Kristeva (3. - L'expansion - de - La - Sémiotique) PDF
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JULIA KRISTEVA
1
Trudy po znakovym sislemam [Travaux sur les systemes de signes], II (Tartu,
1965); 1'ouvrage auquel nous nous referons ici et plus loin, fait partie de la collec-
tion publiee sur les problemes semiotiques par l'Universite de Tartu.
2
Ibid.
L'EXPANSION DE LA SEMIOTIQUE 33
Nous ne nous demanderons pas ici si la structure des langues natu-
relles n'est pas differente de la structure des systemes modelants secon-
daires. La difference est patente si, sous le terme de structure linguistique,
on comprend la structure de la langue de la communication usuelle
(denotative). La distinction, au contraire, n'est plus valable, si
considere la structure du langage comme une INFINITE POTENTIELLE,
saisissable dans les reseaux linguistiques du langage poetique aussi bien
que dans les pratiques semiotiques marginales et occultees par la civili-
sation europeenne officielle. Par consequent, l'interet du postulat de
'distinctivite' reside dans le fait qu'il autorise l'etude des PRATIQUES
SEMIOTIQUES 3 autres que celles des langues naturelles indo-europeennes,
quitte ä revenir plus tard au mecanisme du DEVENIR proprement LIN-
GUISTIQUE et ä le saisir dans son fonctionnement polyvalent, irreductible
aux procedures actuelles des linguistes. Pour nous, la distinction logique
LINGUISTIQUE/LOGIQUE des systemes secondaires n'est qu'operationnelle.
Elle permet ä la semiotique d'aujourd'hui de se construire comme
SUPRALINGUISTIQUE et de partir ä la recherche (1) d'une METHODOLOGIE
qui ne se contentera pas de l'analyse linguistique, et (2) d'un OBJET dont
la structure n'est pas reductible ä celle du langage denotatif (de "sys-
temes modelants secondaires").
Dans ce but, les semioticiens de Tartu emploient la notation et les
concepts de la logique symbolique ou mathematique et ceux de la
theorie de Pinformation. Les systemes secondaires etudies sont parmi
les plus simples: poesie, cartomancie, devinettes, icönes, notation musi-
cale, etc. Mais aussi simples qu'ils soient, ils offrent des specimens
interessants des structures cybernetiques super-complexes (superieures
aux systemes cybernetiques complexes du genre des biologistes). Les
procedures d'acces ä ces systemes super-complexes sont loin d'etre
elaborees: la logique symbolique et la theorie de I'information
n'en permettent pas une approche efficace. II faut saluer pourtant 1'ef-
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3
Nous preferons, au terme de 'Systeme' employe par les semiotiques sovietiques,
celui de 'pratique' dans la mesure ou: (1) il est applicable ä des complexes semi-
otiques non systematiques, (2) il indique l'insertion des complexes semiotiques dans
I'activite sociale, consideree comme processus de transformation.
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CONTRE LE SIGNE
Tel Quel, 29 (Printemps 1967), 53-75 et Recherches pour une semanalyse (fid. du
Seuil, 1969).
L. Mall, "La voie zero", in: Trudy ..., op. cit., p. 189.
7
L. Pereverzev, "Le degre de redundance comme index des particularites stylis-
tiques de la peinture dans les societes primitives", in: Trudy ..., op. cit., p. 217.
