressentir.

19
20

Marguerite Yourcenar, MH, p. 406.


Ibid., p. 414.

Chapitre 3
Quexprime Marguerite Yourcenar
travers lhistoire ?
I Un tmoignage
Que Marguerite Yourcenar mette en scne lhistoire du pass
ou lhistoire contemporaine, elle exprime ce quelle pense du prsent
et sans doute est-elle mme plus laise dans lvocation symbolique
du XXme sicle ( travers le XVIme ou le IIme sicle) que dans
une vocation directe, par le biais de la prsentation des vnements
contemporains. Mais que propose-t-elle exactement au lecteur ?
Sagit-il dun tmoignage empreint de subjectivit comme peut ltre
toute opinion personnelle forge parfois sous le coup de lmotion,
tributaire de tous les conditionnements et influences du moment ?
Sagit-il dune incitation lengagement, en vogue au XXme sicle ?
Sagit-il de la volont dimposer son jugement, considr comme seul
digne dintrt et de confiance, ainsi que tendraient le faire croire les
paratextes ?
Quoique lironie ait un statut ambigu chez Marguerite
Yourcenar, comme chez la plupart des crivains dailleurs, on ne peut
pas nier son rle de remise en cause et de contestation des notions
communment admises ; la premire fonction de lironie est de semer
le doute. La lecture du portrait de Fernande nous amne nous
demander comment tait cette femme, ce quil faut entendre par ses
bonnes qualits et plus encore, quels sentiments Marguerite
Yourcenar pouvait bien nourrir lgard de cette mre si tt disparue.
Dans un premier temps, le lecteur se sent, mme sil ne lavoue pas,
un peu choqu par lindiffrence, la froideur apparente de cette fille
lgard de sa mre puis se prsentent les questions que Marguerite
Yourcenar a certainement voulu provoquer : comment pourrait-elle
avoir de lattachement pour une personne quelle na pas connue ?
Ny aurait-il pas de lhypocrisie prtendre quelle prouve des
sentiments damour filial pour une personne quelle na fait que

284

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

traverser et dont elle na mme pas ressenti labsence puisquelle a


ds sa naissance t prive de sa prsence ? Marguerite Yourcenar
nest-elle pas simplement l en train de nous montrer la ralit telle
quelle est ? Ne nous incite-t-elle pas nous dgager de tout le fatras
de sentiments convenables, dont nous navons mme plus conscience
quils nous sont dicts, imposs de gnration en gnration, par la
morale et les convenances sociales ? Ne nous ouvre-t-elle pas la voie
dans la qute de la lucidit et de lacceptation de ce que nous
sommes ? Et au-del mme de ces questions, ne va-t-elle pas plus loin
en faisant natre des doutes sur une notion que la communaut
humaine se refuse examiner : lamour entre parents et enfants ? Ne
se trouve-t-il pas des cas o mre et fille ont plus tendance se har
qu se chrir et toute mre est-elle ncessairement une bonne mre,
qui aime ses enfants ? On sait que la rfrence au mythe et plus
simplement lactualit prouve le contraire1. On peut toujours
prtendre que le fait de susciter des questions implique que lon tient
la rponse prte mais il nen reste pas moins que Marguerite
Yourcenar prsente une tournure desprit, une faon dapprhender la
vie, de dmasquer les faux-semblants qui a valeur universelle et ne
relve pas simplement dun principe dautorit troit et dogmatique.
A propos du discours amoureux dans luvre de Marguerite
Yourcenar, Jean-Pierre Castellani crit :
Lironie fragmente ce que lamour totalise. Elle introduit le doute l o la
passion franche privilgie lexaltation. Elle est logique alors que lamour est
lyrique, elle cherche le vrai et non le pur ou le beau ou lunique. Elle est non
conformiste, elle nest pas neutre, elle est dtachement lucide et non
alination [...] Elle est, en fait, discernement et non aveuglement2.

Sans doute lironie nest-elle pas neutre, mais elle vise la recherche de
la vrit, elle se met au service de la lucidit, de lintelligence pour
amener djouer les piges de la passion. Certes, dans le dcalage que
Marguerite Yourcenar cre par rapport au discours amoureux, elle
laisse filtrer son opinion mais ne peut-on lui savoir gr davoir os
parler simplement et naturellement de sujets tabous ? Le lecteur reste
bien libre dinterprter les choses selon ses ides mais elle prsente de
la bisexualit de Znon une explication qui mrite dtre prise en
1

Marguerite Yourcenar, SP, p. 717.


Jean-Pierre Castellani, Lironie dans le discours amoureux de Marguerite
Yourcenar in MY. Ecritures de l'autre, op. cit., p. 248.

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

285

compte. Son attrait pour lhomosexualit sinscrit un peu dans lesprit


de contestation du temps, dit-elle, mais les explications
psychologiques ou philosophiques ne suffisent pas :
Il faut penser au conditionnement par la vie elle-mme, aux aspects sociaux
de ses choix. Un philosophe errant comme Znon qui passe une partie de sa
vie sur les routes, parfois suivi dun jeune valet ou dun jeune disciple, a
plus de chances, mme en dpit des interdits de son temps, de se faire des
liaisons masculines que den nouer dautres, avec des femmes3.

Voil une dmystification de la monstruosit et du caractre


minemment contre nature et condamnable de lhomosexualit. Tout
au plus, Marguerite Yourcenar y voit-elle un got provisoire, non
exclusif, dict par les circonstances un esprit libre, qui a
pralablement su se dbarrasser des puissants interdits de la morale
religieuse. Marguerite Yourcenar ne donne pas une ide bien positive
du mariage et de la vie commune mais faut-il lui tenir rigueur
dvoquer sans dtour lhypocrisie qui entoure la vie conjugale dans le
milieu bourgeois de sa famille ? Imaginant tout ce qui spare Michel
et Fernande, elle dcrit ainsi leur vie future :
linstallation Bruxelles avait du bon. Si cette situation se dnouait, non par
un divorce, inimaginable dans leur milieu, mais par une discrte sparation,
rien de plus naturel pour Fernande que de rester avec lenfant en Belgique
auprs des siens, pendant quil prtexterait daffaires pour voyager ou
rentrer en France4.

En dvoilant ainsi un peu de la ralit du mariage, Marguerite


Yourcenar jette, sinon le discrdit du moins le doute sur cette
institution et elle remet srieusement en question le dogme tabli dans
son milieu dorigine selon lequel seule lunion lgitime, consacre par
la maternit, peut rendre les femmes heureuses.
Si discours autoritaire il y a chez Marguerite Yourcenar, cest
souvent pour stigmatiser la btise, les prjugs, les mensonges et les
compromissions de toutes natures. La conclusion sans appel
dHadrien au sujet de la guerre de Palestine :
Nos territoires stendaient sur des centaines de lieues, des milliers de
stades, par-del ce sec horizon de collines, mais le rocher de Bthar tait nos
3
4

Rosbo, op. cit., p. 82.


Marguerite Yourcenar, SP, p. 716.

286

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


frontires ; nous pouvions anantir les murs massifs de cette citadelle o
Simon consommait frntiquement son suicide ; nous ne pouvions pas
empcher cette race de nous dire non5

correspond une vidence politique. La force et la puissance militaire


peuvent beaucoup mais si un peuple refuse de se soumettre, rien ne
peut ly contraindre. Toutes les observations sur le terrain aboutissent
pour Hadrien une certitude et un choix politique unique : la paix et
la diplomatie. Non seulement la guerre ne rsout pas les problmes
mais elle les amplifie. Il est vrai que Marguerite Yourcenar cherche
faire entendre la voix de la raison et son horreur de la barbarie. Quand
Nathanal stonne que Mevrouw Clara, qui consacre tant dnergie
soigner les malades et les prisonniers, ne sindigne pas de la pratique
de la torture, cest videmment Marguerite Yourcenar qui fait
entendre sa voix :
Il sut ainsi que lorsquelle se rendait la Grande Gele, elle portait toujours
sous le bras un petit cuveau qui faisait office de bain de sige et une cuelle
pleine de suint de mouton, pour laver et graisser les plaies des inculps
soumis la question, et quon avait assis, des poids aux pieds, sur larte
tranchante du chevalet qui peu peu leur sciait en deux le prine. Elle se
munissait aussi de tampons de charpie glisser entre la cheville et les fers
des condamns. Mais il ne lentendait jamais sindigner de la barbarie des
tortionnaires ou de la brutalit des gardes, pas plus quelle ne blmait les
mdecins de lhpital exprimentant sur les pauvres. Le monde tait ainsi
fait6.

Cette acceptation du monde tel quil est et la bont qui consiste


panser les plaies aprs que le mal a t fait mais sans jamais songer
quil faudrait peut-tre dabord agir sur les causes du mal est odieuse
Marguerite Yourcenar et elle cherche ouvrir les yeux de son lecteur,
lui faire observer le monde qui lentoure avec un regard critique.
Elle en appelle la facult des hommes de rflchir, danalyser et
duvrer pour le bien. Lironie ou le simple ddoublement peuvent
faire leffet dune attitude didactique ; il sagit plus srement
dinterpeller lintelligence et de lui faire sentir lurgence de la prise de
conscience.
Cependant, lexception de causes relevant de lcologie,
Marguerite Yourcenar na pas choisi de sengager politiquement.
5
6

Marguerite Yourcenar, MH, p. 473.


Marguerite Yourcenar, HO, p. 991-992.

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

287

Peut-tre peut-on mettre une petite rserve pour Denier du rve.


Nous avons vu que dans la prface de la seconde version de luvre,
elle dit quen 1934, Denier du rve fut lun des premiers romans
franais (le premier peut-tre) montrer la ralit du fascisme telle
quelle se prsentait et Maria Rosa Chiapparo dmontre dans sa thse
comment Marguerite Yourcenar entreprend de dmonter les
mcanismes du rgime de Mussolini. Par la suite, lengagement
politique, cher certains crivains franais du XXme sicle, nexiste
pas chez Marguerite Yourcenar7. Elle exprime certaines opinions dans
sa correspondance mais se garde de le faire dans les textes littraires.
Les vives ractions que provoquent chez elle les agressions de
lhomme contre la nature, la faune et la flore ne saccompagnent pas
de la dsignation des responsables ; l aussi, Marguerite Yourcenar
laisse le lecteur accomplir la dmarche lui-mme. Elle montre
lintolrable, les consquences prvisibles pour lavenir mais se
contente den appeler la conscience universelle. Son comportement
est celui dun tmoin qui na pas de message spcifique transmettre.
Dans Souvenirs pieux, elle traite propos de Flmalle des
dgradations opres par lindustrialisation dans la valle de la
Meuse ; Archives du Nord sachve sur le constat trs sombre des
maux qui ont jalonn le XXme sicle : Lhomme a fait de tout
temps quelque bien et beaucoup de mal8. Avant toute chose,
Marguerite Yourcenar pointe du doigt la propension universelle de
ltre humain semer le mal autour de soi et Znon, Nathanal ou
Hadrien semblent bien attribuer lhomme quel quil soit une terrible
capacit de nuisance. Cela exclut en fait une condamnation politique
bien dtermine ; si la condition humaine porte en soi le mal, on
nentrevoit gure de solution sauf essayer dinstiller un peu de
sagesse en lhomme. Cest ce quelle dclare Patrick de Rosbo :
La proccupation de la sagesse joue un rle assez petit dans la littrature
contemporaine. La plupart des esprits les plus avancs de notre poque
sarrtent au chaos et, passer par-del pour essayer datteindre une certaine
sagesse nest plus, dans lordre habituel, une dmarche moderne. Elle est au
contraire la dmarche mme dHadrien, et de Znon, et dautres
personnages reprsentant des sagesses diffrentes9.
7

Il faut excepter en 1940 larticle qui figure dans une publication du consulat de
France New-York contre louvrage de propagande nazie dAnne Lindbergh.
8
Marguerite Yourcenar, AN, p. 1180.
9
Rosbo, op. cit., p. 100.

288

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Marguerite Yourcenar met en vidence dans ces quelques phrases ce


qui la spare de plusieurs de ses contemporains : la dmarche
humaniste et morale de qute de la sagesse, qui exclut pratiquement
lengagement politique.
Nous avons pu observer que la constance avec laquelle
Marguerite Yourcenar dfend le monde animal et la nature dans son
ensemble sinscrit dans une perspective philosophique : la valeur
relative de ltre humain parmi tout ce qui vit ; lhomme nest pas plus
essentiel que nimporte quel autre tre ; son ingrence dans le systme
cologique ne peut que se rvler nfaste tout comme sa prolifration
anarchique. Lengagement cologique de Marguerite Yourcenar dans
une perspective philosophique et morale se veut, comme lexpression
de ses inquitudes dans les uvres romanesques, une mise en garde
pour lavenir, un appel la prise de conscience et la vigilance.
Maintes fois, elle a dit que les leons du pass devaient aider mieux
affronter le prsent et elle confie mme Matthieu Galey :
Les problmes qui moccupent et me bouleversent sont de ceux qui ne
touchent encore en France quune minorit, mais je crois quils
simposeront de plus en plus lavenir. Je suis parfois stupfaite par le ct
conventionnel et prim des idologies quon nous prsente en France
comme courantes, sinon comme neuves10.

Cette rponse rejoint ce quelle dclare en 1971 Bruges deux


professeurs D. Willems et H. Smekens qui qualifient ses uvres de
romans danticipation : Vous avez parfaitement raison. Cest une
anticipation11. Plus que le prsent, Marguerite Yourcenar considre
lavenir et souligne les problmes contemporains souvent par
superposition avec le pass en vue de faire rflchir le lecteur. Elle
ne prtend pas apporter des solutions mais seulement soulever et
formuler les questions qui se posent aux hommes du XXme sicle.
Son rle consiste tmoigner, en essayant datteindre le maximum
dobjectivit grce un vaste travail de recherches, exposer les
erreurs du temps et les dangers pour lavenir. Elle agit en claireur des
consciences plutt quen guide des actions entreprendre et, la

10
11

Marguerite Yourcenar, YO, p. 245.


Marguerite Yourcenar, PV, p. 119-120.

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

289

manire des moralistes classiques, elle place son espoir bien tnu il
est vrai dans la raison humaine.

II Une leon et un modle de libert et de


courage
Znon, plus encore quHadrien, est en butte aux alas de
lhistoire. Hadrien doit rtablir une situation difficile, il se sent investi
dune trs lourde responsabilit et ne se reconnat pas le droit lchec
mais en dpit des ennemis quil rencontre sur sa route, il est entour
de gens fiables, qui le comprennent et le servent bien12. Mme sil a
parfois un sentiment de solitude devant lampleur de la tche
accomplir, il est bien second tandis que Znon est un personnage
rellement seul. Ds le dbut de Luvre au Noir, il avance dans la
vie en solitaire et il rentre Bruges sous une fausse identit, recherch
par lInquisition car ses ides et ses crits, considrs comme
hrtiques, en font un personnage hautement suspect. Confront la
puissante glise catholique, il doit dissimuler ce quil pense et
renoncer ce quil est profondment pour conserver la vie. Son destin
nest en rien comparable celui dHadrien et il doit mener un combat
trs rude pour surmonter les obstacles que les vnements historiques
dressent sur son chemin. Cest pourquoi on peut certainement
considrer que la leon de courage et de libert dispense par
Marguerite Yourcenar atteint sa plus haute expression dans Luvre
au Noir13. Znon narrive la libert et la matrise de son destin
quau terme dun long cheminement dont Marguerite Yourcenar
analyse les tapes. Tout dabord, sa soif de connaissances, qui
saccompagne dune rflexion sur les connaissances elles-mmes,
dbouche sur le doute et la remise en question de notions qui
apparaissent comme videntes. Il se dtache dautre part des
proccupations communes des hommes et, de retour Bruges, choisit
lascse, qui lamne la conscience de soi. Il accomplit son uvre
12

Marguerite Yourcenar, MH, p. 362-363. Attianus, le tuteur dHadrien, sexpose la


sanction pour assurer lEmpire dHadrien.
13
Cela namoindrit nullement la valeur dHadrien ou de Nathanal mais on peut
considrer que les efforts accomplis par Znon pour refuser toute compromission et
rester jusquau bout lhomme quil a voulu tre sont exceptionnels.

290

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

au noir, la plus difficile de toutes parce que le plus difficile est de


briser nos concepts et de nous sparer de nos illusions14, dit
Marguerite Yourcenar. Mais en renonant toute ambition humaine,
en soubliant pour les autres comme mdecin des pauvres, il ralise
mme luvre au blanc, considre comme la phase de purification
et daccs une forme de saintet. Et lorsquil choisit librement de se
donner la mort, il atteint certainement luvre au rouge faite dun
dpouillement complet et dextase. Le symbolisme alchimique
reprsente les tapes accomplir pour smanciper de la condition
ordinaire de ltre humain, englu dans les prjugs et les passions
ordinaires. Marguerite Yourcenar exprime aussi cette libration de
manire plus simple.
Ses personnages sont des voyageurs, des hommes qui
prouvent le besoin de franchir les frontires ; Hadrien ressent comme
un bonheur les retrouvailles avec la Grce mais il aime aussi visiter les
pays barbares. Dans luvre de Marguerite Yourcenar, le voyage
apparat comme une exploration non seulement du monde autour de
soi mais aussi de lunivers intrieur. Elle avoue Matthieu Galey, qui
lui suggre quelle est assez aventurire de temprament :
Je vais de lavant, cest tout. Mais tout voyage, toute aventure (au sens vrai
du mot : ce qui arrive) se double dune exploration intrieure. Il en est de
ce que nous faisons et de ce que nous pensons comme de la courbe
extrieure et de la courbe intrieure dun vase : lune modle lautre15.

Le voyage constitue le moyen de connatre notre double prison : le


monde qui nous entoure, des murs et des philosophies autres, la
socit avec lagitation et les passions humaines et enfin nous-mmes.
Le voyage symbolique travers les cultures encloses dans les livres,
cher Hadrien et Znon dans sa jeunesse (ainsi qu Marguerite
Yourcenar) permet aussi lapprofondissement de soi et du monde.
Grce la connaissance de soi et des choses, il devient possible
daccder la libert ou du moins de tendre vers ce but car Hadrien et
Znon comprennent en quoi elle consiste ; Marguerite Yourcenar la
dfinit ainsi dans lentretien de Moritn :
[...] lun et lautre conoivent une libert qui sacquiert, dans laquelle on
nentre pas de plain-pied, mais une libert qui sacquiert par la discipline,
14
15

Rosbo, op. cit., p. 127.


Marguerite Yourcenar, YO, p. 309-310.

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

291

qui sacquiert par la rflexion et qui par consquent va trs loin ; et leur
attitude est la mme. Hadrien nous explique, grce la philosophie, grce
son exprience militaire, grce son exprience dhomme dtat, quil est
arriv cet tat pur quil appelle de libert ou de soumission pure. Cest-dire quil est chaque fois sa place en face des choses, capable dtre soi,
capable daccepter les choses comme elles sont et de les modifier partir
des faits16;

et Znon est arriv, lui aussi, force de discipline, ntre jamais le


jouet des vnements, le jouet des individus, le jouet des choses ou
des opinions du temps (ibid.). Cette discipline saccompagne aussi
dascse :
Jincite au dtachement. Ltre se dveloppe en se dpouillant de ses
prjugs et en renonant ses vellits. Le dveloppement de lintelligence
exige une puration de lesprit. Une ascse simpose17,

dit Marguerite Yourcenar au journal La Croix, la mme anne.


Lacquisition de la libert passe en premier lieu par la confrontation
avec la ralit et la connaissance de soi ; de l, on accde la matrise
de soi et au dtachement, qui permettent daccepter dide de la mort
et de sy prparer :
Il suffit daccepter les maux, les soucis, les maladies des autres et les ntres,
la mort des autres et la sienne, pour en faire une partie naturelle de la vie,
comme laurait fait, par exemple, notre Montaigne, lhomme qui, en
Occident, a peut-tre ressembl le plus un philosophe taoste...18,

lit-on dans les entretiens avec Matthieu Galey. En effet, dans ces
lignes qui proposent presque une mthode dexercitation la mort,
Marguerite Yourcenar rappelle Montaigne, bien quelle se rclame
surtout de la philosophie bouddhiste.
Le recueil dentretiens avec Matthieu Galey sachve sur le
rappel des quatre vux bouddhiques et il est bien vident que cette
conclusion agrait Marguerite Yourcenar. Elle les rsume ainsi pour
le lecteur :
il sagit de lutter contre ses mauvais penchants, de sadonner jusquau bout
ltude, de se perfectionner dans la mesure du possible, et enfin si
16

Marguerite Yourcenar, PV, p. 108-109.


Ibid., p. 125.
18
Marguerite Yourcenar, YO, p. 314.
17

292

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


nombreuses que soient les cratures errantes dans ltendue des trois
mondes, cest--dire dans lunivers, de travailler les sauver. De la
conscience morale la connaissance intellectuelle, de lamlioration de soi
lamour des autres et la compassion envers eux, tout est l...19.

Toutefois, part peut-tre le dernier point : travailler sauver les


cratures errantes dans lunivers, la sagesse bouddhique scarte-t-elle
vraiment de la sagesse antique et humaniste ? La sagesse de
lAntiquit exigeait aussi de combattre ses tendances mauvaises et de
progresser ; le stocisme enseignait accepter la mort sereinement et
en approfondissant la pense des auteurs latins qui lui taient chers,
Montaigne aboutit une philosophie semblable celle de Marguerite
Yourcenar qui dit avoir t trs influence par la pense bouddhique.
Limpression se dgage quau fond il existe une sagesse universelle
qui ne tient pas compte des continents et des races. La sagesse
orientale dil y a vingt-six sicles ne diffre pas tellement de la
sagesse formule par Socrate, Aristote et Platon.
Au fil des annes, on note une volution chez Marguerite
Yourcenar. La matrise de soi quacquiert Hadrien, qui ne parvient
jamais se dtacher compltement du monde, est mise au service de
la socit. Hadrien organise ltat, veille son bon fonctionnement
actuel et semploie consolider lEmpire pour plusieurs gnrations.
Alors quHadrien jeune apparat comme un tre au caractre et la
personnalit encore indcis et mal forms, Znon se prsente
immdiatement comme un personnage dcid, en qute de
connaissances et qui choisit sa vie avec autorit mais il va surtout agir
sur lui et peu peu se dtacher du monde. Il fait preuve dune
immense solidarit lgard de ses semblables mais lambition
dintervenir dans le fonctionnement de la socit humaine est
compltement inexistante chez lui. Avec Nathanal, on a affaire un
tre en partie inculte, qui nest pas m comme les prcdents par
certaines curiosits intellectuelles et qui est presque dj dtach du
monde ds ses jeunes annes. Ses seules connaissances lui viennent de
lobservation et elles le confirment dans le choix de lascse. Avec ce
personnage, Marguerite Yourcenar prsente un homme qui na nulle
volont dagir sur le monde et les hommes ; il se contente de traverser
la socit et la vie, solidaire des faibles et de ceux qui souffrent,
vitant dajouter au mal quil voit partout autour de lui et conscient du
19

Ibid., p. 318.

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

293

peu quil est. Si Znon se dpouille de tout ce qui a fait le prix de la


vie ses yeux, Nathanal na pas mme accomplir ce travail ; il
progresse simplement dans le dpouillement. Mais quel contraste
entre Hadrien, fru de culture grecque, toujours prt retrouver les
lieux de la brillante civilisation hellne et Nathanal, qui vit
pratiquement sans livres et na pas le sentiment que ceux-ci sont
essentiels la vie ! Cela tonne de la part de Marguerite Yourcenar
dont on connat lattachement aux livres et la culture ; il est vrai que
lon trouve dans un entretien de 1977 accord Jean Montalbetti cette
remarque au sujet des systmes philosophiques :
Je nen vois aucun qui corresponde la ralit. Je dois dire que je constate
avec de plus en plus dimpatience combien nous sommes prisonniers des
mots, des systmes, de nos faons de voir et de penser, quel point limage
directe de la ralit est rare20.

Dans Un homme obscur, elle met en scne un personnage susceptible


de percevoir limage directe de la ralit et de ne pas lintercepter
dforme par des notions culturelles. Mais nest-ce pas sa trs vaste
culture qui permet Marguerite Yourcenar de prendre suffisamment
de recul pour mesurer les insuffisances des systmes philosophiques ?
Na-t-il pas fallu des annes de rflexion nourries par une solide
connaissance des chefs-duvre de lart et de la pense pour arriver
ce jugement ? A lexception de quelques rares individus, sans doute ne
se trouve-t-il pas bien souvent dans la socit ordinaire des hommes
pratiquement incultes mais au raisonnement juste et droit comme
Nathanal. De ce point de vue, Nathanal ressemble une belle utopie
mais Hadrien et Znon sont plus plausibles. Ces deux personnages
incarnent magnifiquement la leon de libert et de courage transmise
par Marguerite Yourcenar, celui-ci en se retirant sans souillures dun
monde contamin par le mal, celui-l en sefforant de mettre de
lordre dans le chaos.

20

Marguerite Yourcenar, PV, p. 195.

294

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

III Universalit et spcificit


Nous avons dj constat qu travers les particularits
historiques et les faits qui pouvaient sembler typiquement lis une
poque, Marguerite Yourcenar montre quil existe un fil conducteur et
une permanence. Le sicle dHadrien nest pas si diffrent du ntre
que certains limaginent et les problmes lis la Rforme
nappartiennent quen apparence un pass rvolu. Les cultures
paraissent aussi beaucoup moins loignes les unes des autres quon
ne pourrait penser ; entre le stocisme et le bouddhisme, on dcouvre
certaines analogies et lalchimie semble sinscrire dans un courant
philosophique qui traverse les sicles et les frontires. En effet,
daprs Marguerite Yourcenar :
A une poque o le rationalisme scolastique triomphait, avec son monde de
concepts extrmement catgoriss, le bien dun ct et le mal de lautre, le
corps dun ct et lme de lautre, la vie dun ct et la mort de lautre,
lalchimie au contraire, nous ne savons pas par quelles obscures
transmissions, a gard vivantes certaines formes de la pense prsocratique,
et semble avoir communiqu, nous ignorons comment, avec certaines
formes de la pense orientale, peut-tre travers lalexandrinisme et la
Kabbale juive. Paralllement, en postulant un monde fluide, en tat de
perptuel devenir, irrationnel au moins en apparence, les philosophes de
lalchimie ont prfigur Hegel et les physiciens de nos jours21.

Faute de savoir comment lalchimie a pu se dvelopper dans le


monde, il nest pas interdit de penser que si les mmes courants
culturels traversent des socits loignes gographiquement et
distinctes, cest parce que ltre humain est partout le mme
fondamentalement.
On peut tre amen concevoir un certain immobilisme du
temps et des tres, qui se reproduiraient immuablement. Pourtant cette
ide se heurte laffirmation de la ralit dun conditionnement prcis
des tres vivants qui sadaptent aux donnes du moment ou du hasard
et Marguerite Yourcenar a parfaitement conscience de cette
contradiction quelle souligne dans un entretien accord la Radio
Tlvision belge francophone en 1975 ; traitant de la permanence de
la substance humaine, elle dclare :

21

Rosbo, op. cit., p. 124-125.

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

295

Cest trs complexe. Car il y a videmment et nous le sentons tous une


permanence compltement assure de ce qui est essentiel, et en mme temps
les modalits changent tellement, non seulement de sicle en sicle, mais de
gnration en gnration, mais danne en anne []22.

Mais sous cette impermanence, subsiste une ralit psychologique


qui na pas vari et tous ces phnomnes contingents qui apparaissent
au cours de lhistoire ne sont dailleurs nullement fortuits ; si les
hommes contemporains lignorent, cest parce quils prfrent nen
rien savoir et ne pas reconnatre leur conditionnement ; telle est
lopinion dveloppe par Marguerite Yourcenar dans lentretien avec
Patrick de Rosbo :
L mme o nous diffrons, ou croyons diffrer, ces diffrences sont, ou des
dveloppements, qui taient prvisibles, de donnes psychologiques du
pass, ou des ractions contre elles ; elles sont historiquement explicables23.

Bien que Marguerite Yourcenar reconnaisse par ailleurs limportance


du hasard dans la vie de chaque individu, dans le dveloppement de
lhistoire, elle entrevoit surtout une srie de causalits qui souvent
chappent au faible entendement humain mais nen existent pas
moins. Ainsi, le problme de la libert qui est au cur de son uvre
ne se conoit que sur fond de dterminisme. Il nexiste pas une libert
en soi quil sagirait de dcouvrir mais plutt une libration qui se
construit par rapport un moment donn de lhistoire ; et dans une
certaine mesure, en fonction des accidents de sa petite histoire
personnelle, lhomme se construit tel quil veut tre. De l vient la
diversit Hadrien et Znon nont pas la mme ambition mais au
fond de tout cela, il y a un tre humain unique, dou dune certaine
intelligence, dune conscience morale et de volont. Si Hadrien et
Znon poursuivent des buts diffrents, ils procdent nanmoins des
mmes injonctions mentales. Leur curiosit intellectuelle les amne
analyser leur environnement, le penser sans biaiser, tablir des
catgories du Bien et du Mal et transmuer les concepts en dsirs
daction soit sur le monde, soit simplement sur soi. Leur libert
consiste saffranchir peu peu de la dpendance au moindre
dterminisme social pour accder lessence universelle de tous les
tres humains et lharmonie universelle de lunivers.
22
23

Marguerite Yourcenar, PV, p. 166.


Rosbo, op. cit., p. 58.

296

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

La contradiction des ides de Marguerite Yourcenar est plus


apparente que relle ; en lhomme cxistent ce quelle appelle
limpermanence, variable en fonction des transformations
historiques et sociales, et la permanence de ltre que lon retrouve ds
que lon a dcant tout ce qui relve de laccident et de limprvu. En
fait, Marguerite Yourcenar recherche travers lhistoire passe et
prsente et les civilisations diffrentes linvariant humain. Cette
notion nous renvoie aux dcouvertes du XIXme et XXme sicles
dans le domaine de la biologie. Dans son ouvrage clbre Le hasard et
la ncessit, Jacques Monod crit : la stratgie fondamentale de la
science dans lanalyse des phnomnes est la dcouverte des
invariants24. Lobjet de la science est ltude des phnomnes
dvolution, quil sagisse de lunivers ou de nimporte quel
organisme vivant mais quelle soit physique ou mathmatique, toute
loi ne peut tre fonde que sur des relations dinvariance. Or, ces
notions dinvariance et dvolution, caractristiques de la biologie
depuis Darwin, renvoient deux philosophes grecs, dont la pense est
familire Marguerite Yourcenar.
Depuis sa naissance, dans les les ioniennes, il y a prs de trois mille ans, la
pense occidentale a t partage entre deux attitudes en apparence
opposes. Selon lune de ces philosophies, la ralit authentique et ultime de
lunivers ne peut rsider quen des formes parfaitement immuables,
invariantes par essence. Selon lautre, au contraire, cest dans le mouvement
et lvolution que rside la seule ralit de lunivers25.

Jacques Monod voque respectivement Platon et Hraclite, en


apparence opposs mais dont la science moderne ralise la synthse
des ides. Lopposition de ces deux systmes philosophiques
correspond la contradiction souligne chez Marguerite Yourcenar
mais elle la rsout la manire de la biologie moderne qui considre
que toutes les proprits des tres vivants reposent sur un mcanisme
fondamental de conservation molculaire alors que lvolution nest
nullement une proprit des tres vivants puisquelle a sa racine dans
les imperfections mmes du mcanisme conservateur26. Les
24
Jacques Monod, Le hasard et la ncessit, Essai sur la philosophie naturelle de la
biologie moderne, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 134. Cet ouvrage se trouve dans
la bibliothque de Petite Plaisance (n 5136).
25
Ibid., p. 133.
26
Ibid., p. 151-152.

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

297

particularits de lhistoire, les accidents qui affectent toute socit et


toute civilisation rsultent de contingences ponctuelles qui se greffent
en quelque sorte sur luniversalit et linvariance des systmes
humains. On en trouve un exemple avec les guerres parthes dans les
Mmoires dHadrien ou mme avec le rgime de Mussolini dans
Denier du rve. Ces phnomnes qui peuvent affecter durement ceux
qui les vivent et qui comptent lchelle dune vie humaine ne sont
que des piphnomnes lchelle de lhistoire ; il en va autrement de
la Rforme qui donne naissance une nouvelle conception de
lorganisation sociale, qui met fin la domination fodale au profit de
la bourgeoisie capitaliste. Cela correspond la dfinition que Jacques
Monod donne des rapports entre hasard et ncessit :
une fois inscrit dans la structure de lADN, laccident singulier et comme tel
essentiellement imprvisible va tre mcaniquement et fidlement rpliqu
et traduit, cest--dire la fois multipli et transpos des millions ou
milliards dexemplaires. Tir du rgne du pur hasard, il entre dans celui de
la ncessit, des certitudes les plus implacables27.

Les mutations sociales en profondeur relvent du hasard, de laccident


dans un processus de conservation linaire mais une fois inscrites dans
les structures de la socit, elles deviennent ncessit et ce titre, se
reproduisent de manire irrversible.
Une autre question fondamentale de la biologie molculaire,
extrmement complexe, qui, semble-t-il, a pu enrichir la rflexion de
Marguerite Yourcenar, cest celle de lapparition de la vie et
notamment de la forme humaine de la vie ; parmi tous les vnements
possibles dans lunivers, la probabilit dun hasard qui produirait la
vie tait infime ; la ncessit de la vie humaine ne peut tre quune
pure fiction ; ce sujet, Jacques Monod crit :
Il nous faut toujours tre en garde contre ce sentiment si puissant du destin.
La science moderne ignore toute immanence. Le destin scrit mesure
quil saccomplit, pas avant. Le ntre ne ltait pas avant que nmerge
lespce humaine, seule dans la biosphre utiliser un systme logique de
communication symbolique. Autre vnement unique qui devrait, par cela
mme, nous prvenir contre tout anthropocentrisme. Sil fut unique, comme
peut-tre le fut lapparition de la vie elle-mme, cest quavant de paratre,

27

Ibid., p. 155.

298

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


ses chances taient quasi nulles. LUnivers ntait pas gros de la vie, ni la
biosphre de lhomme28.

Cela relativise la place de lhomme dans lunivers, le situe au mme


niveau que les autres tres vivants ; la vie est apparue sous des formes
diverses, elle nest pas incluse seulement dans la forme en laquelle
nous sommes accoutums vivre29 ; il existe dautres systmes peuttre mieux adapts que le ntre, capables de performances
suprieures. Quant notre capacit de symbolisation, elle rsulte elle
aussi de la ralisation dun hasard, hautement improbable. Pour toutes
ces raisons, lanthropocentrisme rsulte dune vision de lesprit. Il faut
reconnatre que le message valeur de testament que nous transmet
Marguerite Yourcenar dans Un homme obscur ne sloigne gure de la
pense de Jacques Monod. Sans nier linfluence du bouddhisme que
Marguerite Yourcenar revendique elle-mme, on peut lgitimement
penser que sexerce aussi celle des dcouvertes du XXme sicle en
matire de biologie. Sans doute est-ce parce que la philosophie
bouddhiste a une conception beaucoup plus ouverte de lunivers que
les religions monothistes et qui ne se fonde pas sur un
anthropocentrisme exclusif quelle arrive sharmoniser avec la
pense scientifique moderne30.
La pense de Marguerite Yourcenar ne semble gure loigne
de celle de Jacques Monod dans Le hasard et la ncessit mais elle
offre aussi des analogies avec celle de Franois Jacob dans La logique
du vivant. Commentant Darwin, il crit :
La nature ne fait que favoriser ce qui existe dj. La ralisation prcde tout
jugement de valeur sur la qualit de ce qui est ralis. Nimporte quelle
modification peut natre de la reproduction. Nimporte quelle variation peut
apparatre, quelle reprsente une amlioration ou une dgradation par
rapport ce qui tait dj. Il ny a aucun manichisme dans la manire
utilise par la nature pour inventer des nouveauts, aucune ide de progrs
ou de rgression, de bien ou de mal, de mieux ou de pire. La variation se fait
au hasard, cest--dire en labsence de toute relation entre la cause et le
rsultat31

28

Ibid., p. 184-185.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 303.
30
Ce point sera tudi plus fond ultrieurement.
31
Franois Jacob, La logique du vivant. Une histoire de lhrdit, Paris, Gallimard,
1970, p. 192.
29

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

299

et ce quon dsigne comme un progrs ou une adaptation consiste en


la russite du jeu dinteractions entre le systme et le milieu32. Cette
notion de puissance de la nature, qui est tout simplement,
indpendamment de toute considration de bien ou de mal se retrouve
nettement dans Un homme obscur. Dautre part, le mouvement de
lhistoire, les variations quintroduisent les actions humaines ne sont
pas sans rappeler le hasard qui prvaut dans la nature et on pourra
sinterroger sur la question du progrs dans lhistoire telle que la
peroit Marguerite Yourcenar. Enfin, cette phrase de Franois Jacob
au sujet de la reproduction des tres :
Elle est le lieu de rencontre entre le dterminisme qui rgit la formation du
semblable et la contingence qui prside lapparition des nouveauts33

fait cho au Labyrinthe du monde.


Il ne sagit pas de considrer luvre de Marguerite
Yourcenar comme lexpression littraire de la pense scientifique du
XXme sicle. La vaste culture de cet crivain lui permet de puiser
de nombreuses sources et damalgamer, en une heureuse synthse, de
multiples influences. La culture grco-latine faonne lunivers mental
de Marguerite Yourcenar mais les cultures du nord de lEurope ne lui
sont pas trangres, non plus que celles de lExtrme-Orient. Forme
la rigueur cartsienne, elle a la curiosit de dcouvrir des formes de
pense teintes de mysticisme, dirrationalit. Elle emprunte cet
cheveau compliqu de quoi se forger une opinion et ses ides
imprgnes dapports multiples droutent quelquefois le lecteur. La
science moderne, ses dcouvertes, les transformations profondes
quelle entrane dans la comprhension de lunivers et de la vie
humaine nont certainement pas laiss Marguerite Yourcenar
indiffrente ; elle sy est intresse car elle ne sest pas tenue lcart
des faits marquants de son temps. Aussi, bien quil ne soit nullement
question de prtendre que sa pense est calque sur la pense
scientifique contemporaine, faut-il tenir compte dans ltude de son
uvre, de linfluence que lapparition de thories scientifiques
rvolutionnaires a pu exercer sur la pense occidentale.

32
33

Ibid., p. 194.
Ibid., p. 194.

300

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

IV Quelle autobiographie ?
Le titre Le Labyrinthe du monde34 peut premire vue
sembler un peu nigmatique pour une autobiographie ; cependant
Souvenirs pieux, inaugur par le rcit de la naissance de la narratrice
se transforme rapidement en ddale qui nous entrane dans le rcit des
derniers moments de la mre puis dans la chronique familiale.
Archives du Nord poursuit sur la lance et ne consacre tout au plus
quune phrase de loin en loin lenfant de Michel. Peut-tre le
sentiment dtranget culmine-t-il dans Quoi ? LEternit o non
seulement, il nest pas question dautobiographie mais o mme les
anctres disparaissent au profit dune rcriture ou dune mise en
abme35 dAlexis et du Coup de grce. Marguerite Yourcenar nous
conduit en effet travers un labyrinthe qui plonge loin dans le temps,
dont le vague fil conducteur, constitu par lascendance et lhistoire
rgionale, finit par se perdre dans un rseau de plus en plus enchevtr
et complexe. Au terme de la lecture, on nen sait pas beaucoup plus
sur la personne Marguerite Yourcenar mais on a beaucoup appris sur
ses origines, son pre, la Flandre et loriginalit de sa conception du
rcit de soi. Plusieurs critiques se sont interrogs sur la nature de cette
autobiographie qui inclut la gens tout entire et qui tient la fois de
lhistoriographie, de la chronique familiale, de lessai, du roman
gnalogique et du roman fond sur la fiction36 ; un seul point semble
34
Titre emprunt au texte de lhumaniste tchque Comenius dont Michel effectue la
traduction la demande de Jeanne.
35
On ne peut qumettre des suppositions sur lintention de Marguerite Yourcenar.
36
Camille Van Wrkum, Le Labyrinthede Marguerite Yourcenar : une approche
gnrique, in Nord, revue de critique et de cration littraires du nord/pas-de
calais, n31, juin 1998, p. 71 79, montre que dans Le Labyrinthe du monde, histoire
et fiction se mlent. Lapparence dobjectivit voisine avec la subjectivit.
Colette Gaudin, Marguerite Yourcenar la surface du temps, Rodopi,
Amsterdam, Atlanta, 1994, voit dans toute luvre de Marguerite Yourcenar une
mditation sur le temps, ce qui donne une approche trs particulire de
lautobiographie, indfinissable, o le je absent comme sujet du rcit de vie est
toujours prsent comme ordonnateur du rcit.
Donata Spadaro, Marguerite Yourcenar et lcriture autobiographique : Le
Labyrinthe du monde, bull. SIEY, n17, dc. 1996, p. 69 83, remarque que
lvocation delle-mme constitue pour Marguerite Yourcenar quelque chose de
superflu.
Batrice Didier, Le rcit de naissance dans lautobiographie : Souvenirs
pieux, in Marguerite Yourcenar, Biographie, autobiographie, actes du IIme

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

301

indiscutable, Marguerite Yourcenar nadopte pas la forme du pacte


autobiographique traditionnel, elle na pas lintention de peindre un
destin individuel, le sien, mais plutt de retrouver au travers dellemme et de ceux dont elle descend le destin humain, universel et
impersonnel, si bien quAndr Maindron a pu parler dhtrobiographie, cest--dire dune biographie collective non individuelle
ou mme de cosmobiographie, au sens o le moi na pas de
dimension propre, en dehors du mouvement de lunivers37. Simone
Proust en propose une explication par le bouddhisme qui rcuse lide
de permanence et fait de chaque personne un agrgat dlments
disposs dune certaine manire et qui renatront quelque moment,
assembls diffremment. Il en rsulte une perception du temps
diffrente de celle qui prside habituellement llaboration de
lautobiographie ; le temps linaire est remplac par un temps
synthtique et indistinct qui mle pass, prsent et futur et la ralit
devient inconsistante, illusoire, puisque rel et imaginaire
sentremlent galement38. Dans cette perspective, ajoute Simone
Proust, la mort de la mre na plus la valeur habituelle de tragdie et
Michel, qui ne sattache rien, fait figure de sage. Sun Ah Park
prsente une hypothse intressante et originale en rapprochant
Marguerite Yourcenar de la nouvelle histoire des Annales. La
nouvelle histoire, ne en raction lhistoire traditionnelle et
positiviste, sefforce denglober toute la vie humaine ; elle ne se limite
donc plus aux documents historiques mais fait aussi appel
colloque international, Valencia, oct. 1986, p. 143-157, note que lindividu se
dterminant par rapport son environnement et lHistoire, lautobiographie inclut de
multiples lments (voir aussi de Batrice Didier, Le paratexte des uvres
autobiographiques in Marguerite Yourcenar Aux frontires du texte, actes du
colloque, Socit dEtude du roman franais du XXe sicle, Roman 20-50, 1995, p.
137 150).
Nous avons dj mentionn les articles dElena Real et Yves-Alain Favre
dans Marguerite Yourcenar, Biographie, autobiographie, actes du IIme colloque de
Valencia, op. cit.
Nadia Harris, Marguerite Yourcenar. Vers la rive dune Ithaque intrieure,
Stanford French and Italian Studies, ANMA Libri, 1994, met en valeur limbrication
de la fiction dans lhistoire et inversement, ce qui permet Marguerite Yourcenar de
transcender par limaginaire le temps destructeur.
37
Andr Maindron, Ltre que jappelle moi, in Marguerite Yourcenar,
Biographie, autobiographie, op. cit., p. 169 176.
38
Simone Proust, Je vous salue Kwannon, pleine de grces Prsence du
bouddhisme dans Le Labyrinthe du monde , in Nord, op. cit., p. 23 32.

302

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

limagination pour recrer un pass dont il ne subsiste pas de traces.


La documentation devient une sorte de point dappui, une base partir
de laquelle lhistorien chafaude une histoire possible mais non
avre. Au terme de sa conclusion :
Lcriture yourcenarienne, comme la dmarche de la nouvelle histoire
montrant que lhistoire cesse dtre histoire, annonce que la littrature cesse
dtre littrature. Le Labyrinthe du monde nous est propos pour ainsi dire
comme un vritable exemple dcriture historique dans le monde littraire,

Sun Ah Park emploie le terme dhistobiographie39.


Une fois encore, la rfrence au bouddhisme nous renvoie la
science du XXme sicle, au caractre accidentel de la prsence
humaine dans lunivers et labsurdit de la notion
danthropocentrisme. Mais le concept de nouvelle histoire qui
envisage des possibles partir de certaines dterminations ne
contredit pas non plus les dcouvertes de la biologie moderne. Il existe
une continuit de lhistoire comme il existe une continuit du vivant
dans laquelle sinterpntrent des processus dadaptations russies, de
rgressions, de rptitions et dans laquelle le hasard joue un rle
primordial mais seulement dans le cadre dun strict dterminisme.
Ainsi aller la rencontre de son moi, essayer de le cerner, de le
dfinir et de limmortaliser dans un texte reprsente une uvre
dlicate et prilleuse. En quoi consiste le moi ? Existe-t-il vraiment
puisquil nest quun hasard non significatif dans une succession de
confluences ? Si Marguerite Yourcenar prouve une certaine aversion
pour le moi, ce nest pas pour une raison morale mais parce que cette
notion lui parat suspecte :
je ne crois pas en la personne en tant quentit. Je ne suis pas du tout sre
quelle existe. Je crois des confluences de courants, des vibrations si vous
voulez, qui constituent un tre. Mais celui-ci se dfait et se refait
continuellement. Cest le point de vue dun grand nombre de penseurs
orientaux40,

39

Sun Ah Park, Ecriture romanesque et criture historique dans Le Labyrinthe du


monde de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, bull. n19, dc. 1998, p. 143 155 ;
citation p. 154-155.
40
Marguerite Yourcenar, PV, p. 181.

Quexprime lhistoire chez M. Yourcenar ?

303

dclare-t-elle Claude Servan-Schreiber en 1976. Le moi est une


commodit, ajoute-t-elle ; cest travers le prisme de son existence,
de son enveloppe charnelle quelle apprhende le monde et quelle
transmet son tmoignage mais son but nest pas de parler dellemme ; il sagit de parvenir rejointoyer ce qui fait sa singularit
avec le vaste terreau dont elle a tir son existence. La mditation sur le
tombeau de la famille maternelle Suarle constitue un moment
crucial parce que, se voyant telle quelle est, citoyenne amricaine,
femme volue du XXme sicle, elle ne parvient pas, ainsi quelle le
dit, rtablir le lien qui lunit ses anctres ; elle voit clairement une
rupture dans lenchanement des faits, un accident qui a boulevers le
droulement normal des choses. Lhistoire tragique du XXme sicle
a ananti la socit dans laquelle staient panouis les membres de sa
famille et Marguerite Yourcenar recherche linvariant qui se perptue
au travers des contingences mais le manque de recul par rapport aux
vnements contemporains ne rend pas la tche trs facile. Les
investigations gnalogiques et les reconstructions imaginaires
auxquelles elle se livre rvlent tout la fois ce qui fait son caractre
unique et ce qui la relie aux anctres. Les personnages qui bnficient
dun traitement privilgi dans cette sorte de chronique correspondent
une volont particulire. Par rapport aux femmes de la famille, elle
montre la distance qui les spare delle. Rien ne la rattache la ligne
des mres de famille nombreuse, souvent victimes de la maternit
pour finir, communes dans la famille de Fernande et elle ne se sent
que de trs loin la fille de cette dernire. Toutefois, cette bourgeoise
sotte et conformiste quest Nomi lui semble encore plus trangre.
Parmi les hommes, on distingue une filiation ; en Rmo, contemporain
de Rimbaud, rvolt comme lui, dont Michel ne diffre pas
totalement, Marguerite Yourcenar reconnat quelques liens de parent
de mme quavec Michel Charles dont elle dit la fin du chapitre qui
voque sa jeunesse : Il est dcidment mon grand-pre41. Et il y a
bien sr Michel, dont Marguerite Yourcenar tient se dmarquer mais
par rapport auquel elle na pas de sentiment dtranget. Linvariant
dont elle parvient renouer les fils est form de sensibilits
semblables, dune certaine communaut de pense distance, dun
fonds de culture commun, dun mme besoin dindpendance et de
libert. A laide de limagination, Marguerite Yourcenar na pas de
41

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1044.

304

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

peine retrouver chez ses anctres des traits qui appartiennent


lhumanit tout entire. Le Labyrinthe du monde explore tous les
mandres, les incertitudes et les inconnues qui font la vie humaine.
Dabord, elle passe tellement vite si on la mesure laune de lhistoire
et de lunivers que trs rapidement, elle se dissout dans loubli et
indpendamment de cela, que savons-nous des tres que nous croyons
connatre ? Seul est sr ce qui appartient en commun tous les
hommes et dont nous pouvons vraisemblablement penser que chacun
a t dpositaire. Ainsi lautobiographie ne correspond plus au schma
traditionnel, elle devient investigation dans le cours de lhistoire,
reconstitution du pass et dhommes imaginaires mais probables ; la
fiction ne parat ni moins crdible ni moins juste que lvocation
dune ralit vcue. Cette autobiographie quon ne sait comment
qualifier car elle se disperse dans de multiples directions sefforce de
reprsenter fidlement un homme insaisissable, lieu de passage et
carrefour des courants de lhumanit et de lhistoire, insignifiant
atome dun univers dont il ne matrise pas les mystres.

Troisime partie

Marguerite Yourcenar :
crivain moderne ou crivain du pass ?

Chapitre 1
uvre classique ou moderne ?
Si lon tente deffectuer un bilan, on constate que lhistoire
permet Marguerite Yourcenar de juxtaposer un grand nombre
dides contradictoires. Le caractre rptitif et cyclique de lhistoire
voisine avec ce que lon appelle les accidents, les priodes de crise qui
signent une fin de civilisation. Le conditionnement, le dterminisme
ctoient le hasard ; ltre humain, produit dun milieu social, est aussi
le rsultat de multiples hasards et prsente en dpit de toutes les
contingences, un caractre universel. Lcoulement des sicles montre
des constantes ; cependant, le monde noffre que dsordre
imprvisible. Le Dieu des chrtiens et plus largement de toute religion
monothiste est rejet ; ny a-t-il pour autant plus trace de Dieu et de
religion ? La notion de sacr figure bien dans luvre de Marguerite
Yourcenar. On a rpt que cet auteur se caractrisait par un grand
classicisme et tait rsolument tourn vers le pass ; pourtant,
lhistoire contemporaine existe bel et bien dans son uvre et elle
semble fort bien documente sur les vnements de son temps, quelle
apprcie avec perspicacit et justesse. Cet crivain que lon peut
considrer comme non-engag et a-politique, par comparaison avec
dautres auteurs ou artistes du XXme sicle et qui a choisi de
sengager pour la dfense de certaines causes, est loin dtre ignorante
sur le plan politique. Comment comprendre et concilier ces influences
et attitudes opposes ? O trouver un fil conducteur dans cet cheveau
embrouill ? Avant dtudier plus fond la pense de Marguerite
Yourcenar et la philosophie gnrale qui se dgage de son uvre, il
convient dlucider le concept de modernit puis nous examinerons
certains aspects techniques et comment elle met en scne lhistoire
quand elle en fait une matire littraire.

308

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

I Quest-ce que la modernit?


Essai de dfinition
Pour appliquer Marguerite Yourcenar la qualification
dcrivain moderne ou au contraire dcrivain de la tradition, il
convient dabord de tenter une approche du concept de modernit.
Dans son ouvrage Les cinq paradoxes de la modernit, Antoine
Compagnon explique tout dabord que la notion de modernit est
difficile dfinir, surtout en France :
On a longtemps oppos ce qui est traditionnel et ce qui est moderne, sans
mme parler de modernit ni de modernisme : serait moderne ce qui rompt
avec la tradition, et serait traditionnel ce qui rsiste la modernisation.
Selon ltymologie, la tradition est la transmission dun modle ou dune
croyance, dune gnration la suivante et dun sicle lautre : elle
suppose lallgeance une autorit et la fidlit une origine1.

Il y a premire vue incompatibilit entre tradition et modernit


puisque celle-ci implique la rupture avec le pass et le renouvellement
des formes dart tandis que celle-l choisit de suivre le sillage trac
par les gnrations prcdentes. Mais la rupture elle-mme, le
renouvellement systmatique peuvent se muer en tradition ; cest
pourquoi Antoine Compagnon arrive cette conclusion que le
moderne peut se comprendre comme ngation de la tradition, cest-dire forcment tradition de la ngation2 et lapparition dans les
annes 1960 des termes postmodernit ou postmodernisme ne fait que
redoubler la difficult car, selon Antoine Compagnon, que serait cet
aprs de la modernit que le prfixe dsigne, si la modernit est
linnovation incessante, le mouvement mme du temps ?3. La notion
de modernit (puis de postmodernit) laisse une impression de flou,
quil serait peut-tre plus facile dapprhender dans ce quelle refuse
dtre : le prolongement, lvolution normale et logique de ce que le
pass a consacr, que dans ce quelle est rellement, tant elle parat
mouvante et fluctuante. En revanche, dit Antoine Compagnon,
lexpression anglaise The Modern Tradition peut aider y voir plus
1

Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernit, Seuil, Paris, 1990, p. 7.


Ibid., p. 8.
3
Ibid., p. 143-144.
2

uvre classique ou moderne ?

309

clair. En effet, bien que le paradoxe subsiste, lAngleterre propose des


repres prcis :
[] lexpression The Modern Tradition est consacre pour dsigner, du
point de vue de son esthtique, la priode historique qui commence vers le
milieu du XIXme sicle avec la mise en cause de lacadmisme. Baudelaire
et Flaubert en littrature, Courbet et Manet en peinture seraient les premiers
modernes, les fondateurs de cette nouvelle tradition, suivis par les
impressionnistes et les symbolistes, par Czanne et Mallarm, les cubistes et
les surralistes, etc [] The Modern Tradition soppose The Classical
Tradition, plus acceptable, puisquelle dsigne la transmission de la culture
antique travers les ges de lOccident et les vicissitudes de lhistoire4.

Prsente comme lart nouveau, apparue en France sous le Second


Empire et contemporaine de la rvolution industrielle, la notion de
modernit acquiert de la consistance ; elle se dfinit par rapport au
classicisme qui prvalait depuis plus de deux sicles.
Dans toute tentative didentification et de dfinition de la
notion de modernit, on retrouve le nom de Baudelaire ; le premier, il
appelle de ses vux lavnement du neuf5 et il proclame sa volont
de faire du nouveau. Dans Lre du vide, Gilles Lipovetsky
reconnat lui aussi que
Le code du nouveau et de lactualit trouve sa premire formulation
thorique chez Baudelaire pour qui le beau est insparable de la modernit,
de la mode, du contingent []6.

Cependant, tandis que certains artistes senthousiasment pour lide de


progrs et rvent dune vritable rvolution dans lexpression
artistique, dune rupture complte entre un avant et un aprs et de
laffirmation dun ordre autre, en matire dart comme en politique,
Baudelaire est loin de partager un tel sentiment deuphorie ; lide de
progrs, quil compare un fanal obscur, napporte que tnbres
dans la connaissance et il juge que seuls des insenss peuvent songer
lappliquer lart. Cette notion de neuf se prsente dans lesprit
mme de Baudelaire comme un faisceau de contradictions et
Nietzsche a vite fait den prciser les limites ; dans le renouvellement
4

Ibid., p. 8.
Ibid., p. 9.
6
Gilles Lipovetsky, Lre du vide. Essais sur lindividualisme contemporain,
Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1983, p. 115-116.
5

310

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

incessant quimplique la modernit, le nouveau ne perd-il pas toute


valeur ? Que reste-t-il
sinon ce que Nietzsche, qui sen prenait la modernit sous le nom de
dcadence, appelait lternel retour, cest--dire le retour du mme se
donnant pour autre, la mode ou le kitsch ?7

Lassimilation de la modernit la dcadence par Nietzsche ne fait


que rendre la caractrisation encore plus dlicate car de nouvelles
questions se font jour. Comment entendre le terme dcadence ?
Sagit-il seulement du mouvement littraire et artistique dont se
rclament des crivains tels que Huysmans ou bien le philosophe
allemand entrevoit-il dans les manifestations de la modernit les
germes du dclin gnral de la culture et les prmices de
lanantissement de la civilisation occidentale ? Sans doute faut-il
plutt privilgier le second sens et alors lide de modernit
insparable du progrs se trouve mise mal. Il convient dexaminer en
premier lieu quelles recherches et quels contenus ont t associs
cette notion de modernit.
Gilles Lipovetsky fournit les prcisions ncessaires dans sa
caractrisation de la modernit pour rendre cette notion
comprhensible ; en accord avec Antoine Compagnon, il crit :
Le modernisme nest pas seulement rbellion contre lui-mme, il est
simultanment rvolte contre toutes les normes et valeurs de la socit
bourgeoise : la rvolution culturelle commence ici en cette fin du XIXme
sicle. Loin de reproduire les valeurs de la classe conomiquement
dominante, les innovateurs artistiques de la seconde moiti du XIXme et
du XXme sicle vont prner, sinspirant en cela du romantisme, des
valeurs fondes sur lexaltation du moi, sur lauthenticit et le plaisir,
valeurs directement hostiles aux murs de la bourgeoisie centres sur le
travail, lpargne, la modration, le puritanisme [] la culture moderniste
est par excellence une culture de la personnalit. Elle a pour centre le
moi8.

