Goldmann: Introduction Aux Problèmes D'une Sociologie Du Roman
Goldmann: Introduction Aux Problèmes D'une Sociologie Du Roman
Goldmann: Introduction Aux Problèmes D'une Sociologie Du Roman
Sommaire
Introduction
aux problèmec d'une sociologie du roman
r Il nous faut cependant indiquer que, selon nous, lc champ de vahdité dc cette
:r'pothese doit i'tre rétréci car si elle s'applique à des ouvrages aussi importants
226 lntroductioo aur problènes d'une sociologie du rcman
les plus élevées et les plus générales de la pensée à l'indicatif, reste en dernière
instance du domaine de I'ontique.
Concordantes sur la distinction nécàssaire de I'ontologique et de I'ontique, de
la totalité et du théorique, du moral ou du métaphysique, les positions de Heidegger
et de Lukàcs sont essentiellement différentes dans la manière de concevoir leurs
rapports.
Philosophie de I'histoire, la pensée de Lukàcs implique I'idée d'un devenir de
la connaissance, dun espoir de progrès et d un risque de régression. Or le progrès'
c'est pour lui le rapprochement entre la pensée positive et la catégorie de la tota-
lité, la régression, l'éloignement de ces deux élérnents en dernière instance insé-
parables, la tâche de la philosophie étant précisément I introduction de la catégorie
de la totalité comme fondement de toutes les recherches partielles et toutes les
réflexions sur les données positives.
Heidegger, en revanche, établit une séparation radicaie (et, par cela môm' '
abstraite et conceptuelle) entre I Etre et Ie donné, entre l'ontologique et l'ontique'
entre la philosophie et la science positive, éliminant ainsi toute idée de progrès et
de régression. Il aboutit, lui aussi, à une philosophie de l'histoire, mais à une phi-
tosophi. abstraite à deux dimensions, I authentique et I inauthentique, I'ouverture à
I Etre et I'oubli de I'Etre.
comme on le voit, si la terminologie de Girard est bien d'origine heideg-
gerienne, I'introduction des catégories de progrès et de régression le rapproche
des positions de Lukàcs.
Introduction aur problèmes d'unc sociologie
du roman 229
de préciser
:lus vaste et plus approprié' à condition bien entendu
analvse particulière'
:";";;- d; .;; alit"àutiot' lors de chaque
Iln'enrestepasmoinsqu'enmettantenlumièrelacatégoriede
Girard a pré-
.a médiation, et en exagérant même son importance-'
seulement la forme
:rsé l'analyse d'une structure qui comporte non
qui le
:.-aeg-a^tion la plus importante parmi celles lacaractérisent
forme qui est
ronde romanesque, mais âussi très probablement
génétiquement premièrl, celle qui a lait
naitre le genre littéraire du
:oman, ce dernier ;;g""à'c pa' la suite cl'autres formes déri-
";;;t
'.'ées de dégradation'
d'abord sur
A partir de la la typologie.de Girard estetfondée
interne' la première
t ."irt"rr." de deux fot*"' de tediation' externe
l'tnent médiateur est extérieur au monde
caractérisée par le ttl'*" les
héros (par exemple romans
aun. r"qu.t r" aero,,il ia 'echeiche du
je chevalerie dans Oon A"ir:l'ottel ' \a deuxième par le fait que I'agent
dans I'Eternel mari\'
rrédiateur fait partie J" t" to"d" (l'amant
Al,intérieurdecesdeuxgrandsgroupesqualitatir'ementdiffé-
chez Girard I'ide"e d"un progrès de
la dégradation qui
...,ir, it y a
,. rnu"ifÉtte par la proximité croissante entre lecroissante entre ce
personnage roma-
et I'aient tâdiut"t"' et la distanciation
"".qt"
f".rorrnug" .i lu t'unt'endance
oerticale'
réalités incontestables.
Lukàcs pense cependant que, précisément' dans la mesure où
le
roman est ia forme littéraire de l;univers de la dêgradation univer-
abstrait'
selle, ce dêpassement ne saurait être lui-même que dégradê'
conceptuel et non vécu en tant gue réalité concrète'
réalités essentielles.
La conversion finale de Don Quichotte ou de |ulien Sorel n'est
pas, comme le croit Girard, I'accès àrl'authenticité' à la transcendance
verticale, mais simplement la prise de conscience de la vanité'
du
.uru.te." dégradé non seulement de la recherche antérieure' mais
aussi de toui espoir, de toute recherche possible'
C'estpourquoielleestunefinetnonuncommencementetc'est
I'existence de cette ironie (laquelle est toujours une
auto-ironie) gui
t Lukacs deux deiiniiiotr" de cette forme roma-
;;;; "put"ntêes
heureuses : Le chemin est
nesque qui nous paraissent particulièrement
,o À"nié,le ,agage est ftt;iné, et Le roman est la forme de Ia matu-
rité uirile, cette âernière formule définissant plus précisément' comme
nousl,avonsvu,leromanéducatifàlawilhelmMeister,quis'achève
fà, ,rrr" auto-limitation (renoncement à la recherche problématique
sansgue soit pour autant'accepté le de la convention ni aban-
'nonde
donnel l'êchelle implicite des valeurs)'
Ainsi le roman dans le sens que lui donnent Luliàcs et Girard'
apparaît-il comme un genre littéraire dans lequel les valeurs
authen-
Introductioa aur problèmes d'une sociologie du romao 231
3 Tant gue I'échange reste sporadique parce qu'il porte seulement sur les
excédents ou qu'il a le caractère d'un échange de valeurs d'usage que des indi-
IotrodrrctiooagrptobtèoerdlltesæiologiÊùroman233
h iournée en situation de
re
en apparence est celle dans laquelle vivent les hommes tous les jours,
lorsqu'ils sont obligés de rechercher toute qualité. toute valeur d'usage
sur un mode dégradé par la médiation de la quantité, de la valeur
d'échange, et cela dans une société où tout ef fort pour s'orienter
directement vers la valeur d'usage ne saurait engendrer que des indi-
vidus eux aussi dégradés, rnais sur un mode différent, celui de t'indi-
uidu problématique.
