BOURDIEU - Domination Masculine - Intro Et Chap. 1

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Pierre Bourdieu

La domination
masculine
ÉomroN aucNrsNrÉs
o'uNB pRÉr'ecp

Editions du Seuil

-
PRÉFACE

*
L'ÉTERNISATION DE L'ARBITRAIRE

Ce livre où j'ai pu préciser, étayer et corriger mes


analyses antérieures sur le même sujet en m'appuyant sur
les très nombreux travaux consacrés aux relations entre
les sexes met en question explicitemenl la question,
obsessionnellement évoquée par la plupart des analystes
(et de mes critiques), de la permanence ou du changement
(constatés ou souhaités) de l'ordre sexuel. C'est en effet
l'importation et f imposition de cette altemative naiïe et
naiïement normative qui conduisent à percevoir, contre
toute évidence, le constat de la constance relative des
structures sexuelles et des schèmes à travers lesquels elles
sont perçues comme une manière condamnable et immé-
diatement condamnée, fausse et immédiatement réfutée
par le rappel de toutes les transformations de la situation
des femmes, de nier et de condamner les changements de
cette situation.
A cette question, il faut en opposer une autre, plus perti-
nente scientifiquement et sans doute aussi, selon moi, plus
urgente politiquement : s'il est vrai que les relations entre
rsBN 978-2-7578-4214-0
(rsnN 978-2-02-035251-2, 1'" publication)
les sexes sont moins transformées qu'une observation
superficielle ne pourrait le faire croire et que la connais-
sance des structures objectives et des structures cognitives
O Éditions du Seuil, 1998,
et20o2 pow la préface d'une société androcentrique particulièrement bien conser-
vée (comme la société kabyle, telle que j'ai pu l'observer
lf, Code de la prcpriété intellætuelle interdit ls copis ou relroductiom dBtitrés à me au début des années soixante) foumit des insffuments per-
utilisatio collætive. Toute rcprérentation ou rcproduction intégrale ou partielle faite ptr quelque
prccédé que æ pit, sm le @Nntement de I'auteu ou de se§ aymts (me, st illicite et corotitue
we contrefaçoû smctiomée pæ les articles L. 335-2 et sivmts du Code de ta propriété intellætuelle. * Cette préface des éditions anglaise et allemande a été rédigée fin
1998.
8 La Domination masculine L'éternisation de l'arbitraire 9

mettant de comprendre certains des aspects les mieux Judith Butler, demandent sans doute trop pour un résultat
dissimulés de ce que sont ces relations dans les sociétés trop mince et ffop incertain.
contemporaines les plus avancées économiquement, Appeler les femmes à s'engager dans une action poli-
il faut alors se demander quels sont les mécanismes histo- tique en rupture avec la tentation de la révolte introvertie
rique s qui sont responsables de la déshistoricisation et de des petits groupes de solidarité et de soutien mutuel, si
l'éternisation relatives des structures de la division sexuelle nécessaires soient-ils dans les vicissitudes des luttes quoti-
et des principes de vision correspondants. Poser le pro- diennes, à la maison, à l'usine ou au bureau, ce n'est pas,
blème en ces termes, c'est marquer un progrès dans I'ordre comme on pourrait le croire, et le craindre, les inviter à se
de la connaissance qui peut être au principe d'un progrès rallier sans combat aux formes et aux no[nes ordinaires
décisif dans l'ordre de l'action. Rappeler que ce qui, dans du combat politique, au risque de se trouver annexées ou
l'histoire, apparaît comme étemel n'est que le produit noyées dans des mouvements étrangers à leurs préoccu-
d'un trayail d'étemisation qui incombe à des institutions pations et leurs intérêts propres. C'est souhaiter qu'elles
(interconnectées) telles que la famille, 1'Eglise, l'Etat, sachent travailler à inventer et à imposer, au sein même
l'école, et aussi, dans un autre ordre, le sport et le journa- du mouvement social, et en s'appuyant sur les organisa-
lisme (ces notions abstraites étant de simples désignations tions nées de la révolte contre la discrimination symbo-
sténographiques de mécanismes complexes, qui doivent lique, dont elles sont, avec les homosexuel(le)s, une des
être analysés en chaque cas dans leur particularité histo- cibles privilégiées, des formes d'organisation et d'action
rique), c'est réinsérer dans l'histoire, donc rendre à l'action collectives et des armes efficaces, symboliques notam-
historique, la relation entre les sexes que la vision natu- ment, capables d'ébranler les institutions qui contribuent à
raliste et essentialiste leur arrache - et non, coûlme on a étemiser leur subordination.
voulu me le faire dire, essayer d'arrêter l'histoire et de
déposséder les femmes de leur rôle d'agents historiques.
C'est contre ces forces historiques de déshistoricisation
que doit s'orienter en priorité une enffeprise de mobilisa-
tion visant à remettre en marche l'histoire en neutralisant
les mécanismes de neutralisation de l'histoire. Cette mobi-
lisation proprement po litique qui ouvrirait aux femmes la
possibilité d'une action collective de résistance, orientée
vers des réformes juridiques et politiques, s'oppose aussi
bien à la résignation qu'encouragent toutes les visions
essentialistes (biologistes et psychanalytiques) de la diffé-
rence entre les sexes qu'à la résistance réduite à des actes
individuels ou à ces « happenings >> discursifs toujours
recommencés que préconisent certaines théoriciennes
féministes : ces ruptures héroïques de la routine quoti-
dienne, comme les << parodic performances >> chères à
PRÉAMBULE *

Je ne me serais sans doute pas affronté à un sujet aussi


difficile si je n'y avais été entraîné par toute la logique
de ma recherche. Je n'ai jamais cessé en effet de m'éton-
ner devant ce que l'on pourrait appeler le paradoxe de la
doxa:le fait que l'ordre du monde tel qu'il est, avec ses
sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au
sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso
modo respecté, qu'il n'y ait pas davantage de transgres-
sions ou de subversions, de délits et de << folies >> (il suffit
de penser à l'extraordinaire accord de milliers de dispo-
sitions - ou de volontés - que supposent cinq minutes de
circulation automobile sur la place de la Bastille ou de la
Concorde); ou, plus surprenant encore, que l'ordre établi,
avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-
droits, ses privilèges et ses injustices. se perpétue en
définitive aussi facilement, mis à part quelques accidents
historiques, et que les conditions d'existence les plus into-
lérables puissent si souvent apparaître comme acceptables
et même naturelles. Et j'ai aussi toujours vu dans la domi-
nation masculine, et la manière dont elle est imposée et
subie, I'exemple par excellence de cette soumission para-

* Faute de savoir clairement si des remerciements nominaux


seraient bénéfiques ou néfastes pour les persolrnes à qui j'aimerais les
adresser, je me contenterai de dire ici ma profonde gratitude pour ceux
et surtout celles qui m'ont apporté des témoignages, des documents,
des références scientifiques, des idées, et mon espoir que ce travail
sera digne, notamment dans ses effets, de la confiance et des attentes
qu'ils ou elles ont mises en lui.

I
12 La Domination masculine Préambule 13

doxale, effet de ce que j'appelle la violence symbolique, cation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés,
violence douce, insensible, invisible pour ses victimes artificiels, les êtres humains. Ces lieux où, paré d'or et de
mêmes, qui s'exerce pour l'essentiel par les voies pure- poulpre, décoré de plumes cofiune un sauvage, il poursuit
ment symboliques de la communication et de la connais- ses rites mystiques et jouit des plaisirs suspects du pouvoir
sance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la et de la domination, tandis que nous, "ses" femmes, nous
reconnaissance ou, à la limite, du sentiment. Cette relation sommes enfermées dans la maison de famille sans qu'il
sociale extraordinairement ordinaire offre ainsi une occa- nous soit permis de participer à aucune des nombreuses
sion privilégiée de saisir la logique de la domination exer- sociétés dont est composée sa société 1. >> << Lignes de
cée as nom d'un principe symbolique connu et reconnu démarcation mystiques >>, << rites mystiques >> : ce langage
par le dominant comme par le dominé, une langue (ou une - celui de la transfiguration magique et de la conversion
prononciation), un style de vie (ou une manière de penser, symbolique que produit la consécration rituelle, principe
de parler ou d'agir) et, plus généralement, une propriété d'une nouvelle naissance - encourage à diriger la recherche
distinctive, emblème ou stigmate, dont la plus efficiente vers une approche capable d'appréhender la dimension pro-
symboliquement est cette propriété corporelle parfaitement prement symbolique de la domination masculine.
arbitraire et non prédictive qu'est la couleur de la peau. Il faudra donc demander à une analyse matérialiste de
On voit bien qu'en ces matières il s'agit avant tout de res- l'économie des biens symboliques les moyens d'échapper
tituer à la doxa son caractère paradoxal en même temps que à l'alternative ruineuse entre le << matériel >> et le « spiri-
de démonter les processus qui sont responsables de la trans- tuel >> ou l'« idéel » (perpétuée aujourd'hui à travers l'op-
formation de I'histoire en nature, de I'arbitraire culturel position entre les études dites << matérialistes » qui expli-
en naturel. Et, pour ce faire, d'être en mesure de prendre, quent l'asymétrie entre les sexes par les conditions de
sur notre propre univers et noffe propre vision du monde, production, et les études dites << symboliques >>, souvent
le point de vue de l'anthropologue capable à la fois de remarquables, mais partielles). Mais, auparavant, seul un
rendre au principe de la différence entre le masculin et le usage très particulier de I'ethnologie peut permettre de
féminin telle que nous la (mé)connaissons son caractère réaliser le.projet, suggéré par Virginia Woolf, d'objectiver
arbitraire, contingent, et aussi, simultanément, sa nécessité scientifiquement l'opération proprement mystique dont
socio-logique. Ce n'est pas par hasard que, lorsqu'elle veut la division entre les sexes telle que nous la connaissons est
mettre en suspens ce qu'elle appelle magnifiquement le produit, ou, en d'autres termes, de traiter l'analyse
<< le pouvoir hypnotique de la domination >>, Mrginia Woolf objective d'une société de part en part organisée selon le
s'arme d'une analogie ethnographique, rattachant généti- principe androcentrique (la tradition kabyle) comme une
quement la ségrégation des femmes aux rituels d'une archéologie objective de notre inconscient, c'est-à-dire
société archaiQue : « Inévitablement, nous considérons la comme I'instrument d'une véritable socioanalyse 2.
société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère
que beaucoup d'enffe nous ont des raisons de respecter dans 1. V. Woolf, Trois guinées, trad. V. Forrester, Paris, Éditions des
Femmes, 1977,p.200.
la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux,
2. Ne serait-ce que pour attester que mon propos présent n'est pas le
à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d'une façon puérile, produit d'une conversion récente, je renvoie aux pages d'un livre déjà
inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démar- ancien où j'insistais sur le fait que, lorsqu'elle s'applique à la division
14 La Dominatton masculine Préambule 15

Ce détour par une tradition exotique est indispensable ne risque-t-il pas de mettre en lumière des constances et
pour briser la relation de familiarité trompeuse qui nous des invariants - qui sont au principe même de son effica-
unit à notre propre tradition. Les apparences biologiques cité socioanalytique -, et,par là, d'étemiser, en la ratifiant,
et les effets bien réels qu'aproduits, dans les corps et dans une représentation conservatrice de la relation entre les
les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du sexes, celle-là même que condense le mythe de l'<< étemel
biologique et de biologisation du social se conjuguent féminin >> ? C'est 1à qu'il faut affronter un nouveau para-
pour renverser la relation entre les causes et les effets et doxe, propre à contraindre à une révolution complète
faire apparaître. une construction sociale naturalisée (les de la manière d'aborder ce que l'on a voulu étudier sous
<< geffes >> en tant qu'habitus sexués) comme le fondement les espèces de l'<< histoire des femmes >> : les invariants
en nature de la division arbitraire qui est au principe et de qui, par-delà tous les changements visibles de la condition
la réalité et de la représentation de la réalité et qui s'im- féminine, s'observent dans les rappofts de domination
pose parfois à la recherche elle-même 3. entre les sexes n'obligent-ils pas à prendre pour objet
Mais cet usage quasi analytique de l'ethnographie qui privilégié les mécanismes et les institutions historiques
dénaturalise, en I'historicisant, ce qui apparaît comme le qui, au cours de l'histoire, n'ont pas cessé d'arracher ces
plus naturel dans l'ordre social, la division entre les sexes, invariants à l'histoire ?
Cette révolution dans la connaissance ne serait pas sans
conséquence dans la pratique, et en particulier dans la
sexuelle du monde, l'ethnologie peut << devenir une forme particuliè-
rement_puissante de socioanalyse» (P. Bourdieu, Le Sens pratique,
conception des stratégies destinées à transformer l'état
Paris, Ediûons de Minuit. 1980. p. 246-247). actuel.du rappofi de force matériel et symbolique entre
3. Ainsi il n'est pas rare que les psychologues reprennent à leur les sexes. S'il est vrai que le principe de la perpétuation
compte la vision commune des sexes comme ensembles radicalement de ce rapport de domination ne réside pas véritablement,
séparés, sans intersections, et ignorent le degré de recouÿrement eître
les distributions des performances masculines et féminines et les dif-
ou en tout cas principalement, dans un des lieux les plus
férences (de grandeur) entre 1es différences constatées dans les diffé- visibles de son exercice, c'est-à-dire au sein de l'unité
rents domaines (depuis l'anatomie sexuelle jusqu'à l'intelligence). domestique, sur laquelle ceftain discours féministe a
Ou, chose plus grave, ils se laissent maintes fois guider, dans la concentré tous ses regards, mais dans des instances telles
construction etla description de leur objet, par les principes de vision
que l'École ou l'Éat, lieux d'élaboration et d'imposition
et de division inscrits dans le langage ordinaire, soit qu'ils s'efforcent
de mesurer des différences évoquées dans le langage comme le de principes de domination qui s'exercent au sein même de
-
fait que les hommes seraient plus « agressifs >> et les femmes plus I'univers le plus privé, c'est un champ d'action immense
<< craintives »
-, soit qu'ils emploient des termes ordinaires, donc gros qui se trouve ouvert aux luttes féministes, ainsi appelées à
de jugements de valeur, pour décrire ces différences. Cf. par exemple,
prendre une place originale, et bien affirmée, au sein des
entre auffes, J. A. Sherman, Sex-Related Cognitive Differences:
An Essay on Theory and Evidence, Springfield (Illinois), Thomas, luttes politiques contre toutes les formes de domination.
1978; M. B. Parlee, « Psychology : review essay >>, Signs : Journal of
Women in Culture and Society,l,1975, p. 119-138 - à propos notam-
ment du bilan des différences mentales et comportementales entre les
sexes établi par J. E. Garai et A. Scheinfeld en 1968; M. B. Parlee,
<< The Premenstrual Syndrome>>, Psychological Bulletin, SO, 1973,

p.454-465.
CHÀPITRE I

UNE IMAGE GROSSIE

Étant inclus, homme ou femme, dans l'objet que nous


nous efforçons d'appréhender, nous avons incorporé, sous
la forme de schèmes inconscients de perception et d'ap-
préciation, les structures historiques de l'ordre masculin;
nous risquons donc de recourir, porrr penser la domination
masculine, à des modes de pensée qui sont eux-mômes le
produit de la domination. Nous ne pouvons espérer sortir
de ce cercle qu'à condition de trouver une sffatégie pra-
tique pour effectuer une objectivation du sujet de I'objec-
tivation scientifique. Cette stratégie, celle que nous allons
adopter ici, consiste à transformer un exercice de réflexion
transcendantale visant à explorer les << catégories de l'en-
tendement )), ou, pour parler comme Durkheim, << les
formes de classification >> avec lesquelles nous construi-
sons le monde (mais qui, étant issues de ce monde, sont
pour l'essentiel en accord avec lui, si bien qu'elles restent
inaperçues), en une sorte d'expérience de laboratoire:
celle-ci consistera à traiter I'analyse ethnographique des
structures objectives et des formes cognitives d'une
société historique particulière, à la fois exotique et intime,
étrangère et familière, celle des Berbères de Kabylie,
comme f instrument d'un travail de socioanalyse de l'in-
conscient androcentrique capable d' opérer l' objectivation
des catégories de cet inconscientl.

l. Je n'aurais sans doute pas pu ressaisit darrs La Promenade au


phare de Virginia Woolf l'analyse du regard masculin qu'elle recèle
(et que je présenterai ci-dessous) si je ne l'avais pas relue avec un æil
18 La Domination masculine Une image grossie 19
a,
Les paysans montagnards de Kabylie ont sauvegardé, tion écrite) : en effet, comme je l'ai déjà indiqué ailleurs
par-delà les conquêtes et les conversions et sans doute en l'analyse d'un corpus comme celui de la Grèce, dont la pro-
téaction contre elles, des structures qui, protégées notamment duction s'étend sur plusieurs siècles, risque de synchroniser
par la cohérence pratique, relativement iuraltérée, de conduites artificiellement des états successifs, et différents, du système
et de discours partiellement arrachés au temps par la stéréo- et surtout de conférer le même statut épistémologique à
typisation rituelle, représentent une forme paradigmatique de des textes qui ont soumis le vieux fonds mythico-rituel à
la vision << phallonarcissique >> et de la cosmologie andro- différentes réélaborations plus ou moins profondes' L'inter-
centrique qui sont communes à toutes les sociétés méditerra- prète qui prétend agir en ethnographe risque ainsi de traiter
néennes et qui survivent, encore aujourd'hui, mais à l'état en informateurs « naTfs » des auteurs qui, déjà, agissent aussi
partiel et comme éclaté, dans nos structures cognitives et en (quasi-) ethnographes et dont les évocations mytholo-
nos structures sociales. Le choix du cas particulier de la giques, même les plus archaïques en apparence, telles celles
Kabylie se justifie si l'on sait, d'une part, que la tradition d'Homère ou d'Hésiode, sont déjà des mythes savants impli-
culturelle'qui s'y est maintenue constitue une réalisation quant des omissions, des déformations et des réinterpré-
paradigmatique de la tradition méditerranéenne (on peut s'en tations (et que dire, lorsque, comme Michel Foucault, dans
convaincre en consultant les recherches ethnologiques consa- le deuxième volume de son Histoire de la sexualité, on
crées au problème de l'honneur et de la honte en différentes choisit de faire commencer à Platon l'enquête sur 1a sexualité
sociétés méditerranéennes, Grèce, Italie, Espagne, Égypte, et le sujet, ignorant des auteurs comme Homère, Hésiode,
Turquie, Kabylie, etc.z); et que, d'autre part, toute I'aire Eschyle, Sophocle, Hérodote ou Aristophane, sans parler des
culturelle européenne participe indiscutablement de cette philosophes présocratiques, chez qui le vieux socle médi-
tradition, comme I'atteste la comparaison des rituels obser- terranéen affleure plus clairement?). La même ambiguïté
vés en Kabylie avec ceux qui avaient été recueillis par se retrouve dans toutes les æuvres (médicales notamment) à
Amold Van ôennep dans la Fiance du début du xx" siècle
3. prétention savante, dans lesquelles on ne peut distinguer ce
Sans doute aurait-on pu s'appuyer aussi sur la tradition de la qui est emprunté à des autorités (comme Aristote qui, sur des
Grèce ancienne où la psychanalyse a puisé I'essentiel de ses points essentiels, convertissait lui-même en mythe savant la
schèmes interprétatifs, grâce aux innombrables recherches vieille mythologie méditerranéenne) et ce qui est réinventé à
d'ethnographie historique qui lui ottt été consacrées. Mais partir des structures de l'inconscient et sanctionné ou ratifié
rien ne peut remplacer l'étude directe d'un système encore par la caution du savoir emprunté.
en état de fonctionnement et resté relativement à l'abri des
réinterprétations demi-savantes (du fait de l'absence de tradi-
La construction sociale des corPs

informé de la vision kabyle (V. Woolf, .La Promenade au phare - To Dans un univers où, comme dans la société kabyle,
the Lighthouse, trad. M. Lanoire, Paris, Stock, 1929,p.24). l'ordre de la sexualité n'est pas constitué comme tel et
2. Cf . I. Peristiany (ed.), Honour and Shame : the Values of Medi-
où les différences sexuelles restent immergées dans l'en-
terranean Society, Chicago, University of Chicago Press, 1974, et
aussi J. Pitt-Rivers, Mediterranean Countrymen. Essays in the Social
Anthropology of the Mediterranean,Pais-La Haye, Mouton, 1963.
4. Cf. P. Bourdieu, Lecture, lecteurs, letffés, littérature >>, in
3. A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain,Paris,
<<

Picard, 3 vol., 1937-1958. Choses dites,Paris, Éditions de Minuit, 1987,p.132-143.