Les artistes qui revendiquent leur appartenance au courant moderne


et novateur sopposent nettement aux valeurs dominantes
reprsentes par tout ce que la bourgeoisie considre comme essentiel
et sacr : travail, rigueur et rationalit notamment. A la place, ils
7
8

Antoine Compagnon, op. cit., p. 9.


Gilles Lipovetsky, op.cit., p. 118-119.

uvre classique ou moderne ?

311

rigent une sorte de culture du moi, de lindividu dans son


originalit, sa subjectivit et tout ce qui fait sa spcificit, inconscient
compris. La modernit apparat comme la radicalisation et le systme
qui dcoulent des ides exprimes par les Romantiques. Affirmation
de la primaut de lindividu par rapport la socit, de la sensibilit
mme la plus incohrente par rapport la raison, du narcissisme par
rapport luniversalit et du principe de plaisir et de spontanit par
rapport la mthode et la discipline : telles sont les principales
lignes de force qui se dgagent de la dfinition de Gilles Lipovetsky ;
quoique contradictoire et risquant tout moment de tourner vide, de
faire du nouveau pour le nouveau, sans authentique inspiration
cratrice, le mouvement de la modernit se fonde a priori sur des
valeurs positives de progrs en affirmant les droits lgitimes de
lindividu face une socit rigide et crcitive.
Toutefois les philosophes et historiens qui tudient lhistoire
des ides font remonter plus loin dans le temps les origines de la
modernit. Elle nest pas simple raction contre les valeurs de la
bourgeoisie ; elle est contenue en germe dans lvolution de la pense
qui prside son avnement. Cest la thse que dfend notamment
Hans Blumenberg dans son ouvrage La lgitimit des Temps
Modernes9 ; lide de progrs apparat avec la scularisation de la
toute-puissance qui rgissait auparavant lhistoire et devient quelque
chose comme une eschatologie sans Dieu. La rupture se situe avec
lvolution qui prcipite la fin du Moyen Age ;
[] le monde du Moyen Age aurait t de dimension finie, mais son Dieu,
de dimension infinie ; dans les Temps Modernes, cest le monde qui prend
cet attribut de Dieu ; linfini est scularis10.

Hans Blumenberg prcise amplement ce quil faut entendre par


scularisation :
Scularisation, cest--dire la dissolution de reprsentations et dides
clricales ou ecclsiastiques, mais aussi, en parlant de choses et de

Hans Blumenberg, La lgitimit des Temps modernes, trad. de lallemand par Marc
Sagnol, Jean-Louis Schlegel et Denis Trierweiler avec la collaboration de Marianne
Dautrey, Gallimard, NRF, Paris, 1999.
10
Ibid., p. 22.

312

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


personnes clricales (sacres), la dissolution des liens les rattachant au
divin11.

En sefforant de simplifier un peu le vocabulaire philosophique, il


ressort que la scularisation correspond au moment o lhomme
smancipe de la rvlation et accde la connaissance par la force de
sa seule raison. A la connaissance rendue possible par la foi, se
substituent des processus intellectuels fonds sur des capacits
strictement humaines. Ds lors il devient possible de penser toutes
choses et en particulier lhistoire comme des faits ou sciences
indpendants de Dieu et de les dissocier du contexte religieux originel
qui tablissait leur fondation. Pour Blumenberg, la modernit apparat
avec les Temps Modernes, cest--dire cette poque des dbuts de la
Renaissance o la foi ne suffit plus expliquer le monde et o les
savants commencent affranchir leur pense du dogme chrtien.
Gilles Lipovetsky ne soppose pas la thse de Blumenberg ;
simplement, il ne remonte pas aux premiers balbutiements de la
scularisation et il la voit pleinement luvre partir de la
Rvolution franaise :
le modernisme poursuit dans lordre culturel, avec un sicle dcart, luvre
propre des socits modernes visant sinstituer sur le mode dmocratique.
Le modernisme nest quune face du vaste processus sculaire conduisant
lavnement des socits dmocratiques fondes sur la souverainet de
lindividu et du peuple, socits libres de la soumission aux dieux, des
hirarchies hrditaires et de lemprise de la tradition. Prolongement culturel
du processus qui sest manifest avec clat dans lordre politique et
juridique la fin du XVIIIme sicle, parachvement de lentreprise
rvolutionnaire dmocratique constituant une socit sans fondement divin,
pure expression de la volont des hommes reconnus gaux12.

On peut ajouter que la libration stend au lecteur ou spectateur qui a


dsormais affaire une esthtique non directive et qui se trouve en
quelque sorte face une uvre quil a le pouvoir de crer sa
manire13. Lre de la modernit se diffuse aprs la Rvolution ; elle
est le pendant culturel de la dmocratie politique. Il sagit donc
effectivement dune rupture complte avec la conception artistique de
lAncien Rgime, accompagne dune volont de refonte de la culture
11

Ibid., p. 31.
Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 124-125.
13
Ibid., p. 147.
12

uvre classique ou moderne ?

313

et de lambition de ne jamais retomber sous le joug dune autorit.


Louable dans la mesure o elle se propose daccueillir toute forme de
cration et de crativit originale, il est bien vident quelle risque de
sombrer rapidement dans une routine de renouvellement tout prix,
sclrosante court terme et non-dmocratique.
Apparue avec lessor de la dmocratie et de la nouvelle
socit bourgeoise, laque, la modernit culturelle envisage, linstar
du nouveau pouvoir politique, lavenir insparable du progrs. Plus
prcisment, explique Blumenberg, cest la scularisation qui rend
possible lide de progrs :
Le transfert du schma structurel des progrs esthtiques, thoriques,
techniques et moraux dans la reprsentation densemble de lhistoire unique
suppose que lhomme se considre dans cette totalit comme seul
comptent, quil se prenne pour celui qui fait lhistoire [] Cest alors
seulement que le progrs devient le symbole des dterminations de lavenir
par le prsent et par son pass14.

Finalement, la synthse de toutes les tudes permet de se faire une


ide assez prcise de ce quil faut entendre par modernit.
Contemporaine des Temps Modernes, elle voit le jour au moment o
la notion du divin et o la prvalence dun monde entirement rgi par
les lois dun Dieu tout-puissant saffaiblissent. Ensuite, elle trouve sa
pleine expression avec lavnement du nouvel ordre conscutif la
Rvolution. Toujours lie la conscience que ltre humain prend de
soi-mme, de ses droits et de ses capacits, elle fait la part belle au
moi et la libert ; do la proclamation de rupture avec la tradition,
daffranchissement par rapport aux normes et rgles tablies dans un
pass que lon veut dfinitivement aboli, de la volont dinnover,
dinventer des formes et styles insolites, de souvrir toute nouveaut,
de susciter en permanence une inspiration renouvele chez lartiste et
un travail de cration chez le spectateur ou le lecteur. Cette fascination
et cet engouement vont de pair avec lide dun avenir radieux, plein
de promesses et celle dun progrs incessant dans linventivit
humaine et la matrise de son destin par lhomme. Il a dj t dit que
les limites de la modernit en matire artistique sont vite apparues ;
faut-il considrer ce que lon appelle la postmodernit comme lune

14

Hans Blumenberg, op. cit., p. 43.

314

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

des impasses dans lesquelles senlise la modernit ? On pourrait


presque rpondre affirmativement et ngativement cette question.
Se fondant plus spcialement sur larchitecture comme
lment trs rvlateur, Antoine Compagnon constate que :
Larchitecte postmoderne rve dune contamination entre la mmoire
historique des formes et le mythe de la nouveaut. [] On pourrait rsumer
son ambition sous le nom darchitecture dialogique, faisant jouer
ensemble des formes en provenance de traditions diverses, mises plat dans
le temps et qui ne sont plus perues dans leur historicit15.

Il remarque une nostalgie pour les formes du pass et la


revendication daffinits avec dautres traditions architecturales,
comme le baroque et le manirisme16. Ainsi, de rupture en rupture,
de ngation en ngation, on reviendrait pratiquement au point de
dpart et ce serait bien alors lternel retour quvoquait Nietzsche
lorsquil assimilait modernit et dcadence. Cest aussi
laboutissement du paradoxe soulign par Antoine Compagnon ; la
constante ngation de linnovation finit par ramener la tradition.
Mais il y a plus grave, le postmodernisme est peru par certains
critiques comme lidologie, ou la non-idologie, de la socit de
consommation17, pour laquelle luvre dart est une marchandise
comme nimporte quelle autre production. Gilles Lipovetsky, qui
prsente une analyse bien sombre de la socit postmoderne, nhsite
gure trancher en ce sens ; opposant modernit et postmodernit
travers les socits qui scrtent ces deux notions, il crit :
La socit moderne tait conqurante, croyante dans lavenir, dans la
science et la technique, elle sest institue en rupture avec les hirarchies de
sang et la souverainet sacre, avec les traditions et les particularismes au
nom de luniversel, de la raison, de la rvolution. Ce temps se dissipe sous
nos yeux, cest en partie contre ces principes futuristes que stablissent nos
socits, de ce fait post-modernes, avides didentit, de diffrence, de
conservation, de dtente, daccomplissement personnel immdiat ; la
confiance et la foi dans lavenir se dissolvent, les lendemains radieux de la
rvolution et du progrs ne sont plus crus par personne, dsormais on veut
vivre tout de suite, ici et maintenant, se conserver jeune et non plus forger
lhomme nouveau []18
15

Antoine Compagnon, op. cit., p. 151.


Ibid., p. 150.
17
Ibid., p. 145.
18
Gilles Lipovetsky, op. cit., p.15.
16

uvre classique ou moderne ?

315

et un peu plus loin, il rsume : Lge moderne tait hant par la


production et la rvolution, lge post-moderne lest par linformation
et lexpression19. Le jugement que Gilles Lipovetsky porte sur la
socit actuelle est bien sr contestable mais sans doute peut-on
retenir la distinction quil tablit entre socit moderne et socit postmoderne. La premire, apparue avec les dbuts du capitalisme, tait
porteuse despoirs et se fondait sur un idal. La modernit ne se
concevait pas sans un but atteindre, un progrs raliser. Tout
entire tendue vers lavenir, elle pouvait envisager un destin collectif.
La socit post-moderne caractrise un temps o les espoirs se sont
dissips et o ne subsistent que dsenchantement et dsillusion. Les
idologies politiques ont laiss place au scepticisme, la foi dans le
progrs sest substitue la mfiance ; perplexe et doutant de lavenir,
chacun se replie sur soi, la recherche du bonheur individuel
immdiat. Dans cette socit extrmement narcissique, en permanence
sollicite par la sur-consommation quil sagisse de biens courants,
de loisirs, dinformations, dimages rgne le vide, indolore, mais une
sorte de nant tout de mme. Le Moi lui-mme devient un ensemble
flou20 et lindiffrence, lapathie gnrale imprgnent une socit qui
nattend rien, ne veut rien :
La fin de la volont concide avec lre de lindiffrence pure, avec la
disparition des grands buts et grandes entreprises pour lesquels la vie mrite
dtre sacrifie21.

A lespoir et lenthousiasme suscits par la perspective dun monde


conqurir et dune socit meilleure construire, offrant aux artistes
des possibilits de renouvellement tant dans le choix des sujets que
des formes, ont succd le dsenchantement complet et le repli dans la
sphre prive, loin dune socit vide de sens, qui ne connat pas
dautre culte que celui de la consommation et o le critre
dapprciation de luvre dart, cest sa valeur marchande.

19

Ibid., p. 22.
Ibid., p. 80.
21
Ibid., p. 81.
20

316

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Luvre de Marguerite Yourcenar est-elle moderne ?


Comment situer luvre de Marguerite Yourcenar par rapport
la modernit et la postmodernit ? En fait, il faut presque apprcier
les uvres au cas par cas ; Marguerite Yourcenar publie des romans,
des essais, de la posie ou du thtre pendant environ soixante ans et
subit des influences trs varies en fonction du lieu o elle rside, de
ses rencontres, etc Son uvre nest pas homogne. Les thmes
retenus et les ides quelle dveloppe nous renseignent aussi sur la
place quelle occupe dans la cration littraire contemporaine. En
procdant chronologiquement, on constate que les uvres de jeunesse
expriment plutt de la rticence par rapport aux courants modernes.
Diagnostic de lEurope brosse le tableau dune Europe intellectuelle
en perdition et dune littrature qui sachemine vers le nant22.
Marguerite Yourcenar a beau conclure sur la grandeur et la beaut de
cette fin de civilisation, il nen reste pas moins quelle dresse un
constat de dcadence dune culture considre comme suprieure.
On na gure de peine distinguer dans cet essai linfluence
du mouvement de Renaissance latine tudie avec prcision par Maria
Rosa Chiapparo, lequel voyait dans la modernit, issue de la
Rvolution, la cause de la dchance de la pense et de lart europens
et en appelait une nergique raction au nom des valeurs
traditionnelles grco-latines. Mme si Marguerite Yourcenar ne suit
pas jusquau bout ces thoriciens (dont certains placeront leurs espoirs
en Mussolini), il nen demeure pas moins quelle ne remet pas du tout
en question la plupart des ides de la classe sociale dominante. Le
plein dveloppement de la pense et de la civilisation a t atteint en
Europe ; en 1929, lAngleterre, la France et quelques autres pays
europens exercent leur empire sur le monde par lentremise de la
colonisation ; mais pour une fraction de llite sociale et intellectuelle,
la rvolution, linstauration de la rpublique et de la dmocratie
apparaissent comme le point de dpart du dclin de la civilisation et
lexpression culture de masse est synonyme de disparition de la
culture. Le ton de certitude, lassurance qui caractrisent Diagnostic
de lEurope montrent que, dans sa jeunesse, Marguerite Yourcenar
partageait tout fait les ides culturelles de la classe dominante. Elle
22

Voir Premire partie, chapitre 2 : Les ralits sociales, Culture et civilisation en


danger.

uvre classique ou moderne ?

317

nmet aucune rserve et aucun doute ce sujet et lagonie des valeurs


sculaires qui ont fond le prestige de la France sonne pour elle
comme la fin dun monde dordre, de raison, dquilibre qui na
dgal nulle part ailleurs. Les formes nouvelles, originales peut-tre,
sont surtout le reflet de cerveaux qui tournent vide, ragissent
limpulsion et ont perdu la matrise du raisonnement, smeut
Marguerite Yourcenar. Cet essai de la fin des annes 20 propose donc
une condamnation sans quivoque de la modernit, assimile sans la
moindre hsitation la dcadence et la mort prochaine de la culture
europenne. Loin de voir llan dune socit nouvelle, comme Gilles
Lipovetsky, Marguerite Yourcenar fait de lavnement du monde
moderne le point de dpart dun dsastre dont lEurope ne se relvera
pas.
Le Coup de grce, publi en 1939, se caractrise par une
espce de dsenchantement, de flottement des tres qui sexplique
sans doute essentiellement par lapocalypse qui se prpare. Mais cette
mise en scne de lhistoire contemporaine, dpourvue de rfrences
aux mythes ( la diffrence de Denier du rve), revt un ton nouveau.
Nettement ancre dans la ralit, lintrigue du Coup de grce prsente
une situation dans laquelle prvalent lincohrence, lirrationnel, une
espce de dmesure face laquelle lhomme sagite comme un vrai
pantin. La modernit qui accorde ltre humain la possibilit de
faonner son avenir nest mme pas de mise dans ce roman, il sagit
plutt de la postmodernit, incarne dans un personnage dracin,
profondment narcissique, qui se voue mcaniquement une tche
entreprise faute de mieux. On peut cependant penser que laspect
postmoderne du Coup de grce est li au climat dltre de 1939, non
au choix de cette esthtique par Marguerite Yourcenar. En effet, le
rcit, parfaitement construit, volue inluctablement la manire de la
tragdie classique, dont il respecte les rgles. Il ny a pas la moindre
volont de la part de Marguerite Yourcenar de rompre avec la
meilleure tradition classique ; simplement, montrer comment lhistoire
dtermine les tres revient tracer le portrait dun personnage qui
prsente des traits postmodernes.
Entre Le Coup de grce et luvre majeure qui suit, les
Mmoires dHadrien, scoulent plusieurs annes qui saccompagnent
de grands changements dans ltat du monde et la vie de lauteur. La
Seconde Guerre mondiale a boulevers le monde, Marguerite
Yourcenar a quitt lEurope pour sexiler dans un pays quelle ne

318

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

considrera jamais vraiment comme le sien et pour la premire fois de


sa vie, prive de fortune, elle dcouvre une forme de dpendance.
Cependant, elle compose un roman qui, dans lensemble, renoue avec
les valeurs positives, qui montre un homme sans illusions sur lavenir
de la civilisation romaine mais qui pense nanmoins que, par une
action intelligente et bien conduite, le chef dtat peut pallier les plus
grands dsastres. Prudemment, avec des rserves, Hadrien affirme, par
la plume de Marguerite Yourcenar, que dans ce monde do les dieux
semblent absents, lhomme a un rle jouer. Entirement diffrent
dEric, Hadrien nvoque cependant pas les dispositions dun
personnage moderne ; il se rattache plutt la tradition des hros
classiques, des hommes illustres ; moins parfait que le hros
invincible car il est accessible aux faiblesses humaines, il entre tout de
mme dans la catgorie des grands hommes, chers aux moralistes.
Dans Denier du rve, o prdominent les marques dune
rupture dunit, de lalination des personnages, Marguerite
Yourcenar critique implicitement le rgime fasciste instaur par
Mussolini. Angiola incarne le type du personnage alin dont
lexistence vide de sens, inconsistante, reflte lindividu faonn par
lidologie fasciste fonde sur la confusion entre tre et paratre,
comme la trs bien dmontr Maria Rosa Chiapparo. Plus lucide que
DAnnunzio par exemple et dautres partisans du retour lordre,
Marguerite Yourcenar a compris que le renouveau social et
intellectuel ne viendrait jamais de la dictature, elle conteste la sombre
raction quelle observe en Italie, non lordre capitaliste et libral. A
lpoque de la guerre dans les pays baltes, les volontaires des corps
francs napparaissent pas encore comme de jeunes nazis et ric
appartient un groupe social vou la disparition ; il sengage pour la
dfense du monde de ses anctres contre la rvolution russe qui, selon
lui, ne peut entraner que le dsordre et le dclin de la civilisation. Il
incarne laristocrate dchu, marginalis, qui lutte pour les valeurs de
sa classe sociale, bien quil sagisse dun combat darrire-garde.
Alexis ne bouleverse pas non plus lordre existant, celui de la vieille
aristocratie europenne et sa respectabilit de faade ; incapable
daccepter ses rgles, il reconnat quil fait figure de corps tranger et
sloigne. Nous avons vu les nombreuses juxtapositions possibles
entre le sicle dHadrien et le XXme sicle ; bien des gards, les
Mmoires dHadrien ont un accent trs moderne. Cependant,
Marguerite Yourcenar met en scne un personnage qui se soucie

uvre classique ou moderne ?

319

dordre et qui ne remet jamais en question les valeurs sur lesquelles


est fond lEmpire, il rflchit beaucoup, aspire crer un tat solide
dans le respect de lintrt public mais la vocation dominatrice de
Rome lui apparat normale pour ne pas dire souhaitable. LEmpire
romain apporte la civilisation au monde, comme lEurope capitaliste
au XIXme sicle. Jusquau dbut des annes 50, luvre mme de
Marguerite Yourcenar ne contredit pas formellement les opinions
exprimes dans Diagnostic de lEurope.
Lanne 1956 dont Marguerite Yourcenar note quelle
napporte que des chos de conflits et quelle ne permet plus desprer
le monde meilleur mis en scne dans les Mmoires dHadrien exercet-elle une influence dcisive dans lvolution de lauteur ? Toujours
est-il que dans les uvres postrieures, on assiste une subversion de
lordre. Dabord, Znon nappartient pas tout fait la bourgeoisie
ascendante, sa naissance fait de lui un personnage en marge et dans le
monde en pleine mutation quil dcouvre bientt, il ne choisit pas
lordre. Assoiff de connaissances, il entend voyager, accder au
savoir dans tous les domaines plutt que de sengager dans la carrire
ecclsiastique normalement rserve aux btards comme lui. Esprit
libre, il se fait son opinion et ne se range ni du ct protestant ni du
ct catholique et pour finir, il devient le mdecin des pauvres, des
petites gens. Son cheminement marginal ne fait que saffirmer au fil
de la progression du texte et on peut dire la mme chose de Nathanal,
que sa naissance modeste place du ct des exclus, au milieu des
observateurs du monde, non pas du ct de ceux qui agissent et
prennent part aux dcisions. Son esprit dhomme simple, qui essaie de
juger sainement suffit lui montrer que lordre tabli par les hommes
est mauvais. Mme la troisime nouvelle de La Mort conduit
lattelage, Anna, soror a tendance sopposer aux normes fixes
par la socit. Tandis quAlexis sloigne, reconnaissant quil
reprsente un lment perturbateur, Anna donne limpression de
revendiquer ses actes. Miguel mort, plus rien na dimportance pour
elle ; elle na vcu quavec Miguel, pour et par lui. Elle a tout fait
conscience davoir commis un acte trs grave daprs la morale
religieuse et humaine mais plus que lexpiation dune faute, le reste de
sa vie semble tre une longue attente pour rejoindre le seul tre quelle
ait aim et quelle ne saccuse pas davoir aim. Anna et Miguel ont
suivi un ordre du cur et des sens rprouv dans toutes les socits

320

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

mais ctait le leur et Anna semble avoir t plus bouleverse par cette
fatalit quaccable par le sentiment davoir mal agi.
Du point de vue de la notion de modernit, Luvre au Noir
se rvle plus complexe. Lenthousiasme de Znon, son rudition, son
scepticisme par rapport lexistence de Dieu qui confine lathisme
lapparentent lhomme tel que le percevait la modernit, si lon se
conforme la dfinition de Gilles Lipovetsky mais Znon est aussi
typiquement lhomme de lmergence des Temps Modernes. Son
personnage, conu daprs le modle de plusieurs savants de la
Renaissance, incarne lhomme moderne, la curiosit sans limites,
quvoque Hans Blumenberg :
Aprs le Moyen Age, la thorie ne pouvait plus tre simplement la
continuation de lidal thorique antique, [] En faveur dune rhabilitation
de la curiosit, non seulement une nergie stait accumule qui privait la
paisible contemplation telle que la dfinissait lidal antique de calme
srnit, mais il y avait eu galement une concentration de la volont de
connatre et de lintrt objectif23.

Assurment, Znon possde les qualits de lhomme moderne,


presque rvolutionnaire, qui, la Renaissance, ne peut plus se
contenter du dogme chrtien et veut sapproprier tout le champ de la
connaissance. Sa pense correspond la caractrisation de
Blumenberg qui dfinit lapport de Nicolas de Cues la pense
occidentale :
Une pense qui oblige substituer lanthropocentrisme passif, qui avait
fait de lhomme le contemplateur et lusufruitier de lunivers, un
anthropocentrisme actif accomplissant les dterminations de lexistence
humaine non plus partir des conditions du monde mais de la ralisation de
soi24.

Homme moderne de la Renaissance, Znon peut parfaitement


symboliser lhomme conqurant du XIXme sicle qui a foi dans le
progrs, qui attend tout de son action sur soi-mme, les autres et la
nature. En somme, cette formule de Blumenberg pourrait trs bien lui
convenir :

23
24

Hans Blumenberg, op. cit, p. 436.


Ibid., p. 584.

uvre classique ou moderne ?

321

Lhomme moderne sannonce par le fait que la conscience de ntre peuttre que laventure dun dieu lui est insupportable25.

Cette modernit de Znon, rvolt lide quil ne serait


que la crature dun matre tout-puissant, et qui entend disposer de luimme jusque dans la mort, se retrouve dailleurs chez Hadrien ; mais
alors quHadrien persiste dans la conqute de soi et du monde et
lapprofondit, Znon, parvenu un certain point, renonce. Dsabus
devant linanit de tant de connaissances qui ne servent qu accrotre
le mal et ne font nullement progresser lesprit humain, Znon
abandonne sa qute et se contente modestement de soulager la
souffrance et la misre autour de lui. Comment interprter ce
revirement ? Il ne sagit pas dun retour dans le giron du
christianisme. La bont, quil manifeste lgard de ses semblables et
sa piti pourraient le laisser imaginer mais ses entretiens avec le prieur
ne laissent gure de doutes et aucune hsitation ne perturbe sa
dtermination de choisir lui-mme lheure de sa mort. Dans
lvolution de son personnage, Marguerite Yourcenar progresseraitelle de la modernit la postmodernit ? Certes, Znon perd ses
illusions et sa foi dans le progrs ; dsenchant, il se rend lvidence
que bien souvent, les dcouvertes destines amliorer la vie sont
consacres la dtruire. Cependant, il ne correspond pas du tout au
personnage indiffrent, narcissique, hdoniste sans volont que
propose la postmodernit. Mme sil a quelques traits de lhomme
postmoderne, ce nest certainement pas ce type de personnage que
pense Marguerite Yourcenar. La compassion de Znon, sa solidarit
avec toutes les espces vivantes, le travail sur soi effectu par le biais
de lalchimie orienteraient plutt vers le bouddhisme et Un homme
obscur tend conforter cette hypothse.
Si lvolution de Znon est un peu nigmatique, il en est bien
de mme du personnage de Nathanal. Plusieurs interprtations
viennent lesprit pour expliquer cet homme simple, si diffrent des
hros incarns par Hadrien et Znon. On discerne chez lui des
caractres habituels du personnage postmoderne : solitude, profonde
indiffrence tout, apathie gnrale ; le personnage postmoderne
ressemble un individu inconsistant, fantomatique, errant sans but
dans un monde vide de sens, uniquement consacr la consommation.
Nathanal se rapproche un peu de cela ; de plus, il se dsintresse du
25

Ibid., p. 591.

322

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Dieu des uns et des autres qui lui semblent galement impies et il ne
se sent pas concern par la religion ; or, crit Gilles Lipovetsky,
lindividualisme contemporain ne cesse de saper les fondements du
divin26. Enfin, autre analogie avec lhomme postmoderne : lattention
porte aux animaux et la souffrance animale.
[] lindividualisme postmoderne a pour caractristique dtendre
lidentification lordre non humain. Identification complexe quil faut
relier la psychologisation de lindividu : mesure que celui-ci se
personnalise, les frontires sparant lhomme de lanimal sestompent,
toute douleur, ft-elle prouve par une bte, devient insupportable
lindividu dsormais constitutivement fragile, branl, horrifi par la seule
ide de la souffrance27.

Sa qute de transcendance souligne par maints spcialistes28


a probablement induit en erreur certains lecteurs de Marguerite
Yourcenar qui lont perue comme un crivain du pass ; par contre,
Luc Rasson va jusqu parler son sujet dcrivain postmoderne29.
Les traits typiques du postmodernisme dont il dit quils sinscrivaient
dj de faon embryonnaire, dans les rcits et romans des annes 30
26

Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 169.


Ibid., p. 291.
28
Outre la thse dHenri Vergniolle de Chantal dj mentionne, il faut citer les
travaux de Patricia de Feyter :
1) sa thse : Laventure humaine dans luvre romanesque de Marguerite
Yourcenar. Une approche hermneutique, tomes 1 et 2, Universit
dAntwerpen, 1994.
2) des articles : Un homme obscur de Marguerite Yourcenar : un no-picaro a
tempera, SIEY, bull. n2, juin 1988, p. 35 44 et Du mythe du moi
lidologie de la transcendance, SIEY, bull. n5, numro spcial intitul
Mythe et idologie dans luvre de Marguerite Yourcenar, novembre 1989,
p. 77 88.
Larticle de Catherine Golieth, Au sujet de la modernit de Luvre au
Noir., SIEY, bull. n18, dcembre 1997, p. 123 141, qui considre que
Marguerite Yourcenar fait choix de la modernit comme dfinition de lternit (p.
126) et quelle envisage le mtier dcrivain comme une transcendance (p. 139).
29
Luc Rasson, Yourcenar postmoderne ?, SIEY, bull. n12 intitul Nathanal pour
compagnon, dcembre 1993, p. 1 6, souligne que lunivers dans lequel se meut
Nathanal est dpourvu de sens et de finalit et que Nathanal lui-mme est un
personnage passif, chose parmi les choses, compltement agi (p. 2 et 4). Dans ce
monde entirement soumis au hasard, o les vnements et les tres ne font que
passer, irrels et indiffrents, et do la transcendance a disparu, Luc Rasson voit des
caractristiques du postmodernisme et pense quUn homme obscur constitue une
rupture par rapport luvre antrieure de Marguerite Yourcenar.
27

uvre classique ou moderne ?

323

et 5030 sont plus sensiblement dvelopps dans Un homme obscur.


Or, si Marguerite Yourcenar entend crer des personnages
reprsentatifs dun moment donn de lhistoire, elle a toujours le souci
primordial de dgager les constantes du comportement humain,
indpendamment de toute dtermination spatiale et temporelle. Ce
traitement de la fiction historique amne Luc Rasson conclure :
Rien ne change jamais. Cette conception nest pas incompatible avec
lindiffrence postmoderne, dans la mesure o elle jette le doute sur le
sens de lHistoire, sur le rle que le sujet peut y jouer, et enfin sur la
pertinence de toute intervention active dans le rel31.

Peut-on parler dinfluence du postmodernisme sur Marguerite


Yourcenar ? Sagit-il dune simple concidence, qui donne sa
mtaphysique une tonalit tout fait contemporaine ? Loin de se
cantonner dans linvestigation du pass, son uvre semble rpercuter
lcho du prsent.
Mais on constate rapidement que cette analyse sapplique mal
Nathanal : il nexiste chez lui ni personnalisation ni
psychologisation, on chercherait en vain la moindre trace de
narcissisme et si la souffrance animale le touche, comme toute
souffrance, cest parce quil appartient limmense chane du vivant
et quil se sent profondment li tous les tres. De nouveau, on
rencontre le bouddhisme qui, loin de dvelopper les tendances
narcissiques de lindividu, apprend se dtacher du moi. Tout au
plus, Nathanal prsente-t-il quelques traits qui lapparentent un
personnage postmoderne mais lapparence ne rsiste pas beaucoup
une lecture attentive. Par contre, il soulve une autre question, assez
dlicate : pourquoi Marguerite Yourcenar a-t-elle choisi de mettre en
scne dans son dernier roman, quelle prsente comme une uvre
testamentaire, un tre inculte ? Ses personnages favoris sont avides de
connaissances dans tous les domaines. Pourquoi, pour finir, un
personnage qui le bon-sens seul et lintelligence naturelle suffisent
pour vivre bien ? Le bouddhisme ne prconise pas lignorance, il
considre seulement comme mauvais lacquisition de sciences qui
nont pour but que lexaltation et la valorisation du moi. Faut-il
admettre que Nathanal se forme et acquiert une capacit de raisonner
30
31

Ibid. p. 5.
Ibid. p. 6.

324

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

juste et saine par la simple observation attentive et dnue de prjugs


de la nature et de la socit ? Ce rejet des livres est-il un aspect de la
postmodernit, une raction contre une socit qui gave les lecteurs de
toutes sortes de publications qui obscurcissent plus quelles nclairent
lentendement ?
Cette sorte de reniement de la culture et des livres de la part
de Marguerite Yourcenar voque une attitude rsolument non
moderne, la docta ignorantia oppose la curiositas par les Pres
de lglise. Tertullien explique trs clairement quil nappartient pas
lhomme de rechercher la vrit, il sagit de prsomption de sa part, la
seule attitude lgitime consiste sen remettre au Crateur. En effet,
Dieu accorde lhomme la connaissance de tout ce dont il a besoin ;
vouloir passer au-del, cest chercher sapproprier un bien illgitime.
Aussi, la magna curiositas, Tertullien oppose-t-il lloge de
[] lme que la nature na ni forme ni dforme : Je madresse toi, toi
qui es simple et grossire, sans culture et sans savoir, comme chez les gens
qui te possdent toi seule et rien dautre : lme, absolument telle quelle
sort des ruelles, des coins de rues, des ateliers. Jai prcisment besoin de
ton manque dexprience, car personne ne croit en ton exprience, si
minime soit-elle32.

Nathanal reprsente ce type dme, desprit naturel, non dform


dont parle Tertullien. Sans doute Marguerite Yourcenar ne se tourne-telle pas vers le christianisme la fin de sa vie, plus forte raison vers
un christianisme fond sur le respect aveugle du dogme. Nathanal ne
tmoigne pas de la validit des crits des premiers Pres de lglise
mais en choisissant de montrer que la sagesse et lintelligence
sacquirent trs bien sans apports de la culture, Marguerite Yourcenar
se place rsolument dans un mode de pense antrieur aux Temps
Modernes .
Dans son dsir dinnover, de produire du neuf, la modernit
sest efforce dinventer des formes indites ;
32
Hans Blumenberg, op. cit., p. 340. La prsente dition donne peu dindications sur
cette citation de Tertullien, seulement Tertullien, De testimonio animae, 1 : Te
simplicem et rudem et impolitam et idioticem compello qualem te habent qui te solam
habent puis ibid., 5 : Haec testimonia animae quanto vera tanto simplicia, quanto
simplicia tanto vulgaria, quanto vulgaria tanto communia, quanto communia tanto
naturalia, quanto naturalia tanto divina (Ces tmoignages de lme aussi vrais que
simples, aussi simples quordinaires, aussi ordinaires que communs, aussi communs
que naturels, aussi naturels que divins) (p. 341)

uvre classique ou moderne ?

325

Le modernisme, quelles que soient les intentions des artistes, doit se


comprendre comme lextension de la dynamique rvolutionnaire lordre
culturel33,

crit Gilles Lipovetsky qui prcise :


Renoncement l'organisation hirarchique des faits, intgration de tous les
sujets de nimporte quelle espce, la signification imaginaire de lgalit
moderne a annex la dmarche artistique34.

Devenu libre et autosuffisant dans sa vie prive, ayant acquis le droit


de discuter la nature du pouvoir et dintervenir dans lorganisation de
la socit, lhomme moderne saccorde la mme libert dans le
domaine de lart ; il ne reconnat plus de sujets imposs, de
biensances respecter, tout devient matire faire de lart et la
cration, consciente, implique lattitude critique du crateur et du
public. En outre, dans cette socit individualiste jusquau
narcissisme, le moi occupe une place prpondrante ; aussi se
trouve-t-il souvent au cur de luvre, pas ncessairement comme
objet dune confession personnelle mais comme objet
dexprimentation dont on explore les limites. Tout fait
logiquement, lauteur omniscient et dmiurge disparat dans le roman
moderne,
la continuit du rcit est brise, le fantasme et le rel sentremlent,
lhistoire se raconte delle-mme au fil des impressions subjectives et
hasardeuses des personnages35 ;

ainsi sont privilgies la sensation, lmotion, lillusion dune ralit


chaotique, changeante, aussi insaisissable que le rve.
Dans Le Labyrinthe du monde, la destruction de lordre est
indniable puisque le temps et les genres sont bouleverss. Si lon
ajoute la distance critique de Marguerite Yourcenar par rapport
lordre bourgeois intangible auquel se sont conforms ses anctres,
son ironie parfois trs caustique lgard de la religion et des valeurs
morales et familiales, on constate que lauteur nest pas rsolument
hostile la modernit. Bien quelle sabstienne de tout engagement
33

Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 129.


Ibid., p. 128.
35
Ibid., p. 139.
34

326

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

politique, elle a maintes fois mis sa plume au service des causes


relevant du respect de la vie, animale et vgtale. Sa lutte en faveur de
lcologie ne sest jamais relche. Mme si elle reste un crivain
marqu par la tradition classique, soucieuse dharmonie, de rigueur, de
clart, elle appartient aussi pleinement son sicle, quelle scrute
attentivement, dont elle peroit les volutions inquitantes et les
dfaillances mais dont elle ne rejette pas a priori toute innovation, en
particulier dans le domaine de lart. Il est certain que lvolution a t
considrable par rapport aux ides exposes dans Diagnostic de
lEurope. Cependant, il faut distinguer les limites de cette volution ;
la manire des crivains classiques, Marguerite Yourcenar envisage
les problmes en humaniste et en moraliste ; en tout, elle considre
lhomme, lindividu si bien que lhistoire prend aisment une
dimension mtaphysique36 et que lengagement politique ne peut
exister puisquelle ne conoit pas daction autre quindividuelle,
motive par la bonne volont, la solidarit et la compassion. Cette
position un peu quidistante et oscillante entre tradition et modernit
se confirme-t-elle dans le style de Marguerite Yourcenar ? La
technique mise en uvre dans la reprsentation de lhistoire suggre-telle plutt les sicles antrieurs ou des procds caractristiques du
XXme sicle ?

II La mise en scne de lhistoire


Universalit et mythe
Le caractre universel de lhistoire humaine sexprime trs
souvent au travers du mythe. Cest lune des constantes de luvre de
Marguerite Yourcenar. Fidle sa culture fonde sur la connaissance
de lAntiquit et sa mthode de raisonnement fortement influence
par le cartsianisme, elle napprouve pas les innovations stylistiques
de ses contemporains. Mais sa rserve par rapport aux nouveauts de
son temps sexprime aussi dans le choix des personnages. Que lon
considre Feux, la premire version de Denier du rve ou bien
36

Maria Rosa Chiapparo, Osmose entre prsent et pass : histoire mtaphysique dans
luvre yourcenarienne, in Marguerite Yourcenar essayiste, op. cit., p. 223 235,
dmontre quil est plus juste de parler chez Marguerite Yourcenar dhistoire
mtaphysique que dengagement politique.

uvre classique ou moderne ?

327

simplement des titres tels que La Nouvelle Eurydice et ceux des trois
nouvelles qui composent La Mort conduit lattelage, on constate que
Marguerite Yourcenar se tourne rsolument vers le pass ; au mieux,
elle fait rfrence des peintres des XVIme-XVIIme sicles,
consacrs par les sicles mais plus souvent encore, elle superpose
lactualit aux mythes de lAntiquit. Cela vaut pour Rome, une
nouvelle fois soumise la tyrannie dun dictateur mais le recueil Feux
renvoie le lecteur la mythologie grecque et la Bible. Soucieuse ds
son jeune ge de montrer la permanence de ltre humain, son
universalit, Marguerite Yourcenar se tourne naturellement vers les
mythes antiques dont le symbolisme chappe au temps. Point nest
besoin de renouvellement, la signification des rcits fondateurs
produits par la civilisation hellne demeure ternellement intacte et
sadapte toutes les situations nouvelles car seule lapparence
change ; ce que vit lhomme du XXme sicle, le contemporain de
Pricls la vcu, quelques dtails matriels prs. Cette prfrence
pour la tradition littraire exprime dans le choix des mythes antiques
traduit une conception de lhistoire humaine. Marguerite Yourcenar
sinscrit en faux contre les ides qui prvalent au dbut du XXme
sicle ; ses yeux, lhomme reste le mme, il ny a donc pas un
homme de lAntiquit, de lAncien Rgime et daprs lAncien
Rgime. La Rvolution politique ninaugure pas une re nouvelle, la
dmocratie ne cre pas un homme nouveau ni la ncessit de produire
du neuf dans le domaine de lart. On peut considrer que dans ses
annes de jeunesse, Marguerite Yourcenar ne partage pas du tout les
ides sur la modernit de certains de ses contemporains, elle
nprouve pas de sympathie pour ce systme de valeurs et elle sen
tient au classicisme, llgance formelle et la clart de la pense
dont elle fait lloge dans Diagnostic de lEurope.
Le caractre universel et la pluralit smantique du mythe
permettent de traduire le caractre rptitif de lhistoire : la dictature
Rome sous lgide dun Csar belliqueux et imposteur qui dtourne le
pouvoir au profit dune caste ractionnaire dans Denier du rve. Quant
Hadrien, il incarne larchtype du Prince, mme du bon Prince, mais
on reconnat aussi en lui Jupiter Olympien et Promthe ; de manire
un peu diffrente, Znon est galement assimilable Promthe mais
mme l o la signification mythique apparat moins nettement, on la
devine. Alexis, enferm en lui-mme, qui aime se regarder dans le
miroir de sa chambre et qui se complat dans sa longue lettre dauto-

328

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

analyse justificatrice, voque Narcisse et sans doute la principale


cause de sa solitude rside-t-elle dans son narcissisme. Mais dans Le
Coup de grce, ric souffre du mme mal ; il avoue lui-mme que son
amour des garons est moins profond que sa solitude37. Incapable de
souvrir aux autres, mur dans son silence, il se ptrifie peu peu dans
ses souvenirs gocentriques, tel un Narcisse qui na jamais su
saffranchir de son Moi. Le mythe permet dexprimer ce qui reste
constant dans ltre humain en tenant compte de sa plasticit et des
variations que lon peut enregistrer dune poque et dune civilisation
une autre. Il sadapte donc particulirement bien lintention de
Marguerite Yourcenar de montrer simultanment ce qui ne varie pas
dans lhomme et ce qui relve dun moment donn de lhistoire. Nous
avons vu que les Mmoires dHadrien, Luvre au Noir, Un homme
obscur renvoient le reflet du XXme sicle. Il y a un jeu de miroir
constant entre ces sicles passs et lpoque contemporaine. La
situation de crise imminente qui marque la fin du rgne de Trajan
symbolise ltat du monde en 1945 et la terreur que fait rgner
lInquisition, le climat de chasse aux sorcires qui prvaut lpoque
de la guerre froide. A tout moment, au cours de la lecture de ces
romans, sintercalent les images du XXme sicle qui vient se
superposer presque exactement sur le IIme sicle, le XVIme sicle
ou le sicle dor hollandais. Le mythe implique automatiquement la
superposition. voquant Qui na pas son Minotaure ? avec Patrick de
Rosbo, Marguerite Yourcenar explique :
Qui na pas son Minotaure? a commenc prendre forme vers 1945, et
cette image des wagons plombs sest impose moi. Il y a de nouveau
superposition ; le mythe est une srie de cercles concentriques, un peu
comme ceux produits par une pierre jete dans leau. Au premier plan,
limage des prisonniers emports par Thse dans la cale dun navire vers le
Minotaure qui les dvorera ; au second plan, limage des wagons plombs
qui mnent vers Auschwitz, et au troisime limage de lhomme en gnral,
enferm dans sa destine mouvante, ne sachant rien du monde qui lentoure
et continuant jusquau bout se demander o il va, ce quil devient, et de
quoi est fait son dsastre ou son salut38.

37

Yves-Alain Favre, Marguerite Yourcenar : le rle du mythe dans la cration


romanesque in Roman, histoire et mythe dans luvre de Marguerite Yourcenar, op.
cit., p. 191.
38
Rosbo, op. cit., p. 154-155.

uvre classique ou moderne ?

329

La superposition de motifs diffrents mais qui se font cho et


correspondent est produite par le mythe.
Mais Marguerite Yourcenar a nanmoins lintention de
respecter lindividualit de ses personnages et il lui arrive den
contester la valeur mythique ; Patrick de Rosbo, elle affirme le
caractre rel, spcifique de Znon dont elle considre que limage est
existentielle et non essentielle39. Linfluence des mythes parat
sensiblement plus prononce dans les uvres de jeunesse que dans
celles de la maturit. Dans Le Coup de grce, nettement inscrit dans
une ralit caractristique du XXme sicle, la prsence du mythe se
fait plus floue et il en est de mme des uvres crites aux tats-Unis
lexception sans doute des Mmoires dHadrien40 qui, en raison du
sujet emprunt lhistoire romaine et du rayonnement du personnage
de lEmpereur, se prte assez bien une lecture symbolique.
Toutefois, Marguerite Yourcenar insiste longuement sur sa recherche
de la voix dHadrien, ainsi que des autres personnages quelle a
crs41. Il semble indiscutable que la romancire est cartele entre la
tendance luniversalit et le souci de trouver le ton juste, de ne pas
trahir la ralit. Loin dtre un crivain raliste, elle subit certainement
la double influence de son temps que Maria Rosa Chiapparo a bien
mise en vidence dans sa thse : le retour aux mythes fondateurs
grco-latins, chers ceux qui se rclament du mouvement de
Renaissance latine et le ralisme des partisans de la modernit. En
France, le succs du mythe se manifeste particulirement dans la
cration thtrale de lentre-deux-guerres : Giraudoux, Cocteau et
mme Gide et Sartre ont recours aux figures des hros de la
mythologie pour exprimer leurs ides et leurs sentiments sur le temps
prsent. Marguerite Yourcenar appartient ce courant qui se tourne
vers le pass, vers les sources de la culture franaise dans lespoir de
puiser dans les textes des origines un sens, une cohrence qui font
dfaut dans un monde qui se dsagrge. Mais consciente des limites
de la Renaissance latine, elle oscille entre mythologie et ralisme,
39

Ibid., p. 66.
Il faut cependant faire une exception pour le thtre puisque Le Mystre dAlceste,
drame compos en 1942, Electre ou la Chute des masques, drame qui date de 1943
puis Qui na pas son Minotaure ?, compos plus tard en 1960, font appel la
mythologie grecque.
41
Marguerite Yourcenar, TGS, Ton et langage dans le roman historique, EM, p. 289
305.
40

330

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

soucieuse dobjectivit. Cest pourquoi elle ne peut se rsoudre


mettre en scne lhistoire passe sans respecter le ton juste. Il ne sagit
nullement dobtenir des effets pittoresques mais de cerner, de manire
presque scientifique, la personnalit dun homme du IIme ou du
XVIme sicle.
Seules une recration exacte et fidle de la ralit politique de
la fin du rgne de Trajan, avec les troubles qui agitent ce vaste Empire
guerrier, et les conflits dintrts, les animosits personnelles dune
part et la connaissance prcise de la personnalit dHadrien dautre
part permettent de comprendre en quoi les choix de ce Prince furent
particulirement judicieux et comment il russit dans son entreprise.
Pour mesurer la valeur universelle de son uvre, il faut pouvoir en
apprcier ladquation avec son temps. Quant Znon, mme si son
attitude dpasse largement les limites du XVIme sicle, il est
profondment un homme de la Renaissance et de lpoque de la
Rforme. En dpit de leurs affinits, Rmo et Octave voluent bien
diffremment ; tandis que celui-ci accepte les rgles sociales et se plie
en quelque sorte la ncessit, celui-l a une conscience trop aigu de
linjustice et de la tyrannie que la socit exerce sur les individus pour
faire taire sa rvolte. A la docilit de Michel Charles qui se soumet
patiemment aux obligations familiales et sociales quimpose son
milieu bourgeois bien pensant, Marguerite Yourcenar oppose la
personnalit de Michel qui refuse les carcans. Lindividualisme qui
caractrise lpoque moderne avec la revendication des droits de
lindividu, les exigences de reconnaissance des diffrences, est bien
prsent dans luvre de Marguerite Yourcenar. La valeur
universalisante du mythe na pas pour fonction de gommer les traits
originaux et de fondre lhumanit dans une homognit informe. Il
permet assez commodment de runir traits spcifiques et forme
universelle. Ce premier aspect de la mise en scne de lhistoire dans
luvre de Marguerite Yourcenar met en vidence un procd
frquemment repris au XXme sicle.
Le thtre
Dans ltude du thtre de Marguerite Yourcenar, nous nous
limiterons lexamen de trois pices sur les six quelle a composes.
En effet, Le Mystre dAlceste, Le Dialogue dans le marcage et La
Petite Sirne peuvent peut-tre sinterprter la lumire de lhistoire

uvre classique ou moderne ?

331

contemporaine mais cela ne parat pas bien convaincant ; il sagit


essentiellement de tragdies traitant de problmes moraux.
Classicisme et modernit samalgament dans le thtre de
Marguerite Yourcenar. Par bien des aspects, il sagit plutt dun
thtre classique. Les titres des pices eux-mmes voquent
lAntiquit et ses mythes : Electre ou la chute des masques, Le
Mystre dAlceste, Qui na pas son Minotaure ? Quant au Dialogue
dans le marcage, il sinspire de La Divine Comdie de Dante et La
Petite Sirne du conte dAndersen ; dans tous les cas, Marguerite
Yourcenar tire son inspiration dun texte fondateur fort proche du
mythe, mme si sa composition ne date pas de lAntiquit. Seul
Rendre Csar, qui correspond une rcriture pour le thtre de
Denier du rve, fait quelque peu exception. Toutefois comme dans les
pices prcdentes, les personnages revtent une valeur mythique et
ils incarnent des types. Dans la prface de Rendre Csar, crite en
dcembre 1970, Marguerite Yourcenar juge avec pertinence et lucidit
lintrt du mythe, il
nous apprend rendre aux individus et aux actions de ceux-ci la dignit que
notre malveillance leur refuse ou la profondeur que notre superficialit ne
sait pas voir

mais il a linconvnient de figer le rcit dans une sorte de gauche


hiratisme42. Aussi, dans la seconde version de Denier du rve puis
dans Rendre Csar, sest-elle efforce dattnuer le caractre
mythique, qui ne disparat cependant pas compltement et partant de
figures caractristiques dune Commedia ou dune Tragedia dellArte
moderne, elle cre des types tels que le mdecin arriviste, la jeune
vedette, le vieux peintre illustre, la proltaire au grand cur, la
prostitue tendre ou ltudiant quelque peu louche43. Mme lorsquil
sloigne des sujets emprunts lAntiquit, le thtre de Marguerite
Yourcenar fait encore penser aux grands auteurs classiques, quil
sagisse dEschyle, Sophocle et Euripide ou bien de Shakespeare,
Racine et Molire.
Aprs avoir retrac, dans la prface dElectre ou la chute des
masques, les mtamorphoses du mythe dElectre et du matricide
42
Marguerite Yourcenar, Rendre Csar, Thtre I, NRF-Gallimard, Paris, 1971,
prface, p. 22-23.
43
Ibid., p. 9.

332

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

dOreste de lpoque dEschyle au XXme sicle, elle explique


comment elle a voulu ladapter son temps. Le frre dElectre, auquel
incombe le devoir de venger son pre assassin, est en fait le fils
dEgisthe ; ainsi, instrument aux mains dune sur aveugle de haine,
devient-il lassassin de son pre. Le mythe se trouve donc renouvel,
modernis en quelque sorte. Cependant, constate Marguerite
Yourcenar,
Comme toujours, ds quon sadresse lui, le drame grec imposa son unit,
son conomie des moyens, sa rapidit daction, son difficile quilibre entre
les diffrents personnages. Lessai projet devint dialogue, et le dialogue
tragdie44.

En effet, il semble bien que le thtre de Marguerite Yourcenar ne


renonce jamais vraiment la clart et la rigueur qui caractrisent le
classicisme.
Alors que Denier du rve offre avec ses tableaux successifs
relis par le fil tnu de la pice de monnaie un aspect plutt novateur,
Rendre Csar en revient une composition trs classique avec actes
et scnes, o Les changes verbaux quasi automatiques de la vie
journalire sont... lquivalent de la pice de monnaie passe de main
en main45. Le premier acte compte 5 scnes de mme que lacte II, et
lacte III se contente de 4 scnes ; il sagit dun ensemble trs
quilibr que Marguerite Yourcenar sest efforce de rendre
harmonieux. Lacte I, volontairement dissoci46, dans lequel
apparaissent une dizaine de personnages voluant dans les rues de
Rome et lacte III, parpill47 comme le premier, encadrent lacte II
boucl sur soi-mme, troitement enclos lintrieur du mesquin
logis de Marcella48. Electre ou la chute des masques compte deux
parties subdivises en 4 et 6 scnes. Qui na pas son Minotaure ? se
compose de 10 scnes. Marguerite Yourcenar nadopte pas un schma
unique mais dans tous les cas, on relve une composition qui na rien
dinsolite pour le lecteur pris de thtre classique et qui correspond
rigoureusement la progression implacable du drame.
44

Marguerite Yourcenar, Electre ou la chute des masques, Thtre II, NRFGallimard, Paris, 1971, avant-propos, p. 19.
45
Marguerite Yourcenar, RC, op. cit., p. 21
46
Ibid., p. 16.
47
Ibid., p. 19.
48
Ibid., p. 17.

uvre classique ou moderne ?

333

Le terme tragdie employ dans la prface dElectre parat


particulirement bien appropri son thtre. Electre ou la chute des
masques a une tonalit tragique indiscutable. La scne 1 de la seconde
partie, opposant la mre et la fille, rvle une monstrueuse
accumulation de haine de la fille pour sa mre et une incomprhension
telle que la vie de lune est insupportable lautre. A ce dchanement
de fureur qui inspire leffroi, succde dans les scnes suivantes la
pitoyable solitude dOreste qui se dcouvre une nouvelle identit au
cur du drame, qui crie sa dtresse davoir t tromp, de devoir
renier tout son pass et na dautre issue que de suivre la farouche
dtermination dElectre, aujourdhui comme autrefois. Dans la
prface, Marguerite Yourcenar crit :
Lchec nempchera pas Electre de rester Electre ; aucune rvlation faite
par Egisthe ne pourra dvier la trajectoire du couteau et de la fureur
dOreste ; tout hasard extrieur doit dsormais servir celui-ci saccomplir
et non sviter en tant que parricide. Lvidence est sans prise sur ces
cratures, parce quaucune certitude ou aucun dsabusement nest plus fort
que le mlange dinstinct et de volont qui les fait ce quelles sont49.

La puissance surnaturelle, symbolise par la volont des dieux, qui


sexerait sur les hommes et crait la tragdie a chang de nature ; on
ninvoque plus les dieux mais chacun porte en soi certaines
dterminations qui agissent la manire de la fatalit. Cela nous
amne tout naturellement analyser les traits de modernit dcelables
dans le thtre de Marguerite Yourcenar.
Tout en retenant les lments du mythe antique, Qui na pas
son Minotaure ? en prsente une actualisation, qui apparat encore
plus nette quand on compare cette version dfinitive son bauche
intitule Ariane et lAventurier. Les dcouvertes relatives
linconscient et plus encore les horreurs de la seconde guerre mondiale
exercent une influence bien perceptible. Aux dieux de la mythologie
grecque, se sont substitus des dmons qui habitent ltre humain et la
fatalit est celle du Mal, prsent en chacun de nous et qui semble
narguer la raison, la sagesse et lhumanit. La ralit politique
contemporaine, qui affleure dans Qui na pas son Minotaure ?,
49

Marguerite Yourcenar, Electre, op. cit., p. 20. Dans son article, Destin et libert
dans Electre ou la chute des masques de Marguerite Yourcenar, SIEY, Tours, bull.
n7 (nov. 1990), p. 99-108, Franoise Bonali-Fiquet analyse avec pertinence la nature
de la fatalit qui pse sur Oreste.

334

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

constitue la trame de Rendre Csar. Bien quelle ne porte pas


lempreinte des vnements du temps, Electre est nanmoins bien
rvlatrice des proccupations du XXme sicle. Comme nous lavons
remarqu, cette tragdie sinterroge sur la notion de destin et de
libert ;
Lorsque les masques tombent, la vrit apparat dans toute sa mesquinerie.
Oreste dcouvre que lamour dElectre pour son frre ntait pas aussi
dsintress quil pouvait sembler et quen lui ctait le vengeur quelle
aimait. Il comprend quil na t quun instrument et un jouet entre les
mains de sa sur et il en arrive douter de sa propre identit...50.

Pourtant, cette prise de conscience de la vrit ne laffranchit


nullement de la tutelle dElectre, il ne peut qualler au bout de lacte
quelle a longuement prpar. Le Bien et le Mal sentremlent sans
quil soit ais de les distinguer. Les motivations les plus sincres et
apparemment pures se fondent parfois sur linjustice et lerreur et de
nombreux actes crus utiles nobissent qu des dterminismes qui
obscurcissent notre esprit et alinent notre libert. nigme pour les
autres, ltre humain lest lui-mme et finalement, le monde dans sa
totalit apparat bien incertain et problmatique.
Dans son article intitul Marguerite Yourcenar
dramaturge ?51, Daniel-Henri Pageaux souligne un autre aspect
moderne du thtre de Marguerite Yourcenar : une sorte de mise
distance et de dvalorisation que lon relve au cur mme de luvre
et dans les prfaces. Qui na pas son Minotaure ? est prsent comme
un petit jeu littraire, un amusement, un divertissement52. La
prface dElectre voque les personnages mis en scne sur un ton de
condescendance ironique et ddaigneuse ; propos de Clytemnestre et
dEgisthe, Marguerite Yourcenar parle de connivence un peu blette
de vieux amants qui nont pas attendu la mort pour commencer
pourrir ensemble53. Marguerite Yourcenar semble mettre en garde le
lecteur et prciser que ses personnages de tragdie ne sont que de
vulgaires bouffons, qui ne mritent aucun crdit. Elle ruine elle-mme
davance lillusion thtrale, quelle assimile au mensonge.
50

Franoise Bonali-Fiquet, Destin et libert dans Electre , art. cit., p. 106.


Daniel-Henri Pageaux, Marguerite Yourcenar dramaturge ?, SIEY, Tours, bull.
n7, 1990, p. 13-27.
52
Marguerite Yourcenar, Thtre II, prface QM, p. 176, 177, 178, 179.
53
Marguerite Yourcenar, Thtre II, prface Electre, p. 21.
51

uvre classique ou moderne ?

