Philosophie Et Theorie Du Droit Ou L Illusion Scientifique
Philosophie Et Theorie Du Droit Ou L Illusion Scientifique
Philosophie Et Theorie Du Droit Ou L Illusion Scientifique
RSUM.
LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET LA THEORIE DU DROIT SONT DES MATIERES
RECENTES A LAUNE DE LHISTOIRE. IL NEST PAS ININTERESSANT DE SE
PENCHER SUR LES CAUSES ET LES CIRCONSTANCES DE LEUR NAISSANCE, CAR
ELLES ENTRETIENNENT DES RAPPORTS ETROITS AVEC LA CONCEPTION DU
DROIT, LE STATUT EPISTEMOLOGIQUE DE LA SCIENCE JURIDIQUE ET LA
METHODOLOGIE DES JURISTES.
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quil nexiste pas un mais plusieurs positivismes. Sans compter que certaines
conceptions juridiques labores par les positivistes sont communes certains auteurs
dinspiration jusnaturaliste et quentre ceux qui se rclament du positivisme, certains
sont accuss dtre des jusnaturalistes dguiss : cest ainsi que Ross taxe luvre de
Kelsen de pseudo-positivisme 4. Ces accusations intestines ne sont pas lapanage du
positivisme, mais se trouvent galement dans le camp oppos : M. Villey ne qualifie-t-il
pas les hritiers de lcole moderne du droit naturel de pseudo-jusnaturalistes 5 ?
lopposition radicale entre clans, ou coles, soppose une dmarche transversale et
syncrtique. Bobbio, par exemple, explique, non sans provocation, que : sur le plan
idologique o aucune tergiversation nest possible, je suis jusnaturaliste. Sur le plan de
la mthode, je suis positiviste avec autant de conviction. Enfin, sur le plan de la thorie
du droit, je ne suis ni lun ni lautre 6. Dautres auteurs, que lon nomme de faon
ambigu post-positivistes, tentent aussi de dpasser le traditionnel clivage afin de renouveler la rflexion sur les fondements du raisonnement juridique 7. Lambition de ce mouvement, qui semble adopter une dmarche irnique, est de parvenir une thorie
juridique intgrale, ou globale, ne choisissant pas entre les courants doctrinaux existants,
chacun tant affect dimperfections incontestables, mais runissant les parties
acceptables de chacun dentre eux. Lide de dpart est judicieuse : la question cruciale
est celle de la mthode. Bobbio a donc eu raison de distinguer trois aspects diffrents du
positivisme juridique, indpendants les uns des autres : lidologie, la thorie et le
mode dapprocher ltude du droit (quil nassimile pas la mthode) 8. Bien que
certains sen dfendent, le positivisme, ou plutt certaines doctrines positivistes, ont
essuy de svres et premptoires critiques quant lidologie (culte de ltat et de
lobissance des sujets) et la thorie (la rduction du droit la loi, le juge ne faisant que
lappliquer mcaniquement) quelles vhiculent. Certes, au cours de la seconde partie du
XXe sicle des erreurs ont t radiques, des excs gomms, ce qui prouve
lextraordinaire plasticit de ce mouvement de pense htroclite. Mais, aujourdhui, les
auteurs saccordent considrer que cest la dmarche mthodique, voire
pistmologique qui est discriminante. Certains, la plupart se revendiquant du
positivisme, veulent appliquer au droit la mthode emprunte aux sciences de la nature
riges en modle indpassable de connaissance. En gros, il sagit dtablir une
distinction entre le droit et la science du droit afin de parvenir, grce la mthode
empirique et descriptive, la connaissance dun systme logique et cohrent de rgles,
dbarrass de linfluence des valeurs sociales, des fins du droit et de la morale 9.
Dans cette perspective, lutilisation de lexpression thorie du droit ou thorie
gnrale du droit , en lieu et place de la traditionnelle philosophie du droit nest
pas neutre ; elle rvle souvent (mais pas toujours) loption pistmologique de lauteur
4
A. Ross, Validity and the conflict between Legal Positivism and Natural Law , Revista
juridica de Buenos Aires, 1961 IV, p. 72 et s., cit in Le positivisme juridique, op. cit., p. 204.
5
Le droit naturel et lhistoire, in Seize essais de philosophie du droit, Dalloz 1969, p. 78.
6
Essais de thorie du droit, Bruylant-LGDJ. 1998, p. 53.
7
Voir M. Troper, Pour une thorie juridique de ltat, PUF, 1994, p. 30.
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qui range sa doctrine sous cette appellation. Le XXe sicle a connu une floraison dcrits
de thorie du droit. Il y a bien sr les clbres ouvrages de Kelsen (Thorie pure du
droit, 1re d. 1934, 2e d. 1960 ; Thorie gnrale du droit et de ltat, 1945 ; Thorie
gnrale des normes, 1979), Roubier (Thorie gnrale du droit, 2 d. 1951), Dabin
(Thorie gnrale du droit, 2e d. 1969), Haesert (Thorie gnrale du droit, 1948),
Friedmann (Thorie gnrale du droit, 1965) et Bergel (Thorie gnrale du droit, 3e
d. 1998). videmment, il y a un effet de mode qui explique, au moins en partie, cette
prolifration ; mode qui dailleurs sinverse la fin du XXe sicle avec la parution des
ouvrages intituls Philosophie du droit de Batiffol (1960), Villey (T.I, 1975 et T.II,
1979), Atias (1999) et Oppetit (1999) 10. Mais derrire leffet de mode, il y a, sousjacents, des choix fondamentaux oprs par les auteurs, de sorte que lintitul de
louvrage nest pas le fruit du hasard. Certes, ces choix ne sont pas tous identiques.