20 La Domination masculine (Jne image grossie 2l
en même temps qu'ils les << naturalisent >> en les inscrivant
semble des oppositions qui organisent tout le cosmoso les
atfributs et les actes sexuels sont surchargés de détermina- dans un système de différences, toutes également natu-
tions anthropologiques et cosmologiques. On se condamne relles en apparence; de sorte que les anticipations qu'ils
donc à en méconnaître la signification profonde si on les engendrent sont sans cesse confirmées par le cours du
pense selon la catégorie du sexuel en soi. La constitution monde, par tous les cycles biologiques et cosmiques
de la sexualité en tant que telle (qui trouve son accom- notamment. Aussi ne voit-on pas comment pourrait émer-
plissement dans l'érotisme) nous a fait perdre le sens de la ger à la conscience le rapport social de domination qui
cosmologie sêxualisée qui s'enracine dans une topologie est à leur principe et qui, par un renversement complet
sexuelle du corps socialisé, de ses mouvements et de ses des causes et des effets, apparaît comme une application
déplacements immédiatement affectés d'une signification parmi d'autres d'un système de relations de sens parfaite-
sociale - le mouvement vers le haut étant par exemple ment indépendant des rapports de force. Le système
associé au masculin, avec l'érection, ou la position supé- mythico-rituel joue ici un rôle qui est l'équivalent de celui
rieure dans l'acte sexuel. qui incombe au champ juridique dans les sociétés diffé-
Arbitraire àl'état isolé, la division des choses et des renciées : dans la mesure où les principes de vision et
activités (sexuelles ou autres) selon l'opposition entre le de division qu'il propose sont objectivement ajustés aux
masculin et le féminin reçoit sa nécessité objective et sub- divisions préexistantes, il consacre l'ordre établi, en le
jective de son insertion dans un système d'oppositions poftant à l'existeirce connue et reconnue, officielle.
homologues, haut/bas, dessus/dessous, devant/derrière, La division entre les sexes paraît être << dans l'ordre
droite/gauche, droit/courbe (et fourbe), sec/humide, dur/ des choses >>, comme on dit parfois pour parler de ce
mou, épicéÆade, clairlobscur, dehors (public)/dedans qui est normal, naturel, au point d'en être inévitable : elle
(privé), etc., qui, pour certaines, correspondent à des mou- est présente à la fois, àl'état objectivé, dans les choses
vements du corps (haut/bas /l monterldescendre, dehors/ (dans la maison par exemple, dont toutes les parties
dedans ll sortiilentrer). Étant semblables dans la diffé- sont << sexuées >>), dans tout le monde social et, àl'état
rence, ces oppositions sont assez concordantes pour incorporé, dans les corps, dans les habitus des agents,
se soutenfu mutuellement, dans et par le jeu inépuisable fonctionnant comme systèmes de schèmes de perception,
des transferts pratiques et des métaphores, et assez diver- de pensée et d'action. (Là où, pour les besoins de la com-
gentes pour conférer à chacune d'elles une sorte d'épais- munication, je parle, comme ici, de catégories ou de
seur sémantique, issue de la surdétermination par les har- structures cognitives, au risque de paraître tomber dans la
moniques, les connotations et les correspondances
5. philosophie intellectualiste que je n'ai cessé de critiquer, il
Ces schèmes de pensée d'application universelle enre- vaudrait mieux parler de schèmes pratiques ou de dispo-
gistrent comme des différences de nature, inscrites dans sitions ; Ie mot << catégorie >> s'imposant parfois parce qu'il
l'objectivité, des écarts et des traits distinctifs (en matière a la vertu de désigner à la fois une unité sociale -la caté-
corporelle par exemple) qu'ils contribuent à faire exister gorie des agriculteurs - et une sfucture cognitive et de
manifester le lien qui les unit.) C'est la concordance entre
5. Pour un tableau détaillé de la distribution des activités entre les les structures objectives et les structures cognitives,
sexes, cf. P. Bourdieu, Le Sens pratique, op. cit., p.358. entre la conformation de l'être et les formes du connaîffe,
22 La Domination masculine (Jne image grossie 23

entre le cours du monde et les attentes à son propos, qui une immense machine symbolique tendant à ratifier la
rend possible ce rapport au monde que Husserl décrivait domination masculine sur laquelle il est fondé: c'est
sous le nom d'<< attitude naturelle ou >> expérience
d'<< la division sexuelle du travail, distribution très stricte
doxique >> - mais en omettant d'en rappeler les conditions des activités imparties à chacun des deux sexes, de leur
sociales de possibilité. Cette expérience appréhende le lieu, leur moment, leurs instruments; c'est la structure de
monde social et ses divisions arbitraires, à commencer par l'espace, avec l'opposition entre le lieu d'assemblée ou le
la division socialement construite entre les sexes' comme marché, réservés aux hommes, et la maison, réservée aux
naturels, évidents, et enferme à ce titre une reconnaissance femmes, ou, à f intérieur de celle-ci, entre la partie mascu-
entière de légitimité. C'est faute d'apercevoir l'action des line, avec le foyer, et la partie féminine, avec l'étable,
mécanismes profonds, tels que ceux qui fondent l'accord I'eau et les végétaux; c'est la structure du temps, joumée,
des structures cognitives et des structures sociales et, par année agraire, ou cycle de vie, avec les moments de rup-
là, l'expérience doxique du monde social (par exemple, ture, masculins, et les longues périodes de gestation, fémi-
8.
dans nos sociétés, la logique reproductrice du système nines
d'enseignement), que des penseurs d'obédiences philoso- Le monde social construit le corps comme téalité sexuée
phiques très différentes peuvent imputer tous les effets et comme dépositaire de principes de vision et de division
iymboliques de légitimation (ou de sociodicée) à des sexuants. Ce programme social de perception incorporé
facteurs ressortissant à 1'ordre de la représentation pkts s'applique à toutes les choses du monde, et en premier
ou moins consciente et intentionnelle (« idéologie >>, << dis- lieu au corps lui-même, dans sa réalité biologique : c'est
cours >>, etc.). lui qui construit la différence entre les sexes biologiques
La force de l'ordre masculin se voiî au fait qu'il se passe conformément aux principes d'une vision mythique du
de justification6 : la vision androcentrique s'impose comme monde enracinée dans la relation arbitraire de domination
neutre et n'a pas besoin de s'énoncer dans des discours des hommes sur les femmes, elle-même inscrite, avec la
visant à la légitimerT. L'ordre social fonctionne comme division du travail, dans la réalité de I'ordre social. La dif-
férence biologique entre les sexes, c'esl-à-dire entre les
corps masculin et féminin, et, tout particulièrement, la dif-
6. On a souvent observé que, tant dans la perception sociale que férence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi
dans la langue, le genre masculin apparaît comme non marqué, neutre,
en quelquè sorte, par opposition au féminin, qui est explicitement
apparaître comme la justification naturelle de la différence
caractérisé. Dominique Merllié a pu le vérifier dans le cas de la recon-
naissance du << sexe>> de l'écriture, les traits féminins étant seuls per-
çus comme présents ou absents
(cf. D. Merllié, << Le sexe de l'écriture' 8. Il faudrait pouvoir rappeler ici toute l'analyse du système
Note sur la perception sociale de la féminité >>, Actes de la recherche mythico-rituel (par exemple, sur la structure de l'espace intérieur de la
en sciences sociales,83, juin 1990, p. 40-51). màison : cf. P. Bourdie\ Le Sens pratique, op. cit., p.441-461 ; xr
7. I1 est remarquable par exemple que l'on ne renconffe pratique- l' organisation de la journée'. p. 41 5 -421 ; sur l' organisation de I' année
ment pas de mythes justificateurs de la hiérarchie sexuelle (sauf peut- agrâire , p.361-409). Étant contraint de n'évoquer ici que le minimum
être le mythe de la naissance de l'orge [cf. P' Bourdieu, Le Sens pra- sirictement nécessaire à la construction du modèle, je dois inviter le
tique, op. cit., p. l28l et le mythe visant à rationaliser la position lecteü qui souhaiterait donner toute sa force à 1'« analyseur>> ethno-
>> de l'homme et de la femme dans l'acte sexuel, que
je rap- graphique à lire de près Le Sens pratique ou, au moins, le schéma
".rormule synoptique reproduit ci-après.
porterai plus loin).
Une image grossie 25

.,.1 gRolTE (de gauch" â


drotqo,. socialement construite entre les genres, et en particulier
de la division sexuelle du travail. (Le corps et ses mouve-
i"15;l;,ïiî,iif::' "vc
ments, maffices d'universaux qui sont soumis à un travail
-.."rs DoMINANT
- s,
'4c4f de construction sociale, ne sont ni complètement détermi-
"SN" Fu,so,eir.or
.C" oicle.lumière,.Él O
a nés dans leur signification, sexuelle notamment, ni com-
. ts' henne nif, reuge 'O -
i\ kanu4 éù; dtë mni qdlek, seksu, blé, sel ' .> plètement indéterminés, en sorte que le symbolisme qui
.outeou, fusit,«c, foucile, Deigie à cddea oM
moÈson (meuÊ.4 leur est attaché est à la fois conventionnel et << motivé >>,
(ouÈeduussos
üeillesse
sEc
oge mut donc perçu comme quasi naturel.) Du fait que le principe
o DESSUS (poutre maîtresse) de vision social construit la différence anatomique et que
o ô DEHORS (châmps, assemblée, marché)
?û cette différence socialement construite devient le fonde-
o OUVERT

c
VIDE
a, ment et la caution d'apparence naturelle de la vision
o
3
lOmort mrr du m&ier à dsse. ts
z sociale qui la fonde, on a ainsi une relation de causalité
z I s seür- N circulaire qui enferme la pensée dans l'évidence de rap-
o
tE z
-o
,-6
ç-o PLÊIN ports de domination inscrits à la fois dans l'objectivité,
Êÿq æuf serpent
FERME § sous forme de divisions objectives, et dans la subjectivité,
DEDANS (ûaison, iardin, fonÈine, bois)
DESSOUS (couché, pilier centml)
sous forme de schèmes cognitifs qui, organisés selon
frorioge hÉdtu HUMIDE enfonce
ces divisions, organisent la perception de ces divisions
wnæ, ÿenode, Pùdtix, Poule
thomghorth, @uske poruilèle, se.4 non & objectives.
marnûe, bouilile), ory, doù, fode 1ts noissonce
La virilité, dans son aspect éthique même, c'est-à-dire
%
gesouon
sdng h'wmo
étuble,sffimeil (mû),Ere g-
^
. tffibe. ob(urité, lure . È9 en tant que quiddité du vir, virtus, point d'honnew (nif),
GhÙ"
*Ït'^a ar,r,rr,
'"fL1ono .ncsË principe de la conservation et de l'augmentation de l'hon-
"r,,
,** neur, reste indissociable, au moins tacitement, de la virilité
"'"#]).
*; JiiJ:în:::îffi:i'ï'.." physique, à travers notamment les attestations de puis-
sance sexuelle - défloration de lafiancée, abondante pro-
géniture masculine, etc. - qui sont attendues de l'homme
NATURE SAUVAGE
II"lPAIR vraiment homme. On comprend que le phallus, toujours
nuane, iune 1A, æu *rynonrc
ogressq so..ière, lrctuisq.usê
présent métaphoriquement mais très rarement nommé,
nèÿe, forw, .hocat (ta dtubion), sonçtier
et nommable, concentre tous les fantasmes collectifs de
la puissance fécondante e. A 1a façon des beignets ou de la
Schéma synoptique des oppositions Pertinentes galette, que l'on mange lors des accouchements, des
circoncisions, des poussées de dents, il << monte >> ou il

On peut lire ce schéma en s'attachant soit aux oppositions verticales


(secÀumide, haut/bas, droite/gauche, masculinÆéminin, etc.), soit aux 9. La tradition européenne associe le courage physique ou moral à
processus (e.g. ceux du cycle de vie: mariage, gestation, naissance, la virilité (<<en avoir... », etc.) et, comme la tradition berbère, établit
etc., ou ceux de l'année agraire) et aux mouvements (ouvrirfermer, explicitement un lien entre le volume du nez (nif), symbole du point
entrer/sortir, etc.). d'honneur, et 1a taille supposée du phallus.
26 Lq Domination masculine Une image grossie 27
les mêmes associations se reffouvent dans les mots désignant
<<lève >>. Le schème ambigu dt gonflement estle principe
le sperme, zzel et strtout laâmara, qui, par sa racine - aâm-
générateur des rites de fécondité qui, destinés à faire
mar, c'est emplir, prospérer, etc. -, évoque la plénitude, ce
Jnfler mimétiquement (le phallus et le ventre de la femme), qui est plein de vie et ce qui emplit de vie, le schème dt rem-
à des nourritures qui gonflent et
-font1e recours notamment
par plissement (plein/vide, fécond/stérile, etc.) se combinant
gonfler, s'imposent dans les moments où l'action régulièrement avec le schème du gonflement dans la généra-
fécondanie de la puissance masculine doit s'exercer, tion des rites de fertllitér2.
comme les mariages - et aussi lors de l'ouverture des
labours, occasion d'une action homologue d'ouverture et En associant l'érection phallique à la dynamique vitale
de fécondation de la terrelo. du gonflement qui est immanente à tout le processus de
reproduction naturelle (germination, gestation, etc.), la
L'ambigulté structurale, manifestée par l'existence d'un construction sociale des organes sexuels enregistre et
lien morphàlogique (par exemple entre abbuch, le pénis' et ratffie symboliquement certaines propriétés naturelles
thabbucht,feminin dé abbuch,le sein), d'un certain nombre indiscutables; elle contribue ainsi, avec d'autres méca-
de symboles liés à la fécondité, peut s'expliquer par le fait
nismes, dont le plus important est sans aucun doute,
qu'iis représentent différentes manifestations de la plénitude
comme on l'a vu, I'insertion de chaque relation (plein/
,ita", ao vivant qui donne 1a vie (à travers le lait et le sperme
assimilé au lorsque les hommes s'absentent pendant
laitlf: vide par exemple) dans un système de relations homo-
logues et interconnectées, à transmuer l'arbitraire du nomos
une longue période, on dit - à leur femme - qu'ils vont reve-
nir aveJ.. ,r, b.o" de petit-lait, de lait caillé >> ; d'un homme social en nécessité de la nature (phusis). (Cette logique de
peu discret dans ses relations extra-conjugales, on dit qu'« il la consécratioru symbolique des processus objectifs, cos-
à rrersé du petit-lait sur sa barbe >>; yecca yeslüa, << il a mangé miques et biologiques notamment, qui est à l'æuvre dans
et bu », signifie il a fait 1'amour; résister à la séduction, c'est tout le système mythico-rituel - avec, par exemple,le lait
« ne pas v-erser du petit-lait sur sa poiffine >>)' Même relation de traiter la germination du grain comme résurrection,
morpïologique entre thamellalts, l'æuf, symbole par excel- événement homologue de la renaissance du grand-père
lencà de là fécondité féminine, et imellalen,les testicules ; on dans le petit-fils sanctionnée par le retour du prénom -,
dit du pénis que c'est le seul mâle qui couve deux ceufs' Et donne un fondement quasi objectif à ce système et, par
là, à la croyance, renforcée aussi par son unanimité, dont
il est 1'objet.)
10. Sur les nourritures qui gonflent, comme les ufthyen, et qui font
Lorsque les dominés appliquent à ce qui les domine
gonfler, cf. P. Bourdieu , Lô Sens pratique, op. cit',p' 412-415' et sur la
Fonction des actes ou des objetJmythiquement ambigus, surdétermi- des schèmes qui sont le produit de la domination, ou, en
nés ou flous. p.426 sq. d'autres termes, lorsque leurs pensées et leurs perceptions
glos
11. Le terme le plus évocateur est ambul, au sens propre vessle' sont structurées conformément aux structures mêmes de
phallus (cf. T. Yacine-Titouh : << Anthropologie de
muain, mais auss'i -1' la relation de domination qui leur est imposée, leurs actes
lu p.u. L'exemple des rapports hommes-femmes,.Algérie >>' in
iu'cirre-Titouh Lèa), l*oii, phantasmes et sociétés en Afrique du
12. Sur les schèmes plein/vide et sur le remplissement, cf. P. Bour-
Nord et au Sahàra,Pais, L'Harmattan,1992,p'3-27; et «La fémi-
»' diev Le Sens pratique, op. cit., p.452-453, et aussi p. 397 (à propos
nité ou la représentation de la peur dans I'imaginaire-social kabyle
p' 19 -43)' du serpent).
C ahier s de litté r atur e orale, 34, INALCo, 1993,
28 La Domination masculine Une image grossie 29

