Milner - Les Paradoxes Du Solitaire
Milner - Les Paradoxes Du Solitaire
Milner - Les Paradoxes Du Solitaire
Je vous rappelle que Rousseau se sent comme tomb sur une plante inconnue, il est
je le rpte dernier et c'est cela qui prpare la conclusion qui lui permet de dire Je
suis seul. Le mythme je reprends le terme technique de Lvi-Strauss, le mythme
du dernier est un abord prparatoire du mythme du seul et de la solitude.
Rousseau a longuement mdit sur le mythme du premier. Le premier qui s'avisa de
dire, Ceci est moi, fut le vrai fondateur de la socit civile. Et le mythme du
premier revient sous sa plume extrmement souvent, dans les Confessions, bien
entendu, dans les Reveries galement. On omet trop souvent qu'il n'a pas moins
mdit sur le mythme du dernier. Il est vrai que le premier qui se sait premier a
souvent cess dj d'tre seul, il se promet lui-mme la venue de ses interlocuteurs.
Bien entendu, il est jamais le seul avoir t premier. Mais le dernier qui se sait
dernier, lui, est seul jamais. Celui qui se sait seul s'imagine aisment dernier.
Rousseau encore: Moi seul. La nature a bris le moule dans lequel elle m'a jet. C'est
tir des Confessions. J'irai mme un peu plus loin. Je dirai que chez Rousseau, qui
prouve ces diffrents mythmes qu'il aligne sous sa plume comme de vritables
expriences la fois de corps et d'esprit, chez Rousseau le mythme du dernier prend
une forme qui porte au drame. Je crois qu'il faut relier entre elles, chez Rousseau, la
prise qu'exerce sur lui le mythme du dernier et la farouche volont qui a travers sa
vie entire, la farouche volont de ne pas avoir de progniture. La dcision qui est la
sienne et dont je ne connais pas d'autre exemple de mettre systmatiquement ses
enfants aux Enfants trouvs, il y revient. Il y revient, il tient y revenir, dans la
neuvime Rverie du promeneur solitaire. C'est qu'il ne le comprend pas lui-mme.
En ce moment d'absolue transparence qu'il croit avoir atteint, grce la dcision de
solitude, il reste ce point d'opacit absolue: Pourquoi ai-je abandonn mes enfants? Je
vous renvoie aux rponses qu'il donne. A vous de juger si elles vous convainquent. Je
vous renvoie aux commentateurs qui ont form la conjecture pas tous bien entendu,
certains, et notamment des lves de Freud, les plus brillants lves de Freud qui
ont form une conjecture, la voici, Rousseau, adonn la masturbation, se croyait,
pour cette raison, incapable d'avoir des enfants. Et s'il a mis ses enfants aux Enfants
trouvs, c'est qu'il tait persuad qu'ils n'taient pas de lui. C'est une conjecture. Audel de la physiologie, des motifs avous, de la physiologie effective, imagine, que
Rousseau ait pu penser que la masturbation rendait strile ou impuissant, est tout
fait pensable, c'tait la doctrine courante, qi'elle l'ait de fait rendu strile n'est pas
certain, peu importe.
Je partirai de ce qui est pratiquement de l'ordre du symptme, corporel, cette volont
d'abandonner les enfants, dont il dit bien qu'ils sont les siens dans la Rveriedont je
parle, il ne dit pasn J'avais un doute, il dit Oui, J'ai mis mes enfants aux Enfants
trouvs. Au-del de ce que je prsenterai comme un symptme, je crois qu'il faut
restituer une volont. Pour que la solitude passe de la rverie au rel, il faut vouloir
que le monde ne continue pas. Je reprends ici une expression qui vient de Jean Genet,
dans une lettre trs, je ne sais pas si je peux dire fameuse mais en tout cas trs
importante, qu'il a crite sur l'homosexualit, l'homosexualit masculine, la sienne, et
il dit, L'homosexuaalit c'est vouloir que le monde ne continue pas. Je propose la
rflexion: est-ce que l'homosexualit qui chez Genet devient le pivot d'une existence,
est-ce que cette homosexualit n'est pas simplement le vecteur de la volont que le
monde se suspende? S'il en est ainsi, Genet aurait t lui aussi porteur d'une volont
de solitude. La volont de suspendre le monde n'est rien d'autre que la volont de
solitude, dont l'homosexualit chez Genet, et dont l'abandon d'enfants chez Rousseau
sont simplement des moyens. Mais ces moyens j'ajouterai aussi l'criture chez
Blanchot. Ecrire et tre homosexuel chez Genet, crire et abandonner ses enfants
chez Rousseau, ce sont deux dcisions qui viennent du mme point. Vouloir que le
monde se suspende pour conclure la solitude.