Ainsi, Dabin, Roubier et Bergel nadhrent pas la conception kelsnienne de la science
du droit. Mais il existe un point commun entre tous les ouvrages de Thorie du droit :
une opposition plus ou moins marque la philosophie du droit. La prsentation la plus
courante est dexpliquer que philosophie du droit et thorie gnrale du droit
sopposent, ou plus exactement constituent deux matires distinctes, autonomes,
irrductibles lune lautre. Les raisons pour lesquelles ces deux expressions ont t
forges sont, cet gard, pleines denseignements. Pour les connatre, il faut tudier les
circonstances de leur naissance qui sopre par la scission de la matire juridique (I).
Mais la concurrence laquelle elles se livrent, ainsi que les difficults quelles
prouvent saffirmer clairement et solidement, rvlent la profonde unit de la matire
juridique (II).
10
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dorganiser le droit en art 11, cest--dire, de faon rationnelle en dfinissant les termes,
en distinguant les genres et les espces, celles-ci tant subsumes sous un genre en
fonction de leur caractre commun. Cette mthode est celle des sciences de la nature.
Or, la dfinition du droit garde, chez Cicron, une forte coloration philosophique : il
faut donc ici poser la fin du droit civil : cest dobserver fidlement lquit, selon les
lois et les usages, dans les divers cas opposant les citoyens 12. Il nexiste aucune
contradiction organiser le droit en science et considrer que sa finalit est la
recherche du juste, de lquitable. Cest qu lpoque, la science nest quun synonyme
de savoir structur, et donc de sagesse qui nest que la plus haute forme de la
connaissance humaine. Cette dmarche va se perptuer chez les juristes. Ainsi, Ulpien
(D. 1, 1, 10, 2) dfinit la jurisprudence comme la connaissance des choses divines et
humaines et la science du juste et de linjuste. Le travail du jurisprudent, qualifi de
prtre, est dexercer la justice en faisant connatre le bon et lquitable, en sparant
lquit de liniquit, en distinguant le licite de lillicite (D. 1, 1, 1, 1). Ulpien termine ce
fragment en prcisant que ce travail constitue la vraie philosophie (veram
philosophiam).
La philosophie participe donc de lessence de la matire juridique, elle est inhrente
au savoir du juriste quelle innerve. Selon Cujas Jus est scientia aequi & iniqui, vel
ars. Ars enim est eorum quae sciuntur 13. Pour Charondas le Caron, la jurisprudence,
dfinie comme la science ou sagesse civile , est la principale partie de la philosophie
morale 14. Domat, dans la prface de son ouvrage Les lois civiles dans leur ordre
naturel, voque la science du droit naturel , sans voir une quelconque logomachie
dans cette expression. Lorsque De Ferrire dfinit, la romaine, la jurisprudence comme
la science de ce qui est juste et de ce qui ne lest pas 15, ou lorsque Portalis, dans le
Discours prliminaire, qualifie plusieurs reprises la jurisprudence de science, cest
dans le sens large de savoir rationnellement organis 16. Cest galement le cas pour
Merlin qui, reprenant le Rpertoire de Guyot, dfinit la jurisprudence comme la
science du droit 17. Jusquau dbut du XIXe sicle les travaux des jurisconsultes taient
ptris de morale chrtienne et de philosophie antique et mdivale. La technique
juridique hrite de Rome tait ainsi vivifie sans que le droit perde son statut de
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18
Premiers essais de philosophie du droit, 1846, prface p.XIV. Cf. aussi Ahrens, Cours de
droit naturel, 4e d. 1853, p. 5 : la philosophie du droit nest quune branche de la science une
et universelle du droit . Comp. G. Del Vecchio, Leons de philosophie du droit, Sirey, 1936,
p. 7 : La Philosophie du Droit, certes, a donc son indpendance, son autonomie en face de la
jurisprudence, mais elle a nanmoins avec elle des connexions et des relations ncessaires .
19
Op. cit., p. 106.
20
Merlin, op. cit., V Jurisconsulte.
21
E. Kant, Mtaphysique des murs, 1re partie, Doctrine du droit, trad. Philonenko, Vrin,
1993.
22
Op. cit., Introduction, . B, p. 104.
23
Cit par M. Villey, Kant dans lhistoire du droit, in Leons, op. cit., 2e d. 1962, p. 259.
24
S. Goyard-Fabre, De lide de norme la science des normes : Kant et Kelsen , in
Thorie du droit et science, dir. P. Amselek, PUF, 1994, p. 220.
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XIXe sicle, un ensemble de rgles contraignantes, non sans passer par les affres dune
rel la forme dune science rigoureuse dont toutes les parties se tiennent et dcoulent les
unes des autres 32, et admettait un principe de certitude dans les sciences morales grce
lutilisation du syllogisme dmonstratif 33. La morale, qui a pour objet la rgularit
ou lirrgularit des actions humaines [], est appuye sur des fondements inbranlables, do lon peut tirer de vritables dmonstrations, capables de produire une
science solide 34. De manire caractristique, Barbeyrac, traducteur du De Jure
Naturae et Gentium, cite dans sa prface un passage de lEssai concernant
lentendement humain de John Locke, dans lequel celui-ci affirme ne point douter quil
est possible de dduire de propositions videntes par elles-mmes, les vritables
mesures du Juste et de lInjuste, par des consquences ncessaires et aussi incontestables
que celles quon emploie dans les mathmatiques . Cette tendance sintensifie au
XIXe sicle. Toullier enseigne : on entend par science un enchanement de vrits
fondes sur des principes vidents par eux-mmes ou sur des dmonstrations, une
collection de vrits dune mme espce, ranges dans un ordre mthodique 35. Le
droit fut aussi compar aux sciences de la nature. Ainsi, pour Alfred Jourdan, les
sciences morales [] ne procdent pas autrement que les sciences naturelles 36. Ernest
Toullier, Le droit civil franais, 3e d. 1820, T.I, n 1.
