Alberto Araujo (éd.), Felipe_ Durand, Yves_ Sironneau, Jean-Pierre - Variations sur l’imaginaire _ L’épistémologie ouverte de Gilbert Durand - Orientations et innovations. (2015, Primento Digital Publishing)
Alberto Araujo (éd.), Felipe_ Durand, Yves_ Sironneau, Jean-Pierre - Variations sur l’imaginaire _ L’épistémologie ouverte de Gilbert Durand - Orientations et innovations. (2015, Primento Digital Publishing)
Alberto Araujo (éd.), Felipe_ Durand, Yves_ Sironneau, Jean-Pierre - Variations sur l’imaginaire _ L’épistémologie ouverte de Gilbert Durand - Orientations et innovations. (2015, Primento Digital Publishing)
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3
Présentation
4
se préciser, de s’adapter à des champs nouveaux, de recevoir
les apports d’autres écoles, courants ou traditions culturelles.
Le présent volume veut donner une première photographie de
la fécondité heuristique de la pensée de Gilbert Durand, en
invitant un certain nombre de chercheurs confirmés, mais
aussi des plus jeunes, à témoigner de la manière dont les idées
durandiennes leur ont permis de renouveler l’approche
d’objets disciplinaires ou transdisciplinaires, les incitant à
ouvrir de nouveaux chantiers, à inventer des concepts
complémentaires, à s’hybrider avec d’autres méthodologies. Il
s’agit donc de témoigner que l’École de Grenoble continue à
vivre, à travailler, à produire dans la lignée de son fondateur
et inspirateur, mais sans dogmatisme, sans mimétisme, sans
académisme. Autrement dit, les élèves ont su assimiler
l’œuvre du Maître, à égale distance d’une infidélité arrogante,
typique des esprits parricides, et des disciples zélés qui
finissent par servitude par caricaturer le Maître. Les
contributions ici rassemblées permettront de mieux situer
l’émergence de la problématique de l’imaginaire dans
différentes disciplines ou champs d’études, de présenter les
innovations théoriques apportées par l’anthropologie de
l’imaginaire de G. Durand, depuis près d’un demi-siècle,
d’illustrer les innovations qu’elles auront permises, d’amorcer
des éléments de prospective pour les chantiers actuellement
en cours d’exploration. Chaque auteur témoigne ainsi de la
rencontre de la pensée de Gilbert Durand avec un terrain
d’application, en montrant comment les objets étudiés ont
permis de confirmer, d’enrichir voire de faire progresser les
cadres théoriques du durandisme. Ces études ne prétendent
dresser aucun état des lieux synoptique, mais rassembler une
fratrie de chercheurs qui ont su faire fructifier un héritage
intellectuel en l’inscrivant dans le devenir sans cesse évolutif
5
des sciences humaines et sociales, au-delà des modes
éphémères et des stériles querelles d’écoles.
Jean-Jacques Wunenburger
6
Imaginaire et rationalité chez Gilbert Durand.
D’une révolution copernicienne à une
nouvelle sagesse anthropologique
Jean-Jacques Wunenburger
L’œuvre de G. Durand, philosophe de formation,
anthropologue de profession, puisqu’il a occupé la chaire
d’anthropologie culturelle à l’Université de Grenoble, doit
sans doute son rayonnement universitaire, dès la fin des
années 1960, à sa contribution originale à l’étude des
structures de l’imaginaire : d’une part, par son traité théorique
(Les structures anthropologiques de l’imaginaire, (notées
dorénavant SAI) consacré au relevé et à la classification des
images fondamentales, organisant les mythes universels et les
œuvres artistiques, des arts plastiques et surtout littéraires ;
d’autre part, par sa thèse complémentaire consacrée au décor
mythique de La Chartreuse de Parme de Stendhal, qui servait
en quelque sorte de banc d’essai aux hypothèses des SAI. Les
SAI, qui ont bénéficié d’un grand nombre d’éditions et de
traductions à travers le monde, sont rapidement apparues
comme un ouvrage fondateur pour beaucoup de travaux de
critique artistique et littéraire, servant tour à tour, de
dictionnaire d’images et de symboles, d’encyclopédie de
l’imaginaire, de manuel de méthode, de fabrique de modèles
interprétatifs, etc. Si G. Durand lui-même a tenu, dès la
création en 1966 à Grenoble du Centre de Recherche sur
l’Imaginaire, qui devait fonctionner comme un laboratoire de
recherche pluridisciplinaire destiné à prolonger sa
systématique de l’imaginaire, à s’adjoindre psychologues et
sociologues, au milieu desquels il assurait son enseignement
académique, nul doute que les étudiants et les chercheurs
7
littéraires ont été les plus nombreux à expérimenter la
fécondité heuristique de l’œuvre, au point d’en faire parfois
un usage mimétique et mécanique, assez éloigné des
présupposés et des implications de leur auteur. Cette
« captation » littéraire de l’œuvre a sans doute été responsable
de certaines lectures superficielles, qui ont masqué pour
beaucoup de lecteurs novices, pressés ou peu initiés aux
problèmes philosophiques, l’ampleur des innovations
théoriques et la vigueur des ruptures épistémologiques1. Sous
le classement en régimes et en structures des images,
apparaissent en effet, une logique, une axiomatique, une
épistémologie, une théorie de la connaissance et finalement
une bio-anthropologie générale de l’Homo sapiens. Ces
orientations « lourdes » ont d’ailleurs fait l’objet d’exposés et
d’approfondissements réguliers, d’autant plus que G. Durand
a pris une part active à divers mouvements de fond de
l’histoire des sciences et de la connaissance contemporaine,
se plaçant ainsi au cœur d’initiatives novatrices destinées à
renouveler la compréhension de la rationalité2. Si les travaux
de G. Durand touchent à tous les grands domaines des
sciences humaines, leurs force et cohérence résultent avant
tout d’une unité méthodologique et épistémologique, dont on
va chercher à restituer quelques lignes directrices. On devrait
ainsi mieux comprendre en quoi elles assurent une
contribution de premier ordre aux débats sur la rationalité
humaine et sur les changements culturels voire de civilisation
qui accompagnent cette fin de siècle.
STRUCTURES ET HISTOIRE DE L’IMAGINAIRE :
UNE NOUVELLE MÉTHODOLOGIE
L’apport le plus aisément accessible de l’œuvre et qui guide
déjà la composition des SAI porte certainement sur des
8
innovations méthodologiques, que G. Durand n’a cessé
depuis lors d’affiner, de renouveler et de complexifier. Ses
études de l’imaginaire collectif et individuel ont d’emblée
dépassé la forme d’inventaires monographiques ou
d’interprétations parcellaires de telle ou telle catégorie
d’œuvres et de fictions. La reconstitution de l’organisation
générale des images, visuelles ou textuelles, dont le mythe
occupe une place centrale, lui a permis de conclure à
l’autonomie de l’imaginaire et de mettre en évidence
l’existence d’une logique spécifique, ce qui rendait caduques
la plupart des théories dominantes de l’époque ; celles-ci,
toutes plus ou moins rattachées aux philosophies du soupçon,
cherchaient encore l’origine des représentations humaines
dans différentes infrastructures, économiques pour les
marxistes, ou inconscientes pour les psychanalystes freudiens.
Il est significatif que cette orientation soit contemporaine de
l’essor que prenaient dans l’Université française, d’autres
démarches qui s’engageaient également dans une approche
non réductionniste des images, celle de l’anthropologie
structurale de Cl. Lévi-Strauss, et celle de l’herméneutique
phénoménologique du symbole menée par P. Ricœur. Si ces
courants avaient, chacun, le mérite de mettre en évidence une
composante de l’imaginaire, l’un en s’attachant aux
formalismes immanents aux fonctions intellectuelles, l’autre
en étant davantage préoccupé par la quête du sens à travers
des interprétations langagières, aucun ne semblait à
G. Durand dépasser un point de vue unilatéral et parcellaire.
Revendiquant déjà une démarche conciliatrice et synthétique,
qui peut se résumer dans l’expression « structuralisme
figuratif », G. Durand se proposait de situer sa propre
entreprise des SAI sous le signe d’un dépassement intégrateur
de l’une et de l’autre3. L’imaginaire humain apparaît, en effet,
9
si l’on veut bien partir de matériaux empiriques, bien plus
convaincants que des spéculations abstraites, comme doté
d’une double dimension que Lévi-Strauss et Ricœur tendaient
à dissocier : d’un côté, les productions symboliques obéissent
bien à des procédures logico-formelles, elles-mêmes
enracinées dans des montages neuro-biologiques, qui se
traduisent par des règles immanentes d’organisation de
mythèmes, même si, pour G. Durand, aucun formalisme
mathématique ne saurait en épuiser la construction complexe ;
d’un autre côté, l’auto-développement catégoriel des images
obéit aussi à une chaîne de significations en amont, les
images étant liées à des archétypes et à des schèmes, qui sont
donateurs ou révélateurs de sens, c’est-à-dire aussi d’attitudes
et de valeurs existentielles. Ainsi l’imaginaire se présente
comme une zone psycho-biologique où se croisent, en un
nexus indécomposable, des cadres architecturaux fixes, qui
jouent le rôle de formes contraignantes logiquement, et de
contenus de pensée et d’affects qui permettent au sujet de
donner un sens à son rapport immédiat au monde. La théorie
durandienne, dès ses premiers développements, se situe donc
résolument dans une direction syncrétique ou plus exactement
synthétique, ouvrant ainsi déjà la porte à une anthropologie
générale, dont le mot clé sera la notion de « trajet
anthropologique ». Par ce concept, il s’agit de mettre fin à une
conception appauvrissante de l’imagination, qui était, durant
des siècles, limitée à une activité passive et secondaire de
l’esprit, jouant de manière fantaisiste avec des représentations
flottantes et insignifiantes. Au contraire, G. Durand situe
d’emblée l’imagination au centre des activités cognitives et
comportementales, en y faisant collaborer toutes les strates
constitutives du sujet, du biologique au culturel. Par là même,
G. Durand, au lieu de s’en tenir à une banale science
descriptive des images, comme le laissent penser certaines
10
applications sommaires des SAI, édifie une nouvelle théorie
de l’imagination, conçue comme une activité de « fantastique
transcendantale » de l’esprit, par laquelle il reprend et
approfondit les intuitions novatrices du kantisme et de
certains poètes et métaphysiciens du romantisme allemand du
XIXe siècle.
Si l’imagination se présente donc comme un pouvoir
générateur a priori de représentations, encore faut-il se
donner les outils pour en restituer la vie interne, le pouvoir de
créativité, qui se manifestent par un mélange paradoxal de
redondance et de variation indéfinie. Un des apports majeurs
de l’œuvre de G. Durand, ces dernières décennies, a consisté
précisément à perfectionner des modèles méthodologiques
pour saisir la complexité des activités et des œuvres de
l’imagination. De ce souci permanent sont issues la
mythocritique puis la mythanalyse, avec leur cortège de
concepts novateurs, qui permettent de soumettre les
productions d’images mythiques à une spectrographie fine et
synoptique4. Ces deux facettes ou moments de la
méthodologie de l’imaginaire confirment éloquemment le
souci de rendre complémentaires une approche analytique des
éléments et figures symboliques et une approche globalisante
qui situe les productions symboliques dans des conduites
totales de sens, qu’elles soient celles d’un individu ou d’un
groupe.
Il est à cet égard significatif que G. Durand, dont l’itinéraire
est à bien des égards parallèle au structuralisme rigoriste d’un
Lévi-Strauss, ait en définitive accordé une place prééminente
à l’histoire, au développement et au changement des
catégories et des langages de l’imaginaire. Si, dans le sillage
d’une archétypologie, défendue par ailleurs par C. G. Jung et
11
M. Eliade, dont il reprend maints postulats et résultats,
G. Durand a bien cherché à identifier les invariants des
représentations et des œuvres, il n’a jamais entériné une sorte
de fixisme conservateur des atlas psychiques. Si l’on a pu
parfois lui faire le reproche de céder à une démarche de type
naturalisante, du fait de sa volonté d’inscrire les activités de
l’imagination dans une infrastructure neuro-biologique,
confirmée de nos jours parles sciences cognitives, son intérêt
croissant pour la diachronie dément tout procès unilatéral de
ce genre. Car l’imaginaire, loin d’apparaître comme un
monde clos et uniforme, du fait de l’unité du psychisme de
l’Anthropos, se présente au contraire, aux yeux de
l’observateur empiriste qu’il est, comme une source indéfinie
de diversité. Diversité d’actualisation culturelle selon des
aires géo-culturelles, conceptualisée à l’aide des métaphores
hydrologiques de source, flux et bassins, qui soulignent la
fluidité, la dispersion des manifestations imaginaires à partir
d’une racine ou source commune ; diversification aussi dans
le temps, selon des ères culturelles successives,
conceptualisée par un modèle rythmologique qui permet de
décrire et même de prévoir des alternances cadencées
d’actualisation et de potentialisation d’images dominantes, de
référentiels mytho-symboliques dans une même culture5.
L’axe structuraliste de la méthodologie est donc bien
conjugué avec un axe génétique, historiciste, qui est attentif
avant tout aux variations, aux différenciations chronologiques
et topographiques. En ce sens, les recherches de G. Durand
peuvent figurer parmi les rares tentatives scientifiques, dans
le domaine des sciences humaines, à avoir réussi à
conjoindre, dans une même méthode, synchronie et
diachronie, invariance et différence, structure et genèse. De ce
fait, l’étude d’un imaginaire nécessite toujours à la fois la
12
connaissance théorétique des formes universelles, c’est-à-dire
la maîtrise de langages et des codes d’organisation des
images, et la connaissance empirique, concrète des
manifestations contingentes, ponctuelles et locales, d’un
imaginaire donné, dans une culture ou chez un créateur.
Tel est bien le signe de reconnaissance des nombreux articles
spécialisés de G. Durand : une alliance impressionnante entre
une grande abstraction philosophique qui manie des principes
logico-symboliques, des concepts classificateurs et une
érudition encyclopédique qui cerne au plus près les
circonstances historiques, les particularités événementielles,
qui colorent les figures génériques et génératrices de
l’imaginaire. Ainsi les images constituent une sphère
complexe, qui doit être radiographiée sous des angles variés
voire contradictoires, puisqu’elles relèvent à la fois de
systèmes et d’événements, de lois générales et de bifurcations
singulières. Il y a donc bien place, chez G. Durand, comme
pour un Spengler ou un Toynbee, pour une marche de l’esprit
humain, exposé à des situations nouvelles, de droit
imprévisibles, même si l’orientation générale de la marche
peut être prédite. G. Durand ne cesse de dénoncer les méfaits,
pour l’histoire de l’imaginaire, d’une vision eschatologique et
millénariste, typiquement occidentale, qui n’est qu’un mythe
parmi d’autres, et qui a le défaut d’enrégimenter l’imaginaire
dans un scénario totalitaire, progressiste en l’occurrence dans
le cas de la tradition judéo-chrétienne. Cette position ne
l’empêche cependant pas de considérer qu’elle est ordonnée
par une mélodie de formes qui la met à l’abri du pur désordre,
de l’anarchie, du chaos, chers au nihilisme postmoderne. En
fin de compte, les choix méthodologiques nécessitent une
pensée souple et subtile, apte à tenir les deux bouts opposés
d’une chaîne, un a priori catégoriel et un a posteriori factuel,
13
l’imaginaire étudié se trouvant toujours à l’intersection de
tendances profondes et de variations de surface, ce qui n’est
pas sans les rapprocher de ce paradigme dominant de la
rationalité contemporaine qu’est la théorie des catastrophes de
R. Thom, pour qui déterminisme latent et ruptures d’ordre
prennent place dans une même science6.
L’UNITÉ ARCHAÏQUE DE L’IMAGINAIRE ET DE
LA RATIONALITÉ
Au-delà des ces choix méthodologiques, l’œuvre de
G. Durand met en jeu, à un niveau plus profond, une
interprétation décisive quant aux rapports entre l’image et le
concept, le symbolique et le digital, le mytho-poétique et le
scientifique. Par là, le « structuralisme figuratif » est aussi
porteur d’une théorie de la connaissance et de son corollaire,
une théorie de la science, c’est-à-dire, au sens strict, une
épistémologie. Marqué très tôt par l’œuvre, atypique dans le
paysage intellectuel français, de G. Bachelard7, G. Durand y
trouve un encouragement à réévaluer le psychisme onirique,
appelé aussi nocturne, dont le philosophe fut un explorateur
raffiné et perspicace. Avec Bachelard, le droit de rêver
trouvait une place égale au devoir de conceptualiser, et
l’imagination se voyait reconnaître des lois internes tout aussi
contraignantes que les lois logiques, constitutives de la vérité
scientifique. G. Bachelard, en établissant une symétrie de
fonctionnement entre l’imagination et la raison, toutes deux
marquées par un mobilisme dialectique continu, devait
toutefois penser, en écho peut-être au romantisme allemand et
au surréalisme, que ces deux activités psychiques étaient
antagonistes, et même exclusives l’une de l’autre. De sorte
que le travail théorétique de la raison impose au chercheur
14
une épuration de ses images premières et le travail poétique
une sorte de libération à l’égard des structures rationnelles.
Pour G. Durand, cependant, l’étude des contenus de
l’imaginaire, mais aussi la psycho-critique des activités
cognitives des scientifiques, permet d’établir au contraire une
étrange perméabilité entre images et concepts, entre mythes et
théories abstraites. L’imaginaire n’est pas l’inverse de la
rationalité et l’imagination n’est pas étrangère au travail de
conceptualisation, de raisonnement ou de spéculation de
l’intelligence abstraite. La mise au jour des structures de
l’imaginaire oblige, en effet, de manière surprenante, eu égard
aux modèles logico-cognitifs dominants depuis la victoire des
intuitions aristotélicienne et cartésienne, à constater que les
types de structuration de l’imaginaire sont homologues à ceux
de la raison claire et distincte. Ainsi le régime diurne,
responsable des structures diaïrétiques des représentations, se
développe autour de principes et de relations semblables à
ceux de la rationalité identitaire, qui a servi de vecteur à la
formation des idéaux de vérité philosophico-scientifique en
Occident. À l’opposé, le régime nocturne, en particulier sous
la forme des structures intimistes et mystiques, loin d’être
réservé aux activités poétiques et oniriques, met en œuvre des
principes et des relations qui se retrouvent dans des
procédures et des énoncés spéculatifs, philosophiques ou
théologiques, par exemple. La classification isotopique de
l’imaginaire atteste donc, de manière subversive, des
correspondances étroites entre les productions mythico-
symboliques et les productions théorétiques abstraites8. Il
n’est pas étonnant que G. Durand ait très tôt été renforcé dans
ses modélisations par différentes entreprises logico-
scientifiques contemporaines qui retrouvaient à partir de leur
15
objet propre, une semblable structuration trialectique de
l’esprit9.
Il en résulte deux conséquences majeures : d’abord, la
rationalité, éclairée à partir d’une archétypologie des
représentations plurielles, ne saurait être réduite à une forme
unidimensionnelle, associée à la seule logique identitaire. Les
spéculations philosophiques et scientifiques relèvent, de facto,
d’une diversité de régimes, et plus précisément peuvent être
rattachées aux trois systématiques, qui ont une égale dignité et
fécondité. Si beaucoup d’œuvres marquantes du corpus
spéculatif occidental sont bien d’inspiration schizomorphe,
fondant ainsi une tradition de rationalité dualiste, d’autres au
contraire, obéissent à des structures glischromorphes et
d’autres encore, et non des moindres, puisqu’on peut y
rattacher l’ensemble des ratiocinations dialectiques modernes,
de type hégélo-marxistes, même si elles n’en constituent
souvent qu’une expression tronquée, relèvent des structures
synthétiques et cycliques. Il faut donc conclure de cette
lecture décapante que l’activité abstraite de l’esprit se ramène
au moins à trois types de rationalité, qui ont chacune leur
logique propre et leur champ d’actualisation. Sous cet angle,
il apparaît, en particulier, que la science, qui s’est placée
longtemps sous la seule bannière d’une rationalité identitaire,
non seulement intègre souvent et parfois à son insu, dans
certaines de ses procédures heuristiques ou théorétiques, des
logiques alternatives, mais de plus gagnerait souvent en
efficience, pour rendre raison de la Nature ou de l’esprit, en
changeant de régime ou de structure de pensée. À cet égard,
G. Durand n’a cessé d’identifier et de valider des démarches
scientifiques contemporaines, qui malgré les résistances de
l’idéologie scientiste dominante, et en s’appuyant sur certains
bouleversements de la représentation scientifique du monde
16
(la mécanique quantique, par exemple), ont obtenu des
résultats inédits en se déployant selon des logiques non
dualistes et non identitaires10. La science d’aujourd’hui a donc
tout à gagner à renouer avec le tableau complexe de l’esprit
humain révélé par l’étude de l’imaginaire et à multiplier les
logiques abstraites autant que l’imagination joue sur la palette
de ses syntaxes et sémantiques multiples.
Mais l’enjeu ultime de cette unité-totalité de l’imaginaire et
de la rationalité, qui se déploie à partir d’une arborescence
commune, est encore plus déroutant. Si la rationalité se greffe
sur le même socle que l’imaginaire, l’imaginaire apparaît
corollairement comme structuré sur le même modèle que la
raison. Il n’y a qu’un pas à franchir pour poser et penser dès
lors une unité transcendantale de l’esprit, en tant qu’art caché
de la formation des catégories mentales, capables d’ordonner
le réel à partir d’archétypes, de sorte que les pouvoirs
idiosyncrasiques de l’imagination et de la raison deviennent
de simples polarités, des cristallisations tendancielles d’une
même activité psychique. La raison ne saurait donc plus être
pensée comme une faculté autonome, qui trouverait en elle-
même des lois propres, mais serait un mode de représentation,
qui traduit abstraitement ce que l’imagination conjugue selon
des représentations affectivo-symboliques. Bien plus, la
raison ne devrait plus être posée comme une sphère
supérieure, par rapport à laquelle l’imaginaire serait un centre
de déliaison obéissant aux seules lois d’association, sans prise
sur la vérité ; mais, à l’inverse, la raison apparaît, à la limite,
comme une activité régionale, restreinte, de l’esprit, dont
l’imagination serait la forme amplifiée, généralisée.
L’imaginaire, en fin de compte, englobe bien plus la raison
que la raison n’exclut l’imaginaire. Qu’est-ce à dire d’autre
sinon que l’imaginaire est premier anthropologiquement, et
17
que la raison fonctionne comme une imagination rectifiée ou
appauvrie. Par là G. Durand conforte l’intuition novatrice,
mais vite refoulée, d’un Kant, pour qui la racine des activités
cognitives de la sensibilité et de l’entendement pouvait déjà
être nommée l’imagination créatrice11.
Au terme de ces nouvelles considérations, il apparaît que la
pensée durandienne ébauche une véritable philosophie de
l’esprit à laquelle elle impose un renversement, un demi-tour
sur elle-même : si la connaissance, en tant qu’activité
humaine de production de représentations sensées, qui rend
conscient de l’ordre total du réel, semblait reposer jusqu’ici,
de manière dominante, sur le centre de gravité de la raison,
posée comme instance autarcique, elle est soumise à présent à
une véritable révolution copernicienne, qui la déplace de la
périphérie vers le centre. L’imago-centrisme remplace ainsi le
logo-centrisme comme dans les théories cosmologiques,
l’héliocentrisme a détrôné le géocentrisme. Si un tel
renversement est fondé, et l’œuvre de G. Durand lui fournit
de multiples arguments, il marque une étape capitale dans le
long discours que l’Occident a produit sur ses propres
outillages cognitifs, et amorce une autre science de l’esprit,
qui n’est pas sans rejoindre, enfin ou à nouveau, les grandes
axiomatiques qui ont sous-tendu les pensées non-
occidentales, en particulier orientale, et donc de manière
générale la pensée traditionnelle. En prenant en compte ces
acquis, les sciences humaines du XXe siècle pourraient donc,
pour G. Durand, dégager une « épistèmè » qui rendrait
possible une conversion de la rationalité occidentale, point de
départ d’une nouvelle conscience anthropologique.
Ainsi s’éclaire mieux la double insistance de G. Durand sur
l’importance de l’anthropologie et de la Tradition. Les
18
sciences de l’imaginaire permettent, en effet, de trouver
certaines lignes de force profonde de l’anthropologie,
entendue comme science de l’espèce humaine, considérée
dans la multiplicité de ses facettes, biologiques et culturelles,
qui conclue à la subordination des fonctions abstraites aux
fonctions symboliques12. De ce point de vue, l’Homo sapiens
d’aujourd’hui n’est qu’une forme évoluée ou involuée d’un
Homo symbolicus ou demens, pour qui le rêve a autant
d’efficace que la ratiocination. Si la vocation à l’abstraction
constitue un fait culturel irréversible, il n’en reste pas moins
que la strate première de l’Anthropos n’a pas disparu, mais
demeure comme la structure de base de toute activité humaine
(de même que le paléo-cortex reptilien continue à œuvrer
chez l’homme sous le néo-cortex). Conséquemment, il n’est
pas étonnant que cette vérité anthropologique apparaisse de
manière plus transparente dans les productions intellectuelles
de la Tradition (alchimie, hermétisme, gnose, etc.), qui, plus
que la culture philosophique et scientifique dominante, a su
garder le contact avec les racines symboliques. L’intérêt de
G. Durand pour la pensée traditionnelle, qu’elle soit
occidentale ou orientale, ne témoigne donc d’aucune nostalgie
régressive ou d’un conservatisme passéiste, avant-coureur
d’un obscurantisme redouté, comme le répètent divers
critiques progressistes et scientistes, mais au contraire, une
curiosité scientifique pour l’archaïque, pour ce qui constitue
le soubassement éternel de l’espèce, de ses comportements
pratiques et intellectuels. La Tradition est ainsi porteuse non
d’un passé révolu, mais d’une présence cachée, qui est en
train de manifester à nouveau, en ces temps de crise et de
passage, sa permanence et son efficience. Le sociologue que
veut être G. Durand, loin de céder à une utopie
traditionnaliste, décrit seulement des manifestations
19
psychiques en émergence, qui trouvent dans la culture
traditionnelle leurs formes archétypiques.
VERS UNE SCIENCE DE L’HOMME QUI DEVIENT
SAGESSE
Cette relecture de l’épistémologie, qui aboutit à redistribuer
les contenus et les contours de l’imaginaire et de la rationalité
débouche en fin de compte sur une vision globale de l’homme
et sur une véritable philosophie normative. Certes les
recherches de G. Durand se placent d’abord sous l’égide
d’une sociologie compréhensive, avant tout soucieuse de
descriptions empiriques, seules à même de dissoudre les
obstacles épistémologiques nés d’une méthodologie
prométhéenne de l’Occident, qui s’est d’ailleurs pervertie en
barbarie de civilisation ; mais elles n’en sont pas moins
porteuses d’une vision axiologique, qui veut tirer les
conséquences d’une aventure intellectuelle, qui ne semble
plus à même de répondre aux défis de l’humanité
d’aujourd’hui. L’exploration de l’imaginaire a permis
d’attester combien la production symbolique constitue le
socle du processus d’hominisation et irrigue la totalité des
faits culturels. Elle autorise par là même à définir un usage
pathogène de l’esprit et de la culture et donc à élaborer des
parades contre des déviations nocives. Celles-ci tiennent en
fait à une double « frénésie », pour reprendre l’expression
d’H. Bergson, c’est-à-dire à une double polarisation
unidimensionnelle des structures anthropologiques13.
D’une part, la civilisation peut être exposée à un déséquilibre
né de l’atrophie de l’imaginaire. Certes l’humanité engendre
des images, des symboles et des mythes par une pulsion
irrépressible, obéissant à une sorte de principe de constance
des lois de la « fantastique transcendantale ». C’est bien
20
pourquoi la mythopoïétique de l’humanité reste invariable, et
nos sociétés prétendument rationalisées continuent à être
porteuses ou productrices de mythes, même si leurs canaux de
circulation sont obstrués. Les mythes ne disparaissent pas,
bien au contraire, ils se métamorphosent continuellement, ils
peuvent à la manière des eaux souterraines s’enfouir, devenir
subliminales, avant de connaître des résurgences en des lieux
bien éloignés de leur écosystème primitif. Il reste que telle ou
telle configuration de l’imaginaire peut se heurter à des
congères, rencontrer des résistances, qui n’en permettent plus
l’expression culturelle, la reconnaissance consciente, la
cristallisation psychique. De ce point de vue, par exemple, si
le sacré, entendu comme l’imaginaire des dieux, apparaît bien
comme un mode premier de bourgeonnement symbolique de
l’Anthropos, la progressive désacralisation et surtout le brutal
effondrement actuel des institutions religieuses en Occident
peuvent entraîner un dysfonctionnement inquiétant de
l’imaginaire, dans la mesure où il ne se trouve plus de champ
d’actualisation pour la symbolique de la transcendance.
Même si le sacré est réinvesti ailleurs, comme l’établit la
sociologie religieuse, et si les phénomènes para-religieux se
multiplient à mesure que les religions instituées
s’affaiblissent, il n’en reste pas moins que le capital
symbolique s’érode et ne trouve plus de chemin d’expression
adéquat. La culture est alors victime d’un processus de
refoulement, comme l’a vu Freud dans un registre trop
étroitement sexualisé, qui se paye au prix d’un mal vivre
névrotique, voire psychotique. Le malaise dans la civilisation,
déjà diagnostiqué, tient alors avant tout à un imaginaire
atrophié, qui n’irrigue plus le psychisme individuel ou
collectif. Cette hypotrophie des manifestations laisse certes
place à des rhizomes, à des bricolages sauvages, mais qui ne
21
sauraient prétendre tenir lieu de croissance naturelle de la vie
symbolique.
À l’extrême opposé, la frénésie culturelle peut libérer des
contenus imaginaires sous forme de bouffées délirantes, qui
submergent dès lors l’équilibre polymorphe de la psyché. Une
excroissance de mythes, ayant rompu leurs amarres, peut
certes donner l’illusion d’une compensation à une surcharge
de rationalité froide. Mais l’expérience montre que cette
décompensation déréglée de l’imaginaire engendre des
monstres et est responsable des pires catastrophes historiques.
Le symbolique s’effondre alors dans le fantasmatique, dans la
régression pulsionnelle, dans la consommation déréalisante.
L’anthropologie durandienne de l’imaginaire permet dès lors
de diagnostiquer, par exemple, dans la montée de la
mythologie nazie, non une épiphanie glorieuse, mais au
contraire, un prototype d’imaginaire pathologique, parce qu’il
coupe l’imaginaire de sa pluralité et réduit ses figures à des
stéréotypes appauvris. Paradoxalement d’ailleurs, l’actuelle
civilisation de l’image, qui pour beaucoup serait le signe
favorable d’une saine compensation aux excès de la
surrationalité culturelle, n’est peut-être pas si éloignée qu’il
n’y paraît d’une expansion pathologique. La prolifération
d’images électroniques et éphémères à l’ère des télé-images et
des vidéo-clips, engendre certes une iconosphère luxuriante,
qui multiplie des stimuli puissants émotionnellement, mais
risque aussi de provoquer une sorte de passivité et
d’anesthésie psychiques qui annihilent le pouvoir symbolique
plus qu’ils ne le nourrissent. Bien des mythes circulent et se
renouvellent dans ces kaléidoscopes d’images, mais ils
risquent de ne plus rencontrer chez des destinataires
amorphes, les médiations psychiques qui permettent de les
intérioriser et de les amplifier. L’excédent d’images peut donc
22
être aussi néfaste que leur raréfaction, car dans les deux cas
l’imaginaire, loin d’insérer l’homme dans un univers de sens,
provoque une dénutrition symbolique.
C’est bien pourquoi les travaux de G. Durand, à partir des
orientations épistémologiques antérieures, se présentent de
manière de plus en plus insistante comme un procès de la
civilisation contemporaine. En dépit de maints symptômes qui
attesteraient une remise en question d’une rationalité, qui par
bien des aspects est reconnue comme morbide, l’Occident n’a
pas encore atteint à la sagesse nécessaire pour intégrer dans
ses modes d’être et de vie, les vérités anthropologiques, que
d’autres civilisations semblent avoir mieux préservées.
Également méfiant envers la haine de soi, qui mine bien
souvent le discours occidentalophobe et envers l’optimisme
béat des tenants du « new age », qui croient déjà posséder les
outils pour entrer dans une ère de renouveau de l’humanité,
G. Durand ne cesse de tracer une voie étroite pour une
réforme de l’esprit qui serait aussi une réforme de l’art de
vivre. Plutôt que de se laisser aller à la tentation plaintive et
stérile du moralisme, G. Durand pense que la réorientation,
qui n’est pas encore le salut, de notre civilisation
contemporaine passe avant tout par un travail scientifique.
Seul l’approfondissement de la connaissance de l’Anthropos,
selon les normes rigoureuses d’une science compréhensive et
globale, peut aider à rectifier les comportements et les valeurs
dominantes, de plus en plus perçues comme mortifères. En ce
sens, l’œuvre de G. Durand reste profondément attachée à une
sorte d’éthique intellectualiste de la connaissance. Nul
prophétisme moral ne remplacera, à ses yeux, le patient
dévoilement de la vérité de la nature humaine. C’est à partir
d’une connaissance d’elle-même, de ce qu’elle est en tant
qu’espèce humaine, soumise aux lois du cosmos et de la vie,
23
que l’humanité peut espérer mettre fin à ses illusions et à ses
errances. Et la connaissance de sa constitution imaginaire, de
sa réserve de mythes et de symboles, constitue la tache
primordiale pour échapper à la crise nihiliste dans laquelle
elle ne cesse de se débattre. Bel hommage rendu,
paradoxalement, à la science occidentale pour autant qu’elle
ne devienne pas une fin en soi, mais permette de donner un
sens à cette tranche de vie qui sépare chacun de la mort.
24
Antiquité classique et méthodologies de
l’imaginaire : un dialogue fécond
Joël Thomas
Dans tout chaos est un cosmos,
et dans tout désordre, un ordre secret.
C. G. Jung, Les Racines de la Conscience
Deux choses menacent le monde :
l’ordre et le désordre
P. Valéry
Dans les dernières décennies, les études sur l’imaginaire ont
connu un grand développement, et l’on peut dire qu’elles ont
renouvelé et modifié le champ des sciences humaines, jusqu’à
en devenir un nouvel acteur, et un opérateur méthodologique
incontournable. Il eût été dommage que les études anciennes
se tiennent à l’écart de ce renouveau. Ne pas participer à ce
nouveau chantier eût été d’autant plus grave que les études
anciennes sont dans une situation de crise : dans leur
enseignement (qui est remis en question dans beaucoup
d’universités, et tend à les prendre en compte au même titre,
mais pas plus, que l’égyptologie ou les études orientales) et
même dans leur existence (au nom d’un « jeunisme »
ambiant, qui les rejetterait volontiers dans les limbes d’un
passé considéré comme révolu).
Les études sur l’imaginaire apparaissent alors comme un
moyen particulièrement efficace de proposer une relecture des
textes anciens en particulier, et de la civilisation gréco-
romaine en général, qui permette d’en faire apparaître
l’actualité. Il ne s’agit pas de verser dans une démagogie
facile, entre le discours complaisant et peu scientifique du
25
« nous sommes tous semblables » et l’aridité excessive d’un
discours hyperspécialisé, qui met l’accent sur les seules
différences. Les méthodologies de l’imaginaire, elles, se
fondent sur le repérage de dynamismes organisateurs des
constellations d’images. Cette lecture attachée à définir les
relations entre les objets, pour comprendre les objets eux-
mêmes, situe les champs culturels dans une unitas multiplex :
une permanence qui les inscrit dans une chaîne de
récurrences, en diachronie ou en synchronie ; mais aussi une
diversité qui donne à chaque création, à chaque institution une
coloration unique, assurant son originalité et sa spécificité.
Les tenants du « tous semblables » et ceux du « tous
différents » sont donc renvoyés dos à dos, au profit d’une
lecture équilibrée, qui prend en compte tous les paramètres de
ce qu’il est convenu d’appeler une situation complexe. La
crise même des études anciennes provient en partie, avons-
nous dit, de ce que le grand public ne voit plus les liens qui
relient l’Antiquité à notre monde : le meilleur antidote n’était-
il pas une méthodologie qui, précisément, fondait sa
démarche sur la mise en évidence des liens qui tissent le sens
?
Explorer l’imaginaire de l’antiquité, c’est donc faire une
typologie des dynamismes organisateurs qui lui donnent sens.
Dès les années 70, j’ai personnellement vite mesuré les
extraordinaires implications, la puissance d’évocation
contenues dans les Structures anthropologiques de
l’imaginaire de G. Durand. Seul alors P. Cambronne s’était
engagé dans cette voie, avec une thèse sur l’imaginaire de
l’œuvre de St Augustin. La quasi-totalité des antiquistes
ignorait ces nouvelles méthodologies (où « imaginaire »
n’était d’ailleurs pas distingué d’« imagination ») ; nos
recherches suscitaient au pire la diabolisation par suspicion
26
d’hérésie scientifique, souvent une indifférence affichée, au
mieux un intérêt poli. Après avoir publié une thèse sur les
Structures de l’imaginaire dans l’Enéide14, je fus
heureusement surpris de son impact, d’abord dans d’autres
secteurs (la philosophie, la littérature comparée, et aussi les
sciences exactes, soucieuses de confronter leurs modélisations
aux nôtres, pour ne pas parler du magique cercle d’Eranos,
toujours pionnier en la matière), mais aussi, et ce fut une
bonne surprise, dans le milieu des latinistes et des hellénistes.
L’écho fut suffisant pour que je puisse envisager, en 1988, de
créer à l’université de Perpignan une Équipe de recherche sur
l’imaginaire de la latinité, l’EPRIL, composée
essentiellement de chercheurs étrangers à notre petite
université, qui devint ainsi l’épicentre de ce regroupement.
On ne saurait alors passer sous silence le « cousinage » qui
s’établit entre notre recherche et des travaux aussi talentueux
que ceux de J.-P. Brisson, H. Bardon, J.-P. Vernant,
M. Detienne, P. Vidal-Naquet, ou P. Veyne, dont les
encouragements (alors même que son approche personnelle
est très différente de la nôtre) nous ont été un fort moteur :
dans leur propre approche, ces chercheurs ont souvent suivi
une route proche de la nôtre, ce qui nous a confortés dans la
pertinence de nos méthodes.
L’EPRIL gagna alors sa reconnaissance officielle en devenant
une équipe d’accueil pluridisciplinaire, le VECT (Voyages,
Échanges, Confrontations, Transformations), qui centre sa
problématique sur l’application d’une pensée « méridienne »
de la complexité aux mondes méditerranéens, un axe étant
réservé à l’étude des mondes méditerranéens anciens.
La dimension pluridisciplinaire – et même transdisciplinaire -
de notre groupe nous permet donc de mieux cerner les
27
dynamismes de l’imaginaire, dans la durée, de suivre leurs
métamorphoses, et aussi de les saisir dans leur genèse. C’est
ainsi qu’une coopération avec le Centre d’Études
Préhistoriques de Tautavel, dirigé par le Pr. H. de Lumley, et
partenaire de l’Université de Perpignan-Via Domitia, nous a
permis d’avoir une meilleure compréhension de la genèse de
la pensée symbolique, dès son apparition, associée à la taille
des bifaces15.
C’est une problématisation inspirée de la Gestalttheorie, la
théorie de la forme, qui m’a semblé la plus efficace pour nous
faire comprendre à la fois la présence d’une forme de
créativité dès ces premières créations d’homo sapiens, mais
aussi la permanence de formes symboliques stables, qui vont
présider, entre autres, à l’installation de l’imaginaire gréco-
latin (en passant par une étape intermédiaire que l’on peut
repérer, par exemple, dans les gravures rupestres de la Vallée
des Merveilles, datées approximativement de circa – 200016) :
en particulier, la gestion simultanée, non agonistique, d’une
approche logique et d’une approche intuitive, d’un recours à
l’image et d’un recours au concept, et aussi la tendance à
dépasser le conflit des contraires dans une situation
émergente, dont la résultante tend vers une forme d’harmonie,
dont ce que nous appelons le beau serait une conséquence.
Cette recherche est devenue, sous le titre Mythes et Savoirs
dans les textes grecs et latins, un des thèmes de notre réseau
thématique européen, Le Phénomène littéraire aux premiers
siècles de notre ère, regroupant les universités de Cracovie,
Lausanne, Lille 3, Paris 4-Sorbonne, Perpignan-Via Domitia,
Picardie, Toulouse 2, Trieste, Wroclaw, et bientôt Lisbonne.
En effet, c’est la Gestalttheorie, la Théorie de la Forme, qui
va nous aider à comprendre le processus dans sa genèse. On
28
sait que pour la Gestaltheorie, la Forme est un ensemble
structuré, existant comme un tout. Elle est une des
composantes du cosmos, son dynamisme organisateur. On ne
saurait donc parler, dans un discours symbolique, d’être
(c’est-à-dire de force) et de matière en séparativité ; ils sont
dans une triade où la forme donne sens, parce qu’elle met en
relation. Ainsi, les forces du cosmos ne peuvent être connues
de nous qu’à travers les formes : l’homme primitif va
privilégier des formes stables, celles de la nature derrière
laquelle il sent la force cosmique. Dans un premier temps,
c’est la pierre elle-même qui apparaît comme « lieutenant du
monde », représentation d’autre chose qu’elle-même. Mais
l’homme s’aperçoit aussi qu’il peut agir sur cette pierre, que
s’il la sélectionne en fonction de l’efficacité de sa forme, ou
plus tard s’il la modifie, l’optimise en la taillant
grossièrement, il en fait un outil auquel il imprime sa marque.
L’outil ainsi conçu n’est pas fondamentalement différent de la
pierre non taillée, dans ses résonances imaginaires : tous deux
sont considérés comme chargés d’une force, et donc
potentiellement, d’une efficacité. Nous ne sommes pas loin
d’une forme archaïque de magie. Mais la différence capitale
introduite par l’apparition de l’outil, c’est que pour la
première fois, l’homme se pose comme démiurge. C’est lui
qui donne sens à l’outil. À un moment, il décide d’être acteur
dans la pièce qui est en train de se jouer autour de lui. Il n’est
plus passif, agi, traversé par des forces. Il suscite et modifie
les énergies. Et cela, il y parvient parce qu’il modifie les
formes qui l’entourent.
Ainsi jaillirait aussi l’idée du beau. L’artifex, l’homo faber,
fait émerger la force de la matière, il donne forme, donc sens.
Il devient un collaborateur dans l’organisation du cosmos. Et
29
la forme la plus parfaite sera belle, c’est-à-dire harmonieuse,
en accord avec la force dont elle est l’émanation.
Le geste juste est donc le plus économique, le plus équilibré.
En même temps doux et ferme, mesuré mais précis, il donnera
la bonne forme et le bel instrument, à la fois masculin et
féminin, efficace et beau à voir. On sait que, de nos jours
encore, dans le monde de la musique, le bon facteur
d’instruments ne sait pas expliquer comment il sélectionne ses
bois ; il les touche, il les regarde, il établit entre lui et la
matière une affinité intuitive qui se développe avec
l’expérience, et lui permet de savoir ce que le bois va donner
en sonorité. Il y a bien là l’alliance « à deux têtes » (pour
reprendre une heureuse formule de Cl. Lévi-Strauss,
appliquée à l’imaginaire des sociétés traditionnelles) d’une
intuition et d’une technique, qui a perduré à travers les
cultures, et qui repose sur l’idée que la force habite la forme17.
En allant plus loin, on remarquera que le bon archer (dont
Apollon est le paradigme) est celui qui pratique le tir de façon
instinctive, au-delà de la technique qu’il maîtrise, mais qu’il a
dépassée, oubliée, car la justesse du coup d’œil, eustochia,
qui est une des valeurs de la métis, réside justement dans la
capacité de concilier l’intuition et la technê ; et Apollon
sonore fait jaillir la voix et le chant divins de l’arc et de la
lyre, ces instruments qui sont à la fois faits de main d’homme
et habités par le dieu.
A partir de ces soubassements, il était alors possible de lancer
plusieurs chantiers, qui prennent en compte une exploration
plus systématique de la pensée antique, dans la perspective
d’une relecture irriguée par la notion d’imaginaire. Nous
proposerons cinq axes, qui nous semblent situer les champs
essentiels de nos orientations.
30
1– D’abord, et bien sûr, une relecture de la pensée mythique,
ce magnifique livre d’images qui nous dit le monde, et nous le
donne à voir sous une forme autre que discursive. L’image se
substitue alors au concept, avec ses stratégies propres. Pour
les analyser, il fallait poser les principes d’une nouvelle
grammaire de l’image : ce que nous appelons, à la suite de J.
Boulogne18, un système mythologique. C’est un des domaines
les plus foisonnants, d’autant qu’il se répercute sur l’analyse
des genres littéraires : poésie, roman, qui en sont nourris19. La
mythologie gréco-romaine est sans doute l’une des plus riches
au monde : pour entrer dans sa complexité, dans sa
polysémie, pour saisir que chaque épisode est intégré dans
une structure holiste (il est une partie de la structure
d’ensemble, et il est en même temps à lui seul un résumé
complet de toute la structure), pour décliner toutes les
variations d’un même mythème, il nous faut ce nouvel outil
que nous apportent les méthodologies de l’imaginaire.
Prenons un exemple : la métaphore du fil et du voile tissé
dans le mythe de Thésée. Elle irrigue tout le récit ; car elle se
cristallise sur la figure d’Ariane abandonnée à Naxos, et
foulant aux pieds son voile nuptial déchiré ; mais la
complexité du mythe nous montre que ce symbole du tissu ne
prend sens que par ses projections en amont et en aval. En
amont, le voile déchiré ne s’explique que parce que Thésée
n’a pas voulu croiser son fil nuptial avec celui qu’Ariane lui
proposait, avec le fil déroulé dans le labyrinthe : la déchirure
du voile nuptial est le symbole de cet échec et de cet hymen
inachevé. En amont, Thésée de retour à Athènes oublie de
hisser la voile blanche, et son père Égée se suicide. Or cette
voile est elle-même un tissage : du début à la fin, la
métaphore des fils croisés irrigue le récit, et lui donne sa
continuité. Nous sommes bien en situation spéculaire, et en
31
structure holiste : chaque élément de la structure reflète toute
la structure, et contient à lui seul toute la structure20.
2– Mais aussi, les méthodologies de l’imaginaire permettent
une exégèse particulièrement heuristique des grands textes
littéraires. L’analyse de l’Enéide nous fut le support à
l’exploration de l’imaginaire d’une grande épopée fondatrice,
l’Enéide, traditionnellement décrite comme « l’épopée de
Rome et d’Auguste ». Mais tout restait à dire sur le processus
initiatique qui conduit lentement le héros de l’ombre vers la
lumière, de l’ignorance vers la révélation, et lui apprenant à
déchiffrer une grammaire cosmique de signes qui l’entourent
et qui lui permettent de s’orienter. Il découvre alors que le
mystère ne se cache pas dans les choses, mais que c’est son
propre aveuglement qui lui rend le monde mystérieux. Tout
l’enjeu de la démarche initiatique est donc d’apprendre à lire,
pour donner sens à son propre espace intérieur, en même
temps qu’à l’espace que parcourt le héros. La rigueur même
des protocoles mis en place nous permettra ensuite de repérer
la même structure initiatique dans des textes appartenant à un
tout autre genre, et qui, dans une approche exégétique plus
classique, serait d’emblée considérés comme hétérogènes : les
Bucoliques de Virgile, rattachées à la première manière
alexandrine du poète, mais qui, par leur schéma agonistique,
contiennent en germe toute la matière initiatique de
l’Enéide21 ; et aussi les romans latins postérieurs, en
particulier les Métamorphoses d’Apulée, dont le récit est
organisé sur un schéma très comparable à celui de l‘Enéide :
un axe central des Révélations, autour duquel bourgeonne
toute une floraison de récits représentant l’hypostase de cette
trame formatrice dans la complexité du vivant22.
32
A travers cette arborescence, on comprend mieux la relation
entre le Même et l’Autre, entre l’un et le multiple : unitas
multiplex, qui nous donne le sens profond d’une forme
anticipatrice d’intertextualité : la complexité des récits
entrelacés, qui les renvoie les une aux autres, et les entrelace
dans un réseau signifiant où tous s’éclairent réciproquement,
et renvoient eux-mêmes à d’autres réseaux situés ailleurs dans
l’espace, dans le temps, dans les genres littéraires, et qui se
mettent en résonance avec eux.
Par exemple, la résonance se fera entre textes littéraires et
corpus iconographique. C’est finalement la vérification, par
les théories de la complexité, de la profondeur des théories
alexandrines de l’ekphrasis, définies comme une transposition
virtuose d’un genre à un autre. Au-delà du simple exercice
technique, nous repérons une permanence de la symbolique,
qui s’exprime toujours la même et toujours différente, comme
le dit Ovide,
« Omnia mutantur, nihil interit ;[…]
Utque novis facilis signatur cera figuris
Nec manet ut fuerat nec formas servat easdem,
Sed tamen ipsa eadem est ; animam sic semper eandem
Esse, sed in varias doceo migrare figuras. »
« Tout change, rien ne périt. […] La cire malléable, qui reçoit
du sculpteur de nouvelles empreintes, qui ne reste point telle
qu’elle était et change sans cesse de forme est toujours bien la
même cire ; ainsi le principe vital, je vous le dis, est toujours
le même, quoiqu’il émigre dans des formes variées. » (Mét.
XV, 165 ; 168-171)23.
33
C’est alors assurément l’image du solide souple, de la terre
glaise, et de son Pygmalion, le potier, qui exprime le mieux
cette capacité de la matière poétique (au sens étymologique) à
évoluer par une série de métamorphoses, sans jamais se
couper d’une sorte d’intention, d’élan initial. Entre les
métaphores du tisserand et celles du potier, Platon y est
particulièrement sensible.
3– Ainsi se crée un lien entre la littérature, le corpus
iconographique, et l’architecture du cosmos : ce sont autant
de représentations du monde, que l’homme gréco-romain se
donne à voir, et donne à voir aux autres. Elles sont liées, mais
chacune s’affirme dans sa coloration propre, sa spécificité. Le
poème 64 de Catulle est un bel exemple de cette
intertextualité, au sens étymologique : la virtuosité du poème
réside dans la description, avec des mots, du voile tissé qui
représente l’épisode des noces de Thétis et Pélée. C’est le
processus même de l’ekphrasis. Mais derrière l’histoire
littéraire apparaissent des motivations plus profondes. Le lien
entre ces différentes formes d’expression artistique, c’est
justement l’imaginaire, et plus précisément les structures de
l’imaginaire. Le poète créateur, animé par son désir de
mimesis, retrouve dans le textum de son texte, de son œuvre
littéraire, le vaste textum du chant du monde. Le monde et le
chant du monde sont en relation spéculaire24. Et les variations,
les chatoiements reproduisent à l’infini la bigarrure du
cosmos, dans son inépuisable fécondité.
Mais cette variété se crée sur un fond de stabilité. La création
obéit à des lois. Car tous ces mondes, tous ces récits
s’organisent dans une « monotonie sublime »25, autour d’une
tripartition où nous trouvons toujours les mêmes dynamismes
organisateurs : entre le monde du Père, de l’exploit héroïque,
34
et le monde de la Mère, protecteur et fusionnel, le monde du
Fils voyageur apparaît comme une forme d’émergence qui se
construit à partir des deux autres tropismes. C’est toujours la
même chose, mais ce n’est jamais la même chose : le
chatoiement des situations, des trajectoires individuelles fait
varier à l’infini ces grandes lignes de forces, en elles-mêmes
immuables, et répète le grand drame cosmique dans la
bigarrure des destinées personnelles. L’art et la civilisation
antiques affirment qu’on n’a pas trop de tous les modes
d’expression, de toutes les situations dramatiques pour dire la
polysémie du monde, et des avatars de la création.
4– L’expression du sacré, sera bien sûr un canal privilégié de
cette Weltanschauung : elle s’exprime dans le discours
religieux, mais aussi, et bien plus étroitement que dans nos
sociétés, dans la création artistique. Il est difficile de parler de
la figure d’Apollon sans aborder les représentations
iconographiques du dieu, qui constituent précisément le
corpus essentiel à partir duquel nous le connaissons. Car les
Grecs et les Romains sont des visuels, leur Weltanschauung
passe par l’image, alors même que d’autres civilisations,
comme l’Islam, et à un degré moindre le monde judéo-
chrétien, auront beaucoup de méfiance vis-à-vis de l’image.
Donc, le monde gréco-latin a choisi le symbole visuel,
parallèlement à un discours conceptuel : les deux se
complètent pour dire la complexité du monde ; et on est
impressionné par l’efficacité du symbolisme iconographique,
de la sémantique de l’image, qui évoque plus en un seul
symbole qu’en un long discours. Là encore, l’herméneutique
la plus heuristique sera bien souvent une méthodologie
reposant sur l’analyse de ce que nous désignons par
imaginaire : les dynamismes organisateurs des images. On
remarque alors que l’architecture antique se caractérise par
35
son aptitude à créer des structures « en poupées gigognes »,
dont la caractéristique est de sans cesse aller s’élargissant
dans l’espace géographique, mais en reproduisant la même
structure de base, avec la même charge sémantique.
L’architecture romaine l’atteste, dans sa charge symbolique.
Une peinture pariétale d’une villa pompéienne représentera un
épisode mythologique, en lui-même signifiant, comme une
sorte de support de méditation, pour le maître de maison ou
ses invités : par exemple, Hercule triomphant de Cacus, ou
Thésée tuant le Minotaure, où l’initiation aux Mystères de
Dionysos représentée dans la Villa des Mystères26 : autant de
symboles des forces de l’élucidation sur les ténèbres
ensauvagées. Mais cette peinture prend place dans une
organisation de l’ensemble des peintures de la pièce où elle se
trouve (la chambre d’Ixion de la Villa des Vettii montre par
exemple, sur un mur, les figures des grands réprouvés, et sur
le mur opposé les figures du mariage mystique d’Ariane et de
Dionysos ; entre les deux, au plafond, Apollon est le grand
Tisseur, celui qui réunit les contraires en leur donnant sens) ;
puis la pièce s’inscrit dans le plan de la villa (qui ménage une
subtile harmonie entre nature et culture, par les transitions
entre les jardins, les portiques, et l’architecture proprement
dite de la villa) ; la villa elle-même s’inscrit dans le plan de la
cité, organisé entre géométrisation de l’espace public et
labyrinthe intestinal de l’espace des ruelles où sont les
demeures privées ; la cité s’ouvre sur la campagne
environnante, qu’elle géométrise par le travail des paysans ;
enfin, à l’échelle de l’Empire, cette structure se poursuit à
travers le plan hippodamien qui quadrille l’espace en même
temps qu’il le définit et le fait échapper au monde ensauvagé.
Du minuscule à l’échelle des continents, c’est le même
36
processus transformateur et civilisateur qui est affirmé, dans
sa dimension cosmique.
5– Mais il y a plus. Ce n’est pas le moindre intérêt des
méthodologies de l’imaginaire que de nous faire comprendre
que, dans la société gréco-romaine, et contrairement à nos
propres problématiques, il n’y a pas de solution de continuité
entre les différents niveaux de l’activité citoyenne : les actes
du quotidien sont aussi chargés de sens que les activités
religieuses ou artistiques, justement parce que tous sont
immergés dans le même réseau sémantique. Boire, manger,
chasser, labourer, tisser sont à leur manière des activités
sacrificielles, qui mettent en relation le monde profane et le
monde sacré. La logique est toujours la même : donner forme
et sens aux forces qui nous entourent, et devenir des acteurs
dans la vaste pièce cosmique qui se joue autour de nous. On
comprend alors la charge de sens qui entoure des actes en
apparence aussi anodins que le travail des champs, celui des
bergers, ou la chasse : avec des nuances liées à chaque
activité, ils participent tous d’un même projet : civiliser le
monde, le mettre en ordre, contre les forces de la sauvagerie
et de la barbarie. On peut le dire dans des poèmes, comme les
Bucoliques de Virgile, mais aussi tout simplement en
pratiquant des activités qui commémorent au quotidien cette
évidence symbolique : manger, boire, sont des actes chargés
de sens, quand on se souvient que les nourritures des
hommes, les nourritures méditerranéennes par excellence, le
pain, le vin et l’huile, sont justement les nourritures
métamorphiques, celles qui ont pour support une
métamorphose de leurs constituants initiaux : il faut que le
grain meure pour que le pain existe, que le raisin meure en
devenant vin ; et ces alchimies sont des reflets symboliques
de la grande croyance mystérique dans les métamorphoses du
37
vivant, au-delà de la dualité de la mort et de la vie. Ainsi,
manger devient un acte sacrificiel, et l’on comprend mieux
que la manducation rituelle soit le plus souvent présente à la
cérémonie du sacrifice religieux, depuis le sacrifice
prométhéen jusqu’à la forme sublimée de l’eucharistie judéo-
chrétienne. À l’inverse, la chasse est une autre façon de lever
un tabou ; elle n’est pas autre chose qu’une incursion
dangereuse (la mort d’Actéon en est la preuve) dans l’espace
ensauvagé, destinée à l’apprivoiser et à en rapporter les forces
canalisées dans l’espace de la cité.
La grande force d’une telle structure civilisationnelle, c’est de
ne pas cliver les activités humaines, de les englober dans un
vaste réseau de la paideia, qui leur donne sens à toutes, des
plus humbles aux plus sublimes. En ceci, le monde de
l’Antiquité affiche sa tolérance, son humanitas, et son souci
de l’harmonie : rien n’est méprisable, insignifiant. La
trajectoire humaine est posée en termes d’éducation,
d’initiation, comme une progressive émergence. La politique
est ainsi définie dans sa forme sa plus noble, celle que lui
donnait Cicéron : un souci de transposer la connaissance dans
l’action. Lorsque la politique veut inverser un rapport naturel
où la force prime le droit, elle se situe précisément dans la
perspective qui donne sens à tout l’imaginaire gréco-latin :
rassembler ce qui est épars, faire de l’harmonie à partir du
désordre, et dépasser le monde ensauvagé dans une forme
d’organisation. Les textes antiques ne manquent pas, qui
comparent l’homme d’état à un potier, un tisserand, un
médecin, un laboureur, un cordonnier. Ce sont les structures
de l’imaginaire qui nous permettent de comprendre le sens de
cette chaîne culturelle et sociale ininterrompue.
38
6– Enfin, à mon sens, ces études ne prennent tous leur sens
que si elles débouchent sur une lecture comparatiste,
transhistorique, qui les accompagne et les éclaire. C’est la
seule qui permet de saisir le devenir de cet imaginaire antique
dans la totalité de sa complexité, dans ses métamorphoses,
entre éclipses et resurgissements. Il est clair que chaque
société à son tour a porté un intérêt particulier sur un visage,
une période de la civilisation gréco-latine : la royauté
naissante en France s’est cherché des origines dans l’histoire
de Francus, un compagnon d’Enée ; c’est par contre la
République qui a fasciné les acteurs de la Révolution
française, et Saint-Just s’écriant dans son Rapport sur
Danton : « Le monde est vide depuis les romains, et leur
mémoire le remplit et prophétise la liberté » ; enfin, la
structure impériale s’est parfois retrouvée en miroir dans les
sinistres réalisations de l’Italie fasciste ou du Reich allemand.
La variété même de ces regards n’est pas dépourvue
d’intérêt : chaque période a vu dans le monde gréco-romain
ce qu’elle y cherchait, ce qui lui renvoyait sa propre image.
Voici qui nous incite à la prudence : le regard que nous
portons sur ce passé est bien souvent influencé, voire
manipulé par nos propres systèmes de représentation, nos
propres objectifs, avoués ou inconscients. Parce qu’elle va au-
delà de ces relations directes, et qu’elle retrouve une
archétypologie beaucoup plus générale, la méthodologie de
l’imaginaire contribue à relativiser le regard porté, ce qui est
le fondement même d’une démarche scientifique objective.
L’imaginaire des Grecs et des Romains est certes
indispensable à la compréhension, et surtout à la nourriture de
notre propre imaginaire. Mais cette relation est en rhizomes
plus qu’en racines : Grecs et Romains sont nos frères, pas nos
pères. Ainsi, l’herméneutique de l’imaginaire nous ouvre au
39
savoir, au lieu de nous enfermer dans des lectures réductrices,
partielles et partiales.
Quelles sont donc les avancées majeures permises par cette
relecture inspirée, on le voit, d’une forme d’hybridation entre
les méthodologies de l’imaginaire et de la systémique ? Elles
me semblent se situer essentiellement sur trois plans :
D’abord, la mise en évidence d’une archétypologie, celle
précisément que repérait G. Durand dans ses Structures
anthropologiques de l’imaginaire. Les solutions mises en
place par un imaginaire créateur sont en petit nombre : figures
du père, héroïques et dualistes ; figures de la mère,
fusionnelles ; figures du Fils et de la Fille, intégrant la notion
de métamorphose et les visages du temps. Une épopée comme
l’Enéide se construit effectivement autour de ces trois
constellations ; de les repérer permet de mieux comprendre la
création virgilienne.
La systémique, elle, autorise un autre apport : le repérage des
dynamismes organisateurs qui définissent les systèmes ainsi
créés comme des forces en mouvement et en métamorphose,
tendant sans cesse vers des émergences et des dépassements
des antagonismes initiaux, organisés autour d’une force
médiatrice.
Enfin, une lecture comparatiste fait apparaître les points de
convergence entre les différents systèmes de représentation,
dans l’histoire et dans le monde, dans le temps et dans
l’espace. Chacun est unique, mais il est relié aux autres, à
ceux qui le précèdent et à ceux qui le suivent, dans une unitas
multiplex. Autant dire, pour revenir à l’Antiquité, que parler
de son actualité n’est pas une formule ou un effet de mode.
Plus précisément, le monde de l’Antiquité et le nôtre
40
s’inscrivent dans une grande chaîne de métamorphoses, faite
de ruptures, de tensions et de relations, et les études sur
l’imaginaire sont assurément un décrypteur efficace,
respectueux et rigoureux, de ces permanences et de ces
mutations, justement parce qu’elles envisagent la permanence
et la mutation comme le nexus même, la clef heuristique de
tout le système. Voici assurément du grain à moudre pour les
générations de chercheurs à venir, dans un domaine où
presque tout est encore à écrire.
Pour conclure, il reste à souligner les apports de cette
relecture de l’Antiquité inspirée des méthodologies de
l’imaginaire, dans l’anthropologie de notre temps.
D’abord, elle est utile au monde scientifique dans lequel nous
vivons, car elle montre des solutions à la fois différentes et
heuristiques, originales, non seulement pour mieux
comprendre le monde de l’Antiquité, mais pour élucider des
problèmes qui se posent à nos sociétés. En particulier, dans le
cadre d’une histoire des idées, cette méthodologie pose
comme fondamental le sens de la relativité (et donc
implicitement la respect de la différence), en montrant que les
solutions, les réponses de la science, ne s’inscrivent pas dans
la logique linéaire d’une diachronie, dans un progrès constant
et irréversible. Elles coexistent. Ainsi, la pensée analogique,
qui fut si importante dans l’Antiquité – et de façon générale
dans les sociétés traditionnelles – trouve un revival, et
redevient une clef de compréhension de notre monde ; mais
elle le fait en tenant compte des acquis, et en complémentarité
avec la pensée logique (et non plus, comme ce fut longtemps
le cas, en compétition avec elle), sous forme de ce que Jean-
Jacques Wunenburger appelle la « raison contradictoire »27, ce
que Stéphane Lupasco appelle la « logique d’antagonismes ».
41
Incontestablement, les pionniers de ce revival, et de cette
complexification, ont été d’un côté Gilbert Durand, et de
l’autre les promoteurs de la systémique et l’école de Palo
Alto, bien relayée en France par les travaux fondateurs
d’Edgar Morin.
Le métissage est à l’espace ce que le sens de la relativité est
au temps. Et les études sur l’imaginaire nous disent que la
relation passe par le métissage, par l’unitas multiplex, et par le
chatoiement pluriel des cultures qui s’enrichissent de leurs
différences. Si l’on considère qu’un des enjeux majeurs de
notre XXIe siècle sera sans doute de concilier la spécificité
des cultures et l’universalité des valeurs, on comprend que les
méthodologies de l’imaginaire soient un opérateur
particulièrement heuristique dans la compréhension et
l’élaboration des savoirs et des cultures de notre temps,
tendant vers la tolérance et la connaissance d’autrui.
Ensuite, cette relecture est utile au monde des antiquistes. Par
une sorte d’aberration collective, notre société est en train de
faire allégrement litière de toute sa mémoire, en particulier
celle de notre culture gréco-latine. Si l’on n’y prend garde, et
comme nous le disions au début de cet article, le patrimoine
linguistique et culturel gréco-latin ne sera bientôt plus
enseigné, donné à voir à nos étudiants que dans deux ou trois
universités spécialisées, au même titre que la culture
assyrienne, ou l’égyptologie. Or aller dans ce sens, au nom
des « économies d’échelles », et des arguments comptables,
c’est oublier deux données fondamentales :
− Pour nous, le latin et le grec ne sont pas une culture
exogène : ils sont étroitement liés à la fondation de notre
langue, et de nos mentalités. Les oublier, c’est oublier toute
une partie de nous-mêmes, c’est mourir un peu à nous-mêmes
42
et à notre passé. Sans la culture gréco-latine, nous survivrons,
certes, mais nous serons moins complexes, moins riches
qu’avant.
− À un moment où l’idée de l’Europe fédérée s’impose (non
sans mal, dans ses limites géographiques à fixer), ce serait
une erreur historique et épistémologique que de considérer la
romanité comme une caricature d’impérialisme, de structure
lourde, à la fois figée et monocentrée. C’est pourtant souvent
l’image qui en est véhiculée : il suffit de voir les parallèles
sommaires (et toujours implicitement désobligeants) entre
l’Empire romain et l’« Empire » américain.
Or, les Romains ont beaucoup à nous apprendre sur des
notions que nous croyons modernes : métissage,
décentralisation, fédération. Nous sommes même pris à
contre-pied, par rapport à des idées reçues : trop souvent, le
stéréotype véhiculé est que les Romains seraient des
impérialistes, des machistes, des traîneurs de sabre, impropres
à toute approche culturelle ou poétique. En fait, il se trouve
que, au cours de l’histoire, c’est souvent le regard que les
épigones de Rome ont porté sur elle qui a contribué à cette
réputation ; nous nous sommes donné à voir Rome telle que
nous voulions la voir, à travers nos propres préoccupations,
nos préjugés ; nous avons projeté sur elle nos idéologies ; en
un mot, nous nous sommes rendus coupables d’anachronisme.
De surcroît, le poids même de cette culture, perçue comme
une image du Père, ou de la Mère, n’a rien arrangé : tels des
enfants en crise, nous n’avons cessé de développer des
complexes de supériorité, ou d’infériorité, vis-à-vis de la
société gréco-romaine ; de récupérer leur exemples au profit
de nos intérêts ; de nous en servir comme des alibis. Nous
avions du mal à être neutres, et cela nous a conduits à des
43
attitudes paroxystiques : l’annexion des « humanités » par une
caste bourgeoise, puis, inversement, le rejet de la culture
classique au profit des études et des lettres « modernes », par
contrepoint. Mais c’était jeter le bébé avec l’eau du bain, et
rendre Grecs et Romains responsables de complexes, de
malaises et de maux dont nous étions les seuls coupables.
Un des intérêts, et non des moindres, des nouvelles
méthodologies développées par les sciences humaines, c’est
qu’il permet d’avoir une attitude à la fois plus compréhensive
et plus objective, vis-à-vis de ces sociétés. Nous espérons,
dans les pages qui précèdent, avoir mis en évidence
– que sur un plan généraliste, elles rendent compte de la force
du monde des images, prises comme représentations, en les
considérant comme les dynamismes organisateurs des formes
constitutives de notre psyché, et de la culture qu’elle projette.
C’est ainsi que les notions de complexité, de structure
« tissée », de système, deviennent les paramètres
d’investigation qui permettent de respecter à la fois le
mouvement et la spécificité de ces images formatrices.
– que sur le plan plus particulier des études anciennes, ces
schémas, inconnus jusqu’à une date récente, permettent une
« relecture » tout à fait intéressante, éclairant des pans entiers
de la pensée gréco-latine, qui ne nous étaient pas apparus
jusqu’alors. En particulier, on peut repérer une pensée de la
complexité, dont les Romains ont été en quelque sorte les
précurseurs, dans un domaine où l’on n’aurait pas pensé à
aller les chercher : la relation souple entre un centre et une
périphérie, le feed-back entre les mythes des Origines et une
pensée historique : autant de situations très actuelles sur
lesquelles nous butons au quotidien, et auxquelles la culture et
la société gréco-romaine ont apporté des réponses – voire des
44
solutions – que nous aurions tort de mésestimer, et qui
peuvent nous aider aussi à mieux comprendre, à mieux
construire le monde dans lequel nous vivons.
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46
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47
L’avenir du passé.
Médiévisme et sciences de l’imaginaire
Philippe Walter
L’homme littéraire est une somme de la méditation
et de l’expression, une somme de la pensée et du rêve.
Gaston Bachelard, L’air et les songes
Lorsqu’elle n’a pas sombré dans une logomachie suicidaire
(kristévienne, lacanienne ou autre), la théorie littéraire post-
moderne a parfois façonné une conception stérile de la
« textualité » qui a déteint sur l’analyse littéraire et les
écrivains. Tzvetan Todorov (que l’on ne peut guère
soupçonner de passéisme) se demande même dans un essai
récent si la littérature ne va pas mourir28. La pauvre ! Il est
vrai qu’à force de taquiner le « démon de la théorie »29, les
critiques littéraires ont souvent attisé des querelles de chapelle
ou des débats byzantins ; ils se sont éloignés de quelques
questionnements essentiels sur la finalité culturelle et la
légitimité des disciplines littéraires dans l’université du XXIe
siècle.
Les liens plutôt distendus entre littérature et philosophie chez
les intellectuels français ne facilitent guère les approches
croisées ni le renouvellement de méthodes critiques qui, pour
la littérature, remontent pour l’essentiel aux années 197030. La
philosophie est pourtant la discipline « épistémologique » par
définition. Par elle, arrivent les nouveaux questionnements.
Grâce à elle, de nouveaux concepts d’analyse peuvent se
construire. Aussi, peut-on concevoir aujourd’hui une analyse
littéraire qui ne se pose pas la question de ses fondements
épistémologiques ?
48
Dans le champ des études médiévales, la situation est encore
plus préoccupante. La conception plutôt muséologique et
patrimoniale qui pèse sur les études médiévales aujourd’hui
ainsi que la coalition des ignorances en matière de
pluridisciplinarité entretiennent souvent un conformisme
passéiste ou succombe à la plus molle paresse intellectuelle.
Les esprits frileux ou peu imaginatifs se réfugient dans un
textualisme31 stérile qui ressasse les pseudo-certitudes d’une
philologie refermée sur elle-même, ou qui s’abandonne aux
séductions du signifiant errant32 voire aux vertiges du
« métapoétique » qui engendre, comme on le sait, de la
métabêtise33.
TEXTUALISME
Pour une bonne partie de la critique moderne, un texte
littéraire n’a aucun sens absolu34. Il ne signifie que ce que l’on
veut lui faire dire. Blaise Pascal ne disait pas autre chose :
« Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve
tout ce que j’y vois ». L’esthétique de la réception35
commande ainsi toute notre relation aux œuvres du passé qui
ne détiennent aucune vérité intrinsèque à exhumer. Nous
créons et recréons sans cesse le sens des œuvres que nous
lisons même si nous pouvons avoir des garde-fous dans cette
projection permanente de notre présent sur les œuvres du
passé. En poussant le raisonnement à l’excès, il devient
inutile de s’intéresser au « sens » des œuvres puisqu’elles
n’en ont aucun. Ou, tout au moins, elles en ont autant qu’il y a
de lecteurs. Ce relativisme généralisé dessert l’idée selon
laquelle la littérature pourrait relever des sciences humaines,
car il n’est de science que du général et non du relatif.
Une des dérives les plus obtuses de ce relativisme
heméneutique est l’auto-référentialité, maître-mot de bien des
49
études post-modernes de « l’objet textuel »36. Elle consiste à
poser que les écrivains écrivent pour expliquer comment ils
écrivent des romans. Le moindre indice d’un texte devient
métaphore de la « production » littéraire. Un personnage qui
écrit une lettre (par exemple, l’ermite du Tristan de Béroul)
devient une figure spéculaire de l’écrivain qui se met en scène
et en miroir dans la fiction. Il est facile de généraliser le
procédé à toutes les œuvres de toutes les époques et de tous
les pays. Un tel réflexe (pavlovien) d’analyse devient vite une
tarte à la crème pour tous les critiques qui n’ont rien à dire ou
rien à commenter dans les textes. L’esprit souffle où il veut.
Ce ne serait pas bien grave si cette herméneutique réductive
ne disqualifiait pas voire n’insultait l’érudition. Elle coupe le
texte de la mémoire culturelle qui l’a porté. Elle donne
l’illusion de pouvoir parler de tous les textes sans même les
avoir lus. Inutile de souligner à quel point ce prêt-à-penser
(ou ce refus de penser) nuit à la réputation des études
médiévales et prépare la disparition de ces enseignements
universitaires jugés « parasites ».
Une autre conséquence du logocentrisme textualiste est la
réclusion du texte dans les structures abstraites (et
anhistoriques) du « style »37, de la « rhétorique », de la
« poétique » ou de la « sémiotique ». Au mieux, ces postures
d’analyse ne font que décrire le texte dans un métalangage
post-moderne qui vire souvent à la logomachie. Au pire, elles
le dissolvent dans des paraphrases38. Décrire n’est pas
expliquer. En ramenant la littérature à une pure abstraction de
langue, on nie son inscription dans la vie et dans l’histoire
d’un milieu et d’une époque.
Par rapport à ces errements, l’École de Grenoble a apporté,
sous l’impulsion de Gilbert Durand et des chercheurs de sa
50
mouvance, des perspectives d’analyse autrement innovantes.
La reconnaissance du rôle créateur (mythopoïétique) de
l’image (non seulement dans les arts visuels mais également
en littérature et dans les sociétés en général) a représenté une
étape décisive dans la constitution d’un « nouvel esprit
anthropologique » qui guide tous les centres de recherche sur
l’imaginaire. En langues et lettres, il s’est agi de dépasser les
préjugés positivistes qui dominent toujours la vieille critique
littéraire fondé sur une linguistique du mot et de la phrase
pour poser la question de la création humaine et du sens
poétique. Car même revêtue des atours de la psychanalyse
lacanienne, la « réduction du langage pré-linguistique aux
syntaxes et aux calembours d’une langue naturelle »39,
obsession de la quête lacanienne, ne saurait faire illusion. Elle
relève bel et bien de ces « herméneutiques réductives » dont
Gilbert Durand a dressé le portrait40.
HERMÉNEUTIQUE
On a longtemps ramené l’interprétation du fait littéraire à des
circuits fermés où l’histoire prétendait exercer son emprise41.
C’est encore parfois le cas d’une « vulgate » matérialiste
historique qui ne dit plus son nom mais qui continue de voir
le reflet des infrastructures dans les superstructures (donc
dans la littérature). Les travaux de J. C. Schmitt fournissent
l’exemple parfait du rhabillage d’un archéo-marxisme qui
s’annexe « l’imaginaire médiéval » comme témoignage
fossilisé d’un système de production économique fondé sur le
servage42. L’Église médiévale y toujours présentée comme
l’appareil idéologique manipulateur par excellence.
Lorsqu’elle traite de la question des revenants43, c’est pour
mystifier le bon peuple chrétien, pour le soumettre et le
terroriser afin de mieux l’exploiter. En somme, c’est une
51
version soft de « l’opium du peuple ». On a parfois cru sauver
la littérature de ce déterminisme historique en proclamant
l’imparable tautologie : « La littérature est une écriture ». Exit
l’histoire, arrivée de la linguistique et de ses « structures »
textuelles atemporelles (théories de l’énonciation, de
l’intertextualité, du sujet écrivant, etc.). L’histoire contre la
structure : vieux débat. Selon Paul Valéry, la littérature ne
serait somme toute qu’un usage particulier du langage mais il
ne faut pas trop compter sur elle pour expliquer ce
particularisme essentiel. Dans tous les cas, la banalité de
l’évidence linguistique dispense d’aller au-delà de la surface
textuelle et soumet les textes à un positivisme grammatical ou
à une description sémiotique bloquant toute velléité
d’interprétation. C’est le triomphe du logos sur le mythos.
Pourtant, la littérature n’est pas qu’un phénomène d’écriture ;
elle est aussi avant tout un phénomène de culture. Les
littératures (et écritures) vernaculaires n’apparaissent qu’à des
moments bien précis de l’histoire (vers le XIIe siècle).
L’explication de ce surgissement (de cette « résurgence »
disait Daniel Poirion44) n’est pas uniquement d’ordre
linguistique. Elle est aussi de nature anthropologique et obéit
à diverses causes de nature culturelle voire religieuse sur
lesquelles les historiens de la littérature45 sont restés peu
diserts. La littérature n’est pas qu’une écriture parce qu’elle
est aussi un phénomène de mémoire où un sujet créateur
s’approprie un héritage culturel pour le transformer et
l’enrichir. Les recherches sur l’imaginaire ont représenté une
avancée indéniable dans le débat critique : le « trajet
anthropologique » de l’objet (l’héritage culturel) vers le sujet
créateur puis l’investissement du sujet dans cet objet culturel
hérité apporte une solution aux impasses reconnues de la
vision uniquement psychanalytique ou uniquement
52
sociologique de la création, encore faut-il s’entendre sur les
modalités de cette alchimie sujet-objet.
La littérature donne à voir du réel, même si cet « effet de
réel »46 ne saurait se confondre avec son miroir. Que décrit ou
montre un texte ? Sur ce point, le concept-poubelle de
« représentation » occulte les jeux et enjeux d’une pensée
« symbolique » que met au contraire en relief le concept
d’imaginaire. Depuis les origines de l’humanité, l’être humain
pense par images et dessine des images avant de penser et
écrire à travers mots et concepts47. L’interprétation des textes
« littéraires » ne saurait faire l’économie de ce constat. Avant
les mots, il y a les schèmes et les images engagés tout
processus de création. Ne pas les voir ni même les
soupçonner, c’est méconnaître le dynamisme psychique de la
création. Dans l’esprit humain, tout est image, tout fait image
avant d’être formulé et la littérature est un de ces univers
privilégiés où vivent les images. Et ces images font sens.
En dépit de ce constat, les réflexes herméneutiques face à la
littérature restent encore trop souvent empreints d’une
philologie positiviste et aveugle qui méconnaît les impulsions
de l’image sous le langage. La littérature médiévale véhicule
souvent des traits mythiques dont la compréhension passe par
des réseaux d’images qu’une information ethnologique,
anthropologique et mythologique peut permettre de retrouver.
