(Faux Titre No. 310) Yourcenar, Marguerite - Blanchet-Douspis, Mireille-L'Influence de L'histoire Contemporaine Dans L'œuvre de Marguerite Yourcenar-Rodopi (2008)
(Faux Titre No. 310) Yourcenar, Marguerite - Blanchet-Douspis, Mireille-L'Influence de L'histoire Contemporaine Dans L'œuvre de Marguerite Yourcenar-Rodopi (2008)
(Faux Titre No. 310) Yourcenar, Marguerite - Blanchet-Douspis, Mireille-L'Influence de L'histoire Contemporaine Dans L'œuvre de Marguerite Yourcenar-Rodopi (2008)
FAUX TITRE
310
Etudes de langue et littrature franaises
publies sous la direction de
Keith Busby, M.J. Freeman,
Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Linfluence de lhistoire
contemporaine dans luvre
de Marguerite Yourcenar
Mireille Blanchet-Douspis
A Georges
et mes inspiratrices
Avant-propos
Il est des livres quon ne doit pas oser avant davoir dpass
quarante ans : cette ide chre Marguerite Yourcenar, qui figure
dans les Carnets de notes des Mmoires dHadrien, sans doute
pourrais-je lappliquer, en ajoutant une dcennie, mon travail de
recherches. Jai la conviction que je naurais pu le mener bien
lge de trente ans, faute de connaissances et plus encore de maturit,
de rflexion par rapport toutes les donnes qui fondent une
civilisation et sentrecroisent pour former la trame de la vie. Peut-tre
en outre, la rigueur de Marguerite Yourcenar ne maurait-elle pas
inspir la mme sympathie et sa sensibilit la mme motion. Aussi ne
regrett-je pas de navoir entrepris cette thse que tardivement.
Toutefois, cette recherche naurait pu se raliser sans la
contribution de plusieurs personnes. Aux membres du personnel
enseignant et administratif de lInstitut de latin et grec de lUniversit
de Tours qui mont toujours, avec beaucoup de bienveillance et de
dvouement, facilit laccs labondante documentation de la SIEY,
rassemble par Monsieur Poignault, jexprime ma sincre gratitude.
Ce travail a favoris la rencontre damies : Naoko Hiramatsu et Maria
Rosa Chiapparo, qui ma souvent apport une aide prcieuse en me
communiquant des articles et des ouvrages de sa bibliographie
personnelle. A elle aussi, jexprime ma reconnaissance.
Les obligations professionnelles ne mont pas permis de
bnficier, autant que je laurais souhait, des sminaires et des
connaissances yourcenariennes approfondies de Monsieur Jean-Pierre
Castellani. Je le regrette et lui sais gr davoir lu mon travail avec une
grande attention et de mavoir offert, grce ses critiques vigilantes,
la possibilit de corriger maints dtails. En acceptant dtre
rapporteurs lors de la soutenance de ma thse, Madame Claude Benot
et Monsieur Maurice Delcroix ont bien voulu distraire des heures de
leurs propres travaux et me faire bnficier de leur science et de leur
longue frquentation de luvre de Marguerite Yourcenar ; je les en
remercie et leur suis reconnaissante de leurs critiques et conseils
aviss, qui mont aide dans la ralisation dfinitive de ce travail.
Enfin, je tiens remercier tout particulirement mon directeur de
thse, Monsieur Poignault, dont la disponibilit na jamais fait dfaut,
tant pour fournir un long et fastidieux travail de correction que pour
dispenser un conseil judicieux. En lui, jai trouv un professeur digne
Introduction
Par histoire contemporaine, les historiens entendent une
priode bien prcise qui stend de 1789 nos jours. La fin de
lAncien Rgime en France reprsente donc une date charnire,
partir de laquelle une nouvelle classe sociale va accder au pouvoir et
imposer sa matrise et sa conception de lconomie, assurant ainsi le
dveloppement du capitalisme, dun important proltariat ouvrier et
favorisant lavnement de la dmocratie. Les vnements qui
jalonnent le XIXme sicle, de la Restauration la IIIme Rpublique,
marquent de leur empreinte les riches familles de laristocratie
foncire auxquelles appartenait Marguerite Yourcenar. En trouve-t-on
la trace dans son uvre ? Et plus encore, lhistoire du XXme sicle,
qui constitue la trame de sa vie tout entire, tant en ce qui concerne
lvolution des ides que les faits eux-mmes, napparat-elle pas ? La
prsence de lhistoire contemporaine, laquelle de nombreux lecteurs
nont pas pris garde, a t habituellement carte. Les rfrences la
mythologie et aux mythes qui caractrisent les uvres de jeunesse de
Marguerite Yourcenar comme Feux, La Nouvelle Eurydice et la
premire version de Denier du rve puis le choix de lhistoire romaine
dans Mmoires dHadrien, de lpoque de la Rforme dans Luvre
au Noir et des sicles passs dans Le Labyrinthe du monde ont
contribu donner delle limage dun crivain du pass. La rigueur
de son style et son souci dharmoniser la langue et la ralit dun
moment historique lui ont de surcrot valu lpithte dcrivain
classique. Elle-mme na pas rcus ces notions, dclarant au hasard
de la plupart des entretiens que lamour du pass est lamour de la
vie parce que notre vie est beaucoup plus au pass quau prsent1 et
que si on entend par auteur classique, celui qui soigne son style et
refuse lexpression nglige2, il sagit dun jugement positif.
1
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Introduction
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14
rsultent avant tout de son amour pour lui-mme, qui exclut lchange
avec les autres. Narcisse, il est condamn la solitude et la
souffrance. Cependant, le mythe se rvle particulirement fcond
dans le rapport avec lhistoire et la reprsentation littraire de celle-ci.
Prince bien rel, personnage historique, Hadrien revt aussi un
caractre mythique ; derrire limage de lempereur romain, se
profilent les silhouettes de Jupiter, de Promthe, dun Surhomme tel
quen proposent maintes civilisations et lgendes15. Dans son article
intitul Marguerite Yourcenar : le rle du mythe dans la cration
romanesque16, Yves-Alain Favre montre remarquablement comment,
sidentifiant Jupiter Olympien, Hadrien structure son existence
daprs ce modle, sefforant de maintenir sa vie dans le sillage de
lordre olympien et vitant la tentation de la dmesure des Titans17.
Ainsi, le mythe est au cur mme de la cration romanesque, il lui
confre tout son sens et permet une pluralit de lectures.
Grce au mythe, la reprsentation de lhistoire se trouve
singulirement enrichie. Tout dabord, elle gagne en posie grce sa
signification symbolique, voire allgorique. Plus encore, elle revt une
signification ponctuelle et universelle et exprime une philosophie de
lhistoire. Si lon prend lexemple dAngiola Fides tudi par Georgia
H. Shurr dans larticle Narcisse : le mythe cach chez Yourcenar18
et Maria Rosa Chiapparo dans sa thse, Marguerite Yourcenar et la
culture italienne de son temps19, on peroit tout dabord avec
lobscurit de la salle de cinma, une rfrence culturelle la caverne
des ombres platoniciennes. Le mythe de Narcisse voque la fois la
vanit de lillusion, la souffrance de ltre infantile qui se dtruit dans
la contemplation de soi et le ddoublement de la personnalit chre
la psychanalyse. Mais cette dpossession de ltre au profit dune
15
Outre sa thse, Rmy Poignault a analys dans divers articles et notamment dans
Le prince entre mythe et histoire, Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 363 377, la
richesse du personnage dHadrien, la fois homme politique jug par lhistoire et
Prince symbolique.
16
Yves-Alain Favre, Marguerite Yourcenar : le rle du mythe dans la cration
romanesque, Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 189-196.
17
Ibid., 194-195.
18
Georgia H. Shurr, Narcisse : Le mythe cach chez Yourcenar, Roman, histoire et
mythe, op. cit., p. 411-418.
19
Maria Rosa Chiapparo, Marguerite Yourcenar et la culture italienne de son temps
(1920-1940). Thse de doctorat sous la dir. du Prof. J.-L. Backs, Universit de Tours,
2002, 403 p.
Introduction
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Introduction
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souvenirs de ces annes de travail salari41, qui lui laissent tout juste le
loisir dcrire quelques articles. Pourtant, la dizaine dannes qui
stendent de larrive aux tats-Unis la publication de Mmoires
dHadrien ont certainement beaucoup contribu au mrissement de
Marguerite Yourcenar. Pour la premire fois de sa vie, elle prend
concrtement conscience des ralits quotidiennes vcues par la
grande majorit des hommes ; prive des avantages de sa classe
dorigine, elle nest quune Europenne anonyme dans la foule
amricaine. Au contact des milieux intellectuels que lui fait dcouvrir
Grace Frick, elle est initie des problmes auxquels sa sensibilit
personnelle la rendait rceptive mais que la culture franaise
nvoquait pas encore : lcologie, les droits des minorits et elle
commence se familiariser avec des cultures qui, vues dEurope et
soumises au jugement dcadent qui sexprime dans Diagnostic de
lEurope, napparaissaient pas dignes de la mme considration que
la civilisation europenne. Lunivers intellectuel de Marguerite
Yourcenar senrichit de nouveauts inconnues, sans doute
insouponnes parfois ; elle acquiert de la maturit et une
comprhension plus large, certainement affine, de lensemble des
tres vivants. Des aspects que lon pourrait qualifier de plus
modernes sinsinuent ainsi en elle, mais sans parvenir la dtacher
de sa langue et de sa culture dorigine. La plupart des uvres
composes aux tats-Unis ont pour cadre lEurope ; en tmoignent
Mmoires dHadrien, Luvre au Noir, Le Labyrinthe du monde et
mme Un homme obscur qui ont exig des recherches approfondies
dans lhistoire europenne. Ces uvres dpassent assurment le cadre
de lEurope de lAntiquit et dautrefois et entendent exprimer
luniversel ; cependant pour atteindre ce but, cest toujours vers les
civilisations europennes du pass que se tourne Marguerite
Yourcenar. Malgr cela, dans les strates dhistoire passe, viennent se
fondre quelques veines dhistoire contemporaine.
La singularit de Marguerite Yourcenar dans la littrature
franaise se dduit aussi du rapprochement avec dautres auteurs de
son temps. En effet, les crivains qui, comme elle, se sont intresss
lhistoire, lont gnralement mise en scne sous la forme de
lautobiographie et ont essay de dfinir un humanisme pour leur
temps, ne manquent pas. Mais notre travail nayant pas de vises
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Introduction
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Premire partie
Echos directs de
lHistoire contemporaine
Chapitre 1
vnements politiques
Parmi les vnements contemporains voqus par Marguerite
Yourcenar dans son uvre, figurent ceux quelle a elle-mme vcus,
qui apparaissent sous forme de souvenirs assez imprcis, de
tmoignages, de remmorations daprs des informations extrieures
ou de rflexions mries postrieurement aux faits. Il convient aussi
dinclure parmi les vnements contemporains ceux qui sont
immdiatement antrieurs Marguerite Yourcenar et dont lcho se
rpercute dans ses jeunes annes, au travers de la famille.
28
Ibid, p. 1374.
Marguerite Yourcenar, Portrait dune voix, Gallimard, NRF, Paris, 2002, p. 138.
4
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1372-1373
5
Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, Victoire et frustrations (1914-1929), Nouvelle
histoire de la France contemporaine, 12, Seuil, Points-Histoire, Paris, 1990, p. 9-10.
3
vnements politiques
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Il semble normal que les Asiatiques et les Noirs des colonies viennent
mourir la frontire belge pour la dfense de lAlsace-Lorraine9. Aux
soldats en permission, on offre des spectacles et des distractions dune
sottise dgradante, propres maintenir les couches populaires dans
lindigence intellectuelle10. Marguerite Yourcenar montre clairement
limportance des efforts de guerre vhiculs par la propagande. Les
destructions sur les champs de bataille saccompagnent dun climat
malsain, dltre, corrompu parmi les gens de larrire. Au sein de la
bourgeoisie qui constitue lentourage de Michel, transparat dautre
part la rancur contre la lacit et la Rpublique11, presque autant
haes que les Allemands et considres comme largement
responsables des malheurs de la France.
Tel est donc le tableau affligeant que Marguerite Yourcenar
trace rtrospectivement de la France en guerre. Mais nest-il pas
malheureusement le reflet de toute situation de guerre et du
comportement de lespce humaine en gnral ? Marguerite
Yourcenar le laisse entendre lorsque, voquant la raction des gens
lannonce de la dclaration de guerre en 1914, elle crit :
Les gens [] buvaient avidement ces nouvelles, comme ils simbibent
aujourdhui des informations que leur dversent les mdias sur la bombe
atomique ou la pollution dont ils mourront un jour12.
Lhistoire se rpte parmi les hommes qui restent les mmes et dans
Patrocle ou le Destin, le mythe de la guerre de Troie reprsente un
conflit sanglant qui se droule sur un dcor kaki, feldgrau, bleu
horizon et o larmure de lAmazone change(ait) de forme avec les
sicles13. Lvolution, les progrs techniques modifient un peu les
conditions de la guerre mais sur le fond, elle reste la mme. Les
couleurs des uniformes allemands se substituent la teinte des armes
de lAntiquit mais les hommes du XXme sicle se trouvent, comme
ceux de lpoque dHomre, des raisons de se laisser aller la
barbarie.
vnements politiques
31
La guerre de 1939-1945
On aurait pu penser que Marguerite Yourcenar allait consacrer
plusieurs pages lvocation de ce qui fut lun des vnements les
plus marquants du XXme sicle, qui eut lieu alors quelle tait dj
un crivain. Il nen est rien. Quoi ? LEternit, rest inachev, ne va
gure au-del de la premire guerre mondiale et comme lauteur
dclarait quelle navait plus rdiger que quelques dizaines de pages,
on peut lgitimement penser que cet ouvrage largement centr autour
de Michel, aurait pris fin avec la disparition de ce dernier ; au plus,
peut-tre Marguerite Yourcenar aurait-elle rapidement voqu les dix
annes qui scoulent entre le dcs du pre et son propre dpart pour
lAmrique ; en tout cas, la seconde guerre mondiale semble se
rattacher une vieille Europe que Marguerite Yourcenar avait quitte
gographiquement pour toujours. Seule une digression associe
lvocation de Dresde dans lhistoire dEgon et Jeanne14 rappelle
lhorreur inqualifiable du conflit. Cest dans le mythe que lon trouve
peut-tre les rfrences les plus nettes la monte du nazisme, dans
Lna ou le secret15 qui se caractrise par son climat de violence et
de haine extrmes et dans Qui na pas son Minotaure ?16. Rmy
Poignault a analys longuement dans larticle intitul DAriane et
lAventurier Qui na pas son Minotaure ?, ou le mrissement dun
thme17 les transformations que Marguerite Yourcenar a introduites
par rapport la petite pice compose initialement. Alors que dans
Ariane et lAventurier, les victimes changent des considrations
dordre surtout psychologique et moral qui rvlent lambigut de
leurs sentiments par rapport au Minotaure :
Un jeune homme. Je voudrais le voir.
Une jeune fille. Je voudrais laimer.
14
32
vnements politiques
33
Ibid., p. 190.
Ibid., p. 193.
25
Ibid., p. 191 puis p. 203. La mme attitude de soumission passive au tyran, voire de
complicit, apparat dans Lna ou le secret in Feux, p. 1113 1120.
26
Ibid.
24
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vnements politiques
35
36
Ibid., p. 164.
Marguerite Yourcenar, CA, p. 69-70.
38
Ibid., p. 70.
37
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37
38
Dun ct, un btiment indistinct qui cde la place une rflexion sur
le temps, de lautre, une demeure typique, dont la splendeur appartient
dsormais au pass et qui porte les stigmates des ralits conomiques
de lItalie du sud. Ainsi, ce qui tait une espce de dcor de thtre,
fixe, symbolique devient un dcor inscrit dans une ralit bien dfinie,
qui participe de latmosphre gnrale de lpoque mussolinienne.
Des mtaphores gnralisantes cdent la place des comparaisons, par
exemple dans ce passage de 1934 :
Giulio, poussant une porte de cuir, entra dans une modeste glise de quartier
o il sarrtait chaque soir, bar spirituel, la fois fade et sombre, o se
dbitait lalcool de Dieu42,
qui devient :
poussant rvrencieusement une porte de cuir gras, mlleux, doucement
encrass par le passage du temps, Giulio Lovisi entra dans une modeste
glise de quartier o, comme dautres vont au caf ou frquentent les bars, il
venait savourer chaque soir une faible goutte de lalcool de Dieu43.
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42
cette poque font des mules dans ces provinces sous la tutelle du tzar.
Des partis nationalistes tendance dmocratique voient le jour ainsi
que des mouvements qui rassemblent surtout la jeunesse mais tous,
il manque la pratique du gouvernement de ltat. LAllemagne tente
donc dapporter son appui aux barons baltes, ses hommes de
confiance, avec ce qui reste de son arme poste dans les rgions de la
Baltique mais larmistice de 1918 prvoyant son retrait de ces
provinces, elle doit bientt se contenter de troupes de volontaires.
Face la dtermination des troupes bolcheviques, les tout nouveaux
rgimes politiques baltes ne rsistent pas longtemps. Le gouvernement
de la Rpublique de Lettonie, laquelle appartiennent les provinces de
Livonie et Courlande, se replie devant les Rouges jusqu Libau (sur
la cte de la Courlande) et si le gouvernement estonien russit se
maintenir Reval, par contre Riga tombe aux mains des bolcheviques.
Ernst von Salomon48 rsume ainsi la situation : A la volont sans
quivoque des bolchevistes sopposait un enchevtrement dopinions
et daspirations qui semblaient donner raison leur thorie de la
complte putrfaction de lEurope49. Le prsident du conseil letton
Ulmanis ne contrlait pratiquement plus rien dans ltat ; la
bourgeoisie lettonne, mfiante lgard de ses tendances socialistes,
voulait avant tout se perptuer dans sa spcificit tandis que certains
officiers de lancienne arme tsariste restaient solidaires des Russes
blancs, eux-mmes trs diviss. Do ce constat dErnst von
Salomon :
Tous ces groupes, Libau, se combattaient avec acharnement, chacun tait
lennemi de lautre et ltat-major allemand, dsormais sous les ordres du
48
Ernst von Salomon avait seize ans la fin de la guerre, lorsque fut ferme lEcole
impriale des Cadets de Berlin, o il recevait sa formation dofficier. Dsorient et
rvolt par cette dcision du gouvernement provisoire social-dmocrate qui le privait
de lavenir escompt, il sengagea dans les corps-francs o il participa toutes les
oprations importantes. Ces troupes de choc taient encourages et protges par le
ministre socialiste de la dfense, Noske, qui en avait besoin pour lutter contre les
spartakistes et les insurrections qui clataient dans la plupart des grandes villes
allemandes. Emprisonn aprs lassassinat du ministre Rathenau, E. von Salomon
dcouvre la littrature. La publication des Rprouvs en 1930 Berlin (1931 Paris)
lui vaut le succs. Trs tt en dsaccord avec Hitler et le national-socialisme, il se
consacre lcriture et rdige lhistoire des corps-francs, sefforant de montrer ce qui
fait la singularit de ce moment de lhistoire de lAllemagne qui va de 1918 1924.
49
Ernst von Salomon, Histoire proche, Essai sur lesprit corps-franc, Ed. du PorteGlaive, Paris, 1987, p. 50.
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43
50
51
Ibid., p. 51.
Ibid., p. 52.
44
Ibid., p. 68-69.
Ibid., p. 72.
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45
Ernst von Salomon, Les Rprouvs, trad. de lallemand par Andre Vaillant et Jean
Kuckenburg, Paris, Plon, Feux croiss, 1951, p. 70.
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60
Dans les articles : Personnage, espace et temps dans le roman historique de
Marguerite Yourcenar : Denier du rve in Roman, histoire et mythe dans luvre de
Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 103 110 et Luniversel et le singulier
dans Denier du rve et Rendre Csar de Marguerite Yourcenar in Luniversalit
dans luvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, tome 2, p. 279 287,
Jean-Pierre Castellani note labsence de Mussolini qui nest quune ralit mythique,
le Dictateur, bien que les dtails caractristiques de lpoque ne manquent pas. Outre
le fait que le mythe a perdu de son omniprsence en 1959, on distingue des lments
de la ralit sous le rgime de Mussolini ds DR de 1934 ainsi que lexpose Maria
Rosa Chiapparo, op. cit., chapitre 5-1, Actualit et histoire dans DR, p. 290 et sq.
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La maison de Dieu lui est ouverte, elle lui offre un havre de paix et de
consolation ponctuelle avant de retrouver les soucis domestiques. Il
sy abandonne un moment sans quil lui vienne jamais lesprit de se
demander si cela a du sens.