De Ferriere, Dictionnaire de droit et de pratique, 1740, T.I, V Droit. Peut-tre que la
jurisprudence est en passe dacqurir le statut de science moderne depuis que ce terme ne dsigne
plus que la jurisprudence des arrts. Les progrs de linformatique aidant, la jurisprudence tend
sidentifier aux bases de donnes compilant les dcisions des tribunaux et des cours.
32
Specimen Controversiarum circa Jus Naturale, 1674, IV, 1.
33
Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, Ble 1732, trad. J. Barbeyrac, Liv. I, Ch. II,
II.
34
Op. cit., Liv. I, Ch. II, IV.
35
Toullier, op. cit., T.I, n 1. Contra : Marcad, Cours lmentaire de droit civil franais, 4e
d. 1850, T.I, n 1, qui estime que le droit est un art et non une science, car il na pas pour objet
denseigner des vrits. Voir la position nuance de Planiol, Trait lmentaire de droit civil,
me
1908, 5 d., T.1, n3 : le droit est mobile comme la vie et comme lopinion humaine .
36
A. Jourdan, Le droit franais, 1875, p. 20.
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Roguin peut aussi tre cit : nous tudions le droit dun point de vue analytique et
synthtique, comme le chimiste tudie les corps quil dcompose et classifie. [] Par
leur nature mme, nos conclusions sont, sauf erreur, tout aussi rigoureuses que celles de
la science des corps matriels 37. Picard, dans Le droit pur (1908), expliquait que le
droit est une science naturelle comme la botanique ou la zoologie, une science de faits
susceptibles dobservation scientifique, et non pas un ensemble de concepts crbraux .
Il sagit l dun bouleversement mthodologique et pistmologique dont nous
ressentons, encore aujourdhui, les effets. Oubliant lenseignement dAristote, le juriste
se mit croire la pertinence, dans sa discipline, du syllogisme dmonstratif. Soumise
au raisonnement hypothtico-dductif, la matire juridique prtendait accder alors au
rang des sciences modernes.
Cest au milieu du XIXe sicle que la fascination pour les sciences dites modernes
atteint son paroxysme, au point dimpressionner les juristes pourtant si attachs la
tradition. Le positivisme scientifique initi par Auguste Comte ny est pas tranger.
Lide se rpand que la seule vritable connaissance scientifique dcoule de
lobservation des faits perceptibles, toute autre connaissance tant dpourvue de valeur.
Les sciences exprimentales, par leurs mthodes, deviennent le parangon du savoir. Les
sciences morales se doivent de les imiter peine dtre rejetes dans les tnbres de
lhistoire. Or, puisque les valeurs, telles que le juste et linjuste, ne peuvent se plier aux
mthodes exprimentales, force est de les abandonner la mtaphysique. Le positivisme
scientifique confine donc au scientisme mtaphysique ( tendance croire que la science
rsoudra les problmes relevant autrefois de la mtaphysique ) et mthodologique
( tendance considrer la mthode des sciences physico-chimiques comme seule
valable dans les autres domaines 38).
Alors quelle tait, encore au XVIIIe sicle, lme du droit, la philosophie va rapidement en tre spare. Certes, aprs Kant, les juristes sintresseront encore la philosophie. Il suffit de citer les ouvrages de Lerminier (Philosophie du droit, 1831) Belime
(Philosophie du droit, 1843), Oudot (Premiers essais de philosophie du droit, 1846),
Beudant (Le droit individuel et ltat, 1891) et Boistel (Cours de philosophie du droit,
1899). Mais force est de remarquer que la rflexion critique sur le droit a t expulse
des ouvrages techniques exposant le droit positif, pour tre loge dans des livres
spcialiss. Au surplus, cet intrt persistant des juristes pour la philosophie masque en
ralit une lame de fond en sens contraire. Si Belime peut encore se contenter de soustitrer sa Philosophie du droit : Cours dintroduction la science du droit, Boistel, quant
lui, est contraint de ragir contre lopinion qui se propage la fin du XIXe sicle
suivant laquelle la mtaphysique nest pas une science car lobjet de son tude chappe
la connaissance et ne peut fournir lintelligence aucune certitude 39. Cette rsistance se
rvla vaine puisque le cours de Philosophie du droit profess par Boistel la Facult de
droit de Paris fut supprim au bout de six annes. Il est dailleurs rvlateur que lauteur
a cru devoir souligner la tmrit de son entreprise dans la prface de son ouvrage.
Ctait lannonce dun dclin durable de ltude, par les juristes, de la philosophie du
37
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droit. Comme si la philosophie constituait une entrave laccession du droit au rang des
sciences modernes. Cest ce que pense Valette : tout ce luxe de mtaphysique ne peut
tre daucun avantage pour les vritables progrs de la science du droit 40. Cette opinion excessive entranera sans tarder une raction, ou plus exactement des ractions
contradictoires crant une tripartition.
1. - La rupture.
On estime que ce nest quau XXe sicle, pour des raisons quil conviendra de dcouvrir, que lexpression Thorie du droit merge. On date gnralement son apparition en
1926, lors de la cration Brno de la Revue internationale de la thorie du droit. Sans
minimiser limportance de cet vnement, il est possible dattester lusage de cette
expression ds le XIXe sicle. Ainsi, Boistel cite le livre de Belime en signalant quil
contient aussi la thorie gnrale du droit 41. Il est difficile de comprendre le sens de
cette formule que lauteur na pas jug bon dclairer, sans doute parce quil allait de
soi. Peut-tre que la manire dont les jurisconsultes se servaient, lpoque, du mot
thorie est susceptible de fournir une explication. Citons les sous-titres du trait de
Toullier : Ouvrage dans lequel on a tch de runir la thorie la pratique , et du
cours de Marcad : Explication thorique et pratique du Code civil franais . Le
terme thorie est ici utilis par opposition la pratique du droit pour souligner les liens
qui unissent lcole et le Palais ; la thorie dsignant lenseignement ou ltude abstraite
du droit. Tout porte donc croire que par thorie gnrale du droit, Boistel entendait
ltude de la matire juridique dans sa gnralit. Le second tome du livre de Belime,
consacr entirement lexpos du droit des personnes, de la proprit, des successions,
des obligations, des contrats spciaux, des preuves judiciaires et de la prescription, rend
crdible cette explication. Cet usage du terme thorie, dans le sens de large synthse
explicative, par opposition aux doctrines et systmes personnels, se rapproche de celui
propos par Claude Bernard dans son Introduction ltude de la mdecine
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exprimentale (1865)
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s.
