Grotowska - These, Discours Romanesque, Théorie Littéraire Et Théorie Du Monde PDF

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 511

UNIVERSITÉ DES ANTILLES ET DE LA GUYANE

Faculté des Lettres et Sciences Humaines


Équipe d’Accueil CRILLASH EA 4095

THÈSE

En vue de l’obtention du grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DES ANTILLES ET DE LA GUYANE

Discipline : LANGUES ET LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

Présentée et soutenue publiquement par

Ewa GROTOWSKA-DELIN
Le 19 novembre 2014

Discours romanesque, théorie littéraire et théorie du


monde dans l’œuvre d’Édouard Glissant et
d’Ernesto Sábato
Sous la direction de
Professeur émérite Maurice BELROSE
Professeur Corinne MENCÉ-CASTER

Jury :

Monsieur le Professeur Maurice BELROSE (Université des Antilles et de la


Guyane)

Madame le Professeur María Rosa LOJO (Université de Buenos Aires,


Argentine)

Monsieur le Professeur Ralph LUDWIG ( Université de Halle, Allemagne)

Madame Le Professeur Corinne MENCÉ-CASTER (Université des Antilles et


de la Guyane
Avertissement
Sur les abréviations :

- Les œuvres suivantes du corpus seront désignées dans notre travail par des
abréviations suivantes :

Ernesto Sábato :
- ET El Túnel
- SHT Sobre héroes y tumbas
- AEE Abaddón el exterminador
- OC Obra completa. Ensayos
- EF El escritor y sus fantasmas

Édouard Glissant:
- LL La Lézarde
- CC La case du commandeur
- QS Le Quatrième siècle
- TM Tout-monde
- TTM Traité du Tout-monde
- SC Soleil de la conscience
- IP L’Intention poétique
- DA Le Discours antillais
- IPD L’Introduction à la Poétique du Divers
- PR Poétique de la Relation

Sur la graphie du nom Sábato :

- En nous référant à Sábato (l’écrivain/personne biographique) nous allons utiliser la


graphie de son avec l’accent tandis que pour parler de personnage du roman Abaddón
el exterminador, nous allons respecter la graphie pratiquée dans le roman- Sabato
(sans accent sur le « a »)

2
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRALE…………………….………………………………………………………..…5

Première partie
PÉRIPHÉRIES, POSTURES LITTÉRAIRES ET MISES EN SCÈNE DES AUTEURS

Introduction………………………………………………………………………………………….22
Chapitre I. Intellectuels engagés. Jalons biographiques de l’identité littéraire de Glissant et de Sábato..25
1. Posture/ethos/image d’auteur : repérage conceptuel ………………………………………26
2. Biographies croisées…………………………………………………………………………..30
2.1. Passage obligatoire par Paris……………………………………………………………31
2.1.1. Séjours parisiens de Sábato…………………………………………………….....31
2.1.2. Années parisiennes de Glissant…………………………………………………...34

3. Intellectuels engagés. Solitaires et solidaires…………………………………………………36


4. La notoriété au service de l’engagement……………………………………………………..44
5. Ethé préalables et discursif en interaction…………………………………………………..52
Conclusion……………………………………………………………………………………………...55
Chapitre II. Généalogie littéraire. Positionnement dans l’intertexte…..……………………………………58
1. Écrivain-lecteur et le canon littéraire………………………………………………………61
2. Lecteurs du « centre » ou de la « périphérie » ?...................................................................67
2.1. Revendication de la maturité des lettres argentines chez Sábato…………………....69
2.2. Entre filiation et tentation parricide…………………………………………………...75
2.3. Glissant en « préfacier » de la littérature antillaise…………………………………...88
2.4. Généalogie d’écrivain paratopique du champ littéraire français chez Glissant……91
Conclusion…………………………………………………………………………………………….100
Chapitre III. Mise en scène de l’auteur. Entre voilement et dévoilement………………………………….103
1. Contre la légitimité décrédibilisée…………………………………………………………105
2. Le nom de l’auteur à la croisée de l’intra- et de l’extratextuel………………………….108
2.1. L’incorporation du nom de l’auteur dans le roman………………………………….111
2.2. Le nom de l’auteur comme composante de sa construction posturale……………..112
2.2.1.Le mythe anthroponymique de Sábato………………………………………….113
2.2.2.La fable du nom chez Glissant…………………………………………………...118
3. Références biographiques diffractées……………………………………………………....124

3.1. Auto-biographèmes dans l’œuvre de Sábato…………………………………………124


3.2. Distributions des auto-biographèmes parmi les personnages chez Glissant……….132
4. Revendiquer sa « marge d’ombre » ou le refus de l’autobiographie…………………….138
Conclusion…………………………………………………………………………………………….142

3
Deuxième partie
THÉORIE LITTÉRAIRE

Introduction…………………………………………………………………………………………..147
Chapitre I. L’irruption de la théorie dans la fiction. Auteur et ses personnages engagés dans une
entreprise théorique…………...……………………………………………………………………………….151
1. Narrataire invoqué………………………………………………………………………….152
1.1. Recours au narrataire invoqué dans le macrotexte de Glissant……………………..154
1.2. Narrataire invoqué chez Sábato……………………………………………………….161
2. Dynamique relationnelle du texte…………………………………………………………..165
2.1.Vers la construction de l’ethos collectif chez Glissant et Sábato……………………..166
3. La métalepse et l’ethos auctorial……………………………………………………………170
3.1. Quelques repères théoriques…………………………………………………………...171
3.2. La mise en scène voilée de l’auteur à travers le mouvement intramétaleptique chez
Sábato…............................……………………………………………………………………….........174
3.3. Brouillage des niveaux narratifs chez Glissant à travers la métalepse......................182
4. Dialogue entre l’auteur et ses lecteurs par voix interposées. Narrataires-personnages dans
le rôle de critiques……………………………………………………………………………193
4.1.Narrataires-personnages dans l’œuvre de Glissant…………………………………..195
4.2.Narrataires-personnages chez Sábato………………………………………………....207
Conclusion…………………………………………………………………………………………….215
Chapitre II. Positionnement dans la langue. Hybridation linguistique à l’œuvre………………………..219
1. La fortune littéraire du « voseo »…………………………………………………………...223
2. La langue créole dans ses rapports avec la littérature………………………………….....229
3. Revendication linguistique à l’œuvre. Ecrire en linguiste………………………………...235
3.1. Gestation du nouveau langage chez Glissant………………………………………….235
3.2. Témoignage linguistique de Sábato……………………………………………………243
Conclusion…………………………………………………………………………………………….249
Chapitre III. La répétition et la récriture au service de la théorie littéraire………………………………251
1. Poétique du recyclage dans le macrotexte de Sábato et de Glissant….…………………..254
2. Défense et illustration de la répétition………………………………….…………………..255
2.1 Théorie du brouillon perpétuel…………………………………...................................265
3. Répétition comme rite génétique……………………….…………………………………...270
4. Différentes types de récriture……………………………………………………………….274
4.1.Récriture anecdotique…………………………………………………………………..276
4.2.Récriture formelle……………………………………………………………………….279
4.3.Récriture à charge d’un macronarrateur. Macronarrateur ou l’« archipélisation » de
l’écriture............................................................................................................................283
Conclusion.……………………………………………………………………………………………292

4
Troisième partie
THÉORIE DU MONDE

Introduction…………………………………………………………………………………………..297
Chapitre I. Saisie conceptuelle du monde…………………………...............................................................299
1. Posture de non-philosophe chez Sábato………………………………………………………....306
2. Glissant : entre poète et philosophe……………………………………………………………...310
3. Approche syncrétique………………………………………………………………………….…312
Conclusion…………………………………………………………………………………………….319
Chapitre II. Mise à l’épreuve de la mémoire collective à travers la récriture. Les implications du procédé
au niveau de la réflexion sur l’Histoire. ……………………………………………………………………...321
1.Archive matérielle et immatérielle du passé………………………………….………...................324
1.1. La barrique comme archive de la mémoire collective dans le macrotexte de Glissant…..326
1.2. Décapiter l’Histoire ou la métaphorisation des références historiques chez Sábato……..344
1.3. Archive immatérielle du passé………………………………………………………………..362
2. Récriture macrotextuelle formelle au service de la vision prophétique……………………….367
2.1.Récriture macrotextuelle au service de la prophétie chez Sábato……………...……………369
2.2 La prophétie ou le recours à la prochronie chez Glissant……………………………………373
Conclusion…………………………………………………………………………………………377
Chapitre III. Matrice originelle…………………………………………………………………………......379
1. De la transparence trompeuse vers l’opacité révélatrice. Stratégie oxymoronique………...380
1.1. Quête initiatique dans le macrotexte de Glissant……….…………………………………..381
1.2. Le parcours initiatique de Sábato…………………………………………………………….386
2. Scénographie thanatographique chez les personnages de Glissant et de Sábato…………...395
3. Naissance du poète……………………………………………………………………………....399
3.1. La réactivation du mythe de poète-maudit chez Sábato……………………………….…400
3.2. Glissant poète avant tout…………………………………………………………………......404
Conclusion….........……………………………………………………………………………………408
Chapitre IV. Caractère testamentaire de l’œuvre de Glissant et de Sábato…………………….……….409
1. La parole récapitulative de Glissant..…………………………………………………………..411
2. La posture de guide spirituel dans l’écriture à caractère testamentaire de Sábato. Discours
pré-posthume…………………………………………………………………………………………………...414
3. La notion de relais à travers les anthologies de Glissant et de Sábato…….…………...........419
Conclusion………………………………………………………………………………………….…421
Chapitre V. Onomastique signifiante………………………………………………………………………422
1. Stratégie onomastique « caméléonienne » et son rapport avec la conception d’identité…425
1.1. L’identité-rhizome dans son rapport à l’onomastique chez Glissant………………………425
1.2. L’acte de changement de nom comme signe d’intégration chez Sábato…………………...428
2. Thématique de la filiation……………………………………………………………………..433
2.1. Les failles du modèle atavique de la reconstruction généalogique chez Sábato…………..436

5
2.2. La filiation en rupture dans le macrotexte de Glissant………………………………………441
3. L’onomastique parcellaire et la pratique de l’anonymat………………………………………….446
4. Motivation onomastique. Noms à connotation métatextuelle et symbolique…………………….451
4.1. La pratique de la surenchère compensatoire chez Glissant………………………………….451
4.2. La motivation onomastique chez Sábato………………………………………………………462
5. Toponymie dans l’œuvre de Glissant et de Sábato………………………………………………...464
5.1. Toponymie dans le macrotexte de Glissant. La reconquête du Lieu………………………...465
5.2. Toponymie dans l’œuvre de Sábato……………………………………...…………………….470
Conclusion…………………………………………………………………………………………473

CONCLUSION GÉNÉRALE………..……………………………………………………………………476

BIBLIOGRAPHIE LITTÉRAIRE…..……………………………………………………………………485
BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE…………...………………………………………………………………488
I. Bibliographie critique sur Édouard Glissant………………………………………………………….488
1. Ouvrages critiques sur Édouard Glissant et sur la littérature antillaise……...………………….488
2. Ouvrages collectifs…………………………………………………………………………………....490
3. Articles critiques………………………………………………………………………………...........490
4. Entretiens……………………………………………………….…………………………………..…493
II. Bibliographie critique sur Ernesto Sábato…...…………………………...…….……………………494
1. Ouvrages critiques sur l’œuvre d’Ernesto Sábato et sur la littérature argentine…………..……494
2. Ouvrages collectifs……..……………………………………………………………………..………495
3. Articles critiques…………..………...……………………………………………………………..…495
III. Ouvrages de théorie littéraire.......................…………………………………………………………498
IV. Articles théoriques…………………………………..………………………………………………...502
V. Bibliographie générale………………………………………...………………………………………507

6
INTRODUCTION GÉNÉRALE

Au fil de nos lectures de l’œuvre de l’écrivain argentin Ernesto Sábato


(1911-2011) et de celle du martiniquais Édouard Glissant (1928-2011), œuvres
fort divergentes de prime abord, nous avons pu constater une proximité
théorique et philosophique entre les deux auteurs. Cette proximité se manifeste
par la présence alternée d’œuvres romanesques et d’écrits critiques et théoriques
qui laisse transparaître une cohabitation, en quelque sorte parallèle de ces écrits,
révélatrice d’une poétique propre à chacun des auteurs.
Il ne faut pas négliger à ce titre les conséquences d’une formation
intellectuelle à l’européenne, nourrie par les séjours à Paris, la fréquentation des
milieux artistiques de la capitale française, ainsi que les lectures du patrimoine
littéraire européen qui affectent de manière indélébile l’œuvre de Glissant et
celle de Sábato. La tentative de résoudre le conflit interne de la double
appartenance (à l’Europe et à l’Amérique) débouche sur une multiplication des
postures identificatoires élaborées dans et par leurs œuvres : l’intellectuel, le
poète, le philosophe, le romancier et le critique y trouvent leur place dans une
cohabitation sans cesse renégociée. L’écrivain argentin et son homologue
martiniquais font se rejoindre, dans leur posture, les deux modes d’être de
l’intellectuel engagé : « ils façonnent la lecture que la société fait d’elle-même »
et en même temps « ils interviennent dans l’espace public par le biais de
diverses manifestations1 ».
Situés dans un inconfortable entre-deux, ils puisent dans ce territoire
interstitiel l’approche syncrétique de la littérature et du monde, en offrant des

1
Nous sommes d’accord avec la position de Silvia Sigal lorsqu’elle souligne le fait que « la position
intellectuelle procède autant de la décision individuelle d’assumer ce rôle que du sens que prennent les pratiques
au sein de la société ». Il faut néanmoins distinguer, d’après la chercheuse les « intellectuels purs » des
« intellectuels politisés, car il subsiste une différence non négligeable entre le savoir sur le social qui sous-tend
un militantisme politique – la dimension lettrée des militants, -et les effets politiques de la production culturelle
– la dimension idéologique des lettrés ». Silvia Sigal, Le rôle politique des intellectuels en Amérique latine. La
dérive des intellectuels en Argentine, Paris, L’Harmattan, coll. « Recherches et Documents – Amériques latines,
1996, p. 23.

7
synthèses conceptuelles tant au niveau de la généalogie littéraire, théorie
littéraire que de la théorie du monde. La prépondérance du discours critique et
théorique dans les macrotextes de Glissant et de Sábato est symptomatique de
l’importance qu’ils accordent à la réception, attentifs qu’ils sont à l’efficacité de
leur message. Ils exploitent, avec une aisance égale, différents espaces
d’expression où ils tentent d’élaborer leur théorie au creux même de leur récit
littéraire, ce qui accroît la visée communicationnelle et interactive de leur
écriture. De cette concurrence entre diverses formes d’expression résulte une
théorie qui se veut tout sauf purement froide et figée. L’hybridation est
d’ailleurs l’un des traits distinctifs de leur démarche littéraire car dans l’écriture
romanesque traversée par une dimension théorique et critique sous-jacente,
l’écrivain endosse plusieurs rôles, abolissant de ce fait la césure entre écrivain,
critique et théoricien, ce qui complexifie les scénarios auctoriaux qu’il investit.
Les partages génériques et la répartition des rôles dans le champ littéraire
s’estompent en faveur d’une alliance réussie de la théorie et de la fiction.
En déclarant que l’écriture actuelle est largement métafictionnelle, en ce
qu’elle exhibe les mécanismes de son élaboration, Lise Gauvin se fait le porte-
parole d’une partie importante de la critique qui voit dans cette pratique une
conséquence logique du développement de la littérature au contact de disciplines
telles que la narratologie, la poétique, la linguistique et l’analyse du discours. Il
serait tentant de se cantonner à cette explication mais s’il est vrai que chaque
œuvre est potentiellement porteuse de sa « propre part d’auto-théorisation, voire
de sa propre poétique 2», les raisons et les modalités de cette pratique devraient
différer chez des auteurs relevant d’aires culturelles et linguistiques
distinctes. Au-delà des préoccupations théoriques concernant l’écriture, le statut
et le rôle de l’écrivain, Glissant et Sábato déploient une vaste réflexion autour de
l’Histoire dans le contexte des traumatismes historiques qui ont marqué leurs

2
Lise Gauvin, « Introduction », Études françaises, « Les écrivains-critiques : des agents doubles ? » sous la
direction de Lise Gauvin, vol. 33, n°1, 1997, p. 7-9. [En ligne] URL : http://id.erudit.org/iderudit/036056ar.
Consulté le 14 janvier 2010.

8
pays. Étant écrivains et penseurs à la fois, Sábato, qui s’inscrit en cela dans la
longue tradition des écrivains-essayistes argentins, et Glissant, défricheur de
nouveaux territoires de la pensée, s’attachent à repenser le concept de « roman
des Amériques » dont la « hantise du passé » est « l’un des référents
essentiels 3».
Plusieurs éléments nous ont incitée à poursuivre cette lecture parallèle en
dépit de la difficulté que ce travail semblait comporter à cause du corpus assez
vaste auquel nous avons été confrontée et des différences importantes liées au
contexte socio-historique, linguistique et politique qui sépare les littératures
argentine et antillaise.
De nombreuses relectures de leurs macrotextes confirmant la thèse selon
laquelle « la relecture est la pratique la plus appropriée à la complexité des
textes littéraires4 », nous ont conduite à rompre avec les lieux communs qui
persistent dans le discours critique et rendent souvent impossible un dialogue
fructueux entre les différentes littératures. En optant pour une approche
interdisciplinaire et transversale, sans gommer les différences constitutives des
littératures argentine et antillaise, nous avons décidé de mettre à profit les vertus
éclairantes d’une lecture comparée des œuvres de Glissant et de Sábato afin de
déterminer l’importance de leur appartenance périphérique dans l’élaboration
des postures auctoriales, au vu de l’intérêt croissant de la recherche actuelle pour
cette question qui renouvelle les approches de la notion d’auteur. Notre
démarche a été quelque part confortée par les propositions théoriques de Pascale
Casanova qui envisage la lecture croisée des œuvres provenant d’horizons
différents, dans l’état actuel de la recherche en littérature, comme une approche
qui s’avère fructifiante, en ce qu’elle conduit à « découvrir d’autres principes de
contiguïté ou de différenciation, qui permettent de rapprocher ce qu’on sépare

3
Édouard Glissant, Le Discours antillais, p. 435.
4
Vincent Jouve, La lecture, Paris, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1993, p. 18. Jouve discute les
propositions théoriques de Michel Picard qui selon lui était le premier à franchir le pas pour déclarer la nécessité
de la relecture.

9
d’ordinaire et de séparer quelquefois ce qu’on a coutume de rassembler, faisant
ainsi apparaître des propriétés ignorées 5». Au contact de ce type d’écriture, nous
avons été incitée à adopter l’attitude du « lectant jouant 6» et du « lectant
interprétant », sans toutefois délaisser dans le processus de lecture la position de
« lisant », eu égard au fait que la dimension théorique ne vise pas à concurrencer
le déroulement du récit. Au-delà même de cette terminologie des mécanismes de
la lecture, les œuvres de Glissant et de Sábato semblent solliciter d’autres types
de lecteurs -ou plutôt de « macrolecteurs »-, capables de se mouvoir dans
l’ensemble de leurs macrotextes7. Dotés d’une vigilance critique et d’une
conscience théorique, ces macrolecteurs seraient capables, à l’instar des
personnages-lecteurs qui peuplent les univers romanesques des deux auteurs,
d’affronter et de questionner ladite dimension théorique. Car c’est véritablement
à partir d’une vue générale sur leurs macrotextes que le projet de Glissant et
celui de Sábato acquièrent toute leur valeur. Ce constat a été l’instigateur de la
démarche adoptée dans notre travail qui consiste à analyser leurs œuvres en tant
qu’un ensemble textuel dont le tout éclaire la partie et la partie éclaire le tout par
une relation métonymique intrinsèque. Il serait en effet préjudiciable à la saisie
de l’œuvre et de son « intention poétique » de vouloir dissocier les différents
volets de leur production littéraire.
L’originalité de notre démarche réside dans la volonté d’appréhender
autant que possible l’intégralité de l’œuvre des deux auteurs, ledit macrotexte,
en abolissant de ce fait les recoupages chronologiques et génériques, ce en quoi

5
Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, coll. « Points », 2008, [1999], p. 256. La
chercheuse propose de soumettre à un examen critique « l’ensemble des solutions à la dépendance littéraire »
afin de « réengendrer la série infinie des solutions, de rapprocher des écrivains que ni l’analyse stylistique ni les
histoires littéraires nationales n’auraient pu mettre en rapport et de constituer des ‘familles littéraires’, ensemble
des cas qui, bien qu’ils soient quelquefois très éloignés dans le temps et dans l’espace, sont unis par une
‘ressemblance de famille’ ». Ibid.
6
Nous employons la terminologie de Vincent Jouve, La lecture, op. cit., p. 34-36.
7
Dorénavant, en nous référant à l’ensemble de la production littéraire de Glissant et de Sábato, nous emploierons
le terme « macrotexte » (l’ensemble des écrits d’un auteur), emprunté à Georges Molinié, selon l’utilisation
qu’en fait Anne-Claire Gignoux dans son étude La récriture : formes, enjeux, valeurs, Paris, Presses de
l’Université de la Sorbonne Nouvelle, coll. « Travaux de stylistique et de linguistique françaises : Etudes
linguistiques », 2003. Ce terme permet d’éviter l’ambigüité du mot « œuvre » qui peut désigner aussi bien une
œuvre singulière que l’ensemble des écrits d’un auteur.

10
nous resterons fidèles à la conception prônée par Glissant et Sábato qui est celle
de créer une œuvre totale. En privilégiant une approche comparative, nous
allons mettre en relation les stratégies et les outils adoptés par Glissant et Sábato
à différents moments marquants de l’histoire de leurs champs littéraires
respectifs afin de proposer une solution à la domination littéraire. L’inégalité du
capital symbolique dont peuvent se prévaloir ces deux littératures ne fait que
mieux ressortir la ressemblance de stratégies mises en place pour remédier aux
stigmates de la position périphérique identifiables dans leurs discours respectifs.
Il semble que Glissant et Sábato n’entendent pas assister impuissants aux
mécanismes régissant le champ littéraire. Bien au contraire, ils prennent les
devants afin de s’attribuer eux-mêmes la place qui leur est due, animés par une
volonté semblable d’anticiper la critique et de se libérer de la tutelle des
instances consacrantes, sans pour autant récuser farouchement le principe de
fonctionnement du champ littéraire. Il s’agirait plutôt de renverser en quelque
sorte le rapport de forces qui régit la structure interne du champ.
Dans notre hypothèse, les similitudes observées entre leurs conceptions de
la littérature, en dépit des contextes fort divergents, traduisent, d’une part, le
déficit de légitimité auquel se heurtent Glissant et Sábato et répondent, d’autre
part, à une question lancinante qui est celle de savoir comment se positionner
dans un champ littéraire à partir de sa position périphérique.
La réflexion sur les modalités d’inscription de la théorie dans l’œuvre
romanesque nous a amenée à nous interroger sur les impératifs internes auxquels
obéit cet élan théorique enraciné dans la pratique narrative. Or, en dépit de la
richesse de cette réflexion critique et théorique déployée dans leurs œuvres,
Glissant et Sábato se défendent d’élaborer une « théorie ». Ce terme semblerait
incompatible avec leur démarche qui se veut plus de l’ordre de l’exploration de
la forme romanesque dont elle repousse les limites, tout en refusant
l’enfermement et le dogmatisme d’une quelconque théorie ou norme rigide. Si le
fait que nous insistions dans notre travail sur leurs théories respectives revient à

11
trahir en quelque sorte l’esprit qui anime leur entreprise théorique, il nous
semble impossible de négliger le métadiscours conséquent qu’ils produisent sur
leurs propres macrotextes et sur la littérature en général. Au fil de ces lectures se
dessinent des stratégies, des techniques, des postures semblables qui au vu du
fossé qui sépare les littératures argentine et celle antillaise ne peuvent, dans
notre hypothèse, qu’être symptomatiques de leur « périphéricité ». Les
littératures dites périphériques seraient-elles davantage sensibles à la question de
la domination et à celle du rapport des forces dans le champ littéraire mondial ?
Cette conscience serait-elle à l’origine de ces multiples représentations de
l’auteur dans les textes fictionnels destinés à légitimer son statut et à réfléchir
sur son rôle dans la société pour suppléer au déficit de sa crédibilité et asseoir sa
légitimité ? Comment cette périphéricité, qu’elle soit assumée ou niée, se
traduit-t-elle au niveau de la théorie littéraire narrativisée dans les macrotextes
de Glissant et de Sábato ?
Chez Ernesto Sábato, révolté contre les comportements mimétiques de ses
compatriotes, la volonté de rompre avec le schéma eurocentrique nourrit
l’œuvre. Néanmoins, les positionnements successifs qu’il adopte tout au long de
sa trajectoire artistique rendent compte d’une ambivalence qui régit son attitude
envers la littérature européenne. Cela se traduit par une réflexivité de ses
romans, dans lesquels s’élabore une véritable théorie littéraire en vue d’apporter
une solution à la position problématique de l’écrivain argentin confronté à
l’héritage littéraire national et international. A la domination purement littéraire,
certes « pas moins violente et contraignante symboliquement 8», subie par les
écrivains argentins dont l’œuvre nécessite d’être légitimée par le centre
européen afin de pouvoir exister dans son propre espace, se substitue, à la
Martinique, et dans la littérature antillaise plus généralement, une domination
d’ordre politique qui entraîne à son tour une domination culturelle et littéraire.

8
La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 420.

12
L’œuvre d’Édouard Glissant se place d’emblée sous le signe d’une
« domination » exercée par la métropole française en matière politique et
culturelle, une sorte de « mainmise politico-littéraire9 », à laquelle il tente
d’échapper.
Il convient d’esquisser brièvement le contexte de ces deux littératures afin
de pouvoir appréhender les raisons qui gouvernent la pratique littéraire des deux
écrivains. Nous nous bornerons à signaler certaines impasses de l’histoire
littéraire pour trouver une explication plausible à un phénomène récurrent dans
ces littératures où les écrivains se font théoriciens et critiques de leur propre
pratique littéraire, pour contrecarrer les tendances du métatexte de la critique
officielle, qui s’empresse de juger ces littératures à travers le prisme de leur
rapport au Centre dominant.
Les historiens de la littérature argentine demeurent tributaires de deux
revendications opposées pour déterminer le début d’une littérature nationale en
Argentine. Les membres de la génération de 1837, « jóvenes de la Asociación de
Mayo », proposent de considérer la date de la Révolution de mai 1810 comme le
moment marquant l’accès du pays à l’indépendance et par là même à une
expression littéraire propre. La deuxième tendance, qui ne respecte pas cette
césure symbolique, propose de prendre en compte toute la littérature qui
s’écrivait dans la région du Río de la Plata depuis l’époque coloniale. C’est
probablement cette difficulté à déterminer le « début indécis10 » de la littérature
argentine, selon la formulation de Noé Jitrik, qui encourage une production
littéraire foisonnante autour du débat sur l’identité culturelle du pays, afin de
faire émerger un champ culturel propre. L’immigration massive redéfinit
durablement les bases d’un discours identitaire argentin qui trouve écho dans la
littérature. Ce double héritage et le sentiment d’infériorité qui pèse sur cette
production alimentent les œuvres littéraires et les écrits critiques tout au long du

9
Ibid.
10
Noé Jitrik, Panorama histórico de la literatura argentina, Buenos Aires, El Ateneo, colección « Claves del
Bicentenario », 2009, p. 21

13
XXème siècle. Il revient aux écrivains de rendre productives ces tensions et de
décider d’une stratégie à adopter face à la domination culturelle exercée par le
centre européen. Les ambivalences qu’engendre cette domination constituent
l’un des lieux communs de la littérature argentine, qui porte les stigmates de
cette inévitable déchirure : entre l’Europe et l’Amérique et cela malgré la
reconnaissance de cette littérature et sa consécration par le centre. Certains
critiques considèrent d’ailleurs que la littérature argentine prend son véritable
envol dans les années trente du XXème siècle, ce qui correspond à la création de
la revue Sur de Victoria Ocampo et aux débuts de Borges en littérature. Ce
moment décisif signe la progressive distanciation par rapport à l’emprise
culturelle exercée par le centre européen.
Quant à la littérature antillaise, peut-être devrions-nous dire plutôt les
« littératures antillaises 11», à la difficulté de déterminer sa/leur genèse s’ajoute
la disparité nominative, relevant du contexte sociohistorique complexe, qui
oblige le chercheur à s’engager sur un terrain qui dépasse celui de la littérature.
Le choix d’une dénomination n’est pas une décision anodine, car il implique une
prise de position idéologique par rapport à la situation politique des îles
françaises des Antilles. Lise Gauvin, en faisant référence à des littératures
francophones diverses, et devant le désarroi nominatif, s’interroge sur la
possibilité de les désigner « sans les marginaliser, et d’une certaine façon, les
exclure12 ». Il existe dans l’histoire littéraire des Antilles une tendance
prononcée à considérer que la littérature antillaise d’expression française
commence véritablement avec Aimé Césaire13, lequel marquerait une rupture

11
C’est une dénomination que proposait Dominique Chancé, dans son ouvrage Histoire des Littératures
Antillaises, afin de mettre en exergue la diversité de ces littératures, étant donné que l’espace antillais comporte
les îles anglophones, francophones et hispanophones. Devant le dilemme de soumettre au même traitement les
diverses entités qui composent cette littérature, Chancé a opté pour une sorte de compromis que nous pourrions
qualifier de l’unité dans la diversité.
12
Lise Gauvin, L’écrivain francophone et ses publics, p. 5
13
C’est notamment la position de Lilyan Kesteloot proclamée dans l’ouvrage Les écrivains noirs de la langue
française : naissance d’une littérature, Université libre de Bruxelles, Institut de Sociologie, 1963. Patrick
Chamoiseau et Raphaël Confiant reconnaissent la rupture qui advient dans la littérature produite à la Martinique,
à partir de l’œuvre d’Aimé Césaire : « avant Césaire, nous n’étions que des fantômes de poètes et de romanciers
à la recherche obligée de la caution parisienne ». Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, Paris,

14
avec les modèles mimétiques du passé. L’actuel essor de la littérature antillaise
ne rend pas moins perplexes les critiques qui, confrontés à une multitude de
dénominations pour la définir, dont certaines paraissent quelque peu obsolètes et
paternalistes (littérature franco-antillaise, littérature des Antilles françaises,
littérature francophone), peinent à considérer cette littérature autrement que par
rapport à son centre de consécration, la métropole parisienne, et à la langue
investie, le français. En l’absence d’un État indépendant, elle est condamnée à
être rattachée à la France.
Ces contextes divergents n’empêchent pas d’observer, chez Glissant et
chez Sábato, une certaine « ressemblance de famille14 », terme que nous
empruntons à Pascale Casanova, qui se perçoit, en creux, dans leurs discours
critiques qui gravitent autour de la question de la dépendance littéraire, tout en
prônant le dépassement des catégories caduques tel le doublet dialectique
« centre-périphérie ». Or, ce doublet n’est pas complètement évacué de leur
réflexion critique et théorique qui s’attache à renverser la perspective en vue
d’infléchir le sens des échanges entre le « centre » et la « périphérie » ou de
créer un polycentre à travers des stratégies qui mettent en avant leur légitimité et
leur contribution à la littérature mondiale. En s’octroyant le droit d’exercer leur
propre critique, Glissant et Sábato anticipent les réactions de la critique
institutionnalisée et contournent ses diktats.
L’étendue des travaux critiques consacrés à l’œuvre des deux auteurs
constitue l’indice de leur position dans le champ littéraire, mais elle signifie
aussi qu’ils sont d’emblée condamnés à pâtir du revers de cette haute position

Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1999, p. 169. Pascale Casanova partage cette opinion lorsqu’elle considère la
constitution d’une histoire littéraire antillaise, « un patrimoine littéraire propre », à partir de la « révolution de la
négritude lancée par Césaire, reconnue et consacrée au centre ». La République mondiale des lettres, p. 420.
14
Nous nous appuyons sur les apports théoriques de Pascale Casanova qui propose de soumettre à un examen
critique « l’ensemble des solutions à la dépendance littéraire » afin de « réengendrer la série infinie des solutions,
de rapprocher des écrivains que ni l’analyse stylistique ni les histoires littéraires nationales n’auraient pu mettre
en rapport et de constituer des ‘familles littéraires’, ensemble des cas qui, bien qu’ils soient quelquefois très
éloignés dans le temps et dans l’espace, sont unis par une ‘ressemblance de famille’».

15
occupée dans la « République mondiale des Lettres15, ce qui se répercute
nécessairement sur les tendances de la critique. L’œuvre des deux auteurs a
suscité une riche bibliographie critique qui ne cesse de s’agrandir, témoignant de
l’intérêt constant porté à leur écriture. Un bref rappel des approches principales
de leurs macrotextes permettra de préciser l’objectif de notre étude qui se
propose de combler certaines zones d’ombre relevées dans les ouvrages
critiques.
L’ampleur du métatexte de la critique consacrée à l’écrivain antillais se
confirme dans l’ouvrage d’Alain Baudot16, Bibliographie annotée d’Edouard
Glissant (1993), où le chercheur a regroupé, de manière très rigoureuse, les
publications de Glissant et les études critiques qu’a suscitées son œuvre,
accompagnées de brefs commentaires permettant de s’y repérer. Outre qu’il
constitue une aide précieuse au moment d’aborder l’univers de l’écrivain,
l’ouvrage précité permet de mesurer l’impact de sa production littéraire sur la
critique nationale et internationale. Il en ressort le constat suivant : l’œuvre de
Glissant a suscité des études critiques plutôt en dehors de la Martinique17, les
critiques universitaires étasunienne et italienne se distinguant particulièrement à
cet égard. Jacques André et Bernadette Cailler s’accordent sur la réception
problématique de l’œuvre de Glissant aux Antilles. Cailler déclare le succès de
Glissant « plus métropolitain –ou plus généralement étranger – qu’antillais 18».
Dominique Chancé privilégie la perspective comparatiste, dans une
tentative de démontrer les vertus éclairantes de cette approche qui permet de
confronter l’auteur à son entourage immédiat, en le plaçant dans une relation de
15
Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage de Pascale Casanova, La République mondiale des
lettres.
16
Alain Baudot, Bibliographie annotée d’Édouard Glissant, Toronto, Editions du GREF, 1993.
17
Le constat amer de Jacques André à propos d’un sort singulier réservé à l’œuvre de Glissant aux Antilles,
proféré dans Caraïbales, publié en 1981, semble étonnamment être toujours d’actualité et cela en dépit de la
reconnaissance internationale de l’écrivain. Selon le psychanalyste, « lue et appréciée Ailleurs, elle est, aux
Antilles en butte à l’hostilité. Plus largement, à l’indifférence : comme à côté du débat culturel », cette œuvre
souffre d’un « déni péremptoire du magister peu enclin à se laisser entraîner en dehors des ‘vérités attestées’
(fussent-elles révolutionnaires) ». Jacques André, Caraïbales. Études sur la littérature antillaise, Paris, Editions
Caribéennes, coll. “Arc et littérature”, 1981, p. 111.
18
Bernadette Cailler, Les Conquérants de la nuit nue. Édouard Glissant et l’H(h)istoire antillaise, Tübingen,
Gunter Narr Verlag, 1988, p. 46.

16
continuité voire de rupture avec ses pairs martiniquais ou antillais, toutes zones
linguistiques confondues. Lydie Moudileno entreprend la même démarche dans
L’écrivain antillais au miroir de sa littérature, où elle s’attache à souligner le
caractère métatextuel des romans de Glissant, démontrant de manière très
perspicace le statut de l’écrivain aux Antilles. La publication des actes de
colloques (Horizons d’Édouard Glissant, Poétiques d’Édouard Glissant, Autour
d’Édouard Glissant) offre l’avantage de présenter un large éventail d’études
très variées qui réunissent diverses perspectives critiques.
L’œuvre de Sábato, quant à elle, peut se prévaloir, en partie à cause de sa
posture controversée19 , d’une bibliographie critique très riche en Argentine, tout
comme à l’étranger, notamment aux États-Unis, en Espagne et en Pologne20.
Nous pouvons consulter cette bibliographie critique grâce à l’ouvrage de Nicasio
Urbina21, Bibliografía completa de y sobre Ernesto Sábato. Ce recensement
permet de constater un nombre impressionnant d’articles qui relèvent de
l’approche psychanalytique, au détriment des analyses narratologiques. Il se
détache de cette bibliographie critique trois études exhaustives : Sábato : en
busca del original perdido de María Rosa Lojo, qui privilégie une approche à la
croisée de la linguistique, de la psychanalyse et de la mythocritique ; La
significación del género de Nicasio Urbina qui s’attache à envisager l’œuvre de
Sábato en mettant à contribution les approches narratologique et linguistique ;
Trinidad Barrera López, pour sa part, offre une étude très pertinente, intitulée
Estructura de Abaddón el exterminador, où elle met en exergue la complexité de
19
Les auteurs de Sábato o la moral de los Argentinos insistent sur cette double réception critique de l’œuvre de
Sábato : “por una parte, la del elogio desmedido ; por la otra, la de la crítica despiadada, y mucho más desmedida
que el elogio ». María Pía López, Guillermo Korn, Sábato o la moral de los Argentinos, Buenos Aires, América
libre, coll. “Armas de la crítica”, 1997, p. 10.
20
L’intérêt de la critique polonaise, très sensible à l’œuvre de Sábato a été favorisé, en dehors des valeurs
littéraires de son œuvre, par quelques facteurs d’ordre extralittéraire: premièrement, en 1963, Ernesto Sábato a
effectué un voyage en Europe, dont l’une des étapes était le séjour en Pologne, où il a noué des liens d’amitié
avec les écrivains et intellectuels polonais, notamment avec le metteur en scène, contestateur du régime, Andrzej
Wajda. Deuxièmement, la Pologne était le premier pays de derrière le rideau de fer qui a traduit et publié Sobre
héroes y tumbas, en 1966 (O bohaterach i o grobach, traduction de Helena Czajka, Warszawa, Panstwowy
Instytut Wydawniczy). Et enfin, la relation qui liait Sábato à Gombrowicz, écrivain polonais exilé en Argentine,
a probablement pesé dans l’accueil qui lui a été réservée en Pologne à cette époque, assoiffée des postures
contestataires, associant la posture hérétique de Sábato et de Gombrowicz.
21
Nicasio Urbina, Bibliografía completa de y sobre Ernesto Sábato, Montpellier, Université Paul Valéry, 1990.

17
la structure narrative du roman. La récente édition critique de Sobre héroes y
tumbas (2009), commise par María Rosa Lojo, possède, à nos yeux, l’avantage
indéniable de présenter différentes orientations de la critique. Les articles plus
anciens, concomitants à la parution du roman, y côtoient les toutes dernières
contributions à la bibliographie critique de Sábato. Ce répertoire des études
représentatives des tendances critiques variées permet de suivre l’évolution de la
réception de son œuvre. L’ouvrage collectif Sábato : símbolo de un siglo.
Visiones y (re)visiones de su narrativa s’attachait déjà, en 2005, à mettre en
perspective les nouvelles voix de la critique afin de redécouvrir l’œuvre de
l’auteur argentin après une période d’un oubli relatif de cet auteur par la critique
argentine.
Si le caractère métafictionnel, tout comme l’irruption de l’auteur dans
l’œuvre, sont des sujets qui ont mérité des études critiques, en revanche, nous
constatons un manque considérable d’analyses qui s’attacheraient davantage à
analyser l’œuvre des deux auteurs dans son intégralité pour démontrer les
relations intra- et macrotextuelles qui se tissent entre différentes parties de leurs
macrotextes. Or cet aspect essentiel de leur conception de l’écriture devrait être
davantage mis en relief dans les analyses pour appréhender leur projet littéraire.
Dans ces œuvres où la théorie ne vise pas à concurrencer le déroulement
du récit, tout en acceptant de « se questionner elle-même, de mettre en cause son
propre discours 22», l’auteur incite constamment le lecteur à une « vigilance
critique ». L’analyse de ce type d’écriture nécessite des outils théoriques tout
aussi variés, empruntés à différents domaines.
Pour appréhender les différentes facettes de la mise en scène de l’auteur, il
est nécessaire de recourir à l’appareillage conceptuel forgé par l’analyse du
discours littéraire, la narratologie, la pragmatique et la rhétorique à partir des
ouvrages de Dominique Maingueneau, Ruth Amossy, Jérôme Meizoz et de

22
Antoine Compagnon, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, coll. « Points », série
« Essais », 1998, p. 309.

18
Gérard Genette. Les outils théoriques récents permettent en effet de mieux
articuler la visibilité de l’écrivain à la croisée de l’extra- et de l’intratextuel. Eu
égard à l’interdiscursivité qui caractérise les œuvres de notre corpus, notre
analyse se nourrira des apports de la sociologie des champs de Pierre Bourdieu,
ainsi que des travaux de Pascale Casanova qui poursuit le travail de Bourdieu
tout en apportant des éléments nouveaux et pertinents à l’analyse du champ
littéraire qu’elle rebaptise dans sa théorie, « république mondiale des lettres ».
Cette approche qui relie l’analyse du discours romanesque au contexte collectif
externe et aux conditions de la production des œuvres étudiées, se rapproche de
celle prônée par les sociologues de la littérature. Dans la lecture du fait littéraire,
« l’œil sociologue articule les rapports entre auteur, texte et société pour mieux
comprendre pourquoi un texte a pris telle forme (générique, stylistique,
typographique) ». L’approche sociologique, qualifiée par Meizoz de « fin d’un
grand partage23 » ouvre en effet la voie à de « nouveaux dialogues entre
littéraires et sociologues ».
Pour l’analyse des procédés et des stratégies narratives, nous nous
référerons principalement aux travaux de Gérard Genette, Christine Baron,
Frank Wagner, Anne-Claire Gignoux. Pour ce qui relève des théories de la
réception, nous nous appuierons entre autres sur des travaux de Hans Jauss24 et
de Georges Molinié25, d’Umberto Eco et de Vincent Jouve. Le recours à la
mythocritique et à l’onomastique s’avèrera également nécessaire pour rendre
compte de la complexité de stratégies littéraires utilisées dans les œuvres de
Glissant et de Sábato.

23
C’est le titre du premier chapitre de son ouvrage: Jérôme Meizoz, L’œil sociologue et la littérature, Slatkine
Erudition, Genève, 2004.
24
Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
25
Georges Molinié, Alain Viala, Approches de la réception : sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio,
Paris, PUF, 1993. Nous devons à Georges Molinié le concept de “macrotexte”, développé dans l’analyse du
Nouveau Roman par Anne-Claire Gignoux. Sur la base de ce concept, nous avons proposé dans notre travail le
terme de « macrolecteur » et de « macropersonnage » qui nous semblent constituer des chaînons logiques pour la
réception du macrotexte par le lecteur en ce qu’ils envisagent la relation de compréhension du texte dans sa
globalité.

19
Ce choix d’outils ne relève pas d’un parti pris méthodologique arbitraire,
il est dicté par les objectifs de notre recherche. En outre, il possède un avantage
non négligeable : marqué du sceau de l’interdisciplinarité26, il vise à mettre à
contribution la complémentarité de différentes approches historiquement
séparées au sein des études littéraires.
Dans la première partie de notre étude, consacrée à l’impact de
positionnement périphérique sur la mise en scène de l’auteur et sur les
différentes postures adoptées par Glissant et par Sábato, nous envisagerons les
différentes modalités de cette auto-représentation, à la fois externe et interne à
l’univers textuel, confrontées à des images d’auteur élaborées dans le
métadiscours critique, dans les biographies et dans les médias. L’analyse de
leurs ethè préalables permettra d’aborder la question de la réception, afin de
déterminer dans quelle mesure la vision du texte change quand nous en
connaissons le producteur. Alors que la tendance la plus commune de la critique
à l’égard des différents volets de l’œuvre de Glissant et de Sábato consiste à
dissocier les deux régimes de leur production, l’élocutif et le délocutif, nous
emprunterons une voie différente consistant à interroger ce brouillage
intentionnel, en accord avec le statut de « passeurs de frontières » que nous
concédons à ces deux auteurs. Le versant autobiographique, étiquette refusée
d’emblée par les deux écrivains, sera interrogé en rapport avec la réflexion
métatextuelle sur l’autobiographie et sur l’investissement générique en général.
Glissant et Sábato, n’étant pas les premiers à récuser la taxinomie générique,
exposent les raisons de leur traitement désinvolte de genres littéraires de même
que de la tradition littéraire soumise à un examen critique et sujet aux multiples
remaniements.

26
Maingueneau souligne “les multiples dimensions de la discursivité” que l’analyse du discours permet
d’explorer, “elle ne se contente pas de mobiliser des notions empruntées à la psychanalyse, à la sociologie, à
l’anthropologie, etc. pour les appliquer à des textes littéraires : il ne s’agit plus de projeter un univers (sciences
humaines) sur un autre (la littérature) qui lui serait étranger, mais d’explorer l’univers du discours ». Dominique
Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, coll. « U
LETTRES », 2004, p. 30. Tout cela incite à considérer le « discours littéraire » comme faisant partie d’un
ensemble de discours, tout en gardant de préserver sa spécificité.

20
Dans la deuxième partie, qui mettra en lumière la posture de
critique/théoricien, il sera question de l’élaboration d’une théorie littéraire. Le
recours au narrataire invoqué, à la métalepse et la construction d’un narrataire-
personnage permettent de mettre en pratique le principe démocratique de
l’œuvre où la théorie littéraire se construit à l’aide des protagonistes du roman
qui mènent les débats avec leur auteur. Nous y examinerons également leur
rapport à la langue de l’écriture, profondément empreint d’enjeux idéologiques,
qui se manifeste à travers la diglossie chez Glissant et l’utilisation du « voseo »
chez Sábato. Les choix langagiers s’avèrent des indicateurs précieux des
positionnements de nos écrivains en témoignant d’une « surconscience
linguistique 27» partagée. Cette partie mettra aussi en lumière le potentiel
théorique de la répétition et de la récriture, à la fois outils et objets de la
réflexion théorique, pour observer les caractéristiques principales de l’écriture
des deux auteurs.
La théorie du monde, à travers les concepts élaborés par Glissant et
Sábato, fera l’objet de la troisième partie, où sera analysée leur posture
paradoxale de non-philosophe confrontée à celle de poète-visionnaire qui
semble être celle privilégiée par les deux auteurs et cela indépendamment des
genres littéraires pratiqués. Dans une perspective différente de celle adoptée
dans la deuxième partie, nous reviendrons sur les phénomènes de la récriture et
de la répétition qui, en instaurant des rapports particuliers entre le passé, le
présent et l’avenir, se chargent de véhiculer une réflexion sur la temporalité et
sur l’Histoire. Par le biais de la répétition et de la récriture sont formulés de
manière implicite la vision de l’Histoire et le rapport au passé à partir de
quelques présences matérielles, inattendues voire étranges, qui renversent la
primauté des archives et de l’historiographie officielle au profit de l’imagination
créatrice et des témoignages fragmentaires, subjectifs, des personnages

27
Nous empruntons ce terme à Lise Gauvin.

21
impliqués dans cette Histoire. Nous allons déterminer les raisons sous-jacentes
de cette perception de l’Histoire. L’onomastique romanesque (nous ferons
référence à l’anthroponymie et à la toponymie dans les macrotextes des deux
auteurs), sera envisagée dans son rapport au stéréotype, à l’identité et à la
langue.

22
PREMIÈRE PARTIE

PÉRIPHÉRIES, POSTURES
LITTÉRAIRES ET MISES EN
SCÈNE DES AUTEURS

23
INTRODUCTION

La présence incontournable de l’auteur dans les macrotextes de Glissant et


de Sábato se manifeste à travers diverses stratégies narratives alimentées par une
volonté explicite d’examiner la notion labile d’auteur tant dans les œuvres
romanesques que dans les essais. Il semblerait qu’un certain déficit théorique
anime leurs réflexions en les incitant à prendre en charge le discours auto-
critique qui va de pair avec l’auto-représentation de l’auteur. Tous les deux
mettent en scène un personnage-écrivain, alter-ego de l’auteur, entouré des
personnages-lecteurs qui mènent au cours de l’œuvre un dialogue avec ce
dernier pour négocier ainsi une nouvelle forme d’existence allant de pair avec
certains bouleversements théoriques dont ils sont conscients. En effet, les
courants théoriques récents, qui entendent sortir de l’immanence du texte
littéraire, mettent au cœur de leurs préoccupations la question de l’auteur, en
envisageant sa « nouvelle naissance » après sa « mort » proclamée par Roland
Barthes28. Comme le remarque à juste titre Jérôme Meizoz, « la notion
problématique d’auteur fait retour, reformulée et réévaluée à la lumière des
acquis récents de plusieurs disciplines 29». La présence et l’inscription de
l’auteur dans une œuvre ne cesse d’alimenter les débats critiques en faisant
opposer les approches héritées de structuralisme, qui privilégient l’analyse
interne des œuvres, aux approches critiques développées par l’analyse du
discours, la pragmatique et la sociologie de champs qui s’intéressent de près au
statut de l’auteur. Parallèlement à ce renouveau au sein de la critique, une
grande partie de la production littéraire actuelle est consacrée à cette question,

28
Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, tome II, Paris, Seuil, 1994 [revue Mantéia 1968].
29
Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur», in Argumentation et
Analyse du Discours [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 15 octobre 2009. URL : http://aad.revues.org/667.
Consulté le 4 décembre 2009.

24
ce qui incite les écrivains à interroger les questions théoriques dans les œuvres
fictionnelles appartenant à différents genres littéraires. Les questions relevant de
la publication ou des réactions du lectorat formulées à propos de la
représentation de la circulation d’une œuvre dans le champ littéraire
introduisent, en plus du questionnement sur l’auteur, un questionnement sur
l’écrivain en tant qu’acteur, dans l’espace public, relié à d’autres acteurs du
champ tels les lecteurs, les critiques et les médias. En devenant un personnage
de fiction, l’auteur peut donc transposer dans une œuvre fictionnelle sa relation
avec la création et la réception en même temps qu’il examine, à travers diverses
stratégies discursives, le statut qui lui incombe dans l’univers fictionnel et dans
le champ littéraire.
Selon Jérôme Meizoz, « figure ou représentation, l’auteur n’est donc pas
seulement l’acteur culturel qui signe un texte. Littéralement, il est aussi produit
de son œuvre et de tous les discours qui participent à cette collective ‘création
biographique’30 ». Les représentations de l’auteur pensées en relation avec sa
position dans le champ littéraire font apparaître la figure de l’auteur selon deux
modalités, indiquées par Meizoz : hétéro-représentée, construite par d’autres
acteurs, ou auto-représentée, façonnée par l’auteur lui-même. Le deuxième cas
fait intervenir le processus de la mise en scène de l’auteur qui mobilise, quant à
elle, diverses stratégies qui permettent de construire son identité que nous
appellerons ici « posture ». La notion de posture, conceptualisée par Jérôme
Meizoz, offre « un nouvel interface commun aux poéticiens, rhétoriciens et
sociologues de la culture31 ». Cette notion s’attache en effet à mettre en relation
le champ littéraire, l’auteur et la singularité formelle des textes littéraires.
L’étude des contenus biographiques reconstitués à partir de métadiscours
hétérogènes (dictionnaires, biographies, ouvrages critiques, pages web, sites
officiels sur internet, entretiens) confrontés aux métadiscours auctoriaux fera

30
Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur. Essai, Genève, Slatkine Erudition,
2007, p. 45.
31
Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur», op. cit.

25
émerger des points de jonction entre les trajectoires personnelles des auteurs et
leurs œuvres32. Présenter les parcours biographiques de Glissant et de Sábato, à
partir des modalités précitées, permettra de détecter les éléments de leurs ethè
préalables susceptibles d’infléchir la réception de leurs macrotextes.
Forte de ces connaissances préalables, nous allons accéder à leurs œuvres
romanesques pour observer quels critères président au choix des éléments
biographiques qui y sont insérés en vue d’élaborer leur posture littéraire. En
revendiquant une « marge d’ombre » qui tend à séparer les trois éléments du
« nœud borroméen » de Maingueneau (l’écrivain, la personne biographique et
l’inscripteur)33, Glissant et Sábato veulent se prémunir contre les
réductionnismes biographiques dans la lecture de leurs œuvres romanesques, et
ceci en dépit de l’imbrication de ces trois éléments, dans l’objectif de relier leurs
trajectoires personnelles (la personne), professionnelles (écrivain) à la réflexion
sur l’identité collective qui fait partie intégrante de leurs œuvres. Cette attitude
paradoxale débouche sur une stratégie de voilement-dévoilement qui régit la
mise en scène de l’auteur dans leurs macrotextes.
Nous souhaitons aborder l’étude des représentations de l’auteur dans le
macrotexte de Glissant et celui de Sábato, tant dans leurs postures littéraires que
dans leurs mises en scène pour observer dans quelle mesure les stratégies
employées sont-elles redevables de la spécificité de leurs champs littéraires
respectifs. Pour ce faire, nous allons nous consacrer à l’analyse de plusieurs
perspectives de l’acte de la mise en scène de l’auteur qui va de pair avec la
32
Nous nous garderons toutefois de commettre une « erreur méthodologique » qui consiste, selon Gisèle Sapiro
à « chercher la cohérence de l’œuvre ou des prises de position d’un intellectuel dans son parcours singulier
[pendant que] la cohérence des prises de position esthétiques aussi bien qu’éthico-politiques d’un écrivain réside
non seulement dans son habitus […] ce sont les ajustements de la trajectoire individuelle à l’évolution de
l’espace social et avec celle de l’espace des possibles et des pensables constitutives de champ littéraire à un
moment donné qui donnent leur sens aux prises de position successives »32. Gisèle Sapiro, « Pour une approche
sociologique des relations entre littérature et idéologie », COnTEXTES, numéro 2, L’idéologie en sociologie de
la littérature (février 2007), [En ligne], mis en ligne le 15 février 2007. URL :
http://www.contextes.revues.org/document165.html. Consulté le 11 janvier 2009.
33
Dans le schéma tripartite proposé par Maingueneau, la personne/l’écrivain/l’inscripteur forment « un nœud
borroméen, dont les trois anneaux s’entrelacent de telle façon que, si l’on rompt l’un des trois, les deux autres se
séparent ». La dénomination « l’écrivain » désigne « l’acteur qui définit une trajectoire dans l’institution
littéraire ». Le discours littéraire, op. cit., p. 107.

26
construction de sa « posture littéraire ». Nous allons dégager quelques repères
biographiques des parcours de Glissant et de Sábato qui seront envisagés comme
des éléments pertinents pour la réception postérieure de leurs œuvres. Le
parcours à travers leurs généalogies littéraires permettra de déterminer l’impact
de leur « périphéricité » sur la position qu’ils s’octroient dans le champ littéraire
et sur leurs mises en scène.
En lien avec les questions de légitimité et de reconnaissance, nous
aborderons ensuite la question du nom de l’auteur dans le paratexte éditorial et
dans la diégèse en tant qu’indicateur précieux de la construction posturale qui
oscille à la croisée de l’intra- et de l’extratextualité. Interroger l’identité
auctoriale à travers la paratopie familiale et la question du nom d’auteur mettra
en relief leur lien avec l’identité collective car, au fond, ces différentes
perspectives à travers lesquelles l’image de soi d’auteur est mise à l’épreuve
dans le texte fictionnel permettent de la relier au contexte collectif.

Chapitre I. Intellectuels engagés. Jalons biographiques de l’identité


littéraire de Glissant et de Sábato.

Galit Haddad met en évidence l’interaction étroite entre l’ethos préalable


et l’ethos discursif :
Il en ressort que l’image préétablie affecte voire conditionne la construction
de l’ethos dans le discours. Loin de constituer un élément extérieur au
discours dont l’analyse ne doit pas tenir compte, l’ethos préalable est au
contraire étroitement lié à l’ethos discursif. L’analyse argumentative se doit
donc d’examiner la dynamique à travers laquelle l’image produite dans le
discours prend en compte, corrige et retravaille la représentation préalable
que le public se fait de l’orateur 34.

Nous nous attacherons au cours de ce chapitre à interroger


l’interdépendance de ces deux dimensions à travers la grille de lecture du

34
Galit Haddad, « Ethos préalable et ethos discursif : l’exemple de Romain Rolland », in Ruth Amossy (sous la
direction de), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Delachaux et Niestlé, Lausanne-Paris,
1999, coll. « Sciences des discours », p. 176.

27
matériau biographique35 proposée par Meizoz. Cette grille offre la possibilité
d’envisager les éléments biographiques dans leur aspect dynamique, en ce qu’ils
participent à la formation de l’écrivain. A travers les parcours biographiques
d’Édouard Glissant et d’Ernesto Sábato, qui dévoilent des analogies
insoupçonnées, se dessinent la diversité et la polyvalence de postures construites
et/ou adoptées, notamment celle d’intellectuel, de philosophe, d’écrivain, de
critique et de poète, qu’ils assument ou qu’ils feignent de rejeter, tout au long de
leurs itinéraires artistiques. Le choix des éléments de leurs biographies, qui
composent un « bagage doxique36 » mis par l’auteur à disposition de ses
lecteurs, est conditionné par le lien qu’ils entretiennent avec la construction
posturale et l’ethos discursif élaboré par les deux auteurs dans leur écriture.

1. Posture/ethos/image d’auteur : repérage conceptuel.

Quelques précisions conceptuelles s’imposent au préalable afin d’éviter


une confusion entre différentes notions provenant de l’analyse du discours
littéraire, de la rhétorique (ou plutôt la néo-rhétorique) et de la sociologie des
champs que nous allons employer au cours de notre étude. En mettant à
contribution la complémentarité des travaux de Ruth Amossy, de Dominique
Maingueneau et de Jérôme Meizoz, nous tenterons de montrer certaines

35
Meizoz propose d’analyser la biographie de l’auteur sous l’angle des rapports qu’une posture entretient avec :
la position et la trajectoire qui la fondent (origine, formation), les groupes littéraires, les réseaux d’écrivains
contemporains ou passés auxquels elle se réfère, les genres qu’elle mobilise (selon une hiérarchie générique en
vigueur), les publics à qui elle s’adresse (instances d’assignation de la valeur : critiques etc.). Jérôme Meizoz,
« ‘Postures’ d’auteur et poétique », op.cit., p. 8.
36
Ethos préalable, ou prédiscursif, chez Amossy, fait partie de ce « bagage doxique » des interlocuteurs. Ruth
Amossy, « L’ethos au carrefour des disciplines : rhétorique, pragmatique, sociologie des champs », in Images de
soi dans le discours, op. cit. p. 147. Et Amossy de préciser : « La position institutionnelle de l’orateur et le degré
de légitimité qu’elle lui confère contribuent à susciter une image préalable. Cet ethos prédiscursif fait partie du
bagage doxique des interlocuteurs, et est nécessairement mobilisé par l’énoncé en situation. Un nom, une
signature suffisent à évoquer une représentation stéréotypée qui est prise en compte dans le jeu spéculaire de
l’échange verbal. L’ethos préalable ou prédiscursif peut être confirmé ou modifié ». Voir aussi Maingueneau
« Ethos, scénographie, incorporation », op.cit., p. 78. Pour l’application de ce concept à l’analyse du discours,
voir l’article de Galit Haddad : « Ethos préalable et ethos discursif : l’exemple de Romain Rolland », op.cit., p.
155-176.

28
divergences entre les notions qu’ils privilégient dans l’analyse du discours
littéraire.
Il importe tout d’abord de souligner le caractère assez malléable de
certains de ces concepts qui sont relativement récents, susceptibles donc
d’évoluer au gré des travaux de recherches dans les domaines précités. Ce qui
nous a séduite dans ces concepts, c’est leur caractère polémique et ouvert qui ne
fait que refléter les conditions de leur élaboration au cours de nombreux débats,
ouvrages critiques, colloques et séminaires des analystes du discours où ces
notions mises à l’épreuve se précisent et se consolident37.
Comme le souligne Meizoz, la notion de posture, élaborée à la suite des
échanges entre Alain Viala38 - chez qui cette notion apparaît pour la première
fois -, Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, recoupe en quelque sorte leur
appareillage conceptuel. Selon Meizoz, dont l’avis est partagé par les autres
analystes du discours, le concept de « posture » paraît le plus englobant, eu
égard à son caractère « cumulatif », qui le distingue de concepts beaucoup plus
précis qui se rapportent à un caractère particulier de la visibilité intratextuelle ou
extratextuelle de l’auteur. Alors que la posture est « le fait de l’auteur39 », en ce
qu’elle constitue « l’identité littéraire construite par l’auteur lui-même et souvent

37
Nous avons pu participer à une partie de ces débats lors des deux Séminaires Internationaux de l’Analyse du
Discours littéraire qui se sont tenus à Paris à la Maison des Sciences de l’Homme (2008,2009), organisés à
l’initiative de groupes de recherche ADARR (Université de Tel-Aviv), CEDITEC (Université Paris XIII), et de
chercheurs norvégiens. Ces séminaires se sont déroulés en présence de Ruth Amossy et de Dominique
Maingueneau pour n’en citer que de principaux instigateurs de ces débats fructueux autour des notions de
l’analyse du discours littéraire.
38
Meizoz précise avoir adopté et retravaillé la notion de « posture » conceptualisée initialement dans les travaux
d’Alain Viala. « Sur un plan méthodologique, la notion de « posture » m’a semblé précieuse pour dépasser la
vieille division des tâches entre spécialistes de l’interne et de l’externe textuel : ainsi une posture d’auteur
implique rationnellement des faits discursifs et des conduites de vie dans le champ littéraire ». Meizoz poursuit
son argumentation en faveur de l’ « articulation entre rhétorique et sociologie » dans les études littéraires
actuelles, jugeant cette pratique nécessaire « au moment où de toutes parts la notion problématique d’ « auteur »
fait retour ». Jérôme Meizoz, «Postures» d’auteur et poétique », op. cit. Le développement de sa théorie est
présenté dans l’ouvrage Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Erudition,
2007. Voir aussi à ce sujet Jérôme Meizoz, « Champ littéraire et analyse de discours : quelles articulations
possibles ? », in Dominique Maingueneau, Inger Ostenstad (sous la direction de), Au-delà des œuvres. Les voies
de l’analyse du discours littéraire, Paris, L’Harmattan, 2010.
39
Ruth Amossy discute la notion de « posture », telle que la conçoit Jérôme Meizoz, dans son article « La double
nature de l’image d’auteur », Argumentation et Analyse du Discours, n°3/2009, [En ligne], mis en ligne le 15
octobre 2009. URL : http://aad.revues.org/index662.html. Consulté le 10 décembre 2009.

29
relayé par les médias qui la donnent à lire au public 40», (elle est donc par
définition externe à la seule logique textuelle), la notion d’image d’auteur
(Amossy) est produite par une tierce personne41. Quant à la notion d’ethos, qui
provient de la rhétorique, elle est soumise dans les travaux de l’analyse du
discours à une relecture et à une réadaptation qui permettent de l’employer en
dehors du seul cadre de l’échange verbal, comme le précise Maingueneau 42.
Tandis que l’ethos discursif et l’ethos auctorial sont internes au discours et par
conséquent n’induisent pas une conduite sociale, la notion de posture inclut « les
conduites de l’écrivain, l’ethos de l’inscripteur et les actes de la personne
introduisant ainsi dans le tableau les comportements non-verbaux et jusqu’à
l’individu réel 43». Pour saisir la dimension relationnelle de cette notion, Meizoz
nous invite à faire un rapprochement avec le terme latin de persona (masque de
théâtre), en précisant que « sur la scène d’énonciation de la littérature, l’écrivain
se présente et s’exprime muni de la médiation que constitue sa persona, que l’on
peut appeler sa posture 44».
Cette notion convient à notre étude en ce qu’elle permet « une complexe
mise en relation du champ littéraire, de l’auteur et de la singularité formelle des
textes45 ». Il est utile de rappeler la définition de posture littéraire élaborée par
Meizoz. Elle constitue :

40
Jérôme Meizoz, « Posture et biographie : Semmelweis de L.-F. Céline », COnTEXTES, n°3/juin 2008, La
question biographique en littérature, [En ligne], mis en ligne le 25 juin 2008. URL :
http://contextes.revues.org/document 2633.html. Consulté le 10 décembre 2009.
41
« L’image d’auteur y est toujours construite par les autres […] qui mettent en place une représentation de
l’écrivain sur laquelle celui-ci n’a aucune prise directe ». « La double nature de l’image d’auteur », ibid.
42
Dominique Maingueneau, « L’ethos, de la rhétorique à l’analyse du discours », http://pagesperso-
orange.fr/dominique.maingueneau/intro_company.html. La notion d’ethos qui provient de la rhétorique trouve
un éclairage nouveau dans son application à l’analyse du discours, dans les travaux de Dominique Maingueneau
et de Ruth Amossy. Maingueneau explique l’adaptation de cette notion à l’analyse du discours dans son article
« Ethos, scénographie, incorporation » in Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, sous la
direction de Ruth Amossy, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé, coll. « Sciences des discours », 1999, p. 75-
100. Ruth Amossy, quant à elle, distingue l’ « ethos préalable » (relevant d’une connaissance socialement établie
à propos d’un orateur, il désigne la somme des images qui circulent à son sujet et qui sont connues du public
avant qu’il ne prenne la parole) de l’ « ethos discursif » ou « présent » (relevant de l’énonciation, il désigne
l’image de soi qui se construit dans et par le discours). Ruth Amossy, « La double nature de l’image d’auteur »,
op. cit.
43
Ibid.
44
Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », op. cit.
45
Ibid.

30
une manière singulière d’occuper une « position » objective dans un champ,
balisée quant à elle par des variables sociologiques. Une façon personnelle
d’investir ou d’habiter un rôle voire un statut : un auteur rejoue ou renégocie
sa « position » dans le champ littéraire par divers modes de présentation de
soi ou « posture 46.

En effet, dans sa réalisation pragmatique, le discours trouve son récepteur


non seulement grâce au contenu de l’œuvre, dont la valeur artistique et littéraire
est incontestable, mais encore à partir de l’image de soi de l’auteur construite
dans et en dehors de la fiction. Comme l’indique Meizoz,
Parler d’auteur réfère tantôt à une personne dont on peut reconstituer la
trajectoire ; tantôt à une instance d’énonciation que le texte construit et
propose au lecteur ; tantôt à une autorité philologique dans le champ
littéraire, donc une valeur, un principe de classement, une composante du
canon littéraire nominalement constituée47.

La posture littéraire devient, elle aussi, plus lisible lorsque nous analysons
la trajectoire de Glissant et de Sábato qui sont épris de paradoxes et adoptent des
positionnements divers au cours de ladite trajectoire. L’avantage de cette
nouvelle approche consiste à renoncer à considérer le texte comme un « univers
autonome », ce qui donne accès à l’analyse de phénomènes jusque-là tenus à
l’écart du champ d’études littéraires48, tels que les « rites génétiques, les modes
de vie des créateurs, les groupes auxquels ils participent, les lieux de la
consécration etc. 49». Comme le remarque Maingueneau,
si l’on appréhende les œuvres en les rapportant au discours littéraire, on
déplace l’axe de l’intelligibilité du texte vers un dispositif de parole où les
conditions du dire traversent le dit et où le dit renvoie à ses conditions
d’énonciation (le statut de l’écrivain associé à son mode de positionnement
dans le champ littéraire, les rôles attachés aux genres, la relation au
destinataire construite à travers l’œuvre, les supports matériels et les
conditions d’énonciation )50.

46
Ibid.
47
Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, op. cit., p.42.
48
Il faut évoquer à cet endroit le dialogisme de Bakhtine qui anticipe sur les récentes approches proposées par
l’analyse du discours. Rappelons que Bakhtine s’opposait déjà à la clôture du texte considéré dans son
imminence, tout en récusant les postulats sociologiques de l’histoire littéraire aboutissant à une théorie
réductionniste. Voir travaux de Bakhtine : Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984 ; Esthétique
et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.
49
Le discours littéraire, op. cit, p. 34.
50
Ibid.

31
Les manifestations de l’ethos seront par définition différentes dans un
texte fictionnel et un texte non-fictionnel. Pour cette raison, les approches
théoriques de Dominique Maingueneau et de Ruth Amossy s’avèrent
complémentaires avec la notion de posture de Jérôme Meizoz. L’articulation de
ces concepts permet d’appréhender les enjeux complexes de la mise en scène de
l’auteur chez Glissant et Sábato, tant dans sa dimension médiatique que dans
l’écriture fictionnelle et non-fictionnelle, qui sont de fait très imbriquées. Notre
réflexion s’accompagnera d’une approche plus traditionnelle, textuelle, de
l’œuvre romanesque qui mettra à contribution les méthodes d’analyse utilisées
notamment par la mythocritique.
Cette répartition de tâches n’exclut pas le recours simultané à ces notions
au cours de notre étude car c’est véritablement au carrefour de ces différentes
perspectives que se dévoilent les éléments pertinents dans l’œuvre des deux
auteurs.

2. Biographies croisées.

Ernesto Sábato (1911-2011) est né à Rojas, province d’Argentine, qu’il


quitte à l’âge de 11 ans pour Buenos Aires où commence son aventure
intellectuelle, d’abord, dans le domaine scientifique.
Né à Sainte-Marie en Martinique, Édouard Glissant (1928-2011), après un
parcours scolaire orienté vers la littérature, choisit les études d’ethnologie puis
de philosophie à Paris.
En forçant un peu la chronologie, leurs itinéraires dévoilent des étapes
similaires qui les jalonnent. Si la situation linguistique des deux écrivains n’est
pas comparable, étant donné leur appartenance à des aires linguistiques
différentes, leur séjour à Paris, comme c’est le cas de tant d’autres écrivains et
artistes, marque d’une empreinte indélébile leurs vie et œuvre. Bien que leur
intérêt pour la littérature soit antérieur à ce séjour, c’est à Paris que se cristallise

32
leur vocation littéraire, celle qui les poussera à commettre, par la suite, une sorte
d’infidélité (c’est le terme employé par Sábato lorsqu’il évoque ses années
parisiennes) envers les parcours universitaires entrepris à l’origine51.

2.1. Passage obligatoire par Paris.

Capitale de la domination littéraire par excellence, Paris, ne cesse


d’exercer son emprise et son influence sur les écrivains du monde entier. Même
si actuellement ce rôle s’estompe partiellement en faveur d’autres capitales,
l’époque qui correspond aux séjours parisiens de Glissant et de Sábato est
fortement marquée par les diktats de ce « centre unique de consécration de la
littérature 52», que ce soit pour les écrivains francophones qui entretiennent un
rapport particulier avec la France ou pour tous les écrivains étrangers qui, tout
en partageant une « croyance dans l’effet de la capitale des arts 53», considèrent
comme obligatoire le passage par Paris. L’exemple de nos deux auteurs semble
confirmer cette tendance d’autant que leurs séjours parisiens s’avèrent
déterminants pour leurs futurs trajectoires, même si par la suite ils
s’affranchiront de cette influence voire même se révolteront contre la
prééminence parisienne dans la « république mondiale des lettres ».

2.1.1. Séjours parisiens de Sábato.

Il convient de souligner que Sábato ne suit pas la voie classique,


empruntée par ses pairs latino-américains, à la recherche d’un exil et/ou désireux
de participer à la ferveur intellectuelle et artistique de la ville-lumière pour y

51
Ce penchant pour la littérature ne les empêchera pas pour autant de terminer leurs études du troisième cycle.
Sábato soutiendra sa thèse de doctorat en physique en 1938 à l’Université de Mar del Plata. Quant à Glissant, il
obtiendra un certificat scientifique d’ethnologie et présentera, en 1953, un travail dirigé par Jean Wahl,
« Découverte et conception du monde dans la poésie contemporaine », en vue d’obtention d’un diplôme d’études
supérieures de philosophie.
52
Pascale Casanova, op. cit., p. 191.
53
Ibid., p. 190.

33
chercher de la reconnaissance. Ses deux séjours à Paris peuvent être attribués
plus à un concours de circonstances qu’à un projet nourri par celui qui se
destinait à poursuivre une carrière scientifique. Bien qu’ils ne soient pas très
longs, ils s’avèrent déterminants dans le choix de sa future vocation. La
première rencontre avec la capitale française a lieu en 1934. Déçu par les crimes
staliniens dont il apprend l’existence, Sábato se réfugie momentanément à Paris,
après avoir quitté Bruxelles, où il a participé au Congrès contre le fascisme et la
guerre censé constituer une étape préalable de la formation politique qu’il devait
poursuivre à Moscou54. Le deuxième séjour correspond à son itinéraire
scientifique. Sábato quitte la capitale argentine pour Paris grâce à une bourse
d’études pour travailler au Laboratoire Curie55 en 1938. Une fois plongé dans
l’atmosphère intellectuelle de la métropole française, il se détourne peu à peu de
la science. C’est surtout la rencontre avec le surréalisme56 qui a ébranlé en
quelque sorte sa vision du monde et de la littérature. Cette rencontre encourage
Sábato à extérioriser son penchant pour l’écriture, longtemps inavoué, et à
entreprendre ses premiers pas en littérature, en publiant avec Oscar Domínguez,
peintre surréaliste d’origine canarienne, un article sur le litochronisme57
(« litocronismo ») dans la revue Minotaure.
A son retour en Argentine, il se rapproche du milieu littéraire portègne et
écrit un bref article sur La invención de Morel de Adolfo Bioy Casares, accueilli
avec enthousiasme par son ancien professeur Pedro Henríquez Ureña. A cette

54
En tant que Secrétaire de la Jeunesse Communiste, Sábato participe en 1934 au Congrès International contre le
Fascisme et la Guerre à Bruxelles. Suite à une déception provoquée chez le jeune Sábato par son engagement
aux côtés des communistes, il décide de revenir au pays et de reprendre ses études universitaires, qu’il a
abandonnées en 1933.
55
La bourse d’études lui a été octroyée par une Association pour le Progrès de la Science (Asociación para el
Progreso de las Ciencias) présidée par le Professeur Bernard Houssay, Prix Nobel en Médecine.
56
Durant son année de stage au Laboratoire Curie en 1938, Sábato fréquente le milieu surréaliste, il se lie
d’amitié avec André Breton, Tristan Tzara, peintres Matta, Wilfredo Lam, Oscar Domínguez. Lors de son séjour
à Paris, Glissant fait également connaissance de Wilfredo Lam et Roberto Matta, il commentera leurs œuvres
dans Le Discours antillais, Livre II, « Poétique de la Relation » en les désignant comme peintres de la relation. Il
inclut dans son essai La cohée du Lamentin, un chapitre consacré à Wilfredo Lam, intitulé « Yam, I am, Lam »
(p.179-191). Bien avant Glissant, Aimé Césaire a fait connaissance avec ce peintre aux origines métissées, « un
peintre créole », cette rencontre qui a eu lieu en 1941 a été immortalisée dans la poésie de Césaire.
57
Il s’agit d’une théorie de la pétrification du temps qui a fait l’objet de leur réflexion dans cet article, publié en
1938.

34
époque, il mène encore une vie de « Dr Jekyll et Mr Hyde 58», comme il se plaît
à qualifier cette période de sa vie, en tentant de maintenir un équilibre entre ses
activités scientifiques et son travail de critique littéraire. Il fait quelques
rencontres, notamment avec Jorge Luis Borges et Victoria Ocampo, rencontres
importantes pour son évolution dans le milieu littéraire argentin, et il commence
à collaborer avec la revue Sur dirigée par cette dernière. En dépit d’une carrière
scientifique prometteuse qui s’offre à lui à son retour en Argentine, les premiers
pas de Sábato dans la critique littéraire l’encouragent à rompre progressivement
avec son travail d’enseignant-chercheur après quelques années d’exercice.
En abandonnant la science au profit de la littérature, sans toutefois savoir
où le mènera cette aventure littéraire risquée, il s’expose à l’incompréhension
voire au mépris. Cette reconversion, fruit d’innombrables hésitations et
interrogations, qui n’est pas bien perçue par le milieu universitaire59, explique en
partie la posture qu’il adopte dans la mise en scène de soi, en se présentant
comme une personne tourmentée, déchirée entre les hantises de la science et
l’appel de l’écriture. Le fait d’assumer sa rupture avec la carrière universitaire ne
l’éloigne pas complètement de la science car sa vocation première demeure une
des composantes de son univers littéraire, traversé par une certaine approche
didactique et scientifique. En 1943, il décide de quitter son travail et la vie à
Buenos Aires pour se retirer à Córdoba, un endroit qu’il juge propice à la
poursuite de son projet littéraire. De ce retrait volontaire naît son premier essai,
El Uno y el Universo, publié en 1945, qui reçoit un prix littéraire décerné par la
ville de Buenos Aires, dont le jury était présidé par Adolfo Bioy Casares.

58
Nous retrouvons cette expression notamment dans Antes del fin lorsque Sábato relate sa période parisienne, et
son travail au Laboratoire Curie avec la fille de Maria Sklodowska-Curie, Irène Curie : « la propia Irene Curie,
como una de esas madres asustadas ante un hijo que se descarrila, se alarmaba cuando, aún dormitando, me veía
llegar cansado y desaliñado, en horas del mediodía. Pobre, no sabía que el honorable Dr. Jekyll comenzaba a
agonizar entre las garras del satánico Mr. Hyde”. Antes del fin, p. 67.
59
Sábato parle avec amertume du mépris qu’il a dû subir en choisissant la vocation littéraire, étant donné sa
position au sein du milieu scientifique argentin. Il l’évoque dans Abaddón el exterminador : « Por lo general las
ficciones eran consideradas como una suerte de mistificación, como una tarea poco seria. El profesor Houssay,
premio Nobel, le retiró el saludo cuando se enteró de su decisión”. AEE, p.39.

35
Mais c’est davantage la consécration parisienne qui déterminera la suite
de son parcours. Comme il l’avoue, dans Antes del fin, son premier roman, El
túnel, a failli ne pas être publié, « rechazado por todas las editoriales del país;
hasta por Victoria Ocampo 60». L’écrivain s’explique ce refus par
l’incompréhension de sa reconversion par ses pairs qui implique à son tour le
peu de légitimité et de crédibilité qui lui ont été accordées:
Dada mi formación científica, a nadie le parecía posible que yo pudiera
dedicarme seriamente a la literatura. Un renombrado escritor llegó a
comentar: ‘Qué va a hacer una novela un físico!’ ¿Y cómo defenderme
cuando mis mejores antecedentes estaban en el futuro?61

Edité, grâce à un ami généreux, Alfredo Weiss, El Túnel a été accueilli


avec enthousiasme par Albert Camus. C’est lui qui a été à l’initiative de la
publication de la traduction française du roman aux éditions Gallimard, en 1953,
où il travaillait comme lecteur62.
Avec cette première reconnaissance commence un long itinéraire
d’homme de lettres dont la réception par la critique sera marquée par une
dialectique constante entre « apologías y rechazos » pour reprendre le titre d’un
essai de Sábato.

2.1.2. Années parisiennes de Glissant.

C’est à Paris également qu’Édouard Glissant naît véritablement à


l’écriture. Passionné de poésie, il a été entraîné dans la mouvance surréaliste63,
du fait de l’enseignement de la littérature dispensé par son professeur Aimé
Césaire qui introduisait ses élèves dans les arcanes de ce courant littéraire.
60
Antes del fin, p. 87.
61
Ibid.
62
Voici le fragment de la lettre adressée par Camus à Sábato au sujet du roman : « Caillois ma la hizo leer y me
ha gustado mucho la sequedad y la intensidad. He aconsejado a Gallimard que la editen, y espero que “El Túnel”
encuentre en Francia el éxito que merece”. Ibid., p. 88.
63
Daniel Radford rapporte une anecdote témoignant d’un engouement tout particulier de Glissant et de ses
camarades du groupe Franc-Jeu pour la poétique surréaliste : l’activité poétique de ce groupe « les conduisait à
déambuler dans les rues du Lamentin en pratiquant le ‘langage automatique’ et les tentatives surréalistes à la
manière d’Eluard et de Breton, ce goût né de Césaire ayant été renforcé par la visite que fit Breton en 1941 » à la
Martinique. Daniel Radford, Edouard Glissant, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1982, p. 17.

36
L’enseignement qui paraissait « subversif64 » pour l’époque a certainement
déclenché chez Glissant le goût pour la poésie française, ce qui se confirme lors
de son séjour à Paris. Glissant part à Paris en 1946 grâce à une bourse d’études.
La vision du fils et de l’étranger65, à la fois, qui régit la perception de la capitale
française chez un français d’Outre-mer, est articulée dans son premier essai
Soleil de la Conscience qui constitue un témoignage de cette confrontation et
décrit l’itinéraire de sa conscience littéraire.
Mais bien avant la publication de cet essai, Glissant fait, parallèlement à
ses études de philosophie et d’ethnologie, son entrée en littérature avec le recueil
de poèmes intitulé Un champ d’îles (publié en 1953), suivi de La terre inquiète,
paru un an plus tard. Il fréquente des salons littéraires et noue des amitiés avec,
entre autres, Kateb Yacine, Yves Bonnefoy, Jean Laude, Roger Giroux, Jacques
Charpier. Il collabore à la revue Les Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau66 (sa
collaboration durera jusqu’en 1959), où il publie des articles d’analyse et de
critique littéraire relatifs aux enjeux de la littérature et de la poésie modernes.
Le prix Renaudot reçu pour La Lézarde en 1958 constitue un moment fort
de sa trajectoire en lui offrant, à travers l’accueil enthousiaste de la critique qui
salue l’élan créateur de Glissant, une notoriété auprès du public français.
Présenté comme un poète, il intègre avec ce roman « le petit nombre d’écrivains
qui […] transforment le roman, remettant en question ses formes, ses structures
profondes et la notion même du roman 67».
En évoquant les souvenirs de sa jeunesse, dans Les entretiens de Bâton
Rouge, l’écrivain martiniquais insiste sur l’importance du « départ » dans la
formation de sa personnalité ainsi que dans la cristallisation de ses idées
poétiques et de sa vision du monde :

64
Ibid., p. 15.
65
Nous empruntons cette expression à Ana Paula Coutinho Mendes, « Soleil de la Consience : entre le regard du
fils et la vision de l’étranger », in Horizons d’Édouard Glissant, op. cit., p. 37-48.
66
En 1956, Glissant rejoint le comité rédacteur de la revue, aux côtés de Roland Barthes et Jean Duvignaud entre
autres. Selon les précisions de Daniel Radford, Glissant « s’impose alors à la fois comme membre de la
littérature d’avant-garde et comme critique de la gauche politique ». op. cit., p. 21.
67
Jacques Chessex, La Gazette de Lausanne, 19-30 novembre 1958, http://www.edouardglissant.fr/carriere.html

37
D’abord que pour un Antillais, surtout à l’époque où j’étais jeune homme,
aller vers l’ailleurs était à la fois vocation et une nécessité : il faut partir du
lieu, si l’on veut vraiment y tenir 68.

Cette pensée paradoxale en quelque sorte se comprend mieux à la lumière


de la position d’entre-deux, dont Romuald Fonkoua qualifie celle qui échoit à
Glissant par rapport à son appartenance à la fois à la « périphérie » et au
« centre ».
Il convient de préciser que l’empreinte de la rencontre avec la capitale
française hante également l’univers fictionnel de nos deux auteurs : il s’agit
surtout des romans Abaddón el exterminador et Tout-monde69. Cette parenté
biographique qui se révèlera dans leurs généalogies littéraires respectives accroît
leur « schizophrénie» littéraire avouée qui les fait osciller entre l’Europe et le
continent américain dont ils sont issus. Car c’est à Paris que se cristallise la
conscience des enjeux idéologiques sous-jacentes à la littérature qui apparaissent
à travers le doublet discutable centre-périphérie. Cette prise de conscience
débouchera sur les attitudes de rejet et de révoltes successifs chez nos deux
auteurs en les incitant à forger leur propre discours théorique et critique pour
renverser le stigmate de l’appartenance périphérique.

3. Intellectuels engagés. Solitaires et solidaires.

S’il y a une image qui définit le mieux la tension entre l’individuel et le


collectif et son expression au niveau de l’écriture chez Glissant et chez Sábato,
ce serait l’antinomie solitaire-solidaire empruntée à Camus70. La dialectique
fructueuse qu’engendre cette expression, qui résume en quelque sorte le
dilemme d’un créateur tenté par la solitude nécessaire à la création et en même
68
Édouard Glissant avec Alexandre Leupin, Les entretiens de Bâton Rouge, Paris, Éditions Gallimard, 2008, p.
46.
69
Les références autobiographiques apparaissent dans la mise en scène de Mathieu Béluse dont on suit
l’itinéraire parisien dans Tout-monde: « Mathieu dont les études n’avaient constitué, tout à côté de ses camarades
qui s’acharnaient à la médecine, au droit ou à la pharmacie, qu’un bon prétexte à des débauches d’écriture et de
lectures, dans de longs et inquiétants intervalles de fauche absolue ». TM, p. 67.
70
Cette expression provient de la nouvelle Jonas ou l’artiste au travail, du recueil Exil et Royaume.

38
temps impliqué dans les débats de l’époque, dans laquelle Glissant et Sábato
puisent les éléments de leur posture, relève de l’intérêt partagé pour l’œuvre
d’Albert Camus71 visible dans leurs écrits critiques. Glissant revient souvent sur
cette référence à Camus, qui fonctionne comme un refrain macrotextuel dans ses
différents écrits, érigée au rang de critère définitoire du rôle de poète, et par
extension, de l’écrivain en général:
le poète doit être à la fois solitaire et solidaire, selon la formule d’Albert
Camus, que j’avais oubliée puis retrouvée. Solitaire : il y a préservation de
l’individuel en tant que ressource, et solidaire : il y a recherche du
continuum collectif dans le temps, en tant que poétique72.

Dans Traité du Tout-Monde, Glissant revient sur la dimension sociale de


l’écrivain à l’heure actuelle :
En des temps où l’écriture décidait du privilège de quelques-uns, élus dans
des peuples élus, l’écrivain était libre de s’écarter du monde ou de l’idée
qu’on s’en faisait. Or il est vrai qu’aujourd’hui la matière elle-même de son
œuvre est dilatée par cela qui la constitue : l’emmêlement où se prennent les
humanités et les choses et les végétations, les roches et les nuages de notre
univers. Solidaire et solitaire, il prend part au débat, du fond de l’œuvre.
C’est pourquoi on veut en tant d’endroits faire taire les écrivains73.

L’opposition visible dans l’expression originale disparaît chez Glissant au


profit d’un dépassement des contraires, à travers leur mise en relation.
Dans Antes del fin, Sábato reprend à son compte la citation de Camus
pour y chercher les raisons profondes de sa posture :
quizá, por mi formación anarquista, he sido siempre una especie de
francotirador solitario, perteneciendo a esa clase de escritores de quienes
señaló Camus : “Uno no se puede ponerse al lado de quienes hacen la
historia, sino al servicio de quienes la padecen”74.

Sábato tend en effet à réduire la distance qui le sépare de son lecteur. Le


besoin vital, quasi charnel, d’établir une relation avec son lecteur s’inscrit
logiquement dans sa posture d’auteur à l’écoute de son lecteur ; pour cela,

71
Sábato entretient avec Camus une relation privilégiée qui est due au rôle joué par ce dernier dans la découverte
de Sábato auprès du public français, mentionnée plus haut.
72
Édouard Glissant, Alexandre Leupin, Les entretiens de Bâton Rouge, Paris, Gallimard, 2008, p. 38.
73
TTM, p.104.
74
Antes del fin, p. 63.

39
s’isoler du monde s’avère impossible eu égard à la vocation que s’attribue
l’auteur lui-même :
encerrarse en la torre. Pero el remoto rumor de los hombres había terminado
siempre por alcanzarlo, se colaba por los intersticios y subía desde su propio
interior. Porque el mundo no solo estaba fuera sino en lo más recóndito de
su corazón, en sus vísceras e intestinos, en sus excrementos. Y tarde o
temprano aquel universo incorruptible concluía pareciéndole un triste
simulacro, porque el mundo que para nosotros cuenta es éste de aquí75.

En vertu de cette image, Sábato brouille incessamment les limites du


personnel et du collectif, alternant l’emploi du ton plus personnel, intime, et
l’adresse à la collectivité dans laquelle il s’inclut pour favoriser l’adhésion des
lecteurs.
Il évoque l’engagement de l’écrivain en termes de risques auxquels ce dernier
s’expose en voulant dire la vérité, surtout dans le contexte d’une dictature :
Esa euforia me hizo olvidar las instituciones que durante años me habían
aconsejado el absoluto silencio76.

Il faut préciser que les débuts littéraires de Sábato coïncident avec l’éveil
des intellectuels latino-américains conscients de leur rôle dans la formation
d’une identité nationale et culturelle, différemment de leurs ancêtres. Mario
Vargas Llosa écrit à propos de la situation de l’écrivain en Amérique Latine :
En América latina un escritor no es sólo un escritor. Debido a la naturaleza
de nuestros problemas, a una tradición muy arraigada, a que contamos con
tribunas y modos de hacernos escuchar, es, también, alguien de quien se
espera una contribución activa en la solución de los problemas77.

D’où cette conscience d’une grande responsabilité qu’il endosse dans sa


société et le fait de devenir une figure publique:
figura pública en razón directa de la repercusión que alcance su obra,
aunque sea de ficción […] De tal modo que todo escritor notorio adquiere
gravitación sobre la opinión pública, se lo entrona casi en una función
oficial78.

75
AEE, p. 350.
76
Ibid., p.27.
77
Mario Vargas Llosa cité par Ángela Dellepiane, “Ernesto Sábato: el intelectual frente a la realidad argentina”,
in Edición crítica de Sobre héroes y tumbas, Buenos Aires, Alción Editores, 2009, p. 547.
78
Ibid.

40
Sábato, s’exprimant à propos du rôle des intellectuels, dépasse le contexte
de son pays en prônant le destin commun des écrivains latino-américains réunis
à un moment de l’histoire sous la bannière des « périphériques » :
Un intelectual lúcido y generoso no puede sino propugnar la liberación
definitiva y la unificación cultural y social de América Latina […] Pero
cuidado con exigirle al escritor que incurra en esos productos que se han
llamado “realismo socialista” y hasta “realismo” a secas. Estoy hablando del
escritor como ciudadano de América Latina, no del artista, que debe dar un
testimonio total de la realidad sin comillas y sin prejuicios una visión total y
poética de la condición humana79.

Du fait de leur position inférieure, en tant qu’ « excentrés par rapport à la


métropole parisienne », les voies de la consécration et de la reconnaissance du
statut qu’occupent Glissant et Sábato dans le champ littéraire paraissent
problématiques à plusieurs égards.

La posture de Glissant, tout comme celle de Sábato, se caractérise par une


indéniable capacité à réagir « in vivo » à la situation et au contexte environnants.
Telle est la condition de l’écrivain selon Glissant:

S’agissant de poésie et de politique, je crois avoir toujours obéi à un instinct


qui me portait d’abord à considérer que l’objet plus haut de la poésie était le
monde […] En matière de politique, ma référence la plus haute était aussi le
monde […] Ce qui signifiait que la poésie n’était pas politique, qu’il
n’existait pas de poésie politique, mais que la grande poésie ne se concevait
pas sans cette relation sous-jacente80.

La question politique est perceptible dans l’œuvre de Glissant, mais « elle


répugne aux simplifications des slogans et des mots d’ordre 81». Ce qui favorise
d’ailleurs la réception de son œuvre en dehors des Antilles et permet de lire sa
réflexion politique et sociale comme méditation philosophique applicable à
d’autres contextes. Dans ses premiers engagements Glissant suit la voie tracée
par les intellectuels et écrivains noirs qui vivent et/ou étudient à Paris en

79
Emil Rodriguez Monegal, El arte de narrar, Caracas, Monte Ávila Editores, 1968, p. 252.
80
« Solitaire et solidaire. Entretien avec Edouard Glissant », in Michel Le Bris et Jean Rouaud (sous la direction
de), Pour une littérature-monde, Gallimard, 2007, p.77-86, p. 77-78.
81
Jean-Louis Joubert, Édouard Glissant, Paris, Association pour la diffusion de la pensée française, Ministère
des Affaires Etrangères, 2005, p.38.

41
s’impliquant dans les débats qui animent cette époque. Il participe aux deux
Congrès des écrivains et artistes noirs : le premier, qui s’est tenu à la Sorbonne,
en 1956 et le deuxième, en 1959, à Rome. Cette participation confirme son
engagement d’intellectuel dans les débats importants de l’époque, parmi lesquels
la question de la libération de l’Afrique qui y occupe alors une place
primordiale. Etant donné sa relation proche avec les intellectuels africains,
Glissant participe aux manifestations de la Fédération des étudiants africains
noirs et de la Société africaine de culture, dont la tribune était la revue Présence
africaine. Lors du deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs, Glissant fait
connaissance avec Albert Béville alias Paul Niger (administrateur au Ministère
des colonies, guadeloupéen d’origine) avec qui il partagera des idées sur le
colonialisme. Les deux hommes, aux côtés de Cosnay Marie-Joseph et Marcel
Manville, seront à l’origine de la fondation du Front des Antillais et Guyanais
pour l’autonomie, qui militera pour une évolution du statut politique des Antilles
et de la Guyane françaises vers l’indépendance. La signature du « Manifeste des
121 », rédigé par des intellectuels82 opposés à la guerre d’Algérie, lui vaut son
expulsion de la Guadeloupe et une assignation à résidence en France
métropolitaine jusqu’en 1965. Les années d’exil forcé sont marquées par son
militantisme anticolonialiste dans la branche parisienne de l’OJAM83.
L’engagement de Glissant était déjà perceptible dans les pages de son premier
roman, La Lézarde (1958), traversé par les réminiscences de la campagne
électorale d’Aimé Césaire en 1945. Le thème de la révolte et de l’insoumission à
la loi injuste est au cœur de l’œuvre, sans pour autant que l’auteur succombe au
discours explicitement politique. Ces choix annoncent les luttes politiques ainsi
que tous les engagements postérieurs de l’écrivain, tels que la présidence du
Comité des Mémoires des esclavages et d’autres projets dont il a été l’initiateur
et le moteur, parallèlement à son travail d’écrivain. Les accents indépendantistes

82
Ce manifeste a été signé, entre autres, par Jean-Paul Sartre, André Breton et Simone de Beauvoir.
83
L’Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste Martiniquaise fait l’objet d’un documentaire de Camille
Mauduech, intitulée L’Affaire OJAM qui revient sur les détails concernant son activité.

42
qui marquent la trajectoire de Glissant ne sont pas sans effet sur la lecture de ses
œuvres, considérées par le prisme de la littérature engagée, et se trouvent
probablement à l’origine de la critique qui lui sera souvent adressée par la suite,
à savoir le délaissement progressif de la cause martiniquaise et son ouverture
vers le « tout-monde ».
Tout comme celle de Sábato, l’œuvre de Glissant, depuis ses débuts, est
parcourue par ce que Romuald Fonkoua84 qualifie de « tentation de la science »
qui se traduit à travers son engagement dans la vie culturelle et pédagogique de
la Martinique. A partir de 1965, avec la création de l’ « Institut Martiniquais
d’Études », encore en fonctionnement, et la fondation de la revue Acoma (1971),
son action culturelle se diversifie et prend plus d’ampleur. Cet engagement
traduit un désir sincère de donner corps à ses idéaux : ainsi se révèle une tâche
qui, selon Jean-Louis Joubert, incombe à l’intellectuel, celle de « raccorder son
peuple à son pays : en l’aidant à s’inscrire dans une Histoire dont il a été exclu,
en l’ancrant dans une terre qu’il ne possède pas 85». L’enjeu scientifique de la
revue rejoint une volonté de créer un lieu propice d’échange entre historiens,
poètes, anthropologues qui se penchent sur la situation socio-historique de l’île
en proie aux traumatismes post-esclavagistes et aux relents de la politique
coloniale.
Comme nous pouvons le constater, les difficultés de positionnement de
Glissant et de Sábato consistent à trouver cet improbable point d’équilibre, dont
parle Maingueneau, entre ce qui constitue le terrain de l’expression de leur
engagement et ce qui leur confère la légitimité esthétique. L’accomplissement
de cette condition permet de créer une œuvre qui puisse « excéder les stratégies

84
Dans son ouvrage très intéressant sur Edouard Glissant, Romuald Fonkoua, dans le chapitre IV : « La tentation
de la science » (p.133-163), évoque une ambition scientifique de Glissant qui a l’a guidée notamment dans la
fondation de l’Institut Martiniquais d’Etudes ainsi que de la revue Acoma. « L’orientation ethnosociologique »
de cette revue est clairement indiquée par Glissant, ce qui s’inscrit d’ailleurs, comme le précise Fonkoua, dans le
besoin que ressentaient à la même époque les intellectuels martiniquais, à savoir « l’ élaboration d’un savoir
[qui]se double de la volonté d’inventer une science à partir de renversement de l’exotisme ». Romuald Fonkoua,
Essai sur une mesure du monde au XX siècle.ÉEdouard Glissant, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 133.
85
Jean-Louis Joubert, Édouard Glissant, op.cit., p.38.

43
immédiates, les nécessités du moment, qui convertisse le potentiel paratopique
de l’intellectuel engagé en paratopie créatrice86 ». Sans vouloir se subordonner
au contenu idéologique, ils ne veulent pas se soustraire à l’obligation qui pèse
sur l’écrivain selon la perception qu’ont les deux auteurs de leur vocation,
tributaire en plusieurs points de la vision romantique. Plusieurs postures
identificatoires s’entrecroisent ainsi chez Glissant et chez Sábato soucieux de
mettre à profit leur travail littéraire tout comme leur notoriété.
La consécration de l’écrivain n’est pas sans conséquence sur sa légitimité.
Malgré les critiques à l’encontre des prix littéraires que nous rencontrons
notamment chez Pascale Casanova, qui les qualifie de «fabrique de
l’universel », il faut admettre que la reconnaissance des œuvres de Glissant et de
Sábato par les dispositifs et les mécanismes éditoriaux du « centre » en modifie
nettement la perception.
L’accueil qu’a reçu le premier roman de Sábato en France, et le prix
Renaudot décerné au roman La Lézarde de Glissant ne sont pas sans écho sur
leur réception auprès du lectorat, y compris dans leurs pays d’origine, et de la
critique institutionnalisée. La réception de l’œuvre de Glissant et de Sábato
relève nécessairement de ces facteurs. Dépendante des modalités de la
publication et de la diffusion, l’œuvre est ensuite
médiatisée par les interprétations et les annexions dont [elle] est l’objet par
ces intermédiaires que sont les lecteurs, qu’ils appartiennent au champ
littéraire (revues, jurys, académies), […] qu’ils soient institutionnels ou
individuels, professionnels ou amateurs 87.

Ces premiers prix seront suivis par d’autres reconnaissances à l’échelle


nationale et internationale qui consolident la position des deux écrivains. Il faut
mentionner la nomination de Glissant et de Sábato comme auteurs nobélisables88

86
Dominique Maingueneau, Le discours littéraire…, p.125.
87
Gisèle Sapiro, op. cit., p.10.
88
La candidature de Glissant a été proposé au prix Nobel de littérature en 1992. La presse française voyait en
Glissant « un des rares auteurs francophones à pouvoir espérer le prix Nobel » dont l’œuvre « n'a pas fini de
surprendre par ses explorations philosophiques, politiques et littéraires ». Le prix a été décerné cette année à
Derek Walcott. Sábato figure parmi des candidats au Nobel en 2007. Dans le texte de « Postulación de la
Sociedad General de Autores y Editores de España”, nous lisons ceci: “Desde hace años la entidad colabora con

44
pour mesurer le degré de leur reconnaissance internationale. La nomination de
Glissant advient en 1992. Quant à Sábato, il semble détenir, à ce titre, un record
de nominations : proposé comme candidat au Prix Nobel en 1979, en 2007, 2008
et 2009, il se voit, en 2010, toujours fortement soutenu par La Sociedad General
de Autores y Editores de España89. La ville de Buenos Aires lui a remis, en
2010, le prestigieux prix littéraire José Hernández à l’occasion de ses 99 ans90.
Les prix littéraires91 et les distinctions dont l’œuvre de Glissant est
couronnée, reflètent aussi sa présence sur la scène internationale, notamment à
travers sa fonction de Directeur du Courrier de l’Unesco, de 1982 à 1988. En
1989, il est nommé « Distinguished University Professor » de l'Université d'Etat
de Louisiane (LSU), où il dirige le Centre d'études françaises et francophones.
Depuis 1995, il est « Distinguished Professor of French » à la City University of
New York (CUNY). Par ailleurs, Glissant est à l’initiative du Prix Carbet de la

la Academia sueca. El Consejo de Dirección de la Sociedad General de Autores y Editores ha resuelto proponer
a la academia sueca los nombres de tres escritores Francisco Ayala, Ernesto Sábato y Miguel Delibes como
candidatos al premio Nobel de Literatura de 2007”. Le prix est décerné à un écrivain anglais, Doris Lassing.
Voir au sujet de “politisation” de prix Nobel de littérature, un article polémique de Pascale Casanova, écrivain et
critique littéraire, dans « Le Monde Diplomatique», [en ligne], URL : http://www.monde-
diplomatique.fr/2001/12/CASANOVA/15950. Consulté le 12 janvier. A propos des instances
« consacrantes [qui] sont les gardiennes, les garantes et les créatrices de la valeur » lire le chapitre « La fabrique
de l’universel » et plus particulièrement le sous-chapitre « Le prix de l’universel » qui analyse le prix Nobel,
dans l’ouvrage de Pascale Casanova, La république mondiale des lettres, op. cit., 217-226.
89
“La Sociedad General de Autores y Editores de España, postulara a Ernesto Sábato para su consagración como
Premio Nobel de Literatura 2007. Propongo que iniciemos acciones manifestando nuestro apoyo ante el mundo y
la Fundación Nobel, para que Ernesto Sábato obtenga en vida, el galardón. Lo merece como literato y como
hombre”. Alfredo Luis di Giacomo, http://sabatonobel2007.blogspot.com/. La Sociedad General de Autores y
Editores (SGAE) propuso a la Academia Sueca los nombres de los escritores Ernesto Sábato (Rojas, Buenos
Aires, Argentina, 1911), Miguel Delibes (Valladolid, España 1920) y Ernesto Cardenal (Granada, Nicaragua
1925) como candidatos al Premio Nobel de Literatura 2010. En 2007, 2008 y 2009 tanto Delibes como Sábato
habían sido nominados por la misma institución, junto al español Francisco Ayala, que murió en noviembre
pasado. Esta vez, acaso tal vez la suerte sea otra. http://www.revistaenie.clarin.com/notas/2010/01/05/_-
02113887.htm.
90
Nous lisons dans la presse portègne : « Ayer cumplió 99, y por su trayectoria y aporte a la cultura nacional, le
entregaron el Premio José Hernández”. Antonela de Alva, Clarín, 25 juin 2010,
http://www.clarin.com/sociedad/Homenajearon-Ernesto-Sabato-cumpleanos_0_286771459.html.
Rappelons à cette occasion que Sábato a reçu de nombreuses distinctions en Argentine comme dans le monde
entier, dont le prestigieux Prix Cervantes en 1984.
91
Il faut rappeler à ce propos ce que dit Casanova au sujet des prix littéraires, qu’elle considère « la forme la
moins littéraire de la consécration littéraire : ils sont chargés le plus souvent de faire connaître les verdicts des
instances spécifiques en dehors des limites de la République des lettres. Ils sont donc la partie émergée et la plus
apparente des mécanismes de consécration, sorte de confirmation à l’usage du grand public ». La République
mondiale des lettres, op. cit., p. 217.

45
Caraïbe92, créé en 1990, lequel « récompense et promeut une œuvre littéraire, de
réflexion ou de fiction, illustrant l’unité-diversité de la civilisation caraïbe93 ».

4. La notoriété au service de l’engagement.

La notoriété d’un écrivain a ceci de positif qu’elle peut être mise au


service d’un engagement à travers lequel ce dernier peut concilier l’engagement
littéraire avec l’engagement socio-politique, dilemme qui semble peser sur les
écrivains de la génération influencée par les idées de Sartre. Glissant, tout en
reconnaissant sa dette envers son compatriote Frantz Fanon, se démarque de ses
prises de position pour opérer une sorte de synthèse entre différentes approches
de l’engagement à travers la littérature.
Quant à Sábato, il entretient une relation polémique avec Sartre, visible
tant dans ses essais, « Sartre contra Sartre », que dans ses œuvres fictionnelles,
tout particulièrement Abaddón el exterminador, où il conteste certaines de ses
positions, notamment au sujet de la vocation de la littérature.
Glissant et Sábato sont tous les deux conscients que leur rôle ne se limite
pas au territoire de la littérature. Comme le fait remarquer Claude Abastado,
Chaque société a ses conteurs, ses écrivains, ses artistes, dont la place et le
rôle sont variables : consacrés par une fonction officielle ou rejetés en
marge de la collectivité, ils sont la conscience d’une société, ou ses
témoins94.

Du fait de leur notoriété, les deux auteurs peuvent prétendre occuper cette
« fonction officielle » dans la société pour mettre à profit leur posture
d’intellectuel. Dans la théorie de Bourdieu, « aux différentes positions […]
correspondent des prises de position homologues, œuvres littéraires ou

92
Ce prix créé à l’initiative de Glissant, avec le soutien du Conseil Régional de l’Ile de France, du Ministère de
l’Outre-mer et de l’Institut du Tout-Monde « fait avancer la pratique culturelle et sociale des créolisations. Il
favorise la connaissance de l’imaginaire des peuples dans leur diversité ». Parmi les lauréats du prix se trouvent
notamment Patrick Chamoiseau (la première édition) et Miguel Duplan.
93
Institut du Tout-Monde, http://tout-monde.com . Prix Carbet de la Caraïbe.
94
Claude Abastado, op.cit, p. 119.

46
artistiques évidemment, mais aussi actes et discours politiques, manifestes ou
polémiques 95».

Au vu de la position que s’attribue Glissant à travers son écriture et ses


activités extralittéraires, il n’est pas étonnant que sa notoriété ait été mise au
service de diverses causes. En 2006, Glissant s’est vu confier la tâche de
réfléchir aux modalités de mise en place d’un Centre national pour la mémoire
des esclavages et de leurs abolitions qui mettrait en avant le travail de mémoire
et de recherche sur la question de l’esclavage. Nous lisons dans l’introduction de
Louis Boutrin à l’interview de Glissant :

Aujourd’hui, c’est Jacques Chirac en personne, sous les conseils de son ami,
Dominique de Villepin, qui lui demande de mettre en œuvre un projet de
Centre National de la Mémoire de l’esclave. Un défi phénoménal
qu’Edouard Glissant a accepté de relever96.

La première étape de ce travail mené par Glissant a été l’ouvrage


Mémoire des esclavages, un rapport sur les modalités de la mise en place de ce
centre, sous-tendu par une réflexion poétique et philosophique au sujet de
l’esclavage. Glissant y propose, entre autres, d’instaurer un Tribunal
international de l’esclavage moderne qui veillerait à faire respecter les droits
humains en matière d’esclavage, quelle que soit la forme de cet esclavage. Ces
mesures suivent une tendance récente de la société française qui se dit prête à
reconnaître les crimes perpétués durant la période de la Traite négrière97.

L’engagement intellectuel de Glissant se traduit également par une


nouvelle forme de réaction à l’actualité, il s’agit de sa coopération avec Patrick
Chamoiseau à l’écriture de petites brochures qui répondent à cette actualité. Le

95
Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, op.cit., p. 321-322.
96
« Édouard Glissant. Entre nationalisme et Tout-monde », in La Tribune des Antilles, janvier 2007, numéro 50,
p.13. Entretien de Louis Boutrin.
97
En 2001 est votée au Parlement français la loi Taubira qui reconnaît l’esclavage comme un crime contre
l’humanité, « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ». Loi
2001-434 du 21 mai 2001. Cité par Emmanuel Decaux, Les formes contemporaines de l’esclavage, Martinus
Nijhoff Publishers, coll. « Les livres de poche de l’Académie de droit international de la Haye », 2009, p. 171.

47
retour à la forme du « manifeste » traduit la réactivité de l’écrivain face à un
événement, et par sa forme courte et accessible, favorise la diffusion de sa
pensée à un plus grand public. La quasi concomitance98 entre l’événement et la
parution du texte, confère à ce dernier une réelle assise dans son contexte, tout
en répondant vivement à l’attente de son public. Ainsi, Glissant réagit en tandem
avec Patrick Chamoiseau à la création du Ministère de l’Immigration en France
avec le texte Quand les murs tombent. L’identité nationale hors- la- loi ?99 et
L’Intraitable beauté du monde. Adresse à Barack Obama100 où ils s’adressent au
président américain avec cette lettre ouverte, comme ils le qualifient, qui donne
à voir la pensée de la relation et de la diversité dans le contexte des élections aux
Etats Unis. La proximité créée avec le public et l’abolition de la distance entre
le « poète » et le « peuple » facilitent la réception et renforcent la crédibilité de
l’écrivain dont l’engagement n’est jamais démenti.

Dans le cas de Sábato, sa présence médiatique et ses activités


extralittéraires influent largement sur son lectorat. Dans le sondage réalisé en
1994 et publié par le quotidien Clarín, Ernesto Sábato se trouve à la première
position, reconnu par un pourcentage important de la population de Buenos
Aires comme exemple d’autorité morale101. Pour comprendre son statut, il nous
faut revenir sur les prises de position qui lui ont valu cette notoriété. Le régime
péroniste a créé des conditions de répression politique et a pris des mesures de
contrôle idéologique de la production littéraire par l’Etat. Sábato en parle dans

98
Il faut voir cette réactivité aussi du côté des éditeurs Galaad, qui en choisissant la conception graphique sobre
mais éloquente, faisant penser à un affichage publique, de leurs éditions au prix accessibles favorisent, d’une
part, l’achat par le plus grand nombre de personnes et ,d’autre part, s’assurent de l’actualité de leurs éditions.
99
Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Quand les murs tombent. L’identité nationale hors -la -loi ?, Editions
Galaade, Institut du Tout-monde, Paris, 2007.
100
Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, L’intraitable beauté du monde, Editions Galaade, Paris, 2009.
101
Pour comprendre le crédit de confiance que lui accordent les Argentins, nous énumèrerons brièvement les
autres personnages désignés comme hautement morales : René Favaloro, Magdalena Ruiz Guiñazu, María Elena
Walsh, César Milstein, Fito Paéz, monseigneur Antonio Quarracino, Luis Moreno Ocampo. ”Porque se ha
constituido como un importante productor – desde varias décadas, repetidor – de discursos y, en tanto tal, detenta
una posición estratégica en lo que hace a la construcción ideológica de este país.” Ces précisions proviennent
d’un ouvrage réalisé par María Pía López et Guillermo Korn, Sábato o la moral de los argentinos, Buenos Aires,
América libre, coll. « Armas de crítica » dirigida por David Viñas y Eduardo Rozensvaig, 1997, p. 10.

48
Abaddón el exterminador, en mentionnant la publication de son roman
précédent Sobre héroes y tumbas 102:

yo me aferraba a aquellas páginas, en buena parte escritas con temor, como


si un instinto me estuviera advirtiendo los peligros a que me exponía con su
publicación 103.

Conscient de l’impact de son livre dans le contexte de la situation


politique en Argentine, après le retour de Perón au pouvoir, l’écrivain s’expose
au danger en traitant de thèmes politiques dans son roman. La posture construite
par Sábato dans et par son œuvre révèle des convergences avec la posture
littéraire de martyr-témoin, répertoriée par Meizoz, sur laquelle nous
reviendrons. Loin d’être une pure invention littéraire, ce statut se confirme à
travers les témoignages d’un tiers et de l’écrivain lui-même qui reste tout de
même peu éloquent sur ce sujet sensible104. L’impératif de vérité qui guide les
choix de l’auteur est un indice quant à l’image de soi qu’il projette dans son
discours : les confidences faites au lecteur doivent lui assurer la confiance de
celui-ci. Comme le dit Meizoz : « l’ethos tient donc à l’image de soi que le
locuteur projette dans son discours afin d’emporter l’adhésion de son
auditoire105 ». La notoriété de Sábato se soutient de ce mythe littéraire consolidé
au cours de son itinéraire où le relais entre les écrits critiques et les romans se
fait évident dans la mesure où ils relèvent du même caractère polémique. L’effet
rétroactif de la posture littéraire contribue à l’ériger en symbole de la lutte contre
le régime et en porte-parole des opprimés. La mission confiée à Sábato par le
président Raúl Alfonsín, qui consistait à présider les travaux de CONADEP106

102
13 années séparent la publication de ceux deux romans, Sobre héroes y tumbas a été publié en 1961 et
Abaddón el exterminador en 1974.
103
AEE, p.21.
104
A travers les entretiens avec Sábato regroupés dans Medio siglo de Sabato par Julia Constenla, nous pouvons
mesurer le « climat d’intimidation » dans lequel vivait Sábato et sa famille après la publication du rapport Nunca
más : « desde que suscribió el informe de la Comisión Nacional Sobre la Desaparición de Personas […] Sábato
también conoce las amenazas anónimas, las campañas de difamación, los procesos judiciales y las
conspiraciones para asesinarlo”. Medio siglo con Sabato, op. cit., p. 334.
105
« « Postures » d’auteur et poétique », op. cit., p.4.
106
Le sigle correspond à « Comisión Nacional sobre la Desaparición de las personas ». Il s’agit d’une
commission , dont la présidence a été confiée à Ernesto Sábato par le président Raúl Alfonsín en 1983, dont le

49
(Commission pour l’investigation sur les disparus de la dictature militaire),
apparaît dans cette perspective comme une confirmation officielle de son
autorité morale. La légitimité de cette nomination est soulignée par Monseigneur
Justo Laguna qui y voit le couronnement de la posture intellectuelle de
Sábato107 :
no fue una casualidad en su vida ; estaba destinado a ella : sólo una figura
de su estatura moral podía afrontar la responsabilidad de presidir el
organismo que investigó los crímenes de lesa humanidad cometidos en
nuestro país108.

La présidence de CONADEP s’inscrit dans la logique d’une action


consacrée à une « permanente defensa de los derechos humanos, su vocación en
la lucha por libertad109 ». Sábato mentionne la difficulté de la tâche que se
proposait cette commission dans son testament spirituel Antes del fin où il décrit
l’état d’esprit avec lequel il abordait sa mission: « la oscura sensación de que
ninguno volvería a ser el mismo, como suele ocurrir cuando se desciende a los
infiernos110 ». Le rapport de CONADEP, au titre on ne peut plus évocateur,
Nunca más, rendu public, a été précédé d’une préface écrite par Sábato. Selon ce
que rapporte l’écrivain, « en más de cincuenta mil páginas quedaron registradas

but était d’investiguer sur des crimes perpétrées durant la dictature et d’établir une liste de personnes disparues
pour des raisons politiques. En 1984, la Commission a remis le rapport de ses investigations au président. Ce
rapport au titre bien éloquent Nunca más, publié la même année, avec le prologue d’Ernesto Sábato, est connu
sous le nom de « Informe Sábato ». L’exemplaire original de ce rapport est exposé dans le Musée National
d’Histoire, à Buenos Aires. Le siège de ce musée se trouve dans le Parque Lezama, là où commence l’action de
Sobre héroes y tumbas.
107
Miguel Wiñazki: “No es una casualidad que lo sigan los jóvenes. No es una trivialidad el hecho de que sea él
el presidente de la Fuba, ni tampoco fue casual qua haya presidido el Conadep”. Il le désigne comme “conciencia
ética de los argentinos”. p. 11; “Cuando los chicos lo consagraron Maestro. Ahí lo envidié. Porque creo que el
gran merito, el verdadero triunfo al que puede acceder una persona mayor, es que la gente lo reconozca como
maestro”, Alfredo Bravo, El nuevo porteño, 1996, cité par María Pía López, Guillermo Korn, Sábato o la moral
de los argentinos, op. cit., p. 131.
108
Julia Constenla, Sábato, el hombre. Una biografía, JB Ediciones, 1997, Introduction à charge de Monseigneur
Justo Laguna, p. 10.
109
Ibid. Citons un fragment d’un prologue de Nunca más écrit par Sábato où il évoque les difficultés de cette
tâche : « Con tristeza, con dolor hemos cumplido la misión que nos encomendó en su momento el Presidente
Constitucional de la República. Esa labor fue muy ardua, porque debimos recomponer un tenebrosos
rompecabezas después de muchos años de producidos los hechos, cuando se han borrado liberadamente los
rostros, se ha quemado toda la documentación y hasta se ha demolido edificios […] En el curso de nuestras
indagaciones fuimos insultados y amenazados por los que cometieron los crímenes […] nos acusan de no
propiciar la reconciliación nacional, de afilar los odios y resentimientos, de impedir el olvido”. Nunca más,
Editorial Eudeba, [En ligne], URL: http://www.desaparecidos.org/arg/conadep/nuncamas.
110
Antes del fin, p. 116.