335

La ruine de toute illusion, au nom dune certaine vrit, ou plutt par


horreur dun certain mensonge public, constitue le premier trait de la
dramaturgie yourcenarienne54,

dclare Daniel-Henri Pageaux en rapprochant cette attitude de


Marguerite Yourcenar dramaturge de celle de la romancire qui
entend trouver la voix juste et sinterdit les ombres portes. La
destruction de lillusion se manifeste aussi dans les textes, en
particulier grce au langage et la frquence de dtails triviaux qui
samalgament la majest de la tragdie. Ainsi, lmotion vraie
ressentie par le spectateur qui participe la progression inluctable de
la tragdie se trouve-t-elle tout coup anantie et transforme en
perplexit par lintrusion dun mot ou dun lment grotesque.
Hormis la lassitude dun hros bien terne que lon peroit chez
Thse, Qui na pas son Minotaure ? recle de, del un langage
insolite dans une tragdie, par exemple lorsque Thse conclut dans la
scne 5 : Ces imbciles ont d mettre leur point dhonneur se
laisser entraner sans lutte, croire quelque ordre den haut, comme ils
disent...55 ou bien dans la scne 6 : Heureusement que le vieux sest
charg de faire lever lenfant. Un rejeton, aprs tout, quoi, lespoir de
la dynastie... 56. Dans Electre, le langage de Pylade revt le ton dun
dtachement cynique, par exemple dans la scne 4 de la premire
partie : Les souvenirs denfance ne font bien que dans les livres,
Oreste57. Laffrontement entre Electre et Clytemnestre dans la scne
1 de la deuxime partie se caractrise par un change de phrases
extrmement violentes, dun ralisme grossier et insultant ;
Clytemnestre voque Agamemnon, le hros de la guerre de Troie, en
ces termes : On peut tout craindre dun homme abruti par dix ans de
guerre, doccupation coloniale et de rapines, brl de fivres, pourri
de maladies qui ici nont pas de nom58. Dans Qui na pas son
Minotaure ?, la prsentation dAthnes Phdre juxtapose lallusion
la statue dAthna et A droite, le club nautique et ltablissement de
bains sur la plage avec sa piscine bien chauffe59. Grce des dtails
54

Daniel-Henri Pageaux, art.cit., p. 21-22.


Marguerite Yourcenar, QM, p. 203.
56
Ibid., p. 210.
57
Marguerite Yourcenar, E, p. 46.
58
Ibid., p. 59.
59
Marguerite Yourcenar, QM, p. 230.
55

336

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

de ce type, Marguerite Yourcenar semble singnier dtruire


lillusion thtrale et dconcerter le spectateur pour le rappeler la
ralit. La dmystification atteint le sommet dans les dernires
rpliques de la scne 3 de la deuxime partie dElectre o Pylade
semble diriger la mise en scne dune pice dans laquelle Electre joue
un rle puis lors de la chute des masques, quand on apprend quelle
na fait quabrger lagonie de sa mre et quOreste ntait quun
pantin manipul au nom dintrts dont il ne souponnait rien.
Cette mise en question de lillusion au sein mme de la
reprsentation thtrale confre au thtre de Marguerite Yourcenar
un aspect rsolument moderne, bien quelle ne se rclame daucun
courant moderniste. Un cas particulier se prsente avec Rendre
Csar, cr partir dun roman que Marguerite Yourcenar considre
comme engag puisquil dnonce le rgime de Mussolini. Tout en se
caractrisant par une signification universelle, Denier du rve sinscrit
dans une ralit prcise ainsi que lanalyse fort bien Jean-Pierre
Castellani dans deux articles60. Les personnages ont donc une histoire
personnelle et des problmes particuliers : familiaux et financiers pour
Rosalia di Credo, de sant et galement financiers pour Lina Chiari,
etc... Cela entrane des contraintes pour la reprsentation et
ladaptation de ce roman la scne impose Marguerite Yourcenar de
rsoudre certaines difficults. Lacte II que lon pourrait dsigner
comme lacte des drames, politique et amoureux, et qui montre
lopposition de forces antagonistes se conforme au schma habituel de
lchange de rpliques. Par contre, les actes I et III ont tenir compte
des rflexions personnelles, des dbats intrieurs correspondant aux
passages narratifs o Marguerite Yourcenar fait souvent appel au style
indirect libre. Comment transcrire cela au thtre ? Dans de multiples
scnes, Marguerite Yourcenar met face face des personnages qui ne
dialoguent pas mais se contentent de poursuivre haute voix un
monologue intrieur ou pour mieux dire, une espce de soliloque
intime. Au lieu de reprsenter une action dramatique, Marguerite
Yourcenar privilgie un tat particulier qui favorise le ddoublement
du personnage, o stablit une espce de dialogue de sourds et o on
60

Jean-Pierre Castellani, Luniversel et le singulier dans Denier du rve et Rendre


Csar de Marguerite Yourcenar, in LUniversalit dans luvre de MY, t. 2, SIEY,
Tours, 1995, p. 279-287 et Personnage, espace et temps dans le roman historique de
MY : Denier du rve, in Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, SIEY, Tours,
1995, p. 103-110.

uvre classique ou moderne ?

337

peroit parfois lcho assourdi de la voix du pote. On pourrait


multiplier les exemples o une didascalie prcise que le personnage
est seul ou quil sadresse soi-mme, ne cache rien de ses penses du
moment, de ses motivations, de ses souvenirs, de ses dsillusions,
etc... Dans quelques phrases de ces soliloques, derrire la voix du
personnage, on devine celle de Marguerite Yourcenar elle-mme ; la
fin de la scne 5 de lacte I, quand le Pre Cicca sadressant au
Seigneur, supplie :
Tant quil y aura dans la rue une vieille femme sourde, un mendiant
aveugle, tant quil y aura dans la rue un ne suppurant sous son bt, un chien
affam qui rde, faites que je ne mendorme pas dans la douceur de
Dieu...61,

on entend distinctement lexpression de la compassion, chre


Marguerite Yourcenar. Quand Massimo songe tout haut dans la scne
3 de lacte III : Demain, je serai convoqu nouveau par le
personnage doprette62, on comprend bien que cette dsignation
pjorative participe de la dnonciation de la boursouflure et de
lemphase propres au rgime fasciste, qui exasprent Marguerite
Yourcenar.
Dans Rendre Csar, ce sont les destins particuliers qui
conduisent lHistoire, qui aboutissent au gnral, luniversel, alors
que les pices qui font directement appel au mythe antique liminent
toute rfrence la singularit dune vie. La structure de la pice,
labore par Marguerite Yourcenar pour tenir compte de cette
particularit, la multiplicit des prises de parole vise gocentrique
crent plus que Denier du rve lui-mme limage du morcellement de
la socit. Limpression qui prvaut est celle dune infinie solitude des
personnages, livrs en permanence un tte--tte avec eux-mmes,
referms sur leurs proccupations, nayant pas la possibilit de
communiquer avec autrui et ne la recherchant sans doute plus. Rosalia
Di Credo et Lina Chiari ne connaissent personne qui confier leurs
soucis et leurs misres, auprs de qui solliciter un rconfort mais il ne
semble mme pas quelles recherchent une oreille attentive et
compatissante. Chacun a lhabitude de cheminer seul et nul ne se sent
autoris demander un peu dattention aux autres. Chez tous les
61
62

Marguerite Yourcenar, RC, p. 58.


Ibid., p. 114.

338

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

personnages ou presque, on discerne un fond de dsespoir incurable,


qui a fini par devenir indolore tellement il est partie intgrante de
ltre. Alessandro sest inscrit au parti fasciste par prudence mais il ne
fait pas plus confiance Mussolini qu nimporte quel autre homme
politique et il sait que ses succs dureront peu, comme toute chose
dailleurs. Marcella, qui se donne pourtant un but, semble surtout
presse de mourir et espre, sans beaucoup y croire certainement, que
son geste ultime sera de quelque utilit. Tous les personnages, mme
sils prsentent lapparence de la combativit, doutent, ressassent le
pass et nenvisagent pas de perspectives davenir. Certains, en outre,
tels Dida, Lina Chiari, sont habits par la peur. La socit romaine
apparat morcele, fragmente, individualiste, peuple dindividus
replis sur eux-mmes, macrant dans leurs angoisses et leur dtresse,
privs de solidarit et de chaleur humaine. Cette reprsentation de la
solitude confre videmment un accent trs moderne Rendre
Csar, qui nen perd pas pour autant sa valeur universelle.
Contrepoint
Comme plusieurs de ses contemporains, Marguerite
Yourcenar utilise la technique du contrepoint. Dans Luvre au Noir
par exemple, elle sefforce de raliser ce quelle appelle une forme
symphonique laide de la langue, du vocabulaire, de la forme des
phrases :
il y a encore des expressions, des manires de parler, que nous avons
conserves de ce temps-l et quon peut mettre discrtement de temps
autre pour montrer dans quels registres ils parlaient. a, a cre une forme
de roman tout fait diffrente, et de plus une forme symphonique : il y a
plusieurs personnages qui parlent, au lieu de cette musique de chambre, en
quelque sorte, de la littrature antique63,

explique-t-elle dans un entretien accord en 1975 la Radio


Tlvision belge francophone. Le chapitre intitul La Fte
Dranoutre en fournit un exemple : plusieurs rpliques sentremlent
dans des registres de langue varis. Au langage soign, un peu
archasant et sentencieux de la rgente des Pays-Bas : On ne pourra
nier que celui-l nait tt le lait de bonne mre et Loccasion des
63

Marguerite Yourcenar, PV, p. 166.

uvre classique ou moderne ?

339

batailles ne lui manquera pas dans ce malheureux sicle64, rpondent


laltercation en flamand entre Thomas Gheel et Znon et le langage
concret dans un mauvais franais des ouvriers tisserands : jaime
mieux ma paillasse au dortoir que le fond dun foss65. Ce procd,
visible de nouveau dans le dernier chapitre de Quoi ? Lternit, Les
Sentiers enchevtrs, permet de faire entendre diffrents points de
vue sur les vnements, partir desquels Egon se forgera sa propre
opinion. Cette volont de transcription objective de la ralit dans
laquelle apparaissent simultanment ou successivement plusieurs
personnages du drame, qui apprcient la situation daprs lexprience
et la connaissance quils en ont et jugent en fonction de leurs intrts
immdiats, des fonctions politiques ou militaires quils exercent ou
simplement de leur culture humaniste, fait entendre plusieurs voix,
plusieurs tons, des registres de langue contrasts qui juxtaposent des
contrepoints ct de la ligne mlodique principale. Cette espce de
dissociation du rcit, caractristique dune forme de roman moderne,
apparat souvent chez Marguerite Yourcenar dans lclatement du
temps.
Eclatement du temps
Luvre romanesque fournit quelques exemples de ruptures
chronologiques assez traditionnels. Dans les uvres la premire
personne comme Alexis, Le Coup de grce et les Mmoires
dHadrien, Marguerite Yourcenar choisit un narrateur qui va remonter
parfois trs loin dans le temps. Hadrien fait le bilan de sa vie au seuil
de la mort et il voque les tapes successives de sa vie, de lenfance
la vieillesse, dans lordre chronologique. Alexis justifie son
comportement actuel en recherchant des causes dans ses jeunes annes
et ric isole un moment de sa vie passe dont il fait le rcit en suivant
la chronologie mais le lecteur reste dans lignorance de ce que fut sa
vie entre la fin de lengagement en Courlande et larrt dans une gare
italienne. A chaque fois, en dpit de quelques variantes lies la
nature particulire de luvre, Marguerite Yourcenar adopte un
procd assez classique de retour en arrire, de rcit de vie la
manire de romanciers qui lont prcde. Ce sont assurment les trois
64
65

Marguerite Yourcenar, ON, p. 588.


Ibid., p. 592.

340

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

volumes qui composent Le Labyrinthe du monde qui offrent les


exemples les plus varis et les plus remarquables dclatement du
temps. Marguerite Yourcenar entremle pass, prsent, irrel dans un
panachage o tout simbrique : le temps des vnements vcus, des
souvenirs, ce qui relve de limaginaire et ce qui peut se dfinir
comme une reconstitution vraisemblable. Souvenirs pieux, inaugur
par le rcit de la naissance de lauteur, va nous entraner dans la
tourne des chteaux, cest--dire dans une plonge dans lhistoire de
la famille maternelle, do mergent plus particulirement les visages
de Rmo et dOctave, avant de nous ramener Fernande quelques
semaines avant sa mort. Archives du Nord, conu diffremment, part
de la nuit des temps pour arriver Michel Charles et Nomi, puis
Michel, et luvre se clt sur larrive au Mont Noir du bb de
quelques semaines dont la naissance est relate au tout dbut de
Souvenirs pieux. La construction de Quoi ? Lternit est plus insolite
encore ; Michel constituant le personnage central, le rcit se ramifie
partir de lui et part dans diverses directions qui donnent naissance de
petits rcits annexes ou mme avec Les Sentiers enchevtrs une
rcriture et une mise en abme du Coup de grce et dAlexis ou le
trait du vain combat.
Lun des pisodes o Marguerite Yourcenar entrelace et runit
le plus brillamment des squences du temps qui nont aucun rapport
entre elles se trouve dans Souvenirs pieux, la fin du chapitre intitul
Deux voyageurs en route vers la rgion immuable o la plage de
Heyst devient le lieu de retrouvailles de la narratrice avec son
personnage Znon dune part et dautre part son grand oncle rel mais
recr Octave, qui porte lui-mme dans sa conscience limage et le
souvenir de son frre bien rel mais dj disparu : Rmo. Dautres
rseaux se tissent ; si Rmo nest jamais venu autrement que par
Octave interpos sur la plage de Heyst, il sapparente Znon par la
mort. Les dates relles et fictives se tlescopent : celle de la venue de
Marguerite Yourcenar en ce lieu, de la prsence dOctave jadis, de la
promenade de Znon trs loin dans le pass, celle de la mort de Znon
et de Rmo, celle de la cration du personnage de Luvre au Noir et
celle de la connaissance du dsespoir de Rmo par sa petite-nice.
Enfin les sentiments de Marguerite Yourcenar rapprochent et
distinguent ces personnages, cr pour lun, recrs pour les autres. Le
voyage en Italie de Michel Charles qui occupe quelques pages
dArchives du Nord favorise le rapprochement entre la premire

uvre classique ou moderne ?

341

moiti du XIXme sicle et le XXme sicle mais aussi avec lpoque


dHadrien. Michel Charles, personnage rel mais recr, marche l o
Hadrien, empereur rel devenu imaginaire sous la plume de
Marguerite Yourcenar, a vcu. La narratrice leur prte vie lun et
lautre, dans un cadre que le temps et plus encore laction des hommes
ont considrablement dgrad. Un peu plus loin, voquant le mariage
de Michel Charles, Marguerite Yourcenar suspend le cours du rcit et
consacre une digression aux anctres de Nomi pour conclure que la
vie de son aeule Franoise Leroux ne sloigne pas tellement de la
sienne :
Au sein de commodits et mme de luxes dun autre ge, je fais encore des
gestes quelle fit avant moi. Je ptris le pain ; je balaie le seuil ; aprs les
nuits de grand vent, je ramasse le bois mort66.

Le temps dtruit les vestiges des hommes ; peu peu, il ne laisse


aucune trace de leur passage sur terre mais en mme temps, il
reproduit presque lidentique leurs gestes, leurs comportements,
leurs soucis quotidiens, si bien quil les perptue presque sans
variation. Aussi peut-on lire ces deux phrases qui rsument bien la
pense de Marguerite Yourcenar dans Quoi ? LEternit :
Rien dessentiel na chang ni ne changera pendant des sicles au trac des
courants et la force des flots sur cette cte. Clment et Marguerite, les
deux petits enfants qui savancent, pieds nus, riant de voir le sable sourdre
entre leurs orteils, et le petit Axel, qui se trane encore quatre pattes sur
cette plage, pourraient tre les premiers ou les derniers enfants du monde67.

Cette image de la plage de Scheveningue donne lide de limmobilit


du temps. Au mouvement ternel des vagues, sajoutent des
silhouettes denfants sur le sable qui nappartiennent aucune poque
car de tout temps, la plage a accueilli les premiers bats de jeunes
tres vivants.
Cet clatement, cette dislocation du temps perceptible dans
luvre de Marguerite Yourcenar et en particulier dans lun de ses
derniers ouvrages, Le Labyrinthe du monde, appelle deux remarques.
Dune part, cela produit une impression de confusion, de manque de
clart. On ne sait plus trop ce qui appartient la ralit, ce qui relve
66
67

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1050.


Marguerite Yourcenar, QE, p. 1271.

342

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

de la fiction ; les deux finissent par fusionner, limaginaire acquiert


autant de ralit que le rel et le vraisemblable prend la consistance du
vrai. Le lecteur se trouve donc plong dans un monde de reflets, flou,
incertain, o les apparences et les ombres nont pas ncessairement
moins dexistence que la ralit souvent insaisissable. Pour lcrivain
Marguerite Yourcenar, qui est le plus rel ? Son personnage Znon
quelle cre, retouche sa guise, qui elle prte des actes et des
sentiments vraisemblables ou son grand-oncle Rmo, quelle na
jamais connu et dont les agissements interprts et censurs par la
famille au nom de la biensance et de la moralit, lui ont t rapports
et quelle a soumis son tour au filtre de linterprtation et de la
reconstitution vraisemblable ? Il est bien vrai que tout se perd dans
une espce duniformit et que les frontires entre ralit et fiction
sont floues. Dans le monde que nous prsente Marguerite Yourcenar,
limaginaire et le rve occupent au moins autant de place que la ralit
et ils nont pas moins de solidit et de consistance pour lindividu qui
en vit. Ces notions qui transparaissent clairement dans Le Labyrinthe
du monde en particulier, suggrent invitablement le roman moderne.
Quoique Marguerite Yourcenar ne donne gure limpression de subir
linfluence de courants littraires du XXme sicle tels que le
surralisme, le nouveau roman, etc..., on ne peut viter den discerner
quelques chos dans son uvre. Cet crivain, que lon considre
volontiers comme trs classique, nappartient pas au monde ordonn,
conqurant et sr de soi du XIXme sicle et cela se traduit dans sa
cration littraire. A limage dordre, de cohrence, de matrise du
monde renvoye par les grands romans ralistes du XIXme sicle,
soppose un monde souvent opaque et incomprhensible, o
prdominent lincertitude et lirrationnel. Luvre de Marguerite
Yourcenar reflte sa manire le sentiment de dsordre, de
dsorganisation qui prvaut au XXme sicle et qui engendre
angoisse, malaise, voire nvrose chez beaucoup dhommes.
A ct de cet aspect rsolument moderne et typique du
XXme sicle, le traitement que Marguerite Yourcenar rserve au
temps confirme une ide essentielle chez elle et dj entrevue :
limmuabilit du temps, des choses et des tres. La mer du Nord
observe de la plage de Scheveningue symbolise lternit, la majest
sereine des lments dont rien ne brise le mouvement mais les enfants
aussi reprsentent lternit, une humanit toujours recommence,
toujours identique elle-mme, en quelque temps ou quelque lieu que

uvre classique ou moderne ?

343

ce soit68. Sans doute ne faut-il pas msestimer linfluence exerce par


la philosophie bouddhiste sur Marguerite Yourcenar puisquellemme affirme que ltude des religions orientales a influenc son
jugement ; en outre, Souvenirs pieux est plac sous le signe du Koan
Zen. Mais si lon admet que Le Labyrinthe du monde porte
lempreinte des formes littraires modernes, rvlatrices du malaise de
lcrivain et des artistes en butte un monde chaotique, nigmatique,
contradictoire, o lhomme en passe de matriser la matire demeure
un barbare primitif, il est raisonnable de penser que Marguerite
Yourcenar ne reste pas trangre aux modes de penser nouveaux qui
ne peuvent ignorer les donnes de la science dont les dcouvertes
contemporaines ont, grce au darwinisme, la connaissance de
linconscient et la thorie de la relativit, renouvel la
comprhension de lunivers et de lhomme.
Rupture et liaison. Solitude et incommunicabilit
Un cas un peu particulier de construction romanesque
rsolument moderne apparat avec Denier du rve. Il ne sagit pas
prcisment du traitement du temps, Marguerite Yourcenar usant de
procds plutt classiques. Le personnage est prsent en situation la
plupart du temps et sa vie passe est dvoile progressivement, par
bribes, souvent au hasard de monologues intrieurs ; cest ainsi que le
lecteur dcouvre le drame de Rosalia et la fonction dagent double de
Massimo. Loriginalit de Denier du rve rside surtout dans sa
progression sous forme de rcits successifs mettant en scne un
personnage principal qui na aucun lien ni avec le personnage
prcdent ni avec le personnage suivant, si ce nest le don dune pice
de monnaie en change dune marchandise. Le fil conducteur du rcit
se limite donc un objet tout fait banal, qui se transmet sans contenu
affectif mais qui a une forte valeur symbolique du point de vue social
puisquil est le fondement mme du capitalisme et le moyen de
68
Simone Proust, La conception bouddhique de luniversalit et le projet
autobiographique de Marguerite Yourcenar in LUniversalit dans luvre de
Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 1, p. 119 135, montre que la conception de
luniversel qui sexprime dans Souvenirs pieux est inspire du bouddhisme. La
reprsentation du temps dans ce texte, le mlange du rel et de limaginaire et la
conception de lidentit et de la personne renvoient la notion dun moi compos
transitoirement dun assemblage dlments appels se fondre dans le Tout
primordial.

344

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

transaction sans lequel lindividu est pratiquement dchu du droit la


vie. Ce lien compltement dshumanis qui rapproche un instant les
personnages exprime la solitude profonde de chacun dans une socit
o les valeurs humaines sont relgues bien aprs la consommation.
En outre la succession de tableaux pratiquement indpendants les uns
des autres qui forment la trame de Denier du rve donne une
impression de rupture, de morcellement, de dislocation. Ce texte offre
limage dune socit o se juxtaposent des groupes, des gens, o les
hommes se ctoient mais restent murs dans leur silence, dans leurs
douleurs, dans leurs angoisses, dans leur Moi en un mot, sans pouvoir
jamais sadresser un tre attentif. La solitude parat sans limites, la
souffrance sans fond69 et lunivers de Denier du rve est celui du
dsespoir. Sans doute sagit-il de montrer quel point le fascisme
dsagrge la socit tout entire du XXme sicle, dont les valeurs
sont mises en danger par lindividualisme et la rification des rapports
humains domins par la force de largent.
La question de la solitude et de lincommunicabilit,
particulirement vidente dans Denier du rve, se retrouve dans toute
luvre de Marguerite Yourcenar. Vers la mme poque, Alexis et
ric subissent le poids crasant du lourd secret qui les rejette loin de
ceux-mmes dont ils sont le plus proches et ils traversent la vie en
trangers solitaires. Sils parviennent communiquer, cest par le
biais dune feuille de papier ou en sadressant quelques compagnons
anonymes et indiffrents. Ils entreprennent une sorte de confession
susceptible de leur apporter un peu de rpit et une certaine libration
mais ils restent malgr tout enferms en eux-mmes. Dans le cas
dric, ce narcissisme qui fait de lui un bourreau le transforme aussi
en victime. Il est linstrument de la tragdie dans Le Coup de grce,
parce quil porte la tragdie en lui. A premire vue, un personnage tel
quHadrien, bien adapt sa fonction, dont les entreprises sont
couronnes de succs, ne rencontre pas ce problme de la solitude.
Mais alors, peut-on se demander, pourquoi le besoin deffectuer un
bilan au soir de sa vie, dexpliquer qui il fut et ce quil fit son futur
successeur ? Cela semble bien correspondre la volont dassurer la
communication avec ses semblables et peut-tre aussi de sapproprier
ses actes, comme si leur ralit tait douteuse, ce qui pose le problme
69
Cela est particulirement vrai de Marcella et Rosalia qui savent quil ne leur reste
plus qu mourir tellement la vie est devenue pour elles un fardeau quelles nont plus
la force de porter.

uvre classique ou moderne ?

345

de sa propre identit. En outre, la solitude se manifeste avec une


intensit tragique extrme lors de la mort dAntinos ; dune part,
Hadrien se retrouve brutalement seul et lempereur perd pied sous
lexcs de chagrin de lhomme et dautre part, il a la conscience
fulgurante de son inaptitude pressentir le dsespoir dans lequel son
jeune compagnon se trouvait peu peu enferm. Marguerite
Yourcenar met donc en scne la proximit de deux solitudes telles que
rien narrte la tragdie inluctable, qui va susciter ensuite bien des
questions jamais insolubles pour Hadrien. Limpossibilit de
communiquer, de dpasser les frontires qui enferment chaque tre
humain en soi, davoir lintuition de ce qui se passe dans une
conscience que nous croyons pourtant proche de la ntre est au cur
de la cration littraire de Marguerite Yourcenar. La mme
interrogation se retrouve encore dans sa dernire uvre. Nathanal
ignore au fond qui est Sara, il ne connat pas la femme qui vit ses
cts mais que signifie connatre une personne ? Pourquoi serait-elle
uniforme et homogne ? Sara peut trs bien mener une double vie, se
dit Nathanal, mais tre sincre, la fois honnte et malhonnte.
Toutefois, dans les uvres les plus rcentes, la solitude,
toujours bien relle, change de visage. Elle na pas de dimension
tragique dans Un homme obscur. Il sagit dun fait, que Nathanal
admet comme il reconnat la force des lments naturels ; et en effet,
pour lhomme comme pour tout tre vivant, se rsigner la solitude,
nest-ce pas simplement admettre sa nature ? Il arrive aussi quelle
soit presque recherche et dsire. Znon refuse toute compagnie, le
but quil poursuit lamne au contraire cheminer seul rellement et
symboliquement et la solitude ne lui pse pas. Que ses semblables ne
le comprennent pas ne ltonne nullement, il ne peroit pas cela
comme une tragdie mais presque comme lordre naturel des choses.
Elle se rvle mme positive dans Anna, soror... ; la vie dAnna sest
tout entire concentre dans son amour incestueux et Miguel disparu,
plus rien na dimportance ses yeux. Elle se survit, telle une ombre,
et naspire absolument pas partager quoi que ce soit avec ceux qui
vivent prs delle. La solitude devient pour Anna un havre de paix, le
moyen de demeurer parmi les souvenirs qui lui sont chers et
dchapper lagitation sociale qui lentoure. Sans doute y a-t-il une
volution de Marguerite Yourcenar dans la prise en compte de la
solitude. Tragique, douloureusement ressentie dans les uvres de la
priode europenne et mme encore dans les Mmoires dHadrien,

346

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

elle est accepte avec srnit, en quelque sorte apprivoise et


acclimate dans les dernires uvres, comme si tait intervenue une
rconciliation avec cette donne invitable de la vie. La prsence de
cette notion de la solitude humaine et de langoisse qui laccompagne
rattache luvre de Marguerite Yourcenar aux courants littraires du
XXme sicle ; elle aborde une thmatique familire la majorit de
ses contemporains. La manire dont elle semble traiter cette question
cruciale dans ses dernires uvres rsulte-t-elle dune forte influence
bouddhiste ? On peut certainement linterprter ainsi mais on peut
aussi le comprendre comme le sentiment quon ne peut que se
soumettre des faits de nature. En tant qutre unique, chaque
individu est forcment autre, enclos dans une forme et une matire qui
nont pas leur reproduction exacte. Par consquent la solitude,
constitutive de la nature mme, est inhrente la vie et vivre consiste
donc sen accommoder, comme de toutes les ncessits.
La conscience dmultiplie
Dans ses entretiens avec Patrick de Rosbo notamment,
Marguerite Yourcenar dclare que lhistoire est une cole de libert
qui, en nous clairant sur le pass, nous aide mieux comprendre le
prsent mais elle exprime aussi sa mfiance vis--vis du travail de
lhistorien. A une question de Matthieu Galey, qui lui demande
pourquoi elle ne choisit pas dcrire un trait ou un livre dhistoire,
elle rpond :
je me mfie du fait que lHistoire systmatise, quelle est une interprtation
personnelle qui ne savoue pas telle, ou au contraire quelle met
agressivement en avant une thorie prise pour une vrit, qui est elle-mme
passagre. Lhistorien ne nous montre pas ses points de dpart, soit
individuel, soit idologique, lun camouflant lautre [] Mais si lon fait
parler le personnage en son propre nom, comme Hadrien, ou si lon parle,
comme pour Znon, dans un style qui est plus au moins celui de lpoque,
au style indirect, qui est en ralit un monologue la troisime personne du
singulier, on se met la place de ltre voqu ; on se trouve alors devant
une ralit unique, celle de cet homme-l, ce moment-l, dans ce lieu-l.
Et cest par ce dtour quon atteint le mieux lhumain et luniversel70.

70

Marguerite Yourcenar, YO, p. 64.

uvre classique ou moderne ?

347

Le roman genre que Marguerite Yourcenar dcrie parfois offre un


cadre suffisamment souple pour faire entendre une polyphonie de voix
et les nuances de la subjectivit. Cette forme simpose naturellement
lcrivain qui veut saisir le reflet des choses dans une conscience qui
est elle-mme le produit dune infinit de consciences. Si lon
considre laccident de Versailles par exemple, le rcit de Marguerite
Yourcenar tire son origine de la relation faite par son grand-pre
lintention de ses enfants mais il a rdig ce souvenir quarante ans
aprs lvnement et encore en a-t-il gomm certains aspects :
Homme du XIXe sicle, respectueux de toutes les formes de dcence,
Michel Charles na pas indiqu par crit que quelques aimables filles
staient jointes la joyeuse petite bande. Il mentionna leur prsence son
fils. Il a aussi pargn ses enfants quelques dtails hideux, que je prends
dans les rapports officiels71.

Si longtemps aprs le drame, Michel Charles lui-mme recre


lvnement. Certaines circonstances proviennent du tmoignage
invitablement interprt de Michel et de documents officiels dont on
imagine aisment quils sont surtout techniques. Le matriau qui
permet Marguerite Yourcenar de construire son drame et de lui
donner de la vie a donc travers plusieurs consciences. Le rcit ne
peut prtendre retranscrire la ralit avec exactitude, il ne peut
prtendre qu la vraisemblance grce aux divers chos recueillis par
lauteur. Plus incertains encore, plus flous et plus susceptibles dtre
fausss sont les tmoignages au sujet de Rmo. Marguerite Yourcenar
adopte lattitude du narrateur qui entend rendre justice une victime
de la socit, la rhabiliter dans toute sa vrit mais elle doit se frayer
un chemin dans une masse dexplications peu convaincantes et dans
un amas de silences. Entre des consciences qui savent et gardent le
silence, des consciences qui nont pas compris et des consciences qui
ont intrt dformer la vrit, comment retrouver Rmo, sa
souffrance et son dsespoir ? Comment accder la complexit de
cette conscience travers dautres qui brouillent les pistes ? Lauteur
offre sa vision elle, son point de vue forcment trs subjectif. Un
autre pisode, plutt comique, illustre ce jeu de reflets dans les
consciences ; Marguerite Yourcenar sefforce de recrer la
comprhension de Michel encore enfant lors de la rencontre de la
71

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1016.

348

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

dame en rose Ostende o Michel Charles a emmen son fils.


Persuad que son pre a bien perdu ses louis, lenfant cherche mais il
nest pas tout fait dupe non plus :
Lenfant pourtant sobstine, sort jambes nues et patauge un moment sans
rien sentir contre ses orteils que leau qui clapote [] Michel Charles se
tait. Je ne crois pas que lenfant lait sur-le-champ souponn de mensonge,
mais il le sent mal laise, comme il lui arrive si souvent de ltre lui-mme,
quand il doit raconter aux grandes personnes des histoires auxquelles peuttre elles ne vont pas croire. Son pre lui fait un peu piti. Quant la jolie
dame en rose, Michel Charles neut pas besoin de recommander au petit de
nen pas parler en famille. Il sait dinstinct quil ne faudrait pas72.

Ladulte dj ge Marguerite Yourcenar rorganise la conscience de


son pre enfant, avec des zones dombre, dignorance mais certaines
intuitions et un savoir presque inn, comme sil manait dune
conscience ancestrale. Marguerite Yourcenar multiplie ainsi les points
de vue. Dans la rencontre de la dame en rose, elle montre la candeur
de Michel qui prend les paroles de son pre au pied de la lettre, mme
sil ressent quelque gne indfinissable ; mais linnocence de lenfant,
loin dtre si profonde, ne lui laisse pas ignorer que le mensonge par
omission simpose parfois. Plus tard, intervient la conscience de
Michel adulte qui comprend qui tait cette dame en rose et le
mensonge de son pre. Enfin, Marguerite Yourcenar agence cela en
romancire.
Le mme vnement est peru de plusieurs manires,
invitablement subjectives. Le seul moyen de ne pas trahir la vrit et
de sefforcer lobjectivit, cest de faire entendre la voix de toutes
les consciences, de multiplier les points de vue. On peut esprer que
de la mosaque recompose, jaillira une figure proche de la ralit, o
les marques de lartiste qui assure la recomposition seront estompes.
Cette notion de la relativit des choses suivant la perspective sous
laquelle on les apprhende, que Marguerite Yourcenar exprime au
travers de lenchssement des consciences, constitue encore une
donne de la littrature moderne. Chacun tant le produit dune longue
histoire et portant en soi la conscience de ses ascendants selon
Marguerite Yourcenar, elle met en vidence la dmultiplication
linfini de celle-ci. Ainsi, toute comprhension individuelle se rvle
fragmentaire, marque par les vicissitudes du moment.
72

Ibid., p. 1082.

uvre classique ou moderne ?

349

Lapprhension de la ralit ne peut prtendre la fidlit sans


approches multiples. L encore, les proccupations de Marguerite
Yourcenar rejoignent celles de la majorit de ses contemporains ;
toutefois, cohrente avec elle-mme, elle refuse lengagement, ce qui
nest pas tout fait dans lesprit du XXme sicle. En effet, comme
Marguerite Yourcenar pense que lon na pas le recul suffisant par
rapport aux vnements prsents et quelle nest quen mesure de
fournir son tmoignage individuel, il na quune valeur toute relative,
entirement subjective. Ds lors, comment prtendre clairer les autres
autour de soi ? On peut avoir son opinion personnelle mais de l
imaginer quelle est mieux fonde que dautres et quelle peut
constituer un critre de vrit... Marguerite Yourcenar naspire pas
jouer le rle de phare pour lhumanit.
Conscience ironique et mise distance
Parmi les procds techniques typiques de la cration littraire
du XXme sicle, quemploie Marguerite Yourcenar, on peut compter
lironie et la mise distance quelle implique, le dtachement de
lcrivain qui montre mais rserve son jugement et se garde bien de
toute assimilation avec ses personnages. Jean-Pierre Castellani qui
sest intress de prs la prsence de lironie dans luvre de
Marguerite Yourcenar parle de conscience ironique et de
vritable stratgie dcriture ironique fonde sur des formes brves et
charge de transmettre un discours fondamentalement moral qui ddouble
souvent la narration au point de produire un rcit tors...73.
73

Jean-Pierre Castellani, La conscience ironique chez Marguerite Yourcenar in


Lectures transversales de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1997, p. 9 16 ;
citation ci-dessus p. 10. J.-P. Castellani estime que lon ne peut pas simplement
considrer lironie comme une figure dopposition, un effet de style mais quelle
intervient comme un lment du discours, rvlateur de la prsence du narrateur, qui
donne un sens son texte et veut le protger contre les interprtations abusives. Cela
conduit J.-P. Castellani considrer tous les paratextes qui accompagnent les uvres
de Marguerite Yourcenar comme une forme de discours ironique. Dans le rcit,
lironie donne une forme singulire la narration ; la voix neutre du narrateur, se
superpose celle de lauteur, et enfin la conscience ironique peut se trouver chez les
personnages eux-mmes qui se ddoublent et portent sur eux-mmes un regard lucide,
parfois dsabus.
Dans larticle : Lironie dans le discours amoureux chez Marguerite Yourcenar, in
Marguerite Yourcenar, critures de lAutre, op. cit., p. 247 253, Jean-Pierre

350

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Dans un premier temps, nous tudierons des exemples o la narration


se double dironie et confre au rcit une signification particulire.
Les exemples abondent dans Le Labyrinthe du monde ; dans Souvenirs
pieux, Marguerite Yourcenar dpeint le sentiment religieux et la
dvotion de sa famille maternelle, emblmatique de toute famille
bourgeoise, avec une ironie qui ne se relche pas tout au long de
plusieurs pages74 ; des phrases telles que : il prend soin des bons et
punit les mchants, encore que lexprience prouve tout le contraire
(en parlant de Dieu), [...] un protestant ou un juif, espces humaines
regardes de loin avec mfiance, lemploi dadjectifs valeur
pjorative : fadasse (pour la dvotion), bonasse (pour la
reprsentation de Dieu), les comparaisons : le bon Dieu avec saint
Nicolas qui apporte des bonbons si les enfants ont t sages75,
discrditent la fois lglise qui dispense aux fidles un enseignement
religieux dune extrme mdiocrit, la dvotion populaire qui
sapparente la superstition et les familles bourgeoises, dont le
conformisme et le respect des traditions frisent la btise. Il faut ajouter
que Marguerite Yourcenar ne sen tient pas l ; cette vocation dj
peu avantageuse, elle ajoute, par opposition, le dtail des vrais
Dieux : Plutus, prince des coffres-forts, Terme, seigneur du
cadastre, etc....76, dmasquant ainsi lhypocrisie de la bourgeoisie,
son souci des intrts de ce monde bien avant celui de lau-del.
Marguerite Yourcenar ne manque aucune occasion de le rappeler,
montrant ainsi ce que valent les convictions religieuses de la
bourgeoisie bien-pensante du XIXme sicle ; les obsques dArthur
ayant eu lieu,
Aprs la crmonie de la mise en terre, une autre eut lieu Suarle,
probablement le mme soir, et presque aussi solennelle : la lecture du
testament77.

Lemploi des termes propres au service religieux pour la lecture du


testament et la mise en valeur en fin de phrase transfrent la valeur
Castellani tudie la prsence de lironie dans le discours amoureux o elle devient
porte-parole dune voix qui apparat, en dfinitive, non pas merveille ou
enthousiaste mais plutt blase, due, dsespre (p. 248).
74
Marguerite Yourcenar, SP, p. 783 786.
75
Ibid., p. 784.
76
Ibid., p. 786.
77
Ibid., p. 904.

uvre classique ou moderne ?

351

sacre, normalement accorde aux funrailles religieuses et aux


sentiments filiaux, sur largent.
Lironie de Marguerite Yourcenar se dploie avec frocit et
une espce de jubilation dans Archives du Nord, au sujet du mariage
de Michel Charles dont elle dclare, au tout dbut du paragraphe :
Ce ne fut pas un grand mariage, ce ne fut pas mme un beau mariage. Ce fut
un trs bon mariage. Je me place ici, bien entendu, du point de vue du
public78.

La remarque la premire personne ne fait quaccentuer le trait, il


ntait nul besoin de cela pour comprendre que lantithse initiale
exprime bien le jugement de lauteur. Lvocation des murs
politiques du Second Empire dans les pages qui suivent est elle aussi
charge dironie79. Marguerite Yourcenar rvle la fois la corruption
dun rgime policier qui dispose de mouchards et dont la force
apparente masque la fragilit et le conformisme, la pusillanimit de
son grand-pre qui accepte les rgles imposes par un rgime qui le
tient en pitre estime et se mfie de lui. Assez frquemment, lironie
sert mettre nu une vrit universelle ; cest le cas dans ce passage
consacr aux troubles lis la Rforme et la rpression qui sensuit :
Lodeur des fermes incendies, repaires de rebelles, ne loffusque pas non
plus. Il nest pas le seul se boucher ainsi le nez distance. En prsence
dexcs commis jadis par le parti auquel on adhre, la technique bien simple
consiste toujours dnigrer les victimes, dune part, assurer de lautre que
les supplices taient ncessaires au bon ordre [...] Cette sorte dapologtique
nest pas spciale aux dfendeurs des crimes papistes ici et parpaillots l :
les fanatiques et les profiteurs des idologies de nos jours ne mentent pas
autrement80.

Les uvres que lon peut considrer comme romanesques bien que
Marguerite Yourcenar rcuse ce terme, prsentent aussi souvent une
conscience ironique qui superpose au rcit proprement dit un
discours de lauteur destin orienter le lecteur et guider sa lecture.
Ce principe dautorit se retrouve aussi dans lironie qui vise
les personnages. La phrase inaugurale du portrait de Nomi : Et
78

Marguerite Yourcenar, AN, p. 1054.


Ibid., p. 1064 1068.
80
Ibid., p. 978-979. Elle parle dun lointain cousin, Edmond de Coussemaker, qui
compose un livre sur les conflits de la Rforme en Flandre, vers 1870.
79

352

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

penchons-nous maintenant sur cet abme mesquin : Nomi81 ne laisse


pas prsager un portrait positif. Le prsident Dufresne nest pas trait
bien plus avantageusement si bien que le jugement du lecteur est
conditionn ds le dpart : ni Nomi ni son pre ne seront perus avec
sympathie. Son demi-frre est aussi lobjet dapprciations trs
dfavorables. En revanche, on pourrait sattendre ce que Fernande
soit, sinon traite avec rvrence, du moins pargne par les
remarques caustiques de Marguerite Yourcenar. Or il nen est rien.
Dans le chapitre de Souvenirs pieux, intitul Laccouchement,
Marguerite Yourcenar voque les traits de la personnalit de sa mre
que Michel apprciait puis engage ainsi le paragraphe suivant : Tant
de bonnes qualits avaient leur revers82. Suit lallusion son
incapacit en tant que matresse de maison, ses mauvais gots
culinaires, ses ngligences vestimentaires, sa nature peureuse et
craintive, pour finir par une comparaison avec Berthe, qui dvalorise
dfinitivement Fernande par rapport lpouse prcdente de
Michel83. Cette lecture termine, on se demande comment il faut
comprendre bonnes qualits et si en fait, malgr de bons cts,
Fernande ntait pas somme toute une bourgeoise fort mdiocre. A
dautres moments, lorsquelle fait tat de loriginalit et de
lmancipation relative de Fernande pour son poque, Marguerite
Yourcenar donne delle une image assez valorisante. Alors, comment
imagine-t-elle cette mre quelle na pas connue ? Il plane sur ce
portrait une ambigut, qui laisse le lecteur un peu perplexe car on
comprend mal la svrit de lauteur par rapport Fernande.
Les personnages qui relvent entirement de la cration
littraire ne sont pas pargns non plus. Si Sophie montre un courage
hroque dans la mort, ric apparat comme un soldat presque
pitoyable, qui ne russit pas la fusiller au premier coup. Toutes les
incapacits du personnage semblent rassembles symboliquement
dans cet acte manqu. Le portrait que Marguerite Yourcenar trace de
Martha personnage relativement secondaire de Luvre au Noir
vise produire une impression trs dfavorable sur cette femme
goste et lche. Si lon entend lironie comme Jean-Pierre Castellani
lindique, Marguerite Yourcenar use du principe dautorit comme
dans les paratextes qui accompagnent ses uvres ; elle guide le
81

Ibid., p. 1057.
Marguerite Yourcenar, SP, p. 714.
83
Ibid., p. 714-715.
82

uvre classique ou moderne ?

353

lecteur, lui fait connatre les vraies motivations de Martha qui hait son
frre parce quil la vue nu et quil existe quelque part un homme qui
sait, aussi longtemps quil vivra, que son apparence de femme forte
dissimule la pire des lchets84. Cela nempche pas quelques
remarques sarcastiques de la part de lauteur : cette notion de son
propre enfer avait fini par prendre quelque chose de rassis et de
flegmatique : elle se savait damne comme elle se savait femme dun
homme riche [...]85 ou : Elle avait t sans peine vertueuse, nayant
jamais eu de galants conduire86. Faut-il appeler vertu ce qui
dcoule de labsence doccasions de ne pas tre vertueux ? Lauteur
met en doute les rares qualits que lon pourrait concder Martha et
ce qui ressort, cest son endurcissement, son incapacit ressentir le
moindre sentiment humain.
Mais la diffrence de Nomi, Eric et Martha sont des
personnages lucides et eux-mmes sont capables de faire preuve
dironie. Martha nignore pas sa lchet quelle dissimule
soigneusement et lexistence de Znon lui est insupportable parce que,
plus perspicace que les autres, il a su dcouvrir sa vraie personnalit.
ric est lui aussi capable de se ddoubler et de jeter un regard sans
complaisance sur lui-mme. Frquemment, Marguerite Yourcenar
dlgue ses personnages la fonction denseigner la lecture exacte de
son texte. Massimo reconnat quelle sorte dhomme il est : Accepte
mme (il le faut bien) davoir t entam par linfamie...87 ; il sait
bien quil a accept daccomplir une sale besogne et que, mme si sa
responsabilit reste limite car il nest quun comparse, il collabore
avec le gouvernement fasciste dans sa lutte contre la rsistance. Trs
souvent, Hadrien se ddouble, exprimant ses sentiments profonds,
personnels en marge de son action dhomme dtat. Parvenu la
matrise de lEmpire et ador comme un dieu, il remarque :
Loin de voir dans ces marques dadoration un danger de folie ou de
prpotence pour lhomme qui les accepte, jy dcouvrais un frein,
lobligation de se dessiner daprs quelque modle ternel, dassocier la
puissance humaine une part de suprme sapience. tre dieu oblige en
somme plus de vertus qutre empereur88.
84

Marguerite Yourcenar, ON, p. 807.


Ibid., p. 808.
86
Ibid., p. 808.
87
Marguerite Yourcenar, DR, p. 271.
88
Marguerite Yourcenar, MH, p. 400.
85

354

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Il nest pas malais de deviner les ides de Marguerite Yourcenar sous


les rflexions de lempereur. Elle sinscrit en faux contre lide
communment admise que lhomme dtat considr lgal dun
dieu soit autoris se sentir tout puissant et dgag des obligations
ordinaires lgard de ses semblables. Bien au contraire, dit-elle, la
vnration des hommes impose des devoirs sacrs quon ne peut
transgresser et exige des qualits presque surhumaines. Ici, se profile
le Prince idal, celui quil faudrait pour quenfin lhumanit vive dans
la paix et la prosprit. Le ddoublement dHadrien exprimant sa
conception du chef dtat permet lexpression des ides de lauteur.
Plus loin, Hadrien constate que son chagrin de la disparition
dAntinos lasse son entourage et avec amertume, dsespoir, il avoue :
La mmoire de la plupart des hommes est un cimetire abandonn, o gisent
sans honneurs des morts quils ont cess de chrir. Toute douleur prolonge
insulte leur oubli89.

De nouveau, la voix dHadrien rpercute celle de Marguerite


Yourcenar. Des exemples analogues o le personnage principal
ddoubl se fait linterprte de lauteur se rencontrent de multiples
reprises dans Luvre au Noir et Un homme obscur aussi bien que
dans les Mmoires dHadrien. La conscience ironique qui
transparat tout au long des uvres de Marguerite Yourcenar est
souvent porte par le personnage principal qui transmet lopinion de
lauteur.
Marguerite Yourcenar use abondamment de lironie dans ses
uvres ; on la trouve pratiquement sous toutes les formes possibles,
de la simple figure de style la substance mme du discours. Elle
introduit une distorsion et un dcalage dans le texte. A la narration, se
superposent le jugement, les rserves du narrateur, son valuation
personnelle qui recouvre lopinion de lauteur. Ainsi sorganisent
plusieurs points de vue, une sorte de polyphonie de voix qui ont pour
effet de mettre en garde le lecteur, de lui indiquer une lecture
privilgie et de lui viter des interprtations errones car Marguerite
Yourcenar aime accompagner ses uvres dune sorte de guide de
lecture. En mme temps, lironie constitue un procd par lequel
lauteur prend ses distances par rapport son texte, ses personnages,
sen dsengage en quelque sorte, laissant le lecteur apprcier sa
89

Ibid., p. 449.

uvre classique ou moderne ?

355

manire. Mme si elle transforme souvent lironie en injonction et en


exclusion, il sagit nanmoins dun procd courant dans la littrature
moderne car il traduit bien le doute et les incertitudes dun auteur qui
sinterroge sur le monde chaotique du XXme sicle. Dans le choix
mme du discours ironique, on peut entrevoir certaines ambiguts ;
quil se transforme en discours autoritaire sous la plume de Marguerite
Yourcenar ne lui enlve pas sa valeur de discours subversif, destin
dmasquer lapparence et susciter lesprit critique.

III M. Yourcenar crivain contradictoire?


Marguerite Yourcenar ne rejette pas a priori tout lment de
modernit ; elle trouve, semble-t-il, dans certaines formes esthtiques
dveloppes au XXme sicle, des procds qui sadaptent
parfaitement lexpression de sa pense et de sa sensibilit. Elle les
adopte sans hsiter, en tire brillamment parti et contribue dailleurs
en rvler lexpressivit ; mais elle na pas partag lenthousiasme de
plusieurs de ses contemporains pour la modernit ; mme si elle
dclare dans sa maturit que Diagnostic de lEurope contient des
erreurs et si elle renie assez largement ses affirmations de la fin des
annes 20, elle ne sest jamais rallie linnovation pour linnovation.
Elle se coule facilement dans le moule de la tradition classique ; il lui
semble donc absurde et indcent de sen priver pour une question de
mode ou dopportunisme ; en revanche, si une technique nouvelle
lui parat intressante et dune originalit de bon aloi, elle la fait
sienne. En cela, comme en dautres choses, elle sefforce de rflchir
et parvient donc aisment la conclusion quil faut savoir renouveler
les formes anciennes mais condition den proposer de meilleures et
que faire du neuf tout prix conduit vite une impasse, quand ce
nest pas une ngation de lart. Capable dapprcier les nouveauts
de la modernit, elle sen tient prudemment distance.
Tout au long de son uvre, dans ses essais, ses romans mais
aussi dans la vie courante, dans la correspondance avec ses amis, ses
entretiens avec Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar na pas cach
quelle ne croyait pas aux progrs et quelle voyait dans lhistoire la
rptition des mmes erreurs. Cette conception antrieure
lavnement des Temps Modernes dune histoire qui se rpte, selon
une priodicit cyclique, sert de support lexpression de

356

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

luniversalit de lhomme et des valeurs humanistes. La prsence du


mythe antique rappelle tout moment que lhomme du temps
dHomre et celui daujourdhui appartiennent une mme essence
humaine et que les frontires du temps et de lespace importent peu.
Cette ide, qui implique bien sr que tout se reproduit sans
changement dans le cadre dune histoire cyclique, est cependant
progressiste au dbut du XXme sicle, et mme plus tard aux tatsUnis. Face des thses racistes ou pour le moins profondment
ingalitaires sur lesquelles se fondaient le fascisme et le colonialisme,
Marguerite Yourcenar exprimait des ides dgalit dont les
dcouvertes de la biologie allaient ultrieurement prouver le bienfond. Sans avoir le culte du progrs, elle est attache des valeurs
humanistes qui vont dans le sens du progrs, de louverture desprit et
de la tolrance. Par rapport aux valeurs de la modernit, sa position
apparat parfois contradictoire ; par contre, celles de la postmodernit
sont exclues de son univers littraire et quotidien. Elle dclare dans Le
Labyrinthe du monde quelle hait le moi et elle sabstient
soigneusement de parler delle, droutant ainsi le lecteur qui croyait
dcouvrir le rcit dune vie. La socit de consommation, quelle
stigmatise chaque fois que loccasion se prsente, lui est odieuse.
Pour cet crivain humaniste, ptri de culture classique, qui place trs
haut les valeurs morales et esthtiques, qui a le sens de la
transcendance et de lidal, la socit humaine actuelle, narcissique,
fonde sur les valeurs matrielles, o rien pas mme les individus
nchappe la rification, constitue une injure permanente la
civilisation et lUnivers. Ajoutons que linfluence sensible du
bouddhisme sur Marguerite Yourcenar ne fait que renforcer son idal
de Beau et de Bien et quil modifie sa perception du monde, en
relativisant la place de lhomme. Certains aspects de son uvre, que
lon pourrait croire lis la modernit ou la postmodernit,
correspondent en fait chez elle une conception relativiste et
bouddhiste de lhomme et de la vie sous toutes ses formes.
Cest certainement surtout dans le traitement de
lautobiographie quapparaissent les accents modernes de Marguerite
Yourcenar. Ayant tout juste voqu la date, lheure et le lieu de sa
naissance, elle se dclare prise de vertige devant linextricable
enchevtrement dincidents et de circonstances qui plus ou moins

uvre classique ou moderne ?

357

nous dterminent tous90. Qui est ce moi qui gt en chacun de nous ?


Comment le connatre et tout dabord, o le chercher parmi tant
dvnements, tant de dterminations qui ont contribu lui donner
une forme ? Ce que nous apprhendons de nous-mme reprsente tout
au plus la partie visible de liceberg et tout le soubassement nous
manque. Envahie par un sentiment dirralit et de doute devant ce
moi qui constitue une vritable nigme, Marguerite Yourcenar va
sefforcer de le dcouvrir travers les autres. En tant qulment de la
ligne humaine, de cette longue chane dtres vivants qui se dploie
depuis la nuit des temps, son image se dessine travers les autres.
Rtablir la vrit dun tre qui nous est proche revient parler de
nous, autant et peut-tre mieux que si nous nous mettions en qute de
nos plus secrtes motivations. Ainsi, Marguerite Yourcenar ne parle
jamais damour pour son propre compte ; pourtant le rcit de la vie de
son pre, de Jeanne, dEgon et un degr moindre de Fernande
abonde en histoires damour. Or, lvidence, dans la plupart des cas
et peut-tre dans tous les cas elle imagine, elle cre des situations
vraisemblables mais ne se proccupe pas de retranscrire une ralit. Il
importe peu de savoir si Maud a rellement exist et si son aventure
avec Michel a dur si longtemps. Cet amour de jeunesse, vou une
sparation plus ou moins rapide, prsente une cohrence interne et
cela suffit pour en faire une liaison possible, que Marguerite
Yourcenar aurait pu vivre. Les amours successifs de Jeanne, pour
Johann Karl qui sombre dans la dmence, pour Egon qui a des
tendances homosexuelles, puis Michel, pourraient fort bien masquer
des amours de Marguerite Yourcenar. Ce qui compte, cest quelle
cre un monde cohrent, logique, plus facile raliser avec des
personnages extrieurs quen sexprimant la premire personne.
Ainsi, elle cre sa propre cohrence intellectuelle car au fond, y a-t-il
dautre cohrence que celle de lintellect, de limaginaire ? Si elle
devait se montrer elle-mme avec ses contradictions, ne donnerait-elle
pas voir un tre multiforme, incomprhensible et illogique tandis
quen construisant et en faisant vivre des tres de fiction, elle dvoile
ce qui fait son originalit et ce qui donne du sens sa vie ? Au lieu de
livrer des anecdotes communes tous, elle met en vidence ce qui fait
sa singularit, la richesse de son imagination, sa capacit de sympathie
lgard des autres et son talent dcrivain.
90

Marguerite Yourcenar, SP, p. 707.

358

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Assurment, premire vue, Le Labyrinthe du monde prsente


des traits caractristiques du roman des dbuts du XXme sicle. Le
rcit ne se conforme pas du tout la chronologie, les faits
sinterpntrent, Marguerite Yourcenar tablit un flottement quasipermanent entre ralit, rve et fiction ; un personnage non essentiel
devient le support du rcit pendant de nombreuses pages, suscitant une
longue digression qui fait sinterroger le lecteur. Dautre part, Le
Labyrinthe du monde prsentant un semblant danalogie avec
lautobiographie, on peut considrer quil sagit dune uvre dote de
quelques traits typiques de la modernit. Mais toute luvre de
Marguerite Yourcenar, et notamment Un homme obscur, est empreinte
dune notion de transcendance, de sacr. Mme si lon dcle dans la
pense dHadrien relativisant la valeur des civilisations et doutant de
laction humaine une lgre parent avec Nathanal, lanalogie reste
superficielle. La vie dHadrien a un sens, il accomplit une mission
dont il trouve encore la force de rendre compte et quil justifie au seuil
de la mort. On peut dire la mme chose de Znon jeune pour qui le
monde du savoir est un vaste espace conqurir et qui, malgr une
fin de vie empreinte de doute et de renoncement, il reste le service aux
autres, le bien dispenser autour de soi et lappropriation de sa mort.
La transcendance nest pas absente de Luvre au Noir et quoique
fragmente, presque nie, elle apparat aussi dans Denier du rve. La
ralit du fascisme ambiant nentame pas la foi du pre Cicca qui sait
quelle est la finalit du passage de lhomme sur terre et, quelque
strile que soit le geste de Marcella, il exprime sa volont de rendre sa
vie utile et de la consacrer une noble cause. On ne trouve pas chez
Marguerite Yourcenar le vide caractristique de la socit
postmoderne de consommation ; la vie a un sens, lhomme nest pas
pos l, sans but et sans destination, il appartient lUnivers, au
Temps, au grand Tout, il en est un lment li aux autres, solidaire et
sa vie ne peut tre conue comme un simple passage sans
consquences, consacr la satisfaction de soi. On retrouve
linfluence du bouddhisme et sans doute est-ce cette mtaphysique
plus que la modernit ou la postmodernit qui oriente les choix
esthtiques de Marguerite Yourcenar.