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2. - La rsistance.
Le partage kantien des comptences entre le philosophe et le juriste a rapidement
engendr une difficult srieuse, inhrente toute spcialisation excessive du savoir :
lisolement et lincomprhension mutuelle. Les philosophes privilgirent gnralement
une tude du droit dpouill de son appareil technique, sous prtexte den mieux
atteindre lessence 65, une approche mtaphysique, dconnecte de la ralit juridique,
et donc inutile pour les juristes 66. Par une sorte de tropisme, ceux-ci ont tent de se
rapproprier la rflexion sur le droit. Mais ils ne pouvaient plus intgrer celle-ci directe59
215
ment dans leurs manuels ddis presque exclusivement la description du droit positif.
Certes, les manuels et les cours dintroduction au droit contiennent souvent des allusions
ou des passages consacrs la philosophie du droit, mais ces incursions sont demeures
timides et superficielles, sans doute en raison du caractre didactique assign ce genre
de travaux. Aussi, certains juristes ont conu le projet dcrire des ouvrages dont lobjet
premier est la rflexion sur le droit. Par humilit et souci de se dmarquer de la mtaphysique, ils ont souvent prfr intituler leur livre : Thorie gnrale du droit. Dans
cette optique, la thorie gnrale du droit nest rien dautre que la philosophie du droit
vue par les juristes, et cest en cela quil y a une forme de rsistance. Perelman la trs
bien compris lorsquil se demande si lexpression thorie gnrale du droit nest pas
une raction contre la philosophie du droit conue comme une philosophie applique au
droit et non comme issue dune rflexion sur le droit 67. Il sagit donc dvacuer le
terme philosophie du vocabulaire pour attribuer la thorie gnrale les recherches qui
incombent la philosophie 68, et faire de la philosophie du droit incognito 69, mais
de lintrieur.
Lexemple de Paul Roubier est topique. Voici ce quil crit en avant-propos de sa
Thorie gnrale du droit : Bien que la plupart des matires traites dans ce livre
soient tudies en gnral dans les ouvrages dits de philosophie du droit, on a prfr
ne pas donner un tel titre cet ouvrage. La raison en est quau jugement des juristes euxmmes, la philosophie du droit fait partie de la philosophie ; et ds lors doit demeurer le
domaine des philosophes. [] En dautres termes, ce livre nest pas luvre dun
philosophe, il est luvre dun juriste . Il est clair que, pour lauteur, la philosophie du
droit et la thorie gnrale du droit ont le mme objet, seul langle de vue diverge. Cest
uniquement parce quil est convaincu de la sparation tanche des domaines du savoir,
quil refuse dintituler son livre Philosophie du droit. Le sous titre quil a choisi est,
cet gard, rvlateur : Histoire des doctrines juridiques et philosophie des valeurs
sociales . Il nest donc pas surprenant que Roubier critique Kelsen dans son entreprise
insoutenable de construire un systme purement technique, en dehors de tout fondement
politique 70. La dmarche de Jean Dabin est similaire lorsquil justifie lintitul de son
ouvrage 71. Il reconnat volontiers que chercher pntrer la nature du droit positif est
travail philosophique . Mais il souligne que, dans les livres consacrs la philosophie
du droit, on trouve beaucoup plus de philosophie que de droit et doute de lutilit de
ce type douvrage pour le juriste, alors que leurs auteurs, philosophes de formation,
nont probablement jamais ouvert un code, un recueil de jurisprudence ou un livre de
droit . Pour Dabin, comme pour Roubier, le choix de lintitul nobit qu des
considrations pratiques et contingentes : Cest pourquoi, leffet dviter que la
philosophie du droit ne risque de perdre le contact avec son objet immdiat pour se
dissoudre dans la philosophie pure, nous avons choisi, de prfrence lintitul
67
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philosophie du droit, qui est susceptible dengendrer ces confusions, celle de thorie
gnrale du droit . Mais, lauteur tient prciser que, par ce choix, il nentendait pas
rejoindre le normativisme de la Thorie pure du droit de Kelsen, mais tenter une
exploration en profondeur, vraiment philosophique, du concept de droit .
Contrairement Kelsen, Dabin ne conoit pas la possibilit pour la science juridique
docculter les valeurs : une thorie gnrale du droit, vue sous langle philosophique,
doit tre capable de rendre compte non seulement de llment formel ou normatif, mais
du contenu du droit, dautant plus que, en lespce, fond et forme ne sont pas sans ragir
souvent lun sur lautre . Roubier est du mme avis : le droit repose en dernire
analyse sur une philosophie des valeurs 72.
Cest au travers de la Thorie gnrale du droit que les juristes se sont rappropris
ce que les philosophes avaient revendiqu et quils leur avaient inconsidrment
abandonn. Laspect positif a t une revitalisation indniable de la pense juridique.