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groupe, figerait son art dans une stylisation que Pereverzev appelle le
style conventionnel (l'Ancienne Egypte, par exemple). L'auteur, visible-
ment partisan de la conception de 1'art comme expression, voit la pein-
ture "exprimer" les etats de la societo. Sans discuter ici la pertinence
de l'analyse des societe^, il nous semble que l'histoire de la litterature
s'oppose ä l'interpretation que donne Pereverzev. Un marxisme radical
verrait plutot dans les gestes semiotiques, y compris ceux de la peinture,
une pratique du me*me rang que les autres pratiques sociales. D'autre
part, la distinction valorisante de la peinture en symbolique/realiste
n'est pas pertinente. La valeur sociale d'une pratique semiotique con-
siste dans le modele global du monde que cette pratique propose: cette
valeur n'existe que si le decoupage du corpus, propose par la pratique
semiotique donnee, est Oriente dans le sens des ruptures historiques qui
renouvellent la societe. Ainsi, une recherche de 'formes' a pu accom-
pagner la Revolution russe, tandis qu'un 'art' individualiste et realiste
coincide avec une societe de consommation et de stagnation. Mais, ici
encore, toute generalisation est dangereuse: il faudrait parier de fagon
concrete d'une epoque et d'un espace precis, des producteurs et des
consommateurs, connus et inventories, des differentes pratiques semio-
tiques.
Le depassement de la teleologie et du projectivisme, dont le marxisme
ne doit pas etre entache, s'opere ä partir d'une confrontation de la
demarche marxiste avec d'autres complexes culturels (Inde), ou avec
des pratiques semiotiques qui s'ecartent des regies du rationalisme
europeen (le langage poetique, par exemple). On retrouve ainsi, en
6tudiant les tons de la musique indienne, des conflations entre le
Systeme musical et TOUS les systemes recouvrant des phenomenes micro-
cosmiques, macrocosmiques et cosmiques, rorganisation sociale com-
prise. "Les suites des correspondances (horizontales), ecrit Volkova, ne
sont pas fermoes et peuvent etre prolongees. Chacune des suites verti-
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ments, meme s'ils existent, ne seraient que provisoires. 'La pluie va'
(idiot dojd, il pleut) n'est pas moins une metaphore que 'les jambes des
nerfs se derobent' (Mai'akovski)." " Si les constructions pootiques sont
considerees comme telles, ce ne serait que parce que leur apparition
A. J. Syrkin, "Le systfcme d'identification dans Chandogya Upanishad", in:
Trudy..., op dt., p. 276; voir aussi T. Elisarenkova et A. Syrkin, "Approche de
l'analyse d'un hymne nuptial indien", in: Trudy ,.., op. dt., p. 173.
10
V. Ivanov et V. N. Toporov, "Pour une description des systemes semiotiques
des Kets", in: Trudy..., op. dt., p. 116.
11
V. Zaretski, "Rythme et signification dans les textes litteraires", in: Trudy ...,
op. dt., p. 68.
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est tres peu probable, tandis que la probabilite de l'emploi des autres
constructions est, au contraire, tres forte. SERAIT POETIQUE, CE QUI N'EST
PAS DEVENU LOi. Les semioticiens sovietiques etudient done le discours
poetique d'apres les methodes de la theorie de rinformation: la poetique
serait une articulation de signifiants qui 'epuise l'entropie' du texte. Les
lois de la cybernetique ne sont peut-etre pas encore capables de saisir
le fonctionnement de la poesie, mais elles sont a meme de reperer des
maintenant l'impasse de l'analyse actuelle (rhetorique).
Le probleme, difficile et passionnant ä la fois, des differences entire
le discours denotatif et le discours connotatif est aborde avec beaucoup
de precautions (en l'absence de criteres precis et d'appareil efficace
pour l'etude de ces distinctions) par Lesskis (p. 76) qui se contente de
signaler les particularites grammaticales dulangagelitterairedu20esiecle
russe (emploi des temps du verbe, des substantifs, des adjectifs, etc.)
compare au discours scientifique. Mintz (p. 330) va plus loin, etudiant
la formation du sens poetique comme SECONDAIRE par rapport au sens
d'un autre texte poe"tique: l'auteur a en vue comme mode de
structuration poetique dans le poeme Neznakomka ('L'inconnue'),
d'Alexandre Blök.