Faute de quoi, la lecture des textes s’expose aux contre-sens
ou aux banalités. Un exemple : dans le roman de Mélusine,
l’interdit de la fée Présine à son mari Elinas porte sur la
défense de la regarder pendant qu’elle est « en gésine »48.
Après avoir accepté cette contrainte, le mari l’oublie vite et
entre un jour dans la chambre de sa femme lorsque celle-ci
baigne ses trois filles. La sanction est immédiate : la fée quitte
53
son mari pour toujours. Cela signifie donc qu’être « en
gésine » et baigner ses enfants sont, dans le texte, deux
actions simultanées. Pourquoi donc ? La philologie a toujours
préféré ne pas s’attarder sur cette étrangeté pourtant il est clair
qu’au Moyen Âge « être en gésine » signifie accoucher.
Aussi, lorsque Mélusine baigne ses enfants, cela ne signifie
pas que ces derniers sont déjà nés depuis une période
indéfinie : ils sont en train de naître lorsqu’Elinas entre dans
la chambre. Le recours à la mythologie permet de comprendre
comment Présine peut mettre au monde ses enfants
(autrement dit être en « gésine ») en les baignant : tout
simplement parce que cet engendrement procède de celui des
poissons. Mélusine et ses sœurs naissent dans l’eau comme
des poissons et l’aînée des sœurs gardera toute sa vie la
marque de sa nature aquatique. Elle devra rester au secret tous
les samedis lorsqu’elle baignera son énorme queue de serpent.
Visiblement, ce serpent aime trop l’eau. Il n’est pas que
serpent. En réalité, Mélusine a une queue de serpent et de
poisson à la fois. Mythologiquement parlant, elle est un
serpent-poisson comme une anguille par exemple. Le bain de
la fée n’est alors pas un simple motif littéraire et réaliste ; il
définit l’être mythique de la fée, femme et poisson à la fois.
Le recours au schème mythique de la naissance animale
permet de lever l’ambiguïté apparente de la lettre du texte. A
travers cet exemple, on voit comment l’approche uniquement
immanente, vraisemblable et textualiste d’un motif mythique
conduit vers la méconnaissance d’un texte. La lecture
« littéraire » d’une œuvre médiévale ne peut ignorer le
déchiffrement mythique des motifs narratifs qui le composent.
Penser l’élément mythique colporté par un texte littéraire,
c’est ne jamais dissocier des motifs qui forment bloc tout en
faisant image. Par exemple, pourquoi Mélusine se baigne-t-
54
elle sous la forme d’une serpente avant de devenir un oiseau ?
Parce que son être impose d’associer ces deux natures dans
une même créature mythique. Seul, le portait du géant
Garganeüs que l’on trouve dans un roman de la fin du XIIe
siècle permet de répondre à la question et de trouver le
modèle d’une telle créature. Selon ce texte, Garganeüs
possède un corps de guivre (vouivre) volante, ainsi que des
jambes de serpent et de poisson (jamais le texte n’emploie la
coordination « ou »). Le géant a un corps mélusinien mais il
est aussi capable de voler comme Mélusine lors de ses
derniers instants parmi les hommes. L’homologie mythique
du géant Garganeüs et de Mélusine est parfaite. Les deux
créatures possèdent au détail près les mêmes attributs
physiques. On se trouve bien devant un fait de mythologie et
non de pure invention ou fantaisie littéraire. Les différents
motifs femme-poisson-serpent-oiseau ne peuvent pas être
dissociés. Le textualisme ne s’accroche qu’à la lettre du texte
en ignorant le contexte mythique des récits. Ce même
textualisme pense que les deux métamorphoses de la fée sont
dissociées ou qu’elles relèvent de la pure fantaisie de
l’écrivain. La mythanalyse montre qu’il n’en est rien en
soulignant des corrélations inattendues de motifs qui
composent « l’alogique du mythe ».
HEURISTIQUE
La mythologie était jadis l’apanage des études humanistes
(lettres classiques) car il n’était de bonne mythologie que
gréco-romaine. Les pionniers de la grammaire comparée au
XIXe siècle49 puis les ethnologues ont su revaloriser le mythos
sur le logos. On a pu alors reconnaître d’autres champs
mythologiques que ceux de la Grèce et de Rome et
promouvoir des mythologies japonaises, dogon,
55
amérindiennes, etc50. Cet élargissement du domaine
mythologique s’est accompagné d’une refonte
épistémologique de la discipline. La notion de mythe ne se
confondait plus avec une croyance naïve ou idiote mais elle
retrouvait une valeur positive et permettait de faire converger
vers elle bon nombre de spécificités culturelles d’une
civilisation (mode de vie, croyances, institutions sociales,
etc.). Le mythe devenait un révélateur privilégié de ces
marqueurs culturels.
On peut parler d’une fonction heuristique du mythe pour des
disciplines comme l’ethnologie, la littérature, la linguistique,
l’anthropologie, etc. S’ensuit un enrichissement considérable
de l’analyse dans les disciplines concernées. Par exemple,
pour la littérature. Trop souvent la critique reste victime d’un
mythe du mythe qui commence par désarticuler la notion
avant de conclure in fine à la non-pertinence de celle-ci pour
l’étude littéraire. Selon l’expression familière, c’est jeter le
bébé avec l’eau du bain. Il convient plutôt d’admettre que la
littérature n’est pas du mythe et que le mythe n’est pas de la
littérature. Le mythe existe d’abord sous une forme orale non
fixée (car il n’est pas un texte fixé) bien avant l’apparition des
premières œuvres littéraires. Le mythe sert souvent de
prétexte à la littérature qui l’enrobe d’une matière linguistique
changeante. L’Œdipe-Roi de Sophocle n’est pas la Machine
infernale de Cocteau ; pourtant la substance mythique
originelle de ces deux textes est identique : les « images
primordiales »51 attachées à Œdipe. La littérature rejoue le
mythe pour se l’approprier mais cela ne signifie pas que le
mythe s’est dissous en littérature et qu’il n’existe qu’à travers
elle. Le mythe est une matrice de l’œuvre d’art. Il lui donne
forme et substance. Il lui permet d’exister52. Il est clair qu’on
ne saurait confondre le fait mythologique et le fait littéraire
56
même s’ils s’imbriquent parfois l’un dans l’autre. Il est
impossible d’étudier la mythologie avec les méthodes de la
littérature ou vice versa53.
Au demeurant, la littérature n’est pas la seule forme
d’enrobage de la substance mythique ; la peinture, la
musique, le cinéma prouveraient que la forme d’expression
du mythe n’est pas seulement linguistique54, que le mythos ne
se réduit jamais unilatéralement au logos. La substance du
mythe renvoie à des images primordiales qui sont
mythopoiétiques, c’est-à-dire productrices d’art. Le mythe
produit de la littérature, de la musique, de la peinture, de la
danse, etc. Il est la substance qui meut l’esprit créateur appelé
à lui donner forme. De nos jours, l’approche cognitive pourra
certainement enrichir de tels constats ou approfondir ces
intuitions qui furent jadis celle de Gaston Bachelard et Carl
Gustav Jung.
Inversement, lorsque la littérature n’est pas le produit de
mythes préexistants (l’épopée homérique, la légende
arthurienne, etc.), elle peut elle-même fabriquer du mythe.
C’est le cas du graal qui naît au Moyen Âge de la
réinterprétation chrétienne d’un vieux fonds mythique païen.
Il n’existe pas un mythe du graal antérieur à Chrétien de
Troyes. C’est cet écrivain champenois qui, sans le vouloir
sans doute, a propulsé l’objet graal dans l’imaginaire
médiéval. Ce sont ses successeurs (à partir de Robert de
Boron) qui ont donné à cet objet fictif le statut d’une sainte
relique, témoin de la Passion du Christ55.
On le voit : la méthodologie des recherches sur l’imaginaire
littéraire que Gilbert Durand appelle aussi mythodologie56 ne
saurait se ramener au seul repérage des images « diurnes » et
« nocturnes » dans les textes d’après le répertoire
57
archétypologique fourni par les Structures anthropologiques
de l’Imaginaire57. Un catalogue universel des images (diurnes
et nocturnes) a-t-il d’ailleurs une utilité du fait même que
cette prétendue universalité pose un réel problème ? Comme
le faisait remarquer J. Chevalier58, la quasi-totalité des images
et symboles est bipolaire (le monstre est un symbole nocturne
en ce qu’il avale et dévore mais il est aussi un symbole diurne
en ce qu’il initie et fait renaître l’initié). Selon lui, Gilbert
Durand aurait dû une classification des images plus conforme
à cette ambivalence. Le travail reste à faire. L’étude des
pathologies mentales pourrait apporter ici leur lot
d’observations sur les mobiles psychiques du dynamisme
interne des images.
Cela dit, les recherches sur l’imaginaire littéraire procèdent
d’abord et avant tout d’une interrogation globale sur le rôle
dynamique de l’image dans la poétique, dans les mythes mais
aussi dans l’interprétation des œuvres artistiques tout comme
des phénomènes culturels et sociaux. C’est en ce sens d’abord
que la pensée de Gilbert Durand reste la plus actuelle. Elle
nous convainc que l’image, le mythe et le symbole sont des
réalités plus primordiales que le langage des mots. La pensée
ne se réduit pas au langage qui l’exprime. Il existe une pensée
par images59, parfois inconsciente, qui n’a pas encore
rencontré le langage et qui a un rôle structurant dans toute
création.
COMPARATISME
Avec son aplomb positiviste, le textualisme littéraire prône
qu’il n’y a rien en dehors du texte mais que tout est dans le
texte. Ce solipsisme textuel aboutit à une réification de la
littérature et à un nihilisme herméneutique. En réalité, un
texte n’est jamais un pur objet verbal sorti de nulle part. Il
58
n’est pas le produit d’une génération spontanée. Un texte est
composé de mots qui ont un usage social et une histoire. Il est
une œuvre de mémoire60. Il est mise en mémoire, comme on
l’écrivait au Moyen Âge, puisqu’il est une manière de lutter
contre l’oubli. Mais il est aussi œuvre de mémoire car il se
relie par des images fondamentales à des œuvres passées qu’il
transforme et enrichit en leur donnant du sens. L’Ulysse de
Joyce n’est pas qu’une réécriture à l’ombre d’Homère car
l’œuvre moderne nous « fait comprendre » Homère
autrement.
On aura compris que les recherches sur l’imaginaire ne
peuvent être que comparatistes61. Pour saisir la trame des
images qui tissent les textes, une « archéologie de
l’imaginaire »62 et de la mémoire mythique est nécessaire. Les
études sur les motifs ont été initiées par l’école finnoise de
folklore dirigée par S. Thompson. Elles sont un outil de choix
dans l’étude de l’imaginaire63. Ici encore, il ne faut pas trop se
focaliser sur les catalogues64 ou des archétypologies65 ni leur
demander ce qu’ils ne peuvent fournir, par exemple une
théorie généralisée de la narrativité ou des archétypes. Les
motifs sont en revanche des marques visibles d’infinies
variations structurelles. L’observation de leur métamorphose
est aussi importante (sinon plus) que leur classification. Le
motif ne peut se saisir qu’en transformation, parfois même à
l’état de simple trace. Il se trouve au cœur des transformations
inhérentes à toute fable mythique ou légendaire. Il ne peut se
comprendre que dans le système global qu’il dessine avec
tous les autres. Il est impossible de l’isoler.
Un motif (mythique) n’a pas de signification en soi ni même
d’existence à part ; il tire son sens du système de relations
qu’il tisse avec d’autres motifs à l’intérieur du système ainsi
59
que de sa fonction dans une séquence narrative. On ne peut
donc pas dégager la signification de motifs mythiques en
restant confiné à un texte isolé et statique. Ainsi, un mythe ne
se réduit jamais à la surface plane d’un texte mais il participe
plus largement d’une « mémoire » que nous qualifierons
d’indo-européenne et qui est la clé de sa logique interne.
Greimas affirme lui-même : « Un mythe n’est pas un récit,
c’est la totalité des transformations d’un récit. En passant du
syntagmatique au paradigmatique, on pourrait dire que la
culture indo-européenne est une totalité de
transformations »66. Autrement dit, pour comprendre le
système des motifs d’un mythe grec, celte ou slave, il faut se
tourner vers des mythes similaires dans les autres aires indo-
européennes afin d’étudier leur profil mythématique. Puis, il
s’agira de se demander si le mythe « indo-européen » existe
dans les aires non-indoeuropéennes, ce qui fournirait l’indice
d’un archétype. De telles études conduisent à cerner la
spécificité des cultures et de leur pensée mythique autant que
les permanences qui les relient à l’héritage commun de
l’homo sapiens sapiens.
Pour éviter la réclusion textualiste ou logocentrique de la
littérature, la mythologie et la linguistique (grammaire)
comparées représentent une chance exceptionnelle. Elles
permettent un nouveau regard à la fois sur la philologie mais
aussi sur l’étude des motifs mythiques. On a depuis
longtemps reconnu les affinités nombreuses existant au sein
des langues indo-européennes. Cette existence parallèle de
mythes similaires chez les Hindous, chez les Grecs, chez les
Celtes, chez les Slaves, etc. contraint à repenser totalement la
question des « sources ». Des similitudes morphologiques ou
fonctionnelles ne résultent pas forcément d’emprunts. Ce
n’est pas parce que le roi Marc aux oreilles de cheval67
60
rappelle le roi Midas aux oreilles d’âne que le premier est la
copie conforme du second et que les Celtes ont
nécessairement été « influencés » par les Grecs. Il y a en
revanche, dans les deux mythes, des motifs similaires qui sont
trop différents pour avoir été directement plagiés et trop
semblables pour que cette analogie relève du hasard.
L’hypothèse d’un modèle commun aux deux traditions
s’impose alors. Le raisonnement est exactement le même pour
certaines analogies lexicales dans des langues différentes.
L’existence d’un mot pater en latin et d’un mot Vater dans les
langues germaniques ne présuppose pas que le latin a
emprunté ce mot aux langues germaniques ou vice versa. Par
contre, une langue matricielle plus ancienne (en l’occurrence,
le sanskrit) fournit le thème indo-européen commun qui a
permis aux deux mots d’exister (et d’évoluer de manière
différenciée) dans deux groupes linguistiques séparés mais
d’origine identique. Un comparatisme interlinguistique peut
donc dévoiler des mécanismes profonds de l’évolution
linguistique.
Il en ressort un principe d’une grande fécondité
épistémologique. Une langue n’est jamais une structure
fermée sur elle-même. Elle n’existe qu’en devenir d’une part
et en système avec d’autres langues proches ou lointaines.
Aucune langue ne peut donc se laisse comprendre de
l’intérieur. Elle est nécessairement le stade plus évolué d’une
langue plus ancienne qui explique certaines de ses
caractéristiques (lexicales, morphologiques, syntaxiques). Ce
qui est vrai des langues l’est également des mythes, car le
mythe est une sorte de langue à sa manière, une langue à
l’intérieur de la langue qui n’a pas toutefois un
fonctionnement linguistique mais plutôt anthropologique.
C’est la raison pour laquelle la logique du mythe (« l’alogique
61
du mythe », comme écrit habilement Gilbert Durand68) n’est
pas celle du langage verbal et échappe à la rationalité et au
sens commun généralement convoqués dans l’interprétation
des textes.
LA PENSÉE ANALOGIQUE
Aux dires de certains, la pensée analogique serait la pire des
aberrations. Cette accusation est en réalité la forme policée
d’un intellectualisme positiviste, desséché et desséchant qui
se met dans l’incapacité totale de comprendre ce que Claude
Lévi-Strauss a appelé la « pensée sauvage », l’une des formes
les plus courantes de l’activité mentale humaine dans toutes
les civilisations et pas seulement chez les Bororos et les
Araras.
L’étude historique du vocabulaire philosophique (pour ne
prendre que lui) nous apprendrait que toute pensée est
analogique. Tout concept philosophique (par exemple :
« intuition », « théorie ») est issu d’une métaphore (visuelle
pour ces deux mots)69. En se banalisant par l’usage (en se
lexicalisant, disent les linguistes), le mot crée de nouvelles
couches de sens. Il n’est qu’à relire l’essai magistral de Paul
Ricœur sur la métaphore pour comprendre comment la
créativité du langage repose sur le procédé métaphorique70.
Il faut relire aussi les pages stimulantes que Sri Aurobindo71
consacra à sa « méthode philologique » d’interprétation des
textes védiques. Les spécialistes actuels de grammaire et de
mythologie comparées en approuveraient l’essentiel. Après
avoir noté la souveraineté des lois de l’évolution dans tous les
domaines de l’histoire terrestre, il note que ces lois
s’appliquent aussi au langage, instrument de la pensée : les
mots sont des croissances de sons « ayant certains sous-
62
germes à leur base. C’est de ces sous-germes que naquit
d’abord un petit nombre de mots primitifs, de racines-mères,
dont l’immense progéniture, à travers ses générations
successives, s’organisa en tribus et clans, en familles et
groupes sélectionnés, chacun d’eux ayant une souche
commune et une commune histoire psychologique »72. C’est
de cette arborescence que jaillit toute la richesse émotive du
langage. Les sons du langage ne servaient pas primitivement à
exprimer des idées (au sens philosophique du mot). « Ils
étaient plutôt les équivalents vocaux de valeurs sensorielles et
émotives fondamentales »73. Dans le monde actuel, c’est un
processus inverse qui est en marche : « la vie du mot devient
tout à fait dépendante de celle de l’idée qu’il exprime […]
l’idée devient prédominante, le son secondaire »74.
Ce que Sri Aurobindo exprime de manière empirique, la
grammaire comparée l’a formalisé depuis plus d’un siècle. La
philologie et la phonétique historiques sont loin d’être des
disciplines obsolètes. Elles ont, au contraire, un grand avenir
à condition de s’ouvrir aux problématiques de
l’archétypologie et de la mythanalyse. Pluridisciplinarité
toujours. Car dans les textes mythiques, le plan de
« l’expression » et celui du « contenu » (pour parler comme
Hjelmslev) sont loin d’être dissociés. Le mythe y est en
permanence codé par le langage75. Le mythe laisse des
marques et traces linguistiques de sa présence dans les textes
où il se déploie : ces marques sont tantôt des noms propres,
des flexions morphologiques, des noms d’espèce, etc.
Lorsque ces langues appartiennent à une même famille
linguistique (indo-européenne, sémitique, etc.), ces traces sont
linguistiquement analogues et homogènes.
63
Georges Dumézil76 a apporté sur cette question des
observations capitales. Commentant les textes relatifs à
l’Apam Napat védique « descendant des Eaux », il retrouve
dans le puits de Nechtan des Celtes et le Neptunus latin, le
codage d’un mythe indo-européen de la canicule. Les trois
noms propres (Napat, Nechtan et Neptunus) sont issus, de
manière quasi algébrique, d’une même racine indo-
européenne. Par ailleurs, les mythes sur lesquels s’appuient
ces mots possèdent des analogies de structure et de motifs qui
ne relèvent ni du hasard ni de l’imitation directe d’un mythe
par l’autre. Les trois mythes résultent d’un développement
particulier (dans une culture donnée) d’une même matrice
originelle, exactement comme les différentes langues indo-
européennes résultent d’une évolution différenciée d’une
langue originelle (mais nullement « première ») dont le
sanskrit offre un modèle approchant77.
La question des archétypes se pose alors de manière plus fine.
Il est clair que les mythes touchent aux archétypes car ils sont
traductibles dans toutes les langues de la terre. Mais, avant de
postuler l’existence d’archétypes a priori, il faut dégager et
étudier les mythes codés identiquement dans une même aire
linguistique et ensuite confronter ces mythes matriciels à ceux
d’autres aires linguistiques. Ce n’est qu’à ce prix que la
question des archétypes pourra être repensée78. C’était ni plus
ni moins le programme fixé par G. Dumézil à la « nouvelle
mythologie comparée »79. La Terre Promise de toute
mythologie comparée est pour lui la « découverte de lois dans
le fonctionnement de l’esprit humain ». On ne saurait trouver
d’objectif plus interdisciplinaire (nationalement et
internationalement) pour briser l’isolement de secteurs
confidentiels de la recherche universitaire80.
64
LA SAVEUR DU MONDE
Il est une autre raison (essentielle) qui conduit à refuser le
textualisme et ses travers. Les civilisations du passé n’avaient
pas coupé le lien ombilical qui relie les mots aux choses. Elles
vivaient au contraire dans le sentiment d’une transparence
absolue des mots et des choses, à telle enseigne que pour un
Isidore de Séville (c.570-636) par exemple, étudier les choses,
c’est d’abord étudier les mots qui les désignent. Dans un
ouvrage célèbre, Michel Foucault81 avait montré qu’autour du
XVIIe siècle s’accomplissait une rupture capitale dans
l’histoire de la culture occidentale. À cette date, les « choses »
(les êtres vivants autant qu’inanimés) obéissaient aux lois
physiques ou biologiques de leur propre devenir et non plus à
celles de leur représentation, en particulier linguistique. La
science moderne s’établit sur cette rupture entre le signifiant
et le signifié (la linguistique moderne entérine ce divorce en
édictant le postulat saussurien de l’arbitraire du signe).
Le Moyen Âge ignorait pourtant cette dichotomie. Pour lui
« les noms étaient déposés sur ce qu’ils désignaient » et
signifiaient. Nul arbitraire du signe. Bien au contraire, le mot
définit la réalité qu’il désigne au moins autant qu’il
l’interprète. « Le langage n’est pas un système arbitraire ; il
est déposé dans le monde et il en fait partie à la fois parce que
les choses elles-mêmes cachent et manifestent leur énigme
comme un langage, et parce que les mots se proposent aux
hommes comme des choses à déchiffrer »82. C’est
probablement la meilleure définition de l’anti-modernité du
Moyen Âge. Mais c’est peut-être aussi providentiellement le
moment où le pré-moderne peut rencontrer le post-moderne et
contourner avec bonheur le continent aujourd’hui ravagé de la
modernité qui a sombré corps et biens dans les grands
65
totalitarismes du XXe siècle. En ce sens, le mythe serait bien
une « voix méconnue du réel » selon l’heureuse formule de
René Girard83.
Car ce n’est pas seulement le sens des choses qu’il faut
retrouver mais leur âme et surtout leur saveur. Au-delà de
l’intellectualisme scientifique, il y a les incandescences de
l’imagination, le rêve sur la matière, ce « droit de rêver » dont
Gaston Bachelard a montré la fécondité pour la science elle-
même. Et ce rêve-là, il appartient justement à la poésie de
l’entretenir. L’imaginaire peut réenchanter du monde, encore
qu’il ne faille pas lui prêter toutes les vertus puisqu’il n’est
pas neutre et qu’il peut aussi être instrumentalisé (par la
publicité, la politique, etc.). Toutefois, remettre en dialogue la
littérature avec certaines sciences peut donner aux œuvres une
nouvelle légitimité surtout lorsqu’il apparaît clairement que la
littérature parle de l’homme en des termes qu’aucune science
ne peut formuler. Parmi les sciences sociales, l’ethnologie est
d’un intérêt tout particulier pour la littérature. Elle redonne du
« corps » à cette dernière : elle initie notre regard critique sur
la littérature à d’autres logiques de l’humain que celles issues
de notre expérience limitée et que nous croyons retrouver
dans les œuvres du passé, souvent de manière anachronique84.
Les savants critiques qui se sont penchés sur le lai du
Chèvrefeuille de Marie de France ont disséqué toutes les
formules grammaticales, rhétoriques, métriques de ce court
texte. Très peu semblent avoir compris que l’œuvre repose sur
l’essence et l’usage ethnique d’une plante (le chèvrefeuille) et
d’un arbuste (le coudrier) qui, au Moyen Âge, ont une
couleur, une forme, une odeur et une fonction. Un certain
nombre d’entre eux seraient fort en peine de reconnaître un
plant de chèvrefeuille ou d’utiliser toutes les vertus d’une
66
baguette de coudrier. Or ce savoir est indispensable à la
compréhension du texte de Marie de France85. A force de
cultiver l’autoréférentialité, on finit par oublier la vie elle-
même ainsi que l’humanité dont la littérature est pétrie. Marie
de France écrit un lai sur le rossignol mais combien
d’étudiants dans un amphithéâtre reconnaissent le chant de cet
oiseau si différent de celui de la mésange ou du loriot ? Très
peu. C’est l’inéluctable conséquence d’un enseignement
intellectualiste qui a perdu le contact avec les réalités du
monde. L’analyse littéraire est devenue si artificielle qu’elle
ignore de quoi les textes parlent. Qu’importe ! Elle finit par
décréter que le texte ne parle de rien d’autre que de lui-même
!
Le but des recherches sur l’imaginaire est de mettre les
disciplines en dialogue et de faire surgir ainsi de nouvelles
problématiques d’abord, de nouvelles méthodologies puis de
nouvelles herméneutiques ensuite. Des disciplines
universitaires meurent aujourd’hui parce qu’elles n’ont pas pu
s’ouvrir à d’autres qui leur auraient permis de se renouveler.
Toutefois, cet objectif d’ouverture interdisciplinaire est une
aspiration élémentaire, encore faut-il qu’il ne soit pas
contrecarré par les structures institutionnelles rigides de la
recherche en France86. Nous vivons encore dans la fiction de
disciplines d’enseignement aux contours stables et cohérents.
Mais la réalité de la recherche est bien différente. Quelques
exemples : la géographie est remplacée par les sciences de
l’environnement ou la géopolitique. L’histoire évolue en
anthropologie historique ou culturelle. Les études littéraires
composent un domaine très disparate qui va de l’histoire
littéraire et des études culturelles à la linguistique, en passant
par la poétique, la littérature comparée ou la stylistique.
67
Dans son ensemble, la recherche française reste fortement
cloisonnée : en littérature française, on est spécialiste d’une
période ou d’un siècle (Moyen Âge, XVIe, XVIIe, etc.), voire
d’un genre quand ce n’est pas d’un unique auteur. Avec cet
incroyable émiettement disciplinaire, la recherche s’égare
vers l’infime et le minuscule et perd de vue l’essentiel : la
nécessaire unification des savoirs et la fécondation réciproque
de leurs champs. Sans doute faut-il relire le bel essai
qu’Ernest Cassirer consacra à Nicolas de Cues et à sa vision
d’un savoir épistémologiquement unifié87. Ici encore, Gilbert
Durand avait prédit la résurgence d’une « science de
l’homme » qui perpétue, dans sa singularité, des données
culturelles transmises par les savoirs traditionnels88. Le
Moyen Âge offre un immense champ d’observation sur cette
tradition multiséculaire. Plus que jamais, au moment où la
littérature est sommée de raviver sa légitimité, l’humanisme
d’hier, d’aujourd’hui et de demain impose questionnement
universel, foisonnement littéraire, éclat de l’érudition,
élargissement infini de l’horizon, liberté critique, curiosité
planétaire. Dans le médiévisme français du XXIe siècle,
l’idéal est loin d’être atteint. Alors, au travail ! Les livres les
plus importants sont toujours ceux qui restent à écrire.
68
Imaginaires - Champ francophone
Arlette Chemain
Lorsqu’une société expurge ses recours à l’imaginaire
profond et retient les rôles les plus adéquats à la
conceptualisation et à la rationalisation,[…], ce sont les rôles
marginalisés qui sont le support d’un mythe riche et
fécondant dans la psyché collective.
Gilbert Durand, 1997
Aux lendemains de 1968, chaque automne, sur les hauteurs de
Jacob Bellecombette en Savoie, le Centre de recherche sur
l’Imaginaire fondé par Gilbert Durand, le premier des CRI,
ouvrait un autre horizon aux travaux des chercheurs en
Lettres et Sciences humaines. Ceux qui en poste au loin,
entreprenaient des recherches sur un corpus nouvellement pris
en considération, constitué par les littératures en langue
française hors de France, « littératures du tiers-monde »,
« contre-littératures », « littératures mineures » (G. Deleuze),
doivent beaucoup à ce nouvel esprit, à l’aube de recherches
fécondes. Re-nommées ensuite « littératures émergentes »,
« lettres francophones » et plus tard encore « littératures-
mondes » (manifeste de mars 2007), ce champ constituera
bientôt un vivier où pourraient se ressourcer la pensée et la
sensibilité occidentale, rappellera trente années plus tard le
maître fondateur : « ce sont les rôles négligés et marginalisés
qui sont le réservoir des ressourcements mythologiques[….].
La classification des rôles comme l’avaient souligné les
anciens grecs ou latins, en divinités intra ou extramuros » ne
peut-elle être transposée en une opposition entre centre et
périphérie ? « De même que les Romains s’enrichissaient de
la littérature extra muros, celle des ‘barbares’, les périphéries
69
sont un réservoir d’images et de mythes », écrit Gilbert
Durand dans son Introduction à la mythodologie89. Les
littératures ainsi considérées constituent un vivier où
l’imaginaire occidental se ressource. Les littératures
d’inspiration pluriculturelle rassemblées sous l’étiquette
francophone ou francographe, ont un intérêt en ce sens,
suggère une étude Le nautonier, l’interprète et le prophète, ou
comment sortir de la marginalité90. Dans un monde qui se
dessèche, la revitalisation viendra des marges. Ma
contribution se limitera au domaine littéraire de la
francophonie même si celle-ci fut remise en cause récemment.
Quelques exemples montreront l’importance de la pensée de
Gilbert Durand pour nos recherches et celles de doctorants.
Pour rendre compte d’une écriture nouvellement reconnue,
pour la faire accepter par les spécialistes ou par le grand
public, les travaux de l’anthropologue grenoblois furent
déterminants. L’immense culture durandienne permit le
dépassement d’une approche devenue conventionnelle, dont
on percevait les limites. Le contact avec l’œuvre de Gilbert
Durand autorisait une ouverture et un affranchissement par
rapport aux méthodes d’une « Nouvelle critique » qui alors se
sclérosait. Pour s’affranchir d’une socio-critique
exclusivement attachée dans le tiers monde à souligner
l’engagement militant, pour se déprendre d’un structuralisme
qui en littérature entre autres devenait rigide, ou d’une
approche psychanalytique contestée, les méthodes introduites
par Gilbert Durand furent une ouverture. On perçut les limites
d’une socio-critique devenue conventionnelle qui rapportait
les textes de fiction essentiellement au contexte social,
observait l’impact des structures de la société sur la structure
de l’œuvre (Structuralisme génétique de Lucien Goldman,
Théorie de la production littéraire de P. Macherey). La
70
possibilité d’un impact en retour de la littérature sur la société
motivait l’écriture, annonçant le trajet anthropologique. Dans
les pays subsahariens, à la fin de l’ère coloniale et
immédiatement après l’accès aux Indépendances nationales,
les circonstances voulaient que l’on privilégie l’engagement
et la vocation militante de l’écrivain jusqu’à épuisement. La
richesse créative en souffrait. La contestation, la dominante
politique finissaient par lasser le lecteur le plus engagé, élite
africaine ou adeptes au quartier latin. Lorsque la volonté
d’instruire ou de libérer ne sufisent plus à fidéliser un public
(colloque L’écrivain et son peuple comme producteurs de
civilisation, Yaounde, 1973)91, il y faudra le soutien de
l’imagination.
Dans le même temps, la volonté de dépasser une écriture
revendicative parfois de manière systématique, conduit
certains littérateurs à valoriser les approches structuralistes
qui permettaient d’évacuer les points sensibles, de feindre une
posture de neutralité devant des textes en situation de crise
politique (Tanella Boni, Écrire en état d’urgence).
L’observation des lois de l’écriture (par G. Genette,
M. Greimas), de la « fabrique du texte », au niveau de
l’écriture et de la réception critique92 avaient pour
conséquence de négliger ce que Barthes lui-même nomme
« le plaisir du texte », cette insistance s’avéra incompatible
avec une créativité soudain libérée. Comment se défaire de
l’engouement pour une théorie et une pratique devenues
sclérosantes, pour s’affranchir d’un formalisme étroit et d’un
mal qu’Antoine Compagnon nomme « Le démon de la théorie
? », La pensée introduite par Gilbert Durand permit une
reconversion. Pour atteindre le cœur, l’implicite de l’œuvre,
comme il est repris à l’Université de tous les savoirs93, comme
pour introduire les écrits auprès du lectorat élargi, ce qui est la
71
fonction du critique, pour dialoguer avec l’écrivain (Article
« Réception - création - La littérature en langue française »94),
l’attention portée à L’imagination symbolique, dès les
années 1970, introduit une véritable révolution copernicienne.
Ce mouvement entraîne une reconversion à deux niveaux,
celui de l’écriture et celui de la critique littéraire au rôle de
passeur. Enfin la mythocritique vint ! Comme pour répondre à
l’inquiétude du maître dont certaines pages étaient un cri
d’alarme devant l’appauvrissement de notre imaginaire,
voire le refus de cette dimension humaine, car l’homme
occidental, faute d’accepter la fertilité de son imagination,
court le risque d’être mutilé, coupé de son héritage mythique
– et poétique95, l’attention portée aux créations littéraires de
langue française, apporte un enrichissement. Une série
d’ouvrages collectifs en témoignent comme Littérature et
francophonie, en 1989, précédent L’éternel retour de 1992,
depuis Imaginaires francophones jusqu’à Eclipses et
surgissements de constellations mythiques96 en 2002. La prise
en considération d’une littérature « écartée » aux différents
sens du terme, lointaine et marginalisée sollicite et enrichit
simultanément « la mythodologie » selon Gilbert Durand.
Cette méthode est particulièrement féconde lorsqu’elle
s’applique à un corpus produit dans les pays lointains, dans
un contexte qui échappe à l’influence cartésienne et
s’affranchit de l’obligation de la pensée unique ; telles sont
les littératures dites périphériques par rapport à un centre qui
serait francilien, littératures dites aujourd’hui « du grand
Sud » – ce qui permet à Gilbert Durand de considérer un
comparatisme « de grand large ». Cette ouverture, l’obvie
plutôt que l’obtus, titre posthume de Roland Barthes97, est
72
pertinente pour prendre en considération des énoncés
réinsérés dans la culture d’origine des auteurs.
L’imaginaire est sensible au niveau de l’écriture créative, de
la fiction engendrée, et au niveau de la glose dite aussi
« littérature scientifique » qui en rend compte, pour une
réception analytique puis une répercussion dans un public qui
s’élargit. Dans certains pays, au temps de la guerre froide,
après avoir été condamnés voire interdits par un
gouvernement marxiste-léniniste aligné sur Berlin Est et
Moscou, les mythes, les croyances, le réalisme magique, le
merveilleux propre à la culture orale, s’insinuent dans la
fiction écrite, ce pourquoi les textes de L. S. Senghor,
Tchicaya U Tam’si ou Labou Tansi, Ahmadou Kourouma en
Afrique subsaharienne, ou Patrick Chamoiseau en Martinique
auteur de Biblique du dernier geste, ont conquis
progressivement un droit de cité. Au Congo-Brazzaville la
pratique d’un écrivain comme Henri Lopes évolue d’un
“réalisme critique” au “réalisme magique” (tel que défini par
Carlo Fuentes en Amérique du Sud).
Les écrivains introduisent un fond culturel de croyances,
d’images, et se ressourcent dans la littérature orale. Les plus
déterminés révèlent une créativité hors du commun aux
Antilles, en Afrique subsaharienne, dont sauront rendre
compte plus tard des autochtones. Devant ce phénomène, le
lecteur se déstabilise. La critique tente de ramener le
foisonnement verbal à des critères ordonnés selon les
orientations définies dès l’ouvrage fondamental de 196098.
Dans une démarche réflexive, le critique littéraire passe de
travaux sur La ville dans le roman africain (1986), travaux
encore lourds du poids des conditions sociales décrites, même
si le dernier chapitre annonce la psycho-critique99, à une
73
perception de L’imaginaire du roman africain. Dans le même
temps, la réflexion critique passe de l’observation d’une
émancipation féminine niée ou encouragée dans le roman à
thèse, à l’observation de La figure de la mère perdue et
retrouvée, aux sources de l’écriture en langue française en
Afrique subsaharienne100. Un matriarcat vécu ou fantasmé,
engendre des écritures de ressourcement ou de renoncement.
L’apport de Gilbert Durand s’avère déterminant.
La pensée durandienne confrontée à différentes cultures y
puise une validité renforcée. L’approche de l’Afrique
subsaharienne plus particulièrement, confirme la pertinence
des théories mises à l’épreuve. Le temps linéaire des sociétés
industrielles confronté au temps cyclique, un ‘décor
mythique’ où dominent les constellations d’images qui
traduisent l’angoisse devant le devenir, protestation devant le
sentiment de ‘dépossession’ (titre d’un pièce de Seïdou
Bokoum) ressenti face à une situation historique non
maîtrisée, d’une communauté privée par la colonisation de
son devenir historique se perçoit, observe Roger Chemain qui
poursuit : les civilisations autochtones n’ignoraient pas les
idoles meurtrières de Chronos : les contes et récits
initiatiques étaient riches en monstres dévorateurs, en figures
de sorcières, en labyrinthes […]. Dans la mentalité
traditionnelle existe un univers de terreurs nocturnes encore
présent chez les citadins auteurs de romans post-coloniaux
insiste le critique dans une Esquisse d’un décor mythique du
roman africain101. Des communications sur Les mythes
ancestraux à l’épreuve du changement (colloque Savoir
rationnel et savoir imaginaire)102, introduisent une lecture
renouvelée des textes en langue française subsahariens. Tabou
du sang menstruel, croyance aux mangeurs d’âmes observés
par G. Calame Griaule en Afrique de l’Ouest et par
74
Hagenbucher Sacripanti, en Afrique centrale bantoue,
persistent dans la cité que Balandier retint comme
paradigmatique des Brazzaville noires. Le poète congolais à
son tour, qui s’adresse à Toi l’étrange cultivateur
transmigrant, sait la persistance de la mentalité du paysan
coulée dans la pierre103.
Cependant Il existe des ruptures fortes dans le roman réaliste
et polémique africain, genre emprunté à l’Occident, poursuit
Roger Chemain. Les images littéraires se chargent de la
cristallisation d’une angoisse atavique. Un régime
antithétique de l’image convient au caractère conflictuel de la
rencontre historique Europe/Afrique, au XIXe puis au XXe
siècle (op. Cit. 1986). Sous la pression des circonstances
historiques et politiques, se perçoit une inversion des figures
dominantes et leur appauvrissement. Ainsi l’ambivalence de
la figure maternelle se réduit, et seule la composante
terrifiante survit. La « mère dévorante » connaît une
épiphanie obsédante. Grandes mères archaïques des
civilisations agraires, le passage au matriarcat les rend
terribles. Mythes inversés, mère et phagie se rejoignent
symbolisant les relations mère-fils. L’œuvre de Tchicaya U
Tam’si actualise un cannibalisme récurrent sinon réel du
moins fantasmé. Le poète insiste sur l’image de la Mère
victime et complice de la colonisation104. Les mythes privés de
leur antithèse, leur ambiguïté évacuée, la littérature se vide
de sa sève créatrice. Le mythe se dégrade en stéréotype (celui
de la marâtre, ou celui de la séductrice), confirme France
Mesmin d’Estienne Frémeaux dans sa thèse sur L’Afrique des
royaumes – Contribution à l’étude de l’imaginaire colonial105.
Ainsi France Frémeaux en poste à Montpellier, à Chambéry,
discrètement fidèle à Gilbert Durand, analysant une littérature
75
de l’époque coloniale, situe la part faite à l’imaginaire dans
un corpus daté et localisé ; dans une progression précédant ou
accompagnant l’avènement des littératures africaines écrites,
elle note : La littérature coloniale semble se prêter plus au
repérage idéologique qu’à une étude de l’imaginaire. Se
voulant documentaire, mais reflet de lourds préjugés, elle
reste pauvre et d’un contenu répétitif et plein de clichés. Les
mots qui la tracent créent pourtant des images récurrentes,
celles d’un Autre impossible à comprendre et qui effraie,
celles d’un ailleurs trop lointain. Ces images s’organisent
autour de trois figures : l’enfant de toujours, le premier
guide, la femme aux deux visages, aux deux peaux, la
blanche, la noire, le roi enfin, pontife en qui les contraires
tentent de s’accorder. Roi noir, petits rois blancs, chacun
assure le passage de l’ordre du mythe à celui du réel (op. cit.)
La mythocritique selon les principes de Gilbert Durand,
enrichit également les études consacrées au pourtour
méditerranéen, en même temps que celui-ci se perçoit mieux
à partir des données de l’imaginaire. Au Liban, à un dîner de
fin de Ramadan, participait grâce à Jeau et Zahbida Jabbour,
le traducteur des Structures en langue arabe. Les études sur
l’interculturalité Maghreb – Afrique subsaharienne, mettent
en cause évangélisation, Islam, fond animiste. La mise en
relation des littératures d’Afrique du Nord et d’Afrique noire,
aborde les problèmes religieux ou sexuels dans la recherche
de Samira Douider : Cinquante ans d’écriture du roman
maghrébin et subsaharien – Récurrences et mutations (thèse
éditée)106. Plus spécifique est l’étude de Fadela Matbout :
L’univers romanesque de Tahar ben Jelloun et de Tchicaya U
Tam’si : deux imaginaires contrastés et complémentaires107.
Concernant la rive Sud de l’espace dit mare nostrum,
s’impose une réflexion hongroise à partir de l’examen
76
imagologique de textes d’auteurs francographes maghrébins
y compris ‘beurs’. Tenant compte du contexte, l’observatrice
constate avec finesse un décalage entre le surgissement d’une
image dans l’imaginaire de l’auteur et les tournants décisifs
de l’Histoire, en mesure de changer ladite image. L’influence
du pays jadis dominant sur les phénomènes de l’imaginaire
fait que les stéréotypes de la culture regardante restent en
concurrence avec les images renouvelées de l’Autre dont
l’actualisation suit un rythme particulier. Les idées de
Memmi, Fanon, Sartre, Laabi ou Eliade nuancent les
révélations sur les scénarii mythiques surgis dans les textes
narratifs (Szonja Hollosi, Transformations mythiques et
contextuelles dans les Littératures francophones du Maghreb
– Approche pluridiscipliaire108.
Dans la narration francophone où le schéma ascendant épique
demeure en tension avec le régime mystique, l’imaginaire
s’érige autour d’une figure paternelle problématique... La
figure de l’androgyne inévitablement présente dans les écrits
de Rachid Boudjedra, de Tahar Ben Jelloun entre autres, est
perçue comme la métaphore d’une double culture arabe et
occidentale, d’une double appartenance kabyle ou berbère, ou
amazigh et arabe, en accord avec des personnalités créatrices
schizées, en situation de bilinguisme. Le retour aux mythes de
la culture originelle caractérise La mère du printemps - L’oum
er-bia (Chraïbi, 1992) ou L’homme du livre (id. 1994), ou
L’invention du désert de Tahar Djaout (1994), aussi bien que
Loin de Médine d’Assia Djebar. Le lecteur prend conscience
de la résurgence de rituels animistes qui rappellent ceux qui
persistent au Sud du Sahara. (A. C., Permanence et
résurgence du fond méditerranéen dans les littératures de
langue française, Univ. Szeged, 2001). Najate Nerci au
77
Maroc, saura analyser et transmettre Le mythe d’Ounamir
représentatif de la culture amazigh ou berbère109.
Dans le processus observé, l’actualisation d’un substrat
mythique sous-tend l’écriture de fictions liées à des contextes
culturels spécifiques. Entre oralité et écriture, Agnès Rogliano
introduit L’imaginaire du conte : un ourobouros pluriculturel
; elle montre comment les structures anthropologiques de
l’imaginaire dépassent la dimension de l’oralité pour
s’imposer dans l’écriture à partir du conte Corse110; dans ses
articles, elle associe Symbolique du ventre maternel et
éducation. Elle analyse des métamorphoses légendaires,
opposant Humains ornitomorphes et oiseaux
anthropomorphes. Aux abords du Bosphore, une approche
selon les principes des Centres de Recherche sur l’Imaginaire,
éveille un nouveau public : Introduction à l’imaginaire de
Nedim Gursel et Réflexion sur l’art : ‘Les turbans de Venise’
(A. Chemain, Univ. Galatasaray, 2006)111, données
immédiatement reprises par les enseignants.
Les théories de Gilbert Durand aident à mettre en valeur
l’imaginaire correspondant à chaque aire partiellement ou
exclusivement francophone (selon le vocabulaire de
l’AUPELF). Au Canada, la quête d’identité doublée de
l’aspiration à une pureté originelle opposerait l’imaginaire du
Québec axé sur l’enfance (culte de St Jean Baptiste) à celui de
l’Acadie éprise de virginité (culte de l’Assomption). Ainsi
Monique Boucher-Marchant observe dans les imaginaires
québécois et acadien l’archétype de l’enfance. Le thème de
l’enfant traverse les œuvres contemporaines comme L’Avalée
des avalées, Va savoir, portrait parodié dans Les enfants du
Sabbat d’Anne Hébert. Enfance, virginité et errance se
retrouvent dans les récits et les contrées du Nouveau
78
Brunswick, de la Nouvelle Écosse, expression du sacré en
rapport avec l’idéologie messianique qui a accompagné la
conquête des Amériques selon les analyses proposées dans
Imaginaires francophones à la Faculté des lettres de Nice
(1995). L’errance initiatique, l’attrait du voyage et des grands
espaces voient leur valeur euphorique contredite par
l’attirance pour les grandes villes, nouvelles Babylone
américaines, et les récits révèlent l’échec d’une quête non
résolue. Dans le roman d’Anne Hébert Le premier jardin,
l’imaginaire biblique double l’imaginaire personnel, et en
Acadie le journal hebdomadaire de la communauté pendant
cent ans, L’évangéline transmet le mythème du paradis perdu.
Dans Pélagie la charrette d’Antonine Maillet, « la révélation
d’un complexe mythique archaïque qui se rapprocherait des
mystères d’Eleusis, rappellerait la descente aux enfers de
Perséphone ainsi que la quête de Déméter. Aussi l’analyste
conclut avec sagesse : Vain est le désir de fuir les racines
culturelles alors que l’importance accordée à l’imaginaire
montre qu’elles restent vivantes malgré le déni 112.
La pensée de Gilbert Durand éclaire les écrits des périphéries
immédiates. Les études sur I. Calvino prolongent celles
d’Aurore Frasson Marin. Le traducteur prend la dimension
d’une figure mythique étudiée par Sandra Garbarino traitant
des Médiateurs d’Italo Calvino en France113. Les Lettres
françaises de Belgique, les récits de la Vallée d’Aoste, mis à
l’épreuve des « structures anthropologiques de l’imaginaire »
prennent tout leur poids de sens.
En Corée du Sud, les conférences eurent un impact sur les
recherches et les enseignements de Sookhee Chae. Invitée à
Nice, accueillie par J.-J. Wunenburger, ses études intègrent
les recherches sur l’imaginaire lorsqu’elle met en regard le
79
mythe de Sorobuin et celui d’Orphée (Nice, Actes de Éclipses
et surgissements de constellations mythiques, 2002). Notons
que le mythe d’Orphée se trouve réactivé dans différents
ensembles, comme le confirme A. Bouloumié dans sa
contribution aux mêmes Actes (Nice, 2002). La constitution
de figures éponymes en lesquelles se résume et se concentre
un mythe, suffisent à le nommer : Eurydice, Œdipe, Pénélope.
Les théories minutieusement détaillées par Gilbert Durand
dans sa conférence Pas à pas la mythocritique qui reprend les
notions de définition d’un bassin sémantique, aménagement
des berges, périodicité, crues et résurgences de configurations
mythiques, dans un vocabulaire « potamologique »
(Imaginaires et Littérature II, Recherches francophones,
Nice, 1998), éclairent des œuvres et des mentalités lointaines,
et l’observation de celles-ci renforce l’impact des théories.
La mythocritique en relation avec d’autres méthodes acquiert
sa pleine dimension. Cette synergie fut particulièrement
féconde en ce qui concerne l’approche des littératures venues
du Sud. Elle implique au moins trois disciplines :
l’anthropologie, l’histoire, la littérature comparée. En Afrique
où l’anthropologie comme l’histoire, aident à s’initier à un
substrat culturel et à un environnement complexe, la voie
indiquée par Gilbert Durand se renforce des observations des
anthropologues. Cette approche permet de saisir ce qu’un
écrivain comme Sony Labou Tansi nomme les tropicalités :
concept qui a son origine dans l’authenticité des traditions,
l’environnement naturel et la météorologie, ainsi que dans le
fonctionnement des sociétés : coutumes anciennes ou
dysfonctionnements récents comme la corruption reprochée
aux élites, usages introduits par les nouveaux régimes
80
politiques depuis la colonisation et l’accès aux Indépendances
nationales.
Percevoir l’imaginaire dont sont riches les littératures de
langue française, associe l’anthropologie telle qu’enseignée
par Levi-Strauss à l’époque des structuralismes omniprésents
dans différentes disciplines. La potière jalouse ou Le regard
du lynx114, présentent un intérêt certain pour la compréhension
d’ouvrages littéraires exophones en gestation dans des
cultures différentes. Les structures élémentaires de la parenté
demeurent efficaces pour comprendre tel roman dont la trame
repose sur l’échange d’une femme contre une dot, laquelle
servira à acheter une bru pour le fils, et ainsi de suite, créant
une chaîne insécable, pratique qui structure par exemple
Perpétue ou l’habitude du malheur (Mongo Beti, 1975) ; ce
schéma se retrouve dans le théâtre camerounais en langue
européenne qu’étudie M. T. Ambassa. En Afrique de l’Ouest,
les études comme celle d’Arlindo Mendes sur Les rituels de
la mort au Cap Vert, sous la direction de Abel Kouvouama115,
préparent à la lecture des romans en langue seconde de grande
diffusion, ainsi qu’à l’écriture de fictions dont la dimension
mythique est ainsi ancrée dans une pratique culturelle
éprouvée.
Les travaux de Frobenius, George Balandier, Paul Zumthor
suisse-canadien spécialiste de poésie orale traditionnelle,
Dominique Zahan auteur de Religion, pensée, spiritualité
africaines, préparent à la lecture de certains romans
subsahariens en langue européenne. Une approche
psychocritique comme Œdipe africain (M. C. et E. Ortigues),
les analyses de Meyer Fortes sur ce sujet controversé, les
études de Geneviève Calame Griaule dans Ethnologie et
langage – La parole chez les Dogon, en des données
81
convergentes aident la compréhension des mythes
littérairement transcrits. Moussokoroni déesse du panthéon
dogon, à l’origine de la circoncision et de la parole, précède
les textes des romanciers transposant des récits d’initiation,
ou évoquant des personnages féminins tels que Moussokoro
dans le second roman d’Ahmadou Kourouma, Monnè,
outrage et défis116.
La Geste construite par Ahmadou Kourouma doit sa saveur et
sa portée à une double approche au point de convergence
entre traditions et imaginaire, entre ethnologie et
mythocritique117. Roman ethnographique et authenticité
littéraire conjuguent enchaînements magiques, réalisme
merveilleux et données historiques vécues. Les pratiques
fétichistes des femmes de la tribu Zende, dévoreuses
nocturnes, la figure maternelle incestueuse de Nadjouma la
mère, conjuguent sensibilité individuelle et contraintes
claniques. Régime épique et mystique en alternance, les
pratiques obscures des féticheurs, la voracité des lycaons
monstrueux, le tyran machiavélique ou ses homologues qui
font figures d’ogres, créent un « décor mythique » obsédant.
Les croyances et l’imagination animent un bestiaire fabuleux :
totem caïman, totem faucon, léopard symbolique, servent de
masques aux potentats saisis pourtant dans leur vérité
historique. (En attendant le vote des bêtes sauvages, éd. Seuil,
1998). Le roman précédent s’ouvrait sur le sacrifice des
albinos (Monnè outrages et défis, id., 1990). L’écriture très
riche, l’épaisseur romanesque est striée de profondes travées
mythiques.
Cependant le recours aux théories de Gilbert Durand n’exclut
aucunement les données historiques. Le contexte suscite la
transfiguration mythique de personnages héroïques comme
82
Chaka le chef Zulu, Soundjata opposé à Samory, le chef
d’Etat Sankara dans la tragédie de Santigone où le dramaturge
S. Bemba réintroduit la figure d’Antigone dans l’histoire. Le
Général De Gaule dit aussi Ngol avait droit à son effigie sous
la forme d’un fétiche, au carrefour des pistes dans la brousse
du Dahomey, lui dont Monnè outrages et défis fait une figure
de référence.
Il est possible de composer avec les données proposées par
des essayistes étroitement spécialisés. En relation avec les
conditions historiques, s’opère une transfiguration analysée
par G. Chaliand dans Mythes révolutionnaires du tiers
Monde118. La littérature érige en figures de proue des
meneurs, des révolutionnaires, le peuple en son ensemble,
comme il apparaît entre autres dans Le pleurer-rire
(H. Lopes, 1982). Le tyran éternel constitue une antithèse
violente à l’âge d’or évoqué dans une littérature africaine
antérieure, correspondant à un autre temps.
Une étude s’inscrit dans cette mouvance et observe à partir
d’un corpus actuel des œuvres au point de rencontre entre
l’Histoire et l’imaginaire : Delphine Laurenti conduit une
réflexion rigoureuse et approfondie sur la relation entre
Fiction littéraire et histoire du contemporain analysant des
textes de E. Boundzedi Dongala, A. Kourouma, Boubacar
Diop119. Régimes et structures de l’imaginaire sous-tendent la
force violente de l’écriture qui accompagne la
décolonisation.120 Cette veine littéraire se constitue en
réaction aux âpres guerres internes et interethniques post-
coloniales, entre autres.
Des recherches en cours pourraient s’autoriser des méthodes
de Gilbert Durand. Comment rendre compte d’une littérature
testimoniale particulière, à la dimension historique,
83
cathartique, lyrique et dénonciatrice : Penser et écrire le
génocide rwandais – Récits testimoniaux (Valérie
Cambon)121. La subjectivité des énoncés et leur violence
portent atteinte à la subjectivité du lecteur, en une relation aux
limites du supportable. L’horreur regardée ou l’ouïe des
tortures prolongent les régimes nocturnes ou la cruauté diurne
d’un monde schizé. Une régression au chaos primordial, un
tout où se confondent valeurs de vie et de mort, monde soudé
entre viriles massacres et victimes réduites à la boue et à la
fange : le spectacle présente l’inverse d’une société
humanisée et structurée. Dans la confusion, la séparation
entre les sexes, entre le bien et le mal s’estompe ; la vie et la
mort se mêlent : désorganisation, déstructuration pour un
ordre inversé. La place faite à l’irrationnel de la destruction,
aux instincts et aux pulsions exaspérées, l’esthétique du pire
prend forme. Les approches qu’autorise la mythocritique
aident à la transmission d’une vérité et des sentiments qui
relient les victimes aux survivants, les narrateurs aux lecteurs.
Pour avoir suffisamment de distance par rapport à
l’événement rapporté, pour pouvoir analyser et transmettre les
données insoutenables, la pratique de la mythocritique,
constitue un cadre générique pour saisir l’indicible. Le
bestiaire, l’appel aux sens olfactifs, les notions de
grouillement, une symbolique animale autant que la vue,
aident à percevoir indirectement des massacres bruts. Le
recours aux procédés les plus brutaux, Le cri du Christ Tutsi,
requièrent une voix pour transmettre l’émotion. Pour rendre la
vérité accessible, le chercheur s’appuie sur les structures de
l’imaginaire. Les données de l’Histoire sont ainsi croisées aux
cadres proposés par Gilbert Durand.
84
Au moyen de la littérature, ici le souvenir et l’émotion vécue,
rendent perceptibles et plus proches, les inconnues de
l’Histoire. L’imagination complète les enquêtes sur les
données événementielles. Les écrivains par leurs fictions
comblent les vides de l’Histoire, affirment les historiennes de
l’Afrique, Catherine Cocquery ou Hélène D’Almeida
Topor122.
Enfin les théories de l’imaginaire s’enrichissent d’être
associées à la discipline dénommée « Littérature générale et
comparée ». Celle-ci évolue sous la pression des apports
nouveaux qui affectent corpus et méthodes. Elle élargit son
champ d’observation à un ensemble non plus exclusivement
européo-centré, mais désormais acquis à divers « Orients »,
elle s’ouvre aux littératures du monde, et l’analyse aux
méthodes durandiennes. À nous de faire vivre cette rencontre
(G. Durand, UFR Lettres, Nice, 1997).
La littérature comparée en tant que discipline universitaire a
fourni un cadre institutionnel (en autorisant les ressortissants
de la Xe section du Comité National des Universités, à
introduire dans leurs recherches et leurs enseignements un
corpus neuf et une approche adaptée). Et en tant que méthode
elle permet une alliance féconde. La prise en considération du
substrat culturel, des mythes et des rituels, éclaire les relations
qui peuvent exister entre les écritures littéraires d’auteurs de
différents pays, dans une langue seconde commune bien
qu’« étrangère ».
Rapportés au même substrat mythique, des ouvrages distants
sont mis en relation. Les unités dites « mythologèmes » selon
Simone Vierne, successeur de Gilbert Durand au Centre de
Grenoble, ou les neuf éléments qui composent le test d’Yves
Durand, rappelés récemment sous le titre Le niveau actanciel
85
de l’imaginaire et sa modélisation123, engendrent différentes
combinaisons riches de significations.
Certaines œuvres sont mises en résonance car elles actualisent
les mêmes traits archétypiques. Simone Vierne rapproche des
textes de J.M.G. Le Clézio et de Jules Vernes, à partir de
« mythologèmes » communs (Conférence à Nice, 1996). Un
chercheur met en regard des poèmes de Claudel et de
Kragjcberg, rapportés au même motif igné : Un art fabuleux
de voir le feu (Y. T. Hassanein, Libres horizons, 2008). Au
niveau le plus immédiat, une mise en parallèle binaire se voit
justifiée.
Analysant des identités subsahariennes d’une part et
botswanaises d’autre part dans l’hémisphère austral, Rodah
Nthapelelang met en regard des écritures féminines
francophones et anglophones pour mieux percevoir à la fois
leurs motivations communes et leur spécificité : Récits
autobiographiques et non-lieux identitaires : Tanella boni,
Ken Bugul, Bessi Head124.
Un processus étudié par Simone Vierne, auteur de Rite roman
initiation (2ème éd. Presses Universitaires de Grenoble, 2001),
ensemence des recherches appréciées comme celles de Magali
Pettiti : Processus initiatique et figures mythiques : textes de
A. Brink, A. Kourouma, J.M.G. Le Clézio125. L’exemple du
parcours initiatique réunit sources orales et mythes
traditionnels dans différents ouvrages, et sollicite
Anthropologie, Mythocritique et Littérature comparée.
Des résurgences et apparentements mettent en résonance des
écrits écartés aux différents sens du terme, éloignés les uns
des autres ou tenus à l’écart, œuvres mineures ou reconnues.
Le fondement archétypal s’inscrit dans « le texte focal »
86
défini par le comparatiste Francis Claudon. Si un antécédent
commun soude des énoncés d’apparences diverses, ce peut
être le mythe de l’Afrique mère décrit par Basile Davidson.
Tout aussi vivace, le mythe pharaonique au pouvoir irradiant,
irrigue l’œuvre poétique de L.S. Senghor, influence confirmée
par l’anthropologue Cheik Anta Diop (pourtant politiquement
exclu) ; Théophile Obenga en Afrique Centrale illustre cette
thèse. Y. T. Hassanein poursuit dans cette voie en repérant les
Traits du mythe pharaonique dans le roman et l’opéra en
Occident, dans les œuvres de Gauthier, de Darrigo et le livret
de Aïda entre autres. Nous procédons à une approche
mythocritique pour pouvoir déchiffrer la structure du texte
précise le chercheur126. L’étude s’appuie sur les ouvrages
fondamentaux comme Figures mythiques et visages de
l’œuvre, de la mythocritique à la mythanalyse127 ou Beaux
arts et archétypes, la religion de l’art128. Ainsi progresse le
décryptage de créations distinctes dont les traits se rapportent
au même fond archétypal.
S’observent des parallélismes, des correspondances au
premier degré, objectives, ou bien des effets de contrastes.
Les modifications apportées aux réactualisations d’un même
élément mythique, sont comparables ou opposables. La
relation existe de manière à mettre en valeur les différences.
Le théoricien roumain Adrian Marino tient compte des
comparaisons contrastive129. Eva Kushner reprend la formule
de René Etiemble : Comparaison n’est pas raison dans sa
préface à Libres Horizons, pour une approche comparatiste,
Lettres francophones, Imaginaires130, dont le titre dit bien les
enrichissements réciproques entre les disciplines – travail
pluridisciplinaire retenu en ce sens par Basarab Nicolescu.
87
Le mythe d’origine s’éclipse et resurgit dans un groupe social,
selon une périodicité variable, en fonction des éléments
« mythogéniques » rappelés par J.-J. Wunenburger131, la
périodicité pouvant être estimée à trois générations… Latence
et résurgences de la même occurrence mythique alternent. En
littérature, à partir d’un texte focal qui pourrait incarner un
archétype doué d’une aura persistante, celui-ci se réactualise
périodiquement d’une œuvre à l’autre. Le drame
shakespearien de La tempête par exemple, connaît un
prolongement dans des textes de Marivaux au XVIIIe siècle,
de Renan au XIXe ; Aimé Césaire au temps des
Indépendances des pays noirs dans la seconde moitié du XXe
siècle, puis Bernard Dadié en Côte d’Ivoire, reprennent le
schéma mythique qui relie ou oppose Prospero, Ariel et
Caliban. Le mythe de Robinson est également reconduit avec
des variantes et des motivations différentes depuis De Foë en
passant par les récits de Michel Tournier, Goetzee en Afrique
du Sud, Umberto Eco au XXe siècle. Ainsi s’enchaînent les
éléments irradiants. Un même archétype engendre plusieurs
œuvres successivement, ou simultanément dans des
environnements différents. Alors les préoccupations du
comparatiste rejoignent celles du mythologue. Cet aspect fut
observé lors du colloque fédérateur Éclipses et surgissements
de constellations mythiques, Littératures et contextes
culturels, Champ francophone, dédié à Gilbert Durand132.
Un même motif s’estompe et ressurgit, d’une œuvre à l’autre,
assurant constantes ou « invariants » dans la terminologie du
roumain A. Marino, auteur de Comparatisme et théories de la
littérature133. Ces éléments ailleurs nommés universaux, sont
susceptibles de modifications ou variantes. Des palimpsestes
plus ou moins évidents réactualisent les mêmes données
mythiques. Si nous nous référons à la doxa, l’ouvrage de
88
Pierre Brunel au titre significatif Mythocritique, théorie et
parcours134, le processus décrit témoigne d’une compatibilité
entre les disciplines. L’écriture réactualise un même élément
initial consacrant son Émergence ; les modifications
apportées ou variantes définissent la Flexibilité ; l’Irradiation
concerne les prolongements dans une création ultérieure. Ce
sont là « concepts complémentaires ». L’Alliance des deux
processus analytiques se reconnaît dans Mythes, thèmes,
variations écrit par Sun Chaoying Durand en collaboration
avec le « mythologue » en 2000135.
Il est fréquent qu’en situation pluriculturelle et de
plurilinguisme, un même texte conjugue plusieurs apports
mythiques simultanément. La richesse d’une écriture veut que
plusieurs axes, plusieurs « orients » se retrouvent en
coalescence, en synergie dans une même création
fictionnelle136. Le roman Le lys et le flamboyant à la fin du
siècle dernier en est un exemple heureux. Une esthétique de
l’hétérogène fait le charme de ce roman, histoire de
métissages, traçant le portrait d’une héroïne aux multiples
visages, aux métamorphoses incessantes, disparaissant et
reparaissant en un parcours circulaire, au temps de la guerre
froide et des deux blocs politiques antagonistes. L’ouvrage
composé comme une symphonie musicale entre silences et
chants, disparitions et résurgences du personnage de Kolele
(bonjour en lingala), compose une figure fuyante, re-
surgissant selon une ligne sinueuse rectrice de l’ouvrage. La
même année et sans qu’il existe une filiation entre les auteurs,
J.M.G. Le Clézio dans Poisson d’or retrace le parcours d’une
héroïne à l’identité complexe, qui meurt et renaît à chaque
rencontre d’un nouveau milieu social, d’un continent à
l’autre, autour du monde137. Ces romans renvoient selon nous
à l’ouvrage de M. Maffesoli paru la même année : Du
89
nomadisme. Vagabondage initiatique138. La coexistence dans
un même texte narratif ou poétique, de personnages aux
identités successives, incite à retrouver dans l’œuvre achevée,
un effet de la pluralité post-moderne. En même temps que la
métamorphose des personnages, nous avons signalé Les
métamorphoses du texte139.
Il advient aussi que plusieurs fragments d’un mythe se
répartissent dans différents opus d’un même auteur,
mythèmes à partir desquels le lecteur reconstituera le mythe
d’Oedipe par exemple. Dans le cas de Tchicaya U Tam’si, le
pied enflé, le conflit avec le père, l’appel vers la mère,
l’errance sont intégrés dans différents récits, poèmes ou
pièces de théâtre140. Ainsi prend consistance un mythe
personnel selon la définition de Charles Mauron, et la
mythocritique se rapproche de la psychocritique.
L’implicite du texte, sa profondeur au-delà de l’énoncé
immédiat, suscitent des mises en résonance avec d’autres
œuvres. Et si le rapport à l’archétype fondamental réduit ou
accuse les différences entre les créations voisines ou
« écartées », ceci n’est pas sans conséquences. L’observation
longtemps privilégiée des influences dominantes du Nord sur
les littératures du Sud, voit certains écrivains de l’ancienne
métropole comme Patrick Grainville ou Michel Tournier
pratiquer une intertextualité avec leurs confrères de Côte
d’Ivoire ou du Maghreb (R. Chemain, colloque Pr Pessin,
Univ. Grenoble II, 1998). Cependant s’effectuent des mises
en relations horizontales entre Sud et Sud. Un mouvement
transversal affecte les permanences ou les résurgences d’un
fond de croyances et d’un imaginaire spécifique d’une rive à
l’autre de l’Atlantique, comme le laisse entendre le roman de
H. Lopes, Sur l’autre rive (éd. Seuil, 1992).
90
Des « transferts d’imaginaires » s’effectuent à un niveau
ancien et très profond. Des mises en parallèles établissent des
relations entre « les imaginaires littéraires » et les
« poétiques » de différentes aires culturelles. Le mouvement
né en Martinique, creuset où s’élabore l’image d’un « tout-
monde », où une créolité juxtapose les apports contigus plutôt
que fusionnels, amène à repenser le rapport Afrique-Antilles.
Les rituels et les croyances transplantés au temps des bateaux
négriers, restent vivaces outr’Atlantique, en ce qui concerne
par exemple Ogun le dieu du feu et des forgerons, ou les
rituels Vodou du Nigéria autour du golfe du Bénin. Dans un
premier temps la circulation des éléments mythiques eut lieu
de l’Afrique vers les Amériques et les Caraïbes, à l’époque du
commerce triangulaire et de l’esclavage. Puis le mouvement
s’est inversé, les écrivains des Antilles et les afro-américains
se sont inspirés de l’Afrique Noire, au temps de la négritude
senghorienne, au temps de la négro-renaissance. Tout écolier
du continent Noir, au lendemain des Indépendances
Nationales dans les années 1960, et grâce à la parole
francophone acquise, récitait par cœur les extraits du Cahier
d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Aujourd’hui des
poètes africains s’inspirent toujours de la figure tutélaire que
fut le poète martiniquais. Les poètes ivoiriens célèbrent le
pouvoir magique du volcan, les éruptions et les coulées de
lave fertiles dont leur paysage proche est pourtant privé.
Alhassane Cisse compare ainsi Poétique de l’imaginaire et
créations mythiques dans la nouvelle poésie de Côte d’Ivoire
et des Antilles141.
Un exégète ne craignant point d’affronter un écart plus grand,
met en regard les littératures des Antilles et celles des
Mascareignes, l’une et l’autre rapportées à un troisième
élément, l’Afrique matrice originelle. De la Martinique dite
91
West Indies à l’île Maurice dans l’Océan Indien, des liens
mythiques sont mis en résonnance par-delà les mers et les
continents : Littératures des mondes insulaires créoles
francophones en émergence dans l’espace transculturel142.
Une recherche alliant intuitions et savoirs abstraits, analyse
les traces des échanges anciens entre Europe et Amériques
qui persistent dans la symbolique des éléments littéraires : les
stigmates, les scarifications que dessine le fouet sur le dos de
l’esclave prennent des formes fantastiques, et engendrent des
signes lisibles en fonction des structures de l’imaginaire. Le
pair et l’impair, la symbolique des nombres, éclairent les
fictions narratives de Toni Morrison, Maryse Conde, Marie
Ndiaye, comme le montre Nathalie Duclot Clément,
s’interrogeant sur Écritures et Altérités143.
Ainsi Comparatisme et théories de l’Imaginaire aident à la
compréhension des mêmes textes littéraires hors de
l’hexagone.
LA FÉCONDITÉ DE LA PENSÉE
Une évolution dans les méthodes critiques et dans l’écriture,
l’une et l’autre liées dans le prolongement des analyses de
Gilbert Durand, conduit à un réenchantement des littératures
excentrées144. Ce renouvellement nous semble s’effectuer
dans la création africaine écrite à partir de trois sources :
l’oralité traditionnelle déjà mentionnée, l’antiquité égyptienne
ou gréco-romaine, les circonstances historiques. Une
innutrition par les mythes exogènes, entraîne par exemple,
une réadaptation du mythe d’Orphée, démarche suggérée par
Sartre dans sa préface à l’Anthologie nègre de L. S. Senghor :
Je nommerai orphique cette poésie parce que cette
inclassable descente du nègre en soi-même me fait penser à
92
Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton (Orphée Noir,
1948). Il sera facile aux contempteurs, de filer la métaphore
en observant qu’Orphée ne sauva pas Eurydice, comme la
négritude ne sauva pas l’Afrique (S. Adotevi, Négritude et
servitude, 1972).
Cette réserve faite, une évolution vers une re-
mythologisation, un ré-enchantement souligné ci-dessus
caractérise notre temps. Aux figures de Faust ou de
Prométhée, présences mythiques qui sous-tendaient la
conquête coloniale, il semble que se substituent de nos jours
des images plus fines. Au visage du roi issu des profondeurs
ataviques, à la figure de l’enfant qui ouvre la voie, se
substituent des figures plus discrètes, rôles secondaires et
pourtant essentiels : le passeur, le métis, l’interprète, l’orateur
détenteur de la parole. Les mythes fondamentaux laissent la
place à des figures subtilement insinuées : le traducteur, le
prophète personnage récurrent dans la littérature U
Tam’sienne, le nautonier passeur sur le fleuve145. Le mythe
d’Hermès pourrait irriguer les publications de la seconde
moitié du XXe siècle, en alternance avec la violence extrême.
La parole quant à elle, décrite par Geneviève Calame Griaule,
appartient au domaine du mythique ; elle naît, s’enfle puis
décroît comme la voix de la meneuse Penda, héroïne d’un
livre culte du futur cinéaste Sembene Ousmane, Les bouts de
bois de Dieu (1961). Comme la voix des grévistes
représentant le peuple, la parole s’enfle, se tend, faiblit et
s’éteint, pour renaître à nouveau. Éclipses et surgissements se
succèdent. L’image de l’animal fabuleux, ophidien qui rentre
sous terre et renaît, rythme les ouvrages de poètes congolais,
parallèlement à l’enchaînement pérennité, dérivation et usure,
93
commenté par Frédérique Monneyron et Joël Thomas dans
Mythes et Littérature146.
Enfin les ouvrages de Gilbert Durand autorisent l’attention
portée à la sensibilité, aux émotions, éléments porteurs d’un
lyrisme qui sous-tendent l’argumentation. La phrase tant
reprochée par ses contempteurs au poète du Sénégal la raison
est hellène, l’émotion est nègre prend une valeur positive. La
re-mythologisation du discours, la force retrouvée du verbe :
toutes choses naîtront de ma nomination (L. S. Senghor),
marquent l’évolution vers un nouveau siècle. Au-delà des
prévisions, la réceptivité à la pluralité féconde, à la luxuriance
verbale, à une imagination débridée qu’illustrent les romans-
fables d’un Labou Tansi, s’accordent à la pensée de Gilbert
Durand. Une perception approfondie des rituels, intégrée à
des relations comme celles de la tchicoumbi évoquée par
Tchicaya U Tam’si en 1980, la théorie des nubiles dans la
clairière de l’excision dite par A. Kourouma en 1968, la
circoncision feinte qui sous-tend l’Élégie de minuit structurée
comme un rituel initiatique (L.S. Senghor, Nocturnes, 1961),
sont le fruit d’une évolution en correspondance avec les
ressources de l’imaginaire. L’hétérogénéité de la langue et de
la substance littéraire, la résurgence d’une esthétique aux
résonances baroques sont dans le prolongement des
antécédents qui autorisent et consacrent une lecture
renouvelée.
Une thèse susceptible de révolutionner la critique littéraire
africaniste par son langage et sa créativité, s’inscrit tout
particulièrement dans la postérité des travaux de Gilbert
Durand. L’intitulé Esquisse d’une poétique du roman
subsaharien de langue française post-indépendances –
Écriture féminoïde, fait référence en sa seconde proposition -
94
inégalement appréciée par le jury -, aux méthodes du Maître.
R. Kaba justifie sa démarche en s’appuyant sur deux œuvres
inaugurales : Le décor mythique de la Chartreuse de Parme -
Structures figuratives du roman stendhalien, et Les structures
anthropologiques de l’imaginaire-Introduction à
l’archétypologie générale « font un usage récurent du vocable
utilisé sous sa forme adjectivale. Le nouveau docteur ajoute :
Tour à tour l’époux de Sun Chaoying parle de divinités
féminoïdes, de symboles féminoïdes. […] Le livre ne se
départit guère de la richesse de cet ‘effet néologique’. Le
prouvent les allusions au « monstre », à la pieuvre dans
laquelle la toute-puissance néfaste se manifeste. Dans son
entreprise heuristique, G. Durand évoque ‘cet isomorphisme
terrifiant à dominante féminoïde’ »147. Nombre de citations
associent l’adjectif à une symbolique riche.
Fort de cet antécédent, l’observateur commente de manière
sentencieuse : La poéticité du roman négro-africain se recrée
sans cesse, échappe à tout déterminisme et à tout engagement
servile, et se donne à lire soit pour se rapprocher du lyrisme
poétique, soit comme la quête passionnante de la sensation,
mais surtout comme l’arrachement de l’œuvre singulière à
l’autorité de tout tuteur officiel. Les exemples introduits
renvoient entre autres aux textes des écrivains Sony Labou
Tansi, Ahmadou Kourouma, et épisodiquement à ceux de
Calixthe Beyala. L’intérêt s’élargit : cette poétique qui sera
élaborée sous l’impulsion des motivations symboliques
d’approche féminine nous amène à formuler la promotion
d’un autre discours sur l’art négro-africain. Une incitation à
élargir le champ d’observation aux réalisations plastiques
renvoie à l’étude d’Yvette Sagini Lebas : Éléments d’érotique
du texte, écriture et iconographie – ouvrages de Labou Tansi,
Kateb Yacine, Robbe-Grillet (Nice, 2006).
95
La reproduction de tableaux peints par Gilbert Durand dans la
publication de 2008 : La forêt qui nous regarde, Le grand
bleu, in Libres horizons (op. cit.), incite à une ouverture aux
arts plastiques.
Une recherche reconnaissant mythes et archétypes dans leur
réactualisation numineuse, apporte une respiration nouvelle.
Constellations symboliques autour de l’image du volcan, du
feu de brousse, mère chtonienne, arbuste ignifuge, mamy-
wata des rivières congolaises, forêts-galeries courbées au-
dessus des cours d’eau, entretiennent maintes visions
symboliques dans l’œuvre littéraire en sa complexité où
s’inscrivent les tensions entre les forces contraires148. Une
évolution qui marque la dernière décennie du siècle passé et
l’entrée dans notre siècle se lit dans le répertoire Prémisses et
émergence qui complète l’étude Littératures-monde
francophones en mutation- Écritures en dissidence149.
Ainsi les théories de l’imaginaire initiées par Gilbert Durand
ont libéré la saisie de textes forts et précédemment jugés
insaisissables ; elles sont particulièrement fécondes dans la
compréhension et la mise en valeur de la diversité des
littératures de langue française dites Du Dehors (titre de
Jérôme Bonnetto). Un retour à la sensibilité propre à l’acteur,
au pouvoir de son imaginaire personnel renouvellent
l’attention portée au théâtre actuel, si l’on en juge par les
travaux de Claire Legendre traitant de La vérité comme enjeu
théâtral dans les esthétiques de Stanislavski, Artaud, Brecht
précurseur des créations contemporaines150. Les travaux
évoqués prouvent une libération rendue possible par les
méthodes introduites par Gilbert Durand. Elles ont permis
l’accès à des œuvres écrites, voire à une iconographie,
progressivement sorties d’une préjudiciable marginalité.
96
On ne peut s’empêcher de constater la simultanéité des deux
avènements : la reconnaissance en tant que corpus identifié
d’une littérature de langue française extérieure, renforcée au
moment de l’accès aux indépendances africaines, des prises
de conscience antillaises, des événements québécois, et dans
le même temps la visibilité donnée aux théories de
l’imaginaire qui pouvait revivifier la réception de ces mêmes
littératures. L’art et l’écriture ouvrent ainsi à « une vérité qui
groupe les étoiles en constellations figuratives […]
coordonne les rêves, les rêveries, les intuitions, les souvenirs
et les espérances en cette diaprure vivante, inépuisablement
harmonieuse et significative qui constitue l’œuvre de
l’homme, la marque royale de la liberté créatrice », souligne
Gilbert Durand151. Penser que les deux mouvements :
émergence des littératures francophones, et impact des thèses
de Gilbert Durand sont concomitants, demeure une donnée
stimulante.
BIBLIOGRAPHIE
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WUNENBURGER J.-J., Art, Mythe et création éd.
Universitaires de Dijon, 1988, « Mytho-phorie : formes et
transformations du mythe » (id.).
À l’Université de Nice les interventions de Gilbert Durand, de
Simone Vierne, de Sun Chaoying Durand, puis de J. Thomas,
J.-J. Wunenburger, M. Maffesoli, F. Monneyron, ont
entretenu une ouverture féconde
99
Sermo mythicus et religions politiques
Jean-Pierre Sironneau
Ayant eu la chance de suivre les cours de Gilbert Durand dans
les années où il élaborait et terminait sa thèse sur Les
structures anthropologiques de l’imaginaire, je fus tout de
suite convaincu de l’importance du mythe dans la vie sociale.