Sil avait t sincre, Giulio Lovisi aurait donc convenu quil tait vain de
prier. Et cependant, les minces cierges de cire qui se consumaient devant lui,
sous lil fixe dune Madone, ntaient pas inutiles : dans cette existence
aussi tristement borne que le sont presque toutes les autres, ils servaient
maintenir la fiction dune esprance69,
54
russit, est seul et dj us. Quant la mre Dida, qui fait preuve
dune nergie et dune combativit peu communes, dans les moments
de solitude et dinaction, elle est envahie par la pense de sa mort
prochaine. Dautre part, le fascisme apparat invincible, tout acte
individuel dirig contre lui est vou lchec et il nexiste pas de
force susceptible dopposer une rsistance suffisante. Enfin,
lpigraphe de Montaigne vient opportunment rappeler
linsignifiance de la vie humaine.
Le Coup de grce nest publi que cinq ans aprs Denier du
rve et le moment de lhistoire dans lequel sinscrit ce nouveau roman
ne diffre pas trs profondment du contexte italien. Cependant, on ne
relve que bien peu de ressemblances entre ces deux textes. Faut-il
voir chez Marguerite Yourcenar une rapide volution de sa conception
artistique et de sa maturit littraire au cours de la dcennie ? Elle
avoue elle-mme que Denier du rve a t compos un moment o
elle sintressait beaucoup lexploitation du mythe alors que Le
Coup de grce appartiendrait plutt lpoque ultrieure, o lhistoire
passe au premier plan. En tout cas, on a nettement affaire une sorte
de tragdie dans laquelle les tensions qui lient les personnages
prparent au dnouement fatal. Tout dabord, laction se situe un
moment de guerre civile, de rvolution, o lancien monde sachve.
ric Von Lhomond prsente ainsi son engagement militaire aux cts
de laristocratie balte :
Que restait-il dautre un garon dont le pre stait fait tuer devant
Verdun, en ne lui laissant pour tout hritage quune croix de fer, un titre
bon tout au plus se faire pouser dune Amricaine, des dettes, et une
mre demi folle [] ?71
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celui quelle voulait liminer. Mme les personnages qui tentent dagir
dans Denier du rve semblent engags dans un processus de fuite.
Jeanine S. Alesch juge que tous les personnages de Denier du rve
sont alins sauf Clment Roux, Massimo et Carlo Stevo74 ; cette
opinion, discutable en ce qui concerne Massimo qui, bien que
conscient et lucide, nen est pas moins un pantin manipul par le
pouvoir et aussi Carlo Stevo, intellectuel en marge de la ralit, a le
mrite dinsister sur une constante de Denier du rve. Marguerite
Yourcenar cre une srie de portraits-types dont le point commun
rside dans une fuite en avant, hors de soi, dans un monde qui
dsarticule les individus pour mieux les dominer.
Dans Le Coup de grce, latmosphre tragique se concentre
autour dun nombre rduit de personnages qui prsentent une relle
complexit psychologique. Tandis que Sophie incarne la seule
hrone, dont la personnalit nest pas toujours trs facile cerner,
ric est prsent par rapport dautres hommes jeunes, dont la
psychologie et les choix divergent. Bien sr, il y a en premier lieu
Conrad, presque le frre, lami pour qui ric prouve des sentiments
teints dhomosexualit et quil protge ; sitt quil laperoit en
arrivant Kratovic, il remarque sa beaut, sa grce un peu fragiles :
Il avait gard une innocence denfant, une douceur de jeune fille75.
Cette vocation des retrouvailles merveilles nest pas dnue dune
discrte posie, la manire de Racine quand Nron se remmore
limage de Junie et les sentiments unissant les deux jeunes gens
outrepassent sans doute lamiti : Dans cet imbroglio balte,... je ne
mtais somme toute engag que pour lui ; il fut bientt clair quil ne
sy attardait que pour moi76. La personnalit un peu androgyne de
Conrad va accentuer par contraste la virilit dric qui accomplit son
devoir de soldat avec une froide dtermination (le temprament rsolu
de Sophie se trouve aussi affirm par contraste avec son frre). A
linverse, la scheresse brutale et borne de Volkmar qui nest au fond
quun opportuniste, qui obit des ordres sans tats dme, rehausse
la complexit et lambigut dric. Quelques jours aprs son arrive,
74
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59
Ibid., p. 123.
Ibid., p. 138.
79
Ibid., p. 140.
80
Ibid., p. 141.
78
60
Ibid., p. 150.
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dclare ric pour qui elle nest pas seulement autre en tant que femme
mais aussi autre parce quen rupture avec sa classe dorigine. Aussi,
lorsquelle quitte Kratovic aprs un ultime change avec ric, nagitelle pas sur un coup de tte ; sans doute le dpit a-t-il sa part dans sa
dcision de rejoindre les troupes bolcheviques et de se rallier au
combat de Grigori Lw mais elle avait dj longuement rflchi
cette dcision. Ce jugement de Patricia de Feyter :
la vritable rvolte, puisquelle sengage, est Sophie : elle oppose la vie,
son devenir vritable au nihilisme odieux dric. Cest elle, en effet, que
lon voit voluer, tandis que lon retrouve ric quarante ans, comme
ptrifi dans une espce de dure jeunesse, toujours au service de son
pseudo-idalisme infantile, opportuniste et militariste86,
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peu, la guerre civile lui fait partager le destin dune femme du peuple.
Cela ne peut que lui faire prendre conscience trs concrtement de
lexploitation de lhomme par lhomme et laider se sentir beaucoup
plus proche des paysans de son pays rvolts contre les barons et le
colonisateur allemand. Il est donc parfaitement logique qu un
moment, la rvolte contre son statut de femme opprime et
doublement opprime par ric lamne rejoindre les ennemis de sa
classe dorigine. Le dpit nest que la circonstance accidentelle qui
fixe le moment de la dsertion. Par son courage, sa rsolution, Sophie
met un terme son destin de victime aline et sans cesse humilie
pour devenir une femme digne, libre de ses choix. Rien dtonnant
ce quen fin de compte, ric trane le poids de ses souvenirs tandis que
Sophie sest depuis longtemps affranchie dune vie sans issue mais
laquelle elle a su donner un sens. Belle figure romanesque, elle
tmoigne en plus de la connaissance intelligente que sa cratrice a de
lhistoire contemporaine. Ltude des personnages plus encore que ce
qui prcde montre quen dpit dune proccupation commune : les
premiers signes et les premires ralits du fascisme dans lentredeux-guerres, les deux romans des annes 30 sont caractristiques
dune volution sensible de Marguerite Yourcenar. Tandis que Denier
du rve appartient encore en 1934 au cycle duvres dinspiration
mythique, Le Coup de grce sen affranchit nettement et annonce dj
les grands ouvrages de la maturit : les Mmoires dHadrien et
Luvre au Noir .
Sens des rcits
Denier du rve sinscrit dans la ralit contemporaine de
lItalie fasciste. A laide du denier qui circule sans pour autant crer
de contacts et rapprocher les gens, lauteur reprsente une socit
morcele, o chacun vit pour soi, enferm dans ses soucis. On assiste
au naufrage des rapports sociaux ; le fascisme na pas de peine
contrler les individus, il ne rencontre en face aucune vritable
rsistance organise. Mais mme les rapports affectifs sont dtruits.
Que reste-t-il de la famille chez la mre Dida ? Elle na pas de mots
assez durs pour maudire ses feignants denfants et ne ressent
dattachement pour aucun de ses proches en qui elle voit surtout des
ennemis potentiels. Angiola, indiffrente tout ce qui nest pas ellemme, ne montre gure plus dhumanit ; et que dire de lamour, qui
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Anne 1956
Aprs son installation en Amrique, Marguerite Yourcenar na
plus choisi lhistoire de son temps comme cadre de ses romans. On ne
trouve plus que des commentaires suscits par certaines ralits
contemporaines dans les entretiens, la correspondance et Souvenirs
pieux. En effet, dans la premire partie de Souvenirs pieux intitule
laccouchement, aprs avoir voqu le dcs de sa mre, Marguerite
Yourcenar se projette cinquante-trois ans plus tard, en 1956, lanne
o elle a effectu une visite en Belgique et sest recueillie sur le
tombeau de ses anctres96. Aprs un arrt Mnster quelle trouve
bien peu accueillante et dont elle sloigne rapidement, elle sjourne
La Haye o la presse se fait lcho des vnements dAlgrie, de Suez,
de Budapest ; elle entend au sujet de ces drames, des rflexions
opposes mais tout aussi stupides les unes que les autres et qui
saccompagnent de comportements aberrants. Cela fait natre chez elle
un sombre pessimisme quelle exprime en ces termes :
La brutalit, lavidit, lindiffrence aux maux dautrui, la folie et la btise
rgnaient plus que jamais sur le monde, multiplies par la prolifration de
lespce humaine, et munies pour la premire fois des outils de la
destruction finale. La prsente crise se rsoudrait peut-tre aprs navoir
svi que pour un nombre limit dtres humains ; dautres viendraient,
chacune aggrave par les squelles des crises prcdentes : linvitable a
dj commenc97.
96
97
70
98
Marguerite Yourcenar, Lettres ses amis et quelques autres, Gallimard, Folio,
1995, lettre du 20 juillet 1972, p. 502.
99
Ibid., p. 557.
vnements politiques
71
et lorsque, deux ans plus tard, cette amie italienne lui demande
lautorisation de traduire pour une revue sa lettre en relatant ses
impressions de Lningrad, Yourcenar fait part de son malaise ; dune
part, dit-elle, cette lettre avait un caractre strictement personnel et
ntait pas destine une publication autre que posthume ; dautre
part, il nexiste chez elle nulle hostilit anticommuniste ou antirusse et
elle na pas la moindre intention de renforcer par son tmoignage les
prjugs anticommunistes bien ancrs dans lopinion publique102. Ce
100
Ibid., p. 216.
Ibid., p. 217-218.
102
Ibid., p. 280.
101
72
Ibid., p. 218.
Ibid., p. 617.
105
Ibid., p. 433.
106
Ibid., p. 515.
107
Ibid., p. 533.
104
vnements politiques
73
108
109
74
vnements politiques
75
quaprs tout il faut bien loger dune manire ou dune autre les travailleurs
des filatures, et que les bailleurs de capitaux nentrent en jeu quassurs de
profits substantiels113.
76
Chapitre 2
Ralits sociales
La socit au XXme sicle
Si assez rapidement dans sa carrire dcrivain, Marguerite
Yourcenar prend le parti dviter les sujets historiques de son temps
dont larrire-plan politique risque dentraner trop dinterprtations
errones de son uvre, en revanche, elle ne cesse dvoquer des
ralits sociales avec une prcision qui montre la finesse de ses
analyses de la socit contemporaine.
I Le dbut du sicle
A travers luvre de Marguerite Yourcenar, on dcouvre un
tableau que lon pourrait qualifier dexhaustif de la socit franaise
jusque dans les annes 30.
Transformation des fortunes
La fin du XIXme sicle et le dbut du XXme sicle
reprsentent une priode de mutation conomique pour la bourgeoisie.
Bien que le XIXme sicle rvle une volution rapide de la richesse
et que la proprit soit de plus en plus frquemment de nature
industrielle, la proprit foncire reste encore lune des marques
essentielles du rapport de domination. Les notables se dfinissent,
crit lhistorien Christophe Charle, par
la dtention des principaux moyens de production, notamment la terre, mais
aussi, partir des annes 1830, les nouvelles usines et fabriques fondes sur
les techniques industrielles importes dAngleterre1,
78
2
3
Ibid, p. 90.
Ibid, p. 98.
Ralits sociales
79
Cette espce dge dor de la proprit foncire est sans doute plus
illusoire que relle mais tout au long du XIXme sicle, elle peut
encore apparatre comme une source de richesse essentielle. Les
transformations qui sont luvre nont pas encore port atteinte au
statut des grands notables de la bourgeoisie rurale.
Nous voyons toutefois dans les familles que lauteur met en
scne le contrecoup des changements qui samorcent. Dans Alexis ou
le Trait du vain combat, le personnage narrateur sattarde ds les
premires lignes sur la pauvret de sa famille :
nous tions trs pauvres. Il y a quelque chose de pathtique dans la gne des
vieilles familles, o lon semble ne continuer vivre que par fidlit4.
80
Dune part, dans un premier temps, les enfants de M. Arthur, dont les
biens seront aux mains de rgisseurs passent du rang de grand
propritaire terrien celui de rentier7, ce qui introduit des hommes
daffaires intermdiaires ; dautre part, il ne faudra attendre quun
quart de sicle avant que la situation conomique ne subisse des
bouleversements majeurs. Aussi Marguerite Yourcenar peut-elle dire
de sa mre que : sa jolie fortune ntait pas le sac que recherchaient
les pouseurs professionnels8 ; en plus, elle ne disposait daucune
relation familiale facilitant laccs au monde des affaires, coloniales
par exemple. Elle reprsentait donc un parti peu avantageux lore
du XXme sicle, une jeune fille la richesse dj corne et peu
prometteuse pour lavenir. De cette fortune, Marguerite Yourcenar
nhritera pas lintgralit car, mal place et mal gre par son demifrre, elle perd encore de la valeur loccasion des rpercussions en
Europe de la crise amricaine de 19299. Entre-temps, Michel est
victime de la spculation et des transactions douteuses de deux
hommes daffaires assez louches. Il avait en effet dcid peu de temps
avant la guerre de placer lui-mme la plus grande partie des sommes
provenant de la vente du Mont Noir10 et il nen reoit gure de
dividendes. Engag dans ce quil appelle une sale histoire, il doit
faire appel labb Lemire pour sortir dembarras. Finalement, il vite
la catastrophe mais sen tire perte11.
Pourtant, la vie de Michel Charles sous le Second Empire
semble fonde sur la stabilit financire. Aux revenus fonciers,
sajoute lextraordinaire rentabilit des placements dans limmobilier ;
en effet, les logements ouvriers qui se construisent Roubaix afin
dassurer un minimum de salubrit aux conditions de vie des
proltaires donnent aussi loccasion aux actionnaires et investisseurs
de raliser de fructueuses affaires. Ils russissent ainsi concilier
6
Ralits sociales
81
82
Ralits sociales
83
Il a suffi dun demi-sicle pour que les richesses aient, sinon chang
de mains, du moins dorigines et que les puissants dhier aient perdu
leur prestige et leur pouvoir sils ne staient pas reconvertis temps.
En mme temps que Michel Charles, disparat un type de socit
fonde sur la possession de la terre, que Michel na certainement pas
tent de dfendre mais que de toute faon, il aurait vu sombrer assez
rapidement.
Il existe au XIXme sicle un moyen de faire fortune que
Marguerite Yourcenar nvoque jamais car il nintressait pas sa
famille, traditionaliste, peu incline laventure et plutt porte vers le
service de ltat (mme si celui-ci nest pas tout fait conforme aux
aspirations de la famille) : cest lacquisition de richesses dans les
colonies. Si lon sen tient ce que Dominique Lejeune dclare de
ceux quattirent les colonies : On est tent daller se faire rapidement
18
19
Ibid., p. 240.
Ibid., p. 240.
84
20
21
Ralits sociales
85
expertes, dcrochent souvent des prix, et surtout pas une de ces soires
claires par des lustres et embellies par la prsence de croupiers...22.
22
86
Les proltaires des villes sont souvent trs mal logs ; frquemment,
ils ne disposent que dune seule pice, sans le moindre confort.
Lexigut et linsalubrit seront signales par les observateurs de tous
bords politiques, bien conscients que de telles conditions matrielles
favorisent les pidmies. Les travaux entrepris Paris sous le Second
Empire ne concernent que les beaux quartiers et les pauvres se voient
repousss vers la priphrie car le prix des logements citadins est
beaucoup trop lev pour les revenus des ouvriers qui sont rduits
sentasser dans les taudis. Lhistorien Andr Gueslin voque plusieurs
enqutes menes dans les grandes villes ; ainsi, Nancy, en 1911,
trouve-t-on le cas dun mnage de 7 enfants qui dispose dun
logement de 25 mtres carrs, compos de deux pices, sans eau
potable lintrieur. Commentant les exemples, Andr Gueslin
conclut :
Il sagit ici de logements dans les vieux quartiers des centres des villes.
Souvent, les pauvres nont mme pas les moyens dy accder. Alors, trs
souvent, au XIXme sicle, on les trouve en priphrie, dans les faubourgs,
24
25
Ralits sociales
87
aux limites de la ville, o ils vivent dans des baraques en planches sans
confort, sans gout, sans fosse daisance, dans des lieux parfois
inondables26.
et on peut mme trouver pire dans les grandes villes. Sachant quau
XIXme sicle, la France est encore essentiellement un pays rural et
que lindustrie naissante, qui ne dispose pas de multiples machines
perfectionnes comme de nos jours, emploie une main-duvre
nombreuse, il apparat clairement quune grande partie de la
population franaise vit dans des conditions de grande prcarit
conomique. Lvocation de la misre du proltariat des rgions
minires par Marguerite Yourcenar napporte rien de plus que les
romans de Zola ou Dickens, pourrait-on dire, mais on sent chez elle la
volont de ne rien taire de ce que fut lenvers de lexistence cossue,
douillette, bien-pensante de ses anctres et un sentiment de rvolte
devant une injustice si criante se dgage de cette peinture dpourvue
de misrabilisme.
La situation des ouvriers ne diffre pas sensiblement de celle
des domestiques dans les entreprises du dbut du XIXme sicle (et
mme beaucoup plus tard dans les petites entreprises caractre
familial). Louvrier est log par le patron, il mange la mme table, le
lieu o seffectue le travail est en mme temps le domicile de
lemployeur. Aussi,
quelle que soit la taille de lentreprise, les patrons estiment quils sont chez
eux dans leur usine : elle ne constitue pas un espace public, mais leur
domaine priv. Ils refusent donc trs longtemps linspection du travail,
quils ressentent comme une violation de domicile. Quils parlent de leur
26
Andr Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXme sicle,
Aubier, Paris, 1998, p. 62.
27
Ibid., p. 63.
88
28
Philippe Aris et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie prive, De la Premire
Guerre mondiale nos jours, t. 5, Seuil, Points-histoire, Paris, 1999, p. 41.
29
Ibid., t. 5, p. 42
Ralits sociales
89
Ibid., t. 5, p. 20.
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, le
XIXme sicle, t. 4, Perrin-tempus, Paris, 2002, p. 487.
32
Ibid., p. 511.
31
90
forms sous leurs doigts ; il est vrai aussi quil leur arrive dy laisser
leurs yeux33. Puis il est question du refus de Michel que lenfant soit
allaite par une nourrice :
L aussi, les sordides agglomrations rurales du Nord de la France lont
instruit : il sindigne quune fille pauvre choisisse de se faire couvrir par un
amant de passage, souvent de connivence avec sa propre mre, dans lespoir
de coiffer dans dix ou onze mois le bonnet enrubann des nourrices et de
trouver chez les riches une bonne place quelle gardera peut-tre des annes,
si, plus tard, de nourrice elle est promue bonne denfants34,
cela aprs avoir abandonn son propre enfant, bien sr. Il est de
tradition dans les familles riches davoir recours une nourrice pour
les nourrissons ; cependant, elles nexistent pas seulement pour les
classes privilgies. Au XIXme sicle, les enfants abandonns taient
trs nombreux et il fallait bien pourvoir leur alimentation. Aussi les
paysannes disposes lever ces malheureux allaient-elles les
chercher dans les hospices ou dans les bureaux spcialiss mais bien
souvent ces petits pauvres taient chtifs et ils rapportaient peu la
nourrice, si bien que le taux de mortalit tait lev parmi eux. Bien
diffrent tait le sort de lenfant et de la nourrice dans les grandes
familles bourgeoises. Tout dabord, on sassurait de la bonne sant de
la future nourrice, de la qualit de son lait et de sa moralit puis elle
venait habiter dans la maison de la famille. Pour une jeune femme
pauvre, les avantages taient inesprs mme si le statut de la nourrice
restait celui dune parfaite subalterne, laquelle on imposait dabord
le sacrifice de son propre enfant :
La nourrice est avant tout un corps, bien trait, mais domestiqu. Comme
elle constitue pour ses patrons un signe extrieur de richesse, elle est
toujours coquettement attife. A la maison, elle est choye ; ses gages sont
levs, elle reoit beaucoup de cadeaux. Elle dort dans la chambre de
lenfant, non pas dans une mansarde comme les autres domestiques. On lui
impose une propret rigoureuse, mais elle mange ce qui lui plat, et ne
travaille gure35,
Ralits sociales
91
pas dire dune esclave. Mais les dernires dcennies du XIXme sicle
vont mettre mal le statut de la nourrice pour plusieurs raisons
quvoque lhistorienne :
La sensibilit dmocratique, qui grandit en France sous la IIIe rpublique,
dnonce sa condition comme scandaleuse, et lassimile celle de la
prostitue36.
