Philosophie Et Theorie Du Droit Ou L Illusion Scientifique

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Philosophie du droit et th

eorie du droit, ou lillusion


scientifique
Jean Pascal Chazal

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Jean Pascal Chazal. Philosophie du droit et theorie du droit, ou lillusion scientifique. Archives
de philosophie du droit, Dalloz, 2001, 45, pp.303-333. <hal-01016933>

HAL Id: hal-01016933


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Philosophie du droit et thorie du


droit,
ou lillusion scientifique 1
Jean-Pascal CHAZAL
Professeur lUniversit Jean Moulin (Lyon III)

RSUM.
LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET LA THEORIE DU DROIT SONT DES MATIERES
RECENTES A LAUNE DE LHISTOIRE. IL NEST PAS ININTERESSANT DE SE
PENCHER SUR LES CAUSES ET LES CIRCONSTANCES DE LEUR NAISSANCE, CAR
ELLES ENTRETIENNENT DES RAPPORTS ETROITS AVEC LA CONCEPTION DU
DROIT, LE STATUT EPISTEMOLOGIQUE DE LA SCIENCE JURIDIQUE ET LA
METHODOLOGIE DES JURISTES.

Mphistophls : [] arrtez-vous aux mots ! et vous


arriverez alors par la route la plus sre au temple de la
certitude.
Lcolier : Cependant un mot doit toujours contenir une
ide.
Mphistophls : Fort bien ! mais il ne faut pas trop sen
inquiter, car, o les ides manquent, un mot peut tre
substitu propos ; on peut avec des mots discuter fort
convenablement, avec des mots btir un systme [].
Goethe, Faust, scne du cabinet dtude, trad. G. de Nerval
1
Cette tude, qui a pour origine une communication au sminaire du CERCRID en date du
9 juin 2000, ayant pour thme Les rapports entre dogmatique juridique, doctrine et thorie du
droit, a t publie aux Archives de philosophie du droit , T.45, 2001, p.303. Elle est ici
reproduite avec laimable autorisation des ditions Dalloz.
[p. 17-32]
J.-P. Chazal
Arch. phil. droit 45 (2001)

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TUDES

Aujourdhui, la rflexion sur le droit ne peut plus sarticuler autour de lopposition


absolue, de lirrductible alternative, entre jusnaturalisme et positivisme juridique.
Certes, des auteurs posent encore le dbat en ces termes, mais ce nest plus quun combat de mots 2, servant tiqueter les opinions adverses en les caricaturant. Il est ainsi
facile de fustiger ltroitesse de vue des positivistes ou la fumeuse mtaphysique des
partisans du droit naturel. En ralit, chaque camp ne tient gure rencontrer
ladversaire, et plutt que le dialogue constructif on prfre souvent le monologue gorg
de nologismes. Ds lors, la discussion devient impossible, les mots se vidant de leur
sens force de les remplir de significations disparates. cela sajoute une tendance
dtestable consistant, plutt que de tenter dapprhender la pense des auteurs dans toute
sa complexit, exposer une doctrine simpliste pour mieux la dmolir. Quune critique
soit formule lencontre dune des deux grandes conceptions du droit (jusnaturalisme
ou positivisme) et il slvera un dfenseur pour faire valoir la diversit des sensibilits
lintrieur dun mme courant et rtorquer que la critique natteint quune certaine
conception, vrai dire caricaturale, du mouvement attaqu. Quand ce nest pas une
dfinition stipulative qui est oppose, dont leffet est de senfermer dans un soliloque
confortable. Tel limmortel Prote de lOdysse qui, quand on veut lattraper pour quil
livre ses secrets, se mtamorphose en une srie de monstres, prenant mme lapparence
insaisissable du feu et de leau, jusnaturalisme et positivisme se transforment sans fin
lorsquon veut en saisir la substance par lpreuve de la dialectique.
Les travaux de M. Villey ont permis de montrer quil existait, dans lhistoire de la
pense juridique, plusieurs conceptions du droit naturel trs diffrentes les unes des
autres, voire opposes les unes aux autres. Pour simplifier, il est possible de distinguer
entre la conception classique telle quenseigne par Aristote et Thomas dAquin, celle
de lcole moderne du droit naturel (Grotius, Pufendorf, Wolff, Burlamaqui, etc.), celle
influence par le no-kantisme, qui a donn le fameux droit naturel contenu
variable (Stammler, Del Vecchio et, dans une certaine mesure, Gny), et enfin la
conception no-thomiste (Dabin). Le mme pluralisme existe au sein du positivisme. Il
est bien difficile de trouver des lments susceptibles de runir sous une bannire identique le volontarisme juridique (Scot, Hobbes, Bentham, Austin, Carr de Malberg),
lcole de lexgse franaise (si tant est que cette cole ait exist), le normativisme
(Kelsen), les courants sociologiques (Ehrlich, Gurvitch, Duguit, Cardozo, Pound), la
thorie analytique du droit (Hart, Bobbio, Guastini), le ralisme amricain (Holmes,
Bingham, Frank, Llewellyn, Cohen), le ralisme scandinave (Hgerstrm, Olivecrona,
Ross) et enfin linstitutionnalisme (Hauriou, MacCormick, Weinberger) 3. Quand on
aura dit que cette prsentation non exhaustive est, dune part, simpliste, chaque auteur
pouvant tre rattach plusieurs courants, et, dautre part, arbitraire, chaque courant
tant compos dauteurs en dsaccord, voire en opposition virulente, preuve sera faite
2
Voir par ex. la critique de D. Gutmann (RTD.Civ. 2000, 211) adresse louvrage de
C. Atias, Philosophie du droit, PUF Thmis , 1999.
3
Cf. la prsentation de C. Grzegorczyk in Le positivisme juridique, sous la direction de
C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, Story scientia et LGDJ, 1992, p. 34 et s.
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quil nexiste pas un mais plusieurs positivismes. Sans compter que certaines
conceptions juridiques labores par les positivistes sont communes certains auteurs
dinspiration jusnaturaliste et quentre ceux qui se rclament du positivisme, certains
sont accuss dtre des jusnaturalistes dguiss : cest ainsi que Ross taxe luvre de
Kelsen de pseudo-positivisme 4. Ces accusations intestines ne sont pas lapanage du
positivisme, mais se trouvent galement dans le camp oppos : M. Villey ne qualifie-t-il
pas les hritiers de lcole moderne du droit naturel de pseudo-jusnaturalistes 5 ?
lopposition radicale entre clans, ou coles, soppose une dmarche transversale et
syncrtique. Bobbio, par exemple, explique, non sans provocation, que : sur le plan
idologique o aucune tergiversation nest possible, je suis jusnaturaliste. Sur le plan de
la mthode, je suis positiviste avec autant de conviction. Enfin, sur le plan de la thorie
du droit, je ne suis ni lun ni lautre 6. Dautres auteurs, que lon nomme de faon
ambigu post-positivistes, tentent aussi de dpasser le traditionnel clivage afin de renouveler la rflexion sur les fondements du raisonnement juridique 7. Lambition de ce mouvement, qui semble adopter une dmarche irnique, est de parvenir une thorie
juridique intgrale, ou globale, ne choisissant pas entre les courants doctrinaux existants,
chacun tant affect dimperfections incontestables, mais runissant les parties
acceptables de chacun dentre eux. Lide de dpart est judicieuse : la question cruciale
est celle de la mthode. Bobbio a donc eu raison de distinguer trois aspects diffrents du
positivisme juridique, indpendants les uns des autres : lidologie, la thorie et le
mode dapprocher ltude du droit (quil nassimile pas la mthode) 8. Bien que
certains sen dfendent, le positivisme, ou plutt certaines doctrines positivistes, ont
essuy de svres et premptoires critiques quant lidologie (culte de ltat et de
lobissance des sujets) et la thorie (la rduction du droit la loi, le juge ne faisant que
lappliquer mcaniquement) quelles vhiculent. Certes, au cours de la seconde partie du
XXe sicle des erreurs ont t radiques, des excs gomms, ce qui prouve
lextraordinaire plasticit de ce mouvement de pense htroclite. Mais, aujourdhui, les
auteurs saccordent considrer que cest la dmarche mthodique, voire
pistmologique qui est discriminante. Certains, la plupart se revendiquant du
positivisme, veulent appliquer au droit la mthode emprunte aux sciences de la nature
riges en modle indpassable de connaissance. En gros, il sagit dtablir une
distinction entre le droit et la science du droit afin de parvenir, grce la mthode
empirique et descriptive, la connaissance dun systme logique et cohrent de rgles,
dbarrass de linfluence des valeurs sociales, des fins du droit et de la morale 9.
Dans cette perspective, lutilisation de lexpression thorie du droit ou thorie
gnrale du droit , en lieu et place de la traditionnelle philosophie du droit nest
pas neutre ; elle rvle souvent (mais pas toujours) loption pistmologique de lauteur
4

A. Ross, Validity and the conflict between Legal Positivism and Natural Law , Revista
juridica de Buenos Aires, 1961 IV, p. 72 et s., cit in Le positivisme juridique, op. cit., p. 204.
5
Le droit naturel et lhistoire, in Seize essais de philosophie du droit, Dalloz 1969, p. 78.
6
Essais de thorie du droit, Bruylant-LGDJ. 1998, p. 53.
7

A. Aarnio, R. Alexy et A. Peczenik, The Foundation of Legal Reasoning , in

Rechtstheorie n 12/1981, Duncker & Humblot, Berlin, p. 133 et s.


8
N. Bobbio, Sur le positivisme , in Mlanges P. Roubier , Dalloz & Sirey, 1961, T.I, p. 53
et s.

Voir M. Troper, Pour une thorie juridique de ltat, PUF, 1994, p. 30.
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TUDES

qui range sa doctrine sous cette appellation. Le XXe sicle a connu une floraison dcrits
de thorie du droit. Il y a bien sr les clbres ouvrages de Kelsen (Thorie pure du
droit, 1re d. 1934, 2e d. 1960 ; Thorie gnrale du droit et de ltat, 1945 ; Thorie
gnrale des normes, 1979), Roubier (Thorie gnrale du droit, 2 d. 1951), Dabin
(Thorie gnrale du droit, 2e d. 1969), Haesert (Thorie gnrale du droit, 1948),
Friedmann (Thorie gnrale du droit, 1965) et Bergel (Thorie gnrale du droit, 3e
d. 1998). videmment, il y a un effet de mode qui explique, au moins en partie, cette
prolifration ; mode qui dailleurs sinverse la fin du XXe sicle avec la parution des
ouvrages intituls Philosophie du droit de Batiffol (1960), Villey (T.I, 1975 et T.II,
1979), Atias (1999) et Oppetit (1999) 10. Mais derrire leffet de mode, il y a, sousjacents, des choix fondamentaux oprs par les auteurs, de sorte que lintitul de
louvrage nest pas le fruit du hasard. Certes, ces choix ne sont pas tous identiques.
Ainsi, Dabin, Roubier et Bergel nadhrent pas la conception kelsnienne de la science
du droit. Mais il existe un point commun entre tous les ouvrages de Thorie du droit :
une opposition plus ou moins marque la philosophie du droit. La prsentation la plus
courante est dexpliquer que philosophie du droit et thorie gnrale du droit
sopposent, ou plus exactement constituent deux matires distinctes, autonomes,
irrductibles lune lautre. Les raisons pour lesquelles ces deux expressions ont t
forges sont, cet gard, pleines denseignements. Pour les connatre, il faut tudier les
circonstances de leur naissance qui sopre par la scission de la matire juridique (I).
Mais la concurrence laquelle elles se livrent, ainsi que les difficults quelles
prouvent saffirmer clairement et solidement, rvlent la profonde unit de la matire
juridique (II).

I. LA SCISSION DE LA MATIRE JURIDIQUE


La prudence doit tre de mise lorsquon avance une chronologie. Nanmoins, il
semble que la philosophie du droit soit apparue peu avant la thorie du droit. Cette naissance, que lon peut dater du XIXe sicle, est le fruit dune sparation davec la matire
juridique, envisage dans sa dimension technique (A). La naissance de la thorie du
droit, quant elle, nest quune consquence de cette sparation et aboutit une
tripartition (B).

A. La sparation : naissance de la philosophie du droit


lorigine, les juristes nprouvaient pas un besoin de distanciation par rapport la
matire dont ils taient les savants. Non par manque desprit critique ou de capacit de
rflexion, mais parce que la philosophie est consubstantielle au droit ; ce qui nest pas
incompatible avec le statut de science octroy celui-ci. Cicron (De Oratore, I, 188
192) est le premier, sous linfluence de la philosophie grecque, concevoir le dessein

10

On ne mentionne que pour mmoire louvrage de Du Pasquier dont le titre est :

Introduction la thorie gnrale et la philosophie du droit (4e d. 1967).