50
las desapariciones, torturas y secuestros 111». Diana Quattrocchi-Woisson
rapporte dans son étude sur les « années de plomb » en Argentine, les résultats
de l’enquête révélés en septembre 1984, où l’opinion publique apprenait
l’existence de 364 centres clandestins d’arrestation, et un nombre important de
8961 disparus durant le régime. Nous y apprenons que suite à l’enquête, le 17
octobre 1984, la justice civile décide de prendre en charge le procès contre la
hiérarchie militaire qui « fut un procès historique sans précédent en Argentine
et en Amérique Latine 112». Il convient de souligner à ce propos le « climat
d’intimidation113 » qui accompagnait les travaux d’investigation de la
commission.
Si la notoriété de Sábato a déterminé le choix du président Alfonsín, en
retour, la participation aux travaux de CONADEP a influé positivement et
durablement sur la réception de son œuvre. Cette influence n’est guère étonnante
en regard de l’affirmation de Meizoz selon laquelle « chaque posture,
génératrice des formes discursives, fait sens en relation avec une position, une
trajectoire dans un champ singulier114 ». La relation entre les deux dimensions
de la posture nous renseigne sur son caractère ou effet « rétroactif ». Meizoz
précise à ce propos :
adopté comme une mise en scène publique du soi-auteur, un choix postural
peut avoir un effet-retour sur l’auteur, lui dictant alors des propos et des
conduites générées tout d’abord par son option115.

Les liens qui unissent l’auteur à son œuvre, en plus de livrer sa vision du
monde, peuvent donc avoir des incidences importantes sur ses prises de position
idéologiques et ses apparitions publiques. Sábato a constamment rejeté la
dénomination d’« écrivain professionnel » (« literato », « profesional de letras »)

111
Ibid., p. 117.
112
Ibid.
113
Diana Quatrocchi-Woisson, « Autour des années de plomb », Le Débat, n°122, novembre-décembre 2002,
Paris, Gallimard, p. 78-88.
114
Jérôme Meizoz, op. cit., p.7.
115
Ibid., p.9.

51
ainsi que son appartenance à un quelconque cénacle ou cercle littéraire116. Le
refus d’intégrer les cénacles se perçoit déjà chez son personnage Castel, dans El
Túnel, lorsqu’il met en dérision le mythe de la vie artistique. Ce choix détermine
la posture de poète-martyr adoptée par Sábato depuis ses débuts littéraires. Ces
prises de position sont en quelque sorte confirmées par le refus d’intégrer
l’Académie argentine des lettres, refus qui témoigne de sa position « solitaire »
et hétérodoxe selon le titre de son essai, Heterodoxia, de 1954. Cette posture de
Sábato se comprend aisément si elle est mise en rapport avec sa foi dans la
« vocation littéraire ». Pour lui, les notions de martyre et de témoignage doivent
constamment être associées ( au vu de leur étymologie, comme nous le rappelle
Sabato117) au métier d’écrivain, ce qu’il résume parfaitement en ces termes :
la literatura no es pasatiempo ni una evasión, sino una forma – quizá la más
profunda – de examinar la condición humana118.

Cette vision du travail et du rôle de l’écrivain revient souvent sous la


plume de ses lecteurs, ce qui prouve la lisibilité et l’efficacité de sa posture.
Ainsi, Monseigneur Justo Laguna souligne, dans l’introduction à la biographie
de Sábato, que l’écrivain a été témoin des événements difficiles :
también intervino en ellos, asumiendo todos los riesgos y pagando todos los
costos. Lo hizo como ciudadano común, cuando era prácticamente
desconocido, firmando solicitadas y participando en política, y lo hizo
también como hombre público, una vez que se volvió un gran protagonista
de la vida cultural argentina, sometiéndose a las críticas y los agravios más
feroces, poniendo en peligro su vida y la de su familia que siempre lo
acompañó119.

116
Il commente sa répugnance à l’égard des cénacles littéraires dans Abaddón: “Tal vez uno podría llegar a
escribir algo verdadero cuando esa repugnancia por los literatos y sus palabras llegase a un grado irresistible;
pero repugnancia de verdad, de esas que pueden provocar un vomito a la sola vista de uno de esos cocktails de
artistas que hablan de la muerte mientras se disputan un premio municipal 116. AEE, p. 382.
117
Dans Antes del fin, Sábato revient sur le sens de sa posture de martyr-témoin: “el escritor debe ser un testigo
insobornable de su tiempo […] debe prepararse para asumir lo que la etimología de la palabra testigo le advierte:
para el martirologio”. Antes del fin, p. 63.
118
“Introducción”, in Sábato, el hombre. Una biografía, op. cit., p. 8.
119
Ibid., p. 10.

52
Pour Sábato, l’engagement politique ne se résume pas à l’affiliation à un
parti ou à un mouvement. Dans la lettre adressée à Mario Amadeo à propos de la
polémique en lien avec le péronisme, il écrit :
Ya que si en un sentido estricto no soy político, como usted, lo soy en el
sentido amplio y primigenio de la palabra y como intelectual argentino no
sólo tengo el derecho de discutir sobre este tema sino que, como implicado
en el grave momento de nuestra patria, tengo el deber de hacerlo120.

Ce discours au sujet de l’engagement politique partage en effet de


nombreux points communs avec la vision de Glissant, ce qui se confirmera
également à travers leurs activités extralittéraires postérieures.
Ernesto Sábato, n’est pas moins présent sur la scène médiatique où il
prend souvent la parole à propos de l’actualité dans son pays ou dans le monde.
Aussi, réagit-il, en 2002, conjointement à José Saramago contre une loi qui
devait être votée au Mexique (« Ley de Derechos y de Cultura Indígena ») qu’il
considéra comme preuve d’une politique manifestement discriminatoire
pratiquée par le gouvernement mexicain à l’encontre des populations
indiennes121. Sa fondation (Fundación Ernesto Sábato122) œuvre, depuis ses
débuts, contre l’analphabétisme des populations marginalisées en Argentine, en
120
Ernesto Sábato, El otro rostro del peronismo. Carta abierta a Mario Amadeo, 6 de agosto, 1956, p. 9.
121
Il nous paraît important citer ici quelques passages marquants de la lettre adressée par Sábato et Saramago au
gouvernement méxicain, que nous pouvons lire sur le site de la Casa de las Américas : “Los escritores e
intelectuales José Saramago y Ernesto Sábato se sumaron a la reacción mundial que ha provocado la decisión de
la Suprema Corte de Justicia de México, cuando el pasado día 6 dio la espalda a la posibilidad de construir una
verídica Ley de Derechos y Cultura Indígena. Nous lisons dans la lettre: “Desde un punto de vista ético y de
respeto humano, la decisión de la Suprema Corte de Justicia de la Nación significa que el Estado mexicano
considera a los pueblos indígenas su enemigo interno […] Los Indios de México que, como todos sus iguales de
América, vienen sufriendo a lo largo de la Historia las peores afrentas y las peores humillaciones, acaban de
recibir una bofetada más de desprecio […] Ahora el gobierno se escudará tras una decisión de la Suprema Corte
que, por no extraña casualidad, sirve a su política sistemática de exclusión de comunidades indígenas”. [En
ligne] URL: http://laventana.casa.cult.cu/modules.php?name=News&file=article&sid=465. Consulté le 16
janvier 2009.
122
« Fundación Ernesto Sábato » compte parmi ses membres, entre autres, à José Saramago, Claudio Magris,
Héctor Bianciotti. Augusto Roa Bastos, mort en 2005, était l’un de ses membres d’honneur. La page officielle de
la Fondation nous renseigne sur les objectifs et les actions initiées par ses membres : « La educación es el motivo
originario y esencial del trabajo de la Fundación, lo realizamos a través de todos nuestros programas y en forma
muy especial acompañando el Plan de lectura del Ministerio de Educación. En el aérea cultural hemos creado
una Compañía Cultural Itinerante como homenaje que la Fundación quiere rendir a alejadas poblaciones del
interior de nuestro país. A partir de esa experiencia hemos empezado un proyecto que nos entusiasma – Memoria
de América – junto a algunas comunidades antiguas de la América Latina, donde creemos se encuentran huellas
de otras maneras valiosas de vivir. Esta experiencia comenzará en la Provincia de Misiones junto a las
comunidades M’Bva Guaraní”. Voir “Carta testimonio”, [En ligne], URL :
http://fundacionernestosabato.org/2009/

53
apportant son soutien aux actions sociales et éducatives dans des foyers ruraux.
L’accent est mis également sur la préservation des langues et cultures
autochtones qui se traduit par une action en faveur de la préservation et de la
diffusion du patrimoine des guaranis ainsi que d’autres peuples originels
d’Amérique : Atacamas, Kollas, Atahuacas123. En accord avec son discours
prônant la mise en valeur, la préservation et la sauvegarde des valeurs de la
diversité, considérée comme une source de richesse culturelle et linguistique
pour tout le continent sud-américain, la Fondation Sábato se donne plusieurs
objectifs, dont le projet « Memoria de América ». Ce projet se veut un hommage
à tous les peuples qui ont contribué à la diversité culturelle du continent ; son
but consiste à « preservar y difundir otros modos valiosos de habitar el mundo,
de vivir la tierra y el tiempo124 ».
Cette vision a beaucoup de points communs avec celle de Glissant. Parmi
les objectifs de l’Institut du Tout-monde créé à l’initiative d’Édouard Glissant,
nous pouvons énumérer les suivants :
faire avancer la connaissance des phénomènes et processus de créolisation
[…] de contribuer à diffuser l’extraordinaire diversité des imaginaires des
peuples, que ces imaginaires expriment à travers la multiplicité des langues,
la pluralité des expressions artistiques et l’inattendu des modes de vie 125.

La sauvegarde de l’oubli et la valorisation de la recherche sur le passé


constituent les deux axes majeurs des projets respectifs de Glissant et Sábato, à
savoir la « Mémoire des esclavages » et « Memoria de América ».
Il faut souligner à ce propos que leur mort survenue la même a nnée,2011,
n’a pas mis fin à ces divers projets qui suivent leur cours, soutenus par les
collaborateurs, les partisans et les amis de Glissant et de Sábato qui ont su
reconnaître leur héritage littéraire et spirituel et qui s’emploient à le préserver et
à faire vivre leurs idéaux.

123
Les détails concernant la mise en œuvre de ce projet, initié au début de l’année 2009, figurent dans la partie
« Noticias » : « Cuidado y difusión de la cultura Guaraní ». http://fundacionernestosabato.org/2009/
124
Fondation Ernesto Sábato, page oficielle, URL: http://www.fundacionernestosabato.org.
125
http://www.tout-monde.com/presentation.html.

54
5. Ethè préalable et discursif de Glissant et de Sábato en interaction.

Ce bref parcours biographique nous a permis d’observer qu’il serait


difficile voire impossible de passer outre la dimension médiatique et publique de
Glissant et de Sábato dans la mesure ou tous les deux, plus ou moins
volontairement, se plient à l’exercice de l’apparition publique, à travers divers
supports. Sans aller dans l’excès, ils ne refusent pas un entretien, participent aux
débats littéraires, occupent une place médiatique sans conférer à cette dimension
de leur posture littéraire de rôle majeure. L’impact de la posture médiatique126
pèse, malheureusement, sur la réception critique de leur travail en opacifiant
l’accès à l’œuvre. Horacio Salas met en exergue un “excès” de posture chez
Sábato, désigné par certains critiques « el más público de los escritores
argentinos », qui contamine la lecture de son œuvre:
Aunque no hubiese escrito un solo libro, su nombre aparecería una y otra
vez como el de un maestro127, título que muy pocos pueden ostentar con
tanta justicia. Pero además los escribió, claro 128.

L’importance accordée à l’éthos préalable au détriment de l’œuvre où


s’élabore un ethos discursif met en évidence l’interaction étroite entre ces deux
dimensions, évoquée au début de ce chapitre.
Cet ethos préalable qui poursuit Glissant après son assignation en
résidence en France métropolitaine dessert partiellement la lecture postérieure
de ses écrits où on critique son délaissement de la « cause martiniquaise » et le
départ de son lieu vers le « Tout-monde », concept qui éveille beaucoup de
réactions tant positives que négatives. La posture de rebelle, d’indépendantiste

126
Notre opinion se voit confortée dans la déclaration de María Rosa Lojo, selon qui « su obra fue opacada por el
personaje ». Et Lojo de déclarer : « Sábato tuvo por años una altísima visibilidad. Fue un personaje polémico,
amado por unos, odiado por otros. La valoración de su obra fue, en buena parte, obturada por el personaje”.
Entretien avec María Rosa Lojo, “Reeditan los mejores textos de Sábato y anuncian homenajes”, in Tercera, 4
mai 2011. [en ligne] URL: http://diario.latercera.com. Consulté le 5 mai 2011.
127
Cette auto-dénomination qui apparaît dans Abaddón el exterminador est reprise par la critique lorsqu’elle se
réfère au statut de Sábato en Argentine. Elle sera ensuite dotée, en fonction de la position de la critique favorable
ou non à l’égard de l’écrivain, d’une revalorisation positive ou péjorative. Ce deuxième cas est visible dans
l’ouvrage de María Pía Lopez et Guillermo Korn, Sábato o la moral de los Argentinos.
128
Horacio Salas, « Veinte años después”, in Cuadernos Hispanoamericanos, n°391-393, Madrid, Editorial
Mundo Hispánico, 1981,p. 798.

55
n’est pourtant jamais enfermé chez Glissant dans un repli sur soi et une
revendication régionaliste, la littérature mondiale est soumise certes à une
relecture où il perçoit les jeux du pouvoir et de la domination malhabilement
cachés, il ne prétend pas néanmoins à aucun moment de rompre définitivement
avec la littérature qui l’a formée et construite, ayant conscience de la vanité
d’une pareille prétention. Les activités de Glissant à partir des années 90 se
déploient sur plusieurs domaines et s’étendent sur le tout-monde conceptualisé
comme volonté de dépassement des « anciennes fixités ». Mendes Gallinari
considère « la connaissance préalable de la réputation d’un auteur, de ses
caractéristiques stylistiques ou de son positionnement idéologique ou
esthétique » comme « un facteur pertinent si on veut réfléchir à la circulation
sociale d’un texte et à son impact possible 129 ». Ces informations préalables,
que nous relevées, interagissent avec les images auctoriales contenues dans les
œuvres. Le résultat de ces interactions s’avère un indice intéressant pour la
compréhension des mécanismes de la réception.
Auteurs nobélisables et couronnés par de nombreux prix et distinctions
littéraires, ils sont loin de provoquer l’unanimité auprès de leurs pairs et de leurs
compatriotes. Glissant et Sábato se voient reprocher l’excès de leur posture et,
par conséquent, l’adhésion des lecteurs et de la critique professionnelle à la
posture qu’ils ont construite, sans que ces derniers n’en fassent un examen
critique objectif. Guillermo Korn et María Pía López ironisent à propos de cette
acceptation quasi aveugle de la posture de Sábato : « el número inicial de Al
margen es una muestra de profunda adhesión acrítica a la figura social
construida por el escritor 130». L’importance de la posture publique de Sábato
l’emporterait souvent sur son ethos discursif, au détriment de son œuvre
littéraire. Le fait de se convertir en un intellectuel de l’espace public, intervenant

129
Melliandro Mendes Gallinari, « La clause auteur : l’écrivain, l’ethos et le discours littéraire », Argumentation
et Analyse du Discours, n°3, op. cit. URL : http://aad.revues.org/index663.html. Consulté le 19 décembre 2009.
130
Sábato o la moral de los Argentinos, op. cit., p. 132.

56
dans les affaires de la cité, a réduit la portée de son écriture comme le remarque
María Rosa Lojo :
para ciertos sectores de opinión, esta imagen venerable, esta suerte de
indiscutido magisterio, forman parte de los procesos de anquilosamiento que
conllevan los reconocimientos oficiales y el paso de los años. Desde esta
mirada, Sábato considerado como ‘prócer cultural’, habría excedido su
propio tiempo, se habría convertido en vida, en monumento y estatua de sí
mismo131.

Comprendre la reconnaissance et la réussite de la posture de Sábato


revient au fond à interroger la société argentine en tant que lieu d’où cette
posture a émergée et où elle a été couronnée de succès. Le déficit de légitimité
dont témoigne Sábato à travers son œuvre est dû à la lecture parfois erronée de
ses prises de position successives, considérées comme « trahisons ». Juan José
Sebrelli explique ces attitudes parfois contradictoires et controversées de Sábato
comme faisant partie de l’honnêteté intellectuelle de l’écrivain face aux
fluctuations politiques et sociales qui exercent une influence sur sa pensée :
« estas frecuentes ‘traiciones’ a sistemas filosóficos, partidos políticos, capillas
literarias y viejas ilusiones no son sino la otra cara de una constante fidelidad a
su propia condición humana 132».
Dans le cas de Glissant, le côté prophétique et dogmatique qu’il se voit
reprocher se solde par une surinterprétation de sa posture. Ainsi Georges
Desportes n’hésite pas à désigner Glissant comme « maître à penser » voire
même « gourou », et à présenter les créateurs, ou philosophes qui se réclament
héritiers de sa pensée comme ceux qui « encensent » l’écrivain « allant jusqu’à
chercher dans tous ses écrits et paroles, les illuminations et les oracles qui
émerveillent 133».

131
María Rosa Lojo, “Sábato: nictálope y vanguardista”, in Eduardo-Ramos Izquierdo (sous la direction de),
Seminaria 6. Voies de la littérature hispano-américaine I , Mexico / Paris, Rilma 2 / ADEHL, 2009, p. 73.
132
Juan José Sebrelli, “El argentino angustiado”, Ultramar, Chile, 1970, in Medio siglo con Sabato, op. cit., p.
40.
133
Georges Desportes, La paraphilosophie d’Édouard Glissant, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 71.

57
CONCLUSION

A travers divers exemples, se font jour de réelles similitudes dans les


postures de Glissant et de Sábato. Leur engagement ne se limite pas à leurs pays,
ils sont concernés tout autant par ce qui se passe chez eux que par les
événements internationaux, ce qui peut être résumé dans cette pensée de
Glissant contenue dans La cohée du Lamentin : « Agis dans ton lieu, le monde
s’y tient. Pense avec le monde, il ressort de ton lieu ».
La réticence qu’éprouve Diva Barbaro Damato en désignant le travail de
Glissant comme une mission134 est selon nous infondée. Même si Glissant est
loin de vouloir proférer des enseignements à l’adresse de ses lecteurs à travers
ses écrits, le caractère profondément communicationnel de son œuvre, qui établit
de manière plus ou moins explicite le contact avec son lecteur, confirme la
volonté d’atteindre son public, et cela malgré le droit à l’opacité qu’il exige pour
son écriture. Les activités extralittéraires de Glissant et de Sábato que nous
avons évoquées révèlent la même volonté de transmettre un certain savoir, de
créer les outils de cette transmission à l’usage de leur public.
Le « filtrage » des informations biographiques, auquel nous avons
procédé, a été dicté par la pertinence de certains éléments déterminants pour la
construction de l’identité littéraire des deux écrivains que nous retrouverons
déclinés à maintes reprises dans leur écriture. Ce bref parcours biographique
visait ainsi à mettre en relief les éléments susceptibles d’influencer la réception
postérieure de leurs œuvres et à éclairer les jalons de la construction posturale
qui se manifestera à travers les auto-biographèmes dans l’œuvre romanesque.

134
« Ces mots – et toute la vie de Glissant- indiquent, à mon avis, qu’il attribue à l’écrivain une sorte de
« mission » (je suis sûre qu’il ne sera pas d’accord avec le mot par la charge romantique qui y est
présente…Mais c’est une mission de combattant). Il lui faut essayer, ‘sans répit’, de montrer au monde ce qui est
enfoui, ce qui n’est pas immédiatement perceptible. Quand on regarde à la fin de ses livres la longue
énumération des rencontres auxquelles il a participé […] quand on le voit fatigué, épuisé même, mais toujours
prêt à répondre aux sollicitations d’interviews, d’émissions, c’est toujours le mot ‘mission’ qui me revient ».
Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’Édouard Glissant », in Poétiques d’Édouard Glissant,
op. cit., p. 149.

58
Néanmoins, ces jalons biographiques ne sont pas les seuls outils de la mise en
scène de l’auteur. Dans la mesure où nous soutenons que les postures littéraires
élaborées par Glissant et par Sábato découlent de leur condition de
« périphériques», tantôt assumée, tantôt niée au fil de leurs trajectoires
littéraires, témoins de multiples fluctuations au niveau de la représentation de la
littérature argentine et antillaise, il nous a paru pertinent de nous tourner au
préalable vers les généalogies littéraires dont ils se réclament. Le parcours à
travers les généalogies littéraires de Glissant et de Sábato que nous nous
proposons d’entreprendre aura l’avantage de nous renseigner non seulement sur
les influences qui ont marqué leur écriture mais encore sur leur rapport à
l’héritage littéraire et par conséquent sur la vision de la littérature argentine et
antillaise qui ressort de ces stratégies d’appropriation, voire de détournement ou
de rejet de références intertextuelles relevées. Ces généalogies s’avèrent une
archive de divers positionnements, adoptés au cours de leurs trajectoires, qui
tentent de corroborer ou de modifier leur position initiale et de ce fait exercent
une influence considérable sur la mise en scène de l’auteur dans les œuvres
fictionnelles. Qui plus est, les affinités intertextuelles, qu’il est possible de
restituer à partir de références présentes dans le macrotexte de Glissant et celui
de Sábato participent, de manière implicite, à la construction de leur posture et à
l’adoption d’une scénographie auctoriale.

59
Es legítimo decir que somos herederos y a la vez generadores de una originalidad.

Ernesto Sábato

L’intertextualité est une agonistique quasi bloomienne par laquelle le nouveau texte, roman ou
autobiographie, entre hommage et destruction, exhibitionnisme référentiel et dissimulation, s’érige sur des
ruines.
Laurent Milesi

Chapitre II. Généalogie littéraire. Positionnement dans l’intertexte.

Le geste de se positionner dans l’intertexte à travers l’élaboration de sa


propre généalogie littéraire recèle un important potentiel théorique. Se placer
ainsi dans une filiation déterminée revient à légitimer sa propre position dans le
champ et à préparer une stratégie de lecture pour son œuvre en l’insérant dans
un circuit communicationnel existant135. Nous pouvons considérer ce geste
comme fondateur de l’identité littéraire de l’auteur qui régira sa mise en scène.
Cette dernière se construit bien évidemment à partir d’une nécessaire mise à
distance des ressources dont il dispose, qui comprend, comme le précise
Maingueneau, « un certain parcours de l’archive littéraire, la redistribution
implicite ou explicite des valeurs qui sont attachées aux traces léguées par la
136
tradition ». Cette stratégie n’est pas l’apanage des littératures périphériques
mais s’applique à chaque époque et à chaque aire culturelle en ce que les
écrivains se mesurent par rapport à l’héritage dont ils disposent. Néanmoins,
c’est dans les littératures qui se sont construites dans un rapport de domination
culturelle exercée par le « centre » européen que cette question devient l’enjeu
important de la pratique littéraire, qu’elle soit teintée d’une attitude mimétique
ou qu’elle soit l’instigatrice de la libération de cette tutelle virtuelle. D’autant
que cette généalogie est explicitement annoncée chez Glissant et chez Sábato

135
Selon Maingueneau, « pour se positionner, pour se construire une identité, le créateur doit définir des
trajectoires propres dans l’intertexte ». Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, op.cit., p. 127.
136
Ibid.

60
tout au long de leurs itinéraires littéraires, et qu’elle est susceptible d’évoluer
constituant ainsi un baromètre des prises de position successives.
Si les stratégies d’ « appropriation symbolique du passé 137» seront
différentes chez l’écrivain argentin et chez son homologue antillais, ceux-ci
doivent néanmoins se mesurer au même dilemme, à savoir le positionnement
entre l’Europe et l’Amérique. Certaines références intertextuelles communes,
qui incluent des œuvres faisant partie des canons de la littérature occidentale,
témoignent d’ailleurs de ces va-et-vient entre différentes aires culturelles
redevables de leur formation intellectuelle nourrie largement par les lectures du
patrimoine littéraire européen. La représentativité des ouvrages empruntés aux
canons européens et de ceux provenant des lettres argentines et antillaises qui
composent leurs généalogies respectives nous renseignera sur la vision qu’ont
Glissant et Sábato de leur propre littérature et de son insertion dans le champ
littéraire mondial tout comme sur la question discutable du canon litéraire. La
prise en charge de la « périphéricité » et de la « marginalité » dans le discours
littéraire empruntera, comme nous allons l’observer, des chemins qui au fond ne
sont pas si éloignés, et cela, malgré les différences de contexte, esquissées
antérieurement. Car, aussi bien pour l’écrivain argentin que pour l’écrivain
antillais se pose avec acuité la question de leur positionnement et de leur
légitimité, du fait qu’ils appartiennent à des champs littéraires considérés
souvent, que ce soit justifié ou non, à travers le prisme du rapport au centre
européen qui constitue leur référent principal.
Malgré l’avènement du concept littérature-monde138 qui a remis en cause
de manière significative le binôme centre-périphérie, négliger la structure
inégale de l’espace littéraire constitue « l’un des obstacles à la prise en compte

137
L’expression de Gasquet, qui se réfère au dialogue des auteurs argentins avec la tradition littéraire, renvoie
plus précisément à la « relecture des classiques argentins et universels et réécriture des topiques littéraires
nationaux » en vue de recréer ou de réactualiser certains, tout en « s’inscrivant dans la continuité de la littérature
précédente ». Axel Gasquet, L’intelligentsia du bout du monde. Les écrivains argentins à Paris, Paris, Editions
Kimé, coll. « Détours littéraires », 2002, p. 351.
138
Voir à ce propos l’ouvrage Pour une littérature-monde, (sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud),
Paris, Gallimard, 2007.

61
des catégories esthétiques et politiques qui organisent de façon constitutive les
espaces littéraires périphériques139 » dans la mesure ou cela empêche souvent de
comprendre les contraintes spécifiques auxquelles ces derniers doivent faire
face.
Selon Meizoz, chaque position de l’écrivain, en fonction de son statut ou
de sa maîtrise culturelle, le prédisposerait à des prises de position différenciées
dans le champ140. Ce déterminisme latent, perceptible déjà dans la théorie des
champs chez Bourdieu, offre paradoxalement à l’écrivain la possibilité de dévier
de cette trajectoire qui lui a été tracée pour la modifier selon sa propre
conception de la littérature. Il est intéressant d’observer la fonction que
l’héritage littéraire assure pour l’auteur, « s’il est utilisé sans être interrogé,
fonctionnant comme un cadre silencieux141 ». Monique Charles indique, à juste
titre, que
Les remaniements dans l’investissement de l’héritage littéraire,
appréhendables tant dans l’œuvre critique que dans l’œuvre fictionnelle,
deviennent dans ce cas des indicateurs précieux du travail s’effectuant par la
création142.

Par quels moyens s’effectue la réévaluation des œuvres appartenant à


l’intertexte ? L’objectif de ce parcours consiste à dégager, à travers l’analyse des
généalogies littéraires de Glissant et de Sábato, leur vision des antagonismes
régissant le champ littéraire pour observer comment ils s’y positionnent. En
vertu de la distinction proposée par Bourdieu pour décrire différentes positions
disponibles dans le champ littéraire ainsi que leurs interactions, peut-on désigner
nos deux auteurs comme hérétiques ou plutôt comme orthodoxes143 ? Nous nous

139
La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 488.
140
Jérôme Meizoz, « Champ littéraire et analyse de discours : quelles articulations ? », in Maingueneau
Dominique, Østenstad Inger (sous la direction de), Au-delà des œuvres. Les voies de l’analyse du discours
littéraire, op. cit., p. 71.
141
Monique Charles, J.L.Borges ou l’étrangeté apprivoisé. Approche psychanalytique des enjeux, sources et
ressources de la création, Paris, L’Harmattan, coll. « Psychanalyse et civilisations », 2002, p. 29.
142
Dans son étude sur Borges, Monique Charles se demande « en quoi les filiations de l’auteur entrent en
convergence ou en polémique avec les postures identificatoires qu’il élabore dans ses fictions afin d’approfondir
les dynamiques psychiques régissant le lecteur interne». Ibid.
143
Bourdieu a adopté ces couples antinomiques : « orthodoxe-hérétique », « dominant-dominé », « vieux-jeune »
pour décrire le fonctionnement du champ littéraire. Pierre Bourdieu, op. cit., p. 393.

62
demanderons dans quelle mesure les filiations littéraires dont ils se réclament
modifient leur regard sur leurs propres œuvres et préparent une stratégie de
lecture pour ces dernières. Dans un deuxième temps, nous essaierons d’évaluer
l’impact de ces généalogies littéraires sur la posture littéraire et la mise en scène
de l’auteur.

1. L’écrivain-lecteur et le canon littéraire.

L’auteur est bien évidemment tout d’abord un lecteur, au sens où l’entend


Jauss. En élaborant son œuvre, il prend nécessairement appui sur les œuvres
qu’il a lues. L’écriture et la lecture peuvent être envisagées d’ailleurs comme
« des pratiques corrélatives et à maints égards similaires 144». De nombreux
écrits critiques qui jalonnent l’itinéraire littéraire de Glissant et de Sábato en
constituent la preuve. Le caractère métafictionnel145 de leurs romans constitue
également un cadre propice à la construction du personnage d’auteur-lecteur et
de son avatar fictionnel, le personnage-lecteur, sur lequel nous reviendrons dans
la deuxième partie.
L’intérêt de cette relecture critique du canon occidental et de son propre
capital symbolique résiderait, à notre avis, dans la possibilité de trouver une
sorte de troisième voie qui réconcilierait les deux solutions mentionnées plus
haut (orthodoxe/hérétique). Dans cette optique, la connaissance de la littérature
du « centre » s’impose au préalable afin de pouvoir entamer un dialogue
fructueux et constructif tout en proposant son propre regard sur cette dernière.

144
Claude Abastado, Mythes et rituels de l’écriture, Bruxelles, Édition Complexe, coll. « Creusets »,1979, p.
319.
145
La prédominance de littérature à caractère métafictionnel prononcé est souvent l’apanage des littératures dites
« périphériques ». Ce qui distinguerait la tendance autoréflexive de ces littératures, de celle pratiquée par les
littératures du « centre », serait sa valeur idéologique ajoutée. Le recours à la métafiction semble une étape
nécessaire sur la voie de l’élaboration de leurs propres modèles et de leur généalogie littéraire. Pour comprendre
ce recours comme une nécessité ressentie par les écrivains appartenant à ces contrées littéraires, il suffit
d’énumérer le nombre des écrivains latino-américains et antillais qui poursuivent cette tendance : Ricardo
Piglia, Juan José Saer, María Rosa Lojo, Elsa Osorio, Luisa Valenzuela, Washington Cucurto (Argentine),
Roberto Bolaño (Chile), Augusto Roa Bastos (Paraguay), Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant (Martinique),
Daniel Maximin, Maryse Condé (Guadeloupe), Dany Laferrière (Haïti) entre autres.

63
Cette étape s’avère nécessaire dans la mesure où à travers le parcours d’archive
intertextuelle, l’écrivain peut lui-même procéder à une prise de position dans le
champ littéraire. Ce type de démarche est perçu par Frank Wagner dans son
rapport à la théorie littéraire qui sous-tend le texte :
Citer X ou Y explicitement ou implicitement, équivaut à adopter
volontairement ou non à son égard une position spécifique sur les plans
historique, idéologique, esthétique et théorique146.

N’étant pas immuable ni statique, la filiation littéraire dont se réclame un


écrivain est envisageable à partir de la lecture de son macrotexte car elle peut
être annoncée de différentes manières. A partir des commentaires sur l’écriture
d’autrui, Glissant et Sábato s’exercent à mener leur aventure critique dans les
essais, les articles polémiques et les entretiens, où nous devinons facilement
quels écrivains composent leurs généalogies sélectives. De manière plus
implicite, cette question envahit l’espace de l’œuvre romanesque où, à travers
les dialogues entre personnages-lecteurs, les interventions de l’auteur et de ses
avatars dans la fiction ainsi que les commentaires du narrateur, nous pouvons
nous enquérir de préoccupations littéraires qui correspondent à l’époque de
l’écriture de l’œuvre. Certains auteurs seront cités explicitement tandis que
d’autres seront désignés métonymiquement ou évoqués par le biais de la citation
intertextuelle. Ces « pratiques allusives et citationnelles » relevant de
l’intertextualité, induisent selon Wagner une « dialectique de l’appartenance et
de l’écart147» qui se produit comme résultat du positionnement de l’auteur par
rapport aux auteurs qui composent sa généalogie littéraire. Il s’agit de poser
certains auteurs comme tutélaires et d’« ériger d’autres en repoussoirs 148».
Nous avons signalé plus haut la présence chez Glissant et chez Sábato de
références intertextuelles appartenant au canon littéraire occidental. Avant de
procéder à un examen de leurs généalogies respectives, il nous paraît nécessaire

146
Frank Wagner, op. cit.
147
Frank Wagner, « Intertextualité et théorie », Cahiers de narratologie, [En ligne], mis en ligne le 01 septembre
2006, URL : http://narratologie.revues.org/326. Consulté le 10 décembre 2009.
148
La République mondiale des lettres, op. cit., p. 423.

64
de nous arrêter sur la notion de canon, indissociable de celle de champ littéraire,
dans la mesure où le canon est susceptible de régir les réactions critiques,
qu’elles relèvent de la critique institutionnalisée ou du public au sens large, y
compris les institutions scolaires. Aussi contestée qu’elle soit, il résulte
impossible de passer outre cette notion qui a fortement imprégné les études
littéraires soucieuses d’établir les modalités selon lesquelles le canon se
construit et s’impose dans un espace littéraire donné, voire au-delà de ce cadre
restreint lorsqu’on parle de la littérature mondiale et qu’on fait référence au
canon transnational.
Les champs littéraires nationaux peuvent se prévaloir d’un corpus de
textes qui s’élabore à partir de normes esthétiques et littéraires en vigueur dans
un espace culturel donné et qui constituera par la suite une référence littéra ire
pour tous ceux qui évoluent à l’intérieur de ce champ. Ce corpus peut néanmoins
évoluer, être revisité voire contesté au gré des changements qui se produisent
dans le champ ou qui relèvent des interactions entre différents espaces littéraires
mis en contact. Il faut prendre en compte la nature dynamique d’un champ
littéraire qui, dans la conception de Bourdieu, constitue
un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière
différentielle selon la position qu’ils y occupent […] en même temps qu’un
champ de luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce
champ de forces […] et les prises de position […] ne sont pas le résultat
d’une forme quelconque d’accord objectif mais le produit et l’enjeu d’un
conflit permanent. Autrement dit, le principe générateur et unificateur de ce
« système » est la lutte même149.

Peut-on parler d’un canon de la littérature antillaise alors que cette


expression semble, selon les théoriciens antillais, vide de sens et ne possède pas
de référent précis s’agissant d’une « littérature à venir » ou d’une « pré-
littérature » ? Mireille Rosello va jusqu’à désigner ce canon comme imaginaire,
car projeté vers l’avenir, il ne s’appuie pas sur un capital symbolique déjà
accumulé. Cette absence du canon ne signifie pourtant pas l’absence de

149
Pierre Bourdieu, op. cit., p. 381.

65
production littéraire aux Antilles. Elle témoigne d’une part, d’un manque de
consensus au sujet des critères qui présiderait à la création de ce canon. D’autre
part, Rosello attire l’attention sur la formulation théorique récurrente dans les
discours théoriques des écrivains antillais, qui désigne la littérature antillaise par
le terme « pré-littérature ». Cette dénomination, loin de vouloir stigmatiser les
Antilles, peut s’avèrer une dénomination dotée d’une plus-value idéologique et
théorique pertinente pour la réflexion sur l’inscription problématique des
littératures francophones, ici antillaise, dans le canon français. La littérature
antillaise est-elle de ce fait condamnée à faire sien le canon littéraire français ou
bien peut-elle imposer ses propres modalités de canonisation en absence d’un
champ littéraire à proprement parler ? Bien au-delà de seule littérature antillaise,
cette problématique concerne l’ensemble des littératures dites francophones qui
se sont construites à travers une relation pour le moins ambiguë avec la France.
L’accueil mitigé réservé au concept de « littérature francophone », tantôt décliné
au singulier tantôt au pluriel, nous incite à nous demander s’il s’agit d’une
« distinction pour désigner une spécificité ou une distinction pour
discriminer 150», pour reprendre les termes de Christiane Chaulet Achour. Ce
désarroi nominatif cache d’ailleurs une problématique plus vaste qui est celle
des littératures francophones dans leur rapport ambigu à la littérature française,
rapport qui oscille entre annexion et exclusion.
Luciano Picanço avance, dans son ouvrage au titre programmatique Vers
un concept de Littérature Nationale Martiniquaise151, une thèse intéressante qui
se place à contre-courant de certains discours critiques qui ne conçoivent pas
l’existence d’une littérature antillaise, et encore moins d’une littérature
martiniquaise, à commencer par les écrivains venant de la Martinique, Glissant y
compris, sous prétexte qu’ils ne disposent pas de leur propre marché éditorial et

150
Christiane Chaulet Achour (textes réunis et présentés par), Convergences francophones, Université de Cergy-
Pontoise, Centre de recherches « Texte et francophonie », 2006, p. 14.
151
Luciano Picanço, Vers un concept de Littérature Nationale Martiniquaise. Evolution de la littérature
martiniquaise au XX siècle. Une étude sur l’œuvre d’Aimé Césaire, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau et
Raphael Confiant, New York, Editions Peter Lang, coll. « Francophone cultures and literatures », vol.33, 2000.

66
qu’ils manquent de lectorat propre. Picanço essaie de démontrer « qu’il existe en
Martinique une littérature dont la dynamique laisse entrevoir les caractéristiques
d’une littérature nationale, c’est-à-dire une littérature qui peut aujourd’hui
s’alimenter d’elle-même, sans pour autant se fermer à l’influence des autres
littératures mondiales152 ». La réflexion de Pascale Casanova rejoint celle de
Picanço, lorsqu’elle affirme l’existence d’« une véritable histoire littéraire
antillaise constituée, c’est-à-dire un patrimoine littéraire propre 153».
Quant à la littérature argentine, peut-on parler d’un seul et incontestable
canon qui ferait autorité au-delà des multiples clivages qui divisent le champ
littéraire argentin et ce depuis les « débuts indécis » de cette dernière ? La « sur-
dimension de la littérature argentine n’est pas objectivement explicable 154» étant
donné son histoire de moins de deux cents ans et la véritable éclosion du
sentiment national à partir de la fin du XIXème siècle. Le double héritage et la
domination culturelle exercée par le centre européen155 constituent des lieux
communs de la littérature argentine et cela en dépit de sa reconnaissance à
l’échelle mondiale. La dialectique centre-périphérie ne fait que reproduire les
dichotomies fondatrices de la littérature argentine : civilisation/barbarie,
cosmopolitisme/nationalisme, Boedo/Florida, pour ne citer que quelques
exemples de cette vision bipolaire qui imprègne le discours littéraire argentin.
Mireille Rosello désigne par le terme de « différend 156» le rapport de la
littérature antillaise au canon. Ce dernier renvoie subrepticement à une
domination sur le plan littéraire et culturel qui prolonge le paradigme de
dépendance à l’aune duquel les littératures périphériques sont souvent perçues.
152
Ibid.
153
La République mondiale des lettres, op. cit., p. 420.
154
Axel Gasquet, op. cit., p. 17.
155
Le centre qui exerce sa domination en matière culturelle équivaut pour un écrivain argentin à la métropole
parisienne. En effet, Paris semble résumer dans l’imaginaire argentin l’image d’une Europe idéale. Ce transfert
d’une domination coloniale espagnole « subie » vers une « domination choisie », non pas sans heurts, permet en
effet de creuser un écart entre l’Argentine et l’Espagne dans l’optique d’affirmer par la première sa propre
identité, ne serait-ce qu’une identité d’emprunt qui se matérialise par une affirmation des valeurs occidentales
françaises en réponse à sa conscience de « périphéricité » intériorisée. Voir à ce sujet Daniel Castillo Durante,
Los vertederos de la postmodernidad. Literatura, cultura y sociedad en América Latina, Ottawa Hispanic
Studies n°23, Dovehouse Canada/Universidad Nacional Autónoma de México, 2000.
156
Mireille Rosello, Littérature et identité créole aux Antilles, Paris, Karthala, 1992, p. 25.

67
Le champ littéraire argentin entretient également une relation conflictuelle avec
le canon, dont l’acceptation tacite équivaudrait à « occuper un espace déjà
habité157 » sans pouvoir le réévaluer. De cette méfiance naît l’impératif de créer
une littérature qui s’auto-définira et s’auto-légitimera de l’intérieur en
interrogeant son propre capital symbolique accumulé.
La remise en cause du canon et la réflexion sur la validité de cette notion
provoquent un débat auquel se soumettent volontiers Glissant et Sábato. Cette
distanciation critique permet de proposer des solutions à la situation
problématique de l’écrivain dépourvu d’une tradition littéraire millénaire et dont
les références sont importées, ce qui l’oblige à gérer cette tension centre-
périphérie au niveau de l’écriture. Les notions de « périphéricité » et de
« marginalité » constituent des lieux communs du discours littéraire argentin qui
se conçoit à travers son rapport au « centre » en dépit de la consécration de la
littérature argentine par ce centre, et de sa reconnaissance internationale. La
littérature antillaise, qui tente de se défaire des stigmates de ces oppositions
binaires en démontrant leur caducité, en demeure pourtant prisonnière, ce qui est
visible dans les écrits critiques des auteurs antillais. Selon notre hypothèse, les
littératures périphériques, indépendamment de leur lieu d’émission, se
comportent en suivant un schéma semblable sur la voie de la libération du
« centre » et de l’affirmation de leur propre différence dont nous allons suivre
les modalités. Analyser comment Glissant et Sábato construisent leurs
généalogies littéraires et quelle est la réprésentativité des œuvres appartenant
aux canons européens et de celles qui proviennent de leurs littératures
respectives nous renseignera sur leur positionnement.

157
Néstor García Canclini, Cultures hybrides. Stratégies pour entrer et sortir de la modernité, traduction de
Francine Bertrand Conzález, Québec, Les Presses de l’Université de Laval, coll. « Americana », 2010, p. 130

68
2. Lecteurs du « centre » ou de la « périphérie » ? Embrayage littéraire chez
Glissant et chez Sábato: entre filiation et tentation parricide.

Au vu de leur formation littéraire initiale, jugée aliénante158, Glissant et


Sábato159 sont nécessairement des lecteurs du « centre » avant de devenir des
lecteurs de la « périphérie ». Étant donné la parenté qui relie leurs généalogies
littéraires respectives, il paraît intéressant d’observer comment ces dernières
sont exploitées dans leur écriture et de quelle façon elles influent sur leurs
poétiques respectives. Il sera également question de la revendication concernant
tantôt la maturité tantôt l’immaturité des littératures argentine et antillaise, reliée
à la question du statut qu’elles s’attribuent dans le champ littéraire. Nous allons
analyser de quelle manière les lectures européennes, en intégrant les généalogies
littéraires de nos deux auteurs, participent à la construction d’un imaginaire
américain.
Les apports théoriques de Maingueneau et d’Inger Østenstad, complétés
par les travaux de Wagner qui portent sur l’intertextualité, nous seront utiles
pour procéder à cette analyse. Inger Østenstad propose, à partir des propositions
théoriques de Maingueneau, une « esquisse d’une typologie de l’embrayage
littéraire »160 :

158
L’aliénation culturelle en Martinique constitue un sujet-phare chez les intellectuels et écrivains antillais. Dans
le domaine littéraire, Patrick Chamoiseau, en poursuivant la réflexion menée par Glissant, notamment dans Le
Discours antillais, insiste sur la domination culturelle exercée par la métropole française dans son ouvrage
Ecrire en pays dominé. Le système scolaire, l’un des principaux artisans de cette aliénation est farouchement
critiqué par Chamoiseau : « je ne percevais du monde qu’une construction occidentale, déshabitée, et elle me
semblait être la seule qui vaille […] cette alchimie était orchestrée par les maîtres d’école qui nous érigeaient ces
livres en tabernacles où pouvait se puiser ce que l’Humanité a de plus essentiel. Ils rejetaient aux enfers la langue
et la culture créole du pays d’autant qu’ils n’y voyaient ni langue ni culture. Les rituels idolâtres autour de la
langue et de la culture du Centre étaient pour eux les meilleurs vecteurs, et certainement les seuls, vers la
Civilisation, le Savoir ». Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, p. 47- 48.
159
Horacio Salas, critique littéraire argentin, aborde la question de l’enseignement de la littérature en Argentine
qui a produit, tout comme aux Antilles, un phénomène de l’aliénation vis-à-vis de sa propre littérature. Il
commente les lectures de Sábato : « Sus lecturas juveniles parecerían prescindir de la contribución argentina […]
era más fácil encontrar jóvenes que leyeran a Gorky que a Mansilla o Cané. Esta fue una de las grandes
contradicciones de nuestra formación y uno de los hechos que durante tanto tiempo cavó abismos entre nosotros
y nuestra propia patria: por tomar contacto con una realidad fuimos enajenados de otra”. Cuadernos
hispanoamericanos, op. cit., p. 699.
160
C’est le titre de sa communication présentée au III Séminaire International de l’Analyse du Discours, Paris,
Maison des Sciences de l’Homme, 12-14 novembre 2009. Il s’agit de déterminer la manière qu’utilise l’auteur

69
Dans une œuvre littéraire (au sens large) les noms d’auteur, les citations et
les allusions implicites ou explicites à d’autres œuvres littéraires servent de
repères au gré desquels un écrivain se positionne et définit son identité.
Comme les « embrayeurs paratopiques », ces évocations à l’interdiscours
littéraire participent à la fois du monde représenté par l’œuvre et de la
situation à travers laquelle s’institue l’auteur qui construit ce monde.

Tandis que chez Maingueneau, « les positions maximales et minimales, et


le retournement de l’une à l’autre161 » jouent un rôle important pour
l’embrayage paratopique, les « évocations à l’interdiscours littéraire » semblent
insister sur les positions maximales – les plus grands auteurs, les œuvres les plus
canonisées, etc. – et sont ainsi « plus topiques que paratopiques162 ».
En analysant l’intertexte littéraire chez Glissant et chez Sábato, nous
constatons le traitement inégal des « positions maximales » et « minimales », qui
est à mettre en rapport avec leur position initiale dans le champ et la position
qu’ils visent à s’attribuer en se plaçant dans une filiation donnée. L’exercice
d’auto-légitimation comprend nécessairement cette étape de remise en cause du
canon, national et international, pour se faire une place dans le champ littéraire.
Conscients tous les deux du fait que la confrontation avec le passé est inévitable
et qu’eux-mêmes font l’objet de critiques, ils procèdent à une relecture dudit
canon littéraire qui passe nécessairement par les figures tutélaires dans leurs
champs littéraires respectifs : Jorge Luis Borges et Aimé Césaire. La fameuse
question que se posaient les écrivains argentins : « comment écrire après
Borges ?», longuement débattue dans les écrits critiques et fictionnels, peut être
transposée dans le cas antillais de manière suivante : « comment écrire après
Césaire ? ». Pour déterminer la fonction de cet embrayage littéraire sur leur
propre positionnement, nous allons parcourir les généalogies littéraires de
Glissant et de Sábato.

pour évoquer les livres qu’il a lus ainsi que la manière dont il se sert de ses lectures. Cet examen servira à
déterminer la place de l’intertexte dans l’élaboration du discours fictionnel.
161
Dominique Maingueneau, Le discours littéraire, op. cit., p. 96.
162
Ibid.

70
2.1. Revendication de la maturité des lettres argentines chez Sábato.

Le discours critique de Sábato reflète les débats littéraires concernant le


statut des lettres argentines dans la république mondiale des lettres, en vogue à
l’époque. Mais la prépondérance de ces interventions qui envahissent tant ses
essais que ses textes romanesques nous conduit à les envisager comme une
élaboration qui aurait pour l’objectif de proposer le canon littéraire à son usage,
composé des œuvres formant partie de sa généalogie littéraire sélective. Sa
tentative ne s’arrête pas là, car le fait de distribuer les différents éléments de sa
généalogie dans les textes qui, par définition, s’adressent au large public, et non
seulement aux critiques professionnels, indique sa volonté de partager ses choix
et de guider ses lecteurs à travers l’espace littéraire.
Il est curieux de relever d’emblée chez Sábato des contradictions
concernant sa position envers la littérature du « centre ». D’un côté, il invite ses
compatriotes à délaisser le mimétisme et accuse la littérature argentine
d’assujettissement à la culture européenne, désignée dans son article polémique
« Seamos nosostros mismos » (1975) comme « fenómeno[s] de éxtasis
venerativo ante ciertas culturas prestigiosas, y particularmente ante todo lo que
nos llega de París163 ». De l’autre côté, il se place sous l’égide de la tradition
littéraire européenne :
Lo que me asombra es que todavía existen aquí personas que no
comprendan que con esa clase de fetichismos no vamos a lograr la definitiva
independencia, para construir lo que constituye una genuina cultura
nacional: algo que reconoce su ancestro europeo, no que servilmente acate a
sus actuales descendientes de París164.

Sábato décrète l’ancienneté de la littérature argentine en l’attachant au


prestige des lettres espagnoles sur le principe de la langue commune, ce qui
corrobore sa conception de la maturité de la littérature argentine :

163
Ernesto Sábato, « Seamos nosotros mismos », in OC, p. 682.
164
Ibid., p.687.

71
Un escritor argentino es tan descendiente de Berceo y de Cervantes como un
escritor de Madrid, y, a juzgar por los hechos actuales con muchos más
resultados. No somos una ‘nueva literatura’, ni debemos considerarnos
como adolescentes de las artes y letras, por el hecho de pertenecer a una
nación que políticamente se ha liberado hace siglo y medio […]
Consideremos entonces que frente a las seculares literaturas de Francia o
Italia nosotros podemos y debemos reivindicar la secular y casi milenaria
creación de la lengua castellana165.

Ce principe d’antériorité mis en avant par l’écrivain argentin contredit en


quelque sorte l’histoire de l’avènement du champ littéraire argentin qui s’est
constitué à partir d’un éloignement progressif du canon littéraire espagnol, pour
signaler la rupture de relation dominant/dominé propre aux anciennes colonies,
et d’un rapprochement vers la littérature française et la littérature de langue
anglaise. Il faut préciser à ce propos que contrairement à certains lieux communs
qui insistent sur un syndrome de « francophilie » dont seraient atteints les
écrivains argentins, il serait erroné de considérer la France comme le seul et
unique modèle pour les lettrés argentins. Comme le remarque, à juste titre,
Beatriz Sarlo166 dans son article « Buenos Aires : el exilio de Europa », la forte
empreinte de la culture et de la littérature françaises en Argentine n’exclut pas
d’autres horizons vers lesquels se sont tournés les élites argentines, il s’agit
notamment de la littérature anglaise et irlandaise, tout comme la nord-
américaine pour signaler leur « dissidence esthétique 167». Cette stratégie qui
consiste à jouer du rapport de force entre différentes capitales littéraires qui
détiennent le monopole en matière culturelle correspond à celle décrite par

165
OC, p. 685-686. De même, Octavio Paz revendiquait l’héritage littéraire espagnol comme formant partie de
sa culture, puisque il n’y a pas eu lieu de rupture entre la langue de colonisateur et de colonisé, aussi déclarait-il
ceci : « mes classiques sont ceux de ma langue, je me sens le descendant de Lope de Vega et de Quevedo comme
tout écrivain espagnol mais sans être espagnol ». Octavio Paz, La Quête du présent. Discours de Stockholm,
Paris, Gallimard, 1991, p.11. cité par Casanova. L’insertion des littératures latino-américaines dans le champ
littéraire espagnol à laquelle procède Sábato semble contradictoire avec ses postulats de déterritorialisation de la
langue qui surviennent dans les littérature mineures écrites dans une langue majeure.
166
Beatriz Sarlo, “Buenos Aires : el exilio de Europa”, in Escritos sobre literatura argentina, Buenos Aires,
Siglo XXI Editores Argentina, 2007, p. 30-45.
167
La République mondiales des lettres, op. cit., p. 186.

72
Pascale Casanova qui consiste à s’appuyer « sur un centre pour mieux lutter
contre un autre 168».
Dans El escritor y sus fantasmas, Sábato essaie de trouver la réponse aux
dilemmes de la littérature argentine qui se voit accusée d’être européenne ou
cosmopolite et de ne pas faire appel au caractère national. Au regard de son
métadiscours, la légitimité de la littérature argentine viendrait de la
reconnaissance de sa maturité, acquise au prix de luttes et de revendications
internes du champ littéraire argentin. Sábato a une vision très précise de ce que
signifie cette maturité169 (« madurez », « mayoría de edad ») rapportée à la
sphère littéraire :
Hemos llegado a la madurez, y uno de los rasgos de una nación madura es
de saber reconocer sus antecedentes sin resentimiento y sin rubor. Estoy

168
La République mondiales des lettres, op. cit., p. 183.
169
A ce propos, il est intéressant de voir comment la littérature argentine est perçue par l’écrivain polonais en
exil à Buenos Aires, Witold Gombrowicz. Dans la préface auctoriale de Ferdydurke, édition argentine, il
compare la « jeunesse » de la littérature argentine à celle de la littérature polonaise, déplorant la tendance
commune à vouloir imiter les modèles venant du centre et plus particulièrement de la littérature française :
« Ici comme là-bas, le problème de l’immaturité est frappant. Ici comme là-bas, la majeure partie de la force
littéraire se gaspille à vouloir imiter les littératures étrangères « matures ». Ici comme là-bas, les écrivains
s’occupent de confirmer le droit qu’ils ont à écrire comme ils écrivent. En Pologne comme en Amérique du Sud,
tous préfèrent se lamenter sur leur condition d’infériorité, au lieu de l’accepter comme un point de départ, neuf et
fécond ». Witold Gombrowicz, Ferdydurke, op. cit., “Introduction”. Sábato reprend les concept de Gombrowicz,
lorsqu’il rédige la préface du roman de l’écrivain polonais :« Es que nuestro país, como Polonia, forma parte de
lo que en su lenguaje podríamos llamar Territorio de la Inmadurez. Y esto lo vinculo a una vieja teoría que tengo
sobre lo que llamo la periferia del Renacimiento”. Ernesto Sábato, Préface à Ferdydurke, in José Tcherkaski, Las
cartas de Gombrowicz, op. cit., p. 105. Ces remarques à propos du paysage littéraire argentin, s’avèrent d’autant
plus perspicaces qu’ils utilisent déjà la terminologie et les oppositions introduites postérieurement dans l’analyse
de la littérature notamment par les sociologues de la littérature. Gombrowicz, en qualité d’écrivain étranger, de
l’Autre, jouissant de sa position d’excentrique et d’hérétique, vise avec ses propos la tendance mimétique de la
littérature argentine qui, au contraire, devrait se doter de ses propres ressources spécifiques pour signifier sa
présence dans le champ littéraire mondial et instaurer un champ littéraire propre et indépendant du centre.
L’analyse de l’écrivain polonais anticipe sur beaucoup de points les écrits postérieurs sur la question de l’identité
littéraire argentine et sur la relation centre-périphérie, qui au moment où il écrit ces paroles, sont des notions pas
encore exploitées pour étudier le fait littéraire. D’ailleurs la relation qui lie ces deux hommes prouve certaines
affinités relatives à leur vision de la littérature. Si l’œuvre de Gombrowicz n’a pas d’incidence directe sur celle
de Sábato, les propos avec lesquels il qualifie l’écrivain polonais dans la préface de l’édition de Ferdydurke, de
1964, démontrent l’intérêt pour le renouveau qu’il amenait dans la littérature de sa patrie adoptive : « nadie o
casi nadie adivinaba en aquel sujeto a un formidable artista […] 169». Ferdydurke, « Prefacio », in José
Tcherkaski, Las cartas de Gombrowicz, Buenos Aires, Catálogos: Siglo XXI de Argentina Editores, 2004, p.
101-107. Avec le franc-parler qui lui est connu, et une lucidité à propos de sa propre littérature : « Es muy
improbable que en la Argentina la gente se atreva a considerar genial a un escritor que no venga patentado desde
París169 ». Ibid., p. 102. Malgré l’attitude élogieuse de Sábato à l’égard de l’esprit critique de Gombrowicz,
Sábato reprend à son compte certaines déclarations de l’écrivain polonais sans pour autant rompre avec sa
conception de maturité revendiquée comme essentielle pour se défaire des stigmates de périphéricité.

73
hablando del Río de la Plata, no de México ni del Perú, donde el problema
difiere por la poderosa herencia cultural indígena170.

Le couple antagoniste maturité/immaturité dans les écrits de Sábato tend


à démontrer la légitimité de la littérature argentine qui peut, selon lui, mener
dorénavant un dialogue avec la littérature européenne d’égale à égale :
hemos llegado a la adultez, terminemos con nuestro sentimiento de
inferioridad. Y porque estamos ahora en grado de dialogar con Europa
podemos reverenciar la herencia cultural que de ella recibimos171.

La réflexion de Sábato oscille constamment entre ces couples


antinomiques (vieux/jeune ; hérétique/orthodoxe ; mature/immature) entre
lesquels il tente de trouver un terrain d’entente en vue de concilier les contraires,
tant au niveau de ses romans, de ses écrits critiques que de ses engagements
politiques. Voici un exemple de cette réconciliation des contraires : « nosotros
los latinoamericanos constituímos algo nuevo y al mismo tiempo el resultado de
algo secular » ; « a la vez somos nuevos y a la vez formamos parte de una
literatura milenaria 172». Ce dilemme est exprimé chez Sábato à plusieurs
reprises, il fonctionne quasiment comme un refrain, un leitmotif qui traverse
toute son œuvre où l’écrivain essaie d’apporter des réponses et des solutions
pour la littérature argentine dépourvue d’une tradition millénaire à laquelle
peuvent prétendre les pays voisins:
Estamos en el fin de una civilización y en uno de sus confines. Sometidos a
una doble quiebra en el tiempo y en el espacio, estamos destinados a una
experiencia doblemente dramática. Perplejos y angustiados, somos actores
de una oscura tragedia, sin tener detrás el respaldo de una gran cultura
indígena (como la azteca o la incaica) y sin poder tampoco reivindicar de
modo cabal la tradición de Roma o París 173.

L’insistance avec laquelle Sábato souligne le caractère entre-deux de


l’Argentine se résume parfaitement dans l’expression Euro-Amérique,
empruntée par Glissant à Darcy Ribeiro. Cette entité dans laquelle Glissant

170
Ernesto Sábato, Heterodoxia, OC, p. 266. Ce chapitre fait également partie de l’essai: La cultura en la
encrucijada nacional de 1985.
171
Ernesto Sábato,Tres aproximaciones a la literatura de nuestro tiempo, p. 28.
172
Ernesto Sábato, Los libros y su mision en la liberación e integración de América latina, p. 18.
173
Ibid.

74
inclut une partie culturelle de l’Argentine, désigne, à la différence de Méso-
Amérique et de Néo-Amérique, « l’Amérique de ceux qui sont arrivés en
provenance d’Europe et qui ont préservé sur le nouveau continent les us et
coutumes ainsi que les traditions de leurs pays d’origine174 ».
Dans le chapitre “Los sofismas de la literatura nacionalista”, Sábato
s’insurge contre la vision réductionniste175 de ce que devait être la littérature
nationale. Il a toujours milité contre la subordination culturelle de
l’Argentine176 :
Para que alcancemos la plenitud creadora tenemos de una vez por todas que
despojarnos del clásico sentimiento de inferioridad de los pueblos
dominados. Porque somos bárbaros nos preocupa tanto la civilización,
tenemos un empeño casi cómico en que nos consideran buenos europeos177.

Contrairement à certains écrivains latino-américains, la voie pour se


libérer de la tutelle européenne en matière culturelle ne réside pas, selon lui,
dans la création du type régionaliste qui revendiquerait la couleur nationale. Sa
critique la plus acerbe se dirige contre Jorge Abelardo Ramos, qu’il qualifie de
« critique paradoxal » qui « accuse » les écrivains argentins d’être influencés par
l’Europe:
Resulta singular y digno de un análisis psicoanalítico que Jorge A. Ramos
acuse a los mejores escritores argentinos de estar influidos por los europeos,
de no mirar a nuestra América […] No es hora de que con lucidez y sin
sentimientos de inferioridad empecemos a discutir en serio, sin demagogia
ni insultos, sobre la naturaleza de la literatura argentina y sobre la herencia
europea con que nació y se desenvolvió?178.

174
Édouard Glissant, IPD, p. 13
175
Ainsi dans le chapitre « Sobre la novela argentina » qui fait partie de l’essai Heterodoxia, publié en 1953,
nous pouvons lire: « Para los lectores foráneos, sobre todo para los norteamericanos, es muy sencillo: tenemos
que escribir sobre el gaucho […] Después de defraudarlo con la realidad nos vemos obligados a defraudarlo con
la literatura. Por cortesía querríamos ofrecerle, al menos gauchos literarios […] Lo primero que se nos ocurre es
exhibirle Martín Fierro; luego fatalmente, recurrimos a Don Segundo Sombra, escrito por un estanciero educado
en París; luego, ya no sabemos que ofrecerle […] Nuestra literatura resulta así urbana y cosmopolita […] Somos
quizá por desgracia, escritores ciudadanos y hasta cuando hablamos de la pampa lo hacemos desde Buenos
Aires, como Martínez Estrada, que escribió Radiografía de la pampa desde su escritorio del Correo Central.
Borges, en sus sofisticados cuentos fantásticos, suele introducir personajes campesinos; pero él ni siquiera sabía
andar a caballo”. Heterodoxia, OC, p. 255-256.
176
Dans “Propensión metafísica de la literatura argentina”, il interroge le caractère de la littérature nationale:
“¿Somos algo nuevo, se gesta aquí algo realmente original, en este caos de sangres y culturas?”. EF, p. 300.
177
“Un intellectual con los ojos en este mundo”, in Medio siglo con Sábato, op. cit., p. 48.
178
EF (1963), in OC, p. 297-298.

75
Il fait allusion à l’ouvrage intitulé Crisis y resurrección de la literatura
argentina, qualifié par María Teresa Gramuglio de « tosca impugnación
panfletaria de la ‘cultura europeizante179’», opinion qu’on aurait pu facilement
attribuer à Sábato. Les thèses qui y sont annoncées déclenchent une vive
réaction polémique de la part de Sábato, ce qui se répercutera dans ses différents
écrits. La démonisation du penchant pour la tradition européenne dans la critique
littéraire argentine advient, selon María Teresa Gramuglio180, précisément dans
les années 1950, ce qui conduit à une rupture entre différents cercles
intellectuels, rupture dictée souvent par les affinités politiques adverses.
Cet argument qui revient chez Sábato à plusieurs reprises montre l’état de
la critique redevable des idéologies politiques. Dans le discours de Sábato, les
incohérences et les contradictions traduisent l’impossibilité, malgré la
revendication de l’autonomie des lettres argentines, de mettre en œuvre ces
préconisations. Sábato est profondément ancré dans la tradition européenne,
comme le démontrent les multiples renvois intertextuels provenant de la
littérature européenne. Dans cette perspective son acte de foi « somos periferia
de periferia » peut être perçu non comme une réelle inquiétude d’un
périphérique qui s’insurge contre la position qui lui incombe mais comme de la
coquetterie à l’égard du centre dont il implore malgré tout la reconnaissance et
la consécration.
Il est intéressant à ce titre d’évoquer la perception de Sábato à l’intérieur
des lettres argentines : les nouvelles générations d’écrivains ne lui accordent pas
souvent ce potentiel hérétique dont il se réclame à travers sa posture. María Rosa
Lojo résume ce paradoxe du champ littéraire argentin actuel :
los nombres que hoy ocupan el espacio argentino de ‘vanguardia’
difícilmente admitirían en su obra un antecedente, y menos aún estarían
dispuestos a verlo, hoy, como un miembro supérstite de esa clase de

179
María Teresa Gramuglio, “Sur. Una minoría cosmopolita en la periferia occidental”, in Carlos Altamirano
(director), Historia de los intelectuales en América Latina, tome II, Los avatares de la ‘ciudad letrada’ en el
siglo XX, Buenos Aires, Katz Editores, coll. “Conocimiento”, 2010, p. 200. (192-210)
180
Ibid., p 201.

76
artistas : los que rompen o desvían los cánones vigentes para buscar nuevas
formas de expresión, y también, de conocimiento181.

Face à son double héritage (européen/américain), partagé avec ses pairs


latino-américains, qui incombe à l’écrivain argentin, la solution de dépasser les
stigmates de la position périphérique consisterait à reconnaître la richesse que
cette rencontre a pu engendrer à travers la diversité culturelle et littéraire au lieu
de rejeter une partie importante de son bagage culturel.

2.2. Entre filiation et tentation parricide.

Sábato attaque, tour à tour, des modèles appartenant à la littérature


argentine et à la littérature mondiale pour poser la question de la validité de ces
modèles pour la littérature nationale. Alors que l’Argentine est dotée d’un
capital symbolique constitué, certains représentants des lettres argentines ne
cessent d’être accusés de perpétuer le modèle du centre dans une relation de
dépendance par rapport à ce dernier. Sábato nous met en garde contre une
lecture réductrice des schémas qu’il propose pour la littérature. Pour lui, « la
originalidad no consiste en la carencia de antepasados sino en el tono o impulso
novedoso que esa herencia muestra en sus heredores182 ». Le fait de recourir aux
modèles européens n’est pas dédaignable en soi, c’est l’imitation et l’usage
excessif de ces références qui provoquent sa colère.
Jorge Luis Borges183, bien évidemment, n’échappe pas à cette critique qui
est formulée dans le discours romanesque, au cours d’un dialogue entre Martín,

181
María Rosa Lojo, “Sábato, nictálope y vanguardista”, op. cit., p. 72.
182
Ernesto Sábato, Tres aproximaciones en la literatura de nuestro tiempo, p. 44.
183
L’intérêt que porte Sábato a Borges, après avoir intégré le groupe formant la revue Sur et fait la connaissance
de Borges, Victoria Ocampo et Bioy Casares en 1941, se manifeste notamment par des prises de position en sa
faveur. C’est le cas en 1942, quand il participe à « Desagravio a Borges », une publication de Sur qui déplore le
fait de la non-attribution à ce dernier du Prix National de Littérature la même année. Sábato a écrit un essai
consacré a Borges intitulé « Los dos Borges » ainsi qu’il a publié huit articles sur Borges dans les diverses
revues, ce qui démontre son intérêt pour ce personnage emblématique de lettres argentines. Malgré les nombreux
commentaires critiques sur les écrivains argentins et étrangers contenus dans son œuvre, il ne leur consacre pas
d’article intégral, à l’exception de Sartre avec « Sartre contra Sartre » et « Significado de Pedro Henriquez

77
Bruno et le père Rinaldini, et dont le prétexte est fourni par la rencontre avec
Borges qu’évoquent Martín et Bruno :
Caminaban por la calle Perú; apretándole un brazo, Bruno le señaló a un
hombre que caminaba delante de ellos, ayudado con un bastón.
- Borges.
Cuando estuvieran cerca, Bruno lo saludó. Martín se encontró con una mano
pequeña, casi sin huesos ni energía. Su cara parecía haber sido dibujada y
luego borrada a medias con una goma. Tartamudeaba.
- Es amigo de Alejandra Vidal Olmos.
- Caramba, caramba184… Alejandra pero muy bien. […]
Bruno le pregunto qué estaba escribiendo.
- Bueno, caramba…- tartamudeó, sonriendo con un aire entre culpable y
malicioso, con ese aire que suelen tomar los paisanos argentinos,
irónicamente modesto […]
- Caramba… y bueno…, tratando de escribir una página que sea algo
más que un borrador, ¿eh, eh?...
Y tartamudeaba haciendo una serie de tics bromistas con la cara185.

Vecteur du positionnement de Sábato dans le champ littéraire argentin, ce


dialogue où se côtoient les opposants et les défenseurs de Borges, permet
d’aborder la question problématique de la représentativité de Borges pour les
lettres argentines. La dette reconnue par Sábato envers son pair186 se manifeste
parfois de manière assez ambiguë dans son œuvre. La description peu favorable
de Jorge Luis Borges faite par le narrateur de Sobre héroes y tumbas, enlève le
caractère sacré à cette figure des lettres argentines en mettant l’accent sur ce
qu’il partage avec le commun des mortels, à savoir les insuffisances physiques
qui portent atteinte à la qualité de son élocution187.

Ureña » ( son professeur au Colegio Nacional de la Plata et celui qui l’a introduit au groupe Sur) les deux essais
regroupés dans Obras II Ensayos, Buenos Aires, Losada, 1970.
184
Dans l’essai qui est postérieur au roman Sobre héroes y tumbas : Tres aproximaciones sobre la literatura de
nuestro tiempo, Sábato se montre plus indulgent et compréhensif envers son pair en littérature, en distinguant
Borges-personne de Borges-auteur : « Y Borges, el corporal Borges, acaso dramaticamente sufridor de sus
precariedades fisicas, un ser que como muchos artistas (como muchos adolescentes) buscó el orden en el
tumulto… ». Tres aproximaciones sobre la literatura de nuestro tiempo: Robbe-Grillet, Borges, Sartre, Chile,
1968, p. 59.
185
SHT, p. 205-206.
186
La distanciation progressive avec Borges qui intervient suite à des prises de positions politiques opposées
n’empêche pas a Sábato de déclarer la littérature argentine redevable envers Borges : « Los que venimos detrás
de Borges, o somos capaces de reconocer sus valores perdurables o ni siquiera somos capaces de hacer la
literatura ». Ernesto Sábato, EF, p.40.
187
Le référent temporel place cette rencontre entre les personnages du roman et Borges en 1955. Borges a alors
57 ans et son portrait souligne le caractère sénile de sa posture mais également de son intellect qui semble pâtir
de ces déficiences sur le plan physique : bégaiement, tics etc. La description, à charge d’un narrateur
extradiégétique, ressasse en fait l’image stéréotypée de Borges en insistant sur ce qui rend vulnérable ce géant

78
L’intrusion de Borges dans le récit, qui abolit la frontière entre la réalité
extratextuelle et la fiction, est atténuée par le fait qu’on lui attribue la
connaissance d’Alejandra Vidal Olmos et de Bruno, ce qui le place dans cette
scène comme personnage eu égard à sa participation dans le monde fictionnel du
roman. Cette métalepse reflète aussi le procédé largement exploité par Borges
dans son écriture. Un clin d’œil et une référence intertextuelle sont ici au service
de la théorie littéraire188 qui se construit en commentant d’abord et en rejetant
par la suite le modèle que propose Borges pour la littérature argentine. Les
reproches formulés à l’égard de Borges par Martín, Bruno et le père Rinaldini
résument la césure entre les anti- et les pro-borgésiens décelée par Monique
Charles dans le champ littéraire argentin189:
Dicen que es poco argentino– comentó Martín.
- ¿Qué podría ser sino argentino? Es un típico producto nacional. Hasta
su europeísmo es nacional. Un europeo no es europeísta190: es europeo
sencillamente191.

des lettres argentines, devenu inoffensif et diminué par son handicap. L’image réprend les éléments présents
dans les portraits faits par les biographes de Borges (1955) : « Borges es un hombre saludable y sólido. Y pese
que ha comenzado a salir con un bastón, no se ha convertido aún en el anciano poeta ciego, no se ha convertido
en una especie de mito homérico que vaga por el mundo”187. María Esther Vázquez, Borges. Esplendor y
derrota, Barcelona, Tusquets Editores, coll. “ANDANZAS”, 1996, P. 205.
188
Nous reviendrons sur cette question dans la deuxième partie.
189
« Les premiers accusent Borges de ne pas s’engager dans ses fictions, de mobiliser une érudition
philosophique et métaphysique sans être habité par une effective inquiétude existentielle. Sa littérature ne serait
qu’artifice et jeu savant, sans portée ». Monique Charles, J.L.Borges ou l’étrangeté apprivoisée…, op. cit., p.
277.
190
Cette idée revient souvent parmi les arguments de Sábato contre les accusations formulées à l’encontre des
Argentins, perçus comme « européistes ». Dans la préface de Ferdydurke de Witold Gombrowicz, Ernesto
Sábato compare cette tendance chez les Russes et les Polonais qui « se hicieron ‘europeístas’, rasgo tan
típicamente eslavo o rioplatense como el vodka o el mate; al revés de lo que aquí sostienen algunos superficiales
pensadores, que lo consideran un rasgo de enajenamiento. Los europeos no son europeístas: son simplemente
europeos”. Las cartas de Gombrowicz, op. cit., p. 106.
191
SHT, p. 206. Bruno, en défenseur de Borges, dans Sobre héroes y tumbas, rejette les lieux communs
prononcés par Martín à propos de Jorge Luis Borges, en démontrant la position conciliante qu’occupe Sábato,
sans être un admirateur aveugle de Borges, il admet la critique là seulement où il juge cela nécessaire. « Nosotros
somos argentinos hasta cuando renegamos del país, como a menudo hace Borges » dit Bruno, ce qui fait
coïncider les opinions de Sábato avec celles de Borges au sujet de la littérature argentine et de ce qui déciderait
de son caractère national. Ici Bruno représente la prise de position de son auteur, Sábato, quant aux reproches des
détracteurs de Borges. Dans le chapitre consacré à Borges, figurant dans Tres aproximaciones a la literatura de
nuestro tiempo, il soutiendra cette même idée : une partie intitulée « Argentinidad de Borges » commence par le
commentaire sur la traduction française de Ficciones de Borges, où l’introduction contient cette phrase :
« personne n’a moins de patrie que J.L.Borges » ce qui provoque une réaction immédiate de Sábato à cette
dépossession de Borges de sa patrie : « Yo pienso, por el contrario, que tanto sus virtudes como sus defectos
caracterizan a cierto tipo de Argentinos ». Ce qui suit, est une sorte de discussion avec les détracteurs de Borges,
où Sabato répond à ces derniers, comme il le faisait dans le dispositif romanesque de SHT : « Nuestros
nacionalistas de la izquierda reprochan no solo a Borges sino a los mejores exponentes de nuestras letras estar
influidos por toda clase de extranjeros ». Tres aproximaciones…, p. 42. Sábato, malgré une certaine attitude

79
Dans ce dialogue, nous voyons s’esquisser le jeu de tensions qui anime le
champ littéraire argentin redevable de la conscience de double appartenance
nourrie à l’égard de son continent et de l’Europe. Le sentiment partagé par les
élites du continent latino-américain entre le début du XIXème siècle et le milieu
du XXème, était celui d’un déchirement entre leur appartenance américaine, du
fait de la naissance, et leur enracinement dans la culture européenne perçue
comme une référence absolue en matière de la littérature. Ce n’est qu’à partir du
milieu du XXème siècle que cette infériorité culturelle commence à être ressentie
comme véritablement gênante et que les voix critiques s’élèvent pour rompre ce
rapport de domination culturelle, en feignant d’ignorer le fait que les échanges
fructueux entre les deux continents ne suivent pas uniquement le trajet du centre
vers la périphérie.
La discussion sur Borges dans l’œuvre de Sábato est symptomatique du
champ littéraire argentin de l’époque, car les attaques que subit cet écrivain dans
Sobre héroes y tumbas reflètent toute la difficulté des lettres argentines à trouver
leur expression propre, sans se voir accusées de mimétisme servile.
Bruno défend l’ « argentinité » de Borges, qui lui est parfois refusée du
fait qu’il crée une littérature où il ne revendique pas de couleur régionale192.
Sábato peut souscrire à l’opinion de Bruno, car il a toujours été contre
l’idée de considérer Borges comme un écrivain cosmopolite, si ce

critique, essaie de démontrer son objectivité, qui le pousse à défendre et à détecter l’ « argentinité » de Borges, là
ou les autres s’arrêtent sur une image stéréotypée de ce dernier, « lavé de sa nationalité », pour reprendre
l’expression de Beatriz Sarlo. En faveur de Borges, dans le débat sur ses liens avec l’identité argentine, Sábato
enumère : -« un léxico y un estilo que no podían aparecer sino en el Río de la Plata », - « orgullosa manera de
reivindicar la patria contra los advenedizos ». Pour en conclure, dans le même paragraphe: « Por vocación
literaria y por orgullo nacional, Borges recoge y estiliza admirablemente esos matices y de pronto con un giro o
un par de palabras que no tienen ese grueso color local de los folkloristas crea vertiginosamente patria. Nada hay
en él, nada de bueno ni de malo, de fondo ni de forma, que no sea radicalmente argentino”. Ibid., p. 40.
192
Ce reproche semble ne pas tenir compte de ses débuts littéraires, la période dite « criollista », décrits
notamment dans Adán Buenosayres de Leopoldo Marechal où il figure sous les traits de Luis Pereda. Sylvia
Molloy déplore à ce propos le caractère unidimensionnel de la perception de l’œuvre de Borges ainsi que de sa
posture: “Ocurre a menudo con lectores de primer mundo que no reconocen ese carácter doble, relacional de su
escritura, y por ende no ven la marca de lo local: ven la cita europea pero no ven el carrito ni aprecian su
movilidad. No ven el carrito quienes reclaman a Borges como excepción dentro de la literatura argentina,
hispanoamericana, aquellos lectores, a menudo europeos, que como observa Beatriz Sarlo ‘lo limpian de su
nacionalidad”. Sylvia Molloy, “Traducibilidad y malentendido: Borges y las ficciones de América Latina”, in
L’écrivain argentin et la tradition, Daniel Attala, Sergio Delgado et Rémi Le Marc’Hadour (sous la direction
de), Presses Universitaires de Rennes, coll. « Mondes hispanophones », 2004, p.24.

80
cosmopolitisme sous-entendait subrepticement l’apatridité et l’aliénation par
rapport à son pays et son continent. Or, le cosmopolitisme de Borges ne remet
aucunement en cause son « argentinité » dans la mesure où comme le déclare
Beatriz Sarlo : « es cosmopolita porque es un escritor criollo193 ». Bruno se fait
porte-parole de Sábato, qui lui-même refuse de voir le recours au régionalisme
dans les littératures périphériques comme une condition sine qua non de leur
caractère national. Pour lui, la bataille des catégories telles que l’ethnicité et
l’universalité n’est pas un critère valable pour juger de la valeur d’une œuvre et
de sa représentativité au sens identitaire. Les personnages de Sobre héroes y
tumbas poursuivent leur discussion:
- ¿Usted cree que es un gran escritor?
Bruno se quedó pensando.
- No sé. De lo que estoy seguro es de que su prosa es la más notable que
hoy se escribe en castellano. Pero es demasiado preciosista para ser un gran
escritor […] Pero no todo es bizantino en él, no vaya a creer. Hay algo muy
argentino en sus mejores cosas: cierta nostalgia, cierta tristeza metafísica194.

Le problème de la différence dans la perception de Borges par Sábato et


par la critique européenne donne à voir la position de Sábato qui semble pour le
moins ambiguë face à Borges195, oscillant constamment entre révérence et rejet.

193
Beatriz Sarlo, « Orillero y ultraísta”, in Escritos sobre literatura argentina, op. cit., p. 151.
194
SHT, p. 206.
195
La même année où les personnages du roman Sobre héroes y tumbas rencontrent Borges dans la rue, les
événements extra-littéraires laissent voir une tension palpable entre les deux écrivains argentins. Il faut préciser à
cet endroit que leurs positions, au fond, n’étaient pas si opposées. Sábato n’ayant jamais été partisan du
péronisme, se défendait contre les abus de la révolution dite libératrice et le suites de la chute du gouvernement
Perón : « Yo no defendí nunca […] ni tampoco defiendo ahora la persona de Perón. Le recrimino entre otras
cosas, no haber estado a la altura de la histórica situación; de haber abandonado a su pueblo […] y en fin, de
haber favorecido con entusiasmo la entrada de decenas y quizás centenas de jerarquas nazis y de criminales de
guerra como Eichmann”. Les propos que nous citons ici, proviennent de quotidien La Opinión (16 juillet 1973),
ils constituent une réponse au texte soumis par Borges, « Leyenda y realidad », en 1973, à la Comisión
Promotora de Concentración Cívica en pro de la República. Nous les citons d’après l’article « Excursus : la
polémica Borges-Sábato contra el peronismo », in Julio Chiappini, Teoría del poder: corrupción e institución,
Rosario, Zeus, 1994. L’article en question nous permet de voir la lucidité de Sábato quant à la dissociation de la
littérature et de la politique: « Todo el mundo sabe que discrepo totalmente con su posición política. Además, lo
admiro como escritor, aunque en rigor, debería decir “casi únicamente”. Todos los que venimos después le
debemos lecciones de lenguaje y estilo. Es quizá el mejor prosista viviente de la lengua ». Cette opinion est très
intéressante du point de vue de la polémique entamée déjà depuis bientôt vingt ans, elle prouve la reconnaissance
de la valeur de Borges en dépit de leur différend d’ordre politique. Dans l’article de La Opinión, Sábato revient
aux événements de 1955, pour expliquer les racines de la rupture avec Borges : « Fue hacia 1956. El publicó
algo en Sur sobre el peronismo, yo le respondí en Ficción, él contestó y yo volví a responder. Fue una discusión
terrible y nos dijimos palabras lamentables, pero que no era posible evitar. Habían transcurrido hechos
demasiado transcendentes para que las palabras duras pudieran escatimarse. Las torturas por ejemplo. […] un día

81
L’attitude qui frise par moments l’irrévérence, et qui va de pair avec la posture
d’hérétique que s’attribue Sábato, ne vise pas pour autant à détrôniser Borges
car, paradoxalement, elle le met en valeur en le désignant comme cible d’un
duel virtuel. A travers cette expression de dissidence, Sábato, « cherche à
dessiner sa propre silhouette196 ».
La mise en scène de ce personnage témoigne de la volonté de Sábato de
mesurer l’importance de Borges dans le champ littéraire argentin. D’autant que
ce dernier est souvent sous-estimé quant à son rôle dans le processus de mise en
valeur de la littérature mineure contre la littérature canonisée. En s’autorisant à
renverser les hiérarchies existantes et en proposant sa bibliothèque idéale qui
comprend des genres mineurs de la littérature argentine ainsi que des écrivains
ne faisant pas partie du canon, Borges construit l’ethos de l’irrévérence qui
ouvre la voie à la future génération parricide.
Il est difficile de passer outre la dimension stratégique du discours critique
de Sábato qui s’empare de divers forums d’expression pour aménager son
propre espace dans le champ littéraire. Sans vouloir évincer Borges, il s’auto-
désigne comme celui qui écrit de la littérature profonde, à la différence de
Borges, qui:
recorre el mundo del pensamiento como un amateur la tienda de un
anticuario, y sus habitaciones literarias están amuebladas con el mismo
exquisito gusto pero también con la misma disparatada mezcla que el hogar
de ese diletante197.

Ce manque d’engagement sur le plan littéraire reproché à Borges permet


à Sábato de s’aménager un espace laissé vide et qui appelle à être occupé
d’urgence dans les temps de crise que connaît l’Argentine. Cette opposition
entre la littérature sociale et la littérature purement esthétique prolonge en

tuvimos noticias de que se estaba torturando a militantes peronistas. Entonces publicamos [revista Mundo
Argentino] un documentado y minucioso trabajo de Da Mommio, en que se daban nombres, lugares, datos
precisos e incontestables. […] Fue entonces cuando en realidad se produjo la ruptura con Borges: ante la
denuncia encabezó un movimiento de apoyo al gobierno. Fue terrible y tristissimo”, Excursos…, op. cit., p. 77-
78.
196
Jean-Pierre Martin, « Deux professeurs d’irrévérence (Sarraute, Gombrowicz) », Littératures, n° 65, Dossier
« L’irrespect : entre idéalisme et nihilisme », 2011, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, p. 57.
197
Tres aproximaciones a la literatura de nuestro tiempo, p. 47.

82
quelque sorte la querelle historique du champ argentin entre Florida y Boedo.
Nous observons qu’en Argentine la question nationale et politique était
précisément l’enjeu central qui a divisé l’espace littéraire198 :
esa división se manifestó en dos grandes grupos literarios hacia 1920: el de
Boedo, calle popular por excelencia, y el de Florida, calle refinada y
expresión exquisita – en aquel tiempo – del buen gusto patricio 199.

Sábato, qui affichait toujours son indépendance des cénacles littéraires,


s’inclut parmi les écrivains qui tentent d’entreprendre une sorte de troisième
voie, celle de la synthèse des deux courants :
Frente a esa mutua incomprensión de los partidarios de ‘lo puro’ y de ‘lo
social’, un grupo de nuevos escritores iniciaron una síntesis. Son escritores
que sin desdeñar las enseñanzas de la clase literariamente más educada,
tuvieron la suerte o la desgracia de pasar por duras experiencias sociales y
políticas. En tales condiciones, su literatura cobró un acento metafísico que
se contraponía al afán generalmente esteticista de la generación borgiana200.

Il faut préciser à ce propos que le différend qui oppose les deux hommes
de lettres, n’emporte pas chez Sábato sur la stratégie poursuivie conséquemment
depuis la parution de Sobre héroes y tumbas. Conscient de l’importance de la
perception de son roman par la critique française, Sábato semble opter pour une
stratégie visant à ne pas montrer des querelles propres au champ littéraire
argentin, à travers son chapitre critiquant Borges. Il décide de supprimer ce
chapitre, dans la traduction française, pour des raisons qui relèvent, selon nous,
d’une stratégie éditoriale201. Et pourtant ces cinq pages du livre ont bien leur
place dans le roman du point de vue de leur signification en tant que définition
de « lo argentino » et remise en cause de certaines valeurs nationales. Borges

198
Le champ littéraire argentin de la première moitié du XX siècle était divisé principalement en deux groupes:
Boedo, proche de la thématique prolétaire, et Florida, centré sur les préoccupations esthétiques, qui s’opposaient
dans leur visión de la littérature argentine.
199
Ernesto Sábato, Heterodoxia, op.cit., p. 256.
200
Ibid., p. 257.
201
Il est intéressant, à ce titre, de comparer l’édition française du roman avec la traduction polonaise (O
bohaterach i grobach, traduit par Helena Czajka, traduction revue et corrigée par Ewa Nawrocka, Krakow,
Wydawnictwo Znak, 2007), basée sur la dixième édition de Sobre héroes y tumbas en Argentine (Compaña
Editora Spasa Cale Argentina), 2003, qui elle comporte le chapitre XIII de la II partie du roman « Los rostros
invisibles » où il est question de Borges, tout comme dans l’original. Le constat s’impose quant à la stratégie
éditoriale et l’enjeu de la traduction française qui évite ce chapitre intentionnellement. De toute évidence, les
traducteurs d’autres pays n’ont pas subi les mêmes contraintes durant la traduction de ce texte. Nous nous
référons notamment à la traduction russe et tchèque du roman.

83
n’avait d’ailleurs rien à craindre dans cette confrontation, au vu de sa position
dans le champ littéraire.
Eu égard au statut de Borges en France, Sábato n’a pas l’intention de
jouer au trouble-fête pour ternir l’image de celui qui a ouvert la voie aux autres
écrivains argentins, en se faisant consacrer par la France. D’une part, cela
prouve la loyauté de l’auteur de Sobre héroes y tumbas envers son pair en
littérature, et d’autre part, témoigne de l’importance accordée à la consécration
française de son œuvre. Sábato veut se placer ainsi aux yeux de la critique
européenne au côté de Borges, il ne veut apparaître en aucun cas comme son
rival, ce qui aurait pu avoir des conséquences néfastes pour sa propre œuvre et
diminuer le crédit accordé à la littérature argentine à l’extérieur. Le choix de ne
pas heurter la critique, admiratrice de Borges, démontre plutôt la volonté de
reconnaissance et une certaine dose de conformisme qui s’expliquent
possiblement à partir de la configuration du champ littéraire mondial et du
contexte de la littérature argentine de l’époque. Raisonnant en termes d’intérêt
collectif et non uniquement personnel, ce choix s’inscrit de toute évidence
comme volonté de propulser la littérature argentine en avant au lieu de rester sur
des querelles improductives, nuisant à l’image du champ littéraire argentin. Les
lecteurs français n’auront donc pas connaissance des déboires de Sábato et de
Borges, pour ne pas heurter le statut de Borges, entièrement accepté par le
monde littéraire français comme faisant partie du canon202. D’autant que Sábato
reconnaît sa dette envers son pair à travers ses différents ouvrages. Dans son
premier essai Uno y el Universo, en 1945, il rend hommage à Borges-poète,
reconnaissant en lui la source de son inspiration :
A usted, Borges, heresiarca del arrabal porteño, latinista del lunfardo, suma
de infinitos bibliotecarios hipostáticos, mezcla rara de Asia Menor y

202
Selon Pascale Casanova, « la consécration parisienne est un recours nécessaire pour les auteurs
internationaux de tous les espaces littéraires dominés […] Du seul fait que ce jugement est prononcé par des
instances littéraires (relativement) autonomes, il a des effets réels sur la diffusion et la reconnaissance du texte ».
La République mondiale des lettres, op. cit., p. 190.

84
Palermo, de Chesterston y Carriego, de Kafka y Martín Fierro ; a usted,
Borges, lo veo ante todo como un gran poeta 203.

Il est vrai que Sábato, en attribuant le rôle central dans sa généalogie


littéraire à Borges, signale implicitement sa dette envers son pair en littérature,
mais loin de se cantonner dans des élans élogieux à son propos, il adopte une
posture critique à son égard. Nous sommes loin de partager à ce propos les
déclarations de María Pía Lopez et de Guillermo Korn selon qui Sábato a
consacré toute sa veine critique à mener un duel virtuel avec Borges en
délaissant les autres représentants des lettres argentines204. Cette accusation fait
fi du travail critique que mène Sábato tout au long de son itinéraire artistique.
L’exemple du dialogue entre les personnages de Sobre héroes y tumbas introduit
d’ailleurs d’autres écrivains argentins au côté de Borges, permettant de définir
ou de parcourir l’histoire littéraire argentine à partir de cette sorte d’abécédaire
sélectif auquel procèdent les protagonistes. Bruno et Martín discutent ainsi sur
Güiraldes, Arlt ou Larreta, en confrontant à chaque fois leur image constituée à
travers un regard critique avec la position qu’occupe Borges.
Dans Cuentos que me apasionaron, qui constitue une sorte d’anthologie
personnelle de Sábato, les fragments des textes de ses auteurs préférés sont
précédés d’une introduction à la charge de Sábato en collaboration avec Elvira
González Fraga205. Ce guide littéraire, genre auquel Sábato nous a déjà habitués,
rend compte de ses préoccupations et de ses œuvres de prédilection pour
affirmer leur valeur, et grâce à son autorité, rendre certains de ces auteurs plus
accessibles au grand public.
Le choix de Sábato se porte indistinctement sur la littérature argentine et
la littérature mondiale comme le démontrent ces quelques noms qui apparaissent
203
Ernesto Sábato, Uno y el universo, 6a edición, Ed. Sudamericana, Buenos Aires, 1980, p. 27.
204
Les critiques déclarent à propos de l’attitude de Sabato à l’égard de Borges : « Eligió como blanco de su
enfrentamiento a Jorge Luis Borges […] Sábato se negó a disputar el territorio con otros autores también
consagrados y centro sus fuerzas en volver posible – y hasta necesaria – su comparación con Borges: nunca se
dignó a analizar las producciones literarias de los hombres de su generación o posteriores, se limitó a
descartarlas con cierta premura”. Sábato o la moral de los Argentinos, op. cit., p. 119.
205
Ernesto Sábato, Cuentos que me apasionaron, I et II, Selección y prólogos de Ernesto Sábato en
colaboración con Elvira González Fraga, Buenos Aires, Planeta, 2007, [2000].

85
dans les deux tomes de son anthologie: Jorge Luis Borges, Augusto Roa Bastos,
Gabriel García Márquez, Marcel Schwob, Dino Buzatti, Ernest Hemingway,
Juan Rulfo, Silvina Ocampo, Hans Christian Andersen, Edgar Allan Poe, Mark
Twain, Truman Capote, Clarice Lispector, Anton Chéjov, Albert Camus.
Nous pouvons remarquer la répartition relativement équilibrée de la
généalogie littéraire de l’écrivain argentin entre trois continents : l’Europe,
l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord. Cette répartition dément d’une part
la focalisation de Sábato et des écrivains argentins en général sur la France, et
d’autre part, correspond au schéma proposé par Pascale Casanova qui établit un
répertoire transnational des écrivains qui peuvent être revendiqués comme
ancêtres légitimes par des écrivains de tous les espaces littéraires et surtout des
littératures dites périphériques, tel William Faulkner (référence partagée avec
Glissant):
cada vez que Bizancio amenaza terminar con el arte por exceso de
sofisticación, son los bárbaros los que vienen en su ayuda: los de la
periferia, como Hemingway y Faulkner206.

Les notices qui attirent notre attention sont celles qui évoquent les
écrivains de son continent, la place y est réservée aux écrivains latino-
américains qui ont acquis une renommée mondiale à partir des années du
« boom » latino-américain. Ainsi, présentant Augusto Roa Bastos, Sábato écrit:
« Su primera colección de cuentos El trueno entre las hojas […] ha sido
distinguida con el Premio Cervantes en 1989207 », « Lo consagra
internacionalmente Hijo de hombre, como uno de los más notables narradores de
nuestro idioma208”. Le chapitre où il présente García Márquez contient
l’information suivante : « así le llegó a Sudamericana, en 1967, Cien años de
soledad, una novela que tuvo un éxito colosal en Europa y lo consagró en el
mundo entero 209».

206
AEE, p. 127.
207
Cuentos que me apasionaron, p. 12.
208
Ibid.
209
Ibid., p. 52.

86
Sábato lui-même s’inclut dans le groupe des écrivains “d’avant le boom”
où il côtoie Borges ainsi que ses pairs latinoaméricains illustres: :
Hay muchos y grandes escritores que son anteriores a ese promocionado
boom o son contemporáneos sin pertenecer al grupo, es el caso de
Guimarães Rosa en el Brasil, de Onetti en el Uruguay, de Carpentier en
Cuba, de Rulfo en México. Y si se me permite, el caso mío, ya que El túnel
apareció en 1948, y tuvo muchísimas traducciones210.

Le choix de s’exclure du « boom latino-américain », stratégique chez


Sábato, permet de préserver son indépendance et d’afficher son rejet de
catalogage, ce qui participe de sa posture hérétique dans le champ littéraire. Ne
pas vouloir être catalogué offre des avantages et permet implicitement de donner
son avis à propos de la surexposition médiatique dudit phénomène. De la même
façon, Sábato déclare n’est pas être partisan du Nouveau Roman. Un chapitre
entier d’Abaddón (« Ideas de Quique sobre la nueva novela211 ») est d’ailleurs
consacré à un exercice assez ludique qui consiste à écrire un passage à la
manière des nouveaux romanciers en proposant des recettes insolites telles que:
« novela en capítulos a pedido individual », « novela para ser leída en
diagonal », « novela-telefónica » entre autres. La satire déguise malhabilement
la critique farouche de ce mouvement qui condense, selon Sábato, toutes sortes
d’inventions « byzantines », concentrées sur la forme et non sur le contenu de
l’œuvre : « las novedades de forma no son indispensables para una obra
artísticamente revolucionaria, como lo demuestra el ejemplo de Kafka212 ».
Nous reconnaissons, à travers certaines de ces proposition, le regard
critique à l’encontre de son compatriote Julio Cortázar, qui n’est pas mentionné
explicitement dans le roman. Les auteurs faisant partie du Nouveau roman
latino-américain ne constituent pas l’unique cible de Sábato qui critique
également l’engouement du public avide d’innovations stylistiques gratuites :
« aquí sin ir mas lejos […] jóvenes que se pretenden revolucionarios […]

210
España en los diarios de mi vejez, p. 171.
211
AEE, p. 208-214.
212
Ibid., p. 125.

87
recibieron con alborozo el proyecto de una novela que podría leerse de adelante
para atrás o de atrás para adelante 213».
La progressive intégration des écrivains latino-américains dans sa
généalogie correspond en effet à leur consécration et à leur reconnaissance à
l’échelle mondiale, il serait difficile de voir en Sábato l’acteur de cette
évolution. Le critère qui a guidé le choix de Sábato dans son anthologie se
laisse deviner à travers les notices qui insistent sur le caractère humaniste des
œuvres et les valeurs défendues par leurs créateurs, souvent incompris et
reconnus seulement par la postériorité. L’image d’artiste-martyr ou artiste-
témoin que renvoient ces écrivains est à mettre en relation avec la posture
privilégiée chez Sábato et qui serait en accord avec sa propre éthique du métier
d’écrivain. Cette perception se confirme à travers la notice aux accents très
personnels consacrée à Albert Camus :
Sólo me cabe decir que fue uno de los grandes filósofos del siglo, que su
preocupación por lo humano lo llevó a comprometerse toda vez que sintió la
injusticia, la explotación, el crimen […] y que su obra literaria ha
despertado la conciencia de millones de seres humanos a través de la
compresión de la tragedia del hombre en el mundo, de su soledad y de su
desamparo [...] Siento una suprema admiración por ese hombre genial,
entrañable, tan excelso artista como filósofo, además de ser en su vida,
como hombre, una cumbre del comportamiento humano214.

Face à l’hétérogénéité relative de sa bibliothèque personnelle qui se


profile à travers les deux tomes de l’anthologie Cuentos que me apasionaron,
avec son dernier ouvrage, España en los diarios de mi vejez, qui constitue une
récriture de ses réflexions poursuivies tout au long de son itinéraire artistique,
Sábato semble se tourner davantage vers la valorisation de la littérature de son
continent, en évoquant Roa Bastos et Juan Rulfo comme «dos supremos
creadores latinoamericanos 215». Il s’y note un glissement concernant la position

213
AEE, p. 129.
214
Ibid., p. 267. Cet hommage qui se caractérise par une attitude révérencieuse envers Camus n’est pas étonnant
étant donné le rôle de cet écrivain dans la découverte de Sábato au public français, comme il le rappelle : « Fue
él quien me descubrió y me hizo publicar en Francia. El túnel llegó a sus manos cuando era lector de Gallimard.
Y siempre agradeceré al Destino el que haya sido él quien lo recomendará enfáticamente”. Ibid., p. 268.
215
España en los diarios de mi vejez, p. 173.

88
de Sábato envers son continent. Entre l’écriture de El túnel, ses premiers essais
et les deux derniers textes aux relents testamentaires s’opère un changement
assez significatif, Sábato s’éloigne de son discours critique qui portait
principalement sur les auteurs européens ( y compris ceux de la marge d’Europe,
lorsqu’il fait découvrir à ces lecteurs la littérature russe, scandinave et polonaise
notamment) et met en avant les auteurs consacrés du « boom » latino-américain.
Le critère de consécration internationale n’est pas le seul qui vaille dans le
métadiscours critique de Sábato, car parmi les auteurs cités se trouvent
également ceux qui ne font pas partie du canon latino-américain, assez restreint
et implicite par ailleurs, car formé à partir d’un accord tacite, comme nous le fait
remarquer Karl Kohut. Ce canon, loin de représenter véritablement les lettres
latino-américaines, se résumerait à quatre noms : Fuentes, Márquez, Vargas
Llosa, Cortázar216 alors que la tendance prépondérante dans les littératures du
continent sud-américain, plutôt marginalisées jusqu’à ce phénomène de
« boom », est de s’opposer au canon, brandissant un étendard d’indépendance
face à cette notion, souvent considérée comme « expresión de la clase
dominante y, por ende […] excluyente y represivo 217».
La valorisation de la périphérie et le fait d’assumer la dualité fondatrice de
l’identité argentine, contenue dans l’opposition formulée par Sarmiento
(civilisation/barbarie), lui font revendiquer les avantages de la “périphérie” et de
la “barbarie”, tels que « el primitivismo, la ingenuidad, el aporte de una nueva
sangre y de una nueva perspectiva 218». En insistant sur le caractère novateur

216
Voir à ce sujet Karl Kohut, « Literatura y memoria », in América, Cahiers du CRICCAL n°30, Volume 1 de
« Mémoire et culture en Amérique latine »: Colloque international du CRICCAL, Université de la Sorbonne
Nouvelle--Paris III, 25, 26, 27 octobre 2002, Centre de recherches interuniversitaire sur les champs culturels en
Amérique latine. Colloque international, Presses Sorbonne Nouvelle, 2003, p. 17. (p. 9-18).
217
Ibid.
218
Sans vouloir insister sur la dialectique centre/périphérie qui semble d’ailleurs actuellement dépassée à
plusieurs égards, surtout dans le cas de la littérature argentine, nous devons signaler la pensée que développe
Sábato sur les cultures périphériques, en la situant bien dans le contexte d’avant le “boom” latino-américain,
tentant d’inverser l’axe Paris-Buenos Aires : « He dicho que los pueblos periféricos en general (no solo el Río de
la Plata sino toda Latinoamérica, los pueblos africanos y asiáticos), por no haber perdido totalmente su carácter
bárbaro tenían una misión importante. Aclaro que digo bárbaro en el sentido clásico y positivo de la palabra: los
pueblos que están más allá de la frontera del imperio. En este caso los pueblos que no constituyen el centro y la
esencia de civilización capitalista-maquinista-racionalista. Cada vez que un imperio llegó a sus límites últimos y

89
d’une telle littérature venue de la périphérie qui peut se prévaloir des attributs
mentionnés plus haut, il tente de renverser le stigmate de son « infériorité ».

2.3. Glissant en « préfacier » de la littérature antillaise.

A partir des années 80, les auteurs antillais commencent à s’emparer de la


critique littéraire pour rémedier à la situation de « dominé » qu’ils subissent de
la part de la France et pour riposter ainsi à une critique extérieure empreinte
d’ethnocentrisme et peu encline à accepter et à mettre en valeur la spécificité de
la littérature antillaise d’expression française. L’inexistence de ces bases
théoriques semble un obstacle sur la voie de la constitution et de l’émancipation
de cette littérature qui se perçoit toujours à travers un regard déformant venu de
l’extérieur. Avec L’Intention poétique, Glissant était l’un des précurseurs de
cette tendance, lorsqu’il s’interrogeait sur la possibilité d’avènement d’une
expression littéraire propre aux Antilles centrée sur le contexte et le lectorat
antillais, en rapport avec un environnement social et culturel spécifique. Ce
travail théorique se poursuit et se concrétise dans Le discours antillais, où
Glissant propose son concept d’Antillanité, qui, redevable certes à la Négritude
césairienne, introduit une césure symbolique avec l’Afrique en tant qu’arrière-
pays culturel et référence pour le monde antillais et prône l’union sous-marine
de l’espace caribéen sous la bannière de l’histoire commune de la colonisation.
Ils semblerait que le spectre de l’inexistence de la littérature antillaise, désignée
par Glissant et par les concepteurs de la Créolité comme « pré-littérature » ou
« littérature à venir », oblige les écrivains à constituer leur propre capital
symbolique doublé d’une réflexion théorique capable d’appréhender la
spécificité de ce champ antillais en construction. Car l’absence du lectorat aux

empezó su decadencia, los bárbaros trajeron un soplo nuevo y renovador, inyectaron sangre renovada y fuerte en
el cuerpo semicaduco”. Ernesto Sábato, “Un intelectual con los ojos en este mundo”, Entretien paru dans
Marcha, Montevideo, 1959, in Medio siglo con Sábato, op. cit., p. 47.

90
Antilles à laquelle se heurtent les écrivains prouve peut-être que ce lectorat n’est
pas encore tout à fait conscient de l’existence de sa propre littérature.
La posture schizophrène, eu égard aux fréquentations diversifiées du
répertoire littéraire, est revendiquée explicitement par Glissant, lequel évoque le
dilemme de l’écrivain antillais, dont les références en matière de littérature sont
nécessairement doubles car façonnées à la fois par la littérature européenne et la
littérature antillaise:
ainsi, pour ma part, ai-je toujours travaillé avec mes compatriotes antillais,
tout en ayant d’autres activités auxquelles je ne participais pas, comme mon
travail avec des amis poètes français de ma génération (Jacques Charpier,
Roger Giroux…) dont les Antillais ne connaissent même pas le nom […]
j’ai finalement été assez schizophrène dans ma vie : passionné de poésie à la
française et poésie à l’antillaise, de gens qui n’écrivent pas de poésie mais
défendent le paysage, la mémoire historique, le langage219.

A ce double héritage s’ajoute la découverte des auteurs caribéens et


latino-américains réunis souvent par les mêmes préoccupations. A travers la
lecture d’Alejo Carpentier, Glissant formule une « vocation de synthèse » qui
s’offre à l’écrivain antillais et qu’il considère comme solution possible pour
dépasser ce double héritage problématique:
ne reculons pas, Antillais, à connaître et à revendiquer les vertus et les
traditions tant nègres qu’indiennes qu’européennes venues jusqu’à nous ;
mais n’hésitons pas à les réajuster. Que cette chaude redécouverte de soi
n’incline pas à une imploration stérile et exclusive du passé 220.

Glissant écrit dans Le Discours antillais à propos des écrivains antillais


contemporains qu’ils sont les « préfaciers » d’une littérature antillaise
émergente. Lorsqu’il déclare ne pas se réclamer d’une quelconque tradition
d’écriture antillaise antérieure, Glissant tient à mettre en relief la « jeunesse »
relative de cette littérature qui n’offre pas suffisamment de références à un
écrivain désireux de puiser dans son « capital symbolique » accumulé:

219
Philippe Artières, « « Solitaire et solidaire » Entretien avec Édouard Glissant », Terrain, numéro-41 - Poésie
et politique (septembre 2003), [En ligne], mis en ligne le 05 mars 2007. URL : http://terrain.revues.org/1599.
Consulté le 16 mai 2009.
220
IP, p. 142.

91
nous n’avons pas eu de littérature accumulée. Nous n’avons eu que des
soubresauts, des sursauts et des sortes de pointes, des chutes verticales dans
des abîmes. Par exemple, il y a eu d’abord rupture entre la parole du conteur
créole et les premières expressions écrites […] Au fond, la littérature
antillaise contemporaine commence avec l’immédiat après-guerre, avec des
écrivains comme Damas, Césaire221. Mais il y eut aussi les œuvres de
romanciers socio-paysagistes, comme Tardon, comme Zobel […] on a été
obligé de passer à l’écriture […] on a été confronté à cette absence de
balises, de traditions, de continuum de l’écriture […] Nous sommes obligés
de constituer rapidement ce qui a mis sept siècles à se former en ce qui
concerne la langue et la littérature françaises222.

Bien que cette affirmation ne prétende pas nier toute la littérature


antérieure écrite en Martinique, les mouvements successifs de la Négritude,
l’Antillanité, la Créolité constituent néanmoins un tournant décisif dans la prise
de conscience des enjeux littéraires. La césure opérée dans la littérature
martiniquaise entre les trois mouvements précités et la littérature mimétique du
passé relève d’un contexte historiquement explicable. Selon Jean Bernabé,
avec chaque génération intellectuelle, apparaît un nouvel angle de vision,
générateur d’un nouveau paradigme, et qui pose son objet en des termes
radicalement différents de la génération précédente 223.

En s’affirmant « à jamais224 » fils de Césaire et en reconnaissant, de


manière toutefois moins ferme leur filiation à Glissant225, les théoriciens de la
Créolité se posent en parricides, de façon plutôt camouflée et pudique toutefois,
sans vouloir admettre ce positionnement bravant le respect dont est entourée la
figure de Césaire à la Martinique. Cette donnée permet de justifier l’urgence

221
Cela confirme la position de nombreux chercheurs qui considèrent l’avènement de la littérature martiniquaise
à partir de l’œuvre de Césaire, notamment Lilyan Kesteloot. Il ne s’agit pas d’occulter toute une partie
importante de cette littérature qui s’écrit avant, il s’agit plutôt d’opérer un choix idéologique pour marquer un
moment de césure importante avec ce qu’on dénomme la littérature mimétique du passé.
222
IPD, p. 117-119.
223
Jean Bernabé, « La créolité : problématiques et enjeux », in Alain Yacou (sous la direction de), Créoles de la
Caraïbe, Paris, Karthala-CERC, 1996, p. 211.
224
« La Négritude césairienne est un baptême, l’acte primal de notre dignité restituée. Nous sommes à jamais fils
d’Aimé Césaire ». Eloge de la Créolité, op. cit., p. 18.
225
La déclaration suivante montre bien l’hommage tout particulier que rendent Bernabé, Chamoiseau et Confiant
à Glissant : « Nous restions devant ces textes comme devant des hiéroglyphes, y percevant confusément le
frémissement d’une voie, l’oxygène d’une perspective ». Pour atténuer ce sentiment d’incompréhension envers
Glissant, le manifeste se complaît à multiplier des euphémismes rendant cet hommage-critique moins acerbe :
« Mais les voies de pénétration dans l’Antillanité n’étant pas balisées, la chose fut plus facile à dire qu’à faire.
Nous tournâmes longtemps autour, porteurs du désarroi des chiens embarqués sur une yole. Glissant lui-même
nous y aidait pas tellement, pris par son propre travail, éloigné par son rythme, persuadé d’écrire pour des
lecteurs futurs ». Ibid., p. 22-23.

92
pour la littérature antillaise de s’auto-constituer et de baliser ses repères
théoriques en vue d’un développement fructueux. Loin d’être un obstacle sur la
voie de l’évolution, l’ « immaturité » de la littérature antillaise en gestation a été
saluée par Milan Kundera comme un point de départ neuf et fécond pour les
écrivains226.

2.4. Généalogie de l’écrivain paratopique du champ littéraire français chez


Glissant.

Glissant est conscient de la particularité de la littérature antillaise et du


statut d’écrivain auquel il faut accéder. Il s’agit d’un statut qui n’est pas acquis
d’emblée, mais qui nécessite des stratégies et des luttes pour être obtenu. Patrick
Chamoiseau, le disciple de Glissant exprime cette situation de l’écrivain antillais
dans un entretien accordé à Dominique Chancé :
Les gens s’installent tranquillement dans la fonction d’écrivain… dans ce
que cela représentait, avec la filiation littéraire écrite, des bibliothèques
millénaires, […] Je ne peux pas moi – ici il signifie le point de rupture d’un
écrivain antillais avec ce schéma – entrer en tradition littéraire ancestrale,
comme un écrivain français, ou de je ne sais quel autre pays où une
littérature existe. Alors que moi, ma littérature n’existe pas. Ou alors c’est
une oraliture227.

La fonction d’écrivain est, à la lumière de ce constat, un statut à obtenir,


d’où la nécessité de construire sa propre théorie, de tisser une généalogie, de
signifier des filiations ainsi que les points de rupture avec l’héritage littéraire
disponible. Pourtant Lise Gauvin envisage la littérature antillaise come une sorte
d’avant-garde par rapport au champ littéraire français :
Une analyse même superficielle – montre bien que le champ littéraire
antillais existe à sa façon, avec ses tensions, ses luttes intérieures et ses lieux
de diffusion. Cette littérature fonctionne ainsi selon une double forme
d’institutionnalisation, celle qui la relie à l’espace antillais et celle qui la

226
Milan Kundera, Le rideau, op. cit., p. 191-193.
227
Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, PUF, 1992, p. 204-205.

93
rapproche du champ littéraire français, dont elle constitue une sorte d’avant-
garde tumultueuse228.

Le fait de faire une référence intertextuelle au poème d’Aimé Césaire


dans Sartorius (Césaire y est présenté parmi ceux qui œuvrent à sauver de
l’oubli ce peuple invisible) démontre l’existence d’un capital symbolique et
d’une tradition littéraire propre qui sert de rempart au discours venu de
l’extérieur, du centre, qui passe sous silence la question de Batoutos :
De nos temps où nous commençons de deviner que des Batoutos sont parmi
nous, et c’est au milieu de ce siècle, M. Aimé Césaire chante ainsi ce secret
des naissances prédestinées, « Seigneur des Eaux… 229.

Aimé Césaire a démontré à ses successeurs le moyen de se libérer de la


tutelle de l’Occident à travers les « armes miraculeuses » qui sont celles « que le
poète oppose à toute tentative de dénaturation, à toute étrange volonté qui
tendrait à le spolier de lui-même230 ». A un autre endroit la référence
intertextuelle à un ouvrage de Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le
Molosse 231, tend à établir des liens dans un intertexte provenant de sa propre
littérature: « Beaucoup de légendes du monde établissent ainsi sur pierre sacrée.
Nous nous souvenons d’un « esclave vieil homme » qui sur les mornes de
Martinique en fréquenta une232 ». Les réseaux intertextuels qui peuvent se créer
à l’intérieur de l’espace de la littérature antillaise démontrent le bien-fondé du
concept de « littérature martiniquaise » étudié par Luciano Picanço. Ce réseau
fonctionne aussi à l’intérieur du macrotexte glissantien, générant de multiples
possibilités pour le roman qui peut s’écrire à partir de son propre intertexte. Ceci
témoigne de la volonté d’autonomie par rapport à la littérature du centre. Selon
une très pertinente remarque de Romuald Fonkoua, « Glissant ne veut pas
apparaître comme un écrivain de l’institution mais plutôt comme l’écrivain qui

228
Lise Gauvin, « Situations des littératures francophones : à propos de quelques dénominations », in La
francophonie aujourd’hui : réflexions critiques, p. 27-39.
229
Ibid., p. 53.
230
IP, p. 145.
231
Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 2001.
232
Sartorius, p. 126.

94
institutionnalise la littérature antillaise, lui donnant ses formes, son sens et son
statut 233».
Le fait de se tourner vers son propre texte comme source de citations,
images ou vers les textes d’autres auteurs antillais, en dehors du fait de les
mettre en valeur et de rehausser la littérature martiniquaise et antillaise plus
généralement, constitue un pas vers la constitution et la fondation d’un capital
symbolique propre tendant vers l’autonomie et l’auto-créativité comme réponse
à un mimétisme passif et contre-producteur du passé.
Rappelons les propos de Glissant, provenant d’un entretien accordé au
Nouvel Observateur, lors de la parution de son roman Tout-monde, où il
s’oppose dans un duel littéraire aux mouvements des écrivains martiniquais qui
sont pourtant ses amis : « Mes amis Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau se
sont un peu trop hâtés dans leur Eloge de la Créolité : la créolité, ça ne marche
pas ailleurs qu’aux Antilles234 », il s’y déclare « hostile à la créolité, qui est une
prison comme la latinité, la francité, ou la négritude235 » en leur opposant le
concept de « créolisation236 » qui constitue un « processus universel « et non
« une essence ». Ce qui est intéressant dans cette prise de position sur la
« créolité », c’est la circularité à laquelle renvoie ce duel littéraire entre les
partisans de la Créolité et Glissant. Nous pouvons avancer que sans la Négritude
de Césaire et sans l’Antillanité de Glissant il n’y aurait pas eu le mouvement de
la Créolité. La notion de « créolisation » résulte d’une évolution logique de la
233
Romuald Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXe siècle. Édouard Glissant, Paris, Honoré
Champion, coll. « Bibliothèque de Littérature générale et comparée » dirigée par Jean Bessière, n°33, 2002, p.
293.
234
Nouvel Observateur, 2-8 décembre, 1993.
235
Ibid.
236
La définition de ce terme apparaît sur les pages de Traité du Tout-monde, ce qui ne signifie absolument pas
que ce concept est forgé à partir de cette œuvre, parue en 1997. Ce concept annoncé déjà dans Le Discours
antillais se renforce et prend forme dans ce que Glissant réunira postérieurement sous la dénomination commune
de « Poétique ». La définition ne signifie pas non plus que ce concept est arrêté pour une fois et qu’il cesse de
nourrir sa pensée. Glissant synthétise en fait ses réflexions sous cette dénomination : « La créolisation est la mise
en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du
monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple
synthèse des éléments ». Traité du Tout-Monde, p. 37. Nous renvoyons à la lecture de ce terme proposée à partir
d’une approche évolutive et chronologique dans les œuvres successives de Glissant, effectuée dans l’étude
d’Elena Pessini, « Créolisation. Naissance et parcours d’une idée », in Elena Pessini, Carminella Biondi, Écrire
le monde. Rêver le monde, Bologne, CLUEB, 2004, p. 13-22.