Chapitre 2
Ides traditionnelles ou modernes ?
I Pense philosophique
Marguerite Yourcenar

et

religieuse

de

Ayant ainsi mis en vidence le fait que Marguerite Yourcenar


nest pas seulement un crivain tourn vers le pass et que ses
procds dcriture comme ses proccupations attestent son intrt
pour son sicle, il convient dtudier les principales lignes de force de
sa pense et notamment quelles tendances philosophiques et
religieuses se dessinent travers son uvre.
La religion et le christianisme
Mme si la religion nest gure prsente, Alexis ou le Trait
du vain combat ne prend tout son sens que dans un contexte de morale
chrtienne et elle explique aussi en partie le malaise dric. Dans
Denier du rve, le catholicisme est presque partie intgrante de
Rome ; il sincarne dans le cur Cicca, humble prtre auquel la foi
donne tout ensemble le bonheur et le sentiment dune richesse
immrite, et revt la forme du culte populaire, pratiqu par Giulio
Lovisi et la mre Dida. Plus par habitude que par conviction relle, le
commerant entre lglise et fait brler des cierges. Lattachement
la religion ancestrale se justifie par le besoin de rconfort et une forme
de superstition. Chez Dida, il sagit aussi de lhritage culturel
traditionnel que sa simplicit ne lui permet pas de remettre en question
mais son bon sens paysan lui enseigne que son Jsus, son Bon Dieu
qui ne la laisserait jamais manquer1, cest le petit sac contenant les
billets de banque quelle porte autour du cou. Cette image dun Dieu
que lglise a fait beaucoup moins proche des petites gens, beaucoup
moins charitable que ne le disait lEvangile rvle dj une position
critique par rapport la religion catholique mais partir des Mmoires
1

Marguerite Yourcenar, DR, p. 256.

360

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

dHadrien, la question religieuse va se prsenter de manire plus


prcise et plus philosophique.
En voquant dans les notes des Mmoires dHadrien, un
moment entre Cicron et Marc-Aurle o lhomme seul a t,
Marguerite Yourcenar indique clairement que son ouvrage pose la
question de Dieu et signifie : comment tre un homme dans un monde
sans Dieu ? Hadrien incarne un homme suffisamment fort pour
assumer seul sa vie et ses responsabilits de chef dtat. La vie
consiste ne pas faillir dans sa tche dhomme et dans sa mort ; laudel inconnu et inaccessible tend alors devenir secondaire. Nous
reconnaissons l linfluence de Nietzsche dont Marguerite Yourcenar
dit que deux de ses ouvrages surtout lont marque : Le gai savoir et
Humain, trop humain2. Or, dans ces deux textes, le philosophe
allemand montre combien le christianisme a obscurci et assombri la
clart et, pour ainsi dire, la sant de la pense grecque en introduisant
la notion de pch originel ; ses yeux, lhomme ne peut se librer
quen se dbarrassant compltement des notions chrtiennes. Cest
avec un lyrisme dbordant denthousiasme quil voque la libert
toute neuve de lhomme affranchi de Dieu :
nous autres philosophes, nous autres esprits libres, la nouvelle que le
vieux dieu est mort, nous nous sentons comme touchs par les rayons
dune nouvelle aurore []3.

Alors, lhomme va pouvoir donner sa pleine mesure, laisser progresser


sa pense, son intelligence, oser se montrer audacieux et conqurir les
domaines que la religion lui interdit, sinon explicitement, du moins
par les entraves quelle inflige car, dclare Nietzsche, introduire dans
lme hroque, enfantine et animale des peuples barbares, la
doctrine de la peccabilit et de la damnation, revient administrer un
poison4. Il considre que le christianisme a cras et ananti
lhomme, en lemprisonnant dans un univers morbide de culpabilit,
dabjection et de rachat possible au prix dune lourde expiation alors
que les Grecs qui se reprsentaient leurs dieux limage des hommes,

Marguerite Yourcenar, YO, p. 52.


Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard-folio, 1982, p. 238.
4
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, t. 2, Paris, Gallimard-folio, 1998, p. 115.
3

Ides traditionnelles ou modernes ?

361

mais comme des exemplaires parfaits, ne pouvaient que se faire une


noble ide deux-mmes5.
Avec lempereur Hadrien, Marguerite Yourcenar cre un
homme conforme lesprit grec, susceptible de souffrir de ses
insuffisances humaines mais qui nest pas contraint et brid par des
considrations mtaphysiques. Sans doute pour avoir tudi
suffisamment les hommes, il en connat les limites mais aussi les
possibilits si bien quil peut faire preuve dun optimisme prudent ;
Les catastrophes et les ruines viendront ; le dsordre triomphera, mais de
temps en temps lordre aussi. La paix sinstallera de nouveau entre deux
priodes de guerre ; les mots de libert, dhumanit, de justice retrouveront
[] le sens que nous avons tent de leur donner6,

confesse-t-il vers la fin de sa vie, conscient que son uvre destine au


bien de lhumanit prira mais que dautres hommes suivront, qui
sauront en retrouver lesprit. Si faible et imparfait quil soit, lhomme
peut accomplir de belles tches. Dans larticle intitul Surhomme
hadrianique et Surhomme nietzschen : un pari sur lhumain7,
Brengre Deprez analyse de manire trs prcise et dtaille ce qui
rapproche Hadrien du Surhomme de Nietzsche mais aussi ce qui len
diffrencie nettement. Chez le philosophe allemand, le Surhomme est
reprsent comme autre ; plus quun tre exceptionnel, le Surhomme
apparat comme transcendant lhomme, cest--dire dans un ordre de
ralit inaccessible lui8. Certains aspects de la personnalit de
lempereur romain le rapprochent de lidal nietzschen ; cependant,
son aspiration profonde vise faire bien lhomme, au sens de
Montaigne, plutt qu transcender lhumaine condition. Par
consquent, comme le rsume Brengre Deprez : lexprience
humaine dHadrien est une affirmation de lhumain, la ralisation
dune potentialit interne tandis que celle du Surhomme rv par
Nietzsche est une projection qui suppose un dpassement et par l
5

Friedrich Nietzsche, Humain, t. 1, p. 112.


Marguerite Yourcenar, MH, p. 513.
7
Brengre Deprez, Surhomme hadrianique et Surhomme nietzschen : un pari sur
lhumain, Les Lettres romanes, 1993, tome XLVII, n3, Universit Catholique de
Louvain, p. 177 184. Larticle est tir dun mmoire de fin dtudes de 1984, crit
sous la direction du Prof. Jean-Claude Polet, de la Facult de philosophie et lettres de
lUCL (note 1, p. 177).
8
Brengre Deprez, ibid., p. 179.
6

362

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

mme une ngation de lhumain actuel9. Lhumaniste Marguerite


Yourcenar reste en quelque sorte dans le domaine utopique certes
mais malgr tout raliste de la perfectibilit humaine tandis que
Nietzsche exprime son idal dans une figure chimrique.
Znon prsente lui aussi des aspects typiques de lesprit libre
et curieux, cher Nietzsche. La joie et lexaltation que lui inspire son
dpart la conqute du monde dans le premier chapitre intitul Le
grand chemin font cho livresse exprime dans ces phrases du Gai
savoir qui voquent la fin de la croyance en Dieu :
voici permise nouveau toute audace de la connaissance, et la mer, notre
mer, la voici nouveau ouverte, peut-tre ny eut-il jamais mer
semblablement ouverte10.

Toute luvre au noir accomplie par Znon atteste sa volont de se


dpouiller de toutes les illusions, des faux savoirs et prjugs
inculqus par le monde et daccomplir sa renaissance par lascse. Son
probable athisme, son choix de la mort volontaire font de lui un
personnage nietzschen. Mais il semble bien que lanalogie sarrte
l ; les sentiments de compassion quil prouve pour les malheureux
quil soigne, son attitude de saint lac et
lunion de ce complet dpouillement et dune sorte dextase, ou, si lon veut,
dinstase, donc dapprofondissement [] de la connaissance intrieure11

qui a lieu au moment de sa mort sloignent de la philosophie de


Nietzsche et correspondent plutt celle de Schopenhauer. Par
laccomplissement de luvre au noir, Znon dbouche sur une forme
de sagesse qui se caractrise par lasctisme, le renoncement, la
suppression du dsir et le dtachement mais cette mise en sommeil de
la volont qui permet daccder la quitude, au nirvna des
bouddhistes a une coloration mystique qui nest pas du tout dans
lesprit de Nietzsche. Il sagit plutt du nihilisme de Schopenhauer
dont Marguerite Yourcenar dit que linfluence sest tt confondue
avec celle de la philosophie orientale. En effet, il peut tre parfois
difficile de distinguer ces deux influences tant la philosophie de
Schopenhauer conduit aisment un dtachement mystique de type
9

Brengre Deprez, ibid., p. 184.


F. Nietzsche, Le gai savoir, p. 238.
11
Rosbo, op. cit., p. 128.
10

Ides traditionnelles ou modernes ?

363

bouddhiste. Tandis que les Mmoires dHadrien font la part belle au


rationalisme, Luvre au Noir ne le rejette pas mais introduit une
dimension supplmentaire, dinspiration religieuse12. La tendance au
dtachement, la suspension de la volont, au renoncement tout, y
compris aux livres et la culture, atteint son apoge dans Un homme
obscur o Nathanal qui nest que bont prouve de la piti pour le
malheur universel commun toute lhumanit.
Tout en reconnaissant certaines qualits et certains charmes au
culte catholique comme au culte orthodoxe, Marguerite Yourcenar a
toujours condamn les trois grandes religions du Livre que sont la
religion juive, le christianisme et lislam parce quelles prtendent
luniversalisme et font invitablement preuve dintolrance. De ce
point de vue, on peut de nouveau effectuer un rapprochement avec
Nietzsche. Pour ce philosophe, le polythisme avec ses dieux
multiples prfigurait la reconnaissance dindividus distincts, aux
aspirations et aux droits diffrents tandis que le monothisme avec son
dieu unique, pose le principe mme dun homme conu selon
certaines normes. A ses yeux, la civilisation grecque polythiste
surpasse la civilisation chrtienne et ceux qui prtendent que le
christianisme est suprieur, il rpond ironiquement :
Ce degr suprieur de vrit, on peut voir ce quil en est en constatant que
les sciences en plein essor se sont rallies point par point la philosophie
dEpicure, mais ont point par point rfut le christianisme13.

Comme Nietzsche, Marguerite Yourcenar voue lesprit de la Grce


une admiration quelle na pas pour le monde chrtien. Comme lui,
elle se dfie notamment de la notion de pch, compltement
trangre lunivers des Grecs. Cependant le radicalisme de
Nietzsche en matire de religion ne suscite pas dcho quivalent chez
Marguerite Yourcenar. Alors quil explique le triomphe de toute
12

Comme si elle ne pouvait se rsigner tout fait carter le sacr de luvre ralise
par Hadrien, Marguerite Yourcenar dclare P. de Rosbo propos de la tche
dHadrien : En un sens, cette sagesse dHadrien est une sagesse religieuse,
puisquelle inclut le sentiment de ce qua de sacr lexercice mme du pouvoir et la
condition humaine tout entire (Rosbo, p. 101). Cependant, Hadrien est avant tout un
homme aux prises avec de lourdes responsabilits humaines dont il sacquitte
humainement du mieux quil peut. Il prouve le sentiment du sacr dans ladhsion
lordre de lunivers.
13
Friedrich Nietzsche, Humain, t. 1, p. 81.

364

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

religion par la peur, le besoin, la dfaillance de la raison et une totale


asthnie de la volont14, Marguerite Yourcenar estime quil rpond
plutt un besoin mtaphysique sur ce point aussi, elle est plus
proche de Schopenhauer . Elle dclare Matthieu Galey :
Jappelle Dieu ce qui est la fois au plus profond de nous-mmes et au
point le plus loign de nos faiblesses et de nos erreurs. Je nai pas le moins
du monde limpression que lEtre ternel soit mort, de quelque faon quon
choisisse de nommer linnommable, que ce soit le sol, comme pour Eckhart,
cest--dire sans doute notre terre ferme, ou le Vide, comme lappelle le zen,
cest--dire sans doute ce qui est absolu et pur. Ce qui meurt, ce sont les
formes, toujours restreintes, que lhomme donne Dieu15.

Elle a rejet le catholicisme familial traditionnel et les religions lui


paraissent souvent empreintes de sectarisme ; nanmoins, subsiste
chez elle la notion de transcendance et sans doute dun principe
suprieur.
La libert individuelle
Quel que soit le personnage yourcenarien considr, il
apparat clairement que le problme de la libert humaine est au cur
des proccupations de Marguerite Yourcenar. Dautre part, nous avons
vu que la difficult de concilier hasard et conditionnement pose
invitablement le problme de la libert de lindividu. Nous avons
galement pu constater que les personnages les plus clbres de la
romancire se prsentent souvent comme des hommes forts, dj trs
indpendants au dbut de leur vie, qui ne font que conqurir et
consolider leur libert ; Hadrien et Znon sont les cas typiques. Mais
comment dfinir la libert telle que lentend Marguerite Yourcenar ?
Si lon procde une sorte de rtrospective des personnages
yourcenariens, on relve des points communs. Alexis appartient un
milieu social certes appauvri mais privilgi et les ralits matrielles
exercent peu de contraintes sur lui. Eric est vritablement dgag de
toute obligation ; dsuvr et solitaire, il sengage au nom dune
cause qui lui parat correspondre la dfense de sa classe sociale.
14

Nietzsche voit dans les commandements tu dois du christianisme et du


bouddhisme une extraordinaire compensation labsence de volont du croyant qui y
trouve un soutien et un moyen de vouloir (Le gai savoir, p. 245).
15
Marguerite Yourcenar, YO, p. 255.

Ides traditionnelles ou modernes ?

365

Hadrien ne connat jamais une position subalterne et une fois


empereur, il peut sacquitter de sa tche, certes trs lourde et
complexe, en ayant la certitude dtre efficacement second et pargn
par les tracas ordinaires. Bien que btard, Znon nen appartient pas
moins la famille Ligre et il devient le fils adoptif de Simon
Adriansen ; son enfance et sa jeunesse se droulent donc dans un
milieu social privilgi qui fait de lui un homme instruit, lesprit
ouvert, dot de certains atouts. Intelligent et courageux, il est en
mesure de se rendre utile partout o il passe et comme il ne se lie
personne, il naline jamais son indpendance. Quoique pauvre
lorigine, Nathanal mne une vie semblable celle de Znon ; ayant
peu de besoins et aucune charge, il est exempt de responsabilits
familiales ou autres. Vivant en solitaires, sans obligation et
engagement durables lexception dHadrien qui bnficie dun
statut particulier , ces personnages subissent le minimum de
contraintes. Dans le cas contraire, illustr par les personnages de
Denier du rve, on a affaire des tres alins. Ds lors
quapparaissent des ncessits matrielles puissantes, lalination
sensuit et la question de la libert individuelle perd de sa limpidit.
Autrement dit, la question de la libert telle que lenvisage Marguerite
Yourcenar suppose un tre humain affranchi des obligations
quotidiennes et matrielles invitablement alinantes que subissent la
plupart des hommes. Les personnages grce auxquels elle tudie ce
problme reprsentent une lite et il sagit seulement dun problme
dordre intellectuel et moral.
La situation dindpendance par rapport aux ncessits de la
vie ordinaire que Marguerite Yourcenar cre pour ses personnages
correspond ce quelle pense pour elle-mme.
Pour ma part, le choix entre la scurit et la libert, je lai toujours fait dans
le sens de la libert16.

On reconnat sa conception de largent caractristique de laristocratie,


qui saccompagne du ddain du travail, aisment assimil un
esclavage. En fait, Marguerite Yourcenar na jamais vraiment connu
le besoin dargent et elle cre des personnages son image, qui nont
ni obligations professionnelles ni obligations familiales et qui se
soucient peu du lendemain, ayant dans la plupart des cas la certitude
16

Ibid., p. 93.

366

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

quil sera assur. Ainsi, la question de la libert nest plus quune


abstraction, un concept. Pour les personnages voqus prcdemment
comme pour Marguerite Yourcenar elle-mme, restent les grandes
dterminations auxquelles nul nchappe : dterminations gntiques,
familiales, sociales, nationales, temporelles, etc Znon est
conditionn par sa naissance, son ducation, la culture reue et peuttre plus encore, il vit une poque o svissent des troubles graves,
dans lesquels il se trouve impliqu ds lors quil entend participer aux
controverses scientifiques et religieuses qui agitent son temps. De la
mme faon, Marguerite Yourcenar, ne en 1903 dans la grande
bourgeoisie du nord de la France, ne peut viter les traumatismes et
les perturbations des deux guerres mondiales. Ce sont l des ncessits
contre lesquelles on ne dispose pas de parades mais hormis cela, il se
prsente de multiples hasards, des accidents dont chaque individu tire
le profit quil veut. En 1939, fuyant la guerre en Europe, Marguerite
Yourcenar sembarque pour les tats-Unis. Il pouvait sagir dun
dpart momentan, en attendant des jours meilleurs ; ce fut une
installation dfinitive ; il existait plusieurs choix possibles. Eric nest
pas contraint de sengager dans les corps francs ; il choisit librement.
De mme, Hadrien devient dans une large mesure lempereur quil
veut tre. Il aurait trs bien pu continuer la politique de conqute de
Trajan ; il suffisait de sengager dans la mme direction. Cest bien
la suite dune rflexion lucide, clairvoyante et critique quHadrien
prend la dcision dinverser le cours des choses, renonce mme des
conqutes rcentes pour mieux asseoir le pouvoir imprial, grce la
paix. A lintrieur dun certain nombre de dterminations, libert est
laisse ltre humain danalyser la situation prsente et dagir selon
sa volont propre. Pour employer la terminologie de la biologie
moderne, il existe linvariant que lon ne modifie pas mais tout le reste
est hasard et rsultat, cest--dire adaptation, imprvisible. Dans le
rgne vgtal au moins, ladaptation ne rsulte que dune lutte pour la
vie. Chez ltre humain, sexerce en outre une volont qui dispose
dune panoplie de choix plus ou moins tendus .
Pour un personnage comme Hadrien, la libert se construit
dans laction ; il accde peu peu la matrise de soi en dominant les
difficults qui se prsentent au chef dtat ; ce nest pas un homme
fulgurant comme le dit Marguerite Yourcenar, il lui faut du temps
pour se prparer lEmpire mais chaque tape marque un progrs
dans la connaissance, la lucidit et laffirmation de soi.

Ides traditionnelles ou modernes ?

367

Trahit sua quemque voluptas. A chacun sa pente : chacun aussi son but,
son ambition si lon veut, son got le plus secret et son plus clair idal. Le
mien tait enferm dans ce mot de beaut, si difficile dfinir en dpit de
toutes les vidences des sens et des yeux. Je me sentais responsable de la
beaut du monde17,

dclare lEmpereur ; cest en ralisant un empire conforme son idal,


la fois fort, juste et beau quil se sent devenir pleinement lui-mme,
un homme libre et responsable et quelques pages plus loin, il livre cet
aveu :
Je mimaginais secondant celui-ci [le divin] dans son effort dinformer et
dordonner un monde, den dvelopper et den multiplier les
circonvolutions, les ramifications, les dtours. Jtais lun des segments de
la roue, lun des aspects de cette force unique engage dans la multiplicit
des choses, aigle et taureau, homme et cygne, phallus et cerveau tout
ensemble, Prote qui est en mme temps Jupiter.

Dans la plnitude de son pouvoir, de ses capacits, Hadrien se sent


dieu :
A quarante-quatre ans, je me sentais sans impatience, sr de moi, aussi
parfait que me le permettait ma nature, ternel [] Jtais dieu, tout
simplement, parce que jtais homme18.

Les simples routines de ses fonctions impriales le confirment dans ce


sentiment ; il se sent pour les hommes dont il rgit les destines la
main de Jupiter, une providence incarne. Ce sentiment de matrise
de soi et du monde comme sil sagissait dun mcanisme parfait, que
rien ne peut enrayer finit par engourdir un peu la vigilante lucidit
dHadrien et cest ce moment quil est frapp par le coup fatal qui
lanantit provisoirement et le transforme dfinitivement. Le souci de
lEmpire, la ncessit de sacquitter des tches requises par ltat
permettent Hadrien de surmonter son dsespoir ; laction le libre
partiellement du poids de son chagrin, conscient de toute faon quil
ne trouvera quen lui la force de vivre ; en tmoigne cette rflexion
dsabuse propos de lexcution dApollodore quil a commandite :

17
18

Marguerite Yourcenar, MH, p. 390


Ibid., p. 398-399

368

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


Mais les dieux ne se lvent pas ; ils ne se lvent ni pour nous avertir, ni pour
nous protger, ni pour nous rcompenser, ni pour nous punir. Ils ne se
levrent pas cette nuit-l pour sauver Apollodore19.

Dans ce monde sans dieu, lhomme se fait dieu pour dcider de sa vie,
de ses actes. En dpit des conditionnements multiples, il lui appartient
dexercer son intelligence et sa volont et dagir. Tel est le choix
dHadrien.
Tel est aussi le choix de Znon tout au long de sa vie errante
et jusque dans sa mort dont il fait son uvre. Cependant la fin de la
vie de Znon prsente plus dambiguts que celle dHadrien.
Lempereur lutte jusquau bout, contre la maladie et la souffrance
quelle occasionne tandis que chez Znon, se dessine une nette
tendance au dtachement. Un instant, il est tent de se joindre au
groupe qui se prpare passer outremer :
A plusieurs, le voyage tait moins risqu ; on pouvait mme pendant les
premiers jours sentraider sur lautre rive. Il fit derrire eux une centaine de
pas, puis ralentit, laissant la distance augmenter entre la petite bande et lui.
Lide de se retrouver en face de Milo ou de Jans Bruynie lemplissait
davance dune lassitude insupportable20.

De mme, pendant son procs, Znon semble las plusieurs reprises


et dsireux que les choses se fassent rapidement. Sa combativit la
abandonn et la place, sinstallent le renoncement et une forme
dindiffrence. Il prouve de la satisfaction faire un peu de bien
autour de lui mais parat considrer comme de la folie toute tentative
dagir sur le monde. Aux patriotes bruxellois qui sapprtent
rejoindre lAngleterre et qui croient des jours meilleurs, Znon na
quune rponse donner, la conclusion de Marguerite Yourcenar qui
rsume la pense de son personnage : Les maladies du monde taient
plus invtres que cela21. Le pessimisme et la rsignation
lemportent la fin de la vie de Znon et toute initiative pour influer
sur le cours de la vie lui parat dsormais vaine. La libert rside dans
le dtachement, lasctisme et lexercice de la gnrosit ; on rejoint la
philosophie de Schopenhauer et Znon prfigure dj Nathanal. Chez
ce dernier, la philosophie de laction, le besoin nietzschen de matrise
19

Ibid., p. 491.
Marguerite Yourcenar, ON, p. 769.
21
Ibid., p. 770.
20

Ides traditionnelles ou modernes ?

369

du monde et de soi a compltement disparu, il ne subsiste quun


personnage contemplatif.
Hadrien constate labsence des dieux et il se substitue eux ;
aprs ltude des questions thologiques, Znon naperoit pas plus de
raisons de se fier une doctrine religieuse qu une autre et ses
tendances mystiques nexcluent pas lapostasie et une forme
dathisme. Avec Nathanal, toute proccupation mtaphysique
disparat. La suppression de la Bible qui sert allumer le feu
rcalcitrant symbolise linutilit de la religion chrtienne, bonne
effacer du monde dont elle a exclu tant dhrtiques. Nathanal se
prsente comme un homme de lau-del du christianisme. Seule existe
la nature, une sorte de grand Tout, physique, cosmologique, dont
lhomme nest quune minuscule parcelle, pose l par hasard, sans
destination prcise et qui retournera bien vite la terre. Il correspond
tout fait ce que Marguerite Yourcenar dit en voquant linfluence
de la pense orientale :
Nous sommes des particules trs fragiles, trs passagres relies un tout. A
partir du moment o on a compris cela, les chances de bonheur deviennent
beaucoup plus grandes, parce que lies au bonheur des autres22.

Mais, trs probablement, la philosophie orientale, sajoutent et se


superposent les notions scientifiques du XXme sicle ; lhomme ne
reprsente quune parcelle infime dans lensemble de la vie, au sein
dune nature ni bonne ni mauvaise, qui est tout simplement conforme
lordre des choses. Dans cet quilibre respecter, rien nautorise
lhomme se prvaloir dune quelconque supriorit. Nathanal
choisit la fusion aussi complte que possible dans ce tout (en termes
scientifiques, on parlerait sans doute dadaptation russie) ; dans lIle
perdue, il respecte intgralement la faune et la flore, se contentant de
tirer de la terre ce quil faut pour vivre. Revenu Amsterdam, il
travaille pour assurer sa survie mais refuse les lois de la comptition,
de lexploitation et de la violence inflige aux autres qui rgnent
partout dans la socit. Dans lle de la Frise, priv de la socit des
hommes, il se fond dans le milieu naturel jusqu sy abandonner
entirement pour mourir. Dans Un homme obscur, le mot action na
pas de sens et, semble-t-il, le concept de libert pas davantage.
Nathanal ne tend qu fusionner le plus harmonieusement possible
22

Marguerite Yourcenar, PV, p. 309.

370

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

avec le milieu naturel et tout au long de sa vie, il parat libre, tant


donn que la notion mme dabsence de libert lui est trangre.
Particule parmi les autres, il occupe dans le grand Tout la place qui lui
revient. Toutefois, son dtachement, son indiffrence, son asctisme et
sa gnrosit lgard des tres souffrants autour de lui rappellent
Schopenhauer de mme que le nirvna de la fin de sa vie23.
Morale et humanisme
Marguerite Yourcenar na jamais vari dans laffirmation
quil nexiste pas de prdestination religieuse. Elle laffirme sans
hsitation dans plusieurs entretiens, notamment Matthieu Galey :
[] je dirais que la vie ne me semble pas avoir de dessin (de dessein)
dfini. (Ou, si elle en a un, cest des profondeurs que nous ne pouvons pas
atteindre). Je lai dailleurs dj dit par les lvres dHadrien, puis par celles
de Znon. Je ne crois pas un destin irrvocablement prescrit : nous le
changeons continuellement mesure que nous vivons ; il est sans cesse
amlior ou empir par nos actes. Je crois, dautre part, au poids des
circonstances qui nous ont prcds, tout un passif ou tout un acquis dont
nous ne sommes pas responsables et qui nous enseigne lhumilit. Mais tout
change sans cesse en nous comme hors de nous24.

23
Enrica Restori, Un anthropomorphisme rebours : de la voix humaine la voix
des choses, in LUniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar, t. 1, op. cit., p.
137 151, tudie travers trois personnages principaux, Hadrien, Znon et Nathanal,
llargissement de perspective qui conduit de luniversel humain luniversel
cosmique. Hadrien, Homme-Dieu, veut remettre de lordre dans lEmpire en sachant
quil ne fait que collaborer avec la terre et quil est linstrument dun principe
ordonnateur qui le dpasse et qui, au niveau cosmique, contient aussi bien lordre que
le chaos (p. 139). Lexprience de lunit de la matire ralise par lalchimiste
Znon supprime peu peu les barrires qui sparaient les espces et dans la dernire
partie de Luvre au Noir, lanthropomorphisme rebours saccentue, Znon se
rapproche nettement de lanimal, dit E. Restori. Mais Si pour Znon le processus de
dshumanisation progressive est long et pnible, pour Nathanal au contraire, il
sagit dune pente tout fait naturelle ne comportant aucun conflit vritable (p. 148).
Et E. Restori conclut : Si Hadrien reprsente en quelque sorte lapologie de
lHomme-Dieu, o la nature et le divin indissolublement lis spanouissent dans la
figure humaine, avec Nathanal saccomplit de faon naturelle le mouvement inverse,
danthropomorphisme rebours, qui avait t si pnible pour Znon : le divin - loin de
toute finalit rdemptrice - en passant par lhomme obscur, rentre et se dissout dans la
terre (p. 151).
24
Marguerite Yourcenar, YO, p. 301.

Ides traditionnelles ou modernes ?

371

Si la libert telle que la conoit Marguerite Yourcenar ne se dfinit pas


trs facilement car elle semble forme dun mlange de libert
paenne, grecque, bouddhique, en revanche, lide dun destin, dun
plan prtabli par une volont divine qui attribuerait davance
chacun une destine inluctable, est rejete sans hsitation25. Autant
les dterminations auxquelles nul nchappe impriment la vie une
direction particulire, autant une fois atteint lge de raison, lhomme
agit suivant ses aspirations et sa volont. Envisags lchelle
cosmique, les actes dun individu unique sont sans doute de peu
dimportance et nentranent pas de consquences sur lordre de
lunivers mais sa responsabilit est malgr tout engage et il se doit de
contribuer lharmonie du Tout auquel il appartient. Cela passe par le
bien quil peut et doit dispenser tous les tres vivants dont il est
profondment solidaire puisque lhomme comme tout ce qui vit (et
peut-tre mme ce qui est inanim) nest quun amas de matire,
provisoirement rassemble sous une forme particulire. Le personnage
yourcenarien, conscient du bien et du mal et libre de ses actes, ne se
heurte plus au dogme de la vrit rvle des religions monothistes
mais la notion de devoir reste prsente son esprit et le sacr se trouve
partout autour de lui ; si principe divin il y a et peut-tre existe-t-il
une certaine mystique chez Marguerite Yourcenar26, il est dans
lunivers tout entier et lordre cosmique.
Cela nous amne tenter de dfinir prcisment la spcificit
de lhumanisme de Marguerite Yourcenar, qui nest certainement pas
homogne et qui volue au fil du temps. Si lon considre en effet les
Mmoires dHadrien, lhumanisme correspond un monde paen,
polythiste ou sans dieux, qui diffre radicalement du monde chrtien.
La vrit rvle qui se transforme en loi laquelle toute crature est
25

Il est bien vrai que le tatouage de Michel, qui donne lire le mot ANANK semble
en contradiction avec les ides de Marguerite Yourcenar. On pourrait dabord objecter
que la fille ne partage peut-tre pas exactement les ides de son pre, mais on peut
surtout considrer que dans le continuum de la vie, qui intgre tout tre et toute chose,
de linfiniment grand linfiniment petit, lexistence du minuscule atome quest
lhomme na pas dautonomie et participe du mouvement du grand Tout qui chappe
notre entendement.
26
Henri Vergniolle de Chantal, La morale de Marguerite Yourcenar daprs son
uvre romanesque, op. cit., parle de panthisme de luvre de Marguerite Yourcenar
(p. 345 et sq.) et il emploie le terme de mystique propos de lauteur (p. 327) dont
il dfinit luvre (p. 331) comme un texte de textes o figurent des rfrences
bibliques, grco-latines, alchimiques, thologiques et philosophiques.

372

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

assujettie, nexiste pas encore et lhomme connat une libert bien plus
grande, libert de pense dune part et libert du corps auquel ne
sattache nulle notion de faute. Ainsi, lasctisme na pas de sens, sauf
sil sagit dacqurir une certaine discipline mais le plaisir et
lpanouissement corporels, parfaitement lgitimes, participent du
bonheur. La pense peut et doit aller librement ; lhomme nest pas
une crature corrompue davance par le pch originel, menace par la
damnation ternelle, qui doit consacrer sa vie la repentance. Aussi,
peut-il vivre le prsent librement et dans la joie, sans angoisse par
rapport lau-del. Artisan de sa propre vie, il a le pouvoir de la
rendre bonne et la morale constitue surtout le cadre lintrieur
duquel sexpriment sa libert et sa volont ; elle na rien voir avec la
force crcitive, trop souvent contre nature, qui caractrise la morale
chrtienne. Cet humanisme, qui fait penser la Renaissance,
essentiellement soucieux de lhomme, qui ralise lharmonie du corps
et de lesprit et lgitime la qute du bonheur, sapparente presque
une belle utopie dans un monde marqu par la culture judochrtienne, qui a habitu lhomme une image nettement moins
positive de lui-mme27. Cet humanisme de lhomme libre, qui assume
pleinement sa destine et qui saccorde assez bien avec la philosophie
de Nietzsche, correspond lespoir de Marguerite Yourcenar de voir
sdifier un monde meilleur aprs les guerres mondiales. Dans
Luvre au Noir, lillusion dun monde enfin sage, conu pour le
bonheur de lhumanit est bien dissipe. Le mal rgne en force et
lhumanisme sen ressent. Si quarante-quatre ans, Hadrien connat
leuphorie de la libert et de la toute-puissance humaine, Znon,
peine plus g, nen dit pas autant ; sa longue mditation dans le
chapitre intitul LAbme est teinte damertume :
A vingt ans, il stait cru libr des routines ou des prjugs qui paralysent
nos actes et mettent lentendement des illres, mais sa vie stait passe
ensuite acqurir sou par sou cette libert dont il avait cru demble
27
Franoise Gaillard, Marguerite Yourcenar, une figure de lhumanisme
contemporain in Marguerite Yourcenar Aux frontires du texte - Roman 20-50, Paris,
1995, p. 65 74, propose une analyse trs intressante de lhumanisme marqu par la
philosophie de Nietzsche, qui se dgage des Mmoires dHadrien. Cet humanisme
adapt au mode de penser de la Grce antique ne convient sans doute pas aux hommes
du XXme sicle, reconnat Franoise Gaillard, mais Marguerite Yourcenar a le
mrite de proposer un contre-modle qui soppose la culture et lhritage judochrtien.

Ides traditionnelles ou modernes ?

373

possder la somme. On nest pas libre tant quon dsire, quon veut, quon
craint, peut-tre tant quon vit28.

Alors quHadrien russit vivre harmonieusement sa condition


dhomme en conciliant (parfois dans la douleur) ses aspirations et les
forces contraires, Znon ne trouve la srnit quen renonant toutes
les formes de passion et de volont.
Dans Un homme obscur, lascse est ralise ds le dpart et
Nathanal a peu faire pour parvenir la dshumanisation ; il lui
suffit en quelque sorte de se laisser glisser hors de la socit des
hommes et il fusionne trs rapidement avec les autres formes de vie
qui lentourent, il se fond parmi elles et y trouve tout naturellement sa
place. Dans la mesure o Marguerite Yourcenar remet en cause la
notion dindividu, son approche de lhumanisme va se rvler
diffrente de lhumanisme traditionnel. Il sagit dune proccupation
constante, qui ne disparat pas dans ses dernires uvres mais la
notion duniversalit est lobjet dun dplacement. Elle se trouve
dsormais dans le Tout auquel appartient le personnage mais aussi le
sujet qui pense et crit29. Et sil semble assez vident que les questions
mtaphysiques, spirituelles noccupent pas lesprit dHadrien non plus
que de Nathanal, il subsiste certainement plus dincertitudes en ce
qui concerne Znon ou Marguerite Yourcenar elle-mme. Lidal de
dpassement de soi et dharmonie chre Hadrien et mme si cette
harmonie doit inclure tout ensemble lhomme, lEmpire et lunivers
nimplique pas ncessairement un sentiment mystique. Ltre humain
peut aspirer la paix, la srnit de lesprit dans un monde dquilibre
et dune relative perfection sans lide de Dieu. Lopinion dHenri
Vergniolle de Chantal mrite dtre nuance mais il est vrai quune
forme de mystique se fait jour dans luvre de Marguerite Yourcenar
et on doit en tenir compte dans la caractrisation de son humanisme.
Tandis que lhumanisme de la Renaissance tend au perfectionnement
28

Marguerite Yourcenar, ON, p. 693.


Simone Proust, La conception bouddhique de luniversalit et le projet
autobiographique de Marguerite Yourcenar, in LUniversalit dans luvre de
Marguerite Yourcenar, t.1, op. cit., p. 119 135 montre de manire trs convaincante,
en analysant Le Labyrinthe du monde, comment le moi ntant quun agrgat
temporaire dlments destins disparatre pour se fondre dans le monde primordial
(p. 135), il na pas dintrt en soi et quon ne peut trouver luniversel quen
reconstituant les diffrentes chanes qui aboutissent ce moi. Cette conception de
luniversel se rattache la pense bouddhique, conclut S. Proust.
29

374

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

de la nature humaine, lacquisition de la sagesse et de lquilibre


sans rfrence au sacr et que les moralistes du XXme sicle rejettent
toute forme de transcendance, ces notions de sacr et de transcendance
apparaissent chez Marguerite Yourcenar30. Luniversalit nexclut
rien. Le divin est-il insparable de sa pense ? Il est difficile de
rpondre par laffirmative mais peut-tre complte-t-il lhumain. La
seule certitude, cest que lhomme constitue une partie de lunivers, du
cosmos dont il na quune connaissance et une apprhension infimes ;
le reste lui chappe et il ne peut quadmettre son infinie petitesse par
rapport ltendue des lments, dans lespace et dans le temps. Cela
ninclut pas ncessairement lide dune existence divine mais la vie
demeure une nigme, avec maintes zones dombre et de mystre.
Luniversalit du monde et la place insignifiante quoccupe ltre
humain, telles que les conoit Marguerite Yourcenar, rendent les
notions de classe sociale et de culture secondaires. En effet, cela
relve de la part de hasard qui intervient dans toute vie mais qui,
lchelle cosmique, se rvle drisoire.
A partir de toutes ces donnes, dont la cohrence nest pas
claire premire lecture, comment comprendre la pense de
Marguerite Yourcenar et quelle morale se dgage de son uvre ?
Dun certain point de vue et quelle quait t son volution par la
suite, elle na jamais reni lhumanisme exprim dans les Mmoires
dHadrien. En tout ce qui concerne le corps et ce quelle appelait les
gots sensuels, elle est profondment immorale, selon lacception
chrtienne. Elle sattaque tous les tabous et sous sa plume, il ne reste
rien qui soit contre nature, sans doute pas mme linceste dont elle
peut admettre le caractre fcheux sur le plan gntique mais au sujet
duquel elle montre que lattirance mutuelle dun frre et dune sur
prsente une grande vraisemblance psychologique sans la moindre
monstruosit. Il nest aucune de ses uvres qui ne fasse une place, si
limite soit-elle, lhomosexualit dont elle considre quil sagit
dune forme possible parmi dautres de la sexualit, nullement contre
nature du point de vue sensuel. Elle montre suffisamment dans Le
Labyrinthe du monde combien la tradition catholique enseigne le
mpris et la haine du corps ; la seule justification de la sexualit, cest
la procration par laquelle la femme surtout accomplit son devoir de
30
Henri Vergniolle de Chantal, op. cit., p. 327 331 souligne avec justesse que les
notions de transcendance et de sacr sont prsentes dans la pense de Marguerite
Yourcenar mais quelles ne transparaissent pas galement dans toutes les uvres.

Ides traditionnelles ou modernes ?

375

chrtienne ; lhomosexualit, qui na pour finalit que le plaisir, ne


peut que faire lobjet dune condamnation sans appel. Or, hormis
Alexis et ric qui ont une prfrence marque pour les hommes, tous
les personnages sont presque indiffremment htrosexuels et
homosexuels : Hadrien, Znon, Egon, mme Nathanal ; Michel,
quant lui, avoue quil peut concevoir le plaisir avec un tre de mme
sexe. En abordant ces sujets sans la moindre intention de provocation,
avec honntet, lucidit et sincrit, Marguerite Yourcenar tmoigne
de sa libert de pense. La morale qui se dgage de lensemble de son
uvre sapparente sur bien des points celle dHadrien. La lucidit, le
courage, la responsabilit demeurent des aspects fondamentaux, mais
le relatif optimisme qui se dgage des Mmoires dHadrien fait
rapidement place une vision beaucoup plus sombre de lhumanit. A
lambition dHadrien dinflchir le cours des choses, se substitueront
le dtachement, une attitude simplement contemplative et gnreuse.
Sympathiser avec les tres autour de soi, les comprendre, ne pas leur
infliger de souffrances et si possible leur faire un peu de bien, vivre en
harmonie avec son milieu, dans le respect de la vie sous toutes ses
formes : telles sont les exigences intangibles de la morale que nous
lgue Marguerite Yourcenar. Ce qui ternit la morale et lhumanisme
presque radieux des Mmoires dHadrien, cest la conscience que le
mal existe et que lhomme le perptue, que les expriences les plus
douloureuses ne servent rien et que tout progrs parat impossible.
Le bien, ce sera simplement de ne pas ajouter au mal et si modeste
soit-elle, cette leon nest pas facile appliquer dans un monde dont
lhomme se croit le matre et lordonnateur et quil saccage avec une
superbe inconscience, rendant sa propre survie problmatique.
A la fin de son article, Franoise Gaillard se demande si
lidal des Mmoires dHadrien correspond un moment de lhistoire
ou bien sil sagit pour Marguerite Yourcenar de fabriquer un modle.
En tout cas, le dtour par la Grce
dbouche sur la possibilit denvisager un autre rgime du soi qui ne doive
rien lhritage judo-chrtien, et de retrouver sous les diverses strates
religieuses qui ltouffent, un nouveau sujet thique31.

Ce modle grec, sil a exist, appartient une civilisation disparue et il


ne peut se transposer tel quel dans les socits actuelles mais il aide
31

Franoise Gaillard, art. cit., p. 74.

376

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

porter sur les traditions judo-chrtiennes qui asservissent ltre


humain le regard critique qui simpose. Il recoupe laffirmation de
Nietzsche suivant laquelle le monde nest ni bon ni mauvais en soi,
cest le christianisme qui a dfini des catgories, en faisant porter
ltre humain le poids dune faute originelle. Les dcouvertes de la
biologie moderne ne font que confirmer la pense de Nietzsche. Le
bon et le mauvais se dfinissent par rapport au devenir de ltre
vivant ; est bon ce qui ralise ladaptation harmonieuse et russie au
milieu et offre par consquent les conditions optimales de survie et de
dveloppement dans le temps, ce qui dbouche sur la destruction est
mauvais. L encore, lhumanisme connotation bouddhiste de
Nathanal, pour reprendre la thse de Simone Proust, ne contredit sans
doute pas les donnes de la science moderne. En tant que minuscule
tincelle de vie participant limmensit de la vie cosmique,
Nathanal ne peut nuire aux autres sans se nuire soi-mme ; do la
ncessit de la compassion lgard de toute vie. Mais la survie de
lhomme aujourdhui nimplique-t-elle pas que de toute urgence, il
respecte la vie autour de soi et cesse dagresser toutes les formes de la
nature au nom dune prtendue supriorit dorigine divine ? On ne
peut pas oublier la lutte de Marguerite Yourcenar contre la souffrance
animale et pour la dfense de lcologie. Son pessimisme sexplique
en partie par les menaces qui psent sur la plante. Mme si son
humanisme mane surtout dune conviction philosophique, il rpond
en mme temps des ncessits scientifiques.
Dans ses ides philosophiques et morales, Marguerite
Yourcenar nappartient aucun courant bien dfini. L comme dans
dautres domaines, elle a plutt tendance puiser des sources varies
et amalgamer des influences diverses do elle tire lthique qui
sadapte le mieux sa conception du monde et de la vie. Cependant,
globalement, elle reste plutt hermtique aux ides nouvelles du
XXme sicle. Lathisme matrialiste ne la convainc pas.
Lexistentialisme, qui a connu un vif succs parmi les intellectuels
franais, la laisse indiffrente. Seul peut-tre lintrt pour les
philosophies orientales et lcologie peut apparatre comme
rsolument moderne et typique de la seconde moiti du XXme sicle.
Mais on peut tout aussi bien le considrer comme la composante
dune sagesse intemporelle. Rien dans les ides philosophiques et
morales de Marguerite Yourcenar ne permet de la classer dans la
catgorie des crivains nettement en rupture avec la tradition.

Ides traditionnelles ou modernes ?

377

II Pense historique
Histoire : cole de libert
Nous avons dj eu loccasion de prciser que Marguerite
Yourcenar insiste sur la valeur libratrice de lenseignement de
lhistoire. Dans lentretien avec Patrick de Rosbo, elle compare
ltude de lhistoire celle de lalchimie pour Znon32 ; elle permet de
saffranchir de ses prjugs, davoir une apprciation plus juste et plus
complte des faits ; elle fournit aussi le moyen danalyser
diffremment les vnements actuels, de les envisager selon dautres
points de vue ; les rapprochements quil devient possible deffectuer
favorisent lesprit critique. Les problmes auxquels fut confront
Hadrien doivent aider lhomme moderne comprendre la nature des
siens et rechercher les solutions intelligentes. Si Hadrien dcide de
mettre rapidement fin la guerre de conqute de Trajan, ce nest pas
par pusillanimit mais parce que lobservation de la ralit lui
enseigne que Rome ne contrlera pas un empire trop tendu et
spuisera en guerres striles. Lintrt de ltat se trouve donc dans la
consolidation des possessions actuelles plutt que dans une expansion
tmraire mais draisonnable. Malgr une politique modre et sage,
Hadrien nvite pas la rbellion en Palestine et la leon que lui inspire
la victoire durement acquise, au prix dune rpression impitoyable et
de la suppression de la Jude, cest que la paix sera de toute faon
provisoire et quil nexiste pas de joug assez puissant pour vaincre
jamais la volont dindpendance dun peuple. Cette exprience
ralise au IIme sicle tait de nature enrichir la rflexion des
hommes qui vivaient lpoque o les immenses empires coloniaux
des pays europens commenaient se disloquer et de nos jours
encore, la politique dHadrien peut servir de leon. Ltude et la
comprhension de lhistoire peuvent constituer pour lhomme
daujourdhui une entreprise de dissociation, une uvre au noir,
grce laquelle, il devient capable de se dpouiller de ses ides
routinires, quil croit justes parce quelles lui sont tellement
familires quil na jamais jug bon de les examiner soigneusement et
de les remettre en question. Lhistoire peut fonctionner comme
antidote aux ides reues, comme tincelle et stimulant de lesprit
32

Rosbo, op. cit., p. 44.

378

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

critique, comme moyen de libration intellectuelle et comme voie


daccs la libert. A ce titre, il est certain quun crivain comme
Marguerite Yourcenar qui fait de la lucidit et de la libert des valeurs
essentielles, se sent laise dans ltude de lhistoire.
Histoire : dcouverte de la ralit
Interroge plusieurs reprises sur sa mthode dinvestigation
de lhistoire, Marguerite Yourcenar sest exprime comme ici avec
Patrick de Rosbo :
Le romancier-historien a plusieurs voies daccs pour tenter de se
rapprocher dun vnement pass, proche ou lointain. La premire est
videmment lrudition, la recherche et le tri de tous les renseignements qui
nous sont accessibles sur un milieu ou sur un tre, la seconde est la
sympathie, ou lempathie, capable de nous faire pntrer lintrieur de ces
milieux ou de ces tres ; la troisime enfin est dordre mtaphysique : cette
espce de regard qui nous fait embrasser dun seul coup le temps, le temps
dans lequel le personnage a vcu, et aussi le ntre, ce temps qui est de
lternit plie, comme le disait Cocteau []33.

Ces trois aspects complmentaires de la mthode dapproche de


lhistoire se trouvent ici rcapituls en quelques mots mais dans tous
les paratextes accompagnant ses uvres, elle sest longuement
explique sur sa mthode, justifiant sa documentation et ses intentions
et livrant les cls pour la lecture de ses textes. Sans doute le
paragraphe intitul les rgles du jeu qui figure dans les Carnets de
notes des Mmoires dHadrien34 est-il le plus riche denseignements
et le plus prcis. Il faut tout dabord une rudition trs complte, trs
solide et trs fiable, de faon simprgner vritablement du climat de
lpoque, des vnements, des comportements des hommes pour leur
redonner vie : rendre leur mobilit, leur souplesse vivante, ces
visages de pierre. Tout jugement un peu htif est prohib ; il ne
convient pas que celui qui cherche connatre choisisse un
tmoignage plutt quun autre lorsquil sen trouve deux qui se
contredisent ; on peut supposer que lun et lautre contiennent une part
de vrit, le travail du lecteur consistera donc faire une synthse
nuance. Aprs ce travail qui met en jeu surtout les facults purement
33
34

Ibid., p. 61.
Marguerite Yourcenar, Carnets de notes des MH, p. 528-529.

Ides traditionnelles ou modernes ?

379

intellectuelles, intervient la sensibilit. Il est ncessaire de se laisser


porter par limagination et lintuition pour sentir, penser ce que les
hommes dune poque lointaine, une civilisation diffrente ont pu
sentir et penser. La plus grande honntet simpose dautre part pour
laisser sexprimer les hommes dautrefois, il sagit de retrouver leur
voix, et pour cela, le romancier-historien doit seffacer compltement,
il nest rien dautre quun relais, un scribe, qui retranscrit les chos du
pass sans jamais y mler sa propre voix. Grce cette mthode, qui
allie objectivit de la connaissance approfondie, extrme subjectivit
et magie sympathique, Marguerite Yourcenar fait revivre la ralit
des sicles passs. Avec Hadrien, elle recre lempereur, le chef dtat
ambitieux, sr de soi, qui rflchit lavenir de Rome et du monde et
prend des dcisions, qui napprouve ni les guerres ni les crimes dtat
mais qui na pas dtats dme quand la ncessit les requiert ; elle
recre tout aussi bien lhomme avec ses gots, ses passions, ses
sympathies et ses aversions, ses moments de dsespoir complet et son
courage. Et cet Hadrien, tellement ptri dhumanit quil semble
profondment vrai et proche pour le lecteur, ne choque pas les
historiens.
Dans un article trs critique35 qui fournit maints lments de
rflexion, Evert van der Starre montre que la mthode de Marguerite
Yourcenar correspond une tendance en philosophie de lhistoire,
lhistorisme, qui consiste sidentifier aux personnages qui ont jou
un rle dcisif dans lhistoire afin de bien saisir les intentions qui ont
motiv leurs actions. Il postule que
tous les tmoignages dune poque historique doivent tre compris partir
de lesprit de cette poque ; lhistorien doit sabsorber compltement dans
celle quil tudie et liminer sa propre individualit36.

Cette mthode qui vit le jour en Allemagne au XIXme sicle, fut


encore pratique au XXme sicle, notamment par lAnglais
Collingwood, dont Marguerite Yourcenar avait peut-tre lu un
ouvrage important, The Idea of History37 ; en tout cas, les ides quelle
dveloppe dans les Carnets de notes des Mmoires dHadrien
35

Evert van der Starre, Entre roman et histoire in Roman, histoire et mythe dans
luvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 419 429.
36
Evert van der Starre, art. cit., p. 421.
37
Evert van der Starre, art. cit., p. 422.

380

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

refltent les thories de lhistorisme. Le propos dE. van der Starre


vise mettre en vidence la contradiction qui existe entre lhistorisme,
qui entend recrer un moment prcis de lhistoire, avec ses traits
spcifiques et la conception mtaphysique de lhistoire chez
Marguerite Yourcenar qui se caractrise par luniversalit et
latemporalit38. Nous avons dj tudi la signification universelle
des Mmoires dHadrien qui parat difficilement contestable ; il est
tout aussi incontestable que la mthode dfinie par Marguerite
Yourcenar sapparente tout fait celle de lhistorisme et quelle
russit donner vie un empereur Hadrien que les historiens nont
pas considr comme une pure cration romanesque. Na-t-elle pas su
respecter jusquau bout les exigences de la mthode quelle a choisie
ou bien les critiques dE. van der Starre sont-elles injustifies ? Nous
aurons revenir sur ces aspects.
Le grand enseignement de lhistoire
Lhistoire se rvle particulirement propice lune des ides
essentielles de Marguerite Yourcenar : luniversalit. Ltude dune
poque donne, dun moment prcis de lhistoire, dun personnage
particulier ouvre toujours des perspectives beaucoup plus vastes. En
1956, lorsquelle voyage en Europe en pensant Luvre au Noir,
elle constate que la situation nest pas si diffrente de celle de la
Renaissance et son uvre en portera le tmoignage. Les luttes
politiques nempruntent plus le canal religieux mais deux conceptions
du monde saffrontent, souvent les armes la main. Certes, chaque
poque a ses particularits, au XVIme sicle, lvolution technique et
industrielle commenait tout juste balbutier et en ce temps-l, on
navait pas mme lide des dgts que la pollution allait infliger la
nature ; elle parvenait se rgnrer et surmonter les atteintes dues
lactivit humaine ; au XXme sicle, un problme nouveau se fait
jour mais les hommes nont pas beaucoup chang et ils sont en butte
des difficults qui prsentent plus dune analogie. Sous des cultures
particulires, lies un moment de lhistoire, une phase de
dveloppement de lhumanit, la nature humaine et la nature dans son
ensemble restent les mmes. Ainsi, est-il du plus grand intrt de
savoir ce que dautres hommes avant nous ont pens dans des
38

Evert van der Starre, art. cit., p. 426.

Ides traditionnelles ou modernes ?

381

circonstances un peu similaires, quelles solutions ils ont apportes


leurs problmes. Sans doute ne sont-elles pas transposables telles
quelles dans la ralit actuelle mais elles nous apportent des lumires ;
elles nous aident relativiser les choses, comprendre que nous ne
sommes pas confronts des situations indites et que lhomme a dj
su sous dautres cieux, dautres moments, rsoudre des difficults
non moins complexes.
Si Marguerite Yourcenar entend sympathiser profondment
avec lesprit dune poque, sen imprgner de faon devenir
simplement le truchement, lcho des voix du pass, la manire des
plus fermes partisans de lhistorisme, son but consiste avant tout
rechercher ce quil y a de permanent dans lhistoire humaine, ce qui
ne varie pas. Au travers des accidents et des hasards de la culture et
des vnements historiques, elle veut retrouver la pte humaine, ce
que les biologistes appellent linvariant. Si elle a tendance scarter
de lhistorisme, comme le souligne la critique, nest-ce pas parce que
lhistoire ne constitue pour elle quun point de dpart pour accder la
vrit profonde de ltre humain et que son uvre sinscrit dans la
tradition moraliste et humaniste ? Aprs 1950, cette volont
duniversalisme qui se fonde sur lide que lhistoire se rpte parce
que lhomme reste le mme partout et toujours, nest peut-tre pas trs
novatrice. Mais ds ses premires uvres, Marguerite Yourcenar use
abondamment du mythe qui lui permet dactualiser ce qui a dj t
dit, pens et crit. Or, dans les annes qui scoulent entre les deux
guerres mondiales, la notion duniversalit de lhistoire humaine
ntait sans doute pas si courante. Lhistoire et la littrature du
XIXme sicle, qui justifient le colonialisme excellent au contraire
montrer quil existe des hommes de race infrieure, dpourvus des
qualits quon sattend trouver normalement dans lespce humaine
et auxquels cest faire une grande grce que de leur apporter la
civilisation, le progrs et le christianisme. Les thses racistes
dveloppes au XIXme sicle connaissent de beaux jours dans la
premire moiti du XXme sicle. Or, cette poque, Marguerite
Yourcenar montre dj que les particularismes relvent surtout de
laccidentel et que lespce humaine ainsi que son histoire prsentent
une grande homognit. Mme Hadrien, qui est pourtant la tte de
lempire romain et convaincu de la mission civilisatrice de ce dernier,
pressent quun jour il cdera sous les coups des barbares qui, leur
tour, dvelopperont une civilisation qui ne sera peut-tre pas

382

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

mauvaise. Autrement dit, les hasards de lhistoire du IIme sicle


donnent la puissance Rome mais cela ne prouve pas de faon
certaine que les autres peuples de lEmpire ont une infriorit
constitutive et quils natteindront jamais le niveau de dveloppement
de Rome. Cette conception de luniversalit de lhistoire qui se
manifeste tt chez Marguerite Yourcenar tend prouver que ses ides
sont loin dtre aussi ractionnaires que certains lont prtendu.
Sens de lhistoire
Quoique Marguerite Yourcenar ne soit pas un historien, elle a
trop mis en scne lhistoire dont elle a une connaissance approfondie
pour que la critique ne se soit pas pos la question du sens quelle lui
donne et de la conception philosophique quelle en a. Il sagit donc
dtudier les influences quelle a subies, comment elle comprend
lhistoire de lhumanit et quelle image elle en donne. On ne
stonnera gure de trouver des rfrences lAntiquit. Limage de la
courbe rcurrente chez Marguerite Yourcenar et lide que lhistoire
se rpte, que de gnration en gnration, les hommes refont les
mmes gestes, rsolvent les mmes problmes et agitent des ides de
mme nature, renvoient au mythe de lternel retour qui semble nier le
temps et figer les choses dans une espce dternit. Or, si Marguerite
Yourcenar considre quil y a des lments de permanence dans
lhistoire, elle ne nie pas le mouvement du devenir et en cela, son
uvre fait penser aux philosophes prsocratiques, Hraclite et
Empdocle notamment39. Pour Hraclite, le changement a lieu en
permanence dans un mouvement qui va de lunit la division des
contraires et au retour lorigine ; ainsi lunit se reforme toujours.
Pour Empdocle, tout se transforme et change mais rien ne meurt et
rien ne nat et lUn est toujours Tout et inversement ; donc, malgr des
transformations apparentes, il demeure un lment permanent. Quelles
que soient les nuances de pense qui fondent loriginalit de chacun
de ces philosophes, il se dgage un point commun : la vie est
mouvement si bien que lunit dun Tout est sans cesse sujette des
transformations mais elle se reforme toujours ; de la mme faon,
malgr les accidents qui se produisent dans lhistoire, il reste des
39
Michelle Joly, Ecriture et temporalit dans Luvre au Noir in Roman, histoire
et mythe dans luvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 259 266. M. Joly tudie
linfluence de la pense prsocratique dans Luvre au Noir.

Ides traditionnelles ou modernes ?

383

donnes invariables que les hommes sont capables didentifier.