Bien sûr à la même époque cette importance avait déjà été
perçue par des historiens des religions comme Mircea Eliade
ou Georges Dumézil, par des anthropologues comme Claude
Lévi-Strauss ou Jean Pierre Vernant, par des sociologues
comme Roger Bastide ou Georges Balandier ; en 1962 un
numéro des Cahiers internationaux de sociologie fut, par
exemple, consacré à l’étude des mythes politiques. Le mérite
particulier de Gilbert Durand est d’avoir élargi
considérablement l’usage du concept de mythe, jusqu’ici
réservé surtout à l’étude des sociétés archaïques ou des
grandes civilisations du passé et d’avoir fait du mythe un des
éléments clefs d’une anthropologie générale de l’imaginaire, à
côté du schème, de l’archétype et du symbole. Pour ce faire,
Gilbert Durand consacrait un chapitre entier et central de son
livre au sémantisme du mythe. Il proposait une définition du
mythe qui dépassait de beaucoup la définition habituelle
proposée par les historiens des religions, le mythe défini
comme récit de ce qu’ont fait les dieux à l’origine dans le
temps fabuleux des commencements ; pour Gilbert Durand le
mythe est « un système dynamique de symboles, d’archétypes
et de schèmes, système dynamique, qui, sous l’impulsion
d’un schème tend à se composer en récit »152. Cette définition
est plus fonctionnelle que la précédente et peut s’appliquer à
des formes multiples de discours ; elle se trouve au centre de
100
toutes les productions de l’imaginaire, dans la mesure où ces
productions comportent un aspect narratif et, à ce titre, peut
éclairer d’innombrables recherches, aussi bien en littérature
que dans les beaux-arts ; aussi bien dans la compréhension
d’un film que dans l’analyse des discours politiques. Elle peut
même s’étendre aux objets les plus divers qui peuvent alors
être perçus comme le support de projections mythiques.
N’oublions pas qu’à peu près à la même époque Roland
Barthes publiait ses Mythologies.
C’est la question des mythes politiques qui fut au centre de
nos préoccupations à partir des années 65-70, ou plutôt celle
des religions politiques, dont la mythologie est une
composante. En effet notre recherche en sociologie des
religions s’était orientée, d’une manière plus générale, sur la
question de la persistance du religieux et de ses
transformations dans une société sécularisée ; depuis déjà
plusieurs décennies le phénomène de la sécularisation ne
cessait d’interroger les chercheurs en sciences religieuses,
théologiens, philosophes, sociologues. Deux théories
émergeaient des résultats de ces recherches : la première,
représentée par des sociologues comme Yinger, Luckman,
Berger interprétait le phénomène à partir du pluralisme
religieux qui caractérise nos sociétés ; c’est parce que les
religions traditionnelles ne remplissent plus la fonction
intégrative qui était la leur autrefois, que cette fonction
nécessaire doit être remplie par d’autres institutions et que la
sphère religieuse se trouve par contrecoup privatisée ; dans
une société pluraliste et différenciée, la religion, nous dit
Luckman, ne peut plus assurer « ce système englobant de
significations » dont tout individu a besoin. L’autre théorie,
représentée notamment par les travaux de Bryan Wilson, met
l’accent, à la suite de Max Weber, sur la rationalisation
101
croissante des sociétés modernes. Max Weber, on le sait, avait
insisté sur la rationalisation de l’éthique propre au
protestantisme ascétique, ascèse qu’il qualifiait
d’intramondaine pour la distinguer de l’ascèse monastique
médiévale ; cette ascèse se situait plus au niveau de l’agir
quotidien, surtout professionnel, qu’au niveau spirituel et
liturgique. Il en était résulté un « désenchantement du
monde », caractéristique de notre modernité : il n’est plus
besoin de recourir à un irrationnel ou à un surnaturel pour
assurer la conduite de la vie, comme le faisaient les religions ;
la science et la technique y pourvoient, qui sont, nous dit
Weber « des puissances spécifiquement areligieuses »153.
Dans cette perspective la sécularisation est la conséquence
nécessaire de la rationalisation.
Quel que soit l’accent mis sur l’une ou l’autre interprétation,
le fait de la sécularisation demeure incontestable ; il comporte
deux aspects, un aspect institutionnel par lequel des
institutions comme l’État, l’école, les universités, les
corporations de métiers sont soustraits à l’autorité des Églises
et des symboles religieux, un aspect idéologique et culturel,
par lequel les contenus de conscience se trouvent en quelque
sorte laïcisés et acquièrent une autonomie purement
rationnelle. La religion elle-même se sécularise : l’autorité
religieuse, indiscutable autrefois, doit désormais compter,
après la Réforme et les Lumières, avec une individualisation
progressive des croyances ; le libre examen permet la
possibilité, pour chaque confession et chaque conscience,
d’interpréter à sa guise le message et même de mettre en
question de façon radicale la foi elle-même ; le pluralisme
confessionnel a instillé le doute dans les esprits ; ce qui
jusque là allait de soi, était considéré comme une évidence,
devient problématique et doit triompher du doute. Certains
102
iront même plus loin et, à la suite du pasteur Bonhöeffer,
affirmeront que l’homme moderne est un homme areligieux,
en ce sens qu’il n’éprouve plus le besoin de se référer à une
quelconque transcendance.
Pourtant nos sociétés dites sécularisées se trouvent
confrontées à un étrange paradoxe : alors que toutes les
activités humaines sont censées être émancipées de leur
fondement religieux traditionnel, être devenues autonomes et
s’efforcer de définir rationnellement leurs fins et leurs
moyens spécifiques, sont apparues de nouvelles formes de
religiosité devant lesquelles les observateurs sont demeurés
perplexes et ont pu les qualifier diversement ; ersatz-
religionen (Max Weber), religiosités séculières (André
Piette), religions analogiques ou métaphoriques (Jean Séguy)
etc. ; des traces de comportements religieux anciens, voire des
créations religieuses nouvelles et originales ont pu se greffer
sur des activités typiquement modernes et séculières, comme
le sport, la santé, la science, la politique, preuve s’il en est que
la sécularisation n’est peut-être pas totale et définitive et qu’il
est nécessaire d’effectuer un examen plus nuancé de la portée
réelle de cette sécularisation, processus jamais achevé et
jamais « achevable » qui contient en lui-même ses propres
limites : la rationalité ne peut prétendre ni supprimer ni faire
advenir à une transparence totale, les anciennes expressions
religieuses à base de mythes, de symboles et de rites ; bien
plus notre société soi-disant sécularisée secrète un imaginaire
nouveau et de nouveaux mythes, élabore de nouvelles formes,
souvent sauvages, de sacré ; nous avons pris conscience de la
fragilité d’un fondement purement rationnel de la morale ;
dans l’ordre politique nous avons découvert qu’il n’est pas
possible d’établir la légitimité du pouvoir politique sur le seul
exercice de la raison ; quand il s’y essaie le pouvoir d’État est
103
tenté de rechercher un principe de légitimité d’un autre ordre
que celui du froid calcul rationnel et gestionnaire : il se donne
alors un substitut de légitimité en prétendant incarner le bien-
être, la nation, la race supérieure ou la classe émancipatrice.
Pour notre part nous nous sommes efforcés d’approfondir ces
phénomènes nouveaux, quoique ambigus, qu’avaient repérés,
au milieu du vingtième siècle, des historiens, des philosophes
ou des sociologues sous l’appellation elle-même ambiguë de
religions politiques (Eric Voegelin), de religions séculières
(Raymond Aron), de religions de salut terrestre (Edgar
Morin), d’idéologies de salut (Julien Freund). La difficulté
consiste à évaluer le potentiel religieux de ces phénomènes.
A première vue il peut sembler paradoxal d’accoler au terme
de religion, déjà problématique, le terme de politique ou de
séculier : d’une part, religion et politique sont deux activités
dont l’essence, les finalités et les présupposés sont aux
antipodes l’un de l’autre, d’autre part il peut sembler
contradictoire de parler de religion séculière dans la mesure
où le terme séculier évoque l’abandon de toute légitimation
religieuse. Mais allons plus loin : l’affirmation selon laquelle
il existerait du religieux en dehors de ce qu’on appelle les
religions historiques ne conduit-elle pas à une aporie
insurmontable ? La réflexion, en ce domaine, n’est-elle pas
condamnée à osciller entre une définition substantive de la
religion (s’attachant au contenu des croyances) et une
définition fonctionnelle (qui prend en compte les fonctions de
la religion dans la vie sociale) ? La première tend à exclure
les religions séculières ou politiques du champ religieux
(perspective exclusiviste), la seconde tend plutôt à les inclure
(perspective inclusiviste), reconnaissant par là un caractère
religieux à toutes ces manifestations modernes où s’observent
104
ce que Mona Ozouf appelle des transferts de sacralité. Mais
dans ce cas où s’arrêter ? Tout peut être plus ou moins
sacralisé et il semble judicieux, à tout le moins, de s’en tenir à
deux constatations : d’une part ces transferts existent, on peut
les constater, mais d’autre part ils sont toujours éphémères et
instables. Prenons l’exemple du politique : dans une société
sécularisée, qui refoule la religion dans la sphère privée de la
vie, voire dans l’inconscient de la psyché, il est normal que
l’activité politique, de par ses fonctions d’autorégulation et
d’unification sociales, draine vers elle des aspirations et des
sentiments de protection, de consolation etc. qui, autrefois
s’exprimaient dans la sphère religieuse. Par ailleurs, il faut
bien préciser le terme de sacralité qui peut lui aussi conduire à
des ambiguïtés : parler de sacralisation du politique peut
vouloir dire aussi bien ouverture du politique sur un
fondement transcendant, comme dans les sociétés
traditionnelles, que fermeture du politique sur lui-même, la
politique se prenant pour un absolu, comme c’est le cas dans
les religions dites politiques.
Les premières ébauches de religions séculières ou civiques
ont eu lieu pendant la Révolution française : après les
critiques des Lumières à l’encontre de la religion chrétienne
traditionnelle, après les soubresauts occasionnés par cette
révolution et ses projets déchristianisateurs, il paraissait
urgent de trouver une religion de remplacement qui aurait
pour but de fonder une morale civique et de renforcer les liens
entre les citoyens. S’appuyant plus ou moins sur les idées de
Rousseau, en particulier sur le chapitre IV du Contrat social
intitulé « De la religion civile », des projets théoriques et des
tentatives pratiques ont vu le jour pendant la période
révolutionnaire et pendant tout le XIXe siècle : cultes de la
raison et cultes de l’Être suprême de 1792 à 1794,
105
Théophilanthropie et culte décadaire sous le Directoire, projet
positiviste d’une religion de l’humanité par Auguste Comte,
projet par Pierre Leroux d’une religion qui récapitulerait la
protestation religieuse de tous les siècles, l’Humanité
devenant pour chaque homme objet de religiosité, autant de
tentatives de fondation qui, il faut le reconnaître, ont toutes
échoué ; mentionnons aussi le projet théorique d’une
fondation d’une religion de l’homme élaboré dans les textes
de Fenerbach, ainsi que toutes les ébauches de socialisme
religieux qui ont surgi un peu partout au XIXe siècle et qui se
rattachent peu prou aux rêves d’une religion de l’Humanité :
Le Nouveau Christianisme de Saint-Simon, Le Vrai
Christianisme de Cabet ; L’évangile du pauvre pécheur de
Weitling, La Religion harmonienne de Fourrier, le Socialisme
religieux de Jaurès etc.…
Malgré l’abondance des projets, malgré les tentatives de
réalisation, force est de constater que tout cela a abouti à des
échecs plus ou moins patents, constructions ou réalisations
éphémères, échec dû essentiellement, selon nous, à la
pauvreté de leur contenu symbolique et mythique. Par contre
le vingtième siècle nous a stupéfait par des explosions de
religiosité politique, que ce soit au moment de la révolution
bolchevique et de ses suites ou au moment de la victoire du
fascisme en Italie et du national-socialisme en Allemagne. Le
concept de « religion politique » a été forgé à propos de ces
mouvements politiques totalitaires, inspirés par des idéologies
politiques, et dont le potentiel religieux paraissait
incontestable : ils ont en effet donné naissance à des
mythologies, des rituels, des cultes, des formes collectives de
communion, qui ont frappé les contemporains et intrigué
historiens et sociologues qui tentaient d’en donner des
interprétations éclairantes. Du point de vue de notre histoire
106
religieuse, la meilleure manière de les qualifier est peut-être
de les considérer comme des millénarismes sécularisés : le
messianisme révolutionnaire à l’œuvre dans ces mouvements
comporte des similitudes frappantes avec les millénarismes
religieux du passé ; leurs mythes, leurs rites, bien que
sécularisés, camouflés sous l’apparence rationnelle de
l’idéologie et de l’action politique, conservent en effet des
traces religieuses incontestables. C’est en tout cas ce que nous
avons essayé d’approfondir154.
Ce long préambule n’avait ici qu’un but, de montrer que dans
cet approfondissement les travaux de Gilbert Durand nous ont
apporté une aide précieuse et décisive, non seulement pour ce
qui concerne le rôle de l’imaginaire en général dans le
comportement humain, mais surtout sur deux points plus
précis essentiels pour notre démonstration, la primauté du
mythe pour le compréhension de la vie et de l’action sociales
et la nature des rapports entre pensée mythique et langage
rationnel. Dans son étude sur les rapports du mythique et du
social155, Gilbert Durand commence par reconnaître sa dette
envers un certain nombre de précurseurs Sorel et Pareto en
sociologie, Dumézil, Mircea Eliade et Lévi-Strauss en
anthropologie. L’affirmation de Claude Lévi-Strauss « Les
mythes nous apprennent beaucoup sur les sociétés dont ils
proviennent » pourrait être le leitmotiv de cette prise de
conscience de l’importance des mythes dans la vie sociale.
Sorel et Pareto furent sans doute les premiers à utiliser le
terme de mythe à propos des sociétés contemporaines ; dès
1921, Sorel écrivait : « Les hommes qui participent aux
grands mouvements sociaux se représentent leur action
prochaine sous forme d’images de batailles assurant le
triomphe de leur cause. Je proposais de nommer mythes ces
constructions ». De son côté Mircea Eliade faisait ressortir les
107
survivances et le camouflage des anciens mythes dans nombre
de productions de notre imaginaire contemporain. On pouvait
en tirer une conclusion plus générale : d’une part, comme déjà
Durkheim et Mauss l’avaient perçu, avant Lévi-Strauss,
l’action sociale a un caractère essentiellement symbolique :
un groupe social a besoin de se représenter son unité sous
forme sensible, il a besoin de se symboliser à partir de signes
qui permettent la communion humaine ; d’autre part cela
permet de considérer la pensée symbolique et mythique
comme véritablement fondatrice du lien social et de concevoir
toute culture comme un ensemble de systèmes symboliques ;
en ce sens le mythe religieux, comme Dumezil l’avait
démontré à propos des sociétés indo-européennes, peut être
considéré comme l’infrastructure fonctionnelle de toute
société ; c’est ce que Roger Bastide exprimait en écrivant :
« Une civilisation ne prend son sens véritable que si on la
saisit à travers sa vision mythique du monde qui en est plus
que l’expression ou la signification, qui en constitue
véritablement le support »156. Une partie de l’article de Gilbert
Durand est un commentaire des travaux de Dumezil et de
Bastide sur le rôle du mythe dans la vie des sociétés
humaines157. Gilbert Durand en conclut que le récit mythique
plus que le récit historique, constitue le socle fondamental de
la réalité sociale, qu’aucune société ne peut se passer de
mythes régulateurs « qui émergent périodiquement pour
commémorer et restituer la société en cause » ; « par exemple,
écrit-il, il est frappant de repérer, dans les leçons légendaires
de l’histoire de France, le mythe du juste héros injustement
vaincu par le sort. Vercingétorix en est le prototype. De siècle
en siècle, le modèle se répète, et qu’importe qu’il soit
« emprunté » à d’autres aires culturelles comme le Tristan de
Chrétien de Troyes ou l’Hercule gaulois cher au XVIe siècle.
108
L’essentiel tient dans la coriacité de la redondance : Roland à
Roncevaux, les Cathares à Monségur, Jacques de Molay en
place de Grève, Jeanne d’Arc à Rouen, Henri IV et le
poignard de Ravaillac, Louis XVI au Temple, Napoléon à
Sainte-Hélène, Hugo à Guernesey, Pétain à l’Île d’Yeu, De
Gaulle à Colombey »158. Ce socle mythique, selon Gilbert
Durand, constitue pour un groupe social donné, un référent
invariant, analogue en cela au « ça » (es) du psychanalyste. Il
en tire trois postulats : « toute intention historique d’une
société se résout en mythe ; toute société repose sur un socle
mythique diversifié ; tout mythe est lui-même un récital de
mythèmes dilemmatiques »159. Le sermo mythicus est donc un
élément essentiel pour comprendre la dynamique sociale : « le
mythique serait comme l’inconscient où se formulent et
tentent de se résoudre les grandes questions auxquelles le
conscient ne peut jamais donner de réponses logiques sans
antinomies »160.
Dans le sillage de la perspective durandienne nous avons
tenté de mettre en lumière les éléments mythiques qui avaient
pu traverser et inspiré les principales idéologies politiques du
XXe siècle. Cette dimension mythique a été au cœur de notre
travail, car s’il est vrai que la question du religieux se pose
dès que l’on se trouve en présence d’une parole mythique,
d’un geste rituel ou d’une forme quelconque de communion,
c’est bien sûr la dimension mythique qui, en l’occurrence
prend une importance primordiale, étant donné que nous
avons d’abord affaire à un discours idéologique. Mais plus
que la qualité argumentative de ce discours, qui s’apparente à
un discours philosophique ou scientifique, c’est, nous semble-
t-il, son potentiel mythique sous-jacent qui en constitue le
dynamisme propre et explique l’impact qu’il a pu avoir
depuis deux siècles.
109
Précisons que cette recherche n’avait pas pour but de révéler
tous les aspects qu’on peut dégager aujourd’hui comme hier,
des rapports du politique et du religieux. Sur ce sujet on
pourra consulter le petit livre, à la fois très dense et très
suggestif de Jean Jacques Wunenburger161, qui opère une
synthèse de ces différents aspects, sous trois rubriques
principales, l’invention de la cité, les figures de l’agir,
l’imagination politique.
Plus modestement, notre recherche s’est cristallisée surtout
autour des rapports de l’idéologie et du mythe. Mais le terme
d’idéologie ayant donné lieu à tellement de malentendus, il
nous faut préciser brièvement quel a été notre choix ; en effet
on peut aborder la question de l’idéologie soit par les
fonctions qu’elle remplit (Marx, Mannheim, Ricœur), soit par
les contenus qu’elle révèle (Ansart, Besançon) ; la première
tend à mettre en lumière le rôle de l’idéologie dans la
constitution des groupes sociaux, à partir des fonctions
d’intégration, de domination, de renversement etc., ces
fonctions étant de tous les temps et pouvant être assurées par
des formes de discours dominants (mythe, philosophie etc.),
variables selon les époques ; la seconde, qui a inspiré notre
choix, aborde la question de l’idéologie par le contenu et
constate qu’il y a eu dans les sociétés modernes des
formations mentales qui ont peu d’équivalent dans le passé et
se sont proposé de promouvoir la meilleure réorganisation
sociale et politique. L’idéologie ainsi conçue est
essentiellement politique et se présente de façon plurielle : les
idéologies politiques modernes sont nées à la fin du XVIIIe
siècle, se sont présentées comme des projets rationnels de
transformation sociale et politique. Le XXe siècle devait
parfaire et accentuer les caractères de l’idéologie politique
moderne : il a vu naître des systèmes cohérents d’idées et de
110
croyances, ensemble de certitudes concernant le passé, le
présent et l’avenir et s’appuyant sur un fondement tenu pour
absolu (la nation, la race, la classe sociale etc.) : le
communisme de Lénine, le fascisme italien, le national-
socialisme en ont été les exemples les plus spectaculaires.
Selon Alain Besançon, ce type d’idéologie conjugue deux
caractères habituellement disjoints, la croyance et le savoir.
C’est parce qu’elle est une croyance qu’il faut chercher du
côté de la religion, mais c’est parce qu’elle se présente aussi
comme une théorie argumentée, qu’il faut chercher du côté de
la pensée rationnelle philosophique ou scientifique. En réalité,
elle n’est réductible ni à la science ni à la religion ; elle serait
plutôt la « corruption » à la fois de la religion et de la
science162. Se pose alors la question de la présence du mythe
dans l’idéologie. Cette présence a parfois été récusée : ainsi
Alain Besançon estime qu’il ne peut y avoir de mythe dans
l’idéologie parce que l’idéologie ne peut exister qu’en
éliminant de son contenu les éléments mythiques et religieux ;
tout au plus pourrait-on dire que l’idéologie est un
chronolâtrie (foi dans le temps), mais non une mythologie ;
Jean Baechler également oppose idéologie et mythe comme
deux discours irréductibles, l’idéologie étant d’essence
politique et polémique, le mythe racontant essentiellement
l’histoire de l’origine d’un groupe humain.
Face à ces dénégations, nombre de mythologues (Mircea
Eliade) ou de spécialistes du millénarisme (Henri Desroche,
Norman Cohn, Wilhelm Mühlmann) n’ont pas hésité à
déceler dans les idéologies politiques modernes des traces
d’anciens mythes d’origine ou d’anciens mythes
eschatologiques163. Bien loin d’être absent de l’idéologie, le
mythe en constituerait, comme nous en avons fait
l’hypothèse, le dynamisme propre, mais un dynamisme caché,
111
sous-jacent au discours rationnel manifeste de l’idéologie et
qui serait de nature émotionnelle et axiologique. Pour faire
apparaître ces traces mythiques dans le discours idéologique,
le plus simple est de recourir à la méthode analogique qui
consiste à découvrir une parenté de structure entre deux
phénomènes et deux formes de discours apparemment
hétérogènes ; Erwin Panosky avait ainsi pu découvrir une
parenté de structure entre l’architecture gothique et la pensée
scholastique. De la même façon on peut découvrir une parenté
de structure entre le scénario millénariste et les idéologies
politiques révolutionnaires ; dans tout scénario millénariste,
on posture un état de pureté et de perfection initiales (Eden
primitif, âge d’Or) suivi d’une chute, marquée par toutes
sortes de déchirures et de conflits ; cependant cet état ne
saurait durer, la chute doit être enrayée par la venue d’un
Messie-Sauveur qui établira sur terre le Royaume de Dieu et
restaurera l’état de perfection primitive ; les idéologies
révolutionnaires postulent de la même façon une harmonie
primitive, puis décrivent un état de dégénérescence qui aurait
détruit cette harmonie primitive, mais cet état aura une fin :
une révolution violente se produira qui rétablira l’harmonie
perdue.
Du point de vue méthodologique nous nous trouvons ici dans
la même situation que celle que rencontre le critique littéraire,
lorsqu’il croit percevoir dans un texte des mythèmes évoquant
tel mythe ou telle figure mythique (Prométhée, Hermès etc.),
alors qu’il n’y a dans le texte aucune référence mythique
explicite ; le fait que la dimension mythique ne soit pas
apparente ne constitue pas un obstacle insurmontable : en
effet si l’idéologie se présente comme un discours rationnel,
elle ne l’est pas au même titre qu’une théorie scientifique qui,
elle, tend vers l’univocité des concepts et des propositions ;
112
elle relève également, nous l’avons vu, de la croyance, et
comme telle, elle contient une frange d’imaginaire qui
l’apparente à n’importe quel discours à base d’images et de
symboles. Se pose donc à son propos la question du double
sens et même du sens multiple ; nous sommes alors, comme
le dit Paul Ricœur, dans le domaine du montré-caché : une
herméneutique est alors nécessaire pour découvrir ce sens
caché, car elle « est ce travail de pensée qui consiste à
déchiffrer le sens caché dans le sens apparent, à déployer les
niveaux de signification impliqués dans la signification
littérale… Symbole et interprétation deviennent ainsi des
concepts corrélatifs ; il y a interprétation là où il y a sens
multiples et c’est dans l’interprétation que la pluralité des
sens est rendue manifeste »164. L’interprétation suppose donc
la possibilité, pour une expression langagière, « en signifiant
une chose, de signifier aussi autre chose sans cesser de
signifier la première »165. Grâce à l’herméneutique il y a
ouverture du texte vers une réalité extralinguistique que nous
pouvons appeler l’ordre du symbolique, car seul le symbole
est cette « structure de signification, où un sens direct,
primaire, littéral, désigne par surcroît un autre sens indirect,
secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le
premier »166.
A travers ces justes réflexions de P. Ricœur nous en restons
au niveau des principes généraux de l’herméneutique. Pour la
mise en œuvre de notre projet – découvrir des traces
mythiques dans le discours idéologique – projet évidemment
risqué, nous nous sommes senti justifié et aidé par un article
fondamental de Gilbert Durand sur le langage167 qui nous a
permis de mieux comprendre les conditions de possibilité de
cette opération. En effet, dans cet article, Gilbert Durand
développe l’idée que le sermo mythicus ne saurait être
113
prisonnier de la structure formelle du langage ; au contraire
cette structure formelle peut être l’enveloppe d’une présence
symbolique, ce qui suppose une dénivellation entre les formes
linguistiques et le sens, entre le manifeste et le latent, entre
une forme superficielle et une structure profonde. Par là le
langage se trouve ouvert sur l’expérience humaine, sur un
contenu historique et social, comme sur une subjectivité
instauratrice de sens ; « il renvoie, dit G. Durand, à une
fonction basique qui lui préexiste et l’organise, la fonction
symbolique »168. Déjà Claude Lévi-Strauss avait affirmé, à
propos du mythe, qu’il était un métalangage et qu’ainsi son
sens parvenait « à décoller du fondement linguistique sur
lequel il avait commencé par rouler »169. C’est ce décollement
qui rend possible la distinction entre un contenu manifeste et
un contenu latent, entre l’enveloppe rationnelle du discours
idéologique et les traces mythiques plus ou moins cachées qui
y sont incorporées ; le sémantisme du discours n’est jamais
fermé sur un système formel, il est au contraire toujours
ouvert sur un symbolisme dont l’origine est à chercher, si l’on
en croit Gilbert Durand, du côté du « verbal », c’est-à-dire de
l’action. L’originalité de la méthodologie durandienne est
d’avoir su allier un structuralisme figuratif qui utilise avec
profit les principes de l’analyse structurale (découpage en
mythèmes, étude des relations entre les mythèmes) avec une
herméneutique instauratrice de sens qui culmine dans la
fonction théophanique du symbole170.
Par la suite Gilbert Durand devait préciser sa méthode et
utiliser le concept de mythanalyse, en prolongement de celui
de mythocritique utilisé par la critique littéraire. La
mythanalyse intéresse plus particulièrement le sociologue et
l’historien qui étudient le contexte plus que le texte « La
mythocritique part d’un texte pour trouver une hypothèse
114
mythique, la mythanalyse, elle, part d’un ensemble, d’une
tranche d’époque, de culture, d’un moment culturel, pour
essayer de voir quelles en sont les constantes figuratives et les
points sensibles »171 ; d’un point de vue méthodologique, la
mythanalyse ne fait qu’appliquer les principes de la
mythocritique à l’analyse des pratiques sociales, des
institutions, des documents historiques, voire des monuments.
Évidemment, comme le souligne Gilbert Durand, le terrain est
ici plus complexe : il est plus difficile et hasardeux, étant
donné la diversité des formes de la vie sociale, de circonscrire
un corpus ou un ensemble de données permettant de dégager
les dominantes mythiques d’un groupe, d’une époque, d’une
société. Par ailleurs, toute société repose sur des tensions, des
contradictions, si bien qu’à côté des mythes dominants
surgissent des contre-mythes, plus ou moins marginalisés, et
que par ailleurs le mythe dominant lui-même connaît des
fluctuations, des séquences chronologiques, qui peuvent aller
jusqu’à son épuisement final. La mythanalyse prend en
compte la dynamique du mythe, car le mythe s’il présente un
noyau permanent quasi-universel, est aussi affronté aux
changements historiques.
Pour notre part notre travail a consisté surtout à dégager
quelques mythèmes fondamentaux de divers discours
idéologiques ; nous avons surtout rencontré les mythèmes
propres à la temporalité (prestiges de l’origine, rêveries
eschatologiques de la société parfaite etc.). Cependant nous
avons constaté que cette dimension mythique se trouvait
comme corsetée, bridée, dans un discours idéologique qui se
voulait rationnel et excluait à priori aussi bien les images
poétiques que les symboles religieux. Imaginaire pauvre, mais
néanmoins efficace et même dangereux, surtout lorsque vient
se greffer sur l’espérance millénariste un imaginaire de la
115
haine purificatrice, présent aussi bien dans le national
socialisme que dans le communisme. Jean-Jacques
Wunenburger a bien perçu dans le livre déjà cité cette
dangerosité. Il parle « d’imaginaire morbide », à propos du
nazisme : « L’imaginaire nazi est un mélange de
rationalisations morbides de vieux matériaux mythiques, et un
retour déréglé de mythes vidés de leur sémantique et syntaxe
traditionnelles »172.
Après ces essais de mythanalyse, exigés par notre étude sur
« les religions politiques », essais au cours desquels les
travaux de Gilbert Durand, nous ont été d’un grand secours,
notre recherche s’est orientée plus particulièrement, vers les
phénomènes de croyance ; nous avons été amenés à nous
interroger après Paul Veyne et Jean-Pierre Vernant, sur la
question de l’adhésion au mythe dans les religions archaïques
et dans la Grèce antique : Mircea Eliade n’affirmait-il pas que
le mythe peut être conçu aussi bien comme « une histoire
vraie » que comme « une fable, une invention, une fiction » ?
Cela nous a conduit à mesurer la différence entre « la
croyance au mythe » dans les sociétés archaïques et antiques
et le statut du « croire » dans la tradition occidentale
chrétienne. Nous avons par ailleurs découvert de nouvelles
formes d’adhésion et de croyances propres à notre modernité,
entre autres ce que l’on a appelé « la conviction idéologique »
ou les croyances liées au New Age, expression d’un
syncrétisme scientifico-mystique. Nous avons pu montrer, en
particulier, et cela dans le prolongement de notre intérêt pour
les « religions politiques », que la conviction idéologique
différait profondément de la foi religieuse traditionnelle, que
parler de « foi communiste » ou de « foi nazie » ne pouvait
être qu’une manière métaphorique de parler173. Bref nous
avons estimé qu’une réflexion sur les types d’adhésion au
116
mythe était un complément indispensable à un « travail
mythanalytique ».
117
Histoire et imaginaire174
118
rapport que l’homme établi avec le réel et le monde lui-
même. Comme exemple, on pourrait parler de l’utopie qui n’a
cessé de façonner l’imaginaire politique des hommes depuis
les premiers temps bibliques, sans toujours éviter les dérives
idéologiques et totalitaires de systèmes qui on voulu figer le
« non-lieu » dans l’histoire. C’est bien un lieu irréductible à
toutes les cités historiques, mais inconcevable en dehors
d’elles, donc le lieu parfait qui réconfortait les hommes et les
aidait à s’affranchir de leurs inquiétudes et de leurs
défaillances pour qu’ils puissent enfin concevoir sinon même
envisager le projet d’un monde meilleur (Wunenburger, 2001,
2002 ; Deproost ; Coulie, 2002).
Dans le sillage des travaux de Gilbert Durand notre étude
porte sur le rapport entre histoire et imaginaire : elle ne
cherche pas à explorer un territoire relativement nouveau chez
les historiens, celui du domaine de l’histoire de l’imaginaire
dans le sens que Jacques Le Goff et, par la suite, Evelyne
Patlagean et même Lucian Boia lui ont donné. En outre, nous
prétendons ici développer, d’une part les fondements de sa
philosophie de l’histoire, et d’autre part afficher les voies
enrichissantes qu’elle permet d’ouvrir au métier d’historien
d’aujourd’hui pour faire face aux défis constants et
permanents des chants des sirènes qui demeurent derrière les
idéologies politiques de notre temps, avec leur impact
historique que nous connaissons pour le meilleur comme pour
le pire. C’est pourquoi le point de départ de ce chapitre met
l’accent sur la contribution de certains historiens sur ce
rapport entre histoire et imaginaire : nous pensons notamment
à Jacques Le Goff, à Èvelyne Patlagean et dernièrement à
Lucian Boia. Dans la deuxième partie de cette étude nous
développerons à la fois les remarques critiques de Gilbert
Durand à l’encontre de l’historicisme et le rôle catalyseur que
119
le mythe joue dans le dialogue imaginaire et histoire pour
nous interroger – dans une troisième partie – sur l’importance
de la théorie durandienne dans la formation du métier
d’historien, lequel met l’accent sur l’écriture, qui fabrique un
objet, organise une durée et qui finalement produit la mise en
scène d’un récit.
L’HISTOIRE ET L’IMAGINAIRE : QUELQUES
APPROCHES
Les Sciences Humaines (psychologie, psychanalyse,
sociologie, anthropologie, etc.) – Gilbert Durand préfère
plutôt Sciences de l’Homme – soulignent aujourd’hui
l’importance du terme imaginaire (image, fantasme, symbole,
mythe) lequel renvoie généralement à une collection de
représentations hétérogènes, fortement mêlées d’affects, aux
significations équivoques et flottantes, nourries par l’héritage
mythique, religieux et historique et par l’expérience vécue.
Constamment réactivé dans les productions socioculturelles,
l’imaginaire constitue un système dynamique qui se
superpose au réel pour lui donner des structures signifiantes
au niveau de l’interprétation individuelle et collective. Donc
on peut poser sans problème la question pertinente suivante :
entre, d’une part, la perception des faits sociaux et des
événements historiques et, d’autre part, la réflexion théorique
qui rend compte du fait historique par le biais d’abstractions
et des raisonnements, ne serait-il pas possible, en ce qui
concerne les actions historiques, de faire place à un ensemble
de représentations hétérogènes d’images (c’est-à-dire de
trouver la part qui reviendrait au domaine de l’imaginaire,
donc au plan des images, des fantasmes, des symboles, des
mythes) ?
120
Dans ce contexte, il nous semble pertinent de faire, quoique
brièvement, un résumé sur l’état de la littérature qui a été
produite jusqu’à nos jours sur l’histoire de l’imaginaire. En
effet, en 1978 dans un ouvrage, qui prétendait être un bilan de
la Nouvelle Histoire, est paru un chapitre rédigé par la
byzantiniste Évelyne Patlagean qui portait précisément sur
L’histoire de l’imaginaire et celui-ci a été retenu comme
faisant partie de l’ensemble des dix concepts clé considérés
comme les plus caractéristiques du courant des Annales, à
savoir : l’anthropologie historique, la culture matérielle,
l’histoire nouvelle, l’histoire immédiate, la longue durée,
l’histoire des marginaux, le marxisme, l’histoire des
mentalités, les structures historiques. Toutefois, quelques
années plus tard, André Burguière publie un Dictionnaire des
Sciences Historiques (1986) où il n’y a aucune référence à
l’imaginaire, mais on y trouve un article de Jacques Revel sur
« Les Mentalités » (pp. 450-456) et un autre article de Roger
Chartier sur les « Images » (pp. 345-347) où l’auteur ne fait
aucune allusion à l’Imaginaire dans un sens instauratif
(Gilbert Durand). Il nous faut également souligner des
itinéraires, surtout en histoire médiévale, fort intéressants de
George Duby (Le Temps des Cathédrales. L’art et la société :
980-1420, 1976 ; Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du
Féodalisme, 1978 ; Le Chevalier, la Femme et le Prêtre,
1981) ; Jacques Le Goff (La Naissance du Purgatoire, 1981 ;
Pour un Autre Moyen Âge, 1977 et L’Imaginaire Médiéval,
1985). Nous croyons aussi pertinent de mentionner, entre
autres, l’œuvre de Jean Delumeau qui a fait une sorte de
cartographie mythique de l’Occident dans ses ouvrages : La
Peur en Occident, 1978 ; Une Histoire du Paradis : le Jardin
des délices, 1992 ; Mille Ans de Bonheur, 1995), de Georges
Minois à qui on doit notamment une Histoire des Enfers,
1991 et Histoire de l’Avenir, 1996) et d’Alain Corbin (Le
121
Territoire du Vide. L’Occident et le désir du rivage.
1750-1840, 1988).
Mais pour revenir au chapitre d’Évelyne Patlagean on
constate que l’imaginaire est défini comme « constitué par
l’ensemble des représentations qui débordent la limite posée
par les constats de l’expérience et les enchaînements déductifs
que ceux-ci autorisent » et la « culture », les « nations », le
« corps vécu », la « mort » et « l’image » (1978 : 307)
appartiennent à l’ensemble des représentations qui échappent
à la fois aux critères de l’opération historiographique et à une
perspective historiciste qui ne cesse d’opposer l’imaginaire au
réel et de situer l’imaginaire lui-même en dehors de la réalité
concrète comme du non-vérifiable.
Dans L’Imaginaire Médiéval (1985), Jacques Le Goff ne met
pas en avant une proposition de définition de l’imaginaire.
Cet auteur nous semble plus incliné à préciser ce que n’est
pas l’imaginaire plutôt que de le définir, même s’il n’en
donne pas une définition explicite. Néanmoins, il affirme que
l’imaginaire ne doit être confondu ni même assimilé, ni à la
représentation de la réalité extérieure, ni au symbolique, ni à
l’idéologie (1991 : I-III). Toutefois, quand il se réfère aux
représentations, tout en admettant que l’imaginaire constitue
leur champ, il tient à préciser qu’il « occupe la partie de la
traduction non reproductrice, non simplement transposée en
image de l’esprit, mais créatrice, poétique au sens
étymologique […] La fantaisie, au sens fort du mot, entraîne
l’imaginaire au-delà de l’intellectuelle représentation »
(1991 : II). Évidemment cette manière de poser le problème
soulève beaucoup de questions : comment peut-on parler de
l’imaginaire sans le rapporter à l’« univers du symbole »
(Durand, 1996 : 65-80) compte-tenu que c’est par son biais
122
qu’il se donne à voir et se donne à penser, puisque le symbole
constitue la dynamique de l’imaginaire ; en ce qui concerne
l’idéologie, Paul Ricœur a bien montré qu’elle est une
expression de l’imaginaire social ou culturel : « Comment en
effet des illusions, des fantaisies, des fantasmagories auraient-
elles une efficacité historique quelconque, si l’idéologie
n’avait pas un rôle médiateur incorporé au lien social le plus
élémentaire, si l’idéologie n’était pas contemporaine de la
constitution symbolique du lien social lui-même ? » (1986 :
230-231, 228-231, 380-387).
Cependant, et un an après la publication de L’Imaginaire
Médiéval, Jacques Le Goff a été interviewé par Michel
Cazenave précisément sur le rapport entre Histoire et
Imaginaire, interview durant laquelle l’auteur a accepté que
c’est bien l’imagination elle-même qui irrigue l’histoire en
refusant qu’elle soit maîtresse d’erreur et de fausseté, comme
elle est définie généralement :
« Avec l’imaginaire, nous voyons beaucoup mieux que ce qui
a été pendant longtemps considéré comme un épiphénomène,
une superstructure – et par conséquent, a été quelque peu
méprisé – se retrouve au contraire très souvent à la racine des
motivations historiques, et révèle en profondeur les structures
et notamment les structures mentales d’une époque. […]
Avec le pays de Cocagne, voilà un document de l’imaginaire
qui se révèle un des meilleurs témoins sur ce dont nous
savons maintenant que c’est un grand sujet de l’histoire : les
attitudes adoptées face à quelques situations fondamentales de
l’homme, à son destin » (Le Goff, 1986 : 15-16).
Pour conclure, Le Goff soutient que l’imaginaire vient
compléter sinon même élargir le champ symbolique
développé par l’histoire des mentalités, mettant aussi en
123
évidence que « l’historien a toujours besoin d’imagination »
(1986 : 20) pour mieux comprendre et saisir les enjeux
symboliques cachés derrière la réalité historique.
De son côté, Lucien Boia pense que la controverse qui oppose
Gilbert Durand à Jacques Le Goff, Alain Corbin, Roger
Chartier, et tant d’autres, lui semble artificielle, car
l’imaginaire se définit par des structures fondamentales et non
par « une prétendue opposition avec la “réalité” » (1998 :
25-28). À ce propos Boia nous propose huit structures
capables de rendre compte de l’« essentiel d’un imaginaire
appliqué à l’évolution historique » : 1) La conscience d’une
réalité transcendante ; 2) Le « double », la mort et l’au-delà ;
3) L’altérité ; 4) L’unité ; 5) L’actualisation des origines ; 6)
Le déchiffrement de l’avenir ; 7) L’évasion ; 8) La lutte et la
complémentarité des contraires (1998 : 263 ; 1998 : 29-37).
L’auteur affirme que le travail de l’historien est de « saisir et
d’expliquer les combinaisons différentes et les manifestations
spécifiques de ces structures à travers les époques et les
cultures » puisqu’il faut compter avec la permanence des
structures archétypiques ou archétypales fondamentales de la
nature humaine et avec leur adaptation et réélaboration aux
cycles et rythmes historiques.
Nous sommes bien conscients que parler des rapports de
l’histoire et de l’imaginaire relève d’un défi qui peut conduire
à des ambiguïtés. C’est pourquoi nous commencerons par
distinguer deux aspects : le rôle de l’imaginaire dans le travail
de l’historien, que personne ne conteste aujourd’hui, et
l’imaginaire du temps, de l’historicité, auquel se rattache la
question du millénarisme. Les deux aspects sont liés puisque
l’historien peut étudier cet imaginaire du temps, de
124
l’historicité, comme tout autre phénomène, mais il faut avoir
présent à l’esprit cette distinction pour éviter des confusions.
Pour mieux comprendre cette problématique il nous faut
poser la question suivante : qu’est-ce en effet que l’histoire
des historiens ? (Burke, 2005 : 15-30 ; Rüsen, 2006 : 77-92).
C’est une discipline et une notion nées dans la seconde moitié
du XVIIIe siècle, c’est une science et un métier qui
s’inscrivent dans une rationalité ouverte qui cherchent,
comme d’ailleurs le réclamait Marc Bloch, à comprendre les
relations réciproques entre passé et présent : « Éclairer le
présent par le passé mais aussi le passé par le présent est
devenu l’objectif de l’histoire » (Le Goff, 2000 : 72). En ce
sens Jacques Le Goff considère que la science historique doit
s’en tenir aux caractères suivants :
1. La quête permanente de la vérité ne peut pas être
évacuée sous peine que l’histoire elle-même
sombre dans l’irrationnel ;
2. C’est une discipline qui ne peut pas ne pas
raisonner rationnellement ;
3. L’histoire à l’instar des autres sciences sociales
recherche les régularités ;
4. Elle a recours à des méthodes scientifiques de
recherche et de traitement des faits historiques
qui sont définies par des règles et qui sont
susceptibles de vérification (2000 : 67), c’est ce
que Michel de Certeau dénomme l’opération
historiographique (1975 : 63-120), où la critique
historique demeure incontournable (Prost, 1996 :
55-78).
125
La considérer ou non comme une production de l’imaginaire,
dépend en effet de la définition qu’on donne de celui-ci.
Notre définition, qui est celle de Gilbert Durand, accorde à la
notion de « trajet anthropologique » un rôle important : elle
fait la synthèse entre ceux qui privilégient les structures, les
régularités, voire les constantes et les permanences
(synchronicité) et ceux qui privilégient plutôt la diversité et
les changements (diachronie) ; elle cherche à concilier le
caractère universel et en quelque sorte trans-historique de
l’imaginaire avec la « longue durée » (Fernand Braudel) et les
intimations sociales, politiques et culturelles qui modèlent et
remplissent les archétypes définis comme des constantes
essentielles de la nature humaine. Ceux-ci ne sont que des
schémas organisateurs, des moules, dont la matière change
mais dont les contours demeurent. Ces archétypes
ressemblent alors aux trois fonctions duméziliennes (royale et
sacerdotale, militaire et de production) et par conséquent ils
deviennent en quelque sorte des archétypes socio-historiques
« qui sont assez inéluctables, et qui charrient des images et
des symboles facilement identifiables » (Durand, 1986 : 132).
Enfin, notre conception de l’imaginaire dépasse, et il nous
faudrait expliquer pourquoi, aussi bien la dichotomie réel-
imaginaire que la conception qui oppose l’imaginaire comme
catégorie du « non-vrai » (le domaine de la fiction pure) à
l’histoire événementielle (le domaine de la factualité et de la
vérification) :
Par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-
au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne : fiction et
poésie visent l’être, non plus sous la modalité de l’être-donné,
mais sous la modalité du pouvoir-être. Par là même, la réalité
quotidienne est métamorphosée à la faveur de ce qu’on
pourrait appeler les variations imaginatives que la littérature
126
opère sur le réel. […] la fiction est le chemin privilégié de la
redescription de la réalité [sur l’exemple du langage
métaphorique] et que le langage poétique est celui qui, par
excellence, opère ce qu’Aristote, réfléchissant sur la tragédie,
appelait la mimèsis de la réalité ; la tragédie, en effet, n’imite
la réalité que parce qu’elle la recrée par le moyen d’un
muthos, d’une “fable”, qui en atteint l’essence la plus
profonde (Ricœur, 1986 : 115, 220-228, 1991 : T. III).
L’historien tisse un récit par le choix qu’il fait des faits et de
leur agencement, pour ensuite les soumettre à une grille
d’interprétation et de compréhension tenant bien compte que
la constitution de l’objectivité historique a comme corrélat la
subjectivité historienne (Ricœur, 1955 : 37, 25-52 ; Rüsen,
2006 : 9-19, 59-74, 93-107). Donc l’historien s’engage par
son honnêteté intellectuelle et par le respect des critères
scientifiques à confectionner une mise en intrigue cohérente
et significative (Veyne, 1996 : 13-120). De cette façon il
produit une sorte de « fiction » avec des éléments vrais, et ce
qui distingue le récit historique du récit de fiction est
l’intentionnalité historique (La Capra, 1989 : 115-134 ;
Genette, 1991 : 65-93). Un apport essentiel à cette réflexion
sur le travail de l’historien est dû à Paul Ricœur qui dans son
ouvrage Temps et récit identifie trois moments de l’opération
historique : la phase documentaire, la phase d’explication/
compréhension, la phase de représentation. Il met en évidence
l’intention historienne de re-présentation du passé, de mise en
intrigue, mais rappelle aussi les procédures de vérité de ce
projet. Il est ainsi reconnu que le document ne parle pas tout
seul : c’est la question qui lui donne sens, qui le fait parler ; et
par cette procédure de questionnement attentif il y a des
choses que l’on peut établir en vérité. L’histoire s’alimente de
« faits vrais » dans sa tentative de reconstruction du passé, et
127
à ce propos on ne doit pas oublier les mots de Paul Veyne :
« la vérité historique n’est ni relative, ni inaccessible comme
un ineffable au-delà de tous les points de vue, comme un
“géométral’ » (1996 : 51).
Sur cette problématique on ne peut pas non plus oublier la
contribution de Hayden White dont l’ouvrage Metahistory.
The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe a
beaucoup contribué à agiter les eaux de l’historiographie
contemporaine, en liant la mise en intrigue à
l’explication, en définissant le style historiographique en
fonction de la proportion entre story (récit), emplotment (mise
en intrigue) et argument. À ceci s’ajoute, pour la mise en
intrigue, une typologie romanesque (Michelet), comique
(Ranke) ou tragique (Tocqueville). La mise en intrigue est
alors « l’opération qui dynamise tous les niveaux
d’articulation narrative ». Elle fait la transition entre raconter
et expliquer, car raconter, c’est déjà expliquer (1973).
Ensuite il est important de reconnaître la dimension
interprétative de la discipline historique, puisque, comme
nous le rappelle Gilbert Durand, en histoire « il n’y a jamais
de documents de première main » (1986 : 143) ce qui veut
dire que l’historien, pas plus que le physicien, n’a le privilège
d’une factualité objective, puisque toute la réalité est déjà,
selon Ernst Cassirer, une représentation façonnée par les
« formes symboliques » (langage, mythe et science) qui sont
des processus dynamiques de symbolisation, qui ne sont pas
des reflets de la « réalité » externe mais qui permettent au
contraire d’y avoir accès. Si on admet que l’interprétation
joue un rôle important dans la construction de l’objet
historique, alors elle requiert l’utilisation de catégories ou
d’images mentales qui précèdent souvent l’examen des faits,
128
dont le rôle est de lier ces faits, de leur donner une
signification ; en ce sens les termes de progrès ou de
décadence, les métaphores des âges de la vie constituent des
précompréhensions de l’expérience historique qui organisent
les données brutes de cette expérience et leur donnent sens.
Ces projections imaginaires, qui dérivent la plupart du temps
de notre rapport originaire au monde, sont particulièrement
importantes dans des philosophies de l’histoire qui prétendent
rendre compte de toute l’histoire humaine, celle des peuples
et des cultures, celle des nations et des empires. Par
conséquent, on peut toujours critiquer ou contester ce type de
philosophie de l’histoire, définie comme la théorie qui
explique l’évolution et les grands moments de l’histoire, non
pas par l’étude de documents comme ceux utilisés par
l’historien, mais par des idées générales : on peut préférer une
philosophie de l’histoire qui s’appuie sur l’image mentale du
progrès à celle qui s’appuie sur l’image mentale du déclin ou
vice-versa ; on peut même refuser toute espèce de philosophie
de l’histoire, ce que font la plupart des historiens ou des
sociologues contemporains.
L’histoire c’est alors l’activité qui consiste, à partir de
documents divers, à reconstruire le passé en racontant des
événements, après une critique historique qui essaie plutôt de
comprendre l’intrique, que de la juger (Ricœur, 1986 :
161-181) :
Puisque telle est la quintessence de l’explication historique
[Tel est le monde sublunaire de l’histoire, où règnent côte à
côte liberté, hasard, causes et fins, par opposition au monde
de la science, qui ne connait que des lois], il faut convenir
qu’elle ne mérite pas tant d’éloges et qu’elle ne se distingue
guère du genre d’explication qu’on pratique dans la vie de
129
tous les jours ou dans n’importe quel roman où l’on raconte
cette vie ; elle n’est que la clarté qui émane d’un récit
suffisamment documenté ; elle s’offre d’elle-même à
l’historien dans la narration et n’est pas une opération
distincte de celle-ci, pas plus qu’elle ne l’est pour un
romancier. Tout ce qu’on raconte est compréhensible,
puisqu’on peut le raconter. Nous pouvons donc réserver
commodément au monde du vécu, des causes et des fins, le
mot de compréhension cher à Dilthey ; […] L’histoire
n’explique pas, en ce sens qu’elle ne peut déduire et prévoir
(seul le peut un système hypothético-déductif) ; ses
explications ne sont pas le renvoi à un principe qui rendrait
l’événement intelligible, elles sont le sens que l’historien
prête au récit (Veyne, 1996 : 126-127 ; Bloch, 1997 : 124-127
; Durand, 1979 : 65, 79 ; Prost, 1996 : 145-168).
Par ailleurs, il faut souligner aussi que tous les
épistémologues de l’histoire insistent aujourd’hui sur ce côté
narratif du travail de l’historien : celui-ci élabore et compose
une mise en intrigue, un récit qui, à partir des événements
consignés dans les témoignages et documents du passé opère
une synthèse et organise la matière historique ; or cette
activité synthétique a partie liée avec l’imagination ; c’est, par
elle que l’historien introduit cohérence et sens dans cette
matière marquée par la contingence et la diversité. Il s’agit
donc d’une reconstruction rationnelle du passé, laquelle, à ce
titre, comporte une part de subjectivité (Ricœur, 1983 : 106
(T. I), 264 (T. II)).
Prenons l’exemple de la biographie des grandes personnalités
(telles Charlemagne, Saint Louis, Napoléon, De Gaulle,
Hitler, Staline, etc.) nous nous apercevons que ces hommes
ont été essentiellement des personnages qui possédaient ce
130
que Max Weber appelait un charisme et étaient en phase avec
leur époque (Le Goff, 2000 : 75). Dans la biographie d’un de
ces personnages célèbres, l’historien organise les faits et
gestes de son héros de façon à former un tout cohérent ; dans
ce travail de reconstruction, l’imagination a sa part. Ce qui
explique qu’une biographie n’est jamais définitive, qu’on peut
toujours mettre l’accent sur tel fait plutôt que sur tel autre,
qu’on peut organiser différemment le récit et que la distance
entre une biographie qu’on dit « romancée » et un roman
qu’on dit « historique », n’est peut-être pas si grande. Paul
Ricœur parle à ce propos « d’entrecroisement de l’histoire et
de la fiction », de « fictionnalisation de l’histoire », comme
« d’historicisation de la fiction » (Ricœur, 1991 (T. III) :
347-348, 1986 : 115, 220-228).
C’est ce même travail de l’imagination que l’on constate
quand l’historien se sert de catégories interprétatives (idée de
progrès, idée de décadence, etc.), qui permettent d’interpréter
dans tel ou tel sens l’évolution d’une période historique, c’est-
à-dire de porter sur elle, là encore, un jugement de valeur :
jugement de valeur qui consiste bien souvent à projeter sur la
réalité historique une image mentale qui donne sens à une
série d’événements et permet d’organiser les données brutes
de l’expérience. Ainsi l’idée de décadence, en tant qu’image
mentale, a sa source dans les symboles et les mythes qui nous
parlent de l’usure du temps, de sa dégénérescence et de la
nécessité de sa régénération. Quant aux métaphores des âges
de la vie, elles semblent imprégner aussi bien la conception
que Vico a du déroulement de l’histoire que la théorie des
cultures élaborée par Spengler (Sironneau, 2000 : 17-39).
Ces catégories dont se sert l’historien dérivent d’anciens
mythes se rapportant au temps, notamment les mythes
131
véhiculés par les millénarismes qui sont au cœur de cet
imaginaire du temps et de l’historicité (2000 : 106 et svs.) ;
dans ce cas c’est le mythe qui rend compte de l’histoire, bien
plus que l’histoire ne rend compte du mythe ou plutôt il y a
connexion entre le travail de l’historien et cet imaginaire du
temps.
GILBERT DURAND FACE À L’HISTOIRE
L’auteur dénonce une conception de l’Histoire hypertrophiée
qui souhaite à tout prix proclamer la « scientificité » de
l’histoire en tant qu’explication dernière de l’action humaine.
C’est alors une science humaine qui n’échappe pas au corset
tissé par les trois caractères qui constituent le grand modèle
du rationalisme déductif de toute la science occidentale, qui
sont l’objectivation, le causalisme logique et la généralisation.
D’après ce modèle il s’agit alors d’une notion d’Histoire
définie par le non répétitif de la diachronie archéologique,
pour qui la chronologie constitue le support ultime de la
rationalisation explicative (Le temps de l’Histoire, Prost,
1996 : 101-123). Une telle perspective positiviste est celle de
la causalité diachronique où l’évènement, fut-il un kérygme,
est placé comme un irrévocable fait : « La sacralisation de
l’histoire par l’historicisation du kérygme, se renverse très
vite pour l’Occident en une profanation historienne du sacré »
(Durand, 1979 : 96). C’est bien un modèle qui consacre aussi
bien la conception d’une histoire universelle, linéaire et
progressiste que l’objectivisme totalitaire de la linéarité
historique. Elle se trouve désormais justifiée
épistémologiquement « par l’unicité de l’événement
irrévocablement placé dans une chaîne diachronique passée :
la ante hoc se transforme alors automatiquement en propter
hoc » (1979 : 70).
132
Face à cette conception de l’histoire Gilbert Durand pense,
d’une part, qu’il doit y avoir un surplomb référentiel (une
sorte d’« Histoire Sainte ») à l’histoire, et, d’autre part,
reconnaît la possibilité qu’un événement puisse fonder a-
chroniquement et perpétuer synchroniquement le in illo
tempore de l’« Histoire Sainte » (Mircea Eliade) :
Disons simplement, pour ne nous en tenir qu’à une Science de
l’Homme, que ce dédoublement, ou mieux cet épaississement
existentiel de l’histoire objective grâce au surplomb d’une
Histoire Sainte’, d’une hiérogonie s’originant au monde des
archétypes pourrait avoir des conséquences épistémologiques
révolutionnaires si l’Occident lui faisait place dans son
analyse historique elle-même. Renverser la problématique du
progrès objectif de l’histoire pour faire du temps humain le
lieu de la récurrence métaphysique, c’est briser et inverser la
tenace habitude évhémériste de l’Occident. Dès lors, il ne
s’agit plus, comme le font de misérables théologies, de
démythologiser pour retrouver l’humain mais bien au
contraire de remythifier l’histoire et montrer que ce qui prend
un poids, une dimension historique, n’est que ce qui a un
sens, c’est-à-dire se réfère à des vérités primordiales,
synchroniques, qui sont celles du mythe. Démythifier
l’histoire – et l’histoire littéraire comme le tente timidement
la Nouvelle Critique – serait lui rendre son alignement sur le
mythe en inversant l’évhémérisme congénital de l’Occident
chrétien (1979 : 104) ;
L’Histoire est instauration du sens par la comparaison
répétitive – ou comme le dit Lévi-Strauss par la “redondance”
– sur laquelle se fonde l’être anthropologique : habitus, rite,
liturgie… et finalement cette sorte de récit sacré et
133
commémoratif que nous appelons mythe ! (Durand, 1979 :
70).
La position de l’auteur se trouve confortée par l’œuvre
d’Ernst Cassirer et par celle d’Oswald Spengler qui ont
beaucoup contribué à démystifier l’impérialisme de l’histoire,
« à casser son monolithisme hypostatique, d’une part en
pluralisant – donc en relativisant là aussi par des temps locaux
culturels – les filières historiques, d’autre part, en pluralisant
les procédures d’explication légitimes contre le totalitarisme
de la “Raison pure” kantienne » (Durand, 1979. 72, 72-73) ;
également par l’œuvre de Georges Dumézil et celle de Mircea
Eliade dont le premier fera objet d’une attention particulière
dans la mesure où elle signifie pour Gilbert Durand la
fondation d’une « nouvelle sociologie » qui a accordé au
mythe un rôle d’infrastructure fonctionnelle, et qui est partie
d’abord des noms et des appellations rituéliques et
épithétiques des dieux « pour renverser le plus radicalement
qu’il se peut la perspective historiciste que nous avions
l’habitude de donner aux légendes de la fondation de Rome.
[…] il nous montre que ce que nous prenions pour argent
comptant de l’histoire dans le Ab urbe condita ou dans le
chant VI de l’Énéide n’est qu’une leçon latine d’une série
mythologique indo-européenne que l’on retrouve dans les
mythologies germanique ou hindoue » (1979 : 83-84) ; le
deuxième, avec son anthropologie profonde, a confirmé
Durand dans ses positions an-historicistes déjà exprimées
dans Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire où il
disait que les mythologies du progrès n’étaient « qu’un petit
« pli » ethnocentrique par rapport au tapis anthropologique
presque continu des mythologèmes de l’ ’éternel retour’ »
(1996 : 116).
134
Dumézil a mis en évidence tantôt la relativisation du récit
historique, celui de Tite-Live par exemple, par rapport à un
socle mythologique profond, accessible dans son métalangage
par la méthode comparative, tantôt le pluralisme
trifonctionnel (les structures royale et sacerdotale, militaire et
économique – Jupiter, Mars, Quirinus) du mythe lui-même, à
l’œuvre dans les formes de sociabilité constitutives d’une
société donnée. Il faut encore ajouter, et Dumézil l’a bien
montré à propos des triades capitolines (1966), que chaque
mythe, étant lui-même hétérogène par l’artifice diachronique
du sermo mythicus, permet d’intégrer dans le discours des
situations contradictoires (le caractère « dilemmatique » du
mythe comme l’a bien repéré Lévi-Strauss). Enfin, qu’il nous
soit encore permis d’attirer l’attention sur les trois postulats,
quoique encore à l’état d’embryon, d’une topique
socioculturelle, tels que Gilbert Durand les a résumés : « toute
intention historique d’une société donnée se résout en mythe ;
toute société repose sur un socle mythique diversifié ; tout
mythe est lui-même un “récital” de mythèmes
dilemmatiques » (1996 : 115).
Par ailleurs, Mircea Eliade reconnaît aux mythes
immémoriaux, aux grandes figures collectées par la
mythologie comparée un rôle anthropologique instauratif, ce
qui permet à celui qui récite un mythe d’opérer une « sortie
du temps historique et personnel » pour se trouver « plongé
dans un temps fabuleux transhistorique ». On comprend par là
que le mythe, en tant qu’“histoire vraie”, soit un récit où la
véracité est vécue par l’âme et par l’imagination. Cette
réévaluation du mythe très appréciée par Durand se substitue
alors à l’historicisme totalitaire et linéaire de la vieille critique
positiviste. C’est pourquoi l’auteur ne retient de l’historien
des religions que la leçon paradoxale suivante : « c’est que
135
tout “récit” (historein) humain, bien loin de dire les fatalités
d’un temps historique objectif, est au contraire “lutte contre le
temps,… espoir de se délivrer du Temps mort, du Temps qui
écrase et qui tue” » (1978 : 93). Enfin, et avec Eliade, et
contrairement au kérygmatisme d’un Bultmann ou d’un
Ricœur, l’on assiste à une sorte de catholicisation du
kérygme :
parce que le kérygme, l’“avènement” en aucun cas, même en
celui de l’incarnation chrétienne, ne peut être la signature
d’un événement “objectif” sécrété par le “Temps Mort”,
comme dit Eliade, de l’“histoire” cosmique ou du devenir
profane. Comme l’ont toujours bien vu les mystiques
chrétiens – et je pense à Angelus Silesius – ce n’est pas
l’historiographie de Jésus sous César Tibère qui est kérygme,
mais bien l’Imitatio Christi qui fait que c’est seule l’“histoire”
de l’âme qui décide de l’avènement. […] Eliade lui, a bien vu
que “du fait même qu’il est une religion”, le christianisme
doit nécessairement maintenir en lui des comportements
mythiques. Bien loin de se fonder sur un kérygme unique et
privilégié, il ne doit sa force de caractère et d’expansion que
parce qu’il s’appuie lui aussi, comme toute religion, sur un
semper et ubique qui n’est autre que l’illud tempus (le “temps
sacralisé”, l’“Histoire Sainte”) dont le récit mythique est le
modèle (1978 : 93-94).
C’est alors sous l’influence des auteurs qui nous venons de
citer qu’il faut essayer de mieux comprendre la conception
durandienne de l’histoire qui est à la fois le résultat tout
empirique de ses constatations historiennes en confrontation
avec les rythmes étudiés dans la filiation de Jean-Baptiste
Vico, par Sorokin, Oswald Spengler, Eugenio d’Ors ou
Arnold Toynbee. C’est donc une philosophie de l’histoire qui
136
cherche à comprendre les grands « retours » du mythe dans
les éthiques, les esthétiques, voire les politiques pendant
environ tous les 150 à 180 ans : « Je crois effectivement
qu’un mythe ne disparaît jamais ; il se met en sommeil, il se
rabougrit, mais il attend un éternel retour, il attend une
palingénésie » (Durand, 1996 : 101, 178). Mais ce qu’il y a
d’essentiel chez tous ces auteurs, c’est que leur approche,
qu’elle soit structuraliste, comparatiste, psychologique ou
éthologique, bouleverse la perspective positiviste qui fait de
l’histoire le référentiel dernier : « puisque s’y conjuguent
nécessité du devenir et liberté de l’homme – pour substituer
un référentiel synchronique où la pérennité et la numinosité
des mythes, apparaissent au premier plan » (1979. 84).
1. Gilbert Durand et sa critique envers l’historicisme
137
et des techniques, apparaîtra comme une évidence et l’on a
assistera aux noces du Progrès et de la Révolution :
Enfin, l’Histoire, la grande et fabuleuse idéologie de
l’Occident, la seule idole de ces deux derniers siècles, cherche
quant à elle la définition de l’homme dans la mort et le déclin
des empires et dans le progrès rassurant des machines,
réduisant désespérément d’une façon comme d’une autre
l’homo sapiens au déterminisme totalitaire d’un temps unique
et hypostasié, celui de l’« Évolution entropique de la
matière » (Durand, 1979 : 173) ;
La fable du progrès se découpe, se structure et s’excuse par
l’idolâtrie sous-jacente de l’histoire. Rien n’échappe, en
occident, à sa puissance “d’association” (1979 : 99).
D’une part, le progrès technique, Bien souverain de
l’Occident, devient le paradigme de tout perfectionnement,
même moral ; d’autre part, le relativisme historique ruine tout
fondement de la vérité et aboutit à un agnosticisme généralisé.
De ce fait, le passé, rejeté dans les ténèbres de
l’obscurantisme, se trouve dévalué face à un présent et surtout
à un futur hypostasiés : « cette superbe progressiste » se
double d’une terrible conséquence : « tout ce qui est passé se
fige irrémédiablement dans un statut d’infériorité ; non
seulement, l’on a l’ante hoc, ergo, propter hoc, mais encore
ergo, inferior hoc » (1979 : 99). Gilbert Durand a toujours
mis en cause la croyance au progrès de l’humanité dont le
symbole biblique de l’arbre de Jessé l’illustre assez bien
puisque, dans son rêve, Jessé voit un arbre sortir de sa
poitrine, donner naissance à beaucoup de branches latérales et
s’épanouir à son sommet en une fleur contenant une vierge et
son fils. Le symbole de l’arbre de Jessé contient en germe la
rêverie messianique et progressiste de notre culture, laquelle
138
traduit soit la volonté de se rendre maître du temps et de
l’histoire, soit la conception d’un progrès qui consiste dans
l’évolution vers le mieux, vers l’accomplissement, et appuyé
sur le postulat de la perfectibilité indéfinie de l’homme : ce
symbole, d’après Gilbert Durand, traduit « la volonté
d’accélérer l’histoire et le temps afin de les parfaire et de s’en
rendre maître » (1960 : 383).
Se trouvent aussi dévaluées les autres cultures, considérées
comme des moments dépassés du devenir de l’humanité
identifié au prométhéisme occidental : « le racisme du peuple
élu, porté par une histoire “privilégiée”, s’est perpétré dans
l’intolérance des Églises et finalement, laïcisé, s’est incarné
dans les redoutables impérialismes qui au nom du sens de
l’histoire et de la force accordée par l’événement historique à
l’Occident et aux sociétés de race blanche a conduit à la
sanctification de la puissance matérielle et à la justification de
l’oppression, de la conquête, voire du génocide » (1965 :
338).
Gilbert Durand ne cesse, dans tous ses écrits, de traquer
l’historicisme qui imprègne, parfois à notre insu, notre
Weltanschauung et nos mentalités. Sans condamner bien sûr
le travail de l’historien et les études historiques
indispensables, il nous met en garde contre cette forme
particulière d’historicisme qui prétend que tout le sens d’un
phénomène culturel (d’une philosophie, d’une religion, d’une
œuvre littéraire ou d’une œuvre d’art) est à chercher du côté
du contexte social qui l’a vu naître, comme si l’époque, l’état
social pouvaient à eux seuls nous faire comprendre une œuvre
de culture. Par ailleurs, en tant qu’anthropologue de
l’imaginaire, Gilbert Durand ne pouvait pas ne pas
s’apercevoir que l’explication historiciste aboutissait
139
fatalement à dévaloriser l’image, le symbole et le mythe. En
1967, il constatait que dans ce type d’explication,
l’histoire et le destin historique se substituent au Livre inspiré
et au destin eschatalogique. L’image, cédée à César et se
décollant de la Révélation et de son livre, n’est alors plus
qu’un synthème qu’expliquent historiens et sociologues…
C’est alors que le pouvoir mythique et créateur de l’image est
radicalement nié et secondarisé au profit des impératifs de
l’histoire. L’histoire devient l’infrastructure qu’enjolivent par
occasion les superstructures symboliques (1967 : 44-45).
Cette perversion du symbolique « consiste à aligner le
contenu symbolique et liturgique de la Révélation par le
« sens » de l’histoire », c’est-à-dire, sur l’écorce temporelle
du symbolisant. Pour reprendre à Paul Ricœur ces
expressions, on peut dire que « l’eschatologique » s’aligne
alors sur l’« archéologique » (Durand, 1967 : 45). Les
conséquences de cet alignement sur l’Histoire sont énormes ;
le sens du message religieux s’efface au profit d’une soi-
disant objectivité historique : « dès que le sens de l’histoire
prime le sens de la Révélation, alors c’est Hegel qui se
substitue à Bossuet et c’est bien vite le culte purement
temporel de l’infrastructure économique et sociale qui
remplace les résidus idéalistes de l’hégélianisme » (1967 :
45). Il suffit d’observer l’état du christianisme contemporain
pour s’en convaincre ; surtout depuis Teilhard de Chardin,
pour bien des Chrétiens, « le progressisme éclipse la
Rédemption, dans un profil évolutionniste digne de Spencer
et du matérialisme : c’est la noogenèse de l’espèce, de
l’humanité qui supplée á la sotériologie individuée du
message eschatologique. La première venue de Christ n’est
alors qu’un commencement de calendrier et sa deuxième
140
venue l’asymptote du Progrès abstrait de l’Humanité, ceci en
contradiction flagrante avec les Écritures pour lesquelles le
Messie est venu pour accomplir la Rédemption, parfaitement,
définitivement devant les libertés des consciences
individuelles, et ne reviendra que comme juge de ces
libertés » (1967 : 61). Il y a donc méprise sur le mot
« histoire » : si la Rédemption se fait « dans l’histoire », elle
ne se fait pas « par l’histoire ».
Il faut donc renverser radicalement la perspective : ce n’est
pas l’histoire qui rend compte du mythe, c’est le mythe qui
rend compte de l’histoire et particulièrement de ce culte de
l’histoire caractéristique de notre modernité. Gilbert Durand
n’hésite pas à considérer la « structure historienne » en tant
que structure synthétique de l’imaginaire, et de signaler
combien les philosophies de l’histoire se situent alors « dans
le prolongement de toute méditation cycloïde et rythmique.
Historiens du progrès comme Hegel ou Marx, historien du
déclin comme Spengler, procèdent tous de la même façon, qui
consiste à la fois à répéter des phases temporelles constituant
un cycle, et à la fois à contraster dialectiquement les phases
du cycle constitué » (1992 : 406).
Compte tenu de la critique précédente de l’historicisme et de
la position soutenue par Gilbert Durand, on peut dès lors
affirmer que la thèse qui en découle est celle que l’histoire
(science historique ou historicité) n’est pas ultime (première
ou dernière) dans le processus de compréhension du
phénomène humain, et pourtant cela ne veut pas dire qu’il y a
un refus radical de prendre en compte « le faisceau si précieux
des sciences historiques et archéologiques […] mais
simplement de dénoncer un abus et de renverser une
perspective purement ethnocentriste : celle de l’homme
141
esclave d’une Histoire hypostasiée, promue au rang
d’explication ultime » (1979 : 59). Il en résulte que les
conséquences qui suivent sur les plans épistémologique et
méthodologique consistent à mettre l’histoire à une place plus
modeste et à revaloriser le rôle du mythe. Résumons la
position durandienne face à l’histoire :
1. L’histoire appartient au domaine de l’imaginaire :
« L’histoire n’explique pas le contenu mental ou
archétypal, l’histoire elle-même étant du domaine
de l’imaginaire. Et surtout, à chaque phase
historique, l’imagination se trouve présente tout
entière dans une double et antagoniste
motivation : pédagogie de l’imitation, de
l’impérialisme des images et des archétypes
tolérés par l’ambiance sociale, mais également
fantaisies adverses de la révolte dues au
refoulement de tel ou tel régime de l’image par le
milieu et le moment historique ». En tout cas, on
ne saurait mettre en doute « l’universalité […]
tant psychique que sociale, des grands
“archétypes” ». Il ne peut pas être question d’une
« conception progressiste de l’imagination
humaine » (1992 : 421-424) ;
2. L’histoire comme refus d’un déterminisme naïf et
linéaire ou d’une histoire linéaire, unique et
causale : « L’accent épistémologique change de
sens, ce n’est plus l’histoire qui devient le modèle
exclusif de l’explication causale, mais le
comparatisme synchronique et les manipulations
structurales de l’homologie. […] Dès lors,
l’histoire peut être comprise (entendue, lue,
traduite, interprétée…) puisqu’elle n’est pas
l’élément ultime d’explication mais renvoie dans
ses séquences significatives au répertoire général
des significations anthropologiques » (1979 : 79) ;
142
3. L’histoire n’est pas l’élément ultime d’explication,
c’est plutôt le mythe (1996 : 75-76 ; 81-107). Le
socle anthropologique sur lequel s’élève la
signification historique est le mythe en tant que
dernier palier de l’histoire : « dans la durée des
cultures et des vies individuelles des hommes –
que certains appellent du nom confus, en
français, d’histoire, mais que je préfère avec
Goethe nommer Schicksal, “destin” –, c’et le
mythe qui en quelque sorte distribue les rôles de
l’histoire, et permet de décider ce qui “fait” le
moment historique, l’âme d’une époque, d’un
siècle, d’un âge de la vie » (1996 : 78-79, 1979 : 86)
;
4. L’histoire sous l’emprise de l’espace non
géométrique plutôt que d’un temps abstrait,
newtonien et sidéral qui contient la mort et
l’incertitude (1979 : 74-75 ; 1993 : 118-119). C’est
dans ce sens qu’il faut comprendre la fonction de
l’euphémisation de l’imagination chez Durand,
puisque c’est grâce à elle que « le Temps humain
s’arrache au désespoir de l’entropie » (1978a : 45).
5. Gilbert Durand défend la thèse que « si le roman
est mythique, si d’autre part l’histoire est roman,
rien ne permet de distinguer l’histoire historienne
du mythe » (1996 : 179). À cet égard, l’auteur croit
pouvoir assimiler le récit historique au récit
romanesque et par le biais de celui-ci le
rapprocher sinon même l’identifier au récit
mythique ; il faut remarquer aussi bien l’influence
de Mircea Eliade qui situait la création
romanesque ou poétique dans la même lignée
que le mythe (la connaturalité du récit mythique
et du récit romanesque), que de Paul Veyne qui
tenait l’histoire comme faisant partie du genre
romanesque, n’oubliant pas que l’histoire, à
l’instar du roman, trie, simplifie, enfin organise et
par là ne s’écarte pas du domaine de l’art : « Mais
143
ni l’objectivité événementialiste ni le relativisme
subjectif n’échappent au “métier d’historien” qui
est toujours en fin de compte d’écrire un récit. Les
précautions objectivistes de l’École méthodique
(confections des fichiers de “critique externe” à
laquelle s’ajoutent les opérations de la “critique
interne”) débouchent sur cinq “opérations
synthétiques” dont les deux dernières (“choix
dans la masse des événements”, “tentatives de
généralisation et d’interprétation”) ne sont qu’un
retour au récit littéraire, à la conceptualisation et
au “choix” subjectif… […] Donc l’historien est
finalement un écrivain et le texte-récit qu’il produit
est passible de toute analyse du récit et en
premier lieu dune “mythocritique” repérant les
redondances ou tout au moins les leitmotive, les
“motifs conducteurs” » (1996 : 171). Enfin, s’il est
vrai que toute histoire est un récit alors il n’y a
pas de différence significative entre le récit
mythique, le récit du romancier, ou le récit de
l’historien : « mais toute histoire est un récit,
passible des lois du récit, donc des lois de
l’imaginaire » (1986 : 137).
144
= proclamation) sans lequel on retombe banalement dans le
trajet intellectuel d’un Renan ou d’un Loisy (1979 : 62).
Même s’il ne s’agit pas ici du bon endroit pour rendre compte
de la teneur de ces discussions, on peut les rapporter
néanmoins à ces idées-force suivantes :
1. Durand adresse sa critique à J.-P. Vernant en ce
qui concerne sa vision « étroitement historique du
mythologique », puisque d’après l’auteur c’est
bien l’histoire qui fonde la structure, les symboles
et le rêve, d’autant que le récit mythique est
envisagé comme un fait culturel relevant d’un
espace historique et social donné avec une
syntaxe et un champ sémantique qui sous-tend
telle leçon du mythe, par exemple le moment
grec, Hestia et Hermès, des mythes de l’intériorité
et de l’extériorité du territoire. Alors Durand se
demande, d’une part, si « hypostasier
l’objectification historique et la diachronicité
singulière d’une culture n’est pas retomber dans
les difficultés du vieil historicisme, dont le
structuralisme nous avait un instant tirés »
(Durand, 1979 : 64) et, d’autre part, il conteste
qu’un mythe en dehors de son contexte, comme
le prétend Vernant, ne signifie rien du tout : « on
peut répondre qu’en fait il ne possède pas de date
de naissance et demeure donc en dehors de tout
contexte, structuré sur un archétype apparu en
même temps que l’Homme dans notre monde,
même s’il surgit ensuite à certains moments
privilégiés situés historiquement » (1978a : 47).
Autrement dit, ce que l’auteur met en cause c’est
précisément que l’histoire elle-même puisse
donner sens à tout comportement humain : au
contraire, ce sont les « sens figurés » qui priment
sur « la fable d’une Histoire hypostatique »,
puisque ils n’appartiennent ni à « l’ordre de
l’irréversible et sans pareille historicité, ni à celui
145
d’une sociologie circonstancielle, mais se
définissent précisément par un acte mental (et
spécifique) de compréhension anthropologique
qui transcende le comput historique aussi bien
que les situations circonstanciées des cultures »
(1979 : 66). On ne peut faire d’un espace culturel,
en l’occurrence la Grèce antique, « le référentiel
étymologique unique » du mythe, sans quoi il
serait pour nous lettre morte ; si ce n’est pas le
cas, c’est que le mythe se définit beaucoup plus
par la synchronicité et la redondance des
mythèmes (séquences mythiques) que par son
enracinement socioculturel. Le travail même de
l’historien du mythe, qui est une reprise, une
relecture d’un texte ancien, suppose, comme
condition de possibilité, que la signification du
mythe ne s’épuise pas dans le code culturel d’une
époque ou d’une cité.
2. Gilbert Durand reproche à Paul Ricœur de
tomber « dans le piège infernal de la
démythologisation » (1979 : 67) et de placer « le
kérygme chrétien dans l’événement d’une
histoire linéaire de l’Humanité, histoire de type
positiviste ou hégélien, dans un fait historique
qui “en prenant du temps prend du sens” »
(1979 : 67). En effet, la position de Ricœur aboutit
à la dévalorisation du mythe par rapport à
l’histoire et au primat de la critique rationaliste
sur la pertinence d’une lecture qui se réclame à la
fois d’une tradition mythologique et d’une
herméneutique symbolique qui prétend instaurer
un sens figuré ou spirituel à partir d’un sens
littéral. Comment accepter en effet que nos
techniques exégétiques et critiques modernes
(donc profanes) puissent faire le tri, dans le texte
révélé, entre « l’enveloppe mythique » qu’il faut
abandonner et le « kérygme » qu’il faut
interpréter ? Cette herméneutique
« inquisitoriale », qui se propose de déconstruire
146
le texte, n’est pas recevable ; elle ne mène
finalement qu’à la « mort de Dieu » : « la mort de
Dieu est consommée dès lors que la liberté
humaine, la mode ou le caprice s’adjugent le droit
de décider du kérygme » (1979 : 68) ; la
démythologisation ne peut être que « la négation
historiciste d’un surplomb de sens, du kérygme et
du sacré : c’est la mort irrévocable de “Dieu” »
(1979 : 68) ; elle n’est pas recevable surtout parce
qu’elle se fonde sur des définitions antinomiques
du mythe et de l’histoire (1979 : 68) ; le résultat en
est que « les vertus du mythe sont purement et
subrepticement escamotées dans la notion
ambiguë d’historicité » (1979 : 70). Bref il s’agit
toujours du même ethnocentrisme
épistémologique qui tend à « considérer comme
modèle de l’historicité et des méthodes de
l’histoire le “fond” de la pensée occidentale
typifiée pour l’occidental moderne – qu’il soit
croyant ou non – par le messianisme judaïque-
chrétien » (1965 : 333). Pour Gilbert Durand, au
contraire, l’être ne peut être révélé par le
truchement de l’histoire : « l’objectivité aveugle
des événements ne peut en aucune façon régler et
instaurer la subjectivité éminente du sens » (1965 :
333) ; l’événement fondateur, même s’il a une
base historique, est toujours en quelque sorte
achronique, situé, dirait Eliade, in illo tempore,
dans un temps mythique originel, « dans un
instant détemporalisé qui est en fait un éternel
présent » (1965 : 334). Il n’y a donc aucun
privilège à accorder à l’histoire, dans
l’herméneutique théologique, comme dans
l’anthropologie du mythe.