Les enfants perdus de Rousseau, j'aimerais qu'on s'y arrte un instant. Ils sont l'ombre
porte de sa dcision de solitude. Soit. Mais, rflchissons. Nous ne savons d'eux ni
leurs noms, ni leur nombre, ni si ce sont des garons, ni si ce sont des filles, et ni bien
entendu ce qui leur est arriv. A l'envers de l'Histoire de la fin du XVIIIe sicle, et du
dbut du XIXe sicle, il y a l'histoire de ces enfants perdus. Mendiants, mendiantes,
millionnaires, saintes, dbauchs, hros rvolts, tratres, tout est possible. Le roman
du XIXe sicle surabonde en enfants dlaisss ou orphelins ou ignorants tout d'euxmmes, il me plat imaginer que chaque roman raconte ainsi l'histoire d'un enfant de
Rousseau. Vautrin, Fantine, Heatcliff, Oliver Twist, la petite Fadette, Franois le
champi, Rmi de Sans-famille, les garons prostitus, voleurs et assassins de Genet,
Genet lui-mme, les crivains sans pre, Baudelaire, Aragon, Sartre, et ceux qui, je
reprends une expression de Bny Lvy, ceux qui dans les annes soixante-dix, se
crurent ns de personne, ce sont tous des enfants, fils et filles, loigns dans l'espace
et dans le temps, d'un pre qui voulut tre le seul tre parlant au prix d'tre le
dernier. Tous, fils et filles, dsireux de rparer la dfaillance du pre, soit par le
bonheur, le happy end des romans, soit par la rsignation, songez la fin de
l'Education sentimentale, soit par l'action, la liste est ouverte. Elle numre les
moyens qui permettent que le monde continue malgr la volont de solitude du pre.
Le roman du XIXe sicle n'est peut-tre qu'une annexe ajoute aux Rveries, le
militantisme politique du dernier tiers du XXe sicle, cho imaginaire du Contrat
social, rejeton rel des Rveries, analogue symbolique du roman.
Si le premier et le dernier introduisent au seul, c'est qu'il noue le vocable "seul"
l'tre parlant. Cela est vrai chez Rousseau, cela est vrai chez Blanchot. Le dernier
crivai de Blanchot soulve la question du dernier tre parlant. Il interroge: l'tre
parlant est-il encore parlant quand aprs la mort du dernier crivain le murmure l'a
emport?
Bien entendu il fautt faire droit au mythe et au choix qu'il fait du chronologique, eh
bien, nous allons suspendre ce choix. Pour pouvoir analyser le mythe nous allons
l'arracher la chronologie mythique, et nous allons mettre au jour les questions
implicites. Je partirai d'une hypothse. La solitude s'inscrit au champ de la langue et
dans l'insistance d'un sujet qui s'interroge sur son tre d'tre parlant. "Je suis seul"
s'inscrit sur une bande qui se renoue elle-mme puisque seul est seul celui qui peut
se dire Je. On peut dire d'une chose qu'elle est la seule chose, mais pas qu'elle est
seule. "Seul" ne se dit que de l'tre parlant, que par l'tre parlant propos de luimme, ou de ce qu'il assimile lui-mme. La dimension du seul merge d'un tre qui
se compte, et se comptant, se nomme. De l'espagnol au franais c'est une homophonie
qui m'a toujours frapp, nombre et nombre se superposent. Le nom et le nombre se
font cho au travers de deux langues. Se compter et se nommer, a peut tre parfois
exactement la mme chose, et chaque fois c'est le propre de l'tre parlant, seul l'tre
parlant est seul, on est seul qu'au champ de l'tre parlant.