95
pensée de Glissant. Dans cette pseudo-bataille des écrivains, Glissant n’oublie
pas de rendre hommage à Aimé Césaire, soulignant son importance pour la
littérature antillaise à venir, en tant que pilier de la généalogie propre des
Antillais. Cette stratégie correspond à un élément du couple espace
canonique/espace associé (dimension de figuration/dimension de réglage)
distingué par Dominique Maingueneau237. La dimension de réglage nous
intéresse dans la mesure où à travers elle, le « créateur négocie l’insertion de son
texte dans un certain état du champ et dans le circuit communicationnel ».
Il n’est pas étonnant, eu égard à ces éléments, que Glissant place son
œuvre sous l’égide de Faulkner, ce qui revient à assumer une « généalogie
hérétique » :
Il me semble que c’est William Faulkner qui, dans son œuvre, a présagé le
plus fortement ces semis en réseaux, cette poétique nouvelle […] Peut-être
parce qu’il est le seul à avoir vraiment impliqué le lieu de son œuvre, le
Lieu, dans le questionnement obscur de la légitimité 238.

Le présage d’une littérature nouvelle, détecté chez Faulkner, se concrétise


dans les réalisations des écrivains caribéens :
les œuvres d’un Alejo Carpentier ou d’un Aimé Césaire commençaient de
constituer une nouvelle sorte de littérature, hors les frontières des langues et
rejoignaient, dans un lieu ouvert de brousses, de mers en cyclone et de
tremblements de terre, les énormes ou très découpés entassements ou traces
ou ciselures de William Faulkner ou de Jorge Luis Borges239.

La dette envers l’écriture faulknérienne, dont Glissant énumère les


qualités240, en les jugeant en fonction de leur portée relationnelle, devient

237
Voir à ce propos le chapitre « L’espace associé » in Dominique Maingueneau, Le discours littéraire.
Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p. 113-116.
238
Faulkner, Mississippi, p. 310.
239
Ibid.
240
Faulkner est présenté par Glissant comme « celui qui avait le plus à révéler de son propre lieu incontournable
en même temps que de la Relation de ce lieu à la Totalité-monde» (54), celui qui a assumé le choix énorme :
« renoncer aux faveurs et aux lustres de la littérature, pour aller plus loin en littérature. Qui n’en continua pas
moins de désirer, toujours en secret, et avec l’égoïsme fabuleux et froid du constructeur et de l’inventeur, la
consécration dont il avait si officiellement (de son point de vue) quitté l’espérance» (55), « l’écriture, la fonction
et les modalités d’écriture par lesquelles Faulkner a recrée ces lieux – ce Lieu - ont littéralement elles aussi
suscité quelque chose : le bougement, l’hésitation, le passage, de la certitude des identités figées et des vérités
inéluctables à l’envoûtement du possible et de l’impossible mêlés») (311), « écrivant-assenant coup sur coup des
livres enchevêtrés dont ses plus convaincus admirateurs (il en aura tout de suite une cohorte silencieuse)
n’auraient pu analyser ni soutenir la déroutante nouveauté» (311).

96
explicite dans Faulkner, Mississippi. En dévoilant ainsi sa généalogie littéraire,
Glissant se place du côté des hérétiques. Il vise à établir ladite généalogie en vue
de nouvelles règles et de nouvelles modalités de l’écriture. En attribuant à
Faulkner le rôle du précurseur241 d’avant l’heure de ce bouleversement dans le
champ littéraire, il souligne comme pertinents certains caractères de l’écriture
faulknérienne tels que : « le bougement », « l’hésitation », « l’envoûtement des
possibles ». Tous ces éléments s’inscrivent dans la poétique de Glissant qui gère
la mémoire interne de ses textes à travers la lecture de Faulkner. La place
centrale attribuée à Faulkner, faisant partie de « véritables libérateurs littéraires
dans les contrées périphériques 242», dans la généalogie de Glissant permet à
l’écrivain antillais de manifester clairement le refus d’un héritage littéraire
imposée.
Glissant avertit le lecteur de la diversité de sa généalogie, en signalant
l’impossibilité d’évoquer tout ce qui a fait son œuvre :
et nous avions connu les déserts incertains de Kateb Yacine, fréquenté toute
l’élégance délabrée des sables gris et la simple magnificence des échos de la
poésie arabe, et tout aussi bien, les grèves bretonnes et Le Cheval d’orgueil
de Jakez Hélias, L’Afrique fantôme de Michel Leiris et les Lointains
intérieurs d’Henri Michaux243 ».

Il cite néanmoins quelques écrivains porteurs de valeurs que lui-même


véhicule dans son œuvre, tels Flannery O’Connor, Alejo Carpentier, William
Styron, Gabriel García Márquez, Toni Morrison. Le critère qui réunit ces auteurs
est la parenté que détecte Glissant entre eux et William Faulkner244 :

241
Glissant évoque notamment la réception de Faulkner en France où « il aura fallu du temps […] pour qu’on
cesse de voir en Faulkner un romancier rural américain, ou un expérimentateur dans la lignée de Joyce, ou un
« écrivain du Sud » qu’on rapprochait vaguement de Caldwell, de Steinbeck ou de Hemingway, mêlant ainsi Far
West, Deep South, Middlewest et tant d’autres lieux mythiques des lointains Etats-Unis d’Amérique ». Faulkner,
Mississippi, p. 55.
242
Pascale Casanova, op. cit., p. 455.
243
Glissant poursuit cette énumération, en invoquant l’idée de la relation au-delà de la question de la langue.
Nous lui connaissons le rejet de l’idée de la francophonie comme reliant les littératures pour raisons de
l’homogénéité langagière : « Tout ce qui nous autorisait à considérer le lieu du monde, à l’approcher enfin,
donné là notre lieu même. Et il ne s’agissait que de ce qui sonnait dans la langue française, mais déjà nous avions
entendu les battements de toutes langues du monde ». Faulkner, Mississippi, p. 317.
244
Faulkner règne donc en maître incontestable dans la généalogie de Glissant, d’autant plus que : « Faulkner
n’est pas de ces auteurs qui tarissent à jamais l’imaginaire de celui qu’ils ont frappé et qui dès lors répète
misérablement les litanies soi-disant inspirés de tels maîtres ». Ibid., p. 344.

97
La liste serait longue des écrivains, connus et inconnus, qui ont dérivé au
moins une part de leur poétique de la sienne, sans qu’il y eût là
complaisance ni faiblesse d’apprenti. C’est une inconvenance de n’en citer
que quelques-uns, ils ont tous déclaré leur parentage, et la rencontre dans
cette œuvre est un secret contentement qui ne prédispose ni au médiocre ni à
l’uniforme245.

Ce qui est intéressant dans l’analyse que fait Glissant dans son essai sur
Faulkner, c’est la tentative de placer l’écrivain américain dans un nouveau
contexte et de permettre ainsi une nouvelle lecture qui explorerait la thématique
noire dans ses romans. Y faire face signifie entreprendre une lecture différente,
qui n’enferme pas cet auteur dans la catégorie des écrivains « pour les blancs » :
Cette œuvre de Faulkner, écrit Glissant, se sera accomplie quand sa lecture
aura été rendue ‘effective’ par une revisitation des Noirs américains
généralement, tout comme certains d’entre eux, et peut-être Toni Morrison
l’une des premières, ont commencé de le faire, tout comme par ailleurs je
tente de le faire ici246.

La prédilection de Glissant pour Faulkner est manifeste déjà dans


L’Intention poétique, où il évoque « la fascination » que lui inspire cet écrivain
américain. L’essai Faulkner, Mississipi qui paraît une vingtaine des années plus
tard prouve son assiduité dans la fréquentation de Faulkner. Cet essai constitue
aussi, comme le remarque à juste titre Jean-Louis Joubert « une superbe
introduction à la lecture de l’écrivain Glissant 247». Nous remarquons en
revanche qu’à l’exception de la littérature cubaine, Glissant fait rarement des
excursions dans le domaine hispanophone qui aurait pu être envisagé à partir de
ses concepts, notamment celui de la Relation.
Glissant œuvre, à partir de L’Intention Poétique, sur la « poétique de la
relation » qui guide ses lectures et impose un nouveau regard sur les piliers de la
littérature du Centre. Ainsi, il discute l’œuvre de Rimbaud, de Valéry qui sont
pour lui tout autant français qu’universels. En les désignant en termes de
« praticiens de la poétique de la relation », il découvre en eux le langage qui est

245
Ibid., p. 345.
246
Ibid., p. 80.
247
Jean-Louis Joubert, Édouard Glissant, op. cit., p. 73.

98
le fruit de l’hybridation et de l’étrange : « avec Rimbaud – écrit Glissant – oui
c’est l’Occident qui sollicite le monde : le relayant, le facteur, a été aussi bien le
départant. L’Autre que je suis est impliqué (en la totalité) au Je de cet Autre248 ».
C’est aux poètes que Glissant accorde le pressentiment des langages à
venir, car ce sont eux qui demeurent de leur vivant dans l’incompréhension
partielle de la portée de leur pensée. Comme le déplore Glissant,
le vœu des poètes s’est évanoui dans la sanglante conquête. Il faudra
attendre l’acte combattant de l’Autre pour que le Je occidental (outre la
panique de partager et de se partager) se dépasse et refasse, dans une neuve
relation 249.

Suzanne Crosta attire notre attention sur l’orientation particulière, sans


toutefois la qualifier explicitement d’hérétique, de la généalogie littéraire de
Glissant, formulée dans L’Intention poétique :
l’auteur y recense les écrivains français dont le projet poétique s’oppose au
discours dominant et recherche des concepts et des outils esthétiques
nouveaux ou du moins adaptés à l’expression des sensibilités du peuple
antillais250.

L’étape suivante est constituée par la prise de conscience d’une éventuelle


inadéquation des contenus disponibles au contexte donné. Glissant a proposé,
dans Le discours antillais, une grille schématisant l’évolution de la littérature
martiniquaise251. En la plaçant dans le contexte des « littératures de plantation »,
il signifie la particularité de cette littérature.

248
Ibid., p. 62.
249
Ibid.
250
Le marronnage créateur, op. cit., p. 27.
251
Ce schéma présentant les étapes de l’évolution de l’écrit à la Martinique commence à partir des années 1640-
1765. Il met en relation le processus économique en cours dans la société, la situation des couches sociales,
relation à l’Ailleurs en démontrant la production orale et écrite correspondant à chaque période délimitée.
Glissant propose une catégorie supplémentaire : la résistance culturelle, ce qui rend compte de l’état des
mentalités en relation avec les événements sur le plan historique. Etant donné la date de la publication de
l’ouvrage en question, Le Discours antillais, il est intéressant de jeter un coup d’œil sur les prévisions de
Glissant concernant l’avenir de la littérature martiniquaise : aux années 1960-1980 correspond l’inscription
suivante : « système de change, tertiarisation ; békés et couches moyennes soumis au système qui les privilégie ;
rôle déculturant des médias, contact avec la Caraïbe, réactions du défense du créole ; généralisation de la
production écrite ; littérature élitaire de la relation (l’antillanité), littérature du créole écrit ». Pour ce qui est de
l’avant, en 1981, Glissant préconise : « néantisation ou organisation d’une économie martiniquaise ; masse
hiérarchisée de clients ou résolution autonome des conflits ; isolement ‘français’ ou insertion dans la Caraïbe ;
neutralisation ou réactivation des contenus populaires ; stérilisation ou explosion créatrice ; disparition de la
collectivité ou apparition de la Nation ». L’adverbe « ou » qui sépare les deux propositions pour l’avenir de la
Martinique démontre bien l’attitude prudent quant à ces prévisions. Dans la perspective diachronique, cette

99
Il est intéressant de voir que Glissant revient sur son héritage propre dans
La philosophie de la Relation. Cet essai constitue une sorte de testament
littéraire où il revient sur la pensée développée dans toute son œuvre, en
procédant à une analyse lucide de ses concepts dans une perspective actuelle.
En évoquant la rencontre de Léopold Sédar Senghor avec Aimé Césaire, en
1938 (« ils avaient l’un et l’autre, par des poétiques si différentes, souligné
l’élan de la Négritude252 »), il constate la dimension révolutionnaire de ce
mouvement : « il semblait que jusqu’à cette année 1956253 l’écho d’une telle
révolution de la pensée et de la sensibilité ne fût pas répandu, comme s’il n’avait
pas même été entendu254 ». Glissant ne revendique pas ce « principe
d’antériorité» comme faisant partie de la légitimation de son travail. Néanmoins,
il valorise les notions de « nouveauté » et d’« imprévu » qui résultent du
contexte particulier des Antilles et qui se répercutent dans la construction de sa
littérature. A travers son hommage à Aimé Césaire, il mentionne l’anticipation à
laquelle donne lieu l’œuvre de ce poète, au point de la placer dans sa généalogie
« au rang d’Eloges de Saint-John Perse, qui ont précédé en 1917, et des Feuilles
d’Hypnos de René Char, qui suivront en 1943255 ». Il salue un « effort puissant

réserve semble révéler, non pas le manque des solutions, mais plutôt les deux options vers lesquels peut basculer
la société martiniquaise. Glissant ne se pose pas dans son essai en visionnaire, il constate les faits et garde une
posture de réaliste, conscient de la multitude des facteurs qui peuvent décider de l’évolution de la situation.
N’oublions pas que l’entourage caribéen est pris en compte dans ce contexte. A en juger par la situation actuelle,
la stérilisation créatrice n’a pas eu lieu, ni la neutralisation des contenus populaires, c’est la deuxième solution
préconisée par l’écrivain qui a pris le dessous. Effectivement les années 90 correspondent à ce retour aux sources
qui emprunte des voies différentes de la phase précédente où la production écrite en créole vit le jour ; cette fois-
ci le contenu populaire revigore la production littéraire et produit un véritable effet d’explosion créatrice qui
fonde toute une génération des nouveaux écrivains de la Créolité. A ce propos voir le chapitre « Sociologies »
dans Le discours antillais, p. 283-319. Dans le même ordre d’idées, Chamoiseau distingue, dans Texaco, des
étapes successives de l’évolution de la Martinique, pour les opposer aux classifications venues de l’extérieur. Il
dénomme ainsi, à partir des matériaux de construction utilisés dans différentes périodes de l’histoire, les
changements survenus à la Martinique. Cette volonté d’établir de nouvelles catégories pour analyser l’histoire et
la littérature martiniquaise est bien entendu une manière de signifier le rejet des schémas inadaptés, provenant de
l’extérieur, et qui s’avèrent inefficaces dans le contexte de la société martiniquaise.
252
La philosophie de la Relation, p. 122.
253
« Tout commence par la poésie, mais après 1956 la réflexion critique accompagnera les créations artistiques,
les chants des griots et les compositions des musiciens : les essais de Césaire, le Black Jacobins de C.L.R. James,
les ouvrages de Fanon, les thèses de Cheikh Anta Diop […] Puis viendront des ouvrages de James Baldwin, et de
Malcolm X, le Black Power ». Ibid., p. 124.
254
Ibid., p. 122.
255
Edouard Glissant, La philosophie de la relation, p. 130.

100
de divination du monde […] passé alors inaperçu 256» qui s’exprimera à travers
cette œuvre importante qu’est Le cahier d’un retour au pays natal. Le discours
tenu par Glissant dans la partie consacrée à Aimé Césaire souligne la nouveauté
qu’apportait cette œuvre : « pour la première fois dans nos littératures, il s’y
établit une communication, une relation, de ce même pays, avec les civilisations
d’Afrique, les histoires enfin sues d’Haïti et des Noirs des États-Unis, des
peuples andins et d’Amérique du sud 257». Pourtant ce texte, comme le
remarque à juste titre Glissant, « n’est pas un texte d’exaltation triomphaliste »,
il saura s’imposer en tant qu’une « des sources des inspirations de la diaspora
africaine 258». Selon Glissant,
Césaire est surréaliste parce qu’il a fondé dans sa négritude, et non pas le
contraire. Cette négritude est à la fois de réveil de la mémoire et d’appel
prémonitoire à une renaissance, elle précède en quelque sorte la floraison
des négritudes modernes de la diaspora africaine, en ce sens elle diffère de
celle de Senghor qui procède d’une communauté millénaire, dont elle
résume la sagesse259.

La position de dominé qui incombe d’emblée à l’écrivain antillais à


l’intérieur du champ littéraire français s’avère une contrainte très productive au
niveau de son expression littéraire. Sur l’écrivain antillais pèse davantage le
poids de la non reconnaissance de son statut en tant que producteur de textes
opérant une trahison envers l’oralité, ce qui constitue indéniablement une forme
de malédiction découlant du contexte de sa littérature, qui bénéficie d’une
autonomie restreinte à l’intérieur du champ français.

256
Ibid., p. 130.
257
Ibid.
258
Ibid., p. 130.
259
Ibid., p. 133.

101
CONCLUSION

Glissant et Sábato forgent à travers leurs macrotextes une généalogie


littéraire qui révèle des influences communes. Tous les deux font appel à un
héritage littéraire marqué au sceau de la révolte, en réclamant leur filiation avec
Rimbaud notamment à travers des allusions explicites dans leurs écrits. Il s’y
note un fait révélateur concernant cette généalogie partagée : la perspective
adoptée change la lecture du même intertexte, la généalogie hérétique dont se
réclament Glissant et Sábato ne revendique pas les mêmes éléments chez les
auteurs cités. La lecture critique en vue de construire une généalogie sélective
permet d’observer les différentes manières d’interroger et d’apprivoiser ce
capital littéraire hétérogène et transnational. A travers le parcours de la
généalogie littéraire de Glissant se dessine en creux son identité littéraire
lorsqu’il s’attache à déceler et à mettre en relief chez ses auteurs de prédilection
les éléments qui correspondent à sa propre poétique et qui sont susceptibles de
confirmer, voire de présager sa vision de la littérature. Il permet ainsi à ses
lecteurs de découvrir une dimension demeurée jusque là inexploitée dans les
différentes œuvres formant partie de sa généalogie. Sábato, quant à lui, propose
une nouvelle approche de la question de l’influence européenne sur la culture de
son pays vue à travers le prisme d’échanges mutuels et non dans un rapport de
domination culturelle qu’exercerait le Vieux Continent sur l’Amérique latine, et
sur l’Argentine en particulier.
Loin de se limiter à illustrer et à étayer leur conception de la littérature,
ces interventions critiques prennent chez Glissant tout comme chez Sábato une
allure quelque peu programmatique, même si elle n’est pas préméditée, ce qui
s’inscrit au fond dans l’objectif de cette démarche visant à indiquer quel est pour
eux « l’exercice légitime de la littérature 260». Les remaniements opérés dans
l’héritage littéraire s’avèrent une stratégie en vue de préparer le terrain pour la

260
Le discours littéraire, op. cit., p. 127.

102
réception de leurs propres œuvres. Nous nous apercevons que l’écrivain
martiniquais et l’écrivain argentin, malgré les divergences dans la structure
sociale et le contexte historique de leurs pays 261, confrontés à un moment donné
de leur travail créatif à des dilemmes similaires, mettent en œuvre des solutions
similaires « parvenant quelquefois à opérer des véritables révolutions
spécifiques, à traverser le miroir et à s’imposer en bouleversant les règles du jeu
central 262».
A travers ce parcours des généalogies littéraires de Glissant et de Sábato
se profile un distanciement envers l’intertexte qui est soumis à une relecture
attentive, nécessaire à chaque écrivain. Tous les deux sont loin d’adopter une
véritable attitude de parricides, le discours critique prononcé à l’encontre de
leurs prédécesseurs en littérature ne vise pas à les détrôner, comme certains
critiques ont voulu le faire croire. Il est nécessaire de mettre de l’ordre dans sa
généalogie littéraire pour pouvoir « entendre sa propre voix ». Au cours d’un
échange entre le « poète » et Thaël au sujet de la poésie dans Tout-monde, sont
formulés de manière poétique l’objectif et la nécessité de cette relecture critique
de l’héritage littéraire :
l’intérêt, c’est qu’on entend votre voix au loin, votre voix et non pas celle
d’un autre […] – Mais si je préfère la voix de l’autre ? dit Thaël. Si j’aime le
chant venu d’ailleurs ? –Vous ne l’apprécierez vraiment que si vous avez
entendu votre voix », dit le poète263.

Cette confrontation s’avère même nécessaire pour paraître crédible: sans


la connaissance préalable, exposée, le rejet en bloc de toute la littérature qui
viendrait du centre pourrait être perçu comme une preuve d’ignorance ou
d’immaturité. On serait tenté de penser que la situation périphérique de Glissant
et de Sábato largement commentée dans leurs macrotextes les pousserait à

261
Il s’agit d’une nouvelle perception des phénomènes littéraires analysés par Pascale Casanova qui en
s’appuyant sur les concept de champ littéraire de Bourdieu, considère ce dernier d’une manière plus large, en
dépassant les frontières nationales, les genres et les mouvements littéraires, en mettant en relation les écrivains
selon leur appartenance à des « familles » littéraires définies selon des positions communes dans la « République
mondiale des lettres ».
262
Pascale Casanova, op. cit., p. 243.
263
TM, p. 181.

103
composer leurs bibliothèques idéales des œuvres consacrées pour se ranger ainsi
du côté des écrivains consacrés. Sábato semble cèder par moments à cette
alternative lorsqu’il tait son différend avec Borges. Néanmoins, cette révérence
cède vite la place à son esprit libre, indépendant, rejetant toute sorte de
complaisance, ce qui lui attire les critiques de la part de ses pairs.
Glissant et Sábato optent pour la même stratégie sur la voie pour sortir de
l’impasse engendrée par leur position entre-deux. En faisant un détour par un
héritage littéraire transnational, ils affichent la rupture des catégories caduques
attachées à leur appartenance linguistique. L’œuvre de Faulkner, entre autres,
qui figure dans leurs généalogies respectives, offre de cette façon une voie pour
échapper à la « mainmise politico-littéraire » exercée par la métropole française
et/ou espagnole. Dans la plupart des cas, nos deux écrivains affichent plutôt une
généalogie assez hétéroclite et hérétique dont le mot d’ordre serait la révolte.
Force est de constater que c’est souvent à travers la lecture à laquelle procèdent
Glissant et Sábato que se révéle le potentiel subversif de certaines œuvres.
La confrontation permet de se mesurer, de se positionner, d’évoluer, de
trouver des influences mais également d’insuffler, à travers ce regard critique
constructif, une nouvelle vie et une nouvelle perception de cette bibliothèque
mondiale où il nous arrive souvent de surprendre Glissant et Sábato,
curieusement, en train de s’approvisionner à la même étagère. Car en dépit de
leur érudition, leurs généalogies respectives semblent parfois dépourvues d’une
grande diversité au niveau de la littérature hispano-américaine ou de la
littérature antillaise, tant le canon européen, ou nord-américain, semble
imprégner leurs imaginaires. A travers notre parcours se dessinent les cloisons
entre différents domaines linguistiques qui persistent toujours dans le domaine
des études littéraires.

104
Écrire, c’est entrer en scène. Il ne faut pas que l’auteur proclame qu’il n’est pas comédien. On n’y
échappe pas.

Paul Valéry

Chapitre III. Mise en scène de l’auteur. Entre voilement et dévoilement.

En abordant les univers romanesques de Glissant et de Sábato, déjà


quelque peu défrichés par des connaissances biographiques à leur sujet, nous
éprouvons une impression de familiarité avec ces univers, ce qui confirme la
fonction assignée aux auto-biographèmes264 dans l’économie fictionnelle.
Identifiables de par leur itération et/ou caractère obsessionnel, ces quelques
auto-biographèmes qui se répètent au cours de leurs macrotextes respectifs
entrent en fait dans la construction posturale reconnaissable par les lecteurs. La
confusion entre les trois instances du « nœud borroméen » de Maingueneau,
personne/inscripteur/écrivain, qui est au cœur du dispositif narratif chez
Glissant, tout comme chez Sábato, témoigne, d’une part, de l’investissement
générique pluriel conçu comme un moyen de nourrir leurs œuvres de différents
types d’écriture sans avoir à se positionner clairement en faveur d’un genre
particulier. D’autre part, cette hybridité narrative constitue un cadre propice
pour interroger leurs postures auctoriales et résoudre la tension entre une
écriture qui rendrait compte des expériences personnelles de l’écrivain et celle
qui prendrait en charge le contexte collectif dans lequel il se sent fortement
impliqué. Le recours à la notion de posture rend visible cet « espace

264
Nous empruntons cette notion à Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation de la subjectivité dans le
langage. L’inscription de contenu biographique dans une œuvre fictionnelle intervient à partir d’indices textuels
qui renvoient de manière plus ou moins explicite au vécu intime de l’auteur. Ces motifs qui parcourent l’œuvre
sont qualifiés par Kerbrat-Orecchioni d’auto-biographèmes : « l’auteur et le narrateur […] sont, toujours, des
instances distinctes. Mais il s’établit entre eux des relations dont la consistance varie avec la densité de ce qui
dans le texte peut être tenu pour des ‘auto-biographèmes’ ». Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation de la
subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, coll. « U·Linguistique », 1980, p. 196.

105
transitionnel entre individuel et collectif265 » à travers son caractère
communicationnel.
Cette indistinction intentionnelle qui introduit nécessairement un
brouillage au niveau des instances diégétiques et extra-diégétiques permet de
mieux traduire la construction de leur posture que nous tenterons de cerner à
travers l’analyse, au sein de leurs œuvres, de la présence auctoriale explicite et
implicite. L’enjeu théorique qui se dessine à partir de ces différentes
configurations du « nœud borroméen » est d’éviter une perception strictement
autobiographique de leurs œuvres romanesques, et ce en dépit du contenu qui
instaure des moments de partage de l’intimité de l’auteur à travers ses narrateurs
et ses doubles.
A la différence du premier chapitre, où nous avons entrepris une analyse
de la posture de Glissant et de Sábato conjointement dans l’espace canonique et
dans l’espace associé266, nous allons privilégier, dans le présent chapitre,
l’espace canonique pour observer la spécificité de l’élaboration posturale et ses
conséquences sur l’image d’auteur. Nous allons voir dans quelle mesure les
éléments que nous pourrions qualifier d’autobiographiques passent par le prisme
d’une distanciation critique qui permet de les intégrer à la posture élaborée dans
l’œuvre. Il s’avère que Glissant et Sábato construisent leur identité auctoriale en
choisissant sciemment les éléments de leur vécu qui confortent la posture
littéraire élaborée à l’interstice du personnel, du mythique et du collectif. Existe-
t-il une spécificité des scénographies auctoriales267 pour des écrivains

265
Jerôme Meizoz, « ‘Postures’ d’auteur et poétique (Ajar, Houellebecq, Rousseau) », in Vox poetica, [En ligne],
URL : http://www.vox-poetica.org/t/articles/meizoz.html. Consulté le 9 décembre 2009.
266
Comme l’explique Maingueneau : « l’espace canonique prétend séparer l’ « inscripteur », instance de la scène
d’énonciation, de la « personne » et de « l’écrivain », tandis que « l’espace associé implique un brouillage des
frontières qui structurent l’instance énonciative ». Le discours littéraire…, op. cit., p. 115.
267
En ayant recours au dispositif de la figuration théâtrale, José-Luis Diaz fait référence à « ces scénographies
datées et changeantes, collectives mais aussi personnalisées, faites siennes » à travers lesquelles « l’écrivain se
donne en représentation ; grâce à elles, il adopte aussi une posture, un rôle qui structure sa prestation littéraire
tout entière. L’image – l’image à incarner, tout aussi bien dans sa façon de vivre que par sa manière d’écrire – a
ici une fonction structurante, ombilicale ». Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, « Autour des
“scénographies auctoriales” : entretien avec José-Luis Diaz, auteur de L’écrivain imaginaire (2007) »,
Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 15 octobre 2009, Consulté le 17
novembre 2010. URL : http://aad.revues.org/678.

106
« périphériques », en rapport avec leur statut particulier dans la république
mondiale des lettres ou bien cette donnée n’altère-t-elle pas l’adoption d’une
telle ou autre posture? Quels sont les critères de choix de ces éléments et
comment se combinent-ils avec des postures appartenant à l’archive posturale,
tel sera le fil de notre parcours ? Et enfin, en quoi la réflexion sur le statut de
l’auteur dans les contextes des littératures argentine et antillaise apporte-t-elle un
nouvel éclairage théorique à la question de l’auteur ?

1. Contre la légitimité décrédibilisée.

Glissant et Sábato font part dans leurs macrotextes de leur manque de


légitimité et de crédibilité dans leurs champs littéraires respectifs, à travers les
voix des personnages. Se dire écrivain s’avère plus difficile pour l’auteur
antillais compte tenu du contexte de sa littérature enracinée dans l’oralité, ce qui
induit sa position paratopique dans le champ littéraire français. L’instabilité de
son statut se résume dans l’expression très juste de Dominique Chancé,
lorsqu’elle se réfère à la situation aux Antilles : « l’auteur en souffrance268 ».
Ladite souffrance trouve son origine dans la trahison ressentie envers sa culture
orale mais se réfère également à son statut dans la société, doté de peu de crédit,
et à la réception problématique de son œuvre traversée par la conscience de
« préfacer » la future littérature antillaise. Lydie Moudileno remarque à juste
titre cette constance dans la littérature antillaise où défilent les personnages
d’écrivains : « la mise en scène ou la mise en abyme de l’activité d’écriture
semble bien un de modes d’écriture privilégiée de la période (1980-1992)269 ».
Mais cette théorisation s’étend bien au-délà de cette période cruciale, certes,
pour l’éveil des intellectuels et des écrivains antillais sur la voie de
l’émancipation de la littérature du centre en train de créer des bases solides pour

268
Selon Chancé « l’auteur d’œuvres écrites aux Antilles, en particulier de romans, se définit lui-même d’une
manière paradoxale, comme une figure défaillante ». Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, op. cit., p. 2.
269
Lydie Moudileno, op. cit., p. 32.

107
cette littérature « à venir ». Le côté abstrait de son métier, en tant que producteur
de biens culturels, conduit à un certain malaise exprimé dans les romans à
travers la perception de son travail par les personnages:
Le poète plongea au loin, sans doute perdu déjà dans ces dialogues qui plus
tard auraient cours à son sujet : « Mais que fait-il ? – Il est écrivain. – oui,
mais à part ça, que fait-il ? ». Ainsi à l’infini270.

Pour y remédier, l’auteur multiplie les tâches concrètes qui lui incombent
en tant qu’écrivain dans le contexte qui est le sien. En rapport avec la nécessité
de l’engagement, le statut de l’auteur passe nécessairement par des phases qui
dévoilent les multiples tâches que lui-même s’attribue, à travers lesquelles il
justifie en quelque sorte son métier tout en offrant une vision moins abstraite de
la littérature, centrée davantage sur son utilité auprès de son lectorat. Cela est
visible dans la profusion des dénominations dont il est gratifié par ses
personnages, parmi lesquelles figurent « conteur », « scripteur », « déparleur ».
La plupart de ces dénominations ne se rapportent pas à l’écriture, ce qui
témoigne de ce passage problématique de l’oralité à l’écriture : « l’amateur des
contes, driveur d’espaces […] peut-être se devrait-on de lui trouver un autre
nom que celui de poète : peut-être chercheur, fouailleur, déparleur […]
déparleur, oui, cela convient tout-à-fait271 ».
L’œuvre d’Ernesto Sábato, dont la trajectoire témoigne de son non-
conformisme, est traversée par la même interrogation, posée certes
différemment, qui concerne le travail littéraire, son utilité et la responsabilité
historique. C’est à Bruno qu’il revient d’exprimer ce dilemme ressenti par
l’écrivain :

270
TM, p. 184. Cette réflexion au sujet de « son ami écrivain » apparaissait déjà dans Mahagony, dans le
monologue de Mathieu : «j’ai déjà dit le temps où chacun lui demandait : « Que faites-vous dans la vie ? – Je
suis écrivain. – Mais quel métier exercez-vous. – Je suis écrivain. – Mais est-ce un métier, ça ? » Pas un ne
pouvait croire ». Mahagony, p. 154. Cette perception de l’écrivain dans la société est d’ailleurs partagée dans la
littérature antillaise qui représente le manque de crédibilité à laquelle se heurte l’écrivain, considéré comme
quelqu’un qui n’a pas de vrai métier, un fainéant. Cf. Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, op. cit.
271
TM, p. 330.

108
Ni aquel chico que un día se prendió fuego en una plaza de Praga, ni
Ernesto Guevara, ni Marcelo Carranza habían necesitado escribir. Por un
momento pensó que acaso era un recurso de los impotentes272.

L’auteur représente sa lutte interne entre un sentiment de futilité de


l’écriture273 (« una infame ligereza ») et la croyance en la capacité de la
littérature à changer les choses274 : « para que el martirio de algunos no se pierda
en el tumulto y en el caos sino que pueda alcanzar el corazón de otros hombres,
para removerlos y salvarlos275 ». Sábato a été constamment en proie à des
sentiments contradictoires concernant son travail d’écrivain, ce dont il témoigne
à travers la voix du narrateur ( « pensó Bruno que pensaba Sabato », AEE, 382)
notamment dans Abaddón :
se recostó y una vez más se entregó a la fantasía de siempre : abandonar la
literatura y poner un tallercito en algún barrio desconocido de Buenos Aires
[…] de nuevo empezó a ver todo negro, y la novela, la famosa novela le
parecía inútil y deprimante 276.

Il revient sur cette idée plus loin dans le texte: « hacer algo con las
manos : una acequia, un pequeño puente. Algo humilde pero limpio y
exacto 277». En se détournant de la science, l’auteur argentin recherche dans la
fiction des réponses à ses obsessions personnelles et aux obsessions collectives.
Plusieurs indices signalent, dans le macrotexte de Sábato, la rupture avec une
position bien établie de l’auteur ; le doute qui se distille dans la fiction provient
partiellement de sa « trahison » envers la science qui décrédibilise son entrée
dans le monde de la littérature. Les mentions de sa rupture avec le monde
scientifique s’accompagnent chez Sábato d’éléments qui signent sa posture de
poète-martyr sur laquelle nous reviendrons dans la troisième partie. En mettant

272
AEE, p. 15.
273
« Me podés decir cuándo una novela, no ya La nauséa, una novela cualquiera, la mejor novela del mundo
[…] ha servido para evitar la muerte de un solo niño”. L’argument du personnage reprend les idées de Sartre qui
expliquait ainsi sa rupture avec la littérature. AEE, p. 46. Voir aussi à ce sujet Tres aproximaciones a la
literatura de nuestro tiempo.
274
Sábato qualifie la littérature comme “el camino de nuestra salvación”, “la salvación del hombre puede
provenir de nuestra literatura de ficción”. Los libros y su misión en la liberación e integración de la América
Latina, p. 24-27.
275
AEE, p. 17.
276
Ibid., p. 38-39.
277
Ibid., p. 382.

109
en scène ses angoisses et se désignant comme « immigré italien pauvre » ou
« pauvre écrivain sud-américain », Sábato fait se rejoindre le handicap de sa
position sociale, ainsi que les débuts littéraires difficiles, avec les revendications
d’ordre collectif qui concernent le statut des lettres argentines, considérées
comme périphériques et dépendantes du « centre » européen. De cette façon, la
posture de Sábato se construit à l’intersection de deux éléments : le vécu intime,
personnel, qui laisse entrevoir les éléments autobiographiques dans le roman,
entre en cohérence avec les réflexions d’ordre collectif concernant la position
de la littérature argentine face à la littérature européenne. La consécration de son
œuvre par le Centre modifie nettement son statut, ce qui aura des répercussions
sur la mise en scène du personnage-écrivain dans ses romans. Le manque de
légitimité, au plan personnel ou collectif serait-il à l’origine de la mise en scène
des auteurs dans leurs œuvres fictionnelles pour réfléchir sur leur statut et leur
rôle ? Pourquoi Glissant et Sábato qui se défendent d’écrire des autobiographies,
mettent en scène dans leurs romans un personnage-écrivain qui porte leur nom ?
Et pourquoi attribuent-ils à leurs personnages leurs circonstances
autobiographiques ?

2. Le nom de l’auteur à la croisée de l’intra- et de l’extratextuel.

Face au sentiment d’illégitimité éprouvé par nos deux auteurs, la question


du nom d’auteur revêt une importance singulière. Inger Østenstad envisage le
nom de l’auteur comme un élément essentiel pour le fonctionnement du discours
littéraire, en ce que le nom constitue « un seuil entre l’intratextuel et
l’extratextuel », permettant de « relie[r] le niveau du texte singulier et l’image de

110
l’auteur qui s’y forme, d’une part, et le niveau supérieur de l’œuvre du même
auteur dans sa totalité, d’autre part 278».
Le nom de l’auteur dans le paratexte éditorial et auctorial influe
nécessairement sur la réception, créant un effet d’identification dans l’esprit du
lecteur dont l’interprétation se fondera sur
l’attribution à l’Auteur de certaines caractéristiques par l’intermédiaire du
nom propre qui fait référence aux bases des trois instances de la subjectivité
littéraire […] En tant que nom du producteur et du détenteur des droits
d’auteur, il figure en tête du texte et il est attribué à l’Auteur 279.

Ce dernier, « en tant que producteur des discours prestigieux d’une culture


est investi de propriétés à valeur morale, politique et idéologique 280», ce qui
confère de la légitimité à son discours, cette légitimité tant convoitée par nos
deux auteurs. Les informations au sujet de l’auteur qui précèdent la
connaissance de son œuvre peuvent être rattachées à son ethos préalable
distingué par Ruth Amossy de l’ethos discursif qui se construit dans le présent
de l’énonciation. L’auteur, en tant qu’agent du champ littéraire, doit créer son
« nom d’auteur » afin de pouvoir légitimer sa position. Selon Maingueneau,
au premier texte offert au public naît une instance qui double son créateur (il
est à présent ‘l’auteur de l’œuvre X’) et qui commence à exister dans
l’archive littéraire par les commentaires qui se portent sur elle et son auteur.
Plus l’écrivain publie, et plus « l’auteur » s’enrichit d’une œuvre qui
croît281.

Nous avons relevé dans les macrotextes de Glissant et de Sábato plusieurs


endroits où la présence auctoriale se fait manifeste, à travers le recours à la
technique du voilement/dévoilement qui permet tantôt d’insérer le matériel
autobiographique dans la narration à la première personne, tantôt de le diffracter
parmi les personnages du roman. La même technique est pratiquée lors de

278
Inger Østenstad, « Quelle importance a le nom de l’auteur ? », Argumentation et Analyse du Discours, n°3,
2009, [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2009. URL : http://aad.revues.org/index665.html. Consulté le 19
décembre 2009.
279
Ibid.
280
Ibid. Selon Bourdieu, « l’auteur est à la fois la personne, l’énonciateur textuel et le nom auxquels les
commentateurs reconnaissent une auctoritas280 ». Pierre Bourdieu, « Lecture, lecteurs, lettrés, littérature » in
Choses dites, 1987, cité par Jérôme Meizoz, Postures littéraires, op. cit., p. 43.
281
Le discours littéraire, op. cit., p. 138.

111
l’incorporation du nom de l’auteur à la fiction, ce dernier renvoie, par endroits,
de manière explicite à l’instance de l’ « écrivain » ou de la « personne », dans
l’acception de Maingueneau. A d’autres moments, l’identification emprunte des
voies plus subtiles, telles que le recours au nom crypté, pseudonyme, surnom ou
bien s’établit uniquement à partir des références biographiques.
Dans son ouvrage Le pacte autobiographique, Philippe Lejeune posait
légitimement la question suivante : « le héros d’un roman déclaré tel peut-il
avoir le même nom que l’auteur ? 282». Qu’en est-il dans les œuvres qui comme
celles de notre corpus incorporent un personnage-écrivain (et ses multiples
avatars), ou qui font explicitement référence à l’auteur, dont le nom parasite la
diégèse au lieu de demeurer aux marges du texte ? Quelle est la finalité de cette
stratégie qui fait osciller les œuvres romanesques de Glissant et de Sábato entre
l’autofiction/l’autobiographie/la métafiction ? Cette proximité formelle reflète-t-
elle un projet esthétique et/ou idéologique semblant chez les deux auteurs ou
bien relève-t-elle des impératifs divers ?
Selon Dominique Maingueneau, les trois instances (« la personne283 »,
« l’écrivain 284», « l’inscripteur285 »),
ne se disposent pas en séquence, que ce soit en termes de chronologie ou de
strates. Il n’y a pas d’abord « la personne », passible d’une biographie –
précise-t-il – puis « l’écrivain », acteur de l’espace littéraire, puis
« l’inscripteur » sujet de l’énonciation : chacune des trois instances est
traversée par les deux autres, aucune n’est fondement ou pivot286.

Selon la distinction, conceptualisée par Maingueneau, entre deux régimes


de la production littéraire : « élocutif 287» et « délocutif288 », Glissant et Sábato

282
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1975, p. 19.
283
Cette dénomination réfère « à l’individu doté d’un état civil, d’une vie privée ». Maingueneau, Le discours
littéraire…, p. 107-108.
284
«L’écrivain désigne l’acteur qui définit une trajectoire dans l’institution littéraire ». Ibid.
285
Maingueneau définit ainsi son concept: « il subsume à la fois les formes de subjectivité énonciative de la
scène de la parole impliquée par le texte […] et la scène qu’impose le genre de discours […] L’ « inscripteur »
est en effet à la fois énonciateur d’un texte particulier et, qu’il le veuille ou non, le Ministre de l’Institution
littéraire qui donne sens aux contrats impliqués par les scènes génériques et s’en porte garant ». Ibid.
286
Ibid.
287
Le régime élocutif est celui « dans lequel « l’inscripteur », « l’écrivain » et « la personne », conjointement
mobilisés, glissent l’un sur l’autre ». Ibid., p. 110.

112
représenteraient ceux qui brouillent les hiérarchies et qui volontairement
« jouent de frontière entre les deux régimes289 ». Nous nous proposons
d’observer l’imbrication de ces éléments dans les œuvres de Glissant et de
Sábato pour observer de quelle manière ils établissent le pont entre eux en
rendant élocutif le régime délocutif et inversement.
Dans les œuvres de notre corpus, qui se défendent d’être des
autobiographies, le brouillage des frontières entre les régimes élocutif et
délocutif intervient à travers l’apparition de l’auteur dans la diégèse, procédé
qui se pare de significations insoupçonnées au premier abord et que nous
tenterons d’élucider. La signature étant un moyen d’accès « doublé d’un filtre
d’accès à l’œuvre et à son sens290 », l’incorporation du nom de l’auteur dans le
récit, qui fait office d’échappée extratextuelle, peut être perçue comme un
élément de la construction posturale opérant sur le mode de saisie oxymoronique
de l’absence/présence ou voilement/dévoilement de l’auteur.

2.1. L’incorporation du nom de l’auteur dans le roman.

Il existe plusieurs modalités, plus ou moins explicites, de la présence


intradiégétique de l’auteur dans le macrotexte de Glissant et celui de Sábato en
fonction du degré de leur visibilité pour le lecteur, parmi lesquelles :

 Nom de l’auteur explicitement cité dans le corps du texte (référence à


l’ « écrivain » ou à la « personne »)
 Nom de l’auteur crypté par le biais d’une dissimulation onomastique
(anagramme, ressemblance, initiales, pseudonyme, surnom)

288
Le régime délocutif, nettement dominant dans la littérature est celui « dans lequel l’auteur s’efface devant les
mondes qu’il instaure ». Ibid.
289
Ibid.
290
Inger Østenstad, op. cit.

113
 Renvoi aux circonstances biographiques de l’auteur (jeu avec le lecteur en
faisant appel à sa connaissance de la biographie de l’auteur)
 Attribution de ses données biographiques aux personnages (nom, date de
naissance, membres de famille)
 Attribution de la paternité d’autres œuvres dont le titre renvoie à
l’écrivain (exemple de l’intra- et de la macrotextualité)
 Allusions aux concepts de l’auteur (l’auteur est évoqué à travers la
paternité de ses concepts : la « vision prophétique du passé », et la
« créolisation » dans les romans de Glissant désignent, par métonymie,
leur créateur).

2.2. Le nom de l’auteur comme composante de sa construction posturale.

La « mise en abyme authentificatrice 291» apparaît dans quasiment toute la


production littéraire de Glissant et de Sábato, en dehors de la présence des
éléments biographiques intégrés à la fiction. Les personnages-écrivains, et leurs
multiples avatars, représentés dans leurs univers fictionnels sont affublés de
l’identité de celui dont ils sont censés tenir la place, pour paraphraser
Dällenbach, à travers « un métier ou une occupation symptômatique, un nom à
clé, ou […] un patronyme évoquant celui de la page du titre 292». L’identification
qui s’établit par le biais de ce procédé, mais qui n’est pas toutefois une signature
autobiographique (elle ne relève d’aucun pacte autobiographique préétabli),
introduit de l’ambigüité entre le « je » narrant et l’auteur. L’ambigüité qui
s’installe au cours de la lecture entre l’auteur mis en scène dans le roman et le
producteur du texte situé en dehors de la fiction est partie prenante de la
structure de leurs macrotextes. Le lecteur est d’ailleurs constamment incité à

291
Ce terme désigne chez Lucien Dällenbach, le fait d’attribuer certaines caractéristiques auctoriales à un
personnage du roman. Il s’agit de « construire une figure auctoriale et la faire endosser à un personnage ».
Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1977, p. 101.
292
Ibid.

114
effectuer des va-et-vient entre le dedans et le dehors textuels, qui
s’interpénètrent mutuellement.
Force est de constater que chez Glissant, tout comme chez Sábato, la mise
en scène de l’auteur qui renvoie à la réalité extratextuelle, constitue au même
titre une forme de légitimation de la question du nom de l’auteur, que ce soit au
plan personnel, intime (« personne » dans le schéma de Maingueneau) ou au
plan public (« écrivain » chez Maingueneau). La préoccupation qui semble sous-
tendre cette mise en scène complexe, touche non seulement au statut de
l’écrivain dans la société et à la construction de sa légitimité, mais encore elle
traduit une hantise personnelle ; le retour sur un élément autobiographique est
symbolique du point de vue de l’anthroponymie. Nous sommes nécessairement
encline à mesurer la récurrence de ce motif dans les macrotextes de Glissant et
de Sábato, d’autant qu’ils se distancient de leur propre matériel
autobiographique en le diffractant parmi les personnages.

2.2.1.Le mythe anthroponymique de Sábato.

La fictionnalisation de l’auteur engendre une ambiguïté au niveau du


traitement de contenu biographique incorporé dans la fiction. Le statut
référentiel du personnage-auteur dans une œuvre fictionnelle est certes plus
évident lorsque l’écrivain attribue à son double fictionnel son nom propre ou ses
initiales. Ce motif devient explicite de manière troublante dans Abaddón el
exterminador où l’un des personnages se prénomme « Sabato293 ». Sábato
réflechit à la symbolique funeste de son nom de famille qui se réfère aux forces
maléfiques, ce qui prouve sa préoccupation onomastique ; pour lui les noms sont
dotés d’une signification profonde. Cet affichage explicite de l’identité de
l’auteur n’a pourtant pas pour objectif d’établir une équation simpliste entre

293
L’auteur délègue ses activités à ce personnage, qui apparaît dès l’incipit du roman : « En la tarde del 5 de
enero, de pie en el umbral del café de Guido y Junín, Bruno vio venir a Sabato…». AEE, p.11

115
celui qui écrit et le personnage d’auteur représenté dans le roman. Ce récit du
nom participe chez Sabato de sa posture de poète-martyr sur laquelle nous
reviendrons ultérieurement:
Como si no hubiese bastado con el apellido, derivado de Saturno, Ángel de
la soledad en la cábala, Espíritu del Mal para ciertos ocultistas, el Sabath de
los hechiceros294.

En dehors du dédoublement qui se produit dans le texte par le biais de


cette intrusion, peu de chercheurs ont envisagé la présence de ce personnage
dans le roman comme une volonté de retour sur soi, à ses origines, eu égard à la
graphie du nom, privé d’accent qui le déguisait en vue de se rapprocher des
patronymes espagnols et d’effacer le stigmate de son origine. Cette graphie
révèlerait, selon nous, non seulement une distanciation de l’auteur par rapport à
son personnage295, mais encore l’affirmation d’une légitimité d’auteur qui se
réfère à son nom d’auteur dans le paratexte.
La problématique distinction entre Sábato-écrivain et Sabato-
personnage/écrivain dans Abaddón296 paraît justifier les jeux complexes relevant
de l’onomastique. Si « désitalianiser veut dire ici s’affranchir des clichés qui
maintiennent le signe « Sabato » assujetti à son référent (immigré italien) 297», la
suppression de l’accent298 signalerait en revanche la libération de l’emprise de ce

294
Ibid.
295
A contre-courant de cette tendance critique prépondérante, Nicasio Urbina propose dans son étude une toute
autre interprétation, signalant à travers le manque d’accent dans le nom de Sabato-personnage une identification
d’autant plus étroite avec l’auteur-Sabato295. Urbina explique ainsi sa démarche : « he decidido adoptar la
ortografía italiana del apellido Sabato, desechando la versión esdrújula castellana con que los lectores de habla
hispana estábamos familiarizados. Dos razones me mueven a hacerlo: (1) por respeto a la voluntad del autor
según él mismo lo ha expresado; y (2) para reflejar mejor el complejo mecanismo narrativo imperante en
Abaddón el exterminador, donde el personaje Sabato se identifica directamente con el autor Sabato, sin mantener
la distinción que la ortografía Sábato parecía mantener, y que muchos críticos sostienen”. Nicasio Urbina, op.
cit., p. 11.
296
Nous nous référons notamment à l’analyse de Luis Wainermann, Sábato y el misterio de los ciegos, Buenos
Aires, Castañeda, 1978.
297
Castillo Durante précise que « la fiction qui est à la base de la désitalianisation du nom, implique une
perspective truquée. Le personnage du roman – Sabato – y égare le clichage italique qui barre son accès à l’arbre
du Même. Le malaise du nom Sábato ressenti par l’auteur implique alors un rapport problématique du sujet à
l’axiologie déterminant le statut social des individus. La fictionalisation du nom intervient ici en tant que fausse
conscience du sujet ». Daniel Castillo Durante, Ernesto Sábato et les abattoirs de la modernité,
Frankfurt/Madrid, Vervuert/Iberoamericana, 1995, p. 43.
298
La suppression de l’accent « détermine une altération de l’économie de l’intensité phonique espagnole ».
Ibid., p. 42.

116
que Castillo Durante désigne comme « logique anthroponymique », à la source
du processus de marginalisation du sujet. L’approche du nom propre devient
dans cette optique une manière d’interroger l’identité collective, et les
stéréotypes y afférents, par le biais de l’anthroponymie. Chez Sábato, la mise en
scène de l’auteur dans Abaddón couronne le processus d’accès à une notoriété
publique. La réception de son œuvre, largement commentée dans le roman
(entretiens fictifs qui permettent à l’écrivain de s’exprimer dans le roman en son
nom propre, rencontres et échanges avec ses jeunes lecteurs etc.), l’atteste. La
présence médiatique de Sábato, illustrée dans le roman, est plus qu’un emprunt
autobiographique, dans la mesure où elle met en avant l’élaboration de la
posture sans cesse remaniée et/ou rénégociée à travers le subterfuge de la fiction
comprise comme lieu propice de la mise à l’épreuve de cette dernière.
A travers cette irruption des médias, Sábato peut porter à la connaissance
de ses lecteurs les situations auxquelles doit faire face l’écrivain sur la scène
littéraire subissant l’influence croissante des médias. En multipliant les images
d’auteur qui circulent dans cet espace médiatique et qui échappent à son
contrôle, il exprime la critique de l’image faussée, élaborée par un tiers. Ces
multiples copies de son image d’auteur qui correspondent à sa circulation dans
l’espace public n’offrent qu’un simulacre de sa posture. Si l’identité
auteur/narrateur/personnage est formellement respectée par endroits, Sábato
entend se dérober aux « jugements référentiels » à travers un pacte bien
spécifique, proche de celui conceptualisé par Hélène Jaccomard dans Lecteur et
lecture dans l’autobiographie française, à savoir le « pacte oxymoronique 299».
Hélène Jaccomard mentionne cette technique chez les auteurs qui mettent en
scène « un narrateur portant le nom de l’auteur (ou tout au moins ses initiales) et
parlent de cet auteur, tout en prétendant se situer quelque part entre l’être et le

299
Nous empruntons ce terme à Hélène Jaccomard, Lecteur et lecture dans l’autobiographie française
contemporaine, Genève, Droz, 1993. Hélène Jaccomard analyse le « pacte oxymoronique » dans l’autofiction de
Serge Doubrovsky.

117
néant300 ». Car si les personnages-écrivains des trois romans de Sábato partagent
les mêmes angoisses et reflètent les questionnements de l’auteur, c’est dans son
dernier roman que l’écrivain décide de se dévoiler davantage, sans pour autant
se plier à un exercice autobiographique sensu stricto, genre qu’il a toujours
prétendu fuir. Cette stratégie de voilement-dévoilement accentue encore une
fois les contradictions qui sont au cœur du macrotexte de Sábato.
Dans Abaddón el exterminador, le personnage Sabato apparaît par
endroits désigné par l’initiale de son nom S. Le rapprochement entre ces deux
dénominations n’étant pas difficile à établir, il ne peut s’agir que de ce que
Frank Wagner qualifie d’ « économie301 » en termes d’invention onomastique,
qui se manifeste par un traitement minimaliste de l’identité du personnage. Que
signifie cette « amputation » du nom qui renvoie pourtant sans ambigüité à « une
intégrité onomastique préalable 302», le nom intégral de Sabato, tel qu’il est cité
dans le roman ? Nous sommes d’accord sur ce point précis avec Wagner
lorsqu’il avance que « la troncature tend à crédibiliser le contenu narratif […] en
suggérant que le personnage est en fait une personne303 ». Ces deux
dénominations s’ajouteraient donc à la complexité du roman : renforcement de
ses liens avec la réalité extratextuelle et mise en exergue du double statut de
« Sabato », personnage et auteur. En mettant à contribution le recours à
l’onomastique parcellaire, l’auteur garde une approche équidistante entre deux
pratiques qui le tentent : le voilement partiel des références autobiographiques,
dicté par sa conception de la littérature, et la dissimulation assez conventionnelle
et lisible de ladite « intégrité onomastique préalable304 », sorte d’exercice

300
Ibid., p. 89.
301
Frank Wagner, op. cit., p. 26.
302
Ibid.
303
Ibid.
304
Dans Abaddón, figurent d’autres exemples de la troncature du nom : les initiales R., M. qui remplissent la
même fonction que dans l’exemple précité, renvoient vers la réalité extratextuelle en atténuant de ce fait, à
travers l’onomastique partielle, le lien autobiographique intrinsèque. L’initiale M. se réfère sans ambigüité à la
femme de Sábato, Matilde Kusminsky-Richter, ce qui est d’ailleurs confirmé au cours du récit mené par un
narrateur autodiégétique relatant les années parisiennes et le travail de Sábato au Laboratoire Curie : « en ese
momento pensé en M., esperándome en el cuartito de la rue Du Sommerand, y en mi hijo en la cuna ». AEE, p.
261. Dans l’espace d’un même paragraphe intervient parfois ce recours à la fois au nom intégral et à l’initiale

118
libérateur du moi créateur. Comme le remarque Maurice Laugaa, en se
rebaptisant ainsi dans l’œuvre fictionnelle qui s’apparente dans de nombreux
aspects à l’écriture autobiographique, l’auteur fait acte de « libération du carcan
social, familial ou racial305 ». A travers ces jeux onomastiques, Sábato attire
notre attention sur la charge stéréotypique dont sont empreints les noms de
famille en Argentine et en même temps construit son identité littéraire en
insistant sur des significations inscrites dans son nom de famille qu’il intègre
comme élément de sa posture littéraire.
Du fait de sa notoriété publique, que nous avons désignée comme « excès
de posture », l’écrivain ne peut échapper à la critique provenant de ses
personnages-lecteurs. Le revers de la présence médiatique de Sábato constitue
une illustration assez novatrice de la relation conflictuelle qu’entretient
l’écrivain avec les médias. Ces échappées extratextuelles démontrent l’effet
rétroactif de la posture littéraire qui régit la présence publique de l’écrivain. Les
personnages reprochent à Sábato notamment de se compromettre avec
l’hebdomadaire « Gente »306, cette forme de connivence étant considérée par eux
comme incompatible avec sa posture d’intellectuel engagé. Etant donné que
l’autobiographie est l’un des actes littéraires qui engagent la responsabilité de
l’écrivain, le fait de vouloir évincer ce pacte spécifique avec le lecteur peut être
perçu comme instigateur de la frontière entre l’univers romanesque et l’univers
extralittéraire, et cela en dépit de leur imbrication dans les œuvres. Cette
stratégie paradoxale qui ne cesse d’alimenter le discours critique de Sábato, tout
comme il déteint sur ses œuvres fictionnelles, fait partie de la posture de

qui pourtant semble plus de l’ordre d’un clin d’œil intertextuel C’est le cas notamment des chapitres suivants
dans AEE: « Esos sueños me volverán loca », p. 130-131, et « Seguía su mala suerte, era evidente », p. 136-150.
305
Maurice Laugaa, La Pensée du pseudonyme, Presses Universitaires de France, 1986, p. 194.
306
Cette critique de la part de Nacho, frère d’Augustina confirme l’attitude d’une partie de l’opinion publique à
propos du rapprochement entre Sábato et la revue Gente, désignée par les auteurs de Sábato o la moral de los
Argentinos comme « bastante innoble », « trivial y terrible », qui a néanmoins largement participé à lui procurer
un nouveau public. « Le resultó un excelente amplificador de su imagen social » affirment María Pía López et
Guillermo Korn. Sábato o la moral de los Argentinos, op. cit., p. 88.

119
contradicteur que détient Sabato et dont, semble-t-il, il ne souhaite pas se
défaire.

2.2.2. La fable du nom chez Glissant.

En s’octroyant le pouvoir de nommer, à partir de son imagination


créatrice, l’auteur, dans les macrotextes de Glissant et de Sábato, légitime sa
position en tant que sujet apte à proposer dorénavant sa propre vision du monde
qui renverse, dans l’espace de la fiction, l’attachement au nom subi. Aussi,
Glissant signale-t-il le renversement des positions préétablies307 à travers la
construction de la légitimité du nom « choisi » pour contrecarrer le pouvoir du
maître. Le poids des stéréotypes le rattache néanmoins à ce nom du maître sur la
plantation Senglis, dont l’empreinte se ressent à travers les romans successifs, ce
qui détermine à son tour la logique anthroponymique instaurée dans le
macrotexte :
J’ai supposé naguère que le nom de Glissant, sans doute octroyé comme la
plupart des patronymes antillais, était l’envers insolent d’un nom de colon,
Senglis par conséquent ; l’envers des noms signifie 308.

Glissant instaure cette fable sur l’origine de son nom parmi les pratiques
onomastiques après l’abolition de l’esclavage décrites dans le roman Le
Quatrième siècle où les deux commis « s’amusaient à inverser les noms, à les
torturer pour au moins les éloigner de l’origine. De Senglis en résulta par
exemple Glissant309 ». L’anagramme Senglis est volontairement explicité afin de
signaler la relation existante entre celui désigné par Mathieu, personnage et
narrateur de ce passage, comme un « commentateur » du « tout-monde » et
l’auteur dont le nom se lit à l’envers du nom de colon Senglis :

307
A ce propos, Jean-Paul Madou observe que « le détour par l’anagramme ne permettrait-il pas au signataire du
récit (Glissant) de faire échec à la transcendance destructrice de l’Autre (Senglis) de l’affronter enfin par les
armes de l’écriture dans un jeu qui cependant n’est pas exempt d’effets spéculaires ». Jean-Paul Madou, op. cit.,
p. 62.
308
TTM, p. 77.
309
QS, p. 178.

120
Il écrit des histoires, il s’acharne après un vieux houeur de légende [il s’agit
de papa Longoué dont les péripéties plus détaillées sont décrites dans Le
Quatrième Siècle], il commente le tout-monde. Parce que son nom est à
l’envers de celui du colon Senglis, il croit qu’il a une obligation310.

Le mécanisme visible à travers le jeu « anagrammique » entre le nom du


béké Senglis, propriétaire de l’habitation, et le nom de Glissant traduirait, dans
un premier mouvement, l’assujettissement et l’impossibilité d’échapper à la
logique coloniale. Le subterfuge de l’anagramme « Senglis » vise à opérer, de
manière symbolique, le renversement des positions préétablies du
dominé/dominant. Nous pouvons y déceler une stratégie subversive et libératrice
qui s’attacherait non seulement à affronter la loi injuste qui interdisait aux
esclaves et ensuite aux affranchis de porter le nom du maître blanc, mais encore
à assumer de manière quelque peu perverse une ascendance servile311. Le fait
d’outrepasser cette interdiction par cet acte symbolique de rupture/continuité
donne libre cours à l’imagination créatrice qui détourne les ressources
disponibles, ce qui s’inscrit dans la logique de « stratégie du détour » dénommée
par Glissant par rapport à l’usage de la langue créole. La pulsion parricide se
manifesterait peut-être à travers l’anagramme Senglis qui tend à renverser la
hiérarchie maître/esclave, dominant/dominé. La rupture avec cette figure du
pouvoir sur la plantation est possible dans un acte de violence qui n’exclut pas le
meurtre symboliquement commis sur cette figure de l’ordre et du pouvoir. Selon
une formule de Daniel-Henry Pageaux,
l’anagramme fait surgir sous un mot l’image brouillée d’un autre. Il y a dans
l’anagramme l’affirmation d’une présence parasite, non pas d’un sens autre,
mais d’un signifiant autre que celui qu’on croyait lire […] L’anagramme
introduit une référentialité autre que celle grâce à laquelle un signifiant
linguistique renvoie à un élément d’un univers extra-linguistique qu’il soit
réel ou imaginaire. Il autorise de fait l’idée d’une auto-référentialité du
langage poétique et, en privilégiant le signifiant, il donne au phonique et au
littéral toute son importance312.

310
Mahagony, p. 239.
311
Voir à ce sujet les travaux de Guillaume Durand portant sur l’anthroponymie en Martinique. Cités en fin
d’ouvrage.
312
Daniel-Henri Pageaux, Les ailes des mots : critique littéraire et poétique de la création : essai, Paris,
L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 1994, p. 38.

121
C’est justement la phonétique qui multiplie les interprétations possibles de
l’anagramme en question. Glissant redonne de la valeur aux mots, de la même
manière qu’il s’oppose à la donation du nom sur la plantation, du nom privé de
contenu. Il s’acharne à faire signifier les relations et les jeux des mots pour
créer un sens inédit et peut-être découvrir leur sens caché.
Le nom de l’auteur codé dans le roman à partir d’une fable sur son origine
vise à instaurer un principe anthroponymique, qui s’amuse de son statut
prétendument historique, confirmé par sa circulation postérieure dans les
ouvrages scientifiques traitant des patronymes aux Antilles313. Sous l’apparence
anecdotique et parodique se réalise la “connaissance poétique” du monde
capable de dévoiler certaines vérités à travers le jeu de l’imagination créatrice.
La réflexion autour du nom implique en effet une réflexion de portée beaucoup
plus large en proie aux mécanismes identitaires propres au contexte antillais que
nous étudierons plus amplement dans la troisième partie.
Sans constituer une véritable autobiographie, « Le traité de Mathieu
Béluse » mis en abyme dans l’essai de Glissant, Traité du Tout-monde, revient
sur cette histoire ambiguë mêlant le registre de la fiction et celui de la réalité
extratextuelle. La réflexion est consacrée au prénom de baptême de Glissant qui
désigne dans les romans son personnage principal et narrateur à ses heures,
alter-ego de l’auteur, Mathieu Béluse :
Mathieu me fut consigné à baptême (à la Saint-Mathieu, le 21 septembre),
abandonné ensuite dans la coutume et des affairements d’enfance, repris par
moi (ou par un personnage exigeant, ce Béluse) dans l’imaginaire, et il s’est
greffé, pour finir ou pour recommencer, en Mathieu Glissant314.

313
A ce sujet, nous ne pouvons pas nous empêcher de citer une anecdote racontée par Glissant : « dans un roman
qui s’appelle Le Quatrième Siècle, j’avais imaginé l’attribution de noms aux esclaves sans nom à la libération de
l’esclavage en 1848 en Martinique. J’avais imaginé la scène où deux commis français, perdus dans une marée de
Noirs, donnaient des noms aux gens, aux familles, attribuaient d’autorités des patronymes, et ils avaient des
livres à côté d’eux, des espèces d’encyclopédies ou de recueils de textes […] quelque temps après j’ai retrouvé
[…] dans une revue très spécialisée d’onomastique, j’ai retrouvé un texte écrit par un savant en la matière et qui
prenait comme référence sur cette question ce chapitre du Quatrième siècle que j’avais complètement imaginé et
complètement inventé, et ce chapitre est devenu un élément d’illustration de la science. C’était une vision
prophétique du passé ». IPD, p. 86-87.
314
TTM.

122
Dans Tout-monde, le nom de Glissant est cité par l’un des personnages,
Maurice, qui fait allusion à ses romans, en proposant un curieux parallèle entre
ses ouvrages et La Tarentule et L’An II, textes appartenant à la réalité
extratextuelle, écrits par l’un des amis poètes que Glissant fréquentait pendant
ses années parisiennes : Jacques-Henri Jouheaud :
Avez-vous noté les analogies du titre avec les romans de Glissant ? L’un a
écrit La Lézarde, l’autre La Tarentule, celui-là Le Quatrième Siècle, celui
L’An II, vous ne trouvez pas ça troublant ?315

La fréquence de l’adjectif « glissant 316» tout au long du macrotexte peut


être perçue, en dehors de son sens premier dans la phrase, comme une manière
d’apposer sa signature cryptée dans le texte. L’allusion au nom de l’auteur peut
advenir voilée, à partir d’une paraphrase, comme dans la scène du Tout-
monde où le narrateur ne dissimule pas son sens de l’humour et de l’inventivité
en faisant référence à Edouard Glissant:
c’est une peinture accomplie en cette année 1991, dont le titre est : La luna,
qui détaille le récit dans sa suite…Au moins vous connaissez que Gamarra
le peintre est uruguayen […] L’illustrateur, devant ce tableau qu’il a peint,
l’a rapporté à notre compatriote, vous savez, celui qui glisse mais ne tombe
pas…317.

Chez Glissant, l’auteur se met en scène souvent à travers son pseudonyme


Godby, qui comporte à chaque fois une précision concernant sa vocation de
« poète » : « Pour Godbi, ou Godby, ce n’est pas qu’il se cache, mais ils ne sont
plus beaucoup à l’appeler comme ça318 ». Les souvenirs intimes se mélangent à
la fiction, en confondant Mathieu Béluse auteur/narrateur du « Traité », mis en
abyme dans le Traité du Tout-monde, et Godby, surnom de Glissant, se peignant

315
TM, p. 315. Il est question de l’effervescence intellectuelle à laquelle participa Glissant durant ses années
d’étudiant à Paris dont le souvenir hante le roman Tout-monde, plus précisément le chapitre « Atala » où sont
évoqués les ébats poétiques du groupe à laquelle appartenaient : Maurice Roche, Roger Giroux, Jacques
Charpier, Jean Laude, Jean Paris, Henri Pichette et le déjà mentionné l’auteur de La Tarentule.
316
Voici quelques exemples de cette signature auctoriale dans le texte : « Le direz-vous qu’un homme a mis tant
de temps glissant pour comprendre la connaissance »., Mahagony, p. 104 ; « glissant sur le sables d’eau verte et
courbe », Ormerod, p. 361.
317
TM, p. 27. C’est nous qui soulignons.
318
TM, p. 605.

123
parmi des « poètes tombés dans l’ailleurs 319» pour parfaire son « irruption
authentifiante » de l’auteur dans la fiction. Dans le chapitre, qui s’ouvre sur la
pensée suivante : « ces noms que j’habite s’organisent en archipels 320», Glissant
regroupe des références macrotextuelles (La case du commandeur, Tout-monde)
pour illustrer l’ « archipélisation » effective des noms qui s’opère à travers son
macrotexte. A côté du nom, figure aussi la référence à son surnom, créé à partir
du nom de sa mère, Godard, d’où vient « Godby » ou « Godbi ».
Dans Ormerod, Orestile soucieux de l’écriture de l’histoire de Flore
Gaillard,
confia donc à Godby, sans doute parce que celui-ci bénéficiait de la
réputation de poésie, du moins de poésie sérieuse et acharnée, en fait ils
griffonnaient tous des poèmes qu’ils laissaient courir un peu partout, mais
Godby recopiait les siens 321.

Si adopter un pseudonyme signifie « se dédoubler, tout en dissimulant sa


filiation322 », Glissant, à travers ce pseudonyme, qui écarte sciemment la
référence à son patronyme, soulève la problématique de la filiation dans le
contexte antillais en optant pour sa part à la filiation matrilatérale.

La question du nom participe de la mise en scène de l’auteur dans la


fiction puisqu’il s’agira de son nom propre, qui peut subir certaines
modifications volontaires, selon les exemples que nous avons inventoriés chez
Glissant:
 anagramme du nom Glissant « Senglis » (un des
personnages du macrotexte)
 prénom de baptême de Glissant donné au personnage
principal de son œuvre, macropersonnage, Mathieu

319
CC, p. 150.
320
TTM, p. 77.
321
Ormerod, p. 211-212. La relation de confiance qui lie Orestile à Godby provient du prestige dont jouit Godby
à ses yeux, pour cela il n’hésite pas à lui faire part de ses doutes concernant Flora Gaillard et la façon de relater
son histoire : « il confia donc à Godby, qui était capable de comprendre et d’enregistrer, qu’il était sûr qu’elle
s’était rendue et qu’elle avait arraché le droit de se retirer dans les hauts 321».
322
La pensée du pseudonyme, op. cit., p. 194.

124
 Surnoms de Glissant formés à partir du nom de sa
mère, Godard : Godby323
 Paraphrases, devinettes, nom codé

De même la question anthroponymique touche le nom d’auteur chez Sábato :

 manque d’accent dans le nom de Sabato


 désignation de Sabato-personnage par l’initiale S.
 apparition d’un double de Sábato, désigné par l’initiale
R., formée à partir de son deuxième prénom Roque324

Toutes ces stratégies participent de la mise en scène de l’auteur qui se


cache et se dévoile successivement dans ses romans mais également dans les
essais325. Le labyrinthe onomastique326 construit chez Glissant et Sábato ne peut
qu’inviter le lecteur à rechercher les fragments d’un nom éclaté pour tenter de
reconstruire une « intégrité onomastique préalable » à cet éclatement.
Les références à l’instance de production du récit, qui apparaît sous
différentes appellations dans l’œuvre romanesque, visent à accroître
l’imbrication de la dimension extra- et intradiégétique. Il nous paraît opportun
de rappeler que la question du nom d’auteur ouvre sur un questionnement plus
large. Les déboires anthroponymiques de l’auteur apparaissent à l’interstice du
personnel et du collectif.

323
L’adoption de ce surnom démontrerait aussi l’attachement de Glissant à sa mère dont le souvenir est souvent
convoqué dans son macrotexte.
324
Julia Constenla explique l’origine des deux prénoms donnés en baptême à Sábato: « Extraña costumbre que
parece haberse perdido, le dieron al décimo varón recién nacido (E.S) el nombre del recién muerto. El agregado
de Roque fue decidido porque Sáenz Pena se batía por la ley de sufragio universal sancionada en 1912”. Julia
Constenla, op. cit., p. 81.
325
Nous retrouvons une forte empreinte autobiographique dans les essais suivants de Glissant : Traité du Tout-
Monde, La cohée du Lamentin, La philosophie de la Relation, chez Sábato, le contenu autobiographique
explicite est perceptible dans Antes del fin et dans España en los diarios de mi vejez.
326
Jean-François Jeandillou, « Je d’ombre. Le scripteur inexistant », in Voix, Traces, Avènement, Presses
Universitaires de Caen, 1990, p. 118.

125
La visée de l’incorporation du nom de l’auteur dans la fiction chez
Glissant et chez Sábato semble confirmer le brouillage entre les régimes élocutif
et délocutif. Ce mode d’insertion du nom d’auteur dans la fiction, tout comme le
traitement des éléments autobiographiques, sur lequel nous nous pencherons à
continuation, peut être rapproché de ce que Hélène Jaccomard désigne comme
un « pacte oxymoronique », mentionné plus haut. L’avantage de ce dernier
consisterait à permettre à l’auteur de « se dérober au ‘contrôle’ et aux
‘jugements référentiels’ tout en glosant sur soi 327».

3. Références autobiographiques diffractées.

S’aventurer sur un terrain aussi ambigu que l’inscription d’éléments


autobiographiques dans l’œuvre romanesque comporte certains risques. Pour
s’en prémunir, il est nécessaire de préciser l’objectif de la démarche. Celle-ci ne
vise pas à traquer les éléments autobiographiques dans le texte pour en déduire
la proximité du romanesque et de l’autobiographique chez Glissant et Sábato,
mais à déterminer leur fonction dans la construction de posture. Certains de ces
éléments évoqués précédemment vont se retrouver biaisés par le prisme de
l’écriture fictionnelle, ce qui peut être rapproché d’une stratégie de « retravail de
l’ethos préalable328 ».
Le refus d’une lecture autobiographique, contre laquelle les deux auteurs
tentent de se prémunir à travers diverses stratégies, nous laisse soupçonner une
fonction spécifique assignée à ces escapades autobiographiques que nous
tenterons d’élucider.

327
Hélène Jaccomard, op. cit., p. 98.
328
Ethos et présentation de soi, op. cit., p. 89.

126
3.1. Auto-biographèmes dans l’œuvre de Sábato

La prégnance du matériau autobiographique et ses conséquences sur la


posture littéraire élaborée par Sábato se lisent dans la manière d’évoquer les
circonstances de sa naissance. Les éléments autobiographiques affleurent dans le
chapitre intitulé “Algunas confidencias hechas a Bruno”, dans le récit à la
première personne où se réalise momentanément la fusion entre le
narrateur/personnage et l’auteur du roman Abaddón el exterminador :
Nunca supe después con exactitud si mi nacimiento se había producido el 23
o 24 de junio. Pero cuando un día en que yo la acosaba, me confesó que era
al atardecer y que se estaban encendiendo las fogatas de San Juan.
-Pero entonces no hay duda: fue el 24, el día de San Juan – le decía. Mama
meneaba la cabeza:
-En algunas partes también se encienden las fogatas en la víspera329.

Le retour sur cette question problématique de la date s’observe à travers


les efforts du narrateur intervenant pour nuancer ou rectifier les informations au
cours de la narration :
Siempre me fastidió aquella incerteza […] Y más de una vez volvía a
interrogarla, porque tenía la sospecha de que me ocultaba algo. ¿Cómo era
posible que una madre no recuerde el día del nacimiento de su hijo?330.

L’attitude de la mère peut traduire la volonté de protéger son fils de la


symbolique attribuée à cette date, entourée dans la tradition païenne d’une aura
maléfique: « Consciente o inconscientemente mi madre trataba de negar esa
fecha, aunque no podía negar lo del crepúsculo : hora temible 331».
En proie au doute, le narrateur de ce passage se heurte à la date et finit par
se montrer finalement plus enclin à retenir la deuxième possibilité annoncée (le
24 juin), à cause justement de la symbolique attribuée à la date du solstice
d’été332, la Saint-Jean, dans l’imaginaire populaire.

329
AEE, p. 22-23.
330
Ibid.
331
Ibid.
332
Dans l’hémisphère sud, cela correspond au solstice d’hiver.

127
La réunion de tous ces facteurs n’a pu que prédisposer Sábato à
poursuivre un destin hors du commun, marqué au sceau de la malédiction,
posture soutenue au cours de son itinéraire et sur laquelle revient longuement
Abaddón el exterminador :
leyendo uno de esos libros de ocultismo supe que el 24 de junio era un día
infausto, porque es uno de los días del año en que se reúnen las brujas […]
No fue el único infausto vinculado a mi nacimiento. Acababa de morir mi
hermano inmediatamente mayor, de dos años de edad. Me pusieron el
mismo nombre333! […] Como si no hubiese bastado con el apellido,
derivado de Saturno, Ángel de la soledad en la cábala, Espíritu del Mal para
ciertos ocultistas, el Sabath de los hechiceros334.

Le fait de rattacher, en contournant la volonté de sa mère, sa date de


naissance à la symbolique du 24 juin, s’inscrit dans la construction de la posture
de martyr335 dont l’auteur chercherait les raisons profondes en interrogeant son
autobiographie dans le traitement fictionnel. Il n’est point étonnant que Sábato
ait repris ces éléments en vue de conférer à sa naissance mythifiée une valeur de
prémonition. A cet égard, l’épisode de la remise du manuscrit de Sobre héroes y
tumbas à son éditeur relaté dans Abaddón, ne peut que nous interpeller. La
précision concernant cette date, le 24 juin, ne laisse pas de doute quant à la
symbolique de cet événement qui consacre la publication postérieure de cette
œuvre en la marquant au sceau de la malédiction. Ce qui s’avère fondé si nous
songeons au destin de ce roman qui lui procurera des ennuis : « Los hechos […]
me confirmaron después aquel instintivo recelo 336». Aussi, ne se prive-t-il pas
de mentionner ses déboires avec la censure:

333
Ce motif est commenté dans Antes del fin, où Sábato revient sur la symbolique de la tombe qui pèse sur lui à
travers le prénom de son frère défunt qu’il porte: « Aquel nombre, aquella tumba, siempre tuvieron para mí algo
de nocturno, y tal vez haya sido la causa de mi existencia tan dificultosa, al haber sido marcado por esa tragedia,
ya que entonces estaba en el vientre de mi madre”. Antes del fin, p. 21.
334
AEE, p.23.
335
Ces éléments sont agencés de manière à coïncider avec la référence au répertoire postural du Romantisme, qui
sera explicitée dans la troisième partie, dans la généalogie des poètes damnés à laquelle souscrit Sábato. La
posture revendiquée par l’auteur correspond au contexte sociopolitique de son pays. Grâce aux références
provenant de sa biographie, nous connaissons les persécutions qu’il a subies pour avoir osé s’opposer au régime
péroniste et aussi pour avoir participé aux travaux de CONADEP enquêtant sur des disparus de régime. Nous
pouvons lire le témoignage des déboires de Sábato avec le pouvoir notamment dans sa biographie écrite par Julia
Constenla ainsi que dans la correspondance de Sábato et ses articles polémiques regroupés dans l’ouvrage
intitulé Libertad y censura de la prensa.
336
Ibid.

128
Durante años debí sufrir el maleficio […] Con razón, Madame Normand me
escribió con pánico desde París, apenas leyó la traducción : Que vous avez
touché un sujet dangereux !337.

Selon Graciela Maturo, l’angoisse que produit chez Sábato la coïncidence


entre sa date de naissance et la date de la remise du manuscrit 338 provient du fait
que l’auteur « presiente que no sólo es la fecha de su entrada en el mundo
(ámbito de la primera caída), sino que secretamente intuye (sabe) que es la fecha
de su iniciación 339». Cette même date se réfère également au jour du meurtre
commis sur Fernando, son père, par Alejandra, qui survient précisément le 24
juin 1955. L’immolation par le feu dans l’acte purgatoire d’Alejandra confond à
dessein les circonstances personnelles et historiques. L’analogie avec les feux
dans les églises propagés par les partisans de Perón suite au bombardement du
quartier gouvernemental par la Marine de guerre, renforce la symbolique funeste
de ce motif dans la tradition païenne, en se référant aux feux de la Saint-Jean340.
Une autre technique qui permet d’éloigner la tentation d’une lecture
autobiographique chez Sábato est l’attribution des mêmes circonstances
biographiques (nom, date et lieu de naissance) à un personnage-clé ou la
distribution des morceaux épars de son itinéraire entre plusieurs personnages: tel
est le cas de Juan Pablo Castel, Fernando et Bruno, qui constituent une
représentation fictionnelle de l’auteur dans ses différentes facettes.

337
AEE, p.21.
338
Les interrogations de Sabato-personnage dans Abaddón portent sur la personne mystérieuse de Schneider qui
est suspecté de vouloir empêcher la publication de son livre : « Y Schneider, ¿Qué tenía que ver con la obra? ¿Y
quién era esa “Entidad” que le impedía llevarla a cabo? Sospechaba que Schneider era una de las fuerzas que
actuaba desde alguna parte, que seguía haciéndolo, a pesar de su desaparición durante anos, como si hubiera sido
obligado a retirarse por un tiempo”. L’enquête porte en même temps sur les fondements du roman en cours: « De
nuevo empezó a ver todo de negro, y la novela, la famosa novela, le parecía inútil y deprimente. ¿Qué sentido
tenía escribir una ficción más? Las había hecho en dos momentos cruciales, o por lo menos eran las dos únicas
que se había decidido a publicar, sin saber por qué. Pero ahora sentía que necesitaba algo distinto, algo que era
como la ficción a la segunda potencia ¿Qué pudo hacer en todos aquellos años, entre el 48 y el 62? ¿No era
significativo que reapareciese en el 62, en el momento de salir Héroes y tumbas? En una ciudad infinita pueden
pasar varios años sin ver a un conocido. ¿Por qué volvió a encontrarlo apenas publicada su nueva novela?”. Ibid.,
p. 39-43.
339
Sábato en la crisis de la modernidad, op. cit., p. 115.
340
La fête de Saint-Jean dont l’origine remonte aux pratiques païennes se caractérise par les feux et les danses
qui accompagnent symboliquement le solstice d’été, la nuit la plus courte de l’année. Associée aux rites de
passage, la tradition se perpétue jusqu’à nos jours, surtout en France et au Canada. Il faut préciser qu’en
Argentine, par rapport à sa position géographique dans l’hémisphère sud, il s’agit du solstice d’hiver, la nuit la
plus longue de l’année donc, ce qui modifie de manière décisive l’interprétation de l’évènement.

129
Fernando fournit, dans son « Informe sobre ciegos », des informations
concernant son état civil, comme pour attester la véracité de son témoignage par
cette sorte de signature officielle :
pero antes quiero decir quién soy yo, de qué me ocupo, etcétera. Me llamo
Fernando Vidal Olmos, nací el 24 de junio de 1911341 en Capitán Olmos,
pueblo de la provincia de Buenos Aires que lleva el nombre de mi
tatarabuelo […] Se me podrá preguntar para qué diablos hago esta
descripción de registro civil. Nada hay casual en el mundo de los
nombres342.

Cette remarque par laquelle Fernando anticipe la réaction du futur


destinataire de son rapport, se referme sur un énigmatique constat qui prouve
que tout est prémédité dans sa confession, qui prend en compte son futur
destinataire.
Le fait d’attribuer à Fernando la même date de naissance que l’auteur lui-
même introduit aussi un mélange de l’extra- et de l’intradiégétique, construisant
une relation explicite entre ce « prince de ténèbres » et l’auteur lui-même. La
symbolique associée à la date de naissance semble prédestiner Fernando à sa
future mission en le reliant souterrainement aux forces maléfiques qui lui
donneraient l’accès à l’univers interdit et impénétrable. Les informations
biographiques, en plus d’établir une identification entre personnage-narrateur et
auteur, font partie de la construction posturale de l’écrivain qui semble
prédestiné à suivre les méandres turbulentes de son existence.
La logique patronymique343 étant dotée d’une forte dose de négativité, le
renforcement de la figure maternelle s’offre dans l’immédiat comme une
possibilité d’y échapper et de pouvoir s’auto-légitimer en contournant la loi de la
filiation. Cet élément relève, selon nous, de la paratopie familiale. Selon
Maingueneau, la paratopie d’identité familiale constitue « l’un des potentiels les

341
Cette même date de naissance est aussi attribuée à Bruno Bassán selon les pré-textes que nous retrouvons
dans « Materiel pre-redaccional » in Sobre héroes y tumbas. Edición crítica, p. 963-966.
342
SHT.
343
Sábato questionne dans son œuvre le « caractère problématique des liens qui se tissent entre le sujet et la
coquille patronymique censée prendre en charge la représentation de son altérité. Cette coquille patronymique,
constitue le legs nominatif d’un passé. Il s’agit du legatum fondant en quelque sorte le droit à recueillir une
succession ». Castillo Durante, op. cit., p. 40.

130
plus riches et les plus constants », elle peut être considérée comme « une des
conditions de l’identité créatrice, du moins masculine 344». Et Maingueneau de
déclarer :
les paratopies d’identité familiale ainsi réfléchies dans les œuvres jouent un
rôle si important parce que l’activité littéraire implique par nature que le
créateur masculin mette en cause la logique patrimoniale […] Sa légitimité,
il entend ainsi la tirer non de son patronyme mais de son pseudonyme, de ce
qu’il écrit, et non de son inscription dans le réseau patrimonial. De là le lien
évident pour toute mythologie de la création entre la condition d’artiste et la
bâtardise ou le meurtre du père345.

Dans cette optique, nous pouvons rattacher cette reconfiguration de


paratopie familiale chez Sábato à sa généalogie littéraire teintée d’une veine
parricide, selon l’analyse menée plus haut. Au vu de ces éléments, il n’étonne
point que la figure paternelle fuyante346, aux contours imprécis, contraste avec
les nombreuses images et références à la mère, et à la figure féminine347 plus
généralement, tant sur le plan des réminiscences d’ordre personnel que sur le
plan symbolique. Sábato revendique d’ailleurs ses origines albanaises du côté de
sa mère:
Estoy muy orgulloso de lo que hay en mí de albanés. Siempre me pareció
extraño que un hijo de italianos como yo tenga tal sentido de la muerte348.

Ses recherches le poussent à s’intéresser à la langue de sa mère : « empecé


a buscar por las librerías del Boulevard Saint-Michel alguna gramática franco-
albanesa »349. Du point de vue de la psychanalyse, John E. Jackson350 voit la
langue comme ce qui rattache le fils à la mère, en absence de cette dernière, sa

344
Le discours littéraire, op. cit., p. 87.
345
Ibid., p. 88.
346
Barrera López signale la “animadversión del escritor hacia su nombre y apellido paterno”. La estructura de
Abaddón el exterminador, op. cit., p. 14.
347
Nous concordons avec Graciela Maturo lorsqu’elle propose de lire « la búsqueda e incorporación de la
femineidad como eje de la aventura creadora de Sábato ». Elle attire notre attention sur le postulats de Sábato,
proposant “el rol femenino de América frente a la exacerbada masculinidad de la Europa moderna ». Graciela
Maturo, Sábato en la crisis de la modernidad, op. cit., p. 21.
348
Julia Constenla, Sábato, el hombre…, op. cit., p. 62. Dans Abaddón, Sabato-personnage explique cette
fascination pour la mort par ses racines albanaises justement: “Mirá lo que dice Apollinaire de Canouris, ese
amigo albanés que tenía. Vitalidad sobrehumana y propensión al suicidio ». AEE, p. 291.
349
AEE, p. 282.
350
John E. Jackson, « Mythes du sujet », in Passions du sujet. Essais sur les rapports entre psychanalyse et
littérature, Paris, Mercure de France, 1990, p. 80-81.

131
langue d’origine devient son substitut. A partir du moment où la mère n’y est
plus, la langue maternelle doit compenser le vide ainsi creusé, ce qui l’oblige à
« réinvestir la langue maternelle ». D’où vient probablement l’obstination de
Sábato à renouer avec cette partie manquante de ses origines :
Es a causa de mi madre [explique-t-il à Bonasso]. La mitad de su sangre es
albanesa, pero siempre nos dijo que no sabía la lengua. Y yo sé que la sabe
[…] mi madre odia su origen albanés y a mí me apasiona 351. No han
producido ni un solo inventor, ni un sabio, ni un gran artista […] – Y
entonces, ¿qué merito les encontrás, aparte de haberte producido? – Un
pueblo guerrero, que nadie pudo esclavizar352.

Malgré l’absence apparente de grands hommes chez les Albanais, Sábato


insiste sur certains traits témoignant de leur ancienneté et de leur antériorité par
rapport aux Hellènes : « Son los antiguos ilirios y macedonios, estaban allí antes
de que llegaran los helenos. Felipe y Alejandro de Macedonia eran albaneses y
muy probablemente Aristóteles 353».
Ce détail semble intéressant du point de vue de la construction de la
posture chez Sábato. En se rattachant à un peuple entouré d’une aura
mystérieuse, il convoque le fantasme d’un roman familial en privilégiant le lien
avec ce peuple révolté, qui a su fuir la domination. Cet élément cadre
parfaitement avec la posture de rebelle assumée par l’écrivain. C’est du côté de

351
La raison du rejet de sa composante albanaise serait le père de sa mère (d’origine albanaise). Selon ce qui est
rapporté dans la conversation avec Bonasso, dans Abaddón : « Mama lo detestaba, hizo morir a su mujer, es
decir a mi abuela, a los treinta años » AEE, 290. Sábato hériterait de ce ressenti de la mère envers la figure
paternelle, car le sujet semble l’affecter et semble avoir des répercussions sur sa création littéraire où il se
construit sa généalogie maternelle, la figure paternelle étant synonyme d’incommunication et d’échec. Selon les
suppositions de Julia Constenla dans la biographie de Sábato : « Mientras doña Juana es una presencia frecuente
en sus relatos, la imagen del padre se desdibuja. Probablemente, don Francisco haya logrado alguna intimidad
con los hijos mayores […] Con Ernesto, sin embargo, fue un padre inhibido y parco”. Julia Constenla, op. cit., p.
80.
352
AEE, p. 289. Julia Constenla relate une anecdote liée à ses recherches menées en Italie, pour retrouver des
traces des ancêtres de Sábato. En visitant un village de Calabre, Stefano Ferraro Sabato, déclare avec fierté en
parlant de son cousin éloigné : « es un escritor famoso que vive en la Argentina […] Trata de encontrar a los
desaparecidos por dictadura militar ». Les habitants parlent avec fierté d’un illustre citoyen originaire de leur
village: « empleados municipales de San Martino di Finita guían con éxito la indagación sobre el matrimonio de
los padres de Ernesto ». Propos recueillis par Julia Constenla dans Sábato, el hombre…, op. cit., p. 70. Il semble
bien que ce manque des grands hommes, originaire d’Albanie est partiellement comblé en personne de l’écrivain
argentin.
353
AEE, p. 289. Ces propos comportent certes une part de jeu et une part de vérité, ils témoignent surtout du
besoin éprouvé par Sábato de se donner une identité créatrice marquée au sceau de l’exceptionnalité, ce que
prouve sa volonté de rattachement à un peuple historique, légendaire, entouré d’une aura exotique à ses yeux.

132
sa mère354 que l’écrivain cherche ses origines, en se détachant par ce geste du
patronyme « Sabato » légué par son père originaire de Calabre. La filiation par
laquelle il se rattache volontairement aux origines de sa mère persiste dans son
œuvre, qui porte plusieurs marques de la présence maternelle. En revanche, la
figure paternelle demeure absente. Ce schéma sera aussi partagé par les
personnages de ses romans : le père de Bruno Bassán355 et le père de Martín del
Castillo représentent des figures absentes:
la mayor parte de los personajes masculinos (los que más importan, al
menos, para el ‘mito personal’) son desvalidos y a la vez agresivos,
sadomasoquistas que mantienen una prevención (fascinada) hacia los
aspectos carnales […] un origen entendible aquí en parte como comunión
con la madre y estado irrecuperable para el hombre en tanto sujeto donde los
opuestos se confunden y las distinciones se borran, prohibido por la ley
paterna – la ley que establece lo simbólico-, apartado por la barrera de la
culpa (que, en los textos de Sábato, es agotada y transgredida)356.

Le père de Martín est présenté comme un peintre raté, ce qui confirme la


logique omniprésente de l’impossible filiation, à moins que le père ne transmette
que l’héritage de l’échec à son fils :
Pero y su padre ¿ Ignoraba sus costumbres en los últimos años y lo sabía
encerrado en su taller […] – Por supuesto Martín, comprendo que no puedas
estar orgulloso de un pintor fracasado […] Hay que ser justos. Yo soy un
pobre diablo y un fracasado en toda regla y con toda justicia: no tengo ni
talento ni fuerza357.

L’image du père, oblitérée358 par la figure maternelle, aussi peu présente


soit-elle, n’est pas complètement évacuée de l’œuvre de Sábato. Elle peut se
reconstruire par bribes dispersées dans le texte. Le détail biographique

354
En s’appuyant sur une étude d’Oberhelman, Barrera López indique que la mère de Sábato serait descendante
d’une famille illustre Cavalcanti, La estructura de Abaddón el exterminador, op. cit., p. 14. Pour Sábato, qui
fonde sa paratopie familiale sur les liens qui l’unissent à sa mère, l’insistance sur ses origines prestigieuses et
mystérieuses, à partir de ses origines albanaises s’inscrit davantage dans la construction du « roman familial », ce
fantasme par lequel le sujet se donne un père (ou une mère) prestigieux. Nous pouvons percevoir dans cette
construction le « désir de compenser par un travail onirique le malaise de la condition sociale » ( Claude
Abastado, Mythes et rituels de l’écriture, op. cit. , p. 85) qui incombe à Sábato, en tant que fils des immigrés en
Argentine qui tente d’évacuer par ce biais le stigmate de son origine italienne.
355
Selon les précisions de Barrera López, “el retrato físico y espiritual del padre de Bruno Bassán corresponde –
según confesión del autor – al de su padre”, La estructura de Abaddón el exterminador, op. cit., p. 14.
356
Ibid., p. 260.
357
SHT, p. 44.
358
C’est ainsi que Livia Lesel qualifie la figure du père dans les sociétés africaines matriarcales. Voir Livia
Lesel, Le père oblitéré, Paris, L’Harmattan, 1995.

133
concernant le père de Sábato est distribué entre deux personnages du roman,
Bruno et Fernando. Alejandra rapporte dans Sobre héroes y tumbas que Bruno
vit grâce à son père : « el padre tiene molino harinero, en Capitán Olmos 359 ».
Quant à Fernando, durant son parcours initiatique, il se remémore des images de
son enfance, dont celle du moulin de son père:
en aquel último tramo de mi ascenso pasaron ante mi rostros que parecían
contemplarle, escenas de infancia, ratas en un granero de Capitán Olmos
[…] un molino de viento en la estancia de mis padres 360.

L’absence du père est en quelque sorte rééquilibrée par cette image qui
hante les souvenirs de Fernando et Bruno à propos de leurs pères respectifs.
La filiation maternelle prédomine sur la filiation masculine et préfigure des
rapports de rivalité et de rejet au plan littéraire, à savoir la relation de Sábato
avec ses pairs en littérature.

3.2.Distribution des auto-biographèmes parmi les personnages


romanesques chez Glissant

Chez Glissant, les informations autobiographiques sont dispersées dans


divers textes, sans distinction entre roman et essai. Nous pouvons relever la
même perplexité que chez Sábato en ce qui concerne sa date de naissance, qu’il
attribue à son personnage Mathieu. Le chapitre de Tout-monde, intitulé « 28
septembre » aborde la question de la naissance de Mathieu Béluse qui
avait peut-être seize ou dix-sept ans, déjà engagé dans des affaires de
politique et de conscience collective, quand il entra lui-même, et très
individuellement, dans un grand trouble de connaissance. Il ne décidait plus
s’il était né un 21 ou un 28 de septembre […] Comme il connaissait qu’il
était né lui Mathieu en 1928, et Paul [son frère] en 1921, il opta au jugé
qu’il en allait de même pour les quantièmes, 28 pour lui et 21 pour Paul361.

Le narrateur continue à ruminer ce sujet tout au long du chapitre :

359
SHT, p. 128.
360
Ibid., p. 431. Dans Antes del fin, Sábato revient sur ce détail biographique : « en este pueblo pampeano mi
padre llegó a tener un pequeño molino harinero”, p. 29.
361
TM, p. 365.

134
La dispersion de temps et d’espace où il errait à la poursuite de sa naissance
sembla pourtant finir un jour : il était bien né un 21 septembre, et son frère
un 28 362.

La confusion est d’ailleurs au cœur de ce chapitre où Mathieu ne cesse de


jouer et de rejouer l’épisode des dates de naissance, les distribuant entre lui et
son frère avec une sorte de désinvolture qui est loin d’être anodine, comme lui-
même le déclare :
Si, à vrai dire, je ne fais pas exprès de lambiner ces deux dates 21 et 28 du
bienheureux septembre tout simplement pour repousser, par grâce innocente
un peu sotte beaucoup sauvage, l’idée ou le penchant d’identité, la raideur
insensée de ces identitaires qui ne ramènent qu’à refuser isoler laminer 363.

La perplexité ressentie envers sa date de naissance est plus qu’une


obsession personnelle, comme c’était le cas chez Sábato, car elle se réfère à la
problématique de la filiation et de la généalogie dans le contexte post-
esclavagiste en impliquant la conception de l’identité rhizome qui fuit « la
raideur ». Le producteur du récit signale la rupture avec une autorité oppressive
et instaure dans le texte un « régime de supputation » qui se traduit sur le plan
discursif par « une poétique de l’épanorthose où les corrections, les ajustements,
les doutes, les scrupules l’emportent sur l’assertion364 ». Les rectifications
successives qui signalent le désarroi du personnage face à sa date de naissance
se manifestent à travers les corrections et les précisions supplémentaires
rapportées par le narrateur pour aboutir enfin à un constat bien éloigné de ses
premières certitudes (Mathieu Béluse en dépit de la confusion, possédait une
« certitude sur ces dates, 28 septembre 1921 et 21 septembre 1928365 »), car il

362
Ibid., p. 367.
363
TM, p. 367.
364
Dominique Viart, « Portraits du sujet, fin du 20ème siècle »,[En ligne], http://remue.net/cont/Viart01sujet.html.
Consulté le 8 juin 2010. La figure de l’ « épanorthose » vise à dévoiler le difficile cheminement de la pensée du
locuteur, utilisée surtout dans les dialogues où elle est censée témoigner de la sincérité du locuteur qui bute sur
les mots afin de trouver l’expression juste de sa pensée. Le doute qu’elle installe dans le récit s’inscrit dans le
fonctionnement de la « fiction critique », conceptualisée par Viart, ce qui se manifeste par l’usage des
répétitions, corrections, récritures, ratures dévoilant le processus naturel de la réflexion où le savoir n’est pas
imposé ni installé en amont.
365
Ibid., p. 370.

135
s’avère, grâce au témoignage d’une nièce du narrateur que son frère Paul est né
le 27 septembre 1920 :
Tu ne vas pas croire, j’ai longtemps confondu 21 et 28 septembre, ma date
de naissance et celle de Paul.
- Comment ça ? s’exclamait Victoire. Paul n’est pas né un 28
septembre, sa date c’est le 27366.

En dépit de ces déclarations, nous décelons ici la pensée profonde qui


sous-tend les propos de Mathieu, le désaccord voire une espèce de révolte contre
les classifications et les généalogies qui semblent évidentes partout dans les
sociétés ataviques, ce qui n’est pas le cas des sociétés composites, comme la
martiniquaise, nées de la Traite, fondées sur un oubli primordial des ancêtres,
dont les membres ont été arrachés à leur terre d’origine :
Il y avait des gens ailleurs dans le monde qui se levaient le matin avec la
connaissance absolue de leur date de naissance, ils n’oubliaient jamais de
fêter les anniversaires de leurs ascendants et descendants, ils remontaient
jusqu’à la troisième génération et au-delà […] il y en avaient qui dessinaient
de grands arbres touffus qu’on appelle des généalogies, il y en avaient qui
vous exhibaient des documents d’archives, et les autres qui ne possédaient
rien de tout ça, n’en partageaient pas moins avec ceux-là une tranquillité
d’état civil dont ils n’avaient même pas conscience367.

Tandis que chez Sábato, l’inquiétude concernant sa naissance se révèle


par le souci des dates, ainsi que par une sorte de prédestination qu’il lit dans son
nom de famille, chez Glissant, l’angoisse originelle est due plutôt à la situation
sociale aux Antilles, quoique le sentiment d’illégitimité est mis en relief chez les
deux auteurs avec la même force. Ainsi, chez Glissant :
Nous couvons en nous l’instinct de l’illégitime, qui est ici aux Antilles une
dérivée de la famille étendue à l’Africaine, instinct refoulé par toutes sortes
de régulations officielles, dont les avantages de la Sécurité sociale ne sont
pas le moins efficaces. Je m’appelle Glissant depuis à peu près l’âge de neuf
ans, quand mon père me « reconnut »368.

Ces réflexion donnent à voir la perspective à partir de laquelle Glissant se


prête au jeu de la création biographique fictionnelle. Il faut souligner que ce

366
Ibid., p. 370.
367
TM, p. 366.
368
Ibid., p. 78.

136
matériel autobiographique se conçoit chez Glissant comme indissociable de
l’histoire de la collectivité. Les souvenirs les plus intimes apparaissent comme
un miroir tendu à la collectivité, d’où cette imbrication du personnel et du
collectif. Le choix des éléments autobiographiques fictionnalisés dans son œuvre
s’opère à partir de critères qui tentent de confondre volontairement « la
biographie personnelle » avec « une biographie à faire d’une telle collectivité
dominée ». Glissant revient sur cette question dans Philosophie de la relation en
expliquant les raisons de cette démarche qu’il faut chercher dans le passé
historique des Antilles:
Pour les collectivités qui ont enduré les avatars paralysants des colonisations
et des décolonisations, en particulier les perturbations de la mémoire
historique, dénaturée, raturée, le rapport de la personne à la collectivité
s’établira comme complexe369.

La fictionalisation des circonstances biographiques chez Glissant permet


de garder une approche équidistante entre l’œuvre autobiographique, dont il
n’assume pas l’étiquette, et une fiction complètement dissociée de son auteur.
Une réélaboration du matériau biographique semblable à celle entreprise par
Sábato démontre l’intention qui a guidé Glissant lors du choix des éléments.
Dans La case du commandeur, Glissant distribue les informations
concernant son père, géreur sur la plantation370, entre ses deux personnages :
Mathieu Béluse et Raphaël Targin,
de la sorte, Raphaël Targin, Mathieu Béluse et l’auteur sont presque frères,
et occupent, en tout cas, la même position sociale et symbolique. Ce sont les
héritiers de ‘régisseurs’, terme auquel nous associons, du point de vue de la
position sociale, ‘géreurs’, ‘économes’ et ‘commandeurs’371.

369
Philosophie de la relation, p. 75.
370
Daniel Radford rapporte ce fait parmi les détails de la biographie de Glissant dans Poètes d’aujourd’hui : « le
père était économe et géreur, c’est-à-dire qu’il était chargé, dans une plantation, de la direction des rapports avec
les coupeurs de canne et les travailleurs ». Il précise par ailleurs que Glissant a gardé de son père « l’image d’un
homme droit, rigide avec un sens aigu de la justice, capable de résister à son employeur s’il considérait les ordres
données comme inacceptables, mais en même temps se pliant totalement à la situation coloniale ». Daniel
Radford, Edouard Glissant, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1982, p. 13-14. Dominique Chancé
observe que le portrait de père d’Edouard Glissant, régisseur sur la plantation, « n’est pas sans évoquer les
figures de Garin, d’Euloge ou de Mathieu Béluse, le père ». Edouard Glissant. Un traité du déparler, op. cit., p.
65.
371
Ibid., p. 65.

137
De cette façon, la figure paternelle372 se profile dans l’ombre d’une
présence maternelle, féminine prédominante ; l’apparition fugitive du père tend
à authentifier le relais qui s’opère entre l’auteur et son narrateur-personnage par
le biais de ce transfert de données biographiques. Se voir autre, à travers son
alter-ego devient plus qu’une stratégie d’écriture ; ce procédé permet de se
replonger dans les souvenirs les plus intimes, souvent indicibles, et de construire
son identité littéraire.
On constate que la figure paternelle fait son apparition relativement tard
dans le macrotexte de Glissant. Dans son premier roman, il est fait mention
uniquement de sa mère, qui devient dans la fiction la mère de Mathieu Béluse.
Les circonstances autobiographiques n’ont pas de place privilégiée pour leur
énonciation, la scène du roman, au même titre que celle de l’essai, se prête tout
aussi bien à ces incursions autobiographiques:
Vers la fin des années 1920 la Pelée a bien failli réintroduire dans le monde
son carnage intime, qu’en tout cas elle a grondé tant que de colère, au point
qu’une petite légende en a résulté, que je serais né dans un de ces
débordements, et que ma mère, oppressée des mouvements de l’éruption
tellement prochaine, en avait certainement bien moins souffert les tourments
de l’accouchement. Pour un enfant qui sera poète, c’est une grande vanité
que de songer qu’il est venu au monde dans le bruit d’un volcanique
désordre, et peut-être d’une sacrée éruption, éphémère il est vrai, et qu’il en
a hérité des liens profonds avec des forces qu’il ne peut pas lui-même
imaginer373.

372
Nous concordons avec Jacques André lorsqu’il souligne que « le père n’est pas pour autant oublié ou méprisé.
Mais il est l’objet d’une mise à distance respectable ». L’élection d’un père fantasmatique, tel papa Longoué
pour Mathieu peut être partiellement expliquée comme une « concession à la mythologie africaine où la fonction
symbolique « Père » est assumée davantage par l’Ancêtre que par le géniteur ». Voir à ce sujet Jacques André,
Caraïbales, op. cit., p. 129.
373
La philosophie de la Relation, p. 142-143. Dans La cohée du Lamentin apparaît déjà cet épisode, référé à la
naissance mythifiée d’Apocal : « la mère d’Apocal lui conta un jour qu’elle avait accouché dans le même temps
que le volcan, c’est la montagne Pelée, une de ces éruptions secondaires, qui ne ravagea ni ne tua personne, qui
suivirent la grande éruption meurtrière de 1902. Elle a mis au monde son feu, sans dégâts ni tracas, en même
temps que moi et pour ainsi dire à la même minute, ne craignez pas le feu… ». « Les mères, comme les villes et
les pays, éparses dans le monde, qui anticipent sur l’avenir de leurs enfants […] vous déclarent ainsi qu’elles ont
enfanté au milieu des grands tourments de la nature, éruptions cyclones tremblements de terre […] : les mères
lisent ces forces, elles les présument bénéfiques, pour les conjurer, car le tourment est réputé procurer puissance
après qu’il s’en est allé ». p. 237.

138
Ces détails revêtent une signification prophétique pour la vocation du
jeune Mathieu Godard, sensible au contenu métaphorique qu’induit le prénom
de sa mère374 :
Quand je trouvai, au hasard d’un vieux papier officiel, jauni, délicatement
dentelé de rouille, que ma mère se prénommait, dans un épelé complet :
Adrienne Marie Euphémie. Pour un jeune garçon qui sera peut-être écrivain,
et quoi qu’il aura pu penser de la vanité des chaînes de filiation (aujourd’hui
c’est le monde entier, le Tout-monde, qui est somptueusement illégitime), il
y avait quelque raison de croire à cette logique souterraine de la Relation,
supposant que ce nom d’Euphémie, qui est si rare et si beau […] présageait
au poète quelque avertissement qu’il eût à adoucir les éclats originels de ses
transports d’écriture. C’était là manifestée une des formes bien rares du
rattachement à une mère, à la mienne en particulier, qui était éloignée des
soucis de littérature mais qui sans doute en avait une intuition enfouie 375.

Le lien avec la mère sera renforcé au vu de cette relative absence


paternelle:
Quoiqu’il portât le nom de Béluse, son père l’ayant reconnu, Mathieu ne
dépendait que de sa mère. Madame Marie-Rose avait quatre enfants, deux
filles et deux garçons […] Une silencieuse complicité les liait, madame
Marie-Rose fière de son fils et de ses succès d’écolier ; mais une étrange
pudeur les avait l’un et l’autre éloignés des marques d’affection, qui
d’ordinaire s’établissent entre un garçon et sa mère376.

Les figures de substitution suppléent le vrai père, en proposant une


filiation basée sur la relation maître/disciple afin d’assurer la transmission de
valeurs aux jeunes générations. Ce rôle est dévolu aux couples qui se forment à
partir de ce schéma, reproduisant la trame de bildungsroman, telle la relation
qui unit papa Longoué et Mathieu Béluse. La symbolique de cette filiation
croisée est d’autant plus forte qu’elle garantit la réconciliation des deux familles,

374
L’intrication du personnel et du collectif est très visible dans ce fragment. La circonstance personnelle
commentée par le narrateur renvoie à la biographie de Glissant, qui portait le nom de sa mère jusqu’à l’âge de 9
ans, comme nous l’avons signalé plus haut. Cette transmission impossible du patronyme traduit aussi le contexte
esclavagiste de la société antillaise en proie à une logique coloniale, défiant les lois naturelles de la filiation.
Comme le rapporte Dominique Chancé, « Le système de l’esclavage aux Antilles, où les maîtres séparèrent les
couples, généralisèrent une économie de cheptel, aboutit à une mise à l’écart du père, réduit à l’état de
reproducteur, de géniteur. La filiation qui prédomina fut donc celle qui liait l’enfant à sa mère, avec lequel il était
vendu ». Dominique Chancé, Le fils de Lear, Paris, Karthala, 2003, p. 145.
375
Philosophie de la Relation, p. 144-145. C’est nous qui soulignons.
376
QS, p. 252.

139
Longoué et Béluse377, aux destins complètement opposés, les marrons et les
esclaves de la plantation. Les fondements de ce positionnement de Glissant face
à la filiation et à la domination trouve sa source dans « l’instabilité des
références historiques internes, la labilité de la figure de Marron, sa substitution
incessante par la figure de la Mère-patrie ou par celle des faux-pères
européens378 ».

4. Revendiquer sa « marge d’ombre » ou le refus de l’autobiographie.

Mathieu Béluse, bien qu’il partage avec l’auteur son prénom de baptême
ainsi que certaines circonstances biographiques, est mis à distance par rapport à
la figure de l’auteur. Ce mécanisme de voilement/dévoilement, qui s’inscrit dans
le pacte oxymoronique de la mise en scène de l’auteur, signifie le refus de
l’autobiographie sans toutefois s’éloigner d’une tentation autobiographique qui
hante le texte. Chez Glissant, dont l’œuvre est truffée de réminiscences
autobiographiques, se remarque nettement une volonté de ne pas afficher ces
éléments en tant que participant à l’autobiographie personnelle, intime. Cette
stratégie quelque peu contradictoire serait davantage à rapprocher de l’identité
auctoriale qui se construit à l’interstice du personnel et du collectif. Pour lui, la
véritable autobiographie se trouve dans les œuvres de fiction, qui n’affichent pas
pour autant une franche appartenance générique. C’est l’œuvre qui façonne
l’auteur et qui lui dévoile la connaissance de lui-même. D’ailleurs, une certaine
césure est explicitement annoncée dans Tout-monde contre les réductionnismes
autobiographiques. Mathieu Béluse, durant son voyage en Italie, fait la
connaissance d’Amina qui semble avoir percé son secret ; sa réaction aux

377
Carminella Biondi observe à juste titre que cette filiation spirituelle entre papa Longoué et Mathieu est en
même temps « la fusion de deux généalogies dont l’avenir est désormais assuré par le seul Béluse […] elle
représente la convergence de deux parcours antithétiques et pourtant complémentaires des noirs aux Antilles ».
« Le Quatrième siècle », in Rêver le monde. Ecrire le monde, op. cit., p. 47.
378
Romuald Fonkoua, op. cit., p. 221.

140
propos d’Amina instaure clairement une frontière entre lui et les autres
personnages :
Je suis sûre de ne pas me tromper. On me dit que vous venez de la
Martinique et que vous vivez à Paris. Vous avez deux fois de la chance ». A
cette déclaration d’Amina, Mathieu s’exclame : « -Rho ! dit Mathieu. Il
n’aimait pas qu’on fouillât dans sa vie, ses ascendances, ses goûts ni ses
malheurs. Il appréciait de fréquenter les gens dès lors qu’une marge
d’ombre les séparait de lui 379.

Dominique Chancé souligne l’évidence de cette identification où le nom


fictif du personnage ne constitue qu’un « frêle paravent pour un témoignage
autobiographique » livré à travers le macrotexte de Glissant380. Quand même
cette marge serait infime, elle garantit une autonomie du romanesque par rapport
à l’autobiographie et dicte en quelque sorte la conduite à adopter par les
critiques et les lecteurs.
C’est la même marge imaginaire qui sépare inévitablement l’auteur et ses
créatures, permettant d’éviter une lecture purement biographique du personnage
Sabato dans Abaddón : « Sabato caminaba entre las gentes, pero no lo advertían,
como si fuera un ser viviente entre fantasmas 381». Trinidad Barrera López
observe au sujet de l’autobiographie chez Sábato :
Cuando Sábato anuncia que la verdadera autobiografía de un escritor hay
que buscarla en sus ficciones, está apuntando hacia una manera de ver y
sufrir el mundo que tienen sus personajes y que son trasunto de su
creador 382.

Silvia Sauter désigne à son tour Abaddón el exterminador comme “psico-


biografía del creador Sábato en cuanto relaciona hechos y actitudes compulsivas
que determinaron su vida artística” y […] una biografía espiritual en cuanto
expresa las aspiraciones y anhelos de superación sobre la vida materialista383”.

379
TM, p. 43-44.
380
Edouard Glissant. Le traité du déparler, op. cit., p. 260.
381
AEE, p. 408.
382
Trinidad Barrera López, « Sábato, balance de un luchador », op. cit., p. 41. La chercheuse souligne
l’intrication de différents types de l’écriture chez Sábato, particulièrement dans Abaddón el exterminador, “un
libro a caballo entre la autobiografía, las memorias, la sociología y la ficción”. Ibid., p. 42
383
Silvia Sauter, Teoría y práctica del proceso creativo, op. cit., p. 233.

141
Dans cette optique, le dispositif fictionnel apparaît comme un lieu propice
pour se défaire de certains traumatismes liés au vécu personnel. Dans leurs
œuvres romanesques, Glissant et Sábato tentent d’instaurer un rapport tout autre
avec leurs expériences personnelles en les soumettant à une analyse critique ou
bien en construisant une généalogie hérétique. C’est le cas de la paratopie
familiale, lorsqu’ils se placent sous l’égide d’une filiation maternelle. Le désir
parricide que décèle Dominique Chancé384 chez les personnages de Glissant
s’explique, selon elle, en partie par les circonstances autobiographiques de
l’auteur385 et le contexte de la société de la plantation régie par les lois de
l’obéissance et de la hiérarchie.
Le recours au matériel autobiographique est utilisé chez Glissant de deux
manières : pour aborder le problème de la création et de la filiation (personnelle
et esthétique), et pour introduire le thème de l’identité (individuelle et
collective).
Selon Kathleen Gyssels, « une forte empreinte de l’autobiographie
fictive386 » est perceptible chez Glissant à travers un alter-ego de l’auteur qui
revient d’un roman à l’autre. Le fait de donner la voix à plusieurs personnages
confère à ses textes un caractère « polybiographique 387». Gyssels part du
principe que l’autobiographie fictive de Glissant dispersée dans ses différents
textes n’est pas une « exploration du Moi », car l’auteur se sait « multiple »,
« réunissant l’homme et la femme, le présent et le passé […] ». Il invente une
« quadrature gémellaire pour dire moins le Moi diffracté que le Moi
rhizomatique tel que l’entend Glissant : identité multiple, à racine multiple, en
384
Dominique Chancé, Les fils de Lear, op. cit.
385
Kathleen Gyssels établit un lien entre l’écriture autobiographique et le contexte postcolonial : « Toujours est-
il que chaque écrivain ayant des origines (post)coloniales conçoit la pratique littéraire comme une manière plus
ou moins marquée de se dévoiler, de dire son rapport (in)égal aux anciennes et nouvelles formes de domination,
aux anciennes et nouvelles formes d’être « double ». Le narrateur a beau se divulguer derrière un ou plusieurs
voix, donner priorité à d’autres voix que la sienne propre, l’autobiographie reste incontournable dans la
littérature caribéenne ». « La structure gémellaire comme paravent autobiographique chez Daniel Maximin et
Edouard Glissant », in Suzanne Gehrmann et Claudia Gronemann (eds.), Les enJEux de l’autobiographique dans
les littératures de langue française : du genre à l’espace, l’autobiographie postcoloniale, l’hybridité, Paris,
L’Harmattan, 2006, p. 42.
386
Ibid., p. 41.
387
Ibid.