147
compréhension du fait-action historique, puisque ces sciences
ont tout à gagner à collaborer en une fructueuse et heuristique
dialectique : « L’anthropologie repère les synchronies, c’est-
à-dire les constantes du sens pour l’espèce homo sapiens,
l’histoire démarque les variations différentielles qui
constituent la diachronie » (1979 : 86). Cela dit, pour Gilbert
Durand, l’histoire et le métier d’historien gardent toute leur
place :
L’histoire est la “dérive” du mythe, et le métier d’historien
retrouve toute sa valeur et son autorité lorsqu’il s’applique à
montrer comment l’homo sapiens s’est adapté (et a donc
agencé ses “comportements innés spécifiques” et ses
“déclencheurs” d’idéal, les uns et les autres inéluctables) aux
avatars des situations géographiques, climatiques,
démographiques ou technologiques. Mais l’étude des
différences est sans signification si elle n’est pas précédée
d’une étude des concordances, des constantes. Sans un bon
tableau de définitions de l’espèce humaine, l’historien ne peut
rien, sinon prendre ses désirs secrets pour la philosophie de
l’histoire (1979 : 86).
Cette conception de l’histoire qui cherche à libérer le travail
de l’historien de l’idéologie « historiciste » va déterminer la
manière dont Gilbert Durand, dans ses différents travaux, va
articuler histoire et imaginaire.
2. L’imaginaire en dialogue avec l’Histoire : autour de la
redondance mythique et de la renaissance historique
148
mais qui plonge ses racines au plus profond de la psyché. Par
ailleurs, l’auteur, par nombre de ses études, se situe dans la
même perspective ou dans la même convergence
épistémologique que celles de Georges Gurvitch, de Fernand
Braudel et, particulièrement, de Roger Bastide et de Georges
Dumézil : le premier a entrevu que derrière les morphologies,
les organisations, les rôles, les modèles sociaux, etc., il y a
des « idées et valeurs », des « symboles sociaux » sous-
jacents, c’est-à-dire qu’il a eu le mérite d’avoir décelé derrière
la surface de socialité la présence d’un récit significatif, un
récital symptomatique fondateur ; du deuxième, Durand a
reprit les notions de « longue durée historique » et
d’« Histoire immobile » et l’idée que le temps « bien loin de
couler d’un jet continu, dessinait ici des progrès, là des
récurrences ou des régressions, voire des tourbillons, mais
surtout se feuilletait en rythmes divers où se séparaient en
courants et en mouvances distinctes des retards, des avances,
des stagnations » (1996 : 116), et qu’au tréfonds d’un temps
pluralisé l’historien plaçait une « histoire immobile ou
lourde » qui constituerait le socle, « le plateau continental sur
lequel s’enracinent et se génèrent les mouvements
orogéniques moins lents aussi bien que les séismes fulgurants
de l’histoire » (1996 : 116) ; Roger Bastide – le troisième –
dans ses études approfondies, a réussi à mettre empiriquement
en évidence la notion de profondeur symbolique et dans une
étude sur Les religions africaines du Brésil, constatait
« qu’une civilisation ne prend son sens que si on la saisit à
travers sa vision mythique du monde, qui en est plus que
l’expression ou la signification, qui en constitue véritablement
le support » (1960 : 12) ; tandis que Dumézil, le dernier, en
étudiant les sociétés indo-européennes, avait reconnu, lui
aussi le rôle fondateur du mythe ; il n’avait pas hésité à faire
du mythe religieux l’infrastructure fonctionnelle de ces
149
sociétés ; plus que récit historique, disait-il, le récit mythique
constitue le socle fondamental de la réalité sociale.
Dans ce contexte, on comprend que pour Gilbert Durand le
sermo mythicus constitue le référent invariant permettant de
comprendre une société, une culture ou une époque : aucune
société ne peut se passer de mythes régulateurs, lesquels
comportent toujours une intentionnalité signifiante, alors
qu’aucun sens ne peut jamais venir de l’objectivité aveugle
des évènements :
Or si l’on réfère cette constatation de l’illustre historien
[Braudel – à savoir celle d’un temps pluriel de plus en plus
prégnant et profond à mesure qu’il est plus ralenti, immobilisé
– à l’analyse dumézilienne, l’on peut induire que la quasi-
immobilité d’une certaine histoire, la “coriacité” – selon le
mot de Roger Bastide – qui constitue l’identité sémantique
d’une société n’est pas autre chose que ce socle
mythologique, cette Heilgeschichte – ou mieux
Weihunggeschichte – métalinguistique et générative, où la
facticité du fait historique s’échange avec l’intentionnalité du
sujet socioculturel, et qui, par delà les lenteurs déjà grandes
de l’évolution de la langue naturelle de telle société, constitue
le socle le plus profond, le plus indestructible sur lequel se
jouent les péripéties et les aléas d’une société (1996 : 117) ;
C’est le mythe qui est le référentiel dernier à partir duquel
l’histoire se comprend, à partir duquel le métier d’historien
est possible, non l’inverse. Sans les structures mythiques, pas
d’intelligence historique possible. Sans l’attente messianique
– qui est mythique – pas de Christ-Jésus, sans le mythe la
bataille de Philippes ou celle de Waterloo ne seraient que
“faits divers”. Je n’en veux pour témoin que l’activation des
symboles à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle
150
en Europe, qui ont permis, dans un messianisme mythique
certain, la résurgence littéraire et idéologique du vieux mythe
de Prométhée et l’incarnation historique de ce mythe en
Napoléon Bonaparte (1996 : 79).
En arrivant à ce moment, il nous semble fort pertinent de
rappeler la définition du mythe telle qu’elle a été proposée par
Durand lui-même dans Les Structures Anthropologiques de
L’Imaginaire où il a définit le mythe comme
un système dynamique de symboles, d’archétypes et de
schèmes, système dynamique qui, sous l’impulsion d’un
schème, tend à se composer en récit. Le mythe est déjà une
esquisse de rationalisation puisqu’il utilise le fil du discours,
dans lequel les symboles se résolvent en mots et les
archétypes en idées (1992 : 64).
À propos de cette définition, l’auteur précise qu’« il n’est, il
n’a jamais été question pour moi, de renvoyer le sermo
mythicus à un récit ou à une étiologie archaïques et périmés »
(1979 : 83). En compagnie de Mircea Eliade et Jean Servier,
parmi d’autres, il considère le mythe comme « un récit
exemplaire » étant donné qu’il intègre les éléments fondateurs
(« sacrés »), tels que divinités, attributs numineux, archétypes.
Le récit mythique affiche une nature multivoque, ce qui lui
donne son aspect « métalinguistique » et redondant, aspect
qu’a bien repéré Lévi-Strauss. Le sermo mythicus est en
dernier ressort un « discours sur les dieux » dont les
principaux caractères sont, selon Gilbert Durand, les
suivants : le 1er caractère, « c’est l’équivocité des termes du
sermo mythicus, il est sémiologiquement inadéquat ; sa
logique est souvent celle du dilemme (Cl. Lévi-Strauss) » ; le
2ème caractère : « les redondances synchroniques (C. Lévi-
Strauss) » ; 3ème caractère : « les termes du mythe sont
151
fondateurs (kérygme), derniers par rapport à toute explication,
d’où bien sûr, la constante utilisation du sacré, du divin, du
magique en mythologie » ; enfin le 4ème caractère concerne la
« numinosité qui est signifiée par les “appellations propres”,
hyperlexicales (Jean Rudhardt) des puissances figurées »
(Durand, 1979 : 83).
De l’ensemble des caractères exposés, nous ne voulons que
nous en tenir au deuxième car il est au cœur du sujet que nous
occupe à présent. Ainsi, comme on le sait, le mythe ne
démontre pas, et pour bien montrer, il a besoin de répéter ses
séquences mythèmiques. Ces répétitions ne sont pas autre
chose que les « redondances synchroniques » dont parle Lévi-
Strauss qui scandent tout sermo mythicus. Cependant, et avant
même d’avancer nous avons besoin d’indiquer quel est le
paradigme historico-mythique de toute renaissance, puisque
« il y a des moments historiques si forts, si porteurs de
signifiances qu’ils s’érigent ipso facto au niveau du mythe »
(1979 : 174), mais pour cela il nous faut bien retenir les
propos que Gilbert Durand a tenu sur le concept de
« renaissance ».
Tout d’abord, l’auteur attire notre attention sur le fait que la
« Re-naissance » a pris un nom propre seulement à partir du
XIXe siècle, et qu’elle-même implique la répétitivité, un
recommencement et un retour : « C’est ce que signifie le
préfixe “re” que l’on retrouve aussi bien dans la réminiscence
platonicienne, dans les ré-formes qui sont toujours des
fondamentalismes, dans la fameuse redondance qui signe le
sermo mythicus. Or une re-naissance est inséparable de
l’identification culturelle » (1996 : 173). La re-naissance nous
renvoie alors à l’identité non localisable dans l’espace/temps,
elle est bien un des deux types d’identification repérées par le
152
mathématicien René Thom : « Une identité de “non-
séparabilité” par repérages de “contemporanéités”
(O. Spengler), de « dissimultanéités » (Ernst Bloch), de
« similitudes » (Paracelse), ou encore de « synchronicités » »
(1996 : 174). Bref, c’est pourtant cette identité « structurale »,
qui porte aussi bien sur les « matières » bachelardiennes, que
sur les formes ou le style, qui rend compte de la notion de re-
naissance.
– Il est important alors de revenir à ce qui caractérise cette
notion pour mieux en étayer son paradigme historico-
mytique. Ainsi, il faut tout d’abord savoir qu’on peut parler
de renaissance dès le moment où il y a une rupture face à un
présent disqualifié, un refus d’un espace institutionnel (un
« espace contre »), mais « temps pour, époque pour » et « une
réforme plus ou moins draconienne de ce présent, et un
ressourcement fondamentaliste à quelque modèle passé »
(1996 : 175). Pour résumer, on peut dire qu’une renaissance
est à la fois une rupture avec l’immédiat et un retour vers les
fondements culturels, enfin elle n’est au fond qu’« une
commémoration » d’une sorte d’illo tempore, d’un certum
(J. B. Vico) qui constitue la véracité d’un mythe et de
l’imaginaire humain, qui fait « que tous les hommes, semper
et ubique, se “comprennent”… » (1996 : 179). Mais pour
cela, il faudrait encore montrer le rôle important, sinon même
décisif, joué par le Principe de Similitude dans les récurrences
de l’Imaginaire ou dans les redondances mythiques à travers
l’histoire. Ce principe, qui n’est autre que celui de
coïncidences des contraires, anime tout l’hermétisme
paracelsien avec ses quatre postulats : non-métricité, non-
causalisme objectif, non-agnosticisme, et non-dualisme
(1979 : 164-213), mais pour le propos qui est le nôtre nous
153
nous contenterons tout simplement de faire les remarques
suivantes :
– La similitude est « une notion descriptive,
phénoménologique, qualitative » et « s’attache aux contenus
sympathiques, elle procède par homologie – qu’il ne faut pas
confondre avec l’analogie – c’est-à-dire par un rapport de
qualités. […] L’analogie pose une relation entre deux rapports
formels, généralement fonctionnels : À est à B ce que C est à
D (les branchies sont au poisson ce que le poumon est au
mammifère). L’homologie joue sur la matérialité d’éléments
similaires de la convergence desquels résulte précisément
l’archée, l’arcanum, la scientia paracelsienne : « La vessie
natatoire est au poisson ce que le poumon est au mammifère »
(1979 : 165) ;
– Le concept heuristique d’homologie indique une
« équivalence morphologique » tandis que celui d’analogie
indique une « équivalence des fonctions » : « Dès lors
l’histoire des formes que l’homme donne à la nature, est
histoire de destins et non de causalités. Et c’est à une
comparaison des similitudes de ces destins que nous convie
l’homologie » (1979 : 179-180).
C’est précisément à l’aide de ce concept-clé que nous
pourrions saisir les structures repérables de stabilité et les
récurrences de l’imaginaire, et nous pensons au mythe, à
travers l’Histoire. Autrement dit, tout au long des cycles
historiques il y toujours une récurrence qui consiste à ce
qu’un certain nombre de mythèmes, quoique très limité et
constant, soit obligé de se répéter, de revenir. Le problème, en
fait, c’est de savoir si ce champ de l’imaginaire est un
domaine chaotique, superflu et aberrant, sous l’emprise de la
« folle du logis » (Malebranche), ou bien au contraire s’il est
154
redevable d’un certain nombre de formes ou de structures, de
certaines constantes qui se répètent avec une certaine
cohérence et qui soutiennent les sociétés, qu’elles le sachent,
ou à leur insu : « Je pense effectivement qu’il y a, pour ce qui
concerne l’histoire, non seulement des images rectrices, mais
encore des redondances qui témoignent de la pérennité de
certains arrangements imaginaires » (Durand, 1986 : 130).
C’est pourquoi Gilbert Durand, à la suite des trois structures-
fonctions (royale et sacerdotale, militaire et économique de
production – Jupiter, Mars, Quirinus) étudiées par Georges
Dumézil dans l’Antiquité romaine, a essayé de dégager dans
son sillage « cinq ordres archétypiques » qui ne sont pas autre
chose que des archétypes socio-historiques ou plutôt cinq
grands ordres archétypaux de la socialité :
− l’ordre martial établi sur la tension entre « les pulsions de
fuite, de peur et des impératifs d’agression » ;
− l’ordre patrimonial (ou quirinal) « constitué par la
dialectique entre pulsion consommatrice et censure
productrice » ;
− l’ordre mercantile (ou mercurial) constitué par le conflit
entre pulsions de rapine, de vol et les institutions du don, du
troc, de l’échange ;
− l’ordre pontifical (ou sacerdotal) « constitué par la
dialectique du pouvoir magique et du pouvoir gnostique » ;
− l’ordre hiérarchique ou impérial qui « assure la cohérence
en une cité de quatre autres » mais « connaît une tension
interne entre les tentations de la force dominatrice et la
fonction régalienne par excellence qui est l’autorité
instauratrice de justice » (Durand, 1976 : 180-214).
155
Il n’est pas possible d’entrer dans le détail de l’analyse,
néanmoins il est important de souligner que les quatre
premières structures fonctionnelles en tension « se placent sur
un plan d’égalité », mais en appellent une cinquième qui est
hiérarchique : « elle se place et elle place ceux qui l’assument
au-delà et au dessus des quatre orientations » (1976 : 214).
Car elle les régulerait en même temps qu’elle en assurerait le
libre jeu : la fonction impériale et les structures régaliennes
qui lui sont afférentes transcendent les quatre ordres non
hiérarchiques « et limite leur hégémonie respective qui à la
fois évite le “fractionnement” auto-destructeur d’une société
et à la fois “ouvre” la perspective de chaque Ordre sur un
signifié asymptotique qui constitue sa nature symbolique »
(1976 : 216). Il est aussi important de remarquer qu’autour de
chaque ordre gravite un complexe de grands symboles
sociaux, en sachant que le symbole est médiateur entre un
conscient rationalisé, plus ou moins superficiel et un
inconscient censé être la source profonde, instauratrice et
fondatrice de la psyché, médiateur don entre « pulsion
animale » et « censure sociales ». Et puisque les pulsions qui
en profondeur fondent le comportement humain sont
conflictuelles et hétérogènes, ce symbolisme sera forcément
pluriel et hétérogène lui aussi, même si agissent des forces de
synthèse.
En ce qui concerne le paradigme historico-mythique de toute
renaissance, Gilbert Durand considère, prenant en compte les
études de Joël Thomas, que celui-ci est bien le « siècle
d’Auguste dont l’empereur Octavien écrit l’histoire et dont le
prince des poètes, Virgile, déchiffre le mythe. […] puisque
l’empereur Auguste est Saturnus redivivus par lequel se ré-
tablit l’Âge d’or, l’Age de Saturne » (1996 : 175). Même si le
paradigme demeure imposant, cela ne doit pas nous empêcher
156
de chercher en Europe dans les deux derniers siècles « des
échos du rêve renaissant » (1996 : 176), en l’occurrence le
goût des romantiques pour le Moyen Âge, ou leur goût pour
la Renaissance du XVe et ses retombées au XVIe siècle, de
nous interroger si à partir de 1800 – pour fixer une date
moyenne ! – ont peut parler de réformes, de ruptures ou de
ressourcements aussi apparents et efficaces que ceux des IXe,
XIIe et XVIe siècles ? Jusqu’au point de nous demander si
effectivement notre postmodernité n’est pas à son tour une
renaissance d’une « nouvelle renaissance » (1996 : 177).
L’HISTORIEN D’AUJOURD’HUI FACE À
L’IMAGINAIRE DE TOUJOURS
L’imaginaire apporte au métier d’historien (Bloch, 1997) une
sorte de surplus épistémologique et anthropologique pour
qu’il puisse renverser le vieil évhémérisme ou même s’en
libérer, afin que l’histoire devienne ancilla Mythologiae. À
l’histoire causale, archéologique et diachronique, considérée
comme le référentiel dernier, il faudra opposer tout un
référentiel synchronique où la pérennité et la numinosité des
mythes apparaissent au premier plan. Toutefois, l’historien a
besoin d’une méthode herméneutique pour mieux cerner et
recenser les mythes directeurs qui apparaissent dans les
contextes sociaux et politico-historiques d’une société
donnée.
C’est pourquoi Gilbert Durand, depuis les années soixante-
dix, a proposé la notion de « mythanalyse » pour désigner
« tout point de vue méthodologique qui donne pour ultime
référentiel de la compréhension des phénomènes humains, les
ensembles imaginaires constituant les “grandes images” et
leur narration mythique » ; il fait d’abord référence à la
mythologie classique, bien que celle-ci tende à disparaître
157
dans nos cultures actuelles (1979 : 84, 1996a : 203-222). En ce
sens, la mythanalyse essaie d’abord de cerner et de déceler les
grands mythes directeurs présents dans les moments
historiques et dans les groupes humains. Ce concept est
heuristique dans la mesure où très souvent « les instances
mythiques sont “latentes” et diffuses dans une société, et où,
même lorsqu’elles sont “patentes”, le choix de tel ou tel
mythe explicite échappe à la conscience claire, fût-elle
collective » (1979a : 315-316).
À cet égard on ne peut pas ne pas souligner que tantôt les
mythes, tantôt les personnages mythologiques, sont passibles
d’une analyse socio-historique (J.-P. Vernant, M. Detienne) et
il est aussi vrai « que les dieux et les héros apparaissent et
disparaissent selon un rythme qui scande les moments de
l’histoire socioculturelle comme l’avait formellement
pressenti P. Sorokin » (1979a : 313). Certes, il faudrait
auparavant – ce qu’il n’y a pas lieu de faire ici dans un court
chapitre – développer la mythanalyse avec son cortège de
concepts (Durand, 1979 : 84-90, 1979a : 313-322, 1980 :
151-178, 1994 : 42-45), mais ce qui devient d’ores et déjà le
plus urgent c’est de mettre en évidence en quoi et comment
cette méthode herméneutique peut aider l’historien à
déchiffrer aussi bien les redondances mythiques, qu’elles
soient présentes au niveau patent ou au niveau latent, que les
résurgences d’anciens mythes à la surface d’une histoire
obsédée par le mythe du progrès, comme l’a bien montré
Jean-Pierre Sironneau dans sa thèse Sécularisation et
religions politiques (1982).
Il est néanmoins important de noter en quoi la mythanalyse
représente essentiellement la mise en forme de la
mythodologie appliquée par Gilbert Durand, et cette tâche
158
doit à son tour inciter l’historien à identifier les grandes lignes
mythiques au cours de ses travaux de recherche (dont la
nostalgie des origines, le progrès providentiel et les mythes
sotériologiques et eschatologiques des religions monothéistes
ne sont que quelques bons exemples), mais pour cela il lui
faut tantôt repérer les traces mythiques qui se manifestent de
façon latente dans les documents et archives historiques qu’il
est en train d’étudier, ou au contraire, analyser les textes qui
se réclament explicitement du mythe, ou au moins de certains
traits ou caractères qui définissent le mythe comme l’Âge
d’or, Dionysos, Prométhée, Hermès, etc. Dans ce contexte il
n’y a rien qui empêche la mythanalyse de porter son regard,
soit sur des œuvres littéraires, pédagogiques, historiques,
politiques, etc…, soit sur des rites et des institutions ou des
mœurs. Relève aussi de la mythanalyse l’étude des
« filigranes de l’histoire » (Brun, 1982 : 157-188). Nous
pensons que cette approche mythanalythique doit se pencher
sur « la gigantesque partie qui demeure immergée », étant
donné que l’histoire est une sorte d’iceberg qui flotte sur
l’océan de la condition humaine (1982 : 157).
Toutefois il nous semble judicieux de reprendre, en suivant
Gilbert Durand, un exemple et donner par conséquent une
indication de recherche parmi d’autres toujours possibles dans
différents domaines :
La mythanalyse littéraire peut se demander pourquoi le nom
et les mythèmes rattachés a Prométhée réapparaissent dès le
XVIIIe siècle avec Goethe et Maistre, puis vont recouvrir le
XIXe siècle, du commencement à la fin, avec Byron, Shelley,
Ballanche, Quinet, Hugo, Michelet, Louis Ménard, Louise
Ackerman, Marx, etc., et se survivre avec plus ou moins de
conviction au XXe siècle avec Spitteler, Gide, Elimir Bourges,
159
André Suares et Aragon. Et ce qui doit inciter l’historien à la
réflexion, c’est que cette résurgence ne résulte ni de la
traumatisante mise à mort du père de 1793, ni de la révolution
industrielle des années 40 ; le mythe est en place bien avant le
régicide et bien avant la première exploitation de la vapeur en
1807 par Fulton. De plus, ce mythe pénètre, si l’on peut die,
les mœurs et l’institution, grâce à la prodigieuse incarnation
de presque tous les mythes romantiques qu’a été
Bonaparte (1979 : 84-85).
Nous ne voulons pas finir sans au moins indiquer un autre
champ d’application de la mythanalyse, celui de l’imaginaire
politique avec les différentes idéologies (au sens d’ensemble
cohérent d’interprétations sociopolitiques censées servir de
référentiels normatifs aux actions et discours) qui
l’enveloppent. On constate que très peu d’historiens,
spécialistes d’objets partiels, ont décrit les représentations
imaginaires (des menaces externes ou internes, des attentes
diverses, des idéaux, des modèles…) qui hantent toute une
société et où celle-ci puise ses impératifs, ses mots d’ordre,
qui modèlent sa « personnalité de base ». En d’autres termes,
on pourrait dire que c’est vraiment l’ensemble de souvenirs
passés, d’affects sociaux, d’images de soi, d’attentes devant
l’avenir, de modèles de devenir, de croyances sur le temps qui
constitue le socle imaginaire d’une société :
Pour une même entité politique on trouve à la fois des
constantes et des invariants mais aussi des variations et des
transformations en surface ou en profondeur, qui suivent
précisément l’irréversibilité de toute marche en avant
historique. Cet imaginaire politique prend surtout appui sur
quelques grands mythes, qui sont autant de formes de récits
archétypaux dans lesquels les acteurs politiques puisent des
160
séquences ou des figures (dans le cas récent du gaullisme,
dont l’homme, ses idées, son style, ses décisions, ses projets
contribuent à exprimer et à renouveler un certain mythe
français). Un grand nombre de ces mythes collectifs a comme
fonction de donner une vision interprétative de la société à
travers le temps, en lui montrant d’où elle vient et où elle va,
et de faire apparaître par-delà les événements disparates et
contingents, une sorte de sens de l’histoire, qui peut devenir à
son tour un but conscient à atteindre (Wunenburger, 2001 :
59, 58-72)
Finalement nous nous demandons si réellement une des
tâches majeures de l’historien actuel n’est pas celle de
préciser et d’illustrer « la parenté qui existe entre tout récit
redondant du type mythologique et les retours, les
renaissances que repère l’histoire » (Durand, 1996 : 177),
puisque le récit composé et recomposé par l’historien ne peut
pas ne pas tenir compte qu’il est d’abord « tributaire des
intertextes imaginaires, des styles d’époques, des idéologies,
des mythes privilégiés par tel moment culturel » (1996 : 179).
La réponse s’annonce naturellement affirmative puisqu’il y a
d’une part des « moments historiques si forts, si porteurs de
signifiances qu’ils s’érigent ipso facto au niveau du mythe »
(1996 : 174) ; et d’autre part l’histoire par elle-même ne prend
sens « que par la redondance mythique, que par la résonnance
traditionnelle » (1979 : 86). Pour le premier point, nous
pouvons en donner de nombreux exemples, l’attente du retour
de Charlemagne (le mythe de Charlemagne selon Jacques Le
Goff), le thème du pays de Cocagne au milieu XIIIe siècle
(Jacques Le Goff), « les rêves de Charles le Téméraire » (le
Grand Duc de Bourgone – XVe siècle) (Jacques Le Goff), la
« folie » des empereurs romains (Roland Auguet et Michel
161
Cazenave), Napoléon Bonaparte (Jean Tulard, Nathalie
Petiteau), Charles de Gaulle (Roland Auguet), la bataille
d’Ourique (Armando Malheiro da Silva et Alberto Filipe
Araújo), l’attente du retour du roi Sébastien (D. Sebastião), le
rêve du « Quinto Império » (Ve Empire) qui a été dessiné par
le Père António Vieira et chanté par le poète Fernando Pessoa
(Agostinho da Silva, Joaquim Domingues, Gilbert Durand), la
formation de l’ « homme nouveau » chez les républicains
portugais de la Ière République (Alberto Filipe Araújo, António
Nóvoa et Fernando Catroga), Sidónio Pais (Armando
Malheiro da Silva) :
C’est ainsi qu’on s’aperçoit que l’avènement des grandes
images historiques est plus puissant que l’événement
chronologique et objectifiable ; que le mythe de Napoléon est
plus réel – plus efficace – que le personnage historique de
Napoléon Bonaparte, que Dom Quichotte compte plus que
Cervantes ! Non seulement la littérature c’est-à-dire le récit,
l’histoire racontée, serait alors passible d’une mythocritique,
mais encore l’histoire elle-même et les options idéologiques
qu’elle suscite, tomberait sous le coup d’une critique absolue,
pesée et jugée par la confrontation avec les fondements
archétypes. Remythologiser, c’est, bien loin de sacrifier aux
idoles, démystifier enfin l’idolâtrie historiciste » (1979 : 105).
Quant au deuxième point concernant le fait que l’histoire ne
prend sens que par le biais de la redondance mythique bien
que cela soit très discutable pour des historiens de tous bords,
notamment pour Jacques Le Goff, cela nous renvoie à un des
thèmes majeurs, et déjà antérieurement soulevé, qui est celui
de la redondance mythique au niveau du récit historique,
autrement dit c’est celui de la récurrence du mythe.
162
Mais afin de repérer des renaissances historiques enveloppées
de signifiances mythiques il devient nécessaire que l’historien
maitrise la grammaire de la mythanalyse, nommément les
phases des « bassins sémantique », chronologiquement
irrégulières, qu’il nous faut rappeler ici : ruissellements,
partage des eaux, confluences, reconnaissance du nom du
fleuve, aménagement des rives (philosophies, théorisations) et
enfin méandres et deltas. Leur durée probable se situe environ
entre 90/110 et 180 à 210 ans (maximum), car c’est dans des
cycles d’une telle durée qu’on constate de « grands “retours”
dans les éthiques, les esthétiques, voire les politiques »
(1996 : 78), ce qui explique aussi la redondance de
baroquismes, classicismes, romantismes, décadentismes, etc.
Dans ce contexte, on pourrait suggérer aux historiens
d’aujourd’hui pour leurs travaux de bien s’inspirer de
l’exemple, qui nous a été offert par Gilbert Durand lui-même,
du « bassin sémantique » qui voit fleurir le si dynamique
« mythe » franciscain et son accompagnement esthétique (le
« naturalisme » gothique) et philosophique (l’exemplarisme)
(1996 : 152-153), et aussi de vérifier si les qualités
principales, celles de la construction d’un « espace contre » et
de la consolidation d’une « époque pure », que Durand a
repérées dans toute « renaissance », s’inscrivent dans le
« partage des eaux » et les « confluences » consolidatrices.
Mais il est déjà temps que nous nous arrêtions : nous espérons
avoir réussi, tout au long de cette étude, compte-tenu que
l’histoire est faite autant d’imaginaire (réalités imaginaires)
que de réalités positives (réalités factuelles), à restaurer la
pertinence de l’imaginaire aux yeux sceptiques de tant
d’historiens qui préfèrent encore se réfugier dans un
historicisme figé plutôt que de s’ouvrir à une collaboration
163
enrichissante et prometteuse entre les sciences historiques et
la Tradition mythique.
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169
Les structures des systèmes de l’imaginaire
Yves Durand
Lorsque, en 1959, j’eus connaissance de la théorie des
structures anthropologiques de l’imaginaire (SAI) de Gilbert
Durand je n’envisageais pas qu’un demi-siècle plus tard elle
constituerait encore la référence majeure de mes recherches
sur l’imagination symbolique. Cette découverte, déterminante
pour le praticien en psychologie scolaire que j’étais alors –
intéressé par les travaux sur les processus créatifs dans une
perspective éducative – fut celle d’un ordre « normal »
pouvant exister dans le domaine complexe de l’imaginaire…
Cependant, la reconnaissance de la « valeur » de cette
approche théorique de l’imaginaire n’allait pas de soi et
nécessitait quelques précautions épistémologiques. Les
questions que je me posais concernent trois aspects que l’on
peut brièvement indiquer. Tout d’abord : quel crédit
« scientifique » peut-on accorder à une théorie dont les
notions fondatrices (structures) relèvent d’une approche
philosophique ? La deuxième question se rapporte au niveau
« opérationnel » de cette théorie de l’imaginaire. Car, en
reposant sur un vaste inventaire d’images symboliques
choisies pour leur qualité démonstrative (relevant en
particulier de la littérature, des arts plastiques, de la musique)
ainsi que sur des illustrations traitées dans des recherches
spécialisées (anthropologie, psychopathologie notamment)
cette théorie de l’imaginaire s’appuie sur des documents de
haut niveau culturel. Dès lors, son application aux
productions symboliques d’une population « ordinaire »
restait à démontrer… Enfin, et de l’avis même de son auteur,
la théorie des SAI ne constitue pas une théorie psychologique
170
(typologique ou caractérologique)176. Alors : en quoi et
comment l’imaginaire selon la théorie des SAI peut-il
contribuer à la connaissance de la personnalité ?
L’utilité manifeste d’approfondir le questionnement précédent
m’a amené (dès 1960) à créer un outil modélisé
conformément à la théorie des SAI et destiné à tester la
validité de celle-ci. Je n’exposerai pas dans le détail en quoi
consiste cette méthode car non seulement elle a fait l’objet
déjà de nombreuses communications et publications177 mais
surtout parce que la présente étude vise succinctement à
montrer en quoi l’expérimentation que j’ai conduite a été à
l’origine d’apports utiles à la théorie des SAI et comment elle
peut constituer le fondement d’une réflexion sur certains
aspects de celle-ci et notamment sur la notion de structure.
À ce propos, un exemple : si l’exploration expérimentale de
l’imaginaire n’infirme pas (selon la perspective de K. Popper)
la théorie des SAI, elle incite cependant à concevoir
l’imaginaire selon un modèle systémique… Sans doute, afin
de comprendre cette différenciation conceptuelle issue de
l’approche expérimentale par rapport à la théorie des SAI,
faut-il considérer que la particularité des faits servant de
référence dans chaque recherche (images symboliques d’ordre
culturel auxquelles s’adjoint une documentation spécialisée –
extraite de l’application du Test de Rorschach notamment –
dans la théorie des SAI ; « micro-univers mythiques »
élaborés expérimentalement dans notre enquête) est de nature
à orienter différemment la facture des observations effectuées
(plus « ouvertes » dans la perspective des SAI, plus
« fermées » dans le cadre expérimental). Toutefois, plus que
l’analyse de ces aspects relevant de la créativité symbolique,
c’est de la définition et de la portée heuristique des notions de
171
structure et de système, pour l’étude des faits propres à
l’imaginaire, que je souhaite aborder dans cette contribution.
QUELQUES DONNÉES SUR NOTRE APPROCHE
EXPÉRIMENTALE DE L’IMAGINAIRE
La technique élaborée afin d’étudier la théorie des SAI –
qualifiée d’AT.9178 – a fait l’objet d’une application initiale en
1961. Cette pré-expérimentation fut déterminante et même
d’emblée « saisissante » dans la mesure où les deux premiers
documents obtenus relevaient respectivement d’une structure
héroïque (figure 1) et d’une structure qualifiable de
« mystique » selon la théorie des SAI (figure 2). Les premiers
résultats de cette recherche (complétée par une
expérimentation approfondie) firent l’objet en 1963 d’une
communication au Colloque de symbolisme de Paris179.
Un exposé détaillé des résultats ultérieurs de nos travaux180
distingue tout d’abord deux groupes de productions selon que
le dessin présente une organisation figurative thématiquement
« interprétable », complétée par un récit explicitant celle-ci
ou, inversement, selon que le dessin effectué ne présente
l’émergence d’aucune organisation figurative. Au premier
groupe appartiennent les catégories thématiques héroïque,
mystique, double univers existentiel, univers synthétiques
symboliques et divers structurés. Relèvent du second groupe
deux catégories selon qu’une organisation thématique est
décrite dans le récit (catégorie qualifiée de « pseudo
destructurée ») ou qu’aucune ébauche de scénario n’est
indiquée dans le récit. Cette catégorie, qualifiée de « non-
structuration », est illustrée par la figure 3. Enfin, chacune des
catégories composant le premier groupe est elle-même
subdivisée en sous catégories autonomes (par exemple :
catégories sur héroïque, mystique ludique, univers
172
synthétiques symboliques de forme diachronique cyclique,
etc.).
Comparativement aux structures de l’imaginaire définies par
G. Durand, nous retiendrons le fait essentiel : à savoir que
notre expérimentation n’a pas infirmé la théorie des SAI. Les
grandes catégories structurales de l’imaginaire sont en effet
représentées (cf. classes héroïque, mystique, synthétique)
selon des pourcentages significatifs. Cette « non réfutation » –
conforme à une approche poppérienne de la valeur
scientifique d’une théorie – ainsi démontrée, confère à la
théorie des SAI une place à part dans l’ensemble des théories
de l’imaginaire181. Pour ce qui nous concerne, en tout cas, elle
a justifié la permanence de son choix en tant que modèle de
connaissance de l’imaginaire. Ces données nous laissent
d’autant plus libre de nous attarder, dans ce qui suit, sur
l’analyse comparative de certaines caractéristiques créatrices
observés dans le cadre de notre exploration de l’imaginaire et
de notions s’y rapportant, développées dans la théorie des
SAI.
ÉLÉMENTS D’ÉTUDE COMPARATIVE DES
STRUCTURES DE L’IMAGINAIRE SELON LA
THÉORIE DES SAI ET DE LEUR MISE EN ŒUVRE
DANS LES UNIVERS MYTHIQUES-AT.9
1. Notion d’antagonisme bi-polaire (héroïco-mystique)
173
Certes, beaucoup de productions ne comportaient aucune
difficulté de cet ordre. C’est le cas des AT.9 illustrant les
figures 1 & 2. Dans le premier exemple (thème héroïque) on
peut observer que tous les éléments figurés concourent au
symbolisme héroïque articulé autour de l’affrontement du
personnage et du monstre dévorant. Il en va de même pour la
production illustrant la figure 2. Dans ce cas (thème
mystique) les divers éléments représentés s’inscrivent dans un
contexte de vie paisible conforme à l’imaginaire mystique tel
qu’il est décrit par G. Durand dans les SAI. Les univers
mythiques semblables aux précédents ou leurs homologues ne
présentent aucun problème de classification. En effet : ou bien
ces représentations se classent dans la rubrique héroïque ou
bien elles relèvent de la catégorie mystique. Cependant,
certaines productions ne peuvent être rangées sans réserve
dans l’une ou l’autre des catégories mythiques précédentes
car elles comportent à la fois une émergence d’imaginaire
héroïque et une actualisation d’imaginaire mystique.
La découverte de ce « problème » à l’époque de la
classification de mes documents fut à l’origine d’une
interrogation sur la pertinence de ma recherche car
j’appréhendais ces faits comme peu conformes à la théorie
des SAI. En effet, dans celle-ci, les genres structuraux
héroïque et mystique constituent des entités distinctes
semblant exclusives les unes des autres. C’est alors
qu’une « rencontre » contribua à la compréhension des faits
contradictoires ainsi observés. Il s’agit de l’œuvre de
Stéphane Lupasco et notamment de sa conception de la notion
de système182. Sans entrer dans le détail de celle-ci, nous
retiendrons que, selon Lupasco, l’existence d’un système
s’inscrit sur la présence, dans celui-ci, de deux forces
antagonistes : l’une exprimant un processus
174
d’hétérogénéisation, l’autre développant un processus
d’homogénéisation. Appliquée initialement par Lupasco aux
phénomènes énergétiques, cette perspective postule que pour
exister tout dynamisme implique un dynamisme antagoniste
se développant selon un processus d’actualisation /
potentialisation.
L’intérêt majeur de cette « systémologie » résidait (par
rapport à mon interrogation d’alors) dans sa nouveauté
logique ouvrant à une approche créatrice possible fondée sur
des phénomènes contradictoires. En effet, non seulement les
productions de l’imaginaire (constituant ma documentation)
apparemment peu cohérentes – car contenant simultanément
un symbolisme héroïque et mystique – devenaient lisibles et
classables mais, de plus, cette perspective d’analyse des
univers mythiques s’avérait plus dynamique (plus
« systémique » ?) que l’approche structurale développée par
G. Durand dans les SAI. Plus concrètement : au lieu
d’effectuer une analyse monopolaire – c’est-à-dire de
chercher à définir la caractéristique soit héroïque soit
mystique d’un univers mythique donné – il était possible
désormais de procéder à une lecture bipolaire. D’où
l’affinement de notre classification selon des sous-catégories
exprimant un état plus ou moins marqué d’une actualisation /
potentialisation héroïque (formes sur-héroïque,
héroïque « impure », héroïque-détendue et héroïque-intégrée)
ou mystique (formes sur-mystique, mystique « impure »,
mystique-ludique et mystique-intégrée)183. Enfin, cette lecture
bi-polaire des productions héroïques et mystiques trouve son
expression la plus articulée – pour ne pas dire la plus
« synthétique » car l’ensemble structural désigné par ce
qualificatif dans la théorie des SAI n’appartient pas à cette
175
rubrique – dans les productions classées « doubles univers
existentiels » (cf. figure 4).
Finalement, les diverses sous-catégories ainsi identifiées
impliquent une approche systémologique (au sens de
S. Lupasco) distinctes de l’approche structurale de G. Durand
quand bien même les catégories héroïque et mystique restent
conformes à leur description dans les SAI. Celles-ci sont donc
bien « réelles » mais elles fonctionnent comme des polarités
antagonistes, respectivement plus ou moins actualisées ou
potentialisées dans un univers mythique donné.
2. Structuration, organisation et qualification des univers
mythiques
176
Ainsi, dans son magistral inventaire des structures de
l’imaginaire, G. Durand n’estime pas utile d’enfermer la
définition de la notion de structure dans une acception trop
étroite. On pourrait même parler d’imprécision à propos des
caractéristiques énoncées. On peut, plus raisonnablement,
penser que le cadre de définition ainsi proposé, à l’époque de
la conception des SAI, s’inscrit déjà (potentiellement) dans
une perspective systémique alors que le développement
conceptuel de la théorie systémique est ultérieur.
Quoi qu’il en soit, la spécificité de nos documents-AT.9 nous
a conduit à préciser les définitions précédentes relatives à la
notion de structure et cela à propos de la méthode d’analyse
utilisée. Celle-ci implique notamment qu’afin de procéder à la
classification d’un univers mythique selon une catégorie
thématique donnée (héroïque, mystique, etc.) il est nécessaire
de qualifier préalablement sa « structuration » : est-il structuré
ou non-structuré ou encore pseudo-destructuré ? Qu’est-ce à
dire sinon que l’existence même d’un univers mythique est
fondée sur son état structuré, c’est-à-dire composé d’éléments
figurés, reliés entre eux et constituant une organisation
susceptible d’être qualifiée thématiquement (autour de
l’action effectuée par le personnage-sujet de la fiction créée).
Il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu de distinguer la
structure formelle d’un univers mythique de sa structure
thématique. La structure formelle renvoie à l’existence d’une
organisation reliant les éléments (images symboliques) de
l’univers mythique. La structure thématique, elle, spécifie son
sémantisme. Dans le premier cas on s’intéresse à ce qui
constitue l’arrangement global des éléments d’un univers
mythique (susceptible, par exemple, de représentation sous
forme de graphe) ; dans le second on fait référence au
177
processus générant une catégorie symbolique donnée
d’univers mythique. L’ambiguïté provient du fait qu’un seul
terme (structure) désigne à la fois un état formel et une
catégorie sémantique spécifique propre à cet état. Ainsi, une
structure peut être reconnue comme forme organisée
d’éléments reliés entre eux ou non, ou encore comme
« pseudo non-structure ». Mais une structure peut aussi être
synonyme de classe thématique (qualifiée d’héroïque, de
mystique, etc.). Sans développer cette analyse dans
l’immédiat, nous marquerons cette double approche pour la
structure par les qualificatifs de « thématique » et
d’« organisationnelle » (plutôt que « formelle » dont
l’acception peut être étendue – cf. § II. 3 – aux
caractéristiques expressives des représentations).
3. Structures thématiques et schèmes dramatisables
178
s’inscrit dans cette perspective. Les trois autres structures –
issues notamment d’une réflexion sur la configuration des
réponses de type schizoïde données au Psychodiagnostic de
Rorschach – s’inscrivent sur un registre représentatif formel
(abstraction, « Spaltung », géométrisme). Ainsi, autant le
schème (séparation dans le cas précédent) constitue un
référent sémantique global, autant les structures sont relatives
au domaine représentatif étudié. Autrement dit la structure
tend à qualifier un schème autour d’un registre expressif
spécifique. Lorsque la structure s’érige en genre structural son
registre expressif relève alors d’une dramatisation dont le
« héros » est figuré selon une posture thématiquement lisible.
Cela explique qu’en vue d’une classification cohérente,
applicable à l’ensemble de notre corpus d’AT.9 – composé
d’univers mythiques articulés sur l’action d’un personnage-
sujet – il était obligatoire de conserver le mode de
classification (d’ordre thématique/dramatique) précédemment
indiqué. Appliqué à la catégorie mystique de l’imaginaire ce
mode structural différencie ses aspects autour d’un schème
exprimant un geste de blottissement et, de façon plus
générale, est porteur d’une « logique » de l’inclusion
(processus de gullivérisation, attrait pour une « secrète
intimité », etc.).
L’application des critères d’analyse précédents à l’ensemble
structural « synthétique » nécessite par contre un recadrage.
En effet, autant la mise en œuvre d’une classification fondée
sur la dramatisation s’est avérée possible et pertinente
(engendrant une thématique définie) avec les genres
structuraux héroïque et mystique, autant cette procédure – qui
consisterait à substituer un « genre structural » thématique à
l’ensemble des quatre structures synthétiques – est
179
inapplicable dans cette occurrence. Cette difficulté est liée au
fait que les productions appartenant à cet ensemble structural
constituent des illustrations de structures aptes à s’ériger
individuellement en genres structuraux car fondées
respectivement sur un schème spécifique dramatisable. Ainsi
les productions classées « univers synthétiques
symboliques diachroniques » de forme cyclique et
progressiste d’une part et « univers synthétiques symboliques
synchroniques » de forme bipolaire et interactive d’autre part
constituent des « structures » thématiques à part entière. Leurs
schèmes respectifs, notons le, sont articulés autour de la
diachronie cyclique et ascensionnelle ainsi que de la
rythmique synchronisée et harmonisée184.
Il résulte de l’ensemble de ces observations qu’en lieu et
place d’un troisième genre structural (diversement qualifié de
structures « synthétiques », « dramatiques » ou
« disséminatoires ») il soit envisageable d’ériger au titre de
structure thématique chacune des quatre catégories
structurales composant cet ensemble structural. Cette
extension de l’inventaire des structures thématiques de
l’imaginaire aux rubriques cyclique, progressiste, bipolaire et
interactive ne modifie nullement, notons-le, le schéma
catégoriel d’ensemble des SAI mais contribue à accentuer sa
différenciation à propos du domaine exploré avec notre
procédure expérimentale. Or, celui-ci relève de la projection
d’un univers mythique articulé autour d’un personnage. Et,
par ce procédé, on obtient effectivement des classes d’univers
mythiques articulées sur des postures mythiques actualisant
notamment les schèmes cyclique et ascensionnel mais
s’inscrivant également sur une forme synchronisée (couplage)
ou mettant en œuvre une forme rythmique (interaction).
180
4. La représentation de l’angoisse
181
ESQUISSE D’UNE APPROCHE SYSTÉMIQUE DE
L’IMAGINAIRE
Alors que la théorie des SAI développe une description
distincte des différents genres structuraux certains
documents-AT.9 laissent apparaître (cf. § II. 1) l’existence
d’une intrication structurale dont l’explication a bénéficié des
travaux de S. Lupasco appliqués à la notion de système.
G. Durand intégra d’ailleurs d’emblée cette perspective à sa
conception de l’imaginaire et s’en explique en annexe des
SAI dès la deuxième édition ainsi que dans un article
consacré à la complexité des processus de l’imaginaire185.
Cependant la référence des processus imaginaires à un
contexte systémique resta longtemps limitée à l’approche
« systémologique » du théoricien des « Trois Matières » car la
vulgarisation des définitions désormais classiques, appliquées
aux systèmes – que l’on trouve chez L. von Bertalanffy,
P. Delattre, J. L. Lemoigne ou E. Morin par exemple – date
des années 75/80.
1. L’imaginaire comme système
182
théoriques applicables aux systèmes, en particulier celle
d’états-repère d’un système.
Selon P. Delattre, un système peut être défini « comme un
ensemble d’états-repères accompagné d’un ensemble de
relations exprimant les conditions dans lesquelles un élément
réel du système est susceptible de passer d’un état-repère à un
autre »186. Comme illustration de cette définition on
observera, par exemple, que l’épée fonctionnelle du
personnage et le dragon menaçant d’un univers mythique
héroïque (cf. fig. 1) ne sauraient être représentés de cette
façon – c’est-à-dire sans modification morphologique,
fonctionnelle et symbolique – dans une production de type
mystique. Dans cette occurrence ces éléments auront perdu
leurs rôles directement « agressifs » pour un personnage
devenu paisible. Ce sera par exemple (cf. fig. 2) leur
représentation « distanciée » dans le titre du « Canard
Enchaîné », comportant symboliquement l’épée
(« Mobilisation générale ») et le monstre dévorant (« La
guerre est déclarée »). La règle permettant la représentation
pertinente de l’image fonctionnelle ou symbolique « épée »
ou « monstre dévorant » dans un univers mythique héroïque,
mystique ou autre concerne la cohérence thématique. Elle vise
à conserver l’isomorphisme propre à la structure de
l’imaginaire choisie pour représenter une fiction : fonction
défensive et agressive de l’épée et du monstre d’un côté,
motif de rêverie, représentation symbolique ou fonction
« euphémisée » dans un cadre de vie paisible de l’autre.
Ajoutons que les moyens utilisés afin d’appliquer cette règle
relèvent de la rhétorique (par exemple : traitement
emblématique du monstre et/ou de l’épée dans les productions
de type mystique).
183
Ces données illustrent le type d’argumentation qui nous a
amené à comprendre les différentes catégories structurales
identifiées avec l’AT.9 en tant qu’états-repères (ou – si l’on
préfère – comme catégories d’isomorphisation symbolique ou
encore en tant que sous-systèmes) d’un système plus général
constituant le « système d’ensemble » de l’imaginaire (tel
qu’il ressort du moins de notre expérimentation). D’autres
aspects de la recherche-AT.9 seraient également à considérer
dans cette hypothèse systémique, notamment le lien observé
entre les caractéristiques kinésiques du personnage-sujet
« projeté » dans un univers mythique-AT.9 et la thématique
mythique développée dans celui-ci187.
Cependant, la notion « d’états-repères » s’appréhende
différemment (à des niveaux distincts) selon qu’elle recouvre
un ensemble de classes fonctionnelles d’un système
« simple » (propres à un univers mythique héroïque ou
mystique par exemple) ou qu’elle s’érige en sous-systèmes
d’un système plus complexe (l’imaginaire postulé
globalement à partir des diverses classes de représentations-
AT.9). De cette approche – sur laquelle nous reviendrons afin
de la préciser – nous retiendrons qu’elle conduit à concevoir
l’imaginaire en tant qu’entité systémique dans laquelle les
diverses structures thématiques (héroïque, mystique, etc.)
constituent ses états-repères.
2. Structures et organisation des systèmes de l’imaginaire
184
P. Delattre – de structure188… Par contre, d’autres approches –
celles de F. Varela et H. Maturana en particulier189 –
s’efforcent de distinguer organisation et structure. Cela peut
induire une certaine confusion au sein de cette analyse. De
plus, dans notre approche systémique de l’imaginaire, les
structures – ou mieux les genres structuraux selon leur
acception propre à la théorie des SAI – font, en quelque sorte,
place aux états-repères du système d’ensemble de
l’imaginaire… Il convient donc de préciser ce qu’il faut
entendre (désormais) par « principe d’organisation » et par
« structure ».
Concernant la définition du principe d’organisation de
l’imaginaire, l’approche la plus simple, semble-t-il, consiste à
l’envisager sur le modèle de la dramatisation fondatrice de
l’imaginaire selon la théorie des SAIque l’on peut représenter
par un carré logique :
185
comme cadre organisationnel ce modèle ne préjuge pas des
particularités sémantiques de ses composants en dehors de
leur appartenance potentielle et nécessaire à l’ordre de la vie
ou de la mort. Il constitue un cadre syntaxique définissant
l’organisation des systèmes d’images symboliques. C’est
donc dans ce cadre syntaxique commun que viennent
s’inscrire les divers processus d’action dramatique appliquées
à ses composants actantiels (sujet et objet). Ces modalités
vont constituer les diverses structures thématiques.
Selon cette conception celles-ci se définissent par une forme
d’action dramatique spécifique. C’est ainsi (en pratique) que
chacune d’elles est désignée par l’expression : structure
thématique + un qualifiant dramatique spécifique. Par
exemple la séquence : Personnage affrontant victorieusement
(S+) /avec son épée (O+) / un adversaire monstrueux (O-) se
définit comme structure thématique héroïque (positive).
L’inventaire des « structures thématiques » – ainsi envisagées
en tant que structures actantielles de scénario Sujet/Action/
Objet – n’est rien moins que celui des processus de
dramatisation orientant le sémantisme des diverses catégories
de systèmes mythiques recensés dans notre exploration de
l’imaginaire.
En résumé : comprises dans leur ensemble comme processus
dramatiques articulés sur le personnage-AT.9 (§ III. 2) ces
structures sont indicatives des classes de l’imaginaire (selon
notre corpus-AT.9) ; considérées individuellement sous un
angle expressif (§ III. 1) elles qualifient une modalité
spécifique d’existence d’un univers mythique (héroïque,
mystique, etc.). En d’autres termes, ces structures thématiques
expriment d’une part des classes distinctives de l’imaginaire
(états-repères) et, d’autre part, rendent compte de la
186
différenciation et de la cohérence expressive propre à un
univers mythique donné et conforme à sa thématique
d’appartenance (isomorphisme).
3. Le statut systémique des structures de l’imaginaire
187
forme est subsumée par la notion de « Régime » conçue sur
un mode dualiste (Régimes diurne et nocturne) dont les
aspects hypothèquent incontestablement la portée de la
perspective systémique sous-jacente (cf. notre conclusion).
Il semble désormais possible – et épistémologiquement utile –
de référer la structure à un contexte différencié d’acceptions
relatives aux notions de système, d’organisation et d’états-
repères – nous voulons parler de la théorie des systèmes –
construite notamment sur l’approfondissement des concepts
précédents et particulièrement adaptée à l’étude de la
complexité propre au domaine de l’imaginaire (cf. travaux
d’E. Morin). Résumons et précisons notre approche :
a/ le système. Il permet de caractériser la « forme » –
définissable comme système précisément – d’un objet
imaginaire observé ;
b/ l’organisation. Elle constitue le cadre invariant
(syntaxique) dans lequel s’élaborent les systèmes de
l’imaginaire ;
c/ la structure. Elle se définit comme processus créateur d’un
système d’images symboliques. Sous son action les éléments
susceptibles de composer un système sont articulés selon un
groupement spécifique et représentés selon des modalités
expressives adaptées au système ainsi créé.
Il faut distinguer en effet les simples juxtapositions
d’éléments (cf. fig. 3 : exemple d’un « non-système » ou
ensemble non structuré d’éléments) des systèmes
définissables comme tels (autrement dit « structurés » :
cf. fig. 1, 2 & 4). Dans le premier cas, les éléments
comportent des caractéristiques expressives aléatoires et ne
possèdent aucun lien entre eux. Dans la seconde occurrence,
188
les éléments ont non seulement certaines relations spécifiques
(centrées dramatiquement sur le personnage) entre eux mais
se caractérisent en outre par des modalités expressives liées à
l’orientation thématique du système auquel ils appartiennent.
Ces caractéristiques expressives sont, dans le cadre de notre
corpus-AT.9, par exemple : des morphologies traitées selon
des modalités rhétoriques spécifiques (hyperbolisation ou
emblématisation du monstre : cf. fig. 1 & 2), figurées selon
une représentation zoomorphe (réaliste ou fantastique),
anthropomorphe, abstraite, etc., des fonctions pouvant être,
selon les occurrences dramatiques, décoratives, utilitaires
pour le combat ou pour la subsistance, ludiques, etc.), un
symbolisme représentatif de la thématique (nuancé selon une
modalité vie / mort ou systématisé selon une dichotomie bien
/ mal, etc.).
Les structures représentent, dans la théorie des SAI, les
processus permettant de comprendre l’émergence des
catégories sémantiques (héroïque, mystique, synthétique)
constituant l’imaginaire. Elles sont décrites en tant que
« protocoles normatifs de représentations imaginaires bien
définis et relativement stables groupés autour des schèmes
originels ». Dans notre inventaire sur l’imaginaire ces notions
fondamentales sont illustrées par les diverses « structures
thématiques ». De la même façon que les structures selon la
théorie des SAI, celles-ci sont articulées autour des schèmes
originels (schème diaïrétique dans le cas de la structure
thématique héroïque, schème de blottissement avec la
structure thématique mystique, etc.). Cependant, chacune de
ces structures thématiques se définit selon un « protocole
normatif » non plus imprécis mais spécifié, d’ordre
dramatique (cf. chap. III. 2)190. Dans notre perspective les
structures intègrent les schèmes non seulement en tant que
189
vecteurs d’action dramatique mais également comme
référents sémantiques de modalités expressives. Par exemple,
l’actualisation d’une structure thématique héroïque s’inscrit
sur un schème diaïrétique dramatisé autour de la relation
antagoniste des composants personnage/monstre et
s’accompagne de représentations formellement,
fonctionnellement et symboliquement adaptées (intégrées) au
sémantisme héroïque de la scène figurée (cf. fig. 1).
L’actualisation d’une structuration de type héroïque se
comprend donc d’une part sur la base de la relation
dramatique spécifique (personnage/action d’exclusion/
monstre) et, d’autre part, à partir des morphologies, fonctions
et valeurs symboliques attribuées de façon isomorphe aux
divers éléments (devenus composants du système sous l’effet
de la structuration héroïque).
Ainsi, un ensemble d’éléments (images symboliques
désignées par des mots par exemple) peut, sous l’action d’une
structure, se transformer en composants (représentations
figurées) d’un système mythique. Conformément à la théorie
systémique nous qualifierons d’états-repères les divers états
que sont susceptibles de prendre les composants d’un
système. Cependant, les états-repères peuvent s’appréhender
selon des niveaux différents. Au plan d’un système « simple »
– tels les univers mythiques représentés dans les figures 1 & 2
– les états-repères sont constitués par les diverses classes
fonctionnelles des composants (chute, épée, refuge, etc.)
constituant les différentes catégories de systèmes mythiques.
Au niveau de l’ensemble des documents composant notre
corpus expérimental ce sont les classes thématiques
(symboliques) de systèmes mythiques (héroïque, mystique,
etc.) qui constituent les états-repères.
190
Il y a donc lieu de distinguer les systèmes qualifiés
précédemment de « simples » (tels qu’ils sont illustrés par les
figures 1 & 2) – caractérisés par une unité dramatique et une
isomorphisation expressive d’ensemble – des systèmes plus
complexes (qualifiables de « composites »). Dans ces derniers
les composants – les états-repères (polarités héroïque,
mystique, etc.) – ont entre eux des relations (d’ordre
diachronique ou synchronique par exemple) permettant une
« ouverture » de l’isomorphisme notamment vers des formes
bi-polaires actualisées ainsi qu’en témoignent les catégories
d’univers mythiques-AT.9 qualifiées de « doubles-univers
existentiels » (cf. fig. 4).
Ces observations s’inscrivent dans le prolongement de nos
travaux concernant la relation d’antagonisme propre au
« couplage » héroïque et mystique ayant permis de déterminer
des sous catégories incluant ces deux états-repères (cf. § II.
1). Il faut remarquer toutefois que l’analyse des relations
existantes entre les divers états-repères de l’imaginaire
constitue un domaine ouvert – dont l’approfondissement est
souhaitable – car l’approche en termes de « Régimes »
développée par G. Durand reste discutable (cf. notre
conclusion)…
En résumé, nos observations s’emploient tout d’abord à isoler
des systèmes – c’est-à-dire des ensembles d’images
fonctionnelles et/ou symboliques en interaction – au sein d’un
champ d’images symboliques donné191. De ce fait – et afin
d’approfondir la connaissance de ces images et de leur
groupement – nos analyses s’efforcent d’identifier les
caractéristiques de ces systèmes et notamment leur
organisation, leur structure et leurs états-repères.
L’organisation se rapporte (cf. chap. III. 2) au modèle
191
syntaxique des structures. Dans ce cadre la structure rend
compte de l’existence, au sein d’un système d’images, d’une
modalité créatrice actualisant soit une structuration spécifique
articulée dramatiquement sur un état-repère de l’imaginaire et
réalisant l’isomorphisation sémantique de ses modalités
expressives, soit une structuration composite développée
dramatiquement sur plusieurs, voire la totalité des états-
repères de l’imaginaire et intégrant leurs particularités
expressives. Dans ces diverses occurrences la structure est
créatrice (selon un mode dramatique) de la vie d’un système
d’images et constitutive (sur un mode symbolique) de son
identité.
CONCLUSION
Les caractéristiques anthropologiques de l’imaginaire
identifiées dans les univers mythiques élaborés à partir de
l’AT.9 sont sans doute liées à la nature de ces documents. En
effet, résultant d’une situation « projective » de créativité
symbolique et d’une consigne incitant à créer une
composition unifiée et cohérente, les fictions-AT.9 émergent
d’un cadre favorable à une esquisse systémique. Il n’en reste
pas moins que le qualificatif « systémique » ne saurait être
attribué exclusivement sur la base des seules conditions de
réalisation d’une œuvre quelle qu’elle soit. Nous avons
d’ailleurs rappelé à ce propos, dans cet article (selon les
perspectives épistémologiques développées par P. Delattre et
F. Varela / H. Maturana), quelques notions sur lesquelles une
approche systémique de l’imaginaire devait s’inscrire. Celles-
ci consistent, notamment, à affirmer :
− l’interaction des éléments (figurés) composant les systèmes
de l’imaginaire
192
− la répartition de ces éléments (figurés) au sein des états-
repères de ces systèmes
− l’existence de relations entre ces états-repères
− la présence, dans tout système d’images symboliques,
d’une organisation (invariant) combinée à sa structure
(spécifiant l’identité du système).
Par rapport à ces critères systémiques l’approche structurale
de l’imaginaire selon G. Durand n’est pas fondamentalement
modifiée. Son principe d’organisation reste intangible. Il est
intégré au modèle fondateur de l’imaginaire selon la théorie
des SAI (cf. § III. 2) conçu en tant que cadre syntaxique. De
même, une similarité d’approche (qualifiable de systémique)
concerne la conception formelle des documents étudiés. En
effet, la méthode utilisée par G. Durand dans son « enquête
pragmatique » – qui a pour but « de repérer de vastes
constellations d’images […] qui semblent structurées par un
certain isomorphisme des symboles convergents » –
présuppose effectivement une structure (en l’occurrence un
processus isomorphisant) réalisant l’unité des éléments
composant ces constellations.
La perspective systémique se différencie par contre de
l’approche structurale selon G. Durand à propos de la
définition des relations existantes entre les états-repères,
c’est-à-dire de leurs groupements et en premier lieu de leurs
couplages. Sa mise en œuvre effective commence avec notre
rencontre de l’œuvre de S. Lupasco et en particulier de sa
« systémologie ». À ce propos, nous avons indiqué (§ II. 1)
comment l’affirmation d’une relation (antagoniste) a permis
d’harmoniser le couplage des genres structuraux héroïque et
mystique sans pour autant faire jouer ce rôle à la structure
193
synthétique. On peut également rappeler à ce propos l’intérêt
tout particulier que l’approche « systémologique » de S.
Lupasco a eu pour G. Durand192. C’est ainsi que ce dernier en
a intégré certains aspects à sa théorie (dès la deuxième édition
des SAI) en qualifiant (dans sa « classification isotopique des
images ») l’imaginaire héroïque de « représentation
objectivement hétérogénéisante » et l’imaginaire mystique de
« représentation objectivement homogénéisante »193.
Cependant, l’imaginaire « synthétique » dont la représentation
– qualifiée de « diachronique » – a pour objet de « relier les
contradictions [par le] facteur temps » n’est pas, comme dans
le cas des catégories structurales héroïque et mystique,
strictement maintenu par G. Durand dans une acception
articulée sur son socle réflexologique fondateur (« dominante
copulative »). En effet, il relève d’un ordre relationnel inter-
structural réalisant une harmonisation (un « équilibre
antagoniste ») des deux polarités héroïque et mystique. Il en
résulte une ambiguïté pour l’utilisateur des SAI : doit-on se
référer à la conception tridimensionnelle des genres
structuraux ou reconnaître une portée heuristique à la
théorisation dualiste des « régimes » diurne et nocturne, c’est-
à-dire reposant fondamentalement sur une référence aux
polarités schizomorphe et mystique de l’imaginaire ? Il
semble que la seconde voie soit le plus souvent choisie,
directement pour résumer la théorie des SAI194 ou
indirectement afin de l’expliciter195.
L’apport de la perspective systémique réside dans sa
contribution à une définition dynamique du fonctionnement
de l’imaginaire fondée sur des notions rendant compte de
l’interaction des éléments constitutifs des corpus étudiés, de
leur répartition en composants théoriques (notion d’états-
194
repères) ainsi que des relations existantes entre ceux-ci. Dans
ce cadre les trois genres structuraux (héroïque, mystique et
synthétique) apparaissent ni comme des catégories
symboliques exclusives les unes des autres ni en tant que
classes sémantiquement groupées pour les besoins d’une
modélisation articulée sur le choix d’une « harmonisation des
contraires »… De fait, ils « éclatent » en états-repères du
système d’ensemble de l’imaginaire émergeant de notre
exploration. Les ensembles structuraux héroïque et mystique
décrits dans la théorie des SAI se ramènent à deux états-
repères. L’ensemble synthétique se déploie selon quatre états-
repères (cyclique, progressiste, bi-polaire, interactif). L’ordre
négatif fondateur de l’imaginaire est intégré dans cet
inventaire – ce qui le repositionne utilement – et s’actualise
selon la spécificité structurale de chaque état-repère. Des liens
existent entre ces derniers dont la description dans un corpus
donné est fondamentale pour en décrire les processus
dynamiques et évolutifs196.
Ces changements, il faut le préciser, n’altèrent aucunement le
fondement anthropologique (conforme à la théorie des SAI)
des processus de l’imaginaire observés. Ainsi, la notion de
schème reste fondamentale dans la quête du sens des
groupements d’images étudiés. Certes, le modèle bipolaire
(diurne/nocturne) intégrateur de l’imaginaire, selon la théorie
des SAI, est estompé au profit d’un modèle multipolaire
articulé sur les structures (thématiques) identifiées comme
états-repères dans le cadre de notre approche sur l’imaginaire.
Cependant, cette modification présente l’avantage d’occulter
tout à la fois la discutable association des « Visages du
Temps » aux structures schizomorphes (composant le
« Régime diurne ») et le non moins discutable syncrétisme
symbolique mystique/synthétique (constitutif du « Régime
195
nocturne »). Elle permet en outre de replacer la conception
d’ensemble de l’imaginaire dans un champ systémique dont
les états repères sont orientés sémantiquement, conformément
aux données symboliques de la théorie des SAI et cela en vue
de son application « extensive »197.
Finalement, ainsi que nous espérons l’avoir montré tout au
long de cet article, il n’y a pas de solution de continuité entre
la connaissance de l’imaginaire fondée sur la perspective
systémique et celle que présuppose la théorie des SAI. En
effet, aucune notion fondamentale constitutive de celle-ci –
mis à part le modèle bipolaire des régimes de l’imaginaire –
n’est remise en cause par son approche selon les critères
systémiques. Cela ne saurait d’ailleurs surprendre quiconque
a une connaissance approfondie des travaux de G. Durand.
Qu’il s’agisse de sa conception du mythe ou, de façon plus
générale, de « l’objet anthropologique » la perspective
épistémologique développée par l’auteur des SAI est
fondamentalement systémique198. Aussi, notre contribution ne
constitue rien moins qu’un essai de mise en forme actualisée
d’une approche systémique latente, insuffisamment
formalisée et masquée par l’ambiguë notion de structure.
ANNEXE : EXEMPLES D’UNIVERS
MYTHIQUES AT.9
________________________
196
Figure 1 – Composition de forme structurée de type
héroïque (réalisée par un homme de 25 ans)
197
Figure 2 – Composition de forme structurée de type
mystique (réalisée par un homme de 25 ans)
198
Figure 3 – Composition de type « structuration défectueuse »
(de forme non-structurée)
Ensemble dessin-explication/récit réalisé par un homme de 47 ans
199
Figure 4 – Composition de type « double univers existentiel »
de forme synchronique
Ensemble dessin-récit réalisé par une jeune fille de 13 ans
200
La psychagogie des valeurs
Raymond Laprée
« Que s’est-il passé dans les écoles de l’Amérique du Nord,
vers les années 1980, pour que la Clarification des valeurs,
implantée avec enthousiasme pendant une dizaine d’années
dans tous les systèmes d’éducation, en disparaisse dans les
cinq années subséquentes ? » C’est la question qui nous a peu
à peu conduit à étudier la notion de valeur dans l’œuvre de
Gilbert Durand. La réponse apparente était la suivante : des
détracteurs acerbes et influents œuvrant en éducation ou
militant dans les milieux religieux de la Moral Majority ont
mené, État par État, une campagne d’éradication de cette
approche éducative ; par influence de proximité, les milieux
canadiens ont emboîté le pas. Les fondateurs de la
Clarification des valeurs refusaient d’obtempérer aux
demandes de leurs accusateurs d’incorporer à leur processus
un corpus de valeurs préétablies, qu’on leur dictait presque. À
leur avis, le processus de la Clarification des valeurs devait
servir toute espèce de valeur ; la responsabilité des contenus
de valeurs appartenait aux utilisateurs. Était-ce possible de
traiter de valeurs sans considérer les eaux où elles jettent
l’ancre, nous sommes-nous demandé à ce moment où nous
nous initions à l’anthropologie des structures de l’imaginaire
de Gilbert Durand. En scrutant de plus près cette œuvre, nous
avons trouvé que certaines démarches du processus américain
devaient être amplifiées et d’autres, complétées, pour qu’un
arrimage heureux puisse se produire entre un processus
pédagogique efficace d’éducation aux valeurs et une théorie
de l’imaginaire solidement démontrée. Pour en marquer
l’originalité, nous avons nommé cette méthode la
201
Psychagogie des valeurs. Puis, quelques voies de recherches
en sont découlées. C’est ce dont le présent chapitre rend
compte, dans l’ordre de la démarche que nous venons de
décrire.
LA CLARIFICATION DES VALEURS A POSÉ
PROBLÈME
Plus qu’une vague expression concernant l’éducation aux
valeurs, la Clarification des valeurs dont il est question ici
constitue un processus précis proposé en 1966 par des
pédagogues américains, Louis Edward Raths (1966, 1978) et
deux de ses anciens étudiants, Merril Harmin et Sidney
Simon, dans la foulée de la philosophie pragmatique de John
Dewey. Facile à comprendre, n’exigeant qu’une brève période
d’initiation pour les éducateurs et semée dans un contexte
social propice, la période du Peace and Love, la Clarification
des valeurs a fait l’effet d’un coup de foudre dans le monde
nord américain de l’éducation dès les premières années de son
lancement. On a compté par centaines de milliers les
éducateurs qui la pratiquaient en classe. Formé au
Pragmatisme par John Dewey pour qui la vérité se construit
par l’expérimentation, Edward Raths a extrait de l’œuvre de
son maître sept « critères » qui soutiennent la clarification de
valeurs. Cette démarche éducative rappelle à la conscience
des jeunes (ou des adultes, selon le cas) autant leurs pensées
que leurs sentiments propres, enracinés dans leurs
comportements, afin qu’ils fassent correctement un choix
libre pour la conduite de leur vie. Ce processus est
généralement présenté en trois étapes (A, B, C) que nous
avons reformulées dans le tableau 1, en conformité avec les
plus récentes publications des principaux artisans de l’école
de la Clarification des valeurs199.
202
Tableau 1 : le processus de la Clarification des valeurs
A – APPRÉCIATION PARTAGÉE
C – INTÉGRATION À L’AGIR
203
simplement à apprendre à intervenir comme un semeur de
questionnement factuel auprès d’une autre personne, qu’on
présume être normalement équilibrée, et qui détient toutes les
aptitudes nécessaires pour clarifier elle-même les
composantes de ses valeurs. Les fondateurs de la
Clarification des valeurs et leurs adeptes ont publié des
centaines d’exercices destinés à provoquer cet effet chez ceux
et celles qui s’y adonnent.
Dans le camp des détracteurs, on trouvait que la démarche
pédagogique de Raths, Harmin et Simon contenait des
lacunes opérationnelles inacceptables ou bien on lui
reprochait de nier l’importance de l’acte de « transmission »
dans l’acquisition des valeurs pour la conduite de la « vie
bonne »200. Surtout, il manquait à la Clarification des valeurs
un parti pris nettement énoncé en faveur d’une conception de
la personne. Nous passons outre aux critiques peu fondées se
résumant à l’inhabilité de certains éducateurs à choisir leurs
exercices en fonction des contextes relatifs à l’âge des élèves
ou à la communauté (traditionnelle ou centriste) que
desservait leur école. On a parfois tordu les explications des
fondateurs de la Clarification des valeurs pour nourrir
certaines suspicions d’un autre ordre (une appartenance au
mouvement américain « Humanist », par exemple) ou pour
obtenir des précisions sur les non-dits de la méthode. On l’a
désavantageusement comparée au processus de
développement du jugement moral, de Lawrence Kohlberg
(1984), dont la démarche strictement rationnelle semble plus
sécurisante. Mais tout cela n’aurait probablement pas suffi à
mobiliser tout l’arsenal de dénonciations dont les adeptes de
ce processus ont été la cible. Des attaques plus solides ont
consisté à dire qu’il s’agissait d’un processus sans valeur. Par
cette expression équivoque, on mettait en relief le fait que le
204
« mal » inhérent à la Clarification des valeurs se logeait soit
dans l’esprit de ses créateurs immoraux, du fait de leur refus
de transmettre aux élèves un corpus minimal de valeurs à
vivre pour tous, soit dans la neutralité apparente de la
méthode qui véhiculait inévitablement des options de valeurs.
Les créateurs de la Clarification des valeurs ont peu répliqué
aux accusations visant leur probité morale. Ils ont cependant
nommé et défendu les valeurs inhérentes à leur processus : la
liberté de choix, la rationalité d’un choix, la créativité, le
courant positif de vie qui passe en soi, la recherche du
bonheur, le fait qu’une valeur n’existe que lorsqu’elle est
agie...201 Ils étaient également convaincus de faire œuvre
d’éducation morale : « Nous fondant sur tout ce que nous
connaissons du comportement humain, le processus de
valorisation, s’il est employé logiquement et assez longtemps,
rendra moins probable que les gens adoptent un
comportement destructif et antisocial »202. Pourtant, pour les
milieux religieux fondamentalistes et d’autres leaders
traditionalistes, cette confession était insuffisante. La liberté
de choix reconnue comme « critère » essentiel à la démarche
de Clarification des valeurs leur était inacceptable. Les jeunes
ne peuvent jouir de cette permissivité, disaient-ils, il faut leur
« inculquer » des valeurs (« chrétiennes » ou « américaines »,
ou encore « universelles », était-il sous-entendu). À leurs
yeux, Raths et ses collègues proposaient un intolérable
relativisme des valeurs. Par leur campagne savamment
organisée, les pourfendeurs du mal ont fait retirer la
Clarification des valeurs de la liste des outils éducatifs
admissibles dans tous les milieux d’éducation. Ils avaient
résolu leur problème.
Vaincre politiquement n’est pourtant pas la preuve que l’on
détient la vérité. La question se pose toujours, à savoir si une
205
valeur peut être traitée indépendamment de son ancrage dans
la vision globale de vie de son porteur. Et ce porteur de
valeurs ne vit-il pas dans un milieu qui le porte à son tour,
avec ou en dépit de ces mêmes valeurs ? Une valeur, traitée
pour elle-même, risque d’être absolutisée. Nous l’avons
constaté chez des adultes lors d’ateliers thématiques centrés
sur une valeur précise (par exemple l’honnêteté face à soi-
même). De quel droit alors s’autoriserait un animateur qui
désamorcerait ce phénomène de réduction du champ des
valeurs chez un autre adulte maître de sa destinée ? Les
pragmatiques créatrices de la Clarification des valeurs ne
résolvaient pas ce genre de problème203. Nous devions puiser
ailleurs que dans leurs ouvrages des pistes de réponses.
Dewey levait pourtant le voile sur une notion qui n’a été
retenue nulle part par les créateurs de la Clarification des
valeurs. Il affirme en effet que l’affectivité devient humaine
quand à l’encontre de l’animal elle est traversée par une
vision terminale204. C’est d’ailleurs ainsi qu’il justifie l’œuvre
d’éducation. Nos sources nous indiquaient toutefois que cette
notion de finalité n’est qu’esquissée dans l’œuvre du
pédagogue pragmatique : elle oscille entre le cheminement
personnel et la quête du bonheur205, entre la poussée de vie
comme une sorte de « complexe interne »206 et un
rassemblement des forces existant « dans la nature et la
société »207 … Cette veine nous obligeait à faire un long
détour afin de tenter de confectionner une preuve cohérente à
partir de matériaux épars. Nous avons donc préféré nous
tourner vers l’œuvre de G. Durand dont la pensée est
largement déployée et reconnue en de multiples lieux de
recherche sur l’imaginaire. N’y prend-on pas en compte là
aussi tant les dimensions affective et cognitive que celle de
l’agir humain (avec la notion primordiale de schème) ?
206
Nous savions déjà, par la fréquentation de l’œuvre de
G. Durand, qu’un discours sur les valeurs s’y laissait
percevoir, ne serait-ce que par la récurrence de l’expression
« polythéisme des valeurs ». Toutefois, l’auteur ne faisait
nulle part la démonstration de la clé de son concept de valeur.
Il a fallu la développer à partir des indices disponibles.
LE REPÉRAGE DE LA NOTION DE « VALEUR »
DANS L’ŒUVRE DE GILBERT DURAND
Dans les écrits publiés de 1960 à 1995 par Gilbert Durand,
quinze passages contiennent un indice d’explication de la
notion de valeur208. La simple liste de ces passages ne permet
pas de déployer toute la richesse de la pensée circulaire de
G. Durand. L’utilisation d’une méthode par colonnes, à la
manière pratiquée par Lévi-Strauss et rapportée par
G. Durand dans L’imagination symbolique (1964), est
beaucoup plus éclairante. Pour coiffer les colonnes d’un titre,
nous avons distingué quatre types de notions :
− les notions fondamentales formant le noyau dur de l’idée
de « valeur » chez G. Durand ;
− les notions auxiliaires servant à expliquer les notions
fondamentales ;
− les fonctions d’éléments fondamentaux et leurs
conséquences ;
− les notions périphériques qui enrichissent la
compréhension.
La lecture peut donc être faite à l’horizontale en suivant les
extraits selon la numérotation et à la verticale en repérant les
207
parentés d’idées. Le tableau 2 illustre la méthode suivie (c’est
nous qui soulignons certains mots ou groupes de mots).
Tableau 2 : étude en colonnes de deux passages sur la
notion de valeur
208
sapiens.
Sortes de
« types
idéaux », de
projections
dernières
aussi bien
que
biogenèses
originelles
qui
délimitent
l’ethos
humain.
Limites
naturelles,
mais aussi
culturelles,
dans le cas
de notre
espèce
d’animal
« social », le
tout
constituant
le « bien » et
le « mal » de
l’espèce, qui
ne peuvent
être
transgressées
209
sans
aliénation.
210
générale qui puisse rassembler les axes horizontal et vertical
de notre méthode d’étude sur la notion durandienne de la
« valeur » : une valeur est la relation de signifiance qui anime
une personne dans son rapport à un objet. La signifiance peut
comporter de nombreux niveaux, à partir d’un objet qui n’a
de signification « que pour moi » jusqu’à une signification
universelle. Le terme animer fait référence à l’explication que
donne G. Durand à propos du schème, c’est-à-dire une action
pure, un « verbe » précise-t-il fréquemment212. Il faut bien
noter ici que c’est la personne qui est animée par la
signifiance, et non l’inverse, laissant entendre par là que la
personne pense « en épiphanies d’images convoquées à la
conscience poétique par de vastes appels archétypiques »213.