de connaissance soît, inévitablement, des actes de recon-


tout ton attirail (laâlaleq) pend, dit la femme à l'homme,
tandis que moi je suis une pierre soudée 15. >>
naissance, de soumission. Mais pour étroite que soit 1a
correspondance entre les réalités ou les processus du Ainsi, la définition sociale des organes sexuels, loin
monde naturel et les principes de vision et de division qui d'être un simple enregistrement de propriétés naturelles,
leur sont appliqués, il y a toujours place pour :une lutte directement livrées à la perception, est le produit d'une
cognitive propos du sens des choses du monde et en par-
à
construction opérée au prix d'une série de choix orientés
ticulier des réalités sexuelles. L' indétermination partielle ou, mieux, au travers de l'accentuation de certaines dif-
de certains objets autorise en effet des interprétations férences ou de la scotomisation de certaines similitudes.
antagonistes, offrant aux dominés une possibilité de résis- La représentation du vagin comme phallus inversé, que
tancé contre l'effet d'imposition symbolique. C'est ainsi
Marie-Christine Pouchelle découvre dans les écrits d'un
que les femmes peuvent s'appuyer sur les schèmes de per-
chirurgien du Moyen Age, obéit aux mêmes oppositions
ception'dominants (haut/bas, dur/mou, droit/courbe, fondamentales entre le positif et le négatif, I'endroit et
seô/humide, etc.) qui les conduisent à se faire une repré-
l'envers, qui s'imposent dès que le principe masculin est
sentation très négative de leur propre sexe13 pour penser
posé en mesure de toute chose 16. Sachant ainsi que
les attributs sexuels masculins par analogie avec des l'homme et la femme sont perçus comme deux variantes,
supérieure et inférieure, de la même physiologie, on com-
choses qui pendent, molles, sans vigueur (laâlaleq, asaâ-
prend que, jusqu'à la Renaissance, on ne dispose pas de
laq, employes aussi pour des oignons ou de la viande enfi-
léà, ou-acherbub, sexe mou, sans vigueur, de vieillard, terme anatomique pour décrire en détail le sexe de la
parfois associé à ajerbub, haillon)la; et même tirer parti femme que l'on se représente comme composé des mêmes
organes que celui de l'homme, mais organisés autrementlT.
de l'état diminué du sexe masculin pour affirmer la supé-
riorité du sexe féminin - comme dans le dicton : << Toi, Et aussi ç[ue, comme le montre Yvonne Knibiehler, les ana-
tomistes du début du xrx" siècle (Virey notamment), pro-
longeant le discours des moralistes, tentent de trouver dans
13. Les femmes considèrent que leur sexe n'est beau que caché (< la
pierre soudée >>), ranassé ( yeimad) ou placé sous la protection du serr, le le corps de la femme la justification du statut social qu'ils
charme (à 1a différence du sexe masculin, qui n'a pas de serr, parce qu'on lui assignent au nom des oppositions traditionnelles entre
ne peut pas le cacher). Un des mots qui le désigne-nt, takhna, est, comme l'intérieur et l'extérieur, la sensibilité et la raison, la passi-
,roir" * ôo. ,, comme interjecton (A takhna !),pour exprimer la
"mployé vité et l'activitél8. Et il suffirait de suivre l'histoire de la
bêtise (une ,rfaci di takhna » est un visage informe, plat, sans le modelé
que donne un bea:u nez). Un autre des mots berbères désignant le vagin,
d'ui["u.. un des plus péjoratifs, achermid, signifie aussi visqueux'
"i 15. Cf. T. Yacine-Titouh, « Anthropologie de la peur », loc. cit.
14. Tous ces mott so.ti évidemment frappés de tabou, ainsi que des
16. M.-C. Pouchelle, Corps et Chirurgie à I'apogée du Moyen Age,
termes arodins en apparence comme duzan,les affaires, les outils, laq-
Paris, Flammarion, 1983.
/a/,la vaisselle, lah;wal,les ingrédients, ou azaâkuk, la queue, qui leur
17. Cf .'1. W. Laqueur, << Orgasm, Generation and the Politics of
servent souvent de substituts euphémistiques. Chez les Kabyles,
Reproductive Biology >>, inC. Gallagherand, T. W. Laqueur (eds),The
comme dans notre propre tradition, les organes sexuels masculins sont,
Making of the Modern Body : Sexuality and Society in the Nineteenth
au moins dans les âésignations euphémistiques, assimilés à des outils,
Century, Berkeley, University of Califomia Press, 1987.
des instruments (« engin », << machin >>, etc.) - ce qu'il faut peut-être
18. Y. Knibiehler, << Les médecins et la "nature féminine" au temps
mettre en relation ar"ô Ie fait que, encore aujourd'hui, la manipulation
du Code civ ll >>, Annal e s, 3 I (4), 197 6, p. 824-845 .
des objets techniques soit systématiquement impartie aux hommes'
30 La Domination masculine Une image grossie 37

<<découverte » du clitoris telle que la rapporte Thomas jourd'hui21. Elle symbolise aussi la barrière sacrée pro-
Laqueurle, en la prolongeantjusqu'à la théorie freudienne tégeant le vagin, socialement constitué en objet sacré, donc
de la migration de la sexualité féminine du clitoris au soumis, conformément à l'analyse durkheimienne, à des règles
vagin, pour achever de convaincre que, loin de jouer le rôle strictes d'évitement ou d'accès, qui déterminent très rigou-
reusement les conditions du contact consacré, c'est-à-dire les
fondateur qu'on leur assigne parfois, les différences visibles
agents, les moments et les actes Iégitimes, ou, au contraire,
entre les organes sexuels masculin et féminin sont une
profanateurs. Ces règles, particulièrement visibles dans les
construction sociale qui trouve son principe dans les prin-
rites matrimoniaux, peuvent aussi être observées, jusque
cipes de division de la raison androcentrique, elle-même dans les Etats-Unis d'aujourd'hui, dans les situations où un
fondée dans la division des statuts sociaux assignés à
médecin mâle doit pratiquer un examen vaginal. Comme s'il
l'homme et à la femme20. s'agissait de neutraliser symboliquement et pratiquement
Les schèmes qui structurent la perception des organes toutes les connotations potentiellement sexuelles de l'exa-
sexuels et, plus encore, de I'activité sexuelle s'appliquent men gynécologique, le médecin se soumet à un véritable
aussi au corps lui-même, masculin ou féminin, qui a son rituel tendant à maintenir la barrière, symbolisée par la cein-
haut et son bas - la frontière étant marquée pat la cein- ture, entre la personne publique et le vagin, jamais perçus
ture, signe de clôture (celle qui tient sa ceinture serrée, simultanément : dans un premier temps, il s'adresse à une
qui ne la dénoue pas, est considérée comme vertueuse, personne, en tête à tête; puis, une fois que la personne à
chaste) et limite symbolique, au moins chez la femme, examiner s'est déshabillée, en présence d'une infirmière, il
entre le pur et f impur. l'examine, étendue et recouverte d'un drap pour la partie
supérieure de son corps, observant un vagin en quelque sorte
La ceinture est un des signes de la fermeture du corps dissocié de la personne et ainsi réduit à l'état de chose, en
féminin, bras croisés sur la poitrine, jambes'serrées, vêtement présence de I'infirmière, à laquelle il destine ses remarques,
noué, qui, coûlme nombre d'analystes l'ont montré, s'impose parlant de la patiente à la troisième personne; enfin, dans
encore aux femmes dans les sociétés euro-américaines d'au- un troisième temps, i1 s'adresse à nouveau à 1a femme qui
s'est rhabillée en son absenc e» . C' est évidemment parce que
19. T. W' Laqueur, <<Amor Veneris, Vel Dulcedo Appeletur», lz le vagin continue à être constitué en fétiche et traité coû1me
M. Feher, avec R. Naddaf et N. Tazi (eds), Zone, Part III, New York, sacré, secret et tabou, que le commerce du sexe reste stigma-
Zone,1989. tisé tant dans la commune que dans la lettre du
20. Parmi les innombrables études qui montrent la contribution de droit qui excluent"orrr"i..r..
que les femmes puissent choisir de s'adon-
1'histoire naturelle et des naturalistes à la naturalisation des diffé- ner à la prostitution comme à un travail 23. En faisant inter-
rences sexuelles (et raciales: la logique est la même), on peut citer
celle de Londa Schiebinger (Nature's Body,Boston, Beacon Press,
1993) qui montre cornment les naturalistes « atüibuaient aux femelles 21. Cf . par exemple N. M. Henley, Body Politics, Power, Sex and
des animaux la pudeur [modesty] qu'ils espéraient trouver dans leurs Non-verbal Communication, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice Hall,
épouses et leurs filles » (p. 78); comment, au terrne de leur recherche 1977, spécialement p. 89 sq.
dè 1'hymen, ils concluaient que << seules les femmes sont providentiel- 22. J. M. Henslin, M. A. Biggs, « The Sociology of the Vaginal
lement dotées [are blessed with] d'lun hymen », « gardien de leur Examination », in J. M. Henslin (ed.), Down to Earth Soclology, New
chasteté », « vestibule de leur sanctuaire » (p. 93-94), et que la barbe, York-Oxford, The Free Press, 1991, p.235-247.
souvent associée à l'honneur masculin, différencie les hommes des 23. Laloi américaine interdit de « vivre de gains immoraux >>, ce
femmes, moins nobles (p. 115), et des autres << races >>. qui signifie que seul le don libre du sexe est légitime et que l'amour
32 La Domination masculine Une image grossie 33

yeux, prendre la parole publiquemenl - sont le monopole


venir l'argent, certain érotisme masculin associe la recherche
des hommes; la femme, qui, en Kabylie, se tient à l'écart
de la jouiisance à l'exercice brutal du pouvoir sur les corps
réduiti àl'étatd'objets et au sacrilège consistant à transgres- des lieux publics, doit en quelque sorte renoncer à fafue un
ser la loi selon laquelle le corps (comme le sang) ne peut êffe usage public de son regard (elle marche en public les yeux
que donné, dans un acte d'offrande purement gratuit, suppo- baissés vers ses pieds) et de sa parole (le seul mot qui lui
ùnt la mise en suspens de la violence
24.
convienne est << je ne sais pas >>, antithèse de la parole
virile qui est affirmation décisive, tranchée, en même
Le corps a sôn devant, lieu de la dffirence sexuelle, et temps que réfléchie et mesurée) 26.
son derrière, sexuellement indifféren cié, et potentielle- Bien qu'il puisse apparaître comme la matrice originelle
ment féminin, c'est-à-dire passif, soumis, comme le rap- à partir de laquelle sont engendrées toutes les formes
pellent, par le geste ou la parole, les insultes méditerra- d'union de deux principes opposés - soc et sillon, ciel
néennesinotamment le fameux << bras d'honneur >>) contre et terre, feu et eau, etc. -, l'acte sexuel lui-même est
l'homosexualité 5, ses paries publiques,face, front, yeux, pensé en fonction du principe du primat de la masculinité.
moustache, bouche, org(tnes nobles de présentation de soi L'opposition entre les sexes s'inscrit dans la série des
où se condense f identité sociale, le point d'honneur, le oppositions mythico-rituelles : haut/bas, dessus/dessous,
nif, qui impose de faire front et de regarder les autres sec/humide, chaud/froid (de l'homme qui désire, on dit:
aù viiage, et ses parties privées, cachées ou honteuses, << son kanoun est rouge ), << sâ marmite brûle », << son tam-

que l'hànneur commande de dissimuler' C'est aussi par bour chauffe >>; des femmes, on dit qu'elles ont la capa-
1à médiation de la division sexuelle des usages légitimes cité d'<< éteindre le feu >>, de << donner de la fraîcheur >>, de
<< donner à boire >>), actiflpassif, mobile/immobile (l'acte
du cotps que s'établit le lien (énoncé par 1a psychanalygg)
entre 1è phallus elle logos: les usages publics et actifs sexuel est comparé à la meule, avec sa partie supérieure,
de la partie haute, masculine, du corps - faire front, mobile, et sa partie inférieure, immobile, fixée à la terre,
affronter, faire face (qabel), regarder au visage, dans les ou au rapport entre le balai, qui va et vient, et la mai-
son)27. I1 s.'ensuit que la position considérée comme
vénal est le sacrilège par excellence en tant que cofllmerce de ce que normale est logiquement ce1le dans laquelle I'homme
le corps recèle de plui sacré (cf. G. Pheterson,^« lh9 Whore Stigma' << prend le dessus >>. De même que le vagin doit sans doute
Femaie Dishonor ànd Male Unworthiness >>, Social Text,37, 1993' son caractère funeste, maléfique, au fait qu'il est pensé
p.39-64).
' 24. ,rL'argentfait partie intégrante du mode représentatif de la per- comme vide, mais aussi comme inversion en négatif du
version. Paice que È fantasme pervers est en soi inintelligible et
inéchangeable, lè numéraire par son caractère abstrait constitue son
26. Selon la logique habituelle du préjugé défavorable, la représen-
équivalJnt universellement inielligible »,(P- Klossowski, Sade et Fou-
tation masculine peut condamner les capacités ou les incapacités fémi-
riir, Patis, Fata Morgana, 1974, p.59-60). « Par cette sorte de défi' nines qu'elle exige ou qu'elle contribue à produire: on observe ainsi
Sadô prouve justement que la notion de valeur et de prix est inscrite
que << le marché des femmes ne s'achève pas » - elles sont bavardes
dans ie fond-même de l'émotion voluptueuse et que rien n'est plus
et surtout elles peuvent rester sept jours et sept nuits à discuter sans se
contraire à la jouissance que lagratuité » (P. Klossowski, La Révoca-
décider - ou que, pour marquer leur accord, les femmes doivent dire
tion de l' édit âe Nantes, Paris, Éditions de Minuit, 1959' p' 102)'
deux fois oui.
25. Il n'y a pas pire insulte que les mots désignant l'homme << pos-
« baisé (maniuk, qawad). 27. Cf.-f. Yacine-Titouh, « Anthropologie de la pelur >>, loc. cit.
sédé >>, >>
34 La Domination masculine Une image grossie 35
phallus, de même la position amoureuse dans laquelle la L'intention de sociodicée s'affirme ici sans ambages : le
femme se met sur l'homme est explicitement condamnée mythe fondateur institue, à l'origine même de Ia culture
en nombre de civilisations 28. Et la tradition kabyle, pour- entendue comme ordre social dominé par le principe mas-
tant peu prodigue en discours justificatifs, en appelle à culin, I'opposition constituante (déjà engagée, en fait, à
une sorte de mythe d'origine pour légitimer les positions travers par exemple l'opposition de la fontaine et de la
assignées aux deux sexes dans la division du travail sexuel maison, dans les attendus qui servent à la justifier) entre
et, par I'intermédiaire de la division sexuelle du travail la nature et la culture, entre la << sexualité >> de nature et la
de production et de reproduction, dans tout l'ordre social << sexualité >> de culture : à l'acte anomique, accompli à

et. au-delà. dans l'ordre cosmique. la fontaine, lieu féminin par excellence, et à l'initiàtive
de la femme, perverse initiatrice, naturellement instruite
<< C'est à la fontaine (tala) qtte le premier homme ren- des choses de l'amour, s'oppose l'acte soumis au nomos,
contra la première femme. Elle était en train de puiser l'eau domestique et domestiqué, exécuté à la demande de
lorsque l'homme, affogant, s'approcha d'elle et demanda à l'homme et conformément à l'ordre des choses, à la hié-
boire. Mais elle était la première arrivée et avait soif, elle rarchie fondamentale de l'ordre social et de l'ordre cos-
aussi. Mécontent, l'homme la bouscula. Elle fit un faux pas mique, et dans la maison, lieu de la nature cultivée, de la
et se retrouva par terre. Alors l'homme vit les cuisses de domination légitime du principe masculin sur le principe
la femme, qui étaient différentes des siennes. Il resta frappé féminin, symbolisée par laprééminence de la poutre maî-
de stupeur. La femme, plus rusée, 1ui enseigna beaucoup lresse (asalas alemmas) sur le pilier vertical (thigejdith),
de choses. "Couche-toi, dit-elle, je te dirai à quoi servent tes
fourche féminine ouverte vers le ciel.
organes." I1 s'allongea pal teffe; elle caressa son pénis qui
Dessus ou dessous, actif ou passif, ces alternatives
devint deux fois plus grand et se coucha sur lui. L'homme
éprouva un grand plaisir. Il suivait partout la femme pour
parallèles décrivent 1'acte sexuel comme un rapport de
refaire la même chose, car elle savait plus de choses que lui, domination. Posséder sexuellement, comme en français
<< baiser >> ou en anglais « to
allumer le feu, etc. Un jour, l'homme dit à la femme: "Je fuck », c'est dominer au sens
veux moi aussi te montrer; je sais faire des choses. Allonge- de soumettre à son pouvoir, mais aussi ffomper, abuser ou,
toi et je me coucherai sur toi." La femme se coucha par terre comme nous disons, << avoir » (tandis que résister à la
et l'homme se mit sur elle. I1 ressentit le même plaisir et dit séduction, c'est ne pas se laisser komper, ne pas << se faire
alors à 1a femme : "A la fontaine, c'est toi [qui domine] ; à la avoir >>). Les manifestations (légitimes ou illégitimes)
maison, c'est moi." Dans l'esprit de I'homme, ce sont toujours de la virilité se situent dans la logique de la prouesse, de
1es demiers propos qui comptent et depuis les hommes aiment l'exploit, qui fait honneur. Et bien que la gravité extrême
toujours monter sur les femmes. C'est ainsi qu'ils sont deve- de la moindre transgression sexuelle interdise de I'expri-
nus les premiers et ce sont eux qui doivent gouvemer rr 29. mer ouvertement, le défi indirect pour l'intégrité mascu-
line des autres hommes qu'enferme toute affirmation
virile contient le principe de la vision agonistique de la
28. Selon Charles Malamoud, le sanscrit emploie pour la qualifier le
motViparita, inversé, qui est employé aussi pour désigner le monde à
sexualité masculine qui se déclare plus volontiers dans
l'envers, sens dessus dessous. d'autres régions de l'aire méditerranéenne et au-delà.
29. Cf .T. Yacine-Titouh, « Anthropologie delapelor >>,loc. cit.
36 Lq Domination masculine Une image grossie 37