Hadrien sait et enseigne son successeur quaprs lui, continueront
alterner des priodes de paix, dordre et de dsordre mais entre-temps,
il a veill consolider les institutions de faon ce quelles rsistent
mieux aux phases de chaos qui ne manqueront pas de survenir et
quainsi, ltat soit moins rapidement fragilis. Le mouvement de
lhistoire suivra son cours avec ou sans Hadrien mais lEmpire nest
plus tout fait le mme aprs son rgne et en ce sens, il a agi
(modestement bien sr) sur le devenir historique de Rome. Il est exact
de considrer que Marguerite Yourcenar donne une image circulaire
de lhistoire mais ce cercle ne se referme jamais exactement car, si
infimes soient-ils, des changements interviennent, lhistoire nest pas
immobile, elle repasse par les mmes phases, un peu la manire du
cycle des saisons dans la nature mais le temps agit et provoque une
usure irrversible des tres et des choses.
Sans doute la notion duniversalit chre Marguerite
Yourcenar procde-t-elle dun faisceau dinfluences mais on ne peut
oublier celle du stocisme qui concevait la nature comme une
continuit, forme dune matire universelle subdivise en une
multitude de corps et de formes particulires40. Si lon est fond
rechercher dans Un homme obscur linfluence de la pense
bouddhiste, les Mmoires dHadrien sexpliquent bien par la pense
stocienne. Les activits physiques, sportives semblent pour Hadrien
des moments privilgis o chaque sensation lui communique une
impression de continuit entre toutes les parcelles de la matire. Entre
son cheval et lui, existent des liens de complicit et de sympathie
totales ; certains moments, les deux corps, les deux instincts, les
deux volonts nen font plus quun. Et pour le nageur, le contact de
leau est comme une caresse41. Il y a peu de diffrences entre
lempereur romain cultiv du IIme sicle et le modeste Nathanal du
XVIIme sicle dans lle de la Frise. Lun et lautre se sentent en
symbiose avec la nature mais laffectivit et lanthropomorphisme ne
sont plus de mise chez le second, seuls subsistent les faits et la ralit.
Les frontires, inexistantes parmi les cellules vivantes, nexistent pas

40

Rmy Poignault, LEmpire romain figure de luniversel dans Mmoires


dHadrien in LUniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar, t. 2, p. 209
223. Rfrence au stocisme, p. 212.
41
Marguerite Yourcenar, MH, p. 290.

384

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

non plus dans lhistoire humaine. Mditant sur le destin de Rome42,


Hadrien voit se drouler des sicles qui reproduisent les mmes
choses ; les villages des barbares, trs primitifs, ne sont pas sans
ressemblance avec le village des bords du Tibre, qui abrita Rmus et
Romulus et il appartient Rome den faire des mtropoles son
image ; mais lavenir doit bnficier des erreurs du pass et les
proscrire :
Quand je visitais les villes antiques, saintes, mais rvolues, sans valeur
prsente pour la race humaine, je me promettais dviter ma Rome ce
destin ptrifi dune Thbes, dune Babylone ou dune Tyr43.

Partout et toujours, dans lhistoire comme dans la nature, se


reproduisent les mmes phnomnes, suivant un schma circulaire,
la manire du cycle de la vie ou de la rotation de la terre. Cependant,
lhistoire nest pas statique, elle se rpte mais des changements
interviennent.
Dans un article qui tudie les Mmoires dHadrien, Antoine
Wyss44 note que Marguerite Yourcenar juxtapose deux conceptions de
lhistoire a priori inconciliables :
dun ct, une historiographie qui fait de la volont des princes et des chefs
lagent principal de lhistoire ; de lautre, une historiographie moderne qui
attribue les changements essentiels de lhistoire des forces trangres la
volont humaine, des forces dont celle-ci ne peut tre que le jouet, mme
lorsquelle est le fait des puissants.

Il est vrai que dans ses mmoires fictifs, Hadrien rcapitule, analyse
laction accomplie et en rend presque compte. Le sentiment qui se
dgage la lecture des Mmoires dHadrien, cest que lhistoire dun
tat dpend beaucoup du Prince et que son destin nest pas le mme,
suivant quil est gouvern par un homme intelligent et ouvert, qui a
lenvergure dun vrai chef, ou par un esprit mdiocre, qui agit courte
vue. On a l une vision traditionaliste de lhistoire qui fait des rois,
princes et autres chefs dtat les artisans principaux de la russite ou
42

Ibid., p. 371.
Ibid., p. 371.
44
Antoine Wyss, Auteur, narrateur, personnage : quelle historiographie pour
Mmoires dHadrien ? in Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 483 491. Citation
p. 489.
43

Ides traditionnelles ou modernes ?

385

de lchec dun gouvernement. A ct de cela, Hadrien a une claire


conscience quil ne fait que pallier les difficults prvisibles ; il gagne
du temps mais il lui semble hors de doute quun jour, les barbares
succderont Rome et que la vieille civilisation romaine, puise par
les sicles, sera remplace par une civilisation jeune, pleine dnergie
et plus porteuse davenir. Laction humaine, loin dtre ngligeable,
doit cependant compter avec des forces obscures, une espce de
dynamique gnrale, qui chappe au contrle des hommes, qui fait
quinvitablement, se produisent des mutations sociales. Cela apparat
peut-tre encore plus nettement dans Luvre au Noir. Le
mouvement de rnovation sociale est engag et semble presque suivre
son cours de lui-mme, sans intervention des hommes, quand ce nest
pas contre eux. Pour maintenir sa domination en Flandre, lEspagne a
besoin de largent des banquiers flamands ; mme si ces derniers se
proclament bons catholiques et ne poursuivent pas activement la ruine
de la socit fodale, ils deviennent peu peu les matres du monde.
Par rapport aux Mmoires dHadrien, Luvre au Noir donne
limpression que le rle des hommes va se rduisant, comme si, avec
la mise en place du capitalisme, largent occupait peu peu la
premire place et favorisait une espce de rification du pouvoir.
La conception de lhistoire selon Marguerite Yourcenar ne
parat pas sopposer aux donnes scientifiques actuelles ; lunivers et
le vivant sont rgis par des lois physiques et des ncessits que
lhomme ne matrise pas et tout moment, intervient le hasard. De la
mme faon, le mouvement des socits, les grands vnements
historiques et les accidents de lhistoire chappent la volont
humaine mais il subsiste une diffrence capitale entre lhistoire
humaine et ce qui relve du cosmos. Mme si le pouvoir de lhomme
nest pas illimit, il a la facult dagir en bien ou en mal et il dpend
malgr tout partiellement des hommes eux-mmes damliorer ou
daggraver le sort de lhumanit. Nanmoins, au hasard de ses
entretiens, Marguerite Yourcenar a confirm lide qui se dgage des
Mmoires dHadrien et de ses autres uvres que lhistoire na pas de
sens :
A un regard aussi lucide que celui dHadrien, elle napparat oriente ni vers
un progrs dfinitif, ni vers une faillite totale. Cest lide hraclitienne du
changement et du retour que lempereur affirme avoir fait sienne45,
45

Antoine Wyss, art. cit., p. 487.

386

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

crit Antoine Wyss. On peut ajouter que lhumanisme dHadrien, qui


pense que le bien contrebalance en partie le mal et quen consquence,
laction humaine se justifie pleinement, nest plus gure de mise dans
Luvre au Noir et Un homme obscur o le progrs parat de plus en
plus douteux.
La reprsentation de lhistoire chez Marguerite Yourcenar doit
beaucoup lAntiquit ; cependant une approche plus moderne se fait
jour galement. On peut discerner linfluence de quelques autres
mthodes historiques. Il a dj t question de lhistorisme par rapport
auquel E. van der Starre estime que Marguerite Yourcenar prend des
liberts46. Autre influence possible : celle de lcole des Annales,
voque par Jacques Body47, qui na certainement pas constitu un
46

Evert van der Starre, art. cit. crit en conclusion de son article : Si laspiration
luniversel et le fait pour lcrivain dtre situ historiquement saccordent assez mal,
ils sopposent tous deux lessence de lhistorisme, dont le trait fondamental est de
sintresser ce qui appartient en propre chaque poque historique. Cest son
universalisme qui amne notre auteur relativiser lunicit de lpoque quelle dcrit.
Enfin, si ce roman historique se rattache manifestement la priode daprs-guerre, si
Hadrien na pu tre crit, trs exactement, quaprs 1945 (YO), et si le lecteur
moderne se sent concern par cette uvre, cela signifie que lauteur na pas
totalement limin sa propre personnalit... (p. 428-429). Cela ne nuit aucunement
aux qualits des Mmoires dHadrien mais le but de Marguerite Yourcenar ne peut
saccommoder des exigences de lhistorisme. Elle est trop la recherche du caractre
universel de lhistoire humaine et de linvariabilit des donnes de base pour se
limiter la spcificit dun moment du pass. Ce faisant, elle tend aussi uniformiser
lhistoire et nier le devenir historique. Du point de vue de lhistorisme, E. van der
Starre reproche au fond Marguerite Yourcenar davoir une conception
mtaphysique, antihistorique, de lhistoire. Cela nenlve rien aux Mmoires
dHadrien mais la mthode dfinie dans les Carnets de notes qui est celle dun
historisme outrance dvie car Marguerite Yourcenar est une moraliste plutt quune
historienne.
47
Jacques Body, Marguerite Yourcenar et lcole des Annales : rflexions sur le
possibilisme in Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 49 57. Daprs ce quil sait
des lectures de Marguerite Yourcenar, J. Body pense quelle a eu connaissance - assez
superficiellement sans doute - des ides des historiens de cette cole et certainement
du mot possibilisme cr par Lucien Febvre. Dans son uvre historique, elle aurait
exploit ce concept, comblant les lacunes de la documentation par des
vraisemblances, issues de limagination : Yourcenar va jusqu prsenter lhistoire
comme une combinatoire, avec un certain nombre assez rduit dlments de base,
[...] susceptibles de milliers de variations, de milliers de possibilits (Rosbo, p. 44).
Et bien quelle insiste surtout sur lauthenticit des faits que rapportent les Mmoires
dHadrien, elle ne sest pas prive duser de ces sortes de possibilits, la plus
norme consistant supposer que dans ses derniers jours, le vieil empereur tortur par
la maladie et lanxit ait retrouv la srnit ncessaire pour crire ses fictifs

Ides traditionnelles ou modernes ?

387

principe de rfrence pour Marguerite Yourcenar mais qui a pu


enrichir sa perception de lhistoire. Lintrt quelle a sans doute
accord diverses manires dapprhender lhistoire ne doit pas
masquer le fait que Marguerite Yourcenar nentreprend pas une uvre
dhistorienne et que lhistoire reste pour elle une voie daccs ltre
humain, une espce de laboratoire qui place des hommes dans
diverses situations au cours des sicles et qui permet dobserver leurs
ractions et leurs comportements. Il est exact de dire quelle a une
conception mtaphysique de lhistoire ; partant de lide
duniversalit, elle met en vidence que lhomme est Un, en tout
temps et en tout lieu et que les sicles se superposent et concident, en
dpit des accidents particuliers. Lessai intitul Les visages de
lhistoire dans lHistoire Auguste est trs rvlateur. Il y a
continuit, selon elle, entre lHistoire Auguste et Hitler ou Mussolini.
Les sicles qui sparent lpoque dHadrien et la ntre ne sont quune
succession de guerres et de dsastres qui culminent au XXme sicle.
Aussi constate-t-elle avec pessimisme :
Une dcadence qui stale ainsi sur plus de dix-huit cents ans est autre chose
quun processus pathologique : cest la condition de lhomme lui-mme, la
notion mme de la politique et de ltat que lHistoire Auguste met en
cause, cette masse dplorable de leons mal apprises, dexpriences mal
faites, derreurs souvent vitables et jamais vites dont elle offre, il est vrai,
un spcimen particulirement russi, mais qui, sous une forme ou sous une
autre, emplissent tragiquement toute lhistoire

et elle conclut : Le lecteur moderne est chez lui dans lHistoire


auguste48. Pendant dix-huit sicles, sest droul le cycle de lhistoire
avec le retour sans fin, sans limites des mmes tragdies que lhomme
se rvle incapable dviter ; cest cet lment constant, fixe,
Mmoires... (p. 54-55). Il est en effet vraisemblable que Marguerite Yourcenar ait pu
subir une certaine influence du courant de pense contemporain qui prsidait lcole
des Annales. Toutefois, E. van der Starre dirait, comme pour lhistorisme, quelle nen
a pas respect les principes car ce courant de lhistoire cherchait montrer la
spcificit, le caractre particulier dun moment de lhistoire et de certaines
mentalits.
48
Marguerite Yourcenar, Sous bnfice dinventaire, Les Visages de lHistoire dans
lHistoire auguste, EM, p. 5 21. Citation p. 20-21. Il est remarquer que lessai
suivant intitul Les Tragiques dAgrippa dAubign, op. cit., p. 22 36, montre
galement (p. 30-31) combien les massacres de la Rforme ressemblent ceux de la
seconde guerre mondiale.

388

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

quoique toujours en mouvement, que sintresse Marguerite


Yourcenar ; cest lui quelle a lambition de mieux connatre et de
mieux comprendre49.
Lessai sur lHistoire Auguste, compos en 1958, insiste sur
les vices et les faiblesses des hommes, responsables aux yeux de
Marguerite Yourcenar de tous les dsastres de lhistoire. Le ton a
chang par rapport aux Mmoires dHadrien et le pessimisme
lemporte ; Marguerite Yourcenar parle dune dcadence de dix-huit
sicles comme si, depuis lpoque dHadrien, il ne stait trouv aucun
homme, aucun tat pour reprendre le flambeau, contrairement ce
quelle avait fait dire lempereur. Elle ne rcuse pas la notion
dhistoire cyclique o alternent phases dordre et de dsordre mais une
aussi longue priode de dcadence ferait presque imaginer une histoire
linaire qui sachemine vers lapocalypse finale50. Il est certainement
vain de rechercher chez Marguerite Yourcenar une conception
philosophique particulire de lhistoire. Elle ne se pose pas en
historienne abordant cette discipline comme un objet scientifique qui
constitue une fin en soi partir duquel formuler des lois ou mme
difier un systme. Certes, elle simpose une rigueur quasi scientifique
dans lexploitation des documents mais pour mieux canaliser sa
sensibilit et son intuition et cerner avec la plus grande justesse lobjet
de sa recherche : lhomme. ventuellement, elle retient certaines
influences contemporaines dans lapproche du pass mais le plus
49

Maria Rosa Chiapparo, Osmose entre pass et prsent : histoire mtaphysique dans
luvre yourcenarienne in Marguerite Yourcenar, essayiste, op. cit., p. 223 235.
Dans cet article quelle conclut ainsi : tant donn que Marguerite Yourcenar se sert
du pass pour expliquer lHomme, elle qui sintresse plus aux grands mouvements de
la vie, aux constantes et aux caractristiques qui perptuent linfini laction humaine
qu la ralit et lhistoire vnementielle, plus que dengagement politique, on peut
parler dhistoire mtaphysique, o pass et prsent sont annuls par le mouvement
cyclique de lhistoire et o seule rgne une dimension sine tempore qui est lessence
de la vie humaine (p. 234), M. R. Chiapparo saccorde reconnatre en Marguerite
Yourcenar avant tout une humaniste et une moraliste.
50
Rmy Poignault, LHistoire Auguste au carrefour du temps in Marguerite
Yourcenar, essayiste, op. cit., p. 197 212, analyse lessai de Marguerite Yourcenar
avec beaucoup de prcision et montre que la dcadence dont elle parle dans ce texte
est un phnomne inluctable qui se produit dans toute socit et toute civilisation.
Toute structure sociale comporte en elle-mme les germes de sa dchance et de son
dclin. Les hommes de valeur, sil en existe, sont emports par le courant de
mdiocrit qui gangrne lensemble et tout difice social finit par se dcomposer.
Quelques annes plus tt, elle prtait Hadrien une vision moins sombre de lhistoire
humaine.

Ides traditionnelles ou modernes ?

389

important pour elle, cest son hypothse initiale dont elle va chercher
la confirmation dans lhistoire ; dans un monde sans cesse en
mouvement, elle veut retrouver linvariabilit de ltre humain et
luniversalit du monde vivant. On peut penser que plusieurs lments
de sa culture concourent lui donner cette image du monde, de
lhomme et de son histoire : les philosophies de lAntiquit,
prsocratique et stocienne, les moralistes, lhumanisme de la
Renaissance, les philosophies orientales et les dcouvertes
scientifiques du XXme sicle. Lhumaniste quelle est veut
comprendre quelle place occupe lhomme dans un univers dont la
science ne cesse de reculer les limites spatiales et temporelles et sil
peut encore agir de manire positive dans un monde qui semble
parfois vou au chaos.

III Pense politique et sociale


La place quoccupe lhistoire, et notamment lhistoire
contemporaine, dans luvre de Marguerite Yourcenar conduit
invitablement sinterroger sur le contenu politique de son uvre51.
En outre, le fait que les crivains du XXme sicle aient choisi de
sengager, au moins dans leurs crits, face aux tragiques vnements
de leur poque incite examiner la position adopte par Marguerite
Yourcenar. Il convient dailleurs de considrer deux aspects distincts,
dune part lengagement qui sexprime dans les uvres et dautre part,
lopinion de lcrivain par rapport laction politique.
Lengagement
Lengagement de lcrivain
A propos de Denier du rve de 1934, M. R. Chiapparo pose la
question : La reconstruction dtaille du pass, est-ce vritablement
un engagement politique ? et elle apporte sans hsitation la rponse
suivante : Oui, dans la mesure o la politique est la science qui

51

Maria Rosa Chiapparo, Osmose entre pass et prsent, art. cit., p. 234.

390

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

soccupe de lhomme dans la socit52. Cependant elle prcise, ainsi


que nous lavons vu prcdemment, que Marguerite Yourcenar
sintresse lessence humaine et quen ce sens, on a beaucoup plus
affaire une histoire mtaphysique qu un engagement politique. On
ne peut que souscrire lapprciation de Maria Rosa Chiapparo qui a
tabli avec une grande clart que ds la premire version de Denier du
rve, Marguerite Yourcenar dnonce le rgime de Mussolini. Dans Le
Coup de grce, elle ne se range pas du ct dEric, elle donne voir
ce que furent les corps francs et comment certains jeunes, belliqueux,
sans but dans la vie, se sont finalement trouvs entrans dans les
milices fascistes puis nazies et il faudrait tout de mme beaucoup de
mauvaise foi pour prtendre que la romancire considrait
favorablement la prise de pouvoir de Hitler53. Tandis que dans les
Mmoires dHadrien, Marguerite Yourcenar dfinit quel serait le chef
dtat idal selon elle, Luvre au Noir et Un homme obscur se
transforment parfois symboliquement en rquisitoires contre les abus
et les maux du monde contemporain. Quant au Labyrinthe du monde,
il prsente certaines pages de dnonciation violente des dsastres du
XXme sicle, dont laccent, la fois dsespr et vigoureusement
polmique, ressemble beaucoup celui des nombreux textes et articles
consacrs la souffrance animale et la dfense de lcologie. On
peut parler dengagement direct de Marguerite Yourcenar en ce qui
concerne la cause animale et cologique. Pour le reste, il sagit surtout
de tmoignages, soit sur des vnements vcus le fascisme en Italie
par exemple soit travers lhistoire passe, de manire symbolique :
les Mmoires dHadrien voquant les espoirs daprs 1945, Luvre
au Noir les menaces dun monde divis en deux blocs. Cest dailleurs
le rle de tmoin que Marguerite Yourcenar salue en Agrippa
dAubign : ce pote qui dans son enfance avait promis son pre de
se souvenir des pendus dAmboise a magnifiquement rempli la

52
Rappelons que Forces du pass et forces de lavenir, publi en 1940, dnonce
sans ambigut le rgime hitlrien dont on est encore loin de connatre tous les mfaits
cette poque.
53
Nous avons dj eu loccasion de constater que les uvres crites par Marguerite
Yourcenar jusquen 1939 lui ont souvent valu des critiques ou du moins des rticences
ou quelle a t taxe de ractionnaire ou dantismite (voir de plus la note 13 p. 227
dans larticle de M. R. Chiapparo, Osmose entre le pass et le prsent in Marguerite
Yourcenar, essayiste, op. cit.).

Ides traditionnelles ou modernes ?

391

fonction de tmoin54. Bien quil nait pas t un hros de la Rforme,


Agrippa dAubign a fait une uvre remarquable et ncessaire, il a
tmoign pour ceux qui il fut interdit de parler et contre ceux qui ont
commis ou laiss commettre la barbarie et linjustice. Cet acte de
rsistance est digne du plus grand respect, estime Marguerite
Yourcenar. Sans doute est-ce ainsi quelle envisage lengagement
pour elle-mme. Elle le laisse entendre en 1977 propos dArchives
du Nord :
Mme pour Archives du Nord, dont on a parl avec beaucoup de gnrosit,
on na pas vu que lessentiel tait une protestation indigne contre la
condition humaine55.

Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, elle est amene plusieurs
reprises prciser sa pense sur la fonction de lcrivain au XXme
sicle. Alors quil insinue quelle nappartient pas prcisment
lavant-garde contestataire, elle rplique que les problmes qui la
proccupent simposeront de plus en plus lavenir et elle ajoute dans
la rplique suivante :
La premire rponse toutes les questions est de les poser. En tant attentifs
ces problmes, nous ne sauverons peut-tre pas le monde, du moins
najouterons-nous pas au mal56.

Lcrivain, tel que le conoit Marguerite Yourcenar, na pas de


solutions des problmes dont il nest pas spcialiste, ni de message
communiquer, mais en tant que tmoin de son temps, il doit faire
connatre ce quil observe et mieux mme, il a en quelque sorte un
devoir de lucidit, une obligation dveiller les consciences. En effet,
occups par lactualit, imaginant lavenir comme la suite
parfaitement linaire du moment prsent, les hommes ne prvoient pas
les difficults futures ; ils nen ont dailleurs pas les moyens. Aussi
est-ce lindividu plus cultiv, qui connat lhistoire, qui dispose du
temps et des moyens de rflchir de prvenir les hommes des dangers
qui les menacent, de les mettre en garde afin quils puissent agir en
connaissance de cause et de faon responsable. Il y a donc l un
54

Marguerite Yourcenar, Sous bnfice dinventaire, Les Tragiques dAgrippa


dAubign, op. cit., p. 36.
55
Marguerite Yourcenar, PV, p. 196.
56
Marguerite Yourcenar, YO, p. 246.

392

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

problme dducation auquel lcrivain ne peut rester indiffrent bien


quil nait aucune solution. A ce sujet, Marguerite Yourcenar dplore
que partout dans le monde et indpendamment de la nature des
rgimes politiques, lignorance soit trs grande, quil sagisse de la
mconnaissance des notions les plus simples ou de lincapacit
penser, rflchir et raisonner57. Lcrivain na pas pour fonction de
dlivrer la bonne parole et dindiquer aux hommes la direction
suivre, mais il a une obligation de clairvoyance et de tmoignage. Il ne
vit pas lextrieur de la socit et il doit donc faire bnficier ses
semblables de son regard critique, qui anticipe la prise de conscience
collective.
Laction politique
Marguerite Yourcenar ne se dsintresse pas de la politique
dont elle avoue, Patrick de Rosbo notamment, quelle est
primordiale dans la vie de chacun : la politique joue dans nos vies un
rle majeur, que nous le voulions et le sentions ou non58. Mais elle
prouve la plus grande mfiance et les plus grandes rticences
lgard de toute action politique. A propos de la Russie, elle dclare
Matthieu Galey dans ce quon peut considrer comme une litote :
Je nidoltre pas les rvolutions. Elles produisent finalement leurs ractions,
plus virulentes encore, et presque invitablement elles senlisent aussi dans
des socits fonctionnarises, hirarchises, et pour finir dans des
goulags. Ce sont les rformes et non les rvolutions qui amliorent le
monde59

et on connat sa formule :
je pense que le problme social est plus important que le problme politique,
et le problme moral plus important que le problme social. On en revient
toujours la lutte entre le bien et le mal60.

57

Ibid., p. 257 260. Marguerite Yourcenar dveloppe de manire dtaille ses ides
sur les dangers qui menacent le monde mais dont on ne peut prvoir quelle forme ils
prendront exactement, et sur lducation dont il conviendrait de faire une priorit tant
lignorance est grande.
58
Rosbo, op. cit., p. 40.
59
Marguerite Yourcenar, YO, p. 296.
60
Ibid., p. 296-297.

Ides traditionnelles ou modernes ?

393

A dautres occasions, elle a exprim son refus des dogmes de partis,


de classes, de religions, tous trop sectaires et intransigeants ses yeux
et par consquent dangereux. Cela montre la parfaite cohrence de sa
pense. Elle tudie lhistoire en moraliste pour mieux connatre ltre
humain et mieux cerner les notions de bien et de mal, inhrentes la
condition humaine et dterminantes pour le bonheur de lhumanit.
Son attitude se trouve bien rsume dans un entretien accord en 1977
au Figaro littraire :
Bien que jappartienne encore des socits de droits civiques, je me suis
loigne trs vite de la politique en me persuadant que lessentiel tait
ailleurs, que le drame profond se situe au niveau de lducation, de la
pense, de la conversion personnelles. La comdie politique occulte le plus
souvent le fond des choses61.

Toute sa vie, elle sengage pour des causes humanitaires, au nom de la


justice, pour le respect des hommes, des animaux, de la nature mais
elle le fait au nom de lthique, au nom de ses convictions morales. A
lgard de lengagement et de laction politiques proprement parler,
elle nourrit un prudent scepticisme ; toute idologie, invitablement
exclusive ses yeux, contredit ses ides universalistes et elle y voit
plus srement une cause de dsordre que dordre62.
La pense politique
Evolution
Mme si Marguerite Yourcenar se tient prudemment sur ses
gardes par rapport la politique, on constate quelle a volu au cours
de sa vie ; ses crits lattestent. Diagnostic de lEurope, publi en
1929, puis rejet car elle mesure quelle avait un peu htivement
apprci le mouvement de lhistoire, constitue un bon document pour
61

Marguerite Yourcenar, PV, p. 193.


Anne-Lise Thurler-Muller, Lunivers socio-politique yourcenarien : ordres et
dsordres in Equinoxe, revue romande de sciences humaines, n2, automne 1989,
consacre Marguerite Yourcenar, p. 113 123. Pour A. L. Thurler-Muller,
limperfection du pouvoir, quel quil soit, associe laveuglement du plus grand
nombre rend chez Marguerite Yourcenar la politique inoprante. En fin de compte,
elle ne fait quengendrer le dsordre. Le potentiel de changement de la masse, ni par
Marguerite Yourcenar, entrane son profond pessimisme.
62

394

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

valuer son volution. Aussi cet essai a-t-il suscit plusieurs tudes et
commentaires63 qui saccordent sur linfluence de la pense dcadente.
Peut-tre est-ce cela surtout, qui appartient un moment donn de
lhistoire du XXme sicle et qui se rvle plus tard sujet discussion,
que Marguerite Yourcenar rcuse, bien quelle revienne la notion de
dcadence dans lessai de 1958 consacr lHistoire Auguste. Dans
les annes 20, elle avait de la ralit une apprhension surtout
livresque et thorique et il est vrai qu lge mr, sa pense sloigne
sensiblement de celle de 1929. Cependant, ainsi que le soulignent les
critiques, cet essai pose dj les bases de son approche de lhistoire,
sinterroge sur le rle de lcrivain, de lartiste en gnral, sinquite
du dveloppement dune culture de masse et dplore laffaiblissement
de la raison au profit dune exaltation du moi et de la subjectivit la
plus dbride. Dans Diagnostic de lEurope, Marguerite Yourcenar
traite lAfrique avec ddain et il est certain que la prface la
traduction des Negro Spirituals et larticle sur lesclavage publi en
196464 traduisent une autre perception des Noirs. On ne peut douter de
la sincrit de sa dnonciation du racisme. Dans son analyse
63

Maria Rosa Chiapparo, Osmose entre pass et prsent, art. cit., montre que dans
cet essai, nettement dcadentiste dans son inspiration (p. 227), le concept dhistoire
cyclique est dj bien net et que lon voit luvre lattitude darchologue de
lcrivain qui procde par exploration en profondeur, par couches superposes ou
enchanes, dans un continuel mouvement rtrospectif (p. 226-227). Mme sil sagit
dun texte de jeunesse, M. R. Chiapparo lui reconnat un intrt certain car il prsente
dj les grandes tendances de Marguerite Yourcenar.
Rmy Poignault, Marguerite Yourcenar et lEurope, DEurope lEurope III -, Caesarodunum, op. cit., p. 85-102, fait le point sur lvolution des ides de
Marguerite Yourcenar par rapport la conception dinspiration plutt dcadente qui
caractrisait Diagnostic de lEurope.
Laura Brignoli, Marguerite Yourcenar au carrefour de son art : Diagnostic
de lEurope in Marguerite Yourcenar, essayiste, op.cit., p. 213 222, crit que
Marguerite Yourcenar dsavoue Diagnostic de lEurope car elle ne partageait plus
labsolution esthtique de la vie quelle y proposait en dernire instance (p. 221).
Nanmoins, la contradiction entre lintellect, la raison et linconscient qui favorise le
chaos nest pas supprime.
Franois Wasserfallen, La naissance dune pense : histoire et mythe dans les
Essais de Marguerite Yourcenar davant 1939, in Roman, histoire et mythe, op. cit.,
p. 453 464, analyse Diagnostic de lEurope (p. 454 456), dans lequel il voit une
forte influence de la dcadence et il conclut que Marguerite Yourcenar donne dj sa
conception de lhistoire et de la place de lartiste.
64
Marguerite Yourcenar, Le problme noir aux Etats-Unis (1619-1964), article paru
dans Preuves, juin 1964, p. 3 12.

Ides traditionnelles ou modernes ?

395

approfondie des traductions amricaines de Marguerite Yourcenar,


Francesca Counihan sest efforce dapprcier exactement sa position
par rapport une culture tout fait trangre65. Elle ne met pas en
doute la sympathie de lcrivain pour les Noirs amricains dont elle
veut faire connatre la culture. Cependant, en choisissant de manire
naturelle et presque inconsciente la culture europenne et blanche
comme norme et rfrence, Marguerite Yourcenar donne
immanquablement, et comme malgr elle, limage dun Noir infrieur
au Blanc. A-t-on le droit de le lui reprocher ? Toujours est-il que,
fondamentalement, le Noir apparat comme autre, comme moins
civilis que le Blanc et que tout en se prononant sans rticences pour
lgalit des Noirs et des Blancs au nom de luniversalit de lespce
humaine et de lhumanisme, Marguerite Yourcenar ne russit pas se
dpartir du sentiment de lexcellence de la culture europenne, par
rapport laquelle elle juge les autres.
Conscience des problmes de ltat
Ce sont surtout les Mmoires dHadrien qui montrent que
Marguerite Yourcenar a une parfaite conscience de limportance de
ltat et quelle mesure clairement lampleur et la diversit des
problmes que doit rsoudre un bon Prince. En effet, elle ne
mconnat la ncessit daucune des mesures prises par Hadrien. Elle
65

Francesca Counihan, Accueillir lAutre dans son altrit : les traductions


amricaines de Marguerite Yourcenar in Marguerite Yourcenar, Ecritures de lAutre,
op. cit., p. 117 126. F. Counihan remarque tout dabord que le modle culturel de
rfrence de Marguerite Yourcenar est la tradition classique et rationaliste laquelle
elle doit sa formation. A partir de l, sa pense sorganise selon un modle binaire
avec un ple positif et lautre ngatif : ordre et dsordre, raison et draison, lumire
et ombre, civilisation et chaos (p. 118). La culture europenne de rfrence prsente
les valeurs positives tandis que la culture africaine concide avec laspect ngatif. En
outre, F. Counihan observe que dans la prface des Negro Spirituals, le langage de
Marguerite Yourcenar traduit un tonnement qui signifie que le fait positif dont elle
parle est inattendu, ce qui implique videmment un jugement de valeur sur le groupe.
Dautre part, F. Counihan commente ainsi lemploi du pronom indfini on : Le
on ici est un sujet investi dautorit, impersonnel, qui se place lextrieur du
phnomne quil commente et se permet de le juger, den parler avec assurance, et
dune manire qui nadmet pas de rplique. On ici est Yourcenar, mais aussi le
lecteur quelle invite partager son autorit impersonnelle et infaillible (p. 122).
Malgr toute sa bonne volont et ses bonnes dispositions, Marguerite Yourcenar lit les
Negro Spirituals daprs une norme laquelle ils ne se conforment pas .

396

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

rend hommage son aversion pour la guerre et sa prfrence pour la


diplomatie. Quil sache renoncer certaines conqutes de Trajan pour
consolider un Empire dj trs vaste et fragile sur certaines frontires
lui apparat comme lacte dun grand homme politique mais elle
napprcie pas moins sa politique administrative, son souci des petites
choses. Quoiquelle se dise hostile la politique, elle a une bonne
comprhension du fonctionnement dun tat et elle en voque les
rouages avec une vision assez pragmatique. Cependant, si lon
considre Denier du rve o elle observe avec perspicacit les
consquences du fascisme, on peut se demander si elle en comprend
trs bien la gense et la ncessit. Il est difficile de le dire. Elle fait
preuve aussi dune grande lucidit et dune grande finesse dans Le
Coup de grce o elle traite avec beaucoup de matrise un sujet
historique, en gnral mal connu en France. Nanmoins, value-elle
avec exactitude le rle jou par chaque partie dans la monte du
nazisme ? Il est impossible de le dire ; elle en envisage lucidement les
consquences mais de mme quelle ne se donne pas pour une
historienne, elle ne se prtend pas analyste politique. On peut penser,
en observant son attitude par rapport lcologie, quelle na pas
pleinement conscience des forces politiques en jeu. Elle se rend trs
bien compte que la plante elle-mme est en danger et que lhomme
court sa perte si lon ne prend pas des mesures svres et efficaces
pour protger le milieu naturel mais on reste un peu perplexe quand
elle semble faire confiance laction individuelle et la seule
ducation ; cela est indiscutablement ncessaire mais tant quil ny a
pas dactions dampleur entreprises par les Etats, autrement dit sur le
plan politique, lhumanit continue sacheminer vers un monde de
plus en plus invivable. Le pessimisme quelle exprime la fin de sa
vie, face une socit o rgne lanarchie et un tre humain qui lui
parat dfinitivement vou au mal tendrait prouver quelle ne situe
pas parfaitement les responsabilits et quelle mconnat les enjeux
politiques66.

66

Luvre au Noir et Le Labyrinthe du monde en particulier montrent une juste


apprciation de la place de lglise dans ltat ; les protestants tout autant que les
catholiques se rangent du ct du pouvoir (par exemple Mnster) et dfendent
lordre en place. Toutefois, il semble bien quelle voie surtout dans lglise du
XXme sicle une instance morale et non sa fonction politique.

Ides traditionnelles ou modernes ?

397

Le problme du fascisme
Peut-on suspecter Marguerite Yourcenar de sympathie pour
les ides fascistes ? Erin G. Carlston67 dont Maria Rosa Chiapparo
rfute les thses68 nest pas la premire considrer que certaines de
ses ides prsentes dans lidologie de droite ou mme dextrmedroite de lentre-deux-guerres autorisent la classer parmi les
crivains qui nexcraient pas le fascisme. Andr Fraigneau ne
dclare-t-il pas dailleurs que dans les annes 30, le fascisme ne la
rvoltait pas ? Dautre part, certaines expressions ont t rapproches
de formules antismites. Comment interprter la pense de Marguerite
Yourcenar ? Tout dabord, ainsi que la fait Maria Rosa Chiapparo, il
faut essayer de comprendre le climat culturel des annes de jeunesse
de lauteur et quelles influences elle a subies. Assurment, ne serait-ce
quau contact dAndr Fraigneau, elle a eu loccasion de ctoyer des
partisans du fascisme et mme du rgime hitlrien mais on sait dautre
part quen 1926, elle avait fait paratre un pome, intitul LHomme
dans LHumanit, grce Henri Barbusse et quelle avait eu la
curiosit de dcouvrir des textes de thoriciens anarchistes ou
marxistes69. Mme si certaines ides se rvlent plus proches de sa
sensibilit personnelle, Marguerite Yourcenar semble avoir fait preuve
dans sa jeunesse dune vaste curiosit qui la amene frquenter des
crivains et penseurs dhorizons trs varis. De ce fait, elle na pas
67

Erin G. Carlston, Thinking Fascism. Sapphic Modernism and Fascist Modernity,


Stanford, California, Stanford University Press, 1998.
68
Maria Rosa Chiapparo, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps
(1920-1940), op. cit., p. 41 45.
69
Dans les annes 20 et 30, Marguerite Yourcenar a publi des textes dans plusieurs
revues, de tendances politiques trs varies. La Revue Europenne, dirige par E.
Jaloux, est de tendance europenne, cosmopolite. Identique, La Revue de Genve
sintresse surtout aux changes culturels. Les Cahiers du Sud accordent une large
place la posie et la critique. Quant la revue Europe, dirige par J. Guhenno et
dautres, elle se veut engage, se prsentant comme une revue de pense libre et
vraiment internationale, socialiste, rollandiste, antifasciste. Les Lettres franaises (de
Buenos Aires), dirige par R. Caillois, revue laquelle participent des crivains
exils, rsistants, non fascistes, est typiquement non-collaborationniste. Toutes ces
revues se caractrisent par louverture desprit et le rejet dun troit nationalisme.
Cependant, Achmy Halley fait remarquer dans son article, Un texte oubli de
Marguerite Yourcenar, SIEY, bull. n24, p. 23-24, que, dans les annes 30, elle
publie aussi des textes dans des revues nettement marques droite, voire
lextrme droite nationaliste, telles que La Revue de France, la Revue bleue,
etc(art. cit., p. 24).

398

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

chapp au climat intellectuel ambiant des annes 30 et aux courants


de pense qui manent de ceux que Jean-Louis Loubet Del Bayle
appelle les non-conformistes des annes 3070. Nous avons vu
nanmoins que dans Denier du rve, qui date de 1934, Marguerite
Yourcenar entend dnoncer le fascisme.
La haine de la bourgeoisie et de lesprit bourgeois se
manifeste tout au long du Labyrinthe du monde ; bien que Marguerite
Yourcenar ne critique pas explicitement le capitalisme, ses crits au
sujet de la traite des Noirs et de lcologie constituent une
condamnation de cette forme dconomie qui exploite
scandaleusement ltre humain et se livre au saccage de la plante.
Mais la correspondance de lcrivain et diverses remarques qui
parsment les entretiens montrent que le rgime sovitique ne lui
inspire pas plus de sympathie. La dmocratie mme et la culture de
masse qui laccompagne napparaissent gure comme des progrs aux
yeux de Marguerite Yourcenar. On retrouve tous ces aspects parmi les
critiques exprimes par plusieurs revues de lentre-deux-guerres. Dans
le numro 1 dEsprit doctobre 1932, on peut lire :
Le capitalisme sest croul, lexploitation a survcu. Le communisme a
dplac la spoliation dune classe possdante une classe dirigeante.
Pousser une rvolution qui livrera la plus-value la socit et, en mme
temps, le pouvoir un parti, cest commettre un abus de confiance71.

Sous la plume de Robert Aron et Arnaud Dandieu, lOrdre Nouveau


affirme aussi son hostilit au matrialisme bolchevique qui ne lui
parat pas plus soucieux de ltre humain que le matrialisme
capitaliste72et la majorit de ces revues des annes 30 en tenaient pour
la phrase de Pguy : La rvolution sera morale ou elle ne sera pas73.
Cette phrase voque lopinion de Marguerite Yourcenar situant la
question morale au-dessus de toutes les autres. Dans la Revue
franaise, Thierry Maulnier dnonce les mythes politiques proposs
lhomme du XXme sicle :

70

Jean-Louis Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des annes 30, Une tentative
de renouvellement de la pense politique franaise, Paris, Seuil, Points-Histoire,
2001.
71
Ibid., p. 310.
72
Ibid., p. 312-313.
73
Ibid., p. 315.

Ides traditionnelles ou modernes ?

399

Lide de lhomme disparat comme valeur ternelle et irrductible : les


cultes du socialisme et du nonationalisme sont des cultes vulgaires parce
quils se fondent implicitement sur cette apprciation de la foule qui ne
dfinit lhomme que par sa place dans la socit et son rle dans la
communaut [] Dans le national-socialisme et dans le fascisme, tout
autant que dans le collectivisme russe, cest le bien-tre ou les cultes de la
masse qui rclament leur bnfice les dmarches suprmes de la saintet,
de lhrosme et de la mditation74.

Cette ide de lhomme comme valeur fondamentale et essentielle se


retrouve exactement chez Marguerite Yourcenar. Dautre part, malgr
son universalisme et sa conviction profonde que lhomme est le
mme, partout et toujours, elle dclare sans la moindre hsitation
Matthieu Galey quelle est favorable aux mouvements rgionalistes et
que ltat tue les ethnies75, ce qui fait cho aux influences
proudhoniennes perceptibles dans Esprit et LOrdre nouveau
notamment76.
Quelles que soient leurs particularits, les jeunes intellectuels
non-conformistes des annes 30 partagent une idologie commune :
trouver une troisime voie entre le capitalisme et le collectivisme
marxiste, construire une nouvelle socit qui ne soit ni fasciste, ni
national-socialiste, ni communiste et promouvoir la personne humaine
plutt que ltat. Quoique hostiles lindividualisme forcen qui
prvaut en rgime capitaliste, ils raffirment avec force la primaut de
lindividu et de la personne humaine. Ces courants dides dsigns
comme le personnalisme ont t balays par les vnements de la
seconde guerre mondiale mais dans la mesure o certains se
rclamaient dune forme de dmocratie chrtienne ou du christianisme
social, voire des ides de Maurras et o ils nont pas dsavou le
rgime de Vichy, ils sont apparus comme des tendances proches du
fascisme. Ces ides qui agitaient les milieux intellectuels durant la
jeunesse de Marguerite Yourcenar ont fort bien pu linfluencer pour le
reste de la vie sans que pour autant elle ait prouv de la sympathie
pour le fascisme. Ce sont deux plans diffrents entre lesquels il ny a
pas eu automatiquement convergence. La rponse Anne Lindbergh,
74

Ibid., p. 346.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 261 et 262.
76
La revue Esprit, dirige par Emmanuel Mounier, tait considre comme une revue
culturelle de tendance gauche chrtienne. Par contre, la revue LOrdre nouveau,
dirige par Arnaud Dandieu, Robert Aron notamment, faisait figure de revue
culturelle de droite, anime par de jeunes rformateurs aux tendances diverses.
75

400

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Forces du pass et forces de lavenir, rdige en 1940, atteste que


longtemps avant que lon dcouvre ltendue des mfaits de la
politique hitlrienne, Marguerite Yourcenar faisait preuve de lucidit
et de clairvoyance. Tandis que les intellectuels franais, rallis au
fascisme, rpondaient linvitation des dignitaires du IIIme Reich et
entreprenaient en 1941 un long voyage travers lAllemagne,
Marguerite Yourcenar avait depuis des mois formul une
condamnation du rgime nazi. On ne doit pas confondre sympathie
pour des ides certes plutt de droite qui taient dans lair du
temps au dbut des annes 30 et convictions objectivement fascistes.
Le progrs
Etrangre laction politique, convaincue que lhomme est,
dans limmense majorit des cas, plus port faire le mal que le bien
et que la socit ne fait quaccrotre son pouvoir de nuisance,
Marguerite Yourcenar nexprime plus que des doutes par rapport au
progrs dans les dernires dcennies de sa vie. Hadrien pense que si
les hommes de valeur sont rares, il sen rencontre de loin en loin.
Znon arrive peu peu la conviction quil existe un mal invtr en
ltre humain et telle est lide dominante de Marguerite Yourcenar
dans ses derniers crits. Tous ses entretiens confirment cette vision
extrmement pessimiste. le progrs jet continu est un rve dhier77,
dit-elle Matthieu Galey, et Claude Servan-Schreiber, qui lui parle
du mouvement des ides, elle dclare :
Le mouvement des ides Je crois que cest la pure illusion des gens qui
vivent dans un moment trs troit du prsent. Il y a des choses plus grandes,
plus belles, plus russies certaines poques qu dautres. Il y a des
poques plus heureuses, comme il existe de bonnes annes pour le vin, ce
qui ne veut pas dire ncessairement que cette anne-l est aussi bonne pour
le bl. Mais je ne vois aucun progrs de lensemble. Je vois des progrs sur
certains points mais qui disparaissent78.

Choisissant lexemple des religions, prometteuses dhumanit


lorigine et devenant mercantiles par la suite, elle conclut que les vices
humains dgradent toutes les initiatives et les idaux positifs et elle
prcise que les progrs matriels ne sont pas moins sujets la
77
78

Marguerite Yourcenar, YO, p. 249.


Marguerite Yourcenar, PV, p. 282.

Ides traditionnelles ou modernes ?

401

dgradation que les progrs intellectuels et moraux79. Dans cet univers


o le progrs apparat comme une belle utopie et o lhomme semble
plutt aller de calamit en calamit quil cre lui-mme, il ne reste
plus que laction individuelle de quelques tres de cur80. Mais on
peut dire quelle prend le problme lenvers. En comptant seulement
sur des hommes de bonne volont pour rsoudre les problmes
cologiques ou ceux de la misre humaine et de la souffrance animale,
il est vident que lhumanit ne parviendra jamais qu soulager
ponctuellement quelques maux parmi les moindres, et quaucun
problme de fond ne sera rgl. Par consquent, le pessimisme se
nourrit de soi-mme. En rejetant toute possibilit daction politique
collective, Marguerite Yourcenar se condamne une vision trs
sombre de lavenir et de lespce humaine tout entire.
Lconomie
En matire de pense politique, Marguerite Yourcenar subit le
contrecoup de sa conviction que toute entreprise de nature politique
sachve finalement dans la dictature ou toute autre corruption nfaste
lensemble de la socit. Ainsi sa pense nest pas progressiste et,
persuade que lhomme va de mal en pis, elle finit par une attitude de
doute universel. En revanche, lorsquelle traite de sujets conomiques,
elle fait en gnral preuve dune grande clart desprit et dun
jugement sr. Elle ne mconnat pas limportance de lconomie et
possde une connaissance approfondie et une solide culture gnrale
sur ce sujet, souvent considr comme rbarbatif par les nonspcialistes. Cela se manifeste particulirement dans Luvre au
Noir, Archives du Nord mais aussi dans un essai publi en 1932 dans
la revue Europe : Le Changeur dor, contemporain de Daprs
Drer.
Ce que dpeint Luvre au Noir : la mise en place du systme
capitaliste dj bien implant en Flandre, figure dans la nouvelle
79
Son pessimisme npargne rien ; elle choisit volontiers lexemple du christianisme
et du bouddhisme qui, devenus religions dtat, ont fait exactement linverse de ce
quils professaient. Mais la dmocratie amricaine nest plus quune ploutocratie
(YO, p. 297) o rgne la corruption et quelle que soit son volution, toute dmocratie
dgnre. Enfin, lcologie fournit tous les jours des preuves que les progrs
techniques servent dtruire. On peut parler dun pessimisme universel et dun
humanisme qui a tendance se remettre en question lui-mme.
80
Marguerite Yourcenar, YO, p. 247.

402

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Daprs Drer. On y voit lintroduction des premires machines qui


accomplissent le travail la place des hommes et suscitent lire des
ouvriers. Simon Adriansen, immensment riche mais conome et
charitable, incarne le capitaliste protestant, dont la richesse et la foi ne
prsentent aucune incompatibilit. Chez les Fugger, le souci de
prosprit du commerce relgue au second plan les clivages entre
catholiques et protestants. Lintrt des affaires ne sarrte pas des
considrations de foi et peu peu, dans toutes les couches sociales,
largent occupe une place capitale. Dans Le Changeur dor, texte
prsent comme une mditation sur des tableaux datant de quelques
sicles, Marguerite Yourcenar note que parmi les prlats et les soldats,
apparat un homme muni dune balance. Ce qui peut tre une allgorie
de la Justice se prcise au fil du temps ; il sagit dune des larves des
temps futurs81, le changeur dor, le marchand, le commerant, le
riche bourgeois qui commence occuper une place ct des hommes
dglise et des chevaliers. Comme les Fugger, les Ligre ou Simon
Adriansen de Luvre au Noir, Le Changeur dor offre limage des
premiers capitalistes. Lessai Le Changeur dor se prsente donc
comme une tude historique du dveloppement du nouvel ordre
conomique et du changement de mentalits qui laccompagne. Au
Moyen Age, la fortune et le pouvoir sont reprsents par la terre et la
morale catholique inspire le mpris de lor. Avec le capitalisme, se
produit la lente insinuation des civilisations de lor dans les
civilisations du fer82. A la diffrence du seigneur, possesseur de
terres et par consquent sdentaire, le marchand, contraint par son
ngoce, voyage. Il va faire la fortune des grandes cits maritimes et
dans le monde europen fodal, il annonce les grandes expditions, les
conqutes coloniales, une espce dinternationalisme futur. Au
XVIme sicle, il se range du ct de lordre, quil soit protestant ou
catholique et trs logiquement, il cherche accrotre son champ
daction et conqurir le monde. Le marchand juif excelle en cela,
remarque Marguerite Yourcenar. Puis arrive le moment o le
personnage dHolbein, le Changeur dor, a besoin du personnage de
Drer, le savant de Melancholia ; en effet, il faut la solidarit du
financier et du savant, de lingnieur pour modifier le monde, en faire
la socit moderne dont le capitaliste a besoin. Cette socit de classes
81
82

Marguerite Yourcenar, Le Changeur dor, EM, p. 1668.


Ibid., p. 1670.

Ides traditionnelles ou modernes ?

403

quil a cre, le transforme en force de rsistance, aprs avoir t une


force de rvolution. Aujourdhui, lor a acquis cette invisibilit qui
fut toujours le privilge du Tout-Puissant83, il devient la nouvelle foi
avec son dogme et sa morale : le travail en vue de lenrichissement et
au nom de la prosprit conomique et lhomme du XXme sicle,
quelque rgime politique quil appartienne, accepte toutes les ralits
contemporaines, pourtant scandaleuses. Mais, dit Marguerite
Yourcenar, il est trop tt pour savoir
sil sagit de la premire tentative vraiment rationnelle pour tablir le
bonheur de lhomme par le moyen de lnergie humaine, ou de la plus dure
revanche de la matire sur ceux qui prtendaient lasservir84

et elle conclut son essai par une nouvelle affirmation du caractre


cyclique de lhistoire :
Lintressant tait justement de montrer par quelles gradations insensibles,
allant du monde des faits au monde des certitudes, lor, cette valeur positive,
a pu devenir son tour une valeur mystique, une valeur fiduciaire, et de
faire suivre du doigt la courbe qui, du marchand lindustriel, de lindustriel
au despote, ramne la civilisation de lor aux civilisations du fer85.

Dans Le Changeur dor, Marguerite Yourcenar labore un


essai thorique, un texte de rflexion sur lvolution historique quelle
conduit jusquau XXme sicle et aux annes de lentre-deux-guerres
tandis que Daprs Drer constitue une cration romanesque,
limite lvocation du XVIme sicle, o les larves des temps
futurs prennent lidentit de Simon Adriansen, riche commerant,
innovateur, qui ne connat pas les frontires et pratique dj une forme
dconomie mondiale, de Martin Fugger, paisible banquier, tolrant en
matire religieuse mais qui tient dj en son pouvoir les nobles et les
prlats et de Znon, le savant, dont les inventions et les ides
audacieuses sont ncessaires lexpansion du capitalisme. On peut
certainement conclure que Marguerite Yourcenar ralise un bon
diagnostic de la situation conomique du monde en 1930, caractrise
par les guerres conomiques, le dumping, les effondrements
montaires et laugmentation du chmage et elle a aussi clairement
83

Ibid., p. 1675.
Ibid., p. 1677.
85
Ibid., p. 1677.
84

404

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

conscience que les idologies politiques prennent le pas sur


lconomie : communistes russes et nationalistes amricains laissent
en dehors de leurs querelles le credo sacr de lindustrialisation du
monde86. Les diffrences dans la conception de lorganisation
conomique de ltat nempchent pas la poursuite dun mme but
lchelle mondiale : lexploitation des richesses matrielles de la
plante au moyen dune organisation rationnelle du travail humain. La
substitution historique progressive au cours du Moyen Age dune
bourgeoisie citadine laborieuse la noblesse fodale et la puissante
glise catholique de mme que lvolution de la mentalit de cette
classe sociale qui merge au sein du tiers tat sont voques dans des
termes qui rappellent les thses de Max Weber. A lorigine, dans
lintrt mme de son dveloppement, elle est progressiste et
vritablement rvolutionnaire. Le carcan de la religion et les
institutions correspondantes sont des obstacles, elle a besoin de
liberts nouvelles, de laffranchissement de lindividu de mme que
du dveloppement des sciences et des connaissances pour raliser la
domination raisonne du monde. Mais cet objectif atteint avec
linvention des machines, la cration dun proltariat, sa
concentration dans les villes et le marchand devenu industriel qui se
transforme en despote, Lre industrielle oblige lhomme dargent
reprendre la tradition du pouvoir enracin dans un coin du sol, li au
labeur dun groupe humain87.
Cette phrase, de mme que la dernire phrase de lessai,
atteste clairement la conviction de Marguerite Yourcenar, dj
perceptible dans Diagnostic de lEurope, que lhistoire est un
processus cyclique de changement et retour la forme initiale, de
dsordre et dordre, de rvolution et raction. Mais cet essai rappelle
davantage laccent des Mmoires dHadrien que celui de lessai sur
lHistoire Auguste. On pourrait presque dire que Le Changeur dor
donne raison Hadrien et vrifie lexactitude de ses opinions. En dpit
des soubresauts et des priodes tragiques de lhistoire, il se trouve des
hommes au cours des sicles qui font progresser lhumanit et lui
assurent des priodes de prosprit, de paix et donc de relatif

86
87

Ibid., p. 1676.
Ibid., p. 1674.

Ides traditionnelles ou modernes ?

405

bonheur88. En voquant une dcadence de 1800 ans et un mal inhrent


la condition humaine, larticle sur lHistoire Auguste gomme en
quelque sorte la richesse de cette poque que lon a appele la
Renaissance, elle linclut dans un processus de dgradation et du coup,
elle nie toute valeur lexpansion du capitalisme et lessor de la
bourgeoisie ; elle les rduit des symptmes de dcadence et on peut
infrer de l que Luvre au Noir ne sera pas compose dans le
mme tat desprit que Daprs Drer. Il faut encore remarquer que
la dure revanche de la matire laquelle fait allusion Marguerite
Yourcenar dans Le Changeur dor donne dj le ton de son combat
inlassable en faveur de lcologie. Ltat dsastreux du monde quelle
voque dans les dernires pages dArchives du Nord semble
annonciateur du moment o les agressions contre son milieu naturel
de lapprenti sorcier quest lhomme vont se retourner contre lui.
Le Changeur dor confirme chez Marguerite Yourcenar une
conception de lhistoire qui se dessine dans Diagnostic de lEurope
et qui sexplique par sa culture classique laquelle sajoutent les ides
de dcadence qui avaient cours dans lentre-deux-guerres. Cet aspect
de sa pense est bien lucid mais il resterait sinterroger sur sa
connaissance de lconomie telle quelle se manifeste dans Le
Changeur dor (et Daprs Drer) puis dans Luvre au Noir et
Archives du Nord. Nous avons dj vu en tudiant Luvre au Noir
que la pense de Marguerite Yourcenar semble souvent saccorder
avec celle du sociologue allemand Max Weber propos du rle de
lthique protestante dans lexpansion capitaliste89. Il semble vident
que sa culture conomique ne rsulte pas seulement de la lecture de
textes de vulgarisation simples. Or, il nest pas facile pour un profane
daborder une science aussi complexe que lhistoire conomique. On
peut se demander grce quelles lectures et quels conseils, Marguerite
88

Mme si lide dhistoire cyclique et de dcadence est perceptible dans Le


Changeur dor, la phase inventive de connaissance du monde et de progrs
scientifique apparat positive pour lhumanit.
89
Maria Rosa Chiapparo, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps,
op. cit., note les ressemblances trs nettes du Changeur dor avec les thses de
Weber mais tandis que Max Weber voit dans la valorisation du travail une valeur
positive et un progrs, pour Marguerite Yourcenar la sacralisation de largent est
minemment ngative et il sagit donc dun phnomne de dcadence. En ce sens, elle
subit autant linfluence de Malaparte que de Weber. M. R. Chiapparo prcise dautre
part quau cours des annes 20, linfluence des ides de Weber nest pas directe mais
seffectue au moyen de revues comme Europe (p. 272).

406

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Yourcenar a acquis dans ce domaine un savoir o apparaissent mme


des notions marxistes90. Indpendamment de lessai Le Changeur
dor, son uvre donne limpression que les mcanismes de
lconomie lui sont plus familiers que les thories politiques.

90

On se rappelle quen 1926, Marguerite Yourcenar fait publier deux pomes dans le
journal LHumanit. Peut-tre avait-elle une certaine connaissance des thses
marxistes. Mais comment les avait-elle acquises ? On ne dispose pas dinformations
ce sujet.