Enfin, l’objet est un matériau culturel, quel qu’en soit le
niveau. Par exemple, « le terme “mythe” recouvre [...] aussi
bien le mythe proprement dit, c’est-à-dire le récit légitimant
telle ou telle foi religieuse ou magique, la légende et ses
intimations explicatives, le conte populaire ou le récit
romanesque »214. Ainsi, l’objet culturel peut être répandu à
travers le temps et l’espace ou avoir une portée beaucoup plus
locale ou anecdotique. Autrement dit, la valeur peut signifier
aussi bien l’attachement éphémère d’une personne à un objet
à portée très limitée, qu’un lien existentiel profond à un autre
objet auquel cette même personne dédie sa vie. C’est par la
dynamique du mythe présent chez cette personne que la
valeur lointaine ira s’intégrer dans la valeur primordiale.
Dans ses écrits d’après 1970, G. Durand emprunte
fréquemment à Max Weber l’expression « polythéisme des
valeurs ». Non seulement donc, la valeur se hisse au titre de
« dieu », mais encore elle habite un ciel polythéiste. Par sa
polyvalence, la valeur est un réceptacle capable d’accueillir
plusieurs « dieux »215. Cette fréquentation des dieux engendre,
211
à son paroxysme, un état de plénitude plutôt que d’unité de
l’être, selon G. Durand qui refuse de concevoir l’humain
comme procédant d’une logique diurne, avec ses catégories
d’être ou de non-être, de puissance et d’acte ; « l’œuvre de
l’homme appelle une philosophie où les “biens”, c’est-à-dire
“l’avoir”, sont conviés avec des chances égales à l’élucidation
du phénomène humain. » Il poursuit : « loin de succomber au
fol orgueil du monothéisme totalitaire des valeurs, tel que
l’implique une réflexion prétentieuse sur l’être, l’acceptation
mythologique est humilité réaliste devant la pluralité des
‘avoirs’ et de leurs désirs qui motivent les actes et les rêves de
l’homme. » Ainsi donc, pour G. Durand, la personne humaine
ne se nourrit pas à une seule valeur ultime, mais à plusieurs.
« Le mythe est organisateur des ‘biens’ suprêmes et les dieux
– ou les anges dans les monothéismes qui se mitigent – ne
sont pas autre chose que la prégnance de ces biens qui
polarisent la condition et constituent la nature du sapiens »216.
Or, les dieux des mythologies débordent d’activités, ils
s’amusent souvent à inventer des intrigues entre eux aussi
bien que parmi les hommes. D’où vient l’expression de la
« Guerre des dieux » que G. Durand emprunte à Nietzsche
pour qualifier le choc des archétypes. Les valeurs, ultimes ou
plus concrètes, s’organisent en constellations conflictuelles.
Se groupant en des régimes imaginaires qui tendent à
s’exclure l’un l’autre, les ensembles de valeurs ne vivent en
paix entre eux qu’en s’accordant des espaces-temps
alternatifs, comme l’a démontré G. Durand dans la troisième
catégorie (diachronique) de l’imaginaire. Il s’agit là du type
de sagesse, celle de la coïncidentia oppositorum, dont il est
aussi question dans la tradition jungienne et dans certains
courants spirituels. Cette tension systémique, que montre bien
le test AT.9 d’Yves Durand, est à ce point un état optimal
212
qu’on n’y décèle aucun signe de maladies mentales ni de
troubles de la personnalité217.
RAPPROCHEMENT ENTRE LES DEUX ÉCOLES DE
PENSÉE
Pour qui traite d’éducation aux valeurs, il y a dans ce constat
une orientation anthropologique fondamentale qu’il faut
transformer en un processus d’éducation à la paix entre les
dieux qui établissent leur demeure en nous. Par rapport à
notre objet de recherche, la question devient alors : est-ce que
la Clarification des valeurs peut supporter cette tâche ?
Notre réponse est nuancée, bien qu’affirmative. Nous la
présentons en un tableau pour bien illustrer les parallèles.
Tableau 3 : comparaison entre les deux écoles de
pensée
213
place dans symbolique et surtout le blocage de
l’ensemble de l’imaginaire à une seule région
notre vie eschatologique ».
214
valeurs est la plus importante. Le test AT.9
d’Yves Durand peut être utilisé comme
indicateur de la position des personnes
clarifiant leurs valeurs, semblablement à la
pratique de Jacquet-Montreuil (1998) dans un
autre contexte de recherche. L’animateur
d’atelier, par exemple, doit apprendre à lire les
univers mythiques dans lesquels les
participants plantent leurs valeurs en tenant
compte que « La santé mentale – qui se
confond avec l’épanouissement plénier de
l’individuation d’un destin – des entités
singulières ou sociales réside toujours, comme
la psychanalyse l’a prouvé depuis longtemps
pour la personnalité humaine, dans
l’intégration de toutes les structures, dans
l’intégration de tous les orients de tous les
climats de l’imaginal ».
215
PSYCHAGOGIE DES VALEURS
La nouvelle façon de travailler à partir de la Clarification des
valeurs comporte suffisamment de changements, dont
certains sont fondamentaux, pour qu’une identité propre lui
soit donnée. Donc, pour désigner le croisement entre le
processus américain d’éducation aux valeurs et la théorie de
l’imaginaire de Gilbert Durand, nous avons choisi
l’appellation « psychagogie des valeurs ». L’expression nous
est suggérée encore une fois par quelques passages de
G. Durand à ce sujet218. Il explique que le dieu Hermès
Trismégiste possède trois grands attributs. Il est Puissant,
Médiateur et Psychagogue. C’est par ce troisième terme
qu’est désignée dans la mythologie la fonction d’Hermès en
tant qu’accompagnateur de la Psyché lorsqu’un être humain
passe de vie à trépas ; il est celui qui conduit (άγωγός) l’âme
(ψυχή) du défunt vers un autre monde. Par extension du
concept de passage d’un état à un autre, le terme psychagogue
en est venu à souligner chez Hermès les fonctions de guide,
d’initiateur et de civilisateur. Par ailleurs, les philosophes
grecs ont utilisé le terme « psychagogie », par exemple chez
Platon dans le Phèdre, pour qualifier la rhétorique en tant que
discours destiné à « convaincre les âmes et à les diriger dans
la meilleure voie ». Notre choix demeure ainsi en harmonie
avec la pensée de Gilbert Durand qui écrit : « c’est la
rhétorique qui assure le passage entre le sémantisme des
symboles et le formalisme de la logique ou le sens propre des
signes. [...] La rhétorique est bien cette pré-logique,
intermédiaire entre l’imagination et la raison »219. Plus loin, il
dit encore que tous les procédés métaphoriques de la
rhétorique ajoutent une « aura », un « halo du style » qui nous
éloignent de la sécheresse du discours objectif : ils « sont des
gauchissements de l’objectivité, [... qui] consistent à revenir
216
par-delà le sens propre, résidu de l’évolution linguistique, à la
vie primitive du sens figuré, à transmuer sans cesse la lettre
en esprit »220.. Enfin, G. Durand utilise encore le terme de
« psychagogie » pour désigner la démarche du bouddhisme
vers le Soi221. Bref, la psychagogie est discours qui ennoblit
l’âme.
DIFFUSION ET RECHERCHE EN PSYCHAGOGIE
DES VALEURS
La Psychagogie des valeurs est maintenant citée dans
quelques documents officiels du ministère de l’Éducation du
Québec. La même approche fait également partie d’une liste
de processus suggérés aux animateurs scolaires s’occupant du
développement de la vie spirituelle et de la conscience sociale
des élèves québécois. Elle a également été présentée
occasionnellement dans la formation universitaire en
counseling spirituel222. Des ateliers utilisant la Psychagogie
des valeurs sous le thème « Questions de sens et animation »
ont été tenus avec des adultes. Nous en avons constaté sa
grande efficacité pour une démarche de croissance
personnelle et nous avons fait rapport de quelques résultats
dans Laprée (2004b). Présentement, nous nous concentrons
sur l’élaboration d’un protocole de recherche auprès des
jeunes de 9 à 12 ans. Nous formulons l’hypothèse qu’une
meilleure éducation de l’imaginaire aidera à développer chez
les élèves leur équilibre personnel. Dans un premier temps,
nous chercherons quel est l’état de l’imaginaire de ce groupe
d’âge dans les milieux francophones du Canada. Dans un
second temps, nous élaborerons des outils de Psychagogie des
valeurs utilisables par les animateurs nommés précédemment
; puis, en les adaptant, ces outils pourront aussi servir aux
enseignants des écoles primaires et secondaires du Québec
217
qui démarrent un programme nouveau d’« Éthique et de
culture religieuse ». Une évaluation devra s’ensuivre, qui
nous dira les bénéfices que le monde de l’éducation aura pu
récolter grâce à cette contribution mixte des deux continents.
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221
Pour une herméneutique paradoxale des
phénomènes d’éducation
Dominique Violet
Sollicité par Yves Durand et Jean-Jacques Wunenburger,
c’est bien volontiers que je contribue à cet ouvrage collectif
afin de mieux définir l’influence de l’œuvre de Gilbert
Durand sur les travaux antérieurs et actuels que je mène avec
l’équipe du GREPCEA223. La question de fond de cette
contribution peut se formuler ainsi : quelles sont les traces du
« passage durandien » pour la recherche et la formation en
éducation ? Aujourd’hui, la réponse est double : d’une part,
un cadrage épistémologique, d’autre part une méthodologie
pour interroger les phénomènes complexes de l’école, de
l’entreprise, et plus largement de la cité. Mais il a fallu un peu
de temps pour en arriver là. Jeune doctorant, mon « maître »
m’avait suggéré de lire Les structures anthropologiques de
l’imaginaire, mais ne voyant pas de lien direct avec la
problématique des apprentissages scolaires « signifiants », au
sens de C. Rogers, j’avais rapidement consulté ce livre. À
cette époque, je réduisais l’imaginaire aux premières phases
du développement décrit par J. Piaget. En bref, le
raisonnement formel hypothético-déductif constituait le
supremum cognitif du sujet épistémique, l’imaginaire et la
fonction symbolique caractérisaient essentiellement la pensée
pré formelle. Ce n’est finalement qu’après la thèse, lorsque
que je préparais l’habilitation à diriger des recherches, que la
rencontre a véritablement eu lieu. Par hasard j’ai découvert un
texte de Gilbert Durand dans un numéro spécial des Cahiers
de l’Herne consacré à Jung. L’article intitulé « Jung, la
psyché et la cité » était d’une telle rigueur et d’une telle clarté
222
que cela me permettait d’amorcer une classification
épistémologique des références bibliographiques éparses
mobilisées à cette étape de ma réflexion sur le paradoxe et la
complexité. Dans la foulée j’ai lu « L’imagination
symbolique ». Cet ouvrage a notamment remis en cause les
conceptions linguistiques et rhétoriques antérieures avec
lesquelles j’appréhendais jusque-là les notions d’analogie et
de symbole. Conçu comme une « épiphanie du mystère de la
connaissance », le symbole anthropologique me permettait de
mieux comprendre les limites de la notion de représentation
qui crée bien des confusions en sciences de l’éducation.
Enfin, j’ai lu « Introduction à la mythodologie ». En même
temps qu’il affinait les contours de l’épistémologie
durandienne, cet ouvrage m’orientait vers une méthodologie
originale : utiliser les mythes antiques pour comprendre le
quotidien des pratiques d’éducation. Plus récemment, je suis
revenu sur « les structures anthropologiques de
l’imaginaire » par le biais des travaux d’Yves Durand et de
Joël Thomas. Ainsi, les structures héroïques et mystiques de
l’imaginaire ont pu être exploité dans un programme de
recherche sur l’éducation à la sécurité routière224.
En résumé, absente de mes premières recherches, l’œuvre de
Durand occupe dorénavant une place majeure dans les
travaux de recherche et de formation auxquels je participe.
Afin de préciser davantage les incidences du « passage
durandien », mon témoignage s’opère selon trois axes
enchevêtrés. Le premier axe est épistémologique. Il s’agit de
montrer comment une herméneutique paradoxale de la
complexité se trouve en cohérence avec la pensée circulaire
qui émerge du courant jungien relayé par G. Durand. Le
second axe est théorique, il concerne la notion d’analogie
dans le processus d’apprentissage. Sous l’impulsion de la
223
symbolique et des herméneutiques instauratives et réductrices
de Durand, deux types d’analogie participent de et à une
modélisation anthropologique de la connaissance. Le
troisième axe est méthodologique, il concerne le potentiel
heuristique de la mythologie pour faire émerger les grands
principes ou « supra structures » de l’éducation. Outil de
recherche d’une part, d’autre part la mythologie s’annonce
fertile pour la formation professionnelle des enseignants.
UN CADRE ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR UNE
HERMÉNEUTIQUE PARADOXALE
Les recherches doctorales et post doctorales du GREPCEA
sont motivées par la modélisation des processus d’éducation
et de formation. Il s’agit de concevoir des modèles qui
interprètent la complexité des situations d’apprentissage et
d’enseignement. Pour ce faire, nos références théoriques sont
pluridisciplinaires. Outre les sciences humaines, nous avons
recours à des concepts issus des sciences dites « dures »
comme la physique ou la mécanique. Les perspectives
systémiques d’auteurs comme G. Bateson, J.P. Dupuy, ou
H. Atlan, ont une importance majeure dans nos investigations.
En éducation, comme dans d’autres domaines, certains
événements sont assez faciles à analyser et à expliquer, mais
d’autres s’avèrent plus complexes compte tenu de leurs
aspects contradictoires. D’un point de vue épistémologique, il
est difficilement envisageable de penser le paradoxe et la
complémentarité des contraires dans un cadre paradigmatique
(au sens de T. Kuhn) balisé par les trois principes de la
logique aristotélicienne. De façon succincte, ces trois
principes sont les suivants. Le principe d’identité (a est a)
implique que le rapport (ratio) d’une chose à elle-même soit
égale à 1. Le principe de non-contradiction (a n’est pas non a)
224
signifie qu’une chose ne peut pas être son contraire ; par
exemple, un même signe ne peut pas avoir deux significations
opposées (cf. L’arbitraire du signe dans la linguistique de
F. de Saussure), le début n’est pas la fin, la vie n’est pas la
mort, etc. Enfin le principe de tiers exclu exige que
l’intervalle entre les contraires (a et non a) soit un ensemble
vide. L’informatique est une parfaite application de
l’efficacité de ces trois principes pour encoder et décoder
l’information (digitalisation). Pour comprendre des
phénomènes plus complexes que compliqués (cf. Jean Louis
Le Moigne), cette logique binaire ou
« identitaire » (E. Morin), s’avère beaucoup moins opérante.
C’est le cas des situations que l’on perçoit comme des
« strange loops » ou « boucles étranges ». Dans son livre
intitulé « Gödel, Escher et Bach » Douglas Hofstadter225
illustre ces « boucles étranges » avec de multiples cas où
s’enchevêtrent plusieurs niveaux de lecture. Outre le
théorème de Gödel, qui montre que les mathématiques ne
peuvent pas expliquer les mathématiques, et l’œuvre musicale
de Bach, qui enchevêtre les notes de début et de fin, deux
autres exemples méritent d’être succinctement repris afin de
mieux saisir comment une lecture « linéaire » des
contradictions présente un écueil pour l’entendement, tandis
qu’une lecture circulaire ou paradoxale prend du sens.
Commençons par le fameux énoncé d’Epiménide le Crétois :
« je suis crétois, tous les crétois sont menteurs ». Face à cela,
l’analyse syntaxico-sémantique soulève un dilemme entre la
vérité et fausseté. Si le premier énoncé est vrai, alors le
second est faux ; si le second énoncé est vrai, alors le premier
est faux. De façon plus pragmatique, le lecteur n’est pas
perturbé par ces deux énoncés lorsqu’il parvient à se mettre à
la place d’Epiménide qui parle de lui comme d’un autre. Tout
225
se passe alors comme si un « grand Je » disait la vérité à
propos d’un « petit je » qui ment. Ainsi peut-on admettre
qu’Epiménide dit la vérité quand il dit qu’il fait partie d’un
groupe de menteur. Le sens du paradoxe advient parce qu’on
accepte que dans le même instant Epiménide dit la vérité
quand il dit qu’il ment. Regardons ensuite comment les
gravures d’Escher sont une autre façon de mettre en évidence
le phénomène étrange qui advient lorsque deux arguments
contradictoires se rencontrent. Avec une lecture binaire ou
diachronique, la main droite peut dessiner la main gauche et
la main gauche peut dessiner la main droite, mais la main
droite qui dessine la main gauche qui dessine la main droite
qui… est impossible. Pour concevoir la faisabilité de ce
phénomène synchronique, il convient de comprendre que
c’est une troisième main qui dessine les mains gauche et
droite se dessinant simultanément l’une l’autre.
Ces deux exemples montrent que les contradictions ne sont
pas nécessairement des impasses à la compréhension. Avec
un raisonnement linéaire cohérent avec la logique
aristotélicienne, les contradictions sont effectivement des
vecteurs d’aliénation et de « double bind » schizophrénique226.
Avant Aristote et sa logique « linéaire » et diachronique
(toujours prégnante dans les conventions académiques de
notre système éducatif), Héraclite nous avait invité à
considérer les contradictions de façon circulaires et
synchroniques : « le chemin qui monte, qui descend, est un
seul et même ». C’est cette même « logique » paradoxale que
l’œuvre de Durand actualise. Dans le paragraphe consacré au
« divorce de Freud-Jung »227, on comprend que la
psychanalyse freudienne est fondamentalement causale,
déterministe et linéaire, tandis que l’anthropologie jungienne
est orientée vers un constructivisme circulaire228. Au-delà de
226
la psychanalyse, le cadrage épistémologique de G. Durand
concerne l’ensemble des sciences humaines, et notamment
celles qui traitent d’éducation. Tandis que les repères
scientifiques « modernes » focalisent sur la causalité des
représentations pour expliquer la structuration cognitive,
l’anthropologie de Durand donne à l’imaginaire et à la
symbolique une importance majeure dans le développement
de la connaissance. Bien que ne répondant pas à la logique du
si… alors, « les images possèdent une cohérence aussi
pertinente que les longues chaînes de raison déductive ou
expérimentale »229 . À la fois visible et invisible, à la fois la
base et le sommet du processus de construction des
connaissances, le symbole caractérise l’intelligence
humaine230.
En bref, l’épistémologie de Durand, comme celle d’Héraclite,
donne à penser la complémentarité des contraires, c’est-à-dire
le paradoxe. Le nocturne et le diurne, l’ombre et la lumière231
co-émergent dans le même espace-temps. Certes d’autres
auteurs, antiques ou contemporains, optent pour une pensée
circulaire ou paradoxale, mais la réflexion de Durand me
semble décisive pour l’éducation car elle permet de s’appuyer
sur le symbole et le mythe pour interpréter la complexité des
phénomènes d’apprentissage et d’enseignement. C’est avec
cette perspective anthropologique que je suis parvenu, d’une
part à reconsidérer l’analogie dans la modélisation des
apprentissages, d’autre part à utiliser le mythe pour interroger
les grands principes pédagogiques.
ANALOGIE ET APPRENTISSAGE.
Focalisée sur la problématique de la réussite scolaire, ma
première modélisation des interactions entre maître et élève232
est fortement inspirée des théories de la cognition et de la
227
communication. Cette modélisation interprète la relation
enseigner/apprendre avec deux processus cognitifs et
communicationnels antagonistes : le processus de
digitalisation et le processus d’analogisation. La digitalisation
consiste à verrouiller le sens des savoirs enseigné et appris
afin d’éviter les erreurs de compréhension. À l’inverse,
l’analogisation consiste à construire des liens, des ponts, des
ouvertures entre des arguments épars afin de faciliter
l’émergence du sens. Une recherche en collège débouche sur
une herméneutique paradoxale de la réussite scolaire : les
bons élèves activent simultanément les deux processus (plus
ils digitalisent et plus ils analogisent). Cette première
modélisation évolue progressivement ensuite sous l’influence
des perspectives anthropologiques et phénoménologiques
contenues dans les travaux de trois auteurs : La science des
symboles de René Alleau, L’imagination symbolique de
Gilbert Durand et La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale de Edmund Husserl. Ce qui
me semble transversal à ces trois ouvrages c’est la notion de
mystère ou de hasard de la connaissance qui fulgure sous une
expression plus ou moins académique. Ce qui apparaît n’est
pas la connaissance mais seulement « son épiphanie » (G.
Durand). Cela pose une frontière épistémologique radicale
avec certaines conceptions qui assimilent la connaissance à
une représentation déterminée.
Avec R. Alleau233, l’analogie se rapproche du symbole, l’une
et l’autre caractérisent des rapports plus ou moins directs
entre des éléments ou des formes plus ou moins élaborés.
Comme le symbole, l’analogie ne fonctionne pas sur la
logique de l’identique mais sur la logique du semblable234. Ici
ce ne sont pas les éléments qui ont la primauté, mais le
rapport (ratio) qu’ils entretiennent. Ce qui est semblable est
228
ce qui apparaît à la fois pareil et différent. L’analogie établit
le paradoxe selon lequel c’est pareil (rapport) et pas pareil
(éléments) : des éléments différents entretiennent un même
rapport plus ou moins explicite. Le symbole est paradoxal
dans la mesure où il enchevêtre le visible et l’invisible, il
cache et montre simultanément. Dans sa conception
anthropologique du symbole, René Alleau insiste sur le sens
construit par la personne : « Ce que nous anthropologues
appelons symbole… ce n’est nullement le fameux « signe
d’une reconnaissance » par deux moitiés d’un objet
fragmenté, on demande au symbole tout autre chose que le
mécanisme univoque du symbolon, on lui demande justement
de « donner un sens, c’est-à-dire au-delà du domaine de la
communication, de nous faire accéder au domaine de
l’expression »235.
Au regard des travaux de Durand, l’analogie est assimilable à
une herméneutique « instaurative » qui révèle le phénomène
mystérieusement complexe de la compréhension (« Euréka »
s’écrit Archimède). La connaissance se présente comme une
alchimie dont on ne peut pas déterminer l’origine précise236.
On retrouve cet aspect mystérieux de la connaissance dans la
phénoménologie d’Husserl. Proche de la conception
kantienne des « idées », « l’épochè transcendantale »237
s’apparente à un instant de « suspension » de la raison
pendant lequel le sens fulgure. Souvent présenté sous des
aspects peu formalisés et flous, ce sens, qui fulgure de la
personne, doit se mettre en forme pour trouver une
accréditation sociale.
Sans les présenter plus en détail ici, ces conceptions
anthropologique et phénoménologique de la connaissance ont
contribué à transformer ma modélisation binaire de
229
l’apprentissage (digitalisation/analogisation) en un modèle
ternaire. Le processus de digitalisation n’est pas
fondamentalement remis en cause car il se trouve corroboré
par ce que Durand appelle les « herméneutiques réductrices ».
Au demeurant, pour renforcer l’idée de mise en rapport, la
notion de digitalisation est remplacée par celle de rationalité
conventionnelle (cf. supra logique aristotélicienne). C’est
donc essentiellement la notion d’analogisation qui est
reconsidérée au travers de deux types d’analogie. L’analogie
dite « voilée » est au plus prés de la connaissance intime de la
personne, l’analogie dite « dévoilée » se rapproche de la
rationalité conventionnelle. La rationalité conventionnelle
dévoile les éléments et leur rapport (la voiture est le moyen de
transport de l’homme moderne, le cheval est le moyen de
transport du templier). L’analogie dévoilée montre les
éléments, mais cache le rapport (la voiture est à l’homme
moderne ce que le cheval est au templier). L’analogie
dévoilée voile en partie la rationalité conventionnelle du
savoir académique qu’elle prétend dévoiler. L’analogie voilée
occulte en partie les éléments et leur rapport (« j’ai compris,
c’est la voiture du templier »). L’analogie voilée dévoile la
connaissance (« sens intime ») qui fulgure238 par hasard chez
l’apprenant.
Si l’on reprend les deux herméneutiques proposées par
Durand, la rationalité conventionnelle renvoie à
l’herméneutique « réductrice » et l’analogie voilée correspond
bien, selon moi, à une dynamique des herméneutiques
« instauratives ». Reste à considérer l’analogie dévoilée
comme une herméneutique intermédiaire ou composite qui
assure le passage entre l’analogie voilée et la rationalité
conventionnelle. Cette analogie peut s’amorcer en priorité
avec le sens intime de l’analogie voilée, elle peut aussi
230
prendre davantage appui sur la rationalité conventionnelle.
Dans le premier cas, on évolue de la connaissance intime
auto-référencée vers le savoir académique hétéro référencé,
dans le second cas, on progresse du savoir académique vers la
connaissance.
En filigrane de cette modélisation ternaire (analogie voilée /
analogie dévoilée/ rationalité conventionnelle), la
problématique de la construction de l’apprentissage
« signifiant » (au sens de Rogers) se pose en termes d’errance
et d’erreur239. Si l’on en juge par les fondements positivistes
qui persistent dans la conception de l’ingénierie de formation
des enseignants, il est probable que ces derniers sont
davantage occupés à contrôler l’erreur (écart au savoir
conventionnel) qu’à valoriser l’errance que représente les
analogies. Au demeurant, des travaux antérieurs240 inclinent à
penser que la réussite scolaire effective se fonde sur
l’articulation de l’erreur et de l’errance. Les meilleurs élèves,
ceux qui donnent du sens au savoir académique, s’autorisent à
l’errance analogique. En revanche, les élèves qui se focalisent
trop sur le savoir enseigné parviennent éventuellement à
apprendre par cœur, mais plus difficilement à comprendre.
Pour ces derniers, exiger toujours plus de travail pour se
conformer à la norme académique s’avère contreproductif
(Y. Illich). La contre productivité en question ne semble pas
pouvoir s’enrayer avec un dispositif pédagogique qui fait le
déni de l’errance cognitive241 dans les processus
d’apprentissage et d’enseignement. Ainsi peut-on accréditer
la thèse que pour « lutter » contre l’échec scolaire, il faut
« lutter » pour que l’imaginaire anthropologique de Durand
trouve sa place dans l’apprentissage et l’enseignement. Cela
implique assurément de changer de principe pédagogique.
231
DU MYTHE À L’ÉDUCATION
Avant de prétendre changer de principe, il est préférable de
commencer par identifier celui qui est en place. Pour cela, on
peut avoir recours à la catégorisation des domaines
scientifiques proposée par Jean Piaget242. Au regard de cette
catégorisation les grands principes concernent le DEED
(domaine épistémologique externe dérivé). Cela signifie que
ces principes, ou « supra structures » (cf. G. Durand)
prétendent à une certaine universalité, ils s’appliquent à
différentes disciplines, à différentes situations. La
catégorisation piagétienne comporte trois autres domaines. Le
Domaine Épistémologique Interne est centré sur l’étude de
l’évolution d’une seule et même discipline scientifique (par
exemple l’épistémologie des mathématiques). Le domaine
Conceptuel regroupe l’ensemble des théories mises en œuvre
pour effectuer une recherche. Enfin le Domaine Empirique
concerne les données de terrain (par exemple les observations
de la pratique). Classés par ordre d’abstraction, du plus bas
(Domaine Matériel) au plus haut (DEED), ces domaines
quatre domaines sont très opérants pour structurer la
recherche en éducation. On peut être convaincu qu’il en est de
même pour former les professeurs qui sont les véritables
opérateurs du changement à l’école. Avec du recul sur la
formation professionnelle en IUFM243, il semble que le
foisonnement des théories et méthodes didactiques et
pédagogiques issues de la recherche ne favorise pas le
rapprochement entre les pratiques et les grands principes de
l’éducation. En outre, il est fréquent que le changement de
théorie et de pratique n’améliore pas l’efficience du système
éducatif. C’est sans doute parce qu’on à changer de théorie et
de pratique sans changer le principe fondateur que le
changement s’avère inopérant, voire contreproductif.
232
« Que faut-il faire face à la crise de l’enseignement, sinon
revoir le principe même sur lequel l’éducation se fonde, plutôt
que les méthodes utilisées ? », écrit Y. Illich244. « la
mythodologie », initiée par G. Durand245 présente une
véritable alternative pour initier le changement de pratique et
de principe. Certes la « mythodologie » fait l’économie des
théories de l’action didactique et pédagogique, mais elle
s’avère éfficiente pour tisser indirectement un lien direct entre
les grands principes les plus abstraits et les pratiques ou plutôt
pragmatiques concrètes. Irréductible à la logique hypothético-
déductive246 et à l’évidence tautologique, le mythe met en
scène la synergie des contraires. Son potentiel heuristique
réside dans ses caractéristiques transcontextuelles et
transtemporelles. Comme d’autres textes très anciens, les
mythes grecs ne traitent pas explicitement de l’apprentissage
et ou de l’enseignement. Comme l’oracle de Delphes
s’adresse en oblique à ses consultants, le mythe parle en
oblique de la problématique de l’éducation. Avec les
collègues du GREPCEA, nous nous sommes emparés de
quelques mythes pour faire émerger les paradoxes de
l’apprentissage et de l’enseignement. Dans le cadre de sa
thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Fabien Dijos
emprunte au mythe de Janus afin de pointer la double face
contradictoire de l’accompagnement dans la formation
professionnelle par alternance. Pour son habilitation à diriger
des recherches, Franck Vialle s’empare du mythe d’Héraclès
pour éclairer le processus d’initiation en formation. Pour ma
part, c’est avec la trilogie Prométhée, Hermès et Epiméthée
que j’ai pu esquisser les contours du tutorat dans formation
professionnelle des enseignants247. Afin d’illustrer davantage
comment un mythe, qui traite explicitement de la vie
ordinaire des dieux et des hommes, concerne implicitement
233
l’éducation, je vais maintenant m’appuyer sur le mythe
d’Orphée pour mettre en exergue deux principes
d’accompagnement qui motivent les relations éducatives.
Si l’on en croit les spécialistes et l’abondante littérature, le
mythe d’Orphée est un des plus complexes de la mythologie
grecque. Fils d’Oeagre et de la muse la plus digne Calliope,
Orphée est originaire de Thrace. Proche de l’Olympe, il va y
exercer ses talents de chanteur, musicien et poète. Avec sa
musique et ses chants, il parvient à dompter les bêtes fauves,
les arbres et les plantes s’inclinent sur son passage, les
hommes violents se calment. Bref, Orphée apaise les esprits.
Enrôlé dans le voyage des argonautes, sa petite taille l’écarte
du poste de rameur. Ne pouvant donc pas aider directement à
propulser le navire, sa fonction consiste jouer de la musique
pour donner la cadence à ses partenaires, c’est le barreur.
Lorsque l’Argo entre dans la tempête, sa musique et ses
chants sont un antidote des sirènes qui font perdre la raison
aux marins. En résumé, Orphée aide en donnant du rythme et
en dédramatisant les situations. Outre l’histoire du voyage des
argonautes, le mythe traite de la relation amoureuse avec
Eurydice. Fille d’Apollon, Eurydice est promise à Orphée.
Mais le jour des noces, Orphée n’est pas là et pendant une
promenade au bord du fleuve Thrace, Eurydice est poursuivie
par Aristée. Pour échapper à la convoitise de ce dernier,
Eurydice s’enfuit en courant, mais ne parvient pas à distancer
le prétendant. Au moment où Aristée la rattrape, Eurydice se
fait mordre par un serpent. En même temps qu’elle se sauve
de la « morsure » d’Aristée, la morsure du reptile envoie
Eurydice dans les ténèbres d’Hadès. Ayant appris la nouvelle
survenue pendant son absence, Orphée se lamente de ne pas
avoir été là pour protéger Eurydice : « Eurydice n’est plus et
je respire encore ! Dieu, rendez lui la vie ou donnez-moi la
234
mort ». Il décide finalement de descendre aux enfers pour
récupérer sa bien-aimée. La négociation avec Hadès et
Perséphone n’est pas facile, les maîtres des lieux sont durs en
affaire. Encore une fois, c’est finalement sous le charme de sa
musique qu’Orphée obtiendra gain de cause. Mais la belle
Eurydice ne retrouvera la vie et la lumière qu’à une seule
condition. Pour quitter le royaume des ténèbres, Eurydice doit
marcher derrière Orphée et celui-ci ne doit pas se retourner
avant d’être arrivé à la surface de la terre. Si la consigne n’est
pas respectée, alors Eurydice retournera à jamais dans
l’ignorance des ténèbres. La route se passe bien, Orphée
marche et parvient à respecter la consigne, mais juste avant la
sortie des ténèbres, le doute s’installe. Orphée s’interroge sur
la sincérité de Perséphone, il pense qu’elle lui a tendu un
piège en ne libérant pas Eurydice. Si Eurydice ne le suit pas,
alors il va devoir redescendre pour négocier à nouveau.
L’enfer pour Orphée c’est de remonter Eurydice des enfers
sans pouvoir contrôler qu’elle le suit. La question le tenaille.
C’est insupportable. Il se retourne promptement et aperçoit
juste derrière lui Eurydice. D’abord soulagé, Orphée est
aussitôt terrifié car le visage d’Eurydice s’éloigne lentement
dans l’obscurité. Orphée redescend aux enfers pour réparer
son erreur, mais cette fois la porte est fermée. Il n’y a plus de
négociation possible, Eurydice est perdue à tout jamais. De
retour sur terre, rejeté par les femmes, Orphée va errer comme
une âme en peine jusqu’à perdre la tête.
Repris de façon succincte, l’épisode des argonautes et celui
d’Eurydice n’épuisent évidemment pas la richesse du mythe
d’Orphée. Au demeurant, ces deux épisodes sont exemplaires
de l’analogie que l’on peut tisser entre le mythe et
l’éducation. Comme Orphée veut aider les argonautes à
atteindre leur objectif, le pédagogue veut aider ses élèves à la
235
réussite scolaire. Comme Orphée veut aider Eurydice à
rejoindre la lumière, le pédagogue veut aider l’élève à
construire des connaissances. Tandis qu’il parvient à son
objectif avec les argonautes, Orphée échoue avec Eurydice ;
tandis qu’il parvient à son objectif avec certains élèves, le
professeur échoue avec d’autres.
En regardant de plus près chaque épisode, on s’aperçoit
qu’Orphée procède à deux modalités d’accompagnement
analogues à celles que le professeur peut mettre œuvre dans
sa classe. La première modalité concerne l’aide indirecte
apportée aux argonautes. Incapable de ramer, Orphée aide
paradoxalement à ramer sans ramer. Sa musique agit d’une
part sur le contexte (elle apaise les flots et les esprits), d’autre
part sur le temps (elle rythme le travail des rameurs). Pour
dire comme les spécialistes de psychothérapie systémique, on
assiste ici à un « recadrage » puisque l’intervention n’est pas
centrée sur le problème à résoudre248 mais sur les entours.
Comme Orphée ne peut pas agir pour les argonautes,
l’enseignant ne peut pas apprendre à la place des élèves, ni
« les faire apprendre » comme on dit trivialement. Malgré
toujours plus d’explications et toujours plus d’exercices sur le
savoir qui pose problème, on sait que les élèves en difficulté
ne parviennent pas à s’en sortir. L’aide directe du professeur
s’avère inopérante voire contre-productive. À l’instar
d’Orphée, le processus de « recadrage » du professeur peut
consister à opérer en « oblique » avec des analogies. C’est
paradoxalement en sortant du strict cadre spatio-temporel de
la leçon que l’enseignant peut espérer aider l’élève à
comprendre celle-ci. Mais pour accepter le principe selon
lequel l’aide ne vise pas directement le problème qui se pose,
il faut se détacher de l’emprise positiviste qui préside à
l’organisation du système éducatif actuel et adhérer à une
236
pensée paradoxale qui justifie une pédagogie « oblique »
davantage centrée sur le symbolique que sur le sémiotique.
La seconde modalité concerne l’accompagnement de la
progression d’Eurydice. Ici Orphée commet l’irréparable
lorsqu’il veut vérifier, contrôler qu’elle le suit. Par analogie,
cela interroge les pratiques d’évaluation de l’enseignant qui
veut sans cesse savoir si ses élèves ont compris la leçon
dispensée. Formés à la théorie de la communication et aux
techniques du feed-back, les professeurs sont convaincus qu’il
faut se mettre à la portée des élèves et contrôler sans cesse
que ces derniers suivent bien la leçon (« vous me suivez ? »).
Mais malgré toujours plus de dispositifs de suivi et de
contrôle, on sait que les élèves « en difficultés » ne
parviennent pas à mieux réussir. Paradoxalement, ce sont les
meilleurs élèves qui en profitent.
Comme Orphée, notre système éducatif est fréquemment
confronté à la contre productivité d’une modalité
d’accompagnement centrée sur le contrôle. De façon
paradoxale plus l’enseignant contrôle et évalue en continu
pour aider ses élèves, plus il risque de contrarier le
développement de l’autonomie et de la connaissance249. On
peut ainsi s’interroger sur le phénomène des élèves
« décrocheurs » qui abandonnent sur le parcours scolaire.
En résumé, le mythe d’Orphée donne lieu à une
herméneutique paradoxale de deux principes
d’accompagnement en éducation et en formation.
Le premier principe correspond à la mise en œuvre d’une
pédagogie « directe », voire directive dominée par le contrôle.
Ici se pose le paradoxe de l’autonomie et du contrôle : le
pédagogue doit encadrer et surveiller les élèves afin d’éviter
237
les écueils et les erreurs sur le chemin de l’apprentissage de
l’autonomie et de la connaissance. Le mythe d’Orphée nous
éclaire sur les limites contreproductives de ce principe : plus
on contrôle l’apprentissage et l’autonomie et plus on s’éloigne
de l’objectif pédagogique250.
Le second principe correspond à la mise en œuvre d’une
pédagogie « indirecte » ou « oblique ». Ici se pose le
paradoxe du recadrage qui consiste à aider sans aider : c’est
par les détours et les errances que le pédagogue aide l’élève à
construire sa connaissance et son autonomie. Autrement dit,
le chemin le plus court n’est la ligne droite mais le détour.
Au plus près des pratiques quotidiennes de la classe, la contre
productivité et l’efficience de l’un et l’autre de ces principes
ne sont évidemment pas aussi arbitraires. Dans l’école
actuelle, comme dans le mythe d’Orphée, les deux principes
sont sans doute présents. Au demeurant il semble que la
pédagogie, recommandée par le système et pratiquée par les
enseignants, privilégie outrageusement le contrôle des savoirs
académiques. La pédagogie « oblique », caractérisée par les
analogies, est manifestement récessive, voire déconsidérée.
Pour régler la « crise » du système éducatif, on peut procéder
à une révolution en inversant les priorités. Mais il est peu
probable que l’on puisse procéder ainsi sans aller de
Charybde en Scylla. De façon métaphorique, Raymond Aron
disait qu’être de droite ou de gauche c’est être hémiplégique.
Face à cette impasse, c’est donc en termes de
complémentarité des principes qu’il faut appréhender le
changement en éducation.
238
CONCLUSION
Pour la recherche en éducation, la « mythodologie » s’avère
pertinente, d’une part pour modéliser la complexité
paradoxale des interactions enseigner/apprendre, d’autre part
pour interroger les cadres épistémologiques auxquels se
réfèrent les organisations pédagogiques. Certes la recherche
contribue au changement des pratiques, mais on sait que
celui-ci n’advient véritablement qu’avec les praticiens (Cf.
M. Crozier). En conséquence, afin de ne pas se réduire à des
heuristiques spéculatives, la mythodologie doit trouver une
opérationnalité pragmatique auprès des enseignants. Cela
semble pouvoir être le cas avec les « ateliers d’analyse de
pratique » mis en place dans certains l’IUFM251. Ces ateliers
sont conçus pour permettre aux professeurs stagiaires (par
petit groupe de quinze) de comprendre et modifier leurs
stratégies éducatives. Sans entrer trop dans les détails, tout se
passe comme si une épée de Damoclès interdisait d’exposer le
quotidien de la classe. En bref, l’expérience montre qu’il est
difficile, voire impossible, d’entrer directement par les
pragmatiques individuelles des professeurs stagiaires, voire
des plus chevronnés, pour faire émerger les grands principes
d’accompagnement.
Avec la mythodologie, il semble possible d’inverser les
priorités. Entrer dans l’analyse de pratique par un mythe
(Orphée, Janus, Hermès, Prométhée, Héraclès, etc.), c’est
prendre une oblique, un indirect, un détour propice à la
révélation et la critique des grands principes pédagogiques, et
cela sans exposer les enseignants stagiaires aux risques de
déni de leurs propres pratiques de la classe. En termes de
perfectionnement professionnel, le mythe ne focalise pas sur
la variété et la qualité des techniques et méthodes
239
pédagogiques, il interroge indirectement l’enseignant sur la
posture, les croyances et valeurs qui sous-tendent sa
pragmatique de la classe. C’est sur cette voie hermésienne
qu’il faut chercher les vecteurs du changement en éducation,
et cela malgré l’inertie qui anime l’enfermement prométhéen
de nombreux dispositifs éducatifs modernes et post
modernes252.
In fine, l’anthropologie de Gilbert Durand fonde une
épistémologie effectivement et paradoxalement « ouverte ».
Ici penser « en rond » n’est pas s’enfermer dans les
contradictions, c’est s’ouvrir à la complémentarité des
contraires qui se révèlent dans le mythe et le symbole. Gilbert
est un « résistant » et son œuvre invite à résister au dogme, à
la pensée unique, à la doxa, au logos, bref à l’invasion
positiviste qui persiste, souvent implicitement, dans les
pratiques et recherches en éducation. L’œuvre de Durand
n’est pas une simple réflexion philosophique, c’est un
véritable engagement humaniste pour une liberté de penser.
Adhérer à cet engagement pour concevoir l’éducation, c’est
évidemment défendre des positions épistémologiques,
théoriques et méthodologiques face à des adversaires qui ont
souvent le même objectif mais des conceptions opposées.
Certes nous vivons toujours deux mythes contradictoires à la
fois, mais Prométhée domine encore outrageusement Hermès
« … Nous vivons encore du vieux Prométhée du XIXe siècle,
il est dans nos pédagogies… et nous vivons un tout petit peu
seulement du nouveau mythe du XXe siècle qui est ce mythe
hermétiste… »253. La crise actuelle de l’école et de la cité
n’est sans doute pas encore assez manifeste pour que le
changement de principe s’accélère. A moins que, comme dans
le mythe de la caverne, les spécialistes actuels de l’éducation
240
soient majoritairement atteints d’une telle cécité qu’ils ne
parviennent pas à voir la lumière oblique d’Hermès.
241
L’anthropologie de l’imaginaire chez G.
Durand et M. Eliade :
242
qui empêche la manifestation de la raison et de la vérité, soit
un domaine réservé à la création artistique, au divertissement,
au spectacle, au simulacre du jeu, au monde virtuel de l’écran
etc. Il y a aussi une critique réductionniste de la psychologie.
Gilbert Durand donne comme exemple, à ce propos, un livre
de Philippe Malrieu. Une autre direction critique indirecte
vient de la part du poststructuralisme et du postmodernisme
relativiste (Foucault, Derrida, Vattimo, Rorty, etc.) qui nie
l’existence d’un sens transcendantal en réduisant le symbole
au simple signe. Pour ce genre de critique, Gilbert Durand et
Mircea Eliade sont inclus parmi les derniers onto-théologiens
essentialistes du XXe siècle. Enfin, la troisième approche c’est
une critique constructiviste qui vient de l’intérieur du
domaine des recherches contemporaines sur l’image et le
symbole. Ce genre de recherches valorise tant les ouvrages
anthropologiques durandiens sur la pensée figurative que les
recherches d’histoire des religions de Mircea Eliade.
Notre démarche se développe dans le cadre de cette dernière.
Nous nous proposons par conséquent de répondre à quelques
questions visant certaines directions complémentaires de la
pensée des deux anthropologues : la critique de l’historicisme
et du relativisme, la vocation ontologique de l’imaginaire, le
nouvel humanisme, la pédagogie de la pensée ouverte,
l’héritage de l’anthropologie de l’imaginaire.
DE LA CRITIQUE DU STRUCTURALISME FORMEL
À LA CRITIQUE DE L’HISTORICISME
La pensée occidentale a toujours considéré, après Le Discours
de la méthode, sous-titré, pour bien conduire sa raison, et
chercher la vérité dans les sciences, que la méthode était
absolument nécessaire dans toute la connaissance
scientifique, y compris dans les sciences de l’homme. Mais
243
l’obsession de la méthode attire aussi le positivisme de la
méthode. Dans l’épistémologie du XXe siècle, après les
révolutions scientifiques, le problème de la vérité et celui de
la méthode connaissent un changement ontologique essentiel.
Pendant plus d’un siècle, le paradigme de la vérité comme
donnée est remplacé dans l’imagination de l’Europe par l’idée
de la vérité comme création. Mais « la vérité-création »
suppose elle aussi un fondement anthropologique.
Dans sa collection d’études Contingence, ironie et solidarité,
Richard Rorty parle d’une scission à l’intérieur de la
philosophie, il y a deux siècles, concernant le problème de la
vérité. Certains philosophes, fidèles de l’idéal de
l’Illuminisme, voient une lutte qui continue entre la science et
la religion, entre la raison et la non-raison (c’est-à-dire avec
toutes les forces de l’intérieur de la culture qui soutiennent
que la vérité n’est pas découverte mais elle est créée). D’autre
part, Rorty situe les philosophes qui considèrent que la
science de la nature est le serviteur de la technologie et n’a
aucun sens moral257. Il donne comme exemple le romantisme
qui considère que l’imagination, plutôt que la raison, est la
faculté humaine centrale et située à l’origine du changement
de la culture. Fidèle à sa méthode analytique, le philosophe
américain se situe sur une position niant les deux extrêmes et
soutenant l’idée que la vérité est créée par la contingence du
langage. « La vérité ne peut exister en dehors de nous – elle
ne peut exister indépendamment de la raison humaine – parce
que les propositions ne peuvent pas être en dehors de nous. Le
monde (physique, n.n.) est en dehors de la raison mais pas ses
descriptions. Seules les descriptions du monde peuvent être
vraies ou fausses. »258. Richard Rorty nous propose la variante
de Donald Davidson qui considère le langage de la science et
de la culture de l’Europe du XXe siècle comme résultat des
244
contingences pures. Il invoque l’analogie de Mary Hesse qui
comprend les révolutions scientifiques comme des
redescriptions métaphoriques de la nature. Pour Davidson et
dans le sillage de Wittgenstein, la métaphore est une
contingence du langage, qui n’est pas testable du point de vue
épistémologique (si elle est vraie ou fausse), mais elle peut
devenir testable si elle est acceptée à la longue par une
communauté linguistique. C’est-à-dire la métaphore est une
sorte de pensée intuitive qui provoque le changement du
langage, mais elle reste une contingence pure. L’histoire
même de la connaissance est une série de contingences. Ce
qui est important c’est de savoir s’il existe un fondement
anthropologique qui détermine l’apparition de la
« métaphore » responsable du changement du langage et par
conséquent de la création de ces « contingences » de la vérité.
Par rapport au relativisme américain qui supprime n’importe
quel fondement ontologique du langage, le structuralisme
figuratif montre que la métaphore et toutes les créations de
l’esprit ne peuvent être réduites à de simples contingences.
Elles supposent comme fondement ontologique, l’imaginaire.
En pleine époque des structuralismes, pour justifier sa
nouvelle ontologie qui ouvre la voie à l’anthropologie de
l’imaginaire, Gilbert Durand fait une analyse critique, on peut
dire « historique », du « différend qui oppose en
anthropologie le structuralisme abstrait de Claude Lévi-
Strauss et l’herméneutique historienne de Paul Ricœur »259.
En ce sens, il soutient une grande partie des idées critiques de
Paul Ricœur à l’adresse du structuralisme formel de C. Lévi-
Strauss qui « hésite entre un idéalisme absolu de la structure
en tant que différentielle culturelle, et un matérialisme
« grossier » qui se souhaiterait marxiste… »260. En même
temps, il prend ses distances, par rapport à l’herméneutique
245
historienne de Paul Ricœur, qui sur la vacuité du
structuralisme formel fait « primer le remplissement
existentiel de l’historicité sous ses deux modes : celui de
l’écoulement diachronique des événements reliés par la prise
de conscience personnelle ou culturelle du temps irréversible
et celui du déploiement herméneutique reprenant, et par
redondance perfectionnant le sens ». Par conséquent il lui
reproche son historicisme néo-hégélien : « d’abord parce que
la notion d’historicité qu’il utilise nous paraît annexer, au
profit de l’histoire positive, le bénéfice de l’imagination
légendaire et du récit mythique, ensuite parce que
l’objectivité aveugle des événements ne peut en aucune façon
régler et instaurer la subjectivité éminente du sens »261.
Gilbert Durand semble se situer plus près de H. Corbin et de
Mircea Eliade que de l’herméneutique de Paul Ricœur
concernant la philosophie du symbole. Et peut-être que ce
n’est pas par hasard. Les deux chercheurs sont intéressés
surtout par des espaces culturels non-occidentaux. Le premier
est un spécialiste réputé dans la culture de l’Islam et l’autre
dans les religions archaïques. Henry Corbin cherche le
paradigme oublié dans le soufisme et Mircea Eliade dans les
hiérophanies du sacré. Tous les deux sont critiques face au
relativisme, à l’historicisme et à la diachronie positiviste.
D’ailleurs, Gilbert Durand invoque l’herméneutique d’Eliade
sur l’événement fondateur « a-chronique situé in illo tempore,
c’est-à-dire dans un instant détemporalisé qui en fait un
éternel présent (j’allais écrire un impératif présent »), un
avènement vivant… »262. Pour l’homme archaïque « exister »
signifie vivre selon les modèles transcendants, extrahumains,
selon les archétypes : « Vivre conformément aux archétypes
revenait à respecter la loi, puisque la loi n’était qu’une
hiérophanie primordiale, la révélation in illo tempore des
246
normes de l’existence, fait par une divinité ou un être
mythique »263. Même si Eliade prend comme l’archétype
fondamental de la régénération de l’histoire la hiérophanie,
primordiale de l’illo tempore de la tradition archaïque il
n’exclut pas la conception judéo-chrétienne sur l’histoire.
Pour la plupart des religions monothéistes, la régénération du
temps a lieu dans l’avenir. L’histoire est considérée comme
théophanie. Même si le temps n’est plus réversible, c’est le
futur qui va régénérer le temps, « c’est-à-dire lui rendra sa
pureté et son intégrité originelles. In illo tempore se situe
ainsi non seulement au commencement, mais aussi à la fin
des temps »264. En ce qui concerne la pensée historiciste de
Hegel aux philosophies contemporaines, elle tend « à
valoriser l’événement historique en tant que tel, l’événement
en lui-même et pour lui-même »265. Pour l’utopie de Marx
l’histoire « n’est plus que l’épiphanie des luttes des classes »,
même si le fondateur du communisme scientifique « a
revalorisé à un niveau exclusivement humain le mythe
primitif de l’Âge d’Or, avec cette différence qu’il place l’Âge
d’Or exclusivement au terme de l’histoire au lieu de le mettre
aussi au commencement. »266. L’historien des religions
consacre, d’ailleurs plusieurs pages aux religions séculières
du XXe siècle.
À la rencontre de Mircea Eliade et H. Corbin, Gilbert Durand
reprend l’idée de Claude Lévi-Strauss sur l’incessante
redondance du mythe. Même si la connaissance historique est
considérée par de nombreux philosophes contemporains
comme une connaissance supérieure aux autres,
l’anthropologue contemporain constate que « ce n’est pas le
mythe particularisé culturellement qui se résorbe dans une
histoire objective, mais bien au contraire les histoires des
différents peuples, des différentes sociétés, qui peuvent se
247
classer dans un type de structure mythique »267. Gilbert
Durand prend comme exemple, entre autres, les études de
Georges Dumézil. Privilégier l’événement historique et la
connaissance historique occidentale c’est déprécier toutes les
autres traditions. En critiquant l’opposition que fait P. Ricœur
« entre la pensée totémique passible du vide structuraliste et
une pensée kérygmatique passible de la plénitude du sens »268,
G. Durand parle même d’un racisme culturel qui renvoie à la
distinction lévi-bruhlienne des deux mentalités : primitive et
civilisée. Sur la ligne de H. Corbin et de Mircea Eliade, il
devient très critique par rapport à ce type de compréhension
de l’histoire dans la pensée occidentale qui accorde toujours
le primat à l’objet matériel : « Tout le colonialisme spirituel
de l’Occident est sous-jacent à cette fameuse distinction : le
racisme du peuple élu, porté par une histoire privilégiée, s’est
perpétué dans l’intolérance des Églises et finalement, laïcisé,
s’est incarné dans les redoutables impérialismes qui au nom
du sens de l’histoire et de la force accordée par l’événement
historique à l’Occident et aux sociétés de race blanche, a
conduit à la sanctification de la puissance matérielle et à la
justification de l’oppression, de la conquête, voire du
génocide »269. Dans le même sens, les recherches
d’anthropologie de Mircea Eliade sur les traditions archaïques
et les cultures extra-européennes soutiennent le dialogue
spirituel de l’Occident avec ces cultures « exotiques » de
facture symbolique. Il parle, d’ailleurs, d’une heureuse
conjonction au XXe siècle par laquelle l’Europe occidentale a
découvert la valeur cognitive du symbole : « toutes les
découvertes et les vogues successives ayant rapport à
l’irrationnel, à l’inconscient, au symbolisme, aux expériences
poétiques, aux arts exotiques et non figuratifs, etc., ont
indirectement servi l’Occident, en le préparant à une
248
compréhension plus vivante et donc plus profonde des valeurs
extra-européennes et en définitive au dialogue avec les
peuples non européens »270. Son message est que, par ces
découvertes, l’Occident a la chance de sortir de son
empirisme et positivisme, bref de son historicisme et
relativisme.
LA TROISIÈME VOIE
Dans le contexte général de la découverte du symbolisme, le
structuralisme figuratif de Gilbert Durand cherche, une
troisième voie entre l’agnosticisme de Claude Lévi-Strauss et
l’historicisme de P. Ricœur. Pour G. Durand « l’horizon du
sens émerge de la procession des structures complètes
qu’infuse le verbe créateur, hors et toujours contre l’aveugle
chronologie et les tempêtes de l’histoire »271. La démarche
durandienne suppose un fondement ontologique qui ouvre la
voie à une anthropologie symbolique. Il dénonce le dualisme
irrépressible de la métaphysique occidentale (matière-forme)
et même l’ensemble du mixte matière-forme d’Aristote ou la
synthèse abstraite de Hegel. En analysant la troisième voie,
intermédiaire entre la forme et la matière dans le cadre du
nouveau paradigme anthropologique (les archétypes de
C. Jung, l’imaginal de H. Corbin ou les axes de l’imagination
chez G. Bachelard), Gilbert Durand fait appel a « un sujet
plénier, individué qui ne se réduit ni à la forme de son
apparaître ni ne s’explique par les antécédentes de sa
matière »272. Ce n’est donc pas par hasard que ce monde
intermédiaire spécifique des individuations est celui de la
tradition orientale dans lequel H. Corbin découvre « le
domaine original et irréductible de l’Imaginal » et de Mircea
Eliade, l’historien des religions qui nous propose
l’herméneutique créatrice pour dévoiler dans les traditions
249
religieuses les valeurs transhistoriques et le sens
fondamental273 des hiérophanies. D’ailleurs G. Durand
remarque, de nouveau, la contribution de Mircea Eliade qui a
montré « que derrière les phénomènes religieux historiques,
localisés hic et nunc dans une époque et une société données,
il y avait de grands ensembles imaginaires permanents, non
séparables, qui constituent la fonction religieuse d’un Sapiens
dont la sagesse comporte aussi la reliance (homo religiosus) à
un Ailleurs absolu »274. Il s’ajoute la découverte de
l’inconscient collectif par C. G. Jung et le monde des
archétypes avec sa prégnance symbolique, qui détermine
G. Durand à écrire « que l’anthropologie ne pense plus ni en
termes formels, ni en termes d’histoire, mais en épiphanies
d’images convoquées à la conscience poétique par de vastes
appels d’archétypes »275.
Apprécié à l’époque par Gilbert Durand, Noam Chomsky,
dans le milieu anglo-saxon, a mis en évidence, lui aussi, les
fondements ontologiques du langage par les structures innées.
Mais par rapport à Chomsky, qui semble plus proche du
structuralisme linguistique, G. Durand ouvre la voie
anthropologique sur les traces de la psychologie de Jean
Piaget. Du point de vue anthropologique, les structures
figuratives de Gilbert Durand peuvent constituer une
alternative entre les « structures innées » de Chomsky et les
« structures acquises » de la psychologie génétique de
Piaget276.
L’expression la « subversion constructive » de Gilbert Durand
suppose, on sait bien, comme troisième voie, « le trajet
anthropologique » qui représente un intervalle de l’échange
« qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions
subjectives et assimilatrices et les intimations objectives
250
émanant du milieu cosmique et social »277. Dans ce sens, il
parle d’une structure anthropologique dynamique située entre
les pulsions subjectives et le milieu objectif du sujet. Donc
l’imaginaire « n’est rien d’autre que ce trajet dans lequel la
représentation de l’objet se laisse assimiler et modeler par les
impératifs pulsionnels du sujet et dans lequel
réciproquement… les représentations subjectives s’expliquent
par les accommodations antérieures du sujet au milieu
objectif »278. Les structures figuratives représentent
l’épiphanie de l’Image, ajoute Durand. La critique du
structuralisme de Claude Lévi-Strauss met en évidence
l’aspect qualitatif de la structure anthropologique de
l’imaginaire, caractérisée par un dynamisme transformateur.
Le structuralisme figuratif de Gilbert Durand fait, sans doute,
figure de dissidence. Une dissidence face à la pensée
structuraliste en général, mais aussi dissidence face à l’auteur
de l’Anthropologie structurale. Gilbert Durand reproche à son
maître qu’il est tenté toujours « d’assimiler le mythe à un
langage et ses composantes symboliques aux phonèmes ». Le
mythe n’est pas une pure syntaxe formelle. Dans le cadre des
structures anthropologiques de l’imaginaire, le mythe est
considéré comme « un système dynamique de symboles,
d’archétypes et de schèmes, système dynamique qui sous
l’impulsion d’un schème tend à se composer en récit »279.
Pour Durand, le mythe semble concentrer non seulement le fil
du récit ou le premier schéma de rationalité, mais aussi une
polymorphie sémantique. De ce point de vue, le mythe
suppose une structure universelle qui ne se confond pas avec
la simple forme syntaxique. Durand ne revendique pas un
droit d’égalité entre l’imaginaire et la raison, mais « tout au
moins d’antécédence de l’imaginaire et de ses modes
archétypaux, symboliques et mythiques, sur le sens propre et
251
ses syntaxes »280. La raison n’est que l’une des structures
polarisante particulière du champ des images. Pour
l’anthropologue français, « la pensée en sa totalité se trouve
intégrée à la fonction symbolique »281.
Pour Mircea Eliade, l’expression culturelle de la fonction
symbolique est le mythe de l’homo religiosus. Dans ce sens, il
considère que : « le mythe raconte une histoire sacrée ; il
relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le
temps fabuleux des commencements. Autrement dit, le mythe
raconte comment, grâce aux exploits des Êtres Surnaturels,
une réalité est venue à l’existence… Les mythes révèlent
donc leur activité créatrice et dévoilent la sacralité (ou
simplement la sur-naturalité) de leurs œuvres »282. Le mythe
raconte des histoires sacrées qui par ses récits participent à
l’élévation de l’homme vers la transcendance. L’imagination
mythique aide l’homme religieux à dépasser ses propres
conditionnements historiques. Elle représente la révélation du
sacré. Le sens herméneutique de cette révélation renvoie à
une structure ontologique créatrice de l’homme, structure
responsable de toutes ses productions symboliques. Par sa
thèse sur l’irréductibilité du sacré, Mircea Eliade s’oppose à
toutes les formes de réductionnisme (psychologique,
sociologique, historique etc.). Il accorde ainsi au sacré un
statut ontologique original qui est découvert par l’imagination
mythique. Dans ce sens, le structuralisme herméneutique de
Gilbert Durand est complémentaire à l’herméneutique du
sacré de Mircea Eliade. Quoique Eliade soit souvent critique à
l’adresse de la méthode structurale, il apprécie l’importance
des recherches de Claude Lévi-Strauss et de Gilbert Durand.
D’ailleurs, tant Eliade que G. Durand parlent de structure
comme d’un ensemble de forces et pas seulement comme
d’un schéma formel. À la recherche du fondement otologique
252
de la pensée religieuse, en accordant une importance
essentielle à la synchronie des phénomènes religieux dans le
cadre d’un système global des interactions qui supposent la
révélation du sacré, Mircea Eliade semble apparemment plus
proche de la « structure objective » de Claude Lévi-Strauss
que de celle de Gilbert Durand. D’ailleurs, Gilbert Durand
reproche, en ce sens, à Mircea Eliade une sorte de positivisme
objectif dans son Traité d’histoire des religions. Mais on va
voir que par le concept de hiérophanie Mircea Eliade renvoie
plutôt aux structures dynamiques durandiennes.
Les structures anthropologiques de l’imaginaire sont
caractérisées par un dynamisme transformateur des images
symboliques qui tentent de représenter la transcendance. « Ne
pouvant figurer l’infigurable transcendance, l’image
symbolique est transfiguration d’une représentation concrète
par un sens à jamais abstrait. Le symbole est donc une
représentation qui fait apparaître un sens secret, il est
l’épiphanie d’un mystère »283. En ce sens, l’épiphanie est
toujours une hiérophanie. Ni Eliade, ni Durand ne peuvent
être considérés comme des onto-théologiens. Les mythes et
les symboles sont des créations de l’imagination humaine
portant en elles-mêmes une déterminante ontologique. Si le
symbole est une épiphanie de la transcendance, c’est-à-dire
une hiérophanie, alors il est l’instance médiatrice entre
l’infigurable invisible et le monde visible. Peu importe la
diversité des représentations symbolico-culturelles. Ce qui est
important, c’est la capacité universelle de l’être humain de
représenter le non-représentable. L’instance médiatrice entre
le visible et l’invisible est représentée par la fonction
herméneutique : l’imaginal chez H. Corbin, la conscience
intentionnelle imaginative de l’hommo religiosus chez Mircea
Eliade, les structures de l’imaginaire chez G. Durand.
253
Si pour Derrida, qui supprime toute signification
transcendantale, la chôra platonicienne devient un simple
indécidable du lexique, pour Gilbert Durand la chôra est une
réalité ontologique, une matrice génératrice du sens. Dans le
cas de M. Eliade et de G. Durand, l’anthropologie suppose
ainsi une ontologie des structures intermédiaires entre le
sensible et l’intelligible. « Parce qu’elles ne sont ni des
apparences ou des relations formelles pures ni de simples
événements liés aux incidentes objectives de l’histoire, les
structures sont constitutives du sujet anthropologique »284,
note Durand. Elles expriment les régions de l’imaginal, la
troisième voie, responsable de toutes les œuvres, les attitudes
et les opinions humaines. « Il est donc permis d’entrevoir une
troisième méthode correspondant à cette troisième
manifestation du connaissable qu’est l’Imaginal »285. La
troisième méthode c’est la science du symbole –
l’herméneutique, qui dépasse le formalisme et aussi
l’historicisme. La méthode du structuralisme herméneutique a
comme but de découvrir les régions de l’imaginaire, c’est-à-
dire la prégnance du symbole.
Mircea Eliade parle d’une tension existentielle de l’homme
qui détermine par la conscience imaginante la révélation du
sacré comme hiérophanie. Les controverses concernant la
« perception » et la « projection » de la transcendance dans le
monde réel augmentent soit le rôle de l’expérience sensible,
soit celui de la configuration intelligible. Les études d’Eliade
font plutôt ressortir le fait que l’historien des religions préfère
une forme intermédiaire située entre le sensible et
l’intelligible. Cette forme intermédiaire est l’image
symbolique même, déterminée par une disposition psychique
de l’homme, reflétant dans sa conscience une tension
existentielle. En tant que représentation de l’imagination
254
symbolique, le sacré se manifeste dans le profane ; c’est ce
qu’Eliade appelle la hiérophanie. La définition des traits des
expériences religieuses, par l’analyse du sacré et des
hiérophanies, constitue pour Eliade la configuration de
l’histoire culturelle de l’homme, avec pour point de départ le
symbole. L’étude des hiérophanies et de ses variétés,
entreprise par l’historien des religions, a pour fondement
ontologique l’interprétation de la polarité sacré-profane, à
partir de la signification du symbole en tant que hiérophanie.
C’est la hiérophanie qui réalise la fusion entre le sensible et le
suprasensible, sans annuler les deux éléments hétérogènes,
polaires. La transcendance des contraires signifie, chez
Eliade, la recherche d’une paradoxale unité-totalité. Cette
paradoxale unité-totalité est exprimée par le truchement du
troisième terme, le tiers-inclus, la hiérophanie. « La
hiérophanie est placée ainsi au carrefour de l’histoire et de
l’éternité, en tension entre l’immanence et la
transcendance »286.
Pour l’homme traditionnel, la perspective de comprendre le
monde c’est la perspective de la gnose unifiante. L’homme
est le carrefour, le lieu de passage où se concrétise le secret
reliant la création au Créateur. Par l’imagination épiphanique,
l’intelligence symbolique, médiatrice, l’anthropologie de
Durand et Eliade tente de réhabiliter aussi toute une tradition
oubliée par la philosophie moderne. Pour les deux
anthropologues la crise des sciences humaines en Occident a
été causée par l’abandon d’une certaine tradition
philosophique : l’hermétisme. Dans ce sens, leurs œuvres
semblent avoir une direction commune à la redécouverte de
cette tradition en affirmant la puissance donatrice de sens,
instaurative, du mythe et du symbole dans la pensée
255
européenne de l’imaginaire de la deuxième partie du XXe
siècle.
La voie vers l’anthropologie chez Durand et Eliade passe par
l’herméneutique. Les deux méthodes herméneutiques (celle
du structuralisme figuratif et celle de la phénoménologie des
religions de M. Eliade), même si différentes par la nature de
leur domaine de recherche, sont des méthodes
complémentaires de la compréhension de l’imaginal.
L’anthropologie de l’imaginaire de Durand, mais aussi
l’anthropologie du sacré de M. Eliade renvoie toujours à un
tertium datum, qui selon Durand « n’est ni celui d’une
formalisation méta-humaine, ni celui d’une historicisation
infra-humaine réduisant le destin au déterminisme extrinsèque
des événements de l’histoire »287.
DE L’IMAGINATION CRÉATRICE À LA
PÉDAGOGIE DE L’IMAGINAIRE
L’herméneutique est la méthode d’accès à l’expérience
subjective de spiritualisation du concret, à l’imagination
créatrice de l’homme. Elle n’est pas une méthode
d’explication, mais une méthode de compréhension de
l’imaginal. Pour Mircea Eliade, l’herméneutique du sacré
envisage aussi le décryptage des messages des phénomènes
religieux, des symboles et des mythes pour les rendre
accessibles à l’homme contemporain. Le but de cette
compréhension est de montrer que l’homo religiosus est
l’homme total, le premier homme. L’histoire des religions ne
peut être une discipline analytiquement neutre, sans que son
effort intellectuel ne perde de sa créativité. D’ailleurs, la juste
question ne serait possible qu’à l’aide d’une assiduité nourrie
de questions créatrices, tout comme elle n’est pas possible par
la paresse de l’esprit. C’est pourquoi Eliade n’hésite pas à
256
parler du caractère créateur et transformateur de
l’herméneutique totale de l’historien des religions. « De par
son propre mode d’être, l’histoire des religions est forcée de
produire des œuvres et non pas seulement des monographies
érudites »288. Il donne comme exemples « herméneutiques »
l’humanisme de la Renaissance, la Réforme et la Contre-
réforme.
Il y a, au moins, deux valences de l’herméneutique totale qui
nous semblent bien importantes. Tout d’abord, sa créativité
peut être assimilée aux autres découvertes du domaine des
sciences de la nature ou de la technologie, par les nouvelles
significations qu’elle révèle à l’homme contemporain dans les
phénomènes religieux. Puis, il s’agit du fait que
l’herméneutique ne reste pas une instruction, mais elle est
assimilée à une technique spirituelle capable de modifier
finalement la qualité même de l’existence humaine. En ce
sens, Mircea Eliade considère que l’histoire des religions
peut, – dans une plus grande mesure que la philosophie, et par
ses formules consacrées –, en tant qu’herméneutique totale,
investiguer et élucider bon nombre de situations significatives
et de manières de vivre au monde, qui autrement s’avèreraient
inaccessibles. Il se rapporte ici, en tout premier lieu, à toutes
les autres cultures religieuses, non-européennes. Mais il ne
s’agit pas d’introduire, dans des modèles philosophiques
occidentaux, certaines significations oubliées ou discréditées,
mais de réaliser de nouvelles œuvres et manières de penser à
partir de ces découvertes de l’historien herméneute.
L’interprétation de Feuerbach ou de Marx concernant la
religion en tant qu’aliénation constitue l’exemple occidental
d’un réductionnisme et d’un historicisme qui exempte l’esprit
d’une dot culturelle irrécupérable, et qui, finalement affecte
nos propres ressources de régénération spirituelle. Dans le
257
même ordre d’idées, nous devons avoir une toute autre
attitude envers les univers imaginaires européens de l’art, de
la littérature, etc., qui ne doivent pas être réduits à leur simple
fonction ludique d’amusement et de détente. Ce sont des
exercices spirituels voués à transformer la condition humaine.
L’homme doit réapprendre leur fonction spirituelle.
Pareillement, l’histoire des religions peut devenir une
herméneutique créatrice et une sorte de pédagogie, selon
Eliade, susceptible de faire changer l’homme, donc une
source de création de « valeurs culturelles ». En tant que
produit de la pensée européenne, elle doit se situer sous le
signe de la rencontre avec l’Autre, longtemps réprimé par
l’histoire. La découverte des cultures exotiques, primitives,
des divers types de religions et de cultures, a la même
signification que la découverte de l’inconscient par la
psychanalyse. Les rencontres de l’homme occidental avec
l’univers de l’Autre, quelques dramatiques puissent-elles nous
paraître de nos jours, supposent l’acceptation de nouvelles
potentialités. Dans ce sens, l’histoire des religions, en tant
qu’herméneutique totale, peut contribuer au réveil même des
significations oubliées de l’esprit européen, les fondements
symboliques du nouvel humanisme.
À son tour, Gilbert Durand entrevoie les bases du nouvel
humanisme par la redécouverte de la fonction fantastique :
« non seulement cette fonction fantastique nous apparaît
comme universelle dans son extension à travers l’espèce
humaine, mais encore dans sa compréhension : elle est à la
racine de tous les processus de la conscience, elle se révèle
comme la marque originaire de l’Esprit »289. Tout comme le
remarque Jean-Jacques Wunenburger, « passer par une
expérience de l’imagination non objective, ce n’est pas du
tout diminuer la connaissance rigoureuse de l’homme, mais
258
au contraire, à l’intérieur de la subjectivité et par son
intermédiaire, mettre au jour des structures invariantes de la
vie psychique, que G. Durand se propose de concevoir
comme les fondements d’une fantastique
290
transcendantale » .
Pour redécouvrir le paradigme perdu et les fondements du
nouvel humanisme, si nécessaire dans un monde qui réduit
l’homme au pragmatisme et relativisme, Mircea Eliade nous
renvoie à la rencontre avec l’homo religiosus, G. Bachelard
avec les poètes et les axes de l’imagination et G. Durand par
la fantastique transcendantale avec l’imagination créatrice de
l’homo symbolicus de tous les domaines de l’esprit. La
fonction fantastique nous offre ainsi la liberté de choisir la
vérité. Durand critique l’objectivisme sémiologique
contemporain qui ignore les démarches d’une anthropologie
générale et de l’humanisme plénier291. C’est la raison pour
laquelle on doit éviter les définitions sectaires de la vérité,
métaphysique-identitaires, historicistes ou relativistes. La
vérité du puritanisme rationaliste tend à généraliser une
perspective particulière à l’échelle de la création humaine. Le
problème de la vérité doit être un problème philosophico-
anthropologique qui s’oppose au culte de la civilisation
rationaliste qui en réprimant le mythe a rendu possible, au
XXe siècle, l’apparition des démons destructifs de
l’irrationnel.
La vérité est une création libre parce qu’elle est déterminée
par la dynamique de la fonction fantastique le fondement
ontologique de la liberté même. « Car la véritable liberté et la
dignité de la vocation ontologique des personnes ne reposent
que sur cette spontanéité spirituelle et cette expression
créatrice qui constitue le champ de l’imaginaire »292. Il ne
259
s’agit pas d’une vérité rortyenne de la contingence du
langage. Par contre, la vérité est polyvalente, tout comme la
rationalité, à cause de ce fondement ontologique qu’est
l’imaginaire. C’est l’espace de la « fantastique
transcendantale » qui maîtrise les trois dimensions du temps
et de la vérité. En ce sens, l’illo tempore de Mircea Eliade est
le temps fondamental d’origine et le temps spatialisé de la
fantastique durandienne et de l’imagination créatrice. « Bien
loin d’être une forme a priori « plutôt » de l’altérité
matérielle, l’espace s’est découvert comme la forme a priori
de la créativité spirituelle et de la maîtrise de l’esprit sur le
monde »293.
Dans l’ouverture de cette idée de l’espace créateur, tout
comme Mircea Eliade, Gilbert Durand nous propose une
nouvelle anthropologie ouvrant la voie à une pédagogie
fondamentale de l’humanisme fondé sur l’imagination
créatrice. Une pédagogie individuelle, mais aussi une
pédagogie sociale, une éducation esthétique par la
redécouverte des ressources imaginaires de l’être humain.
EN GUISE DE CONCLUSION : L’HÉRITAGE DU
STRUCTURALISME FIGURATIF
À l’époque où Derrida avait procédé à la déconstruction et au
démantèlement du structuralisme, Gilbert Durand fait la
démonstration de l’existence d’un structuralisme figuratif de
la pensée symbolique. Le terme de « structuralisme figuratif »
suppose une certaine ambiguïté sémantique. Peut-être aussi
que sa construction théorique de la « fantastique
transcendantale » n’est pas trop consistante du point de vue de
l’argumentation philosophique, ainsi que la notion
métaphorique de mythodologie. Mais ce qui reste, en accord
avec tous les autres pères fondateurs de la notion de
260
l’imaginaire, y compris Mircea Eliade, c’est le message
anthropologique du changement de l’homme à une époque de
la crise des images produites par une rationalité identitaire et
ses variantes positivistes. Gilbert Durand parle en ce sens
d’une révolution fondamentale par la convergence de la
pensée contemporaine, tout comme l’a montré le Cercle
d’Eranos, dans le cadre du même « bassin sémantique », avec
les recherches scientifiques contemporaines dans des
domaines relativement différents : la physique ou la biologie.
Il note d’ailleurs que l’« anthropologie des profondeurs »
cultivée à Eranos, par la psychologie de Jung, l’histoire des
religions de M. Eliade ou le culturalisme islamique de
H. Corbin « manifeste une épistémologie du signifié, un
réalisme anthropologique à l’unisson de la métaphysique de
la physique contemporaine… »294.
Pour la contribution de Gilbert Durand dans le cadre du projet
d’Eranos, on peut envisager au moins trois héritages
importants de l’anthropologie de l’imaginaire : 1. Une
construction théorique par laquelle l’auteur des Structures…
offre à l’imaginaire sa place ontologique originaire dans
l’anatomie de l’esprit ; 2. Une construction pédagogique qui,
par l’École dissidente de Grenoble, a favorisé la création d’un
réseau de centres de recherches sur l’imaginaire dans l’espace
européen, en Amérique Latine, en Asie etc. ; 3. Une nouvelle
méthodologie déterminée par sa pensée du structuralisme
figuratif. Dans la bonne tradition occidentale, il ne renonce
pas à l’instrument rationnel de la recherche : la méthode.
Mais il soutient une science générale de l’homme où la
mythocritique et la mythanalyse deviennent les prolégomènes
d’une épistémologie du signifié : la mythodologie. Sa
révolution de la méthode n’est pas nihiliste ou déconstructive.
Selon son propos, elle peut être considérée comme une
261
subversion constructive provoquant « des révisions
déchirantes dans les pédagogies et les écoles du Vieux
Continent… »295. Ce qui est important à la rencontre de la
pensée de Mircea Eliade c’est que Gilbert Durand par la
révolution mythodologique « intègre, en plus du rationalisme
classique, petit héritage de quelques siècles de l’adulte blanc
et civilisé, toute la moisson immémoriale des pensées
sauvages qui sont celles de toute l’espèce humaine depuis son
apparition sur terre, et qui sont encore celles de l’homme
quotidien… »296. En se sens, tout comme Mircea Eliade,
Gilbert Durand nous propose une rationalité plurivalente et un
dialogue interculturel déterminé par le projet d’une pensée de
la dualitude. Au niveau philosophique, il est très proche des
projets de Stéphane Lupasco concernant les nouvelles voies
de penser la « polarité » par ses structures synthétiques,
« structures d’équilibre qui maintiennent à la fois les
potentialités d’assimilation et d’adaptation »297.
Les récents travaux philosophiques de synthèse de Jean-
Jacques Wunenburger sur l’idée de dualitude et de la
rationalité multiplex peuvent être considérés eux aussi comme
une très importante continuation de la pensée de Gilbert
Durand et une promesse réelle de la philosophie
contemporaine de redessiner la pensée européenne influencée
dans les dernières décennies par la pensée du relativisme ou
du pragmatisme nord-américain. Ainsi, pour Jean-Jacques
Wunenburger la dualitude qui s’exprime par la logique d’un
tiers inclus n’est plus « une logique ou une méthodologie
particulière, mais devient un langage doté de sa sémantique et
de sa syntaxe propres, qui sous-tend aussi bien, par exemple,
les activités oniriques que les spéculations les plus
abstraites »298. L’auteur de La raison contradictoire montre
ainsi, dans l’héritage de Gilbert Durand, qu’à côté de la
262
logique identitaire coexiste toujours une logique verbo-
iconique qui renvoie à une matrice dynamique génératrice
d’une rationalité polyvalente, par les mécanismes de la
contradiction et du tiers inclus. « En visant le réel selon une
structure au moins ternaire, selon une polarisation dynamique
et selon une logique du tiers inclus, la pensée tente
précisément d’appréhender le monde autrement que selon
l’universel abstrait ou l’unité »299.
Finalement, on peut se demander si cette poétisation de la
rationalité par l’idée eliadienne de hiérophanie, par la logique
du tiers inclus de Durand ou dans le sens de Heidegger (de
l’homme qui habite en poète), n’est pas un impératif du
monde contemporain de sortir de la crise de la pensée et
d’éviter la chute de l’animal-homme à l’homme-animal.
263
La mythologie basque et son symbolisme
Andrés Ortiz-Osés
Luís Garagalza
Nous nous proposons d’analyser les éléments essentiels de la
mythologie basque à la lumière des travaux de Gilbert
Durand, plus spécialement les Structures Anthropologiques
de l’Imaginaire, et de mettre en œuvre une mythanalyse de la
culture basque, en insistant sur le mythe de la déesse Mari
comme âme mère du monde et sur les racines animistes de
cette mythologie.