142
constante mutation 388». Certes, l’écriture autobiographique conjointement aux
récits d’enfance constitue une tendance poursuivie par les auteurs antillais
depuis les années quatre-vingt-dix. L’intérêt partagé pour cette forme
d’expression comprend bien évidemment une approche critique inhérente à cette
démarche qui suppose une distanciation avec l’autobiographie occidentale. En
premier lieu, cette contestation concerne la question du « je » conçu comme
l’expression de l’identité individuelle car cet individualisme cède la place à la
conception davantage collective qu’individualisée de l’identité. Il s’agit
d’interroger à travers ces récits autobiographiques hybrides la problématique
identitaire d’un être et d’une collectivité dans des sociétés postcoloniales. La
dimension collective n’exclut pas pour autant celle plus personnelle et intime
comme on a pu le constater à travers de multiples auto-biographèmes chez
Glissant. Aussi voilé et emmêlé fictivement qu’il soit, négliger l’aspect
autobiographique au sens d’une quête personnelle reviendrait, à notre avis, à
ôter une partie importante de signification à cette irruption autobiographique
dans la fiction.
Chez Sábato, la recherche personnelle et la recherche collective sont
inextricablement mêlées, sa démarche n’ayant pas les mêmes fondements
théoriques. Le fait de proposer une approche autobiographique par le biais de la
fiction romanesque induit une perspective relationnelle de l’être dans le monde,
le Moi se construit et s’appréhende dans sa relation au monde, et inversement
l’identité collective s’appuie sur les expériences personnelles fragmentaires.
Il serait erroné de distinguer ces deux aspects de la création chez Glissant
et chez Sábato, tant l’insistance sur certaines circonstances biographiques paraît
importante du point de vue de la construction posturale. L’identité personnelle
se dévoile dans cette relation à l’Autre, tout comme le Moi intime traduit
fragmentairement les hantises de la collectivité. L’obsession

388
Ibid.

143
anthroponymique389, commune aux deux auteurs, témoigne par ailleurs de cette
imbrication du personnel et du collectif dans leurs œuvres. Toujours est-il que
l’aspect autobiographique devient plus marqué dans les romans plus récents de
Glissant, à partir du Tout-monde, ce qui signifierait peut-être une réconciliation
avec ce « nous » qui hante son macrotexte. La problématique de
l’autobiographie reste néanmoins marquée au sceau de l’ambiguïté chez
Glissant, ce en quoi cela reflète la tendance commune décelée dans la littérature
antillaise où, comme le remarque Glissant,
la biographie personnelle, la biographie de l’individu, du poète par exemple,
se confond alors ou bien se perd, ou se trouve, dans la biographie à faire
d’une telle collectivité dominée : chacun peut repérer ou insérer une
biographie personnelle dans une histoire collective à reconstituer ou a
récupérer390.

Il s’agit d’un rapport difficile à l’identité dans la littérature antillaise que


signale notamment Corinne Mencé-Caster dans son article intitulé «Les récits du
‘je’ dans la littérature caribéenne : entre autobiographie et ethnographie 391».
Selon Mencé-Caster, l’autobiographie nécessiterait une redéfinition générique
en accord avec le contexte des littératures périphériques, à partir de l’exemple de
la littérature antillaise : « il s’agit […] pour un écrivain de la périphérie, non pas
de produire un discours ‘égocentré’ […] mais à forger un discours de l’identité
collective, de la mémoire des origines, grâce auquel il pourrait donner un sens à
l’histoire, à la trajectoire de sa communauté392 ». La chercheuse propose de
remplacer le terme d’autobiographie, en se référant à ce type d’écrit, par « auto-
ethno-biographie », notion qui prendrait en compte « cette étroite imbrication
d’un ‘je’ qui ne peut advenir si le ‘nous’ qui lui donne sens reste occulté, frappé
d’amnésie393 ».

389
L’onomastique romanesque fera l’objet de l’analyse dans la troisième partie.
390
Philosophie de la Relation, p. 75.
391
Corinne Mencé-Caster, « Les récits du ‘je’ dans la littérature caribéenne : entre autobiographie et
ethnographie », [En ligne], URL : http://www.manioc.org/recherch/HASH7edae2cc2f408babc1fca0.
392
Ibid.
393
Ibid.

144
CONCLUSION

Tout autant que son lecteur, l’auteur, « sujet écrivain », dans les œuvres
marquées par un métadiscours, n’a pas de position préétablie : celle-ci se
négocie au cours de l’écriture. Dominique Viart déclare à propos de ce type de
fictions :
la position du sujet écrivain a changé : elle n’est plus désormais une position
de proposition mais une position de réception. Aussi faudrait-il substituer à
la notion d’auteur ‘engagé’ celle d’auteur ‘impliqué’394.

La présence de l’auteur qui se met en scène dans la fiction apparaît, à la


lumière de cette opinion, comme une stratégie maximale de son implication dans
l’œuvre. Qui plus est, l’auteur subit le même sort que ses personnages en
abdiquant volontairement sa position omnisciente et omnipotente qui le ferait
jouir d’un statut supérieur. En refusant la position dominante qui lui incombe,
de par son statut de producteur du récit, l’auteur s’arroge le droit de mener une
quête personnelle de soi, dont le cheminement sera visible dans les romans.
Les éléments autobiographiques parsemés tout au long du macrotexte de
Glissant et de Sábato s’installent, dans cette perspective, sur un fond critique au
même titre que les réflexions qui y sont développées, permettant la mise à
l’épreuve d’un discours de soi qui « s’appréhende dans une ligne de fiction395 ».
Le matériel autobiographique ainsi que le nom de l’auteur sont soumis à une
interrogation critique dans leurs œuvres, ce qui montre que ces éléments, outre
qu’ils dévoilent les « métaphores obsédantes au mythe personnel », jalonnent
une véritable quête du nom, que cela relève d’un intérêt personnel ou collectif.
Il est nécessaire de signaler que le thème du nom engage non seulement la
recherche d’ordre personnel car, sous-tendu par une réflexion sur l’identité
394
Dominique Viart, « ‘Fictions critiques’ : la littérature contemporaine et la question du politique », in Formes
de l’engagement littéraire (XV-XXI siècles), sous la direction de Jean Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme
Meizoz, Lausanne, Editions Antipodes, coll. « Littérature, culture, société », 2006, p. 199.
395
Ibid. L’incertitude du sujet se traduit par l’adoption d’une « posture verticale » qui, contrairement à l’axe
romanesque qui est horizontal, « creuse, s’enfonce au lieu de rebondir et de glisser ». Cette posture verticale se
manifeste par un mouvement dialectique de descente/ascension qui structure la quête des origines dans les
romans de Glissant et de Sábato.

145
collective, il participe aussi à l’élaboration d’une véritable théorie
anthroponymique déployée dans leurs macrotextes.
Nous avons évoqué le déficit de légitimité dont souffrent Glissant et
Sábato parmi les raisons qui les poussent à réfléchir sur le statut d’auteur au sein
de l’œuvre. L’analyse de la posture littéraire de Glissant et de Sábato nous a
permis de constater son rôle en tant que garant de la cohérence de leurs
macrotextes. Cette posture, caractérisée par un engagement sur le plan politique
et social, découle de leurs convictions respectives. La mise en scène discursive à
laquelle procèdent les deux auteurs se révèle une réalisation pratique de leur
conception de la littérature envisagée dans son aspect relationnel ; traversée de
manière palpable par l’interdiscours, elle permet un dialogue fructueux avec le
lecteur. En plaçant leur création sous l’égide de la figure maternelle, Glissant et
Sábato trahissent les signes de la révolte contre le père, ce dont témoigne
l’absence relative de la figure paternelle dans leurs macrotextes, ce qui
correspond à la rébellion ou au rejet des pères/pairs en littérature. La relation
conflictuelle et la volonté de révolte contre leurs pairs sera une étape décisive,
nécessaire, semble-t-il, pour affirmer leur propre identité créatrice chez Glissant
et chez Sábato396. Cette conception aura des répercussions sur la relation à la fois
respectueuse et conflictuelle qu’ils entretiendront avec leurs aînés en littérature.
La tentation parricide s’exprime de façon plutôt ambigüe dans leurs
œuvres, où la filiation à laquelle ils souscrivent comporte la nécessaire remise en
cause de leurs prédécesseurs qui cristallisent la première étape de leur révolte
contre le père. Il s’en suivra le rejet des faux-pères européens qui conduira de

396
Souvent il ne s’agit pas véritablement de révolte, face à l’impossibilité de se réclamer d’une filiation, on la
conçoit autrement. Tel est le cas d’écrivain antillais qui ne peut pas prendre le relais du conteur car le passage de
l’oral à l’écrit ne peut pas se faire sans heurts et emprunter la voie d’une transmission naturelle. Cela influe
nécessairement sur la vision de la littérature privée de modèles, hormis ceux venant du Centre, tendue dans
l’impossible réconciliation de l’oral et de l’écrit. Construire sa propre filiation signifiera puiser dans l’intertexte,
non de manière verticale, en se plaçant dans une dépendance hiérarchique de modèles, mais horizontalement en
parcourant l’intertexte dans une perspective fraternelle. D’où le fait de suppléer une autorité oppressive du père
et la remplacer par une figure fraternelle peut représenter une nouvelle approche de la filiation esthétique.

146
façon plus ou moins déterminante à proposer une filiation alternative à celle
imposée et subie.
A travers ces interactions transparaît une image de l’auteur, d’autant plus
crédible qu’elle est soumise à une sorte de mise à l’épreuve. La dynamique de
cette image puise sa force et sa légitimité dans ces confrontations où se réalisent
les postulats du dialogisme bakhtinien. De même, l’élaboration d’une théorie
littéraire, dont les mécanismes seront analysés dans la deuxième partie, prend en
compte la dimension dialogique indiquant par là une nouvelle manière
d’appréhender le discours théorique incorporé à l’œuvre romanesque.

147
DEUXIÈME PARTIE

THÉORIE LITTÉRAIRE

148
Et je crois que c’est seulement par cette nouvelle manière de concevoir l’objet littéraire que nous pouvons
échapper aux anciennes fixités, aux anciens enfermements, à tout ce qui nous a dressés, à tout ce qui fait
que nous avons tâché, nous pays, pays concrets, pays réels, et intellectuels, artistes, écrivains et poètes du
Sud, de nous libérer au nom même des principes qu’on nous avait imposés, sans que jamais nous les ayons
remis en question. Remettre les principes en question, c’est peut-être lutter et rêver. Je ne crois pas que la
lutte et le rêve soient contradictoires.
Édouard Glissant

INTRODUCTION

Jean-Marc Moura remarque que la situation périphérique des littératures


francophones par rapport aux institutions littéraires du « centre » impose « un
discours théorique sur la création, venant marquer les conceptions de l’auteur
quant à sa pratique 397». Il est possible d’étendre cette opinion à toutes les
littératures périphériques ou de manière plus générale aux littératures qui
souffrent, ou qui à un moment donné de leur histoire ont souffert, d’un rapport
d’infériorité et de marginalisation et qui nécessitent cet accompagnement
théorique pour s’affirmer et pour forger les outils adaptés à leur contexte
spécifique. En accord avec ce postulat, nous pouvons envisager la propension
aux métadiscours critiques et auto-critiques chez Glissant et Sábato, déjà relevée
dans le processus de l’élaboration de la posture littéraire qui soulève de
nombreuses questions théoriques, comme faisant partie d’un ensemble plus
vaste, une véritable théorie littéraire qui se construit au fil de leurs macrotextes
respectifs. Il serait difficile de négliger à ce titre la posture hérétique des deux
auteurs qui n’entendent pas se conformer aux diktats régissant le fonctionnement
du champ littéraire tout comme ils refusent d’accepter tacitement les théories
littéraires qui ne prennent pas en compte la spécificité des différentes
littératures.

397
Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, Seuil, 1999, p. 117.

149
Pour y remédier, ils s’attellent à produire leur propre théorie qui se
construit simultanément à l’écriture fictionnelle et échappe ainsi au risque d’une
théorisation abstraite.
Qu’est-ce qui nous autorise à apposer à ces interventions théoriques
partagées entre roman, essais et articles critiques, une étiquette de théorie
littéraire? A la différence du courant métafictionnel préoccupé dans une large
mesure par les enjeux esthétiques, et centré donc sur l’acte de création, les
préoccupations de Glissant et de Sábato vont bien au-délà d’une contemplation
narcissique du processus créateur. Qui plus est, la constance de l’interrogation
théorique durant des décennies d’écriture permet d’observer une véritable
élaboration théorique qui se construit à travers des ruptures, des relectures, des
événements marquants, en reflétant les changements survenus dans le domaine
littéraire à l’échelle nationale et internationale. Car tout comme ils cassent « le
moule antinomique398 » écrivain/critique, écrivain/théoricien, leurs élaborations
théoriques, qui se présentent sous un aspect dynamique et ouvert, rompent avec
une perception statique et rigide de la théorie.
La posture de théoricien/critique qui s’ajoute au répertoire postural de
Glissant et de Sábato, ne serait pas pleinement comprise si on ne mentionnait
pas un certain déficit théorique propre aux champs littéraires excentrés que ces
tentatives visent à combler. Peu dotées d’outils théoriques propres, ces
littératures doivent forger leur appareil critique, qui sera nécessairement
hétérogène car nourri de différents apports et emprunts aux théories déjà
existantes qui seront revisitées et réadaptées au contexte.
Comment Glissant et Sábato, tout en annihilant la distinction de Bourdieu
entre écrivain et critique/théoricien, arrivent à mener de front ces deux
activités399 et quel est le degré de contamination entre ces pratiques ? : tel sera le

398
Jeanne Demers, « Critique et écriture : faut-il vraiment les distinguer ?», in Études françaises, « Les
écrivains-critiques : des agents doubles ? » sous la direction de Lise Gauvin, op. cit., p. 26.
399
Pour contrecarrer les reproches formulés par certains critiques envers les écrivains qui se font critiques de leur
propre création, citons un exemple de Gombrowicz, relevé par Kundera, lorsqu’il déclare qu’ « un écrivain
incapable de parler de ses livres n’est pas ‘un écrivain complet’ ». Milan Kundera, Le rideau, op. cit., p. 100.

150
fil de notre interrogation. Tout comme Bourdieu considère le « discours sur
l’œuvre » produit par un écrivain comme « un moment de la production de
l’œuvre 400», loin de restreindre son rôle à celui d’un « simple adjuvant, destiné à
favoriser l’appréhension ou l’appréciation 401», le métadiscours critique intégré
dans le discours romanesque dévoile sa dimension engagée dans le débat sur la
littérature. La critique et la théorie ne peuvent aucunement être considérées
comme des activités annexes car elles participent de la création au même titre.
Nous nous proposons d’analyser les procédés qui permettent à la théorie
de s’immiscer dans le roman pour dégager des principaux axes de la réflexion
théorique chez Glissant et chez Sábato. Il serait légitime de se demander si les
procédés auxquels recourent les deux auteurs sont investis de la même manière
dans leurs œuvres ou si leur emploi reflète des questionnements plus spécifiques
liés aux contextes des littératures argentine et antillaise ? Nous nous proposons
d’examiner la place et le rôle de ces discours critique402 et théorique insérés dans
leurs œuvres romanesques et leur efficacité du point de vue de la réception afin
de répondre aux questions suivantes : à quel niveau et à travers quelles
stratégies discursives la théorie se manifeste-t-elle et quels sont sa fonction et
son lien avec la réception critique de leurs œuvres.

Cette déclaration s’inscrit dans la mouvance théorique qui rompt avec la césure érigée entre écrivain-critique et
critique-écrivain, en vertu de laquelle le fait de mener de front ces deux activités littéraires remettrait en cause la
légitimité de l’une d’elles. Voir à ce sujet aussi Jean-Luc Pagès, « L’autocritique en littérature », in Mounir
Laouyen (études rassemblées par), Perceptions et réalisations du moi, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université
Blaise Pascal, Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines, 2000, p. 155-188.
400
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art…, op. cit., p. 242.
401
Ibid.
402
Selon la typologie des discours critiques, il faut distinguer un discours critique « premier », présent dans
l’œuvre dès sa première édition, qui fonctionne comme une modalité d’accès à l’œuvre, en anticipant sur les
réactions critiques qui peuvent provenir de la critique officielle ou des lecteurs. Le deuxième cas, c’est le
discours critique « second » qui constitue une réponse à la critique externe, par l’incorporation de cette critique
dans l’œuvre, en empruntant les formes de l’argumentation en vue de se défendre ou de justifier sa position.
Nous nous référons principalement à deux ouvrages qui questionnent le discours critique, interne et externe à
l’œuvre : l’ouvrage de Michel Zinc (sous la direction de), L’œuvre et son ombre. Que peut la littérature
secondaire, paris, Editions de Fallois, 2002 et celui de Emilienne L. Baneth-Nouhailhetas (sous la direction de),
La critique, le critique, Presses Universitaires de Rennes, 2005.

151
CHAPITRE I. L’irruption de la théorie dans la fiction. L’auteur et ses
personnages engagés dans une entreprise théorique.

Comme nous l’avons constaté, de nombreux écrits critiques portant sur


leurs propres œuvres ainsi que sur celles d’autrui accompagnent l’écriture
romanesque de Glissant et de Sábato. La réflexion critique épouse non
seulement les marges de leurs œuvres (péritexte, épitexte), mais encore elle
s’immisce à travers diverses stratégies au cœur du roman. Cette deuxième
modalité nous a incitée à nous pencher davantage sur la dimension critique et
théorique du discours romanesque eu égard à l’exploitation innovante de
certains procédés chez Glissant et chez Sábato. La saturation des procédés
autoréflexifs403 laisse transparaître le caractère quelque peu subversif de la
pratique littéraire des deux auteurs, qui s’érigent en leurs propres critiques,
déçus souvent par le métatexte de la critique officielle.
Dans notre hypothèse, c’est ce refus de l’uniformisation et la révolte
contre toute forme de domination ou de catalogage qui incitent nos deux auteurs
à proposer une façon alternative de concevoir une théorie littéraire, en
s’autorisant à s’emparer de ce territoire réservé habituellement aux théoriciens.
Bien que l’histoire littéraire ait connu de nombreux cas des écrivains-théoriciens
de la littérature, la particularité de théories respectives de Glissant et de Sábato
résiderait dans leur caractère interactif. Les personnages, au même titre que le
lecteur, sont impliqués dans cette entreprise théorique à travers le recours aux
stratégies narratives qui visent à accroître le principe démocratique du roman.
Cette conception de la littérature n’est pas sans conséquence sur la porosité entre
l’univers référentiel et l’univers fictionnel. L’insertion des métadiscours
critiques et auto-critiques dans le roman s’avère une stratégie très habile en vue

403
Bien qu’ils ne soient pas les seuls à exploiter les possibilités autoréflexives de l’espace romanesque, la
réflexion critique et théorique incorporée dans le roman emprunte chez eux de multiples stratégies qui permettent
d’envisager leurs « fictions critiques » comme carrefour de différents discours.

152
de réfléchir à la réception critique et de projeter dans le texte l’image d’un
lecteur idéal.
Nous allons analyser dans ce chapitre la fonction du narrataire invoqué, le
recours à la métalepse et la construction du narrataire-personnage comme
vecteurs de la distanciation avec son propre macrotexte et avec la littérature en
général. Ces procédés semblent dotés d’un potentiel dialogique qui va au-delà
des figures rhétoriques car ils constituent une forme d’engagement critique de la
part de l’auteur. L’ordre dans lequel nous avons décidé de les analyser tient à
visualiser une gradation progressive dans la façon d’abolir la distance entre les
univers extratextuel et intratextuel qui se répercute sur leur potentiel théorique :
du moins subversif, le narrataire invoqué, au plus subversif, la présence des
personnages-lecteurs/écrivains, qui remet en cause cette frontière de manière
durable en permettant aux personnages de critiquer leur auteur et de co-
construire avec lui la théorie littéraire à travers le recours à la métalepse. Ce
parcours permettra de déterminer les fonctions que remplit la théorie
fictionnalisée dans le roman et ses répercussions sur la réception. Nous allons
réfléchir également à la conception de l’autorité auctoriale et à celle du pouvoir
qui se dessinent en creux à travers ces différentes stratégies
communicationnelles utilisées pour intégrer la théorie à la fiction.

1. Narrataire invoqué.

D’après Jean Bessière, « le concept de littérature renvoie à une


intentionnalité discursive spécifique » qui « sait que le jeu de la pertinence, de
la représentation, de la ressemblance va exemplairement avec la communication
discursive 404». Le recours au narrataire invoqué contribue, à ce titre, à

404
Jean Bessière, « Des équivoques de la théorie littéraire…», op. cit., p. 310.

153
« exemplifie[r] au plus haut degré une conception du récit littéraire comme
interaction verbale405 ».
Bien que le narrataire invoqué ne soit « qu’une création romanesque à
laquelle le lecteur réel peut très bien ne pas s’identifier 406», cette relation, posée
en termes narratologiques, devient quasiment une relation charnelle, humanisée
par le recours à la deuxième personne du singulier et du pluriel dans les œuvres
de Glissant et de Sábato qui abondent en adresses au narrataire. Le risque de
« déphasage potentiel407 » entre narrataire et lecteur ne semble pas l’emporter
sur l’efficacité de cette stratégie dans le processus de la lecture. Toujours est-il
que le narrataire, et en second lieu le lecteur, est entraîné dans cette relation que
lui propose le texte car même chez les théoriciens de la réception, notamment
chez Jouve, la possibilité de l’identification de l’auteur réel à cet instance
narratologique n’est pas complètement écartée.
Dans quelle mesure cette stratégie peut-elle participer à l’efficacité
discursive dans les œuvres romanesques qui, comme celles de notre corpus,
instaurent l’opacité comme principe de leur architecture? Ce narrataire
spécifique peut-il constituer un vecteur d’identification pour un lecteur réel ou
bien son rôle sera-t-il restreint à des interventions purement rhétoriques comme
dans le cas de la métalepse rhétorique (ou métalepse de régie) distinguée par
Genette, qui accompagne les mouvements du texte et la progression du récit? Et
enfin quel contenu théorique peut être intégré à travers ce recours ? Nous allons
recenser les différentes réalisations de ce procédé chez Glissant et chez Sábato
pour observer dans quelle mesure elles aboutissent à la construction de l’ethos
collectif, lequel amplifie la dimension communicationnelle de leurs macrotextes.

405
Frank Wagner, « Analogons », op. cit., p. 23.
406
La lecture, op. cit., p. 29.
407
« Analogons », op. cit., p. 15.

154
1.1.Recours au narrataire invoqué dans le macrotexte de Glissant.

Le recours au narrataire invoqué chez Glissant s’accorde avec l’irruption


de l’oralité dans ses romans. Il serait tentant d’assimiler ce procédé aux formules
codifiées408 empruntées à la structure du conte créole dont il partage certaines
caractéristiques. Le recensement de multiples occurrences de ce procédé chez
Glissant409 nous autorise d’ailleurs à établir un pont entre la structure dialogique
provenant d’un conte créole traditionnel, à l’affût d’un auditeur, d’une oreille
attentive, soucieuse de maintenir « l’audience » en éveil et l’alternance de
l’emploi des déictiques « tu », « nous » et « vous » dans le roman qui vise à
provoquer l’adhésion de son narrataire, en faisant écho à son éventuelle réaction.
Néanmoins, la visée de cette stratégie ne se limite pas chez Glissant à
appeller à la vigilance du narrataire, ce « lecteur anonyme, sans identité
véritable, apostrophié par le narrateur dans le cours du récit 410», afin de vérifier
si l’histoire contée a eu des répercussions sur lui. En s’adressant au narrataire, le
narrateur le met en garde pour lui indiquer, à travers la modalité injonctive, le
protocole de lecture approprié au contenu du texte :
Nous devons accepter de ne pas tout savoir d’eux. Ne les enfermez pas dans
le mécanisme des préhensions globales, ils échappent aussitôt, ils dérobent à
vos yeux et à votre entendement leurs coutumes, les dessins de leur objets
usuels et jusqu’à la forme de leur langage 411.

Cette mise en garde adressée au narrataire permet de fictionnaliser les


fondements théoriques et philosophiques de l’écriture de Glissant qui construit,
à travers le recours à ce procédé, son lecteur idéal. La conscience métadiscursive
408
L’exemples de quelques formules rhétoriques provenant du conte d’Ozonzo dans La case du commandeur,
qui s’inscrivent dans la pratique du conte créole, « adapté « tout en maladresse » selon la remarque
métadiscursive du narrateur : « Qui l’eût cru ? Nul n’eût cru » ; « Qui a mis là ? Le poisson-chambre a mis là ».
CC, p. 56-60.
409
En voici quelques exemples : « N’allez pas croire pour autant que l’obscur et l’irréel s’équivalent » (304) ;
« Regardez, je vais vous exposer ma situation dans ce pays-là, mais il faut que je remonte bien au loin en
Guadeloupe », (343) ; « En attendant, je dois vous présenter à Monsieur Alcide, qui était économe sur une
habitation près du Lamentin » (344) ; « un jour par exemple (l’histoire a été contée, mais ne vaut-il pas de
répéter ?) il invita un Mathieu Béluse tout inquiet […] à une balade gratis sur la ligne du 27, qui passe par le
Châtelet » (318).
410
“Analogons…”, op. cit.
411
Sartorius, 324.

155
du narrateur et de ses personnages apparaît dans les réflexions sur la structure du
roman. C’est à la responsabilité et à la prise de conscience de sa part qu’appelle
le narrateur de ce passage de Sartorius:
Vous inconvient-il d’avoir eu à suivre les chemins à la volée de celle-ci, que
vous appelleriez une femme de plaisir ? Ou bien c’est que vous avez perdu
ce peuple de vue, dans les espaces et le temps ? A-t-il disparu à vos yeux
une nouvelle fois ? Est-il rentrée dans son vêtement d’invisible, vous
laissant seul à fréquenter sans mémoire les Sables et les Eaux ? 412.

On constate d’emblée que le recours à ce procédé chez Glissant ne


s’appuie pas sur des formules stéréotypées qui désignent explicitement le
lecteur. Le système pronominal est d’ailleurs très instable dans Sartorius où la
narration à la première et à la deuxième personne du singulier alterne avec
l’emploi de la première et de la deuxième personne du pluriel. Cela influe
également sur le narrataire invoqué tantôt solidaire avec le narrateur tantôt
dissocié complètement de lui par une mise à distance opérée à travers les usages
alternants du vocatif, des questions rhétoriques et de la modalité injonctive. Les
sauts entre les pronoms s’effectuent avec une fluidité qui correspond au langage
poétique, enchanteur du roman. Dans le chapitre « Le cours des temps413 » ,
l’énonciateur se dote d’un pronom personnel « nous » :
Nous interrogeons cet art occidental, qui fut curieux des ailleurs et qui
fréquenta les Batoutos et les dépeignit sans les voir414.

L’embrayeur rhétorique « nous » est substitué, sans aucune transition, par


le pronom « vous », à qui le collectif « nous » s’adresse. La perspective semble
ici renversée, c’est le narrataire qui prend la parole pour instaurer le narrateur-
conteur dans ses fonctions. Étant donné que « le mécanisme d’invocation
[devient] plurivoque 415», nous assistons à l’apparition de ce que Wagner
qualifie de « narrateur invoqué 416»:

412
Ibid., p. 90.
413
Ibid., p. 19-21.
414
Ibid.
415
« Analogons », op. cit., p. 23.
416
Ibid.

156
Contez pour nous le plus à fond que vous pouvez la narration d’Odono
Odono […] Dites le commencement, vous êtes un conteur accordé aux
formes […] Contez pour nous comment les Batoutos sont apparus
invisiblement dans une légende pleine de silence417.

Le collectif « nous », conscient de l’invisibilité de son histoire et avide de


la voir rédigée sous forme de « chronique », s’adresse ici au conteur. Le
« vous » devient alors plus lisible, comme le « vous » de politesse dirigé à la
personne du conteur ou au collectif de relayeurs instaurés dans le texte. Le
conteur qui doit devenir scripteur, pour que cette mémoire puisse être reconnue,
se voit donc attribuer au début du roman une tâche qui légitime son entreprise.
Dans Sartorius, le « nous » désigne donc, à la fois, le conteur et le scripteur
chargé de la mission d’écrire l’histoire d’un peuple invisible. Dans le texte
apparaissent les commentaires métadiscursifs qui décrivent son travail comme
recherche de la justesse et de la précision, « nous essaierons de donner une
approche, une impossible désignation », ou qui insistent sur ses interrogations au
cours de l’écriture : « c’est peut-être ce peuple que plus tard les savants
appelleront la Horde, ajoutant le plus souvent sauvage ». Ces commentaires
métadiscursifs semblent réaliser les postulats de Mathieu Béluse qui, rappelons-
le, dans Mahagony, critiquait les imprécisions de l’auteur dans la manière de
mener son récit418.
Le narrateur met ainsi en place une réflexion sur le statut de l’écrivain
dans la société culturellement issue de l’oralité, d’où l’insistance sur le verbe
« conter » qui appartient au registre de l’oral. Dans cette stratégie d’évitement
du verbe « écrire » pour désigner son office, l’auteur manifeste son attachement
à la culture orale partagée avec ses narrataires-personnages. Ses mandataires
sont néanmoins conscients du fait que l’oralité doit céder la place à l’écriture,
puisqu’ils parlent de « rédiger la chronique ». Il s’agit d’un lectorat critique

417
Sartorius, p. 21.
418
“Je soulignais, à l’intention de mon auteur et biographe, lequel avait naguère envelope cette histoire de Maho
d’un voile de mystère et de poétique confusion, combine il serait naturel et profitable d’en revenir au relevé des
faits, au strict report des relations”. Mahagony, p. 154.

157
conscient de la forme que devait prendre le récit pour remplir ses fonctions
idéologiques et esthétiques. La conscience métadiscursive du narrateur et de ses
personnages apparaît dans les réflexions sur la structure du roman. Elle se
manifeste notamment dans le recours à des termes tels que : « nous
interrogeons », « figure[r] dans leurs œuvres », « la narration », « conteur
accordé aux formes ». En même temps, cet appel interroge les failles de la
littérature, incapable de relater l’histoire de ce peuple invisible. Tout un projet
littéraire est annoncé d’emblée dans l’incipit du roman Sartorius qui essaie de
pallier à ces manquements de la Grande Histoire.
La constance de l’interrogation théorique s’appuie sur la visée
communicationnelle du recours au narrataire invoqué. Comme il a été observé
plus haut, nous assistons chez Glissant à un véritable vertige pronominal, visible
dans le recours au narrataire mais aussi au niveau de la narration, ce qui va de
pair avec le réseau de relayeurs instauré dans le macrotexte. Dans Ormerod, le
narrateur recourt au pronom personnel « vous » :
Maintenant vous vous acassez dans ce qui figure le réel, vous désirez
montrer maintenant la surface des choses, seulement la surface éclairée de
toutes choses, et que les écriants, amateurs de faibles transparences… 419.

Le « vous » renvoie à des référents différents. Parfois ce « vous » fait


partie d’un monologue intérieur que mène le créateur face à la complexité de sa
tâche. La méfiance envers la science se révèle dans le récit par des incisions qui
rompent la diégèse et qui évoquent la difficile reconstruction des origines de
Batoutos :
Qu’importe que vous y soyez des spécialistes de la palabre ou des possédés
de la méditation, ce que vous diriez de rhétoriqueurs et des métaphysiciens
ou des sophistes et des gourous. Les Batoutos se sont retrouvés indifférents
à ces distinctions 420.

Le rejet des classifications hâtives incite le narrateur à se révolter contre


les outils mêmes qu’il utilise dans son enquête faute de moyens plus appropriés

419
Ormerod, p. 45.
420
Sartorius, p.47.

158
pour ce type de recherche. Il s’emploie à démontrer l’inefficacité des
classifications et de la volonté invasive de vouloir tout nommer, tout expliquer :
« Les Batoutos avaient cultivé cette obscure indistinction, comme une pluie à
jamais, qui donne couleur à ce que vous appelleriez leurs croyances 421».
Le discours en « vous » s’apparente à ce que Thierry Herman désigne
sous le nom d’ « ethos confronté », qui « se déduit à partir de l’image que le
locuteur livre de ses allocutaires auxquels il ne s’identifie pas422 ». Il s’agit, en
l’occurrence, d’une bataille contre les lieux communs, persistants chez les
lecteurs, que livre ici le narrateur. La visée de ce type d’intervention théorique
serait à rapprocher de ce que Compagnon désigne comme « la déroute du sens
commun 423». L’écart qui se produit entre le contenu du récit et le langage utilisé
figure un écart réel entre ceux qui sont censés écrire cette littérature et le lectorat
qui ne ressent pas forcément les mêmes besoins, ne disposant pas des mêmes
outils pour pouvoir y accéder.
Comme nous l’avons constaté, le recours au narrataire invoqué chez
Glissant ne se limite pas à l’usage du vocatif ou de l’impératif. Pour cette raison
sa fonction recoupe, par endroits, celle attribuée à la métalepse rhétorique ou la
métalepse de régie, qui sert à accompagner le lecteur dans son appréhension de
l’univers romanesque. Ces adresses au lecteur peuvent apporter certaines
précisions sur le déroulement du récit :
et puisqu’il y a des personnes qui croient seulement au temps qu’on suit tout
droitement […] il faut tout de suite préciser à leur intention424.
et si ces mêmes personnes protestent que « avant 1789 » n’est pas une
information bien franche, qu’il y a là une manière de provocation de la part
du conteur, qui fait semblant de situer avec soin les choses, tout en sachant
bien qu’il les emberlificote à plaisir […] détaillons avec minutie que ni
Laroche ni Senglis n’avaient allors affaire de penser au chiffre de
l’année 425.

421
Ibid., p. 93.
422
Thierry Herman, « L’analyse de l’ethos oratoire », in Philippe Lane (dirigé par), Des discours aux textes:
modèles et analyses, Publication des Université du Rouen et du Havre, 2005, p. 171.
423
Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, op. cit., p. 305.
424
TM, p. 73.
425
Ibid.

159
La fonction de ces apartés, qui délimitent la scène « dans l’espace et dans
le temps426 », est une mise à contribution de la métalepse de régie qui fait
intervenir l’auteur, qui s’auto-dénomine conteur dans l’exemple précité, en
qualité de régisseur du récit pour y apporter des précisions à l’égard de son
lecteur qui ne serait pas habitué à ce type de l’écriture. Cette question introduit
en biais la réflexion sur l’innovation narrative apportée par l’auteur en lien avec
sa théorie qui sous-tend le récit en cours. Le narrateur fait part de ses réflexions
sur la réception ; la modalité injonctive est mise au service d’une démonstration
de la lecture adéquate, elle remplit une des fonctions assignées par Wagner au
narrataire invoqué qui est celle de « capter l’attention des lecteurs aux moments
stratégiques de la progression de l’intrigue427 » :
Accommodez votre regard, vous les perdrez peut-être de vue dans les
espaces et les temps […] Pour ce qui est de nous tous, faites attention,
n’égarons pas une fois encore ce peuple dans nos lointains insouciants 428.

Dans le passage précité intervient le procédé métatextuel touchant aux


structures narratives du texte : l’implication du lecteur dans cette quête de vérité
confère au récit la forme d’une enquête historique qui sert en effet de figure de
l’écriture et fournit explicitement le mode de lecture. A partir de cet indice, le
texte peut être considéré comme « un ensemble sémiotique contenant des
informations cachées, à décoder, à interpréter 429», ce qui renforce le lecteur
dans son rôle actif durant le processus de la lecture.
L’embrayeur rhétorique « nous » remplit différentes fonctions dans le
macrotexte de Glissant. Au-delà de sa fonction rhétorique, il est possible
d’envisager cette propension à utiliser la première personne du pluriel par le
narrateur comme un facteur d’adhésion pour les éventuels lecteurs, voire
comme un dispositif qui vise la construction d’un ethos collectif, ce « nous qui
ne devait « peut-être jamais jamais former » ce corps unique construit des « moi

426
Ibid.
427
Frank Wagner, « Analogons… », op. cit., p. 14.
428
Sartorius, p. 27-28.
429
Métatextualité et métafiction, op. cit., p. 32.

160
qui se noueraient comme des cordes 430». A la différence de l’ethos confronté,
relevé plus haut, l’ethos collectif ou « communautaire » désigne « l’image
proposée par un locuteur au sein d’une communauté dans laquelle il s’inscrit et
qu’il partage ou non avec ses allocutaires431 ».
L’intérêt pratique de la notion se dévoile dans son caractère
interactionnel. Chez Glissant, l’inclusion du narrateur dans ce « nous » le
désigne, d’une part, comme le garant de cet ethos collectif, et d’autre part
comme l’instigateur de cette communauté de « nous » à venir qui doit se
construire par une identification projective du lectorat. Nous ne saurions mieux
définir cette tentative de Glissant qui ouvre le roman La case du commandeur
par une interrogation sur la possibilité d’avènement de ce « nous », qu’en
empruntant une formule de Ruth Amossy lorsqu’elle définit le « nous » de
l’ethos collectif comme « un élargissement du noyau initial que constitue le moi
[…] une ouverture vers l’autre que le pronom pluriel englobe dans la
constitution d’une nouvelle entité432 ».
Glissant utilise le « nous » comme garant d’une certaine conception de la
littérature en partage qui s’élabore dans un effort collectif, par-delà les enjeux
idéologiques, et prend sens uniquement dans cette perspective. Les multiples
relayeurs du narrateur/auteur qui peuplent ses romans sont la preuve de cet
avènement de la collectivité au niveau identitaire mais également au plan
littéraire.
Eu égard à la conception du narrataire invoqué, enracinée dans la structure
énonciative du conte créole, Glissant n’emploie pas d’expressions qui le
désignent explicitement comme « lecteur ». Les apostrophes au narrataire
continuent la stratégie, évoquée plus haut, qui consiste à mettre l’accent sur le
caractère oral de cet échange pour éviter toute référence à l’écriture. D’autres

430
CC, p. 17.
431
Thierry Herman, « L’analyse de l’ethos oratoire », op. cit., p. 171 ( 157-182).
432
Ruth Amossy, La présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, PUF, coll. « L’interrogation
philosophique », 2010, p. 159.

161
exemples recensés où le narrateur s’attache à apporter des précisions nécessaires
du point de vue de l’efficacité discursive se rapprochent de la fonction remplie
par la métalepse de régie distinguée par Genette.
Le manque de précisions concernant ce narrataire favoriserait selon
Wagner l’identification du lecteur réel à cette figure rhétorique, d’autant que la
modalité injonctive possède la vertu d’inciter celui qui lit à se considérer comme
destinataire des messages parsemés dans le texte. Par endroits, le narrateur de ce
récit met en garde le lecteur, en insistant sur le caractère difficile de son
entreprise, qui exige la participation active de sa part pour rétablir la vérité et
combler les lacunes du texte. Le dénommé vertige pronominal dans les œuvres
romanesques de Glissant rend compte d’une des préoccupations du roman
antillais qui est celle de participer à l’avènement d’une communauté qui puisse
se reconnaître dans cette littérature. L’enjeu identitaire sous-tend le système
pronominal complexe qui résulte de la difficulté majeure de l’écrivain antillais
de trouver son public. Le caractère communicationnel de ce procédé vise à
accroître l’adhésion du public. Pour ceux qui se reconnaîtront dans les structures
empruntées au conte créole, cette identification projective renforcera leur
sentiment d’appartenance à la communauté décrite dans le texte. Mais la portée
de ce procédé est loin d’être restreinte au public des initiés, ou aux seuls lecteurs
antillais, car les œuvres de Glissant nous incitent constamment à réfléchir sur les
enjeux de la littérature et sur sa dimension communicationnelle.

1.2. Le narrataire invoqué chez Sábato.

Dès son premier roman, se dévoile chez Sábato une préoccupation


concernant la réception de son texte. Ses personnages-auteurs sont de ce fait
dotés d’une conscience métadiscursive qui les rend particulièrement sensibles et
attentifs à l’efficacité de leur message. Nicasio Urbina rélève même des
comportements pathologiques des narrateurs dans le macrotexte de Sábato qui se

162
manifestent par la violence envers le lecteur : « no hay manera de permanecer
indiferente ante unos textos en los que se increpa directamente al lector, en los
que se le insulta y se le interpela con arrogancia433 ». Dans El Túnel, les
multiples adresses au narrataire démontrent un réel souci d’être entendu qui
anime le discours de Castel : « me anima la débil esperanza de que alguna
persona llegue a entenderme ». Il s’y note néanmoins des attitudes
contradictoires qui cohabitent dans son monologue : « no me hago muchas
ilusiones acerca de la humanidad en general y de los lectores de estas páginas en
particular 434»; « piensen lo que quieran : me importa un bledo435 ».
Dans une partie de Sobre héroes y tumbas, Bruno prend le relais du
narrateur, en menant la narration à la première personne, pour revenir sur son
enfance et sur les liens qui l’unissent à la famille Vidal Olmos. Il tient à établir
ou plutôt à maintenir le contact avec son narrataire, à travers les remarques qui
attestent sa conscience métadiscursive. Ces digressions qui peuvent être
rapprochées de la métalepse rhétorique ne provoquent pas de rupture diégétique
car leur rôle se limite à apporter des précisions ou à anticiper les réactions du
narrataire :
Me estoy apartando de lo que a usted le interesa, pero es que me resulta
imposible hablar de las personas que para mi han tenido mayor importancia
sin referirme a mis sentimientos de aquel tiempo […] Vuelvo, pues, a
Max436.

Le récit est ponctué de questions rhétoriques437 et d’expressions censées


tester la concentration du narrataire en l’entraînant dans un schéma de lecture
sur le modèle de l’enquête. C’est également le cas de Fernando qui, soucieux de
l’efficacité discursive, s’emploie à établir, par le biais de procédés rhétoriques,

433
Nicasio Urbina, « La lectura en la obra de Sábato”, [En ligne], URL:
http://www.tulane.edu/~urbina/NicasioHom.CritArt.ESlect.html. Consulté le 11 avril 2008.
434
ET, p.62
435
Ibid.
436
SHT, p. 489.
437
Voici quelques exemples relevés dans le texte de SHT : “¿qué policía del mundo podía imaginar que alguien
como Max tuviese relaciones con anarquistas?” (p. 491); “¿Le dije que ella pintaba desde niña [Georgina] ? No
vaya a creer que sus cuadros me dijeran cosas directas…” (p. 507) ; “No sé si le he dicho que tenía una rara
inclinación a dos tipos de mujeres…”( p. 507).

163
une communication avec un narrataire tout au long de son récit. Conscient de la
nécessité de trouver un destinataire afin que son témoignage et son sacrifice ne
s’avèrent pas vains, il est constamment préoccupé par la lisibilité de son
message. D’où le recours fréquent à l’épanorthose qui lui permet d’ajuster son
écriture au résultat qu’il souhaite obtenir et de rectifier ses déclarations. La
figure de l’épanorthose est mise ici au service d’une immédiateté voulue par le
narrateur, qui ne cache pas ses doutes et ses hésitations au cours de son récit.
Nous avons relevé dans “Informe sobre ciegos” quelques exemples de
l’emploi de cette figure rhétorique ainsi que des expressions qui permettent au
narrateur de tenir le narrataire en éveil438.
Dans Abaddón, le recours à la lettre où le personnage-écrivain formule ses
conseils à l’adresse d’un « lointain garçon » complexifie l’emploi du narrataire
invoqué439. La lettre s’adresse à un destinataire qui pourrait être assimilé à la
figure du narrataire-personnage étant donné que les formules employées tendent
à présenter cette lettre comme une réponse440 à ce « querido muchacho » qui
demanderait des conseils à l’écrivain-Sábato. Deux facteurs nous incitent
néanmoins à envisager ce recours comme une variante du narrataire invoqué.
L’imprécision concernant ce narrataire, amplifiée par l’insistance sur son

438
“Ya contaré como alcancé ese pavoroso privilegio438” ; « decía, pues, que esos barrios… 438», « pero
volvamos de una vez a las diferencias » (296) ; « pero volviendo al problema que nos interesa » (297) ; « se me
podrá preguntar para qué diablos hago esta descripción de registro civil » (299) ; « cuento todo eso para que me
comprendan » (303); “después de lo que llevo dicho, nadie en su sano juicio podría sostener que el objetivo de
estos papeles sea el de despertar simpatía hacia mi persona” (304); “frecuentemente doy una idea equivocada de
mi forma de ser, y es probable que los lectores de este Informe se sorprendan por esta clase de ligerezas” (329);
“se me ocurre que al leer la historia de Norma Pugliese algunos de ustedes pensaran que soy un canalla. Desde
ya les digo que aciertan” (333); “Me dirán ustedes que al parecer yo he encontrado un vivo placer en hacerlo”, “
¿Ven qué honrado que soy?” (333), “relato, por si no lo conocen, el episodio” (410); “Y, sobre todo, aviso para
los que después de mi y leyendo este Informe decidan emprender la búsqueda y llegar un poco más lejos que yo”
(411); “aquí termino, pues, mi Informe, que guardo en un lugar en que la Secta no pueda hallarlo” (436).
439
Trinidad Barrera López dans son étude, La estructura de Abaddón el exterminador, relève au travers du texte
du roman les expressions destinées explicitement au narrataire , La estructura de Abaddón el exterminador,
Chapitre “El narratario: complemento del narrador”, p. 220-226. Compte tenu de cette étude sur Abaddón, nous
nous consacrerons uniquement à l’analyse du recours à la modalité épistolaire qui se rappoche chez Sábato
davantage du recours au narrataire invoqué.
440
Voici quelques exemples des formules qui s’attachent à présenter cette lettre fragmentée dans Abaddón
comme une réponse au “cher garçon”: « me pedís consejos « , « releo lo que te escribí hace tiempo y me
averguenzo un poco del patetismo » « que no seas capaz como me decis de escribir sobre ‘cualquier tema’ »
« escribí cuando no soportés mas » « me hablas de eso que salió en la revista colombiana » « por lo que veo,
estás atravesando una crisis por cuestiones que hoy se plantea la literatura latinoamericana » « recordas » « lée »,
« mira », « ya ves ».

164
éloignement à travers l’épithète « lointain », dont le narrateur le gratifie, nous
pousse à le considérer plutôt comme un narrataire invoqué, sans identité
véritable sur le plan fictionnel, ce qui favorisera l’identification à cette instance
de la part du lecteur « réel » potentiel, qui peut bien y trouver des conseils
intéressants. Le contenu théorique, mis en exergue à travers le subterfuge de la
lettre, est attenué par le fait de s’adresser à une personne, ce qui rend le discours
théorique de Sábato moins impersonnel et abstrait.
A travers cette technique digressive qu’est la lettre intégrée dans le roman,
l’auteur construit son ethos discursif qui relève de l’ « arèté441 », « où l’auteur
travaille à se donner comme un homme ordinaire, semblable au lecteur son frère,
qui dit des choses sans ambages et dans leur vérité nue442 ». Bien évidemment,
sans remettre en cause la sincérité de cette posture, « la captation de la
bienveillance a pour but ici d’entraîner malgré lui le destinataire dans la
confidence 443». En contrepartie, cet ethos discursif qui consolide l’ethos
préalable de l’auteur toujours à l’écoute de ses lecteurs, prêt à aider les jeunes à
trouver leur voie444, débouche sur la construction d’un ethos communautaire.
Selon Trinidad Barrera López:
El diálogo que alterna en la novela con la epístola tiene la misma función
que le diera Buber, no ver el tú como entidad separada del yo, sino
complementaria. La novela se convierte así en receptáculo de ideas, gracias
al fecundo intercambio de personajes dentro de la obra445.

Le recours au narrataire invoqué chez Sábato paraît s’inscrire, davantage


que chez Glissant, dans le cadre dessiné pour cette stratégie par la narratologie.
La prégnance de ce recours dans son macrotexte, tant dans les romans que dans

441
Selon Maingueneau, l’ethos se montre dans les choix effectués par l’orateur. Ces choix « concernent surtout
sa « façon de s’exprimer ». « Se présenter comme un homme simple et sincère » correspond à « arèté ». Voir
Ekkehard Eggs, « Ethos aristotélicien, conviction et pragmatique moderne », in Images de soi dans le discours,
op. cit., p. 31-59.
442
Jérôme Meizoz, « Postures » d’auteur et poétique (Ajar, Rousseau, Céline, Houellebecq), op. cit., p.7.
Consulté le 18 décembre.
443
Ibid.
444
De nombreuses déclarations de Sábato en témoignent. Dans Antes del fin, il confirme cette préoccupation
pour la jeunesse : « Tengo fe en ustedes […] yo reafirmo a diario mi confianza en ustedes”. p. 179-183.
445
Trinidad Barrera, « Sábato, balance de un luchador », in Silvia Sauter, Sábato: símbolo de un siglo. Visiones y
revisiones de su narrativa, Buenos Aires, Corregidor, colección “La vida en las pampas”, 2005, p. 45-46.

165
les essais, insiste sur la valeur communicationnelle de son œuvre qui relie
constamment l’univers intratextuel à celui extratextuel en faisant intervenir
l’ethos préalable de l’auteur comme une composante décisive pour l’efficacité
discursive de cette stratégie.
En raison d’un contexte linguistique différent, le recours au narrataire
invoqué chez Glissant s’apparente par endroits aux formulations codées
empruntées à la structure d’un conte créole. Dans les adresses au narrataire
transparaît l’expression de la verve populaire véhiculant une forte dose d’oralité
qui prend source dans la diglossie foncière du sujet antillais. Cette oralité fait
irruption de façon perceptible au niveau de l’écriture en accentuant le caractère
ludique du roman à travers les jeux de mots, les devinettes, les répétitions qui
étayent l’image du vertige employée comme métaphore métatextuelle446 pour
décrire la structure romanesque.
Le recours au narrataire invoqué exempt des formules attestées par la
tradition littéraire, du type « bienveillant lecteur », laisse penser à une fonction
bien particulière qu’assignent les deux auteurs à ce procédé. Cela nous incite à
nous interroger sur la dynamique relationnelle chez Glissant et Sábato en lien
étroit avec la construction de l’ethos collectif en faisant une incursion dans leurs
essais.

2. Dynamique relationnelle du texte. Vers l’ethos collectif.

En accord avec les postulats de Maingueneau qui « refuse de cantonner


l’ethos dans l’art oratoire 447», nous nous proposons de mettre à contribution la
notion d’ethos collectif, précédemment évoqué, tel qu’il s’élabore chez Glissant

446
La métaphore filée métatextuelle « rapproche le domaine de la production littéraire d’une image que le texte
développe selon un scénario auquel s’attache une pertinence par rapport au domaine littéraire 446». La
compréhension de cette métaphore par le lecteur est fondée sur le « rapport analogique sous-jacent446 ». Laurent
Lepaludier, « Fonctionnement de la métatextualité : procédés métatextuels et processus cognitifs », in
Métatextualité et métafiction. Théories et analyses, Ouvrage collectif du Centre de Recherches inter-langues
d’Angers, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences »2002, p. 29.
447
Amossy, La présentation de soi…, op. cit., p. 35.

166
et chez Sábato, pour observer son influence sur la réception du texte. Les
passages du « je » à « tu », « nous » et « vous » favorisent une véritable
dynamique relationnelle qui se construit dans leurs macrotextes respectifs.
Etant donné l’engagement des deux auteurs dans la réflexion sur
l’identité, l’ethos projeté sera nécessairement lié au « choix d’identité
qu’effectue le locuteur en se rattachant à un groupe précis448 ». Cette conduite
est ainsi dictée par la volonté de « contribuer à la constitution et à la
reconnaissance d’un groupe449 » dans des situations où la cohésion de cette
dernière est incertaine ou n’est pas réellement établie. Nous proposons une brève
incursion dans les essais de Glissant et de Sábato pour observer les modalités de
la construction de l’ethos collectif qui complètent celles employées dans les
romans.

2.1. Vers la construction de l’ethos collectif chez Glissant et chez Sábato.

Dans le contexte antillais, la situation politique ainsi que le poids d’une


identité dominée, portant en elle les stigmates du passé esclavagiste et de la
dépendance économique et culturelle de la France, appellent à l’élaboration,
dans la littérature, d’un programme qui viserait à abolir cette « domination
subie » et à construire une identité basée sur des valeurs positives.
L’embrayeur « nous » qui apparaît dans le macrotexte de Glissant
constitue de ce point de vue, non seulement une prise en compte de son lectorat
et une manière de renouer avec l’oralité, mais encore une volonté de construire
un ethos collectif qui mobiliserait l’auditoire « en l’amenant à adhérer à une
certaine image de la collectivité », en ce que l’ethos collectif est « à la fois
action (il construit une réalité sociale) et persuasion 450». Il s’agit donc d’un
processus qui vise à augmenter l’efficacité du discours mais aussi à favoriser la

448
Ibid..
449
Ibid.
450
La présentation de soi, op. cit., p. 158.

167
reconnaissance des locutaires potentiels dans cette entité créée, à travers une
sorte de coup de force discursif, pour paraphraser Maingueneau, que constitue le
recours au pronom « nous » dans les textes à visée argumentative. D’autant que
Glissant à l’habitude d’utiliser l’embrayeur « nous » tant dans ses romans que
dans ses essais.
Même si dans l’écrit non-fictionnel, il est d’usage de recourir à la
première personne du singulier pour signifier le fait d’assumer ses réflexions,
Glissant ne renonce pas à mettre en œuvre, par endroits, une conscience
collective et n’hésite pas à faire appel à ce « nous », qui constitue son peuple451.
Lorsqu’il propose un découpage de l’histoire martiniquaise non plus « sur le
modèle de l’histoire de France (siècles, guerres, règnes, crises, etc.) » mais selon
les particularités issues de la traite esclavagiste, il a besoin de l’adhésion des
Martiniquais, et par extension des Antillais, à cette nouvelle perception de
l’histoire. Pour cela, il insiste sur le fait que cette même vision est l’affaire de
tous, car il s’agit de « notre histoire », qui présente « un discontinu réel sous le
continu apparent » dû à la « périodisation de l’histoire de France 452». Glissant
s’adresse à ses compatriotes afin qu’ils se réunissent sous la bannière commune
de ce « nous » qu’il faut conceptualiser et intégrer de manière collective en
employant une métaphore puisée dans l’imaginaire antillais, à savoir l’amarrage
de la canne à sucre :
un bruit à propos de nous, sans qu’un quelconque devine ce que cela voulait
dire. Nous qui ne devions peut-être jamais former, final de compte, ce corps
unique par quoi nous commencerions d’entrer dans notre empan de terre
[…] nous éprouvions pourtant que de ce nous le tas déborderait, qu’une
énergie sans fond le limiterait, que les moi se noueraient comme des cordes,
aussi mal amarrées que les dernières cannes de fin de jour […] et pourtant

451
La vocation de cet essai étant de réfléchir sur les modalités de la construction identitaire en Martinique, en
prenant en compte le contexte antillais (selon l’expression chère à Glissant du poète Kamau Brathwaite :
« l’unité est sous-marine"), la nécessité d’inciter ses compatriotes à s’engager dans la même voie semble
explicite dès les premières pages du Discours antillais, quand il écrit : « Mais tous les peuples naissent un jour.
Si les Antillais ne sont pas les héritiers d’une culture atavique, ils n’en sont pas condamnés pour autant à la
déculturation sans retour […] L’essentiel est ici que les Antillais ne s’en remettent pas à d’autres du soin de
formuler leur culture ». p. 23.
452
DA, p. 273.

168
chaque moi, devenant je ou il sur l’humide éclat du jour, s’emprisonnait
dans un opaque mal assuré […] l’absence de moi me referme en moi453.

Ce « nous de solidarité et pas du tout d’auteur » que nous observons ici,


désigne : « la communauté des écrivains solidaires de la communauté du peuple,
dont elle respecte l’altérité454 ».
Quant à Sábato, il s’attèle, à travers ses écrits romanesques et essais, à la
tâche d’interroger les fondements de l’identité argentine, tâche ardue à en croire
la pertinence de la question identitaire dans la littérature argentine. Dans un
article polémique intitulé « Seamos nosotros mismos », l’emploi du « nous » ne
prête pas à l’équivoque, il s’agit bien de favoriser, à partir de cet embrayeur
rhétorique, une identification du lecteur avec les paroles que lui adresse
l’écrivain en vue de le faire adhérer à cet appel. La structure du texte est
d’ailleurs basée sur une modalité injonctive, qui renforce son efficacité
discursive. L’auteur se soulève contre la tendance fortement europhile des
Argentins et leur subordination culturelle à l’Europe. Pour que les postulats
adressés à ses compatriotes trouvent une oreille attentive, l’auteur favorise
l’adhésion de ses lecteurs, à partir du pronom personnel « nous », qui, loin de
s’apparenter à un pluriel de modestie, désigne la communauté comme
destinataire de son appel.
En insistant sur la maturité de la littérature argentine, et de la littérature
latino-américaine en général, Sábato déclare dans l’ouvrage Los libros y su
misión en la liberación de América latina : « hemos llegado a la madurez »,
pour tenter de persuader ses compatriotes de rompre avec le sentiment
d’infériorité qui les pousse à adopter des comportements aliénants. Ici le
« nous » englobe tout le continent latino-américain, fruit de l’histoire coloniale,
qui doit assumer son accès à la « maturité ».
Le recours aux formes de l’impératif et l’usage alternant du pronom
personnel « je » et « nous » dans les essais de Sábato, mais également dans ses
453
CC, p. 17-18.
454
Georges Maurand, op. cit., p. 85.

169
romans, démontre le caractère dialogique inscrit dans le texte. D’une part, le
recours au pronom personnel « nous » signifie l’identification forte avec son
lectorat455, l’auteur ne s’exclut pas comme destinataire de l’énoncé et signale par
là le refus d’une autorité unique. D’autre part, cela constitue une stratégie qui
favorise l’adhésion de ses lecteurs à son projet, fictionnel ou essayistique. Selon
Ruth Amossy,
l’utilisation de la langue par un sujet parlant implique [donc] avant toute
chose la mise en œuvre d’un dispositif d’énonciation. C’est pourquoi, dans
le régime du discours, l’analyse des pratiques de présentation de soi
commence nécessairement par l’examen des personnes grammaticales 456.

Les variations qui adviennent au niveau du système pronominal ne sont


pas employées uniquement dans le but de complexifier la structure de l’œuvre,
mais plutôt en vue d’y installer la structure dialogique dynamique qui participera
de son efficacité discursive. Les jeux spéculaires de « je », « tu », « nous »,
« vous » correspondent donc à un impératif interne de créer une œuvre qui ne
prétende pas imposer une seule vision du monde. Nous pourrions définir ce
recours au « nous » en reprenant la formulation suivante de Ricœur : « Je dis de
préférence ‘je’ quand j’assume un argument et ‘nous’ quand j’espère entraîner à
ma suite mon lecteur457 ». L’ethos collectif ne se restreint pas au seul domaine
des essais et/ou articles polémiques car Glissant tout comme Sábato l’utilisent,
comme nous l’avons pu noter, de la même manière dans leurs œuvres
romanesques. Ce procédé conscientise le lecteur sur les enjeux de son activité de
lecture. Les adresses au narrataire qui en appellent à sa vigilance, en distillant un
doute critique à l’égard des propos énoncés, fournissent de manière plus ou
moins explicite les outils théoriques pour mener son enquête. C’est dans cet

455
Selon Ruth Amossy, le recours à “nous” dans l’énoncé “marque la volonté du sujet parlant de se voir et de se
montrer en membre d’un groupe qui fonde son identité propre. En retour, elle signifie aussi qu’il entend
représenter tous ceux qui recouvre le pronom « nous », qu’il se donne comme leur porte-parole officiel ».
Néanmoins, cette identification comporte un risque pour le locuteur, car « cette prétention soulève avant tout la
question de la capacité et de la légitimité du locuteur à manifester l’identité d’un ensemble d’individus. Ce qu’il
met en avant est-il représentatif, la collectivité s’y reconnaît-elle, comment savoir s’il est crédible ? ». Ruth
Amossy, La présentation de soi…, op. cit., p. 156.
456
Ibid., p. 103.
457
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. 147.

170
aspect que réside selon nous le potentiel théorique du recours au narrataire
invoqué chez Glissant et chez Sábato. D’un conventionnel pacte scripturaire, la
communication s’élève au rang de confidence, installant une proximité conçue
non comme simple artifice ou jeu mais comme une volonté sincère de
communiquer avec son lecteur, ce en quoi ce recours corrobore les ethè
préalables de nos auteurs.Une fois la complicité virtuelle entre auteur et lecteur
établie, le discours bénéficiera d’un crédit de confiance et de crédibilité qui
contribuera à son efficacité. Autant le recours au narrataire invoqué s’attache à
établir une sorte de connivence entre l’auteur et son lecteur, quand bien même
elle serait basée sur une acception tacite d’une convention romanesque, autant le
recours à la métalepse s’emploie à détruire cette proximité fragile par un
brouillage subversif de l’intra- et de l’extradiégétique qui déstabilise le pouvoir
auctorial. Le recours à différentes modalités de la métalepse permet de visualiser
l’un des aspects essentiels de la théorie élaborée par Glissant et Sábato, à savoir
la porosité entre l’univers référentiel et l’univers fictionnel. Nous comprendrons
mieux la prédilection pour cette figure chez les deux auteurs à l’aune de
nouveaux apports théoriques qui mettent en relief son versant contestataire et
transgressif qui n’est certes pas loin de l’usage qu’ils en font. Le recours aux
narrataires-personnages qui fait partie de ces stratégies permet à Glissant et à
Sábato l’insertion de métadiscours critiques et auto-critiques dans l’œuvre
romanesque.

3. La métalepse et l’ethos auctorial.

La difficulté de saisir l’ethos auctorial dans une œuvre fictionnelle est


due à la « complexité du dispositif énonciatif particulier de la fiction 458». Nous
avons insisté dans le premier chapitre sur l’imbrication intentionnelle des deux

458
Michèle Bokobza-Kahan, « Métalepse et image de soi de l’auteur dans le récit de fiction », in Argumentation
et Analyse du Discours [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 15 octobre 2009, Consulté le 18 décembre 2009.
URL : http://aad.revues.org/671.

171
dimensions de la posture littéraire chez Glissant et Sábato, qui légitime l’analyse
de l’image de soi de l’auteur conjointement dans leurs essais et apparitions
médiatiques mais aussi dans les romans où cette image sera diffractée par le
biais de divers procédés, tels la métalepse et l’incorporation du nom de l’auteur
dans la diégèse. Comme l’a montré Michèle Bokobza-Kahan, l’ethos auctorial,
« fuyant » par définition sur le plan fictionnel, se laisse appréhender à travers le
recours à la métalepse qui « transforme l’espace discursif en un lieu d’accueil
privilégié de l’auteur réel 459». Nous allons envisager dans quelle mesure ce
procédé favorise la mise à l’épreuve de l’image de soi de l’auteur en permettant
de repenser la conception de l’auctorialité en lien avec la responsabilité éthique
et la question du pouvoir. Dans notre hypothèse, la métalepse, à travers laquelle
peuvent être formulées différentes questions théoriques mises à l’épreuve dans
le roman, telles que l’auctorialité, la conception du personnage romanesque et le
biographisme, interroge le rapport qu’entretient l’auteur avec le pouvoir et par là
même contribue à forger sa théorie littéraire.

3.1. Quelques repères théoriques.

La métalepse qui permet de franchir la « frontière mouvante mais sacrée


entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte460 » figure
parmi les procédés privilégiés par Glissant et Sábato, ce qui peut être envisagé
comme l’indice de leur perception de la littérature conçue comme un dispositif
communicationnel conforme à leurs ethè préalables. C’est Gérard Genette qui a
procédé à l’ « annexion » à la narratologie461 de la notion de métalepse,

459
Ibid. Il s’agit plus précisément de « faire entendre la voix de l’auteur implicite, instance extradiégétique, qui
se tapit à l’ombre du narrateur ».
460
Gérard Genette, Figures III, coll. « Poétiques », Paris, Seuil, 1972, p. 245.
461
Genette se déclare responsable de cette annexion : « je crains d’avoir procédé à cette annexion, qui pourtant
me semble encore légitime, d’une manière plutôt cavalière, en disant à la fois trop et trop peu » ; Gérard Genette,
« De la figure à la fiction », in John Pier, Jean-Marie Schaeffer (sous la direction de), Métalepses. Entorses au
pacte de la représentation, Actes du colloque « La métalepse aujourd’hui novembre 2002, Editions d’EHESS,
coll. « Recherches d’histoire et de sciences sociales », n° 108, p. 21.

172
provenant de la rhétorique. Le terme annexé apparaît dans Figures III,
accompagné de la définition suivante :
intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans un univers
diégétique (ou de personnes diégétiques dans un univers métadiégétique,
etc.), ou inversement462.

Cette notion, relativement peu théorisée dans les études littéraires en


dehors des travaux de Genette, a suscité récemment un intérêt de la critique qui
se place dans la lignée de ses travaux pour réfléchir sur ce phénomène littéraire,
bien antérieur à sa conceptualisation et qui s’avère constituer « le point de
croisement de tout un ensemble d’interrogations fondamentales concernant la
littérature463 ». Les problématiques que permet de soulever le recours à
différents types de métalepse dans une œuvre fictionnelle, telles que le
brouillage entre la réalité et l’univers fictionnel, la question de la représentation,
font de cette figure un outil de prédilection de littérature à caractère
métafictionnel. L’intérêt porté à cette figure aux multiples facettes n’est certes
pas anodin chez nos deux auteurs qui revendiquent leur posture hérétique en
mettant en avant les termes d’ouverture, de relation, de porosité ou
d’hybridation pour définir leur conception d’une œuvre littéraire transversale par
excellence. Or, les différents types de métalepse sont susceptibles de véhiculer
des enjeux littéraires divers, qui seraient, comme le soutient Bokobza-Kahan
« corrollaires d’une image d’auteur à la fois inscrite dans le texte de fiction et
reliée à un positionnement dans le champ littéraire et à un ethos préalable
spécifique464 ».
Le caractère transgressif465 de ce procédé se double chez Glissant et chez
Sábato d’une valeur ontologique et esthétique qui lui sera assignée dans leurs

462
Gérard Genette, « Discours du récit : essai de méthode », in Figures III, op. cit., p. 244.
463
John Pier, Jean-Marie Schaeffer (sous la direction de), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation,
op. cit., p.9.
464
Michèle Bokobza-Kahan, « Métalepse et image de soi de l’auteur dans le récit de fiction », op. cit.
465
Christine Baron précise à juste titre que « de soi-même, la métalepse n’a ni identité stricte, ni signification
polémique intrinsèque […] c’est donc dans l’interprétation de la métalepse que réside le caractère transgressif
qui lui est prêté et qui suppose comme condition essentielle une thèse séparatiste et une ontologie spécifique à la

173
macrotextes. Marie-Laure Ryan insiste sur la dimension ontologique466 de la
métalepse dans le sens où elle met en scène une action dont les participants
appartiennent à deux domaines distincts, ne partageant pas le même statut
ontologique.
Si la métalepse n’est pas un procédé nouveau dans le paysage littéraire,
l’usage particulier qu’en font les deux auteurs présente quelques modalités
innovantes sur les plans théorique et idéologique. En rapport avec la théorie
littéraire, la métalepse s’avère un procédé polyvalent dans leurs oeuvres.
Hormis sa dimension classique qui consiste à mettre en scène l’auteur et à briser
l’illusion référentielle, le recours à la métalepse permet de s’attaquer de manière
originale à l’aspect auto-critique et théorique de l’œuvre.
Comme nous le verrons par la suite, chez Glissant et Sábato la métalepse
ne se limite pas à la fonction purement rhétorique que lui a conférée Balzac467
dans un exemple, désormais canonique, cité par Genette, car le brouillage du
diégétique et de l’extradiégétique se voit conférer plus qu’une fonction ludique.
A la différence de sa variante rhétorique, comparée par Marie-Laure Ryan à
« une excroissance bénigne qui ne s’infiltre pas dans les tissus voisins468 », la
métalepse ontologique, dont il sera question dans ce chapitre, mérite le
qualificatif de « croissance envahissante qui détruit la structure de ces tissus 469».
Cette dernière
est plus qu’un clin d’œil furtif qui perce les niveaux, c’est un passage
logiquement interdit, une transgression qui permet l’interpénétration de

fiction »465. Christine Baron, « Effet métaleptique et statut des discours fictionnels », in Métalepses. Entorses au
pacte de la représentation, op. cit., p. 299.
466
Marie-Laure Ryan, « Logique culturelle de la métalepse », in Métalepses. Entorses au pacte de la
représentation, op. cit., p. 207.
467
Pour illustrer le fonctionnement de la métalepse rhétorique Genette cite une scène de La Comédie humaine de
Balzac : « Pendant que le vénérable ecclésiastique monte les rampes d’Angoulême, il n’est pas inutile
d’expliquer…, chacun traduit que le romancier-narrateur suspend simplement le récit pour donner à son lecteur
quelques explications utiles à la compréhension de son intrigue ». Pour Genette, il s’agit d’ « associer
simplement le lecteur […] à l’acte de la narration ». Gérard Genette, Métalepse, p. 22.
468
Marie-Laure Ryan, « Logique culturelle de la métalepse », in Métalepse. Entorses au pacte de la
représentation, op. cit., p. 207.
469
Ibid.

174
deux domaines censés rester distincts. Cette opération remet radicalement
en question la frontière entre l’imaginaire et le réel470.

Dans ce sens, elle s’avère un outil apte à transcrire les fondements


philosophiques et théoriques qui sous-tendent la réflexion menée par Glissant et
Sábato dans leurs romans. Elle rend visible la réflexion sur la notion d’auteur et
sur son statut. Si le recours à la métalepse est une pratique assez courante dans
les littératures antillaise et argentine, leurs emplois diffèrent nettement. En quoi
se démarquent-ils de cette démocratisation de la métalepse ?

3.2. La mise en scène voilée de l’auteur à travers le mouvement


intramétaleptique chez Sábato.

La littérature argentine peut se prévaloir d’une véritable tradition de


recours à la métalepse qui s’inscrit dans une tendance assez systématisée des
pratiques relevant de la métafiction. Chez Sábato, qui souscrit à cette tendance,
la métalepse sera dotée d’un potentiel contestataire qui correspond à sa posture
irrévérencieuse revendiquée à travers sa généalogie littéraire.
Dans Abaddón el exterminador, l’auteur apparaît dans la fiction, doté de
son propre nom, mais en qualité de personnage471, partageant par endroits le
même statut ontologique que ses créatures :
de pie en el umbral del café de Guido y Junín, Bruno vio venir a Sabato, y
cuando ya se disponía a hablarle sintió que un hecho inexplicable se
producía: a pesar de mantener la mirada en su dirección, Sabato siguió de
largo, como si no lo hubiese visto. Era la primera vez que ocurría algo así y,
considerando el tipo de relación que los unía, debía excluir la idea de un
acto deliberado, consecuencia de un grave malentendido472.

L’image du seuil qui convoque ici implicitement le passage d’un niveau à


l’autre renoue avec la représentation imagée, assez conventionnelle, du procédé
470
Ibid.
471
Cet exemple de métalepse permet encore une fois d’éviter la confusion entre l’incorporation du personnage
portant le même nom que l’auteur dans la fiction et la lecture purement autobiographique de ce procédé. Nous
partageons l’opinion de Barrera López, selon qui « aunque en algunos momentos el relato sea autobiográfico,
hay otros en que rechazamos esa posibilidad”. La estructura de Abaddón el exterminador, op. cit., p. 215.
472
AEE, p. 11.

175
de la métalepse, signalant, par cette métaphore métatextuelle, sa présence au
lecteur. Tout comme Bruno, sur le seuil du café, le lecteur averti se trouve au
“seuil” du texte (il s’agit de l’incipit du roman Abaddón), où, d’emblée se
perçoit la valeur métaphorique de cet élément: l’apparition de Sabato en tant
qu’ami de Bruno, personnage du roman, représenterait le passage entre le monde
« extratextuel» et le monde « intratextuel ».
Ce passage est rendu possible grâce à un mouvement
« intramétaleptique 473» qui permet ici l’immersion de l’instance auctoriale dans
la diégèse. La valeur de ce mouvement n’est que partiellement amoindrie par le
statut prétendument intradiégétique du Sabato-personnage, une fois qu’il a
procédé à l’amputation de son patronyme pour opérer une distinction entre
Sábato-auteur et Sabato-personnage. Sabato-personnage ne reconnaît pas Bruno,
en dépit de la relation étroite qui les unit selon les précisions du narrateur (“dado
el tipo de relación que los unía”). En enlevant cette phrase de son cotexte474
immédiat, nous pouvons percevoir ici, un léger indice métatextuel, destiné au
lecteur, indiquant la relation “particulière” entre Bruno et Sabato: le personnage
rencontre dans cette scène son créateur, devenu personnage à son tour. Cela
advient à travers le double statut de Sabato dans le roman : tantôt personnage
appartenant à la diégèse, tantôt narrateur autodiégétique mentionnant ses liens
avec la réalité extratextuelle (interviews, publications, livres publiés). Au vu de
cette duplicité revendiquée, le champ lexical de la relation, ou des processus de
mise en contact des réalités ontologiquement distinctes, revient fréquemment
dans ce roman.
De plus, le seuil textuel d’Abaddón préfigure une problématique qui sera
développée plus tard dans la diégèse. Dans la conversation avec Silvia, Sabato-

473
Comme l’indique John Pier, ce mouvement désigne le passage du niveau extradiégétique vers le niveau
intradiégétique. John Pier, « Métalepse et hiérarchies narratives », in Métalepses, op. cit., p. 252-253.
474
Nous empruntons ce terme à Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation – De la subjectivité dans le
langage, op. cit..

176
personnage projette de créer un roman dans lequel justement l’auteur deviendrait
personnage :
no hablo de un escritor dentro de la ficción. Hablo de la posibilidad extrema
de que sea el escritor de la novela el que esté dentro […] como un personaje
más, en la misma calidad que los otros, que sin embargo salen de su propia
alma […] pero no por espíritu acrobático, Dios me libre, sino para ver si así
podemos penetrar más en ese gran misterio475.

Ce programme est mis en œuvre parallèlement à sa théorisation dans le


roman : “Sábato se sitúa en personaje y no lo será contando y observando
solamente, asumirá su papel descarnado y vivirá todas las contingencias y la
persecución de sus propias creaturas476”. Le refus de l’auctorialité oppressive qui
se perçoit dans le geste de l’auteur lorsqu’il décide de se mettre au même niveau
que ses personnages, nous a incitée à réfléchir sur le rapport qui se dessine, en
creux, entre la métalepse et l’autorité. Nos intuitions concernant cette relation
ont été confortées dans les propositions théoriques de Michèle Bokobza-Kahan
dont les travaux instaurent une piste méthodologique permettant de relier la
métalepse de l’auteur avec le positionnement de l’auteur dans le champ
littéraire, et, par conséquent, avec son ethos préalable. Dans cette perspective,
l’intrusion intradiégétique de Sábato peut être envisagée comme l’expression de
son attitude hétérodoxe consolidée dans son ethos préalable. L’auteur proclame,
par cette proposition théorique qui vise à saper l’auctorialité oppressive, sa
réticence envers toute forme du pouvoir institutionnalisé. Cela explique
partiellement pourquoi il se fait relayer au cours de la narration par différents
narrateurs, et pourquoi il concède de la liberté à ses personnages en les intégrant
au projet de l’élaboration de la théorie au cours du macrotexte.
Le revers de cette liberté que s’octroie l’auteur, en abolissant les
hiérarchies narratives, se donne à voir dans la conception du personnage libéré,
lui aussi de ces contingences. Par le biais de la métalepse, le personnage peut,
dorénavant, s’affirmer en tant que « personne », tout en assumant son

475
AEE, p. 238.
476
Silvia Sauter, Teoría y práctica del proceso creativo, op. cit., p. 191.

177
appartenance au monde fictif. Quand Martín voit Sabato-personnage (désigné
par l’initiale S.) dans Abaddón477, dans un « boliche de Brasil y Balcarce”
(“donde tantas veces seguramente Alejandra tomaba algo con Martín”), le
narrateur hétérodiégétique relate cette rencontre entre le personnage et son
créateur:
nunca lo había visto pero sin duda era él, lo habría reconocido entre miles
[…] como si entre él y Sabato existiera una silenciosa y secreta señal que
podía establecer ese reconocimiento en cualquier lugar del mundo, entre
millones de personas. Repentinamente avergonzado por la sola posibilidad
de ser reconocido por él, Martín se ocultó tras el diario qua acababa de
comprar478.

Les craintes de Martín s’avèrent fondées, le narrateur relate également les


impressions de Sabato, à qui le visage de Martín semble familier :
un hombre joven, casi un muchacho, al parecer bastante alto, leía un diario
que le tapaba la cara […] Por lo poquísimo que alcanzaba a ver de su frente
tenía la sensación de haberlo visto en otras oportunidades479.

En dépit du mouvement intramétaléptique qui a permis à l’auteur


d’intégrer le monde de la diégèse, le créateur et son personnage, liés par « una
silenciosa y secreta señal », ne communiquent pas entre eux, ce qui incite à
considérer la réalisation partielle du nivellement de leurs statuts respectifs.
Quant à la rencontre avec Alejandra dans Abaddón, elle aussi échoue
symboliquement malgré cette stratégie intramétaleptique qui paradoxalement ne
fait que mettre en exergue l’appartenance extratextuelle de l’auteur: « corrió
hacia ella, hechizado, la tomo en sus brazos, le dijo (le gritó) Alejandra. Pero
ella se limitó a mirarlo con sus ojos grisverdosos480 ».
Dans le même texte, Bruno s’interroge sur ses propres connaissances des
personnages, y incluant Sabato au même titre que Nacho et Marcelo Carranza:
Pues, ¿Qué sabía realmente no ya de Marcelo Carranza o de Nacho
Izaguirre sino del propio Sabato, uno de los seres que más cerca había
estado siempre de su vida? Infinitamente mucho pero infinitamente poco.
477
“Hacía muchos años que S. no caminaba por el Parque Lezama”(AEE, 176), précise le narrateur
antérieurement.
478
AEE, p. 177.
479
Ibid.
480
Ibid., p. 252.

178
En ocasiones, lo sentía como si formara parte de su propio espíritu, podía
imaginar casi en detalle lo que habría sentido frente a ciertos
acontecimientos481.

Cette fois-ci, c’est au personnage que revient le privilège de déclarer que


Sabato formerait partie de son esprit, en écho à la phrase répétée par Sabato
selon laquelle les personnages sont les hypostases de l’auteur. L’effet que
produit sur le lecteur le recours systématique à la métalepse au cours
d’Abaddón, participe de la mise en scène de l’auteur, partagé entre son
appartenance à la fiction et à la réalité extratextuelle retranscrite à partir de
l’expérience du dédoublement:
Sabato caminaba entre las gentes, pero no lo advertían, como si fuera un ser
viviente entre fantasmas. Se desesperó y comenzó a gritar. Pero todos
proseguían su camino, en silencio, indiferentes, sin mostrar el menor signo
de haberlo visto ni oído. Entonces tomó el tren para Santos Lugares […]
Entró en su estudio. Delante de su mesa de trabajo estaba Sabato sentado,
como meditando en algún infortunio, con la cabeza agobiada entre las dos
manos. - Soy yo – le explicó. Pero permaneció inmutable, con la cabeza
entre las manos. Casi grotescamente, se rectificó: -Soy vos482.

C’est justement par cette sorte d’auto-hospitalité483, notion que nous


empruntons à Alain Montadon, que Sábato mène une quête de soi tout en se
confrontant à soi-même comme un autre, à travers ce subterfuge de la « distance
fondatrice de la subjectivité comme conscience de soi484 ». En d’autres endroits
du texte, Sabato est désigné par la première lettre de son nom, S., ce qui peut
être appréhendé comme une oscillation entre deux mouvements contradictoires.
Une stratégie de voilement-dévoilement évoquée déjà à propos de la mise en
scène de l’auteur régit ses irruptions dans le monde intradiégétique. Les
descriptions de Sabato soulignent la distance qui le sépare des autres
personnages:

481
Ibid.
482
Ibid., p. 408.C’est nous qui soulignons.
483
Alain Montadon (études réunies par), De soi à soi, l’écriture comme autohospitalité, Clermont-Ferand,
Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Littératures », p. 204.
484
Alain Montadon, « En guise d’introduction. De soi à soi : les métamorphoses du temps », in De soi à soi,
l’écriture comme autohospitalité, op. cit., p. 7.

179
Cuando Bruno llegó al café encontró a S. como ausente, como quien está
fascinado por algo que lo aisla de la realidad 485.

Le fait de réunir Bruno et S. dans cette scène nivelle momentanément la


différence des niveaux auxquels ils appartiennent ; l’insistance sur l’isolement
de S. signale, en dépit de sa position ambivalente dans le roman, leurs différents
statuts :
Quizá como si además la gente quedara separada de él no por el vidrio de la
ventana o por la simple distancia que se puede salvar caminando y abriendo
la puerta, sino por una dimensión insalvable. Como un fantasma que entre
personas vivientes puede verlos y oírlos, sin que ellos lo vean ni lo oigan486.

Le narrateur d’Abaddón el exterminador évoque l’autonomie de ses


personnages, paraphrasant Flaubert, ce qui offre un exemple d’utilisation
métaphorique de la métalepse pour représenter de manière imagée le processus
créateur :
Mis personajes me persiguen - decía -, o más bien soy yo mismo que estoy
en ellos. Surgen desde el fondo del ser, son hipostasis que a la vez
representan al creador y lo traicionan, porque pueden superarlo en bondad y
en inquietud, en generosidad y avaricia. Resultando sorprendentes hasta
para su propio creador, que observa con perplejidad sus pasiones y vicios487.

Dans une conversation entre les personnages d’Abaddón el exterminador,


le personnage-Sabato cite Fernando Vidal Olmos. Il le fait en qualité de
macronarrateur, mais la dénonciation de ce procédé par Beba complexifie
davantage la nature de la relation auteur/personnage. En désignant, à l’intérieur
de la fiction, Sabato-personnage, comme auteur du roman, qui, lui, n’est pas
nommé explicitement, Beba dévoile le mécanisme intramétaleptique qui régit
l’inscription de l’auteur dans la fiction :
- ¿Recordás lo que decía Fernando?
- ¿ Fernando Canépa?
Sabato la miró con severidad.
- Te hablo de Fernando Vidal Olmos.
Beba levantó los brazos y dirigió sus ojitos al cielo, con divertido
asombro.

485
Ibid., p. 5. C’est nous qui soulignons.
486
Ibid., p. 91.
487
Ibid.., p. 121.

180
- Lo único que faltaba. ¡Qué cites a tus propios personajes!488.

La rencontre qui se produit entre l’auteur, ses personnages et le lecteur est


rendue possible grâce à la fusion, dans un seul espace, « des espaces temps par
définition hétérogènes 489».
Elisa T. Calabrese observe l’élaboration, dans Sobre héroes y tumbas et
Abaddón el exterminador, d’une “théorie du personnage”, selon laquelle ce
dernier serait doté d’une relative autonomie à l’égard de celui qui lui a donné vie
dans la fiction490. Ce qui expliquerait le fait que l’auteur n’assume pas la
responsabilité de ce que font ou disent ses personnages. Sabato réplique,
interrogé par Schneider à propos de Vidal Olmos:
Parece que usted tiene una obsesión con los ciegos – dijo riéndose
groseramente. Vidal Olmos es un paranoico – le respondí -. No cometerá la
ingenuidad de atribuirme a mí todo lo que ese hombre piensa y hace491.

L’impression de présence-absence participe à la construction de la posture


littéraire de Sábato, lequel est conscient de la difficulté de trouver un lecteur et
de se faire comprendre, ne serait-ce que par une seule personne : « aunque sea
una sola persona », comme déclare Castel dans El túnel. La posture de
« outsider », diffractée entre les personnages-artistes, se confirme d’ailleurs dans
les trois romans de Sábato :
Castel, Fernando y Sabato están al mismo tiempo ‘dentro’ y ‘fuera’ de la
comunidad que los acoge y los expulsa, los venera y los teme492.

Malgré ses tentatives successives d’intégrer le monde de la fiction, le


statut ontologique de Sábato impose une distance entre lui et les autres
personnages. L’ambivalence de sa position, exprimée à travers sa transformation
monstrueuse en chauve-souris, où retentit l’intertexte de Kafka, n’est pas perçue
par son entourage : « vino gente como es natural. Pero no manifestó ninguna

488
AEE, p. 333.
489
Sophie Rabau, « Ulysse à côté d’Homère », in Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, op. cit., p.
62.
490
Elisa Calabrese, op. cit., p. 791.
491
AEE.
492
María Rosa Lojo, Sábato : en busca del original perdido, op. cit., p. 271.

181
sorpresa […] no advertían su cambio, era evidente 493». La tentative de faire
entendre son cri n’est pas réussie, car Sabato-personnage, poussant à l’extrême
son expérience d’intégrer le monde de la diégèse, échoue symboliquement. Et
pourtant, l’emmêlement des niveaux suit son cours dans Abaddón lorsqu’il
enquête sur María Etchebarne, personnage de son premier roman (à noter
toutefois une légère déformation du nom : Iribarne dans El Túnel), en recourant
à l’imposture afin de ne pas dévoiler son identité à l’habitant de Rojas, qu’il
soupçonne d’être l’auteur du crime perpétré sur María dans le premier roman de
l’auteur:
No le di mi apellido. Me limité a explicarle que era periodista de Buenos
Aires y que deseaba hacerle algunas preguntas sobre gente del pueblo.
- Usted es uno de los Sabato – me dijo entonces.
- Me quedé petrificado.
- Es la voz de los Sabato. Imagínese.
- Ya que sabe mi apellido, le aclararé que no soy periodista sino Ernesto
Sabato, y que estoy escribiendo algo sobre Rojas […]Y de pronto le largué
la pregunta que había rumiado durante anos :
- ¿Y de los Etchebarne ? Murió mi ex maestra ? […]
- María Etchebarne – repetí implacable.
- Sí, claro - pareció despertar - . Murió el 22 de mayo de 1934494.

L’identification entre le personnage-Sabato et l’écrivain-Sábato semble


sans équivoque dans cette scène, et ceci en dépit du retrait volontaire pratiqué
par le personnage. Elle est néanmoins altérée par le souvenir de María
Etchebarne présentée comme la maîtresse d’école de l’écrivain. Du statut de
personnage, dans El túnel (en dépit du phénomène de la paronomase qui
intervient dans son nom de famille), María passe à celui de personne appartenant
à la réalité extratextuelle. Sábato consolide à travers cette métalepse son
positionnement dans le champ : la reconnaissance dont il jouit dans son pays,
tout comme à l’étranger visualisée par les réactions des protagonistes du roman,
qui rencontrent le personnage-Sabato ou S., le pousse par moment à déserter
l’identification explicite créée entre l’auteur et le personnage-écrivain dans la

493
AEE, p. 434.
494
AEE, p. 276.

182
fiction. La volonté d’une « marge d’ombre » qui le séparerait de son image
hétéroreprésentée reflète l’excès de sa posture qui crée une confusion néfaste
dans l’esprit des lecteurs, qui lui imputent ce que disent et pensent les
personnages. L’usage que fait Sábato de la métalepse convoque l’image du
« nœud borroméen » de Maingueneau. Cela témoigne de la conscience des
mécanismes de la réception chez Sábato, lequel tente d’éviter une lecture
autobiographique de son œuvre, préférant distinguer ces trois composantes de
manière métaphorique dans ses romans à travers les dédoublements et les
stratégies onomastiques évoquées dans la première partie.

3.3. Brouillage des niveaux narratifs chez Glissant à travers la métalepse.

Le recours à la métalepse d’auteur se place chez Glissant dans la


continuité de sa réflexion sur la légitimité de l’auteur et le statut de ce dernier
dans la société antillaise. Il livre en quelque sorte la bataille contre tous ceux qui
minimisent voire méprisent son rôle dans l’élaboration de l’identité et dans la
construction d’un capital symbolique propre. L’utilisation de cette figure est
donc nécessairement teintée d’une forme de militantisme qui s’inscrit dans la
tendance très suivie par les auteurs antillais à partir des années 80 lorsqu’ils
commencent à interroger la position d’un sujet écrivant dans la société antillaise.
Cette veine métafictionnelle dans le roman antillais comprend les romans qui
mettent en scène un personnage-écrivain et ses multiples avatars pour signaler le
passage problématique de l’oralité à l’écriture. Les romans de Patrick
Chamoiseau, de Maryse Condé, de Daniel Maximin et de Raphaël Confiant
s’inscrivent tous à différents degrés, dans cette tendance. Etant donné que
l’autoréflexivité apparaît chez Glissant dès son premier roman, il peut être
considéré comme celui qui ouvre la voie à ce type de réflexion métadiscursive
dans les romans antillais postérieurs à ses débuts romanesques avec La Lézarde,
Le Quatrième siècle et Mahagony.

183
Depuis La Lézarde, le macrotexte de Glissant se complaît dans les
constructions qui mettent en exergue le double statut du personnage-auteur qui,
tantôt intègre la diégèse, tantôt reste séparé des autres personnages495.
L’insistance sur cette appartenance et cette non-appartenance successives au
monde de la diégèse est soulignée dans plusieurs endroits du texte qui tentent
d’appréhender la paratopie créatrice de l’auteur à travers le motif du double,
comme c’était le cas chez Sábato:
je suis enfant dans la rue et homme dans le souvenir […] Oui, je suis
double, le temps m’étreint dans cette tenaille, j’entends les échos de la
dernière fête, j’entends l’ivresse du temps passé. Ils crient. Ils crient tous :
« N’oublie pas, n’oublie pas » 496.

La duplicité ressentie par le narrateur soulève la problématique de


l’apprentissage et de l’engagement qui naît à l’orée de son écriture :
J’ai entendu ces mots, pourtant je n’étais encore qu’un enfant, et ils
résonnèrent en moi. Je fus le témoin, et l’objet : celui qui voit et qui subit,
qu’on appelle et qu’on façonne. J’ai connu Thaël et Mathieu, et tous leurs
amis ; voici comment […] J’ai entendu ce cri ; j’étais près d’eux sur la
place, ne comprenant pas encore tout cet assaut de mots. Je les ai vus sur la
place, et je ne savais pas que ma vie à ce moment était prise, décidée,
contaminée déjà par ce jeu497.

Cette déclaration résume le rôle assigné à celui qui écrit. L’itinéraire de la


conscience de l’écrivain et son geste de prise de la parole peuvent se lire comme
une variante de « bildungsroman498 » dont le protagoniste, l’auteur lui-même,
« grandit » dans cette histoire doté d’un double statut, intra- et extradiégétique.
En dépit de l’incorporation de l’auteur dans la diégèse, dans Tout-monde, le

495
A titre d’exemple, voici quelques citations de La Lézarde qui soulèvent cette problématique : « depuis ce soir
des élections j’étais admis parmi eux, titulaire à part entière en quelque sorte » (233) « et ainsi Mathieu, ne
t’attriste pas. Ici ou là-bas, dans ce lit ou par ces rues, c’est toujours le même courant. Tu es dedans […] Ils me
cherchent. Je suis là avec vous » 226) « j’ai connu Mathieu et Thaël, et tous leurs amis : et ils furent mes frères,
ils furent mes tuteurs dans la montée vers le monde et la vérité » (216).
496
LL, p. 244.
497
Ibid., p. 17-21.
498
Comme il l’a été déjà signalé, la structure de “bildungsroman” est réactivée dans l’œuvre de Glissant et de
Sábato à travers les rapports maître/disciple. C’est le cas des binômes : Mathieu Béluse/ papa Longoué ;
Bruno/Martín mais également d’autres couples moins directement marquées par la notion de l’apprentissage et
qui induisent pourtant un rapport inégal au savoir visible notamment dans la relation de Martín et Alejandra ou
de Mathieu et Mycéa qui insistent sur la vision de la femme dans l’univers des deux auteurs.

184
texte insiste sur son statut particulier qui le sépare des personnages et signale
son exclusion du groupe qu’il décrit:
J’étais donc là, dans cette maison posée comme un crabe de ciment sur un
trou de crabe dans la mangrove du Lamentin, et j’écoutais, mais c’était
comme si je n’étais pas là, ce dialogue dément. Non pas que je n’imaginais
pas, je voyais bien où tout ça menait, et même, j’aurais tant voulu mettre ma
parole pour certifier que je participais499.

Chez Glissant, l’abolition de la césure entre le monde intratextuel et celui


extratextuel s’effectue par le recours à la métalepse qui « viole » de ce fait « le
contrat logique et rassurant qui prétend qu’on ne peut pas être à la fois voyant et
vu, dedans et dehors, narrateur et personnage, narrateur et narrataire 500». Le
narrateur de La Lézarde tente à plusieurs reprises d’abolir la distance qui le
sépare des personnages du roman :
J’étais dans les rues, je criais, je courais. J’entrais dans les privés, je
cherchais ce héros qui avait échappé à la barre dans des circonstances si
extraordinaires. Je voulais connaître Mathieu, ses amis, leur dire que je
comprenais (que je comprenais quoi ?), leur faire savoir que j’existais, que
j’étais leur camarade, leur frère501.

Dans Tout-monde, nous constatons la même insistance sur ce double


statut incarné par l’auteur/narrateur. Le narrateur de ce chapitre, s’annonçant en
qualité de romancier, se plaint de son manque d’autorité eu égard à son statut
supérieur aux personnages. Malgré le mouvement intramétaleptique effectué par
l’auteur, son statut l’éloigne des autres personnages avec lesquels il veut à tout
prix initier le contact :
Est-ce que vous croyez que l’un d’eux aurait eu la bénédiction une seule fois
de faire semblant de prendre mon sentiment ? Mais, je m’en gausse, ils ne
s’apercevaient même pas que j’avais bougé mon corps auprès de là et que
j’écoutais, avec cette envie criante d’au moins murmurer mon opinion. Moi
aussi, je peux parler de Vision et de Chiffres. Je suis romancier, non ? Mais
rien à faire. C’était comme si je n’étais pas là502 .

499
TM, p. 555-556.
500
Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue. Edouard Glissant et l’H(h)istoire antillaise, Tübingen, Gunter
Narr Verlag, coll. « Etudes littéraires françaises », n°45, 1988, p. 158.
501
LL, p. 171-172.
502
TM, p. 559.

185
Les personnages du roman semblent d’ailleurs ne pas savoir en quoi
consiste le travail de celui qui tente de partager leur statut intradiégétique :
leur dispute de mots ne m’apparaissait pas plus étrange ni défilée que ce
travail à quoi je m’applique, de mettre ensemble ces visions différentes, sans
chercher l’ordre ni quelle logique de la chose. Mais ni l’un ni l’autre
[Mathieu et Roca] ne soupçonnait que je pratiquais comme eux : eux dans la
parole, moi pour les écrits 503.

L’instabilité auctoriale provoquera inévitablement chez le lecteur une


difficulté majeure à reconnaître à qui revient la parole dans la narration. Le
doute qui mine le texte de l’intérieur permet de creuser davantage le
questionnement sur le rapport entre la réalité et la fiction, tout comme celui entre
l’auteur et son œuvre. Dans Tout-monde, il nous est présenté « ce romancier »
désacralisé et privé de son statut omniscient. La lecture s’attachant à ne pas
briser la frontière entre des univers distincts, perpétuant la foi en illusion
référentielle, est déniée et bafouée dans ce passage :
ce romancier, dont on pouvait dire qu’il partait aussi en poésie, essayait de
tracer, de révéler les personnes par le paysage, (nous ne croyons plus avec
lui au personnage de roman qui vous en impose, ni aux astuces de l’auteur :
les descriptions rusées qui tâchent de présenter un quidam sans en brosser
vraiment le portrait504.

L’itinéraire artistique de l’auteur/théoricien est « brossé »


métaphoriquement dans ce portrait qui souligne la conscience métatextuelle du
narrateur. Nous pouvons observer que la mise en scène de l’auteur est biaisée
par la médiation de Mathieu, à qui l’auteur semble déléguer le soin de le
présenter et représenter à la fois. Mathieu est explicitement confondu avec
l’auteur dans Tout-monde où il intègre également le paratexte auctorial (notes de
bas de page), en tant que correcteur du « romancier », ce qui nous autorise à le
considérer comme auteur ou co-auteur de certains passages du macrotexte:
dans le texte du romancier, les passages mis ici en italiques avaient été
soulignés par Mathieu Béluse, qui y reconnaissait sans doute sa propre trace.

503
TM, p. 561.
504
TTM, p. 521.

186
Suivons-la donc avec lui. On dirait que la parole du romancier, par
moments, est celle même de Mathieu Béluse505.

Cette remarque ne peut pas étonner puisque Mathieu possède la


connaissance du macrotexte et prétend même avoir eu accès aux « carnets de
notes du romancier dont il avait consulté plusieurs exemplaires506», et aux pré-
textes du livre, qu’il commente. La visée de cette métalepse consiste de fait à
montrer « une identification profonde entre l’auteur responsable du texte et son
double dans le discours fictionnel507 ». La réversibilité des rôles entre celui qui
tantôt consent à son identité fictive tantôt la conteste permet de signaler la
résistance de Mathieu face à une auctorialité oppressive, en destituant
partiellement l’auteur de ses pouvoirs par la critique qui porte sur la véracité des
événements rapportés au cours du macrotexte par ce dernier.
Dans « Traité du Tout-monde de Mathieu Béluse », qui fait partie du
Traité du Tout-monde, Mathieu commente son parcours romanesque. La césure
entre son appartenance intra- et extradiégétique témoigne de la conscience
métatextuelle de ce personnage. Tout comme chez Sábato, l’intrusion
intramétaleptique de Mathieu Béluse dans le « conte », est explicitement
annoncé par le personnage qui nous livre le compte-rendu de son expérience
livresque:
Après cela, je suis entré dans un conte, que vous appelez donc un roman.
Plus surpris de cette entrée que d’avoir fréquenté, au loin des temps, une
princesse dite obscure. Un conte, un monde virtuel par conséquent. J’y
vivais selon des lois à peine déchiffrables508.

La conscience d’être un personnage de fiction, tout en soulignant et en


revendiquant son autonomie par rapport au roman et son appartenance au monde
extratextuel, est manifeste chez Mathieu lorsqu’il évoque son « entrée » dans le
conte. Le verbe « entrer » souligne le passage d’une condition à une autre
qu’effectue le personnage. Grâce à ce rite de passage désigné

505
TM, p. 526.
506
Ibid., p. 520.
507
Michèle Bokobza Kahan, op. cit.
508
Ibid., p.56. C’est nous qui soulignons.

187
métaphoriquement, le personnage, en initié, accède à un autre niveau de
connaissance et peut désormais, en toute lucidité, dénoncer les procédés de son
créateur. Le champ lexical balise l’existence de niveaux différents mis en relief.
Le vouvoiement soudain qui apparaît dans l’expression de Mathieu (« que vous
appelez donc un roman ») laisse soupçonner une prise de distance avec la forme
qui lui est imposée et qui ne sied pas forcément à ce personnage. Le discours
critique à charge de Mathieu devient manifeste à travers ses remarques à propos
de la fiction, notamment dans son attitude de distanciation avec les genres
littéraires préétablis, et la dénonciation de l’opacité (« des lois à peine
déchiffrables »). Mathieu indique par ailleurs sa présence dans d’autres œuvres
faisant partie du macrotexte :
Je me suis arraché de la raide figure qu’il m’avait faite auprès de ceux qui
nous connaissent ; ainsi ai-je fait de lui, donnant donnant, l’objet lointain de
ma recherche 509.

La violence de l’acte de sa prise d’indépendance est soulignée, quant à


elle, par le verbe « arracher ». Par cette déclaration, le personnage se libère de la
« clôture diégétique », dès lors il cesse d’être un protagoniste dans le récit et
devient lui-même spectateur, voire auteur. En manifestant son désaccord avec
l’instance auctoriale, il usurpe en quelque sorte la place de « l’auteur réel » en se
proposant d’inverser les rôles, car il projette de faire de lui « l’objet lointain de
[s]a recherche ». Cet aspect libérateur de la métalepse est lié, selon nous, à la
question du pouvoir et de la domination. La métalepse permet d’exprimer le
désaccord avec une certaine conception de l’autorité, en tant qu’ensemble de
normes imposées et subies. Dans son rôle de macropersonnage, et
macronarrateur par endroits, Mathieu s’arroge le droit de contester certains
événements appartenant à la diégèse, en s’appuyant sur les informations relevant
du niveau extradiégétique, qu’il qualifie de vie « réelle ». Le franchissement des
niveaux est explicitement désigné à l’aide de verbes qui signalent la transition

509
TTM, p.56.

188
et/ou la libération du personnage : Mathieu « échappe » à « son image
livresque » pour marquer une opposition entre le monde narrant et le monde
narré :
Dans le même balan, je démène une autre vie, qu’on répute réelle […] Nous
vivons ensemble Marie Celat et moi, nous n’avons fait aucun marillage, ne
dites pas que j’en reviens à des histoires déjà contées510.

Le fait d’anticiper sur la réaction du narrataire renvoie vers La case du


commandeur où le narrateur précisait à propos du couple : « nous n’avons
jamais su au juste si Marie Celat et Mathieu Béluse, pour respecter l’idée de
papa Longoué, se sont mariés. Nous l’avons publié partout, sur la foi de ce
qu’ils dirent 511». L’aisance du personnage face aux outils théoriques et critiques
dont il dispose le met décidément dans la posture d’un personnage-lecteur et
confirme son identification partielle avec l’auteur, sans que l’un de ses statuts
prévale au cours du récit et ait des conséquences sur le déroulement de
l’intrigue. Le personnage prend ses distances avec l’auteur afin de rectifier
certaines informations qu’il juge lacunaires dans le texte de ce dernier et rétablit
ainsi sa vision des événements. L’adresse au narrataire, « ne dites pas », apparaît
ici teintée d’une légère note d’agressivité à l’encontre de celui qui se laisserait
séduire par des dénominations faciles sans pouvoir garder ses distances avec la
fiction, qui acquiert un statut opposé à celui d’ « une autre vie » de ce même
personnage, « qu’on répute réelle ». Lydie Moudileno perçoit dans le refus de
Mathieu d’être une créature de fiction, « l’insatisfaction devant l’image qu’il
perçoit de lui-même, qui fut construite dans le livre 512». Pour remédier à cette
situation inconfortable « il lui semble nécessaire pour se constituer comme sujet
réel d’opposer à son auteur un « contrepoint réparateur513 ». Ce refus soulève la
question de l’image imposée, stéréotypéé sur laquelle nous n’avons pas de prise.

510
Ibid.
511
CC, p. 166.
512
Lydie Moudileno, L’écrivain antillais au miroir de sa littérature. Mises en scènes et mises en abyme du
roman antillais, Paris, Karthala, 1997, p. 122.
513
Ibid.

189
En se libérant de la clôture diégétique, Mathieu se plaint d’être appelé par
les personnages du livre « du nom de ce personnage qu’on avait fait de moi et
non du mien véritablement », étant considéré « comme un complice dans
l’univers imposant de la fiction514 ». De sa position métadiégétique, Mathieu
peut annoncer son mécontentement d’être relié à ses « compagnons de la
fiction », qui persistent à préserver « de tels rapports imaginaires515 » dont
Mathieu perçoit le caractère conventionnel. Ce renversement de la perspective,
en rapport avec la théorie du personnage qui se profile dans l’œuvre de Glissant,
convoque la question du pouvoir et de la domination, catégories qui informent
implicitement tout son macrotexte et donnent à voir la « contestation de la
logique représentationnelle 516». L’acte de libération des hiérarchies régissant
traditionnellement le récit proclamé dans Mahagony par Mathieu s’inscrit dans
la dimension « non orthodoxe » de la métalepse où « ce qui est représenté
commence à prendre le contrôle de l’acte de représentation 517». En choisissant
« d’aller au bout de leur logique », Mathieu se heurte à l’incompréhension de ses
« voisins » livresques pour dénoncer, depuis sa position extradiégétique, une
critique de certains types d’écriture et de lecture attachés à maintenir l’illusion
fictionnelle. Mathieu fait allusion aux romans La case du commandeur et
Mahagony où est contée l’histoire de sa relation avec Mycéa :
La vérité est que je découvre combien la vie qu’on dit réelle est mélangée à
la virtualité du conte, ou du roman. Dans le conte est contée, encore que très
elliptique, la vie-et-mort de nos deux enfants, Patrice et Odono. Le conteur a
cru bon de rendre public ce que par ailleurs tout un chacun connaît dans le
pays. Il est vrai aussi qu’à un moment de son dire il m’a fait mourir, ou
presque. Expérience vivifiante 518.

Mathieu se charge ici de réfléchir sur la manière de conter de son


« conteur » : il critique notamment sa propension à l’ellipse et à l’opacité tout

514
Ibid.
515
Mahagony, p. 73.
516
Jan Cristoph Meister, « La Metalepticon : une étude informatique de la métalepse », in Métalepses. Entorses
au pacte de la représentation, op. cit., (225-246), p. 226.
517
Ibid.
518
TTM, p.56-57.

190
en remettant en question une relation entre le monde référentiel et sa
représentation dans l’univers romanesque. La non-reconnaissance dont pâtit
Mathieu dans la diégèse sera d’autant plus poignante dans la scène qui clôt le
roman Tout-monde, où Mathieu souffre, en effet, de ce manque de considération
affiché envers sa personne (« C’était ça –pensait-il, « pas même un petit
tourbillon ni le plus petit hac de gens […] et pas même un petit bonheur de
mourir pour votre pays, pas même un voyez je suis un fleuron saccagé de mon
peuple519 ») par les trois gendarmes qui avancent des hypothèses à l’égard de la
victime de l’agression:
L’Entité-gendarme fit les constatations. « Un cas typique. Manifeste. Habite
seul, maison isolée. Méfiance. Probablement bien pourvu. En tout cas,
réputé dans les environs […] Bon, voyons. Tous ces livres. La bibliothèque
municipale. Méfiance méfiance. Ces nègres-là, ça paraît toujours plus jeune
qu’ils ne le sont 520.

L’auteur est donc, dans la même mesure que ses personnages, atteint par
ce phénomène d’imbrication des niveaux, en expérimentant dans son corps la
perméabilité des frontières entre la fiction et la réalité. Subissant le même sort
que ses personnages, ou étant hanté par eux en permanence, l’auteur réalise une
fusion qui dénivelle les statuts intra- et extradiégétique :
Remarquez ainsi la multiplication, à partir de Mathieu Béluse : Mathieu, le
chroniqueur, le poète, le romancier, sans compter celui ou cela-ci qui écrit là
en ce moment et qui ne se confond ni avec Mathieu, ce chroniqueur, ce
romancier, ce poète, ils prolifèrent, peut-on dire qu’il sont un seul divisé en
lui-même, ou plusieurs qui se rencontrent en un ?521

Cette question soulève le problème de la multiplication des strates dans le


récit, en rapport avec les escapades extradiégétiques et les différentes stratégies
qui illustrent le nœud borroméen de Maingueneau, en insistant aussi sur le rôle
particulier de celui qui prend le relais du conteur, et des phases qu’il doit
traverser, eu égard à cette impossible équation de la parole et de l’écrit que
Glissant mentionne dans Tout-monde :

519
Ibid., p. 603.
520
TM, p. 601.
521
Ibid., p. 321.

191
on ne peut pas rapporter ces manières de langage : on leur confère en les
transcrivant un caractère d’exception qu’elles n’ont pas dans le réel, où leur
véritable teneur vient de ce qu’elles coulent sans jactance ni mise en
scène522.

L’image de l’auteur apparaît en creux, esquissée par les personnages qui


évoquent leur « auteur », évitant soigneusement le verbe « écrire » en se référant
à son travail, ce qui les incite le plus souvent à le désigner en tant que
« conteur ». « Le déparleur, le poète, le chroniqueur, le romancier, ne gagez pas
que c’est l’auteur du livre, vous vous tromperiez à coup sûr523 » met en garde
contre les identifications hâtives de la part du lecteur au sujet de la « Note sur les
noms » qui font partie du paratexte auctorial. Les instances se brouillent
davantage :
lui, lui, était-ce déparleur, romancier, le Mathieu, le chroniqueur, le poète, -
était-ce aussi que le poète se distinguait du déparleur, -on n’aurait pas pu
dire, dans cette pénombre524.

Au final, il revient aux personnages de thématiser de la manière la plus


explicite, à partir de leurs témoignages fragmentaires, cette difficulté de passage
entre oralité et écriture et la fausseté de l’écrit où ils peinent à retrouver leur
propre voix :
plutôt qu’écrire, il est vrai que nous préférons crier en rafale […] Pour moi
cependant, j’ai voulu fixer à l’aide de ces signes dont la pertinence n’est pas
sûre ce que j’eusse pu aussi bien déclamer aux vents austères525.

A l’aspect ludique de la métalepse se substitue ici sa valeur


métafictionnelle qui permet d’introduire le contenu théorique afin de
problématiser l’une des thématiques majeures de la réflexion critique de
Glissant.
La profusion des dénominations qui désignent le travail de l’écriture trahit
l’inconfort de la position auctoriale à partir du moment où il décide d’entrer
dans l’écriture en délaissant l’oral. Le mot écrivain ne figure pas dans cette

522
Ibid., p. 459.
523
Ibid., p. 606.
524
TM, p. 483.
525
Mahagony, p. 252.

192
panoplie de noms : il faut y voir le symptôme d’un désaccord avec l’institution
littéraire, alors que le « déparleur » se place du côté de l’oralité.
Le mouvement extramétaleptique qu’effectue Mathieu atteint la
conception du personnage romanesque dans l’œuvre de Glissant et touche à la
question du pouvoir et de la domination en inversant la
perspective traditionnelle, avec l’accord tacite de l’auteur (« l’auteur n’était
donc pas le tout-puissant démiurge ? »). L’ombre de pudeur évoquée par
l’auteur désigne cette marge de liberté octroyée à ses créatures qui peuvent
s’exprimer dans Mahagony en y ayant littéralement le droit au « chapitre ».
Si l’auteur sème volontairement la confusion entre différents niveaux
narratifs dans le roman, la “fictionnalisation” de l’auteur, par le biais du
mouvement intramétaleptique, renforce de son côté le retour de l’illusion
référentielle, ce qui complexifie l’interpénétration des mondes intra- et
extradiégétiques dans le texte. Dans les relations ainsi « brouillées » se perçoit
en creux la question du rapport au pouvoir et à l’autorité, qui est relativisée à
travers la permissivité de l’auteur face à ses créatures de fiction.
Tout comme Glissant et Sábato refusent l’enfermement dans des cadres
génériques précis, ils refusent d’assumer le rôle d’auteurs tout-puissants,
démiurges, pour s’en attribuer un autre, bien plus modeste, de médiateurs entre
la réalité extratextuelle et l’univers fictionnel. Cette conception s’inscrit dans la
poétique de la relation conceptualisée par Glissant, qui sur le plan narratif
favoriserait le relais, selon la formule de Mathieu Béluse : « nos paroles valent
d’autant qu’elles se relaient526 ». Ce type de métalepse permet à l’auteur de
poursuivre sur la voie de la contestation et de l’hérésie qu’il s’auto-attribue dans
le champ littéraire. En tant que passeurs des frontières, Glissant et Sábato
s’attèlent, par le biais de la métalepse ontologique à rendre élocutif le régime
délocutif.

526
Mahagony, p. 252.

193
4. Dialogue entre l’auteur et ses lecteurs par voix interposées. Narrataires-
personnages dans le rôle de critiques.

Le potentiel transgressif de la métalepse devient plus perceptible dans les


rapports entre l’auteur, le narrateur et les personnages, comme il a été constaté
plus haut. A travers les différentes modalités de la métalepse, le métadiscours
critique s’immisce dans l’œuvre soit par le biais du personnage de l’écrivain (et
ses divers avatars : scribe, scripteur, romancier etc.) mis en abyme, soit, de
manière plus subtile, par le biais des personnages.
Il est frappant de voir dans les romans de Glissant et de Sábato une
prolifération de personnages qui se prononcent au sujet de leurs lectures, ou qui
commentent les œuvres écrites par leur auteur, voire les œuvres où est contée
leur propre histoire. Ces multiples représentations de l’acte de « lecture
abymée 527» ne peuvent que nous interpeller et nous inciter à en interroger les
raisons, les modalités et les fonctions. Revaloriser l’experience de l’auto-critique
ou de la critique proférée par un tiers dont les présupposés sont discutés dans le
roman devient le départ d’une réflexion littéraire qui n’est pas conçue comme
une illustration, ni comme une expérience ludique, mais comme une remise en
question. Il est possible de parler dans ce cas de métalepse métafictionnelle, qui
met en scène les rapports qu’entretient l’auteur avec « les divers agents du
champ littéraire528 ». La critique à charge des personnages, incarnant ces agents
à l’intérieur du livre, s’avère à ce titre un moyen intéressant pour l’auteur de se
relier à son public, pour mieux se distancer de son œuvre ou pour anticiper les
réactions critiques. Le caractère polémique de la métalepse se double de la
dimension théorique qu’elle permet d’introduire.
Cette confrontation, qui s’inscrit pleinement dans l’élaboration de la
théorie littéraire « in progress » chez Glissant et Sábato, permet de donner la

527
Frank Wagner, « Analogons. De quelques figures de lecteurs/lectrices dans le texte et de leurs implications
pragmatiques », op. cit., p. 25.
528
Michèle Bokobza-Kahan, op. cit.

194
parole aux personnages, en les instaurant dans la fonction de critiques de leur
auteur. Le personnage-lecteur prend en charge le discours critique interne à
l’œuvre, « ce mode d’usage du legs littéraire revient à créer des personnages qui
sont tous des pratiquants du livre529 », ce derniers seront « positionné[s] dans la
posture du critique 530». Il s’agit en effet d’un narrataire-personnage, défini de la
manière suivante par Frank Wagner : « un personnage de la fiction, présent à
l’intérieur de son univers spatio-temporel […] et explicitement représenté
comme destinataire d’un récit écrit ou oral531 ».
Pour plus de précision, il faut opérer une distinction entre les narrataires-
personnages auditeurs et les narrataires-personnages lecteurs, dont seule la
deuxième variante retiendra notre attention dans la présente analyse, en ce
qu’elle correspond à une « duplication authentique de l’acte de lecture
extradiégétique 532». La théorie littéraire se présente ainsi sous l’aspect d’une
élaboration collective, ce qui revient à accorder au procédé littéraire qu’est la
métalepse le potentiel contestataire qui, dépassant le domaine strictement
littéraire, s’étend à celui du pouvoir. Il ne s’agit pas toutefois de mettre une
théorie en dialogue pour l’assouplir au niveau de la fiction romanesque mais de
représenter le véritable processus de son élaboration au cours de l’œuvre avec la
participation des personnages-lecteurs, ce qui démontre clairement le
positionnement de l’écrivain face à la théorie. A la différence du « roman à
thèse », désigné par Nelly Wolf comme « mauvais roman démonstratif où
l’autorité fictive s’est répandue dans des proportions excessives et avec
ostentation 533», les romans qui instaurent les principes démocratiques, comme
ceux de nos auteurs, proposent une « expérience fictive du débat d’idées en

529
Monique Charles, op. cit., p. 71.
530
Ibid.
531
« Analogons… », op. cit., p. 25.
532
Ibid., p. 26.
533
Ibid.

195
démocratie. Cette mise en intrigue de l’opinion passe par l’échange des
répliques entre des personnages porteurs d’idées mais ne s’y limite pas534.
Dans cette perspective, les macrotextes de Glissant et de Sábato se
déploient comme une écriture critique qui met en question sa propre pratique.
Nous nous pencherons sur le rôle critique des narrataires-personnages qui
participent activement à la construction de la théorie littéraire.

4.1. Narrataires-personnages dans l’œuvre de Glissant comme vecteurs de


distanciation critique.

La théorie fragmentée intégrée dans les romans de Glissant s’élabore en


suivant les méandres du discours romanesque et parallèlement à celui-ci, en
empruntant les techniques propres au roman et à d’autres types de discours.
Tous les personnages participent, au même titre que l’auteur et son narrateur, à
l’élaboration de cette théorie, souvent à leur insu. Les personnages discutent
avec le narrateur et/ou l’auteur au sujet de leur désaccord avec sa vision de la
littérature, ce qui fait que la théorie littéraire se construit dans un effort collectif
et n’est pas une construction en amont du texte. Au lieu d’être vues comme
intempestives, les critiques adressées par les personnages participent activement
à ce travail collectif, au côté de l’auteur, afin que son œuvre réponde le mieux
aux besoins de son lectorat. Le roman met en scène des narrataires-personnages
capables de discuter sur l’œuvre en cours ou d’évoquer, à partir des références
macrotextuelles, d’autres romans de l’auteur.
Dans le premier roman de Glissant, La Lézarde, une discussion sur la
littérature à venir réunit les protagonistes du récit autour du personnage-auteur à
qui la collectivité confie la mission d’écrire sur leur pays en légitimant ainsi son
travail. Ce roman peut être considéré, sans exagération aucune, comme un
manifeste poétique et idéologique, fondateur de la future théorie littéraire de

534
Ibid.

196
Glissant. Il préfigure en quelque sorte la situation narrative de celui qui n’est pas
nommé dans le roman535 et à qui le cercle d’amis de Mathieu donne toutes sortes
de préceptes concernant le contenu et la forme dudit roman, où apparaissent déjà
les prémisses de la transgénéricité qui caractérisera les futures œuvres de
l’auteur martiniquais:

Mathieu se tourna vers moi.