Mais il ne faut pas se cacher quil ne sagit que dun retour en trompe lil ltat
antrieur. La seule existence de la thorie gnrale, comme matire autonome, empche
un retour complet de la rflexion critique sur le droit dans les ouvrages techniques. En
dautres termes, la prsence de la thorie du droit accrdite lide, pourtant fausse, que
la technique se suffit elle-mme ou en tout cas, quelle peut, dans une perspective
pratique ou utilitaire, se dispenser dune dmarche rflexive et axiologique. Puisque la
thorie du droit est traite dans des ouvrages ad hoc, par des auteurs spcialiss, il ne
serait pas opportun de la mler ltude du droit positif. Tout au plus lui consentons
quelques pages ou quelques minutes dans les manuels et cours dintroduction au droit.
Villey a beaucoup fustig cette pseudo-philosophie des manuels de droit civil dont la
dictature enfonce les lecteurs dans lignorance 73. Ces critiques, pour svres quelles
soient, ne sont pas dnues de fondement. Il nest pas satisfaisant de distiller quelques
lueurs de philosophie du droit au dbut des tudes pour ensuite gaver les tudiants de
techniques prtendument pures et de solutions apprtes. Ainsi, la technique juridique et
la thorie du droit vivent cte cte en signorant lune lautre, comme si la seconde
navait aucune influence dterminante sur la premire. Cest aussi le cas entre la
philosophie du droit et la thorie du droit, que certains pensent pouvoir faire coexister
sans interpntration. En ralit, ce vu se heurte lindivisible unit du droit
Rflexions sur la philosophie du droit, Les Carnets, PUF, 1995, XIX, 6. Cf. aussi Arch.
phil. droit. 1967, T. XII, p. 214.
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dans la ralit, les valeurs sont inhrentes au droit, et donc la science qui le choisit
pour objet. En outre, une tude du droit qui se veut raliste ne peut faire abstraction de
la dimension active du savoir juridique. Celui-ci nest pas destin la pure spculation,
il est tourn vers laction. Refusant de nier la ralit, il est possible de concevoir une
science pratique du droit (B).
1. - Le mirage technique.
la fin du XIXe sicle, Gny proposait dappliquer au droit la distinction philosophique du donn et du construit 74. Seul le donn, provenant de la nature des choses, est
objet de connaissance. Le construit, quant lui, est objet de volont. La science connat
donc du premier, tandis qu la technique ressortit le second. Cette prsentation est
videmment trs proche de celle adopte par Kelsen, sauf que pour le coryphe du
normativisme tout le droit est un construit puisquil se rduit au droit pos par lhomme.
Le positivisme lgaliste est donc contraint de dplacer lobjet de la science juridique
vers la technique. Virally la parfaitement compris qui souligne que pour Kelsen, le droit
est une technique sociale 75. Mais cette vision relve du rductionnisme. Certes, le droit
contient une dimension technique indniable, mais ce nest pas lessentiel. Virally
remarque que, dans les autres disciplines, la technique nest pas lobjet de la science,
mais seulement lapplication. Cest donc une erreur que de rduire le droit ntre
plus quun ensemble de procds ou de procdures, de mcanismes, dinstruments 76.
Cette erreur persiste mme si la thorie du droit tend vers la gnralit en ne limitant pas
son domaine dtude un systme juridique particulier.
La thorie du droit, ainsi conue, engendre linconvnient de crer une sparation
artificielle entre la philosophie du droit des philosophes, qui nest souvent quune
philosophie sur le droit, et la philosophie du droit des juristes, surnomme thorie
gnrale pour viter la confusion des genres. Mais, en se coupant de la philosophie
gnrale, le juriste qui rflchit sur le droit rtrcit inopportunment son champ
dinvestigation. Lexclusion de toute mtaphysique est aussi critiquable que labus de
mtaphysique. Par exemple, lorsque Ripert tudie les liens entre droit et morale, la
rfrence la philosophie dAristote aurait pu enrichir la rflexion et renforcer sa thse.
74
Gny, Science et technique en droit priv positif, T.I, 1914, p.96 ; Mthode dinterprtation
et sources en droit priv positif, LGDJ, 2e d. 1919, T.II, n 224 p. 410.
75
M. Virally, La pense juridique, Ed. Panthon-Assas-LGDJ 1998 (1re d. 1960), p. XXV.
76
Virally, op. cit., p. XXVII.
Arch. phil. droit 45 (2001)
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82
La thorie pure du droit est, en dpit des dngations de Kelsen et de ses pigones,
truffe de considrations philosophiques, le plus souvent prsupposes. Sous prtexte de
dcrire un objet pur, Kelsen les assne sous forme de postulats. Il en est ainsi de la distinction kantienne du Sein et du Sollen qui joue le rle de prisme dformant la ralit et
donnant lillusion dtudier un objet pur. Nen dplaise ses thurifraires, la pense de
Kelsen nest pas neutre, mais militante. Au dbut, lauteur lavouait dailleurs incidemment : la Thorie pure soppose de la faon la plus nette aux thoriciens qui renient la
philosophie transcendantale de Kant et le positivisme juridique 83. Or, en construisant
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p. 221.
80
M. Villey, in Arch. phil. droit. 1962, prc, p. 85.
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Minerve, 75.
82
Voir pour une approche particulire du problme : D. Lochak, La neutralit impossible ,
in Thorie du droit et science, prc., p. 293.
83
Kelsen, Thorie pure du droit, trad. Thvenaz, prc., p. 70.
Arch. phil. droit 45 (2001)
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son objet sur les principes de puret et de neutralit, la science du droit prend le risque
de ne pas traduire la ralit, ce qui pourtant est son objectif dclar. On peut donc voir,
dans la pense kelsnienne, une contradiction rsidant dans la volont de dcrire
objectivement la ralit tout en plaquant sur celle-ci une philosophie a priori. P.