Une sociologie politique de l'acte sexuel ferait apparaître antérieures -, on peut inférer d'une série d'entretiens que des
que, comme c'est toujours le cas dans une relation de domi- pratiques apparemment symétriques (comme la fellatio etLe
nation, les pratiques et les représentations des deux sexes ne cunnilingus) tendent à revêtir des significatiqns très diffé-
sont nullement symétriques. Non seulement parce que les rentes pour les hommes (enclins à y voir des actes de domi-
filles et les garçons ont, jusque dans les sociétés euro-améri- nation, par la soumission ou la jouissance obtenue) et pour
caines d'aujourd'hui, des points de vue très différents sur la les femmes. La jouissance masculine est, pour une pa.rt,
jouissance de la jouissance féminine, du pouvoir de faire
relation amoureuse, le plus souvent pensée par les hommes
dans la logique de la conquête (notamment dans les conver-
jouir : ainsi Catharine MacKinnon a sans doute raison de voir
sations entre amis, qui font une grande place à la vantardise à dans la « simulation de l'orgasme >> (faking orgasm), lune
propos des conquêtes féminines) 30, mais parce que l'acte attestation exemplaire du pouvoir masculin de rendre l'inter-
sexuel lui-même est conçu par les hommes comme une action entre les sexes conforme à la vision des hommes, qui
forme de domination, d'appropriation, de << possession ». De attendent de l'orgasme féminin une preuve de leur virilité
1à l'écart entre les attentes probables des hommes et des et la jouissançe assurée par cette forme suprême de la sou-
femmes en matière de sexualité - et les malentendus, liés à mission 34. De même, le harcèlement sexuel n'a pas toujours
de mauvaises interprétations des << signaux >>, parfois délibé- pour fin la possession sexuelle qu'il semble poursilivre
rément ambigus, ou ffompeurs, qui en résultent. A la diffé- exclusivement : il arrive qu'il vise la possession tout court,
rence des femmes, qui sont socialement préparées à vivre la affirmation pure de la domination à l'état pur 35.
sexualité comme une expérience intime et fortement chargée
d'affectivité qui n'inclut pas nécessairement la pénétration Si le rapport sexuel apparaît comme un rapport social
mais qui peut englober un large éventail d'activités (parler' de domination, c'est qu'il est construit à travers le prin-
toucher, caresser, étreindre, etc.31), les garçons sont inclinés à cipe de division fondamental entre le masculin, actif, eFle
« compartimenter >> la sexualité, conçue comme un acte féminin, passif, et que ce principe crée, organise, exprime
agressif et surtout physique de conquête orienté vers la péné- et dirige le désir, le désir masculin comme désir de pos-
tration et l'orgasme 32. Et bien que, sur ce point comme sur session, comme domination érotisée, et le désir féminin
tous les autres, les variations soient évidemment très consi- comme désir de la domination masculine, coflIme subor-
dérables selon la position sociale 33, 1'âge - et les expériences dination érotisée, ou même, à la limite, reconnaissance
érotisée de la domination. Dans un cas où, comme dans
30. Cf. B. Ehrenreich,.Tfte Hearts of Men, American Dreams and
the Flight from Commitment, Doubleday Anchor, Garden City, New
les relations homosexuelles, la réciprocité est possible,
York, 1983 ; E. Anderson, Streetwise : Race, Class and Change in an les liens entre la sexualité et le pouvoir se dévoilent de
(Jrban Community, Chicago, Chicago University Press, 1990.
3l.M.Baca-Zinn, S. Eitzen, Diversity in American Families,New je le ferai plusieurs fois dans la suite de ce
York, Harper and Row, 1990, p. 249-254; L. Rubin, Intimate Stran- chaque cas, et comme
gers, New York, Basic, 1983. texte, les spécifications que le principe de différenciation social fait
subir au principe de différenciation sexuel (ou f inverse).
32. D. Russell , The Politics of Rape, New York, Stein and Day,
34. C. A. MacKinnon, Feminism Unmodified, Discourses on Lift
1975, p.272; D. Russell, Sexual Exploitation, Beverly Hills, Sage,
t984,p.162. and Law, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press,
1987, p.58.
33. Bien que, pour les besoins de la démonstration, j'aie été conduit
à parler des femmes ou des hommes sans faire référence à leur posi
35. Cf. R. Christin, << La possessiot>>, in P. Bourdieu et al., La
tion sociale, j'ai conscience qu'il faudrait prendre en compte, en Misère du monde,Paris, Éditions du Seuil, 1993,p.383-391.
38 La Domination masculine Une image grossie 39

manière particulièrement claire et les positions et les comme s'ils étaient des femmes, ont fait découvrir . ce
rôles assumés dans les rapports sexuels, actifs ou passifs que signifie le fait d'être sans cesse conscient de son
notamment, apparaissent comme indissociables des rap- corps, d'être toujours exposé à l'humiliation ou au ridi-
ports entre les conditions sociales qui en déterminent à cule, et de trouver un réconfort dans les tâches ménagères
ia fois la possibilité et la signification - La pénétration, ou dans le bavardage avec des amis 3e >>.
surtout lorsqu'elle s'exerce sur un homme, est une des
affirmations de la libido dominandi qui n'est jamais
complètemerit absente de la libido masculine. On sait que, L'incorporation de la domination
en nombre de sociétés, la possession homosexuelle est
conçue comme une manifestation de << puissance >>, un Si f idée que la définition sociale du corps, et tout spé-
acte de domination (exercée comme telle, en certains cas, cialement des organes sexuels, est le produit d'un travail
pour affirmer la supériorité en << féminisant >>), et que c'est social de construction est devenue tout à fait banale, pour
à ce titre que, chez les Grecs, elle voue celui qui la subit avok été défendue par toute la tradition anthropologique,
au déshonneur et à la perte du statut d'homme accompli et le mécanisme de f inversion de la relation entre les causes
de citoyen36 tandis que, pour un citoyen romain, l'homo- et les effets que j'essaie de démonter ici, et par lequel est
sexualité << passive >> avec un esclave est perçue comme opérée la naturalisation de cette construction sociale, n'a
quelque chose de << monstrueux >> 37. De même encore' pas été, il me semble, complètement décrit. Le paradoxe
selon John Boswell, << pénétration et pouvoir étaient au est en effet que ce sont les différences visibles entre le
nombre des prérogatives de l'élite dirigeante masculine; corps féminin et le co{ps masculin qui, étant perçues et
cfier à la pénétration était une abrogation symbolique du construites selon les schèmes pratiques de la vision andro-
pouvoir et de l'autorité 38 >>. On comprend que, de ce point centrique, deviennent le garant le plus parfaitement indis-
àe ,.re, qui lie sexualité et pouvoir, la pire humiliation, cutable de significations et de valeurs qui sont en accord
pour un homme, consiste à être transformé en femme. Et avec les principes de cette vision : ce n'est pas le phallus
l'on pourrait évoquer ici les témoignages de ces hommes (ou son absence) qui est le fondement de cette vision du
à qui les tortures délibérément organisées en vue de les monde, mais c'est cette vision du monde qui, étant organi-
féminiser, notamment par l'humiliation sexuelle, les
plai- sée selon la division eî genres relationnels, masculin et
santeries sur leur virilité, les accusations d'homosexualité, féminin, peut instituer le phallus, constitué en symbole de
etc., ou, plus simplement, la nécessité de se conduire la virilité, du point d'honneur (nif) proprement masculin,
et la différence enffe les corps biologiques en fondements
objectifs de la différence entre les sexes, au sens de genres
36. Cf., par exemple, K. J. Dover, Homosexualité grecque, Paris' La
Pensée sauvage, 1982, p. 130 sq.
construits comme deux essences sociales hiérarchisées.
37. P. Veyne, << L'homosexualité à Rome », Communications,35,
1982,p.26-32.
38. l. Boswell, « Sexual and Ethical Categories in Premodem 39. Cf. J. Franco, « Gender, Death, and Resistance, Facing the Ethi
Europe >>, ir P. McWhirter, S. Sanders, J. Reinisch, Homosexualityl cal Vacuum >>, in I. E. Corradi, P. Weiss Fagen, M. A. Ganeton, Fear
Heteiosexuality : Concepts of Sexual Orientation, New York, Oxford at the Edge, State Terror and Resistance in Latin America, Berkeley,
University Press, 1990. University of California Press, 1992.
40 La Domination masculine Une image grossie 4l
Loin que les nécessitésde la reproduction biologique déter- tus clairement différenciés selon le principe de division
minent l'organisation symbolique de la division sexuelle du dominant et capables de percevoir le monde selon ce
travail et, de proche en proche, de tout l'ordre naturel et principe.
social, c'est une construction arbitraire du biologique, N'ayant d'existence que relationnelle, chacun des deux
et en particulier du corps, masculin et féminin, de ses geffes est le produit du travail de construction diacritique,
usages et de ses fonctions, notamment dans la reproduc- à la fois théorique et pratique, qui est nécessaire pour le
tion biologique, qui donne un fondement en apparence produire comme corps socialement dffirerucié dr genre
naturel à la vision androcentrique de la division du travail opposé (de tous les points de vue culturellement perti-
sexuel et de la division sexuelle du travail et, par là, de nents), c'est-à-dire comme habitus viril, donc non fémi-
tout le cosmos. La force particulière de la sociodicée nin, ou féminin, donc non masculin. L'action de forma-
masculine lui vient de ce qu'elle cumule et condense deux tion, de Bildung, au sens fort, qui opère cette construction
opérations : elle légitime une relation de domination en sociale du corps ne prend que très partiellement la forme
I'inscriyant dans une nature biologique qui est elle-même d'une action pédagogique explicite et expresse. Elle est
une c onstruction sociale naturalisée. pour une grande part l'effet automatique et sans agent
Le travail de construction symbolique ne se réduit pas d'un ordre physique et social entièrement organisé selon
à une opération strictement performative de nomination le principe de division androcentrique (ce qui explique
orientant et structurantles représentations, à commencer la force extrême de l'emprise qu'elle exerce). Inscrit dans
par les représentations du corps (ce qui n'est pas rien); il les choses, 1'ordre masculin s'inscrit aussi dans les corps
s'achève et s'accomplit dans une transformation profonde au travers des injonctions tacites qui sont impliquées dans
et durable des corps (et des cerveaux), c'est-à-dire dans et les routines de la division du travail ou des rituels collectifs
par un travail de construction pratique imposant une défi- ou privés (que l'on pense, par exemple, aux conduites
nition dffirenciée des usages légitimes du corps, sexuels d'évitement imposées aux femmes par leur exclusion des
notamment, qui tend à exclure de l'univers du pensable et lieux masculins). Les régularités de l'ordre physique et de
du faisable tout ce qui marque l'appartenance à I'autre I'ordre social imposent et inculquent les dispositions en
geffe - et en particulier toutes les virtualités biologique- excluant les femmes des tâches les plus nobles (conduire
ment inscrites dans le <( pervers polymorphe >> qu'est, à en la chamre par exemple), en leur assignant des places infé-
croire Freud, toutjeune enfant-, pourproduire cet artefact rieures (le bas-côté de la route ou du talus), en leur ensei-
social qu'est un homme viril ou une femme féminine. Le gnant comment se tenir avec leur corps (c'est-à-dire par
nomos arbitraire qui institue les deux classes dans l'objec- exemple courbées, les bras serrés sur la poitrine, devant
tivité ne revêt les apparences d'une loi de la nature (on les hommes respectables), en leur attribuant des tâches
parle communément de sexualité ou, aujourd'hui même, pénibles, basses et mesquines (elles charrient le fumier
de mariage << contre nature ») qu'au terme d'une somati- et, dans la cueillette des olives, ce sont elles qui ramassent,
sation des rapports sociaux de domination i ç'est au prix avec les enfants, pendant que l'homme manie la gaule), et,
et au terme d'un formidable travail collectif de socialisa- plus généralement, en tirant parti, dans le sens des présup-
tion diffuse et continue que les identités distinctives posés fondamentaux, des différences biologiques, qui
qu'institue l'arbitraire culturel s'incament dans des habi- paraissent ainsi être au fondement des différences sociales.
42 La Domination masculine Une image grossie 43

Dans 1a longue suite des rappels à l'ordre muets, les agent, homme ou femme, les signes extérieurs les plus
rites d'institution occupent une place à part, en raison de immédiatement conformes à la définition sociale de sa
leur caractère solennel et extra-ordinaire : ils visent à ins- distinction sexuelle ou à encourager les pratiques qui
taurer, au nom et en présence de toute la collectivité conviennent à son sexe tout en interdisant ou en découra-
mobilisée, une séparation sacralisante non seulement, geant les conduites impropres, notamment dans la relation
comme 1e laisse croire la notion de rite de passage, entre avec l'autre sexe. C'est le cas par exemple des rites dits
ceux qui ont déjà reçu la mqrque distinctive et ceux qui de << séparation >>, qui ont pour fonction d'émanciper le
ne l'ont pas encore reçue, parce que trop jeunes, mais garçon par rapport à sa mère et d'assurer sa masculinisa-
aussi et surtout entre ceux qui sont socialement dignes de tion progressive en l'incitant et en le préparant à affronter
la recevoir et celles qui en sont à jamais exclues, c'est-à- le monde extérieur. L'enquête anthropologique découvre
dire les femmes a0; ou, comme dans 1e cas de la circonci- en effet que le travail psychologique que, selon certaine
sion, rite d'institution de la masculinité par excellence, tradition psychanalytique 41, les garçons doivent accomplir
entre ceux dont elle consacre la virilité tout en les prépa- pour s'arracher à la quasi-symbiose originaire avec la
rant symboliquement à I'exercer et celles qui ne sont pas mère et affirmer leur identité sexuelle propre est expressé-
enétat de subir f initiation et qui ne peuvent pas ne pas se ment et explicitement accompagné et même organisé par
découvrir comme privées de ce qui constitue l'occasion le groupe qui, dans toute Ia série des rites d'institution
et le support du rituel de confirmation de la virilité. sexuels orientés vers la virilisation, et, plus largement,
Ainsi ce que 1e discours mythique professe de manière dans toutes les pratiques différenciées et différenciantes
en définitive assez naiïe, les rites d'institution l'accom- de l'existence ordinaire (sports etjeux virils, chasse, etc.),
plissent de façon plus insidieuse et sans doute plus effi- encourage la rupture avec le monde maternel, dont les
cace symboliquement; et ils s'inscrivent dans la série des filles (comme, pour leur malheur, les << fils de 1a veuve >>)
opérations de dffirenciationvisant à accentuer en chaque sont exemptées - ce qui leur permet de vivre dans une
sorte de continuité avec leur mère 42.

40. A la contribution que les rites d'institution apportent à l'institution L'« intention » objective de nier la part féminine du
de la virilité dans les corps masculins, il faudrait ajouter tous les jeux masculin (celleJà même que Melanie Klein demandait à la
enfantins, et en particulier ceux qui ont une connotation sexuelle plus ou psychanalyse de récupérer, par une opération inverse de celle
moins évidente (comme celui qui consiste à pisser le plus ou le plus loin
que réalise le rifuel), d'abolir les attaches et les attachements
possible ou les jeux homosexuels des petits bergers) et qui, dans leur
insignifiance apparente, sont surchargés de connotations éthiques, sou-
vent inscrites dans le langage (par exemple, picheprim. pisse-menu, 41. Cf. notamment N. J. Chodorow, The Reproduction of Mothe-
signifie, en béamais, avare, peu généreux). Sur les raisons qui m'ont ring : Psychoanalysis and the Sociology ofGender, Berkeley, Univer-
amené à substituer la notion de rite d'institution (mot qu'il faut entendre sity of California Press, 1978.
au sens à la fois de ce qui est institué l'institution du mariage - et
- 42. Par opposition à ceux que l'on appelle parfois en Kabylie « les
de l'acte d'instituer - f institution de l'héritier) à la notion de rite de fils des hommes >>, dont l'éducation incombe à plusieurs hommes, les
passâge, qui a sans doute dû son succès immédiat au fait qu'elle n'est « fils de la veuve >> sont soupçonnés d'avoir échappé au travail de tous
qu'une prénotion de sens commun convertie en concept d'allure les instants qui est nécessaire pour éviter que les garçons ne devien-
sâvante, voir P. Bourdieu, << Les rites d'institution » (in Langage et nent des femmes et d'avoir été abandonnés à l'action féminisante de
P o ut, o ir sy mb ol i qu e, P ais, Éditions du Seuil, 200 1, p. 1 75- 1 86). leur mère.
44 La Domination masculine [Jne image grossie 45