Ibid., p. 417.
Ibid., p. 418.
92
38
39
Ralits sociales
93
94
Ralits sociales
95
96
Ibid., p. 308.
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1193.
50
Ibid., p. 1194.
49
Ralits sociales
97
Ibid., p. 1194.
98
Ralits sociales
99
Ibid., p. 60.
Ibid., p. 56.
55
Ibid., p. 58.
56
Ibid., p. 132.
54
100
57
Encyclopedia Universalis, E.U. France, Paris, volume 20, septime publication, mai
1979, p. 1700.
58
Ibid., p. 1700.
59
Christophe Charle, op. cit., p. 84.
Ralits sociales
101
Ibid., p. 84.
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 247.
62
Ibid., p. 246.
63
Ibid., p. 256.
64
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1252.
61
102
Ralits sociales
103
Ibid., p. 131.
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1398.
70
Ibid., p. 1258.
69
104
Ralits sociales
105
74
Ibid., p. 10.
Ibid., p. 11.
76
Ibid., p. 14.
77
Ibid., p. 29.
75
106
Ralits sociales
107
Ibid., p. 30.
Claude Fohlen, Les Noirs aux Etats-Unis, PUF, Que sais-je ?, Paris, 1999, p. 82.
108
82
Ibid., p. 89.
Ralits sociales
109
Ibid., p. 91.
110
Ibid., p. 101.
Ibid., p. 103. Lincident a lieu Montgomery o M. L. King exerce ses fonctions
vangliques.
85
Ralits sociales
111
Ibid., p. 105.
112
Ibid., p. 109.
Ibid., p. 110.
89
Marguerite Yourcenar, FP, prface, p. 28.
88
Ralits sociales
113
114
Ibid., p. 113.
Marguerite Yourcenar, PV, p. 311 328.
93
Ibid., p. 314.
92
Ralits sociales
115
94
Francesca Counihan, Accueillir lAutre dans son altrit : les traductions
amricaines de Marguerite Yourcenar, MY, Ecritures de lAutre, op. cit., p. 117
126.
116
Ralits sociales
117
118
o
Libres de circulation et dallure, ces femmes par ailleurs aptres de la
famille et de la maison refusent le destin conjugal traditionnel et se
comparent leurs frres combattants de lEmpire. Les slums sont leur
Afrique et leurs Indes98.
98
99
Ibid., p. 544.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 272.
Ralits sociales
119
120
Trs combatives,
102
Ibid., p. 491.
Ibid., p. 550.
104
Ibid., p. 549.
105
Ibid., p. 592.
103
Ralits sociales
121
106
Ibid., p. 592.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 34.
108
Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 148.
107
122
109
Ibid., t. 4, p. 302.
Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar. Linvention dune vie, FolioGallimard, Paris, 1990, p. 165-166.
111
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 472.
110
Ralits sociales
123
112
113
124
Ibid., p. 310.
Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), op. cit., p. 648-649.
116
Ibid., p. 650.
115
Ralits sociales
125
126
Ralits sociales
127
Dfense de la nature
La plante en danger
Le combat cologique, la dfense de la nature ont mobilis
Marguerite Yourcenar pendant plusieurs dcennies. Alors quelle sest
toujours refuse publier une littrature engage (au sens o on
lentendait au XXme sicle), elle na pas hsit prendre
vigoureusement position contre la destruction du milieu naturel opre
par la civilisation actuelle. Cette dnonciation incessante des abus
perptrs lencontre de la nature apparat dabord dans les entretiens
et les lettres. Rpondant Claude Servan-Schreiber en 1980119, elle
dclare quelle a toujours aim la nature mais que vers 1955, elle a
compris quelle tait menace et que de ce fait les hommes aussi
ltaient. Tout au long du chapitre intitul Un crivain dans le sicle
(Les Yeux ouverts), Marguerite Yourcenar expose les multiples sujets
dinquitude lis la dgradation du milieu naturel : pluies acides,
pollution des rivires et des mers par les dchets de lindustrie,
lvation de la temprature de leau, disparition despces animales en
grand nombre, dchets nuclaires, herbicides et pesticides, mares
noires, destruction de la stratosphre, etc120. Sajoutent cela la
dmesure des villes, la surpopulation dans le monde qui requirent
une surexploitation de la terre, une surconsommation deau. Tout cela
constitue un engrenage dont on ne sort pas et la misre svit partout.
Marguerite Yourcenar voit se profiler lpuisement des ressources
naturelles, une pollution de trs longue dure que la plante aura
beaucoup de difficults surmonter et les risques de guerre. Sa vision
de lavenir est donc empreinte dun profond pessimisme li sa
conception de ltre humain car selon elle, la dmesure de lhomme, le
besoin de dominer et dexploiter la nature ne datent pas du XXme
sicle. On retrouve cette tendance universelle ds lAntiquit121 mais
pendant plusieurs sicles, la nature est parvenue se reconstituer et
effacer les dommages subis. Aujourdhui, limportance de
lindustrialisation, les dveloppements techniques, lusage immodr
de la chimie et le gaspillage inconsidr propre la socit de
119
Ibid., p. 284.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 280-281.
121
Ibid., p. 283.
120
128
Une lettre Jean Chalon du 29 mars 1974 in Marguerite Yourcenar, L, op. cit., p.
543 550, rassemble et rsume trs clairement les multiples causes du pessimisme de
Marguerite Yourcenar par rapport lavenir.
Il faut aussi mentionner lallocution de Qubec du 30 septembre 1987 intitule Le
droit la qualit de lenvironnement : un droit en devenir, un droit dfinir. Lors de
cette Vme confrence internationale de droit constitutionnel, Marguerite Yourcenar
reprend peu de temps avant sa mort tous les thmes quelle na cess de dvelopper au
fil des annes.
123
Marguerite Yourcenar, SP, p. 763.
124
Marguerite Yourcenar, AN, p. 1036
Ralits sociales
129
car cest en effet au gnie de lhomme que lon doit tant dinventions
remarquables quil se rvle incapable de rserver au bien de
lhumanit.
Dans Un homme obscur, les proccupations cologiques de
Marguerite Yourcenar transparaissent nettement et quelquefois avec
un accent qui rappelle Jean-Jacques Rousseau. Dans lle amricaine
utopique du dbut de luvre, surgit un univers encore ltat de
nature, pargn par la civilisation. On y rencontre quelques Indiens
tout simples, qui se contentent de prlever sur la nature ce quil leur
faut pour assurer lentretien de leur vie et aussi un monde animal
encore prserv. Il existe une sorte de reconnaissance muette, de
sympathie instinctive, de pacte de bienveillance mutuelle entre
Nathanal, la flore et la faune qui cxistent dans ce petit coin de terre
quasi inconnu des hommes, indemne de souillures et de pollution ;
cest une espce de petit paradis, o lhomme na pas attent
lquilibre naturel et o la nature, dans sa bont primitive, prodigue
chaque tre ce dont il a besoin. La vision idyllique dune nature bonne
et gnreuse dans laquelle lhomme non socialis ignore le mal fait
penser au Discours sur lorigine de lingalit. Il semble que le
dveloppement de la civilisation a priv ltre humain de ses racines
profondes et lui a fait perdre la conscience de ses origines. Cest dans
une autre le, vritable paradis des oiseaux, en pleine mer du Nord,
lcart des hommes que, quelques annes plus tard, Nathanal achve
ses jours. Dans les ultimes rflexions de Nathanal, ses derniers
125
126
130
127
128
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131
129
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133
136
Marguerite Yourcenar, TGS, Qui sait si lme des btes va en bas ?, EM, p. 375.
134
137
Ralits sociales
135
Dans son entretien avec Matthieu Galey, elle se montre plus explicite
et elle tablit nettement la filiation entre la dportation des Juifs, les
massacres du Vietnam et linhumanit lgard des btes :
Je me dis souvent que si nous navions pas accept, depuis des gnrations,
de voir touffer les animaux dans des wagons bestiaux, ou sy briser les
141
136
Ralits sociales
137
Marguerite Yourcenar, TGS, XII. Cette facilit sinistre de mourir, EM, p. 377378.
146
Ibid., p. 377.
138
Ralits sociales
139
150
140
Ralits sociales
141
142
Ralits sociales
143
Ibid., lettre adresse Jean Guhenno, le 7 mars 1978 (p. 768 770), avec qui elle
partage une vritable thique de la cration littraire.
162
Marguerite Yourcenar, AN, p. 1029.
144
Ralits sociales
145
165
Ibid., p. 285.
Chapitre 3
Les mentalits
Les ouvrages qui composent la trilogie Le Labyrinthe du
monde constituent un remarquable tmoignage sur la mentalit de la
classe dominante laquelle Marguerite Yourcenar appartenait par sa
naissance. Lanalyse lucide, critique, souvent teinte dironie que le
recul temporel et spatial lui a permis de raliser rvle les prjugs, les
contradictions, ltat desprit de la haute bourgeoisie du dbut du
XXme sicle et de la fin du sicle prcdent.
148
fantaisie. Bien que les femmes de la bourgeoisie naient pas leur place
dans le monde du travail, Christophe Charle explique quen fait, elles
jouent un rle primordial :
Les femmes dans ces milieux jouent un rle essentiel pour la mise en uvre
de ce mode de vie. [] les femmes bourgeoises du Nord ou dailleurs ont
en charge toute la vie prive, la reproduction biologique de la famille et sa
prennit spirituelle, linculcation des manires et de lthique du milieu aux
hritiers. Dans les groupes patronaux les plus imprgns de religion, les
pouses dirigent les activits charitables, compensation indispensable
labsence de politique sociale au sens moderne, et animent les initiatives
culturelles et religieuses en direction des ouvriers2.
Les mentalits
149
Ibid., p. 142. Voir aussi Georges Duby et Michelle Perrot, op. cit., p. 428-429 o
Yvonne Kniebiehler dveloppe assez longuement cette forme dexaltation de la
famille et de la reproduction qui caractrise la sphre fminine, dans la haute
bourgeoisie, du Nord en particulier.
5
Marguerite Yourcenar, AN, p. 1057.
6
Marguerite Yourcenar, SP, p. 786.
150
Les mentalits
151
10
152
11
Les mentalits
153
154
Le travail
Les ides que lon entretient au sujet du travail sont aussi trs
reprsentatives de la mentalit de la haute bourgeoisie. Dans ses
entretiens avec Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar assimile
aisment travail salari et servitude17. La ncessit de travailler ne
sest jamais impose Marguerite Yourcenar sauf pendant une dure
limite dans les premires annes de son sjour en Amrique. Ce fut
pour elle une exprience douloureuse dont elle a retenu laspect
contraignant, le manque dintrt, lamputation de son temps libre
consacr la culture et les restrictions la libert que ses privilges
sociaux lui avaient octroye jusqu lge de 40 ans. Cette exprience
personnelle du travail rmunr explique fort bien quelle le tienne en
pitre estime et quelle ny voie pas les conditions idales de
lpanouissement fminin, mais rares sont celles que la naissance dote
de tant datouts. Il ne fait gure de doute que travailler en
loccurrence soccuper de la gestion de ses biens et proprits comme
son pre lavait fait avant lui apparaissait Michel comme une
insupportable entrave et une somme de dsagrments fuir. On
dcouvre aussi le regard port sur certaines professions dans ce
milieu, pour lequel il en existe dinsuffisamment respectables. Ainsi,
voquant son grand-pre, Marguerite Yourcenar crit :
Il nest pas question que le jeune docteur quatre boules blanches ouvre un
cabinet davocat. Les professions librales, si prises dans une certaine
bourgeoisie, sont considres comme infrieures par cette famille qui
naccepte pour but la vie que la gestion de son bien ou le service de ltat.
En dpit de lEnrichissez-vous de Guizot, [] les affaires et lindustrie
sont places encore quelques chelons plus bas18.
Les mentalits
155
Encore si Michel avait pass par lune des grandes coles ! Le pre sen veut
de ne pas avoir dirig son fils vers Saint-Cyr ou vers Saumur. Un officier,
gnral un jour, mme aux ordres de la Gueuse, serait la rigueur
acceptable, mais tout en lui se rvolte lide de Michel entr dans le
rang19.
19
20
Ibid., p. 1103.
Ibid., p. 1159.
156
Ibid., p. 1160.
Marguerite Yourcenar, QE, p. 1337.
Les mentalits
157
cet homme hors de soi faisait siennes les insultes dun Drumont ou des
antidreyfusards quil honnissait dans sa jeunesse, tout comme un passant
saisi de fureur ramasse dans la boue un couteau23,
Ibid., p. 1175-1176.
158
24
Ibid., p. 1215.
Les mentalits
159
La famille
Le mariage et la famille
Proposant une dfinition de la famille bourgeoise du XIXme
sicle, Michelle Perrot crit :
Rseau de personnes et ensemble de biens, la famille est un nom, un sang,
un patrimoine matriel et symbolique, hrit et transmis. La famille, cest un
flux propritaire qui, dabord, dpend de la loi25.
Telle est bien limage quen donne Marguerite Yourcenar qui intitule
le deuxime chapitre de la premire partie d Archives du Nord, le
rseau. Quelle voque la famille maternelle ou celle de son pre,
dans les deux cas, sexpriment le souci des alliances, la ncessit
dentretenir des liens de solidarit et, plus que tout peut-tre, de
prserver ou daccrotre le patrimoine. Celui-ci, que rgit en France le
Code civil, prvoit normalement lgalit des hritiers, hommes et
femmes. La consquence en est que les partages successoraux ont
tendance morceler les hritages et dvelopper la petite proprit,
do, dans certains cas, laffaiblissement de la fortune initiale. Mais la
bourgeoisie aise veille aussi en pallier les inconvnients, grce
une habile gestion. Ainsi,
Au milieu du Second Empire, les immeubles urbains fournissent 18% des
revenus, et les exploitations agricoles, 41%, contre seulement 5,9% pour les
placements mobiliers. Mais, dans la seconde moiti du XIXme sicle,
lattrait pour ces derniers ne cesse de grandir, stimul par le dveloppement
des socits anonymes, le changement des stratgies bancaires et les
spculations [] Les obligations se substituent la rente foncire26.
160
Reine pense comme le pre Grandet que la vie est une affaire et la
fortune de Nomi Dufresne la place au rang dpouse souhaitable pour
Michel Charles ; les prjugs nobiliaires dAncien Rgime sont
relgus au second plan : comme lcrit Marguerite Yourcenar, par le
temps qui court, il faut asseoir solidement sa fortune. Face Reine, le
pre de Michel Charles dfend une autre opinion :
27
Les mentalits
161
Pour Charles Augustin, marier son fils avec une hritire dont la
fortune est dorigine douteuse quivaudrait une msalliance. Les
deux poux ne conoivent pas le mariage tout fait de la mme
faon ; il nen reste pas moins quil doit se faire entre familles
honorables et de fortune approprie et quen consquence, les gots et
affinits des jeunes gens occupent peu de place.
Quand il conviendra dtablir Michel et de lamener se
ranger, une fois sa jeunesse turbulente passe, Michel Charles lui
proposera un parti. Il ne restera qu sceller lalliance. Evoquant
Fernande, Marguerite Yourcenar a recours au mme lexique des
affaires :
En province, la famille de C* de M* avait tout naturellement tenu sa place
parmi ce quil y avait de mieux. Ici, ce nom fort ancien, mais assez oubli,
tait peu prs sans valeur marchande la foire aux mariages29.
Ibid., p. 1047.
Marguerite Yourcenar, SP, p. 909.
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32
33
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34
35
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165
36
Ibid., p. 742.
Ibid., p. 919.
38
Ce schma se vrifie dans la vie de Marie (Quoi ? Lternit) pour qui lrotisme
nest envisageable que chez les femmes publiques (p. 1218) et Eric (Le Coup de
grce) imagine Sophie marie Volkmar, tenant son rle de matresse de maison et
de mre de famille (p. 123).
37
166
39
Les mentalits
167
Certes, ces voyages navaient rien de commun avec ceux des grandes
voyageuses comme Alexandra David-Nel ou Jane Dieulafoy45 et elle
ne sillustre dans aucun secteur dactivits sociales mais sans doute se
rapproche-t-elle de ces femmes aspirant une vie personnelle et
lmancipation qui tentent une vritable sortie hors de leurs
espaces et de leurs rles46, affirmant ainsi leur libert. Sil tait
permis dextrapoler et de laisser libre cours limagination, on
pourrait mme se demander si Fernande ne se sentait pas quelques
affinits avec les fministes modres de son milieu social et si en
se mariant, elle nacceptait pas, faute de mieux, de se conformer aux
usages et de devenir, son tour, la traditionnelle mre de famille.
Autrement dit, quand Marguerite Yourcenar crit que Michel la
concde Fernande, peut-tre Fernande agit-elle plus par
concession la reprsentation quelle se fait du mariage que par dsir
denfant. Cet ensemble de malentendus ns dune alination de soi et
de la soumission aux bonnes murs pourrait expliquer la rserve de
Marguerite Yourcenar par rapport sa mre, qui a tant fait couler
42
168
Les mentalits
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Les mentalits
171
172
Les enqutes conduites par les historiens sur lhistoire des femmes et
du corps fminin confirment tout fait ce que Marguerite Yourcenar
rvle de la vie de ses anctres ; mme les questions quelle se pose au
sujet de la nature prcise de lamiti qui lie Fernande et Jeanne au
pensionnat religieux Bruxelles sont voques par Yvonne
Knibiehler.
Linternat reprsentait dans la vie des jeunes filles un moment
de libert par rapport ltroite surveillance familiale et loccasion
davoir sa vie affective personnelle, affranchie du cadre fix par la
famille. Cest ainsi que
Beaucoup dadolescentes dcouvraient au pensionnat la joie des
compagnes, la fraternit au fminin. Il ntait pas rare que deux curs
juvniles se lient dune amiti passionne, deviennent insparables,
changent des serments, des portraits, des cheveux tisss ou tresss, des
anneaux, des bracelets, symboles dternelle affection. Dans les couvents
55
56
Les mentalits
173
57
Ibid., p. 425.
Philippe Aris et Georges Duby (dir.), op. cit., t. 4, p. 546.
59
Ibid., p. 115.
58
174
60
61
Ibid., p. 116.
Marguerite Yourcenar, PV, p. 267 : entretien avec Bernard Pivot, septembre 1979.
Les mentalits
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179
180
Il est vrai que la richesse de Nomi que Reine convoitait pour son fils
est bien rcente par rapport celles de ces vieilles familles tablies
depuis des gnrations. Cette fortune, sans doute de mauvais aloi,
provient en tout cas dun milieu (comme le dit Marguerite
Yourcenar) o il ne faut pas remonter loin dans la gnalogie pour
trouver des manants.
Que Marguerite Yourcenar nous prsente sa famille paternelle
ou sa famille maternelle, on remarque dans les deux cas quil sagit
dune espce de clan. Reine prside son repas du dimanche o sont
invits tous les parents. Un rituel tout semblable a lieu chez Mathilde
et Arthur. Larrivisme social et mondain nexiste pas ou
pratiquement pas, dit Marguerite Yourcenar mais
les relations familiales sont ce qui compte le plus. Chaque oncle, grandoncle, beau-frre, demi-frre, cousin issu de germain est quelquun quon
connat, frquente et honore au degr exact que prescrit le lien de parent,
tout comme un jour on sendeuillera pour lui dans de justes limites, pas plus
et pas moins. En prsence dun dfaut quelconque dun membre du groupe,
dune maladie qui jetterait des doutes sur la sant de ses proches, empchant
ainsi des mariages, dune indlicatesse ou dun vice, la raction commune
est de sen taire ou de nier, si le silence et la dngation sont possibles ; sil
69
Les mentalits
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182
72
Ibid., p. 784.
Les mentalits
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74
Deuxime partie
Du factuel luniversel
Chapitre 1
Luniversalit et lhistoire contemporaine
On constate que lhistoire contemporaine nest pas absente de
luvre de Marguerite Yourcenar, mme si, comme elle le souligne,
elle nen fait pas son sujet de prdilection car le recul manque pour
voquer des vnements encore rcents et les passions ne sont pas
toujours retombes. Mais il est vident que lhistoire du XIXme
sicle et du dbut du XXme sicle constitue la trame du Labyrinthe
du monde. Dautre part, ses entretiens et ses lettres montrent une
femme qui sintresse aux vnements de son temps et qui suit
lvolution de la socit. Bien quaprs 1940, elle se soit beaucoup
plonge dans lhistoire des sicles antrieurs, sa tendance constante
penser en termes duniversalit ne conduit-elle pas superposer
presque toujours pass et prsent ? Nous examinerons dabord dans
quelle mesure lhistoire contemporaine nest au fond que lhistoire des
hommes en gnral puis dans un second temps, nous nous
demanderons si lhistoire du pass ne nous renvoie pas une image du
prsent et si symboliquement lhistoire actuelle ne se dessine pas en
filigrane dans les vnements des sicles loigns.