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dorganiser le droit en art 11, cest--dire, de faon rationnelle en dfinissant les termes,
en distinguant les genres et les espces, celles-ci tant subsumes sous un genre en
fonction de leur caractre commun. Cette mthode est celle des sciences de la nature.
Or, la dfinition du droit garde, chez Cicron, une forte coloration philosophique : il
faut donc ici poser la fin du droit civil : cest dobserver fidlement lquit, selon les
lois et les usages, dans les divers cas opposant les citoyens 12. Il nexiste aucune
contradiction organiser le droit en science et considrer que sa finalit est la
recherche du juste, de lquitable. Cest qu lpoque, la science nest quun synonyme
de savoir structur, et donc de sagesse qui nest que la plus haute forme de la
connaissance humaine. Cette dmarche va se perptuer chez les juristes. Ainsi, Ulpien
(D. 1, 1, 10, 2) dfinit la jurisprudence comme la connaissance des choses divines et
humaines et la science du juste et de linjuste. Le travail du jurisprudent, qualifi de
prtre, est dexercer la justice en faisant connatre le bon et lquitable, en sparant
lquit de liniquit, en distinguant le licite de lillicite (D. 1, 1, 1, 1). Ulpien termine ce
fragment en prcisant que ce travail constitue la vraie philosophie (veram
philosophiam).
La philosophie participe donc de lessence de la matire juridique, elle est inhrente
au savoir du juriste quelle innerve. Selon Cujas Jus est scientia aequi & iniqui, vel
ars. Ars enim est eorum quae sciuntur 13. Pour Charondas le Caron, la jurisprudence,
dfinie comme la science ou sagesse civile , est la principale partie de la philosophie
morale 14. Domat, dans la prface de son ouvrage Les lois civiles dans leur ordre
naturel, voque la science du droit naturel , sans voir une quelconque logomachie
dans cette expression. Lorsque De Ferrire dfinit, la romaine, la jurisprudence comme
la science de ce qui est juste et de ce qui ne lest pas 15, ou lorsque Portalis, dans le
Discours prliminaire, qualifie plusieurs reprises la jurisprudence de science, cest
dans le sens large de savoir rationnellement organis 16. Cest galement le cas pour
Merlin qui, reprenant le Rpertoire de Guyot, dfinit la jurisprudence comme la
science du droit 17. Jusquau dbut du XIXe sicle les travaux des jurisconsultes taient
ptris de morale chrtienne et de philosophie antique et mdivale. La technique
juridique hrite de Rome tait ainsi vivifie sans que le droit perde son statut de
11

Chez Cicron, ars soppose la pratique et dsigne un ensemble de connaissances


mthodiquement runies. Ars est donc synonyme de science lato sensu. Cf. M. Villey, Logique
dAristote et droit romain, in Leons dhistoire de la philosophie de droit, Dalloz, 1957, p. 175
note 35.
12
De Oratore, I, 188 : Sit ergo in jure civili finis hic : legitimae atque usitatae in rebus
causisque civium aequabilitatis conservatio.
13
Le droit est la science, ou plutt, lart, du juste et de linjuste. En effet, lart est ce qui est
su. Juris consulturum, Operum T.II, Paratitla in libros quinquaginta digestorum, I, I, I, De
justitia & jure. Sur les liens indivisibles entre la science et lart au sein de la matire juridique :
G. Renard, Le Droit, La Logique et Le Bon Sens, Sirey, 1925, p. 73 et s. et p. 115 et s.
14
Pandectes ou Digestes du droit franois, 1607, Liv. I, Ch. III, p. 15.
15
Dictionnaire de droit et de pratique, 2e d. 1740, T.II, V Jurisprudence, p. 100.
16
Jappelle science une suite de vrits ou de rgles lies les unes aux autres, dduites des
premiers principes, runies en un corps de doctrine et de systme, sur quelquune des branches
principales de nos connaissances , Locr, T. I, p. 343.
17
Rpertoire universel et raisonn de jurisprudence, 4e d. 1813, T.6, V. Jurisprudence,
p. 705.
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TUDES

science. Cette fusion entre le droit et la philosophie na pas t compltement oublie au


cours du XIXe sicle. On en dcle encore les traces chez certains auteurs, comme
Oudot, pour qui la philosophie nest pas un accessoire du droit, mais se fond dans son
identit 18. Il consacrait les premires leons de son cours de droit civil la philosophie
et proclamait que : le jurisconsulte, vraiment digne de ce nom, doit choisir entre
Aristote et Platon, entre Vico et Herder, entre Domat qui dduit le juste de lamour
dautrui, et Bentham qui le dduit de lamour de soi-mme 19. On sent, dans cette
phrase, le poids de la tradition dans laquelle le jurisconsulte tait appel sage ou
philosophe 20. Pourtant, cette profession de foi est dj un chant du cygne. Deux facteurs
vont tre fatals cette conception unitaire du droit : dune part, le positivisme lgaliste
(1), et dautre part, le positivisme scientifique (2).

1. - Le rle du positivisme lgaliste.


Pour comprendre cette sparation historique du droit et de la philosophie, il faut
revenir lenseignement de Kant lorsque, la fin de sa vie, il incorpore le droit sa
philosophie critique en le faisant comparatre devant le tribunal de la raison. Ds
lintroduction de sa Doctrine du droit 21, le matre de Knigsberg pose la question
Quest-ce que le droit ? (Quid jus ? ), quil distingue de la question Quest-ce qui est
de droit ? (Quid juris ? ). Kant utilise cette distinction pour montrer que la question Quid
jus ? ne peut recevoir de rponse valable quen recherchant, par lusage de la raison, le
critre universel du juste et de linjuste, sans se proccuper des lois en vigueur dans un
pays une certaine poque, ce quil appelle la lgislation empirique . Apparemment,
Kant nest pas loign de ses prdcesseurs qui croyaient indispensable de toujours
rflchir sur le juste : Une science simplement empirique du droit (comme la tte de
bois de la fable de Phdre) est une tte, qui peut tre belle ; mais il ny a quun mal : elle
na point de cervelle 22. Mais, en ralit, il existe une rupture fondamentale dordre
pistmologique, qui est mise en vidence dans le Conflit des facults 23. Selon Kant, le
juriste doit se contenter de rechercher le juste dans les lois officiellement promulgues ;
cest au philosophe quil appartient de critiquer, au nom de la raison, les lois existantes.
Il nest pas anodin que Kant est le premier auteur oprer une distinction claire entre la
rgle morale et la rgle juridique 24.

18

Premiers essais de philosophie du droit, 1846, prface p.XIV. Cf. aussi Ahrens, Cours de
droit naturel, 4e d. 1853, p. 5 : la philosophie du droit nest quune branche de la science une
et universelle du droit . Comp. G. Del Vecchio, Leons de philosophie du droit, Sirey, 1936,
p. 7 : La Philosophie du Droit, certes, a donc son indpendance, son autonomie en face de la
jurisprudence, mais elle a nanmoins avec elle des connexions et des relations ncessaires .
19
Op. cit., p. 106.
20
Merlin, op. cit., V Jurisconsulte.
21
E. Kant, Mtaphysique des murs, 1re partie, Doctrine du droit, trad. Philonenko, Vrin,
1993.
22
Op. cit., Introduction, . B, p. 104.
23
Cit par M. Villey, Kant dans lhistoire du droit, in Leons, op. cit., 2e d. 1962, p. 259.
24
S. Goyard-Fabre, De lide de norme la science des normes : Kant et Kelsen , in
Thorie du droit et science, dir. P. Amselek, PUF, 1994, p. 220.
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Cette division du travail a connu un succs considrable. partir du XIXe sicle, la


philosophie du droit sera de fait rserve aux philosophes, les juristes se cantonnant,
sauf rares exceptions, la technique. Il est vrai que la philosophie kantienne a trouv
dans la doctrine franaise du XIXe sicle un terrain fertile. En effet, les auteurs de cette
poque, enclins sacraliser la loi en contemplant la codification napolonienne, se
satisfirent de cette nouvelle rpartition des tches. Demolombe, par exemple, a dnonc
la confusion opre par certains juristes entre le droit, dune part, et la philosophie et la
morale, dautre part. Il rappelle que lobjet dtude du jurisconsulte est la loi, cest-dire la rgle sanctionne par la puissance publique, et reproche Duranton et Proudhon
de qualifier de prceptes de droit des prceptes qui sont moraux ou philosophiques 25.
Sagissant du statut juridique du droit naturel, Demolombe soppose Demante en niant
quil puisse tre juridiquement obligatoire indpendamment de la loi positive : Nestce pas l effectivement raisonner en philosophe, en moraliste plutt quen jurisconsulte ?
Nest-ce pas mler et confondre plusieurs sciences, voisines et allies mme sans doute,
mais distinctes pourtant et trs diffrentes, et qui, ne se proposant pas la mme fin, ne
doivent pas se placer au mme point de vue ? Le jurisconsulte, en effet, ne doit pas
sattacher un modle plus ou moins parfait, un type plus ou moins idal ; il ne doit
pas considrer les rgles des actions humaines a priori, dune manire abstraite, absolue,
spculative, mais bien relativement ltat prsent de la socit, ses besoins, ses
murs et aux lois positives elles-mmes, qui la gouvernent 26. Cest exactement la
doctrine de Kant, mme si Demolombe ny fait pas expressment rfrence !
Cette doctrine a dautant plus facilement influenc les auteurs franais quelle correspondait leur dfinition du droit. Kant, comme les interprtes du Code civil, lie indissolublement le droit la contrainte ; le critre de distinction entre le droit et la morale tant
le caractre externe ou interne de cette contrainte. De mme que le droit en gnral na
comme objet que ce qui est extrieur dans les actions, de mme le droit strict, je veux
dire celui qui est pur de tout ce qui est moral, est le droit qui nexige que des principes
de dtermination extrieurs de larbitre 27. Mourlon utilise le mme type dargument
pour exclure le droit naturel du domaine du droit : le droit naturel se confond avec la
morale et cette distinction entre le droit naturel et le droit positif nest utile que
scientifiquement parlant ; elle na en jurisprudence aucun ct pratique. Pour le
jurisconsulte, pour lavocat, pour le juge, un seul droit existe, le droit positif 28. Voil
comment a t justifie la rduction du domaine de comptences et de recherches du
juriste, par le juriste lui-mme. Dsormais, cest le philosophe qui se chargera de la
rflexion sur le droit. Le juriste, quant lui, se contentera, sauf rares exceptions, de
quelques allusions parses et brves la philosophie du droit prsentes dans le Code
civil 29. cet gard, il est intressant de souligner le changement substantiel qui affecte
la dfinition du droit et de la jurisprudence. Alors quil tait lart du bon et de
lquitable (jus est ars boni et aequi enseignait Celse), le droit devient, partir du
25

Demolombe, Cours de Code civil, T.I, 1845, n 3 et 4.


Op. cit., n 10.
27
Kant, op. cit., Introduction .E, p. 106.
28
Mourlon, Rptitions crites, 8e d. 1869, par Demangeat, T. I, n 4 et 8.
29
Ex. : Troplong, De la vente, 1834, T.I, prface, n 3 p. xviij : Une nouvelle re souvre
pour la philosophie du droit . Boistel, Le Code civil et la philosophie du droit , in Le Code
civil, 1804-1904, Livre du centenaire, T.I, p. 47.
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
J.-P. Chazal
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TUDES

XIXe sicle, un ensemble de rgles contraignantes, non sans passer par les affres dune

abondante polysmie. Dans le mme temps, la jurisprudence nest plus la science du


juste et de linjuste, mais la science des lois 30. Cette transmutation nest pas innocente. Elle permettra au droit de prtendre la qualit de science exprimentale : ce sera
la science qui tudie objectivement les lois existantes. Le normativisme nest pas loin !
On parvient ainsi un complet renversement de perspective, car selon De Ferriere la
Justice est une vertu, le Droit est la pratique de cette vertu, et la jurisprudence la science
de ce Droit 31. En quelques dcennies, le juriste nest plus ce prudent qui sait
distinguer le juste de linjuste ; il devient un lgiste qui rend compte des lois positives
(les seules qui dsormais existent juridiquement) comme le physicien des lois de la
nature.

2. - Le rle du positivisme scientifique.