Se compter. On peut se compter de deux manires. Dans l'ordinal, et dans le cardinal.
Si l'on choisit l'ordinal, eh bien apparaissent le premier et le dernier. Et dans leurs pas
suit un cortge de paradoxes dont, entre autres, le ptrarquisme, [...] le dernier est
aussi le premier tre le dernier, le premier est le premier tre le premier, mais
aussi le dernier tre le premier, le dernier et le premier tre seul, le premier et le
dernier tre seul l'article dfini sur "seul" a disparu. tre seul a n'est pas tre le
seul, on va y revenir. Un article dfini qui disparat, c'est un des vnements de
langue les plus importants qui soient.
De l'ordinal, on peut passer au cardinal. Et alors on n'est pas dans le premier et le
dernier, non, on est dans l'un, le deux, le trois, et en fait, ce qu'on rencontre, par
opposition au premier et au dernier, c'est la dimension du seul. Le un seul. La
dimension du seul relve du dcompte mais il s'agit du cardinal, zro un deux trois, et
Rousseauu en tmoigne: Je suis nul parmi les hommes, premire Promenade. Et puis
il continue quelques lignes plus loin: Les voil nuls pour moi. Il faut prendre les mots
la lettre: il s'agit du zro, et il s'agit du un. Je compte pour zro parmi les hommes
dans la mesure mme o je me compte pour un. Un seul. Dans cette mme mesure il
compte pour zro, pour moi. Rousseau aimait les mathmatiques. Il en use dans le
Contrat social d'une manire la fois cache et vidente, et il en use ici de manire
dtourne. En fait il se livre une opration que les algbristes de son temps
connaissaient bien, quand vous avez un systme deux coordonnes, une des
oprations fondamentales c'est de faire passer chaque coordonne independamment
de l'autre la valeur zro. Et c'est ce qu'il fait. Il y a deux systmes de coordonnes, il
y a moi et il y a les autres, les hommes. Et successivement, et en oscillation
constante, Rousseau va faire passer chacun des deux termes par la valeur zro. Je suis
nul parmi les hommes, ils sont nuls pour moi.
Au passage on remarque que si Rousseau est un des fondateurs de la solitude ou en
tout cas une des figures majeures de la solitude, c'est ncessairement la solitude
moderne puisqu'elle suppose le zro. Elle n'a rien voir avec la solitude antique ou
avec la solitude des premiers chrtiens, qui eux ne connaissaient pas le zro. Ils ne
connaissaient que le un. Les Rveries de ce point de vue l brisent une continuit o
l'on pouvait penser que l'ermite chrtien rpondait de loin en quelque manire
Diogne le cynique, mais le "Je suis seul" de l'ermite chrtien ou le "je suis seul" de
Diogne le cynique, le "Je suis seul face Dieu spar des hommes", de Diogne "Je
suis seul face l'humanit spar de la cit face l'homme que je recherche avec une
lanterne, spar des hommes qui ne sont pas l'homme", ces deux solitudes ne sont
peut-tre pas aussi analogues qu'on a bien voulu dire, elles ont en tout cas quelque
chose en commun, c'est qu'elles ne comptent qu' partir de un. Il n'y a pas de zro. Il
est impossible pour Diogne et pour l'ermite chrtien de dire "Me voil nul" ou "ils
sont nuls pour moi". La solitude ancienne est une solitude sans annulation des
hommes ou du monde. La solitude moderne repose sur un passage par le zro.