Chapitre 3
Quelle sagesse ?
I Prsence du chaos
Dans les premires dcennies du XXme sicle, Marguerite
Yourcenar partageait plutt le pessimisme de ceux qui voyaient dans
la modernit des ferments de dcadence que la foi de ceux qui
croyaient en un avenir meilleur fond sur le progrs de la science en
particulier ; comme tout le monde, nanmoins, elle a t tmoin
dvolutions positives du point de vue matriel et humain. Aussi na-telle pas chapp, comme la majorit des hommes du XXme sicle,
un profond sentiment de doute lorsque ce sicle sest rvl plus
meurtrier et barbare que jamais, lorsquil est apparu que le progrs
scientifique utilis dabord des fins de profit menaait lexistence
mme de lhomme sur terre et que la pense humaine ne tirait pas le
moindre bnfice de lexprience. De cette socit chaotique, o
toutes les valeurs traditionnelles semblent seffondrer sans quon en
discerne de nouvelles sur lesquelles fonder des espoirs, Marguerite
Yourcenar dit :
Il nous est plus difficile qu lui [Hadrien] de continuer travailler
courageusement, et presque impossible de continuer croire, mme, comme
il le fait, de faon mitige et partielle, la sagesse de lhomme1.

Dans un autre entretien, accord un universitaire hollandais en 1979,


elle dresse le mme constat presque dsespr :
Il est toujours plus difficile de croire que la sagesse lemportera dans le
monde des hommes. Nous sommes srement dj arrivs au point de nonretour on ne doit naturellement jamais dire ce genre de chose. Cela tient
dune part lignorance des hommes, de lautre leur cupidit. Cette
ignorance a toujours exist. Mais lhumanit elle-mme et les moyens den

Rosbo, op. cit., p. 111.

408

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle


abuser sont devenus toujours plus nombreux. Lhumanit est prise au pige
de sa technique et de son nombre2.

Ailleurs, avec Matthieu Galey par exemple, elle exprime sa crainte des
fanatismes de tous ordres :
Il y a la tentation de la crdulit, dont la plupart des idologies font un
devoir leurs adeptes. Il y a la tentation du fanatisme, et toute lhorreur qui
sensuit, et qui traverse lhistoire : elle a t spcialement forte [] chez les
musulmans et les chrtiens, persuads de tenir la vrit dun Dieu unique, et
[] elle a t ou elle est aussi trs forte chez les Juifs, autre peuple du
Livre. Enfin, elle est intense dans tous les sectarismes laques
daujourdhui. Il est toujours dangereux de dtenir en exclusivit une vrit
ou un Dieu, ou une absence de Dieu. Enfin, il y a la tentation de limposture
et du mensonge3.

De quelque ct quelle observe le monde, Marguerite


Yourcenar voit partout rgner le dsordre et le chaos sous toutes les
formes. Pourtant, ltre humain a le devoir dassumer ses
responsabilits, quil sagisse comme Znon de choisir sa mort ou
comme Hadrien de lattendre patiemment et les yeux ouverts :
Toute ma vie, jai fait confiance la sagesse de mon corps ; jai tch de
goter avec discernement les sensations que me procurait cet ami : je me
dois dapprcier aussi les dernires. Je ne refuse plus cette agonie faite pour
moi, cette fin lentement labore au fond de mes artres, hrite peut-tre
dun anctre, ne de mon temprament, prpare peu peu par chacun de
mes actes au cours de ma vie. Lheure de limpatience est passe ; au point
o jen suis, le dsespoir serait daussi mauvais got que lesprance. Jai
renonc brusquer ma mort4.

Quel que soit ltat du monde, la question qui se pose pour tout
homme est de savoir comment vivre et comment affronter la mort.

Marguerite Yourcenar, PV, p. 222.


Marguerite Yourcenar, YO, p. 253.
4
Marguerite Yourcenar, MH, p. 505.
3

Quelle sagesse ?

409

II Comment tre et que faire ?


voquant la connaissance bouddhique, Marguerite Yourcenar
dclare Matthieu Galey :
[] comme Socrate, elle nous met en garde contre les spculations
mtaphysiques ambitieuses pour nous inciter, surtout, nous mieux
connatre. Et tout autant que les philosophies modernes crues les plus
audacieuses, elle insiste sur la ncessit de ne dpendre que de nousmmes : Soyez pour vous-mmes une lampe.5

et comme Znon, il sagit de passer du connatre ltre6. La


premire exigence qui simpose ltre humain consiste dabord
savoir qui il est, dcouvrir sa nature profonde, dune part sa
personnalit en tant quindividu particulier, dautre part sa place en
tant quinfime partie du monde vivant et de lunivers tout entier. Une
juste connaissance de soi qui conditionne laptitude tre sacquiert
grce la dialectique constante du particulier au gnral et de
lensemble la partie. Do lintrt pour lhistoire et le choix de la
mthode dempathie pour simprgner de la conscience dautrui7.
Cette mthode qui conduit sapprocher au plus prs de lintimit de
ltre, oprer une sorte de fusion de deux sensibilits nous aide
comprendre quil nexiste quune attitude possible lgard de toutes
les cratures vivantes auxquelles tout nous relie : la bont et la
compassion8. Les principaux personnages agissent au service des
autres. Marguerite Yourcenar offre de son ct une autre ventualit :
5

Marguerite Yourcenar, YO, p. 318.


Rosbo, op. cit., p. 117.
7
Friedrich Nietzsche, Humain, t. 2, op. cit., p. 113, crit : Lobservation directe de
soi-mme ne suffit pas pour se connatre : nous avons besoin de lhistoire, car le
courant aux cent vagues du pass nous traverse ; et nous-mmes ne sommes rien que
ce que nous prouvons de cette coule chaque instant. La plonge dans lhistoire
des anctres effectue par Marguerite Yourcenar pour composer SP et AN rappelle
nettement cette pense du philosophe allemand, qui a aussi exerc une influence sur
ses ides.
8
Edith Marcq, Lempathie ou une manire dcrire yourcenarienne in Marguerite
Yourcenar, Ecritures de lAutre, op. cit., p. 265 277, explique que pour Marguerite
Yourcenar, la premire vertu consiste faire preuve de compassion pour lhumanit
souffrante qui se fait du mal elle-mme. La notion de sensibilit la souffrance de
lautre est au cur de toute luvre de Marguerite Yourcenar (p. 272-273
notamment).
6

410

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

la cration artistique, la recherche du beau qui se confond dailleurs


avec lutile ainsi quelle lexplique clairement Matthieu Galey :
lcrivain
est utile sil ajoute la lucidit du lecteur, le dbarrasse de timidits ou de
prjugs, lui fait voir et sentir ce que ce lecteur naurait ni vu ni senti sans
lui. Si mes livres sont lus et sils atteignent une personne, une seule, et lui
apportent une aide quelconque, ne ft-ce que pour un moment, je me
considre comme utile.

et elle prcise un peu plus loin :


Si le passage de Souvenirs pieux sur les lphants massacrs a dcourag un
seul riche dsuvr daller tuer un lphant en Afrique, ou une seule femme
dacheter une babiole en ivoire, je me croirai justifie davoir crit
Souvenirs pieux9.

Faire du bien aux autres, autour de soi, allger les souffrances aussi
bien des animaux que des hommes, respecter et protger la vie : cest
ce prix que lon fait de sa vie une uvre dart .

III Composantes de la sagesse de Marguerite


Yourcenar
Dans la sagesse toute classique de Marguerite Yourcenar,
sentremlent des lments sans rapports les uns avec les autres
premire vue ; il convient donc dexaminer comment elle parvient
raliser une synthse harmonieuse de notions en apparence bien
distinctes. Lensemble de son uvre laisse apparatre de multiples
influences, successives ou simultanes, contradictoires premire vue.
Il sagit dessayer de comprendre comment elle a pu les concilier.
La sagesse : but ultime de la philosophie
Nous avons vu que la conception de lhistoire de Marguerite
Yourcenar se rapproche de la philosophie dHraclite et Empdocle.
Mais les prsocratiques ne sont pas les seuls philosophes de
9

Marguerite Yourcenar, YO, p. 240.

Quelle sagesse ?

411

lAntiquit auprs desquels Marguerite Yourcenar a form sa pense.


Linfluence du stocisme, quelle partage avec Montaigne et qui la
rapproche de ce grand humaniste du XVIme sicle, apparat de
multiples reprises. La conception du monde selon les Stociens ne
diffre pas fondamentalement dHraclite ; eux aussi le conoivent
comme un Tout sans cesse en mouvement, qui se renouvelle, selon le
principe de lternel retour mais cest surtout sur le plan de lthique
que lon peut entrevoir une influence stocienne sur les personnages
crs par Marguerite Yourcenar. Que lon considre Hadrien, Znon
ou Nathanal, tous trois ont en commun de sefforcer datteindre une
sagesse, qui se rapproche nettement de celle des Stociens. Telle est la
condition primordiale de la vie heureuse mais la sagesse ne sacquiert
pas sans connaissances, lucidit et nergie. Il faut commencer par bien
se connatre, comprendre sa propre nature, la respecter mais sans
laisser les passions prendre le dessus. Par lexercice constant de la
volont, soutenue par la sagesse, ltre humain parvient rsoudre les
conflits intrieurs, atteint le contrle de soi par la raison. Alors il
connat la srnit et lharmonie avec le monde qui lentoure. Dautre
part, conscient dappartenir lhumanit entire, il se montre altruiste
et solidaire, ce qui peut lamener agir dans la cit. Hadrien
reprsente assez bien le stocien, parvenu vers la fin de son rgne
laccomplissement de la sagesse. Certes, les difficults et les obstacles
surmonter ne finissent jamais. Quand les passions humaines comme
lamour, lambition desserrent un peu leur tau, il reste la souffrance
quendure le corps us. Il faut une volont bien exerce, une matrise
durement acquise pour conserver la srnit, lesprit clair et
poursuivre luvre entreprise au service des hommes. Hadrien incarne
bien un stocisme humain, sans hrosme mais acquis par la lucidit, la
vertu et la gnrosit.
Bien quil ny ait pas dinfluence stocienne nettement
perceptible chez Znon, cela nempche pas Marguerite Yourcenar de
doter son personnage de traits qui rappellent Hadrien : qute de la
sagesse, besoin de connatre pour comprendre le monde et soi-mme,
altruisme. Il y a incontestablement une communaut dides chez
Znon et Hadrien mais alors quHadrien suit jusquau terme de sa vie
la mme direction en se perfectionnant, Znon opre un revirement
dont il semble quon a un cho dans les entretiens de Matthieu Ricard,

412

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

scientifique devenu moine bouddhiste, avec son pre Jean-Franois


Revel10. voquant les plaisirs du monde, Matthieu Ricard dclare :
Les plaisirs du monde sont trs sduisants de prime abord. Ils invitent la
jouissance, ils semblent toute douceur, et il est trs facile de sy engager. Ils
commencent par apporter une phmre et superficielle satisfaction, mais on
saperoit peu peu quils ne remplissent pas leurs promesses et se
terminent par damres dsillusions. Cest tout le contraire pour la recherche
spirituelle11.

Si lon substitue lexpression plaisirs du monde, plaisirs de la


connaissance, nentrevoit-on pas dans ces quelques phrases de
Matthieu Ricard (qui a lui-mme connu les joies de la dcouverte
scientifique) un rsum de lexprience de Znon ? Or la recherche
spirituelle dont il parle, cest celle quindique le bouddhisme. Il
semble bien que les tapes successives de lalchimie : uvre au noir,
uvre au blanc et uvre au rouge concident peu prs exactement
avec lascse bouddhique qui doit conduire elle aussi, par la
connaissance, un dtachement de soi et la srnit.
Avec le personnage de Znon, les aspects positifs de la
connaissance sont remis en question ; cependant, son savoir nest pas
inutile puisquil en fait bnficier les autres jusquau terme de sa vie.
Avec Nathanal, Marguerite Yourcenar franchit un degr de plus et
elle semble prfrer la docta ignorantia la curiositas. La
rhabilitation de la curiosit thorique laube des Temps
Modernes12 dont parle Blumenberg et si vidente chez Znon est
rejete par Nathanal. Un homme obscur semble faire cho ce
qucrit Hans Blumenberg dAugustin et de sa condamnation de la
curiositas dans les Confessions :
La curiositas se distingue ainsi du plaisir charnel primaire par son
indiffrence quant la qualit du beau et de lagrable ; en effet, elle ne
jouit pas de ses objets en tant que tels, mais elle jouit delle-mme grce
au pouvoir de connatre vrifi sur eux. Une telle jouissance de soi-mme
dans la pulsion de connaissance est toujours procure la mesure du degr
de difficult et dloignement des objets []13.
10
Jean-Franois Revel, Matthieu Ricard, Le moine et le philosophe, NiL ditions,
Pocket, Paris, 1999.
11
Ibid., p. 376.
12
Hans Blumenberg, op. cit., p. 261.
13
Ibid., p. 356.

Quelle sagesse ?

413

Dans Un homme obscur, la curiosit nest pas stigmatise


comme le fait Augustin en tant que pch dorgueil, prsomption par
rapport au Crateur mais on retrouve bien lide quelle constitue une
forme de jouissance de soi, de vanit qui dtourne de lessentiel et
qui finit par dnaturer la ralit, loignant ainsi celui qui cherche de la
vraie connaissance. Prs de mourir, dans lle de la Frise, Nathanal ne
se proccupe pas de savoir quelle est sa nature et ce quil peut advenir
de son me, supposer quelle existe14. Les spculations
mtaphysiques lui semblent tout fait dnues dintrt ; dans
lattente de la mort, il prfre la solitude et la contemplation de la
nature dans laquelle il simmerge compltement pour raliser une
symbiose presque parfaite avec les lments anims et inanims du
grand Tout.
Cette attitude de retrait en soi de Nathanal et dloignement
de questions qui ouvrent sur dincessantes interrogations ne diffre
pas en apparence trs profondment des commentaires dAugustin que
Hans Blumenberg rsume ainsi : Dans la jouissance pour soi-mme,
lhomme manque son intriorit, il reste ou devient tout aussi
extrieur lui-mme que dans la possession extatique du savoir
procur par la curiosit15. Dans la curiosit, Augustin condamne le
dsir dlucider des secrets quil ne sert rien de savoir, lhomme
ayant simplement sen remettre Dieu et vivre dans la foi. Or,
chez Nathanal, la foi en Dieu fait dfaut ; il sagit plutt dun
sentiment de vacuit, voire de la comprhension de la vacuit, et de la
libration dun flux de penses qui obscurcissent lesprit et vont
lencontre de la srnit. Nathanal transcende son tat dtre humain
matriel et mortel dans une sorte dextase mystique o nexistent plus
de frontires entre matire et esprit, o toute chose nest quune infime
partie de la totalit de lUnivers. Cette attitude voque la
contemplation ou la mditation bouddhiste et lexplication du monde
que propose le bouddhisme.
Tout au long de sa courte vie, Nathanal montre de la bont,
de la comprhension et de la compassion pour les tres, quils soient
humains, animaux ou mme simplement vgtaux. Cette notion de
compassion, de sympathie universelle sur laquelle Marguerite
Yourcenar insiste beaucoup dans les entretiens avec Matthieu Galey
14
15

Marguerite Yourcenar, HO, p. 1037.


Hans Blumenberg, op. cit., p. 358.

414

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

occupe une place primordiale dans la philosophie bouddhiste. Dans


lentretien avec son pre Jean-Franois Revel, Matthieu Ricard
explique clairement comment il faut la comprendre :
La notion de compassion reflte typiquement la difficult traduire les ides
orientales en termes occidentaux. Le mot compassion en Occident voque
parfois une notion de piti condescendante, de commisration qui suppose
une distance par rapport celui qui souffre [] La compassion, selon le
bouddhisme, est le dsir de remdier toute forme de souffrance et surtout
ses causes lignorance, la haine, la convoitise, etc. Cette compassion se
rfre donc dune part aux tres qui souffrent, et dautre part la
connaissance16.

A une remarque de son pre sur limportance de la notion damour


dans le bouddhisme aussi bien que dans le christianisme, Matthieu
Ricard prcise :
Elle est la racine mme de la voie. Mais lamour vritable ne saurait tre
polaris, restreint un ou quelques tres particuliers, entach de partialit.
De plus, il doit tre entirement dsintress et ne rien attendre en retour17.

Sans sloigner compltement de la signification quelles revtent


dans le christianisme, les notions de compassion et damour sen
distinguent cependant. Entirement oppose la charit prescrite dans
le dogme chrtien qui maintient une distance entre celui qui donne et
celui qui reoit, la compassion bouddhiste se fonde sur la
connaissance de la nature des choses, sur la comprhension lucide de
la souffrance des tres. Elle se confond avec lintelligence, la sagesse
et vise librer les autres des causes de leur malheur par la
connaissance. Dans cette notion damour, nentre nulle notion de
Crateur tout-puissant auquel on se soumet et dont on attend le salut ;
seuls existent les tres vivants indissolublement lis par le mme tat
dimperfection et de misre auquel il nexiste quun remde : la
connaissance et la sagesse qui donnent la force dme et labstraction
de soi-mme. Lamour bouddhiste authentique rsulte dun long effort
sur soi et dune forme dascse. Il faut dabord se dpouiller de ses
mesquineries personnelles pour accder laltruisme.

16
17

Jean-Franois Revel, Matthieu Ricard, op. cit., p. 208-209.


Ibid., p. 210.

Quelle sagesse ?

415

Cette notion daltruisme, que lon peroit nettement chez


Nathanal et dj auparavant chez Znon et Hadrien, fait aussi lobjet
de prcisions de la part de Matthieu Ricard. Dans le bouddhisme,
Laltruisme ne consiste pas accomplir quelques bonnes actions de
temps autre, mais tre constamment proccup, concern par le
bien-tre dautrui18. Cela a notamment des implications dans le
domaine politique. Celui qui prend des responsabilits dans la vie
politique ne devrait songer quau bien-tre gnral et non sa carrire
et ce titre, le souci cologique de protection de la nature devrait
constituer une priorit de tout responsable politique. En exposant la
philosophie bouddhiste, Matthieu Ricard exprime la mme opinion
que Marguerite Yourcenar et par voie de consquence que
Nathanal et Znon par rapport la vie et la souffrance animales.
Ainsi dclare-t-il,
[] on parle toujours des droits de lhomme, mais le fait de limiter ces
droits lhomme reflte, dans des dmocraties qui se disent laques, les
valeurs judo-chrtiennes, qui demeurent le fondement de la civilisation
occidentale. Selon ce point de vue, les animaux nont pas dme et ne sont
l que pour la consommation des humains.

Sinsurgeant contre le fait que les animaux sont considrs en


Occident comme des produits agricoles, il ajoute :
pourquoi le droit de vivre serait-il lapanage des seuls humains ? Tous les
tres vivants aspirent au bonheur et tentent dchapper la souffrance.
Donc, sarroger le droit de tuer, longueur danne, des animaux par
millions, cest tout simplement exercer la loi du plus fort19.

Selon la conception bouddhiste, laltruisme ne correspond pas


laccomplissement de quelques bonnes actions mais il ne signifie pas
davantage que lon ne prend en compte que la seule vie humaine. Il
sagit dun altruisme au sens trs large, qui stend tout ce qui vit ;
fond sur la connaissance, il se prsente comme la claire conscience
de luniversalit de la souffrance et de laspiration la paix et la
srnit. Lhomme qui a acquis cette intelligence et la sagesse ne veut
plus que le bien de tous les tres ; aussi respecte-t-il la moindre
parcelle de vie et les milieux cologiques qui en favorisent lclosion.
18
19

Ibid., p. 246.
Ibid., p. 249-250.

416

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Il nest pas seul, autoris disposer de la cration. Il appartient un


systme dont il nest quune minuscule parcelle, qui dpend pour sa
subsistance de toutes les autres parties auxquelles il est intimement li
par une interdpendance de tous les instants.
Laltruisme, tel quil apparat dans la mtaphysique
bouddhiste, diffre sensiblement de laltruisme chrtien. En revanche,
ne peut-on reprer des similitudes avec laltruisme dfini par le
stocisme ? Aux yeux du philosophe Jean-Franois Revel, il existe
plusieurs points de convergence entre bouddhisme et stocisme. Il
constate tout dabord des analogies de dmarche, de mthode entre
divers courants philosophiques de lAntiquit et le bouddhisme. A
Matthieu Ricard qui explique que le mal gt dabord dans lignorance
et que la premire tche accomplir pour se dbarrasser de la
souffrance, cest dlucider la notion de moi : Ne pas dmasquer
limposture du moi, cest lignorance : lincapacit momentane
reconnatre la nature vritable des choses. Cest donc cette ignorance
qui est la cause ultime de la souffrance, Jean-Franois Revel rpond
que cette recherche est commune au bouddhisme et de nombreuses
philosophies occidentales. Disons, la sagesse de lAntiquit20 et il
ajoute quon la retrouve trs dveloppe chez Montaigne, puis Pascal
dans une perspective chrtienne. Cette notion dun moi auquel nous
accordons une importance primordiale et que nous aimons plus que
tout entrane une multitude de sentiments, motions et passions, qui
nous lancent la poursuite de satisfactions immdiates et mondaines,
nous bouleversent et nous privent de lucidit. De l, nat notre
insatisfaction permanente et dcoule notre souffrance. Jean-Franois
Revel remarque que cette analyse existe exactement dans ces termesl, la fois dans lpicurisme et dans le stocisme21. Ces diverses
philosophies proposent de pallier la souffrance par lacquisition de la
srnit ou encore de lataraxie, que Jean-Franois Revel dfinit
ainsi : Lataraxie, cest ltat imperturbable daprs le stocisme
que doit atteindre le sage, cest--dire le fait de ntre plus expos aux
effets imprvisibles du bien et du mal [] ; toutefois, prcise
Matthieu Ricard, il ne sagit pas de confondre cette invulnrabilit
aux conditions extrieures, favorables ou dfavorables avec
lapathie ; bien au contraire, dit-il, cette quanimit intrieure nest ni
20
21

Ibid., p. 51.
Ibid., p. 50.

Quelle sagesse ?

417

apathie ni indiffrence. Elle saccompagne dune vritable jubilation


intrieure et dune ouverture desprit qui se traduit par un altruisme
toute preuve. Suit alors lexclamation de Jean-Franois Revel :
Cest llment commun toutes les sagesses. On croirait entendre le
portrait du sage stocien22. De cette confrontation entre les
philosophies de lAntiquit occidentale et du bouddhisme, mane
lide dune abondance de similitudes. Le but ultime est lacquisition
de la sagesse, le dtachement de son ego, la compassion pour tout ce
qui nous entoure, et les moyens dy parvenir se confondent. Autre
similitude :
[] cest ladquation de la thorie et de la pratique. Pour le philosophe de
lAntiquit, la philosophie ntait pas simplement un enseignement
intellectuel, une thorie, une interprtation du monde ou de la vie. Ctait
une manire dtre23.

Or, cette ncessit daccorder thorie et pratique, de se montrer


capable dincarner dans son comportement quotidien les prceptes de
la doctrine enseigne frappe lobservateur, chez les moines tibtains
en particulier. Enfin Matthieu Ricard insiste beaucoup sur le fait que
le bouddhisme se distingue nettement dune religion au sens o on
lentend habituellement en Occident :
je dirai que le bouddhisme est une tradition mtaphysique dont mane une
sagesse applicable tous les instants de lexistence et dans toutes les
circonstances, [ce] nest pas une religion, si lon entend par religion
ladhsion un dogme que lon doit accepter par un acte de foi aveugle,
sans quil soit ncessaire de redcouvrir par soi-mme la vrit de ce
dogme24.

Cette distinction confirme lanalogie du bouddhisme avec les


philosophies de lAntiquit plutt quavec la tradition chrtienne. En
outre, le fait que le Bouddha soit considr, non comme un Dieu, mais
comme le sage ultime, comme la personnification de lEveil (ibid.),
cest--dire comme la lumire, la voie de la connaissance ne manque
pas dvoquer la qute alchimique.

22

Ibid., p. 52.
Ibid., p. 24.
24
Ibid., p. 45.
23

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

418

Un examen un peu approfondi des diverses influences


retenues par Marguerite Yourcenar et qui sexpriment dans ses uvres
montre quil nexiste pas de contradictions. Quoique apparues des
poques et dans des lieux diffrents, elles correspondent une mme
aspiration humaine fondamentale et se compltent parfois, mais ne
sopposent pas. Peut-tre en revanche, est-il plus difficile de concilier
ces influences philosophiques bien antrieures lre moderne
avec les connaissances et lvolution de lhomme daujourdhui dont
nous savons que Marguerite Yourcenar ne se dsintressait pas. Est-il
notamment possible dharmoniser mtaphysique bouddhiste et lois
scientifiques ? Ne se heurte-t-on pas des incompatibilits entre ces
divers champs dinvestigation de lesprit humain ? Ce sont des
questions examiner.
Le progrs selon le bouddhisme
Ds quon aborde le bouddhisme, se pose la question du
moi dont Matthieu Ricard dit quil sagit pour commencer dun
sentiment naturel, neutre, dans la mesure o il ne rend ni heureux ni
malheureux ; puis germe lide que notre moi est une sorte de
constante qui perdure notre vie durant, en dpit des changements
physiques et intellectuels que nous connaissons. Nous nous attachons
cette notion de moi avec tous les attributs qui nous sont propres si
bien que
Le bouddhisme parle dun continuum de conscience, mais nie lexistence
dun moi solide, permanent et autonome au sein de ce continuum.
Lessence de la pratique du bouddhisme est donc de dissiper cette illusion
dun moi qui fausse notre vision du monde25.

Cette notion capitale dun moi qui obscurcit et fausse notre


perception et comprhension du monde implique pour le bouddhisme
une recherche spirituelle et la transformation intrieure de chacun. Le
bouddhisme ne refuse pas dagir sur le monde mais selon cette
philosophie, on ne peut obtenir aucun rsultat, aucun progrs, si lon
ne commence par agir sur soi-mme, la premire tche accomplir
consiste raliser un progrs en soi, librer les penses : Librer
les penses, cest faire en sorte quelles ne laissent pas de traces dans
25

Ibid., p. 64.

Quelle sagesse ?

419

notre esprit, quelles ne lenchanent pas dans la confusion26. Les


techniques de mditation permettent darriver les contrler, en
examiner la nature afin den reconnatre la vacuit. Il sagit dun
exercice danalyse approfondi permettant de reconnatre ce qui est
mauvais en nous, ce qui relve de lgocentrisme, de faon se
dtacher de cela et accder un tat de conscience suprieur. Ce
travail daffranchissement et de purification voque celui que Znon
accomplit par lalchimie et, comme celui de Znon, il ne signifie pas
indiffrence au monde extrieur.
Matthieu Ricard rfute lide, assez commune en Occident,
que la conqute de la srnit saccompagnerait dune espce de
fatalisme et de renoncement intervenir dans les ralits du monde :
Le but na jamais t de transformer le monde extrieur par laction
physique sur ce monde, mais de le transformer en faisant de meilleurs tres
humains, en permettant ltre humain de dvelopper une connaissance
intrieure27.

La dmarche bouddhiste prend le contre-pied de toutes les thories


politiques occidentales, il faut commencer par amliorer lhomme
pour envisager dintroduire des progrs dans le monde tandis que les
systmes politiques de lOccident introduisent de nouvelles structures
sociales parmi des hommes demeurs les mmes. Aux yeux de
Matthieu Ricard, il est vident que la paix dans le monde ne peut se
raliser que grce une rforme des individus ; il nest donc pas
question de rester indiffrent ce problme crucial qui concerne
lhumanit entire mais le travail commence par une transformation
intrieure des individus : On pourrait dire que laction sur le monde
est souhaitable, tandis que la transformation intrieure est
indispensable28, ajoute-t-il. La libration des entraves du moi, la
dcouverte de la srnit ne font quaccrotre la force dme et
laptitude laction altruiste ; elles nanantissent pas la volont, bien
au contraire.
Sans doute peut-on admettre que la philosophie bouddhiste ne
se dtourne pas de laction ; il est cependant vident quelle privilgie
la voie spirituelle alors que les philosophies occidentales ont plutt
26

Ibid., p. 112.
Ibid., p. 145.
28
Ibid., p. 271.
27

420

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

choisi dagir sur la ralit des faits. Lapproche des phnomnes est
donc bien diffrente. Le bouddhisme procde par lEveil, cest--dire
la dcouverte de la nature ultime de soi-mme et des choses29,
dclare Matthieu Ricard. Les tapes de la foi bouddhique se prsentent
donc comme une dcouverte progressive, la constatation que la voix
spirituelle porte ses fruits30 et dans sa conclusion, Matthieu Ricard
insiste encore sur le caractre minemment spirituel de la recherche
bouddhiste :
Les phnomnes sont transitoires par nature, mais la connaissance de leur
nature est immuable. Je pense quon peut acqurir une sagesse, une
plnitude et une srnit qui naissent de la connaissance, ou de ce que lon
pourrait appeler la ralisation spirituelle. Je crois quune fois que lon a
dcouvert la nature ultime de lesprit, cette dcouverte est intemporelle31.

Jean-Franois Revel, de son ct, affirme que la recherche de la


spiritualit est insparable de lide de transcendance (ibid.).
Finalement, aprs avoir essay de comprendre les principes
majeurs du bouddhisme, on constate que sa cohrence se retrouve bien
dans la conduite finale de Znon, revenu Bruges et dans Un homme
obscur. La richesse prolixe de Luvre au Noir amalgame plusieurs
influences, plusieurs cultures qui se rencontrent et se mlent au
XVIme sicle mais dans Un homme obscur, roman du dpouillement,
Marguerite Yourcenar propose limage dun personnage dont toute la
vie sorganise dans la qute dune sagesse typiquement bouddhiste.
Seule particularit peut-tre par rapport ce quexpose Matthieu
Ricard : la simplicit desprit, une heureuse nature non contamine par
de fausses sciences permettent daccder directement laltruisme et
la srnit bouddhistes. Sage, matre de soi, comprhensif et tolrant,
Nathanal ne se rvolte pas contre lordre des choses qui
lenvironnent ; il se garde de juger ses semblables ; en ce sens, son
attitude se conforme ce quexplique Matthieu Ricard propos du
mal : Il ny a pas de bien et de mal en soi, il y a des actes et des
penses qui conduisent la souffrance, et dautres au bonheur32. La
conduite de Nathanal lui est dicte par des notions morales, qui
sloignent des notions habituelles fondes principalement sur le
29

Ibid., p. 311.
Ibid., p. 311-312.
31
Ibid., p. 400.
32
Ibid., p. 224.
30

Quelle sagesse ?

421

dogme chrtien, qui postule lexistence dun crateur et du pch


originel. Cela na pas de sens pour Nathanal ; pour autant, il ne
traverse certainement pas la vie, indiffrent, la manire des
personnages postmodernes. Il se montre plutt attentif de nombreux
dtails, observateur et sensible des nuances parfois subtiles. Son
esprit reste vigilant mais en mme temps serein et rflchi ; cette
attitude de lger recul par rapport aux phnomnes sapparente peuttre lattitude de dsengagement total de certains personnages
duvres littraires du XXme sicle mais on ne discerne chez
Nathanal nulle trace de ce narcissisme typique du postmodernisme.
Bien au contraire, parmi tous les lments et notions dont il mesure la
relativit, figure son moi. Luvre-testament de Marguerite
Yourcenar fait apparatre, en mme temps que linfluence bouddhiste,
le choix trs net de la spiritualit et de la qute spirituelle ; mais nulle
part dans son uvre, on ne trouve nettement linfluence du
matrialisme n au cours des temps modernes.
Dans son pessimisme, Marguerite Yourcenar ne peut imaginer
le droulement de lhistoire que comme une succession de calamits,
de guerres, de massacres, dhorreurs de toutes sortes, sporadiquement
interrompues par de trop rares et trop brefs pisodes de paix. Mme
sur le plan scientifique, Marguerite Yourcenar remet en question la
notion de progrs. Pourtant, Jean-Franois Revel a certainement raison
de dire que Lchec de lOccident, ce nest pas la science. Au
contraire, la science, cest le succs de lOccident. Le problme qui se
pose, cest de savoir si la science suffit33 ; cest plutt la
philosophie et la culture quil impute lchec. A partir du XIXme
sicle, la suite de la Rvolution, la morale individuelle, la recherche
personnelle de la sagesse passent larrire-plan ; les aspirations la
justice, au bonheur de lhumanit sont comprises dans une perspective
collective ; la transformation de la socit, la ralisation dutopies
politiques et sociales apparaissent comme le seul moyen daccder
un idal ; Marguerite Yourcenar pense que le XXme sicle a
consacr lchec de ces espoirs de transformation collective ns de la
Rvolution mais alors que la conviction est enracine dans le monde
occidental que la science apporte malgr tout le progrs et que la
dmocratie reprsente un bon systme politique, Marguerite

33

Ibid., p. 233.

422

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Yourcenar pense que le mal rside au cur mme de lhomme et quil


ne peut rien crer de positif.
La notion de nouveaut, qui rsume pratiquement elle
seule lide de modernit est voque dans la confrontation entre JeanFranois Revel et Matthieu Ricard ; il est symptomatique que la
philosophie bouddhiste ne lui accorde pas une valeur primordiale ;
avec beaucoup de sagesse, Matthieu Ricard dclare :
Penser quune vrit ne mrite plus quon sy intresse parce quelle est
ancienne na gure de sens. Avoir toujours soif de nouveaut conduit
souvent se priver des vrits les plus essentielles ;

sans nier lintrt de la nouveaut sil sagit dexplorer un domaine


inconnu, il ajoute :
Bien souvent, la fascination pour le neuf, le diffrent reflte une
pauvret intrieure [] on sloigne du bonheur en le cherchant l o il
nest pas [] On multiplie ses besoins au lieu dapprendre ne pas en
avoir34.

La recherche du neuf implique une dispersion, un parpillement


dans ce qui est de lordre de lactualit, de lphmre. Cette attitude
soppose fondamentalement la recherche intrieure propre au
bouddhisme. Par ailleurs, Matthieu Ricard discerne dans la poursuite
du renouvellement permanent une forme de culte de soi, dimportance
excessive accorde sa propre personnalit que lon veut rendre
originale tout prix. L aussi, il y a opposition totale entre modernit
ou postmodernit et bouddhisme. Enfin, est-il plus judicieux de penser
quen refusant la nouveaut, on risque de sombrer dans la routine ou
bien faut-il admettre avec Matthieu Ricard que consacrer sa vie une
recherche spirituelle nest nullement un signe de sclrose, cest un
effort constant pour faire exploser la gangue de lillusion35 ?
Assurment, la question reste ouverte mais Marguerite Yourcenar
semble avoir prfr le second terme de lalternative. Au cours de ses
jeunes annes, elle distingue dans la nouveaut de nombreux
symptmes de dcadence quelle expose dans Diagnostic de
lEurope et elle se dtourne rsolument de ses contemporains
innovateurs. Aprs la Seconde Guerre mondiale, elle volue et le
34
35

Ibid., p. 364-365.
Ibid., p. 371.

Quelle sagesse ?

423

personnage dfinitif de Simon Adriansen de Luvre au Noir semble


attester une bonne connaissance des thses de Max Weber auxquelles
elle a rflchi. Mais simultanment, elle approfondit sa connaissance
du bouddhisme, qui lui fournit une sorte de confirmation
mtaphysique dides qui hantent son esprit depuis longtemps. Ainsi
a-t-elle tendance, mesure quelle avance en ge, sloigner de tout
ce qui caractrise lart et la pense modernes et concentrer de plus
en plus son intrt sur ce quil y a de permanent dans ltre humain.
Bien que les influences philosophiques qui ont marqu
Marguerite Yourcenar soient dorigine varie, on distingue bien les
points communs : connaissance axe sur lhomme afin dacqurir la
sagesse, recherche de lessence de ltre humain, proccupations
morales et spirituelles. Tout cela se retrouve aussi bien dans le
bouddhisme que dans les philosophies de lAntiquit. Il nest pas
difficile de concilier ces formes de pense, qui se rapprochent sur
plusieurs points. Par contre, il est vrai que les courants philosophiques
de lpoque moderne, qui privilgient le collectif, ne sduisent gure
Marguerite Yourcenar. On peroit trs bien la cohrence de sa
pense ; les ides apparues au lendemain de la Rvolution, fondes sur
lide de progrs, dvolution dans le temps, dhistoire en marche,
mue par des forces sociales, ne la convainquent gure. Ltre humain
dans sa singularit en mme temps que sa permanence et son
universalit demeure lobjet essentiel de ses rflexions. Pour un esprit
occidental, habitu distinguer philosophie idaliste et sciences de la
matire (y compris celles du vivant), il semble que la principale
difficult rside dans la cxistence du bouddhisme avec les progrs de
la connaissance scientifique du monde et de la vie, qui ne laissaient
pas Marguerite Yourcenar indiffrente. Pralablement la
confrontation de la mtaphysique bouddhiste et des thses
scientifiques dveloppes au XXme sicle, on peut rappeler certains
points souligns par Matthieu Ricard. Il prcise bien quil nexiste ni
Crateur ni dogme dans le bouddhisme et quil sagit dune
mtaphysique, non dune religion au sens o on lentend pour le
christianisme. Donc, les dsaccords fondamentaux qui ont oppos
lglise catholique aux investigations scientifiques navaient pas au
premier abord lieu dtre avec le bouddhisme. En effet, en tant que
systme philosophique ouvert, cest--dire ne prtendant pas possder
la connaissance et lexplication exhaustives du monde, il parvient trs
bien intgrer la plupart des concepts scientifiques nouveaux, qui ne

424

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

remettent nullement en cause ses thories. Pour un esprit convaincu de


la justesse de la philosophie bouddhiste, les dcouvertes scientifiques
modernes ne bouleversent pas son systme de pense et il semble bien
quil nexiste pas dincompatibilit ou discordance. Cest encore
Matthieu Ricard que lon doit dapporter des claircissements ce
sujet, dans une srie dentretiens avec lastrophysicien dorigine
vietnamienne Trinh Xuan Thuan36.
Philosophie bouddhiste et pense scientifique
Dans les entretiens avec Jean-Franois Revel, Matthieu Ricard
dclare dj : Le bouddhisme rejoint [], intellectuellement,
certaines vues de la physique contemporaine []. Plus prcisment,
la physique confirme lexactitude de la pense bouddhiste qui a
toujours cherch briser le concept intellectuel de la solidit du
monde phnomnal37. Cependant, ce sont les entretiens avec un
minent astrophysicien qui apportent les informations les plus
compltes, les plus actualises et aussi les plus dignes de confiance sur
la correspondance entre linterprtation bouddhiste du monde et la
ralit scientifique connue ce jour. Caractrisant la comprhension
du monde selon le bouddhisme, Matthieu Ricard explique son
interlocuteur que la pense occidentale religieuse, philosophique et
mme scientifique a toujours cherch dgager une cause
premire, la diffrence de lenseignement bouddhiste :
linvestigation bouddhiste conduit la constatation que le moi et les
phnomnes extrieurs nexistent pas de faon autonome, que la distinction
entre moi et les autres nest quune tiquette illusoire. Cest ce que le
bouddhisme appelle vacuit ou absence dexistence propre.

Or, rpond Trinh Xuan Thuan, la mcanique quantique, apparue au


dbut du XXme sicle, a
branl lide dune ralit intrinsque des constituants lmentaires de la
matire et a remis en question certaines notions de causalit38

36

Matthieu Ricard, Trinh Xuan Thuan, Linfini dans la paume de la main, NiL
ditions, Pocket, Paris, 2000.
37
Jean-Franois Revel, Matthieu Ricard, op. cit., p. 144.
38
Matthieu Ricard, Trinh Xuan Thuan, op. cit., p. 25.

Quelle sagesse ?

425

et quoique dpourvu de matire, le vide quantique est sans cesse


travers de champs dnergie. La mcanique quantique introduit une
faille dans le systme de connaissances occidentales, fondes sur la
logique aristotlicienne et elle tend valider linterprtation
bouddhiste du monde. La thorie du big bang rserve aussi un cueil ;
pour le bouddhisme, dit Matthieu Ricard, rien, mme le dbut
apparent du temps et de lespace, ne peut se manifester sans causes ni
conditions, autrement dit rien ne peut commencer exister ou cesser
dexister. Le big bang ne peut donc tre quun pisode au sein dun
continuum sans dbut ni fin39 ; sinon, il faudrait admettre lide dun
Crateur, rpond la philosophie bouddhiste. La physique de la fin du
XXme sicle est, quant elle, dans lincertitude, faute de savoir
comment unifier les deux grandes thories que sont la mcanique
quantique et la relativit40. Le problme du hasard tel que le formule
Jacques Monod dans Le hasard et la ncessit et tel quil apparat en
cosmologie ne contredit pas non plus la thse bouddhiste : Lunivers
nest pas rgl par un grand horloger pour que la conscience
apparaisse : ils cxistent depuis des temps sans dbut et ne peuvent
donc pas sexclure mutuellement41, prcise Matthieu Ricard.
La correspondance entre bouddhisme et physique moderne
devient encore plus frappante quand il sagit du concept
dinterdpendance. Matthieu Ricard rappelle que
le bouddhisme voit le monde comme un vaste flux dvnements relis les
uns aux autres et participant tous les uns des autres

et Trinh Xuan Thuan rpond instantanment :


Cette notion de flux dvnements rejoint la vision de la cosmologie
moderne : du plus petit atome lunivers entier, en passant par les galaxies,
les toiles et les hommes, tout bouge et volue, rien nest immuable42.

Mais alors, pourrait-on dire, que devient le retour cyclique cher


Marguerite Yourcenar ? Trinh Xuan Thuan explique que la
cosmologie moderne conoit un univers cyclique non rptitif qui
ressemble tout fait lunivers cyclique (mais ni circulaire ni
39

Ibid., p. 43.
Ibid., p. 44-45.
41
Ibid., p. 62-63.
42
Ibid., p. 86-87.
40

426

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

rptitif comme lunivers des stociens)43 des bouddhistes. Ni la


physique moderne ni le bouddhisme ne contestent lide dun monde
cyclique, ils sloignent seulement un peu de la conception stocienne.
Linterdpendance est un concept fondamental, tant pour la physique
que pour le bouddhisme ; il en dcoule que les parties et le tout sont
intimement lis, quil nexiste pas de particules autonomes qui
construiraient la matire, ni dentit cratrice sans cause, que les
phnomnes ne se manifestent pas autrement quinterdpendants,
notamment dans la conscience : un objet nest tel que par rapport un
sujet. Cest dailleurs au physicien, non au moine bouddhiste, que lon
doit les deux phrases suivantes que naurait sans doute pas dsavoues
Marguerite Yourcenar :
Nous sommes tous faits de poussires dtoiles. Frres des btes sauvages et
cousins des fleurs des champs, nous portons tous en nous lhistoire
cosmique

et
Cette globalit fait que nous sommes tous responsables de notre Terre et
devons la prserver de la dvastation cologique que nous lui infligeons44.

Enfin, que dire de cette pense tellement humaine, presque lyrique


dEinstein, ne croirait-on pas entendre un cho de Marguerite
Yourcenar :
Ltre humain est une partie du tout que nous appelons univers, une partie
limite par le temps et lespace. Il fait lexprience de lui-mme, de ses
penses et de ses sentiments comme des vnements spars du reste, cest
l une sorte dillusion doptique de sa conscience. Cette illusion est une
forme de prison pour nous, car elle nous restreint nos dsirs personnels et
nous contraint rserver notre affection aux quelques personnes qui sont les
plus proches de nous. Notre tche devrait consister nous librer de cette
prison en largissant notre cercle de compassion de manire y inclure
toutes les cratures vivantes et toute la nature dans sa beaut.45

Des phrases telles que celles-ci tmoignent que la pense de


Marguerite Yourcenar puise autant dans la science moderne que dans
43

Ibid., p. 52-53.
Ibid., p. 100 et 101.
45
Ibid., p. 99.
44

Quelle sagesse ?

427

le bouddhisme mais nest-ce pas sensiblement la mme chose, ny a-til pas souvent presque superposition ?
Cependant Einstein nadmettait pas certaines thses de la
physique quantique et en cela, il se trompait. Trop raliste, il prouvait
des difficults admettre que les phnomnes ne sont que transitoires
et subissent dincessantes transformations ; or, dit Trinh Xuan Thuan,
Si la lumire se manifeste comme une onde, on peut la caractriser
par sa longueur donde et par sa frquence. Si elle se montre comme
une particule, on peut la caractriser par son nergie46 et plus
stupfiant encore, cette dualit se retrouve dans la matire. Il faut
encore ajouter cela le flou quantique li lacte dobservation.
Aussi les physiciens quantiques Niels Bohr, Werner Heisenberg et
Wolfgang Pauli ont-ils formul lhypothse que les atomes forment
un monde de potentialits ou de possibilits, plutt que de choses et de
faits47. Cette interprtation, loigne des hypothses dEinstein,
correspond tout fait la pense bouddhiste. La notion de
changement perptuel, dimpermanence de lunivers tout entier qui
caractrise la cosmologie moderne existait dj chez Hraclite qui
maintenait que lunivers est en perptuel devenir et que tout nest que
mouvement et coulement sans commencement ni fin48. Sur la
question du temps, le concept de relativit dEinstein, qui pensait que
le passage du temps nest quune illusion et qui ainsi avait aboli la
distinction entre pass, prsent et futur49, voque Le Labyrinthe du
monde mais ne concide pas tout fait avec le bouddhisme ;
lexplication de Trinh Xuan Thuan, Dans la thorie de la relativit, le
temps physique est simplement l, immobile et statique. Lespacetemps est l dans sa totalit, contenant tous les vnements depuis la
naissance de lunivers jusqu sa fin, Matthieu Ricard rpond que le
temps na pas de ralit, que la nature absolue du temps est sa
vacuit, son absence dexistence propre50. Sans doute est-ce plutt la
notion de vacuit qui prvaut dans Un homme obscur et qui produit le
sentiment dirralit qui sattache Nathanal ; cependant, il nest pas
certain que Marguerite Yourcenar ne retienne pas le concept
dEinstein, en particulier dans lide de retour cyclique de lhistoire.
46

Ibid., p. 109.
Ibid., p. 113.
48
Ibid., p. 145-146.
49
Ibid., p. 178.
50
Ibid., p. 184.
47

428

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Autre notion importante de la physique contemporaine : le


chaos. Trinh Xuan Thuan en donne dabord la dfinition en expliquant
en quoi le mathmaticien Henri Poincar a introduit un lment tout
fait nouveau : En termes scientifiques le chaos nest pas une absence
dordre, comme semble limpliquer lusage courant de ce mot. Il se
rattache plutt une notion dimprvisibilit long terme51. Matthieu
Ricard met quelques rserves par rapport cette notion car lide de
hasard risque de rintroduire la crativit ; or le bouddhisme ne se
satisfait ni du hasard ni de la ncessit qui impliquent une notion de
causalit ; ce que le bouddhisme peut admettre, cest lide de
synergie de lensemble ; cela se rapproche alors tout fait du
concept de chaos en science que Trinh Xuan Thuan dcrit comme
limpossibilit de connatre parfaitement toutes les conditions
initiales dun systme non linaire [qui] fait que son comportement est
imprvisible52 ; autrement dit, tout interagit avec tout, et la rfrence
au hasard intervient pour dsigner ce que lintelligence humaine ne
matrise pas. La notion de causalit et de dterminisme occupant une
place importante tant en philosophie quen sciences, Matthieu Ricard
prcise la conception bouddhiste : elle commence
par liminer la possibilit que quelque chose puisse apparatre sans cause :
si un rsultat pouvait se produire sans cause, nimporte quoi pourrait
dcouler de nimporte quoi, car ce qui na pas de cause ne dpend de rien.
Lapparition dun effet rsulte donc de causes et de conditions [] Mais la
logique bouddhiste met en vidence les difficults insurmontables quon
rencontre ds que lon considre les phnomnes comme des entits
concrtes et indpendantes53.

Aussi la seule solution quenvisage le bouddhisme est


linterdpendance, la coproduction, dans laquelle les phnomnes se
conditionnent mutuellement les uns les autres dans un rseau infini de
causalit dynamique, impermanente, indchiffrable sur un mode linaire,
novatrice sans tre arbitraire, et qui chappe aux extrmes du hasard et du
dterminisme54.

51

Ibid., p. 198-199.
Ibid., p. 202 .
53
Ibid., p. 206.
54
Ibid., p. 210.
52

Quelle sagesse ?

429

Il sensuit videmment que les tres vivants constituent un continuum


et on retrouve presque les termes employs par Marguerite Yourcenar
elle-mme dans ces phrases de Matthieu Ricard :
Selon le bouddhisme, tous les tres ont t lis nous un moment ou un
autre, depuis des temps sans commencement. Ils ont tous t nos pres, nos
mres, nos amis et nos ennemis55.

Au cours de lentretien, une premire fois, Trinh Xuan Thuan


mentionne lintrt des physiciens quantiques pour la philosophie
orientale :
Je ne pense pas que ce soit par accident que les fondateurs de la physique
quantique, tels Bohr et Schrdinger, aient plaid pour une unit de pense
entre la science occidentale et la pense philosophique de lOrient. Ils
percevaient dans la pense orientale une issue possible permettant de sortir
des nombreux paradoxes inhrents la mcanique quantique apprhende
selon un schma occidental56

et dans sa conclusion, il revient sur cette ide de convergence entre


linterprtation bouddhiste de lunivers et les dcouvertes scientifiques
du XXme sicle :
[] il existe une convergence et une rsonance certaines entre les deux
visions, bouddhiste et scientifique, du rel. Certains noncs du bouddhisme
propos du monde des phnomnes voquent de manire tonnante telles
ou telles ides sous-jacentes de la physique moderne, en particulier les deux
grandes thories qui en constituent les piliers : la mcanique quantique
physique de linfiniment petit , et la relativit physique de linfiniment
grand. Bien que radicalement diffrentes, les manires respectives
denvisager le rel dans le bouddhisme et dans la science nont pas
dbouch sur une opposition irrductible, mais, au contraire, sur une
harmonieuse complmentarit. Et cela, parce quils reprsentent lun comme
lautre une qute de la vrit, dont les critres sont lauthenticit, la rigueur
et la logique57.

Les trs nombreux rapprochements que lon peut mettre en vidence


entre le bouddhisme et les sciences du XXme sicle rvlent que
Marguerite Yourcenar subit cette double influence, peu prs
55

Ibid., p. 235.
Ibid., p. 153.
57
Ibid., p. 346-347.
56

430

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

indistinctement, et dans quelques cas, elle y trouve comme un cho de


la pense antique. Cela se vrifie notamment lorsque Trinh Xuan
Thuan voque la notion paradoxale de beaut en science. En dehors
de la beaut immdiate des images transmises par le tlescope, une
pouponnire stellaire ou le dessin exquis des bras spiraux dune
galaxie loigne de millions dannes-lumire58, il y a la beaut des
thories, qui prsente dabord un caractre dinvitabilit :
Ainsi, la thorie de la relativit dEinstein est belle comme une fugue de
Bach laquelle on ne peut changer une note sans que toute lharmonie ne
scroule, ou parfaite comme le sourire de la Joconde auquel on ne peut
changer le moindre trait sans en dtruire lquilibre59,

explique Trinh Xuan Thuan avec le lyrisme dun pote ; ensuite, elle
se caractrise par sa simplicit : Une belle thorie ne sembarrasse
pas de fioritures inutiles et enfin, sa suprme qualit, cest sa
conformit avec la Nature, sa vrit. Cette notion de beaut de la
vrit, desthtique de la perfection, chre la philosophie grecque,
apparat tout la fois chez Marguerite Yourcenar, dans la
mtaphysique bouddhiste et les sciences.
Les convictions cologistes de Marguerite Yourcenar et son
engagement concident aussi exactement avec la pense scientifique
de son temps et elle puise ses informations dans les travaux des
chercheurs. Dans le Trait du vivant, le biologiste Jacques Ruffi
sappuie sur les tudes de ses contemporains pour lancer un cri
dalarme face la dmographie galopante : Au taux de croissance
actuel, lhumanit augmente tous les trois ans dautant de sujets quil
en vivait sur terre au temps du Christ (soit 250 300 millions)60. Le
nombre dhommes sur terre mais aussi la rapidit de laccroissement
de lespce humaine entranent la dgradation du milieu naturel et
limpossibilit de subvenir aux besoins les plus lmentaires de tant
dindividus. A court terme, lhumanit sera confronte une
catastrophe plantaire quun peu de lucidit et de courage aurait peuttre pu viter, prviennent les plus minents scientifiques. Marguerite
Yourcenar se fait lcho de leurs craintes et, rejetant avec eux le

58

Ibid., p. 327-328.
Ibid., p. 328.
60
Jacques Ruffi, Trait du vivant, tome 2, Champs-Flammarion, Paris, 1986, p. 336.
59

Quelle sagesse ?

431

mythe dune cration qui placerait lhomme au centre du monde, elle


estime que lhumanisme daujourdhui signifie :
nous reconnatre non comme les seuls hritiers dune course dont nous
serions le couronnement, mais le maillon dune chane qui doit se
poursuivre aprs nous. Penser alors ceux qui vont venir et leur prparer un
monde accueillant et fraternel. Le sentiment de solidarit des gnrations
permet de comprendre le sens de la naissance et celui de la mort61.

Comme les sciences de la matire, les sciences du vivant ont acquis au


XXme sicle la certitude dun continuum entre les diverses
expressions de la vie, ce qui ne contredit pas lenseignement du
bouddhisme. Autant que sur des convictions philosophiques, la pense
de Marguerite Yourcenar se fonde sur les connaissances objectives de
son temps dont elle mesure la porte et auxquelles elle adapte sa
perception du monde et sa morale ; les doutes qui lassaillent ds la fin
des annes 50 la vue de lvolution de la civilisation concordent
avec les ides du grand biologiste et humaniste, contemporain de
Marguerite Yourcenar, que fut Jean Rostand.
Le projet autobiographique de Marguerite Yourcenar,
caractris par son effacement personnel, ses personnages dtachs de
leur ego entretiennent lincertitude chez le lecteur : subit-elle
simplement linfluence de sa culture grco-latine, de lhumanisme
franais et europen ou bien de la philosophie orientale ou encore des
sciences contemporaines ? En fait, tout cela est prsent dans sa
pense, amalgam pour composer une philosophie personnelle, la
fois trs classique et moderne. Moderne, non pas au sens o on
lentendait au XXme sicle, Marguerite Yourcenar na pas adhr au
courant moderniste de son temps mais moderne dans la mesure o elle
sefforce de jeter un pont entre les origines de la civilisation et la
civilisation de demain. On peut penser quelle considrait comme des
piphnomnes, des accidents, les innovations du XXme sicle en
matire artistique. Sefforant de penser au-del, elle a essay de
comprendre son temps dans les grands courants dides auxquelles les
scientifiques donnaient forme la suite de leurs dcouvertes et a
effectu le rapprochement avec des philosophies apparues il y a
plusieurs sicles en divers lieux de la terre. Elle propose une sorte de
syncrtisme entre lAntiquit, lOrient et les connaissances
61

Ibid., p. 401.

432

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

scientifiques actuelles ainsi quune forme de sagesse issue de ce


syncrtisme.

IV Une sagesse pour notre temps ?


Lalchimie avec ses passages successifs, la philosophie
bouddhiste avec les quatre vux que Marguerite Yourcenar rappelle
Matthieu Galey, la science avec la relativit de ses certitudes
indiquent une mthode universelle pour parvenir la sagesse et en ce
sens, leur leon reste actuelle : conscience morale, connaissance,
tolrance, ascse, purification, amlioration de soi et compassion
envers les autres jalonnent la voie qui conduit la bienfaisance et la
russite dune vie. Il faut aussi chercher une leon pour aujourdhui du
ct dHadrien car mme si le monde de lAntiquit nest pas
transposable dans le monde du XXme sicle, quelque lumire et
quelque clart62 sen dgagent encore. Rmy Poignault63 explique
que Marguerite Yourcenar a oscill du doute la confiance et
inversement au sujet de linfluence de la Grce et de lesprit
hellnique sur notre temps. Sa vision pessimiste du monde la suite
des Mmoires dHadrien, lide de la dcadence incessante de la
civilisation depuis le sicle dHadrien donnent penser que le fil qui
nous relie la Grce antique est bien rompu. Cependant, travers le
mythe, son uvre tmoigne de la prsence ternelle de celle-ci et de
sa capacit exprimer toujours avec la mme densit lessence de la
nature humaine. Et ainsi que le souligne Rmy Poignault, la lucidit,
si chre Marguerite Yourcenar, dont elle fait une vertu capitale,
nest-elle pas un hritage caractristique de la Grce antique ? Dans le
monde chaotique de la fin du XXme sicle, en proie la confusion et
aux folies de toute nature, la pense grecque, claire, raisonnable et
libre, complte par les philosophies nes en Orient et les lumires de
la science moderne, a sans doute encore bien des enseignements
transmettre aux hommes. Car, comme Rabelais, Marguerite Yourcenar
respecte infiniment la science mais condition quil ne sagisse pas
dune science sans conscience.
62

Marguerite Yourcenar, PV, p. 223.