Lattrait des mathmatiques et des sciences exprimentales ne date pas du
XIXe sicle. Par exemple, Pufendorf concevait la possibilit de confrer au Droit natu-

rel la forme dune science rigoureuse dont toutes les parties se tiennent et dcoulent les
unes des autres 32, et admettait un principe de certitude dans les sciences morales grce
lutilisation du syllogisme dmonstratif 33. La morale, qui a pour objet la rgularit
ou lirrgularit des actions humaines [], est appuye sur des fondements inbranlables, do lon peut tirer de vritables dmonstrations, capables de produire une
science solide 34. De manire caractristique, Barbeyrac, traducteur du De Jure
Naturae et Gentium, cite dans sa prface un passage de lEssai concernant
lentendement humain de John Locke, dans lequel celui-ci affirme ne point douter quil
est possible de dduire de propositions videntes par elles-mmes, les vritables
mesures du Juste et de lInjuste, par des consquences ncessaires et aussi incontestables
que celles quon emploie dans les mathmatiques . Cette tendance sintensifie au
XIXe sicle. Toullier enseigne : on entend par science un enchanement de vrits
fondes sur des principes vidents par eux-mmes ou sur des dmonstrations, une
collection de vrits dune mme espce, ranges dans un ordre mthodique 35. Le
droit fut aussi compar aux sciences de la nature. Ainsi, pour Alfred Jourdan, les
sciences morales [] ne procdent pas autrement que les sciences naturelles 36. Ernest
Toullier, Le droit civil franais, 3e d. 1820, T.I, n 1.
De Ferriere, Dictionnaire de droit et de pratique, 1740, T.I, V Droit. Peut-tre que la
jurisprudence est en passe dacqurir le statut de science moderne depuis que ce terme ne dsigne
plus que la jurisprudence des arrts. Les progrs de linformatique aidant, la jurisprudence tend
sidentifier aux bases de donnes compilant les dcisions des tribunaux et des cours.
32
Specimen Controversiarum circa Jus Naturale, 1674, IV, 1.
33
Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, Ble 1732, trad. J. Barbeyrac, Liv. I, Ch. II,
II.
34
Op. cit., Liv. I, Ch. II, IV.
35
Toullier, op. cit., T.I, n 1. Contra : Marcad, Cours lmentaire de droit civil franais, 4e
d. 1850, T.I, n 1, qui estime que le droit est un art et non une science, car il na pas pour objet
denseigner des vrits. Voir la position nuance de Planiol, Trait lmentaire de droit civil,
me
1908, 5 d., T.1, n3 : le droit est mobile comme la vie et comme lopinion humaine .
36
A. Jourdan, Le droit franais, 1875, p. 20.
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
J.-P. Chazal
30

31

PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

209

Roguin peut aussi tre cit : nous tudions le droit dun point de vue analytique et
synthtique, comme le chimiste tudie les corps quil dcompose et classifie. [] Par
leur nature mme, nos conclusions sont, sauf erreur, tout aussi rigoureuses que celles de
la science des corps matriels 37. Picard, dans Le droit pur (1908), expliquait que le
droit est une science naturelle comme la botanique ou la zoologie, une science de faits
susceptibles dobservation scientifique, et non pas un ensemble de concepts crbraux .
Il sagit l dun bouleversement mthodologique et pistmologique dont nous
ressentons, encore aujourdhui, les effets. Oubliant lenseignement dAristote, le juriste
se mit croire la pertinence, dans sa discipline, du syllogisme dmonstratif. Soumise
au raisonnement hypothtico-dductif, la matire juridique prtendait accder alors au
rang des sciences modernes.
Cest au milieu du XIXe sicle que la fascination pour les sciences dites modernes
atteint son paroxysme, au point dimpressionner les juristes pourtant si attachs la
tradition. Le positivisme scientifique initi par Auguste Comte ny est pas tranger.
Lide se rpand que la seule vritable connaissance scientifique dcoule de
lobservation des faits perceptibles, toute autre connaissance tant dpourvue de valeur.
Les sciences exprimentales, par leurs mthodes, deviennent le parangon du savoir. Les
sciences morales se doivent de les imiter peine dtre rejetes dans les tnbres de
lhistoire. Or, puisque les valeurs, telles que le juste et linjuste, ne peuvent se plier aux
mthodes exprimentales, force est de les abandonner la mtaphysique. Le positivisme
scientifique confine donc au scientisme mtaphysique ( tendance croire que la science
rsoudra les problmes relevant autrefois de la mtaphysique ) et mthodologique
( tendance considrer la mthode des sciences physico-chimiques comme seule
valable dans les autres domaines 38).
Alors quelle tait, encore au XVIIIe sicle, lme du droit, la philosophie va rapidement en tre spare. Certes, aprs Kant, les juristes sintresseront encore la philosophie. Il suffit de citer les ouvrages de Lerminier (Philosophie du droit, 1831) Belime
(Philosophie du droit, 1843), Oudot (Premiers essais de philosophie du droit, 1846),
Beudant (Le droit individuel et ltat, 1891) et Boistel (Cours de philosophie du droit,
1899). Mais force est de remarquer que la rflexion critique sur le droit a t expulse
des ouvrages techniques exposant le droit positif, pour tre loge dans des livres
spcialiss. Au surplus, cet intrt persistant des juristes pour la philosophie masque en
ralit une lame de fond en sens contraire. Si Belime peut encore se contenter de soustitrer sa Philosophie du droit : Cours dintroduction la science du droit, Boistel, quant
lui, est contraint de ragir contre lopinion qui se propage la fin du XIXe sicle
suivant laquelle la mtaphysique nest pas une science car lobjet de son tude chappe
la connaissance et ne peut fournir lintelligence aucune certitude 39. Cette rsistance se
rvla vaine puisque le cours de Philosophie du droit profess par Boistel la Facult de
droit de Paris fut supprim au bout de six annes. Il est dailleurs rvlateur que lauteur
a cru devoir souligner la tmrit de son entreprise dans la prface de son ouvrage.
Ctait lannonce dun dclin durable de ltude, par les juristes, de la philosophie du
37

E. Roguin, La rgle de droit, F. Rouge, Lausanne 1889, prface p. VI.


P. Foulqui, Dictionnaire de la langue philosophique, PUF, V Scientisme. Voir aussi
A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, V Scientisme.
39
Boistel, op. cit., p. 7.
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
J.-P. Chazal
38

210

TUDES

droit. Comme si la philosophie constituait une entrave laccession du droit au rang des
sciences modernes. Cest ce que pense Valette : tout ce luxe de mtaphysique ne peut
tre daucun avantage pour les vritables progrs de la science du droit 40. Cette opinion excessive entranera sans tarder une raction, ou plus exactement des ractions
contradictoires crant une tripartition.

B. La tripartition : naissance de la thorie du droit


La naissance de la thorie du droit nest quune consquence de la sparation du
droit et de la philosophie qui le vivifiait. La matire juridique est alors scinde en trois :
le droit positif et technique, la philosophie du droit, essentiellement proccupe de questions mtaphysiques, et la thorie du droit. Mais il ne faudrait pas croire que cette
nouvelle discipline soit homogne. Elle se manifeste par deux mouvements
contradictoires, apparaissant au XXe sicle. Lun consomme la rupture pistmologique
initie au sicle prcdent (1). Lautre consacre une forme de rsistance des juristes
attachs la rflexion critique sur le droit et la ncessaire prise en compte des valeurs
(2).

1. - La rupture.
On estime que ce nest quau XXe sicle, pour des raisons quil conviendra de dcouvrir, que lexpression Thorie du droit merge. On date gnralement son apparition en
1926, lors de la cration Brno de la Revue internationale de la thorie du droit. Sans
minimiser limportance de cet vnement, il est possible dattester lusage de cette
expression ds le XIXe sicle. Ainsi, Boistel cite le livre de Belime en signalant quil
contient aussi la thorie gnrale du droit 41. Il est difficile de comprendre le sens de
cette formule que lauteur na pas jug bon dclairer, sans doute parce quil allait de
soi. Peut-tre que la manire dont les jurisconsultes se servaient, lpoque, du mot
thorie est susceptible de fournir une explication. Citons les sous-titres du trait de
Toullier : Ouvrage dans lequel on a tch de runir la thorie la pratique , et du
cours de Marcad : Explication thorique et pratique du Code civil franais . Le
terme thorie est ici utilis par opposition la pratique du droit pour souligner les liens
qui unissent lcole et le Palais ; la thorie dsignant lenseignement ou ltude abstraite
du droit. Tout porte donc croire que par thorie gnrale du droit, Boistel entendait
ltude de la matire juridique dans sa gnralit. Le second tome du livre de Belime,
consacr entirement lexpos du droit des personnes, de la proprit, des successions,
des obligations, des contrats spciaux, des preuves judiciaires et de la prescription, rend
crdible cette explication. Cet usage du terme thorie, dans le sens de large synthse
explicative, par opposition aux doctrines et systmes personnels, se rapproche de celui
propos par Claude Bernard dans son Introduction ltude de la mdecine

40
41

Rev. de droit franais et tranger , 1846, T. III, p. 243.

Boistel, op. cit., p. 9 note 4.


[p. 17-32]

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Arch. phil. droit 45 (2001)

PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

exprimentale (1865)

211

42

. Il marque dj, dans une certaine mesure, lattraction des


sciences exprimentales tout en gardant une connotation laudative.
En 1912, parat un ouvrage intitul Essai sur la thorie juridique et sa fonction, dont
lauteur est Paul Condomine. Thorie est, chez cet auteur, un synonyme de systmatisation spculative, une vaste construction de lesprit (p. 81). Cest en ralit dune
critique de la thorie juridique quil sagit. Selon Condomine, la thorie juridique bute
contre deux cueils : dune part, le souci dharmonie pousse le thoricien dformer la
ralit ( De servante, lesthtique est devenue matresse ) et, dautre part, labus
dabstraction logique amne le thoricien regarder la proposition quil pose comme se
modelant exactement sur la ralit. Lauteur sauve nanmoins la thorie en la cantonnant
trois rles : classer les solutions, former un terrain de controverse, de discussion,
dentente et de conciliation, et enfin permettre ladquation du droit positif aux murs et
aux aspirations morales. Par cette troisime fonction, Condomine soppose Emmanuel
Lvy 43 qui refusait dintgrer dans la thorie la politique juridique aux motifs quelle
ntait pas une science et que le droit aspirait le devenir. Permettons donc la thorie
juridique une part dhypothse, cest--dire un peu dart et de philosophie. Peut-tre
ainsi contiendra-t-elle une ide-force (p. 160).
Le moins que lon puisse dire, cest que Kelsen a balay sans mnagement ce souhait. Il cre en 1926 la Revue internationale de la thorie du droit dont lune des
motivations tait de sopposer la philosophie du droit, considre comme insparable
des thses jusnaturalistes 44. Mme si Roguin, en 1923 avait dj publi La science
juridique pure 45, de laquelle il bannit les valeurs, les thoriciens du droit saccordent
voir dans luvre de Kelsen la vritable rupture pistmologique 46. Lopposition entre
philosophie du droit et thorie du droit rvle chez lui un choix mthodologique
dlibr. Les auteurs qui revendiquent lenseignement de la philosophie du droit sont
souvent des adeptes du droit naturel. Leurs ouvrages sont les successeurs des traits du
droit de la nature et des gens en vogue au cours des XVIIe et XVIIIe sicles, trs peu
douvrages ayant gard cette dnomination en raison de la connotation pjorative du
droit naturel chez les juristes partir du milieu du XIXe sicle 47. Cest cette assimilation
de la philosophie du droit et des thses jusnaturalistes qui a incit Kelsen choisir
lexpression thorie pure pour dsigner sa dmarche. Dans sa prface de 1934, il
explique ce quil entend par thorie pure du droit : une thorie exempte de toute
idologie politique et de tout lment relevant des sciences de la nature []. Mon but a
42

Voir A. Lalande, op. cit., V Thorie.


Notes sur le droit considr comme science , in Questions pratiques de lgislation
ouvrire et dconomie sociale, nov. 1910, p. 299.
44
Brethe de la Gressaye, in Arch. phil. droit, 1962, T.VII, Quest-ce que la philosophie du
droit ? , p. 95 et 96.
45
Roguin, La science juridique pure, F. Rouge, Lausanne 1923, prface p. XX.
46
N. Bobbio, Essais de thorie du droit, prc., p. 210.
47
Toutefois, par ex. : H. Ahrens, Cours de droit naturel ou de philosophie du droit fait
daprs ltat actuel de cette science en Allemagne, 4e d. 1853 ; Th. Jouffroy, Cours de droit
naturel, 3e d. 1858 ; F. Gny, Science et technique en droit priv positif, 1914-1927, Vol. II,
Lirrductible droit naturel ; A. Sriaux, Le droit naturel, PUF Que sais-je ? , 1993 ; X. Dijon,
Droit naturel, PUF Thmis , T. 1, 1998. Le droit naturel est inscrit au programme des cinq
Facults de droit de la Belgique francophone, cf. Lenseignement de la philosophie du droit, dir.
M. Troper et F. Michaut, Bruylant LGDJ. 1997, p. 77.
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212

TUDES

t demble dlever la thorie du droit [] au rang dune vritable science .