Pour ceux qui aiment la posie, je les renvoie Nerval, une sorte de dclinaison de
l'ordinal et du cardinal:
La treizime revient, c'est encore la premire
Et c'est toujours la seule et c'est le seul moment
Car es-tu reine toi la premire ou dernire
Es-tu roi toi le seul et le dernier amant
Vous avez la configuration du premier, du dernier, du seul, issus en droite ligne d'une
mditation sur les Rveries, et qui s'organise autour d'un zro qui n'est pas nomm.
L'tre parlant se nomme et se compte au registere du cardinal. Le un. Mais pour
atteindre le un qui demande d'tre, il ne faut pas qu'il emploie le mot "un". Parce que,
nous le savons, nous qui avons lu Mallarm, que, quand on dit "un cygne", a veut
dire qu'il y en a plusieurs. Et donc le un article dnie la solitude au moment mme o
il parat la mettre en avant. Ce qui est unique ne peut pas se dire l'aide de l'article
"un", mais on peut l'approcher par la langue l'aide du vocable "seul". Sauf que ce
vocable est quivoque. Les vocables dcisifs sont toujours quivoques. Il y a deux
"seul". Au moins. Le seul relationnel: Je suis seul faire telle ou telle chose, ou tre
tel ou tel. Et le seul absolu: Je suis seul. L'tre parlant est seul tre parlant. Est-il
pour autant seul? Je suis seul, suis-je pour autant seul tre seul? Et l'on peut
enchaner avec les paradoxes de la solitude: Je commence par m'imaginer que je suis
seul tre seul, me disant seul je me compte pour un, me comptant pour un je peux
commencer de me compter au sein d'une multiplicit, Je suis seul autoorise Nous
sommes plusieurs, mais ne peuvent se dire plusieurs que ceux qui peuvent se dire
seuls, de l vient qu'on puisse dire la fois, Je suis seul tre plusieurs, et Nous
sommes plusieurs tre seuls. Un premier tour dans le labyrinthe. Deuxime tour: le
seul tre qui se compte est le seul tre parlant; quand il se compte, il se compte pour
un; quand il se compte pour un il ne peut se dire un puisque dire un x suppose qu'il y
a plusieurs x. Je suis un tre parlant doit se poursuivre, si l'on veut toucher l'unicit de
l'tre parlant, non pas Je suis un tre parlant, mais on doit dire, Je suis un entre autres,
et l j'ai perdu mon unicir. Lacan crivait "un entre autres" entre guillemets on voit
pourquoi: c'est que "un entre autres" illustre la ncessit que le un aille quoiqu'il
veuille, quoiqu'il dcide, vers le plusieurs. Pour se dire un absolument, en quelque
sorte "un sans autres", il faut renoncer au vocable "un" et dire Je suis seul. Je suis seul
renvoie donc Je suis le seul pouvoir me dire seul, parce que pour se dire seul, il
faut pouvoir dire Je. Le Je premier mot de Je suis seul est le rsultat du seul qui est le
dernier mot. L'nonc ne peut donc commencecr qu'aprs qu'il se soit termin. Mais
rciproquement "seul" ne peut se dire que par quelqu'un qui peut dire Je, propos de
quelqu'un qui peut dire Je. "Seul" est donc le rsultat du Je, autant que le Je est le
rsultat du "seul". En fait, les paradoxes du premier et du dernier forment comme le
mirage du paradoxe de l'un cardinal, Je n'est pas premier mais dernier, dans Je suis
seul, une fois qu'il a merg en dernier il se projette la vitesse de l'clair, en position
premire. Rousseau, toujour lui, a parcouru ce labyrinthe: "les hommes n'ont pu qu'en
cessant de l'tre se drober mon affection". Je me permets de vous signaler en
passant l'trange syntaxe: les hommes n'ont pu cesser qu'en cessant de l'tre, qu'est ce
que c'est que "le"? C'est Les hommes n'ont pu cesser qu'en cessant d'tre des
hommes; autrement dit le "le", le pronom "le" pronominalise les hommes, et tout se
passe comme si on avait, mais je n'entrerai pas dans le dtail, une criture qui a deux
faces, celle o est crit le Je et celle o est crit Les hommes, et puis la
pronominalisation rvle que ces faces n'en forment qu'une seule vous avez reconnu
la fameuse bande de Moebius.