Rmy Poignault, La fontaine dArthuse : rsurgence de la source antique dans
luvre de Marguerite Yourcenar in Marguerite Yourcenar, retour aux sources,
Libra Bucarest, Tours, SIEY, 1998, p. 103 124.
63

Conclusion
Les dplacements intercontinentaux de Marguerite Yourcenar
symbolisent finalement assez bien son itinraire intellectuel. La
premire partie de sa vie se droule en Europe, quelle parcourt en
tous sens et qui la faonne profondment. En effet, issue de la haute
bourgeoisie cossue de la fin du XIXme sicle, elle intgre
parfaitement et harmonieusement les valeurs de la classe dominante
laquelle elle appartient. Cela sentend au sens le moins pjoratif qui
soit, cest--dire que comme Gide, Proust, Larbaud et dautres, elle
fait sien le riche humanisme bourgeois, imprgn de culture antique,
et stigmatise sans concessions la mesquinerie, lhypocrisie et tout
simplement la btise de son milieu. Mais les transformations subies
par cette couche sociale au XXme sicle privent Marguerite
Yourcenar de laisance financire de ses jeunes annes et lamnent
se rfugier aux tats-Unis. Sa connaissance du monde va se complter
dlments ignors jusqualors et linstallation dfinitive en Amrique,
suivie de ladoption de la nationalit amricaine, marque, sinon un
renoncement et un abandon, du moins une rupture importante.
Langlais restera jamais une langue trangre pour elle, la riche
bourgeoisie daffaires amricaine, plus soucieuse de rentabilit que
dhumanit, ne lui inspirera quindiffrence ou mpris et elle
continuera, comme par le pass, se tourner vers les vieilles
civilisations, celles dEurope bien sr mais aussi celles dAsie, qui
progressivement lui deviennent de plus en plus familires. Mme si,
comme elle la affirm elle-mme, le matriau, qui allait constituer ses
uvres, avait vu le jour ds les annes 1920 et 1930, il est bien
vident que luvre quelle a lgue ne partage pas grand-chose avec
les bauches primitives. Le cheminement intellectuel, qui conduit de
la jeune aristocrate partiellement parisienne, aspirant la cration
littraire, lacadmicienne vagabonde de lle des Monts-Dserts,
montre une volution considrable.
Entre le mythe tel quil sexprime dans Denier du rve de
1934 et les lments qui en restent dans Denier du rve de 1959, on
entrevoit deux conceptions littraires diffrentes. En 1934, la
succession de rapprochements avec des personnages mythiques

434

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

produit un effet dinsistance un peu excessif qui sestompe


ultrieurement. Dans les Mmoires dHadrien et Luvre au Noir, la
rfrence au mythe devient encore plus implicite. Sans renoncer ce
mode dexpression de luniversalit, Marguerite Yourcenar trouve sa
mthode personnelle, en conformit avec sa conception philosophique
de ltre. Tout tre vivant non seulement lhomme se compose
dun invariant qui vient de la nuit des temps et qui traverse les ges.
En tout homme, quil soit un matre du monde comme Hadrien, un
esprit clair de la Renaissance comme Znon ou un individu tout
simple comme Nathanal, ds que lon gratte la gangue dpose par
les hasards dune destine particulire, en retrouve lessence mme de
lhumanit et de la vie. Cest ce travail de dcomposition de la
matire, de fouilles dans les strates accumules pour crer une
personne originale, de recherches du noyau initial, que se voue
Marguerite Yourcenar. Et bien souvent, il faut se contenter
dhypothses hypothses sur sa propre identit, sur les tres et les
choses qui paraissent proches parce que tout dans lunivers est rgi
par les lois de la relativit et de lincertitude dues au jeu des
constantes interactions des phnomnes. Lquilibre classique de la
connaissance se trouve rompu au profit dune conception probabiliste,
rvlatrice de la modernit de Marguerite Yourcenar.
Linternationalisme, assez caractristique de la littrature du
XXme sicle et trs profondment ancr en Marguerite Yourcenar,
subit aussi une sensible volution. Nous avons pu constater qu lge
mr, elle dsavouait en grande partie les ides exposes dans
Diagnostic de lEurope et sa traduction des Negro Spirituals rvle
une ouverture desprit, une prise en compte de cultures considres
autrefois comme infrieures, qui nexistaient pas chez la jeune
Yourcenar. Aprs avoir montr quen dpit de sa bonne volont,
Marguerite Yourcenar ne pouvait apprcier la culture afro-amricaine
autrement que daprs des critres europens, Francesca Counihan
dcle aussi dans les Nouvelles orientales1 une tendance lexotisme,
lidalisation dun Orient de rve, qui aurait su conserver les valeurs

Francesca Counihan, Lexotisme dans limaginaire yourcenarien : une attitude du


XXme sicle ?, MY crivain du XIXme sicle ?, Actes du colloque international de
Thessalonique, textes runis par Georges Frris et Rmy Poignault, SIEY, ClermontFerrand, 2004, p. 107-117.

Conclusion

435

disparues de lOccident dcadent. Osamu Hayashi2 nexonre pas


Marguerite Yourcenar dune tendance lexotisme, fonde sur un
Orient plus imaginaire que rel, mais il estime quelle transcende cet
aspect car elle
nessaie pas de faire de lOrient la projection narcissique de son propre
dsir. Ce quelle tente dans les Nouvelles orientales est en fait de dtourner
la tradition artistique de lorientalisme, tout lart bti autour du nom
fascinant de lOrient3.

Loin dtre une mode, une sorte daccessoire esthtique, lOrient est
pour Yourcenar un monde autre, dont il faut explorer la richesse et
dont il est urgent de dtruire la reprsentation de pacotille, courante au
XIXme sicle. La curiosit de Marguerite Yourcenar pour de
nouvelles formes de civilisations et cultures a certainement toujours
exist. On peut admettre que dans ses jeunes annes, elle ntait pas
dbarrasse des prjugs qui avaient cours lpoque mais par la
suite, la tentation de lOrient a reprsent chez elle une relle volont
de pntrer dans un univers spirituel autre. Il ne sagissait pas
simplement de fuir les tristes ralits occidentales pour se rfugier
dans un Orient mythique mais plutt de rechercher des philosophies
de la vie dont les consquences se rvleraient peut-tre moins
dsastreuses.
Lvolution incontestable de Marguerite Yourcenar ne masque
pas sa fidlit aux ides qui lui sont chres et leur permanence dans
son uvre. On peut considrer les Mmoires dHadrien comme la
glorification de la culture antique et le meilleur loge quelle en ait
propos mais nulle part ailleurs, elle nen renie lapport. voquant les
humanits de son grand-pre, elle dplore leur fonction
destampille de lhonnte homme, exigeant assez peu de
connaissances approfondies et plus de mmorisation que de rflexion ;
mais cest pour mieux souligner lincomparable richesse de la langue
et de la littrature hellne et latine, qui ont form les beaux esprits et
les grands penseurs europens. Le constat de laffaiblissement de la
raison et de lintelligence claire quelle dplorait dans Diagnostic de
lEurope demeure une constante chez Marguerite Yourcenar. Cette
2

Osamu Hayashi, Limaginaire orientaliste chez Marguerite Yourcenar, MY


Ecrivain du XIXme sicle ? , op. cit., p. 241 249.
3
Osamu Hayashi, ibid., p. 249.

436

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

reconnaissance de sa dette lgard des bases trs anciennes de sa


culture influe dailleurs sur son approche du Japon ; elle part en qute
du Japon ternel, de son thtre classique, de ses murs ancestrales
et de sa pense profonde. Si le Japon moderne, amricanis, lui
dplat, ce nest pas tant par dfaut dexotisme que parce quelle
dcouvre une civilisation sculaire, menace de destruction par le
monde moderne. Sa sympathie pour lcrivain extrme et extravagant
que fut Mishima, sexplique par une communaut de pense : la
volont de dfendre les valeurs spirituelles et morales qui ont fond
une grande civilisation, menace aujourdhui de disparition, aussi bien
en Orient quen Occident.
Dans son respect pour les cultures anciennes, il faut aussi
ranger la culture franaise classique, qui a largement contribu sa
formation. Plusieurs spcialistes de Marguerite Yourcenar font tat de
similitude avec Flaubert4. Tout dabord, la mthode de reconstitution
de lhistoire de Marguerite Yourcenar a souvent t compare celle
de Flaubert dans Salammb ; la documentation, sous forme de lectures
et dobservations directes par le voyage, constitue ltape essentielle ;
quand cela ne suffit pas, les deux crivains procdent par analogie et
induction. Enfin, lun et lautre excellent dans lexpression de lironie,
caractristique du regard et du jugement quils portent sur le monde.
En dehors des crivains du XIXme sicle, elle connaissait aussi
parfaitement ceux des sicles antrieurs et on sait que la pense de
Montaigne la influence. On devine assez bien daprs ses Entretiens
quune bonne partie de sa vie sest passe simprgner des chefsduvre de la littrature, les incorporer intimement en quelque sorte
afin de les mditer, de les apprcier les uns par rapport aux autres ; en
tmoigne la comparaison de Phdre de Racine avec sa source
Hippolyte dEuripide5 ; la culture classique, antique, franaise et
europenne, forme le terreau intellectuel de Marguerite Yourcenar.
Aussi nest-ce pas sans tonnement que lon dcouvre dans luvretestament, un Nathanal reniant les livres et la culture et considrant
que la clart desprit existe sans cela.

4
Dans les Actes du Colloque de Thessalonique, MY Ecrivain du XIXme sicle ?, op.
cit.
5
Marguerite Yourcenar, YO, p. 104, o Marguerite Yourcenar voque
lincomparable perfection de la langue de Racine mais juge quil na pas conserv
la grandeur humaine dEuripide.

Conclusion

437

En alliant respect de la tradition et du classicisme et prise en


compte de certains traits de modernit, Marguerite Yourcenar a
enrichi la littrature de son temps dlments nouveaux et on pourrait
dire avec Bruno Blanckeman quelle joue le rle de passeur du
sicle6, qui ralise et facilite la transition entre la littrature de lge
classique et celle daprs les dconstructions typiques de la modernit.
Elle contribue entretenir le genre romanesque sans ngliger de le
faire voluer, empcher (ou tout au moins retarder) sa disparition,
sous les multiples tentatives dexprimentation de techniques
nouvelles. On a pu voir que des procds de style et de construction
priss lpoque moderne taient adopts par Marguerite Yourcenar,
mais toujours intgrs dans un style harmonieux et pur. Des
donnes nouvelles, issues de connaissances rcentes, font leur
apparition dans son uvre. Il sagit dabord des formes de pense
nouvelles,
nes
des
dcouvertes
scientifiques
et
de
lapprofondissement des philosophies orientales, que les progrs en
matire de communication internationale (sur le plan du langage aussi
bien que sur celui des voyages) ont permis de mieux connatre et
comprendre. Marguerite Yourcenar a pu dcouvrir que lantagonisme
fondamental qui oppose les sciences et les religions fondes sur le
dogme, disparat de lui-mme avec le bouddhisme, dont la philosophie
gnrale est trangement proche de la physique quantique.
A la question qui hante tous les artistes du XXme sicle :
quel sens peut-on donner lexistence humaine dans un monde dont
toutes les valeurs vacillent et seffondrent, o le sens du sacr
disparat, o le progrs mme devient source de nouveaux maux ?,
Marguerite Yourcenar propose une rponse fonde sur la
mtaphysique orientale et les sciences modernes. Son humanisme, qui
nexclut pas la notion de transcendance, privilgie celles de relativit
et dinterdpendance dans le continuum de la vie. Lhomme nest
quune parcelle de lensemble des tres qui forment la chane du
vivant, il noccupe une place ni primordiale ni prpondrante ;
intimement solidaire de tout ce qui vit, il se doit de respecter
lintgrit de son environnement, de montrer de la compassion
lgard de toute forme de souffrance et la notion dun moi suprieur,
matre gocentrique du monde sabolit automatiquement. Accident
6

Bruno Blanckeman, Marguerite Yourcenar, passeur du sicle, MY crivain du


XIXme sicle ?, op. cit., p. 13 19.

438

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

de la vie au mme titre que nimporte quel tre, il na aucun droit


disposer de lunivers sa fantaisie. Par contre, lidologie politique,
qui sous-tend luvre dun grand nombre dcrivains contemporains
napparat pas chez Marguerite Yourcenar, non plus que lidal
daction, dengagement dans les vnements du temps. Elle dfend
avec constance les causes qui lui sont chres mais nintervient pas
dans les grands vnements du temps, la manire de Malraux, Cline
ou la plupart des Surralistes par exemple. Elle garde par consquent
une place singulire. Sa thmatique ne diffre pas profondment de
celle de ses contemporains. Lhistoire, souvent mle
lautobiographie (relle ou fictive) et charge dune signification
mythique, est au cur de luvre de maints crivains du XXme
sicle et peut-tre na-t-on pas suffisamment vu les rapprochements
qui pouvaient soprer entre les romans de Marguerite Yourcenar et
ceux de certains de ses contemporains. Le besoin douverture de son
horizon culturel, linternationalisme, typiques de Marguerite
Yourcenar, ne constituent pas une spcificit. Ds le dbut du sicle,
les crivains et artistes ont conscience dappartenir un monde largi,
qui dpasse le cadre des frontires nationales. Laugmentation des
changes, la diffusion des ides plus rapide et facilite par les
traductions plus nombreuses, le dveloppement des revues littraires
dans lentre-deux-guerres, permettent une meilleure connaissance des
proccupations et des recherches des trangers. Le sentiment
dappartenir une civilisation commune, aux prises avec des
difficults qui concernent tous les pays cre un sentiment de solidarit,
qui se dveloppe paralllement aux ides politiques internationalistes.
En puisant dans de nombreuses cultures dEurope et du monde,
Marguerite Yourcenar ne se montre pas trs originale. Elle lest dans
le profit quelle en tire, non dans sa qute.
Sa relative marginalit dans les lettres franaises vient de loin.
Nayant pas frquent dtablissements scolaires, Marguerite
Yourcenar nappartient aucun groupe intellectuel form ds leur
jeunesse par les futurs crivains. Souvent en voyage, elle ne sjourne
jamais trs longtemps Paris ; aussi ne sintgre-t-elle pas vraiment
dans un cercle. Elle semble se tenir tout fait lcart du mouvement
surraliste et ctoyer plutt les crivains qui recherchent dans la
fidlit (voire le retour) aux sources grco-latines et chrtiennes de la
culture franaise un remde la dcadence de la civilisation. On peut
bon droit souponner Andr Fraigneau de sympathies ultra-

Conclusion

439

nationalistes, sinon fascistes. Sans doute Marguerite Yourcenar a-telle eu loccasion de rencontrer dans lentre-deux-guerres, des
intellectuels, qui regardaient favorablement la progression de
lextrme-droite. De l dire quelle partageait leurs ides et que dans
ses jeunes annes, elle ntait pas hostile au fascisme, il y a un pas que
lon ne peut franchir. Il nexiste ce jour aucun indice de la sympathie
de Marguerite Yourcenar pour les ides ractionnaires des premires
dcennies du XXme sicle. Puis sa situation dexile aux tats-Unis
lui ayant permis de se tenir toujours lcart des mouvements
littraires franais et des disputes thoriques et idologiques, elle a
men bien sa tche dcrivain, seule, lesprit libre, se fiant son got
et son jugement. Refusant les tiquettes, les coles, elle sest en
quelque sorte toujours tenue au-dessus de la mle, pour reprendre
le titre de luvre de Romain Rolland, quapprciait son pre.
Lindpendance par rapport un mouvement littraire quel
quil soit, tait sans doute lune des conditions de lexercice de sa
libert. Elle pouvait ainsi choisir les formes qui lui convenaient, traiter
lhistoire sa guise et adopter une composition et un style classiques,
selon son got. Rien ne lui interdisait nanmoins dadopter certains
procds propres aux crivains du XXme sicle, pour en tirer un effet
original, adapt sa pense cratrice. Cest par exemple le cas de
lclatement du temps dans Le Labyrinthe du monde. Plus que tout,
semble-t-il, elle sest voulue un crivain libre, choisissant les sujets
qui linspiraient ou lui importaient. En 1929, elle publie un premier
roman traitant de lhomosexualit, ce qui pouvait passer pour un
thme tout fait la mode dans les annes 20 mais ntait pas admis
dans la morale collective, surtout sous la plume dune femme. Plus
encore, avec Daprs Grco, elle aborde un sujet : linceste, qui ne
pouvait que choquer, mme des lecteurs larges desprit. Outre
lhomosexualit, qui figure dans tous les romans de Marguerite
Yourcenar, Le Coup de grce met en scne un sujet politique et
prsente un personnage aux ides tendancieuses, voire antismites.
Bien quelle se soit abstenue par la suite dexprimer des opinions
politiques, elle na pas hsit critiquer la socit de consommation et
assimiler la barbarie humaine lgard des animaux la barbarie
nazie. Soucieuse de tmoigner au nom des hommes et pour eux, elle
sest toujours tenue la lisire des tendances trop marques.
Sans doute est-ce dailleurs cette indpendance que lon doit
un autre aspect particulier de son uvre : la rcriture des textes. Elle

440

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

na pas mnag les informations sur la gense de ses uvres et on sait


que les premires bauches des Mmoires dHadrien taient bien
antrieures au roman dfinitif ; de mme, lvolution de Remous en La
Mort conduit lattelage puis en trois romans distincts dune part et en
Archives du Nord dautre part est connue. Le thtre aussi reproduit
des textes antrieurs : Qui na pas son Minotaure ? se prsente comme
une refonte dAriane et lAventurier cependant que Rendre Csar
constitue la troisime version de Denier du rve. On sest moins
pench sur le cas de Quoi ? Lternit qui offre une reprise
dveloppe dAlexis et simplifie du Coup de grce. Peut-tre
faudrait-il aussi se demander sil ny a pas des chos de Denier du
rve dans Anna, soror... Entre lexercice de la tyrannie politique de
lInquisition Naples et celle du fascisme mussolinien Rome, ny
aurait-il pas des correspondances ? On peut presque se demander si
Marguerite Yourcenar na pas voulu montrer quune uvre littraire
pouvait se crer avec deux ou trois canevas et un petit nombre de
personnages, partir desquels on labore des situations varies, on
modifie le moment historique, on introduit diverses modulations, de
faon produire chaque fois un rcit nouveau. Autrement dit, luvre
littraire ne serait jamais quun bal costum pour reprendre
lexpression de Marguerite Yourcenar elle-mme, o un sujet unique
rapparatrait sous des habillages, des clairages et des angles
diffrents. Peut-tre na-t-on affaire comme au thtre qu une
illusion, qui entrane chaque fois le lecteur dans son tourbillon, parce
quelle apporte rve et beaut.
Si lon essaie de dresser le bilan de ce que Marguerite
Yourcenar a apport la littrature de son temps, on retiendra trois
aspects principaux. Par son indpendance, son choix de la libert et
son refus de lappartenance quelque cole que ce soit, elle a
affirm la primaut de lart et des lettres et la dignit du crateur. Lart
et la cration ne se ngocient pas, semble-t-elle proclamer de son le.
crire suppose le temps, la maturit, le travail ; cela ne se dcide pas
arbitrairement, sur ordre. Il faut la pleine participation dune
sensibilit personnelle, qui donne toute sa valeur luvre littraire.
Aussi celle-ci ne doit-elle pas tre galvaude, considre comme une
simple marchandise. En un certain sens, on pourrait considrer cette
attitude comme trs conservatrice, dans la mesure o elle refuse
catgoriquement le statut inflig la littrature par la socit actuelle
mais nest-ce pas le seul moyen dviter que lart ne devienne lui aussi

Conclusion

441

un produit de consommation quelconque ? Le refus de lengagement


de Marguerite Yourcenar sexplique certainement pour la mme
raison. Refusant dassocier la cration littraire la notion de leon
profitable, elle se contente de crer son uvre, qui renvoie
inluctablement le reflet de son temps mais elle laisse au lecteur le
soin de dcouvrir le tmoignage par lui-mme, de linterprter et de le
mditer selon sa personnalit. Homme parmi les autres, lcrivain na
pas vocation dlivrer des messages et dispenser un enseignement,
qui rvlerait la vrit. Mais son tmoignage nvite pas la
subjectivit, mme sil conduit son travail avec le maximum
dobjectivit.
Le deuxime apport de Marguerite Yourcenar concerne le
domaine de la pense. Limage de la vie humaine, et de la vie en
gnral, quelle nous propose doit beaucoup aux dcouvertes
scientifiques du XXme sicle et de la fin du sicle prcdent. Parmi
les influences quelle a subies, il faut citer celles de savants tels que
Darwin, Einstein ou les physiciens quantiques, dont les
exprimentations viennent tayer la mtaphysique bouddhiste, mais
aussi la philosophie prsocratique, les ides des Stociens, de
Montaigne ou des philosophes allemands Nietzsche et Schopenhauer.
Si lon mconnat les thories scientifiques modernes, il est bien vrai
quon ne voit en elle quun crivain du pass et son aversion pour le
moi peut simplement voquer celle des moralistes classiques alors
quil sy ajoute la conscience que dans le flux continu de la vie, le
moi ne constitue gure quune commodit. On oserait presque
dire quelle appartient une modernit postrieure celle du XXme
sicle, qui privilgie outrance lindividu, ses tats de conscience et
linconscient vulgaris par la psychanalyse. En revanche, en ce qui
concerne lhistoire et laction politique, Marguerite Yourcenar na
absolument pas le sens du collectif. Le mythe du grand homme reste
sous-jacent dans les Mmoires dHadrien et celui de lternel retour,
du mouvement cyclique de lhistoire semble exclure la notion de
progrs dcoulant de laction collective des hommes. De ce point de
vue, elle se situe aux antipodes des crivains contemporains qui
appartiennent la mouvance marxiste et se sent beaucoup plus proche
des philosophies orientales, qui estiment que lindividu doit dabord
samliorer soi-mme, intrieurement, pour faire progresser la socit
des hommes. Au rebours de la tendance gnrale au XXme sicle, l
o bon nombre dcrivains et artistes adhrent, plus ou moins

442

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

sincrement, une vision matrialiste de lhistoire, Marguerite


Yourcenar reste idaliste. Par contre lidalisme, qui prvaut dans
lapprhension de la personne considre comme singulire chez ces
crivains, est reni chez Marguerite Yourcenar au profit dune vision
beaucoup plus matrialiste, o lespce et les lments contingents
sont dterminants .
Enfin, sans doute pas moins que ses contemporains mais
dune autre manire, Marguerite Yourcenar a conscience des
problmes du monde moderne et met en garde ses lecteurs. Elle
dnonce inlassablement la guerre, les destructions et misres quelle
trane dans son sillage, elle stigmatise les idologies de toutes natures
qui alinent ltre humain, comme tant dautres crivains de son temps
mais ses critiques du monde contemporain senracinent aussi dans ses
connaissances et sa sensibilit scientifiques. Consciente des dgts
irrversibles que laction des hommes inflige la nature, outre par le
peu de respect de la vie quelle observe chez la plupart des tres
humains, elle ne cesse de sindigner devant la capacit de nuire de
lhumanit, qui lui semble jamais voue au mal et au malheur. Ses
uvres sapparentent-elles, comme elle le dit elle-mme, une
anticipation ? Il est difficile de juger sans recul mais il est exact
quelle a soulign des ralits inquitantes auxquelles le monde se
trouve dsormais confront. Si lanalyse est juste et la projection dans
lavenir perspicace, en revanche, en nenvisageant pas de moyens
daction collectifs, elle semble dresser un bilan dsespr et annoncer
une apocalypse invitable. Cependant, une fois encore, la
contradiction se fait jour chez Marguerite Yourcenar ; si malfaisant
que soit lhomme, il est aussi capable de faire le bien et en partie libre
de choisir sa vie. Hadrien et Znon en donnent la preuve. Ils se
heurtent des obstacles redoutables, ils frlent le renoncement
certains moments mais se prservent toujours une frange de libert,
qui leur permet de rester fidles eux-mmes. Cela se vrifie aussi
chez Nathanal, qui ne possde ni culture ni pouvoir. Marguerite
Yourcenar semble nous dire quest grec celui qui veut ltre, selon
lheureuse formule de Walter Wagner7 ; malgr son pessimisme face
lomniprsence du mal partout dans le monde, elle ne renie jamais les
valeurs lgues par la Grce et malgr tout, peut-tre parfois malgr
7

Walter Wagner, Le voyage en Grce chez Chateaubriand et Yourcenar, MY,


crivain du XIXme sicle ?, op. cit., p. 423 429, citation p. 429.

Conclusion

443

elle, son humanisme recle une petite lueur despoir : face


luniversalit du mal, si lhomme veut bien mettre en uvre
luniversalit du bien dont le secret rside dans sa raison et son sens
moral, peut-tre alors pargnera-t-il la plante et, par la mme
occasion, son espce, apparue par hasard, dans la nuit des temps.

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annot par Colette GAUDIN et Rmy POIGNAULT, avec la
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Edition coordonne par Elyane DEZON-JONES et Michle
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Adieux (Les) du Qubec Marguerite Yourcenar. [Hommage
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n18, dcembre 1997, 193 p.
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n9, Marguerite Yourcenar, dix ans aprs... , 1997, 159 p.
n10, Marguerite Yourcenar et lAmrique, 1998, 132 p.
n11, Entretiens avec des Belges, 1999, 234 p.
n12, Marguerite Yourcenar, tat civil, 2000, 158 p.
n13, Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar,
2001, 159 p.
n14, Mmoires dHadrien de Marguerite Yourcenar. Rception
critique (1951-1952), 2002, 173 p.

Bibliographie

459

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sest tenu lUniversit de Valncia les 8 et 9 novembre 1984.
Ed. Elena REAL, Universitat de Valncia, 1986, 194 p.
Giornata Internazionale di Studio sullopera di Marguerite
Yourcenar : Actes de la journe internationale dtudes sur
luvre de Marguerite Yourcenar qui sest tenue luniversit de
Pavie le 8 novembre 1985, dits par Giorgetto GIORGI dans Il
Confronto Letterario, supplment du n 5, 98 p.
Marguerite Yourcenar. Biographie, Autobiographie : Actes du
Colloque International qui sest tenu lUniversit de Valncia
les 29, 30 et 31 octobre 1986. Textes runis par Elena REAL,
Universitat de Valncia, 1988, 275. [MY, Biographie,
autobiographie]
Marguerite Yourcenar. Une criture de la mmoire. Textes runis par
Daniel LEUWERS et Jean-Pierre CASTELLANI : Actes du
Colloque International Marguerite Yourcenar qui sest tenu
lUniversit de Tours en mai 1985, Sud, hors srie, mai 1990, 278
p. [MY, criture de la mmoire]
Marguerite Yourcenar et lart. Lart de Marguerite Yourcenar. Actes
du Colloque tenu lUniversit de Tours en novembre 1988 avec
laide du groupe de recherche interuniversitaire Littrature et
Nation, dits par Jean-Pierre CASTELLANI et Rmy
POIGNAULT, Tours, SIEY, mai 1990, 379 p. [MY et lart]
Marguerite Yourcenar. Storia, viaggio, scrittura. Actes du Colloque
tenu lUniversit de Catania du 1er au 3 juin 1989, dits par
Giovanna ALEO, Michle CAMPAGNE et Maria Teresa
PULEIO, Catania, Cooperativa Universitaria Editrice Catanese di
Magistero, 1992, 468 p.
Le sacr dans luvre de Marguerite Yourcenar. Actes du Colloque
International de Bruxelles (26-28 mars 1992). Textes publis par
Rmy POIGNAULT, Tours, SIEY, 1993, 325 p. [Le sacr dans
luvre de MY]
Les visages de la mort dans luvre de Marguerite Yourcenar. Actes
du colloque organis par le NAMYS, lUniversit de Morris
(Minnesota) et la SIEY, qui sest tenu lUniversit de Morris du
1

Les abrviations figurent entre crochets.

460

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

7 au 10 juillet 1992. Textes dits par C.F. FARRELL Jr., E.R.


FARRELL, J.E. HOWARD et A. MAINDRON, The University
of Minnesota, Morris, 1994, 221 p. [ Visages de la mort dans
luvre de MY]
Marguerite Yourcenar et les civilisations. Actes du Colloque
International qui sest tenu les 12, 13 et 14 juillet 1993,
lUniversit Sts Cyrille et Mthode, Presses Universitaires de
Vliko Tirnovo (Bulgarie), 1994. [MY et les civilisations]
LUniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar. Actes du
Colloque International de Tenerife tenu en novembre 1993, sous
la direction de Maria Jos Vasquez de Parga, dits par M. J.
VASQUEZ DE PARGA et Rmy POIGNAULT, Tours, SIEY,
1994-1995, 2 vol. XIV-261 p. et VIII-300 p. [LUniversalit dans
luvre de MY]
Marguerite Yourcenar. Aux frontires du texte. Actes du Colloque
organis par la Socit dEtude du roman franais du XXme
sicle, dits par Anne-Yvonne JULIEN, Roman 20-50, 1995,
173 p. [MY, aux frontires du texte]
Roman, histoire et mythe dans luvre de Marguerite Yourcenar.
Actes du Colloque tenu lUniversit dAnvers du 15 au 18 mai
1990, dits par Simone et Maurice DELCROIX et le Groupe
Yourcenar dAnvers, Tours, SIEY, 1995, 528 p. [Roman, histoire
et mythe dans luvre de MY]
Marguerite Yourcenar et la Mditerrane. Actes du Colloque tenu la
Facult des Lettres de lUniversit de Clermont-Ferrand du 15 au
17 mai 1991, en collaboration avec la SIEY, dits par Camillo
FAVERZANI, Clermont-Ferrand, Association des Publications
de la Facult des Lettres et Sciences Humaines, 1995, 290 p. [MY
et la Mditerrane]
Lectures transversales de Marguerite Yourcenar. Actes du Colloque
International de Mendoza, organis par la SIEY, en collaboration
avec lUniversit de Cuyo (Argentine), qui sest tenu les 4, 5, 6 et
7 aot 1994. Textes dits par Rmy POIGNAULT et Blanca
ARANCIBIA, Tours, SIEY, mai 1997, 213 p. [Lectures
transversales de MY]
Marguerite Yourcenar. critures de lautre. Actes du Colloque tenu
lUniversit de Montral (12-15 juin 1996), dits par JeanPhilippe BEAULIEU, Jeanne DEMERS, Andr MAINDRON,
Montral, XYZ diteur, 1997, 343 p. [MY, critures de lautre]

Bibliographie

461

Marguerite Yourcenar retour aux sources. Actes du Colloque


International organis par le Centre dEtudes des Lettres belges
de langue franaise de luniversit de Cluj-Napoca (Roumanie),
les 28 et 29 octobre 1993. Textes dits par Rodica LASCU-POP
et Rmy POIGNAULT, Bucarest-Tours, d. Libra-SIEY, 1998,
226 p. [MY, retour aux sources]
Marguerite Yourcenar. critures de lexil. Textes dits par Ana de
MEDEIROS et Brengre DEPREZ, Louvain-la-Neuve,
Academia Bruylant, 1998, 286 p. [MY, criture de lexil]
Marguerite Yourcenar essayiste. Parcours, mthodes et finalits dune
criture critique. Actes du Colloque International tenu devant les
Universits de Modne, Parme et Bologne les 5, 6, 7 et 8 mai
1999. Textes dits par Carminella BIONDI, Franoise BONALIFIQUET, Maria CAVAZZUTI, Elena PESSINI, Tours, SIEY,
2000, 328 p. [MY, essayiste]
Marguerite Yourcenar. criture, rcriture, traduction. Actes du
Colloque International de Tours (20 au 22 novembre 1997).
Textes dits par Rmy POIGNAULT et Jean-Pierre
CASTELLANI, Tours, SIEY, 2000, 400 p. [MY, criture,
rcriture, traduction]
Marguerite Yourcenar et lenfance. Actes du Colloque International
de Roubaix (6 et 7 fvrier 2003). Textes dits par Maryla
LAURENT et Rmy POIGNAULT, avec la collaboration de
Lydia WALERYSZAK, Tours, SIEY, 2003, 235 p. [MY et
lenfance]
Marguerite Yourcenar, Ecrivain du XIXme sicle ? Actes du
Colloque International de Thessalonique (2-4 novembre 2000).
Textes runis par Georges FRERIS et Rmy POIGNAULT,
Clermont-Ferrand, SIEY, 2004, 437 p. [MY, crivain du XIXe
s. ?]
Inventaire de la Bibliothque de Marguerite Yourcenar, Petite
Plaisance, tabli par Yvon BERNIER, SIEY, Clermont-Ferrand,
2004, 624 p.
L'criture du moi dans l'uvre de Marguerite Yourcenar. Actes du
Colloque international de Bogota (5-7 septembre 2001). Textes
dits par Rmy POIGNAULT, Vicente TORRES, Jean-Pierre
CASTELLANI et Maria Rosa CHIAPPARO, Clermont-Ferrand,
SIEY, 2004, 240 p.

462

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Articles sur luvre de Marguerite Yourcenar2


Articles gnraux
ALESCH Jeanine S., Lexil de lcrivain dans luvre romanesque
de Marguerite Yourcenar, MY, Ecritures de lexil, p. 181-189.
[DR]
ANDERSSON Kajsa, Marguerite Yourcenar ou le don de
luniversalit, LUniversalit dans luvre de MY, t. 1, p. 3-13.
[CG]
 Marguerite Yourcenar et la Sude : une longue amiti, MY,
Ecritures de lAutre, p. 91-104.
ARANCIBIA Blanca, La hantise de limpuret dans luvre de
Marguerite Yourcenar, La Licorne, 1991/20, p. 139-144.
 Quelle universalit?, Luniversalit dans luvre de MY, t. 1, p.
15-21.
 Mythe de lhistoire, Littrature et autobiographie, Roman,
histoire et mythe dans luvre de MY, p. 9-15. [LM]
 Un arbre aux multiples ramures, Lectures transversales de MY,
p. 201-208.
 Marguerite Yourcenar et la tentation de larchitecture, MY,
Ecriture, rcriture, traduction, p. 143-149.
BACONSKY Rodica, crire la vie, MY, retour aux sources, p. 197203.
BENOIT Claude, Le personnage yourcenarien : de lindividuel
luniversel, LUniversalit dans luvre de MY, t. 1, p. 61-70.
[MH, ON, HO]
 Marguerite Yourcenar de la 1re la 3e personne, SIEY, bull.
n3, p.35-50.
 Lcriture en chos de Marguerite Yourcenar, Lectures
transversales de MY, p.161-172.
 Jeux de miroirs et feux follets ou quand Marguerite Yourcenar
se penche du ct de linsaisissable, MY essayiste, p. 47-56..
2
Certains articles, classs parmi les articles gnraux, sappuient plus prcisment
sur une ou plusieurs uvres. Celles-ci sont indiques entre crochets.
Les articles gnraux ou particuliers cits mais non lus sont suivis dune astrisque
[*]
Certains articles qui analysent avec prcision plusieurs uvres apparaissent dans
plusieurs rubriques.

Bibliographie

463

BERGER Michle, Histoire et roman : comment sen dfaire ?,


Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p. 29-37.
BLANCKEMAN Bruno, Jimmobiliserai ton me. La nouvelle
dans luvre de Marguerite Yourcenar, SIEY, bull. n 22, p. 5774.
BIONDI Carminella, Marguerite Yourcenar et douard Glissant :
deux crivains face luniversel, LUniversalit dans luvre de
MY, t. 2, p. 3-10.
 Le mythe de landrogyne dans luvre de Marguerite Yourcenar
et de Michel Tournier, Roman, histoire et mythe dans luvre de
MY, p. 39-48.
 Marguerite Yourcenar et le problme noir, MY, essayiste, p. 237244. [FP]
 Retour aux sources et catharsis dans les premiers romans de
Marguerite Yourcenar, MY, retour aux sources, p. 39-48. [A, NE,
CG]
 Quil et t fade dtre heureux ! Laspiration au bonheur et
linitiation par la douleur dans les premiers romans de Marguerite
Yourcenar, La qute du bonheur et lexpression de la douleur
dans la littrature et la pense franaises. Mlanges offerts
Corrado Rosso, C. Biondi et alii d., Genve, Droz, 1995, p. 397408. [ * ]
BODY Jacques, Marguerite Yourcenar et lEcole des Annales :
rflexions sur le possibilisme , Roman, histoire et mythe dans
luvre de MY, p. 49-57.
BONALI-FIQUET Franoise, Yourcenar et la dfense de
lenvironnement travers les Entretiens, MY essayiste, p. 245254.
 Les lectures de Marguerite Yourcenar enfant et adolescente, MY
et lenfance, p. 153-170.
BOTS Wim, La thorie littraire et Marguerite Yourcenar, MY,
Biographie, autobiographie, p. 129-134.
 Lhistoire : prtexte au roman yourcenarien de luniversel,
Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p. 71-79. [MH, ON,
HO]
 Montaigne et Yourcenar la recherche de lauthenticit tonale.
Deux parcours, deux finalits diffrentes, MY essayiste, p. 143148.

464

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

 Marguerite Yourcenar et Michel de Montaigne, Travaux de


littrature (Boulogne), 1994, 7, p. 355-366. [ * ]
 Marguerite Yourcenar, lexpression transparente dune vision du
monde travers la litote, MY, Ecriture, rcriture, traduction, p.
113-119.
BOURBONNAIS Nicole, Lcriture des voix dans luvre de
Marguerite Yourcenar, Lectures transversales de MY, p. 75-89.
 LAutre de don Juan ou le leurre de la fminit, MY, Ecritures de
lAutre, p. 193-200.
 Lcrivain comme martyr de la cration ou lesthtique de la
transmutation, MY essayiste, p. 35-45.
BRIGNOLI Laura, Lhumanisme au XXme sicle : Gide, Camus,
Yourcenar, LUniversalit dans luvre de MY, t. 2, p. 11-22.
BROCHU Jean-Claude, Lautre, soi-mme, MY, Ecritures de
lAutre, p. 81-87.
CASTELLANI Jean-Pierre, Marguerite Yourcenar romancire ?,
Actes de la journe internationale dtudes sur luvre de MY de
lUniversit de Pavie, p. 7-15.
 La conscience ironique chez Marguerite Yourcenar, Lectures
transversales de MY, p. 9-16.
 Lironie dans le discours amoureux chez Marguerite Yourcenar,
MY, Ecritures de lAutre, p. 247-253.
 De lexil spatial lexil intrieur chez quelques personnages
yourcenariens, MY, Ecritures de lexil, p. 147-155. [DR]
 Une lecture de Jorge Luis Borges, MY essayiste, p. 185-194.
CATINCHI Philippe-Jean, Le livre et le sacr chez Marguerite
Yourcenar, Le Sacr dans luvre de MY, p. 155-162.
CAVAZZUTI Maria, La dernire tape du voyage : le suicide,
Voyage et connaissance dans luvre de MY, p. 43-59.
CHEHAB May, Cerner ltre, une figure de la modernit ?, MY,
Ecrivain du XIXme s.?, p. 75-83.
CHIAPPARO Maria Rosa, Osmose entre pass et prsent : histoire
mtaphysique dans luvre yourcenarienne, MY essayiste, p.
223-235.
COUNIHAN Francesca, Analyse artistique et exprience esthtique :
les approches critiques de Marguerite Yourcenar, MY essayiste,
p. 129-140.
 Accueillir lAutre dans son altrit : les traductions amricaines
de Marguerite Yourcenar, MY, Ecritures de lAutre, p. 117-126.

Bibliographie

465

 There is no History Here : Marguerite Yourcenar's American


Exile, in Anthony Coulson (d. et introduction), Exiles and
Migrants : Crossing Tresholds in European Culture and Society,
Brighton, Sussex Academic, 1997, p. 101-110. [ * ]
 Ecriture et autorit dans les traductions de Marguerite
Yourcenar, MY, criture, rcriture, traduction, p. 297-312.
 Lexotisme dans limaginaire yourcenarien : une attitude du
XIXme sicle?, MY, Ecrivain du XIXme s.?, p. 107-117.
DE FEYTER Patricia, Du mythe du moi lidologie de la
transcendance, SIEY, bull. n5, p. 77-88.
 Le rve, ce grand architecte, LUniversalit dans luvre de MY,
t. 1, p.101- 110.
 Le masque polychrome de la mort, Les visages de la mort dans
luvre de MY, p. 66-73.
DELCROIX Maurice, La mort dans luvre narrative de Marguerite
Yourcenar, La Mort en toutes lettres, Actes du colloque organis
par le Dpartement de Littrature compare de lUniversit de
Nancy II, 2-4 oct. 1980, Presses Universitaires de Nancy, 1983, p.
205-215. [ * ]
 Marguerite Yourcenar et lobsession de la faute justifie, La
Licorne, 1991/20, p. 145-152. [ * ]
 Mythes et histoires, SIEY, bull. n5, p. 89-109.
 La mmoire immmorielle, MY, Biographie, autobiographie, p.
159-167. [SP]
 Marguerite Yourcenar et la tentation de luniversel,
LUniversalit dans luvre de MY, t. 1, p. 31-40.
 Traverses du labyrinthe, Lectures transversales de MY, p. 133142.
 Le corps de lamour, MY, Ecritures de lAutre, p. 25-39.
 Marguerite Yourcenar. Lexil luvre, MY, Ecritures de lexil,
p. 9-23.
 Marguerite Yourcenar et la transgression des strotypes, MY,
Une criture de la mmoire, p. 127-140.
 Marguerite Yourcenar : une biographe devant ses biographes,
Cahiers de lAssociation Internationale des Etudes Franaises, n
52, mai 2000, p. 201-220. [ * ]
 La figure du mdecin dans luvre de Marguerite Yourcenar,
SIEY, bull. n 21, p. 161-182. [Article de Michel BREULET et
Maurice DELCROIX]

466

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

DELCROIX-BRIAMONT Simone, LEternit transversale,


Lectures transeversales de MY, p. 125-132.
DESBLACHE Lucile, Marguerite Yourcenar et le monde animal.
Ethique et esthtique de laltrit, SIEY, bull. n18, p. 143-156.
 De lexil au dsir de lailleurs. Multiplicit de lemprise trange
dans luvre de Marguerite Yourcenar, MY, Ecritures de lexil,
p. 91-100.
DEZON-JONES Elyane, De luniversalit des influences ou : Un
crivain peut en cacher un autre, LUniversalit dans luvre de
MY, t. 2, p. 23-33.
 Sources II texte daccompagnement, MY, Ecriture, rcriture,
traduction, p. 9-19.
DIDIER Batrice, Voyage et autobiographie chez Marguerite
Yourcenar, Voyage et connaissance dans luvre de MY, p. 95111. [SP, AN]
 Les paratextes des uvres autobiographiques, MY, Aux frontires
du texte, p. 137-150 .
DI STEFANO Silvia, Marguerite Yourcenar et les Cahiers du Sud,
SIEY, bull. n 21, p. 27-36.
FARRELL C. Frederick et Edith R., Des mains pour toucher
lunivers, LUniversalit dans luvre de MY, t. 1, p. 41-47.
 Ltre et lunivers, ibid., p. 49-57.
 Autrui, cet ennemi... Moi, cet tranger, MY, Ecritures de lAutre,
p. 73-79.
FARRELL C. Frederick Jr. et Edith R., Lartiste : dieu dun monde
intrieur, MY et lart. Lart de MY, p. 13-21.
 Lart comme tmoin et tmoignage, ibid., p. 23-30.
 Un lien entre lhumain et le sacr : le nom de dieu, Le Sacr dans
luvre de MY, p. 163-173.
 Marguerite Yourcenar : lartiste et lamie, SIEY, bull. n8, p. 3951.
 La mort lmentaire dans luvre de Marguerite Yourcenar, Les
visages de la mort dans luvre de MY, p. 9-16.
 Le suicide dans luvre de Marguerite Yourcenar, ibid., p. 1724.
FARRELL Edith R., En exil, on revit, MY, Ecritures de lexil, p.
101-107.
FARRELL Frederick, Il fut exil ou sexila par..., MY, Ecritures de
lexil, p. 53-59.

Bibliographie

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retour aux sources communes et peu communes, MY, Retour aux
sources, p. 49-58.
FAVRE Yves-Alain, Marguerite Yourcenar ou la srnit tragique,
La Revue Universelle, avril 1983, p. 31-46. [ * ]
 Le Sacr dans luvre de Marguerite Yourcenar, MY, Premier
colloque International de Valncia, p. 73-81.
 Malraux et Yourcenar ou les mtamorphoses de
lautobiographie, MY, Biographie, autobiographie, p. 253-258.
 Marguerite Yourcenar dans le labyrinthe de lart, Voyage et
connaissance dans luvre de MY, p. 113-121.
 Temps et mythe dans luvre de Marguerite Yourcenar, MY,
Une criture de la mmoire, p. 177-186.
 Voyage, passage, plerinage dans luvre romanesque de
Marguerite Yourcenar, MY, Storia, viaggio, scrittura, p. 189200.
 Marguerite Yourcenar : le rle du mythe dans la cration
romanesque, Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p.
189-196.
FERRARI Monica, Faire le vide en soi come condizione di
scrittura autobiografica in Marguerite Yourcenar, IKON, 18,
1989, p. 49-104. [F, SS, SP, AN, QE] [ * ]
GAILLARD Franoise, Marguerite Yourcenar, une figure de
lhumanisme contemporain, Aux frontires du texte, p. 65-74.
GARGUILO Ren, Le mythe du labyrinthe et ses modulations dans
luvre de Marguerite Yourcenar, Roman, histoire et mythe dans
luvre de MY, p. 197-205.
GAUDIN Colette, Petits papiers, grands projets : en effeuillant les
archives de Marguerite, LUniversalit dans luvre de MY, t. 2,
p. 139-149.
 Prfaces : gense de la fiction ou effacement du moi, MY, Une
criture de la mmoire, p. 17-30.
 Le roman de lhistoire : larchive yourcenarienne entre relique et
ruine, Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p. 207-218.
 Archives de Marguerite Yourcenar. Inventaires..., Aux frontires
du texte, p. 161-171.
 Orient/Occident : altrit ou jeux de miroir, MY, Ecritures de
lAutre, p. 105-115.
GILL Brian, Techniques de largumentation : la topique de

468

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Marguerite, Lectures transversales de MY, p. 17-26.


 Narrateur et narrataire chez Marguerite Yourcenar, MY, Ecriture,
rcriture, traduction, p. 121-132. [ON]
 Personnages de Yourcenar, MY, Ecrivain du XIXme s.?, p. 193205.
GOLIETH Catherine, Le parti pris par Marguerite Yourcenar pour
lexplication, MY, essayiste, p. 71-81.
GORMAN Kay M., The Quest and the Allegory of Voyage in the
Works of Marguerite Yourcenar, Essays in French Literature,
Department of French Studies, University of Western Australia,
n28, nov. 1991, p. 53-67. [ * ]
GOSLAR Michle, Essai de dfinition du rapport de Marguerite
Yourcenar au sacr travers son uvre, Le Sacr dans luvre
de MY, p. 95-106.
 Le retour la source, la terre, dans luvre et la vie de Marguerite
Yourcenar, MY, Retour aux sources, p. 141-152.
HALLEY Achmy, La posie du XXe sicle dans la bibliothque de
Marguerite Yourcenar, SIEY, bull. n 22, p. 205-225.
HAMZAOUI A. Fettah, Lalternance entre le vcu historique et la
fiction historique dans luvre de Marguerite Yourcenar, SIEY,
bull. n14, p. 61-68.
HERNANDEZ
RODRIGUEZ
Francisco
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Lcriture
autobiographique de Marguerite Yourcenar : le labyrinthe de la
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luvre de Yourcenar et son sens, MY et la Mditerrane, p.
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Marguerite Yourcenar, MY, Ecriture, rcriture, traduction, p.
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mythe ?) chez Stendhal et Yourcenar, Roman, histoire et mythe
dans luvre de MY, p. 311-320.
 La femme du XIXme sicle vue par Marguerite Yourcenar,
SIEY, bull. n11, p. 61-73.
 Linvitation au voyage ou Yourcenar la recherche dune le
perdue..., SIEY, bull. n19, p. 119-134.
MANEA Lucia, Flaubert et Yourcenar deux crivains devant
lhistoire, MY, Ecrivain du XIXme s.?, p. 273-282. [ON]
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yourcenarienne, MY, Ecritures de lAutre, p. 265-277.
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French Review, vol. 64, n5, avril 1991, p. 794-803. [ * ]
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Forum, 17, 1, janvier 1992, p. 49-60. [CG, MH, QE] [ * ]
PAGEAUX Daniel-Henri, Potique de lhistoire et logique
romanesque dans luvre de Marguerite Yourcenar, Roman,
histoire et mythe dans luvre de MY, p. 329-341.
 Du mtatexte au paratexte. Jalons pour une esthtique de la
cration chez Marguerite Yourcenar, Aux frontires du texte, p.
75-80.
PAILLARD Marie-Christine, Pense et subversion du temps chez
Marguerite Yourcenar et Virginia Woolf, SIEY, bull. n22, p.
135-155.
PEYROUX Marthe, La bibliothque universelle de Marguerite
Yourcenar, LUniversalit dans luvre de MY, t. 2, p. 83-90.
 Paysages de lEurope ancienne dans Mmoires d'Hadrien, SIEY,
bull. n4, p. 24-40.
 La flore, une ralit sacre, Le Sacr dans luvre de MY, p.
137-145.
 Marguerite Yourcenar, rminiscences stendhaliennes, SIEY,
bull. n22, p. 189-204.
PESSINI Elena, Errance et demeure, espace clos et grands espaces
dans luvre de Marguerite Yourcenar, MY, Ecritures de lexil,
p. 61-70.
 Lcriture de la mort dans luvre de Marguerite Yourcenar : un
palimpseste inachev, MY, Ecriture, rcriture, traduction, p.

470

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

163-172. [MH, ON, HO]


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dtre femme, SIEY, bull. n11, p. 21-40.
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de MY, p. 145-160.
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 Exil et labyrinthe : deux formes matresses de la connaissance de
soi ?, MY, Ecritures de lexil, p. 119-128. [LM]

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Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

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 Personnage, espace et temps dans le roman historique de
Marguerite Yourcenar : Denier du rve, Roman, histoire et mythe
dans luvre de MY, p. 103-110.
 Mtamorphoses du romanesque, de Denier du rve Rendre
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 Les figures de la mre et de lenfance dans Denier du rve et
Rendre Csar, MY et lenfance, p. 51-61.
CHIAPPARO Maria Rosa, Denier du rve et la dmystification de la
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FARRELL C. Frederick et Edith R., Maria minor, Caesar minimus
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Premire partie: le portrait, p. 27-34.
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FARRELL C. Frederick Jr. et Edith R., Les mythes vivants de
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MEDEIROS Ana, La mort, le masque et lillusion : Etude
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Denier du rve de Marguerite Yourcenar, Les visages de la mort
dans luvre de MY, p. 142-153.
PABION Jean, Du puzzle romanesque au puzzle italien dans Denier
du rve, MY et la Mditerrane, p. 127-134.
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RESTORI Enrica, De Vnus Kli : Angiola Di Credo, un
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SAUVEBELLE Agns-Laure, La ville ternelle et lternel retour,
MY et la Mditerrane, p. 107-114.
WASSERFALLEN Franois, Dun art protoromanesque un art
romanesque : ltape Denier du rve, MY et lart. Lart de MY, p.
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dans Le Coup de grce, MY, Ecritures de lAutre, p. 211-219.
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image du mal ?, Le Mal dans limaginaire littraire franais
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(Ypsilanti), vol. 20, n2, printemps 1990, p. 210-220.
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mythe dans luvre de MY, p. 513-517.
THURLER-MULLER Anne Lise, Lunivers socio-politique
yourcenarien : ordres et dsordres, MY, Equinoxe, p. 113-123.
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Australia (Nedlands), vol. 21, novembre 1984, p. 68-80.

476

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

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 Les avatars du mythe promthen dans les dernires uvres
romanesques de Marguerite Yourcenar, Roman, histoire et mythe
dans luvre de MY, p. 17-27.
BRUNEL Pierre, Portrait dune voix Marguerite Yourcenar ;
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du roman. Le romancier et ses doubles au XXe sicle, Paris, Jos
Corti, 1997, p. 165-194.
BRIGNOLI Laura, Les Mmoires dHadrien entre mythologie et
mythopoesis , Roman, histoire et mythe dans luvre de MY,
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 Lhumanisme base cosmique di Marguerite Yourcenar :
alcune figure di analogia nei Mmoires dHadrien, Il Confronto
letterario, Quaderni del Dipartimento di Lingue e Letterature
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CASTELLANI Jean-Pierre, Eros et Thanatos dans Mmoires
dHadrien de Marguerite Yourcenar, MY, Premier Colloque
International de Valncia, p. 47-54.
 Lautre et le je dans Mmoires dHadrien, MY, Biographie,
autobiographie, p. 81-86.
 Structures dans et de Mmoires dHadrien, MY et lart. Lart de
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DELCROIX Maurice, Autobiographie et mythe dans les Mmoires
dHadrien, MY, Revue de lUniversit de Bruxelles, p. 33-43.
 Avant le Grand silence, SIEY, bull. n 19, p. 157-166.
 Finir en beaut : de lpigraphe la clausule dans Mmoires
dHadrien, Narratologie. Les frontires du rcit, Alain Tassel
(d.), Universit de Nice, 1999, (Centre de Narratologie
applique, Srie Actes et hommages n2), p. 41-62.

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 Llargissement de la perspective dans Mmoires dHadrien,
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 Lesprit dcadent du XIXme sicle et langoisse du XXIme
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 La mythologie dans Mmoires dHadrien. Le Titan et
lOlympien, SIEY, bull. n5, p. 61-76.
 Invention littraire dans Mmoires dHadrien, MY, Une criture
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 Hadrien, la tentation de lexil et le limes, MY, Ecritures de lexil,
p. 157-169.
 Deux amis dHadrien : Arrien et Plotine, MY, Ecritures de
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 La fontaine dArthuse : rsurgence de la source antique dans
luvre de Marguerite Yourcenar, MY, Retour aux sources, p.
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 Loratio togata dans Mmoires dHadrien, MY, Ecriture,
rcriture, traduction, p. 49-63.
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 Lempereur Hadrien vu par Ernest Renan et Marguerite
Yourcenar, MY, Ecrivain du XIXme s.?, p. 333-345.
PORTMANN Tatjana, Mmoires dHadrien roman historique ?,
SIEY, bull. n22, p. 89-104.
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Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p. 441-452.
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 Nous tions deux compagnons : un motif structural de Luvre
au Noir, Luvre au Noir de Marguerite Yourcenar, Roman 2050, p. 65-75.
 Histoire et roman : la thologie du prieur, Le Sacr dans luvre
de MY, p. 219-243. (M. DELCROIX et PIOZZA DONATI MarieJeanne).
 La mort de Znon, Les visages de la mort dans luvre de MY, p.
1-8.
 LOrient de Znon, SIEY, bull. n16, p. 49-65.
 Dconstruction de Luvre au Noir, SIEY, bull. n20, p. 143171.
 Lerrance du rcit dans Luvre au Noir de Marguerite
Yourcenar : la halte de Cologne, dans H.-J. LOPE (d.), Studia
Belgica, Francfort-Berne, n188, 1980, p. 29-42. [ * ]
DELGADO Arturo, Luniversel et lintemporel dans Luvre au
Noir, Luniversalit dans luvre de MY, t. 2, p. 251-261.
DEPREZ Brengre, tapes et vanit de lexil. La conversation sur la
route et la conversation Innsbrck dans Luvre au Noir de
Marguerite Yourcenar, MY, Ecritures de lexil, p. 231-239.
 Quand lcriture conduit lattelage, MY, Ecriture, rcriture,
traduction, p. 205-215.

482

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

 Portrait de lauteur en vieille servante, SIEY, bull. n20, p. 125136.


FARRELL C. Frederick Jr. et Edith R., Hadrien et Znon sur la voie
bouddhique, Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p.
155-163.
GILL Brian, Narrateur et narrataire chez Marguerite Yourcenar,
MY, Ecriture, rcriture, traduction, p. 121-132.
GOLIETH Catherine, Au sujet de la modernit de Luvre au Noir,
SIEY, bull. n18, p. 123-141.
 criture et alchimie dans Luvre au Noir, SIEY, bull. n19, p.
99-117.
 La premire couverture de Luvre au Noir, SIEY, bull. n23, p.
137-153.
HARRIS Nadia, Luvre au Noir : histoire dune vie, itinraire
dune qute, Symposium, 43, 3, automne 1989, p. 209-218. [ * ]
JOLY Michelle, criture et temporalit dans Luvre au Noir,
Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p. 259-266.
 criture et mise en question du sujet dans Luvre au Noir,
SIEY, bull. n10, p. 43-59.
 Znon, lhomme-dieu ?, SIEY, bull. n13, p. 85-95.
JULIEN Anne-Yvonne, Luvre au Noir, une manire dloge de la
folie ?, Luvre au Noir de Marguerite Yourcenar, Roman 2050, p. 122-129.
 Entretien avec Andr Delvaux. Voix basses, voix casses. La
violence est dans les mots, MY, Du Mont-Noir aux MontsDserts, p. 179-196.
LEDESMA Manuela, La mort conduit lattelage : trois textes
virtuels, SIEY, bull. n18, p. 39-64.
MANEA Lucia, Utopie, Eutopie ou Jardin des dlices terrestres :
lecture dun pisode de Luvre au Noir de Marguerite
Yourcenar, SIEY, bull. n 22, p. 115-134.
MARCQ Edith, De Daprs Drer Luvre au Noir : rcriture
ou naissance dun protagoniste, MY, Ecriture, rcriture,
traduction, p. 237-245.
MAZZA Valentina, Luvre au Noir de Marguerite Yourcenar :
quelques exemples de composition, SIEY, bull. n 24, p. 109127.