à la mère, à la terre, à l'humide, à la nuit, à la nature, se


radicale: la femme étant constituée comme une entité
manifeste par exemple dans les rites accomplis au moment négative, définie seulement par défaut, ses vertus elles-
dit << la séparation eî ennayer >> (el i)azla gennayer), comme mêmes ne peuvent s'affirmer que dans une double néga-
la première coupe de cheveux des garçons, et dans toutes les tion, comme vice nié ou surmonté, ou comme moindre
céiémonies qui marquent le passage du seuil du monde mas- mal. Tout le travail de socialisation tend, en conséquence,
culin, et qui trouveront leur couronnement avec la circon- à lui imposer des limites, qui toutes concement le corps,
cision. On n'en finirait pas d'énumérer les actes qui visent à ainsi défini comme sacré, h'aram, et qu'll faut inscrire
séparer le garçon de sa mère - en mettant en æuvre des objets dans les dispositions corporelles. C'est ainsi que la jeune
fabriqués par le feu et propres à symboliser la coupure (etla femme kabyle intériorisait les principes fondamentaux de
r"^rrdité virite), couteau, poignard, soc, etc. Ainsi, après la l'art de vivre féminin, de la bonne tenue, inséparablement
naissance, I'enfant est déposé à la droite (côté masculin) de sa corporelle et morale, en apprenant à revêtir et à porter les
mère, elle-même couchée sur le côté droit, et l'on place enffe différents vêtements corespondant à ses différents états
eux des'objets typiquement masculins tels qu'un peigne à car- successifs, petite fille, vierge nubile, épouse, mère de
der, un grand couteau, un soc, une des pierres du foyer' De famille, et en acquérant insensiblement, autant par mimé-
même, fimportance de la première coupe de cheveux est liée tisme inconscient que par obéissance expresse, la bonne
au fait quela chevelure, féminine, est un des liens symbo-
manière de nouer sa ceinture ou ses cheveux, de remuer
liques qui rattachent le garçon au monde maternel' C'est au
ou de tenir immobile telle ou telle partie de son corps dans
pèie qu^'incombe d'opérer cette coupe inaugurale, au rasoir,
instrument masculin, le jour de la << séparation eî ennayer >>,
la marche, de présenter le visage et de porter le regard.
et peu avant la première entrée au marché, c'est-à-dire à un Cet apprentissage est d'autant plus efficace qu'il reste
âgê situé enffe six et dix ans. Et le travail de virilisation (ou de pour l'essentiel tacite: la morale féminine s'impose sur-
déféminisation) se poursuit à l'occasion de cette introduction tout à travers une discipline de tous les instants qui
dans le monde des hommes, du point d'honneur et des luttes concerne toutes les parties du corps et qui se rappelle et
symboliques, qu'est la première entrée au marché : l'enfant, s'exerce continûment à travers la contrainte du vêtement
frâUile de neuf et coiffé d'une ceinture de soie, reçoit un poi- ou de la chevelure. Les principes antagonistes de l'identité
gnard, un cadenas et un miroir, tandis que sa mère dépose un masculine et de I'identité féminine s'inscrivent ainsi sous
ceuf frais dans le capuchon de son burnous. A la porte du mar- la forme de manières permanentes de tenir le corps, de se
ché, il brise l'æuf et ouvre le cadenas, actes virils de déflora- tenir, qui sont comme la réalisation ou, mieux, la naturali-
tion, et se regarde dans le miroir qui, comme le seuil, est un sation d'une éthique. De même que la morale de l'hon-
opérateur de renversement. Son père le guide dans le marché, neur masculin peut se trouver résumée dans un mot, cent
monde exclusivement masculin, le présentant aux autres fois répété par les informateurs, qabel, faire face, regarder
hommes. Au retour, ils achètent une tête de bæuf, symbole au visage, et dans la posture droite (celle de notre garde-à-
phallique - pour ses cornes - associé au nif.
vous militaire), attestation de droiture, qu'il désigne 43, de
Le même travail psychosomatique qui, appliqué aux
ga.rçons, vise à les viriliser, en les dépouillant de tout ce 43. Sur le mot qabel,lui-même lié aux orientations les plus fonda-
qui peut rester en eux de féminin - comme chez 1es << fils mentales de l'espace et de toute la vision du monde, cf. P. Bourdieu,
Le Sens pratique, op. cit.,p. l5l.
de 1à veuve >> -, prend, appliqué aux filles, une forme plus
46 La Domination masculine Une image grossie 47

même, la soumission féminine paraît trouver une traduc- mesurait à l'art de « se faire petite » (le féminin, en berbère,
tion naturelle dans le fait de s'incliner, de s'abaisser, de se se marque par la forme du diminutif), les femmes restent
courber, de se sous-mettre (vs << prendre le dessus >>), les enfermées dans une sorte d'enclos invisible (dont le voile
poses courbes, souples, et la docilité corrélative étant n'est que la manifestation visible) limitant le territoire laissé
censées convenir à la femme. L'éducation fondamentale aux mouvements et aux déplacements de leur corps (alors
tend à inculquer des manières de tenir le corps dans son que les hommes prennent plus de place avec leur corps, sur-
ensemble, ou telle ou telle de ses parties, la main droite, tout dans les espaces publics). Cette sorte de confinement
masculine, ou la main gauche, féminine, des manières de symbolique est assuré pratiquement par leur vêtement qui
(c'étart encore plus visible à des époques plus anciennes) a
marcher, de porter la tête, ou le regard, en face, dans les
pour effet, autant que de dissimuler le corps, de le rappeler
yeux, ou, au contraire, à ses pieds, etc., qui sont grosses
continuellement à l'ordre (la jupe remplissant une fonction
d'une éthique, d'une politique et d'une cosmologie. tout à fait analogue à la soutane des prêtres), sans avoir
(Toute notre éthique, sans parler de notre esthétique, tient
besoin de rien prescrire ou interdire explicitement (<< ma
dans le système des adjectifs cardinaux, élevélbas, droitl mère ne m'a jamais dit de ne pas tenir mes jambes écar-
tordu, rigide/souple, ouvertÆermé, etc., dont une bonne tées ») : soit qu'il contraigne de diverses manières les mouve-
part désigne aussi des positions ou des dispositions du ments, comme les talons hauts ou le sac qui encombre
corps, ou de telle de ses parties - e.g. le << front haut >>, la constamment 1es mains, et surtout la jupe qui interdit ou
<< tête basse >>.) <lécourage toutes sortes d'activités (1a course, diverses façons
de s'asseoir, etc.), soit qu'il ne les autorise qu'au prix de
La tenue soumise qui est imposée aux femmes kabyles précautions constantes, comme chez ces jeunes femmes qui
est la limite de celle qui s'impose aux femmes, aujourd'hui tirent sans cesse sur une jupe trop courte, s'efforcent de cou-
encore, aux Etats-Unis comme en Europe, et qui, comme vrir de leur avant-bras un décolleté trop ample ou doivent
nombre d'observateurs l'ont montré, tient en quelques impé- faire de véritables acrobaties pour ramasser un objet en main-
ratifs: sourire, baisser les yeux, accepter les interruptions, tenant les jambes serrées as. Ces manières de tenir le corps,
etc. Nancy M. Henley montre comment on enseigne aux très profondément associées àla tenue morale et à la retenue
femmes à occuper l'espace, à marcher, à adopter des positions qui conyiennent aux femmes, continuent à s'imposer à elles,
du corps convenables. Frigga Haug a aussi essayé de faire comme malgré elles, même lorsqu'elles cessent d'être impo-
resurgir (par une méthode appelée memory work visant à sées par le vêtement (telle la marche à petits pas rapides de
évoquer des histoires d'enfance, discutées et interprétées
collectivement) les sentiments liés aux différentes parties en avoir conscience, cet apprentissage de la soumission du corps, qui
du corps, aux dos qu'il faut tenir droits, aux ventres qu'il faut trouve la complicité des femmes, malgré la contrainte qu'il leur
rentrer, aux jambes qu'il ne faut pas écafier, etc., autant de impose, est fortement marqué socialement, et f incorporation de la
postures qui sont chargées d'une signification morale (tenir féminité est inséparable d'rne incorporation de la distinction, ou, si
les jambes écartées est vulgaire, avoir un gros ventre atteste I'on préfère, du mépris de la vulgarité attaclrée aux décolletés trop
amples, aux minijupes üop coufies et aux maquillages ffop chargés
un mânque de volonté, etc.)aa. Comme si la féminité se
(mais le plus souvent perçus comme très « féminins »...).
45. Cf. N. M. Henley, op. cit., p. 38, 89-91 - et aussi, p.142-144,la
44. F. Ha:;g et al., Female Sexualization. A Collective Work of reproduction d'un << cartoon », intitulé << Exercises for Men », qui
Memory, Londres, Verso, 1987. Bien que les auteurs ne semblent pas montre << l'absurdité des postures » qui conviennent aux femmes.
48 La Domination masculine Une image grossie 49
certaines jeunes femmes en pantalon et talons plats). Et les progressivement dans deux classes d'habitus différentes,
poses ou les postures relâchées, comme le fait de se balalcer sous la forme d'hexis corporelles opposées et complémen-
sur son siège ou de mettre les pieds sur le bureau, que s'ac- taires et de principes de vision et de division qui condui-
cordent parfois les hommes - de haut statut -, au titre d'at- sent à classer toutes les choses du monde et toutes les pra-
testation de pouvoir ou, ce qui revient au même, d'assurance, tiques selon des distinctions réductibles à I'opposition
sont à proprement parler impensables pour une femme 46. entre le masculin et le féminin. Il appartient aux hommes,
situés du côté de l'extérieur, de l'officiel, du public, du
A ceux qui objecteraient que nombre de femmes ont droit, du sec, du haut, du discontinu, d'accomplir tous les
rompu aujourd'hui avec les noflnes et les formes tradition-
actes à la fois brefs, périlleux et spectaculaires qui,
nelles de la retenue et qui verraient dans la place qu'elles font
comrhe l'égorgement du bæuf, le labour ou la moisson,
à l'exhibition contrôlée du corps un indice de << libération »,
sans parler du meurtre ou de la guerre, marquent des rup-
il suffit d'indiquer que cet usage du corps propre reste très
évidemment subordonné au point de vue masculin (comme tures dans le cours ordinaire de la vie; au contraire, les
on le voit bien dans l'usage que la publicité fait de la femme, femmes, étant situées du côté de l'intérieur, de I'humide,
encore aujourd'hui, en France, après un demi-siècle de fémi- du bas, du courbe et du continu, se voient attribuer tous
nisme) : le corps féminin à 1a fois offert et refusé manifeste la les travaux domestiques, c'est-à-dire privés et cachés,
disponibilité symbolique qui, comme nombre de travaux voire invisibles ou honteux, comme le soin des enfants et
féministes l'ont montré, convient à la femme, combinaison des animaux, ainsi que tous les travaux extérieurs qui leur
d'un pouvoir d'attraction et de séduction connu et reconnu sont impartis par la raison mythique, c'est-à-dire ceux qui
de tous, hommes ou femmes, et propre à faire honneur aux ont trait à I'eau, à l'herbe, au vert (comme le sarclage et le
hommes dont elle dépend ou auxquels elle est liée, et d'un jardinage), au lait, au bois, et tout spécialement les plus
devoir de refus sélectif qui ajoute à I'effet de << consomma- sales, les plus monotones et les plus humbles. Du fait que
tion ostentatoire » le prix de l'exclusivité. tout le monde fini dans lequel elles sont cantonnées, l'es-
pace villageois, la maison, le langage, les outils, enferme
Les divisions constitutives de l'ordre social et, plus pré- les mêmes .rappels à l'ordre silencieux, les femmes
cisément, les rapports sociaux de domination et d'exploi- ne peuvent que devenir ce qu'elles sont selorr la raison
tation qui sont institués entre les genres s'inscrivent ainsi mythique, confirmant ainsi, et d'abord à leurs propres
yeux, qu'elles sont naturellement vouées au bas, au tordu,
46. Tout ce qui reste à l'état implicite dans l'apprentissage ordinaire au petit, au mesquin, au futile, etc. Elles sont condamnées
de la féminité est porté à l'explicitation dans les << écoles d'hôtesses >> à donner à chaque instant les apparences d'un fondement
et leurs cours de maintien ou de savoir-vivre, où, comme l'a observé
Yvette Delsaut, on apprend à marcher, à se tenir debout (les mains der- naturel à l'identité minorée qui leur est socialement assi-
rière le dos, les pieds parallèles), à sourire, à monter ou à descendre un gnée: c'est à elles qu'incombe la tâche longue, ingrate
escalier (sans regarder ses pieds), à se tenir à table «< l'hôtesse, elle et minutieuse de ramasser, à même le sol, les olives ou les
doit faire en solte que tout se passe bien, mais on ne doit pas le voir »), brindilles de bois, que les hommes, armés de la gaule ou
à traiter les hôtes (<< se montrer aimable », << répondre gentiment »), à
avoir de la << tenue », au double sens de maintien et de manière de de la hache, ont fait tomber; ce sont elles qui, déléguées
s'habiller (« pas de couleurs voyantes, trop vives, trop agressives ») et aux préoccupations vulgaires de la gestion quotidienne de
de se maquiller. l'économie domestique, semblent se complaire aux mes-
50 La Domination masculine Une image grossie 51
quineries du calcul, de l'échéance et de l'intérêt que elles sont capables de parler de leur mari avec beaucoup de
l'homme d'honneur se doit d'ignorer. (J'ai ainsi le souve- détails, tandis que les hommes ne peuvent décrire leur
nir que, dans mon enfance, les hommes, voisins et amis, femme qu'au travers de stéréotypes très généraux, valables
qui avaient tué le cochon le matin, dans un bref déploie- pour « les femmes en général rr 48. Les mêmes auteurs sug-
ment, toujours un peu ostentatoire, de violence - cris de gèrent que les homosexuels qui, ayant été nécessairement
l'animal qui s'enfuit, grands couteaux, sang versé, etc. -, élevés comme hétérosexuels, ont intériorisé le point de vue
restaient pendant tout I'après-midi, et parfois jusqu'au dominant peuvent prendre ce point de vue sur eux-mêmes
(ce qui les voue à une sorte de discordance cognitive etéva-
lendemain, à battre tranquillement les cartes, à peine inter-
luative propre à contribuer à leur clairvoyance spéciale) et
rompus pour soulever un chaudron trop lourd, pendant
qu'ils comprennent mieux le point de vue des dominants
que les femmes de la maison s'affairaient de tous côtés
que ces derniers ne peuvent comprendre le leur.
pour préparer les boudins, les saucisses, les saucisàons et
les pâtés.) Les hommes (et les femmes elles-mêmes) ne
Étant symboliquement vouées à la résignation et à la
peuvent qu'ignorer que c'est la logique du rapport de
discrétion, les femmes ne peuvent exercer quelque pou-
domination qui parvient à imposer et à inculquer aux voir qu'en retournant conffe le fort sa propre force ou en
femmes, au même titre que les vertus que la morale leur
acceplaît de s'effacer et, en tout cas, de dénier un pouvoir
enjoint, toutes les propriétés négatives que la vision domi-
qu'elles ne peuvent exercer que pff procuration (en émi-
nante impute à leur nature, comme la ruse ou, pour
nences grises). Mais, selon la loi énoncée par Lucien
prendre un trait plus favorable, I'intuition.
Bianco à propos des résistances paysannes en Chine, << les
armes du faible sont toujours de faibles armes 4e >>. Les
Forme particulière de la lucidité spéciale des dominés,
stratégies symboliques mêmes que les femmes emploient
ce que l'on appelle l'<< intuition féminine >> est, dans notre
univers même, inséparable de la soumission objective et contre les hommes, comme celles de la magie, restent
subjective qui encourage ou contraint à l'attention et aux dominées. puisque I'appareil de symboles et d'opérateurs
attentions, à la surveillance et à la vigilance nécessaires mythiques qu'elles mettent en æuvre ou les fins qu'elles
pour devancer les désirs ou pressentir les désagréments. poursuivent (comme I'amour ou f impuissance de l'homme
Beaucoup de recherches ont mis en évidence la.perspicacité aimé ou haï) trouvent leur principe dans la vision andro-
particulière des dominés, notamment des femmes (et tout centrique au nom de laquelle elles sont dominées. Insuffi-
spécialement des femmes doublement ou triplement domi- santes pour subvertir réellement le rapport de domination,
nées, comme les femmes de ménage noires, évoquées par elles ont pour effet au moins de donner des confirmations
Judith Rollins dans Between Women): plus sensibles aux à la représentation dominante des femmes comme êtres
indices non verbaux (le ton notamment) que les hommes, maléfiques, dont I'identité, toute négative, est constituée
les femmes savent mieux identifier une émotion représentée
non verbalement et déchiffrer I'implicite d'un dialogueaT;
48. Cf. A. Van Stolk et C. Wouters, << Power Changes and Self-
selon une enquête menée par deux chercheurs hollandais, Respect : a Comparison of Two Cases of Established-Outsiders Rela-
tions >>, T he o ry, C ultur e and S o c i e ty, 4(2-3), 1987, p. 47 7 -488.
47 . Cf . W. N. Thompson, Quantitative Research in Public Address 49. L. Bianco, « Résistance paysanne >>, Actuel Marx, 22,
and Communication,New York, Random House, 1967, p.47-48. 2e semestre 1997, p. 138-152.
52 La Domination masculine Une image grossie 53

essentiellement d'interdits, bien faits pour produire autant les entreprises dont ils leur ont laissé la charge, sans pour
d'occasions de transgression : c'est le cas notamment de autant consentir à porter à leur crédit la réussite éven-
toutes les formes de violence douce, presque invisible tuelle 50.
parfois, que les femmes opposent à la violence physique
ou symbolique exercée sur elles par les hommes, depuis la
magie, la ruse, le mensonge ou la passivité (dans l'acte La violence symbolique
sexuel notamment), jusqu'à l'amour possessif des possé-
dés, celui de la mère méditerranéenne ou de l'épouse La domination masculine trouve ainsi réunies toutes les
maternelle, qui victimise et culpabilise en se victimisant conditions de son plein exercice. La préséance univer-
et en offrant f infinité de son dévouement et de sa souf- sellement reconnue aux hommes s'affirme dans I'objecti-
france muette en don sans contre-don possible ou en dette vité des structues sociales et des activités productives et
inexpiable. Les femmes sont ainsi condamnées à apporter, reproductives, fondées sur une division sexuelle du travail
quoi qu'elles fassent, la preuve de leur malignité et à justi- de production et de reproduction biologique et sociale qui
fier en retour les interdits et le préjugé qui leur assignent confère à l'homme la meilleure pafi, et aussi dans les
une essence maléfique - selon la logique, proprement tra- schèmes immanents à tous les habitus: façonnés par des
gique, qui veut que la réalité sociale que produit la domi- conditions semblables, donc objectivement accordés, ils
nation vienne souvent confirmer les représentations dont fonctiorurent comme matrices des perceptions, des pensées
elle se réclame pour s'exercer et se justifier. et des actions de tous les membres de la société, transcen-
La vision androcentrique est ainsi continûment légiti- dantaux historiques qui, étant universellement partagés,
mée par les pratiques mêmes qu'elle détermine: du fait s'imposent à chaque agent comme transcendants. En
que leurs dispositions sont le produit de f incorporation du conséquence, la représentation androcentrique de la repro-
préjugé défavorable contre le féminin qui est institué dans duction biologique et de la reproduction sociale se trouve
l'ordre des choses, les femmes ne peuvent que confirmer investie de l'objectivité d'un sens commun, entendu
constamment ce préjugé. Cette logique est celle de la comme consensus pratique, doxique, sur le sens des pra-
malédiction, au sens fort de self-.fulfilling prophecy pessi- tiques. Et les femmes elles-mêmes appliquent à toute
miste appelant sa propre vérification et faisant advenir
ce qu'elle pronostique. Elle est à l'æuvre, quotidienne- 50. Les entretiens et les observations que nous avons réalisés dans
le cadre de nos recherches sur l'économie de la production de biens
ment, dans nombre d'échanges entre les sexes : les mômes
immobiliers nous ont donné mainte occasion de vérifier que cette
dispositions qui inclinent les hommes à abandonner aux logique est à l'æuvre, aujourd'hui encore et tout près de nous (cf.
femmes les tâches inférieures et les démarches ingrates P. Bourdieu, Un contrat sous contrainte >>, Actes de la recherche en
<<