Amselek a formul une critique similaire propos des principes dabsence de
contradiction et de lacune dans lordre juridique, en lui reprochant dtre pass de la
thorie pure du droit la thorie dun droit pur 84. Autre exemple, lorsque Kelsen
affirme que le droit est partout et toujours un ordre de la conduite humaine, cest--dire
un systme de normes dont lunit repose sur le fait que leur validit toutes a le
mme fondement 85, il met un jugement non seulement apprciatif, et non descriptif,
mais en plus non conforme la ralit 86. Plus gnralement, Lenoble et Ost expliquent :
L o Kelsen simagine dcrire le droit tel quil est, il en opre en ralit une
reconstruction que lon pourra, en fonction de ses propres prmisses thoriques,
qualifier de dnaturation de la ralit juridique 87. Cette reconstruction arbitraire est
rendue ncessaire par la prtention de dcrire un objet pur qui, en ralit, ne lest point.
Le systme de Kelsen est, au surplus, infect dun paradoxe intrinsque, que
M. Troper, aprs dautres, a mis en lumire 88. Ou bien, premire branche de
lalternative, les normes sont des entits idales, comme elles ltaient pour Kant, et
aucune science des normes nest possible. En effet, selon Kant, la normativit est une
Ide de la raison inaccessible la raison pure pratique ; la rationalit du normatif ne se
laisse pas connatre (erkennen) mais seulement penser (denken) 89. Plus juridiquement,
M. Troper explique que si la norme nest quune entit idale et non un fait, il est
impossible dappliquer le principe de vrit-correspondance . En outre, il semble que
Kelsen, au moins dans un premier temps, adopte une conception hyltique des
normes (du grec hyl qui signifie matire, par opposition une conception
expressive ) selon laquelle la norme est une prescription et non un fait empirique, un
simple acte de volont. Or, les propositions de droit sont des jugements hypothtiques
qui noncent quau regard dun certain ordre juridique, national ou international, donn
la connaissance juridique, si certaines conditions dfinies par cet ordre sont ralises,
certaines consquences quil dtermine doivent avoir lieu 90. Ainsi, une proposition de
84
Amselek, Mthode phnomnologique et thorie du droit, 1964, p. 184 ; Rflexions
critiques autour de la conception kelsnienne de lordre juridique , RDP . 1978 n1, p. 6 ;
Kelsen et les contradictions du positivisme juridique , Arch. phil. droit. 1983, p. 280.
85
Thorie pure du droit, 2e d. prc., Tit. I, n 6 a), p. 39.
86
Des auteurs doutent que le droit soit un ordre (M. Miaille, Dsordre, droit et science , in
Thorie du droit et science, dir. P. Amselek, PUF, 1994, p. 87) ou un systme (C. Grzegorczyk,
valuation critique du paradigme systmique dans la science du droit , in Arch. phil. droit. 1986,
p. 281 ; R.J. Vernengo, Le droit est-il un systme ? , in Arch. phil. droit, 1991, p. 253).
87
Lenoble et Ost, Droit, mythe et raison, Essai sur la drive mytho-logique de la rationalit
juridique, Bruxelles 1980, p. 506. Voir aussi M. Villey, Philosophie du droit, T.II, Prcis Dalloz
1984, n 217, p. 165.
88
M. Troper, Entre science et dogmatique, la voie de la neutralit , in Thorie du droit et
science, prc., p. 310.
89
S. Goyard-Fabre, op. cit., p. 223. Pour Kant, la connaissance naccde quaux objets
sensibles. Sur ce point, Kelsen semble rompre avec la philosophie kantienne en prtendant
laborer une science des normes dont lambition est de connatre son objet, cest--dire les
normes.
90
Thorie pure du droit, 2e d. prc., p. 79.
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droit est vraie si elle est conforme la norme quelle dcrit, cest--dire si elle exprime
le contenu de celle-ci. Mais, pour pouvoir dire quune norme a tel ou tel contenu, on
doit linterprter et la comprendre 91, ce qui est incompatible avec la dmarche
scientifique qui postule la neutralit axiologique. Ou bien, seconde branche de
lalternative, la norme est un fait empirique, qui se rduit lacte de volont de lautorit
qui la pose. Dans cette conception dite expressive , les normes peuvent tre lobjet
dune science pure de tout jugement de valeur. Toutefois, on nest plus en prsence
dune science du droit mais dune science sociale. Pour rsumer ou bien la science du
droit de Kelsen contient des valuations et nest pas une science ou bien elle est une
science, mais pas une science juridique 92.
Pour sortir la science du droit de limpasse, M. Troper propose de distinguer,
sinspirant vraisemblablement de la thorie de Alf Ross 93, deux types dnoncs : les
noncs sur les normes en vigueur et ceux sur la norme applicable. Est dite en vigueur la
norme dont la signification est dtermine par une dcision manant dune autorit
capable de donner une interprtation authentique . Cest prcisment lobjet de la
science du droit que de dcrire les normes en vigueur. La norme applicable, quant elle,
est celle pour qui lacte dont elle est la signification na pas encore t interprt .
Cette norme applicable ne peut donc tre dcrite puisquelle nexiste pas encore ; elle
est dans lattente dune interprtation authentique. Et cest le rle de la dogmatique
juridique de chercher tablir quelles sont les normes applicables . Celle-ci est donc
une activit normative qui occupe les praticiens entendus lato sensu (avocats, juges,
doctrine). Cest mutatis mutandis ce que disait Kelsen : linterprtation scientifique ne
peut rien faire dautre ni de plus que dgager les significations possibles des normes
juridiques 94. Dans cette prsentation, seule lactivit purement descriptive des normes
en vigueur peut prtendre au statut de science. Les propositions manant de cette activit
peuvent tre vrifies, contrairement celles manant de la dogmatique, car elles sont
neutres au plan axiologique.