- Tu pars avec Michel. Tu vas en France. Tu ne construiras pas de
ponts. Mais il faudra que tu dises tout cela.
- On te confie l’écriture. C’est ça.
- Fais une histoire, dit Mathieu.Tu es le plus jeune, tu te rappelleras[…]
- Fais-le comme un témoignage, dit Luc.
- Fais-le comme une rivière. Lent [...]
- Fais-le comme un poème, murmura Pablo […]
- Tu leur diras, avec les mots, tu leur diras toutes les îles, non ? Pas une
seule, pas seulement celle-ci où nous sommes, mais toutes ensemble […]
mets que les Antilles c’est tout compliqué.536.

Les remarques métadiscursives qui ponctuent ce dialogue rendent compte


de la capacité critique des narrataires-personnages investis dans l’élaboration
d’une œuvre à venir, qui serait écrite selon leurs propositions.
En conférant à ses personnages le droit d’émettre un jugement critique,
l’auteur peut s’assurer de la réalisation de certains postulats contenus dans ce
pacte initial, conclu avec les personnages. Cette forme d’auto-critique,
habilement déguisée à travers le recours aux narrataires-personnages, permet de
maintenir l’aspect dynamique et évolutif de la réflexion théorique intégrée dans
l’œuvre romanesque. Par le biais de la métalepse, les personnages du Tout-

535
Dans Mahagony, Mathieu se réclame face à son auteur comme celui à qui cette mission a été confiée : « Je lui
rappelais que dans ce temps de notre jeunesse j’avais été, le plus jeune et sans doute réputé innocent, désigné par
convention pour « rapporter » cette adolescente agitation […] qu’il s’était tout simplement mis à ma place, qu’il
avait parlé en mon nom ». Mahagony, p. 156.
536
Cette citation, dans laquelle nous avons procédé aux découpages pour rendre plus lisibles les préceptes le plus
pertinentes énoncées par des personnages, mérite que nous nous y attardions. Elle condense, à l’orée de son
écriture, le projet littéraire de Glissant qui sera développé et mis en œuvre dans ses futures productions. L’usage
fréquent dans ce roman des temps grammaticaux du futur, dont le futur de prophétie, prouve bien que les
postulats y contenus seront réalisés par la suite ou en tout cas que Glissant s’y projette sur la réalisation de ses
« intentions poétiques ». Tout un programme est annoncé dans ce fragment, en introduisant une idée forte de la
démocratie et l’ouverture au dialogue qui sera la constante des textes de Glissant qui se construisent à partir de
cette ouverture, de la relation. L’écrivain est doté d’une mission confiée par ses personnages, qui instaurent ainsi
sa légitimité, à condition de remplir le contrat auprès de son public. LL, p.237-240.

197
monde ont le droit, comme c’était déjà le cas dans Mahagony, d’exiger leur part
de vérité et de présenter leur point de vue, d’autant qu’au fur et à mesure que le
macrotexte de Glissant s’épaissit, les références macrotextuelles deviennent de
plus en plus complexes, mobilisant plusieurs romans. Ainsi Artémise, dans le
chapitre intitulé « Bezaudin », qui revient sur les circonstances biographiques de
Glissant, en les attribuant à Mathieu, discute du bien-fondé des récits de ce
dernier. Elle apparaît ici en qualité de « macropersonnage » qui possède la
connaissance du macrotexte :
- Vous avez découpé notre temps à nous comme un manioc en cassave !
Dans tous ces livres plus pleins de ténèbre que la barrique de Longoué.
Vous avez repéré l’enfant Gani dans les deux cents ans avant nous […]
Mais vous certifiez que c’est dans les trois fois le même aboi de la révolte
[…] - Oui, dit Mathieu […] Vous avez tout mélangé dans votre calebasse.
Le temps d’antan, le temps de la veille, le temps de demain […] Comment
voulez-vous reconnaître un rien de quelque chose ?537.

Malgré certaines notions théoriques que manient les personnages-lecteurs


de Glissant, le texte met davantage en scène « l’antagonisme perpétuel de la
théorie et du sens commun538 », ce dernier semble déteindre sur les reproches
formulées à l’égard de l’auteur. Ces reproches constituent une adaptation
intéressante des outils théoriques au contexte dans lequel vivent ces
personnages-lecteurs. La matérialisation de notions théoriques abstraites qui
advient à travers l’appropriation des éléments concrets de l’univers antillais :
« un manioc en cassave », « calebasse », leur permet de représenter de manière
imagée la vision, très judicieuse d’ailleurs, qu’ils ont de la temporalité chez
Glissant. Cette scène, à travers son caractère métaleptique, offre une possibilité
de mise en relation des créatures avec leur créateur, ce qui crée un espace de
dialogue entre ces deux niveaux traditionnellement étanches. Il convient
d’observer à propos de ce système égalitaire permettant à tout le monde d’être
entendu, qu’il fait partager aussi le revers de cette position octroyée aux
personnages ; dorénavant, ils doivent assumer leur part de responsabilité, tel
537
TM, p. 214-215.
538
Le demon de la théorie, op. cit., p. 304.

198
Mathieu Béluse qui se voit accusé d’avoir « tout mélangé » au même titre que
l’auteur (désigné comme « raconteur ») :
Si un quelqu’un raconte votre histoire, et si vous êtes dedans avec tous vos
dents, vous êtes responsable autant que le raconteur 539.

L’indignation des personnages exprimant leur désaccord avec la version


de l’histoire proposée par l’auteur rend tangible sa fonction d’organisateur du
récit, en ce sens « responsable ici », comme n’oublie pas de lui rappeler
Artémise. En accord avec les propositions théoriques de Christine Baron,
lorsqu’un personnage récuse son auteur ou propose des destins alternatifs
entre lesquels il ne parvient pas à trancher, le récit met en scène une crise de
la narration. Le fait que la métalepse se donne dans ce cadre comme
résultant d’un conflit des vouloirs nous conduit, de fait, à interroger ses
relations à l’intentionnalité 540.

Ce rappel à l’ordre adressé à l’auteur par ses personnages s’avère


d’ailleurs une technique efficace pour introduire une réflexion d’ordre
métadiscursif diffractée parmi les personnages qui construisent, chacun
labourant son petit fragment de la théorie, un ensemble de préceptes théoriques,
que cette littérature antillaise devrait prendre en compte afin de satisfaire son
lectorat et répondre à ses attentes. Quoi de plus efficace que d’impliquer les
doublons de ces lecteurs extradiégétiques dans l’élaboration d’un projet
littéraire apte à dépasser le spectre de « pré-littérature » qui pèse sur les
écrivains antillais.
Dans Mahagony, où il souligne sa proximité avec son « auteur et
biographe », Mathieu mène un débat virtuel avec son auteur541, où il passe en
revue plusieurs questions théoriques, sans que jamais la voix de son adversaire
puisse être audible. Mathieu, en accord avec son métier d’historien, se place du
côté des faits, il apparaît à travers ses remarques comme une conscience

539
TM, p. 215.
540
Christine Baron, op. cit.
541
Les expression suivantes confirment la discussion entre Mathieu et son auteur sans que toutefois un véritable
dialogue s’engage devant le lecteur : « mon ami l’écrivain […] me répondait » ; « je lui opposais » ; « mon ami
m’expliquait » ; « je lui rappelais » ; « à quoi il retorquait » ; « j’objectais » ; « il me répondait ». Mahagony,
154-157.

199
métalittéraire de son auteur censée limiter ses débordement « en poésie ». En
dehors de l’aspect ludique perceptible dans cette utilisation de la métalepse,
l’échange entre l’auteur et son personnage permet de représenter le
distanciement de l’auteur avec son propre texte, tout en retravaillant l’ethos
préalable de l’auteur à travers son portrait fictionnel « brossé » par les
personnages. Cette révolte somme toute relative de Mathieu renforce l’idée de
« modeler » : « écrire est étrange, quand un qui était considéré ou pris comme
modèle, ou prétexte, entreprend à son tour de modeler […] aussi bien c’est le
personnage en moi qui s’éclaire, même si c’est la personne qui se renforce et
piète dans demain 542». Nous connaissons, nous « macrolecteurs », ses
revendications auprès de l’auteur à qui il s’adresse soit pour discuter le bien-
fondé de ses choix stylistiques, soit pour critiquer la structure du roman. Ce
dernier commentera à son tour dans Tout-monde les remarques de Mathieu :
Mathieu Béluse m’appelle ‘ce romancier-là’ : il faut quelqu’un pour
rabouter ensemble les morceaux éparpillés de tant d’histoires qui
apparemment décarquillent alentour543.

Le discours critique interne à l’œuvre fraie son chemin à travers


l’enchevêtrement des instances narratives. Il est intéressant d’observer un
contraste entre la profusion des personnages-lecteurs dans les œuvres
fictionnelles aux Antilles et une rhétorique de l’« absence de public » remarquée
par Mireille Rosello dans le discours des théoriciens antillais. En mettant en
scène les personnages-lecteurs, Glissant veut inciter les lecteurs réels à
poursuivre le débat commencé sur les pages du livre au-délà de l’espace
romanesque. Les stratégies analysées plus haut s’attèlent à démontrer que la
littérature a sa place et son utilité dans le débat sur la construction identitaire en
Martinique. Si Glissant laisse ses personnages-lecteurs contester et critiquer
certaines solutions littéraires adoptées dans ses œuvres, il le fait en accord avec
sa conception ouverte et communicationnelle de la littérature en cours de

542
Mahagony, p. 252.
543
TM, p. 544.

200
construction, susceptible donc d’évoluer à partir de ces remarques critiques. Pas
de place pour le terrorisme théorique ni autorité oppressive, associées aux
préceptes imposées, venues du centre, la littérature se construit dans un effort
collectif et c’est seulement dans ce sens qu’elle pourra prétrendre d’être une
véritable expression des Antilles.
Glissant semble vouloir montrer que la critique constructive émise par ses
propres lecteurs-personnages s’avère plus efficace que celle venant de
l’extérieur, qui ne tient pas ou peu compte de la spécificité de la littérature
antillaise dans le champ littéraire français dont l’écrivain antillais est
paratopique. Le rejet de la critique extérieure, inadaptée se lit aisément comme
la nécessité d’un discours critique propre qui ne mesure pas la littérature à
l’aune des catégories héritées de l’Occident ; « n’occidentalisons pas tout le
long » s’exclame Mathieu Béluse dans son plaidoyer pour la libération de la
mainmise politico-littéraire exercée par la métropole française en matière de
normes littéraires.
A travers ces échanges entre les personnages et l’auteur rendus possible
grâce à la métalepse, un nombre important d’indices semble susceptible de
confirmer les rapports ressentis comme conflictuels par l’auteur, et ses lecteurs,
difficilement conciliables avec les voix de la critique officielle toujours un peu
réfractaire envers ce type d’expériences narratives qui s’attachent à la priver de
son rôle normatif. Se refuser à perpétuer un certain type de littérature jugée
désuète et sclérosée signifie de contourner en quelque sorte cette critique par la
consolidation d’un ethos auctorial hérétique inscrit dans le texte. Tout comme
Glissant s’exclame dans un cri de colère à l’égard des hiérarchies ethnocentristes
par rapport à la politique linguistique (« puisque tu veux me réduire au
bégaiement, je vais systématiser ce bégaiement »), il systématise et théorise ce
qui est censé représenter les formes inférieures de la littérature, inférieures par le
simple fait des configurations géopolitiques.

201
Le principe de démocratie appliqué dans l’œuvre de Glissant, quant à la
distribution des pouvoirs et des rôles dans la fiction, fait transparaître la
construction d’un véritable réseau de narrateurs et de « relayeurs ». Le fait qu’ils
soient eux-mêmes impliqués dans ce travail, au cours de la diégèse, les rend
conscients de la difficulté que représente cette démarche :
ainsi pourrait s’entendre la négociation de l’auteur avec ses personnages
doublement soit comme la marque d’une puissance de la fiction, soit sous le
signe d’une puissance du réel à laquelle il serait fait droit, la métalepse
constituant localement une représentation spéculaire de la relation de
l’œuvre à son dehors544.

Le chapitre de Tout-monde, « Mycéa, c’est moi 545», qui nous renvoie à la


fameuse déclaration de Flaubert, instaure dès le départ, la question de la relation
entre les personnages du roman et leur créateur. Ici l’auteur s’attribue le rôle, ô
combien plus modeste, de « raconteur » ou de « chroniqueur », ce qui justifie
une certaine autonomie qu’ont les personnages à l’intérieur du récit, tout en
étant dépendants de celui qui les « raconte ». Mycéa, le personnage
emblématique de Glissant, est présente dans toute son œuvre romanesque. Une
place particulière lui sera accordée dans Tout-monde où elle acquiert le droit de
s’exprimer à la première personne, « racontée » par Anastasie qui essaie
d’établir la vérité à son sujet. Anastasie devient ici macronarratrice, tout en
gardant le statut de macropersonnage (au début de ce chapitre nous avons
l’impression que c’est Mycéa même qui se charge de cette mission, en
s’identifiant aussi bien à son rôle dans la fiction), le brouillage des pistes sera
éclairé dans la suite du chapitre:
Quand, j’ai lu votre livre, j’ai crié. Parce que vous avez écrit la chose même
que je voulais. Peut-être, vous êtes mon voleur de parole ! Je vous demande
si vous avez rêvé, ou si vous connaissez vraiment Marie Celat ? Ou si vous
avez entendu parler de moi ? Parce que écrit ou parlé, Mycéa, c’est moi546.

544
Christine Baron, « Effet métaleptique et statut des discours fictionnels », in Métalepses. Entorses au pacte de
la représentation, op. cit., p. 301.
545
Tout-monde, p. 227-271.
546
TM, p. 228.

202
En tant que macropersonnage, Anastasie se révèle aussi une lectrice
assidue de l’œuvre de son auteur où elle figure comme personnage de la diégèse,
ce en quoi son statut se rapproche de la notion de narrataire-personnage de
Jouve. Elle représente une « duplicité authentique de l’activité de lecture
extradiégétique547 » distinguée par Wagner comme une des possibles
interprétations pragmatiques de ce phénomène. Elle va jusqu’à citer les
fragments des livres de son auteur, c’est le cas d’une citation intratextuelle et
macrotextuelle à la fois dans Tout-monde:
Quand, j’ai lu votre livre, un saisissement m’a pris. J’ai dit : ‘Marie Celat,
elle a drivé dans la mangle, elle a questionné la lune’ 548.

Elle donne à l’auteur des conseils549 concernant la dichotomie,


difficilement résolue au niveau du roman, entre l’écriture et l’oralité et revient
sur la réception aléatoire d’une œuvre littéraire:
Pourquoi voulez-vous toujours écrire des livres, vous tous, quand il est si
convenant de s’asseoir et de parler en faisant semblant de tout comprendre
et en laissant filer la voix ? […] Votre livre n’est pas fini tant que vous
n’avez pas trouvé dans un pays inconnu quelqu’un comme moi qui s’assied
là et qui le récite mot à mot 550.

Dans cette « lecture abyméé », plutôt que de s’arrêter à la dimension


spéculaire de ce procédé, il faut privilégier sa fonction dans la progression du
récit et dans l’élaboration de la théorie qui advient par les voix des narrataires-
personnages du macrotexte de Glissant. En dénonçant le statut omniscient du
narrateur, Anastasie donne la parole à tous les personnages au même titre que
l’auteur, ce qui rompt bien évidemment le diktat de l’auteur. En s’adressant à
l’auteur, elle propose une autre version des événements :

547
Frank Wagner, « Analogons. De quelques figures de lecteurs/lectrices dans le texte et de leurs implications
pragmatiques », op. cit., p. 25.
548
Ibid.
549
Les compétences relevant de son statut de macropersonnage lui permettent de corriger l’auteur, en apportant
des précisions à son macrotexte : « Et là vous pouvez dire, Mycéa, c’est moi, monsieur…Vous vous souvenez,
quand elle voit partir Valérie avec Raphaël Targin, il est écrit : ‘Et Mycéa avait ri dans le soleil’. C’est ainsi que
vous avez écrit. Mais, je vous assure, ce n’était pas le soleil, c’était dans la lune montante. Il n’y a que la lune
pour supporter une chose comme ça. Il faut marquer la correction, je vous assure. Pour la tranquillité de votre
postérité ». TM, p. 223.
550
Ibid., p. 231-232.

203
Et qui vous dit que Marie Celat n’a pas de sentiment pour Mathieu Béluse ?
[…] Vous croyez que Marie Celat serait allé vivre comme ça tout de suite
avec Mathieu Béluse, sous prétexte que Raphaël Targin est parti sur ce
morne avec Valérie ? Vous ne connaissez pas Mycéa… 551.

Le fait qu’elle fasse elle-même partie de la diégèse dote sa posture


critique d’une plus-value affective qui parfois donne la priorité au sens commun
au détriment d’une approche davantage théorique. Au vu de toutes ces lacunes
qui empêchent le conteur de dérouler l’histoire de ses personnages, Flore
Gaillard, héroïne de Ormerod, apparaît devant son auditoire pour affirmer, à
l’encontre de l’histoire officielle, sa présence :
et Flore Gaillard était soudain debout droit devant eux, accompagné de deux
de ces partisans, et malgré qu’ils l’attendaient ils avaient sursauté, ne
comprenant pas comment elle avait passé les barrages de sentinelles […]
Flore Gaillard avait exigé un traducteur de créole, prétendant ne parler ni le
français ni l’anglais 552.

L’héroïne sainte-lucienne obtient, à travers la métalepse ontologique, le


droit de dissiper les malentendus sur son compte, ce qui est rapporté par le
narrateur553 extradiégétique de ce passage :
et Flore Gaillard, si c’est son nom, avait répété ses conditions […] que tous
les soldats de l’Armée des Bois qui le désireraient seraient libres de
regagner les hauts et d’y vivre sans contrainte ni poursuite554.

Grâce à la métalepse, il est possible d’appréhender également la question


de la trahison qu’opère l’écriture par rapport à l’oral et celle de la difficulté de
retranscrire l’oral qui exige de nouvelles formes d’expression. L’une des
préoccupations centrales du macrotexte de Glissant trouve une belle illustration
dans l’épisode de Mahinondoo dans le dernier chapitre de Sartorius, « Ce que
disait Mahinondoo », qui répond en écho à l’un des premiers chapitres du roman
intitulé « Mahinondoo ». Une anecdote illustre le rapport entre l’auteur et ses

551
Ibid., p. 238.
552
Ormerod, p. 214.
553
Le narrateur souligne sa qualité de témoin de cette événement, sans négliger de rapporter le rôle occupé par le
traducteur qui rend possible la transmission du discours de Flore, non sans difficultés d’ailleurs : « le traducteur
du créole peinait parfois à trouver les formules justes, et parfois hésitait à rendre le vigoureux discours ». Ibid., p.
215.
554
Ibid.

204
personnages, qui conçoivent le pacte scripturaire comme une opération basée sur
la « véracité », engageant son honnêteté intellectuelle. Mahinondoo, tout comme
Mathieu Béluse vise à se libérer de la clôture diégétique pour exiger sa propre
vérité :
Elle ne voulait pas être le personnage d’un récit ou d’un conte qui n’aurait
fait que parler à sa place. « Ne dites pas tout droit ce que j’ai dit, criait-elle.
Dites que je l’ai dit, je verrai à voir si vous êtes dans la vérité555.

En clôturant le texte par un rappel de ses paroles, concernant la


revendication de la vérité du personnage et de son autonomie par rapport à son
créateur, l’auteur semble vérifier la réalisation effective de ses postulats au cours
du roman. Le narrateur rapporte dans un récit enchâssant qui résume et réitère la
genèse de l’œuvre, les paroles de Mahinondoo :
Que quand vous rapportez directement la parole d’un autre, vous prenez la
place de celui qui dit, vous lui volez sa voix. Que la parole une fois émise ne
peut plus être reproduite, si ce n’est par une machine qui l’a copiée, ou si ce
n’est que vous l’enveloppez, c’est votre façon, des risques du parler, de ces
hésitations et de ces remords qui font que les mots vont plus loin que leur
son et leur sens 556.

Dans la suite, le narrateur avoue explicitement attribuer cette diatribe à


l’héroïne du roman :
Mais bien sûr Mahinondoo ne dit rien de tout cela. Elle n’aurait pas pu avoir
deviné, même avec l’aide d’Ahonoo, ce que seraient les machines à recopier
la voix, ni fréquenter les tourments du téméraire qui conte des histoires en
accumulant ses écritures 557.

Le narrateur délègue à Mahindoo le soin de formuler des critiques à


propos de l’écriture, en feignant son discours, pour informer ensuite le lecteur de
ce subterfuge. Le narrateur-conteur se présente dans la posture d’un rapporteur
de vérité, « scribe » de la parole des autres :
Nous ne décidons pas si elle eut descendance. Nous n’avons que dit ce
qu’elle a dit et fait, comme elle exigeait, sans prétendre à des épaisseurs des
jugements ni à des savoirs dont elle aurait ri 558.

555
Sartorius, p. 351.
556
Ibid., p. 351.
557
Ibid., p. 352.
558
Ibid., p. 89.

205
Nous avons recensé dans le macrotexte de Glissant d’autres interventions
des personnages-lecteurs. Ce dispositif met en avant une relation étroite entre la
lecture et l’écriture en vertu de laquelle « la lecture est une écriture continuée ».
De cette façon, « concevoir l’écriture comme une pratique spéculative efface la
frontière entre textes littéraires et textes critiques559». La figure du personnage-
lecteur appartient aux stratégies métatextuelles qui permettent d’inclure la
réflexion critique et de se démarquer ou conformer par rapport au champ
littéraire d’appartenance.
Cette situation décrit le rapport à l’écrit, et à l’enseignement en général,
comme forme de modélisation idéologique, qui influe sur la perception de la
littérature et de l’écrivain dans la société. Dans La Lézarde, la méfiance envers
l’écrit est présentée comme une conséquence de la domination et de la
perception de l’écrit comme relevant du domaine de la justice, réservé à la partie
privilégiée de la population. L’idée de la trahison qu’opère l’écrit envers l’oral
fait constater la fausseté de l’écrit :
Non, ceci n’est pas une vérité assurée, comme de celles qui font dire à
propos de celui qui l’énonce doctement : « Il a appris tout cela dans les
livres » 560.

Il n’est pas étonnant que ces personnages-lecteurs qui questionnent le récit


en cours ne soient pas dotés d’outils théoriques à proprement parler, cela aurait
faussé leur crédibilité romanesque devant les lecteurs extradiégétiques.
Hormis ces mises en abyme de l’activité lectrice, les romans contiennent
de multiples réflexions sur les lectures d’autres auteurs, ce qui conforte souvent
la généalogie littéraire construite contre le discours dominant. Le décalage qui se
produit entre les lectures venant du centre et le contexte du pays revient dans les
souvenirs du narrateur de Mahagony :
Les éditions jaunies des romans d’Henry Bordeaux, les merveilleux résumés
de films dont des grandes liasses nous attendaient au fond de quelque
commode et ni Ramuntcho ni les Amours du Chico ne nous tenaient donc

559
Claude Abastado, op.cit., p. 320.
560
LL, p. 55.

206
quittes de cette manière de suspens, de cette inquiétude qui ne s’avouait pas,
dans un paysage où nous ne parvenions pas à réaliser le simple
assemblage561.

Dans Tout-monde, Mathieu fait allusion à l’un des auteurs qui composent
la généalogie littéraire de Glissant : « ces ouvrages de littérature qui nous étaient
parvenus de partout, sans doute d’après l’homme des plantations qu’était alors
William Faulkner, dont les traductions en langue française tombaient dans les
imaginaires comme autant de fracas de tambour […] La souffrance de la
mémoire n’était donc pas seulement d’ici562 ».
Il est intéressant d’observer que les narrataires-personnages sont présentés
également dans le rôle de lecteurs de la littérature antillaise, privilège qui
signifie la rupture avec l’univers de la plantation où les esclaves n’avaient pas
accès à l’écriture. En démasquant la bibliothèque d’Anastasie dans Tout-monde,
où figurent les œuvres de Tardon, de Zobel, de Césaire et de Fanon, madame
Bérard s’offusque d’y trouver « toutes ces cochonneries de nègres
dégénérés 563». Cette découverte fait partager la généalogie littéraire de Glissant
avec son personnage. L’accessibilité à ces lectures jugées subversives contraste
avec la « bibliothèque » bien plus modeste, composée des registres de la
plantation dérobés au maître, dont disposait l’esclave Hégésippe dans
Mahagony. Les incursions intertextuelles des personnages dans leur propre
littérature confirment l’existence d’ « un patrimoine littéraire propre », dont
l’avènement est situé par Pascale Casanova à partir de la « révolution de la
négritude lancée par Césaire 564».
Les revendications et les reproches formulés par les personnages
constituent une contre-théorie qui démontre les failles dans le modèle imposé ou
bien son inadéquation au contexte donné. Nous pouvons envisager la présence
de personnages-lecteurs dans l’œuvre de Glissant comme le principe évaluatif

561
Mahagony, p. 20.
562
TM, p. 193.
563
Ibid., p. 243.
564
La République mondiale des lettres, op. cit., p. 420.

207
du macrotexte, qui introduit ce que Joël Beuze qualifie de « trajectoire du
soupçon » qui permet « à l’œuvre entière de tester ses fondements565 ». Le
soupçon qui mine le texte n’est rien d’autre que l’appareil critique interne à
l’œuvre.
Les personnages-lecteurs chez Glissant, loin de constituer des analogons
abstraits des lecteurs réels, sont avant tout des macronarrateurs et des
macrolecteurs capables de commenter l’œuvre de leur auteur. Du fait de leur
appartenance intradiégétique, ils sont impliqués dans le réseau qui unit l’univers
romanesque à la réalité extratextuelle. Conjointement à la mise en abyme de
l’acte d’écriture, à travers l’incorporation du métadiscours critique dans l’œuvre,
cette mise en abyme de l’acte de lecture confirme la pertinence de la métaphore
métatextuelle du vertige dans le macrotexte de Glissant dont l’architecture se
caractérise par des duplications, des renvois et des analogies multiples.

4.2. Narrataires-personnages dans les romans de Sábato.

Le nombre important de dialogues sur la littérature dans les romans de


Sábato attire l’attention sur la construction d’un personnage-lecteur qui, comme
chez Glissant, apparaîtra dans un double rôle critique : lecteur de la littérature en
général et lecteur de son auteur et du roman en cours.
Nous pouvons distinguer chez Sábato ces dialogues du cotexte, car bien
qu’insérés dans la trame romanesque, « le choix de la forme dialogale […]
relève du stratagème : elle permet une dramatisation élémentaire du propos
théorique566 ». Tel est le cas des dialogues les plus longs dans Abaddón
notamment : dialogue de Sabato-personnage avec Silvia à propos de la
littérature (p. 179-194 ; 236-240), dialogue sur le Nouveau Roman (« ideas de

565
Joël Beuze, « Trajectoire du soupçon », Carbet, n°10 (décembre 1990), p. 40.
566
Gilles Philippe, op. cit., p. 18.

208
Quique sobre la nueva novela », p. 209-214), dialogue de Sabato-personnage
avec Marcelo sur les devoirs de l’écrivain (p. 245-251).
Effectivement, dans Abaddón, Sabato-personnage dialogue avec ses
lecteurs, personnages du livre. Il en ressort que ces jeunes lui adressent par
moments des critiques acerbes et même violentes, ce à quoi il paraît tout à fait
préparé, du moins dans le roman :
A menudo había asistido a las vacilaciones de un estudiante en un café que
por fin se decidía a acercársele.por esa larga experiencia, calculó que se
produciría algo muy desagradable […]
Entonces Sabato explotó, levantándose:
- ¿ Y quién sos vos para juzgarme y para juzgar a mis amigos? – gritó.
- ¿Yo? Tengo mucho más derecho de lo que una persona como usted
puede imaginar.
Sin darse cuenta, Sabato se encontró dándole una bofetada que casi lo hace
caer.
- ¡Mocoso insolente!567.

Les auteurs de Sábato o la moral de los Argentinos voient ces dialogues


avec les jeunes lecteurs « renuentes a su prédica (pero incapaces de argumentar
con claridad y convicción) », comme une mise en scène de « las críticas que
otros intelectuales le hicieron », ce qui a pour corollaire de réduire leur portée.
Venant de jeunes lecteurs, elles peuvent être plus facilement minimalisées du
fait de leur manque de discernement ou de leur inexpérience :
Esto es : se sitúa frente a ellos como a jóvenes díscolos que quizás todavía
puedan aprender. De ese modo, los cuestionamientos no despiertan su ira
sino su comprensiva tristeza ante la equivocación ajena. Porque nunca
Sabato-personaje se asoma a la duda: los toscos cuestionamientos juveniles
no hacen más que darle pie para expresar machaconamente lo mismo que
expresa en sus ensayos568.

Sábato ne semble pourtant pas craindre la confrontation avec ses lecteurs,


nien au contraire, il est à l’affût de ces réactions et pousse ses lecteurs à donner
leur opinion : « usted quiere decirme algo » dit Sabato-personnage à Bernardo
Wainstein lorsque ce dernier annonce avoir lu ses livres (« leí sus libros »). Il
anticipe néanmoins la réaction du jeune lecteur « usted, me parece, quiere

567
AEE, p. 57.
568
Sábato o la moral de los argentinos, op. cit., p. 131-132.

209
decirme que mis novelas están plagadas de crueldad569 ». Malgré ces
nombreuses rencontres avec ses lecteurs, Sábato se montre en réalité peu
réceptif à la critique venant de ses narrataires-personnages, agacé parfois devant
ces mauvais lecteurs alors que lui-même se représente la réception d’un texte
littéraire comme un processus aléatoire, qui échappe souvent au créateur.
Paradoxalement, Sábato semble vouloir par moments verrouiller la lecture de
son œuvre, en éradiquant les mauvaises postures des lecteurs, mises en scène
dans Abaddón.
Cette forme d’autocritique peut être rattachée à la figure rhétorique de la
« prolepse » qui consiste à « prévenir les objections en se les faisant à soi-même
et en les détruisant d ‘avance 570». Le recours à la prolepse, dans l’acception de
Jean-Luc Pagès, nous fait reconnaître chez Sábato l’utilisation nettement plus
instrumentalisée du narrataire-personnage, qui sert en effet, dans la plupart de
cas, à mener un duel virtuel avec la critique malveillante dont se plaint Sábato à
plusieurs reprises en la neutralisant par anticipation. L’auteur fustige les
mauvaises lectures, les lectures naïves, faisant fi de la convention romanesque,
affectant le « moi lisant», comme dans l’exemple où il décrit l’acharnement de
ses lecteurs à vouloir vérifier la véracité des informations concernant les
personnages romanesques : « seguían las preguntas, si esos personajes vivieron
y cómo, dónde. Sin comprender que nunca murieron […] o quizá fuese al
contrario, quizá fuera él que los necesita para sobrevivir 571». La mise en scène
de ces personnages-lecteurs coïncide avec le caractère polémique de la relation
qu’entretient Sábato avec la critique institutionalisée et souligne le rapport
conflictuel de l’auteur avec les divers agents du champ littéraire qu’il doit

569
AEE, p. 156.
570
Jean-Luc Pagès, « L’autocritique en littérature », in Mounir Laouyen (études rassemblées par), Perceptions et
réalisations du moi, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, Centre de Recherches sur les
Littératures Modernes et Contemporaines, 2000, p. 162.
571
AEE, p. 91.

210
affronter, notamment les éditeurs, les critiques572, les lecteurs, et les autres
auteurs par rapport auxquels il doit définir son propre positionnement.
Le manque de discernement chez les lecteurs qui confondent dans l’acte
de réception les trois instances distinguées par Maingueneau
(personne/inscripteur/écrivain) est souligné par le narrateur dans Abaddón :
es imprescindible ser autor de ficciones, alguien que es enjuiciado no solo
por lo que son juzgadas las personas publicas sino por lo que los personajes
de novela son o sugieren573.

Dans la conversation avec Silvia, Sabato-personnage commente la


réception critique de son ouvrage, Hombres y engranajes, en mentionnant
l’attitude défavorable de la critique à son égard : « casi me crucifican », « me
acusaban de reaccionario por atacar la ciencia 574».
Outre qu’il permet de voir certains éléments clés de sa poétique
réapparaître dans les différents cotextes, ce recours peut être rapproché
davantage d’un discours critique second intégré dans l’œuvre romanesque pour
se prémunir contre les voix discordantes provenant tant de la critique spécialisée
que des jeunes lecteurs. En revanche, il serait erroné de réfuter la valeur
théorique qui transparaît à travers ce procédé. La mise en scène de ces lecteurs,
jugés parfois incompétents, peut s’inscrire dans une logique
communicationnelle, en ce qu’elle incite « les lecteurs/lectrices réels à une
réflexion sur leur propre geste de réception575 ».
Korn et López discréditent la véritable teneur de la voix critique émanant
des personnages-lecteurs dans le roman de Sábato, en pensant surtout à Abaddón
rempli de personnages-lecteurs dont la critique ne paraît pas véritablement
ébranler ni même remettre en cause la posture de Sábato. Ils qualifient d’ailleurs
cette posture de Sábato, à travers sa reconnaissance comme modèle moral par

572
Sábato mentionne dans Abaddón les thèses consacrées à son œuvre (p. 181), ses déboires avec les traducteurs,
éditeurs (p. 22), critique, les médias (p. 240), ce qui démontre le caractère publique de sa posture, le présentant
en qualité d’écrivain, agent du champ littéraire
573
AEE, p. 54.
574
Ibid, p. 185.
575
« Analogons », op. cit., p. 25.

211
les étudiants, comme « la perfecta coronación de su carrera » en insistant sur la
construction consciente de la part de Sábato de cette figure paternelle, prête à
aider les jeunes en leur servant d’autorité face à l’échec de la nation et des
instances de l’éducation dans ce processus.
Plus que d’une volonté de monopoliser jusqu’à la réception de son texte et
son accueil critique, mis en relief par les deux sociologues576, cette stratégie
pourrait davantage découler d’une logique communicationnelle exigeant une
participation active de la part du lecteur, en l’invitant à adopter sa propre posture
critique, quand même elle serait influencée par cette « mise en équivalence
approximative des activités de lecture intra-et extradiégétique577 » qui s’effectue
dans le roman en question.
Malgré de multiples stratégies qui s’attachent à réfuter la lecture
autobiographique d’Abaddón el exterminador, à travers le recours au
pseudonyme et le voilement assez conventionnel de l’intrusion de Sábato en tant
qu’auteur dans le roman, la présence médiatique de l’écrivain est largement mise
en scène et commentée au cours du roman en question. Le revers de la posture
publique de Sábato tout comme les intrications des deux dimensions de la
posture sont visibles dans l’attitude qu’adoptent les personnages envers
l’écrivain-Sabato dans le roman. La notoriété démontre ses effets à la fois
positives (la reconnaissance) et négatives qui consistent en l’identification des
propos des romans avec les opinions de Sábato, témoignant du manque de
distanciation critique entre l’œuvre et son auteur. Etant donné que « les
inférences de lecture sont cependant modifiées par ces savoirs externes 578», il
n’est pas étonnant, eu égard à l’aspect médiatique introduit dans le roman (la
« performance publique de l’écrivain » : entretiens, lecture, critique, présence

576
Korn et López résument assez ironiquement le contenu de la « Carta a un remoto muchacho » : « cuando y
como escribir son los temas. Como desoír las malévolas voces de la crítica ». Sábato o la moral de los
Argentinos, op. cit., p. 132.
577
« Analogons », ibid.
578
Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence… », op. cit.

212
médiatique579), que les personnages tendent à confondre l’instance de
l’inscripteur avec celle de l’écrivain et de la personne biographique. C’est dans
cette dimension médiatique de la réception, qui y est problématisée, que le
dispositif du personnage-lecteur chez Sábato diffère largement de celui mis en
place dans le macrotexte de Glissant. Le rapport entre l’auteur et ses
personnages est mis en évidence à travers les réflexions de Bruno :
Alguien tal vez el propio Sabato frente a esa clase de implacables
adolescentes, dominado no sólo por su propia ansiedad de absoluto sino
también por los demonios que desde sus antros siguen presionándolo,
personajes que alguna vez salieron en sus libros, pero que se sienten
traicionados por las torpezas o cobardías de su intermediario; y
avergonzado él mismo, el propio Sabato, por sobrevivir a esos seres capaces
de morir o matar por odio o amor o por su empeño de desentrañar la clave
de la existencia580.

Sábato déclare explicitement sa volonté de discuter avec ses lecteurs à


propos de ses livres, considérant cette activité comme faisant partie des
responsabilités qui incombent à un écrivain :
Te hablo a vos, y a través de vos a los chicos que me escriben o me paran
por la calle, también a los que me miran desde otras meses en algún café,
que intentan acercarse a mí y no se atreven581.

Il faudrait à ce titre, se demander, dans le prolongement de la réflexion


théorique de Wagner, si ces personnages-narrataires instaurés dans le texte
peuvent être appréhendés comme « facteur de distanciement ou de
projection582 » par un lecteur extradiégétique.
Les personnages de Sábato parlent de l’auteur à la troisième personne, en
le désignant par le pronom « il », ce qui constitue le signe d’une certaine
familiarité et du nivellement des niveaux entre ladite fiction et la réalité. Quique
va jusqu’à accuser Sabato, désigné par lui comme « Maestro Sabato », de lui
avoir volé ses idées :

579
Voir Abaddón el exterminador, p. 135-136; 240-244.
580
AEE, p. 57.
581
Antes del fin, p. 179.
582
« Analogons », op. cit., p. 23.

213
En esta época de crisis o enjuiciamiento, como mantiene el Maestro Sabato
(que se ha pasado la vida viviendo de mis ideas, hablemos francamente)583.

L’écrivain explique d’ailleurs dans El escritor y sus fantasmas que les


personnages de ses romans ne sont pas au service d’une idéologie que voudrait
véhiculer le texte. Le fait que les propos critiques de l’auteur coïncident avec
ceux de ses personnages ne diminue pas la portée dialogique de ce procédé où
les personnages acquièrent un véritable statut de critiques, que ce soit de l’œuvre
de leur auteur ou d’autres œuvres mentionnées dans le texte:
No hay que suponer […] que por ser personajes de ficción […] sus ideas no
pueden ser sino las ideas, pensadas antes, del propio autor […] es natural
que algunos de ellos manifiesten ideas que de una manera o de otra […] han
surgido alguna vez de la mente del propio artista; pero aun en esos casos
esas ideas, al estar encarnadas en personajes que no son exactamente el
autor, al aparecer mezcladas con otras circunstancias […] adquieren aristas
o matices nuevos, logran un poder de penetración insólito584.

Curieusement, en dépit de l’implication de Sábato dans le monde


intratextuel à travers la métalepse, l’auteur vise, par le recours au personnage-
lecteur, à relativiser son lien avec le monde fictionnel. Le commentaire de
Schneider sur le livre de Sábato-écrivain attire notre attention sur la relation
d’équation qui s’établit entre l’écrivain/l’inscripteur et la personne biographique
chez les lecteurs:
Al poco rato llegó Schneider, quien, como ya dije, me habló de mi novela.
No me habló de entrada del Informe sobre ciegos, sino después de haber
comentado cosas divertidas: lo de Lavalle, por ejemplo. Y luego, como si
fuera algo curioso, me preguntó sobre Vidal Olmos.
- Parece que usted tiene una obsesión con los Ciegos – dijo riéndose
groseramente.
- Vidal Olmos es un paranoico – le respondí - . No cometerá la
ingenuidad de atribuirme a mi todo lo que ese hombre piensa y hace585.

Dans cet exemple se croisent deux niveaux: intra- et extratextuel. Le


macronarrateur se voit reprocher le sujet de son précédent roman, cité

583
AEE, p. 210.
584
EF, OC, p. 359.
585
Ibid., p. 66.

214
métonymiquement586. Cette remarque relève de la récriture macrotextuelle qui
permet de commenter le roman en question. Sábato joue ici un double rôle, il
répond aux accusations à la première personne, dans ce chapitre où visiblement
il reprend la narration en s’identifiant avec le « je » du narrateur, tout en
désapprouvant la confusion, opérée par Schneider, entre ses positions
idéologiques et l’incarnation de ces dernières dans le personnage de Fernando.
La mise en garde, qui s’applique tout aussi bien au personnage qu’au lecteur,
complexifie le statut de Sabato-personnage dans Abaddón.
La responsabilité de l’auteur et le pouvoir qu’il peut exercer sur ses
propres créatures démontre la volonté de Sábato de laisser aux personnages une
marge de liberté comme s’il les considérait comme des êtres tout à fait
autonomes qui peuvent agir indépendamment, voire même à l’encontre de la
volonté de leur créateur. L’auteur accorde explicitement à ses personnages le
« pouvoir métaleptique », qui permet une sortie du cadre, en expliquant sa
conception comme suit:
El novelista no conoce los porqués de sus personajes. Yo tuve el propósito
de llevarlo a Martín hasta el suicidio. Y ya ves587.

Le macronarrateur rend compte de la réflexion que mène Sabato-


personnage au sujet de Fernando, gommant la différence de statut entre l’auteur
et son personnage :
S. reflexionaba en las palabras de Fernando y recordaba sus advertencias.
Sí, nada pasaba allí que debería preocuparlo. ! Aparentemente ! Las
ingenuidades que había cometido el propio Fernando, nada menos que él588.

Tout comme ceux de Glissant, les personnages de Sábato manient


aisément les références intertextuelles, à partir desquelles s’initient les
discussions sur la littérature. A travers ces duels, se dessine de manière
implicite, le positionnement de Sábato envers certains auteurs et/ou mouvement

586
Il s’agit plus précisément du synecdoque qui installe la relation d’inclusion entre le terme cité et ce à quoi il
se réfère, le roman Sobre héroes y tumbas, eu égard à sa notoriété, peut être désigné à partir d’une allusion à ces
parties comme « Informe sobre ciegos » et l’épisode de Lavalle dans l’exemple cité.
587
AEE, p. 239.
588
Ibid., p. 337.

215
littéraires que les personnages prennent pour cible. C’est notamment le cas de la
révision critique du phénomène du Nouveau Roman par Quique589 dont les
arguments sont facilement identifiables avec les opinions proférées par Sábato
dans ses écrits critiques.

CONCLUSION

Les romans de Glissant tout comme ceux de Sábato comportent beaucoup


de dialogues entre les personnages, mais aussi entre les personnage et l’auteur,
dialogues rendus possible par un nivellement de leurs statuts ontologiques
distincts à travers la métalepse. Le stratagème qui consiste à intégrer dans la
fiction le personnage de l’écrivain permet d’introduire habilement la réflexion
sur son statut et son rôle dans la société. Si le sujet périphérique, minoritaire, se
considère dépourvu du droit à la parole dans le champ littéraire mondial, les
répercussions de la « périphéricité » peuvent à leur tour nourrir l’œuvre et lui
donner une impulsion critique nouvelle. Le principe démocratique du roman
contribue à créer un espace où ces voix « périphériques » sont susceptibles
d’accéder à la parole. Le dispositif narratif des romans des deux auteurs
démontre l’idéologie sous-jacente qui relève d’un refus de l’auctorialité
oppressive, contraire à leurs ethé préalables et discursifs. Il convient de
souligner la vivacité de la parole émanant des personnages, qui ne sont pas de
simples récitants de bribes de la théorie diffractée à travers eux 590. La médiation
auctoriale permet de les confronter, de tester leurs limites, sans pour autant
opérer un regard hiérarchisant dédaignant les propositions des protagonistes du
roman. Le personnage-auteur et ses multiples avatars dans les macrotextes de
Glissant et de Sábato s’exposent, frisant par moments une espèce de

589
Ibid. p. 208-214.
590
Le narrateur du Tout-monde refuse explicitement cette interprétation du personnage utilisé par l’auteur dans le
seul but d’incarner et d’illustrer ses propos : « Ne dites-pas que je me sers de Marie Celat pour allouer mes
vérités. Que je la convoque et fréquente ici pour seulement peupler ma rêverie ». TM, p. 410.

216
l’exhibitionnisme, devant ses narrataires/lecteurs. La vulnérabilité apparente de
leur posture devant les lecteurs tend à inciter ses derniers à prendre une part
active à l’œuvre et les instaure dans le rôle de critiques. Ceci est une manière
assez habile d’introduire dans l’œuvre un discours critique premier qui visera à
anticiper sur des éventuelles critiques une fois que le texte sera publié ou bien
d’intégrer au cours des œuvres successives les arguments de la critique officielle
pour interroger leur bien-fondé à travers la fiction. « L’autocritique littéraire
serait ainsi, par cet acte d’anticipation, une habile manœuvre de l’écrivain pour
éviter toute critique d’un tiers 591» selon Jean-Luc Pagès. Cette stratégie est
nuancée davantage chez Glissant et Sábato qui utilisent les voix de leurs
personnages pour formuler ou anticiper ces éventuelles critiques. Il s’agirait
donc plutôt d’une autocritique de seconde main qui passe par le prisme de
distanciation par la voix d’autrui qui est susceptible de garantir plus
d’objectivité. Il serait erroné de réduire la portée de la dimension critique et
théorique abordée par le biais de la métalepse à la fonction mentionnée plus
haut. Si le personnage-écrivain dans les romans de Glissant et de Sábato
s’expose intentionnellement à la critique de la part de ses personnages-lecteurs,
il prouve qu’il ne craint pas cette confrontation. Ils sont loin de vouloir se
prémunir contre toute critique par cette espèce de paratonnerre qu’est la
prolepse. La mise en contact de l’auteur avec ses personnages peut avoir des
vertus salutaires pour son office : les personnages empêchent de manière
symbolique l’auteur de s’enliser dans une écriture qui ne trouverait pas d’écho
chez ses lecteurs, ils semblent les mieux armés pour remplir ce rôle, étant eux-
mêmes les analogons des lecteurs réels potentiels. Tout comme le revenant
Alejandra constitue une sorte de rappel à l’ordre pour « Sabato » en le confortant
dans sa vocation d’écrivain, les personnages-lecteurs de Glissant et de Sábato
fonctionnent comme des instigateurs d’une prise de conscience chez l’auteur.
Cette critique s’avère constructive pour son œuvre, ce en quoi l’ethos discursif

591
Ibid.

217
de son personnage-lecteur conforte implicitement l’ethos préalable de l’auteur,
dont les éléments constitutifs ont été désignés dans la première partie. La
métalepse permet d’établir momentanément une équivalence entre l’ethos
discursif du narrateur-écrivain et l’ethos préalable de l’auteur caractérisé par sa
volonté de communiquer avec son lecteur, de traiter son aventure littéraire
comme un moment privilégié du partage et de la discussion, ce qui implique
nécessairement une certaine conception de l’autorité énonciative et de l’autorité
au sens général qui est remise en cause.
Cette analyse nous a permis de constater que le recours aux narrataires-
personnages et personnages-lecteurs est davantage visible chez Glissant. Tandis
que l’auteur antillais privilégie la variante du personnage-narrataire dans
laquelle un personnage lit un livre où est contée sa propre histoire, et celle où le
personnage lit plusieurs livres de l’auteur même, chez Sábato les personnages-
lecteurs lisent les romans de leur auteur tout autant que les ouvrages d’autres
auteurs appartenant à la éalité extratextuelle, tels les romans de Sartre ou de
Dostoïevsky. La façon dont Sábato use de cette stratégie pour introduire les
propos théoriques demeure en large mesure tempérée par les interventions
métadiscursives abondantes à charge du narrateur, dont la voix reste la plus
audible. En dépit de ses tentatives visant à instaurer un véritable dialogue avec
ses personnages-lecteurs, la réalisation de ces postulats dévoile un écart
important entre l’ethos préalable corroboré dans la réalité extratextuelle et
l’ethos discursif mise en œuvre.
Malgré la ressemblance formelle de ce dispositif chez Glissant et chez
Sábato, nous pouvons constater la divergence des langages employés par les
personnages-lecteurs au cours de ces duels théoriques. Les personnages de
Glissant ne sont pas tous armés pour combattre avec l’auteur sur le terrain
théorique dans le domaine intellectuel, ils emploient un langage parlé, proche de
l’oralité, ce qui ne discrédite en rien la validité de leurs remarques
métatextuelles. En intégrant certaines préceptes ou propos théoriques sur ce que

218
devait être la littérature antillaise, Glissant puise davantage dans l’imaginaire
antillais et recourt aux multiples métaphores filées métatextuelles censées
représenter de manière imagée différents aspects de son discours théorique.
Dans les digressions théoriques faisant partie intégrante du roman chez Sábato,
nous notons un léger changement de registre de la langue et de l’expression
caractérisé par un recours aux termes philosophiques et théoriques.
Le macrotexte de Sábato peut se prévaloir d’un réseau de personnages-
lecteurs qui, tout comme chez Glissant, acquiert le droit de prononcer des
critiques à l’encontre de l’auteur. A la différence des personnages-lecteurs de
Glissant, ceux de Sábato ne sont pas nécessairement impliqués dans la diégèse.
Le recours au narrataire invoqué et au narrataire-personnage engage le lecteur
« réel », celui qui appartient à la réalité extratextuelle, dans la conscientisation
des enjeux théoriques et critiques des macrotextes de Glissant et de Sábato, en
ce qu’ils « suscitent simultanément des dispositions réflexives et projectives592 »
de la part du lecteur. Sans aucun doute, ces deux procédés, comme l’a démontré
notre analyse, consolident les ethè préalables de Glissant et de Sábato.
Le recours aux stratégies analysées dans ce chapitre permet la
communication entre les niveaux habituellement étanches dans une oeuvre
fictionnelle. Mais la visée de ces stratégies ne s’arrête pas là, il s’agit
d’impliquer le lecteur dans la réflexion théorique menée par les deux auteurs à
travers une mobilisation des ressources langagières et de techniques
communicationnelles diverses. Eu égard à l’importance de la problématique de
la langue qui, loin d’être un simple outil de l’écrivain, devient le sujet de
l’écriture, nous allons analyser les tentatives d’hybridation linguistique et leurs
motivations chez Glissant et chez Sábato.

592
« Analogons… », op. cit., p. 29.

219
Les poètes sont séparés par leurs idiomes, unis parfois dans un même langage

Édouard Glissant

Chapitre II. Positionnement dans la langue. Hybridation linguistique à


l’œuvre.

La langue participe à la construction de l’imaginaire littéraire, en ce


qu’elle est partie prenante de la vision du monde véhiculée à travers l’œuvre.
Glissant et Sábato, en dépit de leur appartenance à des univers littéraires
difficilement comparables de prime abord, placent la réflexion sur la langue au
cœur de leurs écrits, aussi bien théoriques que fictionnels. Dans leur démarche
qui consiste à utiliser la langue comme « la ressource spécifique avec ou contre
laquelle vont s’inventer les solutions à la domination littéraire 593», ils anticipent
les propositions théoriques formulées par Pascale Casanova, selon qui « les
révoltes et les révolutions littéraires s’incarnent dans des formes créées par le
travail sur la langue 594». C’est la situation que décrit Lise Gauvin dans ses
nombreux travaux où elle insiste sur la valeur programmatique de la langue
d’écriture, plus particulièrement chez les écrivains appartenant à des littératures
émergentes qui sont « condamnés » à penser la langue595.
Lorsque nous envisagions dans la première partie de notre étude la
dimension engagée de la posture littéraire chez Glissant et chez Sábato, nous
avons insisté sur deux versants de cet engagement : dans leurs activités
extralittéraires et dans leurs œuvres. La question de la langue s’inscrit
pleinement dans ce caractère engagé dans la mesure où tous les deux

593
La république mondiale des lettres, op. cit., p. 360.
594
Ibid.
595
Le « tourment de langage » dont témoignent les écrits de Glissant, « appartient davantage à ceux qu’on
appelle les périphériques ». IPD, p. 111.

220
manifestent à travers leur écriture un véritable « langagement596 », pour
reprendre le terme de Lise Gauvin, qui consiste à « penser la langue » et à
militer « poétiquement » pour la reconnaissance de la particularité de leur
situation linguistique. Les deux auteurs optent pour des solutions étonnamment
semblables sur la voie de l’émancipation de la domination, que celle-ci soit
d’ordre politique et/ou culturelle.
Le fait de refuser la « neutralité » à la langue de l’écriture marque
perceptiblement leur positionnement envers la langue qui cesse, dès lors, d’être
considérée comme un simple outil de travail597. Ce « langagement » qui va bien
au-delà des questions purement linguistiques, est lié à une problématique
d’identité aux plans politique et culturel et s’inscrit dans la dimension théorique
de leurs œuvres.
Dans la perspective de Maingueneau, la langue est fortement impliquée
dans le « travail de positionnement », du fait que « la manière dont une œuvre
gère ‘l’interlangue’ est une dimension constitutive de cette œuvre598 ». Le choix
linguistique, loin d’être une évidence qui s’impose à tout écrivain, « est aussi
partie prenante dans ce mouvement par lequel une œuvre s’institue […] aucune
langue n’est mobilisée dans une œuvre pour la seule raison que c’est la langue
maternelle de son auteur599 ».
Glissant et Sábato, n’étant pas linguistes de formation, le deviennent par
la force des choses, eu égard à l’importance accordée au questionnement
linguistique dans leur travail. Si pour Maingueneau, « l’imaginaire de la langue

596
Ce terme désigne un engagement de l’écrivain à travers la langue. Lise Gauvin, Langagement, l’écrivain et la
langue au Québéc, Montréal, 2000.
597
Nous sommes d’accord avec Gabrielle Saïd qui voit dans la surconscience linguistique des écrivains
contemporains la fin d’ « une écriture dite naïve […] qui élirait domicile au sein d’une langue, comme si ce
choix allait de soi ». Gabrielle Saïd, « Edouard Glissant et Lionel-Edouard Martin : la langue en dérive », in
Violaine Houdart-Merot (éd.), Ecritures babéliennes, Bern, Peter Lang Editions Scientifiques Internationales,
coll. « Littératures de langue française », vol.2, 2006, ( p.177-188), p. 177.
598
Le discours littéraire, op. cit., p. 139
599
Ibid. Maingueneau précisait à ce propos dans son ouvrage antérieur que « les œuvres ne se développent pas
sur la langue mais elles interviennent dans l’interaction de ses multiples plans. La production littéraire n’est pas
contrainte par une langue complète et autarcique qui lui serait extérieure, elle entre dans le jeu de tensions qui la
constitue ». Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris,
Dunod, 1993, p. 101.

221
se soutient de l’existence d’un corpus d’œuvres qui lui donnent sa cohésion 600»,
soulignant le rôle des écrivains dans le processus de la « définition » de la
langue, cette problématique se voit davantage nuancée chez les écrivains dont la
situation linguistique nécessite une théorisation préalable et une mise en œuvre
particulière, comme c’est le cas de nos deux auteurs. A l’origine de la
« surconscience linguistique601 » qui se manifeste à travers leurs macrotextes se
trouve un contexte linguistique complexe602. La notion de « surconscience
linguistique » est définie ainsi par Lise Gauvin : « une conscience de la langue
qui devient à la fois un objet de discours et de métadiscours 603». L’importance
de leur apport théorique à la question de la langue et du langage se situerait dans
les implications théoriques, littéraires et philosophiques suscitées par leur
réflexion qui engendre, pour sa part, la problématisation de l’altérité.
Alors que la plupart des travaux comparatistes qui analysent la situation
diglossique du sujet écrivain antillais procèdent à des rapprochements avec les
écrivains qui partagent ce même conflit linguistique dans le contexte
postcolonial604, il nous a paru intéressant de placer la problématique linguistique
dans une perspective plus large en l’étendant à un cas particulier biliguisme
voire de diglossie, à l’intérieur d’une même langue, décelable chez certains
auteurs argentins dont Sábato, et qui demeure nettement sous-estimée dans les
ouvrages critiques.
La revendication de la spécificité de la langue, qui va à l’encontre du
phénomène d’ « hypercorrection 605» caractérisant les « assimilés » littéraires,

600
Le contexte de l’œuvre littéraire…, op. cit., p. 102.
601
Lise Gauvin, « D’une langue à l’autre. La surconscience linguistique de l’écrivain francophone », in
L’écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Karthala, 1997, p. 7.
602
Daniel Castillo Durante considère la langue comme « un enjeu majeur dans le contexte postcolonial ». Les
dépouilles de l’altérité, op. cit., p. 41.
603
Lise Gauvin, «Décalage langagier : le sentiments de la langue chez les écrivains québécois », in Linguistique
et poétique. L’énonciation littéraire francophone, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008, p. 15.
604
Voir le premier chapitre de la troisième partie où nous évoquons les travaux comparatistes qui portent sur ce
sujet.
605
Cette attitude observée chez les « assimilés » consiste selon Pascale Casanova à « faire disparaître et à
corriger […] les traces linguistiques de leur origine à travers ce qu’elle qualifie d’ « une sorte
d’hypercorrection » observée dans l’usage de la langue du dominant par le dominé. La république mondiale des
lettres, op. cit., p. 361.

222
justifie l’incorporation de Glissant et de Sábato dans la famille des « dissimilés »
qui, à la différence des premiers, « qu’ils aient ou non à leur disposition une
autre langue, vont chercher, par tous les moyens, à creuser un écart, soit en
créant une distance distinctive avec l’usage dominant (et légitime) de la langue
dominante, soit en créant ou en récréant une nouvelle langue nationale 606».
Claude Hagège établit d’ailleurs une relation entre l’unicité de la langue et
l’appareil idéologique de l’Etat :
l’unité de la langue intéresse le pouvoir. La variation l’incommode : celle
des modes de dire, qui déjà fait obstacle au parcours de l’argent, est aussi
celle des modes de pensée607.

Pour Glissant qui choisit délibérément tout au long de son itinéraire


artistique de ne pas succomber à la digraphie608, il s’agit d’exprimer dans
l’œuvre une déchirure entre le créole et le français qui se trouve à la base de sa
réflexion.
Chez Sábato « en l’absence d’idiome de substitution609 », l’Argentine ne
partageant pas la même problématique linguistique que le Paraguay par exemple
(guaraní/espagnol), il s’agira de faire un travail à partir de cette langue
disponible pour affirmer la spécificité de l’espagnol parlé en Argentine. A la
situation diglossique dans le cas antillais se substitue ici ce que Pascale
Casanova qualifie de « bilinguisme paradoxal permettant de différer
linguistiquement et littérairement au sein d’une même langue 610», pour créer
une « rupture explicite » avec cette langue et signaler une prise de distance avec
la domination culturelle exercée par le centre européen.

606
Ibid.
607
Claude Hagège, L’Homme de paroles : contribution linguistique aux sciences humaines, Paris, Fayard, coll.
« Le temps des sciences »,1996, p. 270.
608
Ibid., p. 374. Ce terme se réfère à une forme de schizophrénie linguistique qui pousse les écrivains disposant
d’une langue maternelle dominée et d’une langue dominante à produire successivement les écrits dans ces deux
langues à travers la traduction et l’auto-traduction. C’est notamment le cas d’un compatriote de Glissant,
Raphaël Confiant qui a écrit les œuvres en créole et en français, et a pratiqué l’exercice de l’auto-traduction de
ses écrits du créole en français.
609
Ibid., p. 395.
610
Ibid., p. 396.

223
Une analyse approfondie des manifestations de l’hybridation linguistique
dans l’œuvre des deux auteurs dépasse le cadre restreint de notre travail, car elle
mériterait une étude à part. Il s’agit pour nous de montrer dans quelle mesure la
langue, outre le fait qu’elle reflète l’engagement des deux auteurs et participe de
leur positionnement, est empreinte des enjeux théoriques.
Nous tenterons au préalable d’esquisser à grands traits ces deux contextes
linguistiques afin de pouvoir appréhender les raisons de la revendication
linguistique qui sous-tend la production littéraire de Glissant et de Sábato

1. Fortune littéraire du « voseo » dans la littérature argentine.

Il convient de résumer brièvement la fortune littéraire du « voseo », qui


cristallise la revendication linguistique dans la littérature argentine, pour mieux
comprendre le positionnement linguistique de Sábato vis-à-vis de ce
phénomène. Norma Carricaburo délimite quatre principales connotations611 liées
à l’usage du « voseo » dans l’histoire littéraire argentine en insistant sur la
charge dépréciative que connotait le recours à ce registre, qui servait à signaler
de manière explicite l’opposition entre les différentes couches de la société.
A partir des années 1950, se cristallise, non sans rappeler les élans
poétiques du Borges de la période « criollista 612», une nouvelle perception du
« voseo », perçu comme l’incarnation de la « langue argentine », propagée par

611
« Voseo » apparaît dans la littérature comme signe d’un langage infantil, provenant des couches non
scolarisées; marqueur de l’opposition entre Buenos Aires et l’intérieur du pays, marqueur politico-social de
l’époque de Rosas, et comme complément linguistique de la carnavalisation, ( « el voseo es una infracción a los
usos gramaticales, a la norma culta y aún más a la norma literaria, del mismo modo que el carnaval es una
transgresión al orden social, estético y moral” ; Carricaburo fait allusion au Pot-pourri de Cambacérès), et enfin
comme transgression de la norme culte ou littéraire de la langue espagnole. Voir Norma Carricaburo, El voseo en
la literatura argentina, .Madrid, Arco/Libros, colección “Biblioteca Philologica”, 1999, p. 205-215.
612
El idioma de los Argentinos de Borges paru en 1927 constitue un témoignage des débats linguistiques de
l’époque, il faut voir dans cette œuvre une espèce de manifeste en faveur de la langue « argentine » défendue par
Borges, positionnement qu’il abandonnera progressivement au cours de son itinéraire artistique.Cette période
dans l’itinéraire de Borges est transposée dans le roman de Leopoldo Marechal Adán Buenosayres, où sous les
traits de Pereda nous pouvons soupçonner les références à Borges.

224
613
les membres de la revue Contorno parmi lesquels nous pouvons énumérer
David et Ismaël Viñas, Adolfo Prieto, Noé Jitrik. Ils érigent l’emploi du
« voseo » au rang de critère définitoire de l’authenticité de l’expression dans la
littérature argentine : « la bandera del voseo debía ser alzada como defensa de lo
verdadero, de lo auténtico614 ». Comme argument mis en avant par les
défenseurs du voseo, nous citons un plaidoyer en sa faveur où nous pouvons
percevoir clairement les enjeux idéologiques sous-jacents: « el voseo es el modo
del habla argentina como la libertad es el modo del hombre615 ».
Il revient à cette génération parricide616 de contester les diktats imposés
par la Real Academia Española, qui semble dédaigner les particularités de la
langue espagnole en Argentine. De ce mépris manifesté par l’Espagne envers la
variété « argentine » de l’espagnol, qui a vu jour dans ce pays d’Amérique du
Sud, naît une revendication, solidement justifiée, de préserver ce précieux
capital reflété dans la langue comme partie intégrante d’une identité culturelle
propre au pays et à son imaginaire littéraire. Certains spécialistes, comme Jorge
Aisenberg, jugent cette revendication sans fondement, en situant la source de la
querelle de langues dans le sentiment d’orgueil national froissé par la critique du
« voseo » formulée par Menéndez Pidal :
Les phénomènes linguistiques qui caractérisent l’espagnol d’Argentine et
qui ont permis à certains Argentins de croire qu’il existait une « langue
nationale argentine » se retrouvent en d’autres lieux d’Amérique Latine (par
613
Carricaburo évoque le rôle de la revue Contorno dans la prise de conscience des intellectuels argentins par
rapport à la langue : “Contorno representa la toma de conciencia de la crítica y de los escritores sobre un
problema que ya muchos autores se habían planteado y resuelto individualmente: el problema de una lengua que
sonara nuestra y su rasgo distintivo más notable, el voseo”. Ibid., p. 420.
614
Ibid., p. 73.
615
Contorno, 1981, p. 64-65, cité par Norma Carricaburo, op. cit., p. 73. La teneur de cette revendication peut
être rapprochée à la déclaration faite par les auteurs de L’Eloge de la créolité qui instaurent une nouvelle
perception des rapports entre langue, littérature et identité lorsqu’ils se proclament « créoles ».
616
Il convient de préciser leur appartenance à la génération dénommée « parricide". La révolte contre la
littérature sclérosée, qui ne reflète pas l’imaginaire du pays, a nécessité une prise de distance qui s’est manifestée
à travers cette formule signalant le rejet de pairs/pères en littérature. Julio Premat dans un article consacré à une
figure de proue du mouvement, David Viñas, s’interroge sur l’adéquation de cette dénomination et sa réalisation
concrète dans le travail critique de Viñas, pour en constater ceci : « el épiteto de parricida sigue siendo pertinente
en su caso, ya que subraya la presencia de un conflicto de dependencia y rebeldía con las figuras paternas,
referenciales, poderosas, en todos los niveles, social, literario, intelectual, personal ». Julio Premat, « Una
presencia ausente : David Viñas y ‘El itinerario del escritor argentino’”, in América, Cahiers du CRICCA n°19,
Les filiations: idées et cultures contemporaines en Amérique latine, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p.
153.

225
exemple, le voseo en Amérique Centrale) ; dès lors, ce qui les a fait passer
pour « distinctifs » a été le jeu de dénigrements et de revendications
nationalistes : ainsi le voseo vilipendé par Menéndez Pidal, a-t-il acquis ses
lettres de noblesse à Buenos Aires617.

Dans ce jugement porté sur la politique linguistique argentine, l’accent est


mis sur l’orgueil national comme motif principal et moteur de bataille de la
langue argentine, jusqu’à alors vilipendée par les Argentins eux-mêmes. Il serait
erroné, à notre avis, de réduire la portée de ce phénomène à une question de
fierté nationale car cela minimaliserait ses implications culturelles. D’autant que
la revendication d’une langue à part, dotée de son propre nom et par là de sa
propre identité, est une affaire suivie, théorisée, appuyée par de nombreux
intellectuels et écrivains qui participent activement à forger leur identité
linguistique sans dénier le caractère plurilingue de la langue espagnole parlée en
Argentine où retentissent des voix africaines618, indiennes et italiennes entre
autres. Il semblerait que l’opinion d’Aisenberg ne tienne pas compte ou prétende
ignorer l’éveil de la conscience nationale qui serait à l’origine de cet intérêt pour
la langue, intérêt qui n’est pas sans faire écho à l’éveil du mouvement
nationaliste prônant l’éloignement de l’Espagne.
Selon une observation pertinente de Paul Verdevoye, cette attitude
constituait pour les Argentins la seule manière d’assumer pleinement leur
indépendance culturelle: « había que independizar el idioma lo mismo que se
había independizado la nación619”. Nous retrouvons cette même équation
soutenue par Gerardo Oviedo qui la pose en ces termes: « el progresivo
617
Augustin Redondo (sous la direction de), Les représentation de l’Autre dans l’espace ibérique et ibéro-
américaine (II) Perspective diachronique, Cahiers de l’UFR d’Etudes Ibériques et Latino-Américaines, n°9,
Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993, p. 274. S’il est vrai que le phénomène de « voseo » n’est pas un trait
exclusif de la langue espagnole parlée en Argentine, d’autres pays sud-américains partagent cette particularité
linguistique (notamment Chili, Paraguay, Uruguay), les linguistes soulignent son intégration de la norme culte
qui est propre à l’Argentine et au Paraguay uniquement. A la différence des autres pays, où l’emploi du
« voseo » se limite au « voseo verbal » (pronom « tú » suivi de la forme verbale correspondante au « vos ») ou
« voseo pronominal » (pronom « vos » est suivi d’une forme verbale conjuguée dans l’espagnol standard), en
Argentine est pratiquée la modalité « plenamente voseante » (pronom « vos » accompagné de formes verbales
propres au voseo).
618
Au sujet des traces des langues africaines dans l’espagnol parlé en Argentine voir une étude intéressante de
Daniel Schávelzon, Buenos Aires negra. Arqueología histórica de une ciudad silenciada, Buenos Aires, Emecé
Editores, 1999.
619
Paul Verdevoye, op. cit., p. 831.

226
descastizamiento de idioma es signo creciente de independencia espiritual, y
materia primaria para la constitución de una literatura original 620».
En défenseur de la « langue argentine », Sábato n’a cessé de se révolter
contre le sentiment d’infériorité nourri par ses compatriotes face à la variété
argentine de l’espagnol621 :

El idioma que se habla en esta región del imperio idiomático de Castilla […]
tiene un carácter tan neto y tan resistente que no han podido doblegarlo las
amenazas de la Academia ni las penalidades escolares del Ministerio622.

Comme nous l’avons pu remarquer, longtemps tue, cette situation


provoque au XXème siècle en Argentine de réactions fortes de la part des
intellectuels qui vont dans le sens de la libération de la tutelle métropolitaine par
le biais de la langue. “Considero indispensable, para la consolidación de una
conciencia nacional, el esclarecimiento de nuestra modalidad lingüística,”
déclare Sábato dans “Lengua nacional y conciencia nacional”, ce qui démontre
sa volonté d’introduire dans le roman les différents registres de la langue. Le
phénomène du “voseo” représente au niveau idéologique le refus de la
domination linguistique qui tend à rendre illégitime la variante argentine de
l’espagnol, en ce que “el voseo da cuenta de la superposición conflictiva de dos
formas interiores de lenguaje, la castiza y la americana. Sin dejar de insistir,
frente a ello, que sólo una resulta la legítima623”. Nous pouvons évoquer à ce
propos le phénomène de « satellisation » qui advient lorsque « l’idéologie
dominante tend à ‘rattacher’ un système linguistique à un autre auquel on le

620
Gerardo Oviedo, “Apostillas a la historia del voseo argentino (1828-2006)”, in Horacio González [et al.],
Beligerancia de los idiomas. Un siglo y medio de discusión sobre la lengua latinoamericana, Buenos Aires,
Colihue, 2008, p. 145.
621
« Empezaron los españoles por difundir la creencia de que aquí farfullamos un dialecto malsano de la lengua
de Castilla, lo que implica la singular convicción de una lengua invariable y perfecta sentada en una Silla
Absoluta en Toledo o en Talavera de la Reina”. Ernesto Sábato,“Seamos nosotros mismos”, op. cit., p. 685.
Sábato revient dans cet article polémique sur ses idées contenues dans l’essai Heterodoxia.
622
Ernesto Sábato, La cultura en la encrucijada nacional, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1985, p. 17.
623
Gerardo Oviedo, op. cit., p. 113.

227
compare et dont on affirme qu’il est une ‘déformation’ ou ‘une forme
subordonnée’ 624».
Sábato, à l’instar des membres du Contorno, reprend à son compte
l’épithète qualifiant péjorativement les particularités linguistiques de l’espagnol
en Argentine comme « barbares ». Dans son discours contre la Real Academia
Española et l’impérialisme linguistique et culturel qu’elle exerce, il valorise
l’usage des dits « barbarismes » en tant que phénomène positif témoignant de la
vitalité et de la créativité de la langue transplantée, qui ne se contente pas de
prolonger l’empire espagnol outre-mer, mais tente de se la réapproprier et
d’habiter cette langue, « idioma prestado », pour y apporter la marque
personnelle du génie national.
Le « fervor voseante » de Sábato le place dans la continuité de la
réflexion menée par Borges dans El idioma de los Argentinos. Toutefois la
distance temporelle et le changement d’époque font du combat de Sábato un
signe du renouveau en matière de politique linguistique, présidée par des
intellectuels qui en font leur cheval de bataille, conjointement à la réflexion
identitaire qui mine les textes narratifs de la période des années soixante et
soixante-dix en Argentine.
La prise de conscience d’appartenir à la littérature « périphérique »
constitue une première étape sur la voie de l’élaboration de stratégies aptes à
renverser ce rapport infériorisant625. Sábato cite Unamuno pour conforter son
positionnement envers la langue “argentine”:

624
J.B.Marcellesi, “Bilinguisme, diglossie, hégémonie: problèmes et tâches », in Langages, 1981, vol. 15, n°61,
p. 5-11.
625
Dans son essai Heterodoxia, Sábato emploie un ton particulièrement virulent pour signaler sa révolte contre la
perception unilatérale, simpliste, du phénomène de voseo chez Américo Castro : « Américo Castro comunica que
en la Argentina “las capas inferiores de la ciudad están actuando anárquica y absurdamente sobre el idioma, e
infiere “un reflejo de desequilibrio y perversión colectivos […] Otros gramáticos nos declaran que en todo caso
hay que atenerse al “buen uso”, o sea la lengua de la gente educada […] la ciudad de Toledo representaría la
Silla Absoluta de la Lengua Castellana, y los pobres mortales que habitamos en otras partes del vasto imperio
estaríamos condenados a farfullar dialectos más o menos monstruosos según nuestras respectivas distancias a la
Silla y al Castellano Platónico sentado sobre ella: incorruptible, perfecto, intemporal 625. Heterodoxia, OC, p.
227-228.

228
Y hacen bien los hispano-americanos que reivindican los fueros de su
hablar, los que en la Argentina llaman idioma nacional al brioso español de
su gran poema Martín Fierro626.

En s’insurgeant contre la croisade menée par les puristes qui s’opposent


farouchement à la légitimation du voseo par la norme culte de la langue, Sábato
devient un fervent défenseur de l’autonomie de la langue argentine ; le geste
instaurant la légitimité de ce procédé est salué par les intellectuels partageant les
mêmes opinions à ce sujet. Il suffit de citer les ouvrages théoriques qui
soulignent le rôle important de Sábato dans cette « défense et illustration » de la
langue argentine. L’attitude de Sábato s’inscrit dans la tendance prépondérante
dans le champ intellectuel et littéraire argentin des années soixante où la langue
littéraire est soumise à une interrogation du point de vue de sa véracité en accord
avec la langue parlée. Provenant de l’oralité, « el voseo » gagne ses titres de
noblesse dans l’écrit, tout en perdant les stigmates de son infériorité avec
l’avènement des deux romans emblématiques de ce combat pour l’autonomie
culturelle, le roman de Sábato Sobre héroes y tumbas et Rayuela de Julio
Cortázar. Ces deux œuvres constituent, selon Carricaburo :
la entronización literaria del voseo. La nueva narrativa utiliza el voseo en
actitud militante, y el boom latinoamericano señalará su celebración como
rasgo de la personalidad literaria argentina627.

En anoblissant la pratique du « voseo » à travers son intégration dans le


roman, Sábato rompt avec la connotation négative qui lui est attachée dans
l’histoire littéraire.
Au-delà d’une revendication identitaire et culturelle, cette bataille
linguistique illustre un phénomène relevant du domaine extralinguistique, il
s’agit notamment du marché éditorial et de la diffusion de la littérature hors de
ses frontières qui favorisent plutôt l’uniformisation de la langue en vue de la
meilleure diffusion des écrits. Il suffit de rappeler que les fluctuations qui
concernent l’affaire du voseo en Argentine correspondent, comme le rappelle
626
Miguel de Unamuno cité par Sábato in Obra completa. Ensayos, p. 185.
627
Gerardo Oviedo, op. cit., p. 168.

229
Carricaburo, à l’instauration du marché éditorial en Argentine durant la guerre
civile espagnole628. Le retour de ce marché vers la métropole espagnole entraîne,
en revanche, le délaissement progressif du voseo629 pour s’adapter aux
exigences de ce dernier.

2. La langue créole dans ses rapports avec la littérature.

Paul Verdevoye évoque l’enseignement de l’espagnol en Argentine qui


s’attelait à déraciner les particularités de l’espagnol argentin, par la mise en
index de la pratique du voseo à l’école:
En una época en que las maestras luchaban por imponer en las clases el “tú”
y extirpar el “vos” de las costumbres idiomáticas de la mayoría, Sábato
justifica el empleo natural del segundo pronombre630.

Cette anecdote permet de rapprocher la politique linguistique en


Argentine de celle initiée par les institutions gouvernementales à la Martinique
qui prenait pour cible la langue créole. En effet, la croisade menée contre les
mauvaises herbes, les impuretés apparues dans la langue espagnole d’Argentine,
s’apparente à la période d’avant les années 1980 en Martinique, lorsque a été
instaurée une véritable politique visant à déraciner le créole des habitudes
langagières de la population à travers l’enseignement stricte du français631
faisant fi de la situation particulière de l’île.

628
Carricaburo précise dans son ouvrage les circonstances du progressive délaissement du voseo: “La guerra
civil española y la posterior guerra mundial hacen surgir a Buenos Aires y a la ciudad de México como los
meridianos culturales de la hispanidad […] el proceso de empobrecimiento y cambio político que sufrió nuestro
país a partir de los años 70 trajo como consecuencia que se volviese a la literatura tuteante o, por lo menos, que
se restringiera el uso del vos. La temática de la evasión, la necesidad de un mercado editorial fuera de nuestras
fronteras y el exilio de muchos escritores actuaron solidariamente para detener la expansión del voseo”. El voseo
en la literatura argentina, op. cit., p. 493-494.
629
Tels étaient d’ailleurs les préconisations de Borges à l’égard de ses pairs, en vue de favoriser la meilleure
diffusion de la littérature argentine hors ses frontières: “En un relato de índole narrativa […] el vos puede usarse
para definir o para no hacer inverosímil a un personaje, ya que en Buenos Aires todos usamos esa forma de
pronombre en el diálogo familiar. Fuera de estos casos particulares, creo que ningún escritor, de este o del otro
lado del Atlántico, debe insistir en el empleo de localismos, ya que los idiomas existen para la comunicación, no
para la incomunicación de la gente629. Nous citons d’après Norma Carricaburo, El voseo en la literatura
argentina, op. cit., p. 76.
630
Paul Verdevoye, ”Lo que podríamos llamar ‘lo argentino’”, in SHT, Edición crítica, op. cit., p. 831-832.
631
L’instauration d’un enseignement obligatoire en français à la Martinique à la fin du XIX ème siècle a provoqué
ce que les créolistes désignent comme « la seconde rupture symbolique » d’avec le créole, la première ayant eu

230
Selon le linguiste Jean Bernabé, le français devient, à partir de
l’abolition de l’esclavage, « un outil exclusif de la promotion sociale et
culturelle des mulâtres 632», ce qui conduit inéluctablement à la
« décréolisation » définie comme « perte de la substance du créole au profit du
français ». Encouragée par les institutions scolaires, cette pratique menace de
faire disparaître le créole, comme le constate Glissant dans Le Discours
Antillais :
Langue façonnée par l’acte de colonisation, maintenue dans un statut
inférieur, contrainte à la stagnation, contaminée par la pratique valorisante
de la langue française, et en fin de compte, menacée de disparition633.

Le mépris des institutions gouvernementales et scolaires envers cette


composante identitaire qu’est la langue créole a produit un phénomène de rejet
de la part de ses locuteurs pour conduire à une situation aliénante dont les
implications sont évoquées par Régis Antoine :
Nombreux sont les Antillais cultivés qui vivent comme un drame la
hiérarchie des langues, le fait que des écrivains, engagés ou non dans les
« voies de la souveraineté » politique antillaise, paraissent à lecture rapide
n’utiliser que le français ; ce n’est pourtant jamais sans que la langue des
îles transparaisse à des degrés divers : collage non traduit […], calque de la
parole populaire634.

Le sentiment de culpabilité nourri à l’égard de la langue française teintée


par des habitudes provenant du créole est problématisé chez Glissant. Il suffit de
rappeler la scène du roman Tout-monde où Mathieu Béluse, « que la langue
créole avait toujours précipité dans l’attaque brusque, la démarrade brutale des

lieu au XVIIIème siècle lorsque les colons blancs et leurs descendants ont progressivement délaissé l’usage du
créole en l’associant au « primitivisme, à la sauvagerie » opérant de sorte une césure entre son utilisation
courante sur l’habitation et le refus de parler créole entre les membres de leur caste. Charte culturelle créole : Se
pwan douvan avan douvan pwan nou !, Groupe d'études et de recherches en espace créolophone, Centre
universitaire des Antilles et de la Guyane, 1982, p. 13-15. Cité par Delphine Perret, op. cit.
632
Jean Bernabé, « La créolité : problématiques et enjeux », in Alain Yacou (sous la direction de), Créoles de la
Caraïbe, Paris, Karthala, 1996, p. 210. Rappelons d’ailleurs la répartition assignée aux deux langues chez Mycéa
qui « ne criait que le créole (sauf bien sûr à l’école […] comme si le parler français (l’écrire) forgeait un outil
secret ». CC, p. 43.
633
DA, p. 541.
634
Régis Antoine, La littérature franco-antillaise. Haïti, Guadeloupe et Martinique, Paris, Karthala, 1992, p.
367.

231
mots635 », s’émerveille devant la pratique du français d’Amina qui « était bien
gitane, puisqu’elle ne se fixait dans aucun idiome privilégié ni dominant 636».
Ce « respect excessif de la langue jugée supérieure637 » devient un facteur
d’aliénation qui se répercute nécessairement sur la production littéraire aux
Antilles.
Afin de comprendre le rapport hiérarchisant entre deux langues, le créole,
considéré comme basilecte, et le français, acrolecte, il nous faut esquisser
brièvement le contexte historique de la société esclavagiste qui s’est formée à
partir de la traite négrière. La nécessité d’établir une communication638 efficace
entre les planteurs et les esclaves ramenés d’Afrique, rendue d’autant plus
difficile par la pratique du mélange des ethnies sur la plantation dans le but
d’empêcher toute possibilité de révolte, se trouve à l’origine de la création de la
langue créole, langue du « système des Plantations639 » par excellence, comme le
nomme Glissant. Le créole constitue, à l’origine, une sorte de pont linguistique
assurant le fonctionnement de l’économie de la plantation. Dans La case du
commandeur, le narrateur s’émerveille devant les circonstances particulières qui
l’ont fait naître :
La remontée dans cela qui s’était perdu : comment une population a été
forgée, à douloureuses calées de Nègres raflés et vendus, traités nus sans
une arme sans un outil à emporter ; comment, venue de tant d’endroits
divers et tombée là (ici) par les obligations du marchandage et du profit, elle
s’était accroupie sur elle-même et avait perduré ; comment elle avait, à
partir de tant de mots arrachés ou imposés, sécrété un langage ; comment
elle s’usait, pour tant d’outrages subis, à oublier640.

De ce fait, Glissant qualifie le créole de « compromis » entre « deux


masses linguistiques hétérogènes641 » à savoir le « déracinement des langues

635
TM, p. 45.
636
Ibid.
637
Lise Gauvin, « L’imaginaire des langues », in Poétiques d’Edouard Glissant, op. cit., p. 277.
638
De là vient son caractère relationnel, inscrit d’emblée dans le contexte de sa genèse. Glissant remarque à juste
titre que « la langue créole apparaît comme organiquement liée à l’expérience mondiale de la Relation. Elle est
littéralement une conséquence de la mise en rapport de cultures différentes, et n’a pas préexisté à ces rapports.
Ce n’est pas une langue de l’Etre, c’est une langue du Relaté ». DA, p. 411.
639
Ibid., p. 410.
640
CC, p. 159.
641
PR, p. 132.

232
africaines » et la « déviance des parlers provinciaux français642 » dans l’espace
de la Plantation. Cette théorie réconcilie en quelque sorte les débats autour de
la genèse du créole et de la problématique répartition entre ce qui constitue son
substrat et son superstrat, question sur laquelle les positions des différents
linguistes divergent perceptiblement643.
L’essor de la langue créole, particulièrement créative et productive, se
trouve, après l’abolition de l’esclavage, amoindri par la politique linguistique
pratiquée à la Martinique, lorsque le décret de la scolarisation obligatoire, de
1880, a promu la langue française au statut de langue véhiculaire au détriment
du créole. La stigmatisation du créole, infériorisé par rapport à la langue
dominante, le français, a engendré le phénomène de l’aliénation dont témoigne
sa littérature. La complexité qui se trouve à l’origine de ce « rapport
douloureux » entre deux langues vient du fait que « l’une puisse s’écrire alors
que l’autre campe dans le champ de l’oralité et que la seconde, maternelle, soit
contrainte et écrasée par la première, officielle 644».
De ces précisions préalables, nous retiendrons donc que la question
épineuse de la langue créole dans son rapport au français est indissociable de la
situation politique et socio-culturelle des Antilles françaises. La revendication de
la langue créole comme patrimoine culturel commence à se formuler,
encouragée par l’influence du militantisme nationaliste et le travail des
créolistes645, dans la littérature des années 1980. Edouard Boulogne rappelle,
dans Créoles de la Caraïbe, le début de ce mouvement qui correspond, en
Guadeloupe, à la période tumultueuse allant des années 50-60 jusqu’aux années
80 du XXème siècle, marquée par la « tentative d’accaparement [du créole] de la

642
Ibid., p. 111.
643
Pour approfondir cette question, nous renvoyons aux travaux de Robert Chaudenson et de Jean Bernabé cités
en fin d’ouvrage.
644
Georges Voisset (dir.), L’imaginaire de l’archipel, Paris, Karthala, p. 347.
645
Nous pouvons situer le foyer de l’évolution des rapports entre deux langues dans l’activité de GEREC
(Groupe d’Etudes et de Recherche en Espace Créolophone). « La charte culturelle créole » du 1982 constitue un
moment fort de cette évolution.

233
part de groupes idéologiques qui l’instrumentalisaient contre le français, et dans
le cadre d’une politique de rupture avec la France646 ».
En Martinique cela correspond à l’activité du GEREC qui, tout en
essayant de concilier les revendications culturelles et linguistiques avec les
politiques, entamait pour sa part, une croisade puriste pour la langue créole
appliquant le principe de la « déviance maximale » d’avec le français pour s’en
distinguer le plus possible647, manifestant par là bien évidemment un
positionnement politique implicite.
Alors qu’en Argentine la question de la langue relève de la pluriglossie
interne (relation entre les registres et les variétés de la même langue), la situation
linguistique à la Martinique se résume dans le concept de diglossie, défini ainsi
par Edouard Glissant : « la domination d’une langue sur une autre ou plusieurs
autres, dans une même région648 ». Le concept de diglossie, repris par Glissant, a
été forgé par Charles Fergusson en 1959 pour définir un rapport entre deux
variétés linguistiques, génétiquement apparentées, dont l’une est considérée
comme « haute » et l’autre comme « basse », ce qui implique nécessairement la
différence des usages qui leur seront attribués : la langue haute sera la langue de
la culture et de la littérature tandis que l’autre, comme c’est le cas du rapport
entre le français et le créole, sera cantonnée aux usages quotidiens, populaires,
ne jouissant pas de prestige égalable à la première. Cette situation relève bien
évidemment de la politique linguistique des empires colonisateurs, d’où la
relation sous-jacente entre le pouvoir et la langue observée par Jean-Louis
Calvet dans La guerre des langues et la politique linguistique649. L’auteur de cet
ouvrage distingue plusieurs types de diglossies enchâssées qui correspondent à

646
Edouard Boulogne, « Guy Hazaël-Massieux : pionnier d’une créolité heureuse », in Créoles de la Caraïbe,
Alain Yacou (sous la direction de), Paris, Karthala-CERC, 1996, p. 40-41.
647
Cécile Van de Avenne relate les activités de GEREC en soulignant les stratégies adoptées par ses membres en
vue de marquer leur désaccord avec le statut inférieur du créole dans son article, “Donner en français l’illusion
du créole. Mélange des langues et frontières linguistiques. Position de linguistes sur l’écriture littéraire », in
Mondes créoles et francophones :mélanges offerts à Robert Chaudenson, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 41-49.
648
PR, p. 132.
649
Jean-Louis Calvet, La guerre des langues et la politique linguistique, Paris, Hachette, coll. » Pluriel », 1999.

234
différents cas de coexistence de deux, voire plusieurs langues sur le même
territoire. Selon sa typologie, il s’agirait en Martinique d’une diglossie à langues
dominantes alternatives redistribuées entre les différents emplois attachés
respectivement à la langue française et à la langue créole.
Il est intéressant à ce titre de constater que cette fameuse « norme », à
partir de laquelle on décrète l’usage incorrect d’une langue, n’est jamais
réellement problématisée ou remise en cause alors que même à l’intérieur du
français ou de l’espagnol du « centre » existe des variétés multiples
correspondant à la pluriglossie interne de chaque langue. De façon quasi
naturelle, le fait de succomber à la répartition entre le centre et la périphérie,
transposée sur le plan linguistique en la distinction entre norme et variante
incorrecte, inférieure de ladite norme, inhibe tout mouvement, pourtant justifié,
de questionner cette norme et sa légitimité au vu de la transplantation des
langues comme le français et l’espagnol sur de nouveaux territoires via la
colonisation. Si le « français du centre renvoie à un espace à la fois
géographique et symbolique, qui est celui de la France, opposée à ses
périphéries 650», en transposant ces distinctions à l’analyse du cas argentin, nous
pouvons évoquer l’écart entre l’espagnol « central » et l’espagnol
« périphérique » creusé par les particularités mentionnées651. Du fait que la
langue argentine ne se contente pas d’être considérée comme une forme de
l’espagnol régional, ce qui sous-entendrait la soumission au rapport de
domination, nous pouvons évoquer à ce propos la notion de « cryptoglossie 652».

650
Marie-Madeleine Bertucci, « Variations sur le français : français central et français périphériques », in
Violaine Houdart-Merot (éd.), Ecritures babéliennes, Bern, Peter Lang Editions Scientifiques Internationales,
coll. « Littératures de langue française », vol.2, 2006, (87-98), p. 94.
651
Nous pouvons distinguer en Argentine également des étapes du rejet et de revalorisation successives du
phénomène du voseo, qui correspondent en grande partie aux configurations sociohistoriques du moment et
traduisent des tendances respectivement autonomistes et mimétiques du champ littéraire argentin. Sujet aux
multiples fluctuations, l’attitude envers le voseo traduit au fond une attitude envers l’ancien colonisateur reconnu
comme dispensant de la haute culture dont il fait généreusement profiter ses vassaux.
652
« Le cryptoglosse a toutes les caractéristiques d’une langue mais il ne bénéficie pas de représentations
positives parce qu’ il pourrait mettre en doute notamment l’aptitude supposée acquise des locuteurs à parler le
« bon » français ». Voir l’article “Variations sur le français…”, op. cit., p. 95. Nous pouvons étendre cette notion
pour désigner le statut de l’espagnol parlé en Argentine, dont certaines pratiques seraient susceptibles de

235
Or, le statut « cryptoglossique » désigne de manière pertinente les
caractéristiques de cette langue qui ne peut pas bénéficier, à la différence des
langues reconnues de plein droit, de l’image positive en ce qu’elle est censée
mettre en péril le bon usage de l’ « espagnol central ».

3. Revendication linguistique à l’œuvre. Écrire en linguiste.

Après avoir esquissé les raisons, enracinées dans les contextes historiques
argentin et antillais, qui poussent Glissant et Sábato à revendiquer chacun la
particularité de sa langue, il serait judicieux de passer en revue le contenu de
leurs revendications pour observer ensuite la mise en œuvre de leur théorie
linguistique dans les romans. La relation étroite entre la langue, l’identité et
l’écriture introduit d’emblée la problématique de la langue indissociable des
enjeux idéologiques sous-jacents. Le combat ne se pose pas pour autant dans les
mêmes termes chez les deux auteurs, l’impérialisme linguistique des métropoles
espagnole et française n’exerçant pas le même type de domination dans les deux
contextes.
Afin d’appréhender les mécanismes qui se mettent en marche chez un
écrivain lorsqu’il se représente la question de la langue de manière consciente,
réfléchissant à l’étrangeté de la langue dans laquelle il doit produire, nous allons
soumettre à l’examen critique la mise en œuvre des postulats de Glissant et de
Sábato.
3.1. Gestation du nouveau langage chez Glissant.

Il est essentiel d’attirer d’emblée l’attention sur la distinction qu’opère


Glissant entre langue et langage653. Dans le sillage de théories prenant l’appui

contaminer le « bon » espagnol, attitude qui est fustigée par Sábato dans ses écrits contre la fameuse « norme »
de l’espagnol imposée par la Real Academia Española.
653
Il revient sur cette distinction dans Sartorius, où il postule la diversité de langages « décidés dans et au-delà
les langues ». En indiquant le génie de la poésie comme « antérieur à celui de la narration », il déclare que « les
poètes sont séparés par leurs idiomes, unis parfois dans un même langage ». Sartorius, p. 223.

236
sur les théories saussuriennes, il réfléchit davantage sur le langage, compris
comme « réalisation et manifestation de [la] langue chez l’individu 654», à la
différence de la langue qui constitue un « objet théorique « abstrait » […]
commun à tous les membres de la même communauté linguistique sans que pour
autant, chacun l’emploie de la même façon et avec les mêmes compétences 655».
Dès le premier roman de Glissant le rapport conflictuel à la langue
apparaît à travers la métaphore filée métatextuelle, la rivière Lézarde :
Pensais-tu que cette rivière, qui avait coulé à travers les rues de la ville et
qui avait fini sa course dans le delta tumultueux devant la mairie, signifiait
vraiment la totale libération ? Quelle avait suivi le même cours que le
langage : d’abord crispé, cérémonieux, mystérieux, puis à mesure plus étale,
plus évident, plus lourd des bruits et clameurs ? Et pensais-tu à La Lézarde,
à son langage débordant ? 656

Dans le même roman, Thaël, conscient des difficultés que rencontre


Mathieu dans son travail d’écriture, lui donne un précieux conseil : « Dis-le avec
les mots plus simples 657». Glissant, lui-même, semble pourtant déroger à cette
préconisation, qui est loin de correspondre aux élans du langage poétique qu’il
forge : « avec des bonds et des détours, des pauses et des coulées, tu ramasses la
terre peu à peu658 ». L’exubérance de la nature qui se déploie comme un
personnage à part dans son univers romanesque et qui régit de manière poétique
certains de ses concepts est relativement maîtrisée par le langage de La Lézarde
riche en prophéties, en suspens, et qui n’annonce que faiblement le maelstrom
esthétique de la suite du macrotexte de Glissant où prévaut l’esthétique
cyclonique, en lien avec les forces imprévisibles de la nature. La case du
commandeur pourrait être qualifié, au même titre que Malemort, de fable sur la
gestation difficile d’un langage qui se fraie un chemin dans les méandres de la

654
Georges Vignaux, Le discours, acteur du monde : énonciation, argumentation et cognition, Paris, Technip
Ophrys Editions, coll. « L’Homme dans la Langue »,1988, p. 63. Glissant décrit en d’autres termes le rapport
entre la la langue et le langage, considérant ce dernier comme « l’attitude collective vis-à-vis de la langue
utilisée ». DA, p. 403.
655
Ibid., p. 61.
656
LL, p. 228-229.
657
LL, p. 86.
658
Ibid., p. 239.

237
parole fragmentaire, balbutiante, qui met en scène de manière imagée la
naissance de la langue créole659 mais en même temps l’avènement d’un nouveau
langage de la communauté.
Le langage du roman Malemort, synonyme de l’aliénation qui ébranle la
syntaxe du français, pousse à l’extrême cette quête du langage660 entreprise par
l’écrivain. L’univers de Glissant sera dorénavant marqué par cette franche
déconstruction du langage, qui s’ouvre vers d’autres pays jusqu’à embrasser le
« tout-monde » :
On peut dire que nous pouvons parler maintenant, des phrases toutes rondes,
pas des sifflements, non, pas des mots qu’on lâche en rafale, nous pouvons
dire tout à plaisir les choses, tout en rythme » dit Mathieu à Mycéa –
légitimité661.

En entrant dans l’univers romanesque de Glissant, le lecteur non-


créolophone relève des expressions ou des structures qui peuvent lui paraître
erronées du point de vue de la syntaxe française, telles que : le redoublement des
verbes : « Odono entrait sortait » (Mahagony, 177), l’infiltration du créole dans
certaines expressions, le procédé d’emphase qui est en accord avec la poétique
de la répétition propre au créole (p.ex. « toutes vents, c’est vent »). Il semble
que les variations de l’orthographe de certains mots ne soient pas tout-à-fait

659
Nous en avons recensé quelques exemples dans La case du commandeur : « elle vit les mots défiler […]
poussé Odono la belleté de la bête tu mas annoncié tifille tifille vini éti éti icite » (65) ; « c’était papa Longoué
[…] qui « enfantait » les mots : « ni tamanan dji konon no dji ser disi kan. Cinna Chimène pensa « c’est encore
des mots venus de loin », « par conséquent ce n’est pas des mots de Farance » (69) ; « Liberté récita les pans de
mots (ni temenan kekodji konon) que Melchior lui avait enseigné ; les traces éparpillées de la langue ou plutôt
des langues concentrées dans les soutes de la Rose-Marie et qui s’étaient volatilisées au vent d’ici » (106). Cette
question est aussi abordée dans Sartorius : « Odono est mort, « A né téfé Odono » ! » Mais ils entendirent « A té
néfé Odono », dont ils firent « La té ni fé Odono », « Il y avait là du fer Odono », « Il a pris du fer Odono »,
« Comme il a souffert Odono ! » Les langues créoles sont rapides à grapiller partout. Elles vous trempent dans
leurs mots […] sans que vous sachiez le plus souvent d’où ça vient » (p.117-118) ; « il remarqua qu’un nouveau
langage se faisait là, dans toute une plaisanterie de mots inconnus sur lesquels ils butaient le plus souvent »
(116), « c’est ce qui enfantait la langue créole, il ne le savait pas, mais il voyait que de construire lentement un
tel langage imprévu aidait les gens » (116).
660
Ce roman a été salué d’ailleurs par son compatriote Patrick Chamoiseau qui cite Malemort parmi les lectures
déterminantes pour sa future vocation d’écrivain, en saluant ce « livre-hiéroglyphe endormi, proche et
indéchiffrable » dans Ecrire en pays dominé : « Malemort […] m’avait dérouté, et même débouté […] Il
n’exposait pas des fastes de la langue française pour étonner le Dominant et s’étonner soi-même […] Rien que
l’alchimie d’un travail de la langue et d’une pénétration de notre réel » (p. 87-92). Chamoiseau désigne
Malemort comme « l’irruption d’une conscience autre dans la langue. C’est la langue française précipitée dans
l’archipélique Caraïbe, drivée par un imaginaire qui la descelle de ses mémoires dominatrices 660». Patrick
Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, op. cit., p. 100.
661
LL, p. 226.

238
hasardeuses, car la graphie du créole a changé au fil du temps, notamment grâce
aux efforts de systématisation entreprise par les chercheurs du GEREC et le tout
récent changement en vue de simplifier certaines graphies jugées trop
artificielles. Les procédés auxquels Glissant recourt souvent dans son écriture,
telle la pratique de la fiche, de la fouille et du fragment, étudiées par Fonkoua,
dévoilent les pratiques propres à la langue créole sous-jacente à l’écriture.
L’hyperbole, l’exubérance, la figure de l’excès correspondent en effet au niveau
de l’écriture à cette intrusion du créole dans l’écriture qui adopte le français de
manière irrévérencieuse, en le pliant à l’exigence de la forme souhaitée par
l’écrivain. Cet usage possède d’ailleurs sa propre nomenclature fournie par
Glissant et reprise par la critique : il s’agit d’un « délire verbal coutumier » qui
désigne cette irruption de l’oralité et du créole dans l’espace de l’écrit à travers
les « hachures, tambourinages, accélérations, répétitions drues, bavures des
syllabes, contresens du signifiant, allégorie et sens caché 662». Toute la structure
du roman Malemort de Glissant est d’ailleurs basée sur la répétition qui traduit
le morcellement identitaire. Romuald Fonkoua, en analysant l’usage de la
répétition dans l’œuvre de Glissant, attire l’attention sur le caractère transgressif
de ce procédé qui « installe au cœur de l’écriture une distorsion qui fait bégayer
la langue. Elle oppose à la généralité du particulier, l’universalité de la
singularité663 ». Ces troubles sont enracinés dans la situation du sujet dominé,
colonisé, en proie à une désintégration d’identité ou plutôt à la vacuité de cette
notion, ce qui le mène vers la folie langagière664. Comme le dit bien Fonkoua,

662
DA, p. 412-413.
663
Essai sur une mesure du monde, op. cit., p. 267.
664
La folie occupe d’ailleurs une place importante dans le macrotexte de Glissant et celui de Sábato, où elle entre
dans la composition d’une posture romantique, d’un poète visionnaire, un « fou lucide » sur laquelle nous
reviendrons dans la troisième partie. Michael Dash voit la folie dans l’univers romanesque de Glissant comme
manière de contester l’ordre établi et de résister contre l’assimilation. La folie constitue une sorte de bouclier-
protecteur contre l’horreur du monde extérieur: « In Pascal’s words, Martiniqueans who wish to resist the
homogenising socio-cultural forces of departamentalisation, may be « nécessairement fou », almost ironically as
a form of self-protection therapy. Where order leads inexorably towards political absurdity and cultural
extinction, insanity becomes a kind of restorative counter-order”. Michel Dash, Edouard Glissant, Cambridge
Studies in African and Caribbean Literature, Cambridge University Press, 1995, p. 120.

239
la pathologie réelle de la société antillaise se trouve moins dans l’errance et
la quête angoissée et obstinée de quelques personnages « fous » que dans cet
oubli par toute une communauté de la réalité historique 665.

La subversion qui est évoquée au sujet de la langue chez Glissant se place


au carrefour des techniques provenant à l’origine de l’oralité, notamment du
conte créole, qui intègrent l’écrit pour opérer « la refonte de la structure des
langages 666». Désignés par opposition au « génie de langue française », ces
procédés sont énumérés par Glissant comme participant de la « définition d’un
langage nouveau » : « les procédés de répétition, de redoublement, de
ressassement, de mise en haleine, de circularité, les pratiques de listage […]
l’accumulation […] comme procédé rhétorique 667». Eu égard aux liens entre
oralité et répétition signalés par l’écrivain, le recours à la répétition s’avère
approprié pour proposer une nouvelle poétique:
L’oralité, cette passion des peuples qui au vingtième siècle ont surgi dans la
visibilité du monde, et en tant qu’elle entre en écriture, se manifeste d’abord
par les querelles fécondes qu’elle y introduit, multiplicité, circularité,
ressassements, accumulation et déréligion. Relation enfin668.

Il faut toutefois souligner que cette poétique n’est pas théorisée en amont,
elle se consolide à travers les romans où l’auteur déconstruit de plus en plus la
langue, étant donné que le travail de l’écrivain consiste, selon Glissant à :
« provoquer » un langage-choc, un langage-antidote, non neutre, à travers
quoi pourraient être réexprimés les problèmes de la communauté. Ce travail
peut exiger que l’écrivain « déconstruise » la langue française dont il use
[…] ; d’abord comme par une fonction de démystification par rapport à
toute utilisation fétichisée de cette langue, ensuite par une recherche des
lignes de force, des projets culturels, qui de l’intérieur même de la langue
française seraient de nature à faciliter (en les éclairant) les pratiques futures
d’un créole (écrit ou) revitalisé669.

Ce « langage-choc » s’inscrit dans le concept de l’opacité prônée par


Glissant, l’opacité intentionnelle qui fait apparaître le travail créateur dans
l’irréductibilité de son langage. Dans Le Discours antillais, Glissant dénombrait
665
CC., p. 213.
666
IPD, p. 121.
667
Ibid.
668
TTM, p. 110-111.
669
DA, p. 600.

240
la pratique de la langue créole, dédaignée, parmi les stratégies de détour qui ont
permis à la société antillaise créole de se soustraire à l’oppression du
colonisateur :
Je vois surtout dans la poétique du créole un exercice permanent de
détournement de la transcendance qui y est impliquée : la source française
[…] Tu veux me réduire au bégaiement, je vais systématiser ce bégaiement,
nous verrons si tu t’y retrouveras. Le créole serait ainsi la langue qui, dans
ses structures et sa poétique, aurait assumé à fond le dérisoire de sa genèse.
C’est le parvenu de tous les pidgins, l’empereur de « patois », qui s’est lui-
même couronné670.

Glissant ne recourt pas toutefois de façon systématique à la langue créole


ni aux créolismes671 et aux régionalismes, considérés par lui comme « des
manières de satisfaire à l’échelle de la hiérarchie des langues, les grandes
langues de culture672 ». La revendication d’une particularité linguistique
s’accompagne d’un refus du régionalisme - ce qui ne constitue pas une
contradiction - contre lequel Glissant s’insurge. Il ironise à ce propos : « On
m’eût préféré plus ‘authentique’, et pourquoi pas, plus sauvage. On m’eût alors
accordé ma différence673 ». Le ton acerbe employé par l’écrivain rend compte
d’un réel problème que rencontre l’écrivain « périphérique » de qui on exige la
couleur locale :
C’est bien cela qui dérange – écrit Alexandre Leupin à propos de Glissant –
ce refus têtu de travailler dans la couleur locale, dans l’enfermement
misérabiliste, dans le coincement réaliste et dans l’exotisme de grande
surface…674.

Le fait que Glissant n’ait pas voulu défendre le créole de manière


675
monolingue , fanatique, ne diminue pas la portée de sa réflexion à ce sujet,

670
DA, p. 49.
671
Maryse Condé a ainsi formulé le même refus de se complaire dans le régionalisme excessif, relevant de la
pratique de l’auto-exotisme : « les Antillais ne peuvent plus demeurer prisonniers de l’opposition binaire
créole/français. Celle-ci n’est qu’un héritage de l’obsession coloniale entre vainqueur et victime ». Maryse
Condé, “Chercher nos vérités”, in Penser la créolité, Paris, Karthala, 1995, p. 308.
672
Cité par Cécile Van den Avenne, op. cit., p. 49.
673
DA, p. 43.
674
Alexandre Leupin, op. cit., p. 164.
675
Contre cette attitude s’insurge Glissant critiquant partiellement le travail des créolistes, qualifié du
« monolinguisme sectaire » en matière linguistique, qui mène à confondre souvent les revendications politiques,
quoique justifiées, avec la défense du créole sur le plan culturel et littéraire. Voir « L’imaginaire des langues »,
IPD, p. 113. Les personnages instaurés dans le rôle des critiques prennent en charge le discours qui s’oppose à la

241
d’où provient probablement son choix de ne pas entrer « en schizophonie
littéraire676 » en produisant tantôt une œuvre en français, tantôt en créole.
Glissant ne milite pas pour remplacer le français par le créole, mais pour rompre
avec le rapport dominant/dominé qui se manifeste à travers les statuts inégaux
de ces deux langues, lorsqu’il affirme écrire en présence de toutes les langues du
monde677. Il s’agit chez lui de « multilinguisme d’intention » qui emporte sur sa
réalisation pragmatique précise. Selon cette conception, succomber à la diglossie
(désignée comme « tentation de tout multilinguisme de fait678 ») signifierait
vouloir perpétuer la situation d’assujettissement linguistique. Ignorer l’influence
de la langue et de la culture créoles sur l’écriture de Glissant sous prétexte qu’il
n’a jamais produit de textes en créole ou qu’il n’essaie pas à tout prix de
« créoliser le français 679», ce serait nier la poétique élaborée dans ses écrits où
non seulement il nous est donné à voir une verve orale provenant du créole mais
aussi des procédés empruntés notamment au conte créole, évoqués
précédemment. Chez Glissant, l’acte de « quitter le cri, forger la parole 680» ne
s’attache pas à enregistrer les particularités du français mélangé au créole, mais
à inventer, « bâtir à roches [s]on langage 681». C’est une manière de transmettre à
l’écrit toute la richesse poétique de l’oral, avec ses rythmes, ses répétitions, sa

défense monolingue du créole, le cheval de bataille de Glissant et le point sur lequel il se heurte au
positionnement des défenseurs de la « Créolité ». Le dialogue entre les trois Anestor dans Tout-monde reprend
les idées formulées par Glissant dans ses essais : « Et alors, objectait Anestor Klokoto, vous croyez donc qu’on
sauvera votre langue créole toute seule, en laissant périr les autres ? – Mais, c’est ma langue, répliquait Anestor
Masson, et je dois la défendre, ma langue […] – Pauvre demeuré, éclatait Anestor Klokoto, comment ferez-vous
accepter à tous ces gens de se lever pour défendre ou sauver une langue […] si vous ne commencez pas par
changer toutes leurs idées sur les langues ? S’ils ne consentent pas enfin que toutes les langues sont également
importantes pour notre vie secrète ou publique, pour ce que vous appelez notre imaginaire, dans vos langages
d’intellectuel ? ». TM, p. 469-470. C’est nous qui soulignons.
676
L’expression est de Frankétienne. Cité par Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, op. cit., p. 67.
677
L’affirmation de Glissant selon laquelle l’écrivain contemporain ne peut plus écrire une langue de manière
monolingue peut être rapprochée du concept d’ « interlangue » chez Maingueneau qui désigne ainsi les relations
entre les variétés de la même langue mais aussi entre une langue particulière en rapport avec les autres. Le
contexte de l’œuvre littéraire…, op. cit., p. 104. A travers sa réflexion sur la langue et le langage, Glissant, sans
prétendre d’être un linguiste arrive à formuler d’une autre manière les postulats de Maingueneau sur
l’interlangue, qui reprennent par ailleurs les théories bakhtiniennes sur l’hétéroglossie foncière et le dialogisme.
678
DA, p. 561.
679
A ce propos Glissant écrit dans Le Discours antillais : « «Il ne s’agit pas de créoliser le français mais
d’explorer l’usage responsable (la pratique créatrice) qu’en pourraient avoir les Martiniquais ». Ibid., p. 601.
680
Ibid., p. 19.
681
IPD, p. 182.

242
syntaxe influencée par les structures provenant du créole. Bien qu’il n’ait jamais
entrepris d’écrire un ouvrage entièrement en créole, cette langue maternelle
habite son écriture, transparaissant dans certaines expressions. Il s’agirait en
effet d’une sorte d’opération sur la langue qui consiste, pour emprunter une
formulation très pertinente à Georges Voisset, à faire une « greffe de la langue
créole et de l’imaginaire qu’elle véhicule, sur l’écrit français et la tradition
intellectuelle dont il est le support 682». Cette formule résume de manière imagée
la représentation de ce conflit interne qui habite l’écrivain issu d’un contexte
diglossique, ce qui correspond à la vision de Glissant:
L’opposition hiérarchisée entre langage parlé et langue écrite n’a pas ici –
pour moi – plus de sens ; car la langue créole qui m’est naturelle vient à tout
moment irriguer ma pratique écrite du français, et mon langage provient de
cette symbiose.683.

Le positionnement de Glissant a toujours été explicite à ce sujet :


On me dit – Que faites-vous d’autre que parler la langue d’Occident? Et de
quoi parlez-vous, sinon de cela que vous récusez ? – Mais je ne récuse pas,
j’établis corrélation. Et si je réponds que, comme ceux qui ne se
reconnaissent pas (ne se sentent pas) Français et qui utilisent la langue
française, il me faut chercher à démêler mon affaire avec elle, on m’oppose
que je suis plus français que je ne crois684.

Avant l’avènement de la génération qu’on pourrait sous certains traits


rapprocher de la « génération parricide », en Argentine, c’est-à-dire les écrivains
de la Créolité, Glissant s’opposait déjà aux choix esthétiques de Césaire685. A la
différence de son illustre pair, Glissant conçoit le rapport entre le créole et le
français, et la question de l’écrit et de l’oral qu’il implique, comme « une
occasion d’angoisse vivifiante aujourd’hui pour le poète, l’écrivain 686». Il

682
L’imaginaire en archipel, op. cit., p. 350.
683
DA, p. 554.
684
IP, p. 42-43.
685
Selon Glissant, Césaire « a abandonné ses préventions à l’égard du parler local », en proposant une sorte de
troisième voix, un langage littéraire situé dans un espace d’entre-deux entre le français et le créole. Il déclare
avoir retrouvé chez Aimé Césaire une « partition rousseauiste (la division entre expression du sentiment et
expression de l’idée) » : « tout discours est affaire de réflexion, c’est une œuvre conceptuelle, alors, il faut que je
le fasse en français. Voyez-vous le créole, c’est la langue de l’immédiateté, la langue du folklore, des sentiments,
de l’intensité ». Aimé Césaire, Entretien avec Jacqueline Leiner, Introduction à l’édition globale de la revue
Tropiques, 1978. Nous citons d’après Edouard Glissant, DA, p. 598.
686
IPD, p. 38-39.

243
signale la nécessité de rendre compte de cette tension fondatrice pour la
littérature martiniquaise :
Je suis d’un pays où se fait le passage d’une littérature orale traditionnelle,
contrainte, à une littérature écrite, non traditionnelle, tout aussi contrainte.
Mon langage tente de se construire à la limite de l’écrire et du parler ; de
signaler un tel passage – ce qui est certes bien ardu dans toute approche
littéraire687.

Pour décrire métaphoriquement cette tension créatrice, qui donne


impulsion à son œuvre, Glissant désigne la figure du « déparleur688 », une sorte
de compromis entre l’oralité et l’écriture, qui « raboute ensemble ce qu’il avait
entendu, directement ou par rapportage689 ». Un sentiment de perte, qui s’empare
de celui qui écrit, se dessine dans les paroles de Mathieu lorsqu’il évoque le
rapport entre l’oral et l’écrit en termes de combat : « la rumeur se perd aux
lettres gravées. Un sourd combat grandit entre les sons proférés et les mots
dessinés sur la page ; le dessin gagne 690».

3.2. Témoignage linguistique de Sábato.

La posture anticonformiste que construit Sábato a été déjà signalée par le


titre évocateur de son essai Heterodoxia publié en 1953, où il se réclame du
positionnement irrévérencieux envers la métropole espagnole et son monopole
en matière normative de la langue. L’équation posée entre la langue et l’identité
du pays se confirme dans ses ouvrages postérieurs sur la question lorsqu’il exige
de la littérature la prise en charge des modalités linguistiques de l’espagnol parlé
en Argentine en vue de créer un imaginaire littéraire dépourvu de notes
aliénantes :

687
DA, p. 439.
688
Selon la définition du Petit Robert, l’action de « déparler » signifie « parler à tort et à travers, sans
discernement ; divaguer », Le Nouveau Petit Robert, 2000, p. 666. Chez Dominique Chancé, nous retrouvons
une approximation de ce terme : L’expression « traité du déparler » a ceci de paradoxal cependant, qu’elle allie
la théorie raisonnée au délire, l’écrit par excellence, à l’expression orale (parler) la plus libre (dé-parler) ».
689
TM, p. 407.
690
Mahagony, p. 228.

244
el autor de ficciones no debe sacrificar jamás la verdad profunda de su
circunstancia, y el lenguaje que debe emplear es el lenguaje en que su gente
ha nacido, ha sufrido, ha gritado en momentos de desesperación o de
muerte691.

Sábato indique dans le même passage la relation quasi charnelle, très


chargée émotionnellement qu’entretiennent les Argentins avec le « voseo » :
el voseo está hecho sangre y carne en nuestro pueblo, y no sólo en las capas
inferiores de la sociedad, como menospreciativamente dice el profesor
Castro, sino en la casi totalidad de nuestro pueblo692.

Ce problème de l’écart par rapport à la norme culte de l’espagnol a dicté


certains comportements sociaux et littéraires aboutissant à un inévitable
mimétisme dans les lettres argentines.
La situation décrite par Glissant lorsqu’il parle des Antillais « dans une
langue bloquée, une langue figée dans une attitude respectueuse par rapport à la
norme française 693», qui conduit à l’usage parfait de la langue du point de vue
de la syntaxe mais « complètement faussé et défiguré 694», présente de multiples
analogies avec le cas argentin où la pression de la norme espagnole, du fameux
méridien madrilène, poussait les intellectuels et les littéraires à dédaigner
longtemps la variante argentine de l’espagnol, perçue comme une hybridation
honnie de la langue reçue en héritage de l’empire colonisateur.
Sábato considère la langue sous son aspect dynamique, sujet aux
fluctuations695 : « la transfusión linguística ha enriquecido constantemente la

691
EF. Cette declaration s’inscrit dans la ligne idéologique prônée par la revue Contorno : “El instrumento
lingüístico será un elemento esencial para la valoración de la obra literaria. La literatura debe ser
lingüísticamente “creíble” y dentro de esta credibilidad lingüística el problema del voseo será retomado una y
otra vez”. Norma Carricaburo, El voseo en la literatura argentina, op.cit., p. 420.
692
EF, op. cit. Sábato réagit ici aux propos de Américo Castro qui seront commentés ultérieurement.
693
IPD, p. 117.
694
Ibid.
695
La théorie que développe Sábato au sujet de la langue est largement redevable aux apports linguistiques de
Wilhelm von Humboldt. La lecture d’une étude très pertinente d’Anne-Marie Chabrolle-Cerretini nous a permis
de constater de multiples convergences entre l’approche de la question langagière chez Sábato et chez Humboldt
notamment en ce qui concerne la relation sous-jacente entre la langue et la vision du monde, figurant sous la
dénomination de Weltansicht. Anne-Marie Chabrolle-Cerretini, La vision du monde de Wilhelm von Humboldt.
Histoire d’un concept linguistique, Lyon, ENS Editions, coll. « Langage », 2007. Voir plus particulièrement la
deuxième partie, « Le concept de vision du monde », le chapitre III (p. 61-82) où elle s’attèle à nuancer les deux
concepts fondamentaux figurant chez Humboldt (Weltansicht et Weltanschauung), utilisés à tort de manière
interchangeable dans de nombreux travaux inspirés de cette théorie.