Dailleurs, la premire dition de la Thorie pure du droit porte en sous-titre :
Introduction la science du droit . On ne saurait mieux afficher les prtentions
scientistes de cette nouvelle approche. Ds lors, pour Kelsen, la distinction entre la
philosophie du droit et la thorie gnrale du droit ne pose pas de difficults
particulires, chacune fonctionnant en vase clos : la philosophie du droit cherche
rpondre la question de savoir quelles rgles le droit doit adopter ou tablir, en
dautres termes son sujet spcifique est le problme de la justice. [] Tout au contraire
la thorie gnrale du droit a pour sujet le droit tel quil est en fait, effectivement, cest-dire le droit positif 48. Certains partisans de la thorie gnrale du droit sont plus
radicaux que Kelsen et rclament lenterrement dfinitif de ce cadavre quest le droit
naturel afin de voir sans regret une jeune Thorie du droit se substituer une
philosophie du droit poussireuse et prime 49. Lexpression thorie du droit
devient ainsi la bannire des adversaires du droit naturel.
Les thoriciens du droit souhaitent donc tablir une sparation tanche entre leur
science et la philosophie du droit 50. Certes, la ligne de sparation varie selon les
auteurs, et il est impossible de donner une prsentation complte des multiples divergences sur ce point, mais, en simplifiant, on peut exposer deux points de rupture avec la
philosophie du droit : dune part, sagissant du fond, la thorie du droit est btie sur le
dogme de la neutralit axiologique et, dautre part, au plan de la mthode, elle ne reconnat comme pertinent que lempirisme descriptif, partant du postulat que la science
doit tre ncessairement distincte de lobjet tudi. videmment, ce dogme et cette
mthode forment un tout indissociable quil faut essayer dapprhender globalement.
Selon ce programme, la thorie pure, qui constitue une thorie gnrale du droit 51,
se propose uniquement et exclusivement de connatre son objet, cest--dire dtablir
ce quest le droit et comment il est 52. Cette exclusion de la politique juridique et des
thories de la justice rappelle la distinction propose par Bentham entre la description
du droit positif et la thorie de la lgislation. Or, comme le droit a t cantonn la pure
technique, la rflexion critique ayant t repousse vers la philosophie, comment ltude
dun objet, duquel les jugements de valeur sont exclus, pourrait-elle tre autrement que
descriptive ? Dailleurs, lhypothse peut tre avance que la thorie pure du droit na
pu tre conue qu partir du moment o lobjet de son tude a t pur de la
philosophie qui le gangrenait 53. Le droit ntant plus la recherche du juste, mais un
ensemble de rgles positives, il devient susceptible dun expos descriptif. La thorie du
droit, qui dclare assumer cette fonction purement descriptive, est en quelque sorte un
48

H. Kelsen in Arch. phil. droit. 1962, prc., p. 131.


H. Lvy-Bruhl in Arch. phil. droit. 1962, prc., p. 135 et 136.
50
Pour une proposition de distinction entre thorie du droit et science du droit : M. Troper,
op. cit, p. 19.
51
Sur lquivalence des expressions Thorie pure du droit et Thorie gnrale du droit, Voir
Thorie pure du droit, 2e d. trad. Eisenmann, Bruylant-LGDJ, 1999 (rimp. de ld. 1962), Tit. I,
n 1, p. 9 et Thorie gnrale du droit et de ltat, Bruylant-LGDJ, 1997, prface p. 46.
52
Thorie pure du droit, 2e d. prc, p. 9.
53
Certes, le passage par la neutralit du droit-objet nest pas, en thorie, ncessaire pour
parvenir la neutralit de la science du droit (M. Troper, op. cit., p. 36), mais, en pratique, il a t
dterminant.
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PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

213

contre-coup de la sparation du droit et de la philosophie. Par la mme occasion, elle


accde au prestigieux statut de science exprimentale.
Le dogme de la neutralit axiologique du droit sexplique par lambition de
constituer une vritable science juridique sur le modle des sciences de la nature ou des
mathmatiques. Certes, cette ambition existait dj au XVIIe sicle chez les auteurs du
droit naturel moderne. Mais, leur prtention scientifique tait obre par les valeurs
prtendument immuables et universelles qui innervaient la trame de leur systme. Or, la
notion de valeur est insparable de la subjectivit de celui qui porte un jugement de cette
nature, ce qui est incompatible avec le statut moderne des sciences, qui se veulent
apodictiques ou analytiques, au sens aristotlicien. On peroit, dans cette prtention,
lindniable influence de la philosophie positive dAuguste Comte pour qui la connaissance vraie ne peut se fonder que sur ltude du monde extrieur, considrant comme
absolument inaccessible et vide de sens [] la recherche de ce quon appelle les causes
soit premires, soit finales 54. La philosophie positive soppose donc la morale, la
mtaphysique, en estimant que seule la ralit est accessible la connaissance humaine
55
. Ce point est important, car les valeurs sont considres comme trangres la ralit,
en ce quelles appellent un jugement thique, une apprciation du bien et du mal. On
peut galement dtecter linfluence du Cercle de Vienne qui, dans la premire moiti du
56
XXe sicle, a rig la vrit des propositions en postulat suprme de la science . Cest
ce que lon appelle le positivisme logique dont la thse centrale est de ne considrer
comme scientifique que ce qui peut tre lobjet de vrification. Pour ces penseurs, dont
les ides ont certainement inspir Kelsen, les thses mtaphysiques sont vides et dnues
de sens puisquelles ne peuvent tre dmontres ni formellement ni empiriquement.
Ce dogme est riche de consquences pour la science juridique. On peut le rapprocher
de la dnonciation du paralogisme naturaliste consistant prtendre tirer une norme
(devoir tre) dun nonc descriptif. Hume 57 a stigmatis, propos des systmes de
moralit, cette tendance critiquable de certains auteurs dduire une proposition
apprciative de prmisses neutres, niant la possibilit de fonder un systme moral sur
lontologie. Cest ce que signifie limpossibilit logique de passer du Is (ce qui est) au
Ought (ce qui doit tre) ; dinfrer une rgle de conduite dune description de ltre.
Kant la gnralis au plan pistmologique en enseignant que la raison thorique
sexprime lindicatif par des jugements sur la ralit (Sein), tandis que la raison
pratique sexprime en impratifs (Sollen). Or, pour Kant, il est exclu de faire porter un
nonc apprciatif sur la ralit. Kelsen, quant lui, fait de cette distinction la pierre de
touche de son systme, tout en avouant limpossibilit de dfinir prcisment les termes
Sein et Sollen, cette distinction tant donne immdiatement notre conscience 58.
54

Cours de philosophie positive, T.I, 1830, p. 16.


P. Foulqui, op. cit., p. 552. Pour Aristote, au contraire, la philosophie a pour objet ltude
des causes premires et des principes des tres (Mtaphysique, A, 1, 981 b 25).
56
V. Petev, Hans Kelsen et le Cercle de Vienne , in Thorie du droit et science, prc.,
55

p. 233.
57

Trait sur la nature humaine, 1739-1740, III, I, I, dernier paragraphe.


H. Kelsen, Thorie gnrale des normes, PUF, 1996, trad. Beaud et Malkani, p. 79. Sur
cette distinction, sa critique et sa dfense, voir : O. Cayla, La notion de signification en droit,
thse Paris II 1992 ; D. de Bchillon, Quest-ce quune rgle de droit ? , O. Jacob 1997, p.174 et
58

s.
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214

TUDES

Kelsen prcise : le dualisme de ltre et du devoir-tre concide avec le dualisme de la


ralit et de la valeur. En effet, on ne peut infrer dune ralit aucune valeur et de la
valeur aucune ralit 59. Cette opposition entre tre et devoir-tre, fait et valeur, doit
tre rapproche du postulat fondamental de la thorie pure du droit, savoir que la
science doit tre distingue de son objet. Plus prcisment, le droit (les normes
juridiques) est lobjet de la science du droit 60. Or, si lordre juridique est compos de
normes, cest--dire de Sollen, la science du droit qui le dcrit contient des propositions
de droit. Les normes sont valables ou non valables, tandis que les propositions de la
science du droit sont vraies ou fausses. Bien que la science du droit ait pour objet des
normes juridiques, et par consquent les valeurs juridiques fondes par elles, ses
propositions sont cependant, de mme que les lois naturelles de la science de la nature,
une description de leur objet exempte de toute apprciation de valeur 61.
Certes, Kelsen ne commet pas lerreur de vouloir construire une thorie du droit sur
le modle des sciences de la nature 62. La science juridique na pas pour objet des faits,
mais des normes. Or, celles-ci ne sont pas sans rapport avec les valeurs. Mais il y a un
renversement de perspective : contrairement la thse dfendue par les jusnaturalistes,
ce ne sont pas les valeurs qui fondent les normes, mais les normes qui fondent les
valeurs 63. Pour Kelsen, le droit ne peut tre cette science du juste comme le pensaient
les Romains, car la justice ne peut tre dfinie rationnellement, cest--dire en se fondant
scientifiquement sur lexprience 64. Le droit nest plus une fin, mais simplement un
moyen, une technique dorganisation sociale ; il est instrumentalis. Cest ce contre quoi
certains auteurs slveront, consacrant ainsi une forme de rsistance, sans toutefois
parvenir un retour au pass.

2. - La rsistance.
Le partage kantien des comptences entre le philosophe et le juriste a rapidement
engendr une difficult srieuse, inhrente toute spcialisation excessive du savoir :
lisolement et lincomprhension mutuelle. Les philosophes privilgirent gnralement
une tude du droit dpouill de son appareil technique, sous prtexte den mieux
atteindre lessence 65, une approche mtaphysique, dconnecte de la ralit juridique,
et donc inutile pour les juristes 66. Par une sorte de tropisme, ceux-ci ont tent de se
rapproprier la rflexion sur le droit. Mais ils ne pouvaient plus intgrer celle-ci directe59

Op. cit., p. 75.


H. Kelsen, Thorie pure du droit, 2e d., Tit. III, 14, p. 77.
61
H. Kelsen, op. cit., Tit. III, 18, p. 88 et 89.
62
Dans la prface de la 1re dition (1934) de la Thorie pure du droit, Kelsen range la
jurisprudence dans la catgorie des sciences morales. Il distingue ce propos la causalit de
limputation, Thorie pure du droit, 2e d., Tit. III, n 18.
63
H. Kelsen, op. cit., Tit. I, .4, e), p.24 et s.
64
Kelsen, Thorie pure du droit, trad. Thvenaz, tre et Penser, cahiers de philosophie, 1988
(1re d. 1953) p. 62.
65
Dabin, Thorie gnrale du droit, n 9.
66
La philosophie du droit [] est plus de la philosophie que du droit , J.-L. Bergel,
Thorie gnrale du droit, Dalloz, 3e d. 1998, n 4.
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PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

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ment dans leurs manuels ddis presque exclusivement la description du droit positif.
Certes, les manuels et les cours dintroduction au droit contiennent souvent des allusions
ou des passages consacrs la philosophie du droit, mais ces incursions sont demeures
timides et superficielles, sans doute en raison du caractre didactique assign ce genre
de travaux. Aussi, certains juristes ont conu le projet dcrire des ouvrages dont lobjet
premier est la rflexion sur le droit. Par humilit et souci de se dmarquer de la mtaphysique, ils ont souvent prfr intituler leur livre : Thorie gnrale du droit. Dans
cette optique, la thorie gnrale du droit nest rien dautre que la philosophie du droit
vue par les juristes, et cest en cela quil y a une forme de rsistance. Perelman la trs
bien compris lorsquil se demande si lexpression thorie gnrale du droit nest pas
une raction contre la philosophie du droit conue comme une philosophie applique au
droit et non comme issue dune rflexion sur le droit 67. Il sagit donc dvacuer le
terme philosophie du vocabulaire pour attribuer la thorie gnrale les recherches qui
incombent la philosophie 68, et faire de la philosophie du droit incognito 69, mais
de lintrieur.
Lexemple de Paul Roubier est topique. Voici ce quil crit en avant-propos de sa
Thorie gnrale du droit : Bien que la plupart des matires traites dans ce livre
soient tudies en gnral dans les ouvrages dits de philosophie du droit, on a prfr
ne pas donner un tel titre cet ouvrage. La raison en est quau jugement des juristes euxmmes, la philosophie du droit fait partie de la philosophie ; et ds lors doit demeurer le
domaine des philosophes. [] En dautres termes, ce livre nest pas luvre dun
philosophe, il est luvre dun juriste . Il est clair que, pour lauteur, la philosophie du
droit et la thorie gnrale du droit ont le mme objet, seul langle de vue diverge. Cest
uniquement parce quil est convaincu de la sparation tanche des domaines du savoir,
quil refuse dintituler son livre Philosophie du droit. Le sous titre quil a choisi est,
cet gard, rvlateur : Histoire des doctrines juridiques et philosophie des valeurs
sociales . Il nest donc pas surprenant que Roubier critique Kelsen dans son entreprise
insoutenable de construire un systme purement technique, en dehors de tout fondement
politique 70. La dmarche de Jean Dabin est similaire lorsquil justifie lintitul de son
ouvrage 71. Il reconnat volontiers que chercher pntrer la nature du droit positif est
travail philosophique . Mais il souligne que, dans les livres consacrs la philosophie
du droit, on trouve beaucoup plus de philosophie que de droit et doute de lutilit de
ce type douvrage pour le juriste, alors que leurs auteurs, philosophes de formation,
nont probablement jamais ouvert un code, un recueil de jurisprudence ou un livre de
droit . Pour Dabin, comme pour Roubier, le choix de lintitul nobit qu des
considrations pratiques et contingentes : Cest pourquoi, leffet dviter que la
philosophie du droit ne risque de perdre le contact avec son objet immdiat pour se
dissoudre dans la philosophie pure, nous avons choisi, de prfrence lintitul
67

In Arch. phil. droit. prc., p. 146.