La mythologie est une mytho-logie, c’est-à-dire la
rationalisation (logos) du mythe ou des croyances. Dans ce
sens, il y a des mythologies antiques et aussi modernes,
puisque nous avons aussi notre propre mythologie moderne
avec ses croyances partagées (comme la démocratie). D’une
certaine façon, la culture de l’homme dans le monde est
mythologique, puisqu’il s’agit d’une construction humaine,
trop humaine. Et la réalité humaine est un mélange
d’objectivité et de subjectivité, de réalisme et d’idéalisme,
d’empirisme et d’interprétation.
Cependant, on a l’habitude de réserver le terme mythologie
pour se rapporter à l’ensemble des visions antiques du monde,
auquel la mythologie basque appartient dans sa tradition
orale. La mythologie se situe du côté du subjectivisme, en
laissant aux sciences l’objectivisme, bien que l’un et l’autre
soient nécessaires. Le propre de la mythologie est
l’imagination symbolique et la conception d’un univers
magique que notre mécanicisme contemporain a perdu
presque totalement et conserve seulement dans certains
264
espaces du sens, comme l’art, la religion, la philosophie et
l’amour.
La mythologie basque c’est, avec la langue basque (le basque
ou euskara), le monument culturel le plus important de la
tradition basque, que nous allons prendre ici au sérieux
culturellement, sans le réduire à un conte de fées au sens
futile. La devise qui préside la mythologie basque, fragmentée
et fragmentaire, dit que « tout ce qui a un nom, c’est » (izena
duen guztia omen da). Il s’agit d’un principe philosophique
qui prend en compte le langage humain comme véhicule de la
vie, de l’expérience et du savoir. Dans le christianisme
l’importance de la parole est telle qu’elle est divinisée et
s’incarne chez l’homme. D’autre part l’Herméneutique
contemporaine conçoit le langage comme la révélation de
l’Être. Cependant, dans la devise de la mythologie basque il y
a une conception antique à caractère magique, selon laquelle
le nom contient la clé secrète du réel.
Si l’euskara représente la vieille langue basque, la mythologie
représente le vieux langage basque. Les deux possèdent un
fond pré-indo-européen et préchrétien, ce qui relève d’un
intérêt culturel spécial. Peut-être le plus positif de la
mythologie basque c’est qu’elle n’appartient pas au groupe
des mythologies patriarcales ayant un Dieu Père à la tête de
son panthéon, mais projette une Déesse Mère nommée Mari
personnifiant la Terre.
MYTHE ET CROYANCE
Toute mythologie est donc mytho-logie, logos ou énonciation
d’un mythe ou d’une croyance. De cette façon, la mythologie
est une rationalisation (logos) de l’irraisonnable (un mythe,
une croyance), et elle essaie d’ordonner nos représentations et
265
d’articuler notre expérience existentielle dans un système
organisé. Dans ce sens, une mythologie est un système de
croyances et d’expériences, qui n’existait pas seulement dans
l’antiquité mais qui existe aussi à sa manière actuellement. Il
y a aussi parmi nous une mythologie moderne, une
conception du monde basée sur notre foi (le christianisme, par
exemple), sur nos suppositions (la démocratie, par exemple)
et sur nos savoirs actuels (la philosophie et les sciences, par
exemple).
Une mythologie est donc une vision du monde antique ou
moderne, orientale ou occidentale, explicite ou implicite.
Aujourd’hui nous tendons à penser, faussement, que nous
avons dépassé toute mythologie, sans nous rendre compte que
« la mythologie c’est cela que nous croyons tant que nous ne
croyons pas que nous le croyons » (Raymond Panikkar).
Ainsi par exemple, aujourd’hui, nous avons foi en notre
démocratie parce qu’elle est notre mythologie politique. Eh
bien, soit dans le cas d’une mythologie moderne, soit d’une
mythologie pré-moderne, comme la Basque, il s’agit d’étudier
ses mythes ou croyances, ses suppositions religieuses et ses
savoirs intuitifs300.
Toute mythologie est en effet un système de croyances
partagées et basées sur les expériences subjectives qui sont
rationnelles et irrationnelles. Les mythes ou les croyances ne
sont pas des vérités pures mais des vérités impures, ayant un
sens parce qu’elles sont nos suppositions existentielles de
base. Les croyances sont le fondement de la vie humaine et de
ses savoirs, puisque nous croyons savoir ceci ou cela, nous
croyons connaître ou aimer, nous croyons que nous mourrons.
De même nous croyons aussi aux atomes et aux trous noirs,
nous croyons à l’économie de marché, etc. Sans croyances
266
nous ne pourrions pas vivre, ni vivre ensemble ni survivre
humainement, puisque le monde humain est caractérisé par la
projection constante d’hypothèses, de suppositions et de
propositions. Encore plus, la culture humaine elle-même n’est
qu’une construction humaine, trop humaine, fabriquée par
nous mêmes, une fiction plus ou moins éprouvée dans
laquelle nous nous mouvons comme le poisson dans l’eau :
sans nous rendre compte que la culture est l’aquarium
fabriqué par nous mêmes pour mieux nous protéger de la mer
ouverte.
La mythologie est un système de croyances et les mythes sont
ces croyances. Mais le fait de croire appartient à l’espace du
subjectif et non de l’objectif, à l’espace de l’intuition et non
de la raison, à l’espace surnaturel et non naturel, à l’espace
des désirs et non du principe de la réalité, à l’espace affectif
ou émotif et non à l’espace effectif. Et, cependant, cet espace
de la subjectivité est aussi important ou plus important que
l’espace de l’objectivité. C’est le grand apport de la
mythologie antique à notre modernité, basée sur une
mythologie matérielle ou mécaniciste, rationaliste ou
scientiste, objectiviste et positiviste, méprisant la subjectivité
et le subjectif comme superstitieux.
Nous devons reconnaître, avec la mythologie moderne, que le
principe de la réalité objective est important. Mais la
mythologie antique et la mythologie basque en particulier
nous rappellent que le principe de la surréalité subjective a la
même importance. Je dirais même qu’il ne s’agit pas de
choisir entre la subjectivité ou l’objectivité, puisque la réalité
complète est objective et subjective. L’objectivité et la
subjectivité composent la réalité du monde de l’homme. C’est
pour cela que nous avons besoin dans la même mesure de la
267
science objective et de la conscience subjective, de la chimie
et de la religion, de la physique et de la métaphysique, de la
biologie et de la psychanalyse, du travail et de l’amour, des
idées et des croyances, de la politique et de l’art. Ce que nous
pouvons réclamer c’est qu’ils soient bien faits et qu’ils
reconnaissent leurs propres limites sans dépasser les bornes
idéologiquement.
Précisément le développement actuel de la science, v.g. la
physique, a mis en évidence la corrélation entre le mythe et la
raison. Dans une certaine perspective, la science et la
mythologie semblent absolument contraires, l’une rationnelle
et l’autre irrationnelle, mais d’après la perspective
postmoderne actuelle elles ne le sont pas autant. En effet, si la
mythologie parle de l’univers dans des termes d’énergie vitale
ou de flux énergétiques, la physique contemporaine parle de
l’univers dans les termes parallèles de la matière en tant
qu’énergie, des flux d’ondes ou de cordes vibratoires. Il y a
évidemment une différence fondamentale, et elle consiste en
ce que la physique conçoit ces flux énergétiques comme
objectifs et matériels (physiques), alors que dans la
mythologie ces flux acquièrent un caractère subjectif et
psychique. La science est basée sur les postulats du
matérialisme (physicisme) et de l’objectivisme (réalisme),
alors que la mythologie traditionnelle est basée sur le postulat
de l’animisme (panpsychisme) et du subjectivisme
(magisme). En tout cas, n’oublions pas que la science et la
mythologie sont basées sur des postulats et des suppositions,
et que ces postulats et suppositions sont complémentaires301.
268
LA MYTHOLOGIE BASQUE COMME VISION DU
MONDE
Après ces considérations générales sur la mythologie, nous
allons nous concentrer maintenant sur le cas particulier de la
mythologie basque. Il s’agit de l’ensemble de mythes, de
récits et de légendes qui ont été conservés par une tradition
orale et qui ont été spécialement compilés par José Miguel de
Barandiarán dans la première moitié du XXe siècle. Comme la
langue basque, la mythologie basque a un caractère pré-indo-
européen. Il s’agit d’une cosmovision païenne antérieure à la
romanisation et à l’arrivée du christianisme.
Quand Barandiarán a commencé à étudier ce paganisme qui
restait en vigueur d’une manière plus ou moins diffuse dans la
mentalité populaire basque, il s’est trouvé surpris par le fait
que la plus grande partie des informations qu’il recevait
étaient rattachées d’une manière ou d’une autre à la figure de
Mari, qu’il a nommée « génie des montagnes ». Barandiarán
arrive à reconnaître dans cet « être extraordinaire », bien que
comme hypothèse, une « divinité de la religion antique des
Basques »302.
Ce phénomène était difficilement compréhensible depuis les
présupposés théoriques de l’École de Vienne, que
l’ethnologue employait comme guide méthodologique,
puisqu’il présupposait l’existence d’un monothéisme primitif
dont la décomposition aurait donné plusieurs polythéismes, et
il se heurtait aussi contre les tentatives de lire la mythologie
basque par comparaison avec des mythologies indo-
européennes comme la grecque, la germanique ou la celtique.
En ce sens, dans la conclusion de l’un de ses écrits sur Mari,
Barandiarán fait la déclaration suivante : « Je ne me fais pas
l’illusion d’avoir épuisé la matière : je crois sincèrement que
269
je n’ai fait plus que commencer à lever le voile qui la cache.
Cependant, les données exposées nous montrent un nouvel
aspect de ce qui existe au fond de l’esprit actuel, bien que
dans un état fragmentaire et presque sans vie... Je sais qu’une
investigation profonde de notre folklore fournirait beaucoup
de nouvelles sur les croyances anciennes à propos de ce
personnage »303.
De cette façon Barandiarán a pu constater la caractéristique
principale de la mythologie basque : sa vision du monde
s’organise autour de la figure de Mari, une figure qui se
trouve intimement liée à la Terre. Pour comprendre ce
personnage il faut l’interpréter, comme nous essaierons de le
montrer par la suite, comme l’une des représentations de la
Grande Déesse qui depuis la Préhistoire a présidé, protégé et
promu le développement culturel, symbolique et linguistique
de l’humanité. Mais permettons que l’archéologue Marija
Gimbutas nous présente la déesse de la Vieille Europe, dont
les images innombrables offrent une conception de la vie et
de la nature comme un processus de transformation constante,
d’échange, de devenir, d’une oscillation rythmique de la
création et de la destruction, de la naissance et de la mort,
comme un mouvement inlassable dans lequel les opposés se
maintiennent liés dans la circularité de la régénération :
Les sujets principaux représentés dans le symbolisme de la
Déesse sont le mystère de la naissance et de la mort, ainsi que
celui du renouvellement de la vie, non seulement humaine
mais de toute la planète et, naturellement, du cosmos. Des
symboles et des images s’accumulent autour de la Déesse
parthénogénétique (auto génératrice) et ses fonctions
primaires comme Donatrice de la Vie ou Porteuse de la Mort
et comme régénératrice de la Mère Terre. Elle était la source
270
unique de vie, qui prenait son énergie des sources et des puits,
du soleil, de la lune et de la terre humide. Cet ensemble de
symboles représente le temps mythique, cyclique, non
linéaire. Dans l’art cela se manifeste dans des signes de
mouvement : les spirales qui tournent, des serpents vissés et
ondulants, des cercles, des croissants, des cornes de taureau,
de graines germées et de bourgeons. Le serpent était dans ce
contexte le symbole de l’énergie vitale et de la régénération,
une créature des plus bienveillantes, non pas méchant304.
Comme l’affirme J. Campbell, cette conception de la nature,
de la terre et de la vie qui apparaît dans le symbolisme de la
Déesse s’oppose à la conception que nous offre la Bible dans
la Genèse 3 : 19. Ici le Père – créateur dit à Adam : « C’est
par la sueur de ton visage que tu mangeras le pain, jusqu’à ce
que tu retournes à la terre d’où tu as été pris ; car tu es
poussière, et tu retourneras dans la poussière »305. Dans la
première, la terre n’est pas poussière, mais une matière
vivante qui, dans son mouvement incessant engendre et
régénère tout. En plus, le serpent n’y connaît pas encore la
malédiction de la part du Seigneur (« tu seras maudit entre
tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu
marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous
les jours de ta vie »), mais c’est le symbole par antonomase
du mystère matriarcal – féminin de la régénération. Le serpent
reste associé aux motifs qui symbolisent les eaux et
l’humidité vitale comme les spirales, les zigzags, les
méandres, les labyrinthes, etc. Ces motifs apparaissent à
profusion dans le Néolithique comme décor des pièces de
céramique et pourraient être, comme le dit Marija Gimbutas,
des allusions ou des offrandes avec lesquelles on essayait de
collaborer symboliquement dans la tâche fondamentale du
271
soutien naturel de la vie, en assurant le retour cyclique et le
renouvellement de la vie306.
L’INTERPRÉTATION SYMBOLIQUE DE LA
MYTHOLOGIE BASQUE
Dans l’interprétation des mythologies il faut éviter deux
dangers qui peuvent empêcher que le processus de
compréhension soit effectivement réalisé. Le premier danger
est le littéralisme qui tend à identifier le sens avec ce que le
mythe dit directement ou immédiatement. Le deuxième
danger est de supposer que la mythologie n’a pas de sens,
puisqu’elle répond au caprice d’une imagination détachée qui
fonctionne sans aucun contrôle de la raison ou de
l’expérience.
Pour éviter le littéralisme il faut reconnaître que le langage de
la mythologie est un langage symbolique et qu’il n’a pas de
référence directe, mais fait des allusions, des insinuations ou
des suggestions qui mettent en jeu un sens impossible
d’exprimer ou de présenter directement307. Contre le
deuxième danger il faut dire que ce langage symbolique est
effectivement un langage, régi par une grammaire qui règle
les manières dans lesquelles les images se combinent quand
elles sont organisées dans un récit.
Dans ce chapitre nous aurons l’appui du symbologue le plus
important de la deuxième moitié du XXe siècle, qui a étudié
en profondeur cette grammaire du langage symbolique dans
une perspective anthropologique. Il s’agit de Gilbert Durand,
professeur d’anthropologie culturelle à l’Université de
Grenoble. Dans son livre intitulée Les Structures
Anthropologiques de l’Imaginaire, Durand catalogue et
organise systématiquement la grande quantité des images
272
apparaissant dans l’univers mental de l’être humain, en
réalisant ainsi un travail similaire à celui de Linné pour la
botanique et la zoologie308.
De cette façon, Durand découvre que les symboles tendent à
se grouper autour d’axes déterminés ou de schémas
dynamiques, en constituant des espèces de constellations qui
convergent dans des structures différentes, jusqu’à délimiter
deux grands régimes de fonctionnement de l’image, qui
règlent la fonction symbolique de l’être humain dans sa
dimension psychique individuelle et dans sa dimension
sociale. En se servant de l’opposition primaire entre la
lumière et l’obscurité, Durand les nomme régime diurne et
régime nocturne.
La capacité d’abstraction et de distinction ainsi que le
principe de non contradiction sont prédominants dans le
régime diurne : l’imagination fonctionne ici polémiquement,
s’appuyant sur l’accentuation ou l’exagération de la
différence entre les images contraires, entre les opposés, et
tend à instaurer une vision dualiste, plus ou moins accentuée,
dans laquelle l’un des opposés reste chargé de connotations
négatives, en constituant le fond ténébreux sur lequel
l’éclatement de la lumière finit par s’imposer. Ainsi,
l’instance de la temporalité a été envisagée dans ce régime en
séparant les aspects positifs des négatifs et en projetant les
premiers sur un au-delà intemporel, les derniers restant par
conséquent associés au devenir et au destin temporel.
L’inquiétude et l’angoisse associées à l’expérience du temps,
qui dans son écoulement conduit inexorablement à la mort,
sont configurées avec les symboles des animaux, de la nuit
ténébreuse et de la chute dans l’abîme309. En face du monstre
dévorant se lève maintenant un héros armé de l’épée, disposé
273
à tuer ou à mourir. Les symboles de la luminosité s’opposent
à la menace de l’obscur, alors que la peur de la chute est
compensée par les symboles de l’ascension et de l’élévation,
le vol léger des oiseaux, les ailes des anges et de l’esprit
ascétiquement libéré de la matière, du corps. Il s’agit donc
d’une espèce de « fuite de ce monde » poussée par le désir
d’éternité.
Les philosophies dans lesquelles prédomine une pensée
dualiste et formaliste appartiennent à ce régime diurne. En
Occident ce régime prédomine autant dans l’Ancien
Testament, dans lequel nous trouvons symptomatiquement la
chute du péché original, que dans la mythologie olympique
grecque et dans la philosophie de Parménide, le découvreur
du principe de non-contradiction, ainsi que chez Platon, qui
distingue le monde sensible du monde intelligible, ou
Descartes, avec sa devise de clarté et de distinction et, d’une
manière plus générale, dans toute la connaissance objective et
scientifique.
Aussi notre société occidentale est articulée au fond par le
régime diurne de l’image, puis qu’il est symptomatiquement
évident dans la fascination pour le succès, l’ascension sociale,
l’efficacité et la luminosité des gratte-ciel métallisés, dans la
conquête de l’espace et de la vitesse, de la haute fidélité, la
haute définition et, en général, de la haute technologie
conduisant au mépris du petit, du lent, du bas, de l’obscur.
Cependant cette valorisation de la transcendance implique un
paradoxe fondamental qui s’exprime dans la figure d’Icare.
Le héros grec Icare veut s’élever si haut que, finalement, ses
ailes en cire vont fondre par la chaleur du soleil. Le monopole
de la région diurne conduirait à l’idéalisme, au dualisme et,
finalement, à la schizophrénie. Platon savait déjà que la force
274
d’élévation s’obtient dans l’obscurité de la Caverne, c’est-à-
dire qu’elle procède de la propre condition temporelle et
matérielle.
Face à l’attitude polémique propre du régime diurne, une
autre attitude imaginative se profile, celle qui ne cherche pas
l’antidote contre le temps dans l’au-delà. Maintenant, c’est la
nature elle-même qui s’offre comme un refuge chaud
protégeant de l’inclémence du temps : les ténèbres subissent
une euphémisation comme la nuit sereine impliquant le repos,
la paix, l’inspiration ou l’amour. L’imagination ne fuit plus le
temps : elle s’attache à l’organiser et à le configurer. Nous
nous approchons donc de l’autre grand régime de l’imaginaire
qualifié par Durand comme nocturne310.
Maintenant la valeur (le trésor symbolique) ne se trouve pas
dans un sommet auquel il fallait monter ou au Ciel, mais dans
les profondeurs de la Terre, dans lesquelles il faut descendre,
« pénétrer ». L’abîme se présente donc euphémisé comme une
cavité par laquelle on peut descendre doucement et
joyeusement, comme un refuge chaud et moelleux invitant au
repos, au relâchement et à la rêverie. Ici le héros est en réalité
un anti-héros qui est désarmé, qui ne lutte pas, qui se plaît à
être avalé symboliquement par le Dragon dans une espèce de
plongée dans l’état narcissique ou dans une régression au sein
maternel. Les images de la féminité, et spécialement celles de
la maternité, restent maintenant associées à la terre, à l’eau et
à l’humidité, avec les lieux obscurs, secrets, fermés, là où se
font la métamorphose, la transformation, le miracle de la vie.
Il n’y a pas ici de distinctions catégoriques : les contours des
images sont estompés en faisant que tout fusionne ou se
confonde avec tout dans une espèce de chaos primitif.
L’aspiration maximale est la non-distinction, la non-
275
séparation, la fusion de l’extase amoureuse, de la dissolution
estompant les limites. La mort perd ses connotations
terrifiantes, qu’elle avait dans le régime diurne, et reste
euphémisée comme un « retour au foyer », comme « repos
éternel », ou bien comme la fin d’une étape qui marque le
commencement de l’autre. Il y a une inversion des valeurs : le
principe de non- contradiction est substitué par le principe de
la coïncidence des contraires.
Il y a dans ce régime nocturne une tendance à composer les
images dans un récit, dans lequel les opposés ne sont pas
exclus, sans pour autant se confondre : ils se succèdent, se
relaient, se complètent, sont repoussés ou réclamés mais
intégrés dans une trame, soit comme phases d’un processus
cyclique (un « éternel retour »), soit comme les étapes d’un
développement. Cette alliance des contraires apparaît, par
exemple, dans le symbole taoïste du yin yang : à l’intérieur de
la partie noire il y a un cercle blanc et à l’intérieur de la
blanche un cercle noir.
Le régime nocturne de l’image est représenté par des
traditions et des philosophies orientales, comme l’hindouisme
(avec sa notion d’atman, noyau ou centre dans lequel la
particularité de l’individu est diluée dans l’unité cosmique), et
le bouddhisme, dans lequel la passivité et l’intériorisation
prédominent dans un processus qui s’oriente vers le nirvâna,
la délivrance finale par l’abolition de la dualité, maintenant
reconnue comme Maya, comme illusion ou erreur. En
Occident il est possible de le détecter au début de la
philosophie grecque, spécialement chez Héraclite, et dans une
tradition marginale de la philosophie officielle, mais
affleurant périodiquement sous forme d’hétérodoxies, de
276
critiques, de transgressions, de subversions ou de réversions
des valeurs dominantes.
C’est précisément à l’intérieur de ce régime nocturne qu’il
faut resituer la mythologie basque. Sa cosmovision tellurique
et la valeur qu’elle accorde à l’intérieur, au caché et, d’une
manière plus générale, au féminin – maternel, ainsi que
l’absence significative de figures héroïques, semblent
indiquer que nous nous trouvons dans une atmosphère
nocturne.
Pour comprendre la mythologie basque il faudra donc savoir
qu’elle se situe dans le régime nocturne de l’image et
l’interpréter en considérant sa manière propre d’articuler les
images et sa logique, c’est-à-dire sans essayer de la réduire
aux catégories et à la logique du régime diurne. En effet, la
mythologie basque est tellurique et lunaire, différente par
rapport aux mythologies célestes ou solaires à caractère
patriarcal. Mais essayons de vérifier ces questions en revenant
à nouveau sur le personnage central de cette mythologie : la
déesse Mari.
LA TERRE PERSONNIFIÉ : LA DÉESSE MARI
COMME ÂME-MÈRE DU COSMOS
La clé de la mythologie basque, c’est Mari, figure centrale de
l’imaginaire basque. Mais qui est Mari ? Selon J.M.
Barandiarán, Mari est un génie féminin ou un être sacré
(numen) qui accapare plusieurs fonctions, jusqu’au point
d’être considéré comme la Divinité maximale. Cependant,
cette Divinité n’est pas globale ou abstraite mais impliquée et
co-impliquante, puisqu’elle demeure dans des gouffres et des
montagnes, des grottes et des détours bien localisés : Mari de
277
Aralar, la Dame d’Amboto, la Sainte de la Grotte, la Dame de
Muno, la Demoiselle de Lizarraga...
Le nom de cette divinité basque est Mari ou Amari, Maya ou
Amaya, un nom qui la rattache à ama – mère. Mari est un
archétype ou symbole radical de la Terre Mère, sa
personnification humaine conséquente comme Femme
richement habillée et entourée d’or et des richesses, dont
l’habitat spécifique est symptomatiquement l’intérieur de la
Terre – les grottes ou les cavernes. Il s’agit en effet d’une
Déesse, la Déité immanente ou impliquée dans le Cosmos, la
Nature personnalisée, la Mère de la mythologie basque à
laquelle on rend un culte de rituels et d’offrandes.
Si la Terre constitue le Corps maternel de l’univers avec ses
organes physiques, Mari constitue l’Âme Mère de l’univers
avec ses fonctions psychophysiologiques. En effet, Mari est
l’Âme, Psyché ou Conscience de l’univers et par cela elle est
d’une certaine manière toutes les choses311. Mais non une
Âme séparée du Corps, plutôt incorporée dans le monde
comme Âme génératrice et nourricière (Alma Mater) de
toutes choses auxquelles elle accorde le principe vital qu’elle
personnifie. C’est pour cela qu’elle comparaît dans la
mythologie basque comme la Magicienne ou Sorcière
animatrice des quatre règnes et des quatre éléments :
− Le règne minéral apparaît traversé par Mari et ses traces
(des cavités), ses symboles (pétrifiée dans des stalagmites, ou
bien dans des rochers sacrés comme Amabirjiña), ses
demeures (grottes et cavernes)… ;
− Le règne végétal apparaît animé par Mari et ses symboles
(des arbres sacrés, l’arbre de Gernika, des herbes médicinales,
etc.) ;
278
− Le règne animal apparaît incarné par Mari et ses
symboles : la vache et le bouc, des taureaux et des chevaux,
des corbeaux et des vautours, des serpents, etc… ;
− Et, finalement, le règne humain apparaît focalisé par Mari
et ses commandements, ses oracles et ses rituels, ses gains et
ses maléfices, ses récompenses ou ses vengeances.
Cette implication radicale de Mari dans les quatre règnes se
prolonge avec sa participation dans les quatre éléments. Si
dans le premier cas elle apparaît comme la Vie du monde,
dans celui-ci elle comparaît comme la Vie des composants du
Cosmos :
− L’élément terre est cohabité par Mari, dont les maisons
sont des grottes et montagnes ;
− L’élément eau est imbriqué par Mari, qui vit au fond
humide des grottes, en réglant les pluies et la fertilité (les
tempêtes, les sécheresses, l’arc-en-ciel) ;
− L’élément feu est animé par Mari, qui apparaît comme
Femme enveloppée de flammes, ou bien en sillonnant le ciel
comme une faucille ou un croissant de feu, ainsi qu’en
dominant l’activité électrique de l’atmosphère ;
− L’élément air est envahi par Mari, laquelle apparaît comme
rafale de vent ou de nuages blancs, en survolant le ciel –
firmament sur un chariot tiré par des chevaux, en convoquant
des vents et des tempêtes312.
Tout cela définit la divinité Mari comme Âme / animatrice du
cosmos, en se situant de façon médiatrice entre le Corps
empirique ou matériel de l’univers (la Terre) et l’Esprit
immatériel ou transcendant représenté par le dieu tardif
279
Jaungoikoa. Cette dernière figure est représentée d’après
l’image du Dieu occidental gréco-chrétien, puisqu’il est défini
comme le Dieu du haut, où le haut est le Ciel transcendant
chrétien. Cependant, Jaungoikoa pourrait signifier le dieu de
la hauteur-lunaire, ou bien le dieu de la lune, ce qui le
changerait en un dieu intégré dans la cosmovision tellurique
basque et non dans la conception céleste typiquement indo-
européenne. En tout cas, le dieu mythologique basque qui
entretient une correspondance avec Mari est Ortzi, et non le
Jaungoikoa tardif, mais il y a aussi d’autres dieux ou génies
mineurs qui fonctionnent comme contrepoint masculin de
Mari, bien qu’ils soient toujours à son service. La véritable
différence entre Jaungoikoa et Ortzi c’est que celui-ci
représente le Ciel comme firmament, alors que celui-là
représente le Ciel spirituel au-dessus du firmament.
Maju est un de ces génies à caractère masculin qui se
soumettent à Mari. Il rend visite à Mari les vendredis dans sa
grotte pour la peigner ; apparaît aussi Sugaar, une couleuvre
masculine qui est le maître des Lamias et qui porte une
ceinture magique, le même qui s’unit à une Princesse
écossaise dans Mundaka en engendrant don Zuria (le Blanc).
Avant de poursuivre la présentation de Mari, nous voulons
évoquer ici la scène primordiale de la mythologie basque,
dans laquelle notre divinité se peigne assise dans la cuisine de
sa grotte près du feu, ou bien assise au soleil à la porte de sa
caverne. Le Peigne d’or qu’elle porte dans la main droite
symbolise la vie et la clarté solaire, alors que le Miroir pâle
qu’elle porte dans la main gauche symbolise la mort et
l’obscurité lunaire. De cette façon, Mari apparaît
mythologiquement comme la Déesse de la vie et de la mort,
en se situant dans le milieu ou la médiation du vital et du
280
mortel, le jour et la nuit, le bien et mal, le positif et le négatif,
oui et non. C’est la Mari duale ou bifrons qui répare les
contraires et met en communication les opposés qui
composent le monde, en réalisant ainsi la Con-jonction ou la
Jointure symbolique des réalités dans une certaine harmonie
de contraires.
Ces contraires sont représentés dans la famille de Mari par ses
deux fils tardifs Atarrabi et Mikelats. Comme enfants de la
déesse Mari, ils ont un fond païen et obscur, une « ombre »
d’un passé ou origine qui les assombrit. Atarrabi est capable
de surpasser / suppurer cette ombre en se faisant ordonner
prêtre, en obtenant sa consécration ou transsubstantiation dans
la consécration de la Messe, dans laquelle le pain et le vin
naturels deviennent miraculeusement le corps et le sang de
Christ (passage de la nature païenne à la surnature
chrétienne). Mikelats représente, pour sa part, le fils mauvais
et le frère démoniaque, le côté négatif de l’univers qui
apparaît dans Mari, comme collaborateur de ses actions
négatives ou destructrices, comme les orages et les grêles.
Tout cela fait de Mari une divinité, oui, mais une divinité
démoniaque : la Déesse du bien et du mal, l’implication des
contraires représentés par le Blanc, le Noir et le Rouge. En
effet, la figure de Mari porte parfois une lune pleine de
couleur blanche pâle, le symbole de l’Âme qui loge les âmes
des ancêtres, et située entre le tellurique et le solaire. Elle
possède aussi un fond noir, consigné par la noirceur de son
habitat tellurique ou bien par ses apparitions comme
« squelette » mortel. Sa jupe de couleur rouge est un signe
solaire de la vie en action. Ainsi, Mari apparaît comme la
Déesse omni-embrassante : la Déesse accapareuse de J.M.
Barandiarán.
281
ANIMISME
Le premier postulat de la mythologie traditionnelle est donc
l’animisme, qui affirme que le monde n’est pas mécanique,
qu’il est animé par des esprits et des génies, par des forces
subjectives et des énergies psychiques. Dans le cas de la
mythologie basque, la chose semble paradigmatique : la Terre
y est le Corps matériel de l’univers, mais un corps cohabité
par la déesse Mari, l’Âme de ce Corps universel. Cette vision
n’est pas si ingénue comme on a l’habitude de la présenter ;
au contraire, l’univers est estimé ici selon son patron ou icône
maximal : l’Homme comme paradigme du monde, l’Homme
composé d’un corps et d’une âme, d’un extérieur et d’un
intérieur, d’une objectivité et d’une subjectivité.
L’animisme est donc une projection de l’Homme et de
l’humain vers tout l’univers, qui reste expliqué non
objectivement, comme dans notre mythologie moderne, mais
de façon anthropomorphique et subjectivement. La
mythologie antique, y compris la Basque, est ainsi très
intéressante et importante, puisqu’elle privilégie l’humain sur
l’inhumain, l’âme sur le scélérat, l’esprit sur la matière, le
divin sur le monde, l’animé sur l’inanimé.
L’humus de la mythologie est, comme le dit E. Cassirer,
l’humus non seulement de la religion, mais aussi de l’art,
ainsi que du phénomène radical de l’amour (eros). En effet, la
religion est basée sur l’expérience du saint ou sacré, alors que
l’art est basé sur l’expérience du beau ou du sublime ; quant à
l’amour, il est expérience de l’enchantement magique et de
l’attraction de l’attractif grâce à l’eros313.
La vision animiste du monde est une vision d’ensemble dans
laquelle tout est lié et rattaché à tout : chaque élément fait
282
partie d’un Tout parcouru par une liaison magique dénommée
adur. C’est une énergie magique qui circule dans toutes les
choses comme un fil conducteur à caractère afférent ou
affectif, relationnel et implicatif. Il s’agit d’une vision qui
privilégie la soudure universelle de caractère panthéiste ou
unitaire, la base mythologique de la solidarité logique entre
les hommes, la nature et le monde. Une telle énergie
cosmique a un sens psychologique ou humain
(anthropomorphique) et elle a été dénommée mana en
Mélanésie et dans la tradition grecque eros (le ligament qui
réunit le cosmos chez Platon)314.
La chaîne d’adur, mana ou eros est l’Âme du monde qui
anime toutes les choses à travers la puissance d’attraction ou
de sympathie, de relation ou d’adjonction. Cependant, à côté
de cette force positive de conjonction se place le contrepoint
de la disjonction, de la répulsion ou de l’anti-eros. Ainsi,
l’univers oscille entre l’attraction et la distraction, l’union et
la séparation. Tout ce qui aide à l’intégration du cosmos est
considéré comme positif, et tout ce qui aide à sa
désintégration se considère comme négatif.
Cependant, tous les deux appartiennent au même ensemble,
puisque sans cette dualité il n’y aurait pas de mouvement et
de vie dans l’univers, puisqu’il n’y aurait pas de contrastes.
La mythologie basque fonde ici la dialectique entre adur
comme force de réunion récessive (introvertie) et indar
comme force expansive ou de séparation (extravertie). Les
deux catégories constituent la division de la mentalité
traditionnelle basque entre l’assomption et la désunion et, par
conséquent, entre le religieux et l’irréligieux, le sacré et le
profane, l’intérieur et l’extérieur, l’âme et le corps, le
ligament matriarcal-féminin et le déliant patriarcal-masculin,
283
ce qui a un caractère commun et ce qui possède un caractère
individuel.
Ce serait le contexte dans lequel la magie en général, et la
magie basque en particulier, obtiennent leur sens. Puisque
c’est seulement dans le contexte d’un univers conçu comme
un Corps (la Terre) cohabité par l’Âme (la déesse Mari) que
l’on peut entendre la magie qui l’habite et lui donne une
cohésion. En effet, la magie suppose la vision d’une réalité
traversée par une âme, ce qui lui donne un caractère
d’enchantement : la réalité magique. C’est pour cela que le
magisme cultive ces forces d’attraction et de rétraction pour
ses propres fins, en essayant de lier ou de délier, de réunir ou
désunir, de guérir ou d’infecter.
La pensée magique croit que les affections subjectives ont des
effets objectifs ; ce qui représente un subjectivisme ou un
anthropomorphisme. Dans la pensée magique on pense que la
fiction détermine la réalité, ce qui devient un ritualisme
magique. Dans la pensée magique on part du nom, de l’image
ou de la représentation pour manipuler les choses et les
personnes, ce qui conduit à un imaginalisme ou un
nominalisme magique. Dans la pensée magique la loi est
conçue comme réalisation du réel (legea egin), ce qui est un
formalisme magique. En définitive, et comme on peut le
vérifier dans la mythologie basque, les forces naturelles sont
magiquement interprétées comme des forces humanoïdes ou
anthropomorphiques, c’est-à-dire comme des forces humaines
ou humanisées qui peuvent être manipulées
psychologiquement à travers les exhortations, les rites et les
cérémonies.
Ainsi, par exemple, on pense que quand une bougie est
consommée, on détruit l’homme qu’elle représente sous des
284
rites déterminés, ou bien que l’effigie ou l’image d’une
personne peut agir sur cette personne réelle en réalisant
certaines cérémonies magiques. On croit aussi qu’il pleuvra
simplement en imitant magiquement la pluie au moyen des
aspersions d’eau, ou bien qu’une maladie peut disparaître en
simulant sa disparition avec la destruction d’un objet qui
appartient à cette chose ou personne, ou bien qui l’a touché ou
simplement qui la représente. Mais peut-être le meilleur
exemple de magie est celui du « mauvais œil » (begizko), qui
consiste à croire que le regard psychologique de l’œil humain
peut provoquer des effets physiques.
Et, cependant, ce dernier exemple montre l’ambiguïté de la
magie, puisqu’il s’agit d’une opération psychophysique dont
l’influence est possible psychologiquement. Il faudrait alors
distinguer entre la magie littérale et la magie symbolique. En
tout cas, il semble évident que dans la magie littérale le
subjectif se confond avec l’objectif, le désir avec la réalité. La
même chose arrive à l’extrême opposé et complémentaire,
c’est-à-dire dans notre mythologie scientifique : ici, au
contraire de la mythologie magique, le corps se confond
souvent avec l’âme, la matière avec l’esprit, les phénomènes
avec l’essence, la réalité avec le sens.
Au terme des ces analyses, voyons finalement quelques
conclusions. D’abord il y a une mythologie magique qui,
prise dans son caractère symbolique et non littéral, nous
montre, face à l’objectivisme dogmatique de la science
littérale qui est notre mythologie scientifique, l’importance de
la subjectivité. Par ailleurs, il y a une mythologie magique
qui, prise à la lettre ou littéralement, amène à confondre nos
désirs avec la réalité. Il s’agit d’une mentalité magique
fondamentaliste qui n’existe pas seulement dans l’antiquité
285
mais aussi actuellement, quand nos désirs utopiques ou
fantasmagoriques se confondent avec la réalité réelle ou
simplement possible (ainsi par exemple dans les utopies d’un
« monde heureux »). La conclusion serait alors qu’il ne faut
pas nier la magie ni la science ; nous avons besoin de plus de
magie et d’une magie meilleure, et aussi de plus de science et
d’une meilleure science. Puisqu’il s’agit de deux nécessités
complémentaires ; la science authentique nous aide
objectivement, la magie authentique nous aide subjectivement
; celle-là soigne les problèmes du corps, celle-ci efface les
problèmes psychologiques de l’âme (psyché). Nous avons
besoin de la physique et de la métaphysique.
286
Variations autour de L’Âme Tigrée :
des dramaturgies de la « tigritude »315
Catarina Sant’Anna
La voie de l’Imaginaire pouvait-elle offrir un meilleur terrain
d’entente pour une époque où un choc de civilisations est
prévu et même censé avoir déjà commencé ?
La beauté de l’écriture que nous aimons chez Bachelard, nous
la retrouvons chez son disciple Gilbert Durand, l’un et l’autre
aussi passionnés de la littérature que sensibles également aux
arts en général. Chez Durand, en plus, – en tant
qu’anthropologue – les raisonnements n’oublient pas les
références à la dure réalité, bien concrète, des rapports, plutôt
dramatiques, entre les différentes sociétés et cultures.
Le concept durandien de “trajet anthropologique” prétend
justement assurer un équilibre, ou mieux, une circularité,
entre le sensible et l’intelligible, tout en évitant une
“polarité” : « ce terme doit nous interdire de séparer
épistémologiquement l’étude de la ‘conscience psychique
individuelle’ de l’étude de la ‘conscience collective’ et les
œuvres de culture »316. Selon Durand, la notion de “trajet”
propose de joindre « intimement dans une représentation ou
une attitude humaine ce qui vient de l’espèce zoologique (le
psychisme, le psychophysiologique, etc.) et ce qui vient de la
société et son histoire, interdit d’attribuer à l’une ou à l’autre
extrémité (psychique ou culturelle) du trajet le rôle de facteur
déterminant, d’infrastructure »317.
Par conséquent, la notion de “cercle anthropologique” tient à
éviter le privilège ou la suprématie d’une unique science
humaine spécialisée, au niveau de l’explication des
287
phénomènes, et propose une “circularité explicative”, selon
laquelle une science humaine « se réfère sans cesse et de
façon circulaire aux autres sciences humaines »318.
D’où il résulte que le terme homo symbolicus permet de
subsumer, selon Durand : « l’animal rationabile, l’homo
loquax, l’homo politicus, economicus », pendant que le terme
“symbole” recouvre « à la fois le style ‘logique’ de
l’expression ou de la projection, la ‘dérivation’ du milieu
social ou du moment historique, et enfin [...] la ‘compassion’
qui relie le sujet qui s’exprime à ce qu’il exprime [...] »319.
Les images archétypales qui sont en jeu dans le symbole, à
leur tour, s’apparentent aux images “imaginales” et renvoient
à un monde « qui transcende l’histoire des individus et des
sociétés », qui échappe aux « formes vides rationalisables » et
propose des “matières énergétiques”, sortes “d’hormones du
sens” – ici Durand évoque l’expression de Bachelard – ; ce
qui fait entrevoir dans la compréhension du vécu « une réalité
plus profonde que les faits ou les idées que constate
l’entendement »320. C’est la notion de “matières énergétiques”
qui permet de comprendre d’ailleurs la polarité d’une forme
dynamique, en mouvement, en changement, puisque Durand
se réfère à l’utilisation électrique de “pôle” et à l’image du
“courant” polarisé, de l’onde et du “grain d’énergie”321.
Cela dit, nous proposons d’exploiter les belles métaphores
centrales tirées des ouvrages L’Âme Tigrée – les pluriels de
psyché (1980) et La Foi du Cordonnier (1984), à travers une
constellation d’images qui inclue celles d’autres auteurs, et
qui peuvent témoigner des affinités, des connexions, des
retentissements et des déviations également. De ce fait, nos
variations autour de “l’âme tigrée” et de “l’âme du
cordonnier” feront appel ici à l’âme “basanée” évoquée par
288
l’écrivain Michel Tournier dans Le Vent Paraclet (1977),
ainsi qu’à l’âme “châtaine” (ou “l’once châtaine”) proposée
par l’écrivain brésilien Ariano Suassuna dans sa thèse
universitaire sur la culture brésilienne L’Once Châtaine et
l’Île Brésil (1976), sans oublier la “tigritude”, boutade de
l’écrivain africain Woyle Soyinka (vers 1932), ni les
“dramaturgies de l’exil” présentées par Jean-Jacques
Wunenburger dans La Vie des Images (2002), ou le concept
de “métissage” relu et mis au point par François Laplantine.
Il s’agit, donc, d’observer les nuances sémantiques que prend
l’adjectif “tigrée” dans la métaphore “âme tigrée”, dans le
contexte de l’imaginaire d’autres auteurs qui abordent
également les “pluriels de psyché” mais aussi dans la
perspective des drames identitaires au sein de la diversité
culturelle des sociétés ; et de s’interroger si une
communication sur le plan de l’imaginaire ne serait pas
possible qui pourrait aider à établir un minimum d’harmonie
entre les individus, peuples et différentes cultures ? Un tel
exercice d’argumentation prétend moins répondre à cette
question que mettre en évidence la difficulté même des
métaphores pour rendre compte de la complexité sur le plan
de la pensée et sur le plan de la réalité concrète des rapports
humains.
ÂME TIGRÉE, ÂME “CORDONNIÈRE”
Une fois de plus c’est le sens figuré qui fonde et
même historiquement précède le sens propre,
ce dernier n’étant qu’un sens mort. £ Gilbert
Durand, Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, p. 147
Durand nous fait comprendre tout d’abord que la tigrure de
“l’âme tigrée” tient plutôt à l’aspect visuel de l’animal, la
289
métaphore faisant appel à la pluralité des formes et de coloris,
aux clairs-obscurs, comme dans les vers du poème “L’Ange”,
de Victor Hugo, dont il s’est inspiré pour nommer son livre
« sur les pluriels de psyché » : « Esprit de jour, taché de nuit/
Âme tigrée... ». Il ne s’agit donc pas de se référer à l’aspect de
la cruauté de la bête sauvage en question, ce qui est vite écarté
par l’auteur par sa référence au “tigre au bois” de Monsieur
Jourdain322, et confirmé par son souci d’anticiper les choix par
son éditeur, peut-être trop évidents, de l’image de couverture
de l’ouvrage L’âme Tigrée. Pour contrer les attentes du sens
commun, Durand suggère juste un certain papillon pour la
dite illustration : « ces papillons “tigrés” de mon pays, et
nommément Iphiclides podalirius, le “Flambé” de nos Alpes,
qui est bien une “Psyché” tigrée puisqu’en grec c’est le même
mot qui désigne l’âme immortelle dans ses métamorphoses et
le papillon, ce vivant diapré et léger emporté par les souffles
pluriels (psyché) de la terre et du ciel... »323.
À ce point de l’explication de la métaphore, il est évident que
Durand évite les sèmes de “cruauté” ou sauvagerie par un
processus de “désanimalisation” du substantif “tigre”, au
profit d’une qualité partagée avec un être léger, non plus
terrien mais aérien, qui vole, qui incarne un “désir de
verticalité”, d’élévation, de lumière. Comme l’affirme Durand
dans un autre de ses livres, en citant Gaston Bachelard dans
L’Air et les Songes, « l’archétype profond de la rêverie du vol
n’est pas l’oiseau animal mais l’ange, et [que] toute élévation
est isomorphe d’une purification parce qu’essentiellement
angélique », et [que] la hauteur suscite non pas seulement une
ascension mais un élan324. Il est sous-entendu donc, dans la
métaphore de “l’âme tigrée”, une sorte de dépassement (non
pas de sublimation, en tout cas) de la nature animale, comme
Durand l’avait déjà signalé à propos du sens occultiste du
290
Sagittaire, exprimé par la flèche et par la double nature du
centaure325. La richesse du psychisme individuel ou collectif326
est notamment suggérée en termes d’inclusion de l’altérité –
la mort comme contrepoint de la vie, la considération de
l’enfance et de la vieillesse, et des sexes opposés – « Psyché,
ange aux ailes de lumière et de ténèbres, papillon aux ailes
tigrées... »327. Durand justifie sa métaphore qui fait « écho à
une tradition immémoriale », en évoquant la représentation
par H. Corbin de « l’Ange de l’Humanité comme ayant une
aile noire et une aile blanche, comme Archange
empourpré »328 . Et malgré la prudence avouée de l’auteur par
rapport à des “localisations cérébrales”, il décrit quand même
les zones du cerveau qui seraient plus favorables pour des
articulations symboliques de type “diurne” ou “nocturne” :
l’hémisphère gauche serait le siège de la pensée verbalisée,
alors que l’hémisphère droit serait celui des pensées et
langages non-logiques, des représentations chargées
d’émotivité et du processus corporel, pour conclure : « Quelle
que soit la relation d’indépendance ou de hiérarchie entre les
deux champs de symbolisation, l’âme demeurera tigrée »329.
Puisque, selon Durand, « le cerveau humain a toujours besoin
de ses deux hémisphères – contradictoriels ! – pour
fonctionner ‘normalement’330.
Mieux encore que l’image du papillon diapré durandien, c’est
l’image du Tai Ki des taoïstes qui vient illustrer, quasi de
façon didactique, la complémentarité des contraires en
constante quête d’équilibre dans “l’âme tigrée”. Durand
signale que l’image du Tai Ki, constituée d’un « cercle divisé
par un S qui forme deux secteurs symétriques et aux couleurs
différentes, chacun contenant un petit cercle avec la couleur
de l’autre »331, implique une complicité entre ces éléments en
opposition, une connivence des contraires et l’idée d’une
291
certaine flexibilité et d’ouverture qui caractérise les éléments
d’un ensemble relationnel, de nature systémique, non
exclusifs, non bivalents – d’où le Tai Ki qui a été choisi
comme “blason” par le physicien Niels Bohr, pour travailler
les rapports entre les concepts de complémentarité,
antagonisme et contradictoriété.
L’image du Tai Ki peut illustrer, donc, le complémentarisme
universel du masculin et du féminin, du terrestre et du céleste,
du négatif et du positif, de l’ombre et de la lumière, de
l’ignorance et de la connaissance, de l’individuel et du
collectif, de la vie et de la mort, bref, l’interdépendance des
contraires : « Ils sont inséparables ; le rythme du monde est
celui même de leur alternance »332. Et comme nous le verrons
ci-dessous avec J-J. Wunenburger, le grain de l’Autre est dans
nous-mêmes, ou bien c’est son œil/regard qui entre en nous et
nous attribue une existence, ou c’est l’ouverture en nous pour
l’Autre, ou notre fragilité et perméabilité à l’Autre, ce qui
dans un cas de figure positif et idéal serait ce que Durand
nomme une potentielle “tolérance équilibriste”333.
Il suffit d’examiner un peu plus l’image du Tai Ki, pour
comprendre les liens intimes entre ces deux ouvrages
spécialement poétiques de Gilbert Durand : L’Âme Tigrée
(1980) et La Foi du Cordonnier (1984) – si le premier tient à
constater les éléments opposés constitutifs de l’âme humaine
et de l’âme du monde, le deuxième se réjouit à démontrer
justement l’existence de toutes sortes de “zones
intermédiaires” qui rendent possible la négociation
perpétuelle entre de tels opposés, en contribuant de ce fait à
l’aspect inconstant, diapré, “tigré” de l’ensemble, en
perpétuelle métamorphose. Puisque si la ligne extérieure du
cercle du Tai Ki assure une même extension pour l’un et
292
l’autre élément qui occupe l’intérieur du cercle, la ligne
intérieure de partage de l’espace du cercle à son tour n’a pas
du tout l’aspect d’une frontière tranchante qui pourrait
rappeler un mur de séparation ; mais, au contraire, sa nature
sinueuse permet d’y lire une sorte de chemin en détour entre
les deux terrains opposés et dont les deux bouts/extrémités –
le départ dès le cercle et l’arrivée au cercle – se maintiennent
également proches l’un et l’autre de la petite zone, qui est le
grain ou l’œil de l’Autre dans le même. Cette ligne sinueuse
ressemble davantage au profil démarcatoire entre deux ondes
au sein d’une matière molle et en mouvement circulaire, sorte
de mélange houleux dynamique en ébullition, accentué par les
deux gouttes qui se projettent sur l’autre côté de la ligne,
prêtant un aspect énergisé à l’ensemble visuel en mouvement.
Le tout imagé du Tai Ki fait penser à une cellule, une
semence, un embryon, à quelque chose qui pousse dès ses
premiers moments de gestation. L’image des tout petits
cercles intérieurs au sein des deux “ondes” renvoie ainsi à
l’idée de limitation potentielle, en germe, c’est-à-dire que les
deux entités en jeu portent en elles mêmes le germe de leur
destin ou destination finale et finitude – le cercle devient alors
encerclement spatial, un soupçon de mort. De toute façon,
l’ensemble composé des mouvements du cercle majeur, de la
sinuosité des ondes et de la répétition miniaturisée et doublée
à son intérieur de la figure du cercle entourant emprunte à
l’image du Tai Ki l’idée d’un flux permanent d’éternels
départs et retours, de fins et de recommencements, ce qui
écarte également l’idée de fin absolue. C’est plutôt un
processus de changements en train de se faire que le Tai Ki
semble représenter.
Le pont entre les deux ouvrages – ou entre l’âme tigrée et
l’âme cordonnière – peut bien partir de cette ligne médiane
293
entre le yin-yang du Tai Ki, et qui introduit le thème central
des “intermédiaires” développé tout au long de La Foi du
Cordonnier, ouvrage qui évoque tout le temps, de différentes
façons, l’œuvre d’Henry Corbin et le concept d’imaginal, en
jouant d’ailleurs avec les mots Cordoue, cordouannier,
cordonnier. De ce fait Durand affirme : « L’Imaginatio vera
est le ligneul de poix qui unit l’intention divine à la nature,
c’est-à-dire à l’âme humaine »334. Ce sens plutôt spiritualisé,
gnostique, qui domine ouvertement les argumentations de
l’ouvrage de 1984, produit une série de termes d’un même
axe sémantique : lier, relier, alliance, réconciliation,
médiation, réintégration, “zones de passage”, intermédiaires,
zones entre, bref, des allusions à des opérations symboliques
qui doivent éviter justement la dépolarisation au sein de l’âme
tigrée, comme nous l’avons déjà commenté ci-dessus. Le
cordonnier serait ainsi une sorte de sacerdoce destiné à
« joindre par le fil de poix ou les clous, la semelle qui marche
sur la terre et la voûte de l’empeigne » ; autrement dit, à
« unir la rudesse, la solidité de la terre et la voûte légère du
ciel »335 – si bien que l’idéal gnostique serait de faire cette
expérience d’accès au divin sans des intermédiaires (« la
gnose est connaissance de soi en même temps que
connaissance de Dieu »336). Sous ce signe de l’alliance des
contraires surgit aussi la mention de Durand à son maître
Gaston Bachelard :
« En bon fils de cordonnier, Bachelard posait l’équation du
raccordement de la semelle rationaliste et de l’empeigne
poétique. Somme toute, la philosophie bachelardienne, avec
ses pôles divers réconciliés en un seul savoir, était une gnose
inavouée »337.
294
Bref, l’image de l’âme tigrée en association avec l’âme
“cordonnière”, gagne une signification plus élargie de rejet de
la coupure entre l’imaginaire et la raison, entre sujet et objet,
entre le sacré et le profane, comme cela se trouve développé
dans les divers articles de La Foi du Cordonnier, qui attribue
à la cordonnerie le fait de considérer « l’émergence du réel
comme une dualitude », qui implique le rôle de l’altérité dans
l’identité, la « reconnaissance de l’Autre au sein du même, de
l’altérité du frère, de l’Autre »338. La capacité humaine de
symbolisation se verrait d’ailleurs inhibée par une dominance
de l’un des deux pôles de la psyché – celui de la conscience
claire rationaliste ou celui de la seule imagination – la bonne
santé mentale et la consistance psychique étant sous la
dépendance de la non-séparabilité entre les deux pôles
psychiques, comme l’affirme G. Durand dans le sillage de
Bachelard et en évocant les études de H. Corbin et Mircea
Eliade.
Mais les drames entre les individus, sociétés et cultures
relèvent justement de la perte d’équilibre entre les pluriels de
la psyché individuelle et/ou collective, quand l’âme tigrée se
voit menacée de dépolarisation par dominance ou suppression
de l’un de ses extrêmes opposés et devient malade comme
nous allons le voir.
TIGRURE ET “TIGRITUDE” - LES DRAMES
IDENTITAIRES ET LA CRUAUTÉ
... toute psyché, individuelle ou collective “normale” [...] est
l’équilibre d’altérités diverses – elle est – comme je l’ai déjà
dit dans le titre d’un de mes livres – “tigrée” [...] tolérance
équilibriste [...] l’enfer n’est pas l’autre. [...] mais l’enfer, la
marge, l’exclusion c’est n’importe quel autre.
Gilbert Durand,
295
L’imaginaire et le fonctionnement social
de marginalisation, 1996339
La tension entre opposés complémentaires de “l’âme tigrée”,
outre ses dimensions plutôt métaphysiques, implique aussi un
autre genre de déchirure, sur le plan moins idéal des rapports
entre les individus, sociétés et cultures. Si sur un plan macro,
les nations s’avèrent être des “communautés imaginées”340,
une association entre semblables, cela suppose, certes, une
“inclusion” par communion d’affinités culturelles, mais,
aussi, à l’opposé, quasi automatiquement, une “exclusion” au
titre de manque d’affinités culturelles en commun.
De ce fait, il faut reprendre la métaphore de “l’âme tigrée”
pour lui réintégrer sa “part maudite”, sa dimension cachée ou
refoulée – par exemple, le sème de la cruauté présent dans le
signifié “tigre”. La “tigrure” pouvait bien être alors assimilée
par ironie à une “tigritude”, pour rappeler la boutade de
l’écrivain africain Woyle Soyinka « Un tigre ne proclame pas
sa tigritude, un tigre saute341 », ce qui signifiait en 1932 le
refus du mouvement de la “négritude” et de la croyance à
l’affirmation culturelle et ethnique comme une voie politique
viable et suffisante pour lutter pour la conquête de
l’indépendance politique face au colonialisme européen. Cette
“tigritude” pouvant aussi être revendiquée sous le signe d’une
sorte de projet politique-messianique de et pour la “brunité”
(des peuples “châtains”), comme nous le verrons ci-dessous
avec Ariano Suassuna.
Il s’agit pour le moment d’envisager la “tigritude” de la
tigrure de l’âme “tigrée” plutôt sous l’aspect de la violence
provenant du manque d’équilibre dans les rapports entre
identité et altérité et, par conséquent, de l’élimination d’une
zone intermédiaire d’entente et de négociations, bref, de
296
tolérance des différences entre individus, sociétés et cultures.
C’est l’aspect sauvage de la férocité de l’animal, sa capacité
d’attaque, la violence dans la dispute de territoire, bref, le
cerveau reptilien qui sont alors en jeu. Le sens littéral de
l’image du tigre l’emporte, de ce fait, sur le sens figuré du
papillon diapré proposé par Durand – si bien que le monde
des hiérophanies n’est pas toutefois à l’abri de conflits,
d’affrontements, d’expulsions, d’exclusions, de violences,
comme le prouve l’hagiographie, ou le sort des anges déchus,
ou la cohorte des anges justiciers, la chute d’Adam et Ève, la
vie des orishas africains ou des dieux grecs, etc..
Or, le contraire de la “tolérance équilibriste” (expression de
Durand) qui caractérise l’état de “bonne santé” de l’âme
tigrée se configure par l’impasse de la séparation, par le
surgissement de barrières entre les éléments constitutifs de
l’âme tigrée, par la perte du pouvoir ou de la disponibilité
pour entamer des alliances, des liens de communication et
d’interaction avec Autrui. Une telle séparation s’avère
appauvrissante, aliénante et porteuse du sentiment
d’angoissante étrangeté, dû à la fragmentation et à la
dispersion en parties isolées et endurcies en elles-mêmes de
ce qui doit être organiquement uni dans une hétérogénéité
dynamique. Le contraire de “l’unité des pluriels” de l’âme
tigrée – comme psyché individuelle ou collective – se
développe alors comme un drame dont les pas attestent une
dissolution progressive des rapports entre une identité et son
altérité. Une dissolution de liens qui peut assumer différentes
formes, significations et degrés d’importance selon les
différents contextes où elle s’opère et selon les différentes
visions de monde qui la confortent. Dans tous ces cas de
figure néanmoins se produit un sentiment de déplacement,
d’exil.
297
Quelques-unes des figures du drame – ou dramaturgies – de
l’exil que peut assumer l’âme tigrée ont été d’ailleurs décrites
de façon exemplaire en 1999 par le philosophe J-
J. Wunenburger342, disciple direct de Gilbert Durand, dans une
sorte de contrepoint à l’ouvrage La Foi du Cordonnier, c’est-
à-dire dans une étude non pas sous le signe de la médiation,
de la communion et de l’alliance des contraires, mais sous
l’emblème justement du conflit, de la coupure, de la
séparation et de l’exil. Il est peut-être utile de résumer ici en
quelques lignes les trois cas de figure de dépolarisation
(élimination d’un des pôles d’une opposition) d’éléments de
l’âme tigrée présentés par Wunenburger343 : soit (a) le cas de
radicalisation de gnostiques contre la corporéité et le monde
terrestre, au profit de l’évasion vers l’outre-monde le plus pur,
vers le “salut”, (b) le cas de la conscience d’être de
l’existentialisme sartrien et (c) le cas des symptômes de la
pathologie schizoïde. Pour synthétiser, est en jeu la perception
de l’Autre, du Non-Moi comme une menace à l’intégrité du
Moi, du Même et la conséquente production de rejet, peur,
angoisse, panique, fuite, séparation, exil, voire la destruction
d’Autrui ou la propre destruction du Moi. L’Altérité n’est
plus un défi salutaire à la curiosité, ou une invitation à la
découverte du Différent, un voyage vers la découverte de
l’Inconnu, mais « une forme sombre ou force sombre, noire,
qui enserre, étouffe le Moi, avant de l’expulser de lui-même,
de le vider ou de le réduire à néant »344. Dans le cas de l’effroi
gnostique cité, c’est le monde lui-même qui devient une
« création manquée et souillée, œuvre d’un dieu inférieur »,
signe du mal, ténèbres, mort, ignorance et qui contamine et
défigure le corps, engendrant des conflits entre la pureté et
l’innocence de l’âme et les besoins “impurs” de la chair – la
coexistence du corps et de l’âme devient alors impossible,
298
infernale, il ne reste alors que la solution extrême de ce conflit
par la Mort ou bien la résignation à une vie précaire de
réclusion, d’exil : vivre comme un être étranger dans son
propre corps et dans ce monde-ci. Pour le cas de
l’existentialisme sartrien, différemment, pas d’espoir de salut
pour la situation infernale en face d’Autrui : la confrontation
identité/altérité ne produit qu’un irrémédiable néant, un enfer
ontologique, une fois que le seul fait du regard d’Autrui sur le
Moi, en lui conférant une existence, une nature, en
fonctionnant comme intermédiaire du Moi au propre Moi,
dépossède celui-ci de sa liberté et de “sa transcendance
originaire”, de sa “substance d’être”, puisque pour se voir
révélé comme sujet, le Moi doit être d’abord “objet” perçu
par Autrui : « S’il y a un Autre, [...] j’ai un dehors, j’ai une
nature : ma chute originaire c’est l’existence de l’autre »345.
Finalement, le dernier cas présenté par J-J. Wunenburger
embrasse un éventail de schèmes dualistes où la peur de
l’Autre, résultant d’une menace soit réelle, soit imaginaire,
produit des drames de différents degrés d’importance – soit
des drames “normaux” et momentanés propres aux
affrontements avec le différent ou le nouveau et qui se résoud
à travers une “réaction adaptative”, persévérante et produit un
« sursaut d’identité personnelle », un enrichissement du Moi,
de l’Identité ; soit des drames à caractère pathologique, fruits
d’une perception erronée de l’Autre, du Non-Moi comme une
menace, comme une agression qui immobilise le Moi, en le
privant de réaction adaptative – le résultat est la peur panique,
le choc, le refus de relation avec Autrui, la “crispation
unilatérale” du Moi, retrait, intolérance, dévalorisation et
dépréciation du Non-Moi, impossibilité de coexistence, qui
dans des cas extrêmes peut produire un “autisme morbide”, la
« décomposition silencieuse de l’intériorité », la
299
« démobilisation du moi »346, sa fragilisation et son
anéantissement ou auto-anéantissement.
Voilà la “part maudite” de l’âme tigrée, la part de cruauté de
sa tigrure, quand les mécanismes de médiation,
d’intersubjectivation dérapent et menacent l’hétérogénéité
dynamique de ses pluriels, en produisant des conséquences
désastreuses sur le plan des rapports de tout niveau entre
individus, sociétés et cultures différentes.
Pour conclure, il faut peut-être revenir à Gilbert Durand, dans
sa belle conférence347 sur la question de « la représentation
des exclus » (thème du « VII Ciclo de Estudos do
Imaginário », du Centre de Recherches sur l’Imaginaire sous
la direction de Danielle Perrin Rocha Pitta), quand
l’anthropologue signale que l’exclusion et la marginalisation
sociales sont « partie prenante dans la genèse de l’imaginaire
social, tiennent une voix indispensable dans le concert d’une
culture et d’une société »348. Puisqu’il n’est pas question
“d’inertie imaginaire” à laquelle pouvait être réduite une
situation sociale ou rôle, même le rôle “le plus exclu” doit
être activé : « L’exclu, derechef, entre dans un premier temps
comme pôle imaginaire négatif redouté, menaçant, polluant,
etc. Renforcement négatif dans un premier temps qui, peu à
peu, se colore d’éléments positifs »349. La marginalisation ou
exclusion d’éléments peut exister, donc, dans les enjeux des
pluriels de psyché, mais elle ne saurait pas être permanente.
Il nous reste à examiner rapidement deux cas d’imaginaire
littéraire, pour illustrer des caprices sémantiques résultant des
différents ancrages culturels du symbole de l’âme tigrée.
ÂME “TIGRÉE”, “BASANÉE” OU “CHÂTAINE” : A.
SUASSUNA (1976), M. TOURNIER (1977) ET LA
300
“PENSÉE DU MÉTISSAGE” DE FRANÇOIS
LAPLANTINE.
Un peuple, d’ailleurs, n’est jamais prisonnier de lui même, si
peu nombreux soient ses membres et si isolé qu’il soit par sa
géographie : [...] d’innombrables et imperceptibles échanges
se sont effectuées à travers des espaces ‘infranchissables’ ; la
mer, les îles, les oasis du désert, les sentiers de la forêt [...].
Jean Duvignaud, La Contamination, 1994350
L’épigraphe en tête semble faire écho à un passage d’un autre
texte de Gilbert Durand, écrit en 1961, dans lequel
l’anthropologue réaffirme sa croyance à l’imaginaire en tant
qu’une sorte de langue commune (c’est moi qui emploie le
terme “langue”) de communion possible entre les humains
des différentes sociétés et cultures : « les représentations
humaines, normales et pathologiques, primitives et civilisées,
individuelles et collectives, sont toujours dotées d’un sens,
c’est-à-dire ne sont jamais arbitraires. [...] d’un sens, d’une
vocation ou d’un destin ontologique. Si les hommes peuvent
mutuellement, à travers le temps de l’histoire et la distance
des civilisations, se ‘comprendre’, si les mythes, les
littératures et peut-être les poèmes peuvent universellement se
traduire, c’est que l’espèce homo sapiens toute entière
possède un inaliénable et fraternel patrimoine de symboles
qui constitue l’empire de l’imaginaire »351.
G. Durand évoque toutefois la “part maudite” de la psyché
collective, qui peut affleurer en certains moments dans la vie
de toute société (« des attitudes plus ou moins masquées, plus
ou moins latentes ») et nuire à l’harmonie minimale des
rapports sociaux dans la courte durée, mais qui est
responsable également du dynamisme social, en évitant que
les identités soient figées : « La coupe statique d’un ensemble
301
socioculturel à un moment donné donne toujours l’image
double d’un “pays légal” [...] entouré d’un tout autre “pays
réel”. Et comme il y a une “France profonde”, il doit y avoir
certainement un ‘Brésil profond’ qui échappe aux
planifications »352. Sur ce point, il faut ouvrir une parenthèse
pour rappeler que le modèle de “topique sociale” durandienne
qui implique les dimensions patentes, latentes et émergentes
en perpétuel mouvement au sein d’une culture, l’auteur
l’avoue la devoir aux études de son maître Roger Bastide
« sur les latences dans les syncrétismes, les acculturations, les
métissages » ; dit Durand : « Qu’il me soit permis ici de
rendre à Roger ce qui est à Roger »353.
Durand n’arrive pas, par contre, à “angéliser” les “marges”,
même s’il convient qu’elles « sont une sorte de réserve
culturelle et sociale qui permet aux sociétés de se
renouveler ». L’anthropologue prend soin de distinguer deux
catégories d’exclusion sociale : les “marginaux” qui
produisent l’exclusion, qui sont “exclus par vocation”, et les
“marginalisés”, qui subissent l’exclusion, qui sont “exclus par
décision extrinsèque”, qui sont “ensauvagés” et peuvent
même devenir des “marginaux”/légalement exclus par la
société légale ou dominante. Bref, selon l’auteur, dans une
société non malade il y aurait des “schèmes circulaires” au fil
des temps entre ces deux ensembles imaginaires en tension,
c’est-à-dire entre la société légale, institutionnalisée et ses
marges. De telles circularités de valeurs, imprégnées de
mythes, de “mythifications”, voire de mystifications, font
justement l’objet de la mythodologie durandienne, composée
d’une mythocritique et d’une mythanalyse.
C’est sous le signe de l’exclusion culturelle au sein de la
“psyché collective” que les pluriels qui font la tigrure de
302
l’âme tigrée se voient réduits sous la domination exacerbée de
l’un de ses éléments. Ce que nous pouvons illustrer à l’aide de
deux imaginaires littéraires engagés dans des idées utopiques
d’égalité sociale – l’un français, l’autre brésilien : l’un traitant
du “basané” et l’autre du “châtain”, comme des éléments
souhaitables de valorisation en profit d’une pensée plus riche
et complexe et d’une façon moins figée et plus adaptative
d’être au monde. Pour faire apparaître la pertinence de
l’articulation entre le tigré (G. Durand), le basané
(M. Tournier) et le châtain (A. Suassuna), et pour tenter d’en
corriger certaines déviations sémantiques commises à l’égard
du “tigré” durandien, nous ajoutons ici l’ancien et polémique
“métissé”, ou mieux, non, nous évoquons en fait la “pensée
du métissage” - élucidée et vivement proposée par François
Laplantine dans l’esprit des nouveaux paradigmes
scientifiques fondés sur une raison complexe.
En 1976, Ariano Suassuna soutient sa thèse L’Once Châtaine
et l’Ile Brésil – une réflexion sur la culture brésilienne, où il
commente les racines de son grand roman La Pierre du
Royaume (1977), au cours de l’esquisse d’une mythanalyse et
d’une mythocritique (sans le savoir, pourtant, comme
M. Jourdain) qui puisait dans cinq siècles de littérature en
général et aux racines de la formation de la culture au Brésil.
L’année suivante, Michel Tounier publie Le Vent Paraclet
(1977), où il commente également le processus de
construction de son roman Vendredi ou les Limbes du
Pacifique (1967) – parmi d’autres de ses œuvres –
curieusement cela se fait au même diapason de critique
sociale et culturelle que celui entrepris par A. Suassuna, c’est-
à-dire, en plaidant en faveur d’une coexistence harmonique,
égalitaire, enrichissante, sans discriminations entre cultures
303
différentes, en l’occurrence européennes et non-européennes,
au sein des sociétés à la fin du XXe siècle.
Pour résumer, Suassuna réalise une sorte de revendication
d’identité culturelle bien élargie, qui dépasse de beaucoup les
seules frontières du Brésil et même celles de l’Amérique
Latine, pour embrasser aussi l’Europe Méditerranéenne,
l’Asie (plutôt l’Inde) et l’Afrique (plutôt le nord), dont les
peuples sont pour autant réunis sous la bannière symbolique
de “peuples de la “Reine du Midi” : « toutes les races foncées
situées au Sud ou autour de l’Équateur » ; « les peuples
maigres et bruns du monde – dont la Nation reçoit du Christ
une mission apocalyptique de protestation et de condamnation
messianique »354. Cette revendication au profit « des peuples
châtains de la Reine du Midi », apparemment calquée sur le
seul critère racial du “métissage”, ne l’est pourtant pas : il
s’agit d’un « métissage moral, culturel, beaucoup plus
important que celui du sang », selon les mots de l’écrivain.
Or, le terme “châtain” de Suassuna se trouve ainsi dans le
sillage de ceux proposés par d’autres penseurs brésiliens qui
le précèdent et qui se sont vus eux-aussi embrouillés dans les
pièges des métaphores qui ont renvoyé à l’idée peu noble du
“mélange”, “amalgame” ou “fusion”, quand il s’agissait dans
leurs écrits plutôt de l’idée avancée de “complexité
culturelle”, de pluralité culturelle, ou “d’unité de contraires”,
d’unité faite de contraires, sans synthèses homogénéisantes,
comme c’est le cas de Suassuna, comme nous le verrons ci-
dessous – à propos de complexité, François Laplantine fait le
commentaire suivant sur l’univers religieux brésilien :
« Roger Bastide le définissait comme offrant la possibilité de
vivre sans contradiction une double et même triple
appartenance confessionnelle »355. Je conclue que les penseurs
304
des débuts du XXe siècle, à la recherche d’une théorisation (et
de termes) qui pouvait expliquer (après coup) le profil
différent de la culture brésilienne, riche de la pluralité
constitutive de ses ethnies – dont trois classiques comme le
blanc européen, le rouge indien et le noir356 africain, sans
compter d’autres peuples arrivés massivement357 à partir du
XIXe siècle358 – ces penseurs se sont appuyés rapidement sur
l’aspect visuel diapré procuré par certains termes pour y
aboutir : dont l’apologie de la “morenidade” (brunité) du
sociologue Gilberto Freyre, par exemple, qui selon Suassuna
serait arrivé à ce terme dans les années 1930 par le biais de la
“négritude” définie par Senghor, Aimée Césaire et d’autres et
aussi à partir de la “parditude”, du terme “pardo” (métis,
basané) de Euclydes da Cunha (auteur de l’épopée Os
Sertões/Hautes Terres)359.
En retournant à l’essentiel de la thèse de Suassuna, cet auteur
propose une étude multidisciplinaire et de grande densité
intertextuelle appuyée sur de nombreux points de vue –
aspects philosophiques, sociologiques, historiques,
psychologiques, esthétiques, critiques, littéraires, artistiques –
et un grand nombre de textes écrits entre le XVIe et le XXe
siècles, toujours en quête du « socle et du secret vital »,
« l’esprit particulier et unique » caractéristique de la pensée et
culture brésiliennes. Les mythes essentiels dégagés d’une telle
entreprise seront au nombre de deux : le mythe de la Reine du
Midi – c’est-à-dire le destin messianique de rédemption des
peuples châtains du Sud, avec leur potentielle arrivée à la
Terre Promise/paradis terrestre après la longue traversée du
Désert aride – et le mythe du Jardin Edénique primordial
avant la Transgression et Chute/Expulsion, jardin utopique
qui se retrouverait aussi dans le mythe de “l’Ile Brésil” (partie
d’un lignage d’autres îles mythiques depuis l’Antiquité). Le
305
mythe de l’Ile Brésil serait déjà bifrons et ambivalent, union
de contraires – une “île végétale”, paradisiaque, édénique,
féminine, humide, lunaire, liée au littoral et au côté portugais
de la Péninsule Ibérique ; et une “île minérale”, liée au sertão,
désertique, ensoleillée, virile, masculine et liée à l’El Dorado
espagnol. Cette thématique de l’île paradisiaque gagne des
couleurs contrastées pendant le baroque au XVIIIe siècle, pour
assumer des nuances plus sombres au XXe siècle – le paradis
trompeur et l’eldorado inaccessible. Pour résumer, il faut
signaler que le brésilien est envisagé comme le “successeur
châtain” des “indiens rêvés dans les utopies de Montaigne,
Thomas Morus et Rousseau”.
Quel genre de pensée serait alors caractéristique de la culture
de “l’île Brésil” ? Quel serait le profil de cette « once360
châtaine du Midi » ? Suassuna a pris soin de nous prévenir
qu’il « n’investit pas contre la dignité de la raison », mais
signale tout de suite que « la raison abstraite n’est pas la seule
qui nous met en communication avec le secret du monde ;
l’intuition, l’imagination et la révélation ont peut-être un rôle
antérieur et primordial beaucoup plus important et sans lequel
la raison réflexive n’aurait aucun matériau à travailler »361.
L’auteur rejette vivement l’attribution qui est faite par le Nord
aux peuples châtains « d’une inclinaison à la sensualité, au
plaisir, aux passions, au jeu des désirs, à l’ivresse orgiastique
et sauvage », et aussi de « l’incapacité d’une pensée,
spécialement pour les problèmes de la pensée pure »362.
Suassuna signale que les traits attribués à ces peuples
n’excluent pas le contraire ; c’est-à-dire qu’il s’agit de
« peuples à la fois nocturnes et solaires, apolliniens et
dionysiaques, plutôt danseurs et musicaux que réflexifs,
plutôt de la plastique sensuelle et de la pulsation du rythme
esthétique que de l’abstraction », certes, mais que pour ces
306
peuples « la pensée et la réflexion étaient aussi une fête, une
ivresse », « une pensée plutôt esthétique et éthique que
logique et métaphysique », et que leurs « meilleurs penseurs,
presque toujours évitent de figer leurs idées dans des
systèmes », qu’ils n’écrivent pas d’habitude des systèmes de
pensée pure ou pratique, mais fournissent à leur “façon
intuitive et concrète” une vision de monde contenue dans une
Mythologie, un Art et une Littérature liés à ce qu’il y a de
plus primordial, vigoureux, élémentaire et souterrain dans
l’esprit humain »363. Bref, la pensée brésilienne aurait été
forgée de manière la plus réussie à partir du Baroque (XVIIIe
siècle), qui est « la plus complète, riche et féconde des visions
de monde, des styles de l’Art et de Vie »364 – ici Suassuna
analyse les grands auteurs de sa prédilection, comme
Cervantes, Santa Teresa d’Avila, Unamuno, São João da
Cruz, Calderon de la Barca, mais aussi El Greco, Goya,
Gôngora, Velásquez, Garcia Lorca. Et insiste sur sa thèse :
l’union de contraires, l’ambivalence, l’ambigu, le jeu
d’antithèses qui sont le noyau de la culture et de la pensée
brésilienne et « l’esprit profond commun » aux « peuples
châtains du Midi » : « c’est le choc violent, mais, à la fois,
l’unité terrifiante de l’être et de la ruine ; de l’univers
extérieur et réel et de son reflet dans la conscience humaine ;
du réel, de l’imaginé et de l’imaginaire ; de la liberté et de la
fatalité ; de l’intuition et de la réflexion ; de la vie et de
l’amour en tant que serviteurs de la Mort et des liaisons de la
Mort avec l’Amour – y compris l’amour sexuel – comme
facteurs d’éternité et de jouvence, de la Mort comme
possibilité de sauvage floraison et résurrection ; de la réalité
implacable et austère d’un côté, du réel magnifié de l’Art,
d’un autre côté ; de la clarté énigmatique et de l’obscurité
307
sombre, bourbeuse et fascinante de la Beauté – qui est à la
fois abîme saturnien et éclat solaire [...] »365.
Finalement Suassuna explique l’union de contraires comme :
« la tendance pour assimiler et fondre des contrastes dans une
synthèse nouvelle et châtaine qui donne unité à une
complémentarité d’opposés » – ainsi, la tendance à la “la
pulsation de l’Être”, « une vision qui embrasse l’Être et le
devenir Être » ; tendance à l’unité sujet-objet” ; « l’esprit
magique et fantastique complémenté par le réalisme critique
et satirique ; la métamorphose de la floraison et de la
décomposition ; quotidien et chimère ; le dionysiaque et
l’apollinien ; la violence et le mauvais goût du populaire et le
raffinement de l’érudit ; l’épique et l’introspection, voire
l’idolâtrie du Moi ; le lyrisme personnaliste et le social
collectif ; les conventions et la fête ; le Beau et le Laid ;
l’esprit prophétique et le comportement orgiastique, le végétal
de la Forêt et le désert du Sertão ; le Tragique et le Comique ;
le village et le monde ; l’optimisme et le pessimisme ;
l’ivresse de la Vie et la poussière et la cendre de la Mort ;
[...] »366. Ainsi Dieu réunirait le principe masculin et féminin.
Et l’image de la science surgit toute faite de doutes, comme
Suassuna se réjouit à l’exemplifier en citant la pensée de
Matias Aires : « la science humaine consiste toute entière de
doutes. Des premiers principes visibles et matériels nous ne
connaissons encore que leur existence, mais non pas leur
nature ; car la contexture de l’univers est unie et régulière en
soi, d’une façon que dans l’ordre de ses parties on ne peut en
connaître une sans les connaître toutes ; pour cela, toutes
s’ignorent, puisqu’aucune ne se connaît »367. Selon Suassuna,
Matias Aires, au milieu du XVIIIe siècle identifiait déjà le
“transit, le passage” au cœur de la réalité de toute chose, d’où
la vision de la réalité comme mutation continue : « Dans les
308
choses, est devenir ce que nous semble être permanence... De
la sorte que nous pouvons seulement dire proprement que les
choses sont en train de finir et non pas qu’elles sont en train
d’être »368.