et mesquines (telles que, dans nos univers, demander les sciences sociales, 8 1-82, mars 1990, p.34-51). Si Ies hommes ne peu-
vent plus affecter toujours le même mépris hautain pour les préoccu-
prix, vérifier les factures, solliciter un rabais), bref, à se pations mesquines de l'économie (sauf peut-être dans les univers
débarrasser de toutes les conduites peu compatibles avec culturels), il n'est pas rare qu'ils affirment leur hauteur statutaire, sur-
l'idée qu'ils se font de leur dignité, les portent aussi à leur tout lorsqu'ils occupent des positions d'autorité, en marquant leur
reprocher leur << étroitesse d'esprit >> ou leur << mesquine- indifférence à l'égard des questions subaltemes d'intendânce, souvent
laissées aux femmes.
rie terre à terre >>, voire à les blâmer si elles échouent dans
54 La Domination masculine Une image grossie 55

réalité, et, en particulier, aux relations de pouvoir dans théorie à l'objectivité de I'expérience subjective des relations
lesquelles elles sont prises, des schèmes de pensée qui de domination. Autre malentendu, la réfiérence à I'ethnolo-
sont le produit de f incorporation de ces relations de pou- gie, dont j'ai essayé de montrer ici les fonctions heuristiques,
voir et qui s'expriment dans les oppositions fondatrices est soupçonnée d'ê§re un moyen de restaurer, sous des dehors
de l'ordre symbolique. I1 s'ensuit que leurs actes de scientifiques, le mythe de l'<< éternel féminin » (ou masculin)
connaissance sont, par là même, des actes de reconnais- ou, plus grave, d'éterniser la structure de la domination mas-
culine en la décrivant comme invariante et éternelle. Alors
sance pratique, d'adhésion doxique, croyaîce qui n'a pas
que, loin d'affirmer que les structures de domination sont
à se penser et à s'affirmer en tant que telle, et qui << fait >>

anhistoriques, j'essaierai d'établir qu'elles sont le produit


en quelque sorte la violence symbolique qu'elle subit51.
d'un travail incessant (donc historique) de reproduction
auquel contribuent des agents singuliers (dont les hommes,
Bien que je n'aie atlcune illusion sur mon pouvoir de avec des a-rmes comme la violence physique et la violence
dissiper à 1'avance tous les malentendus, je voudrais metffe symbolique) et des institutions, familles, Eglise, Ecole, Etat'
en garde seulement contre les contresens les plus grossiers
qui sont communément commis à propos de la notion de
Les dominés appliquent des catégories construites du
,riolence symbolique et qui ont tous pour principe une inter-
point de vue des dominants aux relations de domination,
prétation plus ou moins réductrice de I'adjectif << symbo-
les faisant ainsi apparaître comme naturelles. Ce qui peut
lique >>, employé ici en un sens que je crois rigoureux et dont
j'ài exposé les fondements théoriques dans un article déjà conduire à une sorte d'auto-dépréciation, voire d'auto-
ancien s2. Prenant « symbolique >> dans un de ses sens les plus dénigrement systématiques, visibles notamment, on 1'a
communs, on suppose parfois que mettre l'accent sur la vio- vu, dans la représentation que les femmes kabyles se font
lence symbolique, c'est minimiser le rôle de la violence phy- de leur sexe comme une chose déficiente, laide, voire
sique et (faire) oublier qu'il y a des femmes battues, violées, repoussante (ou, dans nos univers, dans la vision que
exploitées, ou, pis, vouloir disculper les hommes de cette nombre de femmes ont de leur corps comme non conforme
forme de violence. Ce qui n'est pai du tout le cas, évidem- aux canons esthétiques imposés par la mode), et, plus
ment. Entendant << symbolique >>, par opposition à réel, effec- généralement, dans leur adhésion à une image dévalo-
tif, on suppose que la violence symbolique serait une violence risante de la femmes3. La violence symbolique s'institue
purement « spirituelle >> et, en définitive, sans effets réels. par f intermédiaire de l'adhésion que le dominé ne peut
Ô'est cette distinction naiie, propre à un matérialisme pri- pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination)
maire, que la théorie matérialiste de l'économie des biens lorsqu'il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou,
symboliques, que je travaille à construire depuis de nom- mieux, pour penser sa relation avec lui, que d'instruments
breuses années, vise à détruire, en faisant sa place dans la de connaissance qu'il a en commun avec lui et qui, n'étant
que la forme incorporée de la relation de domination, font
51. Les indices verbaux ou non verbaux qui désignent la position apparaître cette relation comme naturelle; ou, en d'autres
symboliquement dominante (celle de l'homme, du noble, du chef,
eic.) ne peuvent être compris (un peu comme les galons militaires
qu'il faui apprendre à lire) que par des gens qui ont appris le << code >>. 53. Il est très fréquent que, au cours d'entretiens menés en France
52. Cf . P. Bourdieu, << Sur le pouvoir symbolique », Annales,3,mar- en 1996, des femmes expriment la difficulté qu'elles ont à accepter
juin 1971 , p. 405-4ll . leur corps.
56 La Domination masculine Une image grossie 57

termes, lorsque les schèmes qu'il met en æuvre pour se que les femmes s'accordent en général avec les hommes
percevoir et s'apprécier, ou pour apercevoir et apprécier (qui, de leur côté, préfèrent des femmes plus jeunes) pour
les dominants (élevé/bas, masculinÆéminin, blanc/noir, accepter les signes extérieurs d'une position dominée;
etc.), sont le produit de f incorporation des classements, elles prennent en compte, dans la représentation qu'elles
ainsi naturalisés, dont son être social est le produit. se font de leur relation avec l'homme auquel leur identité
Faute de pouvoir évoquer avec assez de raffinement (il sociale est (ou sera) attachée, la représentation que l'en-
faudrait une Virginia Woolf) des exemples assez nom- semble des hommes et des femmes seront inévitablement
breux, assez diÿers et assez parlants de situations concrètes conduits à se faire de lui en lui appliquant les schèmes
où s'exerce cette violence douce et souvent invisible, de perception et d'appréciation universellement partagés
je m'en tiendrai à des observations qui. dans leur objec- (dans le groupe considéré). Du fait que ces principes
tivisme, s'imposent de manière plus indiscutable que communs exigent de manière tacite et indiscutable que
la description de I'infiniment petit des interactions. On l'homme occupe, au moins en apparence et vis-à-vis de
constate ainsi que les femmes françaises déclarent, à une l'extérieur, la position dominante dans le couple, c'est
très large majorité, qu'elles souhaitent avoir un conjoint pour lui, pour la dignité qu'elles lui reconnaissent a priori
plus âgé et aussi, de manière tout à fait cohérente, plus et qu'elles veulent voir universellement teconnue, mais
grand qu'elles, les deux tiers d'entre elles allant jusqu'à aussi pour elles-mêmes, pour leur propre dignité, qu'elles
refuser explicitement un homme moins grandsa. Que ne peuvent vouloir et aimer qu'un homme dont la dignité
signifie ce refus de voir disparaître les signes ordinaires est clairement affirmée et attestée dans et par le fait qu'<< il
de la << hiérarchie >> sexuelle ? << Accepter une inversion les dépasse » visiblement. Cela, évidemment, en dehors de
des apparences, répond Michel Bozon, c'est donner à pen- tout calcul, à travers l'arbitraire apparent d'une inclination
ser que c'est la femme qui domine, ce qui (paradoxale- qui ne se discute ni se raisonne, mais qui, comme I'atteste
ment) I'abaisse socialement: elle se sent diminuée avec l'observation des écarts souhaités, et aussi réels, ne peut
un homme diminués5. >> I1 ne suffit donc pas de remarquer naître et s'accomplir que dans I'expérience de la supé-
riorité dont.l'âge et 1a taille fiustifiés comme des indices
de maturité et des garanties de sécurité) sont les signes
54. Dans la même logique, Myra Marx Ferree, qui rappelle que le
principal obstacle à la transformation de la division du travail domes-
les plus indiscutables et les plus clairement reconnus de
56.
tique réside dans le fait que les tâches domestiques sont perçues tous
comme <<ne convenant pas à de "vrais hommes" >> (unfit for « real
men »), note que les femmes cachent l'aide qu'elles reçoivent de leur Il suffit, pour allerjusqu'au bout des paradoxes que seule
mari de peur de le diminuer (cf. M. Marx Ferree, << Sacrifice, Satisfac- une vision dispositionnaliste permet de comprendre, de noter
tion anilSocial Change: Employment and the Family », in K. Brook-
lin Sacks et D. Remy [eds], My Troubles are Going to Have Trouble
with Me, New Brunswick [N. J.], Rutgers University Press, 1984, 1990, p.565-602; «Apparence physique et choix du conjoint»,
p.73). INED, Congrès et colloques, T,1991, p. 91-110.
55. M. Bozon, « Les femmes etl'écart d'âge entre conjoints : une 56. I1 faudrait évoquer aussi les jeux très subtils par lesquels, en
domination consentie », I : « Types d'union et attentes en matière Kabylie, certaines femmes (d'honneur) savaient, quoique pratique-
d' écatt d' àge >>, P opulation, 2, 1990, p. 327 -360 ; II : << Modes d'en- ment dominantes, adopter une position de soumission permettant à
trée dans la vie adulte et représentations du conjoint », Population,3, l'homme d'apparaître et de s'apparaître comme dominant.
-58 La Domination masculine Une image grossie 59
que les femmes qui se montrent les plus soumises au modèle de perception, d'appréciation et d'action qui sont constitu-
« traditionnel >>
- en disant souhaiter un écart d'âge plus tifs des habitus et qui fondent, en deçà des décisions de la
grand - rencontrent surtout chez les artisans, les commer-
se conscience et des contrôles de la volonté, une relation de
çants, les paysans et aussi les ouvriers, catégories dans les- connaissance profondément obscure à elle-mêmes8. Ainsi,
quelles le mariage reste, pour les femmes, le moyen privilé- la logique paradoxale de la domination masculine et de
gié d'acquérir une position sociale; comme si, étant le la sournission féminine, dont on peut dire à la fois, et sans
produit d2un ajustement inconscient aux probabilités asso-
contradiction, qu'elle est spontonée et extorquée, ne
ciées à une structure objective de domination, les disposi-
se comprend que si l'on prend acte des effets durables que
tions soumises qui s'expriment dans ces préférences pro-
l'ordre social exerce sur les femrnes (et les hommes),
duisaient l'équivalent de ce que pourrait être un calcul de
l'intérêt bien compris. Au contraire, ces dispositions tendent c'est-à-dire des dispositions spontanément accordées à cet
à s'affaiblir - avec, sans doute, des effets d'hysteresis qu'une
ordre qu'elle leur impose.
analyse,des variations des pratiques non seulement selon la La force symbolique est une forme de pouvoir qui
position occupée, mais aussi selon la trajectoire permettrait s'exerée sur les corps, directement, et comme par magie,
de saisir - à mesure que décroît la dépendance objective, qui en dehors de toute contrainte physique; mais cette magie
contribue à les produire, et à les enffetenir (la même logique n'opère qu'en s'appuyant sur des dispositions déposées,
de l'ajustement des dispositions aux chances objectives tels des ressorts, au plus profond des corps5e. Si elle peut
expliquant que l'on puisse constater que l'accès des femmes agir comme un déclic, c'est-à-dire avec une dépense
au travail professionnel est un facteur prépondérant de leur extrêmement faible d'énergie. c'est qu'elle ne fait que
accès au divorce s7). Ce qui tend à confirmer que, contraire- déclencher les dispositions que le travail d'inculcation
ment à la représentation romantique, I'inclination amoureuse et d'incorporation a déposées en ceux ou celles qui, de ce
n'est pas exempte d'une forme de rationalité qui ne doit rien
au calcul rationnel ou, en d'autres termes, que l'amour est
58. Entre tant de témoignages ou d'observations sur I'expérience de
souvent pour une part amor fati, amour du destin social.
la violence symbolique associée à la domination linguistiquè, je citerai
seulement, ppur leur caractère exemplaire, ceux que propose M. Abio-
On ne peut donc penser cette forme particulière de dun Goke-Pariola.à propos du Nigeria indépendant: la perpétuation
domination qu'à condition de dépasser l'alternative de d'un « dénigrement intériorisé de tout ce qdi est indigène >> se mani-
feste de manière particulièrement éclatante dans le rapport que les
la contrainte (par des forces) et du consentement (à des Nigérians entretiennent avec leur propre langue (dont ils refusent
raisons), de la coercition mécanique et de la soumission qutelle leur soit enseignée à l'école) et avec la langue de I'ancien
volontaire, libre, délibérée, voire calculée. L'effet de la colonisateur, qu'ils parlent <<en adoptant l'hexis corporelle des
domination symbolique (qu'elle soit d'ethnie, de genre, de Anglais [...] pour obtenir ce qui est considéré comme l'accent nasal
culture, de langue, etc.) s'exerce non dans la logique pure de l'anglais » (cf. A. Goke-Pariola, The Role of Language in the
Struggle for Power and Legitimacy in Africa, African Studies, 31,
des consciences connaissantes, mais à travers les schèmes Lewiston, Queenston, Lampeter, The Edwin MeIIen Press, 1993).
59. On peut penser dans ces termes l'efficacité symbolique du mes-
sage religieux (bulle du pape, prédication, prophétie, etc.) dont il est
57. Cf. B. Bastard et L. Cardia-Vouèche, <<L'activité profession- clair qu'elle repose sur un travail préalable de socialisation religieuse
nelle des femmes: une ressource mais pour qui? Une réflexion sur (catéchisme, fréquentation du culte et surtout immersion précoce dans
I'accès au divorce >>, Sociologie du travail,3,1984, p. 308-316. un univers imbibé de religiosité).
60 La Domination masculine Une image grossie 6l
fait, lui donnent prise. Autrement dit, elle trouve ses lence symbolique peut être vaincue par les seules armes
conditions de possibilité, et sa contrepartie économique de la conscience et de la volonté, c'est que les effets et les
(en un sens élargi du mot), dans l'immense travail préa- conditions de son efficacité sont durablement inscrits au
lable qui est nécessaire pour opérer une transformation plus intime des corps sous forme de dispositions. On le
durable des corps'et produire les dispositions permanentes voit notamment dans le cas des relations de parenté et
qu'elle déclenche et réveille; action transformatrice d'au- de toutes les relations conçues selon ce modèle, où ces
tant plus puissante qu'elle s'exerce, pour l'essentiel, de inclinations durables du corps socialisé s'expriment et
manière invisible et insidieuse, au travers de la familiari- se vivent dans la logique du sentiment (amour filial, fra-
sation insensible avec un monde physique symbolique- ternel, etc.) ou du devoir qui, souvent confondus dans
ment structuré et de l'expérience précoce et prolongée l'expérience du respect et du dévouemenl affectif, peuvent
d'interactions habitées par les structures de domination. survivre longtemps à la disparition de leurs conditions
Les actes de connaissance et de reconnaissance pra- sociales de production. On observe ainsi que, lorsque
tiques de la frontière magique entre les dominants et les les contraintes externes s'abolissent et que les libertés for-
dominés que la magie du pouvoir symbolique déclenche, melles - droit de vote, droit à l'éducation, accès à toutes
et par lesquels les dominés contribuent, souvent à leur les professions, y compris politiques - sont acquises,
insu, parfois contre leur gré, à leur propre domination en I'auto-exclusion et la << vocation » (qui « agit >> de manière
acceptant tacitement les limites imposées, prennent sou- négative autant que positive) viennent prendre le relais de
vent la forrne d'émotions corporelles -honte, humiliation, l'exclusion expresse: le rejet hors des lieux publics, qui,
timidité, arrxiété, culpabilité - ou de passions et de senti' lorsqu'il s'affirme explicitement, cofllme chez les Kabyles,
ments - amour, admiration, respect -; émotions d'autant condamne les femmes à des espaces séparés et fait de
plus douloureuses parfois qu'elles se trahissent dans des l'approche d'un espace masculin, comme les abords du
manifestations visibles, comme le rougissement, l'embar- lieu d'assemblée, une épreuve terrible, peut s'accomplir
ras verbal, la maladresse, le tremblement, la colère ou ailleurs, presque aussi efficacement, au travers de cette
la rage impuissante, autant de manières de se soumettre, sorte d'ageraphobie socialement imposée qui peut sur-
fût-ce malgré soi et à son corps défendant, au jugement vivre longtemps à l'abolition des interdits les plus visibles
dominant, autant de façons d'éprouver, parfois dans le et qui conduit les femmes à s'exclure elles-mêmes de
conflit intérieur et lè chvage du moi, la complicité sou- l'agora.
terraine qu'un corps qui se dérobe aux directives de la Rappeler les traces que la domination imprime dura-
conscience et de la volonté entretient avec les censures blement dans les corps et les effets qu'elle exerce à tra-
inhérentes aux structures sociales. vers elles, ce n'est pas apporter des armes à cette manière,
Les passions de l'habitus dominé (du point de vue du particulièrement vicieuse, de ratifier la domination qui
genre, de l'ethnie, de la culture ou de la langue), relation consiste à assigner aux femmes la responsabilité de leur
sociale somatisée, loi sociale convertie en loi incorporée, propre oppression, en suggérant, comme on le fait parfois,
ne sont pas de celles que l'on peut suspendre par un simple qu'elles choisissent d'adopter des pratiques soumises
effort de la volonté, fondé sur une prise de conscience (« les femmes sont leurs pires ennemies >>) ou même
libératrice. S'il est tout à fait illusoire de croire que la vio- qu'elles aiment leur propre domination, qu'elles jouis-
<<
62 La Domination masculine Une image grossie 63
sent des traitements qui leur çont infligés, par une sorte
>> la séduction >>, ne parvient pas à sortir vraiment de l'alterna-
de masochisme constitutif de leur nature. Il faut admettre tive de la contrainte et du consentement comme << libre accep-
à la fois que les dispositions << soumises >> dont on s'auto- tation » et << accord explicite » parce qu'elle reste enfermée,
rise parfois pour << blâmer la victime >> sont le produit des comme Marx, à qui elle emprunte le vocabulaire de l'aliéna-
structures objectives, et que ces structures ne doivent leur tion, dans une philosophie de la « conscience >> (elle parle
efficacité qu'aux dispositions qu'elles déclenchent et qui ainsi de 3la conscience dominée, fragmentée, contradictoire
contribuent à leur reproduction. Le pouvoir symbolique de l'opprimée >> ou de « I'envahissement de la conscience
ne peut s'exercer sans la contribution de ceux qui le subis- des femmes par le pouvoir physique, juridique et mental des
sent et qui ne le subissent que parce qu'ils le construisent hommes »); faute de prendre acte des effets durables que
comme tel. Mais, évitant de s'arrêter à ce constat (comme l'ordre masculin exerce sur les corps, elle ne peut comprendre
adéquatement la soumission enchantée qui constitue l'effet
le constructivisme idéaliste, ethnométhodologique ou
propre de la violence symbolique60. Le langage de l'<<ima-
autre), il faut prendre acte et rendre compte de la construc-
ginaire >> que l'on voit utiliser ici et là, un peu à tort et à tra-
tion sociale des structures cognitives qui organisent les vers, est sans doute encore plus inadéquat que celui de la
actes de construction du monde et de ses pouvoirs. Et << conscience >> en ce qu'il incline particulièrement à oublier
apercevoir ainsi clairement que cette construction pratique, que le principe de vision dominant n'est pas une simple repré-
loin d'être l'acte intellectuel conscient, libre, délibéré d'un sentation mentale, un fantasme (<< des idées dans la tête >>),
« sujet » isolé, est elle-même I'effet d'un pouvoir, inscrit une << idéologie », mais un système de structures durablement