245
lengua de cada pueblo 696», en se révoltant contre ceux qui veulent figer cette
dynamique : « la idea de fijar un idioma nace de la ingenua creencia en su
insuperable perfección697 ». En s’appuyant sur les thèses d’Humboldt, Sábato
souligne l’idée suivante: « el idioma no es ergon sino enérgeia, no producto
hecho sino actividad ; energía viva en perpetua transformación 698».
La pluriglossie interne d’une langue tout comme le phénomène de la
diglossie sont sous certains aspects des manifestations de la diversité langagière
mise en valeur justement dans la théorie linguistique de Humboldt. Il est
intéressant d’observer que de manière implicite certaines de ses avancées dans le
domaine linguistique, révolutionnaires pour son époque, traversent la théorie
linguistique formulée par Glissant et Sábato, notamment la revendication de la
diversité des langues et l’impossibilité de perpétuer une attitude hiérarchisante à
l’égard des langues qui partagent toutes le même statut.
Le fait de questionner sa langue comme résultante de la diversité des
apports prouve que Sábato n’entend pas rester « cantonné » dans la « puissance
véhiculaire de [sa] propre langue699 ». L’ « unité suspecte » de la langue en lien
avec l’appareil idéologique signalée par Humboldt rencontre de vifs échos chez
Sábato, qui est intimement persuadé de l’impossibilité de défendre une langue
au détriment des autres, ce qui constitue également un point fondamental de la
réflexion de Glissant.
Tous les deux s’accordent sur la nécessaire élaboration d’une interlangue
considérée comme un travail créatif qu’opère l’écrivain sur sa propre langue.
Ces postulats rejoignent la distinction entre langue et langage. Selon Sábato :

696
Heterodoxia, in OC, p. 217.
697
Ibid., p. 186.
698
Ibid., p. 191. Sábato reprend ici effectivement une des idées les plus commentées de Wilhelm von Humboldt,
qualifiée par Gilles Coutlée comme l’une des phrases les plus citées de Humboldt dont il propose la transcription
française : « En lui-même le langage n’est pas quelque chose de fait, d’accompli (Ergon) mais une activité en
train de s’accomplir (Energeia) ». Guillaume de Humboldt cité par Gilles Coutlée, « Guillaume de Humboldt et
la communication », in Johanne Saint-Charles, Pierre Mongeau (sous la direction de), Communication-Horizons
de pratiques et de recherche, coll. « Communication », Presses de l’Université du Québec, 2005, p. 49-50.
699
IPD, p. 113.

246
El poeta tiene necesidad de revitalizar el lenguaje gastado, primitivizandólo
[…] de ahí la constante recreación de un lenguaje ilógico, imaginativo o
figurado700.

C’est précisément sur la question de l’élaboration du langage littéraire que


les projets de Glissant et de Sábato, pourtant par bien des aspects voisins,
divergent. Sábato puise l’oralité du côté des sociolectes « portègnes » (propres à
Buenos Aires) comme le « lunfardo » et dans une moindre mesure le
« cocoliche », à la croisée de l’espagnol et de l’italien. Comme en témoignent
ses nombreuses tentatives701, l’écrivain tente d’incorporer l’oralité dans ses
romans. Ses efforts ont été couronnés par la création de sa « propre convention
phonétique »:
Una convención que respeta la grafía usual en el caso de las interdentales (c
y z), que no se pronuncian en ese continente, en el de la b o la v, cuyo
distingo en español es únicamente etimológico, pero aporta sus propias
variantes702.

Parmi les procédés qui méritent une attention particulière au niveau de


cette convention, il convient de distinguer :
supresión de grupos cultos (dotores, otuvo) […] creación de une grafía
novedosa para marcar, en los hijos de la inmigración italiana, el refuerzo
articulatorio de la -s- en posición intervocálica Bueno Saire […] empleo de
los vocativos, […] el habla en capicúa703.

Les versions successives des romans de Sábato tentent d’accentuer ou au


contraire de diminuer les caractères typiques du parler argentin. Cette question a
été étudiée de manière détaillée par Norma Carricaburo dans El voseo en la
literatura argentina. La linguiste émet des hypothèses intéressantes au sujet des
modifications linguistiques que subit El túnel dans les éditions postérieures704.
Elle souligne l’absence de la personne grammaticale « vos » dans la première

700
Heterodoxia, OC, p. 241.
701
Grâce à l’étude philologique rigoureuse menée par Norma Carricaburo, nous disposons d’un inventaire de ses
essais, délaissées au cours de l’écriture ou dans des versions successives de ses textes. La philologue mentionne
notamment, une tentative, dans des versions dactylographiées de SHT, de représenter dans l’écriture le
phénomene du « yeísmo ».
702
Norma Carricaburo, « Nota filológica preliminar », op. cit.
703
Ibid.
704
Norma Carricaburo, El voseo en la literatura argentina, op. cit., p. 414.

247
édition de El túnel, pour mettre en évidence l’évolution de la pensée de Sábato
visible à travers l’ancrage dans la particularité de la langue argentine qui se fait
présent à partir de son deuxième roman.
Les changements linguistiques surviennent donc au gré des changements
sociaux, s’alignant sur les tendances dominantes du champ littéraire argentin en
rapport étroit avec la réception de son œuvre à l’étranger. Mais cette apparente
incohérence dans l’emploi du « voseo » chez Sábato pourrait s’expliquer en
partie par une tendance propre aux Argentins qui mélangent le registre du « tú »
et celui du « vos » comme propension naturelle enracinée dans la déjà évoquée
schizophrénie langagière intériorisée au niveau de l’inconscient. L’oscillation
entre ces deux registres ne signifierait pas nécessairement une prise de position
de Sábato en faveur de l’une ou de l’autre option, ce qui amoindrirait nettement
la revendication linguistique inhérente à son écriture, mais fonctionnerait sur le
mode d’enregistrement du « langage » pratiqué par les Argentins, qui comporte
ces deux facettes. Malheureusement, il n’est possible de dissocier les deux
registres que dans la version originale de ses œuvres, toute traduction gomme en
effet ces subtilités de la langue argentine705. Les traductions ne reflètent pas les
fluctuations multiples dont le texte a été l’objet au cours de ces manipulations
langagières. D’autres manifestations de l’oralité et de la pluriglossie interne chez
Sábato consistent à archiver les traits typiques du cocoliche, dont l’usage
appartient à des immigrés italiens :
Andávamo arriba la mondaña con lo chico de Cafaredda e ne sentabamo
mirando al mare. Comíamos castaña asada… ! Quiddo mare azule […] Ya
t’está hablando del paese706.

En défenseur de la diversité de la « langue argentine », l’écrivain puise


dans la pluriglossie interne de sa langue, incorporant les variantes de la langue

705
Comme exemple, nous citons les fragments de AEE et de sa traduction française qui gomme les différents
registres de la langue : « El mundo se ha llenao de mentiras mijo » (AEE, 90) traduit par « Le monde s’est rempli
de mensonges, mon petit » (L’Ange des ténèbres, 92). Quant au phénomène du « voseo », il n’est pas rendu dans
la traduction, comme dans l’exemple qui suit : « Si, tenés razon, Martin –admitió ella -. Es que no habla bien de
vos » (SHT, p. 236) traduit par « Oui, tu as raison. C’est parce qu’il dit du mal de toi » (Héros et tombes, p. 219).
706
SHT, p. 178.

248
espagnole parlée en Argentine dans ses romans. Certaines de ses tentatives de
Sábato se voient qualifier de « témoignage linguistique daté 707».
L’incorporation de l’oralité dans son œuvre reçoit un accueil plutôt mitigé de la
part de certains critiques qui voient dans ce procédé une « oralité douteuse », en
suggérant la dissonance foncière entre les registres de la langue visible dans la
répartition schématique à laquelle procède Sábato:
los dichos de estos personajes son presentados por Sábato fonéticamente : su
raigambre popular se manifiesta en la forma del habla antes que en el
contenido708.

Il s’agirait plutôt ici de ce que Maingueneau appelle une « contamination


entre l’hypolangue et certaines formes du plurilinguisme interne709 », ce qui
rendrait plus compréhensible et logique le recours à l’hypolangue chez les
personnages du peuple et les immigrés (Carlucho, Chichín) qualifiés de
« modestes » face à d’autres qui recourent plutôt à l’hyperlangue. En dépit de
ces voix critiques, ses romans constituent incontestablement une archive de
toutes les particularités de la langue parlée à Buenos Aires. Il faut noter que
Sábato s’attache également à représenter la répétition comme un recours
susceptible de recréer une oralité primaire710. La transposition musicale de
l’épisode de Lavalle dans Romance de la muerte de Juan Lavalle Lavalle711, sur
laquelle nous reviendrons dans la troisième partie, constitue une preuve de

707
Paul Verdevoye, op. cit.
708
Sábato o la moral de los Argentinos, op. cit., p. 67.
709
Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, op. cit., p. 115.
710
Norma Carricaburo désigne ce recours comme « retórica de la oralidad » signalant ses antécédents dans les
lettres argentines : « en las letras argentinas, la simulación de la oralidad primaria tiene su más alta expresión en
la gauchesca ». Quant à l’oralité secondaire, Carricaburo distingue « una gama de escritores que, poniendo en
peso lo literario, refleja, sin embargo, una sociedad mediatizada y el peso de la radio y la televisión en la
masificación progresiva de lo intelectual y lo estético a lo largo del siglo XX”. Comme exemple de cette
tendance, Carricaburo cite un dialogue entamé par le romanesque avec les formes orales de la culture populaire
(« tangos, boleros, radioteatros, guiones cinematograficos »). Norma Carricaburo, Del fonógrafo a la red, op.
cit., p. 24.
711
Ernesto Sábato évoque l’intention poétique qui a guidée le choix d’incorporer dans Sobre héroes y tumbas,
l’épisode de général Lavalle ainsi que sa transposition postérieure dans Romance de la muerte de Juan Lavalle,
en 1964 en collaboration avec le compositeur Eduardo Falú : « Cuando decidí tomarlo para mi novela, no era, en
modo alguno el deseo de exaltar a Lavalle, ni de justificar el fusilamiento de otro gran patriota como fue Dorrego
[…] Cuando salió la novela, varios amigos me sugirieron la posibilidad de hacer una obra musical con el texto
[…] Y entonces decidí mantener la prosa épico-lírica del correspondiente fragmento de la novela, introduciendo
las coplas del tipo aún viviente en el folklore”. Ernesto Sábato (texte), Eduardo Falú (musique), Romance de la
muerte de Juan Lavalle, Prologue.

249
l’oralité et de la musicalité du récit contenu dans Sobre héroes y tumbas obtenue
par le biais de l’unité qui lie la prose à la poésie et à la musique : le refrain. Ces
refrains, tantôt intercalés (« ciento setenta y cinco hombres »), tantôt distingués
typographiquement du reste du texte par l’italique, ou incorporés sans
distinction dans le texte et mélangés au récit enchâssant, constituent une
tentative d’hybridation linguistique et font preuve d’une liberté que s’octroie
Sábato envers les normes génériques strictes.

CONCLUSION

L’essence du conflit linguistique dont témoigne l’écriture des deux


auteurs consiste en la superposition ou cohabitation conflictuelle des deux
langues (français/créole) ou des deux variantes de la langue (espagnol
continental et espagnol argentin) dont les points de friction se traduisent par un
traitement particulier de la langue dans leurs œuvres. Ce parcours nous permet
de constater que la surconscience linguistique, « synonyme de l’inconfort mais
aussi de la création », comme le fait remarquer Lise Gauvin, mène les écrivains
vers une « mise en scène constante de ses propres usages 712». Les fondements
de la problématique langagière qui se trouve à la base de ce conflit linguistique
mis en scène dans l’œuvre des deux auteurs ne pourront pas être réduits à la
même enseigne. Les contextes divergents nous prémunissent contre ce
rapprochement trop réducteur.
Le passage de l’oral à l’écrit s’effectue de manière différente chez les
deux auteurs. Tandis que Glissant insiste sur le véritable travail de
déconstruction de la langue française, chez Sábato il s’agira davantage de
travailler sur du déjà existant en essayant plutôt de réfléchir sur la manière de
transcrire le conflit linguistique entre des formes espagnoles dites correctes du
point de vue de la norme de l’Academia Real Española et l’oralité, laquelle se

712
Lise Gauvin, Ecrire pour qui ? L’écrivain francophone et ses publics, op. cit., p. 19.

250
compose de toutes les voix où interviennent les parlers des différentes régions de
l’Argentine, l’influence de l’italien, de l’argot, et surtout l’usage du voseo.
Sábato s’attache à retranscrire la pluriglossie interne de l’espagnol parlé
en Argentine, visible dans ses tentatives d’archiver la diversité linguistique, en
traquant ses multiples manifestations, allant de l’oralité populaire, en passant par
des constructions linguistiques composites telles le « cocoliche » et le
« lunfardo », à des sociolectes. Les tentatives de retranscrire différents registres
de langue apparaissent distinguées typographiquement du reste du texte, ce qui
induit une séparation nettement plus schématique entre les différents registres de
la langue. L’oralité ne travaille pas la langue de l’écriture comme chez Glissant,
elle apparaît comme un élément parmi d’autres pour attester de la défense de la
langue authentique. Au fond, c’est une oralité recréée à travers l’écriture, qui se
rapproche du language élaboré par des écrivains comme John Dos Passos ou
Céline. A la différence de Sábato, Glissant ne s’emploie pas à reconstruire
l’univers linguistique antillais, il se propose une tâche difficile qui consiste à
créer un nouveau langage en accord avec ses propos théoriques.
Si cette question fait partie du « langagement » des deux écrivains, leurs
tentatives d’hybridation qui visent à déconstruire la langue peuvent être reliées à
la posture irrévérencieuse qu’ils revendiquent. Dans cette optique, il est possible
d’envisager la prégnance de la répétition et de la récriture dans leurs macrotextes
comme une manifestation explicite de l’irrévérence à l’égard de la langue.
Glissant assume d’ailleurs cette posture lorsqu’il déclare que « la répétition, qui
en français serait une faute » est une manière d’appliquer les techniques d’oralité
à son langage et de s’opposer à la norme française qui ne correspond pas à
l’expression d’un imaginaire antillais. Cette liberté que s’octroie l’écrivain vis-à-
vis de l’hypercorrection linguistique est partagée par Sábato qui, en mobilisant
la récriture et la répétition, veut signaler son positionnement envers la rigidité
des normes littéraires et prône l’expression authentique. Cette explication
n’épuise pas pour autant le potentiel théorique de ces deux figures de

251
prédilection chez nos deux auteurs que nous traiterons de d’élucider dans la suite
de cette partie.

Las obras sucesivas de un novelista son como las ciudades que se levantan sobre las ruinas de las
anteriores: aunque nuevas, materializan cierta inmortalidad, asegurada por antiguas leyendas […] por
ojos y rostros que retornan.
Ernesto Sábato

De l’art comme de la vie, l’achèvement – le repos de l’identité – n’est pas le but, mais la fin, je veux dire la
chute dans une entropie dont l’autre nom est la mort. Qu’Apollon et Dionysos nous accordent encore un
temps le loisir de nous répéter, et de nous contredire.

Gérard Genette

Chapitre III. La répétition et la récriture au service de la théorie littéraire.

Si la mise en scène se rattache, dans le langage courant, à un événement


qui n’est pas spontané, la mise en scène discursive de l’auteur insiste beaucoup
sur la dynamique du processus qui est indissociable de son résultat final, mettant
au cœur de la narration les difficultés rencontrées par l’auteur au cours de
l’écriture. Toute mise en scène comporte une part inévitable de répétitivité, de
retours en arrière. Chez Glissant et Sábato, de par la spécularité constitutive de
leurs œuvres à caractère métafictionnel, il nous est donné à voir, nous les
« spectateurs » du texte, non seulement le résultat de leur travail mais aussi tout
le processus qui y mène et/ou qui l’accompagne713, ce qui rend difficile la césure
entre répétition, avant le lever du rideau, et représentation définitive résultant du
travail préalable. Un double rôle incombe à l’auteur dans le travail de mise en
scène : il est à la fois metteur en scène et acteur, l’œuvre raconte en même temps
qu’elle se raconte. La complexité qui en résulte, visible au niveau de la structure

713
En vertu de l’opinion de Gasquet, que nous partageons, « la réussite d’un travail [en littérature] est en général
moins importante que le chemin parcouru pour l’accomplir », ce qui induit nécessairement une réalisation plus
ou moins achevée et réussie de certaines stratégies mises en place par les écrivains. L’intelligentsia du bout du
monde, op. cit. p. 352.

252
narrative des romans de Glissant et de Sábato, a été soulevée dans la première
partie de notre travail. L’auteur bégaie, répète, s’essaie, trébuche, et tous ces
comportements vont de pair avec la mise en scène, où la variation, intentionnelle
ou non, s’introduit en dépit des mouvements réitératifs. Dans ce processus, la
polysémie que recouvre la notion de répétition dévoile tout son sens. Elle
apparaît clairement comme principe de l’architecture du texte, son ossature, qui
permet de rendre compte de ce qui se passe derrière le rideau714.
La relation étroite entre répétition et récriture devient dès lors évidente,
surtout lorsque nous examinons les définitions de ces deux phénomènes qui
concordent sur plusieurs points. Madeleine Frédéric propose la définition
suivante de la répétition :
La répétition en tant que fait de langage, consiste dans le retour, la
réapparition au sein d’un énoncé – réapparition nullement imposée par une
quelconque contrainte de langage – soit d’un même élément formel, soit
d’un même contenu signifié, soit encore de la combinaison de ces deux
éléments 715.

Par conséquent, la récriture en tant que reprise d’un discours,


« soulignement du déjà-écrit 716», est une forme de répétition. La répétition et la
récriture ont en partage le fait de recourir à un texte, à un fragment du déjà-écrit.
Toutes les deux sont d’ailleurs vouées à introduire une réflexion sur l’écriture au
sein de l’œuvre, et loin d’être condamnées à figer cette dernière dans un schéma
de la redite, elles peuvent, au contraire, produire du nouveau en vertu de la
fonction assignée à la répétition notamment par Deleuze dans son ouvrage
Différence et répétition717.
Il devient impossible de cloisonner ces deux phénomènes intrinsèquement
liés durant le processus de la lecture. Pour Anne-Claire Gignoux, la répétition
714
Le geste qui consiste à « déchirer le rideau », inhérent à la pratique de l’écriture métafictionnelle, trouve son
origine dans Don Quichotte, où selon Kundera : « Un rideau magique, tissé de légendes, était suspendu devant
le monde. Cervantès envoya don Quichotte en voyage et déchira le rideau […] c’est en déchirant le rideau de la
préinterprétation que Cervantès a mis en route cet art nouveau ; son geste destructeur se reflète et se prolonge
dans chaque roman digne de ce nom ; c’est le signe d’identité de l’art du roman ». Milan Kundera, Le rideau, op.
cit., p. 114-115.
715
Madeleine Frédéric, La répétition. Etude linguistique et rhétorique, Tübingen, Marc Niemeyer, 1985, p. 231.
716
Anne-Claire Gignoux, op. cit., p. 7.
717
Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.

253
devient même un « outil fondamental » pour « observer la récriture718 » et
délimiter ses occurrences dans le récit. Cette approche théorique justifie
l’emploi synonymique de ces termes dans notre travail sans gommer pour autant
la différence entre les usages spécifiques assignés à ces phénomènes. La relation
d’interdépendance entre récriture et répétition nous permet, au vu de leur
complémentarité, de diminuer l’écart qui les sépare.
A la différence de l’intertextualité qui abolit en quelque sorte la notion
d’auteur, en ce qu’elle souligne les liens étroits qui unissent son œuvre à celle
des autres auteurs, la récriture intra- et macrotextuelle, perçue comme une
« évidente volonté de répétition 719», prône au contraire son retour. La valeur
communicationnelle de ce procédé se confirme dans le degré de sa pertinence au
niveau de la réception et dans sa volonté d’être ostentatoire. Tandis que
l’intertextualité « reste bien souvent aléatoire : elle dépend de chaque lecteur, de
sa culture », la récriture « est obligatoire », selon Anne-Claire Gignoux, « non
dans le sens où elle est forcément perçue mais dans le sens où, même si elle
n’est pas affichée, une fois démontrée, elle est incontestable et sans appel720 ».
La récriture nous conduit inévitablement à envisager différemment le texte
littéraire qui l’inscrit comme principe de son architecture. En ce qu’elle permet
« une indexation, une mise au grand jour de l’écriture, dont elle ne fait que
souligner tous les aspects », la récriture « participe d’une volonté de manipuler
le lecteur, de le déconcerter, de l’éveiller à une lecture autre, à une autre vision
des rapports narrateur/texte/lecteur 721». Elle introduit implicitement la réflexion

718
Anne-Claire Gignoux, op. cit., p. 12. Le terme de « récriture », qui remplace dans sa terminologie celui
communément admis de « réécriture», a été largement étudié dans son ouvrage Récriture : formes, enjeux,
valeurs. Dans un article, « De l’intertextualité à l’écriture », Anne-Claire Gignoux souligne le recours à cette
« alternative orthographique » dans sa terminologie afin d’opérer une distinction entre la « réécriture » génétique
et la « récriture » intertextuelle ». Anne-Claire Gignoux, « De l’intertextualité à l’écriture », Cahiers de
narratologie, [En ligne], 13/2006, mis en ligne le 01 septembre 2006, URL : http://narratologie.revue.org./329.
Consulté le 10 décembre 2009. Selon la chercheuse le terme de « réécriture » se rapporterait davantage au travail
de préparation du texte, et aux variantes successives d’un même texte que l’auteur écrit. La notion de
« récriture » insisterait plutôt sur les transformations subies par un texte permettant un retour de l’œuvre sur
elle-même à travers ce procédé autoréflexif. La récriture : formes, enjeux, valeurs, op. cit., p. 15-20.
719
La récriture : formes, enjeux, valeurs, op. cit.., p. 71.
720
Ibid., p. 19.
721
Ibid., p. 109.

254
sur la réception et sur le lecteur idéal, qui serait, dans le cas des deux auteurs, le
macrolecteur capable de se mouvoir aisément dans l’espace du macrotexte.
Le constat de la prégnance de la récriture au cours de la lecture de leurs
macrotextes nous a incitée à interroger les modalités et les motivations de cette
pratique. Dans un premier temps, il semble nécessaire d’analyser la place qui est
assignée à la répétition dans les métadiscours des deux auteurs qui concordent à
la présenter comme un procédé volontaire, explicitement assumé et théorisé à
travers leurs œuvres.
Nous nous attacherons à passer en revue les différents types de récriture
et leurs manifestations chez Glissant et Sábato. L’examen des modalités de la
récriture nous permettra d’envisager dans la suite de cette partie son potentiel
théorique et critique à travers les réalisations concrètes dans l’écriture. Si la
répétition dans son acception linguistique et rhétorique permet de soulever des
questionnements très divergents et variés, la polyvalence de ce procédé qui se
dévoile à travers la lecture de notre corpus nous amène à le considérer comme
l’un des outils de la théorie littéraire élaborée par les deux auteurs qui s’ajoute à
ceux analysés antérieurement. La répétition et la récriture constituent en effet
des outils efficaces pour analyser la relation entre les différentes œuvres qui
composent les macrotextes de Glissant et de Sábato notamment à travers les rites
génétiques qui fondent l’identité littéraire élaborée chez les deux auteurs. Aussi
étonnant que cela puisse paraître à première vue, la répétition et la récriture
s’avèrent contenir des ressources insoupçonnées pour mener de manière
innovante une aventure théorique.

1. Poétique du recyclage dans les macrotextes de Glissant et de Sábato.

Longtemps perçu sous son aspect redondant, le recours à la répétition


dans une œuvre romanesque semble marqué par cette perspective unilatérale.
C’est peut-être la raison pour laquelle les écrivains, « praticiens » de la

255
répétition, ressentent le besoin de justifier leur propension à cette figure. Au vu
de la dimension théorique importante qui parcourt l’œuvre de Glissant, tout
comme celle de Sábato, il n’est pas étonnant de constater que les métadiscours
critiques des deux auteurs anticipent, dans de nombreux aspects, sur les
tendances actuelles des travaux théoriques et critiques consacrés à la répétition,
lesquels s’attachent à libérer ce procédé des connotations négatives qui lui ont
été dévolues, en mettant en relief sa polyvalence et l’influence stimulante qu’elle
peut exercer sur la dynamique textuelle. Pouvons-nous parler à ce propos d’une
véritable poétique du recyclage dans la mesure où le recours à la répétition et à
la récriture semble systématisé et ne s’apparenterait pas a priori à « une marque
de faiblesse » mais plutôt à « une machine de guerre », pour emprunter
l’expression forgée par Diva Barbaro Damato722 à propos de l’emploi de ce
procédé chez Glissant ?
Nous allons suivre le parcours théorique de la répétition chez les deux
auteurs pour observer l’écart qui sépare le métatexte de la critique et leur propre
perception de ce phénomène afin de déterminer les fondements et le rôle de ces
pratiques au cœur de leurs macrotextes.

2. Défense et illustration de la répétition.

A travers l’intitulé de cette sous-partie, nous souhaitons mettre en


exergue le caractère programmatique de la répétition au cœur des macrotextes
de Glissant et de Sábato, qui s’attachent de manière explicite à défendre et à
illustrer le recours à ce procédé érigé au rang de rite génétique de leur écriture.
La cohérence entre différentes parties du macrotexte, assurée par le recours à la
répétition, désignée ici de manière plus globale comme poétique du recyclage,
est à mettre en relation avec le caractère circulaire de leurs œuvres. De cette

722
Diva Barbaro Damato, op. cit., p. 150.

256
façon, la théorisation à laquelle ils procèdent, qu’elle soit antérieure ou
postérieure à l’accueil critique plutôt mitigé, réservé à ce procédé, s’avère très
utile, voire indispensable pour eux.
D’aucuns ont cru percevoir dans cet usage systématisé de la répétition
chez Sábato des signes de « congélation du discours 723». Telle est la position de
María Pía López et de Guillermo Korn, qui partagent l’opinion de Lluís
Permanyer lorsqu’il parle de Sábato en ces termes: « sus opiniones son perennes
y ningún problema amerita una nueva reflexión: Mediante la reiteración Ernesto
Sábato quiere congelarse724”. Les auteurs de Sábato o la moral de los Argentinos
renchérissent sur cette déclaration:
congelarse, y que esa imagen congelada que resulte no la melle la crítica ni
la deshiele el tiempo: casi un personaje reproducido por la invención de
Morel, atraviesa las épocas componiendo los mismos gestos y recitando
inconmovibles párrafos. De allí la recurrencia a clishés […] y de allí
también la formulación de un corpus de opiniones lo suficientemente
abstractas como para ser emitidas en cualquier reunión social (perdón: en
cualquier momento histórico)725.

Sábato se voit reprocher l’impression de déjà-vu qu’en éprouve au contact


de ses différents textes:
Desde mediados de los años 60 Sábato innova cada vez menos: recrea,
recopila ideas expuestas, transcriptas o reescritas, o en frangollos donde la
tijera y la goma de pegar son suficientes para reformular una contestación
de un reportaje y transcribirlo como ensayo726.

La récriture transgénérique qu’il pratique se heurte à un vif rejet d’une


partie de la critique peu encline à partager son penchant pour la répétition.
De même, les exégètes de l’œuvre de Glissant ne semblent pas plus
tendres envers cette pratique. Georges Desportes va jusqu’à remettre en cause le
caractère novateur de la répétition chez Glissant en se déclarant dubitatif quant
au pouvoir de générer de la nouveauté à travers ce procédé :

723
“Hay discursos congelados en diversas prácticas. Estos lugares de enunciación se vuelven lugares comunes,
en definitiva lo que Roland Barthes definirá como la Doxa”. Marcos Mayer, Sobre héroes y tumbas, cité par
María Pía López, Guillermo Korn, ibid., p. 66.
724
Ibid., p. 11-12.
725
Ibid.
726
María Pía López, Guillermo Korn, op. cit., p. 114.

257
On ne voit pas comment la répétition qui n’est qu’un procédé
mnémotechnique […] pourrait s’assimiler à un savoir générant de la
nouveauté […] le fait de répéter, tout au plus, ne peut que fixer l’attention
sur un savoir déjà conscientisé et ne peut, dans sa forme pathologique,
qu’aboutir à une certaine bêtise ou à l’écholalie 727.

De toute évidence, ces réactions de la critique ne font que confirmer le


statut de la répétition qui « n’est pas une opération qui ménage la neutralité de
l’observateur ; bien au contraire, elle est le lieu d’un investissement éthique
manifesté par des formes diverses du rejet le plus tranchant, ou de la
participation la plus appuyée728 ».
Face à une critique qui souligne le caractère redondant de l’écriture de
Glissant et de Sábato, se profile une tendance opposée qui voit dans la répétition
une « fabrique de la différence », assignant un caractère novateur à la répétition.
Trinidad Barrera López attire l’attention sur la forme circulaire qu’acquièrent les
écrits de Sábato à travers ce procédé :
el conjunto de la producción de Sábato podría representarse a través de
círculos concéntricos que mantienen entre sí una relación centrípeta y
centrifuga, merced a un doble proceso: absorción y condensación de
material anterior y dispersión de este material ya reelaborado y convertido a
su vez en nuevo punto de partida729.

De même, Romuald Fonkoua défend ce caractère de l’écriture de Glissant.


Il assigne à la répétition le pouvoir d’innerver le texte, en mettant en avant sa
fonction critique implicite, en ce qu’elle permet la « transgression d’une loi
dont elle dénonce le caractère annihilant ou sclérosant730”. La répétition gagne
en profondeur dans cette perspective où elle constitue à la fois une pratique
consciente et intentionnelle et une irruption de l’inconscient dans l’œuvre à
travers le retour inévitable de certains motifs, personnages, anecdotes, refrains
727
Georges Desportes, La paraphilosophie d’Edouard Glissant, Paris, L’Harmattan, p. 10.
728
Mohamed Kamel Gaha, “Répétition et nomination jubilatoire”, in La répétition, Études rassemblées et
présentées par S. Chaouachi et A. Montando, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences
Humaines de Clermont-Ferrand, coll. « Littérature », 1991, p. 16. (15-30).
729
Trinidad Barrera López, « Sábato, balance de un luchador », op. cit., p. 46.
730
Et Fonkoua de préciser : « dans l’œuvre de Glissant, la répétition est érigée non pas en manière mais en
essence de l’écriture ; non pas en effet de style mais en ordre de pensée. Elle permet la réalité de l’expérience,
renforce le contrat nécessaire à la légitimité de l’écriture et maintient en éveil le pouvoir d’écrire ». Romuald
Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXème siècle. Édouard Glissant, Paris, Honoré Champion,
coll. « Bibliothèque de Littérature générale et comparée » dirigée par Jean Bessière, n°33, 2002, p. 266.

258
qui permettent de dégager des « réseaux de métaphores obsédantes 731» dans
l’œuvre en rapport au « mythe personnel » de l’écrivain.
Au vu de ces positions divergentes de la critique, parfois réticente envers
la poétique de la répétition732, il nous paraît indispensable de nous tourner vers
les déclarations de Sábato et de Glissant s’exprimant à ce sujet. Il semble que
tous les deux assument parfaitement ces « répétitions » qu’on leur reproche.
Certains cas de recyclage peuvent par ailleurs s’expliquer par des raisons
d’ordre éditorial, ils sont dus au regroupement de leurs articles ou à l’apparition
de mêmes textes dans des volumes différents : ce sera le cas de la mise en
recueil orchestrée soit par l’écrivain lui-même soit par un éditeur. Mais cela ne
justifie que partiellement ces redites, qui relèvent pour la plupart d’une volonté
affichée par les deux auteurs.
Dans plusieurs ouvrages de Glissant nous pouvons lire une sorte
d’avertissement à l’intention du lecteur à qui l’auteur explique son recours à la
répétition :
L’objet de ces quatre conférences apparaîtra complexe et erratique, et il est
probable qu’au cours des exposés je reviendrai sur des thèmes qui
s’entrelaceront, qui se reprendront : c’est ma manière de travailler 733.
La suite non ordonnée des images que je proposerai ici trouve ses lieux
communs dans l’ouvrage Une nouvelle région du monde, dont elle résume
ou reprend des énoncés si nous acceptons d’admettre qu’avec ce livre un
lieu-commun (lié d’un trait d’union, par exception à l’usage grammatical
autorisé quand l’expression signifie une évidence ou une vérité nues), est un
lieu où chaque fois une pensée du monde appelle et éclaire une pensée du
monde 734.

731
Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au Mythe personnel. Introduction à la psychocritique, Paris,
Corti, 1963, p. 13.
732
Peter Hallward attire notre attention sur le paradoxe engendré par la poétique de la répétition chez Glissant :
« it is impossible to read Glissant and not be struck by the relentless recurrence of certain concepts, motifs,
themes and characters ; his recent Traité du Tout-monde (1997) amounts, indeed, to little more than a sustaines
exercise of self-pastiche, an almost wilfully redundant recycling of material from Poétique de la Relation and
Poétique du Divers. We might even say that the more open to the tout-monde Glissant gets, the more narrowly
repetitive his work becomes, the more everything begins to sound the same – precisely as endlessly
unpredictable, dynamic, disruptive, creative, and so on…”, Peter Hallward, Absolutely postcolonial: writing
between the singular and the specific, Manchester University Press, 2001, p. 70.
733
IPD, p. 11.
734
Philosophie de la Relation, p. 25. En revenant sur la question des sociétés ataviques et composites, annoncée
déjà dans les conférences regroupées à l’intérieur de L’Introduction à une Poétique du Divers, Glissant explique
dans Traité du Tout-monde : « ces propositions doivent être répétées, jusqu’à ce qu’elles soient au moins
entendues ». TTM, p. 39. C’est nous qui soulignons.

259
Glissant souligne dans Traité du Tout-monde le caractère obsessionnel de
sa création qui s’exprime à travers la récriture transgénérique de « quelques
pressentiments » qu’il a « sans cesse transcrits, ou trahis par insuffisance, dans
l’écriture 735».
Dans l’auto-théorisation à laquelle il procède dans El escritor y sus
fantasmas, Sábato assume le fait de se répéter comme une manière de réfléchir
sur sa propre œuvre. Le recours à la répétition est à mettre en relation avec les
multiples contradictions qui l’habitent et qui se perçoivent à travers son style
polémique et passionné mais aussi profondément contradictoire. Ainsi
l’explique-t-il dans la préface à la première édition de l’ouvrage :
Mis reflexiones no son apriorísticas ni teorícas, sino que se han ido
desenvolviendo con contradicciones y dudas (muchas de ellas persistentes) a
medida que escribía las ficciones […] por lo cual he preferido mantener esa
forma reiterativa y machacante pero viva, un poco el mismo desorden
obsesivo con que una y otra vez esas variaciones se han presentado en mi
espíritu736.

Cette conception de la répétition s’apparente à la « répétition


différentielle » ou vivante737, qui prône une réapparition de la différence à
travers le recours à ce phénomène.
Dans Abaddón el exterminador, le narrateur-personnage Sabato, qui
dispense des conseils à un «cher et lointain garçon » s’exprime à propos de la
répétition constitutive du processus créateur :
Y no te preocupés por lo que te pueden decir los astutos, lo que se pasan de
inteligentes: que siempre escribís sobre lo mismo […] Las obras sucesivas
resultan así como las ciudades que se levantan sobre las ruinas de las
anteriores: aunque nuevas, materializan cierta inmortalidad, asegurada por
antiguas leyendas, por hombres de la misma raza, por crepúsculos y
amaneceres semejantes, por ojos y rostros que retornan, ancestralmente 738.

735
TTM, p. 15.
736
« Palabras preliminares a la primera edición”, in EF, OC, p. 261.
737
Jean Foucart, Sociologie de la souffrance, Bruxelles, Editions de Boeck Université, coll. « Ouvertures
sociologiques », 2003, p. 206.
738
AEE, p. 117.

260
Cette même idée parcourt, à la manière d’un refrain macrotextuel, ses
différents textes, en subissant quelques modifications739. Sábato ne fait que
constater, à travers ces auto-citations, qui prennent l’allure d’un plaidoyer pour
la poétique du recyclage, le caractère répétitif inhérent à une œuvre littéraire,
tout en contestant le principe de l’originalité absolue :
¿Qué, quieren una originalidad total y absoluta? No existe ni en el arte ni en
ninguna otra construcción del hombre: todo se levanta sobre el anterior y
como dice Malraux el arte se hace sobre el arte740.

Nous reconnaissons ici un clin d’œil à Borges avec qui Sábato mène au
cours de son œuvre un fructeux dialogue au sujet de la création littéraire. Il
serait impossible en effet de minimaliser l’apport de Borges dans la réflexion sur
l’intertextualité.
Le recours à la récriture devient un critère définitoire qui permettrait
selon Sábato de distinguer entre « los literatos » et « los artistas », ces derniers
étant censés perfectionner au cours de leur itinéraire artistique une seule et
unique œuvre dispersée parmi les différents ouvrages qui la constituent741 :
la creación única de un hombre se fortifica en sus aspectos sucesivos y
múltiples que son las obras. Unas completan a otras, las corrigen o las
repiten, y también las contradicen742.

C’est le roman qui possède a priori les qualités requises pour tenter de
transcrire la diversité du monde et de combler la tentation de synthèse
(« descripción total del hombre »):

739
Ce cas de récriture macrotextuelle transgénérique est à observer dans différents ouvrages de Sábato:
“Las obras sucesivas resultan así como las ciudades que se levantan sobre las ruinas de las anteriores: aunque
nuevas, materializan cierta inmortalidad”. EF, in OC, p. 276.
“Las obras sucesivas de un escritor son como las ciudades que se construyen sobre las ruinas de las anteriores:
aunque nuevas prolongan cierta inmortalidad”. Uno y el universo, in OC, p. 24.
740
Tres aproximaciones a la literatura de nuestro tiempo, p. 43.
741
En accord avec sa conception du travail créateur conçu non comme une profession mais comme une véritable
vocation, Sábato reprend à son compte la division opérée par Camus, dont il emprunte la citation, selon ses
propres indications dans un paragraphe « Tenacidad del creador » de El escritor y sus fantasmas. A travers cette
citation,Sábato veut insister sur cette dimension profonde qui parcourt l’œuvre d’un créateur véritable : « se
considera con demasiada frecuencia que la obra de un creador es una serie de testimonios aislados. Se confunde
entonces al artista con el literato […] Un pensamiento profundo está en devenir continuo, abarca la experiencia
de una vida y se amolda a ella. Si hay algo que termine la creación no es el grito victorioso e ilusorio del artista
ciego: lo he dicho todo, sino la muerte del creador, que cierra su experiencia y lo libra de su genio”. EF, OC, p.
365-366.
742
EF, OC, p. 365.

261
La novela de hoy, al menos en sus más ambiciosas expresiones, debe
intentar la descripción total del hombre, desde sus delirios hasta su lógica
[…] y te digo novela porque no hay algo más híbrido. En realidad sería
necesario inventar un arte que mezclara las ideas puras con el baile, los
alaridos con la geometría. Algo que realizarse en un recinto hermético y
sagrado, un ritual en que los gestos estuvieran unidos al más puro
pensamiento, y un discurso filosófico a danzas de guerreros zulúes […]
Mientras no seamos capaces de una expresión tan integradora, defendemos
al menos el derecho de hacer las novelas monstruosas743.

La réflexion de Sábato se place dans le prolongement des considérations


esthétiques qui opposent la généricité pure à l’impure. Le roman serait un genre
hybride et impur par définition, « un roman pour être parfaitement un roman, se
devrait d’être nécessairement impur afin que soient portées à leur point
d’incandescence les vertus de la polyphonie744 ». Il est possible d’établir un lien
entre la répétition et l’hybridation qui, comme nous avons constaté
précédemment, intervient également au niveau du langage employé par Sábato.
L’écrivain balaie ainsi, à travers ses interventions théoriques, un large spectre
des critiques qu’on lui adresse. Cette longueur d’avance sur la critique
institutionnalisée par le biais de l’auto-critique confirme l’utilité de la dimension
théorique de son écriture.
Glissant, quant à lui, s’interroge dans L’Intention poétique sur la
perception totale de l’œuvre (au sens du macrotexte) et de ses composantes:
Mais comment distraire l’œuvre des ouvrages qui la constituent ? Y aurait-il
une « intention » (quelle ?) qui serait au long de ce trajet, inséparable de la
matière plus ou moins parfaite que proposeraient les livres ?

Il ne paraît point abusif, eu égard à l’intertexte mallarméen présent chez


Glissant et chez Sábato, de manière plus ou moins explicite745 et consciente,

743
AEE, p. 190. C’est nous qui soulignons.
744
Jean-Louis Cabanès, « Mise en pièces et hybridation dans l’œuvre romanesque des Goncourt », in Hélène
Baby (textes rassemblés et présentés par), Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature
française, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2006, p. 191.
745
María Rosa Lojo émet des réserves quant à la prégnance de l’intertexte mallarméen chez Sábato : « sería
mucho más difícil hallar una filiación para Sábato en la exquisita metafísica de Mallarmé ». “Sábato, nictálope y
vanguardista”, op. cit., p. 80. Il semble pourtant difficile de nier la prégnance de cet intertexte chez Sábato eu
égard à ses formulations théoriques. Une certaine conception alchimique de l’œuvre et la simultanéité de la
création et du regard critique prouveraient selon nous l’appartenance de Mallarmé à la généalogie littéraire de
l’écrivain argentin.

262
d’envisager la récriture comme la réalisation pratique de la poétique
mallarméenne à travers leurs conceptions de l’écriture. Dans Soleil de la
Conscience de Glissant nous lisons la déclaration suivante :
Qui n’a rêvé du poème qui tout explique, de la philosophie dont le dernier
mot illumine l’univers, du roman qui organise toutes746 les vérités, toutes les
passions et les conduit et éclaire ? Œuvre qui commencerait sur les
tranquilles nuits septentrionales, dévoilerait chaque fjord, embrasserait les
Tropiques, pour se calmer dans les nappes blanches du sud, roman qui
donnerait des liaisons, les intrications, la synthèse, l’UN 747.

Ce projet qui paraît utopique, car pêchant par un excès de conditionnel,


renvoie vers un avenir non précis, prend de l’ampleur dans la perspective
actuelle. La volonté de synthèse (adverbes : « tout », « chaque ») et de
transgression des genres y est explicitement annoncée. Il contient en germe toute
la teneur de l’élan créateur de Glissant réalisé au cours de son itinéraire,
prouvant à maintes reprises que l’utopie (revalorisée positivement chez Glissant)
est une manière de se projeter vers l’avenir748.
Nous pouvons ainsi rapprocher le rêve de Glissant annoncé dans la La
cohée du Lamentin, où il évoque la hantise d’un texte « qui s’enroulerait en
triomphe sur lui-même et dont la répétition était le fil749, de la théorie
mallarméenne commentée dans L’Intention poétique :
Il n’étonne pas que Mallarmé ait peu à peu confondu la Parole et l’attente de
cette Parole, le Livre et la présentation du Livre, ni qu’il ait consacré tant
d’années obscures à la mise en scène de l’œuvre. L’ouvrage d’un poète
paraît (à ce poète) dérisoire, au regard de ce qu’il a rêvé : ce n’est jamais

746
L’italique vient de l’auteur. C’est nous qui soulignons.
747
SC, p.69. Ce projet est reformulé dans l’Introduction à une Poétique du Divers : « Je crois que nous pouvons
écrire des poèmes qui sont des essais, des essais qui sont des romans, des romans qui sont des poèmes. Je veux
dire que nous essayons de défaire les genres précisément parce que nous sentons que les rôles qui ont été
impartis à ces genres dans la littérature occidentale ne conviennent plus pour notre investigation qui n’est pas
seulement une investigation du réel, mais qui est aussi une investigation de l’imaginaire, des profondeurs ». IPD,
p. 124.
748
Sábato partage cette conception de l’utopie, lorsqu’il déclare à plusieurs reprises : « las utopías suelen
convertirse en realidades […] No es aventurado afirmar que sólo los llamados irrealistas, los poetas y los
hombres de imaginación sean una vez más los grandes visionarios de la futura realidad”. Los libros y su
misión…, p. 24.
749
Il s’agit d’un chapitre « Paysage » où Glissant écrit ceci : « j’ai rêvé d’avoir dévéloppé un texte qui
s’enroulait innocemment […] la répétition en était le fil, avec cete perceptible déviance qui fait avancer. Dans ce
que j’écris, toujours j’ai poursuivi ce texte ». La cohée du Lamentin, p. 20.

263
que l’écume de cet océan d’où il veut arracher une cathédrale, une
architecture définie750.

Cette référence intertextuelle commune aux deux auteurs peut contribuer


à éclairer l’importance du processus de l’écriture qui vise une expression totale
de la réalité à travers de nombreuses approches fragmentaires. Glissant exprime
son positionnement à ce propos dans Traité du tout-monde où il prône la
cohérence de son œuvre bien au-delà des partages génériques traditionnels :
Ainsi pour moi, de cri en parole, de conte en poème, de Soleil de la
Conscience à la Poétique du Divers, ce même balan751.

La récriture transgresse chez Glissant les frontières génériques. Ainsi,


dans Traité du Tout-monde, l’écrivain antillais assume explicitement la
circularité de son œuvre et la poétique du recyclage qui lie le roman à l’essai :
« tout un morceau du réel, raflé d’un passé rétif, redistribué à chaque coin de la
vie, redit en chaque livre752 ». Nous pouvons considérer le macrotexte de
Glissant comme la réalisation des postulats contenus dans Le Discours antillais,
ouvrage que lui-même définit en ces termes : « son déroulé s’apparente au
ressassement de quelques obsessions qui enracinent, liées à des évidences qui
voyagent753 », ce qui introduit la dialectique de la redondance et de la nouveauté
au cœur de ce procédé.
La formulation « La trace est à la route comme la révolte à l’injonction, la
jubilation au garrot754 » qui est bien évidemment un exemple d’auto-citation, une
récriture macrotextuelle et formelle, fonctionne ici comme modèle de lecture de
ce texte déroutant qu’est le Traité du Tout-monde qui incite à sortir des sentiers
battus. Le chapitre intitulé « Répétitions » assume ainsi sa fonction de reprendre
et de mélanger « allègrement » les bribes de la théorie glissantienne provenant
des différentes parties de son macrotexte, roman et essai confondus. Dans Le

750
IP, p. 64.
751
TTM, p. 20.
752
Ibid., p. 19.
753
DA, p. 17. L’italique vient de l’auteur.
754
Ibid.

264
discours antillais Glissant revendiquait déjà le droit à l’opacité et à la répétition
pour fonder une nouvelle manière d’envisager la pratique de l’écriture. En
expliquant l’intention qui l’a guidé dans cet ouvrage, il se réclame partisan de
l’accumulation « à tous les niveaux », estimant qu’elle est « la technique la plus
appropriée de dévoilement d’une réalité qui elle-même s’éparpille 755».
Les notions de récriture et de répétition semblent capitales dans la
poétique des deux auteurs756, d’autant qu’elles cadrent avec l’esthétique
fragmentaire qu’ils pratiquent. Ainsi, la répétition et la récriture, qu’elles soient
formelles ou anecdotiques, se voient conférer une valeur positive, liée selon
nous à la posture littéraire de Glissant et de Sábato qui construisent une relation
de proximité avec leurs lecteurs, quitte à répéter inlassablement leurs idées et
leurs obsessions afin qu’elles soient entendues. Ils réactivent ainsi la valeur
didactique de la répétition. Il faut noter également que le terme « recyclage »
que nous avons employé pour désigner ces pratiques, se voit dépourvu de la
charge péjorative dont il pâtit dans les études sur l’hypertextualité, comme le
rappelle Frank Wagner. La « dimension parasitaire757 » du recyclage
hypertextuel, recyclage des textes d’autrui, disparaît de l’œuvre de Glissant et de
celle de Sábato dans la mesure où il s’agit surtout de puiser dans leurs propres
macrotextes, en procédant aux récritures intra- et macrotextuelles. Le recyclage
de leurs propres écrits confirmerait, selon nous, une certaine plasticité du texte
qui rompt les frontières génériques et permet, par ce retour sur leur propre
œuvre, un distanciement critique nécessaire à chaque écrivain. De cette façon, le
recours à la répétition/récriture permet de revisiter à la fois les notions

755
DA, p.17.
756
Daniel-Henri Pageaux va jusqu’à affirmer que AEE constitue une « véritable mise en pièces du texte
romanesque et de ses propres textes critiques, retaillés, réemployés en situation ». « Le roman-confession », op.
cit., p. 25.
757
Wagner poursuit sa réflexion allant à l’encontre d’une perception obsolète de la littérature où le phénomène
de l’hypertextualité, et avec lui du recyclage littéraire traduirait le « déficit ontologique (renoncement à
l’accomplissement de son identité individuelle) de la part de l’auteur de l’hypertexte ». Frank Wagner, « Les
hypertextes en question (note sur les implications théoriques de l’hypertextualité) », in Etudes littéraires, vol. 34,
n°1-2, hiver 2002, p. 304 (297-314). [En ligne], URL : http://id.erudit.org/iderudit/007568ar. Consulté le 17
février 2009.

265
d’intertextualité et d’intratextualité. Si certains des jugements critiques précités
s’avèrent aller à l’encontre de la défense de ce procédé chez Glissant et chez
Sábato, nous proposons d’analyser leurs métadiscours en épiant les rites
génétiques, pour détecter les raisons qui les poussent à se répéter à travers les
décennies.

2.1. Théorie du brouillon perpétuel.

Loin de provoquer la congélation du discours, la récriture se place du


côté du mouvement, en prônant le perfectionnement continu de la matière
littéraire malléable. Partant de la conception d’une œuvre conçue comme un
Tout, elle permet de relier ses différents composants. Nous ne pouvons pas
négliger à ce titre la manie corrective de Sábato, qui considère ses écrits comme
un perpétuel brouillon758, ce qui engendre de multiples répétitions, ratures,
corrections, variations du même texte. Norma Carricaburo insiste sur cette
perception de l’œuvre ouverte, jamais achevée, dans son étude philologique
consacrée à Sobre héroes y tumbas :
oponiéndose al concepto de texto perfecto, acabado, y priorizando la
productividad, en términos de Kristeva, Sábato aduce que la obra publicada
no debe tomarse como perfecta sino ‘como los borradores menos
deshonrosos’ y ‘como la tentativa menos pobre’ […] ante el estatismo del
texto fijado (el ergon), reivindica la tensión, la lucha (la energeia) del
proceso creativo759.

Pour appuyer cette déclaration, il suffit de citer les explications de l’auteur


à ce sujet contenues dans le péritexte auctorial de l’édition Obras de ficción de
1966 :
Creo que casi todos los escritores sufren de esta manía correctiva, y no me
parece mal darle un término en una versión definitiva, aún con la siniestra

758
Dans un entretien réalisé pour Che, en 1961, Sábato revient sur son hantise d’une œuvre jamais achevée,
toujours imparfaite : « y aunque me muera como mi padre a los ochenta años, lo haré con la sensación de haber
apenas realizado un boceto (torpe y apresurado) de algo importante que acaso me habría requerido mil años de
vida”. Medio siglo con Sábato, op. cit., p. 60.
759
Norma Carricaburo, “Nota filológica preliminar”, in Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas, Edición crítica,
op. cit., p. XLI.

266
connotación que esta palabra confiere; no sólo por la alusión a la muerte
física, sino, también, por la alusión a esa otra especie de muerte en vida que
es la cristalización de los textos760.

En dépit de cette déclaration solennelle, les textes de ses romans ont subi
entretemps plusieurs modifications, dont la dernière date de 1991, selon les
précisions de la philologue. Il faut y voir beaucoup plus qu’un simple désir
d’implorer l’indulgence du futur lecteur face à un texte qui serait imparfait. S’il
est vrai que le « captatio benevolentiae » constitue un recours rhétorique présent
chez Sábato, il relève plutôt d’une volonté de se montrer honnête et sincère face
à son lecteur en accord avec les postulats éthiques qu’il défend ouvertement et
sans répit depuis des décennies. Aussi, s’adresse-t-il à ses lecteurs dans la
préface à España en los diarios de mi vejez : « pido perdón a los lectores si no
encuentran en ellos más que esbozos, apenas borradores761 ».
La manie de la correction prouve, à notre avis, la vitalité du texte chez
Sábato et confirme sa façon de conjurer la mort, la mort du texte achevé. Les
corrections acquièrent dans cette perspective une valeur positive et témoignent
de la posture de l’auteur capable de reconnaître certaines erreurs ou
imperfections de son œuvre, auxquelles il essaie, à plusieurs reprises, de
remédier. Que Sábato n’ait pas peur d’admettre les incohérences, voire les
erreurs commises durant son itinéraire artistique, devient évident à la lumière de
ses déclarations provenant du péritexte auctorial. Dans la préface à la réédition
de son premier essai Uno y el universo, il déclare après la relecture de son texte
de jeunesse :
estoy tan lejos de la mayor parte de las ideas expuestas en él que siento, al
reexaminarlas, la misma tierna ironía con que miramos las viejas fotos
familiares […] ¡ Qué abismos se han abierto entre el muchacho de la
fotografía y el hombre de ahora!762.

760
Ibid. Nous citons d’après Carricaburo. Les propos de Sábato rejoignent ceux de Michel Butor dans
Répertoire, où il considère le sentiment d’inachèvement d’une œuvre propre au créateur qui « se sent en même
temps critique ». Michel Butor, Répertoire III, Paris, Minuit, 1968, cité par Jean-Luc Pagès, « L’autocritique »,
op. cit., p. 155. La conscience critique proscrirait de considérer l’œuvre comme achevée dans l’absolu.
761
España en los diarios de mi vejez, p. 9
762
Uno y el universo, « Prólogo a la edición de 1968”, in OC, p. 19.

267
Cette relecture critique vise à expliquer la réticence qu’éprouvait Sábato à
rééditer ce texte et à implorer l’indulgence du lecteur : « querría pedir al lector
perdone las arbitrariedades y violencias que encuentre763 ». L’auteur souligne à
diverses reprises que ses textes fonctionnent comme une écriture transitoire, un
matériau susceptible d’être perfectionné, amélioré : « incompleto, contradictorio
y perfeccionable […] participa de la impureza y de la contradicción, que son los
764
atributos del movimiento ». Ce même motif sera d’ailleurs repris dans les
romans où sont mentionnées les difficultés rencontrées au cours du processus
d’écriture : « volvía entonces descontento a esas páginas contradictorias, que no
conformaban, que parecían no ser lo que necesitaba 765» ; « revolvió aquellos
centenares de páginas, bocetos [...] todo contradictorio e incoherente 766».
La théorie du brouillon éternel forgée par Sábato expliquerait l’angoisse
qui s’empare de lui lorsqu’il voit son texte achevé et doit le soumettre à la
publication. Cette dernière s’apparente chez Sábato à un acte de violence qu’il
s’inflige, mécontent de se séparer de son œuvre. Il évoque d’ailleurs un
répertoire d’« œuvres avortées 767» (« obras abortadas »), ce qui nous fait penser
au « catalogue de livres futurs » établi par Cendrars pour conjurer l’angoisse de
la page blanche. Il en est autrement chez Sábato, la peur casi physique
d’ « accoucher » un livre, le pousse à commettre des actes aussi déraisonnables
que de brûler ses manuscrits : « infinidad de veces consideré que debería
destruir el Informe sobre ciegos, como en otras ocasiones quemé fragmentos y
hasta libros enteros que lo prefiguraban 768». Il évoque à ce propos son penchant
autodestructif : « cierta propensión autodestructiva que me ha llevado a quemar
la mayor parte de todo lo que escribí a lo largo de mi vida 769». Il est intéressant

763
Ibid.
764
Uno y el universo, “Advertencia”, in OC, p. 21.
765
AEE, p. 39.
766
Ibid., p.35.
767
Ainsi il énumère dans Abaddón les œuvres dont l’écriture a été abandonnée en cours : « La fuente muda […]
unas Memorias de un desconocido, que abortaron y que jamás publiqué, más tarde [en] una obra de teatro,
también abortada ». AEE, p. 269.
768
Ibid., p. 21.
769
Ibid., p. 22.

268
à ce titre de souligner qu’il rend son double fictionnel, le mystérieux R.,
responsable de ces agissements : « fue él quien me forzó a abandonar la ciencia
[…] ese intruso fue también el que me forzó a escribir ficciones770 ».
Chez Glissant, dans L’Intention poétique, tout comme dans son essai plus
tardif sur Faulkner, les frontières entre son écriture et celle des autres ont
tendance à se confondre. L’auteur y annonce en effet une stratégie de lecture
pour sa propre œuvre en formulant, à travers sa lecture critique de Mallarmé,
une sorte de théorie du brouillon, semblable à celle de Sábato:
ainsi pour l’écrivain, ce qu’il écrit n’est peu à peu que le brouillon de ce que
désormais (là, sans cesse) il va écrire. Mieux, ce qu’il écrira ne sera que
l’ombre de ce qu’il devait écrire (de ce qu’en éternité il eût été destiné à
écrire, si l’éternité lui appartenait). Car l’écriture, comme l’Un, est un
manque consenti. L’œuvre qui ne souffre pas cette absence, par là même
témoigne qu’elle est bornée […] L’œuvre qui réalise son propos dévoile un
autre propos (caché) de l’auteur, et qui reste ouvert : à accomplir. L’écrivain
est toujours le fantôme de l’écrivain qu’il veut être771.

Fidèles à cette théorie du « brouillon éternel », dont seule la publication,


perçue comme « l’obligation d’arrêter et de mettre le point final 772», impose la
césure, Glissant et Sábato arrivent à « tricher » avec cette clôture du texte, en
ayant pour véritable horizon l’œuvre complète, ancrée dans la poétique
mallarméenne, envisagée « comme reprise et dépassement des césures
arbitraires, dans une cohérence que seule la mort viendra définir 773». Il n’est
point étonnant que la répétition occupe une place de choix dans leurs œuvres
respectives, qui se construisent par un système de renvois macrotextuels
assurant une cohérence interne de leurs macrotextes et, qui plus est, imposent le
dépassement des délimitations génériques.
Elena Pessini indique à juste titre que le « discours glissantien se construit
par touches, par détours, par corrections et n’a pas l’empreinte monolithique

770
AEE, p. 268-269. En italique dans le texte.
771
IP, p. 35-36. Cette conception correspond également à la théorie de Glissant selon laquelle, les écrivains
antillais actuels seraient des « préfaciers » de la littérature future.
772
Dominique Chancé, Ecritures du chaos. Lectures des œuvres de Frankétienne, Reinaldo Arenas, Joël des
Rosiers, Université Paris 8, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Littérature hors
frontières », 2009, p. 15.
773
Ibid.

269
d’un système sans failles – au sens d’ouvertures », voyant dans la répétition
« une façon d’appliquer la créolisation à l’écriture même 774».
Loin de constituer un phénomène stérile, la récriture s’avère jouer un rôle
non négligeable dans la perception de la représentation qui a lieu dans l’œuvre
littéraire. Comme cela a été prouvé notamment par Borges, avec Pierre Ménard,
auteur du Quichotte775, la récriture ne produit pas, contrairement aux
apparences, de l’identique, car « toute représentation comme toute reformulation
(si proche soit-elle de l’expression de départ) déplace toujours, fût-ce
insensiblement, la signification776 ». Elle ne peut aucunement être perçue comme
un ressassement stérile et non-productif au niveau de la réception du texte.
La répétition met à l’épreuve la mémoire en ce qu’elle permet de
confronter les différentes perceptions des lieux et des personnages et de signaler
l’écart entre ce qui a été mémorisé, archivé et ce qui se présente à nos yeux à
l’état actuel. L’impossible représentation mimétique et le changement de la
perspective mettent en relief la valeur de la répétition dans l’élaboration d’une
théorie littéraire qui s’interroge sur comment sauver de l’oubli le passé. Cette
thématique est plus amplement abordée dans Tout-monde et dans Abaddón. Le
Bruno qui revient à son village natal, Capitán Olmos, n’est pas le même Bruno
qui a parcouru ces mêmes paysages il y a vingt-cinq ans : ces images sont
maintenant confrontées avec les paysages intérieurs archivés en mémoire dans le
chapitre « Veinticinco años después, las cosas, los hombres ».
Dans Tout-monde, Mathieu et Amina tentent de percer le mystère du
temps qui s’écoule, éprouvant les êtres et les lieux. Les réflexions
métadiscursives se glissent dans leur discussion lorsqu’ils « compar[ent] les

774
Elena Pessini, “La créolisation”, in Ecrire le monde, rêver le monde, op. cit., p. 15.
775
« Le défi que se proposait Borges avec cette œuvre, publiée en 1939, consistait à parvenir à réécrire de façon
créative le Don Quichotte « sans en réaliser une transposition, sans le copier et sans en changer une ligne. Il y
parvient grâce aux simples effets provoqués par le changement de l’énonciation qu’entraîne la pragmatique liée
au nom de l’auteur ». Monique Charles, op. cit., p. 98. Le succès de son entreprise réside, selon nous, dans le
mécanisme de la répétition, étant donné que le seul fait de répéter entraîne un changement de la perspective
énonciative.
776
Catherine Fuchs, “L’hétérogénéité interprétative”, in Hermann Parret (sous la direction de), Le sens et ses
hétérogénéités, Paris, CNRS, 1991, p. 109.

270
deux Vernazza, de 1955 et de 1986 avec une tranquille désolation » pour
constater les changements intervenus. Le constat de Mathieu souligne
l’impossibilité d’une répétition à l’identique, étant donné que « l’acte et la
situation d’énonciation […] [ne sont] jamais reduplicables : le seul fait de
répéter implique un changement de perspective énonciative777 ». Cette réflexion
permet à l’écrivain de confronter les différentes images accumulées au cours de
son itinéraire artistique pour constater l’inévitable écart qui le sépare de ses
débuts littéraires. Le caractère novateur de la répétition se dessine implicitement
dans ces comparaisons auxquelles procèdent les deux auteurs.
Passer outre la fonction génératrice de la répétition au travers de leurs
macrotextes, ce serait négliger la conception d’une œuvre totale annoncée
comme étant l’idéal littéraire qui sous-entend leur recours à la récriture et à la
répétition, compatible avec la volonté de concevoir différents volets du
macrotexte comme un tout organique relié par de multiples renvois et échos.
De ce point de vue, il est possible d’envisager la poétique du recyclage
comme rite génétique légitimé à travers l’écriture de nos auteurs.

3. Répétition comme rite génétique.

Marie-Laure Bardèche signale que le procédé de la répétition « nécessite


un sujet qui l’assume, la narre, l’énonce – un sujet qui soit capable de
reconnaître cette répétition et qui puisse dire ou se dire « je répète 778». De ce
fait, la répétition entre nécessairement en convergence avec les rites génétiques
pratiqués par les écrivains. Maingueneau désigne par ce terme les « activités
plus ou moins routinisées à travers lesquelles s’élabore un texte779 », qui se
rapportent au domaine de l’élaboration, la rédaction, la prédiffusion et la
publication d’une œuvre. Le fait d’assumer explicitement la répétition nous

777
Emmanuelle Prak-Derrington, op. cit.
778
Marie-Laure Bardèche, op. cit., p. 61.
779
Le discours littéraire, op. cit., p. 121.

271
renseigne sur son caractère volontaire et conscient. De cette façon, ce procédé
connoté souvent péjorativement, est revalorisé à travers la réussite de l’œuvre et
la reconnaissance dont jouit l’auteur. En vertu de la conception prônée par
Maingueneau « c’est la réussite des œuvres accomplies qui consacre la
pertinence de ces rites 780». Si le rite est répétitif par nature, la répétition
constitue un rite génétique important qui permet de rendre compte du travail
créatif accompli par les auteurs.
Au vu du caractère spéculaire de leurs œuvres, Glissant et Sábato ne
craignent pas d’avouer explicitement les difficultés qu’ils rencontrent durant le
processus d’écriture. Glissant justifie en quelque sorte sa propension à la
répétition en déclarant:
si nous nous sommes emportés à accumuler ainsi la longue liste de nos
intuitions, au risque de nous exaspérer nous-mêmes, comme il m’est arrivé
au moment de mener quatre fois cette écriture […] Notre solitude n’est
enfin féconde en projets que si elle en arrive à « comprendre » ces
bouleversements, cet emportement 781.
Ces propositions, même s’il est arrivé qu’elles fussent décalquées par
d’autres, doivent être répétées, tant qu’elles ne seront pas entendues782.

Nous ne saurions mieux désigner la fonction génératrice de la répétition


au cours de la création littéraire qu’en empruntant la formule de Dominique
Viart : « reformuler c’est, dans la recherche et la rencontre de formules inédites,
éprouver l’insuffisance au cœur même de ce qui se dit […] ainsi plus on répète,
plus il s’avère nécessaire de reprendre et impossible d’arrêter 783».
En se mettant à nu face à ses personnages et, sur un autre plan, face à ses
lecteurs à travers sa mise en scène, l’auteur tente de définir son rôle, en
empruntant plusieurs masques ou en s’en débarrassant à travers ses « irruptions
authentifiantes » dans la fiction. María Rosa Lojo confirme le caractère
conscient de ce procédé chez Sábato :

780
Le discours littéraire, p. 122.
781
Philosophie de la Relation, p. 82-83.
782
TTM, p. 37.
783
Dominique Viart, “Formes et dynamiques du ressassement”, op. cit., p. 60.

272
la narrativa sabatiana no es en absoluto ignorante de sus propios
mecanismos genéticos […] La obsesión, la recurrencia de lo mismo es
deliberadamente propuesta por el ensayista de EF [El escritor y sus
fantasmas] y por el narrador homodiegético de AE [Abaddón el
exterminador] como uno de los ejes fundamentales del quehacer novelístico,
hecho de ‘ojos y rostros que retornan’ 784.

Sábato se plaît à répéter “¿qué podría decir que no haya dicho ya?785”
soulignant la reprise des mêmes thèmes d’un ouvrage à l’autre comme un rite
qui génère les ouvrages successifs et qui s’inscrit dans le caractère testamentaire
de ses écrits, caractère sur lequel nous reviendrons. Son œuvre comporte
nécessairement des redites et des répétitions inévitables qui lui confèrent de la
cohérence en dépit de l’ambivalence qu’engendre l’usage de la répétition,
décelée par María Rosa Lojo :
La práctica escritural sabatiana conjuga así una crítica explicita de lo
reproducido, de la copia (argucia visual, falsificación sutil) y un ejercicio
efectivo, casi maníaco, de la repetición786.

Glissant et Sábato instaurent de fait la répétition en un rite génétique qui


consacre leur manière d’écrire et informe sur l’élaboration de leurs œuvres ; ils
ne refusent pas d’admettre leur propension naturelle à la répétition et à la
récriture, autant de marques d’une écriture « archipélisée », fragmentaire, qui
constitue un véritable macrotexte.
Dans La cohée du Lamentin, ce procédé revient de manière explicite, pour
résumer et reprendre les concepts de Glissant, sous la forme du néologisme
« excipit » défini en ces termes : « devrait être accepté, par référence à l’incipit,
comme la fin ou le résumé […] une conclusion, une citation, une redite787 ».
L’auteur y exprime sa conception de l’écriture où il reprend les idées phares de
son œuvre : il s’agit d’une récriture formelle qui laisse entrevoir ces
784
Et Lojo de poursuivre: “El carácter de obsesividad, de repetición llega a ser proclamado como criterio
selectivo para decidir si vale o no la pena escribir ficciones […] De este modo, aduce Sábato, cada obra,
diciendo de un modo diferente lo mismo, se acercara un poco al ‘secreto central’ que le corresponde indagar. Tal
actitud estética es refrendada, desde el ángulo psicoanalítico, por Mauron, para quien ‘el mito personal es un
‘fantasma persistente”. Sábato: en busca del original perdido, op. cit., p. 258.
785
España en los diarios de mi vejez, p. 117.
786
Sábato: en busca del original perdido, op. cit., p. 52.
787
La cohée du Lamentin, p. 39. Ces « excipits » apparaissent sur les pages suivants de l’essai : p. 37,128, 189,
223, 245.

273
formulations qui s’apparentent chez Glissant aux refrains scandés dans
différents textes. Il n’hésite pas à qualifier ce caractère de son écriture de
ressassement ou, mettant à contribution l’imaginaire marin qu’il exploite
aisément, de ressac788 : « le ressac est répétition, qui sans fin se déchire789 ». La
violence de ce phénomène utilisé pour décrire son processus d’écriture renverse
la perspective d’une répétition statique. Il s’amuse à répertorier les diverses
répétitions qui parcourent son macrotexte comme pour affirmer qu’il ne craint
pas d’être accusé de radotage. Retenons à ce propos sa déclaration provenant de
L’Introduction à une Poétique du Divers : « je crois que la répétition est une des
formes de la connaissance de notre monde ; c’est en répétant qu’on commence à
voir le petit bout d’une nouveauté, qui apparaît 790».
Selon Norma Carricaburo, il est impossible en effet de négliger l’aspect
didactique inhérent à ce procédé : « La repetición también se conecta con el
aprendizaje y con la comunicación 791 », étant donné que la répétition suppose
l’existence d’un interlocutaire attentif aux précisions qu’elle peut apporter. Sa
valeur didactique intrinsèque se laisse percevoir chez Glissant dans Traité du
Tout-monde :
ces propositions, même s’il est arrivé qu’elles fussent décalquées par
d’autres, doivent être répétées, tant qu’elles ne seront pas entendues »(37) ;
« ces propositions doivent être répétées, jusqu’à qu’elles soient au moins
entendues » (39).

La divergence qui intervient au niveau des rites génétiques provient


principalement des contextes différents dans lesquels créent Glissant et Sábato.
Tandis que Sabato-personnage, ainsi que les personnages-écrivains qui
parcourent son macrotexte, sont souvent présentés attelés devant leur machine à

788
Selon la définition du Petit Robert, le mot « ressac » désigne « un retour violent des vagues sur elles-mêmes
lorsqu’elles ont frappé un obstacle ».
789
TTM, p. 86.
790
IPD, p. 33.
791
Norma Carricaburo, Del fonógrafo a la red. Literatura y tecnología en la Argentina, Buenos Aires, Circeto,
2008, p. 103.

274
écrire ou en train de manipuler les archives792 et la presse écrite, par le recours
au registre para-littéraire, chez Glissant le personnage-écrivain et ses multiples
avatars se placent du côté de l’oralité, en train de manipuler les témoignages
oraux, de rassembler, de collectionner, d’écouter les bribes de parole pour
ensuite réfléchir comment intégrer cette richesse au niveau de l’écrit. Si leur
office semble d’emblée différent, Sábato n’est pas pour autant complètement
éloigné de l’oralité et de la richesse langagière qu’il tente de retranscrire.
Certains rites se dévoilent à partir d’une vue d’ensemble tandis que
d’autres, notamment les images obsessives qui hantent les œuvres de Glissant et
de Sábato, échappent à ce procédé d’explicitation et peuvent être rapprochées
des « métaphores obsédantes » évoquées plus haut : il s’agit des motifs qui
souterrainement relient plusieurs œuvres du même auteur, à travers lesquelles se
dévoile la part de l’inconscient participant à la création littéraire. Il existe dans
l’œuvre de Glissant et de Sábato des signes explicites de la circularité inhérente
à leur œuvre. Cette circularité repose, elle aussi, sur le procédé de la répétition.

4. Différents types de récriture.

Nous distinguerons, d’après les catégories proposées par Anne-Claire


Gignoux, entre la « récriture anecdotique » (du contenu), et la « récriture
formelle » (auto-citation). Les deux peuvent relever de l’intra- ou de la
macrotextualité en fonction de leur circulation, respectivement dans l’espace
d’un seul texte et dans l’espace du macrotexte, ce qui rend son périmètre
d’action plus élargi par rapport à la première.
Nous pouvons distinguer trois types de récriture en fonction de leur circulation:

 La récriture intertextuelle, qui désigne la citation d’autrui

792
Le narrateur de Abaddón mentionne les pré-textes de son oeuvre: « revolvió aquellos centenares de páginas,
bocetos, variantes de bocetos » « estudiaba una vez más las noticias amarillentas, las fotos, las tortuosas
declaraciones » . AEE, 35-36.

275
 La récriture intratextuelle, qui se réfère à une auto-citation
pratiquée à l’intérieur d’un même texte793
 La récriture macrotextuelle, qui concerne les auto-citations
circulant à l’intérieur du macrotexte d’un auteur

La « récriture macrotextuelle », la pratique la plus complexe et extrême de


la récriture, « affirme la notion d’auteur » car « le surmarquage que produit la
répétition formelle d’un livre à l’autre amène le lecteur à confronter les deux
livres, et le jeu se fait de l’un à l’autre, dans l’unité et globalité du
macrotexte794 ». C’est une stratégie pratiquée par Glissant et Sábato en vue
d’inviter le lecteur à se plonger dans d’autres livres qu’ils ont écrits. En faisant
appel à la curiosité du lecteur, l’auteur pousse ce dernier à devenir un
« macrolecteur », un lecteur capable de se mouvoir à son aise dans l’ensemble
du macrotexte et d’y détecter les allusions macrotextuelles. Le haut niveau
d’exigence que pose une telle lecture, va de pair avec leur vision de la littérature
considérée comme un instrument de savoir, accueillant la réflexion sur le monde
et encourageant le lecteur, à son tour, à la poursuivre bien au-delà de l’espace
clos du texte. Cette stratégie permet aussi d’instaurer une relation entre les
différentes parties du macrotexte, en attirant l’attention, de ce fait, sur la figure
du producteur du récit. De manière oblique, ce procédé participe donc de la mise
en scène de l’auteur, car il élargit l’espace de sa visibilité à l’intégralité de son
macrotexte et permet de relier le dehors extratextuel au dedans intratextuel, tout
comme c’était le cas de la métalepse analysée précédemment.

793
Ce type de récriture se rapproche de ce que Dallenbach désigne comme “intertextualité autarcique” car
interne au texte d’un même auteur. Il qualifie, à la différence d’intertextualité externe, l’intertextualité interne
comme « autotextualité », rapport d’un texte à lui-même. Voir à ce sujet Lucien Dallenbach, « Intertexte et
autotexte », in Poétique n°27, 1976, p. 282-296.
794
Anne-Claire Gignoux, ibid.

276
4.1. Récriture anecdotique.

Les modalités qu’emprunte la « récriture anecdotique » sont les


suivantes :
 Subsistance des mêmes personnages dans les romans formant partie du
macrotexte
 L’intrigue globale reprise d’un roman à l’autre
 Les anecdotes795 qui réapparaissent dans les différents romans

Chez Glissant et Sábato, certains personnages traversent les différents


romans formant le macrotexte. Il existe d’ailleurs une catégorie particulière que
nous avons dénommée « macropersonnage796 ». Il s’agit d’un personnage dont le
statut est mouvant : en tant que détenteur de connaissances macrotextuelles, il se
rapproche par endroits du macronarrateur ; présenté comme un alter-ego de
l’auteur, il partage avec lui certaines circonstances biographiques. Son statut, à
la frontière de l’intra- et de l’extradiégétique, fait de lui un personnage hors du
commun, ce qui se manifeste surtout à travers la métalepse et la récriture.
Chez Glissant, nous pouvons distinguer deux macropersonnages :
Mathieu et Raphaël, autour desquels gravitent d’un roman à l’autre les autres
membres de la famille macrotextuelle : Mycéa, Papa Longoué, Apocal,
Anastasie, Prisca, Laroche, Senglis. Cette famille macrotextuelle est composée

795
Anne-Claire Gignoux opte, dans sa terminologie, pour la notion d’anecdote plutôt que de thème, ce dernier
étant trop vague, induisant une idée d’un thème général revenant dans l’œuvre d’un auteur, ce qui diluerait la
spécificité et l’exceptionnalité du recours à une récriture anecdotique.
796
Ce terme vient de nous. Il constitue une tentative d’appréhender les relations particulières d’un personnage
qui de par la délégation de l’écriture qu’il reçoit de l’auteur, n’est plus un personnage comme les autres. De ce
fait, il cesse d’être un personnage ordinaire et il n’est pas possible de l’assimiler au narrateur omniscient, encore
moins à l’auteur, cela banaliserait le réseau métafictionnel formidable construit par Glissant dans son
macrotexte. Il serait donc une sorte de « macropersonnage », un compromis entre sa condition de personnage et
de narrateur possédant les connaissances du macrotexte et s’annonçant par endroits comme un macronarrateur.
Présent dans tous les romans de Glissant, et même dans l’essai Traité du Tout-monde qui contient, à travers le
dispositif de la mise en abyme, un chapitre « Traité du monde de Mathieu Béluse », Mathieu Béluse possède
déjà le statut d’un « macropersonnage » s’il fallait le déduire de son appartenance à un macrotexte. Chez Sábato,
cette dénomination correspondrait au statut qu’occupe Bruno dans SHT et AEE. Il s’agit d’une piste à
approfondir dans cette relation au niveau d’un macrotexte et d’un macronarrateur.

277
chez Sábato de Bruno, Martín, Alejandra, Natalicio Barragán, Castel, entourés
par les autres personnages qui font des apparitions ponctuelles d’un roman à
l’autre.
Ce retour des personnages d’un roman à l’autre fait partie de la récriture
anecdotique797. Il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de reprendre la vie de
ces personnages là où le roman précédent les a laissés, comme s’il s’agissait
d’un cycle romanesque, bien que le métatexte critique recoure volontiers, de
manière abusive selon nous, à cette dénomination réductrice en se référant aux
romans des deux auteurs.
Chez Sábato nous pouvons distinguer les récritures anecdotiques
suivantes qui se rapportent à la reprise de certains éléments de l’intrigue ou bien
concernent un motif particulier qui fait des apparitions tout au long du
macrotexte :
 Délégation de l’écriture à plusieurs narrateurs-personnages
 Mise en scène du personnage-écrivain (Castel/
Fernando/Bruno/Sabato-personnage)
 Incorporation des personnages référentiels dans la fiction
(Borges, Lavalle, Che Guevara, Domínguez, Curie, Piazzola)
 Problématique de la filiation et de la généalogie
 Obsession anthroponymique, théorie des noms
 Couples incestueux798 : frère/sœur (AEE), père/fille (SHT),
cousin/cousine (ET)
 Motif du retour aux origines à travers un rituel érotique (SHT,
AEE) ; l’itinéraire poursuivi par Fernando et Sabato-personnage

797
Le mot anecdote sous-entend dans le cas de « récriture anecdotique » (du contenu) les thèmes récurrents dans
le macrotexte d’un auteur, il s’agit néanmoins de préciser que le mot thème est compris dans une acception
étroite et ne s’applique pas aux grands thèmes généraux. Il est évident que la recherche historique, la « fouille »
du passé, constitue un des leitmotivs de l’œuvre de Glissant et de Sábato, le mot anecdote s’appliquera à
distinguer des petites unités thématiques qui reviennent dans leurs différents romans.
798
María Rosa Lojo considère ces couples incestuex comme « una ‘escena original’ generadora del cosmos
novelístico”. Sábato: en busca del original perdido, op. cit., p. 51.

278
les conduit au même endroit : La Iglesia de la Inmaculada
Concepción à Belgrano799
 Motif des reliques gardées par les personnages (tête momifiée de
Bonifacio Acevedo et de général Lavalle)
 Isotopie du corps avili
 Motif de la quête identitaire personnelle et collective
 Cécité, motif de l’enquête sur le monde des non-voyants
 Métamorphose que subissent les protagonistes masculins du
macrotexte
 Le moulin paternel
 La proximité avec la mort, mise en scène de la mort du
narrateur-personnage, alter-ego de l’auteur
 La figure oblitérée du père, relation conflictuelle entre père et
fils (Martín, Bruno, Sabato-personnage)
 Le motif du gouffre, du monde souterrain, proximité
métaphorique de la matrice et du tombeau
 La prophétie de Natalicio Barragán

Le macrotexte de Glissant nous propose également de multiples cas de


récriture anecdotique:
 Délégation de l’écriture à plusieurs narrateurs
 Mise en scène du personnage-écrivain et ses variantes (scribe,
déparleur, poète, historien)
 Apparition des personnages référentiels dans la diégèse
 Le motif de la barrique transmise de génération en génération

799
S’agissant des rites initiatiques qui jalonnent la quête de Fernando et de Sabato-personnage, la récriture
anecdotique se double ici des caractéristiques relatifs à la récriture formelle visible dans la reprise des mêmes
formules qui mettent en relief la ressemblance de leurs parcours. Sur ce fond répétitif, il devient plus facile pour
un lecteur de détecter les divergences qui se profilent entre leurs itinéraires qui les mènent pourtant vers le même
endroit, pour décéler les motivations de ces écarts.

279
 La recherche historique poursuivie par Mathieu à travers le
macrotexte
 Le motif de la prophétie de Papa Longoué
 La difficulté d’établir une filiation, généalogie problématique
 Obsession anthroponymique
 La figure du père oblitérée, liens distendus entre père et fils
(Longoué/Melchior ; papa Longoué/Ti-René ; géreur
Béluse/Mathieu)
 Le motif du gouffre, de l’abîme, le ventre du bateau négrier
comme matrice originelle, proximité entre la symbolique
maternelle et mortuaire du bateau négrier
 Le motif de la trahison fraternelle à l’origine de la Traite
négrière
 Le motif du vent800

Cette énumération, loin d’être exhaustive, permet de constater d’emblée la


prégnance de certains thèmes communs dans le macrotexte de Glissant et celui
de Sábato. Nous allons interroger, dans la suite de ce chapitre, quelques
modalités de la récriture déployées dans leurs macrotextes.

4.2. Récriture formelle.

La « récriture formelle » relève, quant à elle, d’un phénomène d’auto-


citation, elle peut être intratextuelle ou macrotextuelle à l’instar de sa variante
anecdotique. Le macrotexte de Glissant, tout comme celui de Sábato, instaure la
pratique de l’auto-citation qui dépasse les délimitations génériques ; la récriture
800
Le vent qui souffle à travers le macrotexte de Glissant contribue à la cohérence de l’ensemble. Il entre dans le
cadre de métaphores filées métatextuelles au côté de l’esthétique cyclonique qui permet tantôt de disperser tantôt
de rassembler des bribes de la parole en s’opposant par son souffle libérateur à toute synthèse et toute volonté
réductrice de l’œuvre. Ce motif a mérité une attention particulière de la part des critiques, notamment chez
Carlos Ortiz de Zárate qui lui consacre une étude intitulée « Le vent dans la dramatisation romanesque
d’Edouard Glissant », in Horizons d’Edouard Glissant, op. cit., p. 179-192.

280
peut concerner uniquement les romans tout comme elle peut installer un
mouvement de va-et-vient entre essai et roman, voire poème et roman (c’est le
cas chez Glissant). Le cas le plus flagrant de ces emprunts que fait le roman à
l’essai est à observer dans Tout-monde où Glissant place en exergue de plusieurs
chapitres (« Banians », « Colombie », « Mycéa, c’est moi »), des fragments du
« Traité du Tout-monde de Mathieu Béluse »801. C’est une récriture particulière,
car visible seulement dans la perspective du macrotexte, la citation est
« empruntée » à un ouvrage qui sera publié seulement quatre ans après le roman
Tout-monde. Il s’agit du Traité du Tout-monde qui contient effectivement une
partie intitulée « Traité du Tout-monde de Mathieu Béluse », mise en abyme
dans cet essai. C’est une auto-citation par anticipation, provenant d’une œuvre à
venir, mais qui dans notre perspective, qui ne tient pas compte de la date de
parution des ouvrages, représente un exemple de récriture macrotextuelle
formelle par excellence. La comparaison entre ces deux textes permet de
constater que la citation demeure à quelques détails près inchangée d’un ouvrage
à l’autre, ce qui confirme son statut de récriture formelle macrotextuelle. En

801
Nous proposons d’observer la correspondance entre le roman Tout-monde (1993) et Traité du Tout-
monde (1997):
« Le lieu. – Il est incontournable. Mais si vous désirez de profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez
que désormais tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu’aux espaces sidéraux. Ne projetez plus dans
l’ailleurs l’incontrôlable de votre lieu. Concevez l’étendue et son mystère si abordable. Ne partez pas de votre
rive comme pour un voyage de découverte ou de conquête. Laissez faire au voyage. Ou plutôt, partez de
l’ailleurs et remontez ici, où s’ouvrent votre maison et votre source. Circulez par l’imaginaire autant que par les
moyens les plus rapides ou confortables de locomotion. Plantez des espèces inconnues et faites se rejoindre les
montagnes. Descendez dans les volcans et les misères, visibles et invisibles. Ne croyez pas à votre unicité, ni que
votre fable est la meilleure, ou plus haute votre parole. - Alors, tu en viendras à ceci, qui est de très forte
connaissance : que le lieu s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables.
(Mathieu Béluse, Traité du Tout-monde, Livre II, épigraphe du chapitre « Banians » dans Tout-monde, p. 31).
Dans « Traité du Tout-monde de Mathieu Béluse », faisant partie du Traité du Tout-monde, Livre II, nous
retrouvons cette citation légèrement modifiée, sans que le changement soit significatif au niveau du sens:
« Le lieu. – Il est incontournable. Mais si vous désirez de profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez
que désormais tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu’aux espaces sidéraux. Ne projetez plus dans
l’ailleurs l’incontrôlable de votre lieu. Concevez l’étendue et son mystère si abordable. Ne partez pas de votre
rive comme pour un voyage de découverte ou de conquête. Laissez faire au voyage. Ou plutôt, partez de
l’ailleurs et remontez ici, où s’ouvrent votre maison et votre source. Courez à l’imaginaire, autant qu’on circule
par les moyens les plus rapides ou les plus confortables de locomotion. Plantez des espèces inconnues dans des
terres dilatées, faites se rejoindre les montagnes. Descendez dans les volcans et les misères, visibles et invisibles.
N’allez pas croire à votre unicité, ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute votre parole. Alors, tu en
viendras à ceci, qui est de très forte connaissance : que le lieu s’agrandit de son centre irréductible, tout autant
que de ses bordures incalculables ». (TTM, p. 59-60).

281
dehors de son statut macrotextuel, l’auto-citation placée en exergue de chapitres
du Tout-monde devient ce que Genette appelle épigraphe autographe, qui « le
plus souvent […] est plus discrètement déguisée, soit en épigraphe apocryphe ou
fictive soit en épigraphe anonyme802 ».
Compte tenu de la fonction que Genette assigne à l’épigraphe803, qui est
« à elle seule un signal (qui se veut indice) de culture, un mot de passe
d’intellectualité 804», il est d’usage fréquent pour un auteur de recourir à une
épigraphe allographe qui place le texte dans une relation intertextuelle aux textes
d’autrui. En convoquant le texte d’autrui, l’œuvre se positionne dans une
continuité littéraire . Le recours à l’épigraphe autographe est une pratique moins
répandue que celle de recourir à un épigraphe allographe, d’où son fréquent
déguisement qui atténue le lien entre l’auteur et l’épigraphe. Ce déguisement
reste relatif dans l’exemple précité, eu égard à l’identification805 entre Mathieu
Béluse et l’auteur. Tout en étant profondément autographe, car concourant à son
propre texte, elle se pare des attributs d’une épigraphe allographe, signée de
Mathieu Béluse et non d’Edouard Glissant.
Chez Sábato, la récriture formelle se veut transgénérique, étant donné
qu’elle est utilisée pour assurer la continuité de son macrotexte et pour garantir
la porosité générique revendiquée comme principe de son écriture. Il suffit
d’établir la chronologie de quelques récritures formelles chez Sábato pour
constater l’antériorité du roman par rapport à l’essai quant à l’énonciation de
certaines réflexions, ce qui contredit de nombreuses voix critiques qui se
prononcent au sujet d’une fonction explicative remplie par les essais face à
l’univers romanesque de Sábato. Prenons comme exemple le plaidoyer formulé

802
Genette, Seuils, op. cit., p. 141.
803
L’épigraphe est considérée comme un commentaire du texte dont elle précise la signification, ou comme
justification du titre apportant quelques éclaircissements au seuil de la lecture.
804
Ibid., p. 148.
805
Dominique Chancé souligne l’évidence de cette identification où le nom fictif du personnage ne constitue
qu’un « frêle paravent pour un témoignage autobiographique » livré à travers le macrotexte de Glissant.
Edouard Glissant. Le traité du déparler, op. cit., p. 260.

282
par Sábato à l’encontre de la critique “inconséquente”806, laquelle reproche aux
écrivains argentins le caractère « européisant » de leur écriture. Cette remarque
apparaît d’abord dans Sobre héroes y tumbas, pour être ensuite reprise dans
l’essai El escritor y sus fantasmas et intégrer enfin, avec quelques modifications,
les réflexions sur Borges dans l’essai Tres aproximaciones a la literatura de
nuestro tiempo. Ces différents ouvrages se répondent l’un à l’autre grâce à la
proximité macrotextuelle instaurée à partir de la reprise de certains passages,
qu’ils soient modifiés ou inchangés. En transgressant la frontière générique, ils
ne revêtent pas d’habillement spécifique, ce qui prouve l’imbrication du
discours critique et du discours romanesque qui fonctionnent selon les mêmes
codes à l’intérieur du macrotexte de Sábato.
L’exemple le plus frappant de récriture formelle chez les deux auteurs est
constitué par les refrains macrotextuels807, sur lesquels nous allons revenir dans
la troisième partie. Ces refrains qui confèrent un caractère récapitulatif à leurs
écrits corroborent dans le même mouvement leur conception d’une œuvre totale.

806
Nous retranscrivons cet exemple de récriture formelle macrotextuelle dans les trois textes de Sábato :
“Y lo que más me causa gracia es que Méndez repudie la influencia europea en nuestros escritores […] Si
fuésemos consecuentes con esos críticos, habría que escribir en querandí sobre la caza del avestruz. Todo lo
demás sería adventicio y antinacional. Nuestra cultura proviene de allá, ¿cómo podemos evitarlo? ¿ Y porqué
evitarlo?”. SHT, p. 207.
“Para ser consecuentes con esos críticos inconsecuentes, nosotros, escritores argentinos, deberíamos escribir
únicamente sobre la caza del avestruz en lengua aborigen. Nuestra cultura proviene de Europa y ése es un hecho
inevitable, y que además no hay por qué evitarlo”. “Sobre los dos Borges”, in Tres aproximaciones a la
literatura de nuestro tiempo, p. 43.
“Si fuéramos consecuentes con los que a cada rato nos están reprochando el ‘europeísmo’, deberíamos escribir
sobre la caza del avestruz en lenguaje pampa. Todo lo demás sería adventicio, cosmopolita, antinacional […]
Nuestra cultura proviene de Europa y no podemos evitarlo. Además ¿porqué evitarlo? ¿Con qué reemplazar esa
preciosa herencia? Lo que hagamos de original se hará con esa herencia o no haremos nada en absoluto”. EF, in
OC, p. 266.
807
Voici quelques exemples de ces refrains macrotextuels regroupés sous la dénomination d’« excipit » recensés
par Glissant dans La cohée du Lamentin : « j’écris en présence de toutes les langues du monde » ; « tu échange,
changeant avec l’autre, sans pourtant te perdre ni te dénaturer » ; « j’ai rêvé d’avoir développé un texte qui
s’enroulait innocemment mais dans une drue manière de triomphe sur lui-même, jusqu’à engendrer au fur et à
mesure ses propres sens. La répétition en était le fil, avec cette imperceptible déviance qui fait avancer. Dans ce
que j’écris, toujours j’ai poursuivi ce texte » ; « Agis dans ton lieu, pense avec le monde », ainsi avons-nous
estimé et répété, il y a bien des années déjà ».

283
4.3. Récriture à charge d’un macronarrateur. Macronarrateur ou
« archipélisation » de l’écriture.

Les exemples de récriture formelle et anecdotique recensés plus haut, qui


appellent à la connaissance du macrotexte par le lecteur, ne sont pas
obligatoirement indexés de manière explicite dans le texte. La récriture peut en
revanche advenir par le biais d’un médiateur entre le texte en cours et d’autres
textes du même auteur, ce rôle est dévolu au macronarrateur 808. Selon la
définition, le macronarrateur809, « né[e] de la récriture macrotextuelle […] se
présente comme un narrateur qui a des connaissances étendues au macrotexte
d’un auteur 810 ». Cette localisation ambiguë lui permet d’aborder un certain
nombre de problèmes liés à la narration, tel le statut du narrateur et de l’auteur,
étant donné que le macronarrateur
renvoie […] contrairement à tous les éléments du texte, à une réalité
extralinguistique : des livres écrits, publiés. Il est un lien entre le livre que
l’on lit et les autres livres lus antérieurement, le symbole manifeste et
affiché de l’intertextualité811.

Cela apparaît sous forme d’allusions à d’autres romans ou de « récritures


d’autres romans de ce même auteur812 ». Son apparition, subordonnée à la
récriture macrotextuelle, indique au lecteur le lien avec d’autres textes du même
auteur, qu’ils soient cités explicitement ou signalés métaphoriquement.
Nous avons répertorié de nombreux exemples d’intervention du
macronarrateur chez Glissant et Sábato qui confirment leur conception de
l’œuvre conçue à travers la relation synecdochique entre la partie et le tout.

808
Anne-Claire Gignoux, La Récriture. Formes, enjeux, valeurs. Autour du Nouveau Roman, op.cit., 161.
809
Anne-Claire Gignoux insiste sur l’appartenance ambigu du macronarrateur : « Cet actant de l’énonciation se
trouve, sur le schéma actanciel de Georges Molinié, au niveau I 1 : il domine tous les autres narrateurs possibles
du texte, puisqu’il est celui qui a écrit non seulement le texte que nous lisons, mais aussi d’autres œuvres du
macrotexte […] le macronarrateur ne se confond pas avec l’auteur, personnage social qui n’apparaît pas à
l’intérieur des livres. Il est comme tout narrateur, une entité fictive. Il se définit cependant plus qu’un narrateur
ordinaire comme l’émanation de l’auteur, une voix venue d’ailleurs, une échappé vers l’extra-texte. Ibid., p. 174.
810
Ibid., p. 174.
811
Ibid.
812
La Récriture. Formes, enjeux, valeurs, op. cit., p.161.

284
A ce propos, il est intéressant d’évoquer le dernier roman publié par
Glissant, Ormerod, dont le récit principal se construit autour de Flore Gaillard,
femme-marron. L’écrivain y revient sur toute sa production romanesque à partir
d’un riche matériau macrotextuel soumise à une relecture réflexive qui permet
d’adopter une distance critique à l’égard de cet ensemble textuel. L’allusion à
l’écriture du roman précédent désigné périphrastiquement, instaure le « meneur
insoupçonné de ce conte » dans la fonction du macronarrateur pour créer un lien
entre ces deux textes et revenir sur les objectifs de son écriture:
Au loin, sur la plage du Diamant au sud-est de la Martinique, face à cette île
inapprochée de Sainte-Lucie que cependant vous devinez par le travers
quand l’air est haut, le meneur insoupçonné de ce conte, qui n’avait pas
encore embarqué seul sur le Canal, se proposa pour la première fois, c’était
dimanche matin, de surprendre au fond le mystère de Batoutos, peuple
invisible qu’il désirait fréquenter. Parce qu’il lui semblait que les Batoutos
préservaient l’énigme de cet archipel, où l’histoire de Flore Gaillard était
tenue enfouie813.

Cette relation va bien au-delà d’une récriture anecdotique qui reprend le


motif de Batoutos, ce peuple invisible dont le narrateur de Sartorius se proposait
de « surprendre » les traces. En feignant le recours à la liste, comme Saint-John
Perse persuadé du « poids de la fabuleuse infime ordinaire légendaire liste 814»,
Glissant peut convoquer dans l’espace du même récit « toutes choses » et
« toutes gens improbables au monde » en mélangeant ainsi les références au
macrotexte, à travers les références aux personnages appartenant à sa famille
macrotextuelle815, dans une récriture qui condense la matière narrative à la
manière d’un récapitulatif. Le même dispositif se remarque dans dans Tout-
monde, considéré comme roman-pivot du macrotexte de Glissant, position de
laquelle la destituent les deux derniers romans, où le macronarrateur s’adresse
au narrataire en l’interrogeant sur sa connaissance des événements de La

813
Ormerod, p. 37. C’est nous qui soulignons.
814
Ibid., p. 69.
815
« Gani qui marronna sur ces cinq ans d’âge, quand vous devinez ce que charroyait de souffrances et d’agonies
un marronnage815 ». Ibid, p.71. « Mathieu Béluse et Raphael Targin sont partis, Marie Celat tombée dans la
folie, le temps saute de roche en roche 815. Ibid., p. 335.

285
Lézarde. Le titre de l’ouvrage n’étant pas explicitement nommé, la mention du
nom de la rivière remplit le rôle d’indice macrotextuel :
Vous vous souvenez peut-être qu’après cette descente de la Lézarde, Thaël
était reparti dans les hauts avec Valérie. Mais il n’avait pas pensé aux chiens
qu’il avait laissés là, qui ne voulaient connaître aucun autre que lui. Ah !
Pauvre Valérie. Et Mycéa de loin avait suivi Thaël quand il avait mené les
deux chiens dans la Maison de la Source, pour les noyer ou les affamer à
mort. Mais elle n’a jamais su où Thaël est ensuite parti. Dans le monde,
dans le Tout-monde ? 816.
A partir de 1945 la dérive de Raphael Targin qui avait (avant ça) descendu
le cours de la Lézarde avec le géreur Garin817.

En se concentrant sur l’itinéraire de Thaël suivi par Mycéa, cette récriture


macrotextuelle permet d’éluder la mort de Valérie qui succombe aux attaques
des chiens de Thaël. L’ellipse correspond en effet à ce que Anne-Claire Gignoux
désigne comme « effacement du noyau macrotextuel 818» qui se traduit par une
récriture incomplète. En mobilisant la mémoire macrotextuelle du lecteur,
l’ellipse peut être palliée par sa connaissance du texte. A défaut de ces
connaissances, le texte l’invite à revenir au roman La Lézarde pour élucider
l’allusion macrotextuelle. Il s’avère que le recours à la récriture macrotextuelle
ne se limite pas aux productions récentes de Glissant, ce qui confirme l’idée
d’un projet littéraire qui sous-tend l’intégralité de son œuvre. Certes, le bagage
macrotextuel sera moins important dans ses premières créations, en revanche il
est possible de suivre l’accumulation progressive et l’enchevêtrement des
références macrotextuelles au fil du temps. Dans le chapitre intitulé « Passion,
selon Mathieu 819» de Mahagony, le narrateur s’adresse au narrataire, en lui
demandant s’il se souvient d’une histoire rapportée dans La Lézarde, concernant
le personnage de Thaël :
Après combien d’années, suspendues à ce seul rêve, lui-même relayé par
tant de veilleurs, et préservé, je retrouve enfin Raphaël Targin, dont plus un
ne s’est étonné jadis que nous l’ayons appelé de ce nom d’ange ou de
chérubin, Thaël […] Il avait disparu, souvenez-vous, depuis ce jour de la

816
TM, p. 422-423.
817
Ibid., p. 94.
818
Anne-Claire Gignoux, op. cit., p. 83.
819
Mahagony, p. 238-252.

286
dévastation qui vit la mort de Valérie et le sacrifice des chiens. Il s’était
réfugié dans le tout-monde, pour oublier la source de la Lézarde […] j’en
étais à supposer que le souvenir de son jeune temps lui revenait, en
particulier de ce jour où il avait chaviré de la barque avec le géreur Garin,
lequel n’était pas remonté820.

Dans Mahagony, le macronarrateur se présente explicitement comme


l’auteur de l’histoire rapportée dans La Lézarde, ce qui prouve l’appropriation
qu’il fait de ce roman :
Raphaël Targin, qui avait été au commencement minuscule de mon histoire
[…] apparue loin dans l’ailleurs. J’avais attendu de le revoir, pour établir
corrélation. […] qu’il a été désigné, par quelle puissance insupportable, pour
accomplir en notre nom l’acte qui conclut [allusion au meurtre de Garin,
envoyé de France pour empêcher le déroulement des élections, dont s’est
chargé Thaël], supporte le malaise qui signifie 821.

En annonçant sa volonté de renouer avec la matière du premier roman, La


Lézarde, le macronarrateur affiche un projet fictionnel qui sera poursuivi dans
Tout-monde. L’insistance sur l’avenir de son écriture souligne l’ouverture du
texte qui ne se considère pas achevé, définitif ; des multiples « relayeurs »
peuvent contribuer à enrichir le roman qui, de ce fait, trame les relations aux
autres textes. De cette façon le chapitre intitulé « Colombie 822» où s’effectue le
voyage à rebours, en sens inverse de la Traite, condense le destin macrotextuel
de Thaël pour rafraîchir la mémoire du macrolecteur. Dans ce chapitre du Tout-
monde, le macronarrateur fait référence à La Lézarde:
Raphaël Targin à vrai dire n’était pas sorti de cette caye au large du delta de
La Lézarde, où il avait nagé la valse de la mort avec le géreur Garin, ni
d’ailleurs de cette Maison de la source où il avait accoré les chiens après
qu’ils eurent déchiré Valérie sur les versants d’en-haut […] C’est vrai qu’il
s’est battu avec Garin, mais ce n’était pas prouvé que celui-ci ne s’était pas
noyé de lui-même […] Vrai, qu’il avait participé à cette sauvage campagne
électorale […] Encore vrai que Valérie était morte 823.

820
Ibid., p. 238. C’est nous qui soulignons.
821
Mahagony, p.242.
822
TM, p. 145-184. Cette traversée symbolique à plusieurs égards marque indélébilement l’itinéraire artistique de
Glissant. Dans Soleil de la conscience, Glissant évoque son premier contact avec la métropole parisienne, tout
comme Thaël, il s’embarque sur Colombie : « Maintenant je retraverse l’Atlantique. Soit qu’en effet ce paquebot
au nom de terre qui semble vierge, le Colombie m’emporte ; soit que, ne bougeant pas de la pierre grise, je
retrouve une voix et commence le dialogue à travers Paris ». TM, p. 145-184,
823
Ibid.

287
Sur le bateau qui l’emmène en France, Thaël rencontre « un envesté » qui
« connaissait toute l’affaire de La Lézarde, - y compris le rôle de Thaël 824» :
Franchetement, dit-il, vous avez dix-huit ans825 et vous savez tout ça ?
-Vous avez à peine plus, dit le poète, et vous avez nagé avec Garin dans la
caye ? Raphaël Targin en fut paralysé dans son corps826.

Le « poète » met Thaël face à son passé, relaté dans les livres. Il s’agit
d’une récriture macrotextuelle du contenu, car le macronarrateur fait allusion
aux événements survenus dans le roman La Lézarde, le nom de la rivière
Lézarde indique explicitement la référence à ce texte. En revenant sur les
circonstances de la noyade de Garin, il sème le doute quant à la version
officielle soutenue par les personnages. Eu égard à son statut, le macronarrateur
se montre capable de jongler avec le matériel fictionnel en le commentant et en
se donnant la liberté de semer un doute dans l’esprit du lecteur quant à la
représentation des faits transposés dans la fiction. La récriture apparaît à cet
égard comme un procédé qui vise la restitution des évènements, en collant les
morceaux épars éparpillés dans le macrotexte.
Pour saisir le sens profond de ces paroles, il faut nécessairement relier ce
fragment à la situation actuelle de Thaël. En lisant qu’il « n’était pas sorti de
cette caye » nous pourrions supposer la mort de Thaël, d’autant que la fin de La
Lézarde n’élucide pas la suite de son aventure. Il faut revenir au premier roman
de Glissant afin de déceler en quoi les informations rapportées par le
macronarrateur dans Tout-monde confirment ou réécrivent l’histoire de ce
personnage, en jouant avec la matière macrotextuelle. La récriture
macrotextuelle, touchant à la substance du contenu, permet de relier le passé au
présent par une sorte de pont romanesque : « il se trouvait, comme s’il s’était
réveillé d’un au-delà, au fond de cette autre caye ». Cette autre « caye » à
laquelle fait allusion le texte est « la cale sud du vieux paquebot Colombie […]
824
TM, p. 178
825
La date de cette traversée est indiquée avec précision, 8 septembre 1946, le poète a 18 ans ce qui correspond à
l’âge de Glissant, né en 1928 et son premier voyage en tant que étudiant boursier en France pour poursuivre ses
études, il indique dans la conversation avec Thaël, de philosophie.
826
Ibid., p. 181.

288
Ce premier vrai bateau qui depuis cinq ans avait quitté le quai du Carénage à
Fort-de-France, ah ! Combien tout le monde l’avait attendu827 ». Cela nous situe
à la fin de la deuxième guerre mondiale, vers la même période qui est relatée
dans La Lézarde. Le roman Tout-monde renoue ainsi avec le texte antérieur en
essayant d’apporter des précisions concernant ce personnage perdu de vue. Il
crée également un lien avec la réalité extratextuelle à travers des moments
importants de l’histoire de la Martinique à laquelle participent les personnages.

Le recours au macronarrateur joue le même rôle chez Sábato, il permet de


revenir sur son œuvre en insérant des commentaires métatextuelles bien que sa
portée soit nettement plus restreinte, le dialogue macrotextuel concerne trois
romans publiés à intervalles régulièrs de treize ans. Au cours du roman
Abaddón, nous retrouvons ce type de confessions de la part du narrateur à la
première personne qui déclare dans le chapitre « Algunas confidencias hechas a
Bruno » :
Sólo publiqué dos novelas, de las cuáles únicamente El túnel fue con toda
decisión, ya sea porque en aquel tiempo aún mantenía bastante candor, o
porque el instinto de conservación no era todavía suficientemente intenso, o
en fin, porque en ese libro no penetraba a fondo en el continente prohibido:
apenas sí un enigmático personaje imperceptible, como alguien que en un
café dice palabras acaso fundamentales, pero que se pierden en el ruido o
entre otras al parecer más importantes828.

L’allusion explicite à El túnel (premier roman de Sábato, paru en 1948),


nous plonge d’emblée dans la problématique du macronarrateur puisqu’il ne
s’agit pas ici d’énoncer simplement des éléments autobiographiques mais plutôt
de créer une relation entre la réalité extralinguistique et l’œuvre en cours. Le
macronarrateur dispose de deux manières principales pour citer les autres textes
du même auteur. Il peut le faire, comme dans l’exemple cité plus-haut, de
manière explicite, mais il peut le faire également de manière implicite, exigeant

827
TM.
828
AEE, p. 22.

289
de la part du lecteur une connaissance du macrotexte, comme c’est le cas au
début du chapitre mentionné, quand le narrateur déclare :
Publiqué la novela contra mi voluntad. Los hechos (no los hechos
editoriales sino otros, más ambiguos) me confirmaron después aquel
instintivo recelo829.

L’utilisation de l’article défini “la” appliqué à un roman dont le titre n’est


pas mentionné exige la connaissance de la bibliographie de l’auteur, d’autant
qu’à ce stade de la lecture du roman, le lecteur ne disposant pas d’autres
précisions, ne peut pas savoir s’il s’agit du roman en cours ou d’un autre texte
auquel fait allusion le narrateur. Cette information, de par son ton prophétique,
introduit dans le texte une note de mystère qui éveille la curiosité du lecteur.
Cette indétermination sera par la suite élucidée, en partie, par la mention d’un
des chapitres du livre en question, « Informe sobre ciegos », qui nous met sur la
piste de Sobre héroes y tumbas (publié en 1961) contenant le chapitre ci-
nommé. Néanmoins, l’indétermination dans la désignation du livre et le recours
à l’article défini démontrent l’inscription d’un lecteur idéal, « macrolecteur »
donc, dans le texte. L’auteur considère le lecteur comme celui qui connaît ses
autres ouvrages. D’autre part, l’usage de l’article défini, qui n’est certes pas
innocent, confère à ses livres une certaine notoriété :
Les éléments mêmes du livre, parce qu’ils sont récrits, finissent par accéder
à une sorte d’universalité, de notoriété en tout cas, qui justifie par exemple,
l’emploi de l’article défini 830.

Le narrateur d’Abaddón fait allusion aux corrections d’un fragment de


Sobre héroes y tumbas, désigné comme « la novela », sans mentionner
explicitement le titre :
De todos modos le pedí que me dejara corregir allí mismo algunas páginas.
Entonces en la mesa de uno de los correctores, abrí al azar la última carpeta
en la parte en que el comandante Danel se dispone a descarnar el cadáver de
Lavalle. Empecé a tachar adjetivos y adverbios831.

829
Ibid., p.21.
830
Anne-Claire Gignoux, op.cit., p.170.
831
AEE, p. 24

290
Seule la connaissance du macrotexte permet d’identifier l’ouvrage dont il
est question dans cette confession du macronarrateur. Celui-ci mentionne le
roman précédent et parle même des corrections qu’il y a apportées, ce qui met
en scène le contexte de la publication et de l’écriture de ce texte. L’adresse au
lecteur: “y eso usted lo sabe”, se réfère aux connaissances du lecteur, la certitude
contenue dans cette énoncé insiste sur la notoriété publique de l’événement
raconté et instaure un climat de confiance entre le lecteur et l’auteur. Ces
informations créent un climat de lecture qui traduit les angoisses de l’auteur par
rapport aux sujets mentionnés, qualifiés de subversifs dans le contexte politique
de l’Argentine de cette époque-là. Puisqu’il est question de la biographie de
l’écrivain et des allusions faites par le narrateur, que nous lisons comme
autobiographiques, cela nous conduit vers une autre fonction du macronarrateur,
à savoir « garantir l’authenticité autobiographique des événements racontés832 ».
Le macronarrateur s’interroge dans Abaddón el exterminador sur la
réception de son œuvre précédente, annonçant cette fois-ci explicitement le titre:
Casi diez años después de haber publicado Héroes y tumbas lo seguían
interrogando estudiantes, señoras, empleadas de ministerios […] también
esos marinos querían saber que había querido decir con ese Informe sobre
ciegos [une partie importante du roman Sobre héroes y tumbas].

Le fait d’attirer l’attention sur l’accueil qui a été fait au roman par le
public démontre la relation qui se tisse entre la fiction et son dehors. Cela
entraîne dans l’esprit des lecteurs une confusion, dont l’auteur même s’avoue
victime (piégé par l’illusion romanesque833).
La récriture macrotextuelle anecdotique, en ce qu’elle permet de présenter
plusieurs versions du même événement, peut également opérer comme un
facteur réparateur pour restituer certaines vérités inavouables. Telle serait
l’explication de l’histoire de la torture des oiseaux qui est attribuée dans Sobre

832
Anne-Claire Gignoux, op.cit., p.170.
833
Nous sommes en présence d’un lecteur complice, celui qui est désigné par Vincent Jouve en tant que
« lisant », piégé par l’illusion romanesque.

291
héroes y tumbas à Fernando, ensuite à R.834, pour finalement s’avérer une
activité honteuse, refoulée dans l’inconscient du personnage Sabato qui semble
émerger de ses souvenirs les plus lointains. Par une sorte d’identification
projective, il fait partager à son personnage cet épisode. Bruno le rapporte dans
Sobre héroes y tumbas lorsqu’il se remémore la cruauté de Fernando :
recuerdo un hecho característico. Había apresado un gorrión, lo llevó a
aquella pieza que tenía arriba, a la que llamaba su fortín, y con una aguja le
pinchó los ojos […] Yo, que traté de detenerlo en aquella mutilación, me
sentí mareado835.

C’est dans Abaddón que R. rappelle à Sabato-personnage cet honteux


événement :
¿Recordás lo del gorrión ? Con precisión ahora la figura de la pesadilla
aparecía ante mis ojos […]
¿Gorrión? ¿De qué gorrión me estás hablando? – mentí.
- El experimento.
- ¿Qué experimento?
- Ver cómo volaba sin ojos.
- La idea fue tuya – grité […]
- No te pongas tan excitado - me recriminó - . Sí, la idea fue mía, pero
fuiste vos quien le sacó los ojos con la punta de una tijera836.

Cette récriture installe la proximité entre Sábato et son double fictionnel


dont la vie est nourrie de ses expériences propres :
La personalidad (cuyo análisis escapa al escrutinio científico) se definiría
así, sobre el eje diacrónico, como un palimpsesto donde imágenes
ancestrales son oscuramente visibles a través de la imagen actual y –sobre el
eje sincrónico – como un haz o manojo de imágenes que coexisten y se usan
alternativamente837.

Au fond, la récriture, tout comme la répétition, loin d’être un « radotage »


ou « rabâchage », constitue une « réflexion profonde sur la mémoire et sur
l’écrit 838». Le recours au macronarrateur permet de manière habile de revenir
sur l’œuvre de l’auteur, en instaurant une sorte de discours critique second. La
834
« R tiene que ver con el pasado, pero no sólo con el pasado inmediato, sino también con la vida anterior; (el
prefijo Re indica reiteración o repetición; nosotros creemos que R puede asociarse a la teoría de la reminiscencia
platónica”. “El sueño como prefiguración de la muerte”, in Sábato en la crisis de la modernidad, op. cit., p. 150.
835
SHT, p. 463.
836
AEE, p. 260.
837
Sábato: en busca del original perdido, op.cit., p. 46.
838
Ibid., p. 91.

292
simultanéité du récit et de la critique rend la théorie constituée de cette manière
véritablement dynamique. L’auteur peut poser par ce biais des questions à
propos de sa propre œuvre et inciter ses lecteurs à prendre connaissance de
l’intégralité de son macrotexte.

CONCLUSION

Au début de cette partie, nous avons questionné l’applicabilité et la


légitimité du concept de théorie littéraire à l’égard du discours critique et
théorique dans le macrotexte de Glissant et celui de Sábato. Au terme de ce
parcours, un constat s’impose : leurs réflexions théoriques, bien qu’elles ne
soient pas constituées en texte théorique à proprement parler, peuvent en effet
prétendre à cette dénomination. Les raisons en sont multiples. Tout d’abord,
c’est la constance de cette pensée théorique tout au long de leurs itinéraires
littéraires respectifs qui attire notre attention. Ensuite, ce sont les différentes
formes littéraires qu’elle investit, romans/essais/articles confondus, qui
démontrent une volonté de multiplier les lieux d’énonciation et de diffusion de
la théorie pour élargir sa portée. Cette préoccupation commune n’est pas
anodine car elle tente de pallier à un certain déficit théorique constaté par
Glissant et Sábato qui touche leurs littératures respectives. Il ne faut pas négliger
à ce titre une attitude paradoxale des deux auteurs envers la théorie, associée à
un certain dogmatisme. La saturation des propos théoriques n’empêche pas
Sábato de témoigner de la répulsion à l’égard de la théorie lorsqu’il se défend à
plusieurs reprises d’être théoricien : « Mis reflexiones no son apriorísticas ni
teorícas 839». Loin d’être une construction monolithique et rigide, ladite théorie,
en faisant appel à de nombreuses stratégies discursives employées dans leurs
macrotextes, correspond en effet au caractère fragmentaire, répétitif de leur
écriture. Elle est le corollaire des positionnement successifs des deux auteurs qui

839
« Palabras preliminares a la primera edición”, in EF, OC, p. 261.