Il faut signaler néanmoins le danger de l’emploi d’un terme
compromis avec une réalité d’ordre raciale et doté d’une
histoire idéologiquement polémique : le terme “châtain” de
Suassuna, qui revendique une réalité de l’ordre du
contradictoire, de l’union de contraires complémentaires,
d’une pensée du mouvement et d’une raison ouverte, risque
d’être compris d’une façon tout à fait opposée, quand
Suassuna lui-même dans un certain passage de sa thèse
défend Euclydes da Cunha [auteur de Os Sertões/Hautes
Terres] de l’accusation de racisme de la part de Gilbert
Freyre : selon Suassuna, il n’y avait pas d’hostilité contre les
noirs, quand Euclydes da Cunha valorisait “le commencement
de la stabilité dans le châtain et le “pardo”, que « c’est vers
où nous pousse ce que Clovis Bevilaqua appelle fusion, ou
fusionnement et amalgame des trois races »369. Voilà pourquoi
Suassuna lui-même s’est vu exposé aux critiques des
mouvements noirs brésiliens en 1976, avec sa thèse que nous
venons d’exposer ici.
Passons rapidement à Michel Tounier et à ses utopies autour
du “basané”, qui se font dans la même ligne de pensée de
Suassuna et la même année presque (l’un en 1976, l’autre en
1977). Tout d’abord, il s’agit également de la construction
d’un roman – Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967) – et
d’un discours métalinguistique – Le Vent Paraclet (1977) –
sous la forme d’un essai qui mettent tous les deux en jeu le
choc entre civilisations différentes. Tournier reprend le
classique de Daniel Defoe, Les Aventures de Robinson
309
Crusoe et le réécrit en inversant/renversant l’esprit qui était le
sien, pour mettre en œuvre « un propos plus proprement
philosophique » et qui ne partage pas l’optique selon laquelle
« Robinson détient seul la civilisation », puisque Vendredi
pour Daniel Defoe était « une bête, un être en tout cas qui
attend de recevoir son humanité de Robinson, l’homme
occidental, seul détenteur de tout savoir, de toute sagesse »,
Vendredi n’étant rien qu’“un bon serviteur”370.
Il s’agissait pour Tournier de toucher à un mythe « des plus
actuels et des plus vivants que nous possédions, ou plutôt
dont nous soyons possédés », « notre commune condition
d’hommes du XXe siècle » à l’image de Robinson Crusoe
comme « l’un des éléments constitutifs de l’âme de l’homme
occidental » : Robinson, le héros de la solitude dans son île
est censé « pourvoir lui-même à tous ses besoins sans l’aide
de la société », incarnant l’idéal de « liberté, richesse, solitude
ou les trois faces de la condition moderne »371. Autrement dit,
c’est « le problème d’autrui, de l’absence ou de la présence
fantomatique d’autrui », selon l’auteur, dans le sens que
Robinson s’attendait à rencontrer certes un compagnon pour
résoudre sa solitude, mais non pas un comme Vendredi, un
nègre, mais un compagnon à sa propre image, « un autre
Anglais, un autre Robinson », et « qui aurait fait retomber
l’aventure assez platement »372. Robinson soumet Vendredi
aux savoirs, habitudes et mœurs de sa propre culture, mais se
sent “étouffé, suffoqué” quand même en face de l’inattendue
et surprenante différence de l’autre : « sa présence suffit déjà
à ébranler l’organisation de l’île, car visiblement il [Vendredi]
ne comprend rien à tout cela, et Robinson se voit dans ses
yeux et ne peut plus désormais ne pas juger sa propre folie.
Vendredi sème le doute dans un système qui ne tenait que par
la force d’une conviction aveugle »373.
310
Pour résumer, Michel Tournier décide de proposer un autre
sens pour le récit classique et le mythe de Robinson :
« observer leur rencontre, leur lutte, leur fusion et l’ébauche
d’une civilisation nouvelle, qui sortirait de cette synthèse » et
où « Vendredi [...] sert à la fois de guide et d’accoucheur à
l’homme nouveau »374. La symbolique de la rencontre est
construite en ces termes : Robinson appartenant au règne
terrestre – âpreté, lenteur –, finit pour se tourner vers le soleil
sous l’influence de Vendredi – aérien, éolien, ariellien, la
flèche, le cerf-volant, la harpe éolienne375. L’île prend le sens
aussi d’un bocal où l’expérience d’un “homme nouveau” se
voit en train de se faire ; une sorte d’espace transitionnel,
intermédiaire, de passage – « les limbes du pacifique » – entre
l’enfer du choc des différences identitaires, d’un côté, et un
prétendu paradis d’entente nouvelle et d’identité plurielle,
d’un autre côté, avec, disons, la convivialité résultant d’une
compréhension ou négociation dynamique de la
complémentarité entre des éléments contraires et
antagonistes.
Avec une critique très dure sur les rapports humains au sein
du peuple français et européen en général – « cela s’appelle
retenue, froideur, quant-à-soi » résultant d’un dressage
éducationnel antihumain, qui les met dans « une carapace
d’isolement », de “discrétion guindée”, si différemment de ce
qui a lieu dans les pays dit “sous-développés”376 – Tournier
fait son plaidoyer, tout comme Suassuna, pour les peuples
châtains – en l’occurrence, les “basanés” marginalisés au-
dessus de la ligne de l’Équateur : « j’aurai voulu dédier ce
livre à la masse énorme et silencieuse des travailleurs
immigrés de France, tous ces Vendredi dépêchés vers nous
par le tiers monde [...] sur lequel repose notre société et qu’on
ne voit jamais, qu’on n’entend jamais, qui n’ont ni bulletin de
311
vote, ni syndicat, ni porte-parole. [...] Notre société de
consommation est assise sur eux, [...] sur ce peuple basané
réduit au plus absolu silence. [...] il va de soi qu’ils n’ont rien
à dire, rien à nous dire, rien à nous apprendre [...] Prenons
garde que la voix de cette foule muette n’éclate pas tout à
coup à nos oreilles avec un bruit de tonnerre ! »377
Pour conclure, il faut signaler que ces termes “tigré”,
“basané”, “châtain” ne s’inscrivent pas du tout sous le signe
ni du “mélange”, ni de “l’amalgame”, ni du “syncrétique”,
comme d’ailleurs le terme “métissage” non plus – une
équivoque qui a régné longtemps. Même si les termes
employés par Suassuna et Tournier font allusion, certes, à des
données d’ordre ethnique et racial, tous ces termes semblent
revendiquer – y compris, bien sûr, le terme “métissage” – une
forme nouvelle et différente d’être, de concevoir le monde,
une nouvelle forme de penser. Il faut faire appel ici aux
explications de l’anthropologue François Laplantine378 sur le
terme “métissage”, pour mettre en évidence un pont entre les
quatre termes en jeu ici. Tout d’abord, le “métissage” serait
une expérience et une pensée en devenir, en processus, une
pensée de la relation, « nomade, non linéaire, qui ne rapporte
pas des effets à des causes », une “pensée du milieu”
caractérisée par « la dynamique du trait d’union, de l’entre
deux », « dynamique née de la rencontre de l’entre-deux, de
l’interstice, de l’intervalle, de l’intermittence qui appellent
des intermédiaires, qui suscite des intersections »379, un
processus, donc, fragile, puisqu’en constante mutation,
changement, transformation ; et qui ne refuse pas l’aspect
étrange, étranger, contradictoire de l’existence, ni cherche non
plus une homogénéisation parfaite, ni une hétérogéneisation
radicale. Le métissage ne se confond pas avec le syncrétisme,
le melting-pot, le patchwork, l’osmose, la symbiose, ni
312
cherche l’accord total ni l’écart total entre le même et l’autre,
mais « un mouvement de circulation ininterrompue entre la
conjonction et la disjonction »380, qui ne laisse place ni au
repos ni à la stabilité ou à la constance, mais s’avère plutôt
« un mouvement de tension, de vibration, d’oscillation qui se
manifeste à travers de formes provisoires se réorganisant
autrement »381 ; « il n’y a plus de contours tranchés, de valeurs
constantes, de formes pleines, pures, complètes et
autosuffisantes »382. Selon les auteurs383, finalement, il ne peut
exister de métissage « conquérant, dominant, victorieux. Un
idéal de métissage serait certainement une contradiction, de
même qu’un métissage qui à un certain moment cesserait de
se métisser. La tension du devenir métis surgit le plus souvent
de manière infiniment discrète, dans les marges de ce qui est
officiellement reconnu. Elle suppose une pensée sur le mode
mineur ». Tout cela exposé, les auteurs assurent que le
métissage ainsi compris représenterait une « troisième voie
entre le communautarisme et l’assimilation, la seule apte à
reconnaitre la mouvance, l’instabilité des cultures et des
identités culturelles »384.
CONCLUSION
Cet article a essayé de mettre en évidence la difficulté de
s’exprimer verbalement au sujet des notions élaborées par une
pensée nouvelle, dans un paradigme nouveau (à présent déjà
“vieux” d’un siècle pratiquement) et qui prétendait
apréhender le réel dans la fluidité de sa dynamique en train de
se faire et au long d’une riche échelle de gradations qui va du
“oui” au “non”.
Ces deux ouvrages de Gilbert Durand – L’âme Tigrée et La
Foi du Cordonnier – travaillent tous les deux sous le signe
d’une pensée plurielle, ou “intersticielle” (Laplantine),
313
comme a pu le décrire joliment le poète-penseur Fernando
Pessoa à propos de la sinuosité de la “pensée du serpent” :
« le serpent lie les contraires vrais, parce que, pendant que les
chemins du monde sont, ou la droite, ou la gauche, ou du
milieu, lui [le serpent] suit un chemin qui passe par tous et
n’en suit aucun »385.
Cette notion d’une pensée comme mouvement sinueux et
transitionnel dans l’espace, zone floue d’incertitude, un
mouvement ouvert entre polarités mais qui ne se confond pas
avec elles ni prétend être leur synthèse, Gilberd Durand n’a
cessé de tenter de l’encercler, à l’exemple de ses structures
“synthétiques” de l’imaginaire bientôt reconsidérées et
renommées par Durand comme “structures disséminatoires” :
« dénomination derridesque” qui “intègre le temps” et marque
“une multiplicité irréductible et générative »386.
En 1983, Gilbert Durand lance le projet d’un « Centre sur
l’Imaginaire Européen » et se justifie de la façon suivante :
« Centre de double circonstance, si je puis dire, puisque d’une
part les discours officiels conjuguent l’Europe à tous ses
temps et à tous ses modes, d’autre part, parce que les discours
officiels oublient catastrophiquement le seul mode sans lequel
peut se penser notre continent : le faisceau somptueux de ses
imaginaires et de ses mythes. Les imaginaires finissent
toujours par se raccorder, il n’en va pas de même des
commerces et des productivités matérielles qui, eux, se
pensent toujours en termes de concurrence, de compétition, de
combat »387.
La tentation du passage à l’acte, c’est-à-dire de passer du
monde spéculatif des idées à celui de l’action au sein concret
du monde social et politico-économique des différentes
314
cultures, toutefois, ne serait jamais à l’abri des manipulations
du politique qui tend lui toujours aux dépolarisations – c’est-
à-dire à trancher par “oui” ou par “non”, “à gauche” ou “à
droite”. Même si certaines sociétés ont paru quelquefois à
Gilbert Durand pouvoir incarner la bonne santé des pluriels
de psyché comme âme “tigrée” :
« Et finalement une “grande culture” est celle qui sait
articuler ses pluralismes [...] faire place à l’effervescence de
ses marges, tisser son texte culturel de tous les intertextes qui
le composent.
Nulle part plus qu’au Brésil une telle thèse ne trouvera un
écho positif, nous en sommes persuadés. [...] en respectant -
plus qu’ailleurs – la pluralité des cultures, des mentalités, des
imaginaires en un mot, qui le compose. [...] Roger Bastide
considérait le Brésil – qu’il aimait tant – comme observatoire
“sociologique” le plus privilégié, le creuset où tous les
“anciens mondes” d’Europe, d’Afrique et d’Amérique
indienne, pouvaient réellement se fondre en un exaltant
“Nouveau monde”. Et je puis constater [...] combien Roger
Bastide avait généreusement raison ! »
Il est important, finalement, de pouvoir parcourir l’œuvre de
Gilbert Durand toute entière dans son ensemble, pour
constater que la notion de “trajet anthropologique” qui trouve
son illustration idéale dans la “topique sociale” où circulent le
patent, le latent et l’émergent des cultures, semble être le
garant (interdisciplinaire par excellence) de la pérennité de la
pensée du Maître de Grenoble dans le cadre non seulement
des théories de l’Imaginaire, mais de la Science tout court
(Bachelard dirait plutôt des Sciences). Et constater également
toute l’actualité de sa pensée, une pensée nouvelle qui évite
l’affrontement, parie sur un jeu d’équilibre entre opposés
315
antagonistes et complémentaires et qui devrait se disséminer
de toute urgence dans notre époque.
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318
Le vêtement et l’automobile
comme objets de la sociologie de l’imaginaire
Frédéric Monneyron
Le vêtement est l’objet d’un certain paradoxe. Alors qu’il est
ce qui différencie le plus évidemment l’homme de l’animal,
distingue le plus immédiatement les hommes entre eux ou
identifie le mieux une époque, il a été peu étudié en tant que
tel. S’il est difficile, d’une manière générale, de contester ce
diagnostic, on pourra toutefois objecter que la situation a
bougé depuis quelque temps et que les deux dernières
décennies ont vu la publication de plusieurs ouvrages
importants, consacrés au vêtement et à la mode. Mais il
convient de remarquer aussitôt que ces ouvrages restent
essentiellement le fait d’une seule et unique discipline :
l’histoire. Et, aussi nécessaires puissent être les passionnantes
recherches de Philippe Perrot (Les Dessus et les dessous de la
bourgeoisie. Une histoire du vêtement au XIXe siècle, Paris,
Fayard, 1981) et Daniel Roche (La Culture des apparences.
Une histoire du vêtement (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris,
Fayard, 1989), le rôle du vêtement dans la construction des
identités individuelles ou sociales continue d’être largement
sous-estimé.
La psychanalyse, depuis l’ouvrage, pourtant pionnier, de
Henry Flügel en 1930 (Psychology of Clothes, 1930, trad. fr. :
Le Rêveur nu, Paris, Aubier, 1982), s’y est peu intéressée, en
tout cas très obliquement : par le fétichisme surtout, et à
l’exception de quelques tentatives très méritoires comme celle
d’Eugénie Lemoine-Luccioni (La Robe. Essai
psychanalytique sur le vêtement, Paris, Seuil, 1983), l’a
largement laissé en dehors de son champ d’investigation. Du
319
Traité de la vie élégante d’Honoré de Balzac en 1830 jusqu’à
Roland Barthes et à son Système de la mode, nombreux sont
incontestablement les écrivains à avoir stigmatisé les
implications du vêtement dans le fonctionnement des sociétés.
Mais la sociologie, malgré quelques ouvrages intéressants
comme ceux de Quentin Bell : Mode et société. Essai sur la
sociologie du vêtement, Paris, PUF, 1992 (On Human Finery :
1976), et de René König : Sociologie de la mode, Paris,
Payot, 1971 (Kleider und Leute, Zur Soziologie der Mode,
1968), est loin, par exemple, de lui avoir accordé toute la
place qui lui revenait dans l’intégration comme dans la
contestation sociales, et n’a sans doute pas suffisamment mis
en valeur son importance dans les comportements sociaux,
car, si l’on ne s’habille pas de la même façon pour aller à une
soirée mondaine, à une garden-party ou à un match de tennis,
à l’évidence on ne se comporte pas non plus de la même
façon selon les vêtements que l’on porte…
Le paradoxe qui touche le vêtement touche aussi – à un degré
moindre – l’automobile. Depuis un siècle, l’automobile est
devenu un objet de notre environnement quotidien et, dans les
sociétés occidentales au moins, un objet de consommation
très courante. Son industrie, de même que l’industrie de la
mode d’ailleurs, est une des industries majeures du monde
moderne. Pourtant, assez curieusement, elle a donné lieu à
relativement peu d’études théoriques. Si l’on excepte des
études à caractère économique d’une part et à caractère
géographique (en particulier en géographie urbaine) d’autre
part, le phénomène automobile n’a, d’une manière générale,
reçu que peu d’attention de la part des sciences humaines et a
été peu étudié dans ses aspects sociaux, psychologiques et
symboliques.
320
Les causes de ce silence sont difficiles à appréhender. Sans
doute, dans un premier temps, peut-on être tenté de penser
que leur banalité même constitue la difficulté principale que
le vêtement et l’automobile rencontrent pour se poser en tant
qu’objet légitime d’étude et de discours. Si cet argument n’est
pas à repousser trop rapidement, c’est peut-être beaucoup plus
encore leur côté périphérique par rapport à des préoccupations
sociales ou psychologiques plus fondamentales et d’une
manière plus générale leur appartenance au monde de
l’apparence qui les ont largement exclus du champ de la
recherche sociologique. Dans les sociétés occidentales où
toute une tradition philosophique a systématiquement
privilégié les « arrières-mondes » et a recherché la vérité
derrière l’appréhension immédiate des choses, on comprendra
en effet que le vêtement, pour le moins, et cela d’une manière
presque emblématique, ne puisse jamais être considéré que
comme une apparence trompeuse à laquelle on préférera, à
n’en pas douter, la vérité… toute nue.
Développer une sociologie du vêtement ou de l’automobile
implique donc tout d’abord le renversement d’une attitude
philosophique. S’employer à poser le vêtement non plus
comme puissance d’erreur mais comme moule, matrice, non
plus comme élément second, accessoire, mais comme élément
premier, fondateur, déterminant les comportements
individuels comme les structures sociales. Et, pour ce qui
concerne l’automobile, s’employer pour le moins à la replacer
au centre de l’interrogation des sciences humaines et lui
donner une fonction de révélateur social qu’on rechigne
généralement à lui attribuer.
La démarche – qui ne manquera pas d’avoir des
prolongements du côté de l’anthropologie, voire de la
321
littérature et des arts figurés –, ne saurait être dès lors celle
d’une sociologie positiviste qui, travaillant en grande partie à
partir de statistiques et d’une observation quantitative,
chercherait à saisir directement les relations qu’entretient
l’homme contemporain avec le vêtement ou l’automobile.
Elle est, bien plutôt, celle d’une sociologie de l’imaginaire et
des représentations, qui considère que la situation, pour le
vêtement comme pour l’automobile est beaucoup plus
complexe, et que c’est aussi et surtout indirectement, par
l’intermédiaire de l’imaginaire et non directement par la
réalité vécue, que sont déterminées nos relations au vêtement
et à la voiture.
C’est cette démarche que j’ai défini et adopté pour le
vêtement dans La Frivolité essentielle. Du vêtement et de la
mode (Paris, PUF, Perspectives critiques, 2001) et, avec Joël
Thomas, pour l’automobile dans L’Automobile. Un
imaginaire contemporain (Paris, Imago, 2006)
Le renversement évoqué plus haut que, dans une large
perspective interdisciplinaire, l’ouvrage collectif : Le
Vêtement (Paris, L’Harmattan, 2001) issu du colloque que
j’avais organisé au château de Cerisy en juillet 1998 avait
déjà tenté, La Frivolité essentielle le met décisivement en
place. Les études qui constituent ce livre cherchent en effet à
remédier au manque le plus manifeste : celui d’une théorie et,
tout à la fois – la théorie se renforçant par la pratique –, d’une
pratique sociologique du vêtement et de la mode. Car, à
l’évidence, faute d’avoir effectué le renversement nécessaire,
les quelques tentatives qui sont se sont succédées jusqu’à
aujourd’hui, des ouvrages de Quentin Bell ou René König à la
somme sémiologique de Roland Barthes, en passant par des
lectures féministes américaines plus récentes, toutes ont
322
échoué à formuler une perspective vraiment convaincante.
D’autres considérations, plus empiriques, ont aidé également
à la définition de ce cadre théorique. D’une part, l’impression
que Norbert Elias, dans son analyse de la lente intégration
psycho-sociale d’un certain nombre de contraintes qui a
modifié les comportements et a contribué à la « dynamique de
l’Occident » (N. Elias, La Civilisation des mœurs [Uber den
Prozess der Zivilisation I, 1969], Paris, Calmann-Lévy, 1973
et La Dynamique de l’Occident [Uber der Prozess der
Zivilisation II, 1969], Paris, Calmann-Lévy, 1975), avait
oublié, ou en tout cas sous-estimé, le rôle du vêtement.
D’autre part, la conviction, à l’issue de recherches menées sur
l’androgyne et la séduction (Frédéric Monneyron,
L’Androgyne décadent, Mythe, figure, fantasmes, Grenoble,
ELLUG, 1996 et Séduire, L’imaginaire de la séduction de
Don Giovanni à Mick Jagger, Paris, PUF, 1997) où le
vêtement avait déjà occupé une place non négligeable, que sa
place dans les constructions des identités sexuelles était plus
importante encore, presque centrale.
Soulevées par l’ensemble de ces considérations, les
interrogations suivantes fécondent par suite La Frivolité
essentielle. En quoi l’adoption de telle ou telle parure
vestimentaire peut-elle modifier un comportement ou
déterminer une identité ? D’une manière plus générale, quelle
est, aujourd’hui, la fonction sociale de la mode et si, par
essence, elle fournit des modèles, comment les fournit-elle ?
Assurément ces modèles passent par les images suscitées par
les vêtements. Dans quelle mesure, dès lors, ces images de
mode, qui ont été peu étudiées en tant que telles, sont-elles
significatives de l’état d’une société ? Ou encore. Qu’est-ce
que l’élégance ? Au-delà des vicissitudes des modes et des
temps, existe-t-il une élégance en soi ? Ou s’il n’existe que
323
des élégances particulières, comment peut-on les définir ? Et,
pour tenter de répondre à ces questions et à celles qui en
découlent, c’est sous une forme souple qui fait suivre la
réflexion théorique de l’analyse d’un important matériau
iconographique, qui concilie l’étude de la création
vestimentaire globale d’une société et l’étude de créations
particulières que s’organise l’ouvrage.
Quand il s’agit de donner une application aux directions
théoriques définies précédemment, en d’autres termes
d’analyser des images de mode, les quarante dernières années
fournissent le cadre du travail. S’il est plus facile de réunir un
matériau iconographique conséquent et significatif pour une
période récente que pour une période plus éloignée dans le
temps, ce choix n’obéit pas malgré tout à des considérations
pratiques mais répond à un souci majeur. La démarche
historique est à bien des égards indispensable et a donné lieu
aux ouvrages les plus passionnants et les plus novateurs sur le
sujet et son intérêt n’a pas lieu d’être remis en question, mais
il est important de lutter, en revanche, contre cet historicisme
qui caractérise la plupart des ouvrages de vulgarisation
relatifs au vêtement et à la mode, les meilleurs comme les
plus mauvais, et qui laisse peu de place à une herméneutique
approfondie. Situer la période considérée, en partie ou en
totalité, dans l’actualité d’une majorité de lecteurs et leur
donner, par conséquent, les référents nécessaires et la
possibilité de les rapporter à l’aune de leur propre expérience,
est ainsi une façon de mesurer et d’éprouver la validité de
cette herméneutique.
Au souci d’éviter la tentation de l’encyclopédisme historique
s’ajoute, quand il convient de s’attarder sur quelques
couturiers en particulier et de rapporter leurs créations à celles
324
d’une époque, celui d’éviter la tentation d’une exhaustivité
illusoire. Plutôt que de multiplier les études, l’auteur préfère
se concentrer sur trois créateurs très illustratifs. D’autres
auraient sans doute mérité une étude d’une même ampleur,
qui étudie leur parcours de création comme on étudie celui
d’un écrivain. Mais, en choisissant Yves Saint Laurent – que
Marguerite Duras ne parvenait d’ailleurs pas à voir autrement
que comme un écrivain (M. Duras, Le Monde extérieur, Paris,
P.O.L., 1993, p. 165) –, Jean-Paul Gaultier et Christian
Lacroix, c’est non seulement les relations de trois individus à
leur temps, mais aussi trois positions vis-à-vis de l’élégance
qui sont mises en évidence.
Pour que l’analyse proprement dite des images de mode,
enfin, dépasse le stade d’une description superficielle – stade
que, dans la plupart des ouvrages, elle ne dépasse guère –, elle
demande à s’articuler autour d’une herméneutique de l’image
qui tienne sa force dans une vision philosophique plus large.
Cette herméneutique, on ne pouvait la trouver, à l’évidence,
que dans l’anthropologie de Gilbert Durand, la seule à
proposer une perspective qui allie profondeur et cohérence
épistémologique. Et, par suite, c’est par un effort
d’imagination méthodologique que La Frivolité essentielle a
pu obtenir ses résultats les plus probants et révéler tous les
enjeux et les sens de l’apparence, en l’occurrence en adaptant
d’une part les grands régimes et structures de l’imaginaire des
Structures anthropologiques de l’imaginaire ainsi que les
schèmes et symboles qui leur sont attachés, valables d’une
manière générale pour toute création humaine, aux objets
considérés du vêtement et de la mode et, d’autre part, en
distinguant l’imaginaire du vêtement de celui de la mode, qui
intègre tout le contexte dans lequel le vêtement est
représenté : mannequin, publicité, cadre photographique.
325
Les impressions visuelles qui se dégagent de la forme, de la
couleur, de la matière, des motifs d’un vêtement, auxquels il
faudrait ajouter les différents accessoires (sac, chapeau,
chaussures, ou bijoux) qui vont avec, peuvent déjà être
interprétées en termes d’images et, par suite, relever de la
classification en genres structuraux définis par G. Durand,
ainsi qu’il apparaît dans le tableau suivant :
326
(viscosité),
laine
(sensorialité)
327
mode, celles des magazines, de la télévision et de l’Internet,
que s’institue notre relation au vêtement.
Partant de la constatation que l’automobile depuis son
apparition a très largement modifié notre appréhension du
monde, mieux qu’elle est liée aux notions modernes de liberté
et d’intimité, dont elle semble même bien souvent une
expression privilégiée, L’Automobile s’attarde dès lors sur son
imaginaire ou plus précisément sur les représentations et les
symboles qui lui sont propres.
L’Automobile s’emploie tout d’abord à mettre en évidence la
symbolique que l’irruption de la voiture dans la vie sociale et
économique du XXe siècle a suscitée, en l’occurrence et en
général ses symboles sociaux, mais aussi et en particulier ses
symboles sexuels ainsi que ceux relatifs aux rôles et aux
particularités des deux sexes. Cette importante production
symbolique et la diversité de cette production ne pouvaient
qu’inviter à pousser plus avant encore l’analyse. Aussi tente-
t-il, en utilisant une méthodologie appropriée de pénétrer sous
la surface sociale et, de dégager l’état souterrain d’une société
à partir de l’observation des voitures qu’elle produit – plus
particulièrement de leurs formes et de leurs représentations
publicitaires, désignées respectivement comme imaginaire de
la voiture et imaginaire de l’automobile.
Plus évidemment encore que pour le vêtement, il apparaît que
certaines formes de voiture sont à rapporter à tel régime de
l’image et à telle structure. Alors que, d’une manière
générale, un capot allongé appartient au régime diurne et aux
structures héroïques, inversement des formes arrondies et des
redoublements divers vont dans le sens d’un symbolisme de
l’intimité et du blottissement exprimant le régime nocturne et
les structures mystiques, tandis que tout un ensemble de
328
formes mixtes qui associent l’aérodynamisme et les courbes
mais qui font aussi appel à l’histoire de la marque ou
s’appuient sur le progrès technologique demande à être
interprété comme l’expression de structures synthétiques de
l’imaginaire.
329
doit de les combiner avec les images qui servent à la
promotion des voitures, en d’autres termes de combiner
l’imaginaire de la voiture et l’imaginaire de l’automobile. Ce
sera, quand il s’agit d’une photographie, l’ensemble de
l’image ou, quand il s’agit d’un film l’ensemble du scénario
qui permet de révéler des structures héroïques, mystiques ou
synthétiques. Sans doute ces deux imaginaires, de la voiture
et de l’automobile peuvent-ils se retrouver en contradiction et
appartenir à deux régimes différents de l’image. Mais, si dans
la pratique, le cas est plus rare qu’on pourrait le penser, quand
bien même on le rencontrerait il ne manque de se révéler
extrêmement intéressant. De ces deux imaginaires en
opposition l’un sera en effet toujours dominant. Le plus
souvent il s’agira de l’imaginaire de l’automobile, ce qui
signifiera que l’on veut donner au modèle dont on entreprend
la promotion une image que, en lui-même, il n’a pas.
Inversement, l’imaginaire de la voiture l’emportera quand les
images publicitaires seront à l’évidence en trop flagrante
contradiction avec l’image du modèle. Ce qui vaut pour un
modèle en particulier peut, au demeurant, valoir aussi parfois
pour une marque en général, ce qui indiquera alors une
tentative pour changer l’image de la marque et, si cette
tentative ne réussit pas, une forte résistance de la légende de
cette marque et des formes de voitures qu’elle induit.
En élargissant ses préoccupations sociologiques dans une
anthropologie générale, et en prenant cette fois pour objet un
domaine plus particulier mais en même temps exemplaire :
celui du monde de la vitesse et de la compétition automobile,
L’Automobile parvient également à d’autres considérations. Il
identifie les mythes qui orientent et structurent ce domaine,
et, ce faisant, il constate la présence en son sein et la
réactualisation de très anciennes instances mythiques.
330
Dans l’un et l’autre cas, les résultats obtenus sont importants
et les implications pratiques non négligeables.
La Frivolité essentielle met en évidence la fonction
d’anticipation sociale du vêtement dans plusieurs domaines,
par exemple quand il en va de notre appréhension du temps et
de l’espace et surtout dans la construction des identités
sexuelles. Elle montre aussi comment les images du vêtement
et de la mode, interprétées avec des moyens appropriés,
peuvent être des indicateurs fiables des angoisses et des
aspirations d’une société à un moment donné de l’histoire.
Elle n’est pas enfin, en expliquant le succès d’un couturier par
la conformité de son imaginaire vestimentaire personnel à
l’imaginaire vestimentaire général d’une époque, sans livrer
quelques enseignements en matière de marketing, même s’il
importe de ne pas perdre de vue qu’il ne s’agit nullement d’un
rapport mécanique, mais de la rencontre aléatoire d’une
œuvre relevant le plus souvent de composantes personnelles
avec l’esprit du temps, déterminé, lui, par de multiples et
complexes éléments.
La ligne de force principale qui se dégage de l’itinéraire de
L’Automobile est de manifester à l’intérieur de l’imaginaire
de l’automobile, alors que l’on pouvait s’attendre à ce qu’il
soit dominé par un univers héroïque, pour parler dans les
termes durandiens, l’importance d’un univers mystique, celui
qui implique la fusion, le repli sur soi et les symboles de
l’intimité, d’autant plus prégnant, d’ailleurs, que l’on avance
dans les décennies. Déjà dans les symboles les plus
manifestes suscités par l’automobile, les symboles sociaux
comme les symboles sexuels, une évolution qui tend vers la
« féminisation » apparaît très clairement : la voiture n’est plus
aujourd’hui symbole d’une puissance phallique, financière ou
331
sexuelle, mais tout au contraire, s’ouvre au féminin, même si
la femme reste encore, dans les franges les plus populaires et
les plus résiduelles de l’imaginaire, étrangère à l’univers
masculin de l’automobile. L’empreinte d’un univers
mystique, sinon d’un univers féminin, se fait également de
plus en plus présente dans l’imaginaire dégagé à partir des
cinquante dernières années de production automobile. Si les
années 1950 et surtout les années 1960 s’inscrivent
incontestablement dans un univers héroïque, la fin du XXe
siècle et le début du XXIe s’inscrivent eux dans le régime
nocturne de l’image et plus particulièrement dans un univers
mystique. Il n’est pas non plus jusqu’à l’univers a priori
entièrement héroïque de la compétition automobile, celui de
la vitesse qui tue et, donc, de la confrontation à la mort, qui ne
tende vers un régime nocturne – pour le moins vers des
structures synthétiques quand ce n’est pas vers des structures
mystiques.
Comme pour la mode, ici à nouveau, les implications qui
découlent de ces observations ne sont pas minces. Outre
l’intérêt que ces observations peuvent revêtir pour les
campagnes commerciales des manufacturiers, quand bien
même il ne faudrait pas sous-estimer la complexité du
processus de création d’une voiture, elles sont à même
d’éclairer aussi certains enjeux de la sécurité routière et de
guider certaines de ses entreprises de sensibilisation.
Les études menées sur le vêtement et l’automobile, qui ont
permis les résultats importants que l’on vient de voir,
mériteraient d’être étendues à une troisième enveloppe, plus
large et d’un point de vue strictement financier plus coûteuse
que les deux précédentes : la maison. Cette dernière entretient
d’ailleurs avec le vêtement et l’automobile des rapports
332
analogiques étroits, puisqu’elle distingue tout autant l’homme
de l’animal que le premier et a fourni à la seconde un modèle
dans la mesure où l’automobile a souvent été caractérisée
comme une demeure sur roues.
La sociologie de l’imaginaire, et d’une manière générale la
sociologie tout entière, s’est cependant peu intéressée à
l’habitat. Sans doute les styles architecturaux participent-ils,
tout autant que la littérature, la peinture, la sculpture et la
musique, à définir le bassin sémantique d’une période
historique donnée et Gilbert Durand lui-même a pu dans
plusieurs de ses ouvrages, et en particulier dans Beaux Arts et
archétypes (Paris, PUF, 1989), s’arrêter sur eux. Mais il
manque aujourd’hui des études particulières à même de
mettre en évidence l’imaginaire contemporain de la maison et
les grandes structures qui l’organisent.
La tâche est complexe, car, à l’évidence, bien plus encore que
pour le vêtement et l’automobile, cet imaginaire est un
imaginaire syncrétique. Il est possible toutefois de proposer
quelques directions. Sans doute les schèmes de la liberté et
d’intimité, l’un et l’autre expressions de l’individualisme
occidental qui sont particulièrement prégnants pour
l’automobile valent-ils aussi pour la maison individuelle
contemporaine. De même la maison s’avère-t-elle chargée à
l’instar de l’automobile de symboles sociaux, voire de
symboles sexuels qui jusqu’alors ont à peine été étudiés.
Mais, pour dépasser le stade d’une description nécessaire
mais encore superficielle, et pénétrer plus profondément dans
la substance sociale, il convient tout d’abord de distinguer la
maison dans son architecture extérieure et la maison dans son
aménagement et sa décoration intérieurs. Si l’on s’arrête sur
la première, on admettra sans peine que, à la différence d’un
333
vêtement ou d’une voiture qui sont rapidement renouvelés et
qui identifient donc une période historique, maisons
anciennes, récentes et neuves coexistent presque toujours
dans le paysage urbain contemporain. Quelle que soit
l’interprétation en termes de structures durandiennes que l’on
peut faire des intentions architecturales initiales, c’est
désormais, à l’intérieur d’un cadre urbain particulier, par
exemple un quartier avec des fonctions précises, qu’il
importera par conséquent de les considérer. Si l’on s’attarde
maintenant sur l’architecture et la décoration intérieures, on
retrouvera à l’évidence un même mélange des styles, tant il
est certain que le baroquisme est marque de la grande
majorité des intérieurs depuis un demi-siècle. Mais, outre
qu’il ne semble pas impossible d’interpréter avec les
méthodes durandiennes de l’imaginaire l’architecture
d’intérieur et le design pour des périodes définies, c’est à la
fois à partir de l’intention d’occupation d’un lieu et en prenant
en compte de la représentation photographique d’un intérieur,
en particulier dans les magazines de décoration, qu’une
herméneutique plus approfondie et plus affinée pourra se faire
et que pourront être identifiés un certain nombre de trends qui
mériteront alors d’être rapportés à ceux trouvés pour le
vêtement et l’automobile.
334
Et si l’imaginal cortical fondait l’imaginaire
transcendantal ?
Christian Abry
À L’OMBRE DE TRÈS-CLOÎTRES : DE LA
PHILOSOPHIE AUX SCIENCES COGNITIVES VIA
LA PAROLE
1965-1966 : cet amphi de Très-Cloîtres est bondé. Étudiant en
philo, pion à Chambéry, je suis venu sur les conseils d’un ami
assister à un cours de Gilbert Durand (et je passerai l’AT.9
d’Yves Durand en TD de Morale et Sociologie). Il nous parle
sans doute de Tristes Tropiques, des peintures corporelles
Caduveo d’Amazonie, ces visages structuralistes en
personnages de cartes à jouer… Pas de doute à Grenoble les
sciences humaines venues des années 50, sont déjà lévi-
straussiennes. Mais d’un « structuralisme figuratif » dont
Durand ne cessera de se réclamer. Quand j’aurai lu cette
année-là, avec dix ans de retard, Le degré zéro de l’écriture
de Barthes, je deviendrai curieux de mesurer la différence de
Roman Jakobson (y compris les silences dans la tenue des
occlusives non-voisées), rencontré à sa conférence de Très-
Cloîtres. Phonéticien en herbe, lecteur assidu des
Preliminaries to Speech Analysis, le modèle de Lévi-Strauss,
j’apprends l’expérimentation comme moniteur au sein de ce
même quartier de Très-Cloîtres, dans l’ancien évêché,
domaine de la philosophie et de la psychologie, autour duquel
étaient réunis les trois instituts de Grenoble : géographie et
géologie, et phonétique. Et ceci, avant même de devenir
linguiste, avec un terrain de dialectologie savoyard (comme
André Martinet), ce qui m’amènera dans les années 70 à
335
l’anthropologie au Musée Dauphinois (au Centre Alpin et
Rhodanien d’Ethnologie). Suite à 68 naîtra notre éphèmère
pont structuraliste et générativiste, l’Association des
Étudiants en Linguistique et Poétique, qui n’aura guère de
succès à l’université Stendhal auprès des enseignants de
linguistique, comme de littérature. Un laboratoire Rhône-
Alpes sans murs, LASCO, préfigurera, dans les années 80, la
création de l’Institut des Sciences Cognitives à Lyon en 1997
par Marc Jeannerod, dont je suivrai les recherches sur la
cognition motrice dans la préhension, de mon côté sur la
parole et le langage, dans les deux cas jusqu’au self. Notons
pour mémoire qu’à la fin du XXe siècle, Danièle Chauvin
directrice du CRI et de l’école doctorale de Stendhal,
soutiendra ma demande de co-habilitation en Sciences
Cognitives, jusqu’à aujourd’hui un doctorat sur les quatre
universités grenobloises.
VOUS AVEZ DIT « IMAGINAL »…
« TRANSCENDANTAL » ?
Quand on est linguiste, rien ne sert de croire que les
plombiers vont encore nous poser des conduites en plomb.
Mais il n’est pas besoin d’aller jusqu’aux « usurpations
sémantiques » professionnelles (au Watergate ou au Canard
Enchaîné), pour accepter qu’il s’est trouvé historiquement
une forte réalité utile pour ce métal « vil ». De même on voit
mal pourquoi on considérerait comme radicalement différents
ab ovo l’imaginal de Henry Corbin, celui des embryologistes
en entomologie ou celui des neurosciences cognitives388.
Quand on sait que ce dernier type d’étude peut nous emmener
dans le riche imaginaire de la schizophrénie (cf. les voix
intérieures).
336
Sans en finir à propos de nécessaires définitions, on dit qu’en
dépit des objections de Louis Agassiz, Charles Darwin fut
d’une grande sagesse en montrant qu’on pouvait travailler sur
la variation des espèces… sans jamais définir l’espèce, ce
dont s’occupera Ernst Mayr. Un concept sexuel dur à
appliquer chez les virus, pour lesquels la Société
internationale de virologie définira dès 1993 l’espèce comme
une catégorie polythétique (pace le caveat émis en
anthropologie par Rodney Needham).
Si l’on nous sent maintenant épistémologiquement d’une
prudence darwinienne sur les définitions de l’imaginaire… ce
n’est qu’en attendant que nous commettions bien pire
transgression (certainement pas pour Gilbert Durand !), quand
nous penserons que nos états oniriques relèvent sans aucun
doute d’états du cerveau bien établis chez les mammifères :
en somme d’un imaginal mammalien (Darwin et Freud nous
ont, après tout bien avant Durand, définitivement
désanthropocentrés).
Au final le pire ne serait-il pas que nous nous réservions une
acception exclusive de la transcendance. Car tout
naturellement, par l’extase, elle se trouve étymologiquement
et physiologiquement ancrable dans le corps-cerveau comme
un état d’expérience extraordinaire – de gens extraordinaires,
comme de gens ordinaires –, vivant un état dissocié de leur
corps senti (haptique) et de leur corps vu (optique), pouvant
aller jusqu’à la perception de leur self comme alien. Ainsi des
expériences oniriques du fantastique, bien réelles
neurologiquement, repérées de longue date par les traditions
narratives, et décrites de manière récurrente dans les
ethnographies disponibles de par le monde – de la
chauchevieille du francoprovençal et de l’occitan au
337
kanashibari japonais –, ont trouvé au fil des avancées sur le
fonctionnement de l’encéphale un ancrage physiologique
permettant de donner corps à la cognition de plusieurs de ces
ontologies389.
Reste une dernière précision neurale de taille. Pour rêver, ne
serait-ce que pour avoir une érection du pénis ou du clitoris,
accompagnant le sommeil paradoxal (sans forcément avoir un
contenu onirique érotique), il faut avoir, chez l’homme
comme chez le rat, un télencéphale préservé. Cet imaginal est
donc nécessairement cortical (ce qui n’enlève rien au rôle des
systèmes subcorticaux).
Nous saisissons ainsi d’entrée combien nous allons devoir
écrire aux risques de l’interdisciplinaire pour intervenir au
plus près des fondements d’une œuvre, qui a fait sans doute le
mieux citer Betcherev390, tout en maintenant la référence à
une « fantastique transcendantale » (héritée de la
Transzendentalpoesie de Novalis) depuis le troisième livre
des Structures anthropologiques de l’imaginaire391. Tout
l’enjeu est donc dans la réussite d’une telle relation
impossible à réduire. Une des traductions pratiques de fonder
en sciences cognitives, par l’équivalent de grounding soit
ancrer, peut rayonner avec fécondité à partir des trois E mis
en slogan par Tim Van Gelder dans son entrée Dynamic
Approaches to Cognition de l’Encyclopédie des Sciences
Cognitives du MIT (MITECS, 1999, p. 245), où il rappelle
son plaidoyer pour une cognition Embodied, Embedded &
« Embrained » (on notera ses guillemets pour cette
corticalisation).
Le sommeil paradoxal est un état des plus critiques pour
fractionner cette vision holiste, puisqu’il existe une phase où
le cerveau est non seulement coupé du corps (suite à l’action
338
du locus cæruleus, on le sait, les muscles ne répondent plus
aux intentions motrices), mais encore, on vient de le
découvrir, des périodes REM [Rapid Eye Movements] dites
phasiques pendant lesquels le thalamus (le guichet d’accès au
cerveau) nous coupe totalement des alertes possibles de
l’environnement (European Journal of Neuroscience, 2008,
25/3, pp. 863-871). Sachant qu’en 2009, l’anniversaire des 50
ans de la découverte complète de ce troisième état du cerveau
par Michel Jouvet, le sommeil paradoxal, ni vigilance, ni
sommeil lent, s’est fêté à Lyon (The 50th Anniversary of
Paradoxical Sleep Discovery, International symposium, 7-10
Janvier 2009), nous avons profité de l’occasion qui nous est
offerte de prolonger une démarche qui ancre l’imaginaire
comme le langage – dans ce cas pour le mythique figuré/narré
– dans le corps, par l’encéphale.
LANGAGE NEURAL ET COMPORTEMENTAL :
APPROCHE ÉVO-DÉVELOPPEMENTALE
« N’oublions pas que la parole est un geste », écrit dès 1962
Gilbert Durand (Champs de l’imaginaire, ELLUG, 1996,
p. 37), dans « Mythe et poésie », parlant de « l’enveloppe
charnelle du phonétisme, de la parole vivante ». Dans la veine
de la manducation de la parole d’un Marcel Jousse. D’un
geste couplé à la parole chez Leroi-Gourhan. Bien avant la
phonologie articulatoire de Browman & Goldstein aux
Laboratoires Haskins (New Haven, Conn., à la fin des
années 80), dont les unités sont des gestes. Largement avant
que MacNeilage ne développe pleinement sa théorie frame/
content pour l’évolution de la production de la parole, où la
mandibule est la porteuse de cette parole naissante (un débat
de Behavioral and Brain Sciences, 1998, auquel nous
participerons).
339
En recevant dans l’été 2008 ce livre-somme de MacNeilage,
The Origin of Speech (Oxford University Press, 2008), à nous
dédicacé par ce plus grand parent de la « Cendrillon-
souillon » négligée de la psychologie du langage qu’est la
production de la parole (si nous reprenons le mot de l’auteur
de Speaking, Pim Levelt), nous avons eu l’heureuse surprise
de voir citer dans ses propositions de conclusion (Evolution of
brain organization for speech) le résultat-test de notre théorie
sur l’origine du langage Vocalize-to-Localize392. Et ceci dans
un contexte tout à fait fondateur pour l’anthropologie.
Ayant synthétisé le chapitre de Steven Wise paru au sommet
du monumental Évolution of Nervous Systems (Elsevier,
2007, vol. IV : The Evolution of Primate Nervous Systems,
pp. 157-166), MacNeilage nous prédit : « With Wise’s work,
we begin to see the promise of an evolutionary cognitive
neuroscientific basis for the young child’s triadic declarative
pointing acts, in which she points at an object (typically with
the right hand) while looking at the parent, and
simultaneously vocalizing. In this context it is of interest to
note that Abry et al. [in The Syllable in Speech Production,
Lawrence Erlbaum, 2008, pp. 409-427] make an evolutionary
argument for a fundamental semantics/action coupling based
on the fact that an infant’s pointing movement takes about the
same amount of time that it takes to produce two syllables
(about two-thirds of a second) » (p. 328).
Comment à partir de la mesure du rythme du babillage
canonique [bababa…], [dadada…], qui émerge soudain vers 6
mois, nous avons pu prédire que ces quelques 3 syllabes par
seconde (portées par le contrôle de l’oscillation de la
mandibule) nous donneraient la durée mesurée de la détente
du bras pour pointer du doigt à 9 mois, soit la durée moyenne
340
de production d’un mot tous les 2/3 de seconde ? Voilà qui
demanderait des développements théoriques et expérimentaux
un peu longs, notamment sur le développement du pied
métrique chez l’enfant et du système syntaxique
d’interrogation-démonstration, what/that, quoi/ça393.
On se rappellera tout bonnement que les premiers mots, vers
un an, sont plutôt de deux syllabes, et que cette phonologie
prosodique ou métrique, dans l’hypothèse où elle est bien
régulée par le contrôle d’une partie du corps (embodied-
embrained, comme l’est la syllabe par la mandibule), tombe
sous l’empan du geste de pointage démonstratif. Elle est donc
tout aussi naturellement embedded par ce contexte
conceptuel-référentiel. Prédiction gagnée, qui fonde du même
coup la phonologie du mot. La mesure du cycle du babillage
d’un enfant de 6 mois permet donc de prédire la durée de la
détente de son bras déictique à 9 mois et, du même coup, la
durée de ses premiers mots à 12 mois.
Si nous revenons au scénario proposé par Wise (déjà
densément résumé dans son position paper de Cortex, 2006,
42, pp. 521-524 ; lequel réfère sur plusieurs points à
MacNeilage), nous commençons, dans une vie arboréale,
suspendu par un bras, l’autre main cueillant des fruits. Ce qui
correspond chez les primates au développement d’un système
unique de projections cortico-spinales et cortico-bulbaires
(deux voies pyramidales) offrant, pour la partie qui deviendra
l’aire de Broca, un contrôle direct du cortex frontal sur la
coordination de la main et de la face (oeil-tête -bouche-
larynx). C’est ce système neural qui va être utilisé pour la
communication sociale par le bras, et la tête dont la voix. En
résumé : le babillage canonique (dit « chatter » chez certains
primates), au rythme contrôlé par l’aire motrice
341
supplémentaire (AMS pas Broca), qui produit un train de
syllabes, est formaté par le pointage du bras en
« vocalisations » de mots typiquement de deux syllabes, sous
le contrôle naissant de Broca.
On sait par ailleurs (et avant même ce scénario, grâce aux
travaux de Susan Goldin-Meadow et collègues) que quand
l’enfant produira, par exemple, un pointage sur des souliers
(plus tard, pas avant 13-15 mois), tout en disant « papa » (soit
la première apparition d’une prédication, auparavant
indistinguable de la détermination démonstrative), on pourra
prédire qu’il produira, deux ou trois mois plus tard, ses
premiers énoncés de deux mots. Notre hypothèse est
maintenant que si la racine du démonstratif est le pointage,
celle du prédicat serait dans cet aller-retour du regard
qu’opère l’enfant entre l’objet localisé par son pointage et
l’adulte qu’il interpelle avec un visage interrogatif ou une tout
autre expression-attitude (entêtement, colère, etc.). Dans notre
exemple, c’est en plus un véritable regard triple : regardant
les chaussures, l’adulte auquel il montre ces chaussures est un
papa présent ou absent. Première évidence d’un dégagement
indépendant : (i) du démonstratif POINTER, (ii) de
l’argument-référent CHAUSSURE (ii) et de la prédication
(ici attributive ou possessive) sur un argument-référent
différent, celui du premier PAPA. En bref la syntaxe qu’il
apprendra, qui sera construite universellement avec des
what… that ou des quoi ? et dès que, selon sa langue
maternelle, est déjà en germe dans cet énoncé d’un seul mot,
produit au rythme de sa mandibule, dans le cadre du bras et
du regard.
Les conséquences de ces questions sont immenses pour
l’anthropologie du corps du langage et la révolution post-
342
chomskienne de la linguistique. Au lieu de concevoir le
sensori-moteur pour la phonétique et le « conceptuel-
intentionnel » pour la sémantique, comme de simples
interfaces biologiquement bricolées, imparfaites pour un
système « parfait » (comme on le dirait des mathématiques,
typiquement dans le cas de la récursivité des nombres),
comme on le dit de l’organe du langage, soit par la formule
d’un ouvrage récent dédié au minimalisme de Chomsky,
Interfaces+Recursion=Language ? (Mouton de Gruyter,
2007), nous avançons un tout autre programme :
Language=Babbling+(Pointing+Gaze Shifting), compatible
avec les données neurales comparatives sur l’animal et avec
les connaissances comportementales sur l’acquisition de la
grammaire (fondamentalement, des démonstratives-
présentatives, des interrogatives, prédicatives, relatives et
complétives).
Dans notre cadre théorique (framework) évo-dévelopemental
Vocalize-to-Localize et au-delà (cf. The Evolution of
Language, op. cit., pp. 6-7), nous pouvons adhérer à la suite
de la citation que nous fait MacNeilage : « It’s also interesting
to note, in the light of the depth of the evolutionary
perspective provided by Wise, that Lashley (1951 [The
problem of serial order in behavior]) suggested that our
understanding of reaching and grasping might eventually
make a contribution to the physiology of logic – a far cry
indeed from Descartes’ position ».
Connaissant l’usage que Gilbert Durand a su faire de la
réflexologie russe, notamment pour ses schèmes rythmiques
et posturaux, et des théories des différents évo-
développements du cerveau, dont le mammalien, il ne sera
pas surpris que la mise à jour de ces connaissances aboutisse
343
aux propositions de Wise données au sommet de
l’encyclopédie du système nerveux, auxquelles nous adhérons
avec MacNeilage pour le langage embedded-embodied-
embrained.
Connaissant aussi bien sa non-répugnance, encore et toujours
rare chez nos collègues des Humanités, à prendre en compte
les travaux en éthologie, à ne pas rompre ainsi les liens entre
primatologie et anthropologie (cf. nos contributions dans le n°
spécial de Primatologie, vol. 6, 2004), et toujours dans la
ligne de ce suivi évolutionnaire de notre bagage cortical,
cortico-bulbaire et cortico-spinal, nous avancerons ici que la
découverte comportementale majeure de ces dernières années
est celle du directed scratch. Dans le contexte éminemment
social du grooming entre chimpanzés en liberté, Pika et
Mitani ont ainsi pu observer394 comment un sujet indiquait à
un autre, en se grattant lui-même, où cet autre devait le
gratter. Au-delà des controverses (et anecdotes) sur la
capacité des chimpanzés à désigner de l’index en dehors des
situations de captivité, c’est sans aucun doute, depuis le
réflexe spinal de la grenouille ou du chat, qui continuent à
s’essuyer ou à se gratter même décérébrés, le chaînon neural
le plus important vers la communication sociale corticale : de
l’acte spinal réflexe à l’acte cérébral social. Autrement dit un
« rêve » ! Dont n’aura pas tiré profit même Mike Arbib, dans
son ambitieux projet neurorobotique, pour lequel nous
sommes resté admiratif sur la longue durée, et dont il dressait
l’état en 2003, partant de : « Rana computatrix to human
language : towards a computational neuroethology of
language evolution »395.
DE LA PAROLE ARTICULATOIRE À LA PAROLE
NARRATIVE : UN CHAÎNON DÉVELOPPEMENTAL
344
ET NEURAL ETHNOGRAPHIQUE
Le titre de cette section de liaison est celui de ma thèse de
Doctorat d’État ès Lettres et Sciences Humaines de 1997,
dans la discipline Linguistique, spécialité : Phonétique et
Ethnodialectologie (avec cet autre sous-titre : Du Soi vocal à
l’Autre narratif dans une Théorie de l’Esprit). Depuis, pour
illustrer notre point de vue développemental et neural entre
parole et narration, nous prenons l’un des premiers contes
prodigués sur la main de l’enfant396.
Pris dans la série des Fingererzählungen (cf. l’article de notre
regretté ami Rudolf Schenda dans l’Enzylopädie des
Märchens), Little Piggie est sans aucun doute le plus connu.
En voici un exemple français parmi d’autres :
Une petite souris passait par là et sa queue traînait par ci...
(l’adulte peut chatouiller la paume de l’enfant) [incipit]
Celui-là l’attrape (saisir le pouce) [préhension-pointage]
Celui-là la plume (l’index) [préhension-pointage]
Celui-là la fait cuire (le majeur) [préhension-pointage]
Celui-là mange tout (l’annulaire) [préhension-pointage]
Le petit n’a rien du tout ! (l’auriculaire) [préhension-
pointage]
Lèche le plat, petit, lèche le plat (l’auriculaire chatouille la
paume de l’autre main) [chute-chatouille].
Pas de commentaire nécessaire sur le caractère embedded-
embodied de cette narration – la chute repose notamment sur
une propriété importante du self corporel : on ne peut se
chatouiller soi-même. Embrained aussi à l’évidence, si l’on
345
fait appel aux dissociations connues entre le contrôle des
séquences syntaxiques (Broca) et celui des séquences
narratives (pré-frontal en avant de Broca)397.
Insistons simplement de manière originale sur le caractère
démonstratif et prédicatif d’une telle séquence chronologico-
causale398. Ce qui nous donne l’ancrage dans le pointage au
sens interactif cadré plus haut. Nous ne développerons pas ici
la correspondance nécessaire avec l’hypothèse
neuropsychologique – et non seulement linguistique et
narratologique – que compter c’est conter, ancrant
l’étymologie de plusieurs langues399.
Ajoutons aujourd’hui que, selon Wise « If […] the human
homologue of PFv [prefrontal ventral, en avant de Broca]
maps meanings to communicative gestures, including vocal
ones, then perhaps the homologue of PMv [prémoteur ventral
ou F5, devenant Broca] underlies computations that achieve
the motor goals of such gestures » (Cortex, 2006,
pp. 523-524). Autrement dit le préfrontal ferait la
cartographie correspondant au sens des gestes communicatifs
que sont le babillage, en coordination mandibulaire et
laryngée, avec l’orientation de la tête et du regard, et le
pointage du doigt, dans l’interaction des signaux sociaux. La
capacité particulière donnée aux primates de calculer
neuralement l’atteinte de ces buts étant allouée par le cortex
qui deviendra celui de Broca. Nous remercions Steven Wise
(comm. pers.) pour ce lien PFv-PMv crucial, lequel pourrait
expliquer ce qu’on appelle dans la croissance exponentielle
du vocabulaire de l’enfant le fast lexical mapping, qui rend
compte de l’apprentissage des mots attrapés en quelque sorte
« au vol », avec le « filet à papillons » ou « harpon » du
pointing. Nous verrons réapparaître à la fin de cette
346
contribution, la portée évo-développementale de cet
équipement neural, permettant un apprentissage rapide du
lexique, nécessaire pour le déclenchement de ce que nous
avons appelé la matrice lexico-narrative ou narrative
frame400.
DE L’IMAGINAL NEURAL ET
COMPORTEMENTAL À L’IMAGINAIRE
NARRATIF : APPROCHE ETHNOCLINIQUE
La naissance d’un nouvel état du cerveau date donc
décisivement de la fin des années 50, et n’était la « paresse »
(nous confiait Marc Jeannerod élève de Jouvet) des deux
impétrants potentiels à constituer une candidature, un prix
Nobel aurait dû récompenser l’Américain Bill Dement et son
compère français. C’est ce dernier qui en 1959 l’a baptisé
sommeil paradoxal ou troisième état du cerveau après avoir
démontré que cet état, caractérisé jusque-là par l’apparition de
mouvements oculaires rapides (REM) établis par l’équipe de
Kleitman, dont Dement, n’était pas un sommeil léger
(semblable à l’endormissement), mais était tout à fait
semblable à l’éveil chez le chat, qui plus est accompagné
d’atonie musculaire (comme en cataplexie). En résumé un état
différent à la fois du sommeil à ondes lentes (Slow Wave
Sleep ou SWS) et de l’éveil yeux clos (à ondes alpha rapides) :
« paradoxical sleep is not REM sleep » (Jouvet, 50th
Anniversary…, 2009).
Les états du cerveau précisément localisables, dans le rêve,
sont depuis 1996 sous imagerie, sans oublier tout
l’équipement de la polygraphie du sommeil, EMG pour les
grands muscles paralysés, muscles oculomoteurs actifs,
pléthysmographie de l’érection, ventilométrie… C’est une
partie de la physiologie du sommeil paradoxal. Pas
347
d’érections matinales dues à une vessie trop pleine donc,
depuis Ohlmeyer dès 1944. Contenu mental : beaucoup de
rêve mais pas automatiquement corrélé en contenu érotique
avec ces érections. Le contenu de ces rêves est narré après
éveil provoqué et l’on en a un peu vite conclu que la
physiologie du rêve, celle des muscles, comme celle des
neurones, ne donnerait jamais accès au contenu et à la qualité
de l’expérience, cette dernière relevant de l’indicible, de la
philosophie des qualia, et pour la partie dicible, des
techniques de l’analyse du discours. Or le chat, grand rêveur,
ne raconte pas ses rêves à l’expérimentateur qui le réveille
(pas plus qu’au zoopsychiatre de nos animaux d’affection,
même si cette formation de vétérinaire comportementaliste
existe dorénavant). Soit, mais le contenu mental du cerveau
du chat a été dès les premières expériences révélé comme un
comportement mental. Si l’on neutralise son locus cœruleus
alpha, lequel contrôle l’inhibition des grands muscles, on voit
ce chat courir et jouer : c’est le comportement onirique de
Jouvet (certains apôtres du « jamais on ne saura… »
voudraient bien voir comme saint Thomas une souris virtuelle
dans les pattes du chat). Chez l’homme les études sur les
perceptions et les mouvements imaginés se sont développé à
grand pas, dans ceux de Martha Farah et de Marc Jeannerod
et de bien d’autres. On constate que ce comportement simulé
donne lieu à des activations, comparables au comportement
réel, jusque dans la configuration des réseaux activés : on a
donc par là un accès aux corrélats neuraux du contenu
onirique401.
Il faut donc chercher dans l’encéphale, du tronc cérébral au
cortex préfrontal, la somatotopie correspondant aux
composantes recrutées dans les activités oniriques, du
comportement neural (ou mental du mentaliste) au
348
comportement comportemental (du behavioriste). Le rêve
contraint à cette approche, avec beaucoup de mental, pendant
la paralysie comportementale. Mais là encore : du
comportemental, certaines activités neurales se traduisant en
comportements des yeux, de la houppe du menton, des
extrémités des membres (il existe même des narcoleptiques
qui en sommeil paradoxal présentent un dyscontrôle moteur :
persistance du tonus musculaire ou contraction musculaire
excessive). Et il faut aller jusqu’aux comportements, du
larynx aux lèvres, après l’éveil dans la parole retrouvée, dans
le regard de celui qui a vu, jusqu’aux identifications des
narrations de tradition. Ceci est typiquement une approche
offerte par les divers courants en sciences cognitives : il n’y a
donc pas de raison de principe d’éviter la confrontation de
l’anthropologie du rêve avec la neuropsychologie et
l’imagerie402.
En ce qui concerne la paralysie du sommeil, l’ouvrage qui fait
date pour le spécialistes en folkloristique est celui de David J.
Hufford, The terror that comes in the night. An experience-
centered study of supernatural assault traditions (University
of Pennsylvania Press, Philadelphia, 1982), une étude
commencée à Terre Neuve en 1971, ce livre étant précédé
d’un article sur The Old Hag (en 1976), la vieille sorcière qui
vous chevauche, suivi de l’étude épidémiologique dans une
communauté de l’île par Robert Ness en 1978. Depuis les
travaux les plus marquants ont été menés en
électrophysiologie de la paralysie du sommeil par différentes
équipes japonaises et, « plus près » du folklore des croyances
contemporaines, en psychologie sociale cognitive par l’équipe
d’Al Cheyne à Waterloo (Ontario)403. En 2003 Dream
travelers (Palgrave MacMillan) rassemblait deux riches
rencontres sur « Sleep experiences and culture in the Western
349
Pacific »404. Et depuis un numéro de Transcultural Psychiatry
spécialement consacré à « Sleep Paralysis » est paru en 2005
(vol. 42, n° 1). On pourra lire un résumé illustré sur l’actualité
de ces recherches neurophysiologiques405 et aussi sur leurs
prolongements folkloriques, locaux et généraux (tenant
compte des revues de questions ci-dessus), dans le catalogue
de l’exposition déjà citée sur les Êtres fantastiques. De
l’imaginaire alpin à l’imaginaire humain, notamment la mise
au point de Nicolas Abry, « Les réponses culturelles à la
paralysie du sommeil » (pp. 69-75).
Juste avant cette inauguration paraissait dans Nature (Arzy et
al., vol. 443/21 sept. 2006, p. 287), l’expérience de sensation
d’une présence alien, suite à la stimulation corticale d’une
patiente épileptique, dans la jonction temporo-pariétale
gauche, homologue du site des stimulations de l’expérience
hors-du-corps obtenue à droite, par la même équipe
genevoise d’Olaf Blanke.
Les expériences extatiques (Out-of-Body Experiences),
produites en examen épileptologique par stimulation corticale
(cortical mapping) dans la région du carrefour temporo-
pariétal droit (dès 1941 par le grand Wilder Penfield à
Montréal) ont donc été répliquées par Olaf Blanke et son
équipe à Genève en 2002 (Nature, vol. 419/19 sept.,
pp. 269-270). Le corps senti et le corps vu pouvant ainsi être
dissociés, la phénoménologie d’un premier double se trouvant
par là définie, typiquement celle du Self survolant son propre
corps406.
Le titre de l’expérience de 2006 nous dit tout : « Induction of
an illusory shadow person. Stimulation of a site on the
brain’s left hemisphere prompts the creepy feeling that
somebody is close by ». Mis en exposition par N. Abry, le
350
témoignage de la paralysie du sommeil d’une jeune femme,
qu’il avait filmée, illustrait parfaitement cet état obtenu en
examen pré-opératoire. Cette expérience, en état de paralysie
du sommeil, d’une ombre noire qui la tenait bloquée dans le
dos (comme l’ombre proximale de la patiente de l’équipe de
Blanke qui contrariait ses actions dans son dos), avait été, à
ses dires, si terrifiante, qu’elle avait finalement préféré
l’attribuer, faute de mieux, à sa sœur qui partageait son lit.
Pour distinguer ce second double de l’OBE, qui concerne le
self vu en autoscopie (soit SOBE), nous avons proposé de le
baptiser pour l’instant AP3S : Alien Presence Sensed from
Self Shadowing407. L’interprétation de l’expérience de ce
dernier état s’inscrit bien dans les connaissances sur la
schizophrénie, où les propres mouvements du sujet
(typiquement sa main) sont attribués à un autre agissant à
l’intérieur (voix intérieure) ou dans l’espace très proximal de
son propre corps.
L’OMBRE DE JUNG ?
Mais au fait n’est-ce pas de cette expérience précoce avec la
schizophénie de Bleuler que Jung a tiré sa Schatten ? Nous
assisterions alors à un retour de l’intuition jungienne408,
ancrée maintenant neurocognitivement, et par le narratif
d’expérience, et par l’induction de cette expérience par
stimulation corticale, avec le sensorium correspondant, un
réservoir de sensations, qui peuvent s’éprouver dans tous les
récits du m/patrimoine du monde.
« A myth recorded in the Panagyurishte district of Bulgaria
[à l’est de Sophia] relates that the devil arises out of God’s
shadow »409).
351
Après tout, ces mythes-contes à plaisanteries, qui ont pour
agoniste un dia-bolos trickster -post-créateur, dupeur ou dupé,
incube ou succube…410, ne sont-ils pas selon Meletinski
(Quaderni di Semantica, 15, 1, 1994, pp. 79-83) les plus
vieux récits de l’humanité ? Successeurs évolutionnaires de la
première narrative frame développementale, où le petit
dernier, joué, lèche le plat… lèche le plat411.
352
Liste des auteurs
353
Éducation et Imaginaire au sein du Centre de Recherche en
Éducation de l’Institut d’Éducation et le « master » en
Histoire de l’Éducation et de la Pédagogie. Ouvrages
récents : Variações sobre o Imaginário (2003) ; Educação e
Imaginário (2006) ; Imaginário Educacional (2009).
Ionel Buse est professeur universitaire de philosophie et
directeur du Centre de Recherches sur l’Imaginaire et la
Rationalité « Mircea Eliade » de l’Université de Craiova,
Roumanie. Ouvrages publiés : Essais et esquisses
ontologiques (Tg-Jiu, 1997), Une herméneutique des contes
de fées roumains (Cluj, 2000), La logique du pharmakon
(Bucarest, 2003), Métamorphoses du symbole (Cluj, 2000),
Philosophie et méthodologie de l’imaginaire (Craiova, 2005),
Introduction à la pensée roumaine (Lyon, 2006), Démocratie
en rouge caviar (Cluj, 2007), Du logos au mythos (Paris,
2008). Coordinateur d’ouvrages collectifs : « Aspects du
mythe », col. Symbolon, 2001 ; « L’imaginaire du politique »,
col. Symbolon, 2002 ; « Imaginaire et Rationalité », col.
Symbolon 2007 ; Symbolon 4, Mircea Eliade et la pensée
mythique, 2008 ; Symbolon 5, L’Imaginaire des Orients,
2009 ; Cahiers Mircea Eliade, n°.1, 2002 et n° 2, 2004.
Arlette Chemain (Degrange), Professeur de Littérature
Comparée Emérite, Université de Nice Sophia-Antipolis – en
poste à Lomé (Togo) puis à l’Université de Brazzaville
(1972-1986), à Nice depuis. Dans le cadre des centres de
recherche sur l’imaginaire fondés à l’initiative de Gilbert
Durand, enseignements et publications concernant les
littératures francophones en général et plus particulièrement
celles du Grand Sud, Afrique subsaharienne, Méditerranée.
Séjours accomplis dans différentes Universités (Europe,
Canada, Liban, Égypte, Corée du Sud par exemple).
354
Publication entre autres d’un Panorama critique de la
littérature congolaise contemporaine (1979, en collaboration
avec Roger Chemain), de Imaginaires francophones I et II
(1995, 1998), Actes du colloque Éclipses et surgissement de
constellations mythiques, Littérature et contexte culturel -
Champ francophone (sous la présidence de Gilbert Durand ou
Mythocritique an 2001), Littératures-monde francophones en
mutation – Écritures en dissidence (2009), De G. F. Tchicaya
à Tchicaya U tam’si, 1955-1988 (2009). Libres horizons,
Approches comparatistes, Lettres francophones, Imaginaires
(2008) rassemble des communications éclairant un état actuel
de la recherche en ces différents axes. Travaux à paraître :
Engagement, Ressourcement, Imaginaire, Cinquante ans
d’indépendance des littératures francophones d’Afrique
subsaharienne.
Yves Durand. Professeur émérite à l’Université de Savoie où
il a dirigé le Département de Psychologie (1969-1994). Dès
1960 ses recherches ont porté sur l’imaginaire dans une
perspective expérimentale (article initial dans les « Cahiers
internationaux de symbolisme » n° 4). Dans ce cadre :
création de l’Anthropogique-Test à 9 éléments (AT.9) et du
Mythodrame (technique d’étude de l’imaginaire groupal).
L’application de l’imaginaire en clinique psychologique
complète utilement l’orientation de la recherche de l’auteur.
Outre de nombreux articles, trois ouvrages développent ses
principaux travaux : l’Imaginaire de l’alcoolisme (1972),
l’Exploration de l’Imaginaire (1988), Une technique d’étude
de l’imaginaire : l’AT.9 (L’Harmattan, 2005).
Luis Garagalza est professeur titulaire de philosophie dans la
Faculté de Philologie de l’Université du Pays Vasque (Vitoria
– Espagne). Son champ de recherche est celui de
355
l’herméneutique philosophique, le domaine du langage, aussi
bien du symbolisme que de la culture avec le but d’établir les
fondements d’une herméneutique du langage philosophique.
Il a publié Interpretación de los símbolos (Editorial
Anthropos – Barcelone) et l’Introducción a la hermenéutica
contemporánea (Editorial Anthropos - Barcelone), et a traduit
en espagnol plusieurs articles et études de Gilbert Durand et
d’Erich Neumann. À présent il co-dirige la collection
Hermeneusis de la Maison d’Éditions Anthropos (Barcelone –
Espagne).
Raymond Laprée, Ph. D. (sciences des religions), professeur
agrégé à la Faculté des sciences humaines de l’Université
Saint-Paul (Ottawa), enseigne en anthropologie religieuse et
en techniques d’animation de groupe. Il est rédacteur adjoint
de la revue bilingue Counseling et Spiritualité et membre
d’une équipe interuniversitaire de recherche sur l’Imaginaire
des jeunes de 9-12 ans, selon le test AT.9. Il intervient à
divers niveaux à titre d’animateur professionnel et de
consultant en milieux éducatifs et en formation auprès des
diverses fonctions publiques du Canada. Ses publications
couvrent différents domaines. En éducation de l’imaginaire
(morale, éthique et valeurs ; développement de la vie
spirituelle) : La psychagogie des valeurs. Symbolisme et
imaginaire en éducation (2000), Pour un renouvellement des
pratiques d’éducation morale (collectif, 2002), Éduquer le
sujet éthique (coauteur, 2004), La formation à l’éthique et à
la culture religieuse (collectif, 2010). Sur l’imaginaire et la
démarche religieuse : Témoigner de sa foi dans les médias,
aujourd’hui (collectif, 2005) et Tradition chrétienne et
créativité artistique (collectif, 2004), Regards sur la
Théologie pratique (collectif, 2011). En animation de groupe :
Réussir vos projets de groupe. Ciblez correctement et
356
atteignez vos résultats (2004) ; 8 clés pour réussir vos
réunions (2006 ; Prix 2007 du Livre d’affaires/HEC
Montréal, pour le meilleur guide pratique).
Frédéric Monneyron. Docteur d’Etat en science politique
(Montpellier I) et docteur d’État ès lettres et sciences
humaines (Paris IV-Sorbonne), il est Professeur des
Universités et enseigne la littérature générale et comparée et
la sociologie de la mode à l’Université de Perpignan-Via
Domitia. Il est également professeur invité dans plusieurs
universités américaines et européennes et expert auprès de la
Commission européenne à Bruxelles. Ses recherches
s’inscrivent dans le cadre d’une sociologie de l’imaginaire et
se donnent pour objet d’étude la sexualité et les relations entre
les sexes, le vêtement et la mode d’un côté ; l’Europe, l’idée
de nation et l’idée de race d’un autre côté. Il est l’auteur d’une
quinzaine d’essais traduits en plusieurs langues dont
récemment Séduire, L’imaginaire de la séduction de Don
Giovanni à Mick Jagger (PUF, 1997, rééd. 2000), La Nation
aujourd’hui. Formes et mythes (L’Harmattan, 2000), La
Frivolité essentielle. Du vêtement et de la mode (PUF, 2001,
rééd. 2008 en Poche Quadrige), Mythes et littérature (PUF,
2002, avec Joël Thomas), L’imaginaire racial (L’Harmattan,
2004), La Mode et ses enjeux (Klincksieck, 2005),
L’Automobile. Un imaginaire contemporain (Imago, 2006,
avec Joël Thomas), La Sociologie de la mode (PUF, 2006),
Sociologie de l’imaginaire (Colin, 2006, avec P. Legros, J.-B.
Renard et P. Tacussel), Le Monde hippie. De l’imaginaire
psychédélique à la révolution informatique (Imago, 2008,
avec M. Xiberras) et La photographie de mode. Un art
souverain (PUF, 2010). Il est en outre nouvelliste (Sans nom
et autres nouvelles, 1999) et traducteur : A. K.
Coomaraswamy, La philosophie chrétienne et orientale de
357
l’art, Pardès et Edith Wharton, Voyage au Maroc, Gallimard-
L’imaginaire.
Andrès Ortiz-Oses est professeur de philosophie et
d’herméneutique à l’Université de Deusto (Bilbao –
Espagne). Il est aussi connu en Espagne comme un des plus
grands spécaliste du Cercle d’Eranos (Ascona – Suisse). En
outre, il est le fondateur de la Collection Hermeneusis chez la
Maison d’Éditions Anthropos (Barcelone – Espagne), et a
dirigé le Diccionario de Hermenéutica (Editorial Deusto). Il
est auteur de nombreuses œuvres de philosophie et
d’herméneutique on peut citer par exemple El matriarcalismo
vasco, Símbolos, mitos y arquetipos, Metafísica del sentido,
Heidegger y el ser-sentido, Libro de símbolos.
Catarina Sant’Anna, professeur du Département des
Fondements du Théâtre de l’UFBA-Université Fédérale Bahia
(Brésil), docteur en Théorie littéraire et littérature comparée
de l’USP-Université de Sâo Paulo (1988), Post-doctorat à
l’ECA-USP (1990-1991) sur Théâtre et communication,
réalise actuellement un post-doctorat à l’Université de la
Sorbonne Nouvelle Paris 3 sur l’œuvre de Michel Vinaver
(Espace, histoire, imaginaire dans le théâtre de Michel
Vinaver). À enseigné les arts scéniques et aussi la culture
brésilienne à l’Université Lumière Lyon2 en France
(2004-2006). À créé et dirigé le GT « Dramaturgie – tradition
et contemporanéité » de l’ABRACE. À créé et dirige le
GIPGAB « Groupe interdisciplinaire de Recherches Gaston
Bachelard » – Sciences et Arts – (UFBA-CNPQ). Fut
chercheuse et consultante ad hoc pour le domaine de la
dramaturgie du CNPQ de 1998 à 2001. Chercheuse aussi au
groupe interdisciplinaire de recherches « Histoire et Théâtre »
(UFU-ANPUH-CNPQ) dirigé par Katia Paranhos. À publié
358
de nombreux articles et chapitres de livres au Brésil et à
l’étranger sur le théâtre et ses relations avec l’histoire,
l’imaginaire, la culture et l’espace. Ouvrages : Michel
Vinaver, « Dissidente. Programa de Televisao ». Traduction,
présentation et notes. Sâo Paulo, EDUSP, 2007 ;
“Metalinguagem e Teatro – a dramaturgia de Jorge
Andrade”, 390 p., EDUFMT, 1997, en cours de republication
à Sao Paulo ; Para Ler Gaston Bachelard Ciência e Arte.
Salvador/Brésil, EDUFBA, 2010
Jean-Pierre Sironneau, professeur émérite de sociologie et
d’anthropologie à l’université Pierre Mendès-France de
Grenoble, s’est particulièrement intéressé à la philosophie et à
l’anthropologie des religions (étude des mythes, des
croyances, des idéologies). Il a, entre autres, publié les
ouvrages suivants : Sécularisation et religions politiques,
Mouton, 1982 ; Figures de l’imaginaire religieux et dérive
idéologique, L’Harmattan, 1993 ; Métamorphoses du mythe
et de la croyance, L’Harmattan, 2000 ; Lien social et mythe
au fil de l’histoire, L’Harmattan, 2009.
Joël Thomas est agrégé des Lettres, Professeur de Langue et
Littérature latines à l’Université de Perpignan-Via Domitia
(France). Ses domaines de spécialité sont la poésie latine, les
études sur la société et l’idéologie romaines, la mythologie
classique. Une partie de ses travaux est consacrée à une
« relecture » de la culture gréco-romaine à la lumière des
méthodologies de l’imaginaire, et à une réflexion théorique
sur ces méthodologies. Auteur de huit ouvrages et de cent
trente articles et communications, directeur de quatorze
ouvrages collectifs, il a publié entre autres travaux : -
Structures de l’Imaginaire dans l’Enéide, Paris, Les Belles
Lettres, Coll. d’Etudes Anciennes, 1981 ; Introduction aux
359
méthodologies de l’imaginaire, (ouvrage collectif coordonné
et dirigé par J. Thomas), Paris, Ellipses, 1998 ; Virgile.
Bucoliques, Géorgiques, Paris, Ellipses, coll. « Textes
fondateurs », 1998 ; Mythes et littérature (en collaboration
avec F. Monneyron), Paris, P.U.F, coll. « Que sais-je ? »,
2002 ; L’Imaginaire de l’Homme romain. Dualité et
complexité, Bruxelles, coll. Latomus, 2006.
Dominique Violet enseigne depuis 1997 les Sciences de
l’Education à l’Université Montesquieu de Bordeaux. Le
paradoxe est au centre de ses problématiques de recherche en
éducation et formation. Ses travaux sur les fondements
épistémologiques des systèmes pédagogiques modernes sont
alimentés par la mythologie grecque. Exemple : les mythes
d’Hermès, de Prométhée et d’Orphée participent à l’analyse
compréhensive des pratiques quotidiennes de la classe. Dans
plusieurs articles et ouvrages (cf. notamment « Postures
épistémologiques de l’accompagnement : Approche
mythologique », in revue Education Permanente n° 167
2006-2, et « Mythes d’accompagnement et représentations
des pratiques de tutorats dans la formation des maîtres », in
Recherches et formation 2005, n° 50, pp. 117-131) l’auteur
témoigne d’une démarche herméneutique significative de la
conception anthropologique durandienne de l’imaginaire et du
symbole.
Philippe Walter est professeur de littérature médiévale à
l’Université de Grenoble. Il y dirige également le Centre de
Recherche sur l’Imaginaire. Spécialiste du récit et de
l’imaginaire médiéval, il a donné des éditions avec traduction
de grands textes médiévaux (romans de Tristan et Yseut,
Chrétien de Troyes, lais de Marie de France) et a dirigé la
publication intégrale des récits du Graal en prose pour la
360
Pléiade (Editions Gallimard). Il a publié des essais centrés sur
les grandes figures mythiques arthuriennes (Arthur, Merlin,
Perceval, Tristan) et dirige la collection « Moyen Âge
européen » aux Éditions de l’Université de Grenoble
(ELLUG). Publié en neuf langues et invité régulièrement à
l’étranger, il a donné des conférences sur quatre continents et
a reçu le titre de docteur honoris causa.