188
189
Cycles de la fortune
Lhistoire montre quau cours des sicles, progressivement,
les situations de fortune se modifient sensiblement. Marguerite
Yourcenar insiste sur cet aspect propos des deux branches de sa
famille. Au XVIIIme sicle, lascension de la bourgeoisie, parallle
au dclin de la noblesse, restreint de plus en plus les diffrences de
richesses entre ces deux classes sociales. Puis lessor de lindustrie, du
commerce et de la banque relgue larrire-plan les revenus
provenant de la terre. Les puissants seigneurs de jadis se retrouvent
dclasss sils nont pas eu lintelligence de sadapter aux temps
nouveaux et dans le Nord de la France ou la Belgique, lexploitation
de la houille inaugure une nouvelle re de prosprit :
Cest lemploi de la houille, de plus en plus commun partir du XVIIIe
sicle, qui a transform peu peu les fabriques encore demi artisanales en
grande industrie. Soyons srs que les premiers des gens de lignage qui
dcouvrirent sous leurs idylliques, mais peu productifs, champs et pturages
la richesse houillre en prouvrent le mme plaisir que le fermier du Texas
ou le prince arabe qui savrent de nos jours possesseurs dun puits de
ptrole1.
190
Ibid., p. 878.
Marguerite Yourcenar, AN, p. 973.
191
Ibid., p. 983.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 246.
192
193
194
195
Ibid., p. 156.
Les recherches de Rmy Poignault ont rvl de lgres inexactitudes dans ce
passage des Mmoires dHadrien. En effet, du temps dHadrien, le Snat est
dsormais soumis et la puissance tribunicienne de lempereur fait lobjet dun
renouvellement automatique tous les ans.
12
Marguerite Yourcenar, MH, p. 321.
11
196
13
14
Ibid., p. 339
Ibid., p. 341
197
Ibid., p. 472
Rmy Poignault, LAntiquit dans luvre de Marguerite Yourcenar, littrature,
mythe et histoire, 2 tomes, Bruxelles, Latomus, 1995, crit que la recherche de la paix
par Hadrien est atteste par les documents (p. 789) et il prcise quHadrien a favoris
une politique dEtats-clients et de consolidation des frontires plutt que de conqutes
(p. 796).
16
198
199
Ibid., p. 378
Ibid., p. 380
200
Rmy Poignault, op. cit., dfinit Hadrien comme un citoyen du monde, p. 843 et
sq. et dans larticle LEmpire romain figure de luniversel dans Mmoires
dHadrien in LUniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar, t. 2, Tours,
SIEY, 1995, il insiste sur le fait que le rle de Rome doit consister dvelopper les
valeurs de lhellnisme dans lEmpire, p. 215-216. Hadrien est conscient quil faut
tenir compte des particularismes locaux mais tout cela doit sintgrer dans un vaste
projet commun, qui se fixe des valeurs universelles, empruntes la Grce. La Pax
Romana, cest la paix dans un monde rgi par lhumanisme de la Grce que Rome a
fait sien.
201
21
202
Bien loin dtre un chef dtat ordinaire, Hadrien est une figure
exceptionnelle et la plupart du temps, les hommes sont gouverns par
des chefs dtat mdiocres, voire irresponsables. Dans ces mauvaises
priodes, apparat lintrt dune excellente organisation
administrative. Elle permet de neutraliser, au moins dattnuer, les
effets des inconsquences du chef suprme et elle reprsente une
permanence de ltat qui pallie les insuffisances du moment. Hadrien
sait que des institutions saines et solides rsistent assez longtemps, il
24
203
204
205
Cette ralit dun monde du XXme sicle largement domin par lOccident fait
cho cette phrase dHadrien : Ce sjour en Bretagne me fit envisager lhypothse
dun tat centr sur lOccident, dun monde atlantique (MH, p. 393).
29
Marguerite Yourcenar, YO, p. 247.
30
On peut rapprocher ces ides de Marguerite Yourcenar des thories politiques du
grand homme, hros ou gnie, capable de raliser ce quaucun homme ordinaire ne
peut faire. Cela est ambigu puisquon trouve aussi bien les hommes illustres voqus
par Plutarque que les meneurs fabriqus de toutes pices par des idologies diverses :
messianisme millnariste, sauveurs de tout genre et dictateurs sanguinaires des
rgimes totalitaires. Pour Marguerite Yourcenar, le grand homme est celui qui
runit la perfection intellectuelle et morale ; il reprsente lhomme -le seul- qui il
faudrait confier les responsabilits de ltat.
206
207
208
209
34
210
38
Ibid., p. 375
Marguerite Yourcenar, PV, p. 301
40
Marguerite Yourcenar, ON, note de lauteur, p. 837
39
211
212
213
Ibid., p. 31
Marguerite Yourcenar, Le Changeur dor, EM, p. 1673.
46
Marguerite Yourcenar, Drer, p. 26-27 et 38
47
Ibid., p. 47
45
214
`
Dans Luvre au Noir, Marguerite Yourcenar rend plus sensible que
dans Daprs Drer la juxtaposition au XVIme sicle des forces du
pass encore moyengeuses qui se manifestent dans les guerres
dItalie et lidal chevaleresque dHenri-Maximilien et des forces de
lavenir incarnes dans le capitalisme naissant.
En comparant Luvre au Noir et Daprs Drer, on
remarque
immdiatement
que
Marguerite
Yourcenar
a
considrablement amplifi la reprsentation du mouvement
anabaptiste, quelle dsigne sous les termes daile gauche du
protestantisme. Elle tente de crer une image vivante, convaincante
de ce que fut lpope tragique de Mnster. Elle rend presque palpable
la folie dun groupe dillumins en haillons, fascins par un
manipulateur dmoniaque, dont larme des princes na pas de peine
supprimer jusqu la moindre trace. Mais la deuxime partie de
Luvre au Noir intitule La Vie immobile, dont laction se
droule principalement au couvent des Cordeliers de Bruges, constitue
aussi une nouveaut complte par rapport Daprs Drer et atteste
que la religion sous ses diffrents aspects occupe une place plus
importante dans Luvre au Noir. La rencontre du prieur des
Cordeliers par Znon donne loccasion de nombreux entretiens au
cours desquels les deux hommes font part de leurs sentiments
profonds sur les questions religieuses et les implications politiques. Le
prieur fait confidence Znon de certains cas de conscience :
48
49
215
50
Ibid., p. 712
Marguerite Yourcenar, Drer, p. 62 (Znon Henri-Maximilien) et p. 80 (Znon
Bartholomm Campanus)
52
Marguerite Yourcenar, ON, p. 727
51
216
53
Ibid., p. 644
Marguerite Yourcenar, YO, p. 252. Marguerite Yourcenar, PV, p. 61-62 et p. 94
96. Patrick de Rosbo, Entretiens radiophoniques avec Marguerite Yourcenar, op. cit.,
p. 127-128.
55
Marguerite Yourcenar, ON, p. 653 et 655
54
217
Les mains de Znon, anodines, sur lesquelles jouent les reflets des
flammes se mtamorphosent en emblmes de lalchimie et du
temprament de feu et de passion de Znon. Dautre part, au lieu
denvisager simplement leur finalit en termes simples, cette nouvelle
version suggre son univers dalchimiste, familier du mystre, des
spculations infinies sur les liens qui unissent la matire et lesprit.
Dans Daprs Drer, Marguerite Yourcenar informe que Simon
Adriansen, armateur dAmsterdam, commenait vieillir tandis que
dans Luvre au Noir, elle adopte un point de vue beaucoup plus
subjectif et mtaphorique en rapport avec la vie du personnage :
Simon Adriansen vieillissait. Il sen apercevait moins la fatigue qu une
sorte de croissante srnit. Il en tait de lui comme dun pilote devenu dur
doreille qui nentend plus que confusment le bruit de la tempte, mais
continue jauger avec la mme habilet le pouvoir des courants, des mares
et des vents57.
218
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61
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64
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223
224
Ibid., p. 840
Marguerite Yourcenar, ON, p. 593
71
Ibid., p. 592
70
225
226
74
Ibid., p. 586
Ibid., p. 603
76
Ibid., p. 604
75
227
228
78
229
230
83
84
231
La libert de penser de Znon, lhabitude acquise de juger par soimme, de ne pas tre de ce fait soumis aux influences les plus
contradictoires et de pouvoir opposer un non ce quil sait tre faux
ou du moins incertain remet en cause lordre unanimement accept, ce
qui est intolrable.
A plusieurs reprises, Marguerite Yourcenar a prcis dans
quelles circonstances elle a compos Luvre au Noir, insistant sur ce
qui sparait cette uvre des Mmoires dHadrien. A Matthieu Galey,
elle explique quentre Hadrien qui sefforce de recomposer une terre
stabilise aprs des annes de guerre et Znon qui voit progresser
lintolrance et la barbarie, il y a malheureusement quinze ans de
notre exprience nous et elle ajoute :
cest durant la trs mauvaise anne 1956 que je me suis remise ce projet.
Rappelez-vous : Suez, Budapest, lAlgrie... Jai senti quel point il
devenait facile dvoquer ce dsordre, ces rideaux de fer du XVIe sicle
entre lEurope catholique et lEurope protestante, et le drame de ceux qui
nappartenaient aucune des deux et fuyaient de lune lautre86.
85
Ibid., p. 789-790
Marguerite Yourcenar, YO, p. 166. Commentant ces remarques des Yeux ouverts,
Maria Cavazzuti, Znon et le prieur des cordeliers face lHistoire : lcriture dune
86
232
renaissance dsabuse in Roman, mythe et histoire, op. cit., p. 121 131, insiste sur
les analogies entre lpoque de Znon et la fin du XXme sicle : Lhomme,
dpossd de ses anciennes certitudes, gar dans un univers inconnu et hostile, erre
la recherche dun nouvel quilibre, dune nouvelle synthse (p. 122). Lre moderne
que Znon voit poindre a maintenant atteint son plein dveloppement et elle se rvle
aujourdhui extrmement problmatique, porteuse dinquitudes plus que despoirs.
Aussi la fiction du XVIme sicle nous concerne-t-elle directement.
87
Marguerite Yourcenar, ON, p. 621-622
233
234
Il semble bien que Simon Adriansen soit habit par cette thique ; il
naccumule pas largent pour lui bien au contraire, il mne une vie
simple, mme plutt austre mais pour la gloire de Dieu car sa foi
est sincre, la diffrence des imposteurs et profiteurs qui lentourent.
Au moment de quitter Amsterdam, il renonce sans hsitation ses
biens mais, prcise Marguerite Yourcenar, il se proposait
dabandonner, ou plutt de vendre (car pourquoi gaspiller sans fruit un
bien qui appartient Dieu ?) sa maison et ses possessions
d'Amsterdam92. Simon incarne lanabaptiste qui prouve une foi
sincre et se donne tout entier ses tches terrestres destines servir
Dieu. Il reprsente larchtype du puritain que le sens du devoir
religieux transforme en remarquable capitaliste. Il lui arrive
malencontreusement de se laisser garer par dhabiles manipulateurs
car il y eut ce genre dindividus aussi lors des troubles religieux du
XVIme sicle.
90
Ibid., p. 255
Ibid., p. 285
92
Marguerite Yourcenar, ON, p. 605
91
235
236
93
Dans les Yeux ouverts, Marguerite Yourcenar analyse assez longuement cette
notion de secte. Partant de faits contemporains qui se sont produits aux USA, elle
remarque : Plus la situation devient accablante, et comme dshumanise, plus les
gens recherchent des issues de cet ordre. Evidemment, une socit parfaitement libre
naurait pas de sectes, ni de fanatiques. Seulement on na jamais vu pareille socit
(p.180). Et un peu plus loin, elle ajoute : La secte devient pour lanormal un milieu
qui laccueille et le soutient, quil sagisse de drogue ou de magie (p. 181). Seul un
sentiment de bonheur, de paix, dquilibre peut neutraliser linfluence des sectes au
sein desquelles se rfugient des gens psychologiquement fragiles.
237
238
95
Ibid., p. 564
Ibid., p. 774
97
Ibid., p. 775
96
239
Cette situation o un homme influent peut tre amen faire taire ses
propres opinions parce quil appartient un pays sous tutelle trangre
rappelle la situation des colonies ou des tats satellites du bloc
communiste. Les intrts politiques de la puissance dominante
lemportent sur toute autre considration et la vie dun homme savant
98
Ibid., p. 774
Ibid., p. 669
100
Ibid., p. 804
99
240
ft-il utile lhumanit tout entire ne pse pas bien lourd, sil
sagit de faire un exemple et de maintenir les foules en tat de
servitude. Savant visionnaire, en avance de plusieurs sicles sur son
temps, Znon est profondment seul et abandonn de tous et
finalement, mme incompris de la plupart des petites gens auxquels il
tente de rendre service, cest encore deux quil se sent le plus proche.
Ce statut de lintellectuel na pas chang aujourdhui. Il est admis,
voire cajol, par les puissants du monde sil met son talent leur
service, sil sert de faire valoir mais savise-t-il de fronder, de
dvelopper des ides irrvrencieuses et rellement dangereuses ?
Aussitt, le silence se fait autour de lui, aucun diteur ne prend le
risque de le publier sachant davance que louvrage dun personnage
qui nest pas mdiatique est une mauvaise affaire commerciale. A ct
de la dure censure politique des dictatures, il existe dans les
dmocraties daujourdhui, une espce de censure inavoue exerce
par les mdia, qui isole lintellectuel trop audacieux et sapparente
une interdiction de parole. Finalement, bien que trs diffrents des
gens simples, les individus tels que Znon se heurtent au pouvoir en
place si bien quils se retrouvent plutt du ct des exploits que des
puissants du monde.
La question primordiale que recle Luvre au Noir, pour
deux raisons au moins, est celle du progrs. Lorsquon observe la
multitude de superpositions possibles entre le XVIme et le XXme
sicles, on se demande invitablement si lhumanit progresse ou si
elle ne recommence pas imperturbablement les mmes erreurs, au
nom des mmes prjugs et de la mme sottise. Dautre part, la
question du progrs est inscrite au cur de luvre mme et Znon la
fait sienne. Elle apparat plusieurs reprises dans lexercice de la
mdecine, quand il mesure les limites de son pouvoir dhomme qui
tente de sauver dautres hommes de la mort, mais le moment o elle
lassaille avec le plus dacuit, cest lorsque dans sa prison, il se
remmore le souvenir suivant :
dans sa jeunesse, il avait vendu lmir Nourreddin sa recette de feu liquide
dont on stait servi en Alger dans un combat naval, et quon avait peut-tre
continu utiliser depuis. Lacte en lui-mme tait banal : tout artificier en
et fait autant. Cette invention qui avait brl des centaines dhommes avait
mme paru une avance dans lart de la guerre [...] nanmoins il tait lui
241
Ibid., p. 787
Ibid., p. 654
103
Ibid., p. 655
102
242
243
244
lorsquil majore ses prix, il perd ses clients. Dans la version dfinitive,
Un homme obscur, Nathanal exerce toujours le mtier dimprimeur
mais en tant quouvrier, non plus employeur et lanabaptisme apparat
sous une forme nettement amplifie dans Luvre au Noir. On peut
considrer que Marguerite Yourcenar ne retient que lide du lieu, de
lpoque et la silhouette gnrale de son personnage, lorsquelle cre
Un homme obscur. Aprs avoir manifest une certaine prdilection
pour les priodes de crise lEmpire provisoirement stabilis au IIme
sicle dans les Mmoires dHadrien, le XVIme sicle pour Luvre
au Noir, limmdiat aprs-guerre dans Le Coup de grce et la monte
du fascisme dans Denier du rve elle situe Un homme obscur dans la
Hollande du XVIIme sicle, pays capitaliste prospre, o la socit
repose sur des bases solides. Marguerite Yourcenar reprsente alors la
vie dun modeste ouvrier, dun tre tout simple et anonyme, au cours
dune priode stable. On remarque donc demble que Nathanal
diffre profondment dHadrien et Znon. Marguerite Yourcenar le
souligne dans un entretien accord au printemps 1987, Shusha
Guppy ; tandis quHadrien et Znon taient des hommes
suprieurement intelligents, capables de matriser leur destin,
Nathanal, homme humble et presque inculte, atteint trs tt de la
tuberculose, subit le sien comme une chose contre laquelle il est vain
de se rvolter. Marguerite Yourcenar prcise que dans Un homme
obscur,
La question est celle-ci : jusquo peut-on aller sans accepter aucune
culture ? La rponse est que Nathanal peut aller trs loin, par lucidit
desprit et humilit de cur, grce la lucidit de lesprit et lhumilit du
cur105.
245
246
247
La guerre
Elle occupait dj une place considrable dans les Mmoires
dHadrien et tait lune des grandes proccupations dHadrien ; au
XVIme sicle, elle embrase plusieurs rgions de lEurope et il ne se
prsente pas dhommes de la stature dHadrien pour stabiliser le
monde et rtablir la paix. Mais cette impression de folie collective, de
rage de dtruire saccentue sans doute encore dans Un homme obscur.
Au XVIIme sicle, le Nouveau Monde est convoit tant par les
Franais que les Anglais et cela entrane des massacres systmatiques.
Le capitaine du navire anglais aperoit-il une grande croix au milieu
dun campement quil fait ouvrir le feu car il sait quil sagit de
Jsuites franais venus vangliser les sauvages du Canada. Or
lAngleterre veut acqurir cette portion de territoire et tout est bon y
compris les prtextes religieux pour anantir de prtendus ennemis,
fussent-ils pacifiques. Mais les ressortissants anglais de la petite le o
choue Nathanal ont eu subir des attaques franaises et les Indiens
aussi se livrent des guerres cruelles. Ayant dcouvert par hasard les
murs des Indiens et la sauvagerie des Europens exacerbe par la
perspective de possder des terres nouvelles, o ils peuvent appliquer
la loi du plus fort, Nathanal constate que tout ce que les hommes ont
crit fourmille de rcits de guerres :
Il eut corriger un Csar, bientt suivi dun Tacite, mais ces guerres et ces
assassinats princiers lui semblaient faire partie de cet amas dit glorieux
dagitations inutiles qui jamais ne cessent et dont jamais personne ne prend
la peine de stonner. Avant-hier, Jules Csar ; hier, en Flandre, Farnse ou
don Juan dAutriche, aujourdhui Wallenstein ou Gustave-Adolphe108.
Les sicles ont beau passer, songe Nathanal, seuls les noms
des chefs militaires ou des princes changent. Les murs des hommes
restent exactement les mmes et jamais ne cessent les tueries et les
exterminations pour un bout de pays, tel point que personne na
lide de juger cela monstrueux et que les hommes sy rsignent
comme sil sagissait de cataclysmes naturels. Poursuivant ses
sombres mditations, Nathanal se dit que lhistoire ne fait que
rabcher et quau fond, ce quil a vu sur les ctes amricaines ne
constitue quune imitation des agissements des troupes de Csar. Et si
108
Ibid., p. 968
248
Ibid., p. 969
Ibid., p. 968
111
Ibid., p. 953
110
249
Ibid., p. 949
250
Ibid., p. 950
251
des indignes est ambigu. Elle caractrise aussi bien un tre primitif,
inculte, vivant dans lignorance, se contentant de satisfaire ses besoins
immdiats et heureux car incapable de concevoir un monde meilleur et
de prendre en main son destin quun homme rellement gnreux,
bienveillant car indemne du dsir daccumuler de largent et des biens,
du besoin de dominer et dasservir ses semblables et de lambition de
matriser la nature pour en extraire des richesses. Le bon sauvage peut
tre un homme sage, qui sait vivre en harmonie avec son milieu
naturel et qui na pas t contamin par la folie des capitalistes
europens. Si lon admet au contraire que lEurope est porteuse de
civilisation et de progrs et que lhumanit ne peut aller de lavant
sans les valeurs daction et de comptition qui caractrisent la socit
capitaliste, alors les Noirs et les Indiens deviennent effectivement de
pauvres hres, infrieurs, auxquels les Blancs apportent la civilisation
et dont ils ne doivent pas hsiter secouer linertie et la torpeur
naturelles. Peut-tre lauteur de Diagnostic de lEurope aurait-elle
tranch en faveur de la seconde hypothse mais lacadmicienne qui
crit Un homme obscur stigmatise le comportement de ceux qui ont
rduit leurs semblables en esclavage.