Àinsi les deux structures, celle d'un important genre romanesque
et celle de l'échange, s'avèrent-elles rigoureusement homologues, au
point qu'on pourrait parler d'une seule et même structure qui se mon-
trerait sur des plans différents. Et, comme nous le verrons plus loin,
\'éuolution de la {orme romanesque qui correspond au monde de la
réification ne saurait être comprise que dans la mesure où on la
mettra en relation avec une histoire homologue des structures de cette
dernière.
Àvant de formuler cependant quelques remarques au sujet ce cette
homoiogie des deux évolutions, il nous faut examiner le probrème
particulièrement important pour le sociologue du processus grâce
auquel la forme littéraire a pu naître à partir de la réalité économi-
que, et des modifications que l'étude de ce processus nous oblige à
introduire dans la représentation traditionnelle du conditionnement
sociologique de la création littéraire.
IJn premier fait est frappant, le schème traditionnel de la socio-
iogie littéraire, marxiste ou non, ne saurait s'appliquer dans ie cas
d'homologie structurelle que nous venons de nentionner. La plupart
des travaux de sociologie littéraire.établissaient en effet une relation
entre les ouvrages littéraires les plus importants et la conscience col-
lective de tel ou tel groupe social à I'intérieur desquels ils sont nés.
sur ce point, la posiiion marxiste traditionnelle ne différait pas essen-
tiellement de I'ensemble des travaux sociologiques non marxistes par
rapport auxquelles elles n'introduisait que quatre idées nouvelles, à
savoir :
a) L'ceuvre littéraire n est pas le simple reflet d'une conscience
collective réelle et donnée, mais I'aboutissement au niveau d'une cohé-
rence très poussée des tendances propres à la conscience de tel ou
tel groupe, conscience qu'il faut concevoir comme une réalité dyna-
mique. orientée vers un certain état d'équilibre. Au fond, ce qui sépare.
dans ce domaine comme dans tous les autres, la sociologie marxiste
des tendances sociologiques positivistes. relativistes ou éclectiques,
c'est le fait qu'elle voit le concept clé non pas dans la conscience
coilective réelle, mais dans le concept construit (Zugerechnet) de
canscience possible, qui, seui, permet de comprendre la première.
Introduction aux problèmes d'uae sociologic du rom88 235
et que la vie économique tend à rendre implicites chez tous les mern-
bres de la société.
L'ancienne thèse marxiste qui voyait dans le prolétariat le seul
groupe social pouvant constituer le fondement d'une culture nouvelle,
iu t"it gu'il n'était pas intégré à la société réifiée, partait de la repré-
sentation sociologique traditionnelle qui supposait que toute création
culturelle authentique et importante ne pouvait naÎtre que d'un accord
fondamental entre la struiture mentaie du créateur et celle d'un
groupe partiel plus ou moins vaste, mais à visée universelle. En réa-
iite, po* la soiiete occidentale tout au moins, I'analyse marxiste s'est
reveiee insuffisante, ]e prolétariat occidental, loin de rester étranger
à la société réifiée et de s'y opposer en tant que force révolutionnaire,
s'y est au contraire intégré dans une large mesure, et son action syn-
dicale, politique, loin de bouleverser cette société et de la remplacer
pu, un'-ondl socialiste, iui a permis de s'assurer une place relative-
ment meilleure que'celle que laissaient prévoir ies analyses de Marx.
Et néanmoins la création culturelle, bien qu'elle soit de plus en
plus menacée par la société réifiée, n'a pas cessé'pour autant. La lit-
térature romanesque, comme la création poétique moderne et la pein-
ture contemporaine, sont des formes authentiques de création cultu-
relle sans qu'on puisse les rattacher à la conscience - même Pos'
sible - d'un groupe social particuiier'
Avant d'aborder l'étude des processus qui ont permis et produit
cette transposition directe de la vie économique dans la vie littéraire,
constatons gue si un pareil processus semble contraire à toute la tra-
dition des eiudes marxistes sur ia création culturelle, il confirme, par
contre, d'une manière toute à fait inattendue, une des plus importantes
analyses marxistes de la pensée 'bourgeoise, à savoir la théorie du
féticlisme de la marchandise et de la réification. Cette analyse, que
Marx considérait comme une de ses dêcouvertes les plus importan-
tes, affirmait en effet que dans les sociétés produisant,pour le marché
(c'est-à-dire dans les types de société. où prédomine I'activité écono-
àique), la conscience collective perd progressivement toute réalité
active et tend à devenir un simple reflet' de la vie économique et,
à la limite, à disParaître.
,' Lukàcs caractérisait le tcmps du roman traditionnel par la proposttton : .' Lr'
,:entn est cornntencé, lc vo1-:rgC cSt tr'rmlnc. On pourr.rit c.lr:tctértscr le nOu-
...ru roman par Ia suppression de la première moitié de ett énotlcc Son tcmps
:.':drt caractérisé sort par lénoncd : < L aspiration est là mais Ie voyage est ftnt'>
(afka, Nathalie Sarraute), sort simplement par la constatùtron Que s lt' \'o) rge
.,:: déjà fini, s:rns qrre lc che min soit iamais commencé r> (Les trors premiers romans
:: Robbe-Grillet).
210 Introducstion aur proôlènes d'uae sociologie du rman