Que penser dun tel systme ? Lide qui vient immdiatement lesprit est que la
science du droit est rduite peu de chose ! Quel est lintrt de cette science dont le
rle se cantonne la reproduction de linterprtation authentique des normes, ou
autrement dit des normes en vigueur ? Si peu dintrt que M. Troper a anticip la
critique en affectant deux tches la science du droit : noncer des propositions de droit
qui dcrivent la somme des interprtations des lois et le processus dinterprtation. Mais
le contre-feu est faible. En premier lieu, lexplication de M. Troper prsente
linconvnient de donner lexpression dogmatique juridique un sens nouveau et
inhabituel. En effet, gnralement, la dogmatique juridique est dfinie comme le
91
V. Petev, op. cit., p. 245, qui se rfre aux travaux de O. Weinberger. R. Guastini, Interprtation et description des normes , in Interprtation et droit, dir. P. Amselek, Bruylant-PUAM,
1995, p. 95.
92
M. Troper, op. cit., p. 314.
93
A. Ross, On Law and Justice, Londres 1958 ; Directives and Norms, Londres 1968. Voir
aussi la distinction entre nonc lgislatif et norme, celle-ci dsignant le sens attribu par un
interprte un nonc lgislatif, R. Guastini, Interprtation et description des normes , in
Interprtation et droit, prc., p. 94.
94
Thorie pure du droit, 2e d. prc., p. 342.
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divinarum et humanarum scientia ) dans son De officiis (I, 43, 153). Mais, malgr les
apparences cette distinction na pas de fondement aristotlicien, Cicron dfinissant la
prudence et la sagesse par le mot science et confondant souvent le prudens et le sapiens
(De off. I, 15-16, 19) 110. La confusion ira, au fil des sicles, en saccentuant, la fronesi
devenant la science des choses faire et ne pas faire 111. Rien dtonnant, quau cours
de cette volution, la jurisprudence (qui nest rien dautre que la vertu de prudence
applique au droit 112) fut galement qualifie de science du juste et de linjuste.
Lhritage romain ne pouvant tre occult, force est de maintenir le terme science pour
qualifier le droit, sauf prciser quil sagit dun savoir tendu vers laction : une science
pratique (par opposition aux sciences spculative et potique 113).
Cette science pratique du droit est-elle vritablement une science au sens moderne du
terme, ou bien un excs de langage ? Ne vaudrait-il pas mieux dire quil sagit dun art ?
Le problme pos est celui du statut scientifique de ltude du droit (1). Peu importent
les mots, lessentiel est de comprendre que, le droit tant une matire dialectique, son
tude ne peut atteindre la certitude absolue. Cest par une rflexion sur la mthode de
travail du juriste quil est possible de dnoncer la vanit du dogmatisme 114 sans sombrer
dans le scepticisme (2). Au final, il faudra sinterroger sur la pertinence de la sparation
de ltude du droit et de son objet.
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Une autre approche consiste cantonner la science juridique ltude des aspects
structurels et formels du droit. Cest la construction propose par Bobbio 123. Les
caractres structurels recouvrent le systme des sources du droit et les rapports quelles
entretiennent entre elles. Lanalyse formelle du droit, quant elle, revient tudier le
langage prescriptif du lgislateur. La dogmatique juridique, pour sa part, ne participe pas
lentreprise scientifique que constitue la thorie du droit, car elle soccupe du contenu
normatif du droit. Mais il faut prciser que, dans la pense de Bobbio, la philosophie du
droit est compose de trois parties : la thorie du droit, la thorie de la justice et la
thorie de la science juridique 124. Ces deux dernires branches permettent dintroduire
une rflexion axiologique, voire critique, dans la matire juridique. Mieux, Bobbio
avoue que les jugements de valeur interviennent toutes les phases de la recherche du
juriste 125. Il tient donc pour acquis les deux rsultats principaux de la phase actuelle
de la mta-science descriptive : a) la science du droit, mme dans les systmes les plus
ferms, opre des jugements de valeur ; b) la science du droit, mme dans les systmes
les plus autoritaires, exerce une influence sur le dveloppement du droit en vigueur 126.
La position adopte par Bobbio, tout en admettant le caractre scientifique du droit,
vite le travers rductionniste consistant ne sintresser qu la pure technique
juridique, en prtendant bannir les jugements de valeur. Dailleurs, poser comme
postulat que le seul chemin pour accder la science est la neutralit axiologique, cest
aussi et ncessairement mettre un jugement de valeur qui privilgie la valeur de
neutralit sur dautres possibles, comme par exemple celle de justice. On ne peut
sempcher de penser lobjection forme par Aristote (Protreptique, fr.2) contre
Isocrate, qui prtendait quil tait inutile de philosopher : sil ne faut pas philosopher,
il faut encore philosopher . Il est possible de rapprocher cette conception de la science
du droit de celle des post-positivistes. Certes, ceux-ci, la diffrence de Bobbio,
identifient la science du droit la dogmatique juridique. Mais, cette assimilation les
conduit rejeter le dogme du non-cognitivisme axiologique. Ainsi Aarnio intgre dans
la dogmatique juridique linterprtation qui contient des valeurs et des apprciations.
La dogmatique juridique est essentiellement valuative 127. Elle nen est pas moins
une science selon le paradigme de Kuhn 128. Pour celui-ci les sciences se caractrisent
par la matrice disciplinaire servant de cadre unissant la communaut scientifique. Finalement, on revient une conception classique, voire antique (scientia ), de la science
entendue comme un savoir organis, structur. On peut alors parler de science au sens
large, au sens o est scientifique tout discours qui tend la prcision, la rigueur et la
cohrence 129.
123
1996, p. 29.