Racisme et antismitisme
Le racisme dont Nathanal dcouvre des manifestations en
abordant au Nouveau Monde est bien prsent aussi sur le vieux
continent, dans tous les milieux sociaux. La prtendue curiosit
scientifique de Monsieur Van Herzog et de ses amis ne sintresse
qu lextraordinaire ; Les faits simples ne lintressaient gure ; il
fallait que le nouveau ou ltonnant sen mlt114, constate avec
regret Nathanal. La vrit apparat ces messieurs trop simple et
banale, ils prfrent croire lexistence dhommes fabuleux,
forcment diffrents des hommes blancs et ils ragissent de la mme
faon quand il sagit de botanique ; au lieu dcouter le tmoignage de
quelquun qui a observ les faits et les rapporte sans fioritures, ils
prfrent suivre leur imagination et peupler le Nouveau Monde dtres
et de plantes fantaisistes. Ils satisfont leurs rves dexotisme et
privilgient des particularits souvent cres de toutes pices au lieu
de reconnatre simplement et objectivement luniversalit de la nature,
114
Ibid., p. 998
252
Ibid., p. 1006
253
Ibid., p. 994
Ibid., p. 995
254
Ibid., p. 995-996
Ibid., p. 1017
255
Ibid., p. 1039
256
Ibid., p. 1039
Franoise Bonali-Fiquet, Yourcenar et la dfense de lenvironnement travers les
Entretiens in Marguerite Yourcenar essayiste, Tours, SIEY, 2000, p. 245 254.
Dans cet article, Franoise Bonali-Fiquet cite les multiples engagements de
Marguerite Yourcenar en faveur de lcologie, partir des annes 60-70. Ses
Entretiens tmoignent de son intrt pour la dfense de la nature, de mme que sa
correspondance avec des proches ou dautres gens ; enfin dans plusieurs Essais, elle
stigmatise la brutalit des hommes lgard de toute forme de vie (animale en
particulier) (voir le chapitre : Ralits sociales).
122
257
258
124
Ibid., p. 1037
259
Ibid., p. 1041
Maria Jos Vazquez de Parga, Une destine universelle : Nathanal in
Luniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 2, p. 289 300,
conclut ainsi son article : Il ne ressent ni la douleur ni le drangement, ce quil sent
est un appel qui le fait courir sa destine, au lieu o il se couche pour attendre
paisiblement la mort. Il ferme les yeux tout, devient terre avec la terre. Il le fait
comme un rite, comme une conviction, comme ce qui est le plus naturel. Il entend un
cri intrieur qui le presse la recherche dun lieu prcis et confortable de la terre.
Comme tout malade il veut se coucher et dormir. Il a une fatigue ternelle et cherche
un repos ternel. Il retourne son essence cosmique (p. 300). On ne peut mieux
analyser la fin de Nathanal.
C. Frederick Farrell, Jr et Edith R. Farrell, Ltre et lunivers in Luniversalit
dans luvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., t. 1, p. 49 57, insistent sur lide
que Nathanal accepte de ntre quune chose parmi les choses et quAu lieu de
lhumanisation de la nature, Yourcenar arrive la chosification de lhomme (p. 55).
En effet, cest bien de cela dont il sagit, il ny a nulle trace de romantisme chez
Marguerite Yourcenar.
Les deux articles saccordent reconnatre dune part lide philosophique de
lunit de lunivers, dautre part la valeur universelle et ternelle des concepts que
Nathanal dcouvre intuitivement, grce une intelligence et une sensibilit capables
de sympathie pour le monde qui lenvironne et enfin la solidarit de lhomme avec
lunivers.
126
260
261
Le Labyrinthe du monde
Les trois tomes du Labyrinthe du monde ont t beaucoup
comments dans les premiers chapitres et plusieurs reprises, nous
avons t amene constater que Marguerite Yourcenar tablit des
correspondances entre le pass et le prsent et quelle souligne
souvent la permanence des comportements humains au travers des
sicles. La dimension universelle des vnements historiques se
manifeste clairement. voquant Cassel par exemple au dbut
dArchives du Nord, elle crit que les hommes ont toujours utilis
cette butte pour en faire un camp retranch dans les moments de
guerre : La guerre, intervalles presque rguliers, a battu sa base
comme autrefois les mares de la mer127. Lhistoire de Cassel nest
quune suite de conflits arms se rptant priodiquement, avec des
causes toujours aussi fallacieuses et des consquences toujours aussi
nfastes. Comme un mouvement de balancier, les faits se reproduisent
dans lhistoire des hommes sans que les malheurs du pass servent de
leon pour lavenir. Mais loriginalit que revt luniversalit dans Le
Labyrinthe du monde concerne surtout le caractre autobiographique
de luvre.
Le Moi et lhistoire
Sil est difficile de dfinir quel genre littraire appartiennent
les trois ouvrages qui constituent Le Labyrinthe du monde, cest parce
quaprs avoir voqu sa naissance, Marguerite Yourcenar nous
entrane dans le pass, la rencontre de ses anctres. Les spcialistes
saccordent sur le fait que le rcit que Marguerite Yourcenar propose
de sa vie comporte une part de chronique gnalogique128. Chez elle,
127
262
et
Je ne parle ici que selon la chair. Sil est question de tout un ensemble de
transmissions plus inanalysables, cest de la terre entire que nous sommes
les lgataires universels130.
263
264
132
133
265
134
266
change dune fortune rcente. Sans doute Alexis na-t-il pas song
cela en pousant Monique, nanmoins son frre le remercie :
il me remercia avec une sorte deffusion davoir, disait-il, sauv notre
famille ; je compris alors quil faisait allusion votre fortune, et cela me fit
honte135.
267
268
269
Et quelques lignes plus loin, elle prcise : Les murs, quoi quon
dise, ont trop peu chang pour que la donne centrale de ce roman ait
beaucoup vieilli 143 .
La valeur historique de ces deux romans, si lon se place du
point de vue vnementiel, nest pas significative. En revanche, ils ont
un rapport avec lhistoire des murs. Marguerite Yourcenar entend
montrer luniversalit de deux ralits que la socit rprouve et
rejette, vouant ainsi lopprobre et au malheur des hommes et des
femmes qui ne correspondent pas la norme. Partout et de tout temps,
ainsi que latteste la littrature, il a exist des gots sensuels
diffrents. Ils existent dans la nature, mme si du strict point de vue de
la procration, ils apparaissent contre nature, et il faut donc les
prendre en compte et les tolrer, au lieu de les condamner au nom
dune morale religieuse rigoriste. Anna, soror... et Alexis sinscrivent
dans la perspective de la lutte pour le respect des droits des minorits
et contre lalination de lindividu par les forces sociales.
143
Chapitre 2
Lhistoire contemporaine a-t-elle un
intrt spcifique ?
Bien que les uvres de la maturit de Marguerite Yourcenar,
les Mmoires dHadrien, Luvre au Noir, Un homme obscur
semblent viter soigneusement les sujets qui appartiennent lhistoire
contemporaine, on dcouvre de multiples chos et correspondances
entre le pass et lactualit du XXme sicle. Quant au Labyrinthe du
monde, au Coup de grce et Denier du rve, ils sinscrivent dans
lhistoire rcente. Il semble donc impossible et inexact de prtendre
que Marguerite Yourcenar sest intresse exclusivement lhistoire
ancienne et quelle a ddaign lhistoire de son temps. Comment
expliquer cet intrt pour les vnements et ralits contemporains ?
Nous avons vu que certaines interprtations peu apprcies de
Marguerite Yourcenar, la suite de Denier du rve et surtout du Coup
de grce, ont pu la dtourner daborder des sujets appartenant
lhistoire du XXme sicle et lui faire prfrer des poques lointaines
qui, aujourdhui, nexacerbent plus les passions et comportent moins
de risques. Finalement, chercher comprendre lintrt de Marguerite
Yourcenar pour lhistoire contemporaine revient souvent se
demander pourquoi lhistoire exerce tant dattraits sur elle.
I Prsent et histoire
Dans lentretien avec Patrick de Rosbo, elle rpond
pratiquement elle-mme la distinction que lon peut tablir entre
histoire passe et ancienne et histoire actuelle :
je vous avoue [...] que cette diffrence que la plupart des gens tendent faire
entre ce qui est historique et ce qui est moderne ou contemporain me
272
273
II Lindividu et lhistoire
Lhistoire faonne ltre humain
Trs jeune encore, Marguerite Yourcenar comprend que ltre
humain est dtermin par la socit dans laquelle il vit, les vnements
quil subit, ltat desprit ambiant autour de lui. La prface du Coup de
grce reflte clairement son intention : montrer que les tres qui
vivent une priode de crise de lhistoire, une mutation sociale qui
bouleverse leur univers familial ne peuvent en sortir indemnes, quils
sont ncessairement marqus et ont de la peine retrouver un
quilibre dans un univers qui chavire. Toutes les uvres publies
aprs-guerre montrent de la mme faon que les personnages ont
vivre une poque donne et quils doivent composer avec la ralit
environnante ; pour certains, cela va presque de soi, pour dautres, le
conflit peut aller jusquau choix du suicide. En tout cas, tout au long
de son uvre, se vrifie ce quelle dit en 1971 un envoy du journal
La Croix : Jestime qu toutes les poques lexistence humaine est
dtermine par la politique5. Les vnements majeurs de lhistoire ne
4
5
Ibid., p. 348.
Ibid., p. 122.
274
De ce point de vue, elle mesure que les loisirs, la libert dont bnficie
un jeune qui nest pas contraint de travailler pour vivre favorisent sans
doute une carrire dcrivain.
Histoire et temps
Lune des ides matresses de Marguerite Yourcenar, cest
que ltre humain est li de toutes les faons lhistoire, histoire de
son temps dabord, qui pse sur lui, inflchit sa destine, et histoire
passe : celle de sa naissance, de ses jeunes annes, qui trs tt
dtermine sa vie son insu et aussi histoire de ses anctres qui
constitue son hritage. En chaque individu, seffectue constamment
une osmose entre pass et prsent et en chacun se reflte lhistoire de
lhumanit, dans un inextricable enchevtrement dhistoire
individuelle et collective. Cette conception de lhistoire, bien
6
Marguerite Yourcenar considre que les prfrences sexuelles de Znon ellesmmes rsultent largement dune situation sociale.
7
Marguerite Yourcenar, PV, p. 155-156.
275
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11
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19
20
Chapitre 3
Quexprime Marguerite Yourcenar
travers lhistoire ?
I Un tmoignage
Que Marguerite Yourcenar mette en scne lhistoire du pass
ou lhistoire contemporaine, elle exprime ce quelle pense du prsent
et sans doute est-elle mme plus laise dans lvocation symbolique
du XXme sicle ( travers le XVIme ou le IIme sicle) que dans
une vocation directe, par le biais de la prsentation des vnements
contemporains. Mais que propose-t-elle exactement au lecteur ?
Sagit-il dun tmoignage empreint de subjectivit comme peut ltre
toute opinion personnelle forge parfois sous le coup de lmotion,
tributaire de tous les conditionnements et influences du moment ?
Sagit-il dune incitation lengagement, en vogue au XXme sicle ?
Sagit-il de la volont dimposer son jugement, considr comme seul
digne dintrt et de confiance, ainsi que tendraient le faire croire les
paratextes ?
Quoique lironie ait un statut ambigu chez Marguerite
Yourcenar, comme chez la plupart des crivains dailleurs, on ne peut
pas nier son rle de remise en cause et de contestation des notions
communment admises ; la premire fonction de lironie est de semer
le doute. La lecture du portrait de Fernande nous amne nous
demander comment tait cette femme, ce quil faut entendre par ses
bonnes qualits et plus encore, quels sentiments Marguerite
Yourcenar pouvait bien nourrir lgard de cette mre si tt disparue.
Dans un premier temps, le lecteur se sent, mme sil ne lavoue pas,
un peu choqu par lindiffrence, la froideur apparente de cette fille
lgard de sa mre puis se prsentent les questions que Marguerite
Yourcenar a certainement voulu provoquer : comment pourrait-elle
avoir de lattachement pour une personne quelle na pas connue ?
Ny aurait-il pas de lhypocrisie prtendre quelle prouve des
sentiments damour filial pour une personne quelle na fait que
284
Sans doute lironie nest-elle pas neutre, mais elle vise la recherche de
la vrit, elle se met au service de la lucidit, de lintelligence pour
amener djouer les piges de la passion. Certes, dans le dcalage que
Marguerite Yourcenar cre par rapport au discours amoureux, elle
laisse filtrer son opinion mais ne peut-on lui savoir gr davoir os
parler simplement et naturellement de sujets tabous ? Le lecteur reste
bien libre dinterprter les choses selon ses ides mais elle prsente de
la bisexualit de Znon une explication qui mrite dtre prise en
1
285
286
287
Il faut excepter en 1940 larticle qui figure dans une publication du consulat de
France New-York contre louvrage de propagande nazie dAnne Lindbergh.
8
Marguerite Yourcenar, AN, p. 1180.
9
Rosbo, op. cit., p. 100.
288
10
11
289
manire des moralistes classiques, elle place son espoir bien tnu il
est vrai dans la raison humaine.
290
291
qui sacquiert par la rflexion et qui par consquent va trs loin ; et leur
attitude est la mme. Hadrien nous explique, grce la philosophie, grce
son exprience militaire, grce son exprience dhomme dtat, quil est
arriv cet tat pur quil appelle de libert ou de soumission pure. Cest-dire quil est chaque fois sa place en face des choses, capable dtre soi,
capable daccepter les choses comme elles sont et de les modifier partir
des faits16;
lit-on dans les entretiens avec Matthieu Galey. En effet, dans ces
lignes qui proposent presque une mthode dexercitation la mort,
Marguerite Yourcenar rappelle Montaigne, bien quelle se rclame
surtout de la philosophie bouddhiste.
Le recueil dentretiens avec Matthieu Galey sachve sur le
rappel des quatre vux bouddhiques et il est bien vident que cette
conclusion agrait Marguerite Yourcenar. Elle les rsume ainsi pour
le lecteur :
il sagit de lutter contre ses mauvais penchants, de sadonner jusquau bout
ltude, de se perfectionner dans la mesure du possible, et enfin si
16
292
Ibid., p. 318.
293
20
294
21
295
296
297
27
Ibid., p. 155.
298
28
Ibid., p. 184-185.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 303.
30
Ce point sera tudi plus fond ultrieurement.
31
Franois Jacob, La logique du vivant. Une histoire de lhrdit, Paris, Gallimard,
1970, p. 192.
29
299
32
33
Ibid., p. 194.
Ibid., p. 194.
300
IV Quelle autobiographie ?
Le titre Le Labyrinthe du monde34 peut premire vue
sembler un peu nigmatique pour une autobiographie ; cependant
Souvenirs pieux, inaugur par le rcit de la naissance de la narratrice
se transforme rapidement en ddale qui nous entrane dans le rcit des
derniers moments de la mre puis dans la chronique familiale.
Archives du Nord poursuit sur la lance et ne consacre tout au plus
quune phrase de loin en loin lenfant de Michel. Peut-tre le
sentiment dtranget culmine-t-il dans Quoi ? LEternit o non
seulement, il nest pas question dautobiographie mais o mme les
anctres disparaissent au profit dune rcriture ou dune mise en
abme35 dAlexis et du Coup de grce. Marguerite Yourcenar nous
conduit en effet travers un labyrinthe qui plonge loin dans le temps,
dont le vague fil conducteur, constitu par lascendance et lhistoire
rgionale, finit par se perdre dans un rseau de plus en plus enchevtr
et complexe. Au terme de la lecture, on nen sait pas beaucoup plus
sur la personne Marguerite Yourcenar mais on a beaucoup appris sur
ses origines, son pre, la Flandre et loriginalit de sa conception du
rcit de soi. Plusieurs critiques se sont interrogs sur la nature de cette
autobiographie qui inclut la gens tout entire et qui tient la fois de
lhistoriographie, de la chronique familiale, de lessai, du roman
gnalogique et du roman fond sur la fiction36 ; un seul point semble
34
Titre emprunt au texte de lhumaniste tchque Comenius dont Michel effectue la
traduction la demande de Jeanne.
35
On ne peut qumettre des suppositions sur lintention de Marguerite Yourcenar.
36
Camille Van Wrkum, Le Labyrinthede Marguerite Yourcenar : une approche
gnrique, in Nord, revue de critique et de cration littraires du nord/pas-de
calais, n31, juin 1998, p. 71 79, montre que dans Le Labyrinthe du monde, histoire
et fiction se mlent. Lapparence dobjectivit voisine avec la subjectivit.
Colette Gaudin, Marguerite Yourcenar la surface du temps, Rodopi,
Amsterdam, Atlanta, 1994, voit dans toute luvre de Marguerite Yourcenar une
mditation sur le temps, ce qui donne une approche trs particulire de
lautobiographie, indfinissable, o le je absent comme sujet du rcit de vie est
toujours prsent comme ordonnateur du rcit.
Donata Spadaro, Marguerite Yourcenar et lcriture autobiographique : Le
Labyrinthe du monde, bull. SIEY, n17, dc. 1996, p. 69 83, remarque que
lvocation delle-mme constitue pour Marguerite Yourcenar quelque chose de
superflu.
Batrice Didier, Le rcit de naissance dans lautobiographie : Souvenirs
pieux, in Marguerite Yourcenar, Biographie, autobiographie, actes du IIme
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304
Troisime partie
Marguerite Yourcenar :
crivain moderne ou crivain du pass ?
Chapitre 1
uvre classique ou moderne ?
Si lon tente deffectuer un bilan, on constate que lhistoire
permet Marguerite Yourcenar de juxtaposer un grand nombre
dides contradictoires. Le caractre rptitif et cyclique de lhistoire
voisine avec ce que lon appelle les accidents, les priodes de crise qui
signent une fin de civilisation. Le conditionnement, le dterminisme
ctoient le hasard ; ltre humain, produit dun milieu social, est aussi
le rsultat de multiples hasards et prsente en dpit de toutes les
contingences, un caractre universel. Lcoulement des sicles montre
des constantes ; cependant, le monde noffre que dsordre
imprvisible. Le Dieu des chrtiens et plus largement de toute religion
monothiste est rejet ; ny a-t-il pour autant plus trace de Dieu et de
religion ? La notion de sacr figure bien dans luvre de Marguerite
Yourcenar. On a rpt que cet auteur se caractrisait par un grand
classicisme et tait rsolument tourn vers le pass ; pourtant,
lhistoire contemporaine existe bel et bien dans son uvre et elle
semble fort bien documente sur les vnements de son temps, quelle
apprcie avec perspicacit et justesse. Cet crivain que lon peut
considrer comme non-engag et a-politique, par comparaison avec
dautres auteurs ou artistes du XXme sicle et qui a choisi de
sengager pour la dfense de certaines causes, est loin dtre ignorante
sur le plan politique. Comment comprendre et concilier ces influences
et attitudes opposes ? O trouver un fil conducteur dans cet cheveau
embrouill ? Avant dtudier plus fond la pense de Marguerite
Yourcenar et la philosophie gnrale qui se dgage de son uvre, il
convient dlucider le concept de modernit puis nous examinerons
certains aspects techniques et comment elle met en scne lhistoire
quand elle en fait une matire littraire.
308
309
Ibid., p. 8.
Ibid., p. 9.
6
Gilles Lipovetsky, Lre du vide. Essais sur lindividualisme contemporain,
Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1983, p. 115-116.
5
310
311
Hans Blumenberg, La lgitimit des Temps modernes, trad. de lallemand par Marc
Sagnol, Jean-Louis Schlegel et Denis Trierweiler avec la collaboration de Marianne
Dautrey, Gallimard, NRF, Paris, 1999.
10
Ibid., p. 22.
312
Ibid., p. 31.
Gilles Lipovetsky, op. cit., p. 124-125.
13
Ibid., p. 147.
12
313
14
314
315
19
Ibid., p. 22.
Ibid., p. 80.
21
Ibid., p. 81.
20
316
317
318
319
320
mais ctait le leur et Anna semble avoir t plus bouleverse par cette
fatalit quaccable par le sentiment davoir mal agi.
Du point de vue de la notion de modernit, Luvre au Noir
se rvle plus complexe. Lenthousiasme de Znon, son rudition, son
scepticisme par rapport lexistence de Dieu qui confine lathisme
lapparentent lhomme tel que le percevait la modernit, si lon se
conforme la dfinition de Gilles Lipovetsky mais Znon est aussi
typiquement lhomme de lmergence des Temps Modernes. Son
personnage, conu daprs le modle de plusieurs savants de la
Renaissance, incarne lhomme moderne, la curiosit sans limites,
quvoque Hans Blumenberg :
Aprs le Moyen Age, la thorie ne pouvait plus tre simplement la
continuation de lidal thorique antique, [] En faveur dune rhabilitation
de la curiosit, non seulement une nergie stait accumule qui privait la
paisible contemplation telle que la dfinissait lidal antique de calme
srnit, mais il y avait eu galement une concentration de la volont de
connatre et de lintrt objectif23.