Jean-Jacques Wunenburger, Directeur de l’Institut de
recherches philosophiques de Lyon, Doyen honoraire de la
faculté de philosophie, Ancien vice-président à la recherche
de l’Université Jean Moulin Lyon3, ancien directeur du centre
Gaston Bachelard de l’université de Bourgogne, Président de
l’association des amis de Gaston Bachelard. À publié de
nombreux ouvrages sur les imaginaires, entre autres : Le
sacré, PUF, Que-sais-je ?, 1981, 4e éd. 2001, trad. roumaine,
espagnole, nouvelle édition 2009 ; La vie des images, Presses
Universitaires de Strasbourg, 1995, 2ème ed. complétée,
Presses universitaires de Grenoble, 2002, trad. roumaine,
espagnole, italienne ; Philosophie des images, Presses
Universitaires de France, Thémis, 1997, 2ème ed. 2001, trad.
italienne et roumaine ; L’homme à l’âge de la télévision,
Presses Universitaires de France, 2000, trad. portugaise
(Brésil) et italienne ; Imaginaires du politique, Ellipses, 2001,
trad. Roumaine ; L’imaginaire, PUF, Que sais-je ?
Paris 2003, trad. espagnole (Argentine), catalane, italienne,
roumaine ; Imaginaires et rationalité des médecines
alternatives, Les Belles Lettres, 2006, 2ème éd. 2008.
361
TRANSVERSALES PHILOSOPHIQUES
Codirecteurs de la collection :
Jean-Jacques Wunenburger, Valentina Tirloni
Plus que jamais la philosophie est exposée à une double
dérive, se replier sur son histoire en pratiquant l’archéologie
des textes, se disperser dans la prolifération des savoirs et
controverses du jour en mimant les sciences humaines. La
philosophie n’a pas d’objet propre, mais avec ses méthodes de
conceptualisation et d’argumentation, elle peut et doit ouvrir
des chemins nouveaux qui passent entre les choses, entre les
savoirs, entre les disciplines ou même les traversent en
diagonales. De ces parcours croisés, qui sortent des sentiers
académiques bien balisés, peuvent sortir des morphologies,
des typologies, des cohérences, des généalogies inédites.
C’est en traçant et en suivant des lignes obliques entre
esthétiques, anthropologies, sciences, éthiques, théologies,
mais aussi entre rationalités et symboliques que la philosophie
peut dévoiler, au cœur du contemporain, ses richesses
insoupçonnées. Loin des systèmes clos, mais toujours à l’affût
d’une libre circulation entre les époques, les écoles, les
traditions et les cultures, la philosophie peut donc faire autre
chose que se répéter ou de céder aux modes médiatiques.
Cette collection philosophique veut rassembler des travaux
individuels ou collectifs de philosophie qui permettent
d’ouvrir des parcours, capables encore de renouveler nos
savoirs bien identifiés et de nous donner à penser, jusqu’à
l’étonnement, principe et origine de toutes recherches
philosophiques.
362
COMITÉ SCIENTIFIQUE :
Francesca Bonicalzi (Université de Bergame, Italie)
Claudio Bonvecchio (Université de l’Insubria, Italie)
Ionel Buse (Université de Craiova, Roumanie)
Jean-Claude Gens (Université de Bourgogne)
Kuan-min Huang (Academia Sinica, Taipei, Taiwan)
Philippe Walter (Université de Grenoble 3)
Dans la collection « Transversales Philosophiques » :
GOBILLOT Geneviève, Monde de l’Islam et Occident, 2010.
ISBN : 978-2-87525-072-8 26,00 € D EME E1045827
TIRLONI Valentina, Du Gestell au dispositif, 2010. ISBN :
978-2-87525-076-6 17,00 € ID EME E1045831
DURAND Yves et al., Variations de l’imaginaire.
L’épistémologie ouverte de Gilbert Durand, orientations et
innovations, 2011. ISBN : 978-2-87525-077-3 26,00 €
ID EME E1045832
HIERONIMUS Gilles, LAMY Julien éds, Imagination et
mouvement, 2011. ISBN : 978-2-8066-0087-5 21,00 €
ID EME E1045891
PIERRON Jean- Philippe, L’homme à la folie. Philosophes et
psychiatres, 2012. ISBN : 978-2-8066-0155-1 21,00 €
ID EME E1045908
MOTTANA Paolo, Le regard imaginal, 2014. ISBN :
978-2-8066-1075-1
22,00 € ID EME E1046028
363
PAJON Patrick & CATHIARD Marie-Agnès (éds), Les
imaginaires du cerveau, 2014. ISBN : 978-2-8066-2834-3
21,90 € ID EME E1046051
1
Nous avons déjà abordé en détail cet aspect de l’œuvre de
Gilbert Durand dans « Pour une subversion
épistémologique », dans La galaxie de l’imaginaire (dir.
M. Maffesoli), Berg International, 1980, p. 49 sq., à propos
des thèses développées dans Science de l’Homme et tradition,
Berg International, 1ère édition, 1979
2
En particulier lors des colloques transdisciplinaires de
Cordoue, de Washington et de Venise. Voir, par exemple,
L’esprit et la science, 2 Imaginaire et réalité (dir. J. Charon),
Albin Michel, 1985 ; La science aux confins de la
connaissance, Éd. du Félin, 1987.
3
G. Durand s’est souvent situé par rapport à ces démarches,
en particulier dans L’imagination symbolique, P.U.F., 1968,
rééd. 1989.
4
Voir les théorisations et applications de ces notions dans
Figures mythiques et visages de l’œuvre, Berg International,
1979 et leur résumé dans L’imaginaire, Hatier, 1995. Une
version très didactique figure dans « La sortie du XXe
siècle », dans Pensée hors du rond, La liberté de l’esprit,
Hachette, 1986, N° 12.
5
Ces perspectives sont particulièrement résumées et mises en
évidence dans L’imaginaire, op. cit., p. 66 sq.
6
Ce rapprochement entre G. D. et les travaux de René Thom
a donné lieu, dès 1978, à un numéro des Cahiers de recherche
sur l’imaginaire, Éd. Circé, N° 8-9, consacré à
« Morphogenèse et imaginaire ».
364
7
À qui il a consacré un important article : « Science objective
et conscience symbolique dans l’œuvre de G. Bachelard »,
dans Cahiers internationaux de symbolisme, 1964, N° 4.
8
Le tableau, publié en annexe des SAI, établit, par exemple,
des homologies entre structures schizomorphes et principes
logiques d’exclusion, de contradiction et d’identité et entre
structures mystiques et principes logiques d’analogie et de
similitude.
9
Voir en particulier les références aux travaux de G. Dumézil
et surtout de St. Lupasco.
10
Gilbert Durand fait référence à un grand nombre de
contemporains, en plus des grands théoriciens des révolutions
scientifiques du XXe siècle : D. Bohm, J. Charon, F. Capra,
O. Costa de Beauregard, R. Sheldrake, etc.
11
Voir E. Kant, Critique de la raison pure, et les
développements faits par M. Heidegger dans Kant et le
problème de la métaphysique, Gallimard, TEL, 1981.
12
Thèmes que G. Durand fait remonter à l’œuvre
d’E. Cassirer et qu’il retrouve actualisés chez Éd. Morin.
13
H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion,
P.U.F.
14
Thomas, 1981.
15
Thomas, 2008.
16
Thomas, 2003.
17
Monbrun, 2007, p. 91-177.
18
Boulogne, 1997
365
19
Monneyron et Thomas, 2002
20
Thomas, 2006, p. 19-33.
21
Thomas, 1998.
22
Thomas, 1986.
23
On peut l’opposer à ce passage de Lucrèce, un
« hypercritique » séparatiste :
« Nam quodcumque suis mutatum finibus exit,
366
28
T. Todorov, La littérature en péril, Flammarion, 2006.
29
A. Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens
commun, Paris, Seuil, 1998.
30
G. Poulet dir., Les chemins actuels de la critique, Paris,
UGE 10/18, 1967. S. Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle
critique ? Critique et objectivité, Paris, Mercure de France,
1966.
31
On appelle ici « textualisme » une conception de l’œuvre
littéraire qui réduit celle-ci à un épiphénomène textuel, sans
signification ni fonction esthétique, sans humanité ni utilité
pour qui que ce soit, une écriture sans contenu.
32
Un chef d’œuvre du genre : R. Dragonetti, La vie de la
lettre au Moyen Age (Le Conte du Graal), Paris, Seuil, 1980.
33
Nous renvoyons sur ce point à plusieurs de nos comptes
rendus d’ouvrages récents : celui de M. Mikhaïlova, Le
présent de Marie, Paris - New York – Amsterdam, Diderot
Éditeur, 1996 dans : Romanische Forschungen, 109, 1997,
p. 132-134. Celui de M. Séguy, Les romans du Graal ou le
signe imaginé, Paris, Champion, 2001, 503 p. dans :
Romanische Forschungen, 116, 2004, p. 147-148 et Cahiers
de civilisation médiévale, 47, 2004, p. 215-217.
34
Elle a tiré toutes les conséquences des célèbres propos de
Wilhelm Fliess à Sigmund Freud : « Celui qui cherche à lire
dans les pensées d’autrui n’y lit que les siennes ».
35
H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris,
Gallimard, 1978.
36
C’est la théorie dite de l’École de Genève. Défendue
initialement par des esprits de qualité, elle a été galvaudée par
367
des épigones sans imagination ni réflexion et appliquée sans
discernement à n’importe quoi, un peu à la manière des « trois
fonctions » de G. Dumézil qu’on a voulu voir partout, lorsque
le génial philologue était encore « à la mode ».
37
On se répand sur le prétendu « style » de Chrétien de
Troyes mais comment peut-on étudier le style d’un auteur qui
n’a laissé aucun manuscrit autographe de son œuvre et qui est
connu par des manuscrits postérieurs d’un siècle au moins
(voire de deux) à la composition de ses romans. Ces
manuscrits ont par ailleurs subi de nombreuses réfections de
la part de copistes qui n’étaient nullement tenus au respect
littéral des textes qu’ils copiaient. Enfin, que vaut la notion de
style au Moyen Âge ? Voilà ce qu’il faudrait commencer par
étudier avant d’utiliser anachroniquement la notion pour
n’importe quelle époque et n’importe quel écrivain.
38
L’échec de la sémiotique d’A. J. Greimas et de ses disciples
ne semble pas avoir d’autres causes.
39
G. Durand, Champs de l’imaginaire, Grenoble, ELLUG,
1996, p. 67
40
G. Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1989 (2e
éd.).
41
H. R. Jauss, « Limites et tâches d’une herméneutique
littéraire », Diogène, 109, 1980, p. 102-133.
42
Depuis le lumineux essai de P. Zumthor (Parler du Moyen
Âge, Paris, Éditions de Minuit, 1980), les médiévistes ne
réfléchissent plus guère à leur statut. Il y avait pourtant dans
ce livre une salutaire mise en garde contre toutes les utopies
simplificatrices d’un matérialisme historique totalitaire et de
la « critique pure » comme l’appelait Gérard Genette (Les
368
chemins actuels de la critique, Paris, 10/18, 1968,
p. 125-141).
43
On lira à ce sujet l’excellent compte rendu de C. Lecouteux
dans les Cahiers de Civilisation médiévale XXXVIII (1995),
fascicule 152 bis, p. 73-75. Sur la question des revenants, les
travaux de C. Lecouteux sont bien supérieurs à ceux de cet
historien et ouvrent de vastes perspectives à la recherche
européenne.
44
D. Poirion, Résurgences. Mythe et littérature à l’âge du
symbole (XIIe siècle), Paris, PUF, 1986.
45
R. Bezzola, Les origines et la formation de la littérature
courtoise en Occident (500-1200), Paris, 1958-1966 (3 vol.).
46
R. Barthes, « L’effet de réel », dans : G. Genette et
T. Todorov, Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 81-90.
47
Une belle contribution sur la culture grecque : J. P. Vernant,
Religions, histoires, raisons, Paris, 10/18, 1979, p. 105 et
suiv.
48
Nous nous permettons de renvoyer à notre essai : La fée
Mélusine. Le serpent et l’oiseau, Paris, Imago, 2008.
49
M. Müller, Mythologie comparée, édition établie et
présentée par P. Brunel, Paris, Laffont, 2002.
50
Le dictionnaire d’Y. Bonnefoy (Dictionnaire des
mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du
monde antique, Flammarion, 1999) a définitivement entériné
cet élargissement salutaire de la vision du mythe inséparable
de l’histoire des religions.
369
51
Sur cette notion : J.-J. Wunenburger, « Image et image
primordiale » dans : Questions de Mythocritique, Paris,
Imago, 2005, p. 193-204.
52
Ph. Walter, « Myth and regeneration of literature from a
multidisciplinary perspective », Trictrac. Journal of world
mythology and folklore (Pretoria), 1, 2006, p. 3-21 (en
anglais).
53
P. Brunel dans Mythocritique : théories et parcours, Paris,
PUF, 1992 marque bien cette différence de méthodes et
d’objectifs.
54
G. Durand, Beaux-arts et archétypes, Paris, PUF, 1989.
55
Ph. Walter, Perceval, le pêcheur et le Graal, Paris, Imago,
2004.
56
G. Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et
sociétés, Paris, Albin Michel, 1996.
57
G. Durand, Les structures anthropologiques de
l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie, Paris, Bordas,
1960. Plusieurs rééditions.
58
J. Chevalier, Introduction au Dictionnaire des symboles,
Paris, Seghers, 1973, t. 1, p. XXXVII-XXXVIII.
59
On soulignera sur ce point les travaux essentiels de J. J.
Wunenburger, Philosophie des images, Paris, PUF, 2001 (2e
éd.), La vie des images, Presses Universitaires de Grenoble,
2002 (2e éd.).
60
Jean-Yves et Marc Tadié, Le sens de la mémoire, Paris,
Gallimard, 1999.
370
61
Ph. Walter, « Mythologies comparées », dans D. Chauvin et
alii, Questions de mythocritique. Dictionnaire, Paris, Imago,
2005.
62
C. Gérard, « Une archéologie de l’imaginaire. Entretien
avec le professeur Claude Lecouteux », Antaïos, équinoxe de
printemps 1999, p. 67-75.
63
J. J. Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris,
Nathan, 2000.
64
A. Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les
romans arthuriens français en vers (XIIe-XIIIe s.), Genève,
Droz, 1992.
65
P. Gallais, La fée à la fontaine et à l’arbre : un archétype
du conte merveilleux et du récit courtois, Amsterdam-Atlanta,
Rodopi, 1992.
66
Postulat repris par Greimas à Lévi-Strauss, « Les voix du
mythe en Lituanie », Lalies, 10, 1992 ? p. 29.
67
G. Milin, Marc aux oreilles de cheval, Genève, Droz, 1991.
68
G. Durand, L’imaginaire. Essai sur les sciences et les
philosophies de l’image, Paris, Hatier, 1994.
69
J. Derrida, « La mythologie blanche (la métaphore dans le
texte philosophique) », Poétique, 5, 1971, p. 1-52.
70
P. Ricœur, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
71
Sri Aurobindo, Le secret du Véda, Fayard, 1975.
72
Sri Aurobindo, op. cit., p. 57.
73
Sri Aurobindo, op. cit., p. 57.
371
74
Sri Aurobindo, op. cit., p. 58.
75
Ph. Walter, « Le codage linguistique des mythes (Drache,
draco, drac, orc) », dans C. Gaignebet et alii, Mythes,
symboles, langues, Nagoya, Librairie Rakuro, mars 2008,
p.19-32. On renverra surtout aux nombreux et importants
travaux de Françoise Bader sur ce sujet.
76
G. Dumézil, Mythe et épopée III, Paris, Gallimard, 1981 (3e
éd.).
77
Les phénomènes mythiques dans le discours ne concernent
pas seulement les noms et les mots. La grammaire d’une
langue est pour la linguistique actuelle une sorte d’évidence
naturelle dont la causalité est floue pour ne pas dire
inexistante. En fait, la grammaire elle-même procède de
catégories mentales qui sont sous le contrôle d’une pensée et
de schèmes mythiques.
78
Le mythe est certes en variations permanentes mais il serait
intéressant de voir si les limites de ses variations ne
s’inscrivent pas dans les limites de développement du ou des
archétypes qui les supportent.
79
Voir Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris,
Gallimard, 1986 (3e éd. revue et corrigée), p. 209.
80
Ce fut l’un des axes du programme franco-japonais Eurasie
qui s’interrogeait sur la présence aux deux extrémités de la
péninsule eurasiatique des mêmes structures de récits
mythiques (voir le cas de Mélusine et de la princesse
Toyotama dans le Kojiki japonais). Ph. Walter, « Mélusine et
Toyotamahime : aux sources de la mythologie eurasiatique »,
Tottori University Journal of Faculty of education and
regional sciences, 5, 2004, p. 1-7 (en japonais). Du même
372
auteur : La fée Mélusine. Le serpent et l’oiseau, Paris, Imago,
2008.
81
M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des
sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.
82
M. Foucault, op. cit., p. 49-50.
83
R. Girard, La voix méconnue du réel. Une théorie des
mythes archaïques et modernes, Paris, Grasset et Fasquelle,
2002.
84
Un bel exemple de cet anachronisme permanent dans les
études médiévales est fourni par le livre dépassé de Ph.
Ménard, Le rire et le sourire dans le roman courtois en
France au Moyen Age (1150-1250), Genève, Droz, 1969. Il
ne vient jamais à l’idée de cet auteur de poser la question
cruciale de la relativité du comique dans les cultures et dans
les milieux sociaux. On ne rit pas au Moyen Âge comme au
XXe siècle. Ceci n’est pas sans conséquence sur l’étude du
comique lui-même.
85
Ph. Walter, Tristan et Yseut. Le porcher et la truie, Paris,
Imago, 2007.
86
Par exemple, un CNU (Conseil national des universités)
organisé en sections monodisciplinaires est mal disposé à
apprécier des recherches bi- ou pluridisciplinaires. Celles-ci
échappent à son emprise. Il se déclare non compétent et
écartent les candidats déviants de la monoculture. Certaines
expatriations de chercheurs brillants ne s’expliquent pas
autrement.
373
87
E. Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la
Renaissance, Paris, Editions ed Minuit, 1983 (1ère édition en
allemand : Leipzig et Berlin, 1927).
88
G. Durand, Science de l’homme et tradition. Le nouvel
esprit anthropologique, Paris, Berg International, 1979.
89
Introduction à la mythodologie, éd. Albin Michel, 1996,
pp. 137-138.
90
Littérature et marginalité, Hommage à Christine
Martineau-Géniès, Univ. Nice Sophia Antipolis, CNRS,
2000.
91
L’écrivain et son peuple comme producteurs de civilisation,
Yaounde, 1973.
92
Cette orientation sévit encore brillamment aujourd’hui,
comme en témoignent les études du paratexte par
A. P. Bokiba (article in Libres horizons, Pour une approche
comparatiste, Lettres francophones, Imaginaires, éd.
L’Harmattan, 2008).
93
Conférence à L’université de tous les savoirs, Paris 2000.
94
Interaction création-réception, la littérature au Congo-
Brazzaville, Univ. Amiens, Dir. A. Kouvouama, 2001.
95
Gilbert Durand, La foi du cordonnier, éd. Denoël, 1984 :
pour faire tenir ensemble la terre et les rêves…
96
L’éternel retour en 1992, et une série comprenant Initiation
aux littératures francophones (1993), Imaginaires
francophones au titre volontairement provocant (1995),
Imaginaires et littérature, recherches francophones II
(1998), Éclipses et surgissements de constellations mythiques,
374
texte et contexte culturel, champ francophone en 2001, Libres
horizons, Pour une approche comparatiste – lettres
francophones – Imaginaires (op. cit).
97
R. Barthes, L’obvie et l’obtus – Essais critiques 3, éd. Seuil,
1983, posthume.
98
G. Durand, Les structures anthropologiques de
l’imaginaire – Introduction à l’archétypologie générale,
1961, 3ème éd. Bordas, 1969.
99
R. Chemain, La ville dans le roman africain éd. 1981,
L’imaginaire du roman africain – préface G. Durand, 1986.
100
A. Chemain Degrange, Univ. Paris IV Sorbonne, 1986.
101
In Revue CHAM, Dr D. H. Pageaux, Univ. Paris III, 1988.
102
Colloque CNRS-GRECO, Univ. Paris V Sorbonne, 1983.
103
Jean Baptiste T. Loutard, La tradition du songe, 1985.
104
A. Chemain Degrange, Cannibalisme symbolique :
Shakespeare, C. Colomb, T. U Tam’si, S. Labou Tansi, in
Nourriture et Écriture, Univ. Nice, 1999.
105
Université de Nice Sophia Antipolis, 1996.
106
Samira Douider, Thèse de doctorat, Univ. Casablanca II,
éd. L’Harmattan, 2007.
107
Fadela Matbout, Thèse de doctorat, Nice, 1998.
108
Hollosi Szonja, id. Univ. Nice, 2004.
109
Le mythe d’Ounamir, production, réception, et imaginaire,
une lecture ‘palimpsestueuse’, Univ. Bordeaux III, Dir G.
Peylet, 2007.
375
110
Thèse de doctorat, Univ. Nice, 2002.
111
In De Pari à Paris, Nedim Gursel, dir. Seza Yilancioglu,
Univ. Galatasaray, 2006.
112
Imaginaires francophones, op. cit., Univ. Nice, 1995.
113
Sandra Garbarino, MCF Lyon II, Les médiateurs d’Italo
Calvino en France, Nice, 2004, ANRT, Lille, 2006.
114
Anthropologie structurale, éd. Plon, 1958, 2ème éd. 1973),
Le regard du lynx, 2ème éd. Plon, 1991.
115
Dir Abel Kouvouama, Univ. Pau et Pays de l’Adour, 2008
– A BZV, la création d’un modeste centre de recherche sur
« L’imaginaire urbain », rattaché au GRECO-CRI, a conduit
notre collègue, titulaire d’un doctorat en Philosophie et en
anthropologie, à un poste de Professeur d’Anthropologie
Historique.
116
A. Kourouma, Monnè outrage et défi, éd. Seuil, 1990.
117
A. C., intervention pour « L’Observatoire des Études de
l’Interprétation Littéraire », Chambéry, 1-12-07.
118
G. Chaliand, éd. Seuil, 1976.
119
D. Laurenti, Doctorat, Univ. Nice, 2009.
120
Le trait d’union dans l’orthographe indiquant une période
de l’histoire, et son absence indiquant une esthétique.
121
Valérie Cambon, Univ. Nice, 2009.
Table
ronde « Écrivains, critiques, éditeurs », Dr A. Chemain,
Agence intergouvernementale de la francophonie, Paris, janv.
2001.
376
122
Professeur Yeya Taha Hassanein, Université El Miniah,
Egypte Le titre de sa thèse est mentionné.
123
Une technique d’étude de l’imaginaire, l’AT. 9, éd.
L’Harmattan, 2005, et article in Libres horizons-Pour une
approche comparatiste- Lettres francophones-Imaginaires,
op. cit., Nice, 2008.
124
Rodah S. Nathapelelang, Récits autobiographiques et non-
lieux identitaires – Tanella boni, Ken Bugul, Bessi Head,
Univ. Nice, 2009.
125
Doctorat, Univ. Nice, 2006.
126
Y. T. Hassanein, Du mythe égyptien dans ses
prolongements littéraires – Mythocritique et intertextualité,
Univ. Nice, 1998, ANRT, Lille, 2000.
127
1979, 2ème éd. Dunod, 1992.
128
Éd. PUF, 1989.
129
Comparatisme et théorie de la littérature, PUF, 1988.
130
CTEL et L’Harmattan, 2008.
131
J.-J Wunenburger, L’imaginaire, PUF, 2003.
132
Nice, 2001, Actes réalisés par Nathalie Duclot-Clément,
Univ. Nice, CRLP, 2002.
133
A. Marino, Comparatisme et théories de la littérature,
PUF, 1988.
134
P. Brunel, PUF, 1992.
135
G. Durand, S. Chaoying Durand, éd. Desclée de Brouwer,
Paris, 2000.
377
136
« Intertextualité, interculturalité et créativité féconde » sont
à l’œuvre in Imaginaires francophones F.5.
137
Henri Lopes, Le lys et le flamboyant, éd. Seuil, 1997-
J.M.G. Le Clézio, Poisson d’or, éd. Denoël, 1997, A.C.
138
Michel Maffesoli, Du nomadisme. Vagabondage
initiatique, éd. La table ronde, 1997.
139
Le texte en ses métamorphoses, communication Agence
Intergouvernementale de la Francophonie, Paris, 14, 11, 2008.
140
A. R. Chemain, « De Gérald Félix-Tchicaya à Tcicaya U
Tam’si », éd. L’Harmattan, 2009.
141
Alhassane Cisse, Univ. Nice, 2006, ANRT, Lille, 2008.
142 54
Marc Gastaldi, Littératures des mondes insulaires créoles
francophones en émergence dans l’espace transculturel,
Univ. Nice, 2008.
143
Nathalie Duclot, Écriture et altérités, textes d’origine
américaine, caribéenne, franco-sénégalaise, Doctorat Univ.
Nice, 2003.
144
A. Chemain, Intervention in Méthodes et Champs de
l’imaginaire, Univ. Paris V Sorbonne, dir. Michel Maffesoli,
1998, Pour un ré-enchantement de l’écriture francophones
– Un décor mythique mouvant – Espace subsaharien in
Études sur l’imaginaire – Mélanges offerts à C. G. Dubois,
Univ. Bordeaux III, 2000. Le terme est officialisé par M.
Maffesoli, Le réenchantement du monde, éd. Table Ronde,
2007.
145
Littérature et marginalité, hommage à C. Martineau-
Géniès, op. cit. 2000.
378
146
Éd. PUF, 2002.
147
Rodrigue Kaba, Esquisse d’une poétique du roman
subsaharien de langue française post-indépendances –
Écriture féminoïde, Univ. Nice, 2007.
148
A. R. Chemain, De Gérald Félix Tchicaya à Tchicaya U
Tam’si, éd. L’harmattan 2009.
149
Éd. École Doctorale Lettres Sciences Humaines, UNSA et
L’harmattan, 2009.
150
Doctorat, Univ. Nice, 2009.
151
G. Durand, article « Polarité et psyché individuelle et
culturelle », in L’âme tigrée, éd. Denoël, 1980.
152
Gilbert Durand, Structures anthropologiques de
l’imaginaire, PUF, 1960, p. 54.
153
Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959,
p. 75.
154
Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions
politiques, Mouton, La Haye, 1982. Gilbert Durand, Le
mythique et le social, Pour une topique sociologique, Champs
de l’imaginaire, ELLUG 1996, p. 109 à 131.
155
Gilbert Durand, Le mythique et le social, Pour une topique
sociologique, Champs de l’imaginaire, ELLUG, 1996, p. 109
à 131.
156
Roger Bastide, Les religions africaines du Brésil, PUF,
1960 p. 12.
157
G. Durand, op. cit. p. 114-115.
158
Ibidem, p. 125.
379
159
Ibidem, p. 115.
160
Ibidem, p. 120.
161
Jean-Jacques Wunenburger, Imaginaires du politique,
Ellipses 2001.
162
Sur tout ceci, voir Jean-Pierre Sironneau, Figures de
l’imaginaire religieux et dérive idéologique,
L’Harmattan 1993, p. 49 à 63.
163
Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard 1957
p. 20-21.
164
Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Seuil 1969,
p. 16.
165
Ibidem, p. 65.
166
Ibidem, p. 16.
167
Gilbert Durand, Linguistique et métalangages, Eranos
Jahrbuch, Zurich, Verlag, 1970.
168
Ibidem, p. 263.
169
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon 1958
p. 232.
170
G. Durand, L’imagination symbolique, PUF, 1964, p. 106.
171
G. Durand, « Les mythèmes du décadantisme » in
Décadence et Apocalypse, Cahiers du Centre de Recherche
sur l’image, le symbole et le mythe, Dijon 1986, p. 4 et 5.
172
J.-J. Wunenburger, Imaginaires du politique, op. cit., p. 89.
173
J.-P. Sironneau, Métamorphose du mythe et de la
croyance, L’Harmattan 2000, p. 129 à 185.
380
174 Ce
chapitre a été rédigé dans le cadre d’un Projet
Scientifique intitulé Histoire, Éducation et Imaginaire
rattaché au Centre de Recherche en Éducation de l’Institut
d’Éducation et Psychologie de l’Université du Minho (Braga
– Portugal).
175 L’auteur
tient à remercier le professeur Armando Malheiro da
Silva (Université du Porto – Portugal) dont les observations
lui ont permis d’améliorer et d’approfondir ce texte.
176
Cf. G. Durand, Les structures anthropologiques de
l’imaginaire, PUF, 1963 (2ème éd), pp. 411-416.
177
Sur sa présentation la plus récente, cf. Y. Durand, Une
technique d’étude de l’imaginaire : l’AT.9, L’Harmattan,
Paris, 2005.
178
Plutôt que les diverses dénominations appliquées à ce sigle
faisant référence à la notion d’archétype nous préférons
« Anthropologique-Test à 9 éléments », expression plus
conforme à l’origine de cette technique et aux caractéristiques
de ses composants (qui ne sont pas tous des archétypes).
179
Cf. Y. Durand, Structures de l’imaginaire et
comportement, Cahiers internationaux de symbolisme n° 4,
Engelson, Genève, 1964. Il n’est pas inutile de préciser (afin
de situer le contexte « socio-culturel » de réalisation des
figures 1 & 2) que cette expérimentation eut lieu à Alger en
1961 auprès d’un groupe de militaires, affectés à une tâche de
formation (SFJA).
180
Cf. Y. Durand, Une technique d’étude de l’imaginaire :
l’AT.9, L’Harmattan, 2005, pp. 21-38. Dans cet ouvrage on
trouvera des reproductions illustrant les différentes catégories
d’AT.9 citées dans le présent article.
381
181
Les données obtenues à partir de l’AT.9 contribuent à
établir que la théorie des SAI est acceptable comme science
empirique (au sens de K. Popper). Elles fondent ainsi une
possibilité d’application expérimentale de cette théorie de
l’imaginaire. Cf. Y. Durand, Quel imaginaire pour quelles
perspectives éducatives ? In : A. F. Araùjo et J. Magalhäes
(coord.), Actes du Colloque : Histoire, Education et
Imaginaire (2001) UMP/EIP/CEEP, Universidade do Minho,
Braga, Portugal.
182
Sur les circonstances de cette rencontre ainsi que sur
l’apport de la « systémologie » de S. Lupasco à nos travaux
sur l’imaginaire : cf. Y. Durand, « L’apport de la perspective
systémique de Stéphane Lupasco à la théorie des structures de
l’imaginaire et à son expérimentation », in : H. Badescu et B
Nicolescu (dir.) Stéphane Lupasco, L’homme et l’œuvre,
Éditions du Rocher, 1999. Article accessible par Internet.
183
Cf. Y. Durand, Une technique d’étude de l’imaginaire :
l’AT.9, op. cit., pp. 21-38.
184
On remarquera que le schème rythmique sous-jacent aux
structures synthétiques d’harmonisation des contraires et
dialectique dans la théorie des SAI, ne fait pas l’objet d’un
stimulus symbolique dans notre test. Sa « projection »
structurante dans celui-ci (constituant les univers synthétiques
symboliques synchroniques de forme bipolaire et interactive)
s’avère de ce fait hautement significative. Cf. Y. Durand, Une
technique d’étude de l’imaginaire : l’AT.9, pp. 29-32.
185
Cf. G. Durand, L’anthropologie et les structures du
complexe. In : H. Badescu et B. Niclescu, Stéphane Lupasco.
L’homme et l’œuvre, Éditions du Rocher, 1999.
382
186
Cf. P. Delattre, Système, structure, fonction, évolution,
Maloine, Paris, 1984, pp. 26-27.
187
Dans un ouvrage récent (cf. op. cit. pp. 55-75) nous avons
approfondi en quoi consiste ce lien et analysé ses différents
aspects en référence à la gestuelle corporelle projetée dans les
œuvres-AT.9 (dont le système « d’ensemble » est compris sur
le modèle de la danse).
188
Cf. P. Delattre, Structure et fonction, Corpus 21, p. 677,
Encyclopaedia Universalis, Paris, 1990.
189
Cf. H. Maturana, La biologie du changement, Cahiers
critiques de thérapie familiale et pratique des réseaux n° 9,
p. 76. Cf. également F. Varela, Autonomie et Connaissance.
Essai sur le vivant, Seuil, 1989, p. 45.
190
Lorsqu’il remplace l’expression « structures
schizomorphes » par « structures héroïques » dans Le Décor
mythique de la Chartreuse de Parme, G. Durand ouvre la voie
à une approche de ce type. Cf. G. Durand, Le Décor
mythique, Corti, Paris, 1960.
191
On remarquera qu’il n’est pas explicitement question de
« système » mais de « constellation d’images » dans la
procédure d’observation suivie par G. Durand dans les SAI.
Cependant, l’unité (« isomorphisme ») et la clôture identifiée
(tel un « cohérent syndrome de régime de la représentation »)
des ensembles de faits étudiés s’inscrivent dans une approche
qualifiable de « systémique ». Cf. G. Durand, Les
Structures…, pp. 33 & 191-199.
192
Cf. Y. Durand, « L’apport de la perspective systémique de
S. Lupasco à la théorie des structures anthropologiques de
l’imaginaire et à son expérimentation » ; art. cit., pp. 90-91.
383
Cf. G. Durand, Les structures…, pp. 472-473 (« Classification
isotopique des images ») ; cf. également : « L’Anthropologie
et les structures du complexe » ; art. cit., pp. 61-73.
193
Cf. G. Durand, Les structures…, op. cit., Annexe I,
pp. 469-470 (« De l’utilisation en archétypolgie de la
terminologie de S. Lupasco »), 2° édition, 1963. Ce
commentaire a fait l’objet, notons-le, de « quelques
rectifications » dans l’Annexe I de la 3° édition (Bordas,
1969, pp. 503-505).
194
Par exemple D. Violet, dans la présentation d’un
programme de recherche sur l’imaginaire, rappelle « très
sommairement » que la théorie des SAI : « démontre qu’il y a
en l’être humain deux régimes fondamentaux de structures de
l’imaginaire, l’un identifié à des structures héroïques
radicalisantes et l’autre à des structures intimistes et
fusionnelles ». Cf. Lettre électronique n° 6 des Centres de
Recherche sur l’Imaginaire. Association pour la recherche sur
l’image, Dijon.
195
Ainsi J.-J. Wunenburger résume le schéma
anthropologique de G. Durand en faisant sortir des deux
« grands régimes » de l’imaginaire (le premier intimiste et
« jouant sur l’euphémisation des différences », le second
« valorisant les coupures, les antagonismes et les
antithèses ») trois structures qualifiées d’« opératives ». Dans
ce cadre, la troisième structure (« cyclique, dramatique ou
synthétique ») consiste à « accentuer une construction par
cycles [et à faire] alterner les matériaux des deux [autres]
structures ». L’ensemble différencié des structures
synthétiques parait quelque peu estompé dans cette
présentation accordant une place prépondérante à la structure
384
cyclique… Cf. J.-J. Wunenburger, L’imaginaire, Que sais-je ?
PUF, 2003, pp. 45-46.
196
Dans le cas de notre corpus-AT.9 ces liens concernent les
couplages héroïco-mystiques de type antagoniste (tels, par
exemple, les univers mythiques de forme héroïque détendue
et mystiques de forme ludique) et de type diachronique ou
synchronique (cf. doubles univers existentiels dont la
composition de la figure 4). On notera à ce propos que les
« synthèses » résultant de ces relations d’ordre antagoniste et
« temporel » ne relèvent pas du genre structural synthétique
au sens strict. Dans celui-ci, en effet, diachronie et synchronie
constituent des caractéristiques dramatiques inhérentes aux
univers mythiques eux-mêmes et non des liens inter-
structuraux (par exemple : diachronie cyclique caractérisant
l’existence du personnage/héros ; cf. Y. Durand, Une
technique d’étude de l’imaginaire : l’AT.9, op. cit., pp. 21-38.
197
Esquissant l’approche d’une « Sociologie des
Profondeurs » - envisagée comme exemple d’« extension de
l’archétypologie » et s’inspirant du « Logos morphologique »
de la théorie des catastrophes de R. Thom - G. Durand
identifie « cinq Ordres archétypiques qui orientent
l’imagination de la Cité humaine et constituent son topos en
profondeur » (Ordres Martial, Quirinal, Mercantile, Pontifical
et Impérial). Si, dans cet essai, les Ordres Martial et Quirinal
recouvrent « logiquement » les structures héroïque et
mystique - cependant qualifiées toutes deux de « régimes »
notons-le - G. Durand s’efforce également d’ériger des
composants symboliques du
« Régime Synthétique » (symbolisme de l’échange, du
passage, du chemin, du pont, etc.) en Ordres différenciés
(Ordres Mercantile et Pontifical). Cf. G. Durand, « La Cité et
385
les divisions du royaume », Eranos Jahrbuch,, vol. 45, Bril.,
éd., Leiden, 1976.
198
Dans un texte non publié, communiqué à l’auteur des SAI
(1999), nous revenons sur le fait que, selon nous, celui-ci
« n’envisage pas explicitement l’imaginaire selon un modèle
systémique ». À ce propos G. Durand mentionne sur ce texte
le commentaire suivant : « J’accepte la critique : il y a 40 ans
j’ai hésité dans les SAI sur un clivage pur et simple, non
systémique entre Nocturne et Diurne, et un déjà « système »
trifonctionnel où la IIIème « structure » (synthétique,
disséminatoire) est tendance à systémiser » les 2 autres… ».
199
À la différence de beaucoup de chercheurs, nous tenons
compte des reformulations de la Clarification des valeurs
après les années 80. Voir Laprée, 2000, chapitre 4. Aussi,
Laprée, 2002, 2004a.
200
Nous appliquons à la démarche de Clarification des
valeurs cette expression courante dans la réflexion éthique :
P. Ricœur (1990), J.M. Ferry (1996), L. Ferry (2002), N.
Bouchard (2004).
201
Kirschenbaum et al., 1977 : 744.
202
Kirschembaum, 1977 : 46-47.
203
Harmin écrit : « Ce qui m’intéresse vraiment c’est la vie
réelle, non la philosophie morale. Donc, par exemple, je mets
de côté la question de savoir si les valeurs morales sont
absolues ou relatives. » Harmin et Gallagher, 1994 : 84.
204
Eames, 1970. Aussi, Callaway, 1996.
205
Chamber’s Encyclopaedia, 1984 ; Encyclopaedia
Britannica, 1984 ; Rosenthal, 1986 : 190.
386
206
Dewey, 1893 : 60.
207
Dewey, 1934 : 50.
208
Voici la liste des passages retenus : G. Durand, 1964 : 64 ;
1979a : 20, 26, 29, 99-100, 114, 168, 301-302, 305, 306 ;
1979b : 221 ; 1980 : 159-160, 176, 182 ; 1984 : 169. L’étude
exhaustive de ces citations est faite dans Laprée 2000 :
367-380.
209
G. Durand (1960) 1992 : 460, cite ici Gusdorf (1953).
210
Le passage le plus explicite que nous ayons trouvé chez
Durand, et sous forme d’interrogation, à propos de
l’association entre valeur et archétype est la déclaration
suivante faite au Colloque de Washington dans un échange
rapporté à la suite d’un exposé de la philosophe Diane
Cousineau. C’est Gilbert Durand qui parle : *Chez Diane
Cousineau, [...] à travers Jung, il s’agissait de savoir comment
un archétype (et c’est un problème qui me tracasse depuis
bientôt quarante ans), comment un archétype, qui est une
sorte d’« élan » qui est à la base de la valeur (mais
l’archétype, rappelons-le, est vide de signification), comment
un archétype doit-il s’incarner, s’actualiser dans des
symboles, dans des images, au niveau de l’être humain ou de
la société ? Comment cette incarnation est-elle nécessaire
pour donner existence à l’archétype lui-même ? (Cousineau,
1983 : 261). C’est nous qui soulignons.
211
Voir G. Durand, (1960) 1992 : 62 et 63.
212
Le schème correspond, chez Durand, à une force de
l’énergie vitale qui passe par un réflexe dominant de l’espèce
humaine pour donner à cet être particulier l’accès aux
ressources de son environnement.
387
213
Durand, 1980 : 139.
214
G. Durand, (1960) 1992 : 411.
215
C’est ainsi que nous extrapolons la notion de « creux »
présente dans l’œuvre de G. Durand, par exemple dans 1980 :
26, 301.
216
Durand, 1979a : 306.
217
G. Durand, 1964 : 120 ; 1980 : 62, 64, 139 ; Y. Durand,
1988, 2005.
218
G. Durand, 1979a : 280, 1979b : 216 ; 1984 : 124.
219
G. Durand, (1960) 1992 : 483.
220
G. Durand, (1960) 1992 : 484.
221
G. Durand, 1984 : 124.
222
Il s’agit du programme de maîtrise en counseling spirituel
de l’Université Saint-Paul (Ottawa, Canada).
223
Le GREPCEA (Groupe de recherche sur les phénomènes
complexes d’enseignement et d’apprentissage) fait partie des
CRI GRECO initiés par G. Durand. Il a été constitué sous
l’impulsion de M. Maffesoli au milieu des années quatre vingt
dix.
224
Cf. rapport de recherche PREDIT GO3, 2007, Nouvelles
connaissances pour la sécurité – Continuum éducatif en
sécurité routière, De l’analyse compréhensive des
représentations du risque à l’ingénierie de formation à la
conduite et à la sécurité routière.
225
D. Hofstadter, 1985, Godël-Escher-Bach, Paris,
Interéditions.
388
226
G. Bateson, 1977, Vers une écologie de l’esprit, Paris,
Seuil, tome 1, 282 p.
227
Chez Freud, Durand relève « l’aspect unidimensionnel de
la fameuse chaîne de déterminations qu’est la libido » ; chez
Jung, il souligne que le déterminisme n’est pas opérant pour
penser la complexité psychique : « Jung réagira absolument
contre ce mécanisme simpliste, pour lui les formes ne sont
pas les stases unidimensionnelles d’une libido
unidimensionnelle, mais bien au contraire le reflet d’une
métamorphose, les étapes d’un parcours qui en faisant se
fait », cf. op. cit., p. 452.
228
Sans être spécialiste des thèses freudiennes et jungienne,
on peut aussi percevoir le divorce des deux auteurs au travers
de la dialectique des pulsions de vie et de mort. Il semble que
pour Freud ces deux pulsions soient antinomiques et séparées
dans le temps ; avec Jung, et sa pensée circulaire analogue à
celle des alchimistes, ces deux pulsions semblent pouvoir
contribuer simultanément à « l’énergétique psychique » Jung,
Carl Gustave, 1993, L’énergétique psychique, Paris, Livre de
poche.
229
G. Durand, 1996, Introduction à la mythodologie, Paris,
A. Michel, p. 52.
230
La capacité à symboliser est « la faculté essentielle du
sapiens sapiens » écrit Durand (cf. ibidem p. 31).
231
J. Bouchard d’Orval, 1997, Héraclite. La lumière de
l’obscur, Paris, Les éditions du Relié.
232
D Violet, 1996, Paradoxes, autonomie et réussites
scolaires, Paris, L’Harmattan.
233
R. Alleau, 1996, p. 97.
389
234
« Ainsi la parole toujours voilée du symbole peut-elle nous
garder de la pire erreur : celle de la découverte d’un sens
définitif et ultime des choses et des êtres. Car personne ne se
trompe autant que celui qui connaît toutes les réponses, sinon
peut-être celui qui n’en connaît qu’une seule », écrit René
Alleau (La science des symboles, 1996, Paris, Payot, p. 21).
235
R. Alleau, 1996, p. 258.
236
« Au premier abord, la « co-naissance symbolique, définie
triplement comme pensée à jamais indirecte, comme présence
figurée de la transcendance, et comme compréhension
épiphanique, apparaît aux antipodes de la pédagogie du savoir
telle qu’elle est instituée depuis dix siècles en occident », écrit
G. Durand, 2003, l’imagination symbolique, 5ème édition,
Paris, PUF, p. 22.
237
E. Husserl, 1976, La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard.
238
La fulgurance du mathématicien, comme celle du poète, ne
se produit pas ex nihilo. Toutefois, la fulgurance du
mathématicien est stimulée par un problème à résoudre sur
lequel il travail souvent déjà depuis longtemps ; tandis que la
fulgurance du poète ne répond pas spécialement à une
question, c’est seulement ensuite que ce dernier bricole pour
construire la question à laquelle sa fulgurance pourrait
répondre. Je fais donc la différence entre une fulgurance post
représentationnelle et une fulgurance qui précède les
représentations sur lesquelles le bricolage formel s’opère. À
l’évidence, l’école accepte surtout l’exemple du
mathématicien chez qui émerge une analogie voilée à
parfaire. Si l’on en juge par ce qui se dit pendant les conseils
de classe ou dans les salles des professeurs, il n’est pas certain
390
que l’idée d’une fulgurance imprévisible soit bien accueillie à
l’école « classique ». Cela pourrait s’interpréter comme un
indice de la prégnance de l’erreur sur l’errance.
239
Cf. infra p. 194, la conjecture de von Foerster étudiée par
M. Koppel, H. Atlan, J.-P. Dupuy, 1991 « Complexité et
aliénation. Formalisation de la conjecture de von Foerster »,
in Les théories de la complexité, autour de l’œuvre d’Henri
Atlan, sous la direction de Françoise Fogelman-Soulié, Paris,
Seuil, chap. 24.
240
D. Violet, 1996, Paradoxe Autonomie et réussite scolaire,
Paris, L’Harmattan.
241
« Si par rapport à l’institué, à ce qui est établi, l’errance est
une imperfection, une limite, si elle peut-être considérée
comme une épreuve qu’il faut subir, elle permet dans le
même temps d’avoir l’intuition de la perfection. Ce qui n’est
pas le cas de ce qui est positif, stable, tout plein qu’il est de sa
propre complétude. C’est cela la fonction de l’errance : rendre
attentif à une perfection à venir, mettre en jeu une pensée
progressive, et pas simplement progressiste, miser sur une
procédure alchimique faisant de l’errance, de la faute, du mal,
de l’autre, de la pluralité, etc., des éléments constitutifs de
chaque individu comme du tout social », écrit M. Maffesoli
(1997, p. 170).
242
J. Piaget, 1967, Logique et connaissance scientifique,
Paris, Gallimard, 1345 p.
243
Institut Universitaire de Formation des Maîtres.
244
Yvan Illich, 1971, Une société sans école, Paris, Seuil,
p. 112.
391
245
« Bien loin d’être une préhistoire de la science, le mythe
est ce qui fonde toute approche de connaissance fut elle
connaissance scientifique. Par un phénomène comparable à la
relation d’incertitude heisembergienne, toute démarche
épistémologique dépend de l’ordre des valeurs a temporelles
et u topiques que pose le mythe… Les mythes et les dieux
sont en définitive la suprastructure qui oriente, fonde toute
hominisation individuelle ou collective » écrit G. Durand in
Jung, Cahier de l’Herne, p. 463.
246
Pour Durand cela réhabilite la posture « moyenâgeuse »,
« parce que nous assistons à la prise de conscience d’un très
vieux modèle de savoir, celui d’avant la renaissance, celui qui
n’utilisait pas les règles de l’exclusion de type hypothético
déductif, et qui est bien plus valable pour éclairer certaines
constatations présentes qu’un mythe binaire » (Cf.
Introduction à la mythodologie, p. 179).
247
D. Violet, 2006, Postures épistémologiques de
l’accompagnement ; Approche mythologique, in revue
Education Permanente n° 167.
248
M. Elkaim, 1989, Si tu m’aimes ne m’aime pas, Paris,
Seuil, 183 p.
249
En outre, le contrôle et l’évaluation continus ne sont guère
en cohérence avec le principe de « considération positive
inconditionnelle » (Cf. C. Rogers) qui anime un dispositif
d’éducation initiatique.
250
Y. Barel et N. Mitanchey, 1990, « Quelques idées sur
paradoxe et pédagogie », in J. Ardoino et G. Mialaret, Les
nouvelles formes de la recherche en éducation, Paris, Andsha,
pp. 244-246.
392
251
Cf. Plan de formation de L’Institut Universitaire de
Formation des Maîtres d’Aquitaine.
252
D. Violet, 2006.
253
G. Durand, Introduction à la mythodologie, p. 179.
254
Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, Paris,
Albin Michel, 1996, p. 32.
255
Gilbert Durand, « Mircea Eliade et l’anthropologie
profonde », in Mircea Eliade, L’Herne, Paris, Éditions de
l’Herne, 1978, pp. 92-96.
256
Voir par exemple l’étude dédiée à Gilbert Durand par
Mircea Eliade « Note sur la mythologisation », in La Galaxie
de l’Imaginaire. Dérive autour de l’œuvre de Gilbert Durand
(dir. de Michel Maffesoli), Berg International Éditeurs, Paris,
1980.
257
Richrad Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Bucarest,
Éd. All, 1988, p. 34.
258
Ibidem, p. 36.
259
Gilbert Durand, L’âme tigrée, Paris Denoël, 1980, p. 119.
260
Ibidem, p. 122.
261
Ibidem, p. 127.
262
Ibidem, p. 128.
263
Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour, Paris,
Gallimard, rééd. 1997, p. 112.
264
Ibidem, p. 123 (cf. G. van der Leeuw).
265
Ibidem, p. 165.
393
266
Ibidem, p. 167.
267
Gilbert Durand, op. cit., p. 133.
268
Ibidem.
269
Ibidem, pp. 133-134.
270
Mircea Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1980,
p. 11.
271
Gilbert Durand, op. cit., p. 136.
272
Ibidem, p. 138.
273
Mircea Eliade, L’Épreuve du Labyrinthe, Éd. Dacia, Cluj,
1990, p. 113.
274
Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, p. 78.
275
Gilbert Durand, L’âme tigrée, p. 139.
276
Voir notre article « De l’innéisme et du constructivisme à
l’anthropologie de l’imaginaire, une pédagogie de la pensée
ouverte », in Bachelard, Gonseth, Piaget : l’éducation
ouverte, Cahiers Gaston Bachelard nr. 9, UB, 2007,
pp. 105-120.
277
Gilbert Durand, Structures anthropologiques de
l’Imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 38.
278
Ibidem.
279
Ibidem, p. 64.
280
Ibidem, p. 414.
281
Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF,
1993, p. 88.
394
282
Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1995,
p. 17.
283
Gilbert Durand, op. cit., pp. 12-13.
284
Gilbert Durand, L’âme tigrée, p. 145.
285
Ibidem, p. 148.
286
Jacques Pierre, Mircea Eliade – Le jour et la nuit, Québec,
Éd. Brèches, 1990, p. 77.
287
Gilbert Durand, op. cit.
288
Mircea Eliade, La nostalgie des origines, Éd. Brèches,
Gallimard, 1996, p. 107.
289
Gilbert Durand, Structures…, p. 461.
290
Jean-Jacques Wunenburger, « Pour une subversion
épistémologique », in La galaxie de l’imaginaire, op. cit.,
p. 65.
291
Gilbert Durand, op. cit., p. 496.
292
Ibidem, p. 497.
293
Ibidem, p. 500.
294
Gilbert Durand, Introduction…, pp. 78-79.
295
Ibidem, p. 228.
296
Ibidem, p. 229.
297
Gilbert Durand, Structures…, pp. 504-505.
298
Jean-Jacques Wunenburger, La raison contradictoire,
Paris, Albin Michel, 1990, p. 253.
395
299
Ibidem, p. 254.
300
Cf. Raimon Panikkar, Revista Anthropos, nº 53-54, 1985.
301
Cf. Ervin Laszlo, El cosmos creativo, Kairós, Barcelona,
1997.
302
José Miguel Barandiarán, Obras completas. La Gran
Enciclopedia Vasca, Bilbao, tome I, 1972, pp. 272 et 279.
Ailleurs, il l’identifie aussi de façon indirecte comme « genio
de la Tierra », pp. 149 et 243.
303
José Miguel Barandiarán, Mari o el genio de las montañas
en Obras completas. La Gran Enciclopedia Vasca, Bilbao,
tome I, 1972, p. 302.
304
Marija Gimbutas, El lenguaje de la Diosa. Dove, Madrid,
1996, p. XIX.
305
Cf. Joseph Campbell, Las máscaras de dios : mitología
occidental (vol. III). Alianza Éditorial, Madrid, 1992, chapitre
1.
306
Marija Gimbutas, El lenguaje de la Diosa. Dove, Madrid,
1996, spécialement le chapitre 14 (ver figura 15) ; cf.
également Diosas y dioses de la Vieja Europa. Ediciones
Istmo, Madrid, 1991.
307
C. G. Jung, Tipos psicológicos. Edhasa, Barcelona, 1994,
p. 555, voir aussi Editorial Sudamericana, Buenos Aires,
1945, p. 531.
308
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de
l’imaginaire. Paris, Bordas, 1981. Pour une présentation plus
ample et détaillée de cette vision du symbolisme dans sa
connexion avec l’herméneutique contemporaine on peut
396
consulter Luis Garagalza, La interpretación de los símbolos.
Anthropos, Barcelona, 1990.
309
Voir le dieu Chronos (signifiant le temps), qui dévore ses
enfants.
310
À l’intérieur du régime nocturne G. Durand distingue à son
tour deux structures fondamentales, les mystiques (ou
fusionnelles) et les synthétiques (ou dramatiques). Mais ici
nous ne pouvons pas nous occuper des différences entre elles.
311
Selon Aristote l’Âme est d’une certaine manière toutes les
choses, parce que comme Conscience elle s’assimile tout ce
qu’elle conscientise (cf. Aristote, De anima). Mais au
contraire de l’Âme aristotélicienne, l’Alma-Mater basque
n’est pas seulement Conscience cognitive mais implication
réelle (une conscience ontologique).
312
Cf. J. M. Barandiarán, Obras, I, “Mari”.
313
Cf. Ernst Cassirer, Mito y lenguaje. Nueva Visión, Buenos
Aires, 1970.
314
Cf. Platon, El banquete, Alianza, Madrid, 1992.
315
Notre premier contact avec l’œuvre de Gilbert Durand (et
celle de G. Bachelard, à la fois) a eu lieu en 1975 avec la
lecture de Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire.
Toutefois le “temps court” des turbulences de l’histoire
brésilienne du moment (dictature militaire) imposait d’autres
urgences et nous aveuglait pour le “temps long” de
l’imaginaire. Une réconciliation des deux temps est venue
dans la même décade avec l´étude des écrivains de la
“négritude” par le biais de la mythocritique et de la
mythanalyse durandiennes, orientée par la Professeur Lilian
Pestre de Almeida, à l’UFF (Rio de Janeiro). Il s’ensuit dans
397
les décades suivantes notre association aux professeurs
chercheurs de l’imaginaire de l’USP (São Paulo) dirigés par
le prof. durandien José Carlos de Paula Carvalho, ainsi que la
fréquentation des grands “Cycles d’Études sur l’Imaginaire” à
Recife (Pernambouc), dirigés toujours par la Professeur
durandienne Danielle Perrin Rocha Pitta. Par ces
intermédiaires, “l’École de Grenoble” a pu former une
nombreuse tribu de chercheurs de l’imaginaire éparpillés à
présent partout au Brésil. Un champ préparé sur place par
Roger Bastide, Pierre Verger et cultivé a posteriori par
beaucoup d’autres, dont J. Duvignaud, F. Laplantine, J-
J. Wunenburger...
316
Gilbert Durand, L’Âme Tigrée, p. 42.
317
Ibidem.
318
Ibid, p. 42-43.
319
Ibid, p. 49.
320
Ibid, p. 54.
321
Ibid, p. 55.
322
Voir Molière : Le Bourgeois Gentilhomme, in : Molière.
Œuvres Complètes, Paris, Seuil, 1962 : « M. Jourdain : [...]
Elle est cent fois, mille fois plus cruelle/Que n’est le tigre au
bois » (p. 508) ; « M. Jourdain : [...] Y a-t-il rien de plus bas
et de plus honteux que cette passion, qui fait d’un homme une
bête féroce ? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de
tous nos mouvements ? » (p. 512).
323
Gilbert Durand, L’Âme Tigrée – les pluriels de psyché.
Paris, Denoël, 1980, p. 9-10.
398
324
Gilbert Durand, Les Structures Anthropologiques de
l’Imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 148.
325
Ibid, p. 149.
326
Cette distinction entre les deux nuances, individuelle et
collective, de la psyché s’efface dans le trajet
anthropologique, selon Durand. Voir O Imaginário – ensaio
acerca das ciências e da filosofia da imagem. Trad. de René
Eve Levié. Rio de Janeiro, Difel, 1998, p. 97.
327
Gilbert Durand, L’Âme Tigrée, p. 181.
328
Ibid, p. 182.
329
Gilbert Durand, O Imaginário, p. 42.
330
Gilbert Durand, « L’Imaginaire et le fonctionnement social
de marginalisation », in Champs de l’Imaginaire, p. 168.
331
Gilbert Durand, O Imaginário, p. 84-85.
332
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des
symboles, Paris, Seghers, 1974, p. 412-413 – yin-yang.
333
Gilbert Durand, « L’imaginaire et le fonctionnement social
de marginalisation », in Durand, Gilbert, Champs de
l’imaginaire. Textes réunis par Danièle Chauvin, Grenoble,
ELLUG-Université Stendhal, 1996, p. 159.
334
Gilbert Durand, La Foi du Cordonnier, p. 13.
335
Ibid, p. 10.
336
Ibid, p. 13 ; Durand cite Pierre Deghaye, « Gnose et
Science (Jacob Böhme, Oetinger, Galilée) », in Cahiers de
l’Université Saint-Jean de Jérusalem, Nº 5, 1979, éd. Berg
International.
399
337
Ibid, p. 16.
338
Ibid, p. 20.
339
Gilbert Durand, « L’imaginaire et le fonctionnement social
de marginalisation », in Durand, Gilbert : Champs de
l’imaginaire. Textes réunis par Danièle Chauvin, Grenoble,
ELLUG-Université Stendhal, 1996, p. 159.
340
Stuart Hall, A Identidade Cultural na Pós-modernidade,
11e éd., trad. Tomaz Tadeu da Silva e Guacira Lopes Louro,
Rio de Janeiro, DP&A Editora, 2006, p. 50-57.
341
Apud B. Fulchiron et C. Schlumberger, Poètes et
romanciers noirs, Paris, Nathan Afrique, 1980, p. 33.
342
Jean-Jacques Wunenburger, dont l’œuvre déjà étendue est
notamment redevable de Gilbert Durand aussi que de Gaston
Bachelard, aide à la diffusion et au développement de la
pensée des deux auteurs, autant par la création du “Centre de
Recherches Gaston Bachelard sur l’Imaginaire et la
Rationalité” (et les Cahiers de Recherche Gaston Bachelard),
à l’Université de Bourgogne (à présent annexé au Centre de
Recherches Georges Chevrier, dans la même université), que
par la création et direction du Bulletin International de
Liaison des CRI-Centres de Recherches sur l’Imaginaire
(publication semestrielle nommé à présent Lettres
Électroniques des CRI et rattachée à une chaire UNESCO à
l’Université de Milan).
343
Jean-Jacques Wunenburger, « Dramaturgies gnostiques de
l’exil » in La vie des Images, Grenoble, PUG-Presses
Universitaires de Grenoble, 2002. p. 189-201.
344
Ibid, p. 189.
400
345
Ibid, p. 193. J-J. Wunenburger cite Sartre, L’Être et le
Néant, Gallimard, “Tel”, 1981, p. 309.
346
J-J. Wunenburger, ibid, p. 198-199.
347
Gilbert Durand, « L’imaginaire et le fonctionnement social
de marginalisation », op. cit., p. 159-160.
348
Gilbert Durand, « L’imaginaire et le fonctionnement social
de marginalisation », op. cit., p. 159.
349
Ibidem.
350
Jean Duvignaud, « La Contamination », in Le Métis
Culturel – Internationale de l’Imaginaire, Nº 1, Nouvelle
Série, Paris, Babel/Maison des Cultures du Monde, 1994,
p. 11.
351
Gilbert Durand, « Les catégories de l’irrationnel – prélude
à l’anthropologie » in Durand, Gilbert, Champs de
l’imaginaire. Textes réunis par Danièle Chauvin, Grenoble,
ELLUG-Université Stendhal, 1996, p. 62.
352
Gilbert Durand, « L’imaginaire et le fonctionnement social
de marginalisation », op. cit., p. 161.
353
Gilbert Durand, « Roger Bastide, les lointains et les
ânesses », in Durand, Gilbert, Champs de l’imaginaire, textes
réunis par Danièle Chauvin, Grenoble, ELLUG-Université
Stendhal, 1996, p. 207.
354
Ariano Suassuna, A Onça Castanha e a Ilha Brasil – uma
reflexão sobre a cultura brasileira. Tese de Livre Docência
em História da Cultura Brasileira. Recife, Centro de Filosofia
e Ciências Humanas da UPPE-Universidade Federal de
Pernambuco, 1976, p. 20.
401
355 François
Laplantine, « Les transformations contemporaines de
l’univers religieux au Brésil – conquêtes, reconquêtes,
résistences », in Textures, Cahiers du CEMIA Nº 16- Actes du
colloque International de mai 2005 « Esta Terra Brasileira/
Cette Terre Brésilienne », Lyon, Université Lumière Lyon 2,
décembre 2005, p. 66.
356
De nos jours la pluralité raciale qui se reflète sur
l’ensemble de la culture brésilienne se montre spécialement
plus complexe que celle connue auparavant sous le signe de la
trinité blanc-noir-rouge : « En définitive, le métissage
brésilien n’est pas homogène. Le recensement de 2000 qui
distingue cinq “couleurs ou races” – blanc, noir, jaune,
“parda” (mulâtre, métisse) et “indigène” – apporte des
résultats nuancés », selon Mário Carelli, Brésil, épopée
métisse, Paris, Découvertes Gallimard, 2005, p. 94.
357
Mário Carelli, Brésil, épopée métisse, Paris, Découvertes
Gallimard, 2005, p. 90. L’auteur Carelli définit le Brésil
comme une « société contrastée et – relativement-
conviviale », puisque « le peuple brésilien peut absorber et
transformer les apports des immigrés les plus divers » :
« Parmi les 3.390.000 immigrants arrivés au Brésil entre 1871
et 1920, plus de 1.373.000 sont Italiens ! Ils sont suivis en
nombre par les Allemands. Espagnols, Belges, Anglais,
Français, Suédois et Autrichiens qui représentent des
contingents variés. Des habitants du Moyen-Orient, baptisés
indistinctement “Turcs” du fait de leur passeport ottoman,
débarquent à la fin du siècle, précédant de peu les Japonais
[...] ».
358
Voir Luiz Felipe De Alencastro, « Le Brésil aujourd’hui :
permanence et mutation », in Textures, Cahiers du CEMIA
Nº 16- Actes du colloque International de mai 2005. « Esta
402
Terra Brasileira/Cette Terre Brésilienne », Lyon, Université
Lumière Lyon 2, décembre 2005, p. 11 : « Près de 600.000
Portugais sont arrivés dans le pays de 1500 à 1822. À cela on
ajoute les 4 millions d’Africains débarqués jusqu’en 1850.
Ensuite on doit additionner les 5,5 millions d’Européens, de
Lévantins (Libanais, Syriens) et de Japonais (formant
actuellement la plus grande colonie japonaise hors du Japon),
arrivés au Brésil de 1822 à 1950 » ; « Mais c’était à Rio de
Janeiro, la capitale du pays, avec une population de 266.000
habitants en 1849, dont 110.000 esclaves (41,3 %), qui
détenait la plus forte concentration urbaine de captifs
enregistrés au Nouveau Monde ».
359
Ariano Suassuna, op. cit., p. 159-160.
360
Suassuna constate dans la littérature brésilienne le
remplacement de l’imaginaire du tigre, “animal rayé” et
inexistant au Brésil, par l’once, animal félin moins grand et
également féroce et plutôt châtain existant au Brésil. Et
pratique lui aussi cette “adaptation” dans son roman La Pierre
du Royaume.
361
Ariano Suassana, op. cit., p. 12
362
Ibid., p. 9.
363
Ibid., p. 12.
364
Ibid., p. 76-78.
365
Ibid., p. 2-3. C’est une longue énumération, dont les
éléments sont développés au long de l’ouvrage à l’aide de la
littérature et de la pensée d’historiens, de sociologies, de
philosophes, de sociologues, etc.
366
Ibid., p. 4-6.
403
367
Ibid., p. 101. Suassana cite le penseur brésilien baroque
Matias Aires, Reflexôes sobre a Vaidade dos Homens, Rio de
Janeiro, José Olympio, 1953 (1ª ed. em 1752), p. 47.
368
Ibid., p. 100. Suassana cite Matias Aires, op. cit., p. 41.
369
Ibid., p. 157.
370
Michel Tournier, Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, 1977,
p. 289.
371
Ibid., p. 222.
372
Ibid., p. 232-233.
373
Ibid., p. 234.
374
Ibid., p. 229.
375
Ibid., p. 234.
376
Ibid., p. 222.
377
Michel Tournier, Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, 1977,
p. 236-237.
378
François Laplantine et Aléxis Nouss, Métissages. De
Arcimboldo à Zombi, Paris, Éditions Pauvert-Librairie
Arthème Fayard, 2001.
379
Ibid., p. 84.
380
Ibid., p. 85.
381
Ibid., p. 8.
382
Ibid., p. 10.
404
383
Ibid., pages 12 et 16 ; préface signé par François
Laplantine et Aléxis Nouss.
384
Ibid., p. 16.
385
Fernando Pessoa, A Procura da Verdade Oculta. Textos
filosóficos e esotéricos, in Pessoa, Fernando, Obra em Prosa,
volume 6. Introdução, organização e notas de Antonio
Quadros, Mens Martins/Europa-América, 1986, p. 216. Cité
par M. H. Varela, O Heterologos em Língua Portuguesa –
elementos para uma antropologia filosófica situada. Rio de
Janeiro, Editora Espaço e Tempo, 1996, p. 83.
386
Gilbert Durand, « L’univers du Symbole », in Champs de
l’Imaginaire, p. 76. Durand cite Jacques Derrida, La
Dissémination, Paris, Seuil, 1972.
387
Gilbert Durand : Lettre sur les deux mythes directeurs du
XIXe siècle. Noël 1991, in Gilbert Durand : Champs de
l’Imaginaire, p. 190. Le lancement du projet a eu lieu au
Couvent du Christ de Tomar, au Portugal. L’auteur ajoute :
« ce projet très étayé par les plus hautes autorités, autorités
politiques, économiques et scientifiques portugaises a été à
deux doigts d’aboutir, mais qu’une avalanche de catastrophes
diverses a retardé sine die ».
388
Cf. p. ex., dès 1998, « Where the imaginal appears real : A
positron emission tomography study of auditory
hallucinations » (c.r. de l’Acad. des Sciences. des USA,
PNAS, téléchargeable).
389
Dans le catalogue de l’exposition sur les Êtres
fantastiques. De l’imaginaire alpin à l’imaginaire humain,
réalisée à l’occasion des Cents ans du Musée Dauphinois (en
octobre 2006), Nicolas Abry, qui a édité avec Alice Joisten
405
les cinq volumes (un par département) du corpus des collectes
de Charles Joisten en Dauphiné (2005-2010), donne un état de
l’art en deux parties sur les connaissances avancées pour ces
ontologies surnaturelles, entre autres par nos propres travaux
au sein du CARE. Y lire notre entretien avec Jean Decety,
spécialiste des neurosciences sociales, sur les fondements de
ces phénomènes récurrents, à partir des expériences en
imagerie médicale sur le mouvement imaginé, sur l’empathie
et l’agentivité. Pour le double comme thème littéraire, cf.
Visages du double de Paolo Tortonese & Pierre Jourde
(Nathan, 1996). Plus proche du corpus qui nous est familier :
Fées, sorcières et loups-garous au Moyen Âge. Histoire du
double, par notre ami Claude Lecouteux (Imago, 2005).
390
Un des membres de l’école de réflexologie russe, bien
moins connu que Pavlov ; ou encore Bernstein, dont nous
avons pu fréquenter un élève éminent, Anatol Feldman, dans
notre collaboration avec David Ostry, directeur du Motor
Control Lab de McGill, pour la modélisation du contrôle de la
parole.
391
Voir J.-J. Wunenburger, « Les fondements de la
“fantastique transcendantale” », Cahiers de l’Hermétisme. Le
mythe et le mythique (Colloque de Cerisy), 1987, pp. 41-49.
392
Deux livraisons spéciales de Interaction Studies
(2004-2005), réédité en livre sous ce titre, avec notre préface,
dans la collection Benjamins Current Topics 13, 2009 ; pour
une actualisation, cf. notre communication Abry et al. « How
many Frames for Language in an Evo-Devo Framework ? »,
in Language as Social Coordination : An Evolutionary
Perspective (Varsovie, 16-18 sept. 2010, Expanded Abstract).
406
393
Cf. notre chapitre in Emergence of Linguistic abilities,
Cambridge Scholars Publishing, 2008, pp. 80-99; complété
dans The Evolution of Language, World Scientific Publishing,
2008, pp. 3-9.
394
Current Biology, 2006, vol. 16, n° 6, R191-2 ; aussi dans
The Évolution of Language, op. cit., pp. 478-479.
395
Philosophical Transactions : Mathematical, Physical and
Engineering Sciences, 361/1811, pp. 2345-2379. Plus
récemment dans Arbib, Liebal & Pika, « Primate
vocalization, gesture, and the evolution of human language »
(Current Anthropology, 2008, 49/6, pp. 1053-1076), où les
auteurs ne tirent pas vraiment avantage pour le pointage de
cette découverte de Pika (id. dans la version étendue, Arbib,
comm. pers., avec la courte section 4.4.).
396
Diaferia & Abry, « Du conte au compte : pour une
ethnographie du développement de la narration et de la
numération ». In DECOLAGE III : Le Développement
Conceptuel et Langagier de l’Enfant, Reims (23-24 Juin
2005) http://www.univ-reims.fr/Labos/Accolade.
397
Revue de question par Mar, « The neuropsychology of
narrative : story comprehension, story production and their
interrelation », Neuropsychologia, 2004, 42, pp. 1414-1434.
398
Pour cette dernière, cf. depuis 1985 les travaux de Tom
Trabasso, honoré dans Narrative Comprehension, Causality,
and Coherence (Lawrence Erlbaum, 1999).
399
Cf. Abry & Joisten, « Quand conter c’est ‘compter’ pour
sauver son âme et sa peau… Trois réponses princeps de
narratologie : la fonction, les processus et l’origine du conte,
donnés par lui-même », in Colligere atque tradere. Études
407
d’ethnographie alpine et de dialectologie francoprovençale.
Mélanges offerts à Alexis Bétemps (Val d’Aoste, BREL,
2003, pp. 223-237) ; aussitôt intégrée comme étude de
référence sur le type 1199A, dans le nouveau catalogue du
conte ou ATU : Uther, The Types of International Folktales,
Helsinki, 2004.
400
Développement dans notre thèse (citée supra) et
exemplification dans le champ de l’enquête ethnographique in
Abry & Joisten, « De la “paralysie du sommeil” au récit
d’expérience et au récit-type », Cahiers de Littérature Orale
(2002) 51, n° spécial « Récits de rêves » (N. Belmont dir.),
pp. 245-259.
401
Sur ces corrélats et les qualia, cf. le cadre de travail
proposé en 2003 par Crick & Koch, « A Framework for
Consciousness », Nature Neuroscience 6(2), p. 119.
402
Parmi les signes « post-coureurs » des rapprochements
hâtivement donnés pour imprévisibles, on retiendra, après le
dialogue qui date déjà de 1991, entre Hochmann et Jeannerod,
Esprit où es-tu ? (Odile Jacob), la conférence invitée de
Daniel Wildlöcher au congrès de la SFP de Bordeaux (10
sept. 2008) : « Psychologie cognitive et psychologie de
l’imaginaire : une ou deux disciplines ? »
403
Allan Cheyne en 2004 (dans Dreaming, 13, pp. 163-180) a
développé un modèle apportant un cadre pour l’interprétation
des récits d’expérience et la recherche des corrélats neuraux.
Ce TAVS (Threat Activated Vigilance System) donne par
analyse statistique des réponses obtenues dans le cadre du
Waterloo Unusual Sleep Experiences Survey, lancé en 1997
(plus de 10.000 « confidences » directement ou par mail) les
composantes d’expérience INTRUDER, INCUBUS et STO
408
(Spatial, Temporal, and Orientational experiences) dans
l’étude de la paralysie du sommeil. C’est en particulier une
tentative sérieuse pour rendre compte de l’expérience
INTRUDER, un groupe d’hallucinations hypnagogiques
dominées par le sens d’une présence menaçante (alien agent,
rapportée évolutionnairement à l’expérience animale de la
cataplexie en présence d’un prédateur), qui est moins corrélée
aux expériences hors du corps (out-of-body experience, OBE)
qu’à l’expérience INCUBUS (alien agent), oppression induite
par la paralysie des muscles. Depuis on lira la controverse
avec Nielsen sur ce modèle (dans Consciousness and
Cognition, vol. 16, 4, déc. 2007, pp. 959-991). Les
expériences de l’équipe d’Olaf Blanke à Genève, que nous
évoquerons ci-dessous, rendent à notre avis désormais bien
mieux compte de la dissociation entre OBE et INTRUDER.
404
Dont la conclusion était confiée à Waud Kracke, pionnier
du sujet ; ce qui ne l’empêche pas, p. 220, d’attribuer encore
les expériences culturelles de paralysie du sommeil aux
« night terrors » (en dépit du DSM IV). Dans cet ensemble,
on notera l’apport d’une Québécoise de l’Université Laval,
Sylvie Poirier, travaillant sur les grands rêveurs du désert
occidental australien, pour affirmer (p. 108) : « […] dreams
are capable of informing us [inter alia] about the status of the
imaginary » ; les considérant « as a “royal road” not, as Freud
would have it, to the unconscious, but to cultural ontology
and epistemology, including those dominant in Western
culture ». Et de citer les travaux de Le Goff sur « […] the role
played by the church as censor of the imaginary, dreams and
dreaming […] » à partir du Moyen Âge.
405
Patrick Verstichel en donne régulièrement les meilleures
vulgarisations dans Cerveau & Psycho : pour la narcolepsie
409
ou syndrome de Gélineau, la paralysie du sommeil faisant
partie, selon le DSM IV, des symptômes ancillaires de cette
dernière, avec les cataplexies, et les hallucinations
hypnagogiques (cf. p. ex. le n° 29, oct. 2008 : encart p. 85).
406
Les expériences hors-du-corps contrôlées ont aussi produit
des résultats complémentaires chez le sujet non-épileptique
(Ehrsson, « The Experimental Induction of Out-of-Body
Experiences », Science, vol. 317, 24 août 2007, p. 1048 ; et
dans le même volume, pour l’équipe de Blanke, cf.
Lenggenhager et al., « Video Ergo Sum : Manipulating Bodily
Self-Consciousness », pp. 1096-1099).
407
Définition en cours d’élaboration. L’exigence théorique de
distinguer l’alien Doppelgänger, du vol au-dessus de son
propre corps, a été émise par Alain Berthoz dans La décision
(Odile Jacob, 2003, chap. VI, p. 173). Il n’aura sans doute pas
eu le temps de citer dans L’Homme artificiel (dir. J.-P.
Changeux, Odile Jacob, 2007) la réponse que lui a donnée
cette expérience d’Arzy et al. (2006). Il ne fait allusion
(p. 236) qu’à une exploration, fort riche d’expériences
induites, du cortex vestibulaire (Kahane et al., «Reappraisal
of the Human Vestibular Cortex by Cortical Electrical
Stimulation Study», Annals of Neurology, vol. 54, n° 5, nov.
2003, pp. 615-624), mais qui n’induit pas à proprement parler
d’OBE (confirmé par Philippe Kahane, comm. pers.). Voir
Cheyne & Todd (2009), « The Body Unbound : Vestibular-
Motor Hallucinations and Out-of-Body Experiences »
(Cortex, 45, pp. 201-215). Olaf Blanke lui-même dans ses
différentes conférences (notamment pour Des Neurosciences
à la Psychopathologie : Action, Langage, Imaginaire, Lyon-
Bron, 8 avril 2008 et dans Le corps en acte, au centenaire de
la naissance de Merleau-Ponty, Paris, 22-23 sept. 2008 :
410
« Phenomenology and Neuroscience of perception : Neural
mechanisms of embodied multisensory perception ») s’est
plutôt attardé sur le phénomène de la sensation d’une
présence (sensed ou felt presence). Pour une méta-analyse, cf.
Blanke & Metzinger, Trends in Cognitive Sciences, 13(1),
2009 (qui n’intègre d’ailleurs pas non plus Arzy et al.). Ces
deux types caractérisés de doubles, pourraient peut-être offrir
des primitives pour les imaginations dépendantes du sujet ou
non, selon l’angélologie d’Ibn ‘Arabî, développée par Corbin.
408
Jung, Collected Works 3, Schizophrenia. Un retour pour
nous autrement fondé que par Conger, Jung and Reich : The
Body As Shadow, North Atlantic Books, 2005.
409 In
Bonchov & Drinov, « Bogomilska prikazka [A Bogomil
Folktale] », Periodichesko spisanie na Bulgarskoto knizhovno
druzhestvo, 3, 8, 1884, pp. 123-126, cité p. 266 d’Andreas
Johns, « Slavic Creation Narratives : The Sacred and the
Comic », Fabula 46 (2005) Heft 3/4, vol. 46, 3-4, pp.
257-290. « Other related motifs frequently found in the Slavic
narratives are Mot. À 810.1 : God and Devil fly together over
primeval water, and Mot. À 812.1 : Devil as Earth Diver. »
(ibid.).
410
Cf. Le Fripon Divin, titre comprenant les commentaires de
Jung et Kérényi à Radin, The Trickster : a Study in American
Indian Mythology. Depuis, cf. Hynes & Doty (Eds.), Mythical
Trickster Figures. Contours, Contexts, and Criticisms, The
University of Alabama Press, 1997. Kracke (in Dream
travelers, op. cit., p. 231) rapporte un tel type de contact
onirique mythique, pour son terrain amazonien : « One old
man visited in his dream the home of Mbahira, the trickster/
culture creator figure of Paratintin myth ».
411
411
Sur ce rire trickster du manque, de cette « comptine » des
doigts aux formules de clôture des contes merveilleux, cf. les
suggestions données en fin de notre compte rendu (in Féeries,
3, 2006, pp. 393-397) du livre de Marie-Louise Tenèze, Les
contes merveilleux français, Paris, 2004.
412