durablement dans le corps des dominés sous la forme inscrites dans les choses et dans 1es corps. Nicole-Claude
de schèmes de perception et de dispositions (à admirer, à Mathieu est sans doute celle qui a poussé le plus loin, dans
respecter, à aimer, etc.) qui rendent sensible à certaines un texte intitulé « De la conscience dominée r 61, la critique
manifestations symboliques du pouvoir. de la notion de consentement qui << annule quasiment toute
S'il est vrai que, lors même qu'elle paraît reposer sur responsabilité dela part de l'oppresseur62r, et rrrejette de
la force nue, celle des armes ou celle de l'argent, la recon- fait, une fois de plus, la culpabitité sur l'opprimé(e) 63 »; mais,
naissance de la domination suppose toujours un acte faute d'abandonner le langage de la « conscience », elle n'a
de connaissance, cela n'implique pas pour autant que l'on pas pous.sé tout à fait jusqu'au bout I'analyse des limita-
soit fondé à la décrire dans le langage de la conscience, tions des possibilités de pensée et d'action que la domina-
par un « biais » intellectualiste et scolastique qui, comme tion impose aux opprimées # et de « l'envahissement de leur
chez Marx (et surtout chez ceux qui, après Lukâcs, parlent conscience par le pouvoir omniprésent des hommes 65 ».
de << fausse conscience >>), porte à attendre I'affranchis-
sement des femmes de l'effet automatique de la << prise 60. J. Favret-Saada, <<L'anaisonnement des femmes >>, Les Temps
modernes,féwier 1987, p. 137-150.
de conscience >>, en ignorant, faute d'une théorie dispo- 61. N.-C. Mathieu, Catégorisation et idéologies de sexe,Paris,
sitionnelle des pratiques, l'opacité et l'inertie qui résultent Côté-femmes, 1991.
de I'inscription des structures sociales dans les corps. 62.[bid.,p.225.
63.[bid.,p.226.
Jeanne Favret-Saada, si elle a bien montré l'inadéquation
64.lbid.,p.216.
65. Ibid., p.180. 11 faut noter en passant que les avancées les plus
de la notion de << consentement >> obtenu par la « persuasion et décisives de la critique de la vision masculine des rapports de repro-
64 La D ominatioru masculine Une image grossie 65

Ces distinctions critiques n'ont rien de gratuit : elles Les femmes dans l'économie des biens symboliques
impliquent en effet que la révolution symbolique qu'ap-
pelle le mouvement féministe ne peut se réduire à une Ainsi, les dispositions (habitus) sont inséparables des
simple conversion des consciences et des volontés. Du fait structures (habitudines, au sens de Leibniz), qui les pro-
que le fondement de la violence symbolique réside non duisent et les reproduisent, tant chez les hommes que chez
dans des consciences mystifiées qu'i1 suffirait d'éclairer les femmes, et en particulier de toute la structure des acti'
mais dans des dispositions ajustées aux structures de vités technico-rituelles qui trouve son fondement ultime
domination dont elles sont le produit, on ne peut attendre dans la structure du marché des biens symboliques 66. Le
une rupture de la relation de complicité que les victimes principe de l'infériorité et de l'exclusion de la femme, que
de la domination symbolique accordent aux dominants le système mythico-rituel ratifie et amplifie, au point d'en
que d'une transformation radicale des conditions sociales faire le principe de division de tout l'univers, n'est autre
de production des dispositions qui portent les dominés chose que la dissymétrie fondamentale, celle du suiet
à prendre sur les dominants et sur eux-mêmes le point et de l'ob.iet, de l'agent et de l'instrument, qu'i s'instaure
de vue même des dominants. La violence symbolique entre l'homme et la femme sur le terrain des échanges
ne s'accomplit qu'à travers un acte de connaissance et symboliques, des rapports de production et de reproduc-
de méconnaissance pratique qui s'effectue en deçà de la tion du capital symbolique, dont le dispositif central est le
conscience et de la volonté et qui confère leur << pouvoir marché matrimonial, et qui sont au fondement de tout
hypnotique >> à toutes ses manifestations, injonctions, sug- l'ordre social: les femmes ne peuvent y apparaître qu'en
gestions, séductions, menaces, reproches, ordres ou rap- tant qu'objets ou, mieux, en tant que symboles dont le
pels à l'ordre. Mais un rapport de domination qui ne fonc- sens est constitué en dehors d'elles et dont la fonction
tionne qu'à travers la complicité des dispositions dépend est de contribuer à la perpétuation ou à l'augmentation
profondément, pour sa perpétuation ou sa transformation, du capital symbolique détenu par les hommes. Vérité du
de la perpétuation ou de la transformation des structures statut conféré aux femmes qui se révèle a contrario da,ns
dont ces dispositions sont le produit (et en particulier de la la situation limite où, pour éviter l'anéantissement de la
structure d'un marché des biens symboliques dont la loi lignée, une famille sans descendant mâle n'a pas d'autre
fondamentale est que'les femmes y sont traitées comme recours que de prendre pour sa fille un homme, l'awrith,
des objets qui circulent de bas en haut). qui, à f inverse de l'usage patrilocal, vient résider dans la
maison de son épouse et qui circule donc comme une
femme, c'est-à-dire comme un objet (« il fait la mariée >>,
duction (comme la minimisation, dans le discours et dans le rituel, de
la contribution proprement féminine) ont trouvé leurs appuis les plus
sûrs dans l'analyse ethnologique des pratiques, rituelles notamment 66. Anticipant certaines intuitions de philosophies modemes,
(cf. par exemple les textes réunis par N.-C. Mathieu, in N. Echard, comme celle de Peirce, Leibniz parle d'<< habitudines >>, manières
O. Joumet, C. Michard-Marchal, C. Ribéry, N.-C. Mathieu, P. Tabet, d'être durables, structures, issues de 1'évolution, pour désigner ce qui
L'Arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes, s'énonce dans l'expression (G. Vr'. Leibniz, «Quid sit idea>>, in
Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales, 1985). Gerhardt led.), P hilosophischen Schriften, Vll, p. 263-264).
66 La Domination masculine Une image grossie 61
disent les Kabyles) : la masculinité même se trouvant ainsi la limite, désenchantée ou cynique, de la circulation lévi-
mise en question, on observe, en Béam comme en Kaby- straussienne qui, sans doute rendue possible par le désen-
lie, que tout le groupe accorde une sorte d'indulgence chantement (dont 1'érotisme est un aspect) associé à la
décisoire aux subterfuges que 1a famille ainsi humiliée généralisation des échanges monétaires, porte au grand
met en æuvre pour sauver l'apparence de son honneur et, jour la violence sur laquelle repose, en dernière analyse, la
si tant est que cela soit possible, de celui de l'<< homme circulation légitime des femmes légitimes.
objet >> qui, en s'annulant comme homme, met en question La lecture strictement sémiologique, qui, concevant
l'honneur de sa famille d'accueil. l'échange de femmes comme rappor-t de communication,
C'est dans la logique de l'économie des échanges sym- occulte la dimension politique de la transaction matrimo-
boliques, et, plus précisément, dans la construction sociale niale, rapport de forces symbolique visant à conser\r'er ou
des relations de parenté et du mariage qui assigne aux à augmenter la force symbolique68, et f interprétation
femmes leur statut social d'objets d'échange définis purement << économiste >>, marxiste ou autre, qui, confon-
conformément aux intérêts masculins et voués à contri- dant la logique du mode de production symbolique avec
buer ainsi à la reproduction du capital symbolique des la logique d'un mode de production proprement écono-
hommes, que réside l'explication du primat accordé à la mique, traite l'échange des femmes comme un échange
masculinité dans les taxinomies culturelles. Le tabou de de marchandises, ont en commun de laisser échapper
f inceste dans lequel Lévi-Strauss voit I'acte fondateur de l'ambiguilé essentielle de l'économie des biens symbo-
la société, en tant qu'il implique l'impératif de l'échange liques : étant orientée vers l'accumulation du capital sym-
entendu comme communication égale entre les hommes, bolique (l'honneur), cette économie transforme différents
est corrélatif de l'institution de la violence par laquelle matériaux bruts, au premier rang desquels la femme, mais
les femmes sont niées en tant que sujets de l'échange et aussi tous les objets susceptibles d'être échangés dans les
de l'alliance qui s'instaurent à travers elles, mais en les formes, en dons (et non en produits), c'est-à-dire en
réduisant à l'état d'objets ou, mieux, d'instruments sym- signes de communication qui sont indissociablement des
boliques de la politique masculine : étant vouées à circuler instruments de domination 6e.
comme des signes fiduciaires et à instituer ainsi des rela- Une telle théorie prend en compte non seulement la
tions entre les hommes, elles sont réduites au statut d'ins- structure spécifique de cet échange, mais aussi le travail
truments de production ou de reproduction du capital
symbolique et social. Et peut-être, poussant jusqu'au bout 68. Sur les conséquences de la rupture avec la vision sémiologique
la rupture avec la vision purement « sémiologique >> de de l'échange dans la compréhension de l'échange linguistique. voir
Lévi-Strauss, faut-il voir dans la circulation sadienne qui, P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit.,p.13-21 etpassim.
69. Cette analyse matérialiste de l'économie des biens symboliques
comme le dit Anne-Marie Dardigna, fait << du corps fémi- permet d'échapper à l'altemative ruineuse entre le « matériel » et
nin, à la lettre, un objet évaluable et interchangeable, circu- i'« idéel » qui se peryétue à travers l'opposition entre les études
lant entre les hommes au même titre qu'une monnaie6T >>, « matérialistes >> et les études « symboliques » (souvent tout à fait
remarquables, comme celles de Michele Rosaldo, Sheny Ortneq Gayle
Rubin, mais, à mon sens, partielles : Rosaldo et Ortner ont vu le rôle
67. A.-M. Dardigna, Les Châteaur d'Érot ou les iüortunes du sexe des oppositions symboliques et la complicité des dominés; Rubin, 1e
desfemmes, Paris, Maspero, 1980, p. 88. lien avec les échanges symboliques et les stratégies matrimoniales).
68 La Domination masculine Une image grossie 69