23
24
321
Lhomme moderne sannonce par le fait que la conscience de ntre peuttre que laventure dun dieu lui est insupportable25.
Ibid., p. 591.
322
Dieu des uns et des autres qui lui semblent galement impies et il ne
se sent pas concern par la religion ; or, crit Gilles Lipovetsky,
lindividualisme contemporain ne cesse de saper les fondements du
divin26. Enfin, autre analogie avec lhomme postmoderne : lattention
porte aux animaux et la souffrance animale.
[] lindividualisme postmoderne a pour caractristique dtendre
lidentification lordre non humain. Identification complexe quil faut
relier la psychologisation de lindividu : mesure que celui-ci se
personnalise, les frontires sparant lhomme de lanimal sestompent,
toute douleur, ft-elle prouve par une bte, devient insupportable
lindividu dsormais constitutivement fragile, branl, horrifi par la seule
ide de la souffrance27.
323
Ibid. p. 5.
Ibid. p. 6.
324
325
326
Maria Rosa Chiapparo, Osmose entre prsent et pass : histoire mtaphysique dans
luvre yourcenarienne, in Marguerite Yourcenar essayiste, op. cit., p. 223 235,
dmontre quil est plus juste de parler chez Marguerite Yourcenar dhistoire
mtaphysique que dengagement politique.
327
simplement des titres tels que La Nouvelle Eurydice et ceux des trois
nouvelles qui composent La Mort conduit lattelage, on constate que
Marguerite Yourcenar se tourne rsolument vers le pass ; au mieux,
elle fait rfrence des peintres des XVIme-XVIIme sicles,
consacrs par les sicles mais plus souvent encore, elle superpose
lactualit aux mythes de lAntiquit. Cela vaut pour Rome, une
nouvelle fois soumise la tyrannie dun dictateur mais le recueil Feux
renvoie le lecteur la mythologie grecque et la Bible. Soucieuse ds
son jeune ge de montrer la permanence de ltre humain, son
universalit, Marguerite Yourcenar se tourne naturellement vers les
mythes antiques dont le symbolisme chappe au temps. Point nest
besoin de renouvellement, la signification des rcits fondateurs
produits par la civilisation hellne demeure ternellement intacte et
sadapte toutes les situations nouvelles car seule lapparence
change ; ce que vit lhomme du XXme sicle, le contemporain de
Pricls la vcu, quelques dtails matriels prs. Cette prfrence
pour la tradition littraire exprime dans le choix des mythes antiques
traduit une conception de lhistoire humaine. Marguerite Yourcenar
sinscrit en faux contre les ides qui prvalent au dbut du XXme
sicle ; ses yeux, lhomme reste le mme, il ny a donc pas un
homme de lAntiquit, de lAncien Rgime et daprs lAncien
Rgime. La Rvolution politique ninaugure pas une re nouvelle, la
dmocratie ne cre pas un homme nouveau ni la ncessit de produire
du neuf dans le domaine de lart. On peut considrer que dans ses
annes de jeunesse, Marguerite Yourcenar ne partage pas du tout les
ides sur la modernit de certains de ses contemporains, elle
nprouve pas de sympathie pour ce systme de valeurs et elle sen
tient au classicisme, llgance formelle et la clart de la pense
dont elle fait lloge dans Diagnostic de lEurope.
Le caractre universel et la pluralit smantique du mythe
permettent de traduire le caractre rptitif de lhistoire : la dictature
Rome sous lgide dun Csar belliqueux et imposteur qui dtourne le
pouvoir au profit dune caste ractionnaire dans Denier du rve. Quant
Hadrien, il incarne larchtype du Prince, mme du bon Prince, mais
on reconnat aussi en lui Jupiter Olympien et Promthe ; de manire
un peu diffrente, Znon est galement assimilable Promthe mais
mme l o la signification mythique apparat moins nettement, on la
devine. Alexis, enferm en lui-mme, qui aime se regarder dans le
miroir de sa chambre et qui se complat dans sa longue lettre dauto-
328
37
329
Ibid., p. 66.
Il faut cependant faire une exception pour le thtre puisque Le Mystre dAlceste,
drame compos en 1942, Electre ou la Chute des masques, drame qui date de 1943
puis Qui na pas son Minotaure ?, compos plus tard en 1960, font appel la
mythologie grecque.
41
Marguerite Yourcenar, TGS, Ton et langage dans le roman historique, EM, p. 289
305.
40
330
331
332
Marguerite Yourcenar, Electre ou la chute des masques, Thtre II, NRFGallimard, Paris, 1971, avant-propos, p. 19.
45
Marguerite Yourcenar, RC, op. cit., p. 21
46
Ibid., p. 16.
47
Ibid., p. 19.
48
Ibid., p. 17.
333
Marguerite Yourcenar, Electre, op. cit., p. 20. Dans son article, Destin et libert
dans Electre ou la chute des masques de Marguerite Yourcenar, SIEY, Tours, bull.
n7 (nov. 1990), p. 99-108, Franoise Bonali-Fiquet analyse avec pertinence la nature
de la fatalit qui pse sur Oreste.
334
335
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341
342
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70
347
348
Ibid., p. 1082.
349
350
351
Les uvres que lon peut considrer comme romanesques bien que
Marguerite Yourcenar rcuse ce terme, prsentent aussi souvent une
conscience ironique qui superpose au rcit proprement dit un
discours de lauteur destin orienter le lecteur et guider sa lecture.
Ce principe dautorit se retrouve aussi dans lironie qui vise
les personnages. La phrase inaugurale du portrait de Nomi : Et
78
352
Ibid., p. 1057.
Marguerite Yourcenar, SP, p. 714.
83
Ibid., p. 714-715.
82
353
lecteur, lui fait connatre les vraies motivations de Martha qui hait son
frre parce quil la vue nu et quil existe quelque part un homme qui
sait, aussi longtemps quil vivra, que son apparence de femme forte
dissimule la pire des lchets84. Cela nempche pas quelques
remarques sarcastiques de la part de lauteur : cette notion de son
propre enfer avait fini par prendre quelque chose de rassis et de
flegmatique : elle se savait damne comme elle se savait femme dun
homme riche [...]85 ou : Elle avait t sans peine vertueuse, nayant
jamais eu de galants conduire86. Faut-il appeler vertu ce qui
dcoule de labsence doccasions de ne pas tre vertueux ? Lauteur
met en doute les rares qualits que lon pourrait concder Martha et
ce qui ressort, cest son endurcissement, son incapacit ressentir le
moindre sentiment humain.
Mais la diffrence de Nomi, Eric et Martha sont des
personnages lucides et eux-mmes sont capables de faire preuve
dironie. Martha nignore pas sa lchet quelle dissimule
soigneusement et lexistence de Znon lui est insupportable parce que,
plus perspicace que les autres, il a su dcouvrir sa vraie personnalit.
ric est lui aussi capable de se ddoubler et de jeter un regard sans
complaisance sur lui-mme. Frquemment, Marguerite Yourcenar
dlgue ses personnages la fonction denseigner la lecture exacte de
son texte. Massimo reconnat quelle sorte dhomme il est : Accepte
mme (il le faut bien) davoir t entam par linfamie...87 ; il sait
bien quil a accept daccomplir une sale besogne et que, mme si sa
responsabilit reste limite car il nest quun comparse, il collabore
avec le gouvernement fasciste dans sa lutte contre la rsistance. Trs
souvent, Hadrien se ddouble, exprimant ses sentiments profonds,
personnels en marge de son action dhomme dtat. Parvenu la
matrise de lEmpire et ador comme un dieu, il remarque :
Loin de voir dans ces marques dadoration un danger de folie ou de
prpotence pour lhomme qui les accepte, jy dcouvrais un frein,
lobligation de se dessiner daprs quelque modle ternel, dassocier la
puissance humaine une part de suprme sapience. tre dieu oblige en
somme plus de vertus qutre empereur88.
84
354
Ibid., p. 449.
355
356
357
358
Chapitre 2
Ides traditionnelles ou modernes ?
I Pense philosophique
Marguerite Yourcenar
et
religieuse
de
360
361
362
363
Comme si elle ne pouvait se rsigner tout fait carter le sacr de luvre ralise
par Hadrien, Marguerite Yourcenar dclare P. de Rosbo propos de la tche
dHadrien : En un sens, cette sagesse dHadrien est une sagesse religieuse,
puisquelle inclut le sentiment de ce qua de sacr lexercice mme du pouvoir et la
condition humaine tout entire (Rosbo, p. 101). Cependant, Hadrien est avant tout un
homme aux prises avec de lourdes responsabilits humaines dont il sacquitte
humainement du mieux quil peut. Il prouve le sentiment du sacr dans ladhsion
lordre de lunivers.
13
Friedrich Nietzsche, Humain, t. 1, p. 81.
364
365
Ibid., p. 93.
366
367
Trahit sua quemque voluptas. A chacun sa pente : chacun aussi son but,
son ambition si lon veut, son got le plus secret et son plus clair idal. Le
mien tait enferm dans ce mot de beaut, si difficile dfinir en dpit de
toutes les vidences des sens et des yeux. Je me sentais responsable de la
beaut du monde17,
17
18
368
Dans ce monde sans dieu, lhomme se fait dieu pour dcider de sa vie,
de ses actes. En dpit des conditionnements multiples, il lui appartient
dexercer son intelligence et sa volont et dagir. Tel est le choix
dHadrien.
Tel est aussi le choix de Znon tout au long de sa vie errante
et jusque dans sa mort dont il fait son uvre. Cependant la fin de la
vie de Znon prsente plus dambiguts que celle dHadrien.
Lempereur lutte jusquau bout, contre la maladie et la souffrance
quelle occasionne tandis que chez Znon, se dessine une nette
tendance au dtachement. Un instant, il est tent de se joindre au
groupe qui se prpare passer outremer :
A plusieurs, le voyage tait moins risqu ; on pouvait mme pendant les
premiers jours sentraider sur lautre rive. Il fit derrire eux une centaine de
pas, puis ralentit, laissant la distance augmenter entre la petite bande et lui.
Lide de se retrouver en face de Milo ou de Jans Bruynie lemplissait
davance dune lassitude insupportable20.
Ibid., p. 491.
Marguerite Yourcenar, ON, p. 769.
21
Ibid., p. 770.
20
369
370
23
Enrica Restori, Un anthropomorphisme rebours : de la voix humaine la voix
des choses, in LUniversalit dans luvre de Marguerite Yourcenar, t. 1, op. cit., p.
137 151, tudie travers trois personnages principaux, Hadrien, Znon et Nathanal,
llargissement de perspective qui conduit de luniversel humain luniversel
cosmique. Hadrien, Homme-Dieu, veut remettre de lordre dans lEmpire en sachant
quil ne fait que collaborer avec la terre et quil est linstrument dun principe
ordonnateur qui le dpasse et qui, au niveau cosmique, contient aussi bien lordre que
le chaos (p. 139). Lexprience de lunit de la matire ralise par lalchimiste
Znon supprime peu peu les barrires qui sparaient les espces et dans la dernire
partie de Luvre au Noir, lanthropomorphisme rebours saccentue, Znon se
rapproche nettement de lanimal, dit E. Restori. Mais Si pour Znon le processus de
dshumanisation progressive est long et pnible, pour Nathanal au contraire, il
sagit dune pente tout fait naturelle ne comportant aucun conflit vritable (p. 148).
Et E. Restori conclut : Si Hadrien reprsente en quelque sorte lapologie de
lHomme-Dieu, o la nature et le divin indissolublement lis spanouissent dans la
figure humaine, avec Nathanal saccomplit de faon naturelle le mouvement inverse,
danthropomorphisme rebours, qui avait t si pnible pour Znon : le divin - loin de
toute finalit rdemptrice - en passant par lhomme obscur, rentre et se dissout dans la
terre (p. 151).
24
Marguerite Yourcenar, YO, p. 301.
371
Il est bien vrai que le tatouage de Michel, qui donne lire le mot ANANK semble
en contradiction avec les ides de Marguerite Yourcenar. On pourrait dabord objecter
que la fille ne partage peut-tre pas exactement les ides de son pre, mais on peut
surtout considrer que dans le continuum de la vie, qui intgre tout tre et toute chose,
de linfiniment grand linfiniment petit, lexistence du minuscule atome quest
lhomme na pas dautonomie et participe du mouvement du grand Tout qui chappe
notre entendement.
26
Henri Vergniolle de Chantal, La morale de Marguerite Yourcenar daprs son
uvre romanesque, op. cit., parle de panthisme de luvre de Marguerite Yourcenar
(p. 345 et sq.) et il emploie le terme de mystique propos de lauteur (p. 327) dont
il dfinit luvre (p. 331) comme un texte de textes o figurent des rfrences
bibliques, grco-latines, alchimiques, thologiques et philosophiques.
372
assujettie, nexiste pas encore et lhomme connat une libert bien plus
grande, libert de pense dune part et libert du corps auquel ne
sattache nulle notion de faute. Ainsi, lasctisme na pas de sens, sauf
sil sagit dacqurir une certaine discipline mais le plaisir et
lpanouissement corporels, parfaitement lgitimes, participent du
bonheur. La pense peut et doit aller librement ; lhomme nest pas
une crature corrompue davance par le pch originel, menace par la
damnation ternelle, qui doit consacrer sa vie la repentance. Aussi,
peut-il vivre le prsent librement et dans la joie, sans angoisse par
rapport lau-del. Artisan de sa propre vie, il a le pouvoir de la
rendre bonne et la morale constitue surtout le cadre lintrieur
duquel sexpriment sa libert et sa volont ; elle na rien voir avec la
force crcitive, trop souvent contre nature, qui caractrise la morale
chrtienne. Cet humanisme, qui fait penser la Renaissance,
essentiellement soucieux de lhomme, qui ralise lharmonie du corps
et de lesprit et lgitime la qute du bonheur, sapparente presque
une belle utopie dans un monde marqu par la culture judochrtienne, qui a habitu lhomme une image nettement moins
positive de lui-mme27. Cet humanisme de lhomme libre, qui assume
pleinement sa destine et qui saccorde assez bien avec la philosophie
de Nietzsche, correspond lespoir de Marguerite Yourcenar de voir
sdifier un monde meilleur aprs les guerres mondiales. Dans
Luvre au Noir, lillusion dun monde enfin sage, conu pour le
bonheur de lhumanit est bien dissipe. Le mal rgne en force et
lhumanisme sen ressent. Si quarante-quatre ans, Hadrien connat
leuphorie de la libert et de la toute-puissance humaine, Znon,
peine plus g, nen dit pas autant ; sa longue mditation dans le
chapitre intitul LAbme est teinte damertume :
A vingt ans, il stait cru libr des routines ou des prjugs qui paralysent
nos actes et mettent lentendement des illres, mais sa vie stait passe
ensuite acqurir sou par sou cette libert dont il avait cru demble
27
Franoise Gaillard, Marguerite Yourcenar, une figure de lhumanisme
contemporain in Marguerite Yourcenar Aux frontires du texte - Roman 20-50, Paris,
1995, p. 65 74, propose une analyse trs intressante de lhumanisme marqu par la
philosophie de Nietzsche, qui se dgage des Mmoires dHadrien. Cet humanisme
adapt au mode de penser de la Grce antique ne convient sans doute pas aux hommes
du XXme sicle, reconnat Franoise Gaillard, mais Marguerite Yourcenar a le
mrite de proposer un contre-modle qui soppose la culture et lhritage judochrtien.
373
possder la somme. On nest pas libre tant quon dsire, quon veut, quon
craint, peut-tre tant quon vit28.
374
375
376
377
II Pense historique
Histoire : cole de libert
Nous avons dj eu loccasion de prciser que Marguerite
Yourcenar insiste sur la valeur libratrice de lenseignement de
lhistoire. Dans lentretien avec Patrick de Rosbo, elle compare
ltude de lhistoire celle de lalchimie pour Znon32 ; elle permet de
saffranchir de ses prjugs, davoir une apprciation plus juste et plus
complte des faits ; elle fournit aussi le moyen danalyser
diffremment les vnements actuels, de les envisager selon dautres
points de vue ; les rapprochements quil devient possible deffectuer
favorisent lesprit critique. Les problmes auxquels fut confront
Hadrien doivent aider lhomme moderne comprendre la nature des
siens et rechercher les solutions intelligentes. Si Hadrien dcide de
mettre rapidement fin la guerre de conqute de Trajan, ce nest pas
par pusillanimit mais parce que lobservation de la ralit lui
enseigne que Rome ne contrlera pas un empire trop tendu et
spuisera en guerres striles. Lintrt de ltat se trouve donc dans la
consolidation des possessions actuelles plutt que dans une expansion
tmraire mais draisonnable. Malgr une politique modre et sage,
Hadrien nvite pas la rbellion en Palestine et la leon que lui inspire
la victoire durement acquise, au prix dune rpression impitoyable et
de la suppression de la Jude, cest que la paix sera de toute faon
provisoire et quil nexiste pas de joug assez puissant pour vaincre
jamais la volont dindpendance dun peuple. Cette exprience
ralise au IIme sicle tait de nature enrichir la rflexion des
hommes qui vivaient lpoque o les immenses empires coloniaux
des pays europens commenaient se disloquer et de nos jours
encore, la politique dHadrien peut servir de leon. Ltude et la
comprhension de lhistoire peuvent constituer pour lhomme
daujourdhui une entreprise de dissociation, une uvre au noir,
grce laquelle, il devient capable de se dpouiller de ses ides
routinires, quil croit justes parce quelles lui sont tellement
familires quil na jamais jug bon de les examiner soigneusement et
de les remettre en question. Lhistoire peut fonctionner comme
antidote aux ides reues, comme tincelle et stimulant de lesprit
32
378
Ibid., p. 61.
Marguerite Yourcenar, Carnets de notes des MH, p. 528-529.
379
Evert van der Starre, Entre roman et histoire in Roman, histoire et mythe dans
luvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 419 429.
36
Evert van der Starre, art. cit., p. 421.
37
Evert van der Starre, art. cit., p. 422.
380
381
382
383
40
384
Il est vrai que dans ses mmoires fictifs, Hadrien rcapitule, analyse
laction accomplie et en rend presque compte. Le sentiment qui se
dgage la lecture des Mmoires dHadrien, cest que lhistoire dun
tat dpend beaucoup du Prince et que son destin nest pas le mme,
suivant quil est gouvern par un homme intelligent et ouvert, qui a
lenvergure dun vrai chef, ou par un esprit mdiocre, qui agit courte
vue. On a l une vision traditionaliste de lhistoire qui fait des rois,
princes et autres chefs dtat les artisans principaux de la russite ou
42
Ibid., p. 371.
Ibid., p. 371.
44
Antoine Wyss, Auteur, narrateur, personnage : quelle historiographie pour
Mmoires dHadrien ? in Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 483 491. Citation
p. 489.
43
385
386
Evert van der Starre, art. cit. crit en conclusion de son article : Si laspiration
luniversel et le fait pour lcrivain dtre situ historiquement saccordent assez mal,
ils sopposent tous deux lessence de lhistorisme, dont le trait fondamental est de
sintresser ce qui appartient en propre chaque poque historique. Cest son
universalisme qui amne notre auteur relativiser lunicit de lpoque quelle dcrit.
Enfin, si ce roman historique se rattache manifestement la priode daprs-guerre, si
Hadrien na pu tre crit, trs exactement, quaprs 1945 (YO), et si le lecteur
moderne se sent concern par cette uvre, cela signifie que lauteur na pas
totalement limin sa propre personnalit... (p. 428-429). Cela ne nuit aucunement
aux qualits des Mmoires dHadrien mais le but de Marguerite Yourcenar ne peut
saccommoder des exigences de lhistorisme. Elle est trop la recherche du caractre
universel de lhistoire humaine et de linvariabilit des donnes de base pour se
limiter la spcificit dun moment du pass. Ce faisant, elle tend aussi uniformiser
lhistoire et nier le devenir historique. Du point de vue de lhistorisme, E. van der
Starre reproche au fond Marguerite Yourcenar davoir une conception
mtaphysique, antihistorique, de lhistoire. Cela nenlve rien aux Mmoires
dHadrien mais la mthode dfinie dans les Carnets de notes qui est celle dun
historisme outrance dvie car Marguerite Yourcenar est une moraliste plutt quune
historienne.
47
Jacques Body, Marguerite Yourcenar et lcole des Annales : rflexions sur le
possibilisme in Roman, histoire et mythe, op. cit., p. 49 57. Daprs ce quil sait
des lectures de Marguerite Yourcenar, J. Body pense quelle a eu connaissance - assez
superficiellement sans doute - des ides des historiens de cette cole et certainement
du mot possibilisme cr par Lucien Febvre. Dans son uvre historique, elle aurait
exploit ce concept, comblant les lacunes de la documentation par des
vraisemblances, issues de limagination : Yourcenar va jusqu prsenter lhistoire
comme une combinatoire, avec un certain nombre assez rduit dlments de base,
[...] susceptibles de milliers de variations, de milliers de possibilits (Rosbo, p. 44).