J. Darbellay in Arch. phil. droit. prc., p. 115.
69
G. Del Vecchio in Arch. phil. droit. prc., p. 117.
70
Roubier, Thorie gnrale du droit, p. 70. Cf. aussi Arch. phil. droit. 1962, prc., p. 150 :
la philosophie du droit sera toujours ncessaire pour maintenir cette ide quil y a, dans le droit,
un lment moral qui ne peut tre sacrifi . Cest aussi lopinion de Ripert, La rgle morale dans
les obligations civiles, LGDJ, 4e d. 1949, n 6.
71
Dabin, op. cit., n 7 et s.
Arch. phil. droit 45 (2001)
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68

216

TUDES

philosophie du droit, qui est susceptible dengendrer ces confusions, celle de thorie
gnrale du droit . Mais, lauteur tient prciser que, par ce choix, il nentendait pas
rejoindre le normativisme de la Thorie pure du droit de Kelsen, mais tenter une
exploration en profondeur, vraiment philosophique, du concept de droit .
Contrairement Kelsen, Dabin ne conoit pas la possibilit pour la science juridique
docculter les valeurs : une thorie gnrale du droit, vue sous langle philosophique,
doit tre capable de rendre compte non seulement de llment formel ou normatif, mais
du contenu du droit, dautant plus que, en lespce, fond et forme ne sont pas sans ragir
souvent lun sur lautre . Roubier est du mme avis : le droit repose en dernire
analyse sur une philosophie des valeurs 72.
Cest au travers de la Thorie gnrale du droit que les juristes se sont rappropris
ce que les philosophes avaient revendiqu et quils leur avaient inconsidrment
abandonn. Laspect positif a t une revitalisation indniable de la pense juridique.
Mais il ne faut pas se cacher quil ne sagit que dun retour en trompe lil ltat
antrieur. La seule existence de la thorie gnrale, comme matire autonome, empche
un retour complet de la rflexion critique sur le droit dans les ouvrages techniques. En
dautres termes, la prsence de la thorie du droit accrdite lide, pourtant fausse, que
la technique se suffit elle-mme ou en tout cas, quelle peut, dans une perspective
pratique ou utilitaire, se dispenser dune dmarche rflexive et axiologique. Puisque la
thorie du droit est traite dans des ouvrages ad hoc, par des auteurs spcialiss, il ne
serait pas opportun de la mler ltude du droit positif. Tout au plus lui consentons
quelques pages ou quelques minutes dans les manuels et cours dintroduction au droit.
Villey a beaucoup fustig cette pseudo-philosophie des manuels de droit civil dont la
dictature enfonce les lecteurs dans lignorance 73. Ces critiques, pour svres quelles
soient, ne sont pas dnues de fondement. Il nest pas satisfaisant de distiller quelques
lueurs de philosophie du droit au dbut des tudes pour ensuite gaver les tudiants de
techniques prtendument pures et de solutions apprtes. Ainsi, la technique juridique et
la thorie du droit vivent cte cte en signorant lune lautre, comme si la seconde
navait aucune influence dterminante sur la premire. Cest aussi le cas entre la
philosophie du droit et la thorie du droit, que certains pensent pouvoir faire coexister
sans interpntration. En ralit, ce vu se heurte lindivisible unit du droit

II. LUNIT DE LA MATIRE JURIDIQUE


La thorie du droit ne constitue quune raction lencontre de la philosophie du
droit, la naissance de lune ntant quune consquence de la naissance de lautre. On
serait donc en prsence de deux matires antinomiques, fonctionnant en vase clos.
Contrairement la philosophie du droit, la thorie du droit a la prtention de constituer
une science positive du droit, cest--dire neutre au plan axiologique et fonde sur la
mthode empirique et descriptive. Mais, ainsi conue cette science nest quune chimre
(A). Si lon carte lillusion scientifique, ou plus exactement scientiste, on constate que,
72
73

Roubier, op. cit., p. 317.

Rflexions sur la philosophie du droit, Les Carnets, PUF, 1995, XIX, 6. Cf. aussi Arch.
phil. droit. 1967, T. XII, p. 214.
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J.-P. Chazal

PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

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dans la ralit, les valeurs sont inhrentes au droit, et donc la science qui le choisit
pour objet. En outre, une tude du droit qui se veut raliste ne peut faire abstraction de
la dimension active du savoir juridique. Celui-ci nest pas destin la pure spculation,
il est tourn vers laction. Refusant de nier la ralit, il est possible de concevoir une
science pratique du droit (B).

A. Une science chimrique


Prtendre sparer le droit de la philosophie, puis construire contre celle-ci une
thorie gnrale ou pure du droit, aboutit une chimre au lieu dune science vritable.
Les raisons en sont multiples. Pour simplifier, deux options peuvent tre stigmatises :
suivre le mirage technique (1) ou partir en qute dune impossible neutralit axiologique
de la science juridique (2).

1. - Le mirage technique.
la fin du XIXe sicle, Gny proposait dappliquer au droit la distinction philosophique du donn et du construit 74. Seul le donn, provenant de la nature des choses, est
objet de connaissance. Le construit, quant lui, est objet de volont. La science connat
donc du premier, tandis qu la technique ressortit le second. Cette prsentation est
videmment trs proche de celle adopte par Kelsen, sauf que pour le coryphe du
normativisme tout le droit est un construit puisquil se rduit au droit pos par lhomme.
Le positivisme lgaliste est donc contraint de dplacer lobjet de la science juridique
vers la technique. Virally la parfaitement compris qui souligne que pour Kelsen, le droit
est une technique sociale 75. Mais cette vision relve du rductionnisme. Certes, le droit
contient une dimension technique indniable, mais ce nest pas lessentiel. Virally
remarque que, dans les autres disciplines, la technique nest pas lobjet de la science,
mais seulement lapplication. Cest donc une erreur que de rduire le droit ntre
plus quun ensemble de procds ou de procdures, de mcanismes, dinstruments 76.
Cette erreur persiste mme si la thorie du droit tend vers la gnralit en ne limitant pas
son domaine dtude un systme juridique particulier.
La thorie du droit, ainsi conue, engendre linconvnient de crer une sparation
artificielle entre la philosophie du droit des philosophes, qui nest souvent quune
philosophie sur le droit, et la philosophie du droit des juristes, surnomme thorie
gnrale pour viter la confusion des genres. Mais, en se coupant de la philosophie
gnrale, le juriste qui rflchit sur le droit rtrcit inopportunment son champ
dinvestigation. Lexclusion de toute mtaphysique est aussi critiquable que labus de
mtaphysique. Par exemple, lorsque Ripert tudie les liens entre droit et morale, la
rfrence la philosophie dAristote aurait pu enrichir la rflexion et renforcer sa thse.
74
Gny, Science et technique en droit priv positif, T.I, 1914, p.96 ; Mthode dinterprtation
et sources en droit priv positif, LGDJ, 2e d. 1919, T.II, n 224 p. 410.
75
M. Virally, La pense juridique, Ed. Panthon-Assas-LGDJ 1998 (1re d. 1960), p. XXV.
76
Virally, op. cit., p. XXVII.
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218

TUDES

De mme, on ne peut srieusement soutenir que le droit a pour finalit la justice, la


scurit ou lutilit sans se rfrer aux travaux de Thomas dAquin, Hobbes et Bentham.
Enfin, comment comprendre la notion de droit subjectif sans connatre la querelle des
universaux, dOccam et les thories du contrat social ? De manire gnrale, on
constate aujourdhui que la philosophie du droit a perdu beaucoup de son ancien
prestige ; il faut le regretter, car tout ordre juridique positif repose en dfinitive sur une
reprsentation globale de lhomme et de la socit, sur laquelle la philosophie seule peut
nous renseigner 77.
Mais cest quant la mthode que lisolement des disciplines se fait le plus
cruellement ressentir. Les ouvrages de thorie gnrale ont du mal se dpartir de
lexpos dogmatique qui caractrise, hlas trop souvent, lenseignement du droit.
coutons la vive critique que Michel Villey adressait la Thorie gnrale de Jean
Dabin, dont il ne recommandait pas la lecture cause de sa mthode : elle est plutt
celle dun juriste que dun philosophe. La doctrine se droule logique et autoritaire ; les
solutions numrotes en paragraphe, simposent avec la certitude des articles du Code
Civil ; peu de place pour une vraie discussion, mais toujours des dcisions fermes 78.
Certes, Dabin a rpondu quil assumait pleinement cette philosophie de juriste qui,
selon lui, apporte au droit juridique (sic) plus de lumire que les philosophes du droit
ne pouvaient en produire 79. Cependant, il ne faut pas oublier que la vraie philosophie
est toujours sortie du doute mthodique 80, cette pointe de diamant qui creuse
toujours , selon le mot de Alain 81. Or, la philosophie du droit gagne ne pas se
dpartir de cette mthode dialectique mise en uvre par Socrate, dans ses dialogues, et
thorise par Aristote, dans ses Topiques. Aprs tout, la dialectique est une mthode
commune aux philosophes et aux juristes, un point de convergence possible entre eux.

2. - Limpossible neutralit axiologique.

82

La thorie pure du droit est, en dpit des dngations de Kelsen et de ses pigones,
truffe de considrations philosophiques, le plus souvent prsupposes. Sous prtexte de
dcrire un objet pur, Kelsen les assne sous forme de postulats. Il en est ainsi de la distinction kantienne du Sein et du Sollen qui joue le rle de prisme dformant la ralit et
donnant lillusion dtudier un objet pur. Nen dplaise ses thurifraires, la pense de
Kelsen nest pas neutre, mais militante. Au dbut, lauteur lavouait dailleurs incidemment : la Thorie pure soppose de la faon la plus nette aux thoriciens qui renient la
philosophie transcendantale de Kant et le positivisme juridique 83. Or, en construisant
77
78

M. Virally, op. cit., p. XXIII.

Leons dhistoire de la philosophie du droit, Dalloz, 1957, p. 347.


J. Dabin, La dfinition du droit , in Mlanges Roubier , Dalloz & Sirey, 1961, T. I,
p. 199 et 219. Voir la rplique de M. Villey in Seize essais de philosophie du droit, Dalloz, 1969,
79

p. 221.
80
M. Villey, in Arch. phil. droit. 1962, prc, p. 85.
81
Minerve, 75.
82
Voir pour une approche particulire du problme : D. Lochak, La neutralit impossible ,
in Thorie du droit et science, prc., p. 293.
83
Kelsen, Thorie pure du droit, trad. Thvenaz, prc., p. 70.
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PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

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son objet sur les principes de puret et de neutralit, la science du droit prend le risque
de ne pas traduire la ralit, ce qui pourtant est son objectif dclar. On peut donc voir,
dans la pense kelsnienne, une contradiction rsidant dans la volont de dcrire
objectivement la ralit tout en plaquant sur celle-ci une philosophie a priori. P.
Amselek a formul une critique similaire propos des principes dabsence de
contradiction et de lacune dans lordre juridique, en lui reprochant dtre pass de la
thorie pure du droit la thorie dun droit pur 84. Autre exemple, lorsque Kelsen
affirme que le droit est partout et toujours un ordre de la conduite humaine, cest--dire
un systme de normes dont lunit repose sur le fait que leur validit toutes a le
mme fondement 85, il met un jugement non seulement apprciatif, et non descriptif,
mais en plus non conforme la ralit 86. Plus gnralement, Lenoble et Ost expliquent :
L o Kelsen simagine dcrire le droit tel quil est, il en opre en ralit une
reconstruction que lon pourra, en fonction de ses propres prmisses thoriques,
qualifier de dnaturation de la ralit juridique 87. Cette reconstruction arbitraire est
rendue ncessaire par la prtention de dcrire un objet pur qui, en ralit, ne lest point.
Le systme de Kelsen est, au surplus, infect dun paradoxe intrinsque, que
M. Troper, aprs dautres, a mis en lumire 88. Ou bien, premire branche de
lalternative, les normes sont des entits idales, comme elles ltaient pour Kant, et
aucune science des normes nest possible. En effet, selon Kant, la normativit est une
Ide de la raison inaccessible la raison pure pratique ; la rationalit du normatif ne se
laisse pas connatre (erkennen) mais seulement penser (denken) 89. Plus juridiquement,
M. Troper explique que si la norme nest quune entit idale et non un fait, il est
impossible dappliquer le principe de vrit-correspondance . En outre, il semble que
Kelsen, au moins dans un premier temps, adopte une conception hyltique des
normes (du grec hyl qui signifie matire, par opposition une conception
expressive ) selon laquelle la norme est une prescription et non un fait empirique, un
simple acte de volont. Or, les propositions de droit sont des jugements hypothtiques
qui noncent quau regard dun certain ordre juridique, national ou international, donn
la connaissance juridique, si certaines conditions dfinies par cet ordre sont ralises,
certaines consquences quil dtermine doivent avoir lieu 90. Ainsi, une proposition de
84
Amselek, Mthode phnomnologique et thorie du droit, 1964, p. 184 ; Rflexions
critiques autour de la conception kelsnienne de lordre juridique , RDP . 1978 n1, p. 6 ;
Kelsen et les contradictions du positivisme juridique , Arch. phil. droit. 1983, p. 280.
85
Thorie pure du droit, 2e d. prc., Tit. I, n 6 a), p. 39.
86
Des auteurs doutent que le droit soit un ordre (M. Miaille, Dsordre, droit et science , in
Thorie du droit et science, dir. P. Amselek, PUF, 1994, p. 87) ou un systme (C. Grzegorczyk,
valuation critique du paradigme systmique dans la science du droit , in Arch. phil. droit. 1986,
p. 281 ; R.J. Vernengo, Le droit est-il un systme ? , in Arch. phil. droit, 1991, p. 253).
87
Lenoble et Ost, Droit, mythe et raison, Essai sur la drive mytho-logique de la rationalit
juridique, Bruxelles 1980, p. 506. Voir aussi M. Villey, Philosophie du droit, T.II, Prcis Dalloz
1984, n 217, p. 165.
88
M. Troper, Entre science et dogmatique, la voie de la neutralit , in Thorie du droit et
science, prc., p. 310.
89
S. Goyard-Fabre, op. cit., p. 223. Pour Kant, la connaissance naccde quaux objets
sensibles. Sur ce point, Kelsen semble rompre avec la philosophie kantienne en prtendant
laborer une science des normes dont lambition est de connatre son objet, cest--dire les
normes.
90
Thorie pure du droit, 2e d. prc., p. 79.
Arch. phil. droit 45 (2001)
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220