Bibliographie

483

MELZI DERIL KAUCISVILI Francesca, La gense du premier


chapitre de Luvre au Noir, MY, Ecriture, rcriture,
traduction, p. 217-235.
 La mort dAle de Daprs Drer Luvre au Noir, Les
visages de la mort dans luvre de MY, p. 42-48.
 Abbozzi di lettura dal Cap. IX delluvre au Noir di Marguerite
Yourcenar : La conversation Innsbrck... , Parcours et
rencontres. Mlanges de langue, dhistoire et de littrature
franaises offerts Enea Balmas, Paris, Klincksieck, 1993, p.
1525-1544. [ * ]
 Le dialogue comme modle de laltrit et de la prsence de
lautre dans quelques exemples tirs de Luvre au Noir, MY,
Ecrivain du XIXme s.?, p. 283-291.
NOGACKI Edmond, Lalchimie de Luvre au Noir de Marguerite
Yourcenar ou comment passer par lhistoire pour se dgager des
piges de lhistoire , Frankofoni (Ankara), 2000, n12, p. 201210. [ * ]
NYSENHOLC Adolphe, La lgende de Tyl Ulenspiegel et Luvre
au Noir : Znon et Rabelais, Etudes littraires, vol. 21, n2,
1988, p. 24-36. [ * ]
PAGEAUX Daniel-Henri, Prsence de lhistoire. Histoire prsente
dans Luvre au Noir de Marguerite Yourcenar, dans
D.A.P.P.I.M. Research in Literature (Univ. of Hafa), 2, 1987, p.
60-73. [ * ]
PELCKMANS Paul, Les guerres de religion dans Luvre au Noir.
Une confrontation historique, Le Sacr dans luvre de MY, p.
199-209.
PROUTEAU Marie-Hlne, La reprsentation du temps dans
Luvre au Noir, SIEY, bull. n15, p. 55-62.
REAL Elena, Lantithse dans Luvre au Noir, MY, Actes du 1er
Colloque International de Valncia, p. 167-173.
 Laventure initiatique dans Luvre au Noir de Marguerite
Yourcenar, Queste, I, 1984, p. 191-211.
REMISE Anne, La religion dans Luvre au Noir, SIEY, bull.
n13, p. 97-107.
REGNIER-ROUX Daniel, Rflexions sur la chronologie dans
Luvre au Noir, SIEY, bull. n17, p. 21-40.

484

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

ROSSE Dominique, Alchimie sociale et alchimie littraire dans


Luvre au Noir de Marguerite Yourcenar, SIEY, bull. n14, p.
45-59.
SANZ Teofilo, Carnets de notes des Mmoires dHadrien et de
Luvre au Noir : du factuel au fictionnel, Lectures
transversales de MY, p. 55-63.
SOULES Claude, Les enfances de Znon, MY et lenfance, p. 97103.
SOUTHWOOD Jane, Aux limites de la narration : luniversalit dans
Luvre au Noir, Luniversalit dans luvre de MY, t. 2, p.
263-275.
 Reading Marguerite Yourcenar's Luvre au Noir and Mmoires
dHadrien, communication prsente lors du colloque de
lAustralian Society for French Studies des 12-14 juillet 1994
(Universit de Melbourne), 14 p. dact. [ * ]
 Marguerite Yourcenar's alchemy, Essays in French Literature
(special issue in honour of Prof. Denis Boak), novembre 2000, p.
144-160. [ * ]
VERGNIOLLE de CHANTAL Henri, La voix du XVIme sicle
dans Luvre au Noir, SIEY, bull. n20, p. 137-141.
WASSERFALLEN Franois, Limprobable runion : existence et
histoire dans Luvre au Noir de Marguerite Yourcenar, MY,
Equinoxe, p. 85-104.
 Luvre au Noir : une voluptueuse solitude dans latemporalit,
SIEY, bull. n6, p. 95-107 et Roman, histoire et mythe dans
luvre de MY, p. 506-508.
WYSS Antoine, Lire Yourcenar, dire Yourcenar. Rflexions sur le
discours critique propos de Luvre au Noir (premire partie),
SIEY, bull. n4, p. 75-93.
 Lire Yourcenar, dire Yourcenar. Rflexions sur le discours
critique propos de Luvre au Noir (deuxime partie), SIEY,
bull. n6, p. 15-32.

Articles sur Un homme obscur


BERGER Michle, Une autobiographie dissmine : le statut du
narrateur, MY, Biographie, autobiographie, p. 121-127.
 Nathanal ou lart de faire mourir, SIEY, bull. n4, p. 9-23.

Bibliographie

485

BIONDI Carminella, De Daprs Rembrandt Un homme obscur


ou la chrysalide qui devient papillon, MY, Ecriture, rcriture,
traduction, p. 257-263.
BRIGNOLI Laura, Sur quelques aspects formels dUn homme
obscur, MY, Ecrivain du XIXme s.?, p. 51-64.
CATINCHI Philippe-Jean, De latemporalit des cratures. Le
chemin dun homme obscur, SIEY, bull. n 6, p. 109-126 et
Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p. 508-510.
DE FEYTER Patricia, Un homme obscur de Marguerite Yourcenar :
un no-picaro a tempera, SIEY, bull. n 2, p. 35-44.
 Histoire sacre et histoire profane : Znon et Nathanal ou
lapptit dabsolu, Le Sacr dans luvre de MY, p. 41-52.
 Nathanal ou la dsinvolture, Nathanal pour compagnon, SIEY,
bull. n12, p. 71-80 et bull. n 13, p. 21-24.
DELCROIX Maurice, Parcours dune uvre : Marguerite Yourcenar
et lhistoire de Nathanal, Actes de la journe internationale
dtudes sur luvre de MY, de lUniversit de Pavie, p. 3145. [MCA, HO]
 Dune esthtique de la discrtion. Le personnage de Madeleine
dAilly, MY et lart. Lart de MY, p. 371-379.
 Clair de femme dans Un homme obscur de Marguerite
Yourcenar, Ouverture et dialogue. Mlanges offerts Wolfgang
Leiner, Tbingen, Gunter Narr Verlag, 1988, p. 639-651. [ * ]
DEPREZ Brengre, Un systme symbolique de la parent dans Un
homme obscur, Nathanal pour compagnon, SIEY, bull. n12, p.
23-31.
 Lenfant ressuscit : Lazare, MY et lenfance, p. 105-119.
FAYET Agns, Sara, la servante et la courtisane, SIEY, bull. n 24,
p. 89-107.
HARRIS Nadia J., Reprsentation de lAutre dans luvre de
Marguerite Yourcenar, MY, Ecritures de lAutre, p. 45-52.
JORET Paul, Un homme obscur de Marguerite Yourcenar : un trait
du vain combat , Nathanal pour compagnon, SIEY, bull. n12,
p. 81-97.
LEDESMA Manuela, La Mort conduit lattelage : trois textes
virtuels, SIEY, bull. n18, p. 39-64.
MEDEIROS Ana, Un homme obscur ou lexil utopique, MY,
Ecritures de lexil, p. 25-32.

486

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

PELCKMANS Paul, Nathanal au Canada, un faux procs du bon


sauvage, Nathanal pour compagnon, SIEY, bull. n12, p. 45-56.
RASSON Luc, Yourcenar postmoderne ?, Nathanal pour
compagnon, SIEY, bull. n12, p. 1-6.
VASQUEZ de PARGA Maria Jos, Une destine universelle :
Nathanal, LUniversalit dans luvre de MY, t. 2, p. 289-300.

Articles sur Le Labyrinthe du monde


BENOIT Claude, Quoi ? Lternit ou la fin dun voyage vers soi,
MY, Storia, viaggio, scrittura, p. 259-272.
BENOIT-MORINIERE Claude, Entre lHistoire et lhistoire. Lart
de faire revivre le XIXme sicle dans Archives du Nord, MY,
Ecrivain du XIXme s.?, p. 21-32.
BEN YOUSSEF Hager, Lectures darchives, lecture de soi, SIEY,
bull. n22, p. 157-172.
BONALI-FIQUET Franoise, Du je lautre dans Le Labyrinthe
du monde, LUniversalit dans luvre de MY, t. 2, p. 93-106.
 Le Grand Tour de Michel Charles, Voyage et connaissance dans
luvre de MY, p. 31-42.
CARAVOLAS Jean A., Marguerite Yourcenar et Jan Amos
Comenius (Komensky), SIEY, bull. n22, p. 173-188.
CAVAZZUTI Maria, Autobiographie et Cosmologie dans Le
Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar, MY, Biographie,
autobiographie, p. 259-268.
CORNUDET Sabine, Gense dun personnage yourcenarien, SIEY,
bull. n 17, p. 85-105.
DELCROIX Maurice, Aux sources du labyrinthe, MY, Retour aux
sources, p. 27-38.
 crire lorgie. Deux scnes parallles de Quoi ? Lternit, MY,
Ecriture, rcriture, traduction, p. 89-103.
 Le bonheur de Jeanne, La qute du bonheur et lexpression de la
douleur dans la littrature et la pense franaises. Mlanges
offerts Corrado Rosso, C. BIONDI et alii d., Genve, Droz,
1995, p. 409-426.
 Illuminations, SIEY, bull. n17, p. 143-154.
 Archives du Nord au passage du XIXme sicle, MY, Ecrivain du
XIXme s.?, p. 137-155.

Bibliographie

487

 Sans mre, MY et lenfance, p. 29-40


DEPREZ Brengre, La visite Suarle. Mditation sur la naissance
et rapport la mre dans Souvenirs pieux, MY, Retour aux
sources, p. 175-184.
 A peine un pre. Expressions de lamour parental dans luvre
romanesque de Marguerite Yourcenar, MY, Ecritures de lAutre,
p. 279-288.
 Les crivains distingus quon na jamais beaucoup lus. Prsence
dOctave Pirmez dans Le Labyrinthe du monde de Marguerite
Yourcenar, MY, Ecrivain du XIXme s.?, p. 157-167.
DIDIER Batrice, Le rcit de naissance dans lautobiographie :
Souvenirs pieux, MY, Biographie, autobiographie, p. 143-157.
 Luvre dart dans lautobiographie : Quoi ? Lternit de
Marguerite Yourcenar, MY et lart. Lart de MY, p. 187-199.
GIORGI Giorgetto, Tempo ed eternit in Le Labyrinthe du monde di
Marguerite Yourcenar, dans Parcours et rencontres. Mlanges
de langue, dhistoire et de littrature franaises offerts Enea
Balmas, Paris, Klincksieck, 1993, t. 2, p. 1461-1468. [ * ]
GORMAN Kay M., Fact and Fiction in Marguerite Yourcenar's Le
Labyrinthe du monde, Essays in French Literature, Department
of French Studies, University of Western Australia (Nedlands),
vol. 23, novembre 1986, p. 60-70. [ * ]
HARRIS Nadia J., Le Labyrinthe du monde : roman historicodidactique, Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p.
229-238.
HERNANDEZ
RODRIGUEZ
Francisco
J.,
Lcriture
autobiographique de Marguerite Yourcenar : le labyrinthe de la
mmoire, L Universalit dans luvre de MY, t. 2, p. 151-161.
JORET Paul, Intentionnalit et idologie chez Marguerite
Yourcenar : quelques rflexions partir du commentaire consacr
Octave Pirmez dans Souvenirs pieux, SIEY, bull. n5, p. 111142.
JULIEN Anne-Yvonne, Souvenirs pieux de Marguerite Yourcenar :
vers une posie de lexistence, MY et lart. Lart de MY, p. 299307.
MAINDRON Andr, Les exigences et les servitudes du choix de
Jeanne dans Quoi ? Lternit, MY, Ecritures de lAutre, p. 143151.
 De la bourgeoisie dans le Labyrinthe, MY, Nord n 31, p. 33-42.

488

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

 Le Labyrinthe de la fminitude, MY, Ecrivain du XIXme s.?, p.


259-272.
MELZI DERIL KAUCISVILI Francesca, La fotografia come
percorso autobiografico ne Le Labyrinthe du monde di Marguerite
Yourcenar, Il testo autobiografico nel novecento, R. Klein et R.
Bonadei d., Guerini Studio, Milan, 1993, p. 77-91. [ * ]
PARK Sun-Ah, criture romanesque et criture historique dans Le
Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar, SIEY, bull.
n19, p. 143-155.
 Le jeu de mmoire lectoral : travers les rfrences dans Le
Labyrinthe du monde, SIEY, bull. n21, p. 189-208.
PELCKMANS Paul, Un cocon dindiffrence. Quelques profils de
lenfance dans Le Labyrinthe du monde, MY et lenfance, p. 201210.
PRIMOZICH Loredana, Quelques aspects des voyages de Fernande
dans Souvenirs pieux, MY, Storia, viaggio, scrittura, p. 251-258.
PROUST Simone, Je vous salue, Kwannon, pleine de grces...
Prsence du bouddhisme dans Le Labyrinthe, MY, Nord (98), p.
23-32.
SARDE Michle, Le moi dtourn dans Quoi ? Lternit, SIEY,
bull. n8, p. 83-100.
SPADARO Donata, Marguerite Yourcenar et lcriture
autobiographique : Le Labyrinthe du monde, SIEY, bull. n17, p.
69-83.
SPERTI Valeria, Le pacte autobiographique impossible, MY,
Biographie, autobiographie, p. 177-181.
 Quelques aspects de la technique descriptive dans Le Labyrinthe
du monde, MY, Ecriture, rcriture, traduction, p. 77-88.
TANGUY-SOUBRIER Nathalie, Le deuil de Marguerite Yourcenar
ou lnigme de la porte entrebille dans Le Labyrinthe du
monde, SIEY, bull. n20, p. 189-202.
VASQUEZ de PARGA Maria Jos, Le Labyrinthe de Marguerite
Yourcenar, SIEY, bull. n4, p. 41-51.
 En qute des anctres dans Le Labyrinthe du monde, MY, Retour
aux sources, p. 185-195.
 Rapports du couple et relations familiales dans Le Labyrinthe du
monde, MY, Ecrivain du XIXme s.?, p. 413-421.
WOERKUM Camille van, Un lopin de terre dans lunivers
yourcenarien, SIEY, bull. n4, p. 52-74.

Bibliographie

489

 La Flandre franaise dans Archives du Nord travers les sources,


MY, Revue de lUniversit de Bruxelles, 1988/3-4, p. 99-109. [ * ]
 Le sacr dans les rcits denfance de Marguerite Yourcenar, Le
Sacr dans luvre de MY, p. 85-94.
 Sources explicites et influences caches dans Archives du Nord et
Quoi ? LEternit de Marguerite Yourcenar, Roman, histoire et
mythe dans luvre de MY, p. 431-439.
 Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar : une approche
gnrique, MY, Nord, n 31, p. 71-79.
WENT-DAOUST Yvette, Les registres dune autobiographie. La
part du roman et de lhistoire dans Quoi ? LEternit, Roman,
histoire et mythe dans luvre de MY, p. 465-474.
 Quoi ? LEternit de Marguerite Yourcenar : le Particulier et
luniversel ; Hommage Franoise van Rossum-Guyon, in DIJK,
Suzan van et STEVENS Christa (d.), (En)jeux de la
communication romanesque, Amsterdam, Rodopi, 1994, p. 175184. [ * ]
ZECCHI Lina, Memoria senza memoria. La faticosa scrittura
delloblio, in Giovanni CACCIAVILLANI (ed.) La memoria e
loblio, Venezia, Cafoscarina, 1999, p. 55-85. [ * ]

Autres articles sur divers textes de Marguerite Yourcenar


BENOIT Claude, Lcriture de la persuasion dans Alexis, MY,
Ecriture, rcriture, traduction, p. 37-47.
BRIGNOLI Laura, Marguerite Yourcenar au carrefour de son art :
Diagnostic de lEurope , MY, essayiste, p. 213-222.
CAVAZZUTI Maria, Visages de lEurope dans les Essais de
Marguerite Yourcenar, MY essayiste, p. 11-22.
CHIAPPARO Maria Rosa, Retour lordre ou rhabilitation du
mythe : sur quelques essais yourcenariens des annes trente,
SIEY, bull. n23, p. 37-69.
 Le Dialogue dans le marcage : thtre moderne ou rve
dcadent ? Sur les traces de DAnnunzio et Maeterlinck, MY,
Ecrivain du XIXme s.?, p. 85-99.
DEPREZ Brengre, Lhumble mesure du possible. Engagement et
dtachement dans les essais yourcenariens, MY essayiste, p. 2533.

490

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

 Marguerite Yourcenar et les camps : une banalisation cloisons


tanches ?, La littrature des camps : la qute dune parole juste,
entre silence et bavardage, Vincent Engel, d., Les Lettres
romanes, 1996, p. 139-147.
DESBLACHE Lucile, Fleuve profond, sombre rivire : un exemple
de traduction comme expression de crativit littraire, MY,
Ecriture, rcriture, traduction, p. 363-375.
MAROGER Nicole, Le Changeur dor : un essai dhistoire
conomique ?, SIEY, bull. n10, p. 23-34.
POIGNAULT Rmy, DAriane et lAventurier Qui na pas son
Minotaure ? ou le mrissement dun thme, SIEY, bull. n7, p.
61-80.
 Les deux Clytemnestre de Marguerite Yourcenar, SIEY, bull.
n9, p. 25-48.
 Achille Scyros : lle du fard, MY et la Mditerrane, p. 161174.
 Variations sur le mythe antique dans les Prfaces de Thtre II,
MY, Aux frontires du texte, p. 81-99.
 LHistoire Auguste au carrefour du temps, MY, essayiste, p. 197212.
 Images de lempereur Hadrien daprs lHistoire Auguste, relue
par Marguerite Yourcenar, Revue des Etudes latines, 1991, t. 69,
Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 203-218.
 Marguerite Yourcenar et lEurope, DEurope lEurope III
La dimension politique et religieuse du mythe de lEurope de
lAntiquit nos jours, Odile Wattel de Croizant d.,
Caesarodunum, hors srie, Tours, 2002, p. 85-102.
SAINT Nigel, Lcrivain et sa source : lessai sur lHistoire
Auguste, SIEY, bull. n13, p. 71-84.
SANZ Teofilo, Aspects de lhorizon thique et esthtique de
Marguerite Yourcenar : sa lecture des Tragiques dAgrippa
dAubign, MY essayiste, p. 149-156.
SOULES Claude, Diagnostic de lEurope, Nord, n31, p. 17-21
WASSERFALLEN Franois, La naissance dune pense : histoire et
mythe dans les Essais de Marguerite Yourcenar davant 1939,
Roman, histoire et mythe dans luvre de MY, p. 453-464.

Bibliographie

491

Autres ouvrages :
Histoire
ARIES Philippe et DUBY Georges (sous la dir. de), Histoire de la vie
prive :
tome 4 (dirig par PERROT Michelle), De la Rvolution la
Grande Guerre, Seuil, Paris, 1987.
tome 5 (dirig par PROST Antoine et VINCENT Grard), De la
Premire Guerre mondiale nos jours, Seuil, Paris, 1985 et Seuil,
Points Histoire, 1999 (prsente dition).
BECKER Jean-Jacques et BERSTEIN Serge, Nouvelle histoire de la
France contemporaine 12. Victoire et frustrations (1914-1929),
Paris, Seuil, Points Histoire, 1990.
CHARLE Christophe, Histoire sociale de la France du XIXme sicle,
Paris, Seuil, Points Histoire, 1991.
DUBY Georges et PERROT Michelle, Histoire des femmes en
Occident IV le XIXe sicle, (sous la dir. de) FRAISSE
Genevive et PERROT Michelle, Plon, Paris, 1991 et Perrin,
collection tempus, 2002 (prsente dition).
DUBY Georges et WALLON Armand (sous la dir. de), Histoire de la
France rurale : tome 3 : Apoge et crise de la civilisation
paysanne, de 1789 1914, Seuil, Paris, 1976 et Seuil, Points
Histoire, 1992 (2003 pour la prsente dition avec supplment
bibliographique).
FOHLEN Claude, Les Noirs aux tats-Unis, Que sais-je ? PUF, Paris,
1999.
GUESLIN Andr, Gens pauvres, pauvres gens, dans la France du
XIXe sicle, Aubier (collection historique), Paris, 1998.
LEJEUNE Dominique, La France de la Belle Epoque, 1896-1914,
Armand Colin, Collection Cursus, srie Histoire, Paris, 2002
(prsente dition).
ROVAN Joseph, Histoire de lAllemagne des origines nos jours,
Seuil, Paris, 1994, 1998 et Seuil, Points Histoire, 1999 (prsente
dition).
SALOMON Ernst von, Les Rprouvs (Die Gechteten), trad. de
lallemand par Andhre Vaillant et Jean Kuckenburg, Paris, Plon,
1951 (premire dition, 1931).

492

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

 Histoire proche (Nahe Geschichte) Essai sur lesprit corps franc,


trad. de lallemand par Sabine Thurek, Editions du Porte-glaive,
Paris, 1987.
Histoire des ides, philosophie
BLUMENBERG Hans, La lgitimit des Temps modernes (Die
Legitimitt der Neuzeit), trad. de lallemand par Marc Sagnol,
Jean-Louis Schlegel et Denis Trierweiler, avec la collaboration de
Marianne Dautrey, Gallimard, Paris, 1999 pour la traduction
franaise ; 1966, 1973, 1974, 1976, 1988, Suhrkamp Verlag,
Frankfurt am Main.
COMPAGNON Antoine, Les cinq paradoxes de la modernit, Seuil,
Paris, 1990.
LIPOVETSKY Gilles, Lre du vide. Essais sur lindividualisme
contemporain, Gallimard, Paris, 1983 et 1993 pour la postface ;
collection Folio Essais, 1989 (prsente dition).
LOUBET DEL BAYLE Jean-Louis, Les non-conformistes des annes
30. Une tentative de renouvellement de la pense politique
franaise, Seuil, Paris, 1969, 1987 et Seuil, Points Histoire, 2001
(prsente dition).
NIETZSCHE Friedrich, Humain, trop humain, tomes 1 et 2,
Gallimard, Folio Essais, Paris, 1988 (textes et variantes tablis par
Giorgio Colli et Mazzino Montinari. Traduits de lallemand par
Roberto Rovini. Ed. revue par Marc B. de Launay).
 Le gai savoir, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1982 (textes et
variantes tablis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari. Traduits
de lallemand par Pierre Klossowski. Ed. revue et augmente par
Marc B. de Launay).
REVEL Jean-Franois, RICARD Matthieu, Le moine et le philosophe,
le bouddhisme aujourdhui (d. revue et corrige), NIL ditions,
Paris, 1999.
SAID Edward W., Culture et imprialisme, Fayard Le Monde
diplomatique, Paris, 2000 (trad. de langlais par Paul Chemla).
WEBER Max, Lthique protestante et lesprit du capitalisme,
(traduction indite et prsentation dIsabelle Kalinowski),
Champs-Flammarion, Paris, 2000. Traduction de Jacques Chavy,
Plon, Paris, 1964. Texte dabord publi dans lArchiv fr

Bibliographie

493

Sozialwissenschaft und Sozialpolitik de Jaff (Tbingen, Mohr), t.


XX-XXI, 1904 et 1905.
Sciences
JACOB Franois, La logique du vivant Une histoire de lhrdit,
Gallimard, Paris, 1970.
MONOD Jacques, Le hasard et la ncessit, Essai sur la philosophie
naturelle de la biologie moderne, Seuil- Essais, Paris, 1970.
RICARD Matthieu, XUAN THUAN Trinh, Linfini dans la paume de
la main, Du big bang lEveil, NiL Editions/Fayard, 2e dition
rvise, Paris, 2000.
RUFFIE Jacques, Trait du vivant, tomes 1 et 2, Arthme Fayard,
Paris, 1982, Champs-Flammarion, 1986.
 De la biologie la culture, tomes 1 et 2, (Nouvelle dition revue et
complte), Champs-Flammarion, Paris, 1983.

Index
a)

Noms dauteurs et de personnages historiques :

ALEO Giovanna 459


ALEP Zeynep 480
ALESCH Jeanine 58n, 462
ANDERSEN Christian 331
ANDERSSON Kajsa 16, 192n,
450, 462
ANDRAS-SALOM Lou
124
ANNUNZIO Grabriele D 49,
176, 318, 489
ARANCIBIA Blanca 460, 462
ARIS Philippe 81n, 88, 93n,
95, 121n, 134n, 148n, 150n,
159n, 162n, 166n, 169n, 171n,
173n, 491
ARISTOTE 18, 292
ARON Paul 456
ARON Robert 398, 399n
AUBIGN Agrippa D 135,
387n, 390, 391, 490
BACONSKY Rodica 462
BAUDELAIRE Charles 264,
309
BEAULIEU Jean-Philippe 460
BECKER Jean-Jacques 28n,
29, 491
BEN YOUSSEF Hager 486
BENDA Julien 19

BENOT (voir BENOT


MORINIRE) Claude 450,
462, 476, 480, 486, 489
BERGER Michle 450, 463,
484
BERNIER Yvon 447, 450,
456, 461
BERSTEIN Serge 28, 29, 491
BERTHELOT Anne 480
BIONDI Carminella 106n,
450, 455, 456, 461, 463, 480,
485, 486
BJURSTRM Carl-Gustav
449
BLANCKEMAN Bruno 437,
463
BLOT Jean 450
BLUMENBERG Hans 311,
312, 313, 320, 324n, 412, 413,
492
BODY Jacques 386, 463
BOMBARDIER Denise 153,
449
BONALI-FIQUET Franoise
12n, 13n, 15n, 16n, 134n,
256n, 333n, 334n, 450, 451,
457, 461, 463, 473, 486
BORCHARDT Edith 474
BOTS Wim 463

496

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme scicle

BOURBONNAIS Nicole 464,


480
BOUSSUGES Madeleine 450,
476
BRAH Tycho 223
BRAMI Joseph 448
BRIGNOLI Laura 52n, 141n,
394n, 450, 464, 473, 476, 485,
489
BROCHU Jean-Claude 464
BRUNEL Pierre 12, 455, 476
BRUNO Giordano 223
CAILLOIS Roger 397n
CALVIN Jean 236, 242, 248
CAMPAGNE Michle 459
CAMPANELLA Tommaso
223
CARAVOLAS Jean A. 486
CARAYON Jeanne 70, 72,
131, 144n
CARDAN Jrme 223
CARLSTON Erin G. 397, 451
CASTELLANI Jean-Pierre 7,
12, 49n, 50, 284, 336, 349,
350n, 352, 459, 461, 464, 473,
476
CATINCHI Philippe-Jean
223n, 464, 480, 485
CAVAZZUTI Maria 18, 19n,
141n, 231n, 243n, 461, 464,
480, 486, 489
CLINE Louis-Ferdinand 21,
438
CSAR Jules 138, 247, 248
CHLON Jean 73, 128n
CHANCEL Jacques 448

CHARLE Christophe 77, 78,


82, 83, 85, 92, 93n, 95, 96, 98,
99, 100, 101n, 148, 491
CHARLES-QUINT 218, 232
CHEHAB May 464, 481
CHIAPPARO Maria Rosa 7,
14, 34, 49n, 51, 52, 64, 140,
287, 316, 318, 326n, 329,
388n, 389, 390, 394n, 397,
405n, 451, 461, 464, 473, 489
CHRISTENSENS Peter 481
CICRON 208, 267, 360
CIOPRAGA Magda 451
COCTEAU Jean 21, 329
COLLANGE Christiane 222,
449
COMPAGNON Antoine 308,
310, 314, 492
COPERNIC Nicolas 223
CORNUDET Sabine 486
CORTEGGIANI Jean-Pierre
135n, 450
COUNIHAN Francesca 24n,
106n, 115, 395, 434, 451, 464
DANDIEU Arnaud 398, 399n
DANTE 331
DARWIN Charles 296, 298,
441
DASNOY Philippe 449
DAUPHIN Ccile 163, 167
DELCROIX Maurice 7, 11n,
12, 13n, 24, 448, 451, 457,
460, 465, 474, 476, 481, 485,
486
DELCROIX Simone 13n, 460,
466
DELGADO Arturo 233n, 481
DELUMEAU Jean 227n

Index

DEMERS Jeanne 460


DEPREZ Brengre 58n, 136,
218, 361, 362n, 451, 461, 477,
481, 485, 487, 489
DESBLACHE Lucile 466, 490
DESCARTES Ren 133
DESGRAUPES Pierre 210,
449
DEZON-JONES Elyane 448,
451, 466
DI GIORGIO Michela 169
DI STEFANO Silvia 451, 466
DICKENS Charles 87
DIDIER Batrice 166n, 300n,
466, 487
DION Cassius 194
DOLET tienne 221, 223, 238
DOR Pascale 16, 451
DUAN Yinghong 451
DUBOSCLARD AnneYvonne 477
DUBOSCLARD Jol 12
DUBY Georges 81n, 88, 89n,
90n, 93n, 95, 101n, 102n,
117n, 119n, 121n, 122n, 124n,
134n, 148n, 149n, 150n, 159n,
162n, 163n, 166n, 167n, 169n,
171n, 172n, 173n, 176n, 183n,
491
EINSTEIN Albert 426, 427,
430, 441
EMPDOCLE 382, 410
ERASME 223, 447
ESCHYLE 331, 332
EURIPIDE 331, 436
FARRELL Edith R. 51n, 259n,
460, 466, 473, 475, 477, 482,

497

FARRELL Frederick C. 466,


473
FARRELL Frederick C. Jr
51n, 259n, 460, 466, 473, 475,
477, 482
FAUCHER Franoise 28, 35,
449
FAVERZANI Camillo 37n,
52n, 275n, 451, 460, 473, 477
FAVRE Yves-Alain 14, 261n,
301n, 328n, 467
FAYET Agns 485
FERRARI Monica 467
FERRIER Jean-Louis 222, 449
FEYTER Patricia De 50, 61n,
62, 245, 322n, 451, 465, 474,
481, 485
FLAUBERT Gustave 208,
280, 309, 436, 469
FOHLEN Claude 107n, 109,
112, 113n, 491
FRAIGNEAU Andr 31n, 47,
67, 122, 397, 438
FRAISSE Genevive 124, 491
FRRIS Georges 18n, 434n,
461, 477
FRICK Grace 19, 20, 104,
115, 123
GAILLARD Franoise 372n,
375, 467
GALEY Matthieu 17n, 24, 35,
115, 116, 119, 124, 132, 135,
144, 145, 151, 152, 154, 191,
194, 204, 206, 222, 231, 279,
288, 290, 291, 346, 355, 364,
370, 391, 392, 399, 400, 408,
409, 410, 413, 432, 448, 449
GALILE 223

498

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme scicle

GANDHI 108
GARGUILO Ren 467, 477
GARMANN Gerburg 475
GAUDIN Colette 300n, 448,
452, 467, 477
GIDE Andr 269, 329, 433,
464
GILL Brian 24n, 61n, 153n,
467, 475, 477, 482,
GILLET Lo 74, 449
GIORGI Giorgetto 12n, 459,
487
GIRAUDOUX Jean 21, 329
GIROU SWIDERSKI MarieLaure 61n, 67, 475
GOBINEAU (comte De) 19
GOGOL Nicolas 72
GOLIETH Catherine 322n,
452, 468, 482
GORMAN Kay 468, 487
GOSLAR Michle 134, 452,
468
GRACQ Julien 21
GUHENNO Jean 143n, 397n
GUESLIN Andr 86, 87n, 491
GUPPY Shusha 244, 450

HITLER Adolf 33, 34, 42n,


46, 47, 65, 68, 137, 387, 390
HOGSETT Charlotte 468
HOMRE 30, 356
HRMANN Pauline 452, 477
HORN Pierre 452
HOWARD Joan E. 50n, 51n,
61n, 452, 460, 468, 474
HURE Jacques 477
HUYSMANS Joris-Karl 176,
310

HALLEY Achmy 397n, 452,


468
HAMZAOUI A. Fettah 468
HARRIS Nadia J. 56n, 301n,
452, 473, 482, 485, 487
HAYASHI Osamu 435
HRACLITE 296, 382, 410,
411, 427
HERNANDEZ RODRIGUEZ
Francisco J. 468, 487
HIGONNET Anne 171
HILLENAAR Henk 456

KERYELL Jacques 468


KIM Kyeong-Mi 453
KING Martin Luther 107, 108,
109, 110n, 111, 113
KNIBIEHLER Yvonne 90,
149, 172

IVENS Angelica 452


JACCOMARD Hlne 452
JACOB Franois 298, 299,
493
JACQUEMIN Georges 452
JALOUX Edmond 397n
JOLY Michelle 382n, 453,
468, 482
JORET Paul 474, 485, 487
JULIEN Anne-Yvonne 24n,
67n, 453, 457, 460, 475, 477,
482, 487
JNGER Ernst 21, 475

LACOMBE Roger 142n


LAMY Marthe 72
LASCU-POP Rodica 461
LAURENT Maryla 461

Index

LAUROY Nicole 124, 135,


449
LECARME Jacques 67, 475
LEDESMA Manuela 453, 468,
477, 482, 485
LEE Hye-Ok 453, 478
LEJEUNE Dominique 82, 83,
84n, 102n, 491
LEMIRE (abb) 80, 103, 158,
177
LNINE 62
LETOT Albert 72
LETOT Camille 153
LEUWERS Daniel 459
LEVILLAIN Henriette 453
LEYDE Jean De (voir Hans
BOCKHOLD) 226, 227
LINDBERGH Anne 34, 142,
287n, 399
LIPOVETSKY Gilles 309,
310, 311, 312, 314, 315, 317,
320, 322, 325, 492
LOUBET DEL BAYLE JeanLouis 398, 492
LUTHER Martin 226, 227,
242, 248
MACHIAVEL 201
MADOU Jean-Paul 468
MAINDRON Andr 51n, 301,
460, 469, 487
MALAPARTE Curzio 405n
MALRAUX Andr 19n, 21,
438, 467
MALTAIS Marlne 474
MALTHUS 178
MANEA Lucia 469, 482
MARC-AURLE 206, 208,
360

499

MARCHAND Hlne 453


MARCQ dith 135n, 219n,
409n, 453, 469, 482
MARKS Elaine 475
MAROGER Nicole 490
MATTHYJS Jan 226, 227
MAULNIER Thierry 398
MAURRAS Charles 399
MAYEUR Franoise 119
MAZZA Valentina 453, 482
MAZZOLANI STORONI
Lidia 71, 142n
MEDEIROS Ana De 51n,
58n, 453, 461, 474, 478, 485
MELZI DERIL KAUCISVILI
Francesca 218, 454, 483, 488
MESSLING Markus 478
MISHIMA Yukio 436, 447
MOLIRE 331
MONOD Jacques 296, 297,
298, 425, 493
MONTAIGNE Michel De 52,
54, 291, 292, 361, 411, 416,
436, 441, 463, 464, 472
MONTALBETTI Jean 17,
293, 449
MOUNIER Emmanuel 399n
MUSSOLINI Benito 35, 36,
39, 49n, 52, 56, 188, 287, 297,
316, 318, 336, 338, 387, 390
NADEAU Vincent 456
NASCIMBENI Giulio 450
NAUD Jeannine 454
NESS Batrice 37n, 454, 469
NIETZSCHE Friedrich 309,
310, 314, 360, 361, 362, 363,
364n, 372, 376, 409n, 441, 492
NOGACKI Edmond 483

500

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme scicle

NYSENHOLC Adolphe 456,


483
OH Jung Sook 454
PABION Jean 474
PAGEAUX Daniel-Henri 334,
335, 451, 469, 483
PAILLARD Marie-Christine
469
PAPADOPOULOS Christiane
454
PAPASOGLI Benedetta 478
PAQUETTE Jean-Paul 478
PARACELSE 223
PAR Ambroise 223
PARK Sun-Ah 301, 302, 454,
488
PARTURIER Franoise 131n
PASCAL Blaise 416
PGUY Charles 398
PELCKMANS Paul 483, 486,
488
PERROT Michelle 89n, 90n,
101n, 102n, 117, 119n, 121,
122n, 124n, 149n, 159, 163n,
167n, 169n, 171n, 172n, 176n,
183n, 491
PESSINI Elena 13n, 461, 469
PEYROUX Marthe 454, 469,
478
PHILIPPE II 232
PIOZZA DONATI MarieJeanne 481
PIVOT Bernard 174n, 449
PLATON 176, 206, 267, 268,
292, 296
PLUTARQUE 205n

POIGNAULT Rmy 7, 12, 13,


14n, 18n, 19, 31, 141n, 195n,
197n, 200n, 202n, 207n, 383n,
388n, 394n, 432, 448, 451,
454, 457, 459, 460, 461, 469,
478, 490
POLI Gianni 454
PONT Carmen Ana 454, 470
PORTMANN Tatjana 479
PRVOT Anne-Marie 470
PRIMOZICH Loredana 454,
457, 470, 488
PROST Antoine 491
PROUST Marcel 433
PROUST Simone 301, 343n,
373n, 376, 455, 470, 488
PROUTEAU Marie-Hlne
37n, 474, 483
PULEIO Maria Teresa 459
RABELAIS Franois 432, 483
RACINE Jean 58, 331, 436
RASSON Luc 68, 322, 323,
475, 486
REAL Elena 12, 261n, 301n,
459, 470, 479, 483
RGNIER-ROUX Daniel 483
REMISE Anne 455, 470, 483
RENAN Ernest 19, 479
RESTORI Enrica 13n, 370n,
470, 474
REVEL Jean-Franois 412,
414, 416, 417, 420, 421, 422,
424, 492
RICARD Matthieu 411, 412,
414, 415, 416, 417, 418, 419,
420, 422, 423, 424, 425, 427,
428, 429, 492, 493
RICCIULLI Paola 455, 479

Index

RIEGER Angelica 471


RIMBAUD Arthur 75, 303
ROSBO Patrick De 18, 24, 65,
216n, 265n, 271, 272n, 277,
280, 285n, 287, 290n, 294n,
295, 328, 329, 346, 362n,
363n, 377, 378, 386n, 392,
407n, 409n, 448
ROSSE Dominique 484
ROSSO Corrado 456, 463, 486
ROSTAND Jean 431
ROUSSEAU Jean-Jacques
129, 130, 181
ROVAN Joseph 47n, 227n,
491
RUFFI Jacques 430, 493
RUPRECHT Louis 471
SAD Edward 492
SAINT AUGUSTIN 413
SAINT Nigel 490
SALOMON Ernst Von 42, 43,
44, 45, 46, 491
SANGNIER Marc 103
SANVITALE Francesca 450
SANZ Teofilo 135n, 455, 471,
480, 484, 490
SARDE Michle 448, 455,
471, 488
SARTRE Jean-Paul 21, 329
SAUVEBELLE Agns-Laure
16, 455, 474
SAVIGNEAU Josyane 122n,
114, 448, 449, 455
SCHOPENHAUER Arthur
362, 364, 368, 370, 441, 472
SCHULTE NORDHOLT
Annelies 471
SNQUE 267

501

SERVAN-SCHREIBER
Claude 127, 193, 303, 400,
449
SERVET Michel 223, 236
SHAKESPEARE William 331
SHURR Giorgia H.14, 455,
471
SMEKENS Hilde 288, 449
SOCRATE 292, 409
SOPHOCLE 331
SOULES Claude 484, 490
SOUTHWOOD Jane 479, 484
SPADARO Donata 300n, 455,
488
SPENCER-NOL Genevive
455
SPENGLER Oswald 19
SPERTI Valeria 471, 488
STARRE van der Evert 379,
380, 386, 387n, 472
SUSDANA Pacharee 455
TACITE 247
TANGUY-SOUBRIER
Nathalie 488
TERTULLIEN 324
TEXIER Jean-Claude 449
THUAN TRINH Xuan 424,
425, 427, 428, 429, 430, 493
THURLER-MULLER AnneLise 393n, 472, 475
TOLSTO Lon 97, 176
TORRES Vicente 455, 461,
472
TRAJAN 195, 196, 197, 204,
328, 330, 366, 377, 396
UDOMSILPA Warunee 472

502

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme scicle

VALRY Paul 19
VASQUEZ DE PARGA Maria
Jos 259n, 456, 460, 480, 486,
488
VERGNIOLLE DE
CHANTAL Henri 275, 322n,
371n, 373, 374n, 456, 472, 484
VESALE 223
VILLON Franois 132
VINCENT Grard 150, 491
VINCI Lonard de 223, 229
WAGNER Walter 442, 472
WALERYSZAK Lydia 461
WALKOWITZ Judith 122
WALLON Armand 491
WASSERFALLEN Franois
394n, 457, 474, 484, 490

WATSON-WILLIAMS Helen
475
WEBER Max 233, 234, 235,
404, 405, 423, 492
WENT-DAOUST Yvette 489
WIESEL lie 70
WILLEMS Dominique 288,
449
WILSON Bernadette 472
WOERKUM Camille van 94n,
300n, 472, 488
WYSS Antoine 384, 385n,
386, 480, 484
ZECCHI Lina 489
ZHANG Yinde 472
ZOLA mile 87, 98

B) Noms des personnages crs par Marguerite Yourcenar:

AGAMEMNON 335
ALESSANDRO (ou ALESSANDRO SARTE ou le
docteur SARTE) 37, 39, 53,
56, 57, 338
ALEXIS 15, 79, 265, 266, 267,
269, 318, 319, 327, 339, 344,
364, 375
ANGIOLA FIDES 14, 53, 57,
63, 318, 474
ANNA 266, 267, 319, 320,
345
ANTINOS 345, 354, 478,
480
ARTHUR 80, 178, 180, 181,
264, 350

ATTIANUS 200, 201, 289n


BARTHOLOM
CAMPANUS 215n
BELMONTE Lo 252, 254,
258
BERLAIMONT (ou JeanLouis De ou LE PRIEUR ou
LE PRIEUR DES CORDELIERS) 214, 215, 218, 219,
230, 231, 243, 480, 481
BERTHE 84, 151, 352
CARLO STEVO 35, 38, 57,
58
CICCA (Pre) 337, 358, 359

Index

CLMENT ROUX 57, 58


CLYTEMNESTRE 61, 334,
335, 490
COLAS GHEEL 229, 339
CONRAD 54, 58, 59, 66
DIDA (mre) 37, 54, 56, 63,
338, 359
DON ALVARE 267, 268
DUC DALBE (ou DALVE)
232, 239, 263
DUFRESNE 160, 161, 164,
352
DON RUGGERO 37, 51, 57
EGISTHE 332-334
EGON 31, 48, 101, 103, 139,
276, 339, 357, 375
ELECTRE 331-336
LIE ADRIANSEN 252
RIC (ou RIC VON LHOMOND) 13, 15, 43, 45-49, 54,
58, 59, 60-63, 65-67, 79, 155,
165, 265, 318, 328, 339, 344,
352, 353, 359, 364, 366, 375,
390
FERNANDE 161, 163-168,
170, 172, 173, 176, 177, 283,
285, 303, 340, 352, 357, 488
FRAULEIN 163, 167
FUGGER 213, 218, 232, 233,
402, 403
GABRIELLE 84, 151
GIULIO LOVISI 37, 38, 52,
53, 56, 359
GRIGORI LOEW 59, 60, 62,
155

503

HADRIEN 14, 15, 17, 138,


193-210, 231, 244, 247, 276,
277, 280, 281, 285-287, 289295, 318, 319, 321, 327, 329,
330, 339, 341, 344-346, 353,
354, 358, 360, 361, 363-370,
372-375, 377, 379-381, 383388, 395, 400, 404, 407, 408,
411, 415, 432, 434, 442, 478,
479, 482, 490
HILZONDE 218, 226
HIRSCH (Madame) 156
JEANNE 31, 101, 103, 163,
172, 173, 300n, 357, 486
LAZARE 243, 485
LIGRE HENRI (ou HENRIJUSTE ou le gros LIGRE)
214, 217, 232, 233, 237, 365,
402
LIGRE
HENRI-MAXIMILIEN (ou HENRI-MAXIMILIEN) 214, 215n, 219, 225,
238, 241, 242
LIGRE PHILIBERT (ou PHILIBERT) 228, 232
LINA CHIARI 37, 336, 337,
338
MARCELLA 35, 38, 39, 52,
57, 332, 338, 344, 358, 474
MARIE 38, 157, 158, 165n
MARTHA 211, 217, 218,
219, 220, 228, 352, 353, 480
MASSIMO 37, 39, 57, 58,
337, 343, 353
MATHILDE 126, 178, 180,
181, 264

504

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme scicle

MAUD 357
MICHEL 30, 31, 75, 76, 80,
83-86, 89, 90, 91, 96-98, 103,
129, 151, 152, 154-158, 161,
163-165, 167, 168, 174-177,
285, 300, 301, 303, 330, 340,
347, 348, 352, 357, 371n, 375
MICHEL CHARLES 74, 75,
80, 83, 92-94, 101, 143, 149,
153, 154, 155, 160, 161, 164,
174, 179, 276, 303, 330, 340,
341, 347, 348, 351, 486
MIGUEL 266, 267, 319, 345
MINOTAURE 31, 32, 33, 328
MONIQUE 266
NATHANAL 129, 130,
243-260, 280, 286, 287,
292, 293, 319, 321-324,
358, 363, 365, 368, 369,
373, 375, 376, 383, 411,
413, 415, 420, 421, 427,
436, 442, 484, 485, 486
NOMI 75, 91, 93, 98,
147, 149, 152, 160, 164,
180, 303, 340, 341, 351,
353

138,
289,
345,
370,
412,
434,
101,
179,
352,

OCTAVE 190, 330, 340, 487


ORESTE 332-336
ORESTE MARINUZZI 57
PAUL DE SACY 157, 176
PHDRE 335
PIERRE LE COCQ 239
REINE 160, 161, 164, 180

RMO 177, 178, 303, 330,


340, 342, 347
ROSALIA DI CREDO 57,
336, 337, 343, 344
SARA 245, 345, 485
SIMON ADRIANSEN 214,
217, 218, 226, 228, 233, 234,
235, 365, 402, 403, 423, 481
SOPHIE 46, 54, 58, 59, 60, 61,
62, 63, 65, 66, 67, 130, 165n,
352
THRSE DOLINSAUVE
61, 62
THSE 32, 33, 328, 335
VALENTINE 267
VAN HERZOG 245, 251, 252,
253, 254, 255, 259
VOLKMAR 58, 59, 165n
WIWINE (voir VIVINE) 220,
221
ZNON 17, 190, 212, 213,
215-219, 220-232, 238-245,
260, 265, 274, 277, 280, 284,
285, 287, 289, 290-295, 319,
320, 321, 327, 329, 330, 339,
340, 342, 345, 346, 353, 358,
362, 364, 365, 366, 368, 369,
370, 372, 373, 375, 377, 400,
403, 408, 409, 411, 412, 415,
419, 420, 434, 442, 480, 481,
482, 484

Index

505

C) Noms propres frquemment cits


(en rapport avec lhistoire ou des lieux)

ALLEMAGNE 28, 34, 40-48,


60, 68, 101, 142, 226, 227,
238, 242, 379, 400
AMRIQUE 31, 69, 70, 104,
105, 110, 112, 114, 115, 154,
205, 244, 248, 249, 252, 433,
471
AMSTERDAM 138, 214, 217,
234, 252, 253, 260, 369
ANCIEN RGIME 11, 92,
160, 312, 327
ANGLETERRE 27, 41, 43, 77,
96, 100, 101, 105, 117, 245,
247, 248, 249, 309, 316, 368
ANTIQUIT 8, 13, 20, 21, 30,
127, 176, 187, 192, 229, 292,
326, 327, 331, 382, 386, 389,
411, 416, 417, 423, 431, 432
BALTIQUE 41-44
BELGIQUE 27, 69, 84,
149, 189, 285
BLANC(S) (le, les) 103,
107, 109, 110, 111, 113,
116, 250, 251, 395
BRUGES 214, 216, 220,
223, 224, 238, 260, 272,
289, 420
BRUXELLES 12, 85,
170, 172, 285

119,
105,
114,
221,
288,
161,

COURLANDE 40-42, 339


GLISE 52, 56n, 99, 102,
103, 106n, 119, 145, 149, 157,

158, 168, 173, 176, 177, 178,


179, 182, 183, 215, 219n, 233,
242, 248, 267, 289, 324, 350,
359, 396n, 402, 404, 423
EMPIRE ROMAIN 34, 195,
196, 198, 199, 200, 203, 204,
205, 207n, 209, 244, 277,
289n, 292, 319, 330, 366, 367,
373, 381, 382, 383n, 396
ESPAGNE 219, 232, 236, 243,
248, 267, 385
ETATS-UNIS (USA) 19, 20,
33, 72, 73, 82, 104-107, 110,
112, 114-116, 123, 128, 139,
236n, 279, 356, 366, 433, 439
EUROPE 18, 19, 20, 22, 28,
31, 42, 44, 71, 79, 80, 104,
105, 115, 138, 140-143, 152,
204, 205, 216, 223, 231, 247253, 263, 274, 279, 299, 316,
317, 319, 326, 327, 355, 366,
380, 393, 394, 404, 405, 422,
433, 434, 435, 438, 489, 490
FLANDRE (et FLAMAND)
94, 96, 190, 191, 218, 219,
223, 225, 228, 232, 236, 242,
247, 263, 300, 351n, 385, 401,
489
FRANCE 11, 18, 22, 27, 28,
29, 30, 33, 40, 41, 77n, 78, 81,
82, 83, 87, 90, 91, 96, 98, 100,
101, 102, 119, 121, 123, 142,
149, 156, 159, 188, 189, 211n,
246, 248, 263, 269, 285, 287n,

506

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme scicle

288, 308, 309, 316, 317, 329,


366, 396, 397n

NOIRS (les) 30, 104-116, 249,


250, 251, 394, 395, 398

GRCE 18, 200, 290, 363,


372n, 375, 432, 442, 455

ORIENT 22, 137, 299, 429,


431, 432, 434, 435, 436, 481

HOLLANDE 105, 244, 245,


246, 248

PALESTINE 156, 200, 203,


204, 285, 377
PARIS (et COMMUNE DE
PARIS) 19, 75, 76, 81, 85, 86,
92, 96, 99, 121, 122, 123, 167,
177, 438
PRINCE (le) 194, 195, 200,
202, 203, 205, 206, 208, 327,
330, 354, 384, 395

INDIENS (les) 115, 116, 129,


138, 247, 250, 251
INNSBRCK 212, 216, 219,
241, 481
INQUISITION 215, 216, 225,
236, 239, 242, 267, 268, 289,
328, 440
ITALIE 18, 36, 38, 64, 65,
128, 167, 214, 225, 242, 276,
318, 340, 390
JUIF(S) 46, 59, 70, 135, 155,
156, 203, 204, 214, 252, 350,
402, 408, 471
KRATOVIC 45, 55, 59, 61,
62, 65
LILLE 74, 86, 154, 160, 177
MONDE (NOUVEAU) 19,
22, 104, 105, 138, 247, 248,
251, 253
MONT NOIR 80, 91, 100,
134, 138, 151, 156, 179, 255,
340
MNSTER 69, 212, 214, 215,
226, 227, 228, 235, 396n, 446,
480

RFORME 11, 17, 215, 218,


219, 223, 225, 227, 229, 236,
242, 249, 252, 263, 274, 294,
297, 330, 351, 391
RENAISSANCE
17, 219,
223, 235, 242, 243n, 274, 312,
320, 330, 372, 373, 380, 389,
405, 434
RPUBLIQUE 11, 30, 41, 42,
47, 75, 76, 82, 83, 91, 119,
155, 158, 164, 178, 188, 195,
316
RVOLUTION (franaise de
1789) 140, 312, 313, 316, 327,
421, 423
(russe de 1917) 40, 41, 43, 44,
45, 54, 60, 318
ROME 15, 35, 49, 50, 51, 104,
187, 188, 195, 196, 198, 200n,
203, 205, 207, 248, 249, 267,
268, 319, 327, 332, 359, 377,
379, 382, 383, 384, 385, 440,
473

Index

RUSSIE 41, 60, 72, 73, 392


SECOND EMPIRE 74, 75, 78,
80, 82, 83, 86, 92, 99, 100,
134, 159, 188, 309, 351
SUARLE 162, 163, 177, 264,
276, 303, 350, 487

507

Table des matires


Avant-propos 7
Table des abrviations
Introduction 11

PREMIERE PARTIE :
CHOS DIRECTS DE LHISTOIRE CONTEMPORAINE
Chapitre 1 : vnements politiques 27
I vnements vcus par Marguerite Yourcenar 27
La guerre de 1914-1918 27
La guerre de 1939-1945 31
Lentre-deux-guerres : Denier du rve et Le Coup de grce 35
Situations voques et sources 35
Ralits diffrentes 49
Les tres humains 56
Sens des rcits 63
Anne 1956 69
Allusions diverses aux vnements du temps 70
II vnements immdiatement antrieurs 74
Chapitre 2 : Ralits sociales. La socit au XXme sicle 77
I Le dbut du sicle 77
Transformation des fortunes 77
La bourgeoisie la Belle poque 84
Ralit des classes sociales 85
La vie dans un village du Nord et lvolution des rapports
sociaux 96
II Priode des USA 104
Dfense des opprims 104
Racisme et problme noir 104
Les Indiens 115
Le fminisme 116

510

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

Dfense de la nature 127


La plante en danger 127
Barbarie humaine lgard des animaux 130
Barbarie humaine lgard des hommes 135
III Avant et aprs 1939 139
Culture et civilisation en danger 140
Le progrs et lavenir du monde 144
Chapitre 3 : Les mentalits 147
I La bourgeoisie qua connue Marguerite Yourcenar 147
Richesse et travail 147
Le patrimoine 147
Conscience de supriorit 152
Le travail 154
Antismitisme rcurrent 156
La religion 157
Omniprsence de la religion et ides
socialisantes 157
La famille 159
Le mariage et la famille 159
La femme et la mre 164
ducation des garons et des filles 168
II Les valeurs de base de la bourgeoisie 177
Conservatisme et grande mfiance des ides nouvelles
Respectabilit et souci des apparences 179
La puissance des valeurs religieuses 181

DEUXIEME PARTIE :
DU FACTUEL A LUNIVERSEL
Chapitre 1 : Luniversalit et lhistoire contemporaine 187
I Lhistoire contemporaine, celle de lhomme en gnral 187
Cycles politiques 187
Cycles de la fortune 189
Cycles de la vie 189
Rptition de lhistoire 190
Essence ternelle de lhomme? 191
II Pass : image du prsent 193

177

Table des matires

511

Les Mmoires dHadrien 193


Souci de la paix 195
Souci de lconomie 197
Le pouvoir 199
Principe de ralit 200
Paralllisme avec le XXme sicle 203
La fin de la guerre 203
Un Prince universel 205
Luvre au Noir 210
Daprs Drer et Luvre au Noir: comparaison 211
Luvre au Noir: roman historique 223
La ralit contemporaine 232
Un homme obscur 243
La guerre 247
Lvanglisation 248
Colonialisme et esclavagisme 249
Racisme et antismitisme 251
Socit capitaliste et mercantile 253
Lcologie 255
Lhistoire contemporaine 256
Le Labyrinthe du monde 261
Le Moi et lhistoire 261
Autres uvres 265
Chapitre 2 : Lhistoire contemporaine a-t-elle un intrt
spcifique ? 271
I Prsent et histoire 271
II Lindividu et lhistoire 273
Lhistoire faonne ltre humain 273
Histoire et temps 274
III Lhomme et lhistoire 277
Lhistoire comme guide pour le prsent 277
Le hasard 278
Chapitre 3 : Quexprime Marguerite Yourcenar travers
lhistoire ? 283
I Un tmoignage 283
II Une leon et un modle de libert et de courage 289
III Universalit et spcificit 294

512

Marguerite Yourcenar et lhistoire du XXme sicle

IV Quelle autobiographie ?

300

TROISIEME PARTIE :
MARGUERITE YOURCENAR, ECRIVAIN MODERNE
OU ECRIVAIN DU PASSE ?
Chapitre 1 : uvre classique ou moderne ? 307
I Quest-ce que la modernit ? 308
Essai de dfinition 308
Luvre de Marguerite Yourcenar est-elle moderne ? 316
II La mise en scne de lhistoire 326
Universalit et mythe 326
Le thtre 330
Contrepoint 338
clatement du temps 339
Rupture et liaison. Solitude et incommunicabilit 343
La conscience dmultiplie 346
Conscience ironique et mise distance 349
III Marguerite Yourcenar, crivain contradictoire ? 355
Chapitre 2 : Ides traditionnelles ou modernes ? 359
I Pense philosophique et religieuse de Marguerite Yourcenar 359
La religion et le christianisme 359
La libert individuelle 364
Morale et humanisme 370
II Pense historique 377
Histoire : cole de libert 377
Histoire : dcouverte de la ralit 378
Le grand enseignement de lhistoire 380
Sens de lhistoire 382
III Pense politique et sociale 389
Lengagement 389
Lengagement de lcrivain 389
Laction politique 392
La pense politique 393
volution 393
Conscience des problmes de ltat 395
Le problme du fascisme 397

Table des matires

Le progrs 400
Lconomie 401
Chapitre 3 : Quelle sagesse ?
407
I Prsence du chaos 407
II Comment tre et que faire ? 409
III Composantes de la sagesse de Marguerite Yourcenar 410
La sagesse : but ultime de la philosophie 410
Le progrs selon le bouddhisme 418
Philosophie bouddhiste et pense scientifique 424
IV Une sagesse pour notre temps ? 432

Conclusion

433

Bibliographie
Index

445

495

Table des matires

509

513

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