Et bien quelle insiste surtout sur lauthenticit des faits que rapportent les Mmoires
dHadrien, elle ne sest pas prive duser de ces sortes de possibilits, la plus
norme consistant supposer que dans ses derniers jours, le vieil empereur tortur par
la maladie et lanxit ait retrouv la srnit ncessaire pour crire ses fictifs
387
388
Maria Rosa Chiapparo, Osmose entre pass et prsent : histoire mtaphysique dans
luvre yourcenarienne in Marguerite Yourcenar, essayiste, op. cit., p. 223 235.
Dans cet article quelle conclut ainsi : tant donn que Marguerite Yourcenar se sert
du pass pour expliquer lHomme, elle qui sintresse plus aux grands mouvements de
la vie, aux constantes et aux caractristiques qui perptuent linfini laction humaine
qu la ralit et lhistoire vnementielle, plus que dengagement politique, on peut
parler dhistoire mtaphysique, o pass et prsent sont annuls par le mouvement
cyclique de lhistoire et o seule rgne une dimension sine tempore qui est lessence
de la vie humaine (p. 234), M. R. Chiapparo saccorde reconnatre en Marguerite
Yourcenar avant tout une humaniste et une moraliste.
50
Rmy Poignault, LHistoire Auguste au carrefour du temps in Marguerite
Yourcenar, essayiste, op. cit., p. 197 212, analyse lessai de Marguerite Yourcenar
avec beaucoup de prcision et montre que la dcadence dont elle parle dans ce texte
est un phnomne inluctable qui se produit dans toute socit et toute civilisation.
Toute structure sociale comporte en elle-mme les germes de sa dchance et de son
dclin. Les hommes de valeur, sil en existe, sont emports par le courant de
mdiocrit qui gangrne lensemble et tout difice social finit par se dcomposer.
Quelques annes plus tt, elle prtait Hadrien une vision moins sombre de lhistoire
humaine.
389
important pour elle, cest son hypothse initiale dont elle va chercher
la confirmation dans lhistoire ; dans un monde sans cesse en
mouvement, elle veut retrouver linvariabilit de ltre humain et
luniversalit du monde vivant. On peut penser que plusieurs lments
de sa culture concourent lui donner cette image du monde, de
lhomme et de son histoire : les philosophies de lAntiquit,
prsocratique et stocienne, les moralistes, lhumanisme de la
Renaissance, les philosophies orientales et les dcouvertes
scientifiques du XXme sicle. Lhumaniste quelle est veut
comprendre quelle place occupe lhomme dans un univers dont la
science ne cesse de reculer les limites spatiales et temporelles et sil
peut encore agir de manire positive dans un monde qui semble
parfois vou au chaos.
51
Maria Rosa Chiapparo, Osmose entre pass et prsent, art. cit., p. 234.
390
52
Rappelons que Forces du pass et forces de lavenir, publi en 1940, dnonce
sans ambigut le rgime hitlrien dont on est encore loin de connatre tous les mfaits
cette poque.
53
Nous avons dj eu loccasion de constater que les uvres crites par Marguerite
Yourcenar jusquen 1939 lui ont souvent valu des critiques ou du moins des rticences
ou quelle a t taxe de ractionnaire ou dantismite (voir de plus la note 13 p. 227
dans larticle de M. R. Chiapparo, Osmose entre le pass et le prsent in Marguerite
Yourcenar, essayiste, op. cit.).
391
Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, elle est amene plusieurs
reprises prciser sa pense sur la fonction de lcrivain au XXme
sicle. Alors quil insinue quelle nappartient pas prcisment
lavant-garde contestataire, elle rplique que les problmes qui la
proccupent simposeront de plus en plus lavenir et elle ajoute dans
la rplique suivante :
La premire rponse toutes les questions est de les poser. En tant attentifs
ces problmes, nous ne sauverons peut-tre pas le monde, du moins
najouterons-nous pas au mal56.
392
et on connat sa formule :
je pense que le problme social est plus important que le problme politique,
et le problme moral plus important que le problme social. On en revient
toujours la lutte entre le bien et le mal60.
57
Ibid., p. 257 260. Marguerite Yourcenar dveloppe de manire dtaille ses ides
sur les dangers qui menacent le monde mais dont on ne peut prvoir quelle forme ils
prendront exactement, et sur lducation dont il conviendrait de faire une priorit tant
lignorance est grande.
58
Rosbo, op. cit., p. 40.
59
Marguerite Yourcenar, YO, p. 296.
60
Ibid., p. 296-297.
393
394
valuer son volution. Aussi cet essai a-t-il suscit plusieurs tudes et
commentaires63 qui saccordent sur linfluence de la pense dcadente.
Peut-tre est-ce cela surtout, qui appartient un moment donn de
lhistoire du XXme sicle et qui se rvle plus tard sujet discussion,
que Marguerite Yourcenar rcuse, bien quelle revienne la notion de
dcadence dans lessai de 1958 consacr lHistoire Auguste. Dans
les annes 20, elle avait de la ralit une apprhension surtout
livresque et thorique et il est vrai qu lge mr, sa pense sloigne
sensiblement de celle de 1929. Cependant, ainsi que le soulignent les
critiques, cet essai pose dj les bases de son approche de lhistoire,
sinterroge sur le rle de lcrivain, de lartiste en gnral, sinquite
du dveloppement dune culture de masse et dplore laffaiblissement
de la raison au profit dune exaltation du moi et de la subjectivit la
plus dbride. Dans Diagnostic de lEurope, Marguerite Yourcenar
traite lAfrique avec ddain et il est certain que la prface la
traduction des Negro Spirituals et larticle sur lesclavage publi en
196464 traduisent une autre perception des Noirs. On ne peut douter de
la sincrit de sa dnonciation du racisme. Dans son analyse
63
Maria Rosa Chiapparo, Osmose entre pass et prsent, art. cit., montre que dans
cet essai, nettement dcadentiste dans son inspiration (p. 227), le concept dhistoire
cyclique est dj bien net et que lon voit luvre lattitude darchologue de
lcrivain qui procde par exploration en profondeur, par couches superposes ou
enchanes, dans un continuel mouvement rtrospectif (p. 226-227). Mme sil sagit
dun texte de jeunesse, M. R. Chiapparo lui reconnat un intrt certain car il prsente
dj les grandes tendances de Marguerite Yourcenar.
Rmy Poignault, Marguerite Yourcenar et lEurope, DEurope lEurope III -, Caesarodunum, op. cit., p. 85-102, fait le point sur lvolution des ides de
Marguerite Yourcenar par rapport la conception dinspiration plutt dcadente qui
caractrisait Diagnostic de lEurope.
Laura Brignoli, Marguerite Yourcenar au carrefour de son art : Diagnostic
de lEurope in Marguerite Yourcenar, essayiste, op.cit., p. 213 222, crit que
Marguerite Yourcenar dsavoue Diagnostic de lEurope car elle ne partageait plus
labsolution esthtique de la vie quelle y proposait en dernire instance (p. 221).
Nanmoins, la contradiction entre lintellect, la raison et linconscient qui favorise le
chaos nest pas supprime.
Franois Wasserfallen, La naissance dune pense : histoire et mythe dans les
Essais de Marguerite Yourcenar davant 1939, in Roman, histoire et mythe, op. cit.,
p. 453 464, analyse Diagnostic de lEurope (p. 454 456), dans lequel il voit une
forte influence de la dcadence et il conclut que Marguerite Yourcenar donne dj sa
conception de lhistoire et de la place de lartiste.
64
Marguerite Yourcenar, Le problme noir aux Etats-Unis (1619-1964), article paru
dans Preuves, juin 1964, p. 3 12.
395
396
66
397
Le problme du fascisme
Peut-on suspecter Marguerite Yourcenar de sympathie pour
les ides fascistes ? Erin G. Carlston67 dont Maria Rosa Chiapparo
rfute les thses68 nest pas la premire considrer que certaines de
ses ides prsentes dans lidologie de droite ou mme dextrmedroite de lentre-deux-guerres autorisent la classer parmi les
crivains qui nexcraient pas le fascisme. Andr Fraigneau ne
dclare-t-il pas dailleurs que dans les annes 30, le fascisme ne la
rvoltait pas ? Dautre part, certaines expressions ont t rapproches
de formules antismites. Comment interprter la pense de Marguerite
Yourcenar ? Tout dabord, ainsi que la fait Maria Rosa Chiapparo, il
faut essayer de comprendre le climat culturel des annes de jeunesse
de lauteur et quelles influences elle a subies. Assurment, ne serait-ce
quau contact dAndr Fraigneau, elle a eu loccasion de ctoyer des
partisans du fascisme et mme du rgime hitlrien mais on sait dautre
part quen 1926, elle avait fait paratre un pome, intitul LHomme
dans LHumanit, grce Henri Barbusse et quelle avait eu la
curiosit de dcouvrir des textes de thoriciens anarchistes ou
marxistes69. Mme si certaines ides se rvlent plus proches de sa
sensibilit personnelle, Marguerite Yourcenar semble avoir fait preuve
dans sa jeunesse dune vaste curiosit qui la amene frquenter des
crivains et penseurs dhorizons trs varis. De ce fait, elle na pas
67
398
70
Jean-Louis Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des annes 30, Une tentative
de renouvellement de la pense politique franaise, Paris, Seuil, Points-Histoire,
2001.
71
Ibid., p. 310.
72
Ibid., p. 312-313.
73
Ibid., p. 315.
399
Ibid., p. 346.
Marguerite Yourcenar, YO, p. 261 et 262.
76
La revue Esprit, dirige par Emmanuel Mounier, tait considre comme une revue
culturelle de tendance gauche chrtienne. Par contre, la revue LOrdre nouveau,
dirige par Arnaud Dandieu, Robert Aron notamment, faisait figure de revue
culturelle de droite, anime par de jeunes rformateurs aux tendances diverses.
75
400
401
402
403
Ibid., p. 1675.
Ibid., p. 1677.
85
Ibid., p. 1677.
84
404
86
87
Ibid., p. 1676.
Ibid., p. 1674.
405
406
90
On se rappelle quen 1926, Marguerite Yourcenar fait publier deux pomes dans le
journal LHumanit. Peut-tre avait-elle une certaine connaissance des thses
marxistes. Mais comment les avait-elle acquises ? On ne dispose pas dinformations
ce sujet.
Chapitre 3
Quelle sagesse ?
I Prsence du chaos
Dans les premires dcennies du XXme sicle, Marguerite
Yourcenar partageait plutt le pessimisme de ceux qui voyaient dans
la modernit des ferments de dcadence que la foi de ceux qui
croyaient en un avenir meilleur fond sur le progrs de la science en
particulier ; comme tout le monde, nanmoins, elle a t tmoin
dvolutions positives du point de vue matriel et humain. Aussi na-telle pas chapp, comme la majorit des hommes du XXme sicle,
un profond sentiment de doute lorsque ce sicle sest rvl plus
meurtrier et barbare que jamais, lorsquil est apparu que le progrs
scientifique utilis dabord des fins de profit menaait lexistence
mme de lhomme sur terre et que la pense humaine ne tirait pas le
moindre bnfice de lexprience. De cette socit chaotique, o
toutes les valeurs traditionnelles semblent seffondrer sans quon en
discerne de nouvelles sur lesquelles fonder des espoirs, Marguerite
Yourcenar dit :
Il nous est plus difficile qu lui [Hadrien] de continuer travailler
courageusement, et presque impossible de continuer croire, mme, comme
il le fait, de faon mitige et partielle, la sagesse de lhomme1.
408
Ailleurs, avec Matthieu Galey par exemple, elle exprime sa crainte des
fanatismes de tous ordres :
Il y a la tentation de la crdulit, dont la plupart des idologies font un
devoir leurs adeptes. Il y a la tentation du fanatisme, et toute lhorreur qui
sensuit, et qui traverse lhistoire : elle a t spcialement forte [] chez les
musulmans et les chrtiens, persuads de tenir la vrit dun Dieu unique, et
[] elle a t ou elle est aussi trs forte chez les Juifs, autre peuple du
Livre. Enfin, elle est intense dans tous les sectarismes laques
daujourdhui. Il est toujours dangereux de dtenir en exclusivit une vrit
ou un Dieu, ou une absence de Dieu. Enfin, il y a la tentation de limposture
et du mensonge3.
Quel que soit ltat du monde, la question qui se pose pour tout
homme est de savoir comment vivre et comment affronter la mort.
Quelle sagesse ?
409
410
Faire du bien aux autres, autour de soi, allger les souffrances aussi
bien des animaux que des hommes, respecter et protger la vie : cest
ce prix que lon fait de sa vie une uvre dart .
Quelle sagesse ?
411
412
Quelle sagesse ?
413
414
16
17
Quelle sagesse ?
415
Ibid., p. 246.
Ibid., p. 249-250.
416
Ibid., p. 51.
Ibid., p. 50.
Quelle sagesse ?
417
22
Ibid., p. 52.
Ibid., p. 24.
24
Ibid., p. 45.
23
418
Ibid., p. 64.
Quelle sagesse ?
419
Ibid., p. 112.
Ibid., p. 145.
28
Ibid., p. 271.
27
420
choisi dagir sur la ralit des faits. Lapproche des phnomnes est
donc bien diffrente. Le bouddhisme procde par lEveil, cest--dire
la dcouverte de la nature ultime de soi-mme et des choses29,
dclare Matthieu Ricard. Les tapes de la foi bouddhique se prsentent
donc comme une dcouverte progressive, la constatation que la voix
spirituelle porte ses fruits30 et dans sa conclusion, Matthieu Ricard
insiste encore sur le caractre minemment spirituel de la recherche
bouddhiste :
Les phnomnes sont transitoires par nature, mais la connaissance de leur
nature est immuable. Je pense quon peut acqurir une sagesse, une
plnitude et une srnit qui naissent de la connaissance, ou de ce que lon
pourrait appeler la ralisation spirituelle. Je crois quune fois que lon a
dcouvert la nature ultime de lesprit, cette dcouverte est intemporelle31.
Ibid., p. 311.
Ibid., p. 311-312.
31
Ibid., p. 400.
32
Ibid., p. 224.
30
Quelle sagesse ?
421
33
Ibid., p. 233.
422
Ibid., p. 364-365.
Ibid., p. 371.
Quelle sagesse ?
423
424
36
Matthieu Ricard, Trinh Xuan Thuan, Linfini dans la paume de la main, NiL
ditions, Pocket, Paris, 2000.
37
Jean-Franois Revel, Matthieu Ricard, op. cit., p. 144.
38
Matthieu Ricard, Trinh Xuan Thuan, op. cit., p. 25.
Quelle sagesse ?
425
Ibid., p. 43.
Ibid., p. 44-45.
41
Ibid., p. 62-63.
42
Ibid., p. 86-87.
40
426
et
Cette globalit fait que nous sommes tous responsables de notre Terre et
devons la prserver de la dvastation cologique que nous lui infligeons44.
Ibid., p. 52-53.
Ibid., p. 100 et 101.
45
Ibid., p. 99.
44
Quelle sagesse ?
427
le bouddhisme mais nest-ce pas sensiblement la mme chose, ny a-til pas souvent presque superposition ?
Cependant Einstein nadmettait pas certaines thses de la
physique quantique et en cela, il se trompait. Trop raliste, il prouvait
des difficults admettre que les phnomnes ne sont que transitoires
et subissent dincessantes transformations ; or, dit Trinh Xuan Thuan,
Si la lumire se manifeste comme une onde, on peut la caractriser
par sa longueur donde et par sa frquence. Si elle se montre comme
une particule, on peut la caractriser par son nergie46 et plus
stupfiant encore, cette dualit se retrouve dans la matire. Il faut
encore ajouter cela le flou quantique li lacte dobservation.
Aussi les physiciens quantiques Niels Bohr, Werner Heisenberg et
Wolfgang Pauli ont-ils formul lhypothse que les atomes forment
un monde de potentialits ou de possibilits, plutt que de choses et de
faits47. Cette interprtation, loigne des hypothses dEinstein,
correspond tout fait la pense bouddhiste. La notion de
changement perptuel, dimpermanence de lunivers tout entier qui
caractrise la cosmologie moderne existait dj chez Hraclite qui
maintenait que lunivers est en perptuel devenir et que tout nest que
mouvement et coulement sans commencement ni fin48. Sur la
question du temps, le concept de relativit dEinstein, qui pensait que
le passage du temps nest quune illusion et qui ainsi avait aboli la
distinction entre pass, prsent et futur49, voque Le Labyrinthe du
monde mais ne concide pas tout fait avec le bouddhisme ;
lexplication de Trinh Xuan Thuan, Dans la thorie de la relativit, le
temps physique est simplement l, immobile et statique. Lespacetemps est l dans sa totalit, contenant tous les vnements depuis la
naissance de lunivers jusqu sa fin, Matthieu Ricard rpond que le
temps na pas de ralit, que la nature absolue du temps est sa
vacuit, son absence dexistence propre50. Sans doute est-ce plutt la
notion de vacuit qui prvaut dans Un homme obscur et qui produit le
sentiment dirralit qui sattache Nathanal ; cependant, il nest pas
certain que Marguerite Yourcenar ne retienne pas le concept
dEinstein, en particulier dans lide de retour cyclique de lhistoire.
46
Ibid., p. 109.
Ibid., p. 113.
48
Ibid., p. 145-146.
49
Ibid., p. 178.
50
Ibid., p. 184.
47
428
51
Ibid., p. 198-199.
Ibid., p. 202 .
53
Ibid., p. 206.
54
Ibid., p. 210.
52
Quelle sagesse ?
429
Ibid., p. 235.
Ibid., p. 153.
57
Ibid., p. 346-347.
56
430
explique Trinh Xuan Thuan avec le lyrisme dun pote ; ensuite, elle
se caractrise par sa simplicit : Une belle thorie ne sembarrasse
pas de fioritures inutiles et enfin, sa suprme qualit, cest sa
conformit avec la Nature, sa vrit. Cette notion de beaut de la
vrit, desthtique de la perfection, chre la philosophie grecque,
apparat tout la fois chez Marguerite Yourcenar, dans la
mtaphysique bouddhiste et les sciences.
Les convictions cologistes de Marguerite Yourcenar et son
engagement concident aussi exactement avec la pense scientifique
de son temps et elle puise ses informations dans les travaux des
chercheurs. Dans le Trait du vivant, le biologiste Jacques Ruffi
sappuie sur les tudes de ses contemporains pour lancer un cri
dalarme face la dmographie galopante : Au taux de croissance
actuel, lhumanit augmente tous les trois ans dautant de sujets quil
en vivait sur terre au temps du Christ (soit 250 300 millions)60. Le
nombre dhommes sur terre mais aussi la rapidit de laccroissement
de lespce humaine entranent la dgradation du milieu naturel et
limpossibilit de subvenir aux besoins les plus lmentaires de tant
dindividus. A court terme, lhumanit sera confronte une
catastrophe plantaire quun peu de lucidit et de courage aurait peuttre pu viter, prviennent les plus minents scientifiques. Marguerite
Yourcenar se fait lcho de leurs craintes et, rejetant avec eux le
58
Ibid., p. 327-328.
Ibid., p. 328.
60
Jacques Ruffi, Trait du vivant, tome 2, Champs-Flammarion, Paris, 1986, p. 336.
59
Quelle sagesse ?
431
Ibid., p. 401.
432
Conclusion
Les dplacements intercontinentaux de Marguerite Yourcenar
symbolisent finalement assez bien son itinraire intellectuel. La
premire partie de sa vie se droule en Europe, quelle parcourt en
tous sens et qui la faonne profondment. En effet, issue de la haute
bourgeoisie cossue de la fin du XIXme sicle, elle intgre
parfaitement et harmonieusement les valeurs de la classe dominante
laquelle elle appartient. Cela sentend au sens le moins pjoratif qui
soit, cest--dire que comme Gide, Proust, Larbaud et dautres, elle
fait sien le riche humanisme bourgeois, imprgn de culture antique,
et stigmatise sans concessions la mesquinerie, lhypocrisie et tout
simplement la btise de son milieu. Mais les transformations subies
par cette couche sociale au XXme sicle privent Marguerite
Yourcenar de laisance financire de ses jeunes annes et lamnent
se rfugier aux tats-Unis. Sa connaissance du monde va se complter
dlments ignors jusqualors et linstallation dfinitive en Amrique,
suivie de ladoption de la nationalit amricaine, marque, sinon un
renoncement et un abandon, du moins une rupture importante.