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En ralit, les mots importent peu. Le principal est de reconnatre que le discours
juridique ne peut prtendre la neutralit, sauf le limiter, dans une perspective
rductionniste, ltude de quelques lments factuels, tels que la promulgation des lois
ou la ralit des dcisions judiciaires rendues. Linutilit, voire limpossibilit, dune
telle rduction nest pas prouver. La rflexion sur le droit, quon lappelle philosophie
ou thorie gnrale, nest fructueuse que si elle sintresse au droit lui-mme, pas seulement sa forme ou son langage, mais aussi et surtout son contenu. Or ltude et la
rflexion sur le contenu du droit sont impossibles sans interprtation, sans jugement
apprciatif. Cest ce que R. Dworkin a parfaitement compris : si le droit est un concept
interprtatif, il ne peut pas y avoir de description de la pratique juridique aussi peu
utilitaire quelle se veuille, qui ne soit dj engage dans la voie dune interprtation
controverse 130. Mme si lon ne cde pas la tentation de rduire la science du droit
lhermneutique, ce qui revient identifier le droit la norme, et quon prtende le
trouver dans les faits, linstar de Bartole (jus ex facto oritur ), on nest pas pour autant
dbarrass du problme pos par les valeurs. En effet, les valeurs ne sont pas des
donnes a priori de la raison pure ; elles sont enserres dans la ralit, ce sont des faits
sociaux 131.
F. Ost et M. Van de Kerchove ont montr, reprenant les distinctions de Hart, que le
point de vue radicalement externe 132 ne peut rendre vritablement compte de lobjet
quil se propose dtudier 133. Seule ladoption du point de vue simplement
externe 134, dordre explicatif et critique, parvient atteindre cet objectif en ne rduisant pas lobjet de ltude une pure description 135. Mme si cette dichotomie entre
laspect interne et laspect externe du droit revt aujourdhui une importance exagre
en philosophie du droit 136, on peut retenir lide que le juriste qui rflchit sur le droit
est la fois lintrieur et lextrieur de sa matire : lintrieur en tant que
technicien, lextrieur en tant que penseur , cest--dire personne ayant une pense
rflexive. Sachant que cette double position est indivisible : il nexiste gure de
technique sans jugement de valeur, ni de distance rflexive sans connaissance technique.
Toute la difficult est alors de dterminer la marge de manuvre du juriste dans son
travail dinterprtation. Puisque la pure technique nest quaccessoire, puisque la
neutralit axiologique nest quune illusion, que reste-t-il du savoir juridique ? La
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traire, discrtionnaire, en ce quil nest pas conditionn par les rgles de droit en
vigueur. Cependant, une critique est commune ces deux mouvements de pense : la
pauvret de la thorie juridique que leur vision du droit implique. Cette pauvret
apparat notamment lorsquon envisage les problmes poss par la rsolution des cas
difficiles (hard cases), qui a passionn la philosophie du droit nord amricaine au
XXe sicle. cette occasion, si la dimension essentiellement axiologique du droit est
admise, on ne peut que suivre Dworkin qui souligne ce fait crucial quau fond, les
problmes de philosophie du droit sont des problmes de principe moral, et non de fait
ou de stratgie juridique 142. Mais, cet aveu nimplique pas que la matire juridique est
condamne la subjectivit, au scepticisme. M. Villey, parmi beaucoup dautres, a
montr que les valeurs se situent dans la ralit 143 : un grand cru de Bordeaux est
objectivement meilleur quune cte du Forez ; un professeur de droit a plus dautorit
sur une question juridique quun tudiant de premire anne ; la musique de Mozart est
plus belle que celle de Salieri ; lesclavagisme est, dans notre socit moderne, une
injustice 144.
Entre dogmatisme et scepticisme il importe de choisir une voie mdiane. On ne peut
pas dire que la matire juridique se caractrise par une certitude absolue, mais on ne
peut pas dire non plus quelle nen contienne aucune. Le droit nest pas dune parfaite
cohrence, mais il nen est pas totalement dpourvu. On ne peut pas croire que la bonne
dcision est toujours dcouverte, mais on ne peut pas affirmer quelle ne le est jamais.
Le juge napplique pas toujours la rgle de droit pour prononcer un jugement, mais il
serait erron daffirmer quil ne la suit jamais. Ces constations prouvent que ni le syllogisme dmonstratif ni larbitraire du juge ne peuvent rendre compte de la mthode du
juriste, que ce soit celle du juge ou de la doctrine. Si le thoricien du droit veut rendre
compte du droit tel quil est, et non pas tel quil aimerait quil soit, il se doit de ne pas
mconnatre la complexit de la ralit juridique sous prtexte quelle se prte difficilement la modlisation, la systmatisation, que les faits ne se conforment pas aisment
ses postulats. Il doit aussi assumer pleinement la charge de valeurs gisant dans la
ralit et dans le droit.
Le droit nest pas une science dmonstrative, au sens aristotlicien 145, pour la bonne
raison quil ne contient pas de prmisses vraies et premires, mais seulement des
opinions probables et contingentes. En outre, le droit relve de lordre de laction et non
de celui de la spculation. Or la prudence, qui soppose la fois la science au sens
strict et lart, est cette vertu intellectuelle qui permet de dlibrer avec rectitude dans
un monde contingent, cest--dire o les choses peuvent tre autrement que ce quelles
sont. Thomas dAquin, en bon interprte dAristote, a fait de la dialectique la mthode
de la prudence lorsquil faut procder partir de probabilits pour fonder une
opinion 146. Lorsque, dans le livre V de lthique Nicomaque, Aristote entame son
tude sur la nature de la justice, il prend soin de rappeler quil utilisera la mme
__________
pouvoir du juge de rendre une dcision en labsence de norme gnrale imposant une solution, et
ce par une habilitation de lordre juridique (Thorie pure du droit, 2e d., p. 244).
142
R. Dworkin, Prendre les droits au srieux, PUF, 1995, p. 58.
143
M. Villey, Ontologie juridique, in Seize essais, op. cit., p. 85.
144
R. Dworkin, Une question de principe, PUF, 1996, p. 215.
145
Aristote, Les topiques, I, 1, 100 a) et b).
146
Thomas dAquin, Somme thologique, IIa-IIae, Q. 48.
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