293
reflètent les changements survenus dans le champ littéraire. Il semble que
Glissant et Sábato n’entendent pas assister impuissants aux mécanismes
régissant le champ littéraire. Bien au contraire, ils prennent les devants afin de
s’attribuer eux-mêmes la place qui leur est due. Selon une très pertinente
remarque de Romuald Fonkoua, « Glissant ne veut pas apparaître comme un
écrivain de l’institution mais plutôt comme l’écrivain qui institutionnalise la
littérature antillaise, lui donnant ses formes, son sens et son statut 840».
Le métadiscours critique qui accompagne l’œuvre de Sábato démontre
une volonté semblable d’anticiper la critique et de se libérer de la tutelle des
instances consacrantes, sans pour autant récuser farouchement le principe de
fonctionnement du champ littéraire. Il s’agirait plutôt de renverser en quelque
sorte le rapport de forces qui régit la structure interne du champ. En s’octroyant
le droit d’exercer leur propre critique, Glissant et Sábato anticipent les réactions
de la critique institutionnalisée et contournent habilement ses diktats.
Si la théorie est fictionalisée dans le roman, elle n’advient pas au
détriment de l’intrigue à proprement parler ni ne s’emploie à supplanter, voire à
concurrencer le déroulement du récit. Ce faisant, Glissant et Sábato ne privent
pas leurs lecteurs des éléments constitutifs de l’univers romanesque 841 pour ne
pas « anéantir le moi liseur 842». De cette façon, l’œuvre ne peut pas être accusée
de vouloir tout simplement illustrer des propos théoriques où le rôle des
personnages se limiterait à les incarner ; le roman se fait plutôt « témoin critique
de ce que le procès créateur du narrateur met en perspective843 ».

840
Romuald Fonkoua, op. cit., p. 293.
841
C’est peut-être une réaction contre le Nouveau Roman. La finalité des procédés utilisés par les deux auteurs
ne rejoint pas celle des nouveaux romanciers. Conscients de l’hermétisme dans lequel s’est enlisé le Nouveau
Roman, ils s’opposent farouchement à être embrigadés dans son camp. La critique portée par Pierre Chartier au
Nouveau Roman annihile toute possibilité de cette comparaison. Selon lui, le Nouveau Roman « court le risque
de paraître irritant, déconcertant car trop concerté, trop « laboratoire », ultra-critique et ultra-théorique. Alors
qu’il prétend ne s’appuyer sur aucune philosophie, n’en véhiculer aucune (ce qui est bien sûr contestable),
combien de commentaires, d’exégèses, de discussions l’accompagnent et le soutiennent […] on a eu parfois
l’impression que la théorie était en passe de dévorer la pratique 841 ». Pierre Chartier, Introduction aux grandes
théories du roman, Paris, Dunod, 1986, p. 195.
842
Le démon de la théorie, op. cit., p. 307.
843
Ernesto Sábato ou les abattoirs de la modernité, op. cit., p. 75.

294
Le paradoxe apparent entre la liberté laissée aux personnages et au lecteur
et l’effort théorique continu, bien qu’il soit déguisé sous des dénominations
telles que « obsessions », « intuitions », se résout dans la façon de mettre cette
théorie à l’épreuve. Et ce, en vertu de la réflexion d’Antoine Compagnon, pour
qui la théorie est faite « pour être traversée, pour en revenir, pour prendre du
recul, non pour reculer ». Dès lors que la théorie « accepte de se questionner
elle-même, de mettre en cause son propre discours844 », à travers les voix des
personnages et du narrateur, il n’est plus possible de la considérer sous l’aspect
d’un « terrorisme théorique ». D’autant que nous relevons chez Glissant et chez
Sábato de stratégies qui se rattachent de manière plus explicite à l’élaboration
théorique, notamment la métalepse, à côté d’autres procédés littéraires qui sont
détournés chez Glissant et chez Sábato pour servir plus implicitement à
construire leurs propos théoriques, tel est le cas de la répétition. Cette dernière,
bien plus qu’un simple outil, est érigée en caractère fondamental de leurs
théories littéraires respectives en ce qu’elle questionne le processus créatif tout
comme les théories de la réception et de la lecture. A travers ce parcours, nous
pouvons envisager les différentes fonctions de la répétition chez Glissant et
Sábato en rapport étroit avec leur posture d’intellectuel et de pédagogue, en
attirant l’attention sur sa dimension cognitive. La valeur mnémotechnique de la
répétition se double de sa qualité communicative, à la recherche d’une oreille
attentive. Glissant et Sábato s’accorderaient certainement avec la réflexion
menée par Kundera selon qui « si on répète un mot c’est parce que celui-ci est
important 845».
Répéter inlassablement c’est donner au fond la chance de trouver les
lecteurs, de plus en plus nombreux qui entreront dans l’univers romanesque par
n’importe quel porte sans être privés de repères suffisamment balisés. Le sens et
l’enjeu d’une œuvre construite comme une totalité vers laquelle convergent tous

844
Le démon de la théorie, op.cit., p. 309.
845
Milan Kundera, Les testaments trahis, p. 138.

295
ces procédés qui garantissent l’unité dans la diversité s’avère être d’ordre de la
réception. Certes, l’entreprise de la totalisation qui correspond à la vision de
l’œuvre idéale chez Glissant et Sábato instaure un haut niveau d’exigence de la
part du lecteur. Les deux écrivains s’attèlent néanmoins à atténuer cette
difficulté majeure du texte en facilitant l’appropriation de la matière textuelle à
partir des motifs récurrents et les récritures qui guident le lecteur à travers ces
labyrinthes que constituent leur macrotextes.

296
TROISIÈME PARTIE

THÉORIE DU MONDE

297
INTRODUCTION

La persistance de l’expression « théorie du monde » déclinée sous


différentes formes dans les travaux critiques portant sur Glissant846 semble
accréditer en quelque sorte la prégnance de la réflexion philosophique dans son
œuvre. L’écrivain lui-même, en fournissant un appareil conceptuel suffisamment
dense où le mot « monde » occupe une position importante, légitime cette
démarche critique. C’est d’ailleurs une des missions que confère Glissant à la
littérature : celle d’appréhender le monde. A l’occasion d’un débat sur la société
et la littérature antillaises d’aujourd’hui, l’écrivain a déclaré au sujet de
l’engagement :
Le plus fort de l’engagement que nous ayons à assumer en matière de
littérature c’est de créer inlassablement nos propres concepts, nos propres
imaginaires, nos propres visions du monde. Et le pouvoir de cette littérature
est de toujours inventer à partir de soi et par soi-même 847.

Sábato, quant à lui, érige le roman en réceptacle d’une vision du monde :


en toda gran novela […] hay una cosmovisión inmanente. Así Camus con
razón puede afirmar que los novelistas como Balzac […] Dostoievski […]
son novelistas filósofos. En cualquiera de esos creadores capitales hay una
Weltanschauung, aunque más justo sería decir una « visión del mundo »,
una intuición del mundo 848.

Il revendique la possibilité d’une littérature qui ne soit pas obligée de se


complaire dans le régionalisme et de revendiquer la couleur locale pour paraître
vraie, authentique et fonder l’imaginaire du pays. C’est d’ailleurs un pari réussi,
le métatexte de la critique ne cesse de souligner cette particularité du macrotexte
de Sábato qui atteint une dimension universelle par le particulier, et,
inversement, ne perd pas de son particulier en atteignant ladite dimension

846
A titre d’exemple, nous pouvons mentionner l’ouvrage de Romuald Fonkoua, Essai sur une mesure du
monde au XX siècle. Edouard Glissant, que nous citons dans notre travail et l’ouvrage collectif (sous la direction
de Carminella Biondi) Rêver le monde. Ecrire le monde.
847
Société et littérature antillaises aujourd’hui, Actes de la rencontre de novembre 1994 à Perpignan, Presses
Universitaires de Perpignan, 1997, p.131.
848
« La novela, rescate de la unidad primigenia », EF, in OC, p. 392

298
universelle. Les tendances « universalisantes » ne l’empêchent pas d’être un
fervent défenseur de la langue et de la culture argentines et de porter un regard
sur son pays tant dans ses essais que dans ses romans, qui sont bien ancrés dans
la réalité argentine. Un paradoxe qui éclaire son positionnement a été relevé par
Witold Gombrowicz849, dans la préface allographe à la première édition
française de Sobre héroes y tumbas, où il déclare à propos de Sábato :
c’est à travers ses obsessions les plus personnelles que l’auteur se fraie un
chemin vers la totalité argentine, sud-américaine. Et il ne s’arrête point là : il
atteint l’universel. J’ai passé en Argentine vingt-quatre ans de ma vie. Je ne
connais aucun livre qui introduise mieux aux secrets de la sensibilité sud-
américaine, à ses mythes, phobies et fascinations […] il accède à
l’universalité tout en restant l’image même de son pays850.».

De même, Karl Kohut salue cette intrication du particulier et de


l’universel chez Sábato en reprenant la déclaration de l’écrivain selon laquelle
« la única posibilidad de alcanzar la universalidad es ahondando en lo que
tenemos más cerca851”. Cette conception trouve son correspondant chez Glissant,
lorque Mathieu déclare dans Tout-monde :
On est d’autant plus universel qu’on se reconnaît particulier’. Sans foutre
que pas un devine au moins ce que cet universel veut dire. Et ils veulent
désigner par là le Tout-monde, alors ils devraient au moins essayer de
démêler ce Tout de ce Monde, et tâcher de n’oublier pas un détail, pas un
coin d’existence, pas une île et pas une rivière, pas un parler comme pas une
roche, dans ce Tout et ce Monde852.

Par théorie du monde, il faut entendre dans les deux cas, la préoccupation
commune qui consiste à regarder et à contempler le monde853 pour soumettre à
un examen critique certains phénomènes jugés importants. Quelles sont les
849
Il semblerait en effet que l’un des premiers à comprendre la posture paradoxale de Sábato était son ami,
écrivain polonais exilé en Argentine depuis 1939, Witold Gombrowicz : « En Sábato hay como una fusión de
antinomías. Está a la vez penetrado por el sabor filosófico y psicológico de nuestro tiempo y dotado de una gran
frescura; accede a la universalidad mientras permanece siendo la imagen misma de su país; es complejo y
accesible”. Prólogo de Witold Gombrowicz a Alejandra, versión francesa de Sobre héroes y tumbas, Seuil, 1967,
cité par Rita Gombrowicz, Gombrowicz en Argentina 1939-1963, Buenos Aires, El cuenco de plata, 2008,
[1984], p. 253. La considération que porte Gombrowicz à Sábato se perçoit dans la formulation suivante :
« Gombrowicz consideraba su obra como una de las primeras auténticamente sudamericanas”. Ibid., p. 254.
850
Introduction de Witold Gombrowicz, in Héros et tombes, Paris, Seuil,1996, p. 7-8, [1967].
851
Ernesto Sábato cité par Karl Kohut, « Ernesto Sábato: novelista de la metrópoli”, op.cit.
852
TM, p. 512-513.
853
Cette activité correspond à la fois au concept « Weltanschauung » et « Weltansicht » de Humboldt selon les
précisions étymologiques d’Anne-Marie Chabrolle-Cerretini, La vision du monde de Wilhelm von Humboldt.
Histoire d’un concept linguistique, Lyon, ENS Editions, coll. « Langage », 2007, p. 71-73.

299
modalités de cette réflexion, sa place et enfin, comment se construit ladite
théorie au fil de leurs œuvres ?
Nous allons procéder à un examen de ces modalités dans le premier
chapitre consacré à l’appréhension d’une saisie conceptuelle du monde dans
leurs œuvres et à la construction de la posture de non-philosophe, laquelle
signale une approche privilégiée par les deux auteurs dans leur exploration du
monde et qui se situe dans un prolongement logique de la posture de poète. La
question de la temporalité et le rapport qu’entretient l’œuvre romanesque avec
l’Histoire sera abordée dans le deuxième chapitre à travers le recours à la
répétition, une des figures clé dans les macrotextes de Glissant et de Sábato. La
poétique de la répétition dont il est question s’inscrit dans un mouvement
contestataire et réflexif des macrotextes des deux auteurs où s’elève la voix
critique contre la « temporalité homogène et continue présupposée par
l’historicisme et le progressisme854 ». Elle permet également d’interroger la
problématique identitaire à travers les liens entre la répétition et le stéréotype.
La thématique identitaire et socio-historique sera envisagée à travers
l’onomastique romanesque (anthroponymie et toponymie) qui soulève de
multiples problématiques dans l’œuvre de Glissant et de Sábato en mobilisant
leur appareil conceptuel.

Chapitre I. Saisie conceptuelle du monde.

Glissant et Sábato construisent chacun un appareillage conceptuel


relativement lisible, basé sur des oppositions binaires qui déterminent leur
perception du monde. La place accordée aux phénomènes de la globalisation et
de la mondialisation ne laisse aucun doute quant aux problématiques communes
qui sous-tendent leurs œuvres. Les oppositions binaires décelables à travers leur
écriture au cours des années ont été adaptées par la critique qui ne se contente

854
Ibid., p. 19.

300
pas d’accepter tacitement cet appareil conceptuel interne à l’œuvre mais le
questionne pour l’utiliser ensuite dans des ouvrages critiques.
La pertinence de ces concepts réside, selon nous, dans une alliance réussie
de différents domaines du savoir mis en relation avec une approche poétique qui
s’avère un mode d’exploration de la littérature et du monde en général, d’autant
plus que cette approche poétique constitue souvent leur fondement.
L’abondance des écrits théoriques, souvent perçus comme ceux qui
accompagnent ou complètent l’œuvre romanesque de Glissant et de Sábato, ne
dément pas toutefois la priorité accordée au roman dans le domaine de
l’expérimentation, de la cristallisation et enfin de la mise en œuvre de leur
réflexion théorique. Dans cette optique, le rapport entre le concept, conçu
comme une notion abstraite appartenant au domaine scientifique, et l’univers
fictionnel change perceptiblement pour offrir un terrain d’entente et de mise en
relation de ces deux univers. La distinction entre « les idées pures » et les
« idées incarnées » à laquelle procède Sábato vise à signaler que le discours
fictionnel s’avère un lieu propice pour mener une activité conceptuelle
aboutissant à mettre à l’épreuve l’abstrait. C’est d’ailleurs une approche
partagée par Glissant qui démontre, de manière suffisamment explicite, par la
large place consacrée à la production fictionnelle, son refus d’une tentative
purement théorique dans l’appréhension du monde, au détriment d’une
perception poétique. Cette attitude permet à Dominique Chancé de déceler, dans
la production de Glissant, la primauté effective du roman en tant que laboratoire
de certaines notions, notamment celle de « Tout-monde » qui a été « créée et
expérimentée dans un roman [Mahagony], avant d’être largement divulguée par
les conférences et essais ultérieurs855 ».
La réflexion théorique menée par Glissant et Sábato suscite relativement
peu de reproches chez les critiques, hormis quelques voix assez minoritaires qui
s’élèvent pour attaquer son bien-fondé. C’est le cas notamment de Georges

855
Edouard Glissant. Un « traité du déparler », op. cit., p. 217.

301
Desportes qui dans son ouvrage relativement succinct, La paraphilosophie
d’Edouard Glissant, se constitue en détracteur de la validité scientifique des
concepts de Glissant. Desportes s’attache à démontrer les bases scientifiques à
partir desquelles ces concepts ont été élaborés afin d’ « approfondir […] la
validité supposée ou le bien-fondé […] des thèses, montages et propos de
Glissant856 ». L’insistance sur le caractère « paraphilosophique », et sur une
« interprétation subjective et abusive 857» des grandes données scientifiques
modernes, « dont [Glissant] s’empare en poète 858», tend à minimaliser leur
portée philosophique. La démarche à la lisière de la science859 et de la poésie
invaliderait donc, aux yeux de l’auteur de cet ouvrage critique, la pertinence de
ces concepts qui peuvent tout au plus prétendre au statut de réflexions
paraphilosophiques reléguées hors du domaine scientifique proprement dit :
En tournant autour de la science, il trouve une manière habile de vous faire
prendre ses vues pour des réalités, arbitrairement par des juxtapositions
analogiques, des extrapolations fantaisistes, avec force répétitions860.

Si Desportes prétend relever de nombreuses contradictions dans la pensée


de Glissant, qui paraissent acceptables en tant que révision critique de sa théorie,
il n’en reste pas moins sceptique quant à l’originalité et à la pertinence de cette
dernière, s’attachant à mettre en relief le Glissant « dogmatique », « très
pédagogue » et « frisant l’agnosticisme861 ». Cette lecture paraît à notre égard se
méprendre sur le caractère ouvert et malléable des concepts de Glissant et
négliger l’apport de l’imagination créatrice qui lui permet d’appréhender le
monde actuel.

856
Georges Desportes, op. cit., p.13.
857
Ibid., p. 13.
858
Ibid.
859
La tentation de la science décelée par Fonkoua chez Glissant n’est pas incompatible avec l’intuition poétique,
bien au contraire, leur complémentarité est mise en valeur : « la ‘théorie critique’ autour de laquelle tourne en
définitive cette tentation de la science présente au moins trois avantages chez Glissant : refuser toute idée de
système fermé ; situer toujours la pensée dans l’ordre de l’exploration et de l’inachèvement ; permettre
l’élaboration d’un discours scientifique en l’absence de toute expérience effective du terrain ». Romuald
Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXe siècle. Edouard Glissant, op. cit., p. 163.
860
Ibid., p. 10.
861
Georges Desportes, op. cit., p. 19-20.

302
Jean Bessière, bien qu’il concède à cette élaboration conceptuelle le statut
d’une « pensée nouvelle » qui se revendique d’une certaine rupture avec
l’Occident, constate tout de même la prégnance des paradigmes européens chez
Glissant, tout comme chez Edward Saïd et Gayaworty Spivak : « la pensée qui
entend être la pensée de l’autre […] reste une pensée unilatérale, celle de
l’eurocentrisme862 ». Cela témoignerait de l’ « acculturation à la pensée
européenne863 ». Ces contradictions s’inscrivent, selon nous, davantage dans la
logique de mûrissement de la pensée théorique de Glissant, qui introduit
nécessairement certains paradoxes à l’intérieur de cette apparente cohérence,
comme le remarque Mary Gallagher :
Riche de retombées politiques et philosophiques, l’œuvre glissantienne
semble vouée à déranger et à déplacer en effet les distinctions consacrées
entre les domaines de l’esthétique, de l’ontologie, de la politique et de
l’éthique. Comme l’on pourrait bien s’y attendre, cette redéfinition féconde
et habile du territoire de la pensée suscite certains paradoxes864.

La contestation critique des propositions théoriques élaborées par Glissant


reste relativement restreinte par rapport à la critique plutôt bienveillante qui
accorde de la légitimité à ses concepts en permettant leur circulation et leur
fonctionnement pragmatique dans les études critiques et philosophiques
consacrées non seulement à Glissant mais encore à d’autres écrivains et
phénomènes littéraires. Cette utilisation qui dépasse le cadre de la littérature
antillaise accrédite leur pertinence dans le domaine littéraire, voire
philosophique ou sociologique.
La même veine critique anime l’ouvrage Sábato o la moral de los
Argentinos dont les auteurs tentent d’ébranler en quelque sorte la légitimité du
discours philosophique de Sábato. En indiquant de multiples contresens et

862
Jean Bessière, « Introduction », in Yves Clavaron, Bernard Dieterle (sous la direction de), Métissages
littéraires, Actes du XXXIIe Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée, Publications
de l’Université Saint-Etienne, 2005, p. 17. (13-32)
863
Ibid.
864
Mary Gallagher, « La poétique de la diversité dans les essais d’Édouard Glissant », in Horizons d’Edouard
Glissant, Actes du Colloque International organisé par le Centre de Recherches sur la Poésie contemporaine de
l’Université de Pau et le Département de Français de l’Université de Porto, sous la direction de Yves-Alain
Favre et Antonio Ferreira da Brito, Octobre 1990, J&D Editions, 1992, p.28.

303
emprunts fait à différents penseurs et théoriciens, ils minimalisent son apport
personnel tout comme son originalité et la portée innovante de sa réflexion tant
sur le plan littéraire que philosophique. Ernesto Sábato, qui reçoit de leur part
les reproches de « congélation du discours », se voit davantage attaqué pour une
certaine appropriation, voire même le détournement d’idées philosophiques et
scientifiques appartenant à des courants divers dans son œuvre.
En dépit de ces voix critiques, la saisie conceptuelle du monde dans les
œuvres de Glissant et de Sábato permet une structuration de la pensée tout
comme de la matière linguistique et narrative, sans tomber dans le piège d’une
schématisation à outrance. Il est possible de voir dans cette propension naturelle
à la conceptualisation théorique les relents de leur formation scientifique et
d’une certaine rigueur qui intervient dans l’écriture, malgré une opacité
revendiquée comme principe de l’écriture et une approche non restrictive du
monde. Pour Glissant, comme nous l’avons observé à plusieurs reprises, cette
opacité érigée en caractère fondamental de son écriture est liée à l’acceptation de
l’altérité, condition nécessaire de l’ouverture à l’Autre :
il n’est plus nécessaire de ‘comprendre’ l’autre, c’est-à-dire le réduire au
modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire
avec lui. Le droit à l’opacité serait aujourd’hui le signe le plus évident de la
non-barbarie 865.

A vu des nombreuses études qui se penchent sur la dimension


philosophique des œuvres de Glissant et de Sábato, nous allons privilégier la
réflexion sur la saisie conceptuelle du monde qui atteint sa dimension
symbolique par le détour poétique et romanesque. Le métatexte de la critique
reste à cet égard largement tributaire du métadiscours critique incorporé dans les
macrotextes de Glissant et de Sábato866, ce qui accrédite la légitimité et

865
IPD, p. 72.
866
La réflexion critique de Sábato est saluée par les critiques qui y perçoivent de manière quasiment unanime les
prémisses de la pensée postmoderne appliquée à l’écriture. Voir à ce sujet Silvia Sauter, Sábato : símbolo de un
siglo, op. cit.

304
l’importance de leur réflexion critique, développée tant dans les essais que dans
les romans.
A la différence de Sábato, dont les concepts relèvent moins d’une
véritable innovation sur les plans esthétique et linguistique, Glissant construit
une théorie qui se veut novatrice, ce dont témoignent les multiples néologismes
et les procédés de resémantisation et de détournement du sens initial de certaines
expressions. La valorisation positive des éléments clés de son univers :
« relation », « tremblement », « chaos », « opacité » pour n’en citer que
quelques uns, a été reprise par les critiques. L’appréhension du monde et de la
littérature à travers ce type de concepts permet de pallier nettement le manque
de perspectives critiques, en dehors de la critique européenne, signalé par
Liliana Pestre de Almeide867, qui seraient en mesure d’évaluer les apports de ces
littératures « périphériques ». La fortune des concepts de créolisation, de
multilinguisme d’intention et de relation dans les études littéraires constitue
actuellement une preuve de leur portée innovatrice et éclairante au niveau de
certains phénomènes littéraires qui ne se cantonnent pas à la littérature antillaise.
Il paraît tout à fait légitime et justifié, compte tenu de la fortune de ces concepts,
d’évoquer leur fonctionnement en dehors de la seule littérature antillaise868. Il
suffit de citer à l’appui les ouvrages critiques qui puisent dans la théorie de

867
Lilian Pestre de Almeida déplore dans son article « l’articulation critique des littératures francophones
d’Amériques aux autres littératures du continent [qui] se réalise encore de façon souvent maladroite par
méconnaissance d’une ou de deux autres langues de production, mais surtout par l’oubli de la différence des
temporalités internes ». En analysant l’impact de l’apport théorique de Glissant sur l’enseignement des
littératures francophones, elle procède à un constat suivant : les auteurs francophones des Amériques ont intérêt
« à être vus/analysées dans leur contexte américain ». Sans minimaliser l’importance des travaux de Glissant,
elle postule une ouverture vers d’autres perspectives critiques qui permettraient de prendre en compte les
modalités particulières du discours américain, qu’il relève du domaine de la langue française, espagnole ou
portugaise. Liliane Pestre de Almeida, « L’axe américain et les littératures francophones », in Marc Cheymol
(sous la direction de), Littératures au Sud, Paris, Éditions des archives contemporaines/ Agence Universitaire de
la francophonie, 2009, coll. « Actualités scientifiques », p. 111-120.
868
Anne Douaire propose effectivement d’appliquer les concepts de Glissant à l’enseignement de la littérature
pour « cesser de le considérer dans le seul ghetto de la littérature antillaise » et donner une impulsion nouvelle à
la critique. « Débat », (p. 321-326), in Marc Quaghebeur (dir.), Analyse et enseignement des littératures
francophones. Tentatives, réticences, responsabilités, Bruxelles, Peter Lang Editions scientifiques
internationales, coll. « Document pour l’Histoire des Francophonies », 2008, p. 321. Ce débat fait suite à son
article, contenu dans le même ouvrage, lequel porte sur l’enseignement de la littérature et le renouveau de la
critique littéraire. Anne Douaire, « Malemort d’Edouard Glissant. Relation et invention de nouvelles lectures »,
ibid., p. 271-280.

305
Glissant le matériel pour analyser les phénomènes littéraires survenus dans
différentes parties du monde. Les études sur les littératures vénézuélienne,
française, tunisienne et marocaine869, et davantage encore sur la littérature
canadienne870, utilisent ses concepts en les soumettant à un examen intéressant
de compatibilité, notamment dans le domaine de la littérature comparée.
Notre analyse qui tend à offrir un cadre conceptuel pour analyser les
littératures antillaise et argentine dans le contexte américain ne vise pas à
introniser Glissant et Sábato comme des théoriciens de la littérature « des
Amériques », toutes langues confondues. Néanmoins leur apport théorique
paraît suffisamment intéressant pour débattre de la question de l’influence de
leur pensée critique, d’abord sur le métatexte de la critique portant sur leur
œuvre, et par extension sur la production dans un contexte plus large prenant en
compte les spécificités de différentes littératures qui auraient comme point

869
Nous pensons ici à l’application des concepts de Glissant, à travers « les rhizomes littéraires » dans les études
comparatistes à laquelle procèdent les chercheurs réunis durant le colloque de Carthage intitulé « Autour
d’Edouard Glissant. Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation ». Le recours à ses
propositions théoriques permet de manière très efficace de se pencher sur les problématiques abordées par les
écrivains maghrébins, ce dont témoignent certains articles réunis dans les actes de ce colloque : « Edouard
Glissant/Salah Stétié : immanence ou transcendance de la Relation » de Maxime Del Fiol (p. 173-189) ; « De
l’île de Glissant au désert de Boudjedra : intention et désir poétiques » de Sonia Zlitni-Fitouri (p. 191-201) ;
« Amina Saïd et Edouard Glissant » de Inès Moatamri (p. 215-232) ; « La question de la langue chez Glissant :
quelques réflexions pour le Maghreb contemporain » de Nabiha Jerad (p. 247-270). Ces études confirment de
façon pragmatique l’extension de l’apport théorique de Glissant à la littérature mondiale, car il s’agit aussi des
études sur la littérature française, de la mise en épreuve de ses concepts qui permettent de manière évidente
d’appliquer un appareillage conceptuel différent de celui provenant de la critique occidentale. Samia Kassab-
Charfi, Sonia Zlitni-Fitouri (edition préparée par), Autour d’Edouard Glissant. Lectures, épreuves, extensions
d’une poétique de la Relation, Bordeaux/ Carthage, Presses Universitaires de Bordeaux/Académie Tunisienne
des Sciences, des Lettres et des Arts Beït Al-Hikma, coll. « Sémaphores », 2008.
870
Dans l’article de Guillaume Pinçon, « Le retour au désert de Catherine Marnas », l’auteur se sert notamment
du concept de « relation » de Glissant pour analyser le théâtre de Bernard-Marie Koltès. Le recours à la notion de
« chaos-monde » et à celle de « relation » lui permet d’ « expliciter » le rapport au monde dans l’écriture de
Koltès. Alea : Estudos neolatinos, vol. 12, n°1, enero-junio 2010, Universidade Federal do Rio de Janeiro,
Brasil, p. 139-149. Véronique Fauvelle analyse l’œuvre d’un écrivain canadien Régine Robin à l’aune de la
théorie de Glissant, en empruntant les notions de créolisation et d’imaginaire des langues pour interroger la
quête identitaire chez Robin qu’elle juge une « articulation parfaite de la pensée glissantienne ». Véronique
Fauvelle, « Le Tout-monde de Régine Robin », in Caroline Désy, Véronique Fauvelle Viviana Friedman et
Pascale Maltais (sous la direction de), Une œuvre indisciplinaire : mémoire, texte et identité chez Régine Robin,
Canada, Les Presses de l’Université Laval, 2007, p. 194 (193-203). La pensée de Glissant s’inscrit dans la
logique de la mobilité qui souligne « la défaite entre espaces géographiques et idéologiques », ce qui constitue un
apport important pour l’analyse de nouveaux rapports identitaires transposables sur le plan de la critique
littéraire. L’élargissement de ses propositions théoriques au domaine de la littérature mondiale se confirme de
par leur utilisation fructueuse dans les ouvrages critiques précités, ce qui permet de constater qu’on n’utilise pas
les concepts de Glissant que pour parler de Glissant « de façon tautologique » selon les déclarations de Prisca
Degras. Voir à ce sujet le chapitre « Débat » (p. 321-326) in Marc Quaghebeur (sous la direction de) Analyse et
enseignement des littératures francophones, op. cit.

306
commun leur rapport particulier à la littérature du « centre » et leur sentiment de
« périphéricité » assumée, voire contestée.

1. Posture de non-philosophe chez Sábato.

Dans Hombres y engranajes, Sábato déclare: “No soy un filósofo, y Dios


me libre de ser un literato871” pour signaler qu’il ne prétend pas endosser le rôle
d’un philosophe au sens scientifique872. La posture de non-philosophe est
assumée par Sábato tout au long de son œuvre:
La totalidad concreta del hombre incluye esos problemas. Y no puede ser
alcanzada sino por el arte […] Todos los filósofos, cuando han querido tocar
el absoluto, tuvieron que recurrir a alguna forma del mito o de la poesía.
(…] Si logro hacer novela de este tumulto, entonces podrás intuir algo de mi
realidad, de toda mi realidad: no la que ves en las discusiones filosóficas873.

Nous relevons chez l’écrivain argentin une réticence à s’auto-qualifier de


philosophe lorsqu’il justifie sa tentation de « philosopher » dans la note qui suit
son article « Arte y sociedad » contenu dans La cultura en la encrucijada
nacional :
La poca filosofía que conozco la aprendí a través de mis tribulaciones
personales, de mis búsquedas en la ciencia, en el surrealismo y en la
revolución874. Soy poco más que un escritor preocupado anhelosamente por
la terrible crisis del hombre […] No sé, en consecuencia, si mis ideas son
correctas o equivocadas. Pero sé, en cambio, que tengo el derecho a
871
A regarder de près les premiers essais de Sábato, leur forme nous paraît englober plusieurs genres littéraires à
la fois, comme il le déclare dans le prologue, intitulé « Justificación » de Hombres y engranajes, publié en 1951,
« Reflexioné mucho sobre el título y la calificación que deberían llevar estas páginas. No creo que sea muy
desacertado tomarlas como autobiografía espiritual, como diario de una crisis, a la vez personal y universal,
como un simple reflejo del derrumbe de la civilización occidental en un hombre de nuestro tiempo”. Hombres y
engranajes, in Obra completa. Ensayos, p. 101.
872
Nous partageons sur ce point l’avis de Graciela Maturo au sujet de la posture philosophique de Sábato
lorsqu’elle écrit dans son article « La aventura filosófica de Ernesto Sábato » : “La continuidad, hondura y
solidez de la reflexión de Sábato lo destaca, en efecto, como un pensador permanentemente preocupado por los
problemas del ser, el mundo y la existencia, y asimismo volcado a una actitud de compromiso ético con sus
semejantes”. Voir Graciela Maturo, (ed.), Ernesto Sábato en la crisis de la modernidad, Buenos Aires, Fernando
García Cambeiro, 1985, p. 13-34. Sábato parle d’ailleurs de la littérature et de la science dans leur rapport à la
connaissance, dans Hombres y engranajes, p. 258: “El arte y la literatura, pues, deben ser puestos al lado de la
ciencia como otras formas del conocimiento”.
873
AEE, p. 231-232.
874
Cette idée a été exposée aussi dans AEE, dans un dialogue avec Silvia: “La poca filosofía que conozco, la
aprendí a tumbos, a través de mis busquédas personales en la ciencia, en el surrealismo, en la revolución. No es
resultado de una biblioteca sino de mis desgarramientos”. AEE, p. 184.Il s’agit bien évidemment de la récriture
formelle macrotextuelle.

307
profesarlas porque son el resultado de esas dolorosas experiencias propias, y
no de ociosas divagaciones librescas. En tales condiciones, no me parece
ilegítimo agregar a esta recopilación de ensayos algunas acotaciones que
intenten poner en claro mis relaciones con el marxismo 875.

Nombreuses sont les déclarations où il tient à souligner ce paradoxe de sa


posture qui crée un écart entre la réception critique saluant une profondeur
philosophique de son œuvre et son auto-perception. Ce type de justification
privilégie comme lieu d’énonciation le paratexte auctorial, comme c’est le cas
de Hombres y engranajes. Dans ce paratexte au titre explicite « Justificación »,
l’auteur déclare ceci : « estas reflexiones no forman un cuerpo sistemático ni
pretenden satisfacer las exigencias de la forma literaria 876 ».
La réticence de Sábato relève certainement en partie de sa modestie à se
dire « philosophe », modestie qui va de pair avec sa formation scientifique et
une certaine rigueur qui caractérise son écriture. Cette attitude peut être en partie
perçue comme une pose garantissant une certaine ambivalence de ses propos et
une anticipation des attaques et reproches qui pourraient être éventuellement
formulés à son égard. De manière plus profonde, hormis un certain choix
postural, effectué de manière sécuritaire, la non-proclamation de sa posture
philosophique cache le versant poétique de son approche du monde pratiquée en
dépit de sa formation scientifique, perceptible également dans ses propos. Ce à
quoi Sábato fait référence dans Antes del fin:
cuando algún exégeta habla de mi ‘filosofía’, no puedo sino turbarme,
porque tengo la misma relación con un filósofo que la existente entre un
guerrillero y un general de carrera. O quizá, mejor, entre un geógrafo y un
aventurero explorador877.

Graciela Maturo propose une acception intéressante de la posture de


philosophe chez Sábato :

875
La cultura en la encrucijada nacional, p. 46-47.
876
Hombres y engranajes, OC, p. 101.
877
Antes del fin, p. 94.

308
es un escritor que asume el acto de crear y de pensar como actividad
profunda de lo humano, y que sólo en ese sentido se hace acreedor al
nombre de filósofo878.

Le fait de récuser systématiquement la dénomination de philosophe trouve


aussi une explication dans la distinction entre la philosophie et la littérature
opérée par l’écrivain, qui insiste sur l’abîme séparant le romancier du
philosophe879 :
a la inversa del pensador puro, que nos ofrece en sus tratados un esqueleto
meramente conceptual de la realidad, el poeta nos da una imagen total, una
imagen que difiere tanto de ese cuerpo conceptual como un ser viviente de
su solo cerebro. En esas poderosas novelas no se demuestra nada, como en
cambio hacen los filósofos o cientistas880.

La peur de Sábato d’assumer la posture de philosophe se voit atténuée


dans une déclaration d’Abaddón el exterminador où il confirme la proximité de
la philosophie et de la littérature en Amérique Latine :
Hace un tiempo un crítico alemán me preguntó por qué los latinoamericanos
teníamos grandes novelistas pero no grandes filósofos. Porque somos
bárbaros, le respondí, porque nos salvamos, por suerte de la gran escisión
racionalista. Como se salvaron los rusos, los escandinavos, los españoles,
los periféricos. Si quiere nuestra Weltanchauung, le dije, búsquela en
nuestras novelas, no en nuestro pensamiento puro881.

Cette remarque peut étonner venant de quelqu’un dont la vocation


première était la science, elle reflète en partie l’imbrication de la pensé
philosophique dans le roman latino-américain sur le mode ironique, stigmatisant
encore une fois la position de “periféricos”. En combinant les deux approches,
Sábato tente d’opérer une sorte de synthèse impossible entre la science et la
fiction.

878
Graciela Maturo, « La aventura filosófica de Ernesto Sábato », in SHT. Edición crítica, p. 990.
879
Dans le texte original : “el abismo que separa al novelista del filósofo”. Et Sábato de développer son ideé: “el
pensamiento puro de un escritor es su lado estrictamente diurno, mientras que sus ficciones participan también
del monstruoso mundo de sus tinieblas ». « Ideas puras e ideas encarnadas », in EF, OC, p. 359.
880
EF, in OC, p. 335.
881
AEE.

309
Le discrédit dans lequel a plongé Sábato son abandon de la science au
profit de l’écriture peut partiellement éclairer sa réticence882 à adopter des
postures lisibles. Nous retrouvons la même retenue au niveau des
conceptualisations abstraites, ce qui implique la distinction entre « ideas puras »
et « ideas encarnadas » fréquemment reprise par Sábato pour justifier le choix
du roman comme meilleur laboratoire de la vision du monde.
Si « l’effacement énonciatif soit l’un des fondements de la parole
philosophique 883», le discours que porte sur le monde l’écrivain argentin ne
remplit pas ce pacte, étant donné que la voix énonciative ne se veut pas
impersonnelle. Sábato assume d’ailleurs pleinement le caractère subjectif de ses
réflexions philosophiques :
el Universo de que se habla aquí es mi Universo particular y, por lo tanto,
incompleto, contradictorio y perfeccionable […] prohíbo a estos inspectores
del urbanismo filosófico que lean este libro884.

Dans la conception de Sábato885, le roman est apte à transcrire sa réflexion


sur le monde, loin d’un raisonnement abstrait qui incomberait plutôt à l’écriture
monophonique de l’essai. Pour cette même raison, Sábato critique le rejet dont
souffre la fiction romanesque chez Sartre, alors que c’est dans le roman que peut
se matérialiser la vision du monde de la façon la plus complète :
La filosofía, por sí misma, es incapaz de realizar la síntesis del hombre
disgregado: a lo más puede entenderla y recomendarla […] la auténtica
rebelión y la verdadera síntesis no podía provenir sino de aquella actividad
del espirítu que nunca separó lo inseparable: la novela886.

Dans sa quête de nouveaux concepts, rejetant le dogmatisme scientifique,


l’écrivain se prononce en faveur d’autres modes d’exploration du monde, qui

882
Selon l’explique Sábato: “la ciencia ha sido un compañero de viaje, durante un trecho, pero ya ha quedado
atrás […] Muchos pensarán que es una traición a la amistad, cuando es fidelidad a mi condición humana […]
reivindico el mérito de abandonar esa clara ciudad de las torres – donde reinan la seguridad y el orden – en busca
de un continente lleno de peligros donde domina la conjetura”. Uno y el Universo, OC, p. 21.
883
Thierry Herman, op. cit., p. 195.
884
Uno y el Universo, OC, p. 21.
885
Kundera estime à juste titre, en se référant aux romans de Sábato, que « dans le monde moderne abandonné
par la philosophie, fractionné par des centaines de spécialisations scientifiques, le roman nous reste comme le
dernier observatoire d’où l’on puisse embrasser la vie humaine comme un tout ». Milan Kundera, Le rideau,
Paris, Gallimard, 2005, p. 106.
886
EF, in OC, p. 270.

310
s’écartent du modèle rationnel dominant la modernité. Son attaque vise
l’héritage philosophique de la Renaissance et des Lumières auquel il oppose de
nouvelles formes de pensée, en revalorisant positivement l’intuition,
l’imaginaire, comme nous le verrons ultérieurement, dans le chapitre sur
l’enracinement poétique de sa pratique littéraire:
la ciencia pura no determina valores; por el contrario, su cultivo excluyente
de otras zonas de lo humano – la intuición, el sentimiento, la imaginación –
se revela a Sábato como peligroso camino de una “barbarie” que no dejará
de fustigar887.

Si la posture de philosophe n’est pas dévalorisée à travers l’œuvre de


Sábato, d’autres approches de la connaissance du monde se trouvent davantage
mises en avant, notamment l’approche poétique que nous pouvons rapprocher
sans aucun doute de la « connaissance poétique du monde » prônée par Glissant.
Au fond, Sábato n’est pas très éloigné de la vision qu’a Glissant du
roman, eu égard à la place importante de ce genre dans son œuvre. Il semble
tout de même frappant de voir à quel point ces deux écrivains multiplient les
déclarations à travers lesquelles ils se justifient en quelque sorte afin d’éviter
une réception erronée de leurs propos ou de leur posture.

2. Glissant : entre poète et philosophe.

Glissant, pour sa part, s’arroge le droit de « paraphilosopher888 ». La


réflexion philosophique demeure biaisée par la posture de poète qui est mise en
avant dans son œuvre et dans le discours critique auto- et allographe. La
réticence de Glissant à s’auto-proclamer philosophe proviendrait, en revanche,
plutôt d’une méfiance ressentie envers les systèmes philosophiques qu’il passe
en revue dans son travail critique et de la relation qu’il établit entre le

887
Graciela Maturo, in SHT, Edición crítica, p. 992.
888
IPD, p. 82. « J’y suis intéressé en poète, je ne suis en rien un scientifique. Je n’ai aucune prétention à cela.
Mais il me semble qu’un poète peut comprendre cela. Il peut comprendre ce bouleversement de la science
occidentale ». Ibid., p. 75.

311
« poétique » et le « politique » qui empêche de considérer ses concepts dans leur
seule dimension scientifique : « le concept à l’heure actuelle doit être fécondé
par l’imaginaire889 ». Très éloigné d’un « académisme stérile et d’une prêche
idéologique qu’il reprouve ouvertement 890», Glissant se revendique davantage
poète que philosophe, ce dont témoignent les titres de ses ouvrages. Il exprime
d’ailleurs sa réticence face à une approche théorique du monde à laquelle il
préfère une approche poétique : « sans doute le texte de ces quatre conférences
[…] souffre-t-il d’un excès de « théorie », là où il eût fallu aborder le Divers, et
les entrelacements du « Tout-monde », par un flux d’approches poétiques 891».
Avec son dernier essai La philosophie de la relation, il semble se
réconcilier avec sa posture de philosophe privilégié par le métatexte de la
critique. Dans La philosophie de la relation, nous observons un glissement qui
s’opère entre la poésie et la philosophie, le mot « philosophie » dans le titre est
suivi par une précision péritextuelle « poésie en étendu », ce qui met l’accent sur
la complémentarité de ces deux approches du monde chez Glissant.
L’originalité de Glissant réside dans sa grande capacité d’abstraction qui
permet à partir d’un mot, ou de son étymologie le plus souvent, d’ourdir la
relation entre les pays, les gens et les phénomènes éloignés. La force de sa
poétique et de son intuition réside dans cette apparente facilité à faire coïncider
les époques, les peuples pour en extraire des réflexions d’une étonnante justesse
et perspicacité. Alexandre Leupin, en s’appuyant sur Lacan, confirme cette
capacité de la fiction ou de la littérature plus généralement à créer « de
nouveaux noms pour de nouvelles choses », en indiquant son rôle dans la
« structuration de la réalité 892». Cette opinion peut servir en effet à rétorquer aux
détracteurs de Glissant qui considèrent son projet utopique et sans réels
fondements scientifiques, en insistant sur la force poétique qui n’est pas moins

889
IPD, p. 126.
890
Luciano C. Picanço, op. cit.
891
IPD.
892
Les entretiens de Bâton Rouge, op. cit., p. 98.

312
révélatrice. Au cours de l’entretien avec Alexandre Leupin, Glissant développe
cette idée, en proposant de concevoir la littérature comme « une mise en
relation » ou « la seule dimension de l’humain qui puisse relever, révéler, les
invariants de la Relation mondiale 893».
La posture de « non-philosophe » est en accord avec l’ethos projeté dans
le macrotexte de Glissant et de Sábato, qui est loin de converger vers un ethos
fantomatique, ou ethos objectivisé, qui efface le producteur du récit au profit
d’une posture neutre, « sans agent humain manifesté 894», distingué par Thierry
Herman. Tous les deux ne conçoivent pas de construire leur discours
essayistique, polémique et romanesque à partir d’un « effacement
énonciatif 895», la saturation des procédés autoréflexifs et la mise en scène de
l’auteur contredisent clairement la neutralité de l’ethos scientifique et
l’incompatibilité avec cette approche. Devant leur réticence manifeste à s’auto-
qualifier de « philosophes896 », Glissant et Sábato préfèrent garder une posture
neutre, afin d’éviter, semble-t-il toute sorte d’attaque, contre leur manière
philosophique de narrer. Cela peut s’expliquer, à notre avis, par leur conception
rigoureuse et scientifique du discours philosophique, qui doit « constamment
négocier les degrés d’absence et de présence du locuteur897 ».

3. Approche syncrétique de la littérature et du monde.

Glissant et Sábato établissent des couples antinomiques dont un seul


élément sera privilégié dans leur approche théorique de la littérature et du
monde. Ces couples peuvent être annoncés de manière explicite ou c’est le
premier élément qui induit implicitement le second, celui qui est dévalorisé

893
Ibid., p. 100.
894
Thierry Herman, op. cit., p. 171.
895
Ruth Amossy, op. cit., p. 195.
896
Ce qui correspondrait d’ailleurs à leur volonté de ne pas tomber dans l’abstrait ; selon Kundera, « la
philosophie développe sa pensée dans un espace abstrait, sans personnage, sans situations ». L’art du roman,
Paris, Gallimard, p. 42.
897
Ruth Amossy, Ethos et présentation de soi, op. cit., p. 194.

313
(p.ex. démesure vs. mesure ; baroque vs. classicisme). Cette binarité « manifeste
ou latente » a été relevée par Werner Hemlich chez Glissant :
dans cette pensée décidément dualiste on voit l’auteur défendre en général la
position contraire à ce qu’il considère comme l’option favorisée par la
tradition philosophique de l’Occident, à forte empreinte platonicienne, qu’il
semble rendre responsable des méfaits qu’il dénonce898.

L’approche poétique qui se trouve à la base de l’élaboration de ces


couples traduit la « métaphorisation » ou la « resémantisation899 » de certaines
notions détournées de leur définition courante chez Glissant. L’écrivain souligne
ces détournements auxquels il procède : « vous le remarquez, j’inverse la
fonction de ces termes, « politique » et « poétique », et non plus tels qu’on les
envisage communément, mais dessinant une nouvelle dialectique 900».
Le plaidoyer pour l’irrégularité, l’hybridité, la démesure, se retrouve,
quoique formulé en termes différents, chez les deux auteurs comme un
paradigme structurant leur pensée. Qu’elles relèvent de la contestation de la
pensée philosophique occidentale contre laquelle s’érige Glissant ou qu’elles
restent rattachées à un héritage occidental du romantisme chez Sábato,
l’hybridité et l’opacité reçoivent la même resémantisation positive dans leurs
écrits et dans leurs pratiques littéraires. Ce détournement va de pair avec la
posture hérétique des deux auteurs qui déclarent ainsi leur prédilection pour
l’hybride et pour la mise en relation de différents apports littéraires et
philosophiques.
Sábato ne demeure pas pour autant prisonnier de la pensée occidentale en
ce qu’il revalorise l’apport de la barbarie dans son acception positive liée à
l’hybridité, au métissage, à l’inconscient et aux apports multiples de la diversité.
C’est d’ailleurs dans le traitement narratif que ce thème reçoit une valorisation
positive explicite lorsque le narrateur d’Abaddón se positionne contre la
dichotomie fondatrice de l’identité argentine, barbarie-civilisation : « si los

898
Werner Hemlich, op. cit., p. 38.
899
Ibid.
900
Les entretiens de Bâton Rouge, p. 38.

314
bárbaros tuvieron grandes creadores fue precisamente porque estaban lejos de
esas cortes de exquisitos 901». En transposant cette perception sur le terrain
latino-américain, Sábato valorise la notion de barbarie qui va de pair avec le
contexte géographique et culturel du continent latino-américain :
la América latina tiene la importancia que siempre tuvo, en la formación de
una nueva cultura, el primitivismo, la ingenuidad, el paisaje inédito y
desmedido, el aporte de una nueva sangre y de una nueva perspectiva, hasta
el propio resentimiento de los pueblos postergados o subestimados902.

Tout comme la « barbarie », l’hybridité considérée comme un élément


903
positif est souvent évoquée par Sábato comme étant la caractéristique du
roman. Cette perception de l’hybridité est partagée par Daniel Castillo Durante,
lequel en évoquant la notion d’ « hybride » chez l’écrivain argentin, constate que
“le roman de Sábato se conçoit dans un rapport chiasmatique où théorie et
fiction fondent le roman comme hybridité épistémocritique 904 ».
De cette manière, l’hybridité, qui renvoie à des considérations d’ordre
biologique, est donc détournée de son sens péjoratif d’origine. L’accent est mis
chez les deux auteurs sur une forme qui traduirait la diversité du monde, nous
pourrions parler à ce propos d’une « hybridation réussie905 », qui est « celle de la
pureté de l’œuvre, sentie comme nouvelle, créatrice d’un genre » qui « tourne le
dos à la notion d’hybridité entendue comme monstruosité 906».
La prise en charge d’un discours scientifique et philosophique demeure un
pari risqué, voire un défi pour un romancier, mais il s’avère que certains de ces
concepts contestés par la critique n’auraient pas vu le jour aux yeux du grand
public si ça n’avait été par le biais de la fiction romanesque. Les œuvres de
Sábato et de Glissant se font ainsi carrefour de différents discours, de différents
901
AEE, p. 120.
902
« Nosotros, los bárbaros », EF, OC, p. 372.
903
Sábato explique la valeur positive du concept de l’hybride : « Siempre el hibridaje renueva las culturas. No
existen en verdad culturas puras”. Comme exemple d’une création métissée, il évoque le tango que « nace de
viejos elementos criollos, de la habanera y del tango andaluz, de la música de los negros y del ingrediente
italiano”. Medio siglo con Sábato, op. cit., p.. 48
904
Ernesto Sábato ou les abattoirs de la modernité, op. cit., p. 75.
905
Hélène Baby, « Introduction générale », in Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature
française, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 9.
906
Ibid.

315
domaines qui ne cessent de se croiser et de s’enrichir mutuellement à travers ces
rencontres parfois inopinées et inouïes. A travers cette « relation
dissymétrique tant avec les philosophes qu’avec les écrivains » instaurée par les
deux écrivains-penseurs, ils se rapprochent de la figure de l’« intellectuel
total907 conceptualisée par Bourdieu et s’autorisent « à importer dans chacun des
domaines la totalité du capital technique et symbolique acquis dans les
autres908 ». Le versant pédagogique909 peut être difficilement dénié à l’écriture
des deux auteurs eu égard au caractère relationnel et communicationnel très
prononcé de leur écriture, tant dans les essais que dans les romans. Werner
Hemlich remarque, à juste titre, chez Glissant la réactivation du genre désuet de
l’aphorisme à travers la récurrence de « courtes phrases didactiques
formellement isolées d’un contexte 910», qu’il qualifie d’ « aphorismes de
manuel ». Considérés comme des « rejetons tardifs de la ‘traditio per
aphorismos’ […] dans laquelle les résultats de la réflexion scientifique sont
présentés sous forme d’axiomes ou théorèmes isolés, comme des vérités
intuitives qui n’auraient pas besoin des preuves911 », ils entrent dans la catégorie
des refrains macrotextuels. Envisager ces aphorismes sous leur aspect
dogmatique tient peu compte de leur plus-value poétique et de l’oscillation entre

907
Dans « L’intellectuel total et l’illusion de la toute-puissance de la pensée », Bourdieu distingue la figure de
l’ « intellectuel total », dont il attribue la paternité à Sartre, qui a su réunir diverses compétences. Il est présenté
par Bourdieu en tant que « penseur écrivain, romancier métaphysicien et artiste philosophe qui engage dans les
luttes politiques du moment toutes ces autorités et ces compétences réunies en sa personne ». Et Bourdieu de
poursuivre : « Ce qui a pour effet, entre autres choses, de l’autoriser à instaurer une relation dissymétrique tant
avec les philosophes qu’avec les écrivains, présents ou passés, qu’il entend penser mieux qu’ils ne se pensent, en
faisant de l’expérience de l’intellectuel et de son statut social l’objet privilégié d’une analyse qu’il croit
parfaitement lucide ». Cette position privilégiée, car permettant de rester assez neutre, expliquerait peut-être
l’attitude de Glissant et de Sábato qui refusent de s’auto-qualifier philosophes. Pierre Bourdieu, Les règles de
l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 293.
908
Ibid.
909
Georges Desportes et Werner Hemlich s’accordent sur ce point en indiquant un certain dogmatisme,
inoffensif toutefois, chez Glissant, ce qui ne remet pas en cause, selon nous, le côté positif du caractère
didactique de ses propos. Il serait insensé en effet de négliger cet aspect s’agissant des auteurs qui se préoccupent
tant de la réception de leur œuvre .
910
Werner Hemlich, « Des pensées en archipel. A propos du statut textuel de la Poétique d’Edouard Glissant »,
in C. Imbroscio, N. Minerva, P. Oppici (sous la direction de), Des îles en archipel…Flottement autour du thème
insulaire en hommage à Carminella Biondi, Bern, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien,
Peter Lang Collection « Franco-Italica », Volume 6, 2008, p. 28.
911
Ibid., p. 50.

316
la liberté accordée au lecteur et l’autorité de l’auteur qui guide son lecteur à
travers son appareil conceptuel, qui sera analysé de près dans la partie suivante.
La propension à ce type de formulations est décelable chez Sábato, ce qui
démontre le caractère didactique indéniable de son écriture ; « la carta a un
remoto muchacho » dans Abaddón constitue à ce titre un exemple frappant de ce
caractère de son écriture, soucieuse de sa réception et d’une certaine
transmission ou partage des savoirs.
Glissant et Sábato formulent de manière très efficace leur théorie du
monde à travers l’approche syncrétique originale qui s’opère à partir d’époques
privilégiées et de leur apport à la vision du monde. Chez Glissant, cette synthèse
provient de la perception toute particulière du Moyen Âge et du baroque qui
deviennent des catégories opératoires hors limites temporelles et spatiales
précises fonctionnant plutôt comme des paradigmes de ses formulations
théoriques.
Quant à Sábato, l’influence du romantisme, du surréalisme et de
l’existentialisme demeure certes indéniable, mais ces apports reçoivent une
réception et une réélaboration toutes singulières dans son œuvre, qui outre le fait
de synthétiser ces époques, arrive à en extraire les éléments atemporels
applicables à sa vision du monde qui se nourrit de ces apports sans pour autant y
rester claustrée. Graciela Maturo perçoit dans cet effort synthétique:
una reflexión auténticamente integradora, dialéctica en el mejor de los
sentidos – no la contrastación de los opuestos sino su conjugación y
superación – descubriendo en ese ejercicio la raíz y método propio de la
expresión literaria912.

Glissant et Sábato procèdent à une relecture créative de multiples


interdiscours qui nourrissent leur réflexion philosophique. Il est intéressant de
voir que la démarche des deux auteurs, qui empruntent pourtant des chemins
différents dans leur parcours philosophique, converge vers la même
préoccupation. Il s’agit d’affirmer, à partir de la réactivation de certains

912
« La aventura filosófica de Sábato », op. cit., p; 17.

317
systèmes philosophiques, leur propre positionnement excentré, tout en
revendiquant, chacun de manière différente, la posture de rebelle, s’opposant à
la pensée rationaliste qui dénie toute forme alternative d’appréhension du
monde.
Chez Glissant, les différentes acceptions du baroque, terme qui reçoit une
large théorisation dans son œuvre, lui fournissent des éléments pour élaborer sa
théorie. Le baroque cesse de correspondre à une époque précise de l’histoire
pour glisser, comme l’observe pertinemment Werner Hemlich, vers un
« baroque atemporel […] réduit à une seule caractéristique : la pluralité des
cultures913 », devenant de ce fait un terme conventionnel qui permet d’appuyer
les théories de la créolisation et de la diversité.
Quant à Sábato, il puise les soubassements de sa réflexion philosophique
dans le romantisme, qui souvent se confond à dessein dans sa réflexion avec le
surréalisme, réunissant ces deux mouvements sous la bannière du rejet de la
pensée unique, rationnelle. Il inverse la dialectique de la barbarie et de la
civilisation en démontrant les limites de ce schéma prégnant dans l’imaginaire
argentin ; la valorisation positive du romantisme et du surréalisme sert à étayer
sa revalorisation positive de la « barbarie », conçue comme la voie d’accès à une
connaissance du monde plus profonde que celle offerte par la science pure. En
rejetant le dogmatisme scientifique, Sábato se prononce en faveur d’une
perception du monde qui intègre : « el peso de la intuición simbólica, la
captación del mundo sub specie poética, paradojal, difusa, polisémica 914 ». C’est
dans l’essai « Le règne de la science et la révolte romantique » que Sábato
expose explicitement son distanciation avec la science, laissant libre cours à son
scepticisme quant au progrès de l’humanité et dénonçant une « déshumanisation
de l’être humain 915» à laquelle conduit le règne de la science. Sábato enterine sa

913
Werner Helmich, op. cit., p. 41-42.
914
« La aventura filosófica de Sábato », op. cit., p. 17.
915
« Le règne de la science et la révolte romantique », in Ernesto Sábato, L’écrivain et la catastrophe (traduit de
l’espagnol par Claude Couffon), Paris, Seuil, 1986, p. 11.

318
vision du romantisme comme paradigme de la rébellion contre le rationalisme
dans El escritor y sus fantasmas : “el romanticismo no fue un mero movimiento
en el arte, sino una vasta y profundísima rebelión del espíritu todo y que no
podía no atacar las bases mismas de la filosofía racionalista916”. D’où sa vision
de l’art comme une révolte romantique, qui se défait de tout cadre temporel et
contextuel par rapport aux époques de l’histoire littéraire.
Comme le baroque chez Glissant, le romantisme chez Sábato fonctionne
comme un concept conventionnel qui permet d’aborder ou de justifier le rejet de
l’esprit scientifique, donnant à ce terme une acception assez large afin de
restaurer ou de mettre en valeur « su sentido más profundo : la reivindicación de
los valores vitales frente a los puros valores del intelecto 917». Il abolit de ce fait
l’idéal socratique selon lequel :« el conocimiento sólo podía alcanzarse mediante
la razón pura 918».
Dans la synthèse théorique à laquelle procèdent Glissant et Sábato, la
notion de « baroque » ou de « romantisme » perdent ses références temporelles
au profit d’une vision assez générale mettant l’accent sur certains éléments.
Ainsi Sábato extrait-il du romantisme les valeurs de la révolte, le caractère
avant-gardiste et subversif, l’opposition au royaume de la raison pure, le
radicalisme, le plaidoyer pour l’authenticité. Il tend à les confondre à dessein,
dans sa praxis littéraire, en démontrant la proximité entre les mouvements
romantique, surréaliste et existentialiste dont le dénominateur commun serait
l’esprit non bourgeois, non rationaliste et rebelle, notions que privilégie le
discours de Sábato.
De même, Glissant oppose le baroque au classicisme en recourant aux
mêmes mécanismes de stéréotypisation et de généralisation du mouvement, en
en extrayant les notions valorisées dans sa théorie : le désordre, l’hybridité, le
foisonnement. Les mécanismes de la réactivation et de la réappropriation de

916
EF, in OC, p. 341.
917
« El arte como rebelión romántica », EF, OC, p. 339.
918
EF, p. 272.

319
certaines esthétiques demeurent au fond les mêmes chez les deux auteurs, qui
proposent une sorte de synthèse dans leur théorie littéraire et leur théorie du
monde. Cette approche syncrétique, outre qu’elle témoigne de leur grande
érudition, démontre une approche originale, transversale des époques littéraires
en consolidant leur posture hérétique qui consiste à dépasser les oppositions
binaires et ne pas s’en tenir aux systèmes de pensée. Rappelons-nous le
plaidoyer contre la pensée du système dans Tout-monde : « La pensée du
système qui nous a tant régis, il faut en finir avec la pensée du système 919».
Cette pensée du système est perçue par Sábato comme un lieu de fuite,
« bastiones contra la angustia920 », pour ceux qui craignent d’affronter la réalité,
ce qui conforte sa posture soutenue le plus explicitement dans l’essai
Heterodoxia. Dans ce choix réside la profondeur de la quête entreprise par
l’écrivain argentin qui selon Ángela Dellepiane, « eligió una expresión más
compleja y densa que lo conceptual en el momento en que se decidió por la
literatura 921».

CONCLUSION

Bien que Sábato se défende systématiquement de produire des idées


abstraites, privilégiant les idées incarnées, ses concepts sont nettement moins
imprégnés par l’imaginaire de son pays ou de son continent que ceux de
Glissant. L’écrivain martiniquais élabore ses concepts en accordant une grande
place à l’imaginaire antillais et plus généralement américain, à la topographie
particulière de son île, à ses paysages distincts de ceux du continent européen
qu’il met en exergue dans ses réflexions. Entre dans l’élaboration de ses
concepts une réévaluation de certains thèmes à l’aune de son rapport particulier
à l’espace et à une temporalité qu’il tient à distinguer des topiques développés

919
TM, p. 480.
920
Heterodoxia, in OC, p. 214.
921
“El concepto de postmodernidad y la obra de Ernesto Sábato”, op. cit., p. 109.

320
par la littérature du centre. Glissant puise la richesse de ses concepts et leur
particulier agencement avec le contexte qui les conditionne, d’où la
prépondérance du paradigme végétal, qui à travers la notion de rhizome régit
son univers conceptuel, ainsi qu’une vision de l’histoire et de la temporalité
toute particulière.
La conception du roman en tant que laboratoire d’idées chez les deux
auteurs va de pair avec le refus de véhiculer à travers leur œuvre un message
apodictique. Il semble que le roman, de par sa polyphonie, permet de mieux
appréhender une expérience existentielle, et de mieux accueillir leur « théorie du
monde » qui se construit dans le texte et non pas en amont du texte. Ce qui fait
basculer leur œuvre romanesque vers les caractéristiques des « fictions
critiques » qui constituent d’après Viart :
des entreprises critiques à double raison : parce qu’elles se saisissent de
questions critiques – celles de l’homme dans le monde, de l’Histoire et de
ces discours déformants, de la mémoire et de ses parasitages incertains… -
et parce qu’elles exercent sur leur propre manière, sur leur mise en œuvre
littéraire un regard sans complaisance922.

La réflexion philosophique chez Glissant tout comme chez Sábato ne se


complaît pas dans des interrogations abstraites et, de ce fait, ne se limite pas au
territoire purement conceptuel. La préoccupation identitaire commune aux deux
auteurs surgit notamment à travers l’interrogation qui porte sur l’histoire.
Si la « hantise du passé » constitue, selon Glissant, « l’un des référents
essentiels de la production littéraire dans les Amériques923 », il paraît judicieux
de se demander comment interroger ces voix du passé pour écrire l’histoire
oblitérée. C’est justement la problématique de l’articulation de l’Histoire et des
formes de médiations temporelles qui nous occupera dans le chapitre suivant.
Retrouve-t-on des dynamiques communes dans l’appréhension de l’Histoire et
de la temporalité chez les deux auteurs ? Il s’agira d’observer si la méfiance

922
Dominique Viart, « ‘Fictions critiques’ : la littérature contemporaine et la question du politique », op. cit., p.
185.
923
DA, p. 254.

321
envers l’historiographie officielle peut engendrer des réponses fictionnelles
similaires chez des écrivains qui, tout en ayant derrière eux le passé colonial, ne
partagent pas le même contexte historique.

Chapitre II. Mise à l’épreuve de la mémoire collective à travers la récriture.


Les implications du procédé au niveau de la réflexion sur l’Histoire.

Dans un ouvrage de Seymour Menton consacré au nouveau roman


historique latino-américain, Sobre héroes y tumbas, Le Quatrième Siècle et La
case du commandeur se voient écartés du champ de cette étude924, balisée par
des considérations théoriques rigoureuses, à cause du rapport qu’entretiennent
les œuvres précitées avec le passé historique qui ne constitue pas l’unique centre
de leurs préoccupations. Une certaine « vision prophétique du passé », concept
élaboré par Glissant, transparaît dans ce traitement du passé historique qui
empiète sur le présent. Cette perception du temps justifie l’exclusion de leurs
romans du domaine du roman historique sensu stricto, auquel d’ailleurs ni
Glissant ni Sábato ne prétendent pas souscrire étant donné que le rapport à
l’Histoire est abordé chez eux à travers des procédés qui se rapprochent
davantage de ceux utilisés dans la métafiction historiographique 925 ou dans les
« fictions critiques ». La méfiance envers l’Histoire et d’une manière plus
générale envers toute forme de discours institué incite les deux écrivains à
924
En accord avec la perspective adoptée par Enrique Anderson Imbert, selon laquelle : « We call historical
novels those whose action occurs in a period previous to the authors”, Seymour Menton procède à déterminer les
critères de choix de romans historiques pour son étude: « the follow well-known novels are excluded from this
study because, in spite of their significant historical dimension, they all encompasses, at least partially, the
author’s own time frame: […] Ernesto Sabato’s Sobre héroes y tumbas, On Heroes and Tombs (1961) […] and
Martinican Edourd Glissant’s Le quatrième siècle, The Fourth Century (1964) and La case du commandeur, The
Foreman’s Cabin (1981) are also excluded because the characters of the youngest generations are
contemporaries to the authors”. Seymour Menton, Latin America’s new historical novel, University of Texas
Press, 1993, p. 16-17.
925
Dans la théorie de Linda Hutcheon, ce terme se rapporte aux œuvres qui interrogent la façon d’écrire
l’Histoire. Il désigne plus précisément : « la reconstruction imaginative du processus historique et la
métafictionnalité comme les stratégies qui mettent ouvertement l’accent sur les processus de construction, de
sélection et de classement des faits relatés par la fiction. La métafiction historiographique se veut donc une
textualisation et une problématisation de notre connaissance du passé. La mise en scène textuelle des faits
historiques déclenche un questionnement et une prise de conscience ». Métatextualité et métafiction, op. cit., p.
74.

322
rechercher une nouvelle manière de concevoir l’écriture. Leurs œuvres
remplissent ainsi le postulat qui semble être une ligne directrice des « fictions
critiques », à savoir « l’irruption insistante et concertée des diverses sciences
humaines dans l’écriture fictive ». Le fait d’ « assumer [leur] position historique
et épistémologique dans le corps même de l’œuvre » permet d’aller au-delà des
idées reçues afin de « désenfoui[t]r des vérités inconnues, oubliées ou
dissimulées926 ». Les romans qui appartiennent à ce genre examinent nos
représentations du passé et mettent ainsi en avant la primauté du discours dans la
connaissance que nous avons de ce passé, ce qui est conceptualisé par Glissant
tout au long de son macrotexte :
La littérature conçue comme le Récit, qui est le témoin de l’Histoire, est
comme le privilège insu de ceux qui « faisaient » l’Histoire, cette littérature
est stérile. Mais la passion et la poétique de la totalité-monde peuvent
indiquer le rapport neuf au Lieu et débusquer et changer, les anciens
réflexes927.

La prégnance de la réflexion sur l’Histoire chez Glissant et Sábato


engendre une productivité au niveau des procédés censés transcrire et théoriser
cette préoccupation commune. A travers la fiction romanesque, ils tentent de
faire face, chacun à sa manière, à la charge traumatique du passé de leurs pays,
qui s’avère lourde dans les deux cas. Bien qu’il ne soit pas question d’ignorer les
spécificités de leurs contextes respectifs, le rapprochement entre le passé
esclavagiste des Antilles et les dictatures successives dans l’histoire argentine
permet d’observer l’influence indéniable de ces événements traumatiques au
niveau de la conception de l’Histoire qui sera thématisée dans leur écriture.
La démarche entreprise par Glissant et Sábato dans leurs œuvres est à
rapprocher de leurs activités extralittéraires mentionnées dans la première partie.
Il s’agit notamment du projet « Mémoire des esclavages » de Glissant et de la
participation de Sábato aux travaux de CONADEP.

926
Voir à ce sujet l’article de Dominique Viart, op.cit., p. 185-204.
927
IPD, p.101.

323
La réflexion historique entreprise dans leurs romans est animée par le
refus de la « mémoire imposée », conditionnée par la méfiance envers
« l’histoire officielle, l’histoire apprise et célébrée publiquement 928», pour
reprendre la formulation de Ricœur. Il n’est point étonnant que cette réflexion
s’emploie à privilégier l’humain, le particulier, le souvenir et enfin l’imagination
créatrice à l’historiographie officielle, impersonnelle, broyant les réminiscences
individuelles et les reliques de la mémoire collective sur l’autel de la vérité
objective. En s’opposant à une conception de l’histoire déshumanisée, Glissant
et Sábato instaurent une vision du passé qui se construit par l’entremise de voix
individuelles, de témoignages, et de présences matérielles plutôt inattendues qui
donnent corps à cette notion abstraite qu’est l’Histoire. Le fait de conférer la
primauté à la mémoire personnelle, subjective des protagonistes de leurs
romans, leur permet de visualiser l’articulation entre la mémoire collective et la
mémoire personnelle. Cela correspond à la conception de l’Histoire de Sábato
lorsqu’il souscrit à la pensée de Camus: « uno no puede ponerse del lado de
quienes hacen la historia, sino al servicio de quienes la padecen929 ».
En ré-humanisant l’Histoire à travers le traitement fictionnel, Glissant et
Sábato revalorisent l’imagination créatrice, l’intuition et la connaissance du
passé par les voies alternatives. Le récit ne se contentera pas « de simplement
rapporter une expérience, ni d’en témoigner passivement 930», il s’attachera
plutôt à privilégier l’intuition poétique pour récréer l’expérience du passé. La
répétition et la récriture semblent à ce titre offrir une technique narrative apte à
prendre en charge cette difficile et parfois douloureuse reconstruction des
traumatismes historiques et de la mémoire émiettée en ce que ces procédés font
appel à la mémoire. L’écriture de l’Histoire placée sous le signe d’une recréation
poétique qui se propose de combler les lacunes de l’Histoire officielle

928
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p. 104.
929
Cité d’après Sábato, in Antes del fin, p. 63.
930
Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, coll.
« Paradoxe», 2006, p. 7.

324
transgressera de ce fait les limites traditionnelles entre la réalité et la fiction en
opérant un rapprochement avec la dimension fantastique. Afin de cerner au
mieux le rapport souterrain qui se tisse entre la récriture, la réflexion sur
l’Histoire et l’avancement de la théorie du monde chez nos deux auteurs, nous
avons choisi de poursuivre notre interrogation en nous concentrant sur les
présences fragiles ou les résurgences du passé qui adviennent dans les textes de
notre corpus à partir des voix effacées, inaudibles ou absentes de la grande
Histoire931.

1. Archive matérielle et immatérielle du passé.

Les macrotextes de Glissant et de Sábato sont, chacun à leur manière,


traversés par la problématique de l’écriture de l’Histoire. Cette réflexion est
perceptible dans leurs œuvres à travers « l’attention à la matérialité des objets
qui témoignent de l’Histoire : archives, photographies, lettres, documents932 »
qui met en évidence leur position inégale face aux sources historiques. Le souci
de Glissant provient du manque de ces preuves matérielles, tangibles, de
l’histoire de son pays où puiser les renseignements relatifs à son travail de
reconstruction du passé. Un défaut d’archives et de monuments qui signale
« une insuffisance mémorielle933 » engendre une productivité au niveau des
voies alternatives pour combler ce manque. Le travail de l’historien (historien
Mathieu Béluse) chez Glissant consistera par conséquent à guetter les signes de
931
L’emploi de la majuscule pour distinguer entre l’histoire comme catégorie narratologique et l’Histoire comme
la science qui étudie et décrit le passé permettra, comme il est d’usage dans les ouvrages critiques, d’éviter la
confusion entre ces deux acceptions du terme « histoire ». Chez Glissant, cette notion apparaît avec la majuscule
lorsqu’il évoque sa perception du passé historique, conceptualisée dans son œuvre, en opposition à la
« convention occidentale de l’Histoire, estimée comme genre », critiquée pour sa « vision systémique ». Selon
Glissant, il faudrait « se refaire un corps d’apprenti des histoires conjointes des peuples plutôt qu’à se tenir
régulé en praticien de l’Histoire ». Philosophie de la relation, p. 75-76.
932
Dominique Viart, ibid. Ce trait est à mettre en rapport avec les considérations théoriques de Krysinski : « Si le
récit est une structure fondatrice du genre romanesque, on voit comment le texte évolutif du roman moderne fait
bifurquer l’espace du récit et l’entoure d’autres espaces […] Les états du texte évolutif du roman confirment la
quête de la forme qui véhiculerait la connaissance. Cette quête relativise les espaces du narratif par les espaces
du para-narratif ». Carrefours de signes, op.cit., p.93.
933
Maha Ben Abdeladhim, « Jabès au miroir de Glissant. L’île et la demeure : une relation dangereuse ? », in
Autour d’Edouard Glissant …, op. cit., p. 137.

325
ce passé dans le paysage qui en porte les traces indélébiles et chez les hommes
qui portent en eux des bribes de l’histoire vécue. Dans le cas de Sábato, même si
ces sources ne font pas défaut, il est question de porter un regard critique et
suspicieux sur lesdites archives, qui témoignent d’une certaine « démonisation »
de l’Histoire officielle. De ce fait, Sábato accordera aussi une grande importance
aux témoignages oraux, en scrutant les voix du passé qui hantent ses
protagonistes. Afin d’interroger ce rapport particulier à l’Histoire chez nos deux
auteurs, nous articulerons notre analyse autour des point suivants : le rapport à
l’histoire référentielle, la mémoire collective dans sa relation à la transmission
(en lien avec la récriture), et enfin la création d’une archive immatérielle
comme réservoir des connaissances sur ledit passé. Poussés par une sorte de
« scrupule métalittéraire, véritable héritage du soupçon 934», les écrivains
entament un dialogue avec leur Histoire, conçu comme une interrogation à partir
d’une expérience personnelle d’un individu qui la « subit ». A travers les visions
fragmentaires des personnages, le roman peut ainsi « envisager les fractures
historiques, c’est-à-dire leur donner un visage935 ».
Nous allons observer comment la récriture permet de mettre en évidence
cette hantise de l’Histoire chez les deux écrivains et en quoi la répétition
contribue à représenter sur le plan psychique la détresse d’un sujet confronté à
un traumatisme personnel et collectif. Notre analyse portera également sur
l’appréhension de la temporalité liée à la représentation textuelle du passé.

934
Dominique Viart, « ‘Fictions critiques’ : la littérature contemporaine et la question du politique », in Formes
de l’engagement littéraire (XV-XXI siècles), sous la direction de Jean Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme
Meizoz, Lausanne, Editions Antipodes, coll. « Littérature, culture, société », 2006, p. 185-204.
935
Dominique Viart, op. cit., p. 193.

326
1.1. La barrique et les fonds marins comme archives de la mémoire
collective dans le macrotexte de Glissant.

Il est un motif qui mérite une attention particulière du point de vue de


l’écriture de l’Histoire dans le macrotexte de Glissant, il s’agit de la barrique que
reçoit le premier Longoué, le nègre marron, du béké La Roche, dans Le
Quatrième siècle :
Et encore, je vous apporte ceci ! Tout un soir je vous chassai, simplement
pour vous la remettre. N’est-il pas juste que vous en jouissiez ? […] Il lança
vers Longoué la petite barrique qu’il avait sortie du sac […] J’aimeriez que
vous la gardiez où que vous alliez. Vos petits-neveux peut-être s’en
inquiéteront […] Nos absurdes rejetons auront-ils bruit de cette histoire ?
[…] Longoué ramassa la barrique et l’écorce, il était maître des hauteurs
qu’à tout prendre l’homme blanc lui avait concédées. Non pas concédées
mais reconnues, après un loyal combat 936.

Remplie de poudre, la barrique, « objet de damnation », destinée à


l’origine « à faire sauter en l’air le nègre marron qu’on parvenait à rattraper937 »,
scelle « un pacte quasi notarial 938» entre le béké et Longoué, le nègre marron.
Le motif de la barrique qui réapparaît, à travers la récriture macrotextuelle, dans
différents romans de Glissant s’avère très polyvalent quant aux problématiques
qu’il permet d’aborder, concentrant en lui la thématique qu’il sous-tend : le
rapport à l’Histoire et à la mémoire collective, la transmission d’un héritage
matériel et immatériel et enfin la thématique de la filiation. Nous allons
poursuivre l’aventure de la barrique au fil du macrotexte pour observer par quel
biais les formulations théoriques se greffent sur ce motif.
Objet de convoitise, la barrique éveille la curiosité et incite les
personnages à s’interroger sur son contenu :
sans qu’aucun d’eux puisse crier ce qu’elle contenait, si elle contenait quoi
que ce soit, si même La Roche y avait fourré quoi que ce soit. Et ainsi la
question qui ne se posait pas, mais qui habitait l’esprit de tous, était alors
très simple, très directe : Qu’y a-t-il dans cette chose-là ? 939.
936
QS, p. 110-111.
937
Edouard Glissant : de mémoire d’arbres, op. cit., p. 32.
938
Ibid.
939
QS, p. 154.

327
Le béké Laroche négocie la barrique avec Longoué940, étant prêt à lui
concéder des privilèges (« n’importe quoi qui ne serait pas déraisonnable941 »)
en échange de cet objet, doté d’un mystérieux pouvoir, dont il énumère le
contenu. Ce contenu changeant avec chaque détenteur successif est présenté à
travers la récriture qui tantôt condense, tantôt introduit un élément nouveau :
une bête longue […] sans oublier la poudre à canon. Dans toute ma famille
nous avons toujours eu connaissance de ça. Après tout, c’est mon ancêtre
qui l’a donné à votre ascendant 942.
Poussière de l’écorce sculptée où les chasseurs faisaient nos portraits,
vertèbre de la bête longue qui marquait la malédiction, et peut-être un peu
de poudre à canon pour bourrer au cul du marron. Peut-être la chaleur d’un
four à charbon943.

Le mystère de la barrique, difficile à cerner, est partiellement élucidé dans


Tout-monde, le travail du temps est signalé à travers la dégradation progressive
de son contenu. En revanche, elle s’enrichit d’autres éléments absents du
recensement effectué dans Le Quatrième siècle:
poussière d’écorce sculptée avec le portrait du marron tout effiloché,
vertèbre de la bête-longue, et poudre à canon pour bourrer le nègre. Peut-
être la chaleur enfournée d’un four-à-charbon bien tourné. Peut-être la
couleur de ce que nous songeons, quand la nuit a mal viré944.

Cette énumération, procédé affectionné par Glissant, s’apparente à une


incantation magico-religieuse qui servirait de rempart contre le vide et l’oubli
menaçant les ressources fragiles de la mémoire collective, tout comme le refrain
« Odono, Odono », dont la fonction sera analysée ultérieurement.
La transmission orale de l’histoire de la barrique expliquerait l’apparition
de nouveaux éléments dans la description, faute d’avoir une trace écrite de ce

940
Ce dernier met en garde Laroche en introduisant de l’ambigüité dans ses propos, suggérant que Laroche ne
connaît pas tous les ingrédients de la barrique, ne partageant pas les mêmes valeurs et la même conception de
l’histoire que le vieux Longoué : « mais cette barrique-là non plus, elle n’a pas aucun compte à rendre, dit-il, et
vous ne saurez jamais ce qui a été empilé sur la bête et sur la poudre, depuis le temps que cette barrique a
bousculé dans son ventre tous les temps de ma parenté » ; « mais il faudra bien que je détaille ces débris pour
quelqu’un, pensait Longoué, la bête-longue que Laroche a déposée là, et la poudre à canon pour bourrer le bonda
du nègre, et ainsi de suite tous ces ingrédients des temps que ma parenté a enfourné dedans ». Ibid., p. 127-128.
941
Ibid., p. 127.
942
Ibid., p. 126. C’est nous qui soulignons.
943
La folie Celat, p. 157.
944
TM, p. 426.

328
passé. La répétition pallie à la transmission mémorielle aléatoire en
s’apparentant à un rituel qui permet de préserver le « contenu historique » de la
barrique en mettant à profit la fonction mnémotechnique de ce procédé. Il s’agit
de reprendre ce motif pour signaler les liens qui unissent les bribes de l’histoire
narrée à travers le macrotexte, ainsi que pour signifier la perpétuation de la
mémoire qui survit grâce à la transmission de cet héritage informel qui
s’effectue d’une génération à l’autre :
La Roche l’a déposé devant Longoué qui l’a donné à Liberté qui l’a laissé à
Liberté la fille qui l’a donné à Stéphanise qui l’a donné à papa Longoué qui
l’a donné à Marie Celat945.

Par le biais de la récriture macrotextuelle, la chaîne de filiation est complétée


dans La folie Celat :
Le vieux planteur Laroche l’avait exposée devant le premier Longoué qui
l’a donnée à Liberté son fils qui l’a donnée à Stéfanise qui l’a donnée à papa
Longoué qui l’a donnée à Mycéa par le chemin de Mathieu. Tu ne savais
pas ça. Et peut-être que j’ai oublié un ou deux chaînons […] C’est ainsi que
nous ramons pour remonter le temps de filiation. Mais ce temps-là est
éperdu, et nos enfants ne seront pas légitimés946.

Ce fragment rappelle le rôle d’intermédiaire joué dans cette transmission


par Mathieu. C’est dans Le Quatrième siècle, alors que Mathieu s’apprête à
« donner avec papa Longoué un semblant de conclusion à la chronique obscure,
et décider au moins si la ‘suite logique’ avait à la fin dominé la ‘magie’ », qu’il
s’enquiert de la dernière volonté du vieux quimboiseur qui lui lègue la barrique.
Ce dernier,
avait demandé qu’on lui remette le ballot. Et quand la vieille fut partie – elle
s’était attardée, espérant que Mathieu déférait devant elle ce paquet – il

945
Ibid., p. 425.
946
La folie Celat, p. 157. Le roman de Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, constitue une
manifestation très intéressante de l’intertextualité qui lie ce roman à l’intertexte antillais, provenant de l’œuvre
de Glissant et qui n’intervient pas par le biais d’une citation intertextuelle mais une intervention de Glissant dans
ce livre, à travers ce qui est annoncé dans le péritexte comme « entre-dire d’Edouard Glissant ». Ce dernier écrit
des courts paragraphes qui figurent en somme en épigraphe de chaque chapitre du roman de Chamoiseau. Une
continuité dans l’intertexte se construit à travers ce procédé, en signalant en même temps la filiation de
Chamoiseau. Comme exemple de cette intertextualité, citons un passage introduisant le chapitre intitulé
« Eaux » qui renoue avec le macrotexte de Glissant (provenant de L’Intention Poétique et de La folie Celat
(inédit): « La barrique éclata, Marie Celat y regarda le fond de mer. Il n’était là aucune poussière d’argiles ni de
terres noires, seulement les mornes de basalte, semés de boulets verdis, et ces traces que la mémoire rangeait à
vif ». Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.

329
fendit le gros sac de guano (sachant déjà ce qu’il renfermait) et en sortit
l’écorce de bois sculptée à l’effigie du marron, la barrique rapiécée, la
bourse de toile parmi les feuilles 947.

Marie Celat, qui apparaît dans cette chaîne comme l’ultime détentrice de
la barrique, puise sa légitimité dans le fait qu’elle en a hérité de Papa
Longoué948 :
Papa Longoué me l’a procurée, le savez-vous ? Il me l’a déclarée, pour
conserver les temps, déjouer les tourments949.

Longoué en offrant « cette charge […] lourde à porter » à Marie Celat950,


lui transmet une sorte de mode d’emploi destiné à lire dans la barrique comme
s’il s’agissait d’un livre d’histoire951 eu égard à ce condensé du passé qu’elle
semble détenir pour les initiés (références à la période de la Traite négrière, à
l’époque de la Plantation, de la progressive urbanisation de la Martinique et
enfin aux mouvement de révolte des ouvriers agricoles) :
il soupesait la barrique et […] il décomptait combien de processions de
temps avaient enfourné et concassé dedans : le temps du bateau négrier […]
le temps d’Habitation […] le temps du bourg […] les temps de fusillade
dans les champs-cannes 952.

Le texte revient sur cette donation symbolique pour souligner


l’importance du geste de papa Longoué :
La barrique en abîme, que Longoué avait écrasée peu de temps auparavant
et que, se ravisant, il avait patiemment rafistolée […] avant de l’offrir à
Mycéa comme un fardeau irrémédiable à supporter953.

947
QS, p. 274.
948
Papa Longoué, guérisseur et voyant, est garant de la mémoire collective, « comme les vieillards africains, [il]
est la mémoire historique du peuple martiniquais car il est à même de remonter en arrière jusqu’à son premier
aïeul et de faire revivre, autour de sa famille, les faits et gestes du passé colonial ». Rêver le monde, écrire le
monde, op. cit., p. 45.
949
TM, p. 425. Ce même fragment est repris à travers la récriture macrotextuelle formelle, dans La folie Celat :
« papa Longoué me l’a procurée, tu ne savais pas ça. Il l’a déposée dans mes mains, pour conserver le temps,
détourner les tourments ». La folie Celat, in Le monde incréé, p. 156.
950
« Le gouffre que vous portez sur votre corps, un vrai gouffre, par exemple cette barrique de Longoué, un
gouffre insondable, qu’il a battue débattue et qu’il a déposée sur Marie Celat comme un boulet verdi ». TM, p.
589.
951
Nous concordons avec Elena Pessini lorsqu’elle suggère une des fonctions que joue la barrique qui est celle
« du livre d’histoire ». Elena Pessini, « Errance et relation », in Rêver le monde, écrire le monde, op. cit., p. 97.
952
TM, p. 129. Cette répartition du temps en unités qui se réfèrent aux moments marquants de l’histoire de la
Martinique est théorisée par Glissant dans Le discours antillais. Nous retrouvons la même volonté de ne pas
subir l’histoire imposée de l’extérieur, dans Texaco de Patrick Chamoiseau, qui procède à son tour au classement
des époques de l’histoire martiniquaise.
953
TM, p. 143-144.

330
La conscience de la responsabilité historique toute particulière pèse
dorénavant sur Mycéa, admise au rang d’initiés. Elle semble narguer de ce fait
Mathieu : « Marie Celat prenait la barrique délabrée qui était posée à côté d’elle.
Défiant peut-être Mathieu954 ». C’est encore elle qui enseigne à Mathieu
comment se servir de la barrique pour plonger dans le passé:
Mais tu peux regarder au fond, tu tombes dans les ans et les siècles, tu
voltige dans la dérive955.

Marie Celat, « opaque par nature956 », garde en elle la mémoire du


gouffre. En tant que détentrice de la barrique qui lui confère le pouvoir, doublé
d’une intuition féminine, elle possède le don de voir « plus loin qu’aucun de
nous dans le gouffre 957» :
Elle voyait le fond d’une mer, le bleu sans mesure d’un océan où des files
de corps attachés de boulets descendaient en dansant ; et quand elle fermait
les yeux elle descendait avec les noyés dans ce bleu où pas une fente ne
s’ouvrait 958.

Le motif de la barrique rejoint ici un autre élément matriciel, à savoir


l’univers marin qui imprègne toute l’œuvre de Glissant, que ce soit sous forme
d’un rappel des circonstances historiques qui ont fait naître la société antillaise,
la Traite, ou sous forme de métaphore métatextuelle qui lui permet d’ourdir ses
concepts où l’empreinte de l’imaginaire marin reste indélébile. Il suffit de penser
à l’unité sous-marine qui donne naissance à son concept d’Antillanité ou à la
récurrence du motif de l’archipel qui structure sa réflexion poétique et
philosophique.
La répétition et la récriture visent à combler le manque, à panser en
quelque sorte les plaies de la mémoire collective atteinte par le syndrome du
vide, de la non-existence des traces du passé, synonyme de l’insignifiance,
contre laquelle s’insurge Glissant notamment avec son projet explicitement

954
Ibid.
955
Ibid.
956
CC, p. 145-147.
957
Ibid.
958
Ibid., p. 165.

331
annoncé dans le roman sur les Batoutos, Sartorius, où il fait revivre les
« invisibles » de la grande Histoire.
La barrique renvoie non seulement au passé, mais encore crée un lien
entre les différentes parties du macrotexte où il est mention de cet objet
énigmatique. Elle symbolise également une quête du passé et élucide la
perception du temps dans les romans :
Les temps roulaient en vagues dans la barrique, une ripaille de temps
concassés l’avait aussi élimée, fripée, décatie de la plupart de ses parties
composantes et ils avaient fait comme un chiffon de bois incertain, qui
enveloppait pourtant le mystère de son abîme 959.

Cet héritage symbolique qui traverse les générations peut être considéré
comme des archives permettant d’accéder au passé, dont les traces immatérielles
sont à guetter dans la profusion des temps que renferme la barrique. D’un « lieu
physique qui abrite le destin de […] la trace documentaire », qui « fait rupture
par rapport au ouï-dire du témoignage oral 960», cette notion reçoit une
signification toute particulière en regard de la vision historique que déploie
Glissant dans son macrotexte lorsqu’il la dépouille de son existence matérielle.
Nous assistons successivement à la consécration (Longoué961 porte la
barrique comme une « hostie 962») et à la désacralisation de cet objet. Mathieu,
l’homme des archives, qui semble afficher de l’indifférence envers la
barrique est opposé à Longoué qui « souleva le couvercle de la petite barrique
[…] il feuilletait des pages ; avec soin mais avec détachement pour marquer sa
réprobation, critiquer ainsi l’indifférence que le jeune homme affichait envers la
barrique et son contenu963 ».
L’objet en soi est symbolique pour celui qui sait déchiffrer sa valeur. Dès
lors, il fonctionne comme prétexte pour poursuivre la réflexion sur la mémoire
959
TM, p. 120.
960
La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 210-211.
961
Longoué s’indigne contre ceux qui n’accordent pas de la valeur à la barrique : « et même si ce colporteur
avait pu penser qu’une barrique, et aussi délabrée, en aucun cas n’aurait pu être un horloge, il n’en était pas
moins sûr, lui Longoué, que les moteurs des temps avaient grondé dedans, et qu’il fallait qu’il y en ait
quelques’uns pour entendre ce grondement ».
962
QS, p. 72.
963
Ibid., p. 73.

332
et l’écriture de l’Histoire, en dépit du manque de sources matérielles fiables sur
lesquelles s’appuyer. Ce motif renferme l’image du pouvoir qui se concrétise à
travers son utilisation :
et même si jadis ce séancier, qui était venu négocier la barrique, avait pu
croire qu’elle procurait des pouvoirs, il savait, lui Longoué, que le pouvoir
n’est tout simplement qu’un linge mouillé, dès lors que vous avez été forcé
de traverser la rivière 964.

Le vide et la profondeur convoqués successivement en parlant de la


barrique nous renseignent sur son aspect physique indéfini, qui change en
fonction de son détenteur. Le fait de se référer à un abîme, qui rappelle
nécessairement le « trou du passé » vers lequel nous entraîne le macrotexte de
Glissant, nous permet de revenir sur l’extension de cette métaphore filée
métatextuelle que nous avons décelée dans son œuvre. L’image incongrue de la
« barrique en abîme » renvoie vers le contenu métaphorique sous-jacent
qu’introduit ce motif, entraînant les personnages, et par la suite le lecteur, vers
un gouffre et signalant en creux la béance de l’Histoire. Le destin de la barrique,
objet matériel et immatériel à la fois, (« savons-nous si le charivari du temps est
enfermé dedans ? 965») qui se réfère à la mémoire, contenant des souvenirs dont
elle est la gardienne, permet dans Tout-monde de récapituler les étapes de la
recherche historique menée dans le macrotexte de Glissant :
Elle tenait toute, cette mort-là, dans l’espace de la barrique. Et ainsi vit-il,
non pas seulement le moment où le vieux Laroche, le chasseur de nègres
marrons, l’avait déposée devant l’ante-Longoué qui n’en avait pas moins été
le premier Longoué patenté […] mais encore tous ces moments où la
barrique avait passé de main autorisée en main désignée, de géniteur à
procrée, pour assurer tant que faire se pouvait la suite des temps966.

Cet objet consacre ainsi l’irruption de la dimension fantastique dans le


récit, proposant une remise en cause de la valeur référentielle des choses. Ainsi,
chez Glissant la barrique peut-elle se révéler sans fond, ouvrant vers l’inconnu,
tout comme chez Sábato l’appartement dans lequel pénètre Fernando dans Sobre

964
TM, p. 121.
965
Ibid., p. 428.
966
Ibid., p. 120.

333
héroes y tumbas peut déboucher sur les entrailles insoupçonnées de la ville de
Buenos Aires.
Il semblerait que la matérialisation de son contenu confère à la barrique le
statut d’un objet transmis à travers les générations, ce qui permet de suppléer le
manque de sources écrites sur le passé. Sa matérialité défie la logique de la traite
négrière qui s’attachait à déposséder les esclaves de tout objet qui les relierait à
leur « pays d’avant » et ferait appel à la tradition. Le narrateur paraphrase les
paroles bibliques afin de rendre compte du dénuement total qui était le lot des
déportés, les « migrants nus 967» dans la typologie de Glissant :
N’oublie pas qu’il a été dit : ‘Vous n’emporterez rien avec vous, ah ! ni les
dieux ni les usages ni les chanters, ni cet amour dont vous parlez si haut. ‘Ni
sur la mer ni dans les profondeurs ni sur les mornes brûlés 968.

Cette question en vient à modifier perceptiblement le regard sur le


patrimoine. Ce qui revient à reconsidérer les notions d’archive et de patrimoine
en tant qu’écueils de la mémoire et de l’identité collectives. Selon François
Hartog, « le patrimoine en vient à définir moins ce que l’on possède, ce que l’on
a qu’il ne circonscrit ce que l’on est 969». La conservation du patrimoine ne se
limite donc pas à une préservation des traces matérielles de ce passé révolu mais
plutôt à une réappropriation du passé par un travail de l’imagination, de la
subjectivité et de l’intime.
Le motif de la barrique, qui échappe à toute classification, constitue une
image propice pour traduire, en dépit de l’impossibilité de la transmission dans
le contexte post-esclavagiste, une volonté de sauver les reliques du passé, de
manière à tenter de renouer avec la généalogie rompue par la déportation des
esclaves et leur arrachement à l’Afrique, leur terre-mère. Malgré la difficulté
apparente de reconstruire une généalogie fiable dans le contexte antillais, le lien
967
A la différence du « migrant armé » (appelé autrement « migrant fondateur »), et du « migrant familial » (ou
« domestique »), l’expression « migrant nu » désigne chez Glissant « celui qu’on a transportés de force sur le
continent et qui constitue la base de peuplement de cette espèce de circularité fondamentale qu’est […] la
Caraïbe ». IPD, p. 14.
968
TM, p. 432.
969
François Hartog, Régime d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, coll. « La librairie du
XXIème siècle », 2003, p. 165.

334
entre les générations est préservé grâce à la présence de cet objet qui permet sur
un autre plan d’outrepasser les limites entre le passé et le présent, tout comme
entre les vivants et les morts. La filiation, quoique pervertie par les liens
familiaux distendus et par l’origine des déportés, s’avère possible à travers la
réconciliation qu’offre la barrique. Avec cet objet, nous entrons de plain-pied
dans la problématique de l’écriture de l’Histoire. Glissant annule de fait l’écart
entre le passé et le présent, en affichant explicitement une rupture avec
l’historiographie officielle. Pour cela, son œuvre relève en partie de la
métafiction historiographique en ce qu’elle interroge le passé et les méthodes de
l’écriture de l’Histoire.
Dans La case du commandeur, le rapport difficile au passé est signalé par
le biais de la répétition pathologique, obsessive qui rend compte de la difficulté
d’envisager le temps historique, linéaire selon les normes occidentales. Le
narrateur s’acharne sur ce sujet, en évoquant « le cyclone du temps 970» pour
signaler le rapport chaotique avec le passé, précipité par « le charivari », il est
embarqué par la « foule des mémoires et des oublis 971». Le refrain décrivant la
perception subjective du temps et le travail de la mémoire fragmentaire,
lacunaire revient à plusieurs reprises dans ce roman, avec de légères
modifications qui apportent à chaque fois une petite nuance significative du
point de vue de la théorie littéraire qui tente de trouver une manière de déblayer
parmi ces bribes les traces du passé :
« nous sautons de roche en roche dans ce temps » (118) ; « nous sautons sur
une autre roche »(120) ; « nous sautons la roche » (121) ; « nous sautons
nous ravageons la roche nous sommes les casseurs de roches du temps »
(122) « nous pilons en poudre la roche du temps » (123) « la poussière de
roche dans quoi nous dérivons » (124).

C’est dans Le discours antillais que Glissant désigne les romanciers


américains comme les « casseurs de pierre du temps 972», d’où ces différentes

970
Ibid., p. 117.
971
Ibid.
972
DA, p. 436.

335
tentatives décrites dans les roman où il est question de « casser la roche du
temps » qui signifie s’opposer à la linéarité. Suzanne Crosta attire notre attention
sur le recours aux « métaphores nominales973 » qui jalonnent le macrotexte de
Glissant et qui démontrent la « perception qualitative du temps 974». Ces
métaphores, en créant un réseau de références au passé traumatique des Antilles,
servent à anéantir le temps chronologique et insistent sur l’impossibilité de
concevoir la dimension temporelle de manière linéaire et d’ « assujettir [ainsi] le
temps à une logique univoque 975». La temporalité brisée, car minée par le
souvenir traumatique de la Traite qui instaure une césure entre le Pays d’avant et
le Pays de maintenant, est représentée par les images de l’abyme, du trou, du
vide qui hantent le macrotexte de Glissant. « La verticalité descendante (trou,
fond, plombée…) de la définition temporelle976 » renoue de manière explicite
avec la mémoire de la traite négrière et trame un lien souterrain avec la quête
des origines qui sera analysée ultérieurement.
Cette perception de la temporalité s’étend, selon Glissant, à tous les
« roman[s] des Amériques », où « il faut se battre contre le temps pour la
reconstitution d’un passé, même en ce qui concerne les régions d’Amérique où
la mémoire historique n’a pas été oblitérée977 ».
Dans Le Discours antillais Glissant consent à présenter schématiquement
les étapes marquantes de l’histoire martiniquaise, en se pliant à l’exercice qui
consiste à « réduire978 » la chronologie à un « squelette » de « faits » pour se
conformer de cette façon à l’historiographie officielle. Cette leurre
chronologique est aussitôt privée de sa raison d’être, car « une fois ce tableau
chronologique dressé, complété, tout reste à débrouiller de l’histoire

973
Suzanne Crosta, op. cit., p. 180.
974
Ibid.
975
Revenances de l’histoire, op. cit., p. 179.
976
Ibid.
977
DA, p. 436.
978
DA, p. 39.

336
martiniquaise. Tout reste à découvrir de l’histoire antillaise de la Martinique979 »
rectifie-t-il.
Comme l’indique une épigraphe du chapitre « L’eau du volcan », dans
Tout-monde, empruntée au « Traité du Tout-monde de Mathieu Béluse », il ne
peut pas y avoir une écriture de l’histoire linéaire dans le roman antillais dans le
contexte de la rupture qui s’est produite au niveau de la perception de l’Histoire
par les sujets qui la subissent. Le respect des normes de l’historiographie
officielle, conçue par l’Occident s’avère de facto impossible :
assez de lamentos ! Osons plus avant. Descendons le récit dans notre
présent, poussons-le dans demain ! Mais prenons garde que notre récit
s’embarrasse peut-être de ce fil qui a, pour nous, été tissé. Ne mordons pas à
cette ligne. Lés récits du monde courent en ronde, ils ne suivent pas la ligne
[…] Quant à nous, on nous apprit à raconter : une histoire. A consentir à
l’Histoire. A nous dorer de l’éclat de son style, que nous croyons le nôtre.
On nous a mis le fil. […] Nos récits sont s’il se trouve de longues
respirations sans début ni fin, où les temps s’enroulent. Les temps
diffractés980.

Faute de disposer d’archives historiques où puiser les sources de son


récit981, la barrique qui traverse inchangée les siècles de l’Histoire signale une
perception différente de cette quête du passé. Il s’installe ainsi une méfiance
envers les documents écrits en mettant à mal la fiabilité de ces sources
éventuelles sur le passé de la Martinique982 :
Ce n’est pas là une description…, dit Apocal à Godby le poète et à
Lavineret, un historien, ils s’étaient rencontrés par hasard ce matin d’août de

979
Ibid. Pour y rémédier Glissant propose d’abandonner « l’absurde catalogue de l’histoire officielle » et de
« voir ce qui s’est réellement passé dans ce pays », en présentant sa vision de « périodes » de l’histoire
martiniquaise : la Traite, le peuplement originel (1640-1685), l’univers servile (1685-1840), le système des
Plantations (1800-1930), l’apparition de l’élite, les bourgs (1865-1902), la victoire de la betterave (1902-1950),
l’assimilation (1950-1965) ». DA., p. 230. La proposition de Glissant s’inscrit donc en contre de « la croyance en
l’unicité historique et en la force (le pouvoir) de ceux qui la font ou prétend la contrôler », qui a « intoxiqué peu
à peu la mentalité générale ». Ibid., p. 274. Comme démontre Glissant, « l’irruption à elle-même de l’histoire
antillaise […] nous débarrasse de la vision linéaire et hiérarchisée d’une Histoire qui courrait son seul fil ». Ibid.,
p. 230.
980
TM, p. 71.
981
Carminella Biondi parle du Quatrième siècle comme d’un « roman historique mais d’une nature toute
particulière car il n’y a pas eu en amont, pour l’écrire, les riches archives ou les livres dont disposent nos
écrivains ». « Le Quatrième siècle » in Rêver le monde, écrire le monde, op. cit., p. 44.
982
Glissant posait cette interrogation dans Le discours antillais : « C’est le moment de se demander si l’écrivain
est (en ce travail) le receleur de l’écrit ou l’initiateur du parlé ? Si le procès d’historicisation ne vient pas mettre
en cause le statut de l’écrit ? Si la trace écrite est ‘suffisante’, aux archives de la mémoire collective 982 ». DA, p.
226.

337
l’an 2000 […] L’historien renâclait, ah oui je comprends, votre fameuse
vision prophétique du passé…, nous connaissons cette imposture […]
- Mais il y a des archives…, dit l’historien, vous ne pouvez pas grand-chose
contre ça […] Des documents incontestables, des chiffres, des rapports, des
mémoires de l’époque, il ne sert à rien de duper les gens avec des
chimères… 983.

Dans ce dialogue, où les personnages discutent sur les fondements de la


fiction et le rapport qu’entretient cette dernière avec l’Histoire, Apocal se place
du côté de Godby, le poète, qui s’oppose à la vision scientifique défendue par
l’historien. Ces trois personnages commentent un fragment du récit sur Flora
Gaillard, que le lecteur est en train de lire, en introduisant le doute à propos de la
véracité des informations y contenues. La vision scientifique suscite un vif rejet
chez Apocal qui déclare que « les documents ne ravivent pas la connaissance,
peut-être bien au contraire », ce qui le fait partager l’opinion de poète selon
lequel : « Il faut réallumer ce flambeau qui brûle dans des souterrains et le
dresser haut dans nos mémoires 984».
Cette querelle opposant deux façons de considérer l’écriture de l’histoire
« repose[nt] sur deux apories. L’une consiste à poser l’absence d’histoire dans
les sociétés issues de l’esclavage et à affirmer la nécessité du métier d’historien.
L’autre, rigoureusement inverse, consiste à affirmer la présence d’histoire et à
nier l’efficacité du métier d’historien985 ».
La question de la vérité qui départage ces deux positions : histoire versus
poésie986 semble pencher en faveur de la « connaissance poétique du passé », qui
est la seule capable de mesurer les profondeurs des oublis et de reconstruire le
passé, à la façon conceptualisée par Glissant. Mentionnée et critiquée
farouchement par l’historien, la « vision prophétique987 du passé » offre

983
Ormerod, 149-151.
984
Ibid., p. 151.
985
Romuald Fonkoua, op. cit., p. 165-166.
986
L’historien défend sa position avec ces mots:
« -Mais la bataille de Rabot ne s’est pas passé comme ça […] c’est faux !...
-Non, vrai et vrai…, dit Godby le poète ». Ormerod, p. 151.
987
François Hartog qualifie ce type de prophétie de rétrospective, lorsqu’elle annonce comme à venir ce qui a
déjà eu lieu. Voir son article « La temporalisation du temps : une longue marche » in Jacques André, Susan

338
l’avantage de remplir les lacunes de l’histoire officielle ; l’allusion à ce concept
permet de désigner métonymiquement l’auteur. Ce parcours à la recherche de
traces du passé correspond à ce que Glissant qualifie, dans Mémoire des
esclavages, de « devoir de mémoire ». Puisque la seule méthode objective
s’avère insuffisante, comme le montre l’exemple de Mathieu, il faut privilégier,
comme le fait Glissant dans son approche poétique, « les pratiques de la
répétition » pour « s’obliger à se souvenir […] des circonstances insues et des
souffrances de la période de l’esclavage, en l’honneur et par respect de ceux qui
l’ont souffert988 ». La puissance créatrice de la répétition dont parle Ricoeur
dévoile tout son potentiel en ce qu’elle peut « être tenue pour une refondation
ontologique du geste historiographique 989». Ce motif permet d’envisager la
perception de la temporalité dans l’œuvre de Glissant qui s’attèle à briser la
linéarité du récit, à l’instar de ses personnages qui conçoivent les catégories
temporelles de manière très subjective. Même le personnage doté d’un fort esprit
critique et d’une conscience métatextuelle aigüe qui lui permet de vivre les
événements et de les analyser en faisant « du théorique » n’échappe pas aux
pulsions de l’inconscient. Mathieu, « bien qu’homme des registres et des dates
[…] doit entrer dans une ‘ivresse’, un vertige », confronté à sa tâche d’historien
qui fait face à une histoire bien spécifique de son pays. Le manque de sources
écrites ou les lacunes dans l’histoire officielle du passé martiniquais ne peuvent
être comblés que si on accepte de délaisser l’esprit logique et de plonger dans
le « maelstrom » que proposent ces histoires fragmentaires des personnages.
Mathieu Béluse, dans le « Livre 2 » de son « Traité », signale explicitement la
transcendance de son expérience livresque qui lui permet d’incarner à la fois le
passé et le présent par le biais de l’imagination créatrice qui lui confère une
prescience des choses et des présences réincarnées en sa personne :

Dreyfus-Asséo et François Hartog (sous la direction de), Les récits du temps, Presses Universitaires de France,
2010, p. 9-29.
988
Mémoire des esclavages, p. 171.
989
La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 495.

339
J’avais déjà fait l’expérience du dédoublement. J’avais connu Oriamé dans
ce que nous appelons le Pays d’avant et qui n’est pas, non monsieur, la
France, mais les terres d’Afrique […] En ces temps longtemps, il n’y avait
pas le temps, sinon celui qui va du milieu de la nuit au milieu du jour […] je
dirais que Marie Celat est un avatar, peut-être sacré, ou sacrément maudit,
d’Oriamé 990.

Le dédoublement décrit le statut ambigu des premiers esclaves débarqués


aux Antilles, déchirés entre ce qu’ils ont laissé derrière et le monde nouveau qui
s’ouvrait devant eux. Cela se manifeste par les atavismes ressentis comme une
violence quasi physique décrite par Mathieu :
Bien sûr je ne concevais pas que j’étais africain, l’Afrique n’est vraiment
l’Afrique aux yeux des autres qu’au moment de la conquête, j’étais un errant
doué pour la forme de nos masques […] ni que j’allais être antillais,
acclimaté au dédoublement et à la course dans le temps991.

Grâce à une forte mobilisation de la répétition et de la récriture, il est


possible d’envisager le processus de la construction et de la préservation de la
mémoire collective dans l’œuvre de Glissant, entendant cette dernière comme un
capital symbolique à transmettre davantage qu’une transmission réelle, physique
d’un legs matériel.
Il existe un autre élément matriciel chez Glissant qui en dit long sur
l’invisibilité de l’histoire de l’esclavage et plus particulièrement sur l’absence de
monuments qui honoreraient les victimes anonymes de la Traite. Un regard
particulier sera porté sur les seules traces éphémères de ce passé dépourvu de
monuments, il se concentrera chez Glissant sur les fonds marins où gisent les
cadavres des victimes de la traite négrière. Il convient d’observer à ce propos
que dans l’univers antillais, la matrice identitaire perdue dans la nuit des temps
ne se réfère pas uniquement à la terre car elle est davantage attachée à un
élément aquatique, la mer, qui constitue un lieu de passage, un abyme
impénétrable, insondable, cachant dans ses tréfonds des êtres qui ont subi les

990
Sartorius, p. 53-57.
991
Ibid., p. 55.

340
conditions dramatiques de la transplantation de leurs terres natales vers
l’inconnu.
Loin des clichés doudouistes, l’univers marin, chez Glissant, et dans la
littérature antillaise en général, renferme toute une série de connotations
négatives992 archivées dans la mémoire collective ; négatives car liées à la traite,
à l’esclavage, à l’inconnu, à la mort, représentant le déracinement et l’exil des
milliers d’Africains arrachés à leur terre :
Nous avons désappris les trous les gouffres. Nous avons. Par exemple la
cale du bateau, soit à l’arriver soit au retourner par-dessus cet océan. Vous
pétrifiez dans l’inconnu la souffrance le vomi, ou vous assistez comment on
garrotte le monstre qui dévale bâbord tribord. Nous avons oublié ces
gouffres993.

L’univers marin comporte une charge négative de monstruosité qu’évoque


un personnage dénommé « dieu de l’invention » dans la conversation avec Thaël
sur le bateau qui les mène vers la France. Ce voyage à rebours, dans le sens
inverse à la traite, bien qu’il soit volontaire, ne peut pas se faire sans référence
aux corps des anonymes dans les profondeurs sous-marines, désignés
métaphoriquement comme « les emboulettés », dont Raphaël Targin relate
l’histoire :
tous ceux-là qui avaient été embarqués pour une destination dont ils
n’avaient pas idée mais qui n’eurent pas la chance ou le malheur de
traverser vraiment : attachés de boulets, morts ou vifs, pour racler en
éternité le fond d’océan 994.

Ces images renvoient à un autre motif matriciel995, récurrent chez


Glissant, la cale du bateau négrier qui marque le passage d’une condition libre à

992
L’imaginaire de la mer contenait déjà cette charge négative dans la poésie de Césaire qui associe
inévitablement ce motif à la mort, faisant référence à la traite négrière : « sur une mer cambrée incroyablement
plantée de poupes de naufrages vers une rive où m’attendait un peuple agreste et pénétreur de forêts avec aux
mains des rameaux de fer forgé ». Aimé Césaire, « Au-delà », in Soleil cou- coupé, Paris, Kraus Reprint, 1970. A
partir de Césaire s’effectue une coupure avec la littérature doudouiste où la nature était présentée sous son aspect
idyllique. Glissant tout comme les écrivains de la Créolité marquent une césure catégorique avec ce type de
production littéraire aux Antilles, en se défendant de tomber dans l’auto-exotisme.
993
TM, p. 589.
994
TM, p. 165.
995
« Les habitants de ce pays furent transportés d’Afrique dans ce qu’on appelait le Nouveau Monde sur des
bateaux négriers où ils mouraient en tas. On n’ose estimer à près de cinquante millions le nombre d’hommes de

341
l’assujettissement. L’image de la traversée des esclaves transportés vers
l’inconnu hante son macrotexte :
le bateau avançait, - si c’est avancer, - il grignotait, jour après jour et toutes
les épouvantables nuits, dans les vagues et l’Inconnu. Mais pour les
charroyés de la cale, l’Inconnu était toujours aussi dense et résistant 996.

Ce trou béant devient aussi un lieu de la mémoire, un réservoir des traces


de cet arrachement douloureux997 :
L’arrachement à la matrice, voilà donc où commence à suppurer l’oubli,
non, la mémoire déracinée, l’être dessouché de ses vies […] mer à traverser,
entre le réel et le souvenir998.

Ce mausolée étrange, les fonds marins, peuplés de « boulets verdis »


constitue le seul « monument » qui signale le passé douloureux des Antilles et la
nécessité de s’en souvenir.
Contrairement à la rivière ou à la forêt, plus facilement apprivoisées, la
mer ne cesse de constituer un repoussoir de la mémoire collective, enfermant
dans ses profondeurs l’immensité de la tragédie humaine. De cet héritage
dramatique, lié à l’image de la mer, provient probablement la rupture avec cet
élément naturel et une volonté de tourner en quelque sorte le dos à la mer pour
reconquérir l’univers plus stable, bien qu’il puisse s’avérer tout aussi
impitoyable, les mornes :
C’était là une occasion de monter vraiment sur les mornes, de sonder le
temps qui s’y était amassé, de regarder la mer vers ces autres îles dont nous
ne supposions même pas comment leurs habitants les peuplaient. Mais nous
avons choisi au lieu de cela, surexcité d’espace, de courir en imagination, et
par consentement de tous, au loin de cette mer et de ses couis de terre. Marie
Celat répondait à Mathieu : Nous sommes tous en rupture. Que voulait-elle
supposer ? Sans doute que nous savions et que nous ne savions pas
reconnaître ce trou qui nous séparait de tant d’obscurs réduits de la
naissance et que nous tâchions pourtant de remplir de combien de roches 999.

femmes et d’enfants qui furent ainsi arrachés à la Matrice et coulèrent au fond de l’océan ou furent échoués
comme écume au long des côtes américaines. CC, p. 19.
996
TM, p. 107.
997
Dans Traité du Tout-monde, Glissant évoque les implications de cet élément pour l’imaginaire antillais : « La
pensée de l’errance défourne l’imaginaire, nous projette loin de cette grotte en prison où nous étions tassés, qui
est la cale ou la caye de la soi-disant puissante unicité. Nous sommes plus grands, de toutes les variances du
monde ». TTM, p. 67.
998
IP.
999
CC, p. 147.

342
Il semblerait que la jeune génération souhaite dépasser cet héritage de la
peur transmis par les ancêtres1000. Odono, fils de Marie Celat et de Mathieu
Béluse, « fréquentait la mer pour les dessous ombreux 1001». La réconciliation
avec la mer (« nous étions, à la fin, d’une manière ou d’une autre, revenus à la
mer, si proche si inconnue 1002») a des conséquences tragiques car le jeune
Odono, après une de ses escapades habituelles, ne remonte pas à la surface,
comme si le passé l’attrapait par une sorte de malédiction séculière.
Il nous semble utile de nous attarder sur le nom Odono qui renvoie à
plusieurs référents dans le macrotexte de Glissant. Le fils de Marie Celat
apparaît dans cette filiation particulière, instaurée dans le macrotexte, comme
une réincarnation du premier Odono, déporté d’Afrique, à qui Glissant consacre
un chapitre entier dans Sartorius. La récriture intra- et macrotextuelle du
contenu condense l’histoire qui a déjà été contée par divers personnages :
comment soupçonner que le mot Odono (à peine un mot : un son) pût avoir
un sens, cacher quelque allusion à un rare événement ? Comment pister, sur
tant de houles d’océan, la trace de quelque chose, tas hurlant de viandes à
vif, qui se fût appelé Odono ? 1003.

L’incantation « Odono Odono » permet d’établir un lien entre différentes


parties du macrotexte. Ce reliquat du passé dont témoigne le redoublement du
nom Odono renvoie aux temps d’avant la traite, ce qui explique la perplexité des
contemporains face à ce refrain dont le sens s’est perdu au fil du temps. En tant
que condensation de la mémoire collective ou plutôt de ses bribes, la répétition,
à travers la pratique du refrain, est dotée d’un pouvoir incantatoire, elle se place
au niveau des pratiques magico-religieuses :

1000
Ce dépassement est figuré notamment par le voyage vers l’Europe qui renverse l’itinéraire de ce premier
voyage meurtrier. Le « Poète » l’entreprend dans Tout-monde, au côté de Raphael Targin à qui ce voyage à
rebours procurera la descente dans les profondeurs de la mémoire collective déracinée, revivifiée par la traversée
de l’Atlantique où il est hanté par les fantômes et les réapparitions du passé. L’hallucination de Raphaël Targin
qui s’apparente à une rêverie onirique permet de mettre en scène tous ceux qui n’ont pas pu s’exprimer durant
leur vie.
1001
Ibid., p. 185.
1002
Ibid.
1003
Ibid., p. 19.

343
« A la croisée cet homme, frappé d’un songe de vent, se souvient. Il saute
sur un pied, il casse la tête en arrière, il crie Odono ! Odono ! Les voitures
klaxonnent, les passants rient sans s’arrêter » (CC, p. 19) ; « Un mot
revenait frapper dans sa poitrine, il murmurait : Odono Odono » (p.
23) ;« Pythagore se concentra dans le balbutiement obstiné du mot (même
pas un mot, un éclair répété de sens) Odono Odono, dont nous avons tous ri
sans nous douter que le même éclair parfois nous traversait» (p. 40).