social qu'il exige de ceux qui I'accomplissent et surtout Lorsque -comme c'est le cas en Kabylie - l'acquisition
celui qui est nécessaire pour en produire et en reproduire du capital symbolique et du capital social constitue à peu
et 1es agents (actifs, les hommes, ou passifs, les femmes) près la seule forme d'accumulation possible, les femmes
et Ia logique même - cela contre I'illusion que le capital sont des valeurs qu'il faut conserver à l'abri de I'offense
symbolique se reproduit en quelque sorte par sa force et du soupçon et qui, investies dans des échanges, peuvent
propre, et en dehors de l'action d'agents situés et datés. produire des alliances, c'est-à-dire du capital social, et des
(Re)produire les agents, c'est (re)produire les catégories alliés prestigieux, c'est-à-dire du capital symbolique.
(au double sens de schèmes de perception et d'appré- Dans la mesure où la valeur de ces alliances, donc le pro-
ciation et de groupes sociaux) qui organisent le monde fit symbolique qu'elles peuvent procurer, dépend pour une
social, catégories de parenté évidemment, mais aussi part de la valeur symbolique des femmes disponibles pour
catégories mythico-rituelles; (re)produire le jeu et les l'échange, c'est-à-dire de leur réputation et notamment de
enjeux, c'est (re)produire les conditions de l'accès à la leur chasteté - constituée en mesure fétichisée de la répu-
reproduction sociale (et non à la seule sexualité) qui est tation masculine, donc du capital symbolique de toute la
assurée par un échange agonistique visant à accumuler lignée -, l'honneur des frères ou des pères, qui porte à une
des statuts généalogiques, des noms de lignées ou d'an- vigilance aussi sourcilleuse, voire paranoïde, que celle des
cêtres, c'est- à-dire du capital symbolique, donc des époux, est une forme d'intérêt bien compris.
pouvoirs et des droits durables sur des personnes: les Le poids déterminant de l'économie des biens symbo-
hommes produisent des signes et 1es échangent active- liques, qui, à travers le principe de division fondamental,
ment, en partenaires-adversaires unis par une relation organise toute la perception du monde social, s'impose à
essentielle d'égalité en honneur, condition même d'un tout I'univers social, c'est-à-dire non seulement à l'écono-
échange qui peut produire f inégalité en honneur, c'est-à- mie de la production économique, mais aussi à l'éco-
dire la domination - ce que manque une vision purement nomie de la reproduction biologique. C'est ainsi que I'on
sémiologique à la manière de celle de Lévi-Strauss. La peut expliquer que, dans le cas de la Kabylie et aussi en
dissymétrie est donc radicale entre l'homme. sujet, et mainte autre tradition, l'æuvre proprement féminine de
la femme, objet de l'échange; entre l'homme, respon- gestation et d'enfantement se trouve comme annulée au
sable et maître de la production et de la reproduction, profit du travail proprement masculin de fécondation. (On
et la femme, produit transformé de ce travail 70. notera en passant que, si, se situant dans une perspective
psychanalytique, Mary O'Brien n'a pas tort de voir dans
la domination masculine le produit de l'effort des hommes
70. J'aurais pu (ou dû), à propos de chacune des propositions avan- pour surrnonter leur dépossession des moyens de repro-
cées ci-dessus, marquer ce qui la distingue d'une part des thèses lévi-
straussiennes (ie 1'ai fait sur un seul point, qui me paraissait particu-
duction de l'espèce et pour restaurer la primauté de la
lièrement important) et d'autre part de telle ou telle des analyses
voisines, et en particulier de celle de Gayle Rubin (« The Traffic in
Women. The Political Economy of Sex », in R. R. Reiter [ed.], Toward de 1'analyse fondatrice de Lévi-Strauss. Cela m'aurait permis de
an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975) rendre justice à ces auteurs tout en faisant valoir ma « différence » et
qui, pour tenter de rendre compte de l'oppression des femmes, surtout d'éviter de m'exposer à avoir l'air de répéter ou de reprendre
reprend, dans une perspective différente de la mienne, certains traits des analyses auxquelles je m'oppose.
70 La Domination masculine Une image grossie 1l
patemité en dissimulant le travail réel des femmes dans La division sexuelle est inscrite, d'une part, dans la divi-
l'enfantement, elle omet de rapporter ce travail << idéo- sion des activités productives auxquelles nous associons
logique >> à ses véritables fondements, c'est-à-dire aux l'idée de travail ainsi que, plus largement, dans la division
contraintes de l'économie des biens symboliques qui du travail d'entretien du capital social et du capital sym-
imposent la subordination de la reproduction biologique bolique qui assigne aux hommes le monopole de toutes
aux nécessités de la reproduction du capital symbo- les activités officielles, publiques, de représentation, et
lique 71.) Dans le cycle de la procréation comme dans en particulier de tous les échanges d'honneur, échanges
le cycle agraire,la logique mythico-rituelle privilégie de paroles (dans les rencontres quotidiennes et surtout
l'intervention masculine, toujours marquée, à l'occasion à l'assemblée), échanges de dons, échanges de femmes,
du mariage ou de I'ouverture des labours, par des rites échanges de défis et de meurtres (dont la limite est la
publics, officiels, collectifs, au détriment des périodes de guerre) ; elle est inscrite, d'autre part, dans les dispositions
gestation, tant celle de la terre, pendant I'hiver, que celle (les habitus) des protagonistes de l'économie des biens
de la femme, qui ne donnent lieu qu'à des actes rituels symboliques: celles des femmes, que cette économie
facultatifs et quasi furtifs : d'un côté, une intervention dis- réduit à l'état d'objers d'échange (même si, sous certaines
continue et extra-ordinaire dans le cours de la vie, action conditions, elles peuvent contribuer, au moins par procu-
risquée et dangereuse d'ouverture qui est accomplie ration, à orienter et à organiser les échanges, matrimo-
solennellement - patfois, comme pour le premier labour, niaux notamment); celles des hommes, à qui tout l'ordre
publiquement, à la face du groupe -; de l'autre, une sorte social, et en particulier les sanctions positives ou néga-
de processus naturel et passif de gonflement dont la tives associées au fonctionnement du marché des biens
femme ou la terre sont le lieu, l'occasion, le support, symboliques, impose d'acquérir l'aptitude et la propen-
plutôt que l'agent, et qui ne demande de la femme que sion, constitutives du sens de l'honneur, à prendre au
des pratiques techniques ou rituelles d'accompagnement, sérieux tous les jeux ainsi constitués comme sérieux.
des actes destinés à assister la nature en travail (comme
le sarclage et le ramassage des herbes à l'intention des En décrivant, comme je l'ai fait ailleurs 73, sous le chef
animaux) et, de ce fait, doublement condamnés à rester de la division du travail entre les sexes, la division des seules
ignorés, et d'abord des hommes : familiers, continus, ordi- activités productives,j'ai adopté à tort\îe définition ethno-
naires, répétitifs et monotones, << humbles et faciles >>, centrique du travail dont j'avais moi-même montré d'autre
comme dit notre poète, ils sont pour la plupart accomplis putTa que, invention historique, elle est profondément diffé-
hors de la vue, dans l'obscurité de la maison, ou dans les rente de la définition précapitaliste du « travail >> comme
temps mofis de I'année agraire72. exercice d'une fonction sociale que l'on peut dire « totale »
ou indifférenciée et qui englobe des activités que nos sociétés
71. M. O'Brien , The Politics of Reproduction, Londres, Routledge
andKeganPaul,1981. domestique : pouvoir et négociation ,r, Économie et Statistique, 187,
72. Cette opposition enffe le continu et le discontinu se retrouve, Paris, INSEE, i986).
dans nos univers, dans l'opposition entre les routines du travail 73. P. Bourdieu,Le Sens pratique, op. cit.,p.358.
domestique féminin et les « grandes décisions >> que s'arrogent volon- 74. Cf. P. Bourdieu, Travail et Travailleurs en Algérie, Paris-La
tiers les hommes (cf. M. Glaude, F. de Singly, « L'organisation Haye, Mouton, 1963, et ALgérie 60,Paris, Éditions de Minuit, 1977.
72 La Domination masculine Une image grossie 73
considéreraient comme non productives, parce que dépour- sens du jeu qui s'acquierl par la soumission prolongée aux
vues de toute sanction monétaire : c'est le cas, dans la société régularités et aux règles de l'économie des biens symbo-
kabyle et dans la plupart des sociétés précapitalistes, mais liques, est le principe du système des stratégies de repro-
aussi dans la noblesse des sociétés d'Ancien Régime, et dans duction par lesquelles les hommes, détenteurs du mono-
les classes privilégiées des sociétés capitalistes, de toutes pole des instruments de production et de reproduction du
les pratiques directement ou indirectement orientées vers capital symbolique, visent à assurer la conservation ou
la reproduction du capital social et du capital symbolique, I'augmentation de ce capital : stratégies de fécondité, stra-
comme le fait de négocier un mariage ou de prendre la parole
tégies matrimoniales, stratégies éducatives, stratégies éco-
à l'assemblée des hommes chez les Kabyles, ou, ailleurs, le
nomiques, stratégies successorales, toutes orientées vers
fait de pratiquer un sport chic, de tenir salon, de donner un
bal ou d'inaugurer une institution charitable. Or, accepter une
la transmission des pouvoirs et des privilèges hérités 75.
telle définition mutilée, c'est s'interdire de saisir complè- Nécessité de l'ordre symbolique faite vertu, itr est le pro-
tement la structure objective de la division sexuelle des duit de f incorporation de la tendance de l'honneur (c'est-
« tâches >> ou des charges, qui s'étend à tous les domaines de à-dire du capital symbolique possédé en commun par une
la pratique, et en particulier aux échanges, avec la différence lignée ou - dans le cas du Béam et des familles nobles au
entre les échanges masculins, publics, discontinus, extra- Moyen Age, et sans doute au-delà - par une << maison >>) à
ordinaires, et 1es échanges féminins, privés, voire secrets, se perpétuer à travers les actions des agents.
continus et ordinaires, et aux activités religieuses ou rituelles Les femmes sont exclues de tous les lieux publics,
où s'observent des oppositions de même principe. assemblée, marché, où se jouent les jeux ordinairement
considérés comme les plus sérieux de l'existence humaine,
Cet investissement primordial dans les jeux sociaux (illu- tels les jeux de l'honneur. Et exclues, si l'on peut dire, a
sio), qu.i fait l'homme vraiment homme - sens de l'hon- priori, au nom du principe (tacite) de l'égalité en honneur
neur, virilité, manliness, ou, comme disent les Kabyles, qui veut que le défi, parce qu'i1 fait honneur, ne vaut que
« kabylité >> (thakbaylith) -, est le principe indiscuté de s'il s'adresse à un homme (par opposition à une femme) et
tous les devoirs envers soi-même, le moteur ou le mobile à un homme d'honneur, capable d'apporter une riposte
de tout ce que l'on se doir, c'es|-à-dire que I'on se doit qui, en tant qu'elle enferme aussi une forme de reconnais-
d'accomplir pour être en règle avec soi-même, pour rester sance, fait honneur. La circularité parfaite du processus
digne, à ses propres yeux, d'une certaine idée de l'homme. indique qu'il s'agit d'une assignation arbitraire.
C'est en effet dans Ia relation entre un habitus construit
selon la division fondamentale du droit et du courbe, du
dressé et du couché, du fort et du faible, bref, du masculin 75. Sur le lien entre l'honneur et les stratégies matrimoniaies et suc-
et du féminin, et un espace social organisé aussi selon cessorales, on pourra lire: P. Bourdieu, « Célibat et condition pay-
cette division que s'engendrent, comme autant d'urgences, sanne >>, Etudes rurales, 5-6, avril-septembre 1962, p.32-136 ; <<Les
de choses à faire, les investissements agonistiques des stratégies matrimoniales dans 1e système des stratégies de reproduc-
tion>>, Annales, 4-5, juillet-octobre 1972, p.11O5-1127; Y. Castan,
hommes et les vertus, toutes d'abstention et d'abstinence, Honnêteté et relations sociales en Languedoc (1715-1780),Paris,
des femmes. Plon, 1974, p. 17-18; R. A. Nye, Masculinity and Male Codes of
Ainsi, le point d'honneur, cette forme particulière de Honor in Modern France, New York, Oxford University Press, 1993.
'74 La D omination masculine (Jne image grossie 75

corporelle à réaliser une identité constituée en essence


Virilité et violence sociale et ainsi transformée en destin. La noblesse, ou
le point d'honneur (nif), au sens d'ensemble de disposi-
Si les femmes, soumises à un travail de socialisation tions considérées comme nobles (courage physique et
qui tend à les diminuer, à les nier, font l'apprentissage moral, générosité, magnanimité, etc.), est le produit d'un
des vertus négatives d'abnégation, de résignation et de travail social de nomination et d'inculcation au terme
silence, les hommes sont aussi prisonniers, et soumoise- duquel une identité sociale instituée par une de ces
<< lignes de démarcation mystiques ». connues et recon-
ment victimes, de la représentation dominante. Comme
les dispositions à la soumission, celles qui portent à reven- nues de tous que dessine le monde social s'inscrit dans
diquer et à exercer la domination ne sont pas inscrites une nature biologique, et devient habitus, loi sociale
dans une nature et elles doivent être construites par un incorporée.
long travail de socialisation, c'est-à-dire, comme on l'a Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa
vu, de différenciation active par rapport au sexe opposé. contrepartie dans la tension et la contention permanentes,
L'état d'homme au sens de vir implique un devoir-être, parfois poussées jusqu'à I'absurde, qu'impose à chaque
une virtus, qui s'impose sur le mode du << cela va de soi >>, homme le devoir d'affirmer en toute circonstance sa viri-
sans discussion. Pareil à 1a noblesse, l'honneur - qui lité 76. Dans la mesure où il a en fait pour sujet un collectif,
s'est inscrit dans le corps sous la forme d'un ensemble la lignée ou la maison, lui-même soumis aux exigences
de dispositions d'apparence naturelle, souvent visibles qui sont immanentes à l'ordre symbolique, le point d'hon-
dans une manière particulière de se tenir, de tenir son neur se présente en fait comme un idéal, ou, mieux, un
corps, un port de tête, un maintien, une démarche, soli- système d'exigences qui est voué à rester, en plus d'un
daire d'une manière de penser et d'agir, un ethos, une cas, inaccessible. La virilité, entendue comme capacité
croyance, etc. - gouverne l'homme d'honneur, en dehors reproductive, sexuelle et sociale, mais aussi comme
de toute contrainte exteme. Il dirige (au double sens) ses aptitude au combat et à l'exercice de la violence (dans la
pensées et ses pratiques à la façon d'une force (<< c'est
plus fort que lui >>) mais sans le contraindre mécanique- 76. Et d'abord, dans le cas au moins des sociétés nord-africaines,
ment (il peut se dérober et n'être pas à la hauteur de l'exi- sur le plan sexuel, comme 1'atteste, selon le témoignage, recueilli
gence); il guide son action à la façon d'une nécessité dans les années soixante, d'un pharmacien d'Alger, le recours très
logique (« il ne peut faire autrement >> sous peine de se fréquent et très commun des hommes à des aphrodisiaques - tou-
jours très fortement représentés dans la pharmacopée des apothi-
renier), mais sans s'imposer à lui comme une règle, ou caires traditionnels. La virilité est en effet à 1'épreuve d'une forme
comme l'implacable verdict logique d'une sorte de calcul plus ou moins masquée de jugement collectif, à l'occasion des rites
rationnel. Cette force supérieure, qui peut lui faire accep- de défloration de la mariée, mais aussi à travers les conversations
ter comme inévitables ou comme allant de soi, c'est-à-dire féminines qui font une grande place aux choses sexuelles et aux
défaillances de la virilité. La ruée qu'a suscitée, en Europe comme
sans délibération ni examen, des actes qui apparaîtraient aux États-Unis, I'apparition, au début de 1998, de la pilule Viagra
à d'autres comme impossibles ou impensables, c'est la atteste, avec nombre d'écrits de psychothérapeutes et de médecins,
transcendance du social qui s'est faite corps et qui fonc- que 1'anxiété à propos des manifestations physiques de la virilité
n'a rien d'un particularisme exotique.
tionne comme amor fati, amour du destin, inclination
76 La Domination masculine (Jne image grossie 77

vengeance notamment), est avant tout une charge. Par aussi éprouver les qualités dites viriles, comme les sports
opposition à la femme, dont l'honneur, essentiellement de combatTe.
négatlf, ne peut qu'être défendu ou perdu, sa vertu étant Comme l'honneur - ou la honte, son envers, dont on sait
successivement virginité et fidélité, I'homme << vraiment que, à la différence de la culpabilité, elle est éprouvée
homme >> est celui qui se sent tenu d'être à la hauteur de devant les autres -, la virilité doit être validée par les
la possibilité qui lui est offerte d'accroître son honneur autres hommes, dans sa vérité de violence actuelle ou
en cherchant la gloire et la distinction dans la sphère potentielle, et certifiée par la reconnaissance de l'apparte-
publique. L'exaltation des valeurs masculines a sa contre- nance au groupe des << vrais hommes >>. Nombre de rites
partie ténébreuse dans les peurs et les angoisses que d'institution, scolaires ou militaires notamment, compor-
suscite la féminité: faibles et principes de faiblesse en tent de véritables épreuves de virilité orientées vers le
tant qu'incarnations de la vulnérabilité de l'honneur, renforcement des solidarités viriles. Des pratiques comme
de la h'urma, sacré gauche (féminin, par opposition au cerlains viols collectifs des bandes d'adolescents - variante
sacré droit, masculin), toujours exposées à l'offense, les déclassée de la visite collective au bordel, si présente dans
femmes sont aussi fortes de toutes les armes de la fai- les mémoires d'adolescents bourgeois - ont pour fin de
blesse, comme la ruse diabolique, thah'raymith, et la mettre ceux qui sont à l'épreuve en demeure d'affirmer
magie 77. Tout concourt ainsi à faire de f idéal impos- devant les autres leur virilité dans sa vérité de violence80,
sible de virilité le principe d'une immense vulnérabilité. c'est-à-dire en dehors de toutes les tendresses et de tous
C'est elle qui conduit, paradoxalement, à f investisse- les attendrissements dévirilisants de 1'amour, et elles
ment, parfois forcené, dans tous les jeux de violence mas- manifestent de manière éclatante l'hétéronomie de toutes
culins, tels dans nos sociétés les sports, et tout spécia- les affirmations de la virilité, leur dépendance à l'égard
lement ceux qui sont les mieux faits pour produire les du jugement du groupe viril.
signes visibles de 1a masculinité 78, et pour manifester et Certaines formes de << courage >>, celles qu'exigent ou

77. Comme on a pu le voir dans le mythe d'origine, où il découvrait 79. La construction de l'habitus juif traditionnel dans les pays
avec stupeur le sexe de la femme et le plaisir (sans réciprocité) qu'elle d'Europe centrale, à la fin du xxe siècle, se présente comme une sorte
lui révélait, l'homme se situe, dans le système des oppositions qui d'inversion parfaile du processus de construction de l'habitus mascu-
l'unissent à la femme, du.côté de la bonne foi et de la ndiveté (niya), 1in tel qu'il est décrit ici: le refus explicite du culte de la violence,
antithèses parfaites de la ruse diabolique (thah'raymith). Sur cette même sous ses formes les plus ritualisées, comme le duel ou le sport,
opposition, voir P. Bourdieu et A. Sayad, Le Déracinement. La crise conduit à dévaloriser les exercices physiques, surtout les plus violents,
de I'agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Editions de Minuit, au profit des exèrcices intellectuels et spirituels, favorisant le déve-
1964,p.90-92. loppement de dispositions douces et << pacifiques » (attestées par la
78. Cf. S. W. Fussell, Muscle : Confessions of an Unlikely Body rareté des viols et des crimes de sang) dans la communauté juive (cf.
Builder, New York, Poseidon, 1991, et L. Wacquant, « A Body too V Karady, « Les jriifs et la violence stalinienne », A ctes de la recherche
Big to Feel >>,inMasculinities,2(1), spring 1994, p.78-86. Lorb Wac- en sciences sociales, 120, décembre 1997 , p.3-31).
quant insiste à juste titre sur le << paradoxe de Ia masculinité » tel qu'il 80. Le lien enüe la virilité et la violence est explicite dans la tradi-
se révèle dans le « body-building >>, << bataille passionnée, comme dit tion brésilienne qui décrit le pénis comme rlîe arme (R. G. Parker,
B. Glassner, contre le sentiment de la vulnérabilité », et sur « le pro- Bodies, Pleasures and Passions: Sexual Culture in Contemporatl
cessus complexe à travers leqtell'illusio masculine est installée et Brazil,Boston, Beacon Press, 1991, p.37).La corrélation est aussi
inscrite dans un individu biologique particulier ». explicite entre la pénétration (foder) et la domination (p.42).
18 La Domination masculine
reconnaissent les armées ou les polices (et tout spéciale-
ment les <( colps d'élite >>) et les bandes de délinquants, CHAPITRE II
mais aussi, plus banalement, certains collectifs de travail
- et qui, dans les métiers du bâtiment en particulier, L'ANAMNÈSN, OES CONSTANTES CACHÉES
encouragent ou contraignent à refuser les mesures de pru-
dence et à dénier ou à défier le danger par des conduites
de bravade responsables de nombreux accidents -, trou-
vent leur principe, paradoxalement, dans lapeur de perdre
l'estime ou l'admiration du groupe, de << perdre la face >> La description ethnologique d'un monde social à la fois
devant les << copains >>, et de se voir renvoyer dans la caté- assez éloigné pour se prêter plus facilement à l'objectiva-
gorie typiquement féminine des « faibles >>, des << mau- tion et tout entier construit autour de la domination mas-
viettes >>, des << femmelettes >>, des << pédés », etc. Ce que culine agit comme une sorte de << détecteur » des traces
1'on appelle << courage >> s'enracine ainsi parfois dans une infinitésimales et des fragments épars de la vision andro-
forme de lâcheté : il suffit, pour en convaincre, d'évoquer centrique du monde et, par là, comme l'instrument d'une
toutes 1es situations où, pour obtenir des actes tels que archéologie historique de f inconscient qui, sans doute
tuer, torturer ou violer, la volonté de domination, d'exploi- originairement construit en un état très ancien et très
tation ou d'oppression s'est appuyée sur la crainte ., virile » archaïque de nos sociétés, habite chacun de nous, homme
de s'exclure du monde des << hommes >> sans faiblesse, ou femme. (Inconscient historique donc, lié non à une
de ceux que l'on appelle parfois des << durs >> parce qu'ils nature biologique ou psychologique, et à des propriétés
sont durs pour leur propre souffrance et surtout pour la inscrites dans cette nature, comme la différence entre les
souffrance des autres - assassins, tortionnaires et petits sexes selon la psychanalyse, mais à un travail de construc-
chefs de toutes les dictatures et de toutes les << institutions tion proprement historique - comme celui qui vise à pro-
totales >>, même les plus ordinaires, comme les prisons, les duire l'arrachement du garçon à l'univers féminin -, et par
casernes ou les internats -, lnais également, nouveaux conséquent susceptible d'être modifié par une transforma-
patrons de combat qu'exalte l'hagiographie néo-libérale et tion de ses conditions historiques de production.)
qui, souvent soumis, eux aussi, à des épreuves de courage Il faut donc commencer par dégager tout ce que 1a
corporel, manifestent leur maîtrise en jetant au chômage connaissance du modèle accompli de l'<< inconscient >>

leurs employés excédentaires. La virilité, on le voit, est androcentrique permet de déceler et de comprendre dans
une notion éminemment relationnelle, construite devant les manifestations de f inconscient qui est le nôtre et qui
et pour les autres hommes et contre la féminité, dans une se livre ou se trahit, par éclairs, dans les métaphores du
sorîe de peur du féminin, et d'abord en soi-même. poète ou dans les comparaisons familières, vouées, dans
leur évidence, à passer inaperçues. L'expérience qu'un
lecteur non prévenu peut se donner des relations d'opposi-
tion ou d'homologie qui structurent les pratiques (rituelles
notamment) et les représentations de la société kabyle
- grâce notamment au diagramme destiné à en offrir une

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