TUDES

droit est vraie si elle est conforme la norme quelle dcrit, cest--dire si elle exprime
le contenu de celle-ci. Mais, pour pouvoir dire quune norme a tel ou tel contenu, on
doit linterprter et la comprendre 91, ce qui est incompatible avec la dmarche
scientifique qui postule la neutralit axiologique. Ou bien, seconde branche de
lalternative, la norme est un fait empirique, qui se rduit lacte de volont de lautorit
qui la pose. Dans cette conception dite expressive , les normes peuvent tre lobjet
dune science pure de tout jugement de valeur. Toutefois, on nest plus en prsence
dune science du droit mais dune science sociale. Pour rsumer ou bien la science du
droit de Kelsen contient des valuations et nest pas une science ou bien elle est une
science, mais pas une science juridique 92.
Pour sortir la science du droit de limpasse, M. Troper propose de distinguer,
sinspirant vraisemblablement de la thorie de Alf Ross 93, deux types dnoncs : les
noncs sur les normes en vigueur et ceux sur la norme applicable. Est dite en vigueur la
norme dont la signification est dtermine par une dcision manant dune autorit
capable de donner une interprtation authentique . Cest prcisment lobjet de la
science du droit que de dcrire les normes en vigueur. La norme applicable, quant elle,
est celle pour qui lacte dont elle est la signification na pas encore t interprt .
Cette norme applicable ne peut donc tre dcrite puisquelle nexiste pas encore ; elle
est dans lattente dune interprtation authentique. Et cest le rle de la dogmatique
juridique de chercher tablir quelles sont les normes applicables . Celle-ci est donc
une activit normative qui occupe les praticiens entendus lato sensu (avocats, juges,
doctrine). Cest mutatis mutandis ce que disait Kelsen : linterprtation scientifique ne
peut rien faire dautre ni de plus que dgager les significations possibles des normes
juridiques 94. Dans cette prsentation, seule lactivit purement descriptive des normes
en vigueur peut prtendre au statut de science. Les propositions manant de cette activit
peuvent tre vrifies, contrairement celles manant de la dogmatique, car elles sont
neutres au plan axiologique.
Que penser dun tel systme ? Lide qui vient immdiatement lesprit est que la
science du droit est rduite peu de chose ! Quel est lintrt de cette science dont le
rle se cantonne la reproduction de linterprtation authentique des normes, ou
autrement dit des normes en vigueur ? Si peu dintrt que M. Troper a anticip la
critique en affectant deux tches la science du droit : noncer des propositions de droit
qui dcrivent la somme des interprtations des lois et le processus dinterprtation. Mais
le contre-feu est faible. En premier lieu, lexplication de M. Troper prsente
linconvnient de donner lexpression dogmatique juridique un sens nouveau et
inhabituel. En effet, gnralement, la dogmatique juridique est dfinie comme le
91

V. Petev, op. cit., p. 245, qui se rfre aux travaux de O. Weinberger. R. Guastini, Interprtation et description des normes , in Interprtation et droit, dir. P. Amselek, Bruylant-PUAM,
1995, p. 95.
92
M. Troper, op. cit., p. 314.
93
A. Ross, On Law and Justice, Londres 1958 ; Directives and Norms, Londres 1968. Voir
aussi la distinction entre nonc lgislatif et norme, celle-ci dsignant le sens attribu par un
interprte un nonc lgislatif, R. Guastini, Interprtation et description des normes , in
Interprtation et droit, prc., p. 94.
94
Thorie pure du droit, 2e d. prc., p. 342.
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
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PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

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domaine de la science du droit consacr linterprtation et la systmatisation des


normes juridiques 95. Ce sens gnral parat dailleurs conforme au sens originel du
terme dogmatique qui a t utilis, pour la premire fois semble-t-il, par Jhering en
1857, pour dsigner ltude objective (cest--dire sans discussion de leur valeur) des
normes juridiques, linstar de la dogmatique thologique qui traite des dogmes
religieux 96. Sans compter que pour certains auteurs, la dogmatique juridique signifie le
contraire de ce que propose M. Troper. Cest le cas, par exemple de F. Ost et M. Van de
Kerchove pour qui la dogmatique, au sens strict, consiste dans ltude systmatique
dun ordre juridique particulier , par opposition la doctrine qui exerce une fonction
pratique de source complmentaire du droit 97. Est-il judicieux de crer un nouveau
cas de polysmie dans le langage juridique ?
En second lieu, la principale critique nest pas dordre smantique, mais fondamentale : elle concerne la science du droit. Cette critique est double. Dune part, on peut
ne pas tre sduit par la dmarche stipulative selon laquelle cest la volont de construire
une science du droit qui conduit choisir un objet susceptible dtre dcrit par cette
science 98. Est-il possible dadmettre cette espce de volontarisme mthodologique qui
fait ce point fi de la ralit ? Celle-ci tmoigne que le droit nest point uniquement un
langage ou un discours, de sorte que la science du droit rduite un mtalangage, si elle
est envisageable dun point de vue stipulatif, confine linanit. Le systme propos par
Troper encourt donc la critique que Perelman adressait celui de Kelsen : pour constituer une science du droit tel quil est, et non tel quil devrait tre, il faut, me semble-t-il,
renoncer au positivisme juridique, tel quil est conu par Kelsen, pour se consacrer une
analyse dtaille du droit positif, tel quil se manifeste effectivement dans la vie individuelle et sociale, et plus particulirement dans les cours et les tribunaux 99. Il existe
une ralit juridique qui ne peut tre informe de faon stipulative pour satisfaire aux
dogmes scientistes. Pour tre crdible, la science du droit ne peut se permettre de
lignorer.
Dautre part, mme si lon admet, pour les besoins du raisonnement, que la science
du droit a pour objet la description des normes en vigueur, cest--dire dont le contenu a
reu une interprtation authentique, on ne parvient pas la neutralit axiologique tant
recherche. En effet, on ne voit pas pourquoi le rsultat de linterprtation authentique
dune loi, qui dans la pense de M. Troper constitue la norme, serait moins sujet
interprtation que lnonc interprt. Il est naf de croire quune rgle de droit, une fois
interprte par le juge, est revtue dun sens clair et prcis, qui ne souffre plus la discussion. La pluralit de significations, qui existe avant que la loi soit interprte, persiste
aprs. Il est vain de vouloir interrompre cette chane interprtative. Tout ce que lon peut
escompter cest que linterprtation authentique rduise le nombre des significations
possibles ; quoiqu bien rflchir cette rduction se rvle illusoire puisque lnonc de
la dcision peut tre source de nouvelles ambiguts. Pourrait-on sauver le systme en
95

Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit, dir. A.J. Arnaud et al.,


LGDJ, 2e d. 1993, V. Dogmatique juridique.
96
G. Kalinowski, Une thorie de la dogmatique juridique , Arch. phil. droit. 1970, T. XV,
p. 408.
97
Jalons pour une thorie critique du droit, Bruxelles, FUSL, 1987, p. 43 et 44.
98
M. Troper, Pour une thorie juridique de ltat, prc., p. 39.
99
Ch. Perelman, Droit, morale et philosophie, LGDJ, 1968, p. 98.
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
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222

TUDES

affirmant que la science du droit a pour objet la description de la somme des


interprtations possibles des dcisions dinterprtation ? Cela parat pour le moins
dlicat, car la chane est sans fin, les interprtations des dcisions dinterprtation seront
elles-mmes susceptibles dinterprtation. Il ny aurait pas de description utilisable du
droit positif. Plus grave, si la dcision dinterprtation authentique est quivoque, la
science du droit ne pourra pas en rendre compte sans linterprter, ce qui ne peut se faire
sans valuation. Enfin, cette interprtation ne sera pas authentique, ce qui renvoie, dans
le langage de M. Troper, au travail de la dogmatique juridique. La distinction entre
science du droit et dogmatique juridique ne rsiste donc pas lanalyse.
Il est cependant possible de se tourner vers les thories ralistes du droit, et notamment le ralisme scandinave. Selon cette cole, les normes ressortissent au domaine du
fait. la suite de Hgerstrm et Olivera, Alf Ross conoit la science juridique comme
purement empirique 100, ce qui a pour mrite de pousser la thorie du droit de Kelsen
dans ses derniers retranchements en lpurant de ses incohrences. Ainsi, partant du
principe quil est impossible de dcrire un Sollen, le ralisme scandinave ravale le droit
au rang du Sein. Or, seul le fait est susceptible de connaissance, ce qui exclut que les
valeurs puissent tre connues. La science du droit se contente donc de ltude empirique
des normes telles que poses par lautorit comptente, sans formuler de jugements de
valeur. Expulser ces derniers du droit est la condition sine qua non pour accder au
statut de science. Cest dailleurs le cinquime postulat de dfinition du positivisme
propos par Hart : les jugements de valeur ne peuvent tre dfendus par des arguments
rationnels ou des preuves. Cest ce que lon appelle le non-cognitivisme thique qui
nest quun avatar matin dagnosie de la sparation du droit et de la morale inaugure
par Kant. ct de la science juridique, dont les noncs empiriques sont susceptibles
de vrification, Ross est contraint dadmettre lexistence dune dogmatique juridique
qui, par une pratique politique, tend influencer la production du droit. Dans le mme
ordre dides, il estime que les dcisions du juge sont subordonnes leur idologie
normative. Force est donc de constater un dcalage sensible entre la ralit juridique et
la science juridique, celle-ci ne traduisant pas celle-l, ce qui est gnant pour une thorie
du droit qui se veut raliste.
N. Bobbio 101 a parfaitement expos la contradiction dans laquelle se sont enferms
ceux qui prnent la neutralit descriptive de la science du droit. Pour la dceler, il se
place au niveau de la mta-science du droit, cest--dire la rflexion critique sur la
science du droit. Il remarque alors que les juristes ont eu une propension appliquer
leur travail des modles provenant dautres disciplines ou bien ont invent de nouveaux
modles susceptibles de confrer leur matire plus dautorit et de rigueur, afin de
llever au rang de science. Dans la mesure o la mta-science du droit sinspire dun
modle scientifique et cherche transformer le travail du juriste, elle ne soccupe pas
tant de ce que la science du droit est que de ce quelle doit tre . Invitablement, la
conscience que le juriste a de son travail est influence par les modles utiliss par la
science du droit et qui sont subrepticement imposs par la mta-science ; du mme coup,
le travail lui-mme sera lentement mais ncessairement dform. Or, en affirmant que la
100

R. Guastini, Alf Ross : une thorie du droit et de la science juridique , in Thorie du

droit et science, prc., p. 249.


101
Essais de thorie du droit, prc., p. 185.
[p. 17-32]

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PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

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science du droit a une fonction descriptive et un contenu axiologique neutre, on dit, en


ralit, non pas ce qui est mais ce que la science du droit doit tre selon un modle de
rfrence. Ainsi, une science prtendument descriptive et relle correspond une mtascience prescriptive et idale. En termes plus abrupts, on peut en conclure que la science
du droit est neutre et descriptive parce quelle doit tre ainsi ; le droit est une science
parce quil doit tre une science. Pour rsumer la thorie kelsnienne de la science du
droit en une formule sensations, on pourrait dire quelle prescrit de dcrire ; en
dautres termes, cela signifie quune science du droit neutre est obtenue au prix dune
mta-science idologise 102. Cette critique naurait quune porte esthtique,
affectant la belle cohrence de ldifice thorique, si la prescription de la mta-science
imposant la neutralit axiologique du droit tait conforme la ralit, compatible avec le
monde du droit tel quil existe. Mais tel nest pas le cas. Ce constat est galement
valable pour le ralisme scandinave, et toutes les doctrines qui tentent de faire passer
leur propre conception du droit pour la ralit. Le seul moyen de se dpartir de ce
prisme dformant est de rintroduire les valeurs dans le droit, de reconnatre que la
matire juridique est par essence axiologique 103. On peut ainsi parvenir une science du
droit qui, descendant des nues, est ancre dans la pratique.

B. Une science pratique


Dans un sens strict, la science (Epistm), chez Aristote, est la connaissance des
choses qui ne peuvent tre autrement quelles ne sont, de ce qui existe ncessairement 104. Le droit ne peut lvidence tre compris dans cette catgorie. La sagesse
thorique, quant elle, se dfinit comme la connaissance de la vrit sur les principes, la
plus acheve des formes du savoir 105. L non plus, le droit ne peut tre rang. Lart
tant cantonn la production, la fabrication, il ne reste plus que la prudence
(fronesi), ou sagesse pratique, qui ressortit au registre de lagir. La prudence cest la
dlibration, en vue de laction, sur les choses contingentes, cest--dire sur celles qui
sont changeantes et possibles 106. Cest prcisment le domaine de la lgislation et de la
politique judiciaire 107. Pour Aristote, il est manifeste que la prudence nest pas
science 108, quoiquil utilise parfois le mot fronesi comme synonyme de science de
limmuable, de sagesse (sofia), suivant en cela Platon (cf. le Philbe) 109. Cest ce sens
large, platonicien, que les stociens retiendront. Cicron distingue encore prudentia
(quae est rerum expetendarum fugiendarumque scientia ) et sapientia (quae rerum
102

Bobbio, op. cit., p. 191.