Langlais restera jamais une langue trangre pour elle, la riche
bourgeoisie daffaires amricaine, plus soucieuse de rentabilit que
dhumanit, ne lui inspirera quindiffrence ou mpris et elle
continuera, comme par le pass, se tourner vers les vieilles
civilisations, celles dEurope bien sr mais aussi celles dAsie, qui
progressivement lui deviennent de plus en plus familires. Mme si,
comme elle la affirm elle-mme, le matriau, qui allait constituer ses
uvres, avait vu le jour ds les annes 1920 et 1930, il est bien
vident que luvre quelle a lgue ne partage pas grand-chose avec
les bauches primitives. Le cheminement intellectuel, qui conduit de
la jeune aristocrate partiellement parisienne, aspirant la cration
littraire, lacadmicienne vagabonde de lle des Monts-Dserts,
montre une volution considrable.
Entre le mythe tel quil sexprime dans Denier du rve de
1934 et les lments qui en restent dans Denier du rve de 1959, on
entrevoit deux conceptions littraires diffrentes. En 1934, la
succession de rapprochements avec des personnages mythiques
434
Conclusion
435
Loin dtre une mode, une sorte daccessoire esthtique, lOrient est
pour Yourcenar un monde autre, dont il faut explorer la richesse et
dont il est urgent de dtruire la reprsentation de pacotille, courante au
XIXme sicle. La curiosit de Marguerite Yourcenar pour de
nouvelles formes de civilisations et cultures a certainement toujours
exist. On peut admettre que dans ses jeunes annes, elle ntait pas
dbarrasse des prjugs qui avaient cours lpoque mais par la
suite, la tentation de lOrient a reprsent chez elle une relle volont
de pntrer dans un univers spirituel autre. Il ne sagissait pas
simplement de fuir les tristes ralits occidentales pour se rfugier
dans un Orient mythique mais plutt de rechercher des philosophies
de la vie dont les consquences se rvleraient peut-tre moins
dsastreuses.
Lvolution incontestable de Marguerite Yourcenar ne masque
pas sa fidlit aux ides qui lui sont chres et leur permanence dans
son uvre. On peut considrer les Mmoires dHadrien comme la
glorification de la culture antique et le meilleur loge quelle en ait
propos mais nulle part ailleurs, elle nen renie lapport. voquant les
humanits de son grand-pre, elle dplore leur fonction
destampille de lhonnte homme, exigeant assez peu de
connaissances approfondies et plus de mmorisation que de rflexion ;
mais cest pour mieux souligner lincomparable richesse de la langue
et de la littrature hellne et latine, qui ont form les beaux esprits et
les grands penseurs europens. Le constat de laffaiblissement de la
raison et de lintelligence claire quelle dplorait dans Diagnostic de
lEurope demeure une constante chez Marguerite Yourcenar. Cette
2
436
4
Dans les Actes du Colloque de Thessalonique, MY Ecrivain du XIXme sicle ?, op.
cit.
5
Marguerite Yourcenar, YO, p. 104, o Marguerite Yourcenar voque
lincomparable perfection de la langue de Racine mais juge quil na pas conserv
la grandeur humaine dEuripide.
Conclusion
437
438
Conclusion
439
nationalistes, sinon fascistes. Sans doute Marguerite Yourcenar a-telle eu loccasion de rencontrer dans lentre-deux-guerres, des
intellectuels, qui regardaient favorablement la progression de
lextrme-droite. De l dire quelle partageait leurs ides et que dans
ses jeunes annes, elle ntait pas hostile au fascisme, il y a un pas que
lon ne peut franchir. Il nexiste ce jour aucun indice de la sympathie
de Marguerite Yourcenar pour les ides ractionnaires des premires
dcennies du XXme sicle. Puis sa situation dexile aux tats-Unis
lui ayant permis de se tenir toujours lcart des mouvements
littraires franais et des disputes thoriques et idologiques, elle a
men bien sa tche dcrivain, seule, lesprit libre, se fiant son got
et son jugement. Refusant les tiquettes, les coles, elle sest en
quelque sorte toujours tenue au-dessus de la mle, pour reprendre
le titre de luvre de Romain Rolland, quapprciait son pre.
Lindpendance par rapport un mouvement littraire quel
quil soit, tait sans doute lune des conditions de lexercice de sa
libert. Elle pouvait ainsi choisir les formes qui lui convenaient, traiter
lhistoire sa guise et adopter une composition et un style classiques,
selon son got. Rien ne lui interdisait nanmoins dadopter certains
procds propres aux crivains du XXme sicle, pour en tirer un effet
original, adapt sa pense cratrice. Cest par exemple le cas de
lclatement du temps dans Le Labyrinthe du monde. Plus que tout,
semble-t-il, elle sest voulue un crivain libre, choisissant les sujets
qui linspiraient ou lui importaient. En 1929, elle publie un premier
roman traitant de lhomosexualit, ce qui pouvait passer pour un
thme tout fait la mode dans les annes 20 mais ntait pas admis
dans la morale collective, surtout sous la plume dune femme. Plus
encore, avec Daprs Grco, elle aborde un sujet : linceste, qui ne
pouvait que choquer, mme des lecteurs larges desprit. Outre
lhomosexualit, qui figure dans tous les romans de Marguerite
Yourcenar, Le Coup de grce met en scne un sujet politique et
prsente un personnage aux ides tendancieuses, voire antismites.
Bien quelle se soit abstenue par la suite dexprimer des opinions
politiques, elle na pas hsit critiquer la socit de consommation et
assimiler la barbarie humaine lgard des animaux la barbarie
nazie. Soucieuse de tmoigner au nom des hommes et pour eux, elle
sest toujours tenue la lisire des tendances trop marques.
Sans doute est-ce dailleurs cette indpendance que lon doit
un autre aspect particulier de son uvre : la rcriture des textes. Elle
440
Conclusion
441
442
Conclusion
443
Bibliographie
uvres de Marguerite Yourcenar :
Le Jardin des Chimres, Paris, Librairie Acadmique Perrin, 1921,
219 p.
Les Dieux ne sont pas morts, Pomes, Paris, ditions Sansot, R.
Chiberre d., 1922, 220 p.
Spes navigantium, Le Divan, n 102, sept.-oct. 1924, p. 428-431.
LHomme, LHumanit, n 10046, 13 juin 1926, p. 2.
La faucille et le marteau, LHumanit, 20 nov. 1926.
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Genve, juin 1929, p. 745-752.
Les Charits dAlcippe, Le Manuscrit autographe , n 24, nov.-dc.
1929, p. 112-117.
Alexis ou le Trait du vain combat, Paris, Au sans pareil, 1929, 185 p.
La Nouvelle Eurydice, Paris, Grasset, 1931, 240 p.
Le Dialogue du marcage, La Revue de France, 15 fv. 1932, n 4,
p. 637-665.
Le changeur dor, Europe, n 116, 15 aot 1932, p. 566-577.
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Daprs Grco, La Revue du sicle, octobre 1933, p. 5-12 ; nov.
1933, p. 33-40 ; janvier 1934, p. 38-59.
Denier du rve, Paris, Grasset, 1934, 237p.
Daprs Rembrandt, Revue bleue, 5 janv. 1935, p. 11-20 ; 19 janv.
1935, p. 53-61.
Feux, Paris, Grasset, 221 p.
Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1938, 195 p.
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Ariane et lAventurier, Cahiers du Sud, n 219, aot-septembre
1939, p. 80-106.
Mythologie, Lettres franaises (Buenos Aires), n11, 1er janv.
1944, p. 41-46.
Mythologie II Alceste, Lettres franaises (Buenos Aires), n 14,
1er octobre 1944, p. 33-40.
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Bibliographie
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Bibliographie
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454
Bibliographie
455
456
Revues et dossiers
Marguerite Yourcenar. Numro spcial des Etudes littraires (Presses
de lUniversit Laval, Qubec), avril 1979, 116 p. [numro
prpar sous la direction dYvon BERNIER et de Vincent
NADEAU].
Dossier Marguerite Yourcenar, Magazine littraire, n 153, octobre
1979, p. 8-21.
Recherches sur luvre de Marguerite Yourcenar. Textes runis par
Henk HILLENAAR, CRIN (Cahiers de recherches des Instituts
nerlandais de langue et de littrature franaises. Universit de
Groningue, Pays-Bas), 1983, 119 p.
Marguerite Yourcenar, Sud, n 55, 1984, p. 5-87.
Dossier Yourcenar, Nord, n 5, juin 1985, p. 7-83.
Regards sur luvre de Marguerite Yourcenar, Cahiers Marguerite
Yourcenar, n 1, Paris, t 1987, 34 p. ; n 2, 1988, 26 p. ; n 3,
1988, 48 p. ; n4, 1990, 43 p. ; n5, 1992-1993, 50 p.
Adieux (Les) du Qubec Marguerite Yourcenar. [Hommage
posthume, textes runis par Yvon BERNIER], Qubec, Les
Presses Laurentiennes, 1988, 177 p.
Voyage et connaissance dans luvre de Marguerite Yourcenar.
Mlanges coordonns par Carminella BIONDI et Corrado
ROSSO, Pise, Libreria Goliardica, n12, 1988, 288 p.
Marguerite Yourcenar. Etudes runies par Adolphe NYSENHOLC et
Paul ARON, Revue de luniversit de Bruxelles, 1988 [1989], 176
p.
Bibliographie
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Actes de colloques1
Marguerite Yourcenar : Actes du premier Colloque International qui
sest tenu lUniversit de Valncia les 8 et 9 novembre 1984.
Ed. Elena REAL, Universitat de Valncia, 1986, 194 p.
Giornata Internazionale di Studio sullopera di Marguerite
Yourcenar : Actes de la journe internationale dtudes sur
luvre de Marguerite Yourcenar qui sest tenue luniversit de
Pavie le 8 novembre 1985, dits par Giorgetto GIORGI dans Il
Confronto Letterario, supplment du n 5, 98 p.
Marguerite Yourcenar. Biographie, Autobiographie : Actes du
Colloque International qui sest tenu lUniversit de Valncia
les 29, 30 et 31 octobre 1986. Textes runis par Elena REAL,
Universitat de Valncia, 1988, 275. [MY, Biographie,
autobiographie]
Marguerite Yourcenar. Une criture de la mmoire. Textes runis par
Daniel LEUWERS et Jean-Pierre CASTELLANI : Actes du
Colloque International Marguerite Yourcenar qui sest tenu
lUniversit de Tours en mai 1985, Sud, hors srie, mai 1990, 278
p. [MY, criture de la mmoire]
Marguerite Yourcenar et lart. Lart de Marguerite Yourcenar. Actes
du Colloque tenu lUniversit de Tours en novembre 1988 avec
laide du groupe de recherche interuniversitaire Littrature et
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POIGNAULT, Tours, SIEY, mai 1990, 379 p. [MY et lart]
Marguerite Yourcenar. Storia, viaggio, scrittura. Actes du Colloque
tenu lUniversit de Catania du 1er au 3 juin 1989, dits par
Giovanna ALEO, Michle CAMPAGNE et Maria Teresa
PULEIO, Catania, Cooperativa Universitaria Editrice Catanese di
Magistero, 1992, 468 p.
Le sacr dans luvre de Marguerite Yourcenar. Actes du Colloque
International de Bruxelles (26-28 mars 1992). Textes publis par
Rmy POIGNAULT, Tours, SIEY, 1993, 325 p. [Le sacr dans
luvre de MY]
Les visages de la mort dans luvre de Marguerite Yourcenar. Actes
du colloque organis par le NAMYS, lUniversit de Morris
(Minnesota) et la SIEY, qui sest tenu lUniversit de Morris du
1
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Autres ouvrages :
Histoire
ARIES Philippe et DUBY Georges (sous la dir. de), Histoire de la vie
prive :
tome 4 (dirig par PERROT Michelle), De la Rvolution la
Grande Guerre, Seuil, Paris, 1987.
tome 5 (dirig par PROST Antoine et VINCENT Grard), De la
Premire Guerre mondiale nos jours, Seuil, Paris, 1985 et Seuil,
Points Histoire, 1999 (prsente dition).
BECKER Jean-Jacques et BERSTEIN Serge, Nouvelle histoire de la
France contemporaine 12. Victoire et frustrations (1914-1929),
Paris, Seuil, Points Histoire, 1990.
CHARLE Christophe, Histoire sociale de la France du XIXme sicle,
Paris, Seuil, Points Histoire, 1991.
DUBY Georges et PERROT Michelle, Histoire des femmes en
Occident IV le XIXe sicle, (sous la dir. de) FRAISSE
Genevive et PERROT Michelle, Plon, Paris, 1991 et Perrin,
collection tempus, 2002 (prsente dition).
DUBY Georges et WALLON Armand (sous la dir. de), Histoire de la
France rurale : tome 3 : Apoge et crise de la civilisation
paysanne, de 1789 1914, Seuil, Paris, 1976 et Seuil, Points
Histoire, 1992 (2003 pour la prsente dition avec supplment
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Seuil, Paris, 1994, 1998 et Seuil, Points Histoire, 1999 (prsente
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lallemand par Andhre Vaillant et Jean Kuckenburg, Paris, Plon,
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Index
a)
496
Index
497
498
GANDHI 108
GARGUILO Ren 467, 477
GARMANN Gerburg 475
GAUDIN Colette 300n, 448,
452, 467, 477
GIDE Andr 269, 329, 433,
464
GILL Brian 24n, 61n, 153n,
467, 475, 477, 482,
GILLET Lo 74, 449
GIORGI Giorgetto 12n, 459,
487
GIRAUDOUX Jean 21, 329
GIROU SWIDERSKI MarieLaure 61n, 67, 475
GOBINEAU (comte De) 19
GOGOL Nicolas 72
GOLIETH Catherine 322n,
452, 468, 482
GORMAN Kay 468, 487
GOSLAR Michle 134, 452,
468
GRACQ Julien 21
GUHENNO Jean 143n, 397n
GUESLIN Andr 86, 87n, 491
GUPPY Shusha 244, 450
Index
499
500
Index
501
SERVAN-SCHREIBER
Claude 127, 193, 303, 400,
449
SERVET Michel 223, 236
SHAKESPEARE William 331
SHURR Giorgia H.14, 455,
471
SMEKENS Hilde 288, 449
SOCRATE 292, 409
SOPHOCLE 331
SOULES Claude 484, 490
SOUTHWOOD Jane 479, 484
SPADARO Donata 300n, 455,
488
SPENCER-NOL Genevive
455
SPENGLER Oswald 19
SPERTI Valeria 471, 488
STARRE van der Evert 379,
380, 386, 387n, 472
SUSDANA Pacharee 455
TACITE 247
TANGUY-SOUBRIER
Nathalie 488
TERTULLIEN 324
TEXIER Jean-Claude 449
THUAN TRINH Xuan 424,
425, 427, 428, 429, 430, 493
THURLER-MULLER AnneLise 393n, 472, 475
TOLSTO Lon 97, 176
TORRES Vicente 455, 461,
472
TRAJAN 195, 196, 197, 204,
328, 330, 366, 377, 396
UDOMSILPA Warunee 472
502
VALRY Paul 19
VASQUEZ DE PARGA Maria
Jos 259n, 456, 460, 480, 486,
488
VERGNIOLLE DE
CHANTAL Henri 275, 322n,
371n, 373, 374n, 456, 472, 484
VESALE 223
VILLON Franois 132
VINCENT Grard 150, 491
VINCI Lonard de 223, 229
WAGNER Walter 442, 472
WALERYSZAK Lydia 461
WALKOWITZ Judith 122
WALLON Armand 491
WASSERFALLEN Franois
394n, 457, 474, 484, 490
WATSON-WILLIAMS Helen
475
WEBER Max 233, 234, 235,
404, 405, 423, 492
WENT-DAOUST Yvette 489
WIESEL lie 70
WILLEMS Dominique 288,
449
WILSON Bernadette 472
WOERKUM Camille van 94n,
300n, 472, 488
WYSS Antoine 384, 385n,
386, 480, 484
ZECCHI Lina 489
ZHANG Yinde 472
ZOLA mile 87, 98
AGAMEMNON 335
ALESSANDRO (ou ALESSANDRO SARTE ou le
docteur SARTE) 37, 39, 53,
56, 57, 338
ALEXIS 15, 79, 265, 266, 267,
269, 318, 319, 327, 339, 344,
364, 375
ANGIOLA FIDES 14, 53, 57,
63, 318, 474
ANNA 266, 267, 319, 320,
345
ANTINOS 345, 354, 478,
480
ARTHUR 80, 178, 180, 181,
264, 350
Index
503
504
MAUD 357
MICHEL 30, 31, 75, 76, 80,
83-86, 89, 90, 91, 96-98, 103,
129, 151, 152, 154-158, 161,
163-165, 167, 168, 174-177,
285, 300, 301, 303, 330, 340,
347, 348, 352, 357, 371n, 375
MICHEL CHARLES 74, 75,
80, 83, 92-94, 101, 143, 149,
153, 154, 155, 160, 161, 164,
174, 179, 276, 303, 330, 340,
341, 347, 348, 351, 486
MIGUEL 266, 267, 319, 345
MINOTAURE 31, 32, 33, 328
MONIQUE 266
NATHANAL 129, 130,
243-260, 280, 286, 287,
292, 293, 319, 321-324,
358, 363, 365, 368, 369,
373, 375, 376, 383, 411,
413, 415, 420, 421, 427,
436, 442, 484, 485, 486
NOMI 75, 91, 93, 98,
147, 149, 152, 160, 164,
180, 303, 340, 341, 351,
353
138,
289,
345,
370,
412,
434,
101,
179,
352,
Index
505
119,
105,
114,
221,
288,
161,
506
Index
507
PREMIERE PARTIE :
CHOS DIRECTS DE LHISTOIRE CONTEMPORAINE
Chapitre 1 : vnements politiques 27
I vnements vcus par Marguerite Yourcenar 27
La guerre de 1914-1918 27
La guerre de 1939-1945 31
Lentre-deux-guerres : Denier du rve et Le Coup de grce 35
Situations voques et sources 35
Ralits diffrentes 49
Les tres humains 56
Sens des rcits 63
Anne 1956 69
Allusions diverses aux vnements du temps 70
II vnements immdiatement antrieurs 74
Chapitre 2 : Ralits sociales. La socit au XXme sicle 77
I Le dbut du sicle 77
Transformation des fortunes 77
La bourgeoisie la Belle poque 84
Ralit des classes sociales 85
La vie dans un village du Nord et lvolution des rapports
sociaux 96
II Priode des USA 104
Dfense des opprims 104
Racisme et problme noir 104
Les Indiens 115
Le fminisme 116
510
DEUXIEME PARTIE :
DU FACTUEL A LUNIVERSEL
Chapitre 1 : Luniversalit et lhistoire contemporaine 187
I Lhistoire contemporaine, celle de lhomme en gnral 187
Cycles politiques 187
Cycles de la fortune 189
Cycles de la vie 189
Rptition de lhistoire 190
Essence ternelle de lhomme? 191
II Pass : image du prsent 193
177
511
512
IV Quelle autobiographie ?
300
TROISIEME PARTIE :
MARGUERITE YOURCENAR, ECRIVAIN MODERNE
OU ECRIVAIN DU PASSE ?
Chapitre 1 : uvre classique ou moderne ? 307
I Quest-ce que la modernit ? 308
Essai de dfinition 308
Luvre de Marguerite Yourcenar est-elle moderne ? 316
II La mise en scne de lhistoire 326
Universalit et mythe 326
Le thtre 330
Contrepoint 338
clatement du temps 339
Rupture et liaison. Solitude et incommunicabilit 343
La conscience dmultiplie 346
Conscience ironique et mise distance 349
III Marguerite Yourcenar, crivain contradictoire ? 355
Chapitre 2 : Ides traditionnelles ou modernes ? 359
I Pense philosophique et religieuse de Marguerite Yourcenar 359
La religion et le christianisme 359
La libert individuelle 364
Morale et humanisme 370
II Pense historique 377
Histoire : cole de libert 377
Histoire : dcouverte de la ralit 378
Le grand enseignement de lhistoire 380
Sens de lhistoire 382
III Pense politique et sociale 389
Lengagement 389
Lengagement de lcrivain 389
Laction politique 392
La pense politique 393
volution 393
Conscience des problmes de ltat 395
Le problme du fascisme 397
Le progrs 400
Lconomie 401
Chapitre 3 : Quelle sagesse ?
407
I Prsence du chaos 407
II Comment tre et que faire ? 409
III Composantes de la sagesse de Marguerite Yourcenar 410
La sagesse : but ultime de la philosophie 410
Le progrs selon le bouddhisme 418
Philosophie bouddhiste et pense scientifique 424
IV Une sagesse pour notre temps ? 432
Conclusion
433
Bibliographie
Index
445
495
509
513