Citons aussi la critique adressee ä la recherche d'une typologie des
sujets ou des motifs du recit, recherche qui traduit un raisonnement non
correlationnel et non dialectique. Rappelant les unites que Propp a
relevees pour sä classification des contes populaires russes, Egorov12
ecrit: "... Ces unites ne nous apportent rien quant ä la comprehension
de l'essence du conte fantastique, parce qu'elles ne peuvent pas entrer
librement en correlation les unes avec les autres: on pose un interdit au
heros, et non pas au malfaiteur ou au bienfaiteur, on punit le malfaiteur
et non pas le heros ou ses collaborateurs. La pensee syncretique operait
avec des entites totales qui etaient, par elles-memes dejä, de petits sujets
et qui passaient entierement d'un conte ä un autre; ainsi une differen-
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ciation ulterieure des functions de Propp est privee de sens ... La dis-
solution des motifs en parties Constituantes (et d'abord, en sujets et en
predicate) ayant entre elles des correlations libres - voilä une particu-
larite de la litterature des temps modernes. Mais Faugmentation du
nombre des elements accroit le nombre des rapports entre eux, ce qui ä
son tour complique la structure. Les tentatives pour reduire toute la
multiplicite de la dramaturgie mondiale ä une trentaine de situations
sont naives."
" B. Egorov, "Les systemes simiotiques les plus simples et la typologie des sujets",
in: Trudy..., op. cit., p. 110.
L'EXPANSION DE LA SEMIOTIQUE 41
Mettre en question les frontieres du signe et trouver un isomorphisme
de toutes les pratiques signifiantes, c'est aussi mettre en question les
frontieres de la representation temporelle, sans pour autant assimiler la
diachronie temporelle ä une synchronie subjective. Pour Lotman, le
changement d'espace dans Tart medieval en Russie18 signifie un change-
ment des valeurs sociales: le passage d'une situation locale ä une autre
indique un changement de Statut moral; cette "ethique locale", comme
1'appelle 1'auteur, contredit souvent certaines normes chretiennes. Ana-
lysant riconographie bouddhiste, Toporov14 releve des structures distri-
butives et etablit leurs equivalences avec les structures sociales et
ethiques. Dans son etude de la structure spatiale des icönes russes et
byzantines, Zegin15 decouvre une perspective "renversee" et, tout en
introduisant la notion d' "espace actif ou deformant", montre comment
une pratique semiotique devance la symbolisation scientifique: le peintre
de 1'Antiquite se posait dejä des problemes temporels et spatiaux que la
science tend ä peine ä resoudre aujourd'hui. Zegin remarque que, dans
les pratiques semiotiques, "la science pourrait trouver la confirmation
de ses positions et de ses conclusions".
Ainsi, un point d'interrogation se pose des maintenant sur 1'efficacite
ulterieure de la problematique du signe pour une semiotique qui a dejä
reconnu sa necessite et qui s'est construite ä partir d'elle. Si cette pro-
blematique est necessaire pour dissoudre rintuitionnisme, le positivisme
ou le sociologisme vulgaire, il est aussi vrai que la semiotique, des
maintenant, la met entre parentheses. Sans plus s'occuper de referent-
signifiant-signifie, ou de contenu-expression, etc., eile etudie tous les
gestes signifiants de la societe productrice (le discours, la pratique litte-
raire, la production, la politique, etc.) comme des reseaux de relations
dont la signification s'articule par les applications ou les negations d'une
norme. Ce n'est pas un hasard si cet effacement du signe, qu'on observe
dans certains travaux des semioticiens sovietiques et qui mettra sans
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13
J. Lotman, "La conception de l'espace geographique dans les textes russes du
Moyen Age", in: Trudy ..., op. cit., p. 210.
14
V. N. Toporov, "Notes sur 1'iconographie bouddhiste par rapport aux problemes
de la semiotique des conceptions cosmogoniques", in: Trudy ..., op. cit., p. 221.
15
L. Zegin, " 'Felskonstruktion' dans la peinture ancienne: L'unito spatio-
temporelle dans la peinture", in: Trudy ..., op. cit., p. 231.
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