Voir : P. Dubouchet, Trois essais pour une thorie gnrale du droit, LHerms 1998,
p. 27 et s. ; W. Sabete, La thorie du droit et le problme de la scientificit , in Arch. phil.
droit. 1999, p. 303.
104
thique Nicomaque, VI, 3 1139 b 20.
105
Op. cit., VI, 7 1141 a 16.
106
Op. cit., VI, 5, 1140 a 32.
107
Op. cit., VI, 8, 1141 b 34 et VI, 13, 1143 b 24 : la prudence a sans doute pour objet les
choses justes [] .
108
Op. cit., VI, 9, 1142 a 25.
109
Sur ce point cf. P. Aubenque, La prudence chez Aristote, PUF Quadrige , 1997, p. 8.
Arch. phil. droit 45 (2001)
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103

224

TUDES

divinarum et humanarum scientia ) dans son De officiis (I, 43, 153). Mais, malgr les
apparences cette distinction na pas de fondement aristotlicien, Cicron dfinissant la
prudence et la sagesse par le mot science et confondant souvent le prudens et le sapiens
(De off. I, 15-16, 19) 110. La confusion ira, au fil des sicles, en saccentuant, la fronesi
devenant la science des choses faire et ne pas faire 111. Rien dtonnant, quau cours
de cette volution, la jurisprudence (qui nest rien dautre que la vertu de prudence
applique au droit 112) fut galement qualifie de science du juste et de linjuste.
Lhritage romain ne pouvant tre occult, force est de maintenir le terme science pour
qualifier le droit, sauf prciser quil sagit dun savoir tendu vers laction : une science
pratique (par opposition aux sciences spculative et potique 113).
Cette science pratique du droit est-elle vritablement une science au sens moderne du
terme, ou bien un excs de langage ? Ne vaudrait-il pas mieux dire quil sagit dun art ?
Le problme pos est celui du statut scientifique de ltude du droit (1). Peu importent
les mots, lessentiel est de comprendre que, le droit tant une matire dialectique, son
tude ne peut atteindre la certitude absolue. Cest par une rflexion sur la mthode de
travail du juriste quil est possible de dnoncer la vanit du dogmatisme 114 sans sombrer
dans le scepticisme (2). Au final, il faudra sinterroger sur la pertinence de la sparation
de ltude du droit et de son objet.

1. Quest-ce quune science ?


Il est temps que les juristes admettent la ncessit dune rflexion critique sur la formation de lesprit juridique. Cette rflexion, que Bobbio appelle mta-science, a un
sicle de retard en ce quelle met en uvre des modles scientifiques auxquels les
scientifiques eux-mmes ont renonc depuis le dbut du XXe sicle. cet gard, il est
intressant de sarrter sur la notion dobstacle pistmologique conue par
G. Bachelard 115. Il sagit de faux concepts qui entravent de lintrieur lacte de connaissance. Il en est ainsi de la qute de lunit et de lutilisation de limage verbale
(mtaphore). Certains dentre eux se rencontrent dans le domaine juridique. Il suffit de
penser aux principes de cohrence ou de puret du droit, de rationalit du lgislateur, ou
encore aux mtaphores de la pyramide des normes et des sources du droit. Autant de
vues idales sur le droit, autant dentraves lapprhension du phnomne juridique.
Plus topique encore est lobstacle pistmologique du ralisme, ou de lempirisme
immdiat, qui consiste prtendre que la connaissance sinduit directement de
110

P. Aubenque, op. cit., p. 184.


P. Aubenque, op. cit., p. 33.
112
Voir F. Zenati, La jurisprudence, Dalloz 1991, p.85 et s.
113
Topiques, VI, 6, 145 a 15 ; Mtaphysique, E, 1, 1025 b 20.
114
Ce terme nest pas pris au sens aristotlicien, mais dans son sens courant et perverti de
tournure desprit qui consiste affirmer ses doctrines avec autorit, et sans admettre quelles
puissent avoir quelque chose dimparfait ou derron (sens D de A. Lalande) ou dattitude de
celui qui affirme avec intransigeance et souvent avec une autorit quil na pas (sens A de
P. Foulqui).
115
G. Bachelard, La formation de lesprit scientifique, Vrin, 1938.
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
J.-P. Chazal
111

PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

225

lobservation du rel. Lobjet observ naccde pas immdiatement la connaissance


humaine. Pour que cette accession se produise lhomme doit ncessairement et
pralablement laborer des thories. Pas de connaissance du rel sans construction
intellectuelle. Linstrument de mesure finit toujours par tre une thorie et il faut
comprendre que le microscope est un prolongement de lesprit plutt que de lil 116.
Ainsi, le ralisme est [] une mtaphysique sans fcondit, puisquil arrte la
recherche au lieu de la provoquer 117. Ce thme a t approfondi par Gadamer 118 qui,
continuant la voie trace par Heidegger, a montr que la comprhension est un cercle
hermneutique se formant par un va et vient entre le sujet et la chose comprendre.
Dans les sciences, il existe une pr-comprhension du sens qui guide linterprtation et
qui est influence par la chose comprendre. Il est dailleurs savoureux que Gadamer
propose, comme modle de linterprtation vritable, lhermneutique juridique et
religieuse. Cest que les juristes ont conserv lessentiel de la mthode interprtative,
savoir lappartenance de linterprte son texte . En outre, dans cette conception,
linterprte nest pas isol du monde, mais ancr dans une tradition porteuse de sens.
Comme la montr Villa, la connaissance juridique constitue toujours une intervention
sur le droit, une manire de reconstruire le champ de lexprience juridique qui part
invitablement dun schma conceptuel implicitement ou explicitement prdtermin
119
.
Si linterprtation juridique ne ressortit pas au domaine du langage descriptif, et que
lnonc interprtatif nest ni vrai ni faux 120, lhermneutique juridique ne peut avoir le
statut de science purement descriptive. Mais cela ne signifie pas que le droit ne puisse
aspirer au prestigieux label scientifique. Tout dpend ce que lon entend par science et
quels sont les critres utiliss pour octroyer cette qualification. Karl Popper 121 a propos de caractriser le savoir scientifique empirique par le critre de la falsifiabilit ,
cest--dire par la possibilit de rfuter empiriquement une proposition. Une thorie
nest scientifique que si elle est falsifiable, que si elle est susceptible dtre invalide par
un test reproductible. Popper substitue donc le critre de falsifiabilit celui de
vrifiabilit prn par lempirisme du Cercle de Vienne. Ce nouveau critre
didentification de la science ouvre de belles perspectives pour la matire juridique 122.
La thorie du droit peut assumer son absence de neutralit tout en prservant son statut
de science. Par exemple, linterprtation dune norme, sans tre jamais certaine ou
absolument vraie, participe de luvre scientifique puisquelle est susceptible dtre
rfute.
116

G. Bachelard, op. cit., p. 242.


G. Bachelard, op. cit., p. 21.
118
H. G. Gadamer, Vrit et mthode. Les grandes lignes dune hermneutique philosophique, Paris, 1976.
119
V. Villa, La science juridique entre descriptivisme et constructivisme , in Thorie du
droit et science, prc., p. 290.
120
Il faut en outre tenir compte des interactions qui existent entre le locuteur dun nonc et
son destinataire : E. Pattaro, Interprtation, systmatisation et science juridique , in
Interprtation et droit, prc., p. 108.
121
La logique de la dcouverte scientifique, Payot, 1973 ; Conjectures et rfutations, Payot,
1985.
122
Voir par ex. W. Sabete, La thorie du droit et le problme de la scientificit , in Arch.
phil. droit. 1999, p. 303.
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
J.-P. Chazal
117

226

TUDES

Une autre approche consiste cantonner la science juridique ltude des aspects
structurels et formels du droit. Cest la construction propose par Bobbio 123. Les
caractres structurels recouvrent le systme des sources du droit et les rapports quelles
entretiennent entre elles. Lanalyse formelle du droit, quant elle, revient tudier le
langage prescriptif du lgislateur. La dogmatique juridique, pour sa part, ne participe pas
lentreprise scientifique que constitue la thorie du droit, car elle soccupe du contenu
normatif du droit. Mais il faut prciser que, dans la pense de Bobbio, la philosophie du
droit est compose de trois parties : la thorie du droit, la thorie de la justice et la
thorie de la science juridique 124. Ces deux dernires branches permettent dintroduire
une rflexion axiologique, voire critique, dans la matire juridique. Mieux, Bobbio
avoue que les jugements de valeur interviennent toutes les phases de la recherche du
juriste 125. Il tient donc pour acquis les deux rsultats principaux de la phase actuelle
de la mta-science descriptive : a) la science du droit, mme dans les systmes les plus
ferms, opre des jugements de valeur ; b) la science du droit, mme dans les systmes
les plus autoritaires, exerce une influence sur le dveloppement du droit en vigueur 126.
La position adopte par Bobbio, tout en admettant le caractre scientifique du droit,
vite le travers rductionniste consistant ne sintresser qu la pure technique
juridique, en prtendant bannir les jugements de valeur. Dailleurs, poser comme
postulat que le seul chemin pour accder la science est la neutralit axiologique, cest
aussi et ncessairement mettre un jugement de valeur qui privilgie la valeur de
neutralit sur dautres possibles, comme par exemple celle de justice. On ne peut
sempcher de penser lobjection forme par Aristote (Protreptique, fr.2) contre
Isocrate, qui prtendait quil tait inutile de philosopher : sil ne faut pas philosopher,
il faut encore philosopher . Il est possible de rapprocher cette conception de la science
du droit de celle des post-positivistes. Certes, ceux-ci, la diffrence de Bobbio,
identifient la science du droit la dogmatique juridique. Mais, cette assimilation les
conduit rejeter le dogme du non-cognitivisme axiologique. Ainsi Aarnio intgre dans
la dogmatique juridique linterprtation qui contient des valeurs et des apprciations.
La dogmatique juridique est essentiellement valuative 127. Elle nen est pas moins
une science selon le paradigme de Kuhn 128. Pour celui-ci les sciences se caractrisent
par la matrice disciplinaire servant de cadre unissant la communaut scientifique. Finalement, on revient une conception classique, voire antique (scientia ), de la science
entendue comme un savoir organis, structur. On peut alors parler de science au sens
large, au sens o est scientifique tout discours qui tend la prcision, la rigueur et la
cohrence 129.

123

Op. cit., prface de R. Guastini, p. 5.


Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit, prc., Voir Philosophie
du droit.
125
Op. cit., p. 195. Voir aussi M. Virally, La pense juridique, p. 31 et s.
126
Op. cit., p. 205.
127
A. Aarnio, Dogmatique juridique, in Dictionnaire encyclopdique de thorie et de
sociologie du droit, prc., p. 189.
128
T. Kuhn, La structure des rvolutions scientifiques, Paris, 1970.
129
U. Scarpelli, Quest-ce que le positivisme juridique ? , trad. C. Clavreul, Bruylant-LGDJ,
124

1996, p. 29.
[p. 17-32]

J.-P. Chazal

Arch. phil. droit 45 (2001)

PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

227

En ralit, les mots importent peu. Le principal est de reconnatre que le discours
juridique ne peut prtendre la neutralit, sauf le limiter, dans une perspective
rductionniste, ltude de quelques lments factuels, tels que la promulgation des lois
ou la ralit des dcisions judiciaires rendues. Linutilit, voire limpossibilit, dune
telle rduction nest pas prouver. La rflexion sur le droit, quon lappelle philosophie
ou thorie gnrale, nest fructueuse que si elle sintresse au droit lui-mme, pas seulement sa forme ou son langage, mais aussi et surtout son contenu. Or ltude et la
rflexion sur le contenu du droit sont impossibles sans interprtation, sans jugement
apprciatif. Cest ce que R. Dworkin a parfaitement compris : si le droit est un concept
interprtatif, il ne peut pas y avoir de description de la pratique juridique aussi peu
utilitaire quelle se veuille, qui ne soit dj engage dans la voie dune interprtation
controverse 130. Mme si lon ne cde pas la tentation de rduire la science du droit
lhermneutique, ce qui revient identifier le droit la norme, et quon prtende le
trouver dans les faits, linstar de Bartole (jus ex facto oritur ), on nest pas pour autant
dbarrass du problme pos par les valeurs. En effet, les valeurs ne sont pas des
donnes a priori de la raison pure ; elles sont enserres dans la ralit, ce sont des faits
sociaux 131.
F. Ost et M. Van de Kerchove ont montr, reprenant les distinctions de Hart, que le
point de vue radicalement externe 132 ne peut rendre vritablement compte de lobjet
quil se propose dtudier 133. Seule ladoption du point de vue simplement
externe 134, dordre explicatif et critique, parvient atteindre cet objectif en ne rduisant pas lobjet de ltude une pure description 135. Mme si cette dichotomie entre
laspect interne et laspect externe du droit revt aujourdhui une importance exagre
en philosophie du droit 136, on peut retenir lide que le juriste qui rflchit sur le droit
est la fois lintrieur et lextrieur de sa matire : lintrieur en tant que
technicien, lextrieur en tant que penseur , cest--dire personne ayant une pense
rflexive. Sachant que cette double position est indivisible : il nexiste gure de
technique sans jugement de valeur, ni de distance rflexive sans connaissance technique.
Toute la difficult est alors de dterminer la marge de manuvre du juriste dans son
travail dinterprtation. Puisque la pure technique nest quaccessoire, puisque la
neutralit axiologique nest quune illusion, que reste-t-il du savoir juridique ? La
130