Troisime tour: se compter pour un engage la srie arithmtique des nombres entiers.
Ds qu'on se compte pour un, on s'ouvre au plusieurs. Mais dans le plusieurs, le un
qui se comptait s'annule. Au sens strict il devient un zro. Je suis nul parmi les
hommes. Mais en sens inverse pour s'affirmer un ili avait fallu annuler les hommes.
"Ils sont nuls pour moi". Zro et un. Le vocable "seul" affirme le un, mais affirme
aussi le zro. Avec le zro et le un, j'ai la srie des nombres. Autrement dit, ds que je
dis Je suis seul, ce que j'ai amorc, c'est la possibilit ultrieure de tous les dcomptes
y compris des dcomptes statistiques. Ce qui fait que en disant Je suis seul, j'ai mis
en place le zro et le un, qui permettent terme de compter la foule, la foule qui nie
la solitude la suppose, la solitude de l'un suscite la foule dont elle a horreur.
Je renvoie Freud: la foule n'existe que par l'einziger Zug, Lacan traduit le trait
unaire - merveilleuse traduction -, mais quand on la rpte en perroquet on la
dshonore, il faut traduire autrement pour rveiller la traduction de Lacan et
j'avancerai aujourd'hui devant vous, pour aujourd'hui et pour vous, une traduction: le
trait de solitude. Le trait de solitude que l'on peut isoler sur un support unique suscite
au sein de la foule qui m'avait annul ma propre solitude et me ressuscite comme un
alors que j'avais t rduit zro.
Quatrime labyrinthe. Quand on dit "seul", "un" n'est pas l'article mais le nom de
nombre. "Seul" ne fait que souligner ce nom, dans "un seul", "seul" est absolu, il n'est
pas relationnel, mais son absoluit ne fait que reflter l'absoluit du vocable "un". Si
l'on veut un article ce ne pourrait tre que le "le", article dfini: "le seul". Autrement
dit, quand je dis "un seul", "un" est un nombre, et "seul" souligne ce nombre. Quand
je dis "le seul", "le" est un article. Et quand je dis "le seul", "le seul" n'est pas absolu,
il est relationnel: Je suis le seul . Le seul relationnel n'atteint pas la solitude mais
l'unit qui peut aussi bien faire foule. Quand le sujet demande tre seul, et qu'il se
dcouvre "seul ", c'est un ratage. Je me permets d'insister l-dessus, c'est pour cette
raison que la volont de solitude conduit suspendre le monde. C'est seulement parce
que le monde, si le monde, est suspendu, que "le seul" ne va pas basculer vers le "seul
parlant est absolument seul pour peu qu'il parle. Je dois dire un instant "je suis seul"
pour me constituer en tre parlant, mais ds que je parle, je dois constater que je suis
seul parler. Si je ne suis pas seul parler, c'est le murmure, dont parlait Blanchot.
Le mythe que racontent tous les solitaires, que ce soit Blanchot, que ce soit Rousseau,
que ce soit Descartes, que ce soit Genet, ce mythe c'est celui d'une dcision. Ils
sentent, ils prouvent, ils exprimentent qu'il faut commencer par se dcouvrir seul en
annulant les tres parlants pour se constituer en tre parlant, mais c'est un mythe. Il
n'y a pas de dcision. Ce qui esst formul sous la forme d'une narration, Je dcouvre
puis je dcide, Je dcouvre qu'il me faut tre seul et je dcide d'tre seul, les Rveries
racontent cette dcision, les Mditations de Descartes racontent une dcision
strictement analogue, videmment pas du tout semblable mais analogue, Genet
raconte une dcision apparente sous la forme de cette dcision, ce choix qu'il
prsente comme une dcision et comme un choix, de l'homosexualit masculine
vouloir que le monde ne continue pas -, eh bien ce mythe des solitaires c'est un
mythe: il n'y a pas de dcision. Il ne faut pas dire que Je dois dire que je suis seul, il
faut comprendre que ds qu'on parle on est seul parler. L'annulation des tres
parlants, en dehors de celui qui parle, cette annulation des autres tres parlants, elle
n'est pas une dcision, elle est consubstantielle au parler lui-mme. La parole
demande l'interlocution, mais cette demande est imaginaire, ds qu'il parle l'tre
parlant est seul, premier, et dernier.
Alors bien entendu il y a toujours plusieurs tres parlants, toujours dj plusieurs.
Donc on n'chappe pas ce rel que l'on ne parle qu'en tant seul parler, mais que
pour un instant toujours provisoire, et toujours rvocable. La solitude ne se dcide
pas, elle est l. Celui qui commence parler a d'emble engag la question du zro et
du un, de l'annulation des autres et donc, par contre coup, l'annulation de lui-mme,
Je ne me pose pas comme un, le un se pose pour se drober, me laissant ou nul, ou
multiple. Comment l'amour de Carmen, le un est un oiseau volage, ds qu'il s'est
envol le zro l'emporte dans la forme du plusieurs, o le un s'est au sens propre
fondu.
On peut alors reprendre le mythe de Blanchot, il croyait, il voulait parter de l'crivain.
Mais il avait construit l'allgorie d'autre chose: le dernier crivain, c'est l'tre parlant.
N'importe lequel d'entre nous qui commence parler dcouvre que ds l'instant qu'il
aura cess son tour aura pass, un autre tre parlant il y en aura toujours au moins
un se sera impos. Et alors, lui qui parlait, s'annule. C'tait pour lui son dernier
moment, la dernire occasion, o il pouvait parler, et s'il la laisse passer elle ne
reviendra pas. Vous comprenez qui j'indique au passage, branch en quelque sorte sur
le mythe de Blanchot, c'est ces autres mythes qui sont les mythes de Kafka. C'est
toujours pour l'tre parlant le premier instant et le dernier instant o il peut, et peuttre pouvait, l'imparfait, parler. Dans le temps qu'il parlait, qu'il imposait non pas
son rythme mais simplement son parler, si peu rythm qu'il soit, il tait seul parler
pour la premire et dernire fois, ds l'instant qu'il a cess il entend le murmure, le
murmure des autres tres parlants. Le murmure dsigne, sous la plume de Blanchot,
sans qu'il le veuille, sans qu'il le sache, le fait brut de la multiplicit des tres parlants.
Ce murmure m'annule pour peu que je cesse de parler, ou plutt il m'annulerait, si je
ne rvais pas la solitude, la solitude est la rverie de celui qui n'est pas seul parler.,
et qui du mme coup n'est seul que quand il parle, puisqu'tre seul n'est possible qu'
l'tre parlant.
Or encore faut-il qu'en parlant il ne s'impose pas lui-mme la suspension de son
propre parler. Je veux dire regardons autour de nous -, l'tre parlant parle comme si
des non-parlants parlaient par sa bouche ce que j'appelle les choses. Ou comme s'il
se faisait le porte-parole des choses. Ou comme si le murmure de la multiplicit des
tres parlants l'emportait dans son propre parler.
Ce risque est toujours l. Ce danger est toujours l. Mais il y a l'crivain. Et l je
reviens Blanchot. Aprs tout, j'ai pass mon temps dire que Blanchot croyait
parler du dernier crivain, et qu'il parlait en vrit de tout tre parlant et tant qu'il est
et qu'il parle. Eh bien, par un ultime repli, aprs tant d'autres, je dirai que Blanchot
tout en parlant de l'tre parlant parle aussi de l'crivain.
Qu'est-ce que c'est que l'crivain atteste? De quoi l'crivain porte-t-il tmoignage? Il
atteste par l'exprience qu'tre parlant, c'est possible. Pour un instant, toujours sur le
point de s'interrompre; mais toujours pour un instant qui reprend. Le dernier crivain
est toujours aussi le premier, et le seul, et seul comme tout tre parlant.
Je vous remercie.