R. Dworkin, La chane du droit , in Droit et Socit, n 1, 1985, p. 52.


C. Grzegorczyk, La thorie gnrale des valeurs et le droit, LGDJ, 1982, p. 115.
132
Pour Hart cest la position dun observateur qui ne se rfre aucunement au point de vue
interne mme pour savoir si les membres du groupe acceptent les rgles, in Le concept de droit,
trad. M. Van de Kerchove, PFUSL, 1976, p. 114.
133
F. Ost et M. Van de Kerchove, Jalons pour une thorie du droit, op. cit., p. 31.
134
Pour Hart (op. cit., p. 114) cest la position de lobservateur qui peut sans accepter luimme les rgles, affirmer que les membres du groupe les acceptent, et il peut ainsi se rfrer de
lextrieur la manire dont ils les considrent du point de vue interne .
135
F. Ost et M. Van de Kerchove, op. cit., p. 49 et 50. Pour Aulis Aarnio, le dogmaticien du
droit se place dun point de vue authentiquement interne (Le rationnel comme raisonnable, Storyscientia-LGDJ, 1992, p. 16).
136
En effet, lacte dacceptation des rgles, qui caractrise laspect interne, ainsi que lauteur
et les critres de cet acte sont susceptibles de plusieurs interprtations (cf. F. Ost et M. Van de
Kerchove, op. cit., p. 320 et s.). Voir aussi la critique de N. MacCormick, Legal Reasoning and
Legal Theory, Oxford, 1978, p. 288 et s., cit in Le positivisme juridique, op. cit., p. 229.
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
J.-P. Chazal
131

228

TUDES

philosophie du droit conduit-elle au relativisme, au subjectivisme, lirrationalisme ou


au scepticisme ? Doit-on ncessairement rejeter lide quune juste rponse puisse tre
apporte un problme juridique particulier ? Pour rpondre, il faut aborder la question
de la certitude du droit.
2. - Entre dogmatisme et scepticisme.
Il ne fait pas de doute que labandon de la conception descriptiviste de la science
juridique, et donc de son postulat de neutralit axiologique, entrane des perturbations
mthodologiques sensibles. J. Lenoble a parl de mutation pistmologique sous
linfluence du paradigme hermneutique 137. On pourrait mme parler de vritable rvolution, au sens premier du terme, de retour des choses ltat initial o le droit avait
pour fin la justice. En effet, le rejet de la conception descriptiviste du droit conduit nier
que la solution juridique puisse tre dduite dune application mcanique de la norme au
cas particulier. Comme Hart la montr, certains auteurs sont des absolutistes dus qui
nient lexistence des rgles de droit parce quils ont pris conscience de lirralisme de la
conception formaliste du droit 138. Cest en cela que le ralisme amricain est essentiellement sceptique sur la nature des rgles. Voici ce quen dit Llewellyn dans The
Bramble Busch : Ou bien les rgles sont ce quelles seraient dans le paradis du
formaliste et elles lient comme lient des chanes ; ou bien, il nexiste pas de rgles, mais
seulement des dcisions ou des types de comportement que lon peut prdire 139.
Finalement, le ralisme participe, dans une certaine mesure, au non-cognitivisme thique
et se caractrise par un scepticisme de principe, ce qui entrave srieusement
llaboration dune philosophie du droit ou dune thorie gnrale. Mais, Dworkin a
utilis contre les ralistes largument aristotlicien : dire quil ny a pas de rgle ni de
seule bonne rponse (one right answer ) revient nier la thse sceptique soutenue. La
remarque de Hart est donc pertinente : le formalisme et le scepticisme relatif la
nature des rgles sont les Scylla et Charybde de la thorie juridique ; ils constituent de
fortes exagrations, salutaires lorsquelles se corrigent mutuellement, et la vrit repose
entre les deux 140.
La critique, qui peut tre adresse au ralisme, est linverse de celle adresse au
formalisme : si celui-ci prtend que le juge, dans son office, ne fait quune application
mcanique des normes 141, celui-l soutient que le juge est dtenteur dun pouvoir arbi-

137

J. Lenoble, La thorie de la cohrence narrative du droit , Arch. phil. droit. 1988, T.


33, p. 124.
138
Hart, Le concept de droit, op. cit., p. 171 et 172.
139
Cit par Hart, op. cit., p. 172.
140
Hart, op. cit., p. 181.
141
Dans la Thorie gnrale des normes (p. 352 et s.), Kelsen nadmet pas quune infrence
logique permet de passer de la norme gnrale la norme individuelle. Mais sil rejette le
syllogisme normatif, il estime que le processus de subsomption et de correspondance sont des
relations logiques. Sagissant des pouvoirs dapprciation du juge par rapport lapplication de la
norme gnrale, il semble que la pense de Kelsen a connu une volution. Dans la seconde
dition de la Thorie pure du droit (p. 242), il soutient que le juge doit lappliquer au cas qui lui
est soumis, tandis que dans la Thorie gnrale des normes (p. 322), il envisage la possibilit
dun refus dapplication. Prcisons enfin que Kelsen, dans la dynamique du droit, envisage le
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
J.-P. Chazal

PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

229

traire, discrtionnaire, en ce quil nest pas conditionn par les rgles de droit en
vigueur. Cependant, une critique est commune ces deux mouvements de pense : la
pauvret de la thorie juridique que leur vision du droit implique. Cette pauvret
apparat notamment lorsquon envisage les problmes poss par la rsolution des cas
difficiles (hard cases), qui a passionn la philosophie du droit nord amricaine au
XXe sicle. cette occasion, si la dimension essentiellement axiologique du droit est
admise, on ne peut que suivre Dworkin qui souligne ce fait crucial quau fond, les
problmes de philosophie du droit sont des problmes de principe moral, et non de fait
ou de stratgie juridique 142. Mais, cet aveu nimplique pas que la matire juridique est
condamne la subjectivit, au scepticisme. M. Villey, parmi beaucoup dautres, a
montr que les valeurs se situent dans la ralit 143 : un grand cru de Bordeaux est
objectivement meilleur quune cte du Forez ; un professeur de droit a plus dautorit
sur une question juridique quun tudiant de premire anne ; la musique de Mozart est
plus belle que celle de Salieri ; lesclavagisme est, dans notre socit moderne, une
injustice 144.
Entre dogmatisme et scepticisme il importe de choisir une voie mdiane. On ne peut
pas dire que la matire juridique se caractrise par une certitude absolue, mais on ne
peut pas dire non plus quelle nen contienne aucune. Le droit nest pas dune parfaite
cohrence, mais il nen est pas totalement dpourvu. On ne peut pas croire que la bonne
dcision est toujours dcouverte, mais on ne peut pas affirmer quelle ne le est jamais.
Le juge napplique pas toujours la rgle de droit pour prononcer un jugement, mais il
serait erron daffirmer quil ne la suit jamais. Ces constations prouvent que ni le syllogisme dmonstratif ni larbitraire du juge ne peuvent rendre compte de la mthode du
juriste, que ce soit celle du juge ou de la doctrine. Si le thoricien du droit veut rendre
compte du droit tel quil est, et non pas tel quil aimerait quil soit, il se doit de ne pas
mconnatre la complexit de la ralit juridique sous prtexte quelle se prte difficilement la modlisation, la systmatisation, que les faits ne se conforment pas aisment
ses postulats. Il doit aussi assumer pleinement la charge de valeurs gisant dans la
ralit et dans le droit.
Le droit nest pas une science dmonstrative, au sens aristotlicien 145, pour la bonne
raison quil ne contient pas de prmisses vraies et premires, mais seulement des
opinions probables et contingentes. En outre, le droit relve de lordre de laction et non
de celui de la spculation. Or la prudence, qui soppose la fois la science au sens
strict et lart, est cette vertu intellectuelle qui permet de dlibrer avec rectitude dans
un monde contingent, cest--dire o les choses peuvent tre autrement que ce quelles
sont. Thomas dAquin, en bon interprte dAristote, a fait de la dialectique la mthode
de la prudence lorsquil faut procder partir de probabilits pour fonder une
opinion 146. Lorsque, dans le livre V de lthique Nicomaque, Aristote entame son
tude sur la nature de la justice, il prend soin de rappeler quil utilisera la mme
__________
pouvoir du juge de rendre une dcision en labsence de norme gnrale imposant une solution, et
ce par une habilitation de lordre juridique (Thorie pure du droit, 2e d., p. 244).
142
R. Dworkin, Prendre les droits au srieux, PUF, 1995, p. 58.
143
M. Villey, Ontologie juridique, in Seize essais, op. cit., p. 85.
144
R. Dworkin, Une question de principe, PUF, 1996, p. 215.
145
Aristote, Les topiques, I, 1, 100 a) et b).
146
Thomas dAquin, Somme thologique, IIa-IIae, Q. 48.
Arch. phil. droit 45 (2001)
[p. 17-32]
J.-P. Chazal

230

TUDES

mthode que pour les dveloppements prcdents, savoir la dialectique inductive,


seule mthode admissible pour les questions impliquant des considrations morales 147.
Il sagit de partir des opinions courantes et autorises sur une question en les confrontant
et les discutant. Ces opinions ntant que probables, les conclusions obtenues par la
mthode dialectique ne peuvent prtendre la certitude dune addition de nombres ;
chaque discipline son propre degr de certitude. Dans cette mthode, le principal est de
bien poser le problme ds lorigine, parce que chercher, sans poser dabord le
problme, cest comme si lon marchait sans savoir o lon va 148. Cest ce quAristote
dnomme la dmarche aportique, dont C. Atias sest rcemment servi pour caractriser
la nature du droit 149.
Renouant avec la jurisprudence romaine, qui avait pour mthode de ne pas tirer le
droit de la rgle mais au contraire dinduire celle-ci du droit tel quil existe 150, le raisonnement du juriste ne part pas dune norme pour, selon un syllogisme dmonstratif, en
dduire une solution. Ce qui nimplique pas linutilit de la rgle de droit, comme le
pensent les ralistes, celle-ci tant un outil de raisonnement et une conomie de temps.
Mais linfluence de cet outil nest pas dcisive. Ce nest pas tant la potestas de la loi qui
emporte la conviction, que son auctoritas. Par consquent, elle nest quun argument
parmi dautres pour rechercher la solution juste, la trs dcrie one right answer de
R. Dworkin. Quil ny ait aucune ambigut dans le propos : il nest aucunement
question de cder la fiction de la solution unique, justement critique par Kelsen 151. Il
y a bien videmment plusieurs solutions possibles un problme de droit, aussi simple
soit-il. Le nombre de solutions possibles est dmultipli en prsence dun cas difficile.
Mais, cette pluralit, tout comme la diversit des opinions doctrinales, ne constitue pas
un obstacle la recherche de la solution juste. En effet, toutes les solutions proposes ne
se valent pas ; certaines sont meilleures que dautres. Le tri sopre grce la discussion,
la controverse. La vritable entrave rside dans limperfection de lhomme qui
empche son entendement daccder pleinement la vrit. Ainsi, la dmarche du
juriste, si elle sinscrit rsolument dans la ralit complexe, dans laction, est tendue vers
un idal de justice, qui par dfinition nest jamais atteint. Le jugement, lopinion
doctrinale, ne sont que des conclusions qui, par autorit, closent provisoirement la
controverse, ou du moins tentent de le faire. Mais celle-ci ne demande qu renatre de
la dialectique comme le feu de la braise. Cette phase de conclusion est cependant
indispensable : en pratique elle rsout le cas pos ; en thorie elle reprsente la solution
la plus juste laquelle son auteur est parvenu, dans lattente dtre avantageusement
dpasse.
Laissons le mot de la conclusion (provisoire) Perelman : cest que pendant des
sicles le droit sest inspir des sciences. On na pas tenu compte du fait quil est une
activit pratique, et non pas une rflexion purement thorique 152. La science du
147

thique Nicomaque, I, 2, 1095 a, 25 et I, 7, 1098 a, 20.


Aristote, Mtaphysique, Liv. B, 1, 995 a, 35.
149
C. Atias, Philosophie du droit, PUF Thmis , 1999, p. 243.
150
Paul, D. 50, 17, 1 : Non ex regula jus sumatur, sed ex jure quod est regula fiat.
151
Thorie pure du droit, 2e d., op. cit., p. 342. Cf. aussi, M. Boudot, Le dogme de la
solution unique, Thse Aix-Marseille 1999.
152
C. Perelman, thique et droit, d. Univ. Bruxelles, 1990, p. 633.
Arch. phil. droit 45 (2001)
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PHILOSOPHIE DU DROIT ET THORIE DU DROIT, OU LILLUSION SCIENTIFIQUE

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droit ne peut se contenter de dcrire les aspects formels et non problmatiques de


lobjet quelle se propose dtudier, car la substance de celui-ci est aportique 153. Aprs
deux sicles de sparation plus ou moins nette, la philosophie est en passe de rintgrer
la matire juridique, quelle naurait jamais d quitter. Ainsi finira peut-tre le combat
pistmologique entre la philosophie du droit et la thorie gnrale du droit, faute de
combattant, le droit stant rappropri son bien, ou plus exactement sa finalit.

Mphistophls : Mon bon ami, toute thorie est sche, et


larbre prcieux de la vie est fleuri.
Goethe, Faust, scne du cabinet dtude, trad. G. de Nerval

153

C. Perelman, op. cit., p. 500.


[p. 17-32]

J.-P. Chazal

Arch. phil. droit 45 (2001)

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