Les bribes du passé parviennent à ceux qui savent « regarder dans la


nuit 1004» à l’instar d’Augustus Celat à l’ « œil fixe et fragile, d’une coriace
patience à surprendre insaisissable1005 ». Nous pouvons relier ces références à la
vue avec l’étymologie du mot « histoire » qui, comme le rappelle Benveniste se
rapporte au témoignage oculaire, « le témoin en tant qu’il sait, mais tout d’abord
en tant qu’il a vu 1006».
Faute d’archives ou d’objets matériels transmis de génération en
génération, ce cri constitue le seul et unique lien qui sauve de l’oubli tout un pan
du passé :
De sorte que quand on criait Odono, Odono, on ne devinait pas auquel des
deux le nom s’adressait. Que le passé comme l’avenir étaient tout entiers
dans ce rond de cachot. Qu’il valait mieux contempler ainsi le passé dans un
fond de nuit, sans préciser les noms ni les moments. Puis elle lui confia ce
qu’elle avait appris : la rivalité d’amour et le combat des deux frères 1007.

L’origine de la Traite perdue dans la nuit des temps se reconstruit par


morceaux arrachés à cet oubli ou déni primordial par le biais de la récriture
intra- et macrotextuelle. Dans La case du commandeur, l’anecdote sur la
trahison fraternelle qui serait au commencement du trafic d’esclaves est contée à
plusieurs reprises :
« il y avait deux frères pour un seul jardin […] la femme du jardin a séparé
les deux frères » (58) « quand un frère a dénaturé son frère, c’est pour les
grâces de sa bien-aimée » (79) ; « ils soupirent comme un bateau est en
même temps un poisson en même temps une chambre » (79) « puis elle lui
confia ce qu’elle avait appris : la rivalité d’amour et le combat des deux
frères […] la capture […] poisson naviguant sur les hautes eaux, avec sa
chambre de comptes et les enfers d’en-dessous » (79)

1004
CC, p. 73.
1005
Ibid.
1006
Émile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, tome II, p. 173.
1007
Ibid., p. 107.

344
Le recours à la répétition et à la récriture permet de reconstruire
partiellement ce passé historique enfoui, qui se dérobe à toute tentative
scientifique, en vertu de la perception de l’histoire formulée poétiquement dans
Le Quatrième siècle :
et aucun de nous ne connaît ce qui s’est passé dans le pays là-bas au-delà
des eaux, la mer a roulé sur nous tous […] Nous appelons cela le passé.
Cette suite sans fond d’oublis avec de loin en loin l’éclair d’un rien dans
notre néant […] Et nous appelons cela le passé : ce tourbillon de mort où il
faut puiser la mémoire1008.

1.2. Décapiter l’Histoire ou la métaphorisation des références historiques


chez Sábato.

Si la récriture anecdotique et/ou formelle permet de relier les différentes


parties du macrotexte de Glissant à travers la métaphore de la barrique,
l’interrogation sur l’Histoire chez Sábato est aussi provoquée par une présence
matérielle, quoique quelque peu inhabituelle.
Dans Sobre héroes y tumbas, il est un objet qui traverse les époques en
renfermant une valeur symbolique liée au souvenir personnel, intime, en même
temps qu’il permet d’introduire habilement une relation à l’histoire argentine. Il
s’agit de la tête momifiée du commandant Bonifacio Acevedo, gardée
scrupuleusement par sa fille Escolástica en souvenir de la décapitation de son
père par la police secrète Mazorca1009, (« la pobre Escolástica, que era una
chicuela de once años, perdió la razón »), en 1865.
Cet épisode donne lieu dans Sobre héroes y tumbas à une récriture
intratextuelle. Il apparaît à trois reprises : dans le récit de Pancho, dans une
conversation entre Alejandra et Martín et dans les souvenirs de Bruno lorsqu’il

1008
QS, p. 59.
1009
Il s’agit d’une organisation parapolicière créé en 1833 en Argentine par des partisans de Juan Manuel Rosas,
dissoute après la chute du gouverneur de la province de Buenos Aires, en 1852. L’espionnage et les persécutions
politiques à l’encontre de ceux qui étaient accusés de conspirer contre Rosas étaient une activité principale de la
Mazorca, connue aussi sous le nom de Sociedad Popular Restauradora. Ses membres étaient connus pour leur
mode opératoire qui consistait à égorger les ennemis du régime.

345
se remémore sa conversation avec Georgina1010, la mère d’Alejandra. La
récriture sert de cette façon à introduire une focalisation multiple dans le récit
pour permettre à chacun des protagonistes d’expliciter son lien plus ou moins
proche avec le passé historique auquel l’épisode d’Escolástica fait référence.
L’histoire des Acevedo est à mettre en parallèle avec celle mise en abyme dans
le roman, où est contée l’épopée de général Lavalle1011 et de ses soldats (parmi
lesquels se trouve Bonifacio Acevedo) qui préservent la tête momifiée de Laval
de son ennemi politique Rosas, gouverneur de la Province de Buenos Aires.
Tout comme Longoué, dans le macrotexte de Glissant, passe des heures à
contempler la barrique qui lui permet de se replonger dans le passé, Escolástica
entretient un rapport très proche, qui peut être qualifié de pathologique, avec la
tête momifiée de son père, selon le récit qu’en fait Alejandra à Martín :
parece que la vieja la sacaba todas las noches y la colocaba sobre el
bargueño y se pasaba las horas mirándola o quizá dormía con la cabeza allí,
como un florero1012.

La tête de Bonifacio Acevedo ne possède pas la même valeur aux yeux de


sa fille qu’aux yeux de Fernando, père d’Alejandra. Il en a fait d’ailleurs un
usage blasphématoire dans ses jeux enfantins au grand effroi de Bruno qui a été
soumis à une épreuve terrible. Il devait s’introduire dans la pièce où vivait

1010
Cet épisode est narré par Georgina, mère d’Alejandra à Bruno: « - Es tía segunda de mi abuelo. La hija del
comandante Acevedo. -¿Y desde cuándo vive arriba? Georgina me miró: sabía que no lo creería. - Desde 1853. -
¿Sin bajar nunca? -Sin bajar. -¿Porqué? […] -Creo que por la cabeza […] La del padre, la cabeza del
comandante Acevedo. La echaron por la ventana. -¿Por la ventana? ¿Quiénes? -La Mazorca. Entonces corrió con
la cabeza ». SHT, p. 472.
1011
Ce récit enchâssé parcourt le roman, en faisant souvent l’écho à la situation actuelle du pays. Il est introduit
dans le chapitre où Martín écoute les souvenirs du grand-père d’Alejandra et il revient dans la dernière partie du
roman, celle qui suit « Informe sobre ciegos »: p.87 (« Ciento setenta y cinco hombres… »), pp. 91, 92, 93, 94,
95, 97, 99-100 ; 510-513 ; 517, 519, 523-525 ; 526, 527, 530-531 ; 534, 535, 536-538 ; 540-541. Le fait
d’inclure ce personnage historique dans la narration de Sobre héroes y tumbas est perçue, par María-Grazia
Spiga-Bannura, comme un procédé qui produit « un effet superlatif de réel dans les romans, y diffusant ainsi leur
considérable crédit référentiel ». D’autant plus que, comme elle le remarque à juste titre : « les entités
historiques sont d’autant plus évidentes et transparentes qu’elles appartiennent à une chronologie vérifiable et
extérieure aux narrations. La réitération des noms propres et des événements rapportés avec minutie ne fait que
mettre en relief l’authenticité de ces personnages qui se mêlèrent à des événements importants du XIXème et
XXème siècle en Argentine et en Amérique Latine ». María-Grazia Spiga-Bannura, « Les personnages
historiques dans Sobre héroes y tumbas et Abaddón el exterminador de E. Sábato », in La construction du
personnage historique. Aires hispanique et hispano-américaine, Jacqueline Covo (éd.), Presses Universitaires de
Lille, 1992, p. 121-127.
1012
Ibid., p. 54.

346
Escolástica pour chercher une caisse contenant la tête de Bonifacio. Bruno
revient sur cet evénèment traumatique en se remémorant les paroles de
Fernando, lançant un défi à son compagnon de jeux : « lo peor que puede
suceder es que tengas que bajar sin cabeza, pero espero que tengas el valor
suficiente para traerla1013”. De son côté, Alejandra, aussi intrépide que son père,
propose de montrer la tête momifiée de son ancêtre à Martín :
es una hermosa cabeza y te diré que me hace bien verla de vez en cuando,
en medio de tanta basura1014.

La charge affective peut s’avérer un indice précieux de la valeur accordée


à un objet, ce regard teinté de subjectivité concorde avec la vision fragmentaire,
chaotique de l’histoire conçue non plus comme une machine dépersonnalisée
mais comme l’affaire de tous ceux qui la subissent.
L’interprétation d’un épisode de l’histoire argentine du XIXème siècle se
lie intimement à l’histoire d’Escolástica, personnage du roman, tout comme les
personnages historiques se mêlent aux êtres fictifs. La retraite des troupes vers la
Bolivie, après la mort de Lavalle, a pour but de préserver, en tant que relique, la
tête de général pour qu’elle ne soit pas déshonorée par son ennemi Juan Manuel
Rosas1015. Ainsi les ancêtres d’Alejandra Vidal Olmos figurent parmi les soldats
de Lavalle. L’arrière-grand-père d’Alejandra, Pancho, déclare, résigné, à propos
de Bonifacio Acevedo décapité devant sa maison: « Hubiera sido mejor que lo
mataran en Quebracho Herrado […] En Quebracho Herrado – murmuraba el
viejo asintiendo 1016». Nous pouvons considérer que chez Escolástica et Pancho,
dont le comportement pathologique démontre une « tendance anachronique de
l’appareil psychique1017 », « la compulsion de répétition » a pour objectif « le

1013
SHT, p. 477.
1014
Ibid., p. 55.
1015
La non-acceptation de ce triste sort réservé à la dépouille du général constitue le moteur de l’escapade
exténuante du régiment décimé de Lavalle : “nada más que para salvar los huesos y la cabeza de Lavalle […] Le
cortarían la cabeza al cadáver y se la mandarían a Rosas y la elevarían en la punta de una lanza, para
deshonorarlo. SHT, p. 97.
1016
Ibid., p. 91.
1017
Revenances de l’histoire, op. cit., p. 75.

347
rétablissement de la situation qui précédait immédiatement l’évènement du
traumatisme 1018».
Dans le récit distingué du reste du texte par l’italique, plusieurs narrateurs
se relaient pour revenir sur le même motif. Le retour de ce refrain signale un
aspect pathologique de la répétition envisagée ici comme symptôme d’un
traumatisme qui se manifeste à travers le ressassement du passé.
La transmission de l’histoire du pays à charge de Pancho dans Sobre
héroes y tumbas apparaît amputée, mutilée ; le récit semble ne garder de cette
grande Histoire que ce qui touche directement le personnage. D’où provient
probablement le point de départ pour l’écriture de cette histoire, qui instaure un
mouvement entre « el tiempo de los héroes y el presente de la escritura, entre la
historia familiar y la historia social, entre lo privado y lo público1019 ». Cette
conception permet de rompre avec une vision impersonnelle et neutre lors de la
réécriture de l’histoire et de la rendre à ceux qui la vivent et/ou la subissent.
Le récit de Pancho comporte beaucoup d’ellipses qui mettent en évidence
le fait que la connaissance du passée argentin n’est pas partagée de manière
unanime par tous les personnages ; son récit s’appuie sur de multiples
témoignages préservés comme un legs familial. Il s’agit de « transmisión del
patrimonio de casta al resto de lo social, en camino a su institucionalización y/o
su conversión legendaria 1020». Il semblerait qu’à travers le recours à la
répétition et à la récriture, Sábato manifeste implicitement son rapport à
l’historiographie officielle et présente sa vision de la vérité historique subjective
en accordant plus de crédit à ces témoignages fragmentaires des personnages à
l’allure fantômatique qu’aux sources historiques fiables en apparence.
Intentionnellement, il ne fait pas intervenir un narrateur omniscient pour

1018
Ibid. Ce comportement est visible dans son rejet du présent : « durante los ochenta años que estuvo encerrada
nunca, por ejemplo, habló de su padre como si hubiese muerto. Hablaba en presente, quiero decir, como
estuviera en 1852 y como si tuviera doce años […]su vida y hasta su lenguaje se habían detenido en 1852 y
como si Rosas estuviera todavía en el poder”. SHT, p. 54.
1019
Zulma Palermo, op. cit., p. 823.
1020
Ibid., p. 824.

348
combler les lacunes du récit de Pancho car c’est aux personnages que l’auteur
délègue entièrement le soin de reconstituer leur passé historique, comme c’était
le cas chez Glissant. La récriture formelle est mise au service d’une transmission
de l’histoire dans son déroulement absurde qui se dévoile à travers le
bégaiement de Pancho où il est difficile de distinguer s’il s’agit de la tête de
Bonifacio ou de celle de Lavalle:
el viejo, que repetía ‘la cabeza, eso es, la cabeza’ asintiendo como un
tentempié que ha sido apartado de su posición de equilibrio […]
- ciento setenta y cinco hombres […] su mandíbula inferior asentía,
colgando, temblequeando. – Ciento setenta y cinco hombres, sí señor […].
De qué te estaba hablando?
- Del inglés Miller.
- Del inglés Miller, eso es1021.

Martín, confronté à cette parole excessive, vacillante de Pancho, pour


comprendre et reconstruire mentalement le paysage historique dans lequel il est
plongé, se voit obligé, à plusieurs reprises, de demander des renseignements et
des précisions à Alejandra1022 qui traduit et comble en quelque sorte le discours
subjectif et chaotique de son arrière grand-père :
- ¿General ? ¿Qué general ? – preguntó Martín a Alejandra. –Lavalle. No
entendía nada : ¿un teniente inglés a las ordenes de Lavalle? ¿Cuándo? –La
guerra civil, tonto1023”.
« Hubiera sido mejor que lo mataran en Quebracho Herrado – murmuró el
viejo. Martín volvió a mirar a Alejandra.
-Al coronel Acevedo, quiere decir, ¿comprendés? Si lo hubieran matado en
Quebracho Herrado no lo hubieran degollado aquí, en el momento en que
esperaba ver a su mujer y a su hija1024.

1021
Ibid., p. 96.
1022
Alejandra a déjà raconté cette histoire à Martín en l’introduisant dans les méandres de l’histoire familiale
intimement liée à l’histoire du pays. Il est nécessaire de reproduire le récit d’Alejandra quasiment dans
l’intégralité afin de mettre à jour le contraste entre son discours linéaire et ordonné et celui, chaotique et
fragmenté, de son arrière grand-père : « El comandante Bonifacio Acevedo, que estaba en Chile con otros
exiliados, no dio más de tristeza y se vino a Buenos Aires, disfrazado de arriero: se decía que Rosas iba a caer de
un momento a otro, que Urquiza entraría a sangre y fuego en Buenos Aires. Pero él no quiso esperar y se largó.
Lo denunció alguien, seguro, si no no se explica. Llegó a Buenos Aires y lo pescó la Mazorca. Lo degollaron y
pasaron frente a casa, golpearon en la ventana y cuando abrieron tiraron la cabeza a la sala. Encarnación se
murió de la impresión y Escolástica se volvió loca […] La madre se desmayó, pero ella se apoderó de la cabeza
de su padre y corrió hasta aquí. Aquí se encerró con la cabeza del padre desde aquel año hasta su muerte, en
1932 1022”. SHT, p. 52-54.
1023
Ibid., p. 87.
1024
Ibid., p. 91

349
Alejandra, relatant cet événement à Martín, déplore la fin tragique de
Bonifacio Acevedo, moins héroïque que la mort sur le champ de bataille. Le
constat amer de cette fatalité l’amène à partager l’opinion proférée par Pancho.
La perception de ce dernier semble peser sur la vision qu’a Alejandra de
l’histoire de ses ancêtres au point qu’elle ne fait que reprendre les mêmes
paroles prononcées par Pancho au sujet de son ancêtre:
La Mazorca, eso es, tiraron la cabeza ahí mismo, por la ventana de la sala
[…] Y cuando abrieron la ventana tiraron la cabeza ensangrentada del tío
Bonifacio. Mejor habría sido que lo mataran también en Quebracho
Herrado1025.

Le narrateur hétérodiégétique, présent à certains endroits du récit enchâssé


qui apparaît en parallèle à la conversation entre Pancho, Martín et Alejandra,
confirme, à travers la prolepse, la conscience du destin tragique de Bonifacio,
comme en écho aux paroles des autres. :
“Mejor habría sido que me mataran en Quebracho Herrado”, piensa el
coronel Bonifacio Acevedo mientras huye hacia el norte, pero por otra
razón, por razones que cree horribles (esa marcha desesperada, esa
desesperanza, esa miseria, esa derrota total) pero que son infinitamente
menos horribles que las que podía tener doce años después, en el momento
de sentir el cuchillo sobre la garganta, frente a su casa1026.

L’histoire racontée paraît à ce point invraisemblable que Martín tente de


récapituler en condensé ce qu’il a entendu la nuit dans la vieille demeure de
Olmos:
la noche que había pasado en aquella casa se le aparecía ahora, a la luz del
día, como un sueño : el viejo casi inmortal ; la cabeza del comandante
Acevedo metida en aquella caja de sombreros […] la historia del capitán
Elmtrees ; la historia increíble de Escolástica y de su locura 1027.

Pourvu d’une apparence inquiétante, quasi fantomatique, qui lui confère


son statut de médiateur entre le passé et le présent, Pancho effectue la liaison des
strates historiques hétérogènes, outrepassant les capacités d’une mémoire
individuelle, il est ce « thésaurus » du passé argentin qu’il ressasse sans répit
1025
SHT, p. 92. C’est nous qui soulignons.
1026
Ibid.
1027
SHT, p. 105.

350
comme pour se prémunir contre l’oubli. Il remplit le même rôle que le vieux
Longoué chez Glissant, affublé d’une identité transhistorique, il défie le souci de
référentialité dans le roman. Pancho, né en 1858, représente à lui tout seul un
pan de l’histoire argentine, ce qui tient peu compte de la logique temporelle. Le
texte insiste sur sa mémoire formidable du passé qui tient lieu pour lui de
présent :
Tiene una memoria de elefante. Y además no hace otra cosa que hablar de
aquello, todo el día, en cuanto te ponés a tiro. Es natural: es su única
realidad. Todo lo demás no existe1028.

A la version chaotique de la retraite des troupes de Lavalle faite par


Pancho répondra, à la fin du roman, la version rapportée par le narrateur
extradiégétique. La récriture formelle et anecdotique qui s’opère entre ces deux
récits en italique, sera soumise à l’épreuve des modifications qui tenteront de
mettre de l’ordre à la version de Pancho en permettant la confrontation de ces
deux versions, basée sur la récriture formelle. Daniel-Henri Pageaux désigne à
juste titre Sobre héroes y tumbas comme une “variante atypique du roman
familial” offrant à travers “les jeux des générations, de la mémoire et de la
longévité d’un « ancêtre », la possibilité de rendre contemporains les premiers
soulèvements de l’Indépendance de l’Argentine et un fait divers de 1955 1029».
Le renvoi à l’histoire actuelle par ce retour vers le siècle précédent peut
difficilement échapper au lecteur.
Il est symptomatique que dans Sobre héroes y tumbas, Sábato privilégie le
récit de la défaite du général et sa fuite vers la Bolivie au lieu de choisir un
épisode plus glorieux de sa carrière militaire, comme par exemple sa
participation aux Guerres de l’Indépendance aux côtés du général San Martín et
de Simón Bolívar. La focalisation sur la fin de général ne passe pas inaperçue
dans le contexte actuel que présente le roman :

1028
Ibid., p. 83.
1029
Daniel-Henri Pageaux, « Roman hispano-américain et l’écriture de l’histoire », in Champ littéraire, Centre
d’Etudes Supérieures de la Renaissance, Vrin, 1992, p. 123.

351
La répétition d’un processus débouchant sur un échec introduit plus
particulièrement une circularité qui s’éloigne de la logique de chronologie,
l’Histoire reprenant en écho de semblables tensions contraires1030.

Le récit ne se complaît pas pour autant dans l’apologie de l’échec car la


répétitivité de l’histoire n’est pas exempte, chez Sábato, d’une dose d’optimisme
permettant de regarder vers l’avenir. Il faut noter l’importance des parallélismes
qui régissent la structure de Sobre héroes y tumbas, les événements se répondant
d’un siècle à l’autre, signalant l’inévitable répétition de l’Histoire. Mais cette
répétition qui dévoile la prégnance de la violence dans l’Histoire argentine, loin
de condamner ses protagonistes à une récurrence des mêmes maux, peut s’avérer
aussi porteuse du renouveau1031. Ce procédé permet d’interrompre la certitude
des récits linéaires et de signaler le besoin d’opacité1032 comme la clé valable
pour appréhender la réalité donnée : “Así la repetición/innovación de la
memoria social construye la recurrencia y la diferenciación (el distanciamiento)
con la propia historia1033”.
Dans Sobre héroes y tumbas, l’acharnement des effectifs réduits de la
troupe de Lavalle, « no son ni siquiera doscientos hombres1034 », est porté au
paroxysme par le biais d’un refrain intratextuel qui confère de la dynamique au
récit et souligne leur déplacement :
« ciento setenta y cinco hombres, rotosos y desesperados […] huyendo
hacia el norte » (p.87) “ ciento setenta y cuatro camaradas (y una mujer)”
(p.92) « una columna de ciento setenta y cinco hombres miserables y
taciturnos (y una mujer) que galopan hacia el norte » (p.93) « ciento setenta
y cinco hombres vivaquean » « ciento setenta y cinco hombres galopando

1030
Spiga-Bannura, op. cit., p. 122.
1031
Comme le remarque María Rosa Lojo : “Lavalle y los Olmos exponen y concentran los conflictos y las
contradicciones de una Historia nacional que deambula constantemente entre traiciones y muertes, ciegos y
decapitados. El incesto no sería sino la otra cara del fratricidio, y para ambos crímenes el castigo es la disolución
y la putrefacción. Los íconos y los símbolos de una escritura que recoge y a la vez transforma la imagen del
héroe como “legado patrimonial” permitirían incorporar a lo real presente viejos fantasmas, y exorcizar el eterno
retorno de lo mismo (los errores de la Historia genocida) en una repetición renovadora que permite la
reconstrucción de la utopía (las torres derribadas del primer Olmos) en el viaje de Martín al Sur 1031. María Rosa
Lojo, « Introducción », SHT, Edición crítica, op. cit., p. XXXII.
1032
Cela est d’ailleurs semblable à la technique de Glissant qui revendique le droit à l’opacité pour signifier le
refus de la pensée de l’Un comme une approche réductrice de la réalité.
1033
Zulma Palermo, op. cit., p. 815-816.
1034
SHT, p. 517.

352
furiosamente » (p.531). “Ciento setenta y cinco hombres galopando
furiosamente durante siete días por un cadáver ”(p.531)

Cette anaphore subit plusieurs modifications au cours du roman, il s’avère


que le refrain n’est pas retranscrit à l’identique à chaque endroit du texte, il peut
varier légérement en fonction du personnage, qui le prononce, ou du moment
d’énonciation. La récriture synonymique de ce refrain accompagne le
déroulement du récit. Les modifications apportées traduisent les étapes de
l’aventure des soldats de Lavalle, en insistant sur l’angoisse qui augmente au fur
et a mesure de leur escapade. Cela correspond à la perception du refrain par
Anne-Claire Gignoux, qui le désigne comme « la répétition multipliée, n’ayant
pas de raison de cesser de proliférer, d’une phrase le plus souvent, ou d’un
segment de phrases 1035». La récriture perceptible entre les différents endroits où
est contée l’histoire de général Lavalle et son outil, la répétition, souligne le
caractère obsessionnel et extrême de l’entreprise des fidèles soldats du général.
Grâce à ces refrains intercalés1036 (« ciento setenta y cinco hombres »),
enchâssés, (tantôt distingués typographiquement du reste du texte par l’italique,
tantôt incorporés sans distinction dans le texte et mélangés au récit enchâssant),
le texte gagne en rythme, s’approchant par cette verve d’une oralité primaire1037.
La prégnance de ce refrain se révèle lorsqu’Alejandra déclare avoir entendu
l’histoire de Lavalle exactement cent soixante-quinze fois, comme en écho à la
composition de la troupe de Lavalle, tellement ce refrain a imprégné ses
souvenirs : « el abuelo me contó la historia ciento setenta y cinco veces1038 ».

1035
Anne-Claire Gignoux, op. cit., p. 61.
1036
Ce refrain qui parcourt le roman accomplit le rôle d’avertissement et de mise en garde adressée aux
contemporains. Le ressassement du même motif, au cours de la narration, semble être mis au service d’une forte
valeur idéologique qui s’en dégagerait à travers ce martèlement monotone des chiffres qui dénombrent les
soldats participant à la marche et aussi la distance qui le sépare du but de leur voyage.
1037
Norma Carricaburo désigne ce recours comme « retórica de la oralidad » signalant ses antécédents dans les
lettres argentines : « en las letras argentinas, la simulación de la oralidad primaria tiene su más alta expresión en
la gauchesca ». Quant à l’oralité secondaire, Carricaburo distingue « una gama de escritores que, poniendo en
peso lo literario, refleja, sin embargo, una sociedad mediatizada y el peso de la radio y la televisión en la
masificación progresiva de lo intelectual y lo estético a lo largo del siglo XX”. Comme exemple de cette
tendance, Carricaburo cite un dialogue entamé par le romanesque avec les formes orales de la culture populaire
(« tangos, boleros, radioteatros, guiones cinematograficos »). Norma Carricaburo, Del fonógrafo a la red, op.
cit., p. 24.
1038
SHT, p. 88.

353
Un autre refrain, prononcé cette fois-ci par plusieurs personnages,
accompagne leur fuite vers le nord argentin, en scellant leur objectif à la façon
d’une promesse solennelle: « Nunca Oribe tendrá la cabeza’ le ha dicho el
sargento Sosa » (p. 531) ; « Nunca la tendrá Oribe » (p. 536).
Il semblerait que les efforts prodigués par ces « cent soixante-quinze »
braves hommes essayant de sauver les restes du général soient reproduits par le
narrateur, à travers le refrain obsessionnel comme pour conjurer l’échec de leur
entreprise (« nunca Oribe tendrá la cabeza »), la fonction incantatoire de la
répétition souligne l’urgence et l’importance de leur entreprise.
La suite du récit insiste sur la valeur symbolique des « restes » du général
qu’il faut préserver, il s’agit de sa tête qui ne doit aucunement être arborée
comme trophée par ses ennemis, il en va de l’honneur du général. Il faut à tout
prix sauver cette relique inestimable, symbolique à plusieurs égards :
Dice el coronel Pedernera: ‘Oribe ha jurado mostrar la cabeza del general en
la punta de una pica, en la plaza de la victoria. Eso nunca habrá de suceder
compañeros. En siete días podemos alcanzar la frontera de Bolivia, y allá
descansarán los restos de nuestro jefe1039.

Pour ce faire, il faut procéder à la décapitation, cette fois-ci intentionnelle,


de Lavalle :
El Coronel Pedernera ordena hacer alto y hablar con sus compañeros: el
cuerpo se está deshaciendo […] Se lo descarnará y se conservarán los
huesos […] Pero sobre todo la cabeza: nunca Oribe tendrá la cabeza, nunca
podrá deshonrar al general. ¿ Quién quiere hacerlo? ¿ quién puede hacerlo?
El coronel Alejandro Danel lo hará. Entonces descienden el cuerpo del
general, que hiede […] Luego lentamente, hinca el cuchillo en la carne
podrida1040.

La récriture anecdotique intratextuelle n’exclut pas son caractère formel


qui se manifeste dans les refrains ponctuant ce récit mis en abyme. Ce fragment
subit de légères modifications lors de sa récriture vers la fin de Sobre héroes y
tumbas :

1039
Ibid., p. 527.
1040
Ibid., p. 99.

354
Pedernera ordena hacer alto y habla con sus camaradas: el cuerpo se hincha,
el olor es insoportable. Habrá que descarnarlo para conservar los huesos y la
cabeza. Nunca la tendrá Oribe. Pero ¿ quién quiere hacerlo? Y sobre todo,
¿quién podrá hacerlo? El coronel Alejandro Danel lo hará. Entonces
descienden el cuerpo, lo depositan a orillas del arroyo […] y entonces Danel
hinca el cuchillo en donde la podredumbre ya ha empezado su tarea1041.

L’épisode du général Lavalle connaîtra une transposition en vers dans le


« romance » écrit par Sábato et Eduardo Falú sous le titre Romance de la muerte
de Juan Lavalle1042, ce qui constitue un exemple de récriture macrotextuelle
transgénérique:

El sol pudre el cuerpo de Lavalle


ya van tres días de marcha
y todavía quedan treinta y cinco leguas.

La retaguardia, el implacable Oribe con sus lanzas


y el espantoso olor del General podrido.

Hasta que comprenden que es imposible seguir así.

El cuerpo se deshace.

Resuelven descarnar el cadáver.

Descarnar al General, sí.


Pero ¿quién podrá hacerlo?
¿Quién querrá hacerlo?

El Coronel Alejandro Danel lo hará.

Colocan el cuerpo a la orilla de un arroyo,


Danel se arrodilla,
saca el cuchillo de monte1043.

1041
Ibid., p. 536.
1042
Ernesto Sábato évoque l’intention poétique qui a guidée le choix d’incorporer dans Sobre héroes y tumbas,
l’épisode de général Lavalle ainsi que sa transposition postérieure dans Romance de la muerte de Juan Lavalle,
en 1964 en collaboration avec le compositeur Eduardo Falú : « Cuando decidí tomarlo para mi novela, no era, en
modo alguno el deseo de exaltar a Lavalle, ni de justificar el fusilamiento de otro gran patriota como fue Dorrego
[…] Cuando salió la novela, varios amigos me sugirieron la posibilidad de hacer una obra musical con el texto
[…] Y entonces decidí mantener la prosa épico-lírica del correspondiente fragmento de la novela, introduciendo
las coplas del tipo aún viviente en el folklore”. Ernesto Sábato (texte), Eduardo Falú (musique), Romance de la
muerte de Juan Lavalle, Prologue.
1043
« El sueño de Celedonio Olmos” (zamba), Romance de la muerte de Juan Lavalle, op. cit.,

355
Sábato tente de renouer avec la tradition littéraire et musicale argentine.
En se tournant vers l’oralité comme ressource de son écriture, il arrive non
seulement à incorporer de ce passé lointain, qu’il évoque, l’histoire référentielle,
basée sur des personnages historiques, mais encore à faire revivre dans le roman
le « romancero ». L’écrivain nous a habitués d’ailleurs à ces incursions
poétiques dans le roman à travers l’incorporation de poèmes (sous forme de
citations intertextuelles ou en ayant recours à ses propres poèmes) et de
fragments de chansons, qui dévoilent non seulement le poète caché mais encore
l’amateur et un grand connaisseur de tango, ce qui complète l’identité littéraire
de Sábato.
La récriture macrotextuelle qui dépasse les limitations génériques
témoigne de la malléabilité du matériau fictionnel qui sera repris par Sábato
également dans les paroles du tango intitulé Alejandra, avec la musique
d’Aníbal Troilo de 1966. Cette capacité de générer à partir de l’intrigue
romanesque de Sobre héroes y tumbas de nouvelles espaces créatifs, est
signalée par Enrique Foffani et Miriam Chiani1044. Les auteurs de « La recepción
de Sobre héroes y tumbas en el campo intelectual y literario argentino de los
años sesenta » s’accordent sur le fait qu’une pareille reconfiguration1045 du
contenu romanesque représente
una operación […] que atañe no sólo a la obra y su eficacia plástica para el
trasvasamiento artístico, sino también a la categoría autor, puesto que el
mismo Sábato escribe la letra de un tango y presta su propia voz en la
cantata1046.

La reprise en musique des fragments contenus dans le roman constitue


une preuve de l’oralité et de la musicalité du récit de Lavalle obtenue par le biais
1044
Enrique Foffani et Miriam Chiani, « La recepción de Sobre héroes y tumbas en el campo intelectual y
literario argentino de los años sesenta”, in Sobre héroes y tumbas. Edición crítica, op. cit., p. 615-619.
1045
Selon les chercheurs il s’agit plus précisément de « reficcionalización de la trama novelística […] [que]
establece un nexo entre los tiempos de la novela y el presente de la enunciación […] la letra del tango
« Alejandra » es un caso de intratexto que apela a la protagonista femenina en una evocación posterior al trágico
final narrado en la novela, vuelta ahora ‘la muerta princesa’. La canción popular la inscribe en la nostalgia de la
pérdida y su re-elaboración suscita una presencia que lo elegiaco intenta recobrar desde la ausencia a partir de un
tópico clásico de la poesía como es el ubi sunt común, por cierto, en las letras del tango”. Ibid., p. 616-617. Les
paroles de ce tango sont transcrites dans cet article.
1046
Ibid., p. 615.

356
de l’unité qui lie la prose à la poésie et à la musique : le refrain. La musicalité et
l’effet de l’oralité s’obtiennent à travers la répétition qui crée des analogies entre
différentes parties du roman et remplit le rôle d’aide-mémoire pour garder cette
histoire présente dans l’esprit du lecteur tout au long du texte afin de rendre
tangible la relation entre le passé et le présent. Cela correspond en effet à la
conception de Genette qui désigne la répétition comme « l’autre du même 1047»,
chaque répétition produisant forcément du nouveau. En ce sens, Deleuze nous
éclaire sur l’impact de ce procédé sur la réception : « La répétition ne change
rien dans l’objet qui se répète, mais elle change quelque chose dans l’esprit de
qui la contemple 1048».
S’inscrivant dans la poétique de la répétition, le texte permet de figer
certains contenus pour laisser le lecteur réfléchir et rebondir avec davantage de
vigueur, eu égard à l’impact de ce procédé sur la réception, en vertu de la
fonction assignée à la répétition qui consiste à imposer « un examen attentif de
l’unité répétée, nous contraignant à y voir et comprendre plus que ce que nous y
avons vu la première fois 1049».
La proximité qui se lit entre héros et tombes signifie le cours inévitable de
l’Histoire qui ne peut pas se passer des victimes, mais reflète aussi le décalage
que tente de suggérer Sábato entre l’héroïsme du passé et la perte des valeurs
dans la société contemporaine, « les protagonistes fictifs participent à cette
construction circulaire en tentant de se définir à travers les miroirs que leur
tendent les entités historiques 1050». Le récit confond les personnages fictifs et
les personnages historiques qui contribuent à asseoir l’œuvre dans un contexte
référentiel bien précis en dépit de la temporalité instaurée dans le roman. Pour
confirmer la conception particulière des rapports temporels qui entrent en jeu
lors de l’écriture de l’Histoire, Sábato n’hésite pas à attribuer une valeur

1047
Gérard Genette, « L’autre du même », Figures IV, Paris, Seuil, coll. « Poétique », p. 101.
1048
Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 96.
1049
« Récit, répétition, variation », op. cit., p.3.
1050
Spiga-Bannura, op. cit., p. 123.

357
historique à une voix d’outre-tombe1051; la voix des morts serait susceptible de
refléter une sagesse et une perspicacité inégalables. Lavalle s’adresse à son
fidèle soldat en lui réservant un honneur tout particulier, c’est à lui de garder les
restes du général, en guise de remerciement pour sa loyauté :
El corazón ya ha sido puesto en un tachito con aguardiente […] tú, el
callado sargento Aparicio Sosa, el negro Sosa, el picado de viruelas Sosa, el
que me salvó en Cancha Rayada, el que nada tiene fuera del amor a este
pobre general derrotado, fuera de esta bárbara y desgraciada patria: querría
que pensaran en ti1052.

Comme pour se conformer aux recommandations proclamées d’outre-


tombe par le général Lavalle, le cœur du général est confié à son fidèle soldat
noir Sosa qui représente tous ces anonymes qui se sont battus pour la patrie,
demeurés sans sépulture livresque1053 »:
los fugitivos han colocado ahora el bulto con los huesos en la petaca de
cuero del general […] pero vacilan con el tachito, hasta que Danel lo entrega
a Aparicio Sosa, el más desamparado por la muerte de su jefe […] Sí,
compañeros, al sargento Sosa. Porque es como decir a esta tierra, esta tierra
bárbara, regada con la sangre de tantos argentinos […] Sí, sargento Sosa:
sos esta tierra, esta quebrada milenaria, esta soledad americana, esta
desesperación anónima que nos atormenta en medio de este caos, en esta
lucha entre hermanos1054.

Peut-on voir dans ces paroles une volonté de réparation historique, une
tentative de réconcilier le pays avec son histoire et avec son identité multiple ?

1051
Il faut préciser que cette « indiscernabilité » du mort et du vif « au profit des vivants » remplit un postulat
proposé par Jean-François Hamel lorsqu’il évoque le travail du deuil come une expérience positive, donnant
l’accès à une réconciliation avec le passé. Jean-François Hamel, op. cit., p. 19.
1052
Ibid., p. 531-538. Ce motif est repris dans Romance del general Lavalle où il subit de legères modifications
au cours de sa récriture. Il s’agit d’une récriture macrotextuelle transgénérique pratiquée par Sábato : Ponen el
corazón en un tachito con aguardiente y por un momento no se sabe a quién entregarlo. El alma de Lavalle
contempla al más desamparado de sus fieles, a alguien que permanece solo y un poco apartado, y piensa:
“Aparicio Sosa, que nunca necesitaste entender nada, limitándote a serme fiel, a creer sin razones en lo que
hiciera. Vos, que me cuidaste desde que yo era un cadete mocoso y arrogante. Vos, callado Sargento Sosa, el
negro Sosa, el picado de viruela Sosa, el que me salvó en cancha rayada poniendo su pecho, el que nada,
absolutamente nada posee fuera de su amor a este pobre General derrotado y a esta patria bárbara y desdichada.
Querría que pensasen en vos, Aparicio Sosa”. Alejandro Danel entrega el corazón al Sargento, y el alma de
Lavalle se dice: “Sí, compañeros, porque es como darlo a esta tierra, regada con la sangre de tantos hombres
como él, la tierra de esta quebrada por la que hace tanto tiempo, tanto tiempo, muchos hombres como Aparicio
Sosa, humildes y pobres, sin pedir nada, sin recibir nada, ofrecieron su vida únicamente por la libertad de esta
tierra”. Ernesto Sábato, Eduardo Falú, Romance del general Lavalle, op. cit.
1053
Jean-François Hamel, op. cit., p. 226.
1054
SHT.

358
A partir des indications de Lavalle se pointe la question des peuples
invisibles de l’identité argentine. Le recours à la prosopopée correspond aux
postulats de Jean-François Hamel qui convoque, dans son ouvrage Revenances
de l’histoire, la nécessité d’inventer un dispositif discursif qui en faisant parler
les morts, pourrait aboutir à l’instauration d’un régime narratif défiant le temps
linéaire. Les fantômes et les revenants qui hantent le macrotexte de Sábato
permettent d’appréhender différemment le rapport entre le passé et le présent.
Nous avons décelé chez Glissant et Sábato une autre fonction de la
répétition qui entretient un rapport avec le stéréotype. Dans Sartorius. Le roman
de Batoutos, Glissant incorpore un chapitre intitulé « Buenos 1055» qui contient
des réflexions concernant l’identité argentine, interrogeant des lieux communs
tels que « multiculturalisme » de ce pays europhile et l’absence d’un substrat
indien et noir dans la formation identitaire. Le récit qui utilise comme technique
la répétition et l’usage des stéréotypes devient aux yeux du lecteur avisé, une
anecdote, une parabole sur le thème qui sert de fil aux différents chapitres de ce
roman-essai, paru en 1999, à savoir « les peuples invisibles1056 ». Il s’agit plus
particulièrement dans le chapitre mentionné de la communauté noire dont la
trace se perd au XXème siècle à Buenos Aires1057 et dont la conscience collective
ne garde aucun souvenir comme appartenant à l’histoire du pays et en faisant
partie intégrante.

1055
Sartorius, p. 326-333.
1056
Sábato s’insurge contre ce stéréotype dont s’enorgueillent ses compatriotes, comparant Argentine avec
d’autres pays du continent: “a ese hecho real, producido por la gran riqueza del país, por su nivel de instrucción,
por su nivel sanitario, por su cultura (hechos todos positivos), se agregaba – y creo que se sigue agregando – algo
de lo que no podemos o no debemos enorgullecernos, y mucho menos jactarnos : hay en nosotros un racismo que
a veces es oculto, pero que suele llegar a ser descaradamente abierto. “Aquí no hay indios ni negros”, decimos a
menudo, dando por entretenido que ser negro o indio es una inferioridad. ¿Cómo en un continente casi dominado
por esas dos razas, y con los habituales sentimientos de inferioridad que nuestra cultura occidental produce,
pueden mirarnos con simpatía?”. Ernesto Sábato, “Defectos y virtudes de los Argentinos”, Entretien paru dans
Atlantida, 1970, in Medio siglo con Sábato, op. cit., p. 155.
1057
Le narrateur de ce chapitre fait appel à une informatrice, Marina, qui mène la recherche sur la communauté
noire en Argentine. Ce subterfuge lui permet de se dégager de toute responsabilité pour ses propos et
d’introduire de la distance face aux hypothèses qu’il annonce. Marina devient à son tour informatrice de
l’auteur : « Marina, m’envoie un mot dans lequel elle me signale que […] il avait été recensé au dix-huitième
siècle un quart de la population de la ville d’origine africaine […] Marina dit que ces Noirs servaient dans les
maisons privées, qu’ils formaient une grande partie des artisans […] Que par exemple le président Rosas
s’entourait volontiers de Noirs, qui constituaient sa police secrète ». Sartorius, p.333.

359
Nous avançons l’hypothèse que l’histoire contenue dans ce court chapitre
se veut volontairement et explicitement banale, stéréotypée, en intégrant le plus
de lieux communs possibles dans l’espace de huit pages qui constituent une
variation sur Buenos Aires. Tout comme Daniel Castillo Durante analyse la
question identitaire à travers le poids des stéréotypes pesant sur l’imaginaire
argentin, Glissant opte en définitive pour une approche du réel par la littérature.
En situant son propos du côté de l’imaginaire et de la fiction, il semble
intentionnellement ne pas aller trop loin dans son exploration mais préfère
s’arrêter là où le lieu commun le lui impose. Ce court chapitre correspond à la
réalité à laquelle se heurtent les chercheurs qui interrogent l’identité argentine.
La tâche des chercheurs consiste en effet à traquer les traces laissées par les
Afro-descendants dans la culture argentine, qu’elles soient matérielles ou non, là
où souvent on s’attend le moins à les trouver. Il s’agit de recréer le passé qui
n’est plus, effacé et volontairement condamné à l’oubli, pour pallier à la
transparence et à l’invisibilité de cette population. Le fonctionnement du
stéréotype1058 (le refrain « il n’y a plus de Noirs en Argentine » a les allures d’un
lieu commun dont on ne vérifie pas le bien-fondé) se perçoit à travers un critère
quantitatif : il s’agit d’une expression ressassée qui reproduit un schéma
préexistant. Jean-Louis Dufays, dans Stéréotype et lecture1059, souligne le rôle
des lieux communs et des stéréotypes dans le processus de la lecture. Dans cette
perspective, stéréotype et répétition permettent conjointement de rétablir la
vérité derrière les apparences trompeuses. C’est d’ailleurs la conception que
partage Glissant, dans Introduction à une Poétique de la Diversité.
La problématique de la disparition de la communauté noire abordée par
Glissant rejoint la réflexion poursuivie par Sábato, dans Sobre héroes y tumbas,
au sujet de cette soudaine absence :

1058
Voir à ce sujet Ruth Amossy, Anne Herschberg Pierrot, Stéréotype et cliché : langue, discours, société,
Paris, Armand Colin.
1059
Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994.

360
Los negros lo querían a Hornos, mucho lo querían. Y tatita terminó por
recibirlo a Hornos […] Yo ya no salgo, pero hace unos años, cuando todavía
sabía darme una vueltita por ahí, sobre todo para la fiesta de Santa Lucía,
bajaban algunos negros que andaban de ordenanza en el congreso o en
alguna otra repartición nacional. Algunos, viejos, como el pardo Elizalde, a
gatas si podía caminar, el pobre, pero ahí se aparecía para la fiesta de la
patrona. ¡Qué se habrá hecho de tanto negro que hubo por esta barriada
cuando yo era chicuelo! Tomasito, Lucía, Benito, el tío Joaquín1060.

Cette problématique n’est pas étrangère à Sábato dont l’écriture interroge


le stéréotype comme un moyen de connaître le monde. Le destin de la
population afro-argentine est abordé dans Sobre héroes y tumbas, même si sa
place demeure relativement restreinte et cantonnée à la période des guerres
d’indépendance. Il s’agit d’une anecdote sur le Noir Benito qui en défendant
Buenos Aires de l’invasion anglaise a attaqué l’ancêtre irlandais d’Alejandra,
Patrick Elmtrees1061.
Parmi les personnages du récit enchâssé se référant à la fuite de la légion
de Lavalle, figure un personnage historique Sosa, soldat noir de l’armée
argentine, mentionné précédemment. Sábato confirme vouloir rendre hommage
à tous les soldats noirs anonymes qui se sont battus pour la patrie à travers ce
personnage qui synthétise en quelque sorte l’histoire oubliée de la présence
noire en Argentine :
El argentino de aquí olvidaba, al parecer, que esos « cabecitas negras » eran
los mismos que habían formado los contingentes de los ejércitos
libertadores y que lucharon con coraje y murieron con dignidad por una
patria que ni siquiera se sabía qué era y hasta donde se extendía 1062.

Le chapitre de Abaddón qui commence par la phrase évocatrice “se


despreciaba por estar en esa quinta1063” conforte la position de Sábato de Sobre
héroes y tumbas. Il démontre le désaccord entre le personnage-Sabato et ceux
qui pratiquent toute forme de racisme (“Qué tenía que hacer cerca de

1060
SHT, p. 93-94.
1061
Ibid., p. 88-89.
1062
Medio siglo con Sábato, op. cit., p. 156.
1063
AEE, p. 348.

361
ellos? 1064»), il s’insurge contre ces positions racistes tacitement partagées par
ses compatriotes:
Todavía lo estaba viendo al Coco, no hacía demasiado tiempo, hablando de
los “negritos” y poniendo aquel gesto irónico de menosprecio cuando él les
decía que esos negritos habían dejado sus huesos a lo largo y a lo ancho de
la América Latina, luchando en aquellos pequeños ejércitos de liberación,
que iban a miles de leguas a combatir, en territorios desolados, por objetivos
tan ideales como la libertad y la dignidad1065.

Il est intéressant à ce titre de nous attarder sur l’expression « cabecita


negra »1066 qui dans le contexte argentin ne se réfère pas uniquement,
contrairement à l’adjectif, à la couleur de la peau, mais à désigner l’immigration
intérieure, provenant des territoires éloignés de la capitale fédérale, et celle des
pays voisins de l’Argentine et enfin pour désigner de façon indistincte la masse
ouvrière associée à la politique menée par Perón qui visait à privilégier les
travailleurs de l’intérieur du pays, qu’ils soient d’origine indienne ou non. Cet
épithète tend à les rendre invisibles, à dépersonnaliser cette population, ce qui se
rapproche au fond du traitement identitaire qui comporte des lacunes,
précédemment évoquées. Cette invisibilité est à rapprocher de la problématique
développée par Glissant dans le chapitre « Buenos » qui insiste sur l’invisibilité
de cette population, tout comme les Batoutos qui semblent invisibles partout
dans le monde et refont surface grâce au pouvoir de la fable qui les sort de
l’oubli et de l’invisibilité.

1.3. Archive immatérielle du passé.

1064
Ibid.
1065
Ibid.
1066
Dina Picotti dans ses travaux consacrés à la présence noire en Argentine revient sur cette expression qui
couronne la stratégie de l’altérité négative, conçue pour fonder une identité argentine sur le modèle eurocentriste,
en éradiquant la diversité identitaire de ce pays. Elle souligne le statut de « disparus » attribué à la population
d’origine africaine, statut qui nie la réalité historique : « mientras en otros países al menos lucha reconocido
como negro o mulato, en nuestro país por una parte se lo ignora, como si no existiera, pero por otra igualmente
se lo margina, como entre otros lo manifiesta el calificativo peyorativo genérico de « negro », « cabecita negra »
que incluye al mestizo de piel más oscura. Una vez mas la sabiduría del lenguaje registra lo que a nivel conciente
no se quiere admitir, su existencia y su peso, dado que motiva un descalificante. Un adecuado reconocimiento de
nuestro sujeto histórico deberá saber hacerse cargo y valorar este componente afro”. Dina V. Picotti C., La
presencia africana en nuestra identidad, Buenos Aires, Ediciones del Sol, “Serie antropológica”, 1998, p.79.

362
L’empreinte de l’Histoire sur les protagonistes des romans de Glissant et
de Sábato se lit également dans le rapport au corps. Le corps archive ainsi les
blessures et les oublis de la mémoire personnelle et collective dont il portera les
stigmates.
Le chapitre de Tout-monde, « Pied de térébinthe » qui relate les quatre
morts de papa Longoué est consacré en particulier à la question de la mémoire,
ayant pour fil son dépositaire, le vieux Longoué, qui dispose d’une archive
historique conservée dans le contenu de la barrique et dans la mémoire olfactive
qui lui sert de pont reliant le passé lointain au présent. Papa Longoué se
remémore, par-delà des siècles qui le séparent du voyage effectué par le premier
bateau négrier, l’odeur « de vomi, de sang et de mort 1067». Sa mémoire garde le
souvenir de l’odeur (« je peux voir l’odeur, oui je la vois, ho, Longoué peut tout
voir, à cette heure de son achèvement 1068») :
Je la sens, cette odeur. Stéfanise, ma mère me l’a enseignée, elle la tenait de
son homme Apostrophe qui la tenait de Melchior qui la tenait de Longoué
lui-même le premier monté sur le pont du négrier […] et cette odeur, il sut
la faire sentir à ses fils, de génération en génération, jusqu’à papa
Longoué 1069.

Davantage que la barrique, cet héritage particulier de Longoué rompt avec


la logique traditionnelle du legs. Hormis la synesthésie baudelairienne, l’odorat
se voit doté d’une fonction d’anamnésie en ce qu’il permet de retrouver le fil de
la mémoire collective en remontant jusqu’au début de la traite : « La
connaissance était peut-être enfouie dans cette odeur » se demande papa
Longoué. Ce travail de mémoire met en scène les « obscures survivances » du
passé qui se manifestent de diverses manières au point de « ventriloquer les
vivants 1070». « L’odeur intense de la pourriture 1071» revient dans ce chapitre
pour désigner l’atrocité du trafic des esclaves transportés sur les bateaux dans

1067
QS, p. 23.
1068
TM, p. 141.
1069
Ibid., p. 23.
1070
Revenances de l’histoire, op. cit., p. 16.
1071
TM, p. 105.

363
des conditions lamentables : « la cale avait mélangé toutes les odeurs que sa
mémoire amassait 1072». A travers la mémoire olfactive est condensé, par le
procédé de récriture, le récit de la traite négrière ou plutôt quelques traces qui
ont resisté au temps et se sont transmises oralement: « le relent de ceux qui
étaient morts, de ceux qui allaient pour mourir bientôt 1073», « la cale renfermait
tout ce qui allait pour pourrir, pulluler, se remplir de sa propre ventrée1074 ».

En accord avec son concept de « digénèse1075 », Glissant opère une césure


nette entre l’histoire d’avant la traite (référence au continent africain) et l’arrivée
des esclaves aux Antilles. En rupture avec les postulats césairiens de « retour en
Afrique », nous ne retrouvons pas dans l’œuvre de Glissant des traces de
mythification de ce continent qui, à partir de la transplantation forcée des
Africains vers le Nouveau Monde, cesse de constituer une partie primordiale de
l’identité de l’être transplanté : « la véritable genèse des peuples de la Caraïbe,
c’est le ventre du bateau négrier et c’est l’antre de la Plantation1076 ».
La logique de putréfaction règne aussi dans le récit mis en abyme dans
Sobre héroes y tumbas qui insiste sur l’odeur purulente du corps de Lavalle :
« el olor, el espantoso olor del general podrido1077 ». La conscience de la
proximité de la mort provient de ce rapport très cru, quasiment clinique,
qu’entretiennent les personnages avec leurs corps, ce qui permet à Lavalle de
constater les signes de sa propre décomposition par une déclaration qui rompt la
césure entre la vie et la mort: « mi cuerpo se está pudriendo 1078».
Les épreuves infligées aux personnages, au nom d’une certaine
conception de l’Histoire, révèlent une analogie avec les scènes de torture dans

1072
Ibid.
1073
Ibid., p. 106.
1074
TM, p. 107.
1075
Le concept de « digenèse » renvoie à une « genèse des sociétés créoles des Amériques qui se fond à une
autre obscurité, celle du ventre du bateau négrier », ce qui sous-entend une genèse qui ne se base pas sur un
mythe fondateur. TTM, p. 36.
1076
Ibid. .
1077
SHT, p. 93.
1078
Ibid., p. 95.

364
Abaddón, qui renvoient au contexte de la dictature, où les seules traces tangibles
qui témoignent de l’horreur sont l’odeur, le vomi, autant de signes du corps
martyrisé du jeune Marcelo (« los restos de su cuerpo1079 ») accusé injustement
de faire partie d’un groupuscule de guerrilleros et soumis à la torture pour
dévoiler les noms de ses « compagnons »:
el cuerpo de Marcelo Carranza, desnudo, irreconocible, estaba en el suelo de
un corredor apenas alumbrado. El llamado Gordo preguntó si todavía estaba
vivo. Uno, el Correntino, se acerco pero le daba asco tocarlo, porque estaba
lleno escupidas, sangre y restos de vómitos […] Bueno, métanlo en la bolsa
[…] llegaron hasta la quema de la basura […] llevaron el bulto hasta la
orilla, le ataron grandes trozos de plomo y luego […] lo arrojaron al
agua1080.

De même qu’il est, en tant que relique du passé, porté à la sacralisation


dans l’exemple d’Escolástica et des soldats de Lavalle, le corps peut être aussitôt
dégradé de cette fonction, avili, désacralisé. L’être humain est réduit à ses
fonctions vitales les plus élémentaires, il est chosifié comme en témoignent les
scènes de la torture dans Abaddón el exterminador.
Chez Glissant, l’acte de déshumanisation lié à la traite est porté au
paroxysme par le biais de l’expression « boulets verdis » qui renvoie à l’image
des corps anonymes des esclaves dans les profondeurs de l’océan1081. La
répétition de cette expression qui prend différentes formes au cours du
macrotexte signale métaphoriquement les archives de la traite dont les seules
traces tangibles seraient ces « boulets verdis » qui tracent l’itinéraire de la traite
négrière sous forme de balises de ce passé lointain. Cette déshumanisation est
aussi visible à travers le discours de Longoué lorsqu’il se remémore l’espace du
bateau négrier, « et ces femmes, c’était la cargaison c’est-à-dire ceux-là qui
n’avaient d’abord pas su qu’ils étaient la viande qu’on allait vendre au loin 1082»,

1079
AEE, p. 15.
1080
Ibid., p. 424.
1081
Cette image se réfère aux naufrages des bateaux négriers, elle signale aussi la pratique de suicide (par
noyade) chez les transportés qui choisissent de se donner la mort plutôt que de continuer le voyage vers
l’inconnu. Le naufrage intentionnel de bateaux avec les esclaves à bord était aussi un procédé courant dans la
période après l’abolition de l’esclavage où les embarcations clandestines continuaient le trafic d’esclaves
préférant de couler le bateau avec les esclaves à bord à l’approche des contrôles maritimes.
1082
TM, p. 105.

365
et dans l’indistinction caractérisant les descriptions des esclaves : « tas hurlant
de viandes à vif 1083», « bétail 1084 ».
Glissant et Sábato ne réculent pas devant les images violentes pour
dénoncer explicitement leur désaccord avec l’Histoire qui a pu engendrer de
telles horreurs, et inciter, à travers la répétition, à une sorte de devoir de
mémoire. Les corps marqués au fer, torturés, auxquels sont attachés des boulets,
« jetés là en tas1085 », chez Glissant, apportent à chaque fois une information
complémentaire sur les sévices physiques et psychologiques infligées par la
violence de la traite négrière et de l’esclavage. Rendues à l’anonymat et à
l’oubli, les victimes de l’Histoire chez Glissant et chez Sábato reçoivent pour le
moins une « sépulture livresque » conçue comme une tentative de réparation
historique, le « devoir de mémoire », revendiquée par nos deux auteurs.
Face à ces victimes anonymes et passives qui subissent leur sort
tacitement, se profile une autre catégorie de personnages, dont le comportement
relève plutôt d’une impulsion autodestructrice, ici synonyme de révolte. Il s’agit
de ceux qui choisissent de se donner la mort en signe de refus de subir la
situation qui leur incombe : tel est le cas des mères qui tuent leurs nouveau-nés
sur la plantation, et des esclaves qui se suicident au cours du voyage maritime
pour échapper au triste sort qui leur est réservé. L’anéantissement volontaire à
travers le suicide par lequel les personnages échappent à leur condition tragique
s’inscrit dans un processus historiquement attesté dans l’histoire des Antilles.
Sur le plan psychique, cette « élimination volontaire de soi par soi » constitue
« un transfert d’agressivité en circuit fermé qui peut être vu comme l’échec
majeur de l’altérité 1086». Les personnages concentrent leur révolte sur un
élément matériel qui sera leur corps, avili, souillé intentionnellement pour mieux
justifier ce progressif anéantissement de soi, où s’estompe la césure entre

1083
CC, p. 19.
1084
Sartorius, p. 113.
1085
Onkolo assiste « au supplice d’un nègre marron, déjà marqué au fer, tailladé de partout » à qui on coupe en
public le sexe. Sartorius, p. 119.
1086
Les dépouilles de l’altérité, op. cit., p. 42.

366
l’individuel et le collectif à travers l’acte qui met en cause non seulement leurs
destins personnels mais également l’Histoire dont ils sont victimes.
De la même façon, les personnages de Sábato souffrent de vivre dans un
contexte instable, difficile, portant souvent le poids de l’inceste qui traduit les
origines fratricides de la nation : tel est le cas d’Alejandra qui refuse de
continuer sa lignée infâme, et des autres personnages idéalistes qui signalent leur
désaccord avec le monde des valeurs dégradées comme Nacho et Martín, qui
finalement échappent à cette solution finale. La facilité avec laquelle les
personnages côtoient la mort et la putréfaction signale la situation extrême des
perte des valeurs dans le monde contemporain et la banalisation de la violence.
L’isotopie du corps démembré, synonyme d’histoire amputée, constitue
ainsi le fil du récit dans Sobre héroes y tumbas où la tête momifiée est
considérée en sa qualité de relique précieuse préservant de l’oubli et de la
dépossession de l’histoire ; arracher cette tête, c’est priver le peuple de son
histoire, et/ou s’opposer à la version unilatérale, instrumentalisée de cette
dernière produite par les vainqueurs. Le rapport à cette tête symbolique aux
Antilles, en référence à la statue de l’impératrice Joséphine à Fort-de-France,
signalant le pouvoir colonial décapitée, ne peut être que différent par définition.
Glissant ironise à ce propos :
c’est un corps sans tête, notre histoire, tout comme la statue de Joséphine
I.D.F […] que des intrépides, en quête d’histoire et qui par là même en
voulaient à l’Histoire, ont décapitée1087 dans une de ces allées de la Savane à

Fort-de-France […] et comme ils pressentaient, ces décabosseurs, que la tête


décollée de Joséphine d’en aucun façon ne leur fournirait un chef d’histoire
[…] ils l’ont enterré quelque part, cette tête1088.

1087
Sujet à la controverse, le personnage de l’impératrice Joséphine de Beauharnais, originaire de la Martinique,
est perçu à travers son supposé rôle dans le rétablissement de l’esclavage à la Martinique en 1802. Selon les
sources historiques, la statue de Joséphine a été érigée sous le Second Empire, « à l’instigation de l’empereur
Napoléon III […] petit-fils de l’Impératrice », le 29 août 1859. Solange Contour, Fort-de-France au début de
siècle, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 126-128. En signe d’un désaccord à honorer la mémoire de fille des
propriétaires des esclaves (famille Tascher de la Pageraie), la statue a été décapitée en 1993. La tête n’ayant
jamais été retrouvée, la mairie de Fort de France a décidé de réinstaurer la statue amputée comme symbole du
passé esclavagiste de la Martinique sur son emplacement d’origine, à la Savane.
1088
TM.

367
Paradoxalement, dans ces fictions qui témoignent d’un désaveu de
l’Histoire et qui s’opposent à la temporalité homogène et continue, nous
assistons à la profusion des voies alternatives pour interroger le passé.
La question de la perception historique débouche nécessairement sur la
perception de la temporalité chez Glissant et Sábato. Le motif de la prophétie,
envisagée à partir de la récriture macrotextuelle tente de suppléer cette « cécité
historique » en instaurant une dimension visionnaire dans le texte. Incompatible,
certes, avec la perception rationnelle de l’histoire comme suite linéaire des
événements, elle révèle des correspondances insoupçonnées entre le passé et le
présent. Jacques Coursil parle à ce propos d’une « prophétie du passé » qui
serait « la vision renversée d’un trou de mémoire », comme il précise « la
prophétie […] donne par le langage une représentation à ce qui n’en a pas 1089 ».
Nous pouvons étendre cette conception à l’une des fonction qui est dévolue à la
répétition chez Glissant et chez Sábato, qui est celle de combler progressivement
les lacunes de la mémoire collective.

2. Récriture macrotextuelle formelle au service de la vision prophétique.

Il n’est pas étonnant que la répétition soit mise au service de la vision


prophétique qui traverse le macrotexte de Glissant et celui de Sábato. En lien
avec leur perception de la temporalité et de l’Histoire, cette figure se pare des
attributs dévolus à la prophétie, qui renvoie par son essence même à la
répétition. Le prophète n’est rien d’autre qu’un messager chargé de transmettre
la parole d’un autre, « parler au nom de », destiné donc à répéter. Il suffit de lire
quelques passages de La Lézarde1090 et d’Abaddón el exterminador1091 pour

1089
Jacques Coursil, « La catégorie de la relation dans les essais d’Edouard Glissant. Philosophie d’une
poétique », in Poétiques d’Edouard Glissant, op. cit., p. 93.
1090
Mathieu s’adresse avec ces mots à Thaël en lui confiant une mission de tuer Garin : « Ne parlons que de
l’essentiel, dit Mathieu. Oublions les milles secrets de chaque jour […] Rappelez-vous que vous êtes venu de
votre plein gré. Je vous redirai cette parole quand il sera temps […] Peut-être seras tu l’homme qu’il nous faut ?
Peut-être l’es-tu déjà […] Mais nous n’avons pas besoin de toi – oui, c’est toi-même que tu attends ». LL, p. 23.

368
s’apercevoir du caractère prophétique dont sont empreints ces romans. La
prophétie structure le texte en permettant son accomplissement au cours de
l’œuvre où elle a été proférée ou bien dans la suite du macrotexte. Cette
démarche poético-mythique consolide la vision partagée par Glissant et Sábato
au sujet de la complementarité des approches scientifiques et poétiques dans la
connaissance du réel. Dans leurs univers romanesques, les personnages qui
emploient le ton prophétique sont des porte-parole de l’auteur en même temps
que de la communauté ; ils remplissent la fonction de relayeurs instaurés dans
la structure narrative. La répétition révèle son potentiel communicatif à travers
la prophétie car cette dernière nécessite un interlocuteur. Plus que de véritables
prédictions, il s’agit de porter un regard critique à l’endroit du présent, en ce
sens ces prophètes, considérés comme des fous ou des marginaux dont personne
ne veut entendre la parole, assurent le rôle de critiques de la temporalité,
émettant des signaux d’alarme à l’encontre des autres protagonistes de
l’Histoire. Il s’agira de détecter les modalités de l’inscription de ce discours
prophétique chez Glissant et Sábato pour en déduire sa fonction.

2.1. Récriture macrotextuelle au service de la prophétie chez Sábato.

De multiples exemples de récriture macrotextuelle formelle, en lien avec


la parole prophétique, sont à relever dans le macrotexte. Dans Sobre héroes y
tumbas, Martín:
sin habérselo propuesto, se encontró frente al café de Chichín, y entrando,
oyó al loco Barragán, que tomaba aguardiente sin dejar, como siempre, de
predicar, diciendo Vienen tiempos de sangre y fuego muchachos
amenazando, admonitorio y profético con el dedo índice de la mano derecha
a los grandullones que lo farreaban1092.

1091
La prophétie de Barragán, annoncée pour la première fois dans Sobre héroes y tumbas, s’accomplit
partiellement dans Abaddón el exterminador : « Porque el tiempo está cerca, y este Dragón anuncia sangre y no
quedará piedra sobre piedra. Luego el Dragón será encadenado”. AEE, p. 432. La vision que décrit ce
protagoniste du macrotexte de Sábato ne peut pas étonner eu égard au caractère apocalyptique de ce roman, dont
le titre fait explicitement référence à L’Apocalypse de Saint-Jean.Nous reviendrons sur ce motif dans la suite de
cette partie.
1092
SHT, p. 222. C’est nous qui soulignons. L’italique vient de l’auteur.

369
Le même chapitre reprend les paroles prophétiques de Barragán sous
forme de refrain dont les leitmotivs sont le sang et le feu présentés comme des
éléments purificateurs :
Tiempos de sangre y fuego, porque el fuego tendrá que purificar esta ciudad
maldita […] yo les digo que tenemos que pasar por la sangre y por el
fuego1093.

Le chapitre “En la madrugada de esa misma noche” qui suit l’incipit du


roman Abaddón el exterminador, précisant la date des événements, « en la tarde
del 5 de enero », revient sur ce personnage, matérialisant cette fois-ci, à travers
l’apparition d’un monstre rougeâtre, la prophétie annoncée par le protagoniste
dans le roman précédent:
Al llegar a Pedro de Mendoza, las aguas de Riachuelo, en los lugares en que
reflejaban la luz de los barcos, le parecieron teñidas de sangre. Algo le
impulsó a levantar los ojos, hasta que vio por encima de los mástiles un
monstruo rojizo que abarcaba el cielo hasta la desembocadura del
Riachuelo, donde perdía su enorme cola escamada. Se apoyó en la pared de
zinc, cerró los párpados y descansó, agitado. Después de unos momentos de
una turbia reflexión, en que sus ideas trataban de abrirse paso en un cerebro
lleno de desperdicios y yuyos, volvió a abrirlos. Y de nuevo, ahora más
nítidamente, vio el dragón cubriendo el firmamento de la madrugada como
una furiosa serpiente que llameaba en un abismo de tinta china1094.

Il semble être le seul à expérimenter cette vision. Le passant à qui


s’adresse Natalicio en voulant partager son horrible hallucination, sourit
indulgemment sans prêter attention aux élucubrations du « fou », « con esa
bonhomía que la gente de buen corazón emplea con los borrachos 1095».
L’empreinte de la posture romantique du visionnaire se manifeste chez Natalicio
à travers la solitude qu’il subit, étant le seul conscient des catastrophes à venir,
condamné de ce fait à être marginalisé et incompris. Cette posture de
« outsider » empruntée à l’archive posturale est souvent réactivée dans l’œuvre
de Sábato pour signaler une communication difficile entre les êtres humains et

1093
Ibid.
1094
AEE, p.12-13.
1095
Ibid., p. 12.

370
leur frivolité face à ceux qui semblent voir plus loin. Elle intervient aussi pour
évoquer la réception toujours aléatoire d’une œuvre littéraire à la recherche d’un
lecteur modèle, laissant transparaître la hantise de l’écrivain.
En reprenant ses esprits, Natalicio décide d’affronter sa vision en répétant
mécaniquement les mêmes gestes, comme s’il voulait conjurer de cette façon le
mauvais augure:
Luego volvió a apoyarse contra la pared de zinc, cerró sus párpados y
meditó con temblorosa concentración. Cuando volvió a mirar, su terror se
hizo más intenso: el monstruo ahora echaba fuego por las fauces de su siete
cabezas. Entonces cayó desmayado1096.

« La turbia reflexión » cède la place, dans une récriture synonymique, à la


« temblorosa concentración », le fait de répéter les mêmes gestes mécaniques
tend à dissiper les doutes du personnage. Ce même motif est repris, en tant que
récriture intratextuelle, vers la fin du même roman, dans le chapitre “El día 6 de
enero de 1973”. La distance temporelle est infime malgré la distance spatiale qui
sépare les deux événements dans la structure du roman, où Natalicio Barragán :
« de pie en la misma esquina de Brandsen y Pedro de Mendoza, apoyado contra
la misma pared que en la madrugada le había servido de sostén, miró hacia el
mismo cielo 1097». La réitération de l’adverbe « misma » souligne de manière
ostentatoire le cas de récriture formelle et anecdotique à la fois. Il semble que les
seuls éléments fixes et stables de l’univers romanesque dans Abaddón soient les
lieux évoqués, qui cadrent le récit. La fixité et l’implacabilité des éléments
concrets de la scénographie urbaine contrastent avec le désarroi du personnage
en proie aux visions :
[Natalicio] emprendió el mismo trayecto que la noche anterior […] en la
esquina de Brandsen y Pedro de Mendoza se apoyó en la pared, en la misma
pared, y cerró los párpados […] por fin se decidió a abrir los ojos y a
levantarlos: si, ahí estaba lanzando el fuego por sus narices, con ojos de
sangre1098.

1096
Ibid.
1097
Ibid., p. 429.
1098
Ibid., p. 430.

371
La récriture est indexée grâce à l’intervention du macronarrateur, qui
commentant le cas de Natalicio Barragán, opère un retour macrotextuel situant
l’origine de cet épisode “quinze ans en arrière”, ce qui nous renvoie au roman
Sobre héroes y tumbas:
Quince años atrás, se le aparecía y él predicaba en la calle, en el bar de
Chichín. Había anunciado el fuego sobre Buenos Aires, y todos chacoteaban
con él […] Venían tiempos de sangre y de fuego, les decía mientras
amenazaba con su índice admonitorio a los grandulones que se reían y lo
empujaban, les repetía que el mundo iba a ser purgado con sangre y con
fuego1099.

En relatant les événements d’il y a quinze ans, le narrateur revient sur les
souvenirs altérés par le temps, en ne gardant de l’image de Natalicio que les
traits essentiels, marquants, procédant à une sorte de condensation de son
discours à travers la récriture pour établir un lien entre les deux romans.
Barragán, conscient d’être à la frontière de la folie et de la lucidité extrême,
occupe cette mince limite qui sépare les deux états. La dimension non-
discursive, qui apparaît dans la description physique du personnage, corrobore
cette posture: « sus ojos adquirieron fulgor al dirigir sus miradas hacia Martín,
un fulgor acaso profético, aunque fuese el de un modesto profeta de barrio,
borracho y torpe 1100» comme le personnage s’auto-qualifie lui-même :
Yo, muchachos, soy un borracho y un loco. Me dicen un loco Barragán […]
¿No dicen que los chicos y los locos dicen la verdad ?1101.

La lucidité de ce « fou » illuminé ( « la absoluta ignorancia de todos


aumentaba su terror de hora en hora 1102») lui permet d’anticiper les événements
tragiques qui vont suivre dans la diégèse, le sang et le feu annoncés se réfèrent
aux épisodes de l’histoire argentine1103 incorporés dans Sobre héroes y tumbas et

1099
Ibid., p. 431.
1100
SHT, p. 223.
1101
Ibid.
1102
AEE, p. 429.
1103
Natalicio Barragán en tant que messager de l’histoire anticipe sur les événements du 1955, sa prophétie
s’étant accomplie, la légitimité de sa posture de visionnaire est de fait établie : « Y cuando en una frígida tarde
de junio de 1955 la muerte cayó sobre miles de obreros en la Plaza de Mayo, y la propia mujer de Barragán
murió destrozada por las bombas, y cuando la noche los incendios iluminaron el cielo gris de Buenos Aires,
todos ellos recordaron al Loco Barragán, que a partir de aquella lúgubre jornada no fue ya el mismo ser […] algo

372
Abaddón el exterminador, reliant les deux moments de cette histoire par la
figure de Juan Domingo Perón.
La répétition intervient ici comme un recours stylistique doté d’une forte
connotation idéologique sous-jacente. Le discours prophétique à charge de
Barragán se situe à l’interstice de la parole poétique et politique derrière laquelle
se dessine la posture ethique de Sábato, celui qui croit dans les vertus salvatrices
de la littérature et de l’art en général. La prophétie trouve son origine dans la
lecture attentive de l’histoire argentine, qui apparaît sous son aspect répétitif au
travers les épisodes marquants esquissés dans les romans de Sábato.
Dans l’épisode de Lavalle, commenté plus haut, le narrateur
extradiégétique recourt à la prolepse à travers laquelle il peut anticiper les
événements :
Pero el general Juan Galo de Lavalle marcha taciturno y reconcentrado en
los pensamientos de un hombre que sabe que la muerte se aproxima1104.

La conscience de sa mort prochaine ressentie comme une prémonition par


Pedernera se confirme par la suite :
Pedernera […] en esa noche siniestra ha intentado dormir en vano. Visiones
de sangre y muerte lo atormentan […] Pedernera despierta a sus camaradas,
él tiene una sombría intuición […] así se empieza a ejecutar cuando llegan
dos tiradores de la escolta de Lavalle, al galope, gritando: “Han matado al
general1105.

La prophétie fait irruption dans cette vision pessimiste pour avertir du


danger des déterminismes historiques et laisser s’exprimer l’esprit critique et
lucide de celui qui voit plus loin, le poète visionnaire qui apparaît là où les
historiens s’arrêtent et devine, pour paraphraser Barbey d’Aurevilly. Sábato
s’expose avec sa prédilection pour la prophétie à la risée de la part de son
entourage, qui fustige ce type d’attitude chez un scientifique, ce qui est mis en

en lo más profundo de su espíritu le decía que aquello no había sido casi nada, y que muchas y grandes tristezas
habrían de desatarse un día no lejano sobre los hombres, sobre todos los hombres. Mientras tanto, había
permanecido callado y los nuevos muchachones, que antes heredaban de unos a otros la tradición de reírse de
Barragán, ahora se callaban cuando él entraba. Ya no predicaba. Se había vuelto hosco y retraído. Pero cuando el
dragón se le apareció, supo que los tiempos llegaban y que él tenía un deber que cumplir”. AEE, p. 431.
1104
SHT, p. 524.
1105
Ibid., p. 526.

373
scène dans un dialogue d’Abaddón. La prédilection pour la poésie dans
l’exploration historique consolide la posture poétique revendiquée par Sábato.

2.2. La prophétie ou le recours à la prochronie dans les romans de Glissant.

Le cas le plus complexe de récriture intra- et macrotextuelle intervient


chez Glissant à travers la prophétie1106 qui relie les différentes parties de son
macrotexte. Il s’agit de la prophétie proférée par papa Longoué lorsqu’il prédit
dans Le Quatrième siècle une blessure à Mathieu Béluse, prophétie qui
s’accomplira finalement, après une longue pérégrination de ce
macropersonnage, dans le roman Tout-monde :
Avez-vous pourtant réfléchi, je lui demande, si on ne vous a pas prédit une
blessure, c’est parce que peut-être vous n’aurez pas le temps de la voir
venir ? Vous serez décédé avant, je ne veux pas porter malheur, mais à quoi
bon annoncer une blessure si ce n’est pas que vous allez survivre pour la
constater ? […] ainsi donc vous êtes d’avis que Mathieu Béluse va survivre
à sa grafillade ? Moi il me semble que, selon la parole, la fin était en
suspens1107.

Papa Longoué a prédit à Mathieu un avenir peu commun dans Le


Quatrième siècle : « c’est un Béluse mais c’est comme un Longoué, il va donner
quelque chose […] il a les yeux. Oui, le pouvoir. Il peut faire des choses 1108».
Mathieu, tel un apprenti devant Longoué, se voit conférer la tâche de poursuivre
son travail, étant donné que ce dernier se retrouve sans héritier (le seul fils de
papa Longoué est mort) à qui transmettre sa connaissance :
C’était qu’il fallait disposer d’un descendant, choisi, élu. Un jeune plant par
lequel vous aves des racines dans la terre du futur. C’était cela. Se

1106
Le caractère prophétique se perçoit surtout au niveau du traitement de la temporalité en lien avec la réflexion
portant sur l’écriture de l’histoire. Glissant attire l’attention sur la nécessité, pour un écrivain antillais, de faire
appel à la « vision prophétique du passé » compte tenu du contexte historique des Antilles. Dans Poétique de la
Relation, Glissant expose le contenu de son concept : « c’est à démêler un sens douloureux du temps et à le
projeter à tout coup dans notre futur, sans le recours de ces sortes de plages temporelles dont les peuples
occidentaux ont bénéficié, sans le recours de cette densité collective que donne d’abord un arrière-pays culturel
ancestral. C’est ce que j’appelle une vision prophétique du passé ». PR, p. 226-227.
1107
TM, p. 389.
1108
QS, p. 11.

374
raccrocher à demain par les forces de la jeunesse. Mais Ti-René était mort
trop vite. Il n’y avait plus que ce Mathieu – un Béluse1109.

Ce qui distingue Mathieu de papa Longoué, c’est le fait que sa prescience


des choses lui vient de son statut particulier, qui oscille entre
personnage/narrateur/macronarrateur, et non du don de la voyance. Le recours
au futur de prophétie lui permet, à partir de ses connaissances macrotextuels,
d’anticiper les événements qui auront lieu dans la suite du macrotexte.
Depuis La Lézarde l’œuvre de Glissant se plaît dans les constructions
énigmatiques1110, ayant souvent recours au ton solennel dans lequel balbutie
l’avenir ; la gestion du temps advient à travers le « futur éclairant l’histoire
passé1111 ». Les mots prophétiques s’accomplissent au cours de la diégèse, tout
comme la mort de Valérie prédite par le vieux Longoué dans La Lézarde :
jeune fille (crie enfin papa Longoué, haletant), je vois des chiens !...prends
garde aux chiens !... […] Je ne crois pas à tout cela, pensait Valérie, il n’y a
aucun sens là-dedans ! Du danger, quel danger ? Des chiens, quels chiens ?
La nuit, la route, papa Longoué est fou. Je ne crois pas à tout cela 1112.
Papa Longoué s’acharne à lutter contre le destin tragique de Valérie,
lorsqu’il tente de rattraper le couple Valérie et Raphaël, afin de prévenir
l’accomplissement de sa prophétie1113 :
Je suis allé du nord à l’ouest, et c’était pour les arrêter. Mais rien ne peut les
arrêter.
- Et qui donc ?
- Le jeune homme. J’avais averti la jeune petite fille, il y a du danger au
bout !1114

Et pourtant à la fin du roman, Valérie monte avec Thaël dans sa maison


sur les hauteurs, où les chiens affamés de Thaël se jettent sur elle et la tuent :

1109
Ibid., p. 16.
1110
Citons quelques passages de La Lézarde qui illustrent notre propos : « J’attends Valérie que je connais pas
encore, elle m’est venue tout soudain. Avec elle je quitterai les mots, nous habiterons le long silence où se font
les germinations, nous irons dans l’aveugle midi, et enfin nous brûlerons : et nos cendres parleront ».
1111
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 117.
1112
LL, p. 83.
1113
Négliger la prophétie revient à s’exposer à un danger imminent ce qui confirme sa relation forte établie avec
l’histoire, la posture de visionnaire qui révèle la fréquentation poétique du monde. Celui qui voit plus loin et qui
avertit du danger est traité de fou (Longoué, Barragán), l’accomplissement de la prophétie attire le respect à ce
personnage dont la légitimité, en matière de son don, est dorénavant incontestable.
1114
Ibid., p. 143.

375
ce fut plus rapide qu’un autre cri, les chiens se jetèrent sur elle (croyant
peut-être à une agression contre leur maître), ils roulèrent avec elle au bas de
la pente […] Il la ramena à la maison, et elle était morte 1115.

Longoué devient plus qu’un simple personnage du macrotexte, il est


macropersonnage et macronarrateur à la fois, car non seulement il arrive à
formuler les prédictions pour la suite de la diégèse, mais encore possède la
connaissance du macrotexte qu’il manie avec aisance du fait de son statut tout
particulier. Il régit en quelque sorte le texte, étant le seul capable de relier le
passé au présent pour démontrer leur intrication étroite. De ce fait, il apparaît
comme un vecteur de l’œuvre, de sa temporalité, et le détenteur des
connaissances macrotextuelles auxquelles se subordonnent, stupéfaits, les
personnages qui admirent la justesse de ses prophéties.
La quête des origines mène Mathieu vers l’accomplissement de la
prophétie qu’il a lui-même décrétée dans Mahagony :
Si pour moi j’allais bientôt mourir sous les espèces d’un héros de roman, du
moins continuerais-je d’être le chercheur qui bute sur la date, étudie le
paysage, décrit l’outil 1116.

Ce constat étonnant de Mathieu, aux allures de prophétie, révélera sa


signification dans le roman suivant, Tout-monde. Mathieu, en tant que narrateur
autodiégétique dans cette partie du roman, adopte la technique de la
« prochronie 1117», proche de la « prolepse » dans l’acception de Genette, qui
sert à placer les événements avant la date de leur déroulement réel pour trouver
la justification de ses actes futurs et retrouver les causes de ses futurs échecs.
Roca, le personnage de Tout-monde, avertit Mathieu des dangers de
l’accès à la connaissance : « la vision peut vous blesser […] et même vous tuer

1115
Ibid., p. 262.
1116
Mahagony, p. 23.
1117
La prochronie, un néologisme créé par Blaise Cendrars trouve ses racines dans le concept de
« prochronisme » qui désigne « l’une des deux voies de l’anachronisme, celle qui conduit à placer un fait avant
sa date ». La prochronie « joint la rétrospection à la régénération, la commémoration à l’instauration, elle
substitue, à la conception d’un temps linéaire, successif, irréversible, objectif, un temps cyclique, mythique,
élastique, signé qui est celui des renaissances, des correspondances, des coïncidences magiques entre soi et soi,
soi et les autres, soi et le monde. D’un fantasme ou d’une croyance à la métempsycose elle fait son affaire
poétique ». Nous renvoyons à la lecture de ce concept, introduit par Cendrars, à l’étude de Claude Leroy, La
main de Cendrars, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p. 312-315.

376
[…] ça peut vous conduire vers le Grand mystère […] Ce que vous souffrez
mène à ce que vous connaissez 1118».
La concurrence du présent et du futur de la prophétie rend perceptible le
régime d’historicité que tente d’établir Glissant dans son macrotexte. Ce régime
dévoile la vision historique qui se dégage des œuvres de notre corpus, où le
passé historique n’est pas une suite linéaire des événements séparés du présent.
Pour Glissant, l’Histoire constitue une
présence à la limite du supportable, présence que nous devons relier sans
transition au trame complexe de notre passé. Le passé, notre passé subi, qui
n’est pas encore histoire pour nous, est pourtant là ici qui nous lancine. La
tâche de l’écrivain est d’explorer ce lancinement, de le ‘révéler’ de manière
continue dans le présent et l’actuel 1119.

Cette vision s’inscrit dans la mouvance postmoderniste de la réflexion sur


l’histoire caractérisée par le remise en question du temps linéaire et de l’idée du
progrès en faveur de l’histoire polyphonique, fragmentaire. Selon l’historien
Gérard Lenclud, « le passé n’est agissant que dit au présent donc littéralement
« fait » par le présent 1120». Le temps cesse d’être la toile de fond de l’intrigue
dans l’œuvre romanesque, il est propulsé au rang d’objet de la réflexion menée
conjointement par le narrateur et les personnages.

CONCLUSION

Le parcours à travers les traces du passé révèle deux poétiques différentes


de l’Histoire chez Glissant et chez Sábato. Le pessimisme historique qui pèse
sur la vision de l’Histoire en Argentine se manifeste chez Sábato par la forte
mobilisation de la répétition, qui prend des allures de ce que Jean-François
Hamel nomme « la reproduction aveugle d’un passé sans avenir [qui] asservit

1118
TM.
1119
DA, p. 226.
1120
Gérald Lenclud, “Etre contemporain. Altérité culturelle et constructions du temps », in Les récits du temps,
op. cit., p. 67, (43-68).

377
les vivants à la lettre du legs des morts 1121». Cette vision déterministe se voit
nettement écartée à la fin du roman Sobre héroes y tumbas, où Martín se tourne
vers un avenir débarrassé de la charge traumatique qui pesait sur les personnages
impliqués dans l’histoire de son pays. La quête de Martín, hormis son aspect
personnel et intime qui couronne le versant « bildungsroman » distingué dans
Sobre héroes y tumbas, constitue une rupture avec l’asservissement mentionné
plus haut et démontre qu’il est possible de se « protéger des morts par un travail
de mémoire qui les restitue dans la distance du temps 1122». La cohabitation dans
l’espace du récit des morts et des vivants est une manière d’interroger le passé à
partir d’une stratégie qui consiste en une « adoption élective des morts par les
vivants 1123» afin de se prémunir contre les ravages de la répétition asservissante.
Loin de la fétichisation du passé qui a lieu dans l’œuvre de Sábato et qui
mène les personnages vers des comportements pathologiques, le rapport à la
barrique, chez Glissant, qui tend partiellement à suppléer au manque d’archives
dans la société antillaise s’attache à déconstruire ce fétichisme historien en
privant la barrique d’une réelle présence physique qui induirait une quelconque
relation matérielle. L’ambigüité de son aspect correspond au traitement de la
temporalité et de la conscience historique chez Glissant qui est teintée par la
fragmentaricité ; le travail de la remémoration n’est pas redevable de la logique
linéaire. La répétition permet de matérialiser le retour du refoulé. C’est parce
que cette histoire échappe parfois à l’entendement rationnel (il suffit de penser à
l’horreur et à l’absurdité du trafic d’esclaves ou aux dictatures sanglantes en
Argentine) que la folie et les comportements pathologiques gagnent du terrain
chez les sujets fragiles exposés à la subir, la répétition peut à cet égard permettre
de compléter les témoignages défaillants. La rumination des événements
appartenant au passé, qui gardent une proximité avec le présent, est une manière
de traduire symboliquement le trauma qui se manifeste par les troubles de la

1121
Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire, op. cit., p. 14.
1122
Ibid., p. 15.
1123
Ibid., p. 14.

378
parole, la parole vacillante, hachée, elliptique. La répétition apparaît à ce titre
comme un procédé capable d’exprimer cette quête fragmentaire, complexe, qui
reconstruit le passé à partir de quelques rares réminiscences, éclairs, visions,
intuitions à l’instar de la prophétie.

Chapitre III. Matrice originelle.

Le caractère intertextuel de l’écriture de Glissant et de Sábato se révèle


dans la réactivation de différentes traditions littéraires qu’ils mettent à
contribution sans qu’il y ait une césure entre leurs usages respectifs. De cette
façon le palimpseste biblique, qui sous-tend leurs œuvres, côtoie les références
mythologiques en se manifestant au niveau des tournures langagières employées
tout comme dans la dimension symbolique qu’ils lui confèrent.
A travers les parcours des protagonistes de Sábato, Fernando Vidal
Olmos, Sabato-personnage, et ceux de Glissant, Mathieu Béluse et Raphaël
Targin, se profile la thématique de la recherche des origines. L’initiation dont il
sera question concerne tout autant les personnages à la recherche de leur identité
que l’auteur qui se cherche dans la profusion des rôles qu’il s’attribue au cours
de son macrotexte, elle se réfère également à une identité collective à travers les
images matricielles censées appréhender son essence.
Le rite est par sa nature même répétitif car il est censé reproduire un
schéma préexistant, pourtant le retour à la matrice n’emprunte pas les mêmes
voies chez les deux auteurs, d’où l’intérêt d’analyser la fonction attribuée à
l’intertexte mythique chez Glissant et Sábato. Si les modalités des parcours
initiatiques entrepris par les protagonistes de leurs romans divergent
perceptiblement, l’apparition du motif aquatique et du motif de la grotte,
conjointement à celui de l’anabase et de la catabase, nous dévoile des
correspondances insoupçonnées entre leurs macrotextes, ce qui nous conduit
vers l’analyse de la perception de la connaissance et du rôle du poète dont la

379
figure hante leurs œuvres romanesques. Cette identité littéraire de prédilection,
qui fonctionne chez Glissant et chez Sábato indépendamment de leur
investissement générique, puise son originalité dans son caractère syncrétique,
en ce qu’elle se construit par combinaison de mythèmes empruntés à divers
mythes et traditions, en mettant en avant la nouvelle définition du « poète », qui
ne désigne pas nécessairement celui qui écrit de la poésie mais celui qui
entretient un rapport « poéthique 1124» avec le monde.

1. De la transparence trompeuse vers l’opacité révélatrice. Stratégie


oxymoronique chez Glissant et Sábato.

En accord avec le caractère transgressif de leur écriture, Glissant et Sábato


tendent à déconstruire certains lieux communs. L’écrivain antillais et son pair
argentin militent ainsi « poétiquement » en faveur de l’opacité, de l’indicible,
lorsqu’ils privilégient l’art comme moyen d’approcher le « réel ». Pour Glissant,
« l’acte poétique est un élément de connaissance du réel 1125», à quoi répond en
écho la déclaration de Sábato: « sólo en el arte se revela la realidad. Quiero decir
toda la realidad 1126». Le lien qu’instaurent ces déclarations avec le mythe, le
mystère et l’obscur, qui cachent des significations profondes, se manifeste dans
leurs macrotextes à travers la quête initiatique poursuivie par les protagonistes.
Le motif du « retour à l’origine » reflète chez les deux auteurs un enjeu à
la fois collectif et personnel, la quête entreprise dans leurs romans se place
logiquement à la lisière de ces deux exigences. Nous allons analyser les étapes
de cette quête chez Glissant et chez Sábato pour voir dans quel mesure

1124
Comme le précise Jean-Claude Pinson à qui nous empruntons ce terme : « étudier la ‘poéthique’ d’une œuvre
[…] c’est mettre l’accent non sur la dimension intratextuelle de l’œuvre mais sur son sens ‘existentiel’[…] c’est
aussi être conduit à prendre en considération la refléxion quasi philosophique dont elle est très souvent, plus ou
moins explicitement, solidaire ». Jean-Claude Pinson, Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine,
Seyssel, edition Champ Vallon, 1995, p. 135-136.
1125
IPD p. 26.
1126
AEE, p. 191.

380
l’intertexte mythique structure leur réflexion et en quoi il repose sur la répétition
inhérente à la démarche initiatique.

1.1. Quête initiatique dans le macrotexte de Glissant. Rupture de logique


spatio-temporelle.

Comme l’explique Mircea Eliade, « philosophiquement parlant,


l’initiation équivaut à une mutation ontologique du régime existentiel. A la fin
de ses épreuves, le néophyte jouit d’une tout autre existence qu’avant
l’initiation : il est devenu un autre 1127».
Le parcours de Mathieu Béluse qui occupe une large place dans le
macrotexte de Glissant peut se lire comme la métaphore d’un itinéraire
initiatique au cours duquel le héros, après de nombreuses errances, parvient à
s’affranchir de l’ordre du temps. Le retour à l’origine qu’effectue Mathieu après
ses errances à travers le monde rapproche davantage ce personnage de l’auteur à
partir des circonstances biographiques partagées, évoquées précédemment. Dans
Tout-monde, Mathieu, de retour au pays, se voit obligé de demander des
renseignements aux habitants pour pouvoir retrouver sa maison familiale :
Est-ce que vous pouvez m’indiquer la maison de madame Marie-Euphémie
Godard, s’il vous plaît, elle vivait ici il y a quelque soixante ans ? 1128.

Il la retrouve, avec beaucoup des difficultés, d’après les indications des


habitants qui représentent une perception particulière de l’espace, respectueuse
des particularités du paysage martiniquais : « C’est cette route-ci que voici-là,
vous suivez, vous montez jusqu’en l’air 1129». Le retour à l’origine, conçu dans
le schéma initiatique comme une possibilité de renouveler et de régénérer
l’existence de celui qui l’entreprend, s’accompagne pour Mathieu d’un
sentiment d’inquiétude et d’un constat du décalage qui existe entre le paysage et

1127
Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard, 1992, [1959], p. 12.
1128
TM, p. 594.
1129
Ibid.

381
lui : « Etait-il possible de retrouver, de recomposer, le ramas de végétation qui
avait battu en lui depuis toujours ?1130». Le « regressus ad uterum 1131», le retour
à la matrice, est signifié par son ascension dans les mornes dans le but de
retrouver la maison familiale. Le parcours initiatique est ponctué par des
mouvements d’ascension et de descente successifs1132, qui font alterner le motif
de l’anabase et de la catabase, afin de pouvoir accéder à la maison maternelle
difficilement trouvable, « non pas le berceau de ma race, pensait Mathieu
Béluse, mais le point tenu fixe, dans le tourbillon de bois de feuillages de bris
d’eau sur ce cassis à pic1133 ». Mathieu Béluse répète ainsi, à rebours, le parcours
initiatique de sa mère, « infini départ et initiation1134 » en mimant les mêmes
gestes rapportés par Artémise, qui le renseigne sur le parcours de sa mère quand
cette dernière a décidé de quitter le morne Bezaudin pour « traverser l’inconnu
du pays en diagonale 1135». La narratrice de ce passage précise la date des
événements :« c’était disons-disons en 1928, et un mois auparavant la montagne
de la Pelée avait poussé son feu de volcan, du feu du feu, on dit jusqu’au jour de
votre naissance1136 ». Dans La philosophie de la Relation, l’enchevêtrement des
souvenirs personnels avec les aventures de Mathieu Béluse accroît
l’identification entre l’auteur et son personnage :

1130
Ibid.
1131
Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard, 1959, p. 116.
1132
Suivons les étapes de son parcours : « Mathieu Béluse remonta les hauteurs de Sainte-Marie, vers les
quartiers Pérou, Reculée, Bezaudin », « Mathieu Béluse gravissait » « C’est alors qu’il vit la bâtisse, là en bas »,
« Il avait descendu le cassis la pente » « Il gravit la légère déclive » pour retrouver « non pas le berceau de ma
race […] mais le point ténu fixe, dans le tourbillon de bois de feuillage de bris d’eau sur ce cassis à pic ». Il ne
retrouve personne dans la maison maternelle mais « il avait équilibré en lui, c’était là l’important, les bruits et les
vertiges qui bouleversaient doucement à partir de ce cassis ». TM, p. 593-597.
1133
TM, p. 596. Cette citation renvoie à l’expression forgée dans la poésie de Césaire, conjointement au fragment
cité plus haut où la possibilité de retour à l’origine se voit compromise, en tant que reconstruction personnelle et
collective à la fois qui sont invoquées dans cet itinéraire initiatique. La distanciation avec l’intertexte césairien,
le motif du retour en Afrique, devient encore plus explicite dans le chapitre « Rêve de ce qui fut » : « Mais ce
n’est pas parce que nous avons été fouillés de ces terres comme des ignames écorchées, transportés sur les Eaux
Immenses comme des sacs de gros sel noir […] ce n’est pas une raison […] ni nécessaire ni suffisante, pour
prétendre à revenir là […] à y revenir comme si c’était un territoire qui nous est dû […] à croire y trouver à notre
tour une force essentielle […] et nous voudrions nous réclamer d’eux comme des référents paralysés, les tenir
pétrifiés dans l’éternité de ces temps où nous joignions nos grands-parents ». TM, p. 506.
1134
TM, p. 196.
1135
Ibid.
1136
Ibid. , p. 197-200.

382
Cette cabane était engloutie à la fin dans un enfoncement de la terre.
Comme si toutes les naissances auxquelles elle avait donné lieu, et la
mienne par conséquent, étaient retournées à un abîme primordial, aussitôt
recouvert de banalités végétales organisées en chaos. Fragilité de la
naissance, qui vous emporte. N’essayez pas de rejoindre ces profondeurs,
alors même que vous les avez pressenties tout ce temps1137.

Cet avertissement s’avère prophétique car dans la partie qui clôt le roman
Tout-monde, Mathieu est victime d’une agression. Ainsi s’accomplit le destin
tragique que lui a prédit Longoué, le personnage se soumettant aux diktats de la
fiction. C’est donc à son retour chez lui, « dans le pays de Martinique », que
Mathieu Béluse « avait pu et pourrait vivre et aboutir sa prédiction double […]
et de tomber ensuite sur une grafillade inéluctable, dont il avait si longtemps
porté le poids1138 » :
Ils le laissèrent là, pas même suffoqué, tout empli de la nécessité de la mort,
de l’idée imparable de sa mort prochaine1139.

Inconscient, Mathieu accède à une connaissance insoupçonnée des choses,


en se renfermant
sur cette nuit qui l’avait envahi et, divaguant dans ces ombres sans fond, il
fut ébloui de ce qu’il entrevit, les croisées de terres et de mers, les mélanges
à l’infini, la source cachée impénétrable oubliée aux profonds d’Afrique, les
Eaux Immenses, les détours de la Caraïbe, les enroulures
d’Amériques… 1140.

La descente aux origines ne l’empêche pas de garder sa conscience de


théoricien et de poursuivre son métadiscours :
et voyons que ce que nous appelons la créolisation, vous n’avez pas honte,
au moment de votre agonie vous ne pouvez pas vous empêcher de faire le
théorique 1141.

Cette mise en abyme authentificatrice, qui advient ici voilée à partir d’une
allusion au concept glissantien de « créolisation », renvoie à la personne de
l’auteur qui s’identifie dans cette recherche avec son alter-ego Mathieu. Le

1137
Philosophie de la Relation, p. 117.
1138
TM, p. 551.
1139
Ibid., p. 598.
1140
TM., 600-601.
1141
Ibid., p. 601. C’est nous qui soulignons.

383
mélange de folie et de lucidité devient la voie d’accès à une vérité enfouie,
inaccessible, vers laquelle tendent les recherches de Mathieu Béluse dans le
macrotexte. Le retour rêvé à l’origine rompt nécessairement avec les catégories
spatio-temporelles établies pour accéder à l’espace du sacré. Mathieu éprouve
dans Tout-monde la sensation d’être simultanément en plusieurs endroits1142,
entraîné dans la traversée vertigineuse des espace-temps qui abolissent les
hiérarchies temporelles référentielles :
Il tombait dans la ville d’inconscient, la matrice de rêve et de rapine mêlés,
il glissait au travers des venelles, il débouchait sur l’éblouissement de front
de mer où les immeubles de faux marbre gris avaient remplacé les palais
lacés de festons et les vieilles maisons à loquets de bois, il renfonçait dans la
pénombre des hôtels précolombiens et des églises fraîches comme des
tombes, et pour finir il était là sur ce flanc de morne à Bezaudin 1143.

L’irruption de la dimension fantastique dans le récit fonctionne comme


une porte d’accès à une vision transversale de la réalité, une vision qui fait fi de
la logique spatio-temporelle pour atteindre une perception totale de l’univers où
défile en condensé l’histoire de la Martinique et où est résumé à la fois
l’itinéraire poétique du personnage-auteur.
Le prix à payer pour avoir accédé à la connaissance est la cécité qui
paradoxalement n’altère pas la vision de notre héros durant son parcours.
L’angoisse que produit chez Mathieu la perte de la vue est atténuée par la
conviction de pouvoir accéder à une autre vision du monde qui ne s’appréhende
pas à travers des outils communs :
Mais on eût dit sa vue avait baissé, il ne distinguait plus bien alentour, peut-
être ne pourrait-il plus du tout lire ni une lettre ni un livre ni une affiche sur
un mur bariolé. Pouvait-on si vite perdre les yeux, se fermer au monde,
rentrer en soi, oublier tout, les formes, les chaleurs, les vibrations ? Ce serait
pour parcourir un autre monde sans doute 1144.

1142
Carminella Biondi insiste sur l’existence dans l’œuvre de Glissant d’une « zone franche » qui est « extra-
temporelle et extra-spatiale ». Une fois la logique temporelle et spatiale abolie, « le lecteur est emporté par le
vertige des passages rapides et inattendus, du mouvement sur des vastes espaces, survole des océans qui portent
dans leurs fonds les restes des martyrs et des prophètes de la ‘Relation’, et des terres où grouille la vie
d’aujourd’hui mais où sont encore évidentes les traces de celle d’hier ». Carminella Biondi, « Des Antilles au
‘Tout-monde’. Voyage vers la Totalité », in Rêver le monde, écrire le monde, op. cit., p. 85-86.
1143
TM, p. 98.
1144
Ibid., p. 600.

384
Durant l’itinéraire de Mathieu, nous nous apercevons que sa recherche
mène au final « du vu à l’invu », dans le but d’atteindre une « dimension autre
qui permette la perception de la Totalité, dans toutes ses composantes manifestes
et cachées1145». L’accès à cette dimension, qui passe par le questionnement de la
réalité palpable, représente le processus même de la création. Mathieu poursuit
dans sa quête les préceptes du vieux Longoué, dont la parole est citée en
épigraphe du chapitre « Atala » : « Si vous ne montez pas dans l’obscur, vous
n’allez pas pour connaître cette lumière du Tout-monde 1146».
Mathieu rapporte, dans Tout-monde, un épisode de sa plongée dans la
mer qui s’est avéré une « épreuve de l’épouvante primitive » :
Une fois qu’il nageait dans les rochers au large de l’île et qu’il sinuait ainsi
dans l’eau rassurante et gaie, il avait brusquement débouché sur un pan
d’abîme, une profondeur absolue absolument inattendue, un vertige de noir-
de-nuit tombant à pic, d’où n’importe quoi pouvait surgir en un rien de
temps, en un millième de seconde, et vous dissoudre ou pire, vous emporter
vers l’abysse, et il avait défailli d’une peur primordiale et il avait nagé
frénétiquement – arrière toute- vers cette transparence rassurante où il avait
flâné quelque temps auparavant. Ainsi l’obscur pouvait-il être terrible,
quand il s’ouvrait tout d’un coup. Et la transparence avait-elle parfois des
vertus de consolation, qu’il ne fallait pas négliger1147.

L’angoisse qui s’empare soudainement de Mathieu relève de la peur


atavique liée à l’imaginaire de la mer aux Antilles. Ce sentiment le hantait déjà
dans Le Quatrième Siècle :
Il ferma les yeux, il se sentit fondre dans le bleu de mer, descendre et
descendre comme un cerf-volant dans une clarté d’algues transparentes et de
soleil en buée ; il vit à nouveau les yeux, non plus dans la glace, mais au
fond de l’eau bleu qui ballait en lui1148.

La grotte, autre élément naturel répertorié parmi les images à forte teneur
métaphoriques chez Glissant, fascine dans la même mesure qu’elle repousse

1145
Carminella Biondi, « La Quête du sacré », in Carminella Biondi, Elena Pessini (éd.), Ecrire le monde, rêver
le monde, CLUEB, Bologne, 2004, p. 102.
1146
TM, p. 287.
1147
TM, p. 60. C’est nous qui soulignons. « On n’élucide pas l’obscur » avertit le narrateur du Tout-monde en
proposant une définition de l’ « obscur » : « c’est quand vous faites attention autour de vous, que vous estimez
les réalités, que vous pesez l’actif et le passif, c’est à ce moment-là seulement, que vous découvrez l’obscur et sa
puissance d’éclairement souterrain ». TM, p. 304.
1148
QS, p. 257.

385
celui qui s’y aventure. Figurant l’inconnu et l’insondable, elle constitue un
avertissement pour ceux qui souhaitent à tout prix éclairer le mystère qu’il
renferme:
Toutes les grottes sont éventrées, on les éventre, savez-vous pourquoi ?
Parce que les grottes sont insondables en réalité, nous y égarons notre vie, à
tâcher d’en trouver le fond1149.
Il fallait serrer au plus près le nœud de roches que faisait Vernazza, courir à
tout vent de ce nœud à tant d’autres qui faisaient île dans les espaces, tâcher
de dénouer le nœud et d’ouvrir les grottes1150.

La portée des métaphores aquatiques et souterraines témoigne d’un


renversement des perspectives qui annihile d’emblée ces implications
communes par une sorte de stratégie « oxymoronique ».
Comme le rappelle Samia Kassab-Charfi, le concept d’ « opacité » chez
Glissant trouve sa correspondance dénommée « impénétrabilité », chez Segalen
avec qui Glissant mène au cours de sa trajectoire littéraire un fructueux
dialogue. L’opacité peut se concevoir comme « un mode de résistance à
l’absorption et à la néantisation 1151», ce concept dépasserait donc le cadre
esthétique en proposant une lecture respectueuse des différences et prête à
abandonner la pulsion dévastatrice de tout réduire au Même. Le passage par
l’opacité semble obligatoire pour le poète dans sa quête durant laquelle il fuit les
lieux communs et la transparence trompeuse.

1.2. Le parcours initiatique dans le macrotexte de Sábato.

Le parcours de Mathieu, analysé plus haut, signale nécessairement la


rupture de la logique spatiale, ce qui le rapproche de l’aventure initiatique de
Fernando et de Sabato-personnage qui accèdent à des endroits inimaginables qui
leur permettent de côtoyer les résurgences du passé colonial de l’Argentine, à
travers les éléments matériels tels que : « una escalera de grandes ladrillos

1149
TM, p. 56.
1150
Ibid., p. 66.
1151
« Contre-essentialisme et diversalité… », op. cit.

386
chatos de la época colonial », « paredes de grandes ladrillos coloniales », « un
farol de los que se usaban en la época del Virrey Ortiz 1152».
L’importance de la symbolique de l’eau et de la grotte nous interpelle
davantage dans l’œuvre de Sábato que nous qualifierions plutôt de « roman
urbain1153 ». C’est vers une grotte1154 que se dirige Fernando dans son parcours
initiatique décrit dans « Informe sobre ciegos »:
El fulgor intenso pero equívoco, como es característico de la luz
fosforescente […] bañaba un largo y estrechísimo túnel de carne, en que me
fue preciso trepar reptando sobre mi vientre. Tuve la impresión de que aquel
fulgor provenía de lo alto, que adivinaba como una gruta submarina. Fulgor
acaso producido por algas, semejante al que en las noches de los trópicos,
navegando en el mar de los Sargasos, había entrevisto mirando hacia las
profundidades oceánicas1155.

L’étymologie du mot « gruta » fournit en effet un certain nombre


d’éléments qui permettent de comprendre la polysémie de ce motif lié à la
vue1156. Durant son itinéraire initiatique dans Sobre héroes y tumbas, Fernando
se retrouve piégé dans un univers aquatique hostile:
No vi más, pero parecí despertar a una realidad que me pareció, o ahora me
parece, más intensa que la otra, una realidad que tenía esa fuerza un poco
ansiosa de las alucinaciones que se producen durante la fiebre. Estaba yo
sobre una barca y la barca se deslizaba sobre un inmenso lago de aguas
quietas, negras e insondables […] Más no podía pensar, aunque mantenía
una especie de vaga conciencia y de pesada memoria de mi infancia1157.

L’oscillation entre l’opacité et la transparence, lesquelles sont dotées


successivement d’attributs positifs et négatifs, rend compte de l’enracinement de
cette problématique au niveau du processus créateur. Rappelons que dans la
1152
AEE, p. 401-402.
1153
Les études portant sur l’œuvre de Sábato confirmerait la pertinence de cette dénomination : Karl Kohut
notamment désigne Sobre héroes y tumbas comme « roman de la capitale argentine (« novela de la capital
argentina »).Voir son étude « Sobre héroes y tumbas : la ciudad y la sensibilidad posmoderna », in Sobre héroes
y tumbas, Edición crítica, op. cit., p. 742.
1154
Sabato-personnage en répétant l’itinéraire initiatique de Fernando dans AEE se retrouve aussi dans une grotte
située dans les entrailles de Buenos Aires : “Caviló con vertiginosa lentitud sobre el horror de aquella caverna,
hasta que comprendió o creyó comprender que debía volver a los subsuelos de la calle Arcos”. AEE, p. 410.
1155
SHT, p. 430.
1156
Comme explique Lojo: « en latín specus : caverna, gruta, sima, cavidad, canal, aunque de origen algo
incierto, se vincula a specere (mirar, ver) palabra de la que derivan speculari, speculum (espejo), specularis
(vidrio, vidriera). El túnel y la caverna se relacionan, además en la imaginería del texto, con el vidrio que posee
capacidad de reflejar, y también – de manera implícita – con la caverna platónica sobre cuya pared tiemblan las
sombras (los pálidos reflejos) de los Objetos Ideales”, Sábato: en busca del original perdido, p. 23.
1157
SHT, 373.

387
conversation de Sabato-personnage avec son double, le mystérieux R., ce
dernier tourne en dérision la peur de l’abyme éprouvée par Sabato depuis sa
tendre enfance :
-Desde chico tuviste terror a las cuevas […]
-Entonces huiste hacia la luz, hacia lo límpido y transparente, hacia lo
cristalino y helado […] Luego se volvió a mí, y extendiendo su brazo
derecho y señalándome con su índice de modo amenazador me dijo:
- Hay que tener el coraje del retorno […] Y agarrándome de un brazo (yo
me sentía como un niño) me arrastró hacia un lugar en que había una gruta.
Entramos hasta que sentí bajo mis pies un barro cada vez más blando.
Entonces me forzó a agacharme y me ordenó meter las manos en aquella
ciénaga1158.
- Así – dijo.
Y luego agregó:
-Esto es sólo el comienzo1159”.

Pourtant l’écrivain-Sábato déclare ne pas craindre le côté obscur, présenté


comme élément inhérent de son travail littéraire dans Abaddón :
En el fondo, todos ellos tienen miedo, todos sin excepción rehúyen al
universo tenebroso […] Esto es confuso, lo sé, no tiene porque señalármelo.
Y a muchos les pareciera la fantasía de un delirante. Piensen lo que quieran:
a mí solo me preocupaba la verdad. Y, aunque de modo fragmentario, con
relámpagos que apenas me permiten vislumbrar en décimos de segundo los
grandes abismos sin fondo, intento expresarlo en algunos de mis libros1160.

L’expérience de l’inconnu, de l’épouvante, du vertige s’apparente à une


démarche initiatique, en vue de construire une identité créatrice, qui se réalise à
travers la « recherche d’origines, conflit créateur des contraires, itinéraire
initiatique (épreuves, libération des contingences et des déterminations, levée
des interdits et enfin métamorphose ou autogénération) 1161». Le héros, présenté
comme un alter-ego de l’auteur, doit accepter toutefois les risques que comporte

1158
Tout comme dans « Informe », l’imaginaire poétique de Sábato institue une correspondance entre le monde
souterrain (symbolisé par la grotte) et le monde aquatique. A travers l’image du marécage, l’eau apparaît sous
son aspect opaque, sombre, faisant référence à la clarté menacée de contamination, figurant l’imaginaire du mal.
En ce que le marécage renvoie à l’image de l’eau stagnante, bien éloignée des attributs de la transparence, il
préfigure l’accès à l’univers morbide voire moribond. Cette vision rejoigne celle de Glissant où l’univers marin
est loin d’être un synonyme de la transparence, étant donné que le monde sous-marin constitue un tombeau de la
traite négrière, d’où l’expression revenant souvent chez Glissant, « les boulets verdis » renvoyant au corps
humains gisant dans les profondeurs de la mer et balisant en quelque sorte l’itinéraire du trafic des esclaves.
1159
AEE, p. 271-272.
1160
AEE, p. 298.
1161
Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et mythe, Paris, Hachette, coll. « Contours littéraires », 2001, p.
56.

388
cette épreuve comme nous allons l’observer dans la suite de ce chapitre.
Fernando éprouve la sensation de ne plus appréhender le monde à travers son
seul regard :
detalles que aunque no pueda decir que los haya verificado con mis ojos
(dada la oscuridad que domina), los he presentido por mil indicios que
nunca nos dejan equivocar : un jadeo, una manera de gruñir, una forma de
chapotear1162.

Pour María Rosa Lojo, « el oído y el tacto confluyen en la ‘visión de la


ceguera’ como fuentes legítimas de la experiencia estética 1163». Fernando lit le
châtiment d’Œdipe comme un présage de son propre destin1164 ; pour avoir
voulu approcher la vérité dans sa recherche, il se voit condamné de la même
sorte que le héros mythologique, non seulement à la cécité 1165 mais aussi
« destinado(s) a la muerte por el fuego 1166». Il revient de son voyage dans les
abymes de l’inconscient « enceguecido y sordo, como un hombre emerge de las
profundidades del mar1167 ». Les éléments qui émaillent la description de
Fernando, « líquido caliente y gelatinoso1168 », « contracciones de aquella
carne », se réfèrent clairement à la vie intra-utérine. L’acte de « regressus ad
uterum » perpétué par Fernando se révèle ici comme une pénétration explicite
dans les entrailles, dans la matrice qui est décrite comme « resbaladizo y
sofocante túnel de carne». La condition de reptile qui lui échoit dans cette
pérégrination ne peut qu’annoncer sa future métamorphose en poisson : « a

1162
SHT, p. 425.
1163
Sábato : en busca del original perdido, op. cit., p. 281.
1164
Les spécialistes de son œuvre s’accordent quant à l’explication de la récurrence du motif de l’inceste et de la
cécité, en y voyant la réactivation du complexe d’Œdipe. Emir Rodríguez Monegal y Severo Sarduy, Mundo
nuevo, Paris, 1966, in Julia Constenla, Medio siglo con Sábato, op. cit., p. 126.
1165
Sabato-personnage, en continuateur de l’enquête de Fernando, se voit condamné à la cécité dans Abaddón
lors de son étrange métamorphose, en chauve-souris, qui tout comme celle de héros de Kafka passe inaperçue
pour son entourage : “Su vista había comenzado a debilitarse y entonces tuvo la repentina convicción de que ese
debilitamiento no era un fenómeno pasajero ni producto de su emoción, sino que avanzaría paulatinamente hasta
llegar a la ceguera total. Así fue: en pocos segundos más, aunque esos segundos le parecieron siglos de
catástrofes y pesadillas, sus ojos llegaron a la absoluta negrura […] y decido tratar de vivir de cualquier manera,
guardando su secreto, aun en condiciones tan horrendas”. AEE, p. 434.
1166
SHT, p. 411.
1167
Ibid., p. 435. Rappelons que Fernando accomplit son destin en toute conscience. Il réalise un fantasme,
nourri depuis son adolescence. Comme l’indique Blas Matamoro, “Fernando, en su iniciación en la ceguera,
cumple con un destino infantil […] quería ser Tiresias, el ciego que, entregando sus ojos, adquiría el don
profético, o sea el señorío del futuro”. “En la tumba de los héroes”, op. cit., p. 495.
1168
SHT, p. 430.

389
medida que ascendía en aquel resbaladizo y sofocante túnel de carne : mi cuerpo
se iba convertiendo en pez, mis extremidades se transformaban repugnantemente
en aletas, mi piel se cubría de escamas1169 ».
C’est dans cet aspect que les parcours initiatiques de Fernando et Mathieu
divergent. Le personnage-narrateur de « Informe sobre ciegos », ainsi que
Sabato-personnage dans Abaddón el exterminador subissent une métamorphose
qui traduit la symbiose avec les éléments qui les entourent. La perte d’identité
qui s’effectue dans l’acte initiatique est donc totale. Fernando, pour intégrer le
monde aquatique, se métamorphose en poisson, tandis que Sabato-personnage se
transforme en chauve-souris, ce qui revient aussi à se confondre avec l’univers
souterrain où il pénètre. L’élément aquatique, associé ici à la symbolique de la
femme/mère, signifie le retour aux temps archaïques que soupçonnait Fernando
au cours de son pèlerinage : « Me creí solo en el mundo y atravesó mi espíritu,
como un relámpago, la idea de que había descendido hasta sus orígenes1170». Les
sentiments contradictoires qui animent Fernando (« me sentí grandioso e
insignificante 1171») le font finalement réfuter cette prétention de « descubrir el
misterio central de la existencia1172». Le déplacement au sens spatial fait partie
de l’itinéraire de Fernando1173 dans le monde souterrain de Buenos Aires, ce qui
l’amène à se plonger dans les souvenirs de son lieu de naissance, Capitán
Olmos :
Sentí entonces, supongo que en sueños, el rumor del arroyo Las Mojarras al
golpear sobre las toscas, en la desembocadura del río Arrecifes, en la
estancia de Capitán Olmos. Yo estaba de espaldas sobre el pasto, en un
atardecer de verano, mientras oía a los lejos, como si estuviera a una

1169
Ibid., p. 430.
1170
SHT, p. 421.
1171
Ibid.
1172
Ibid.
1173
Plus que d’un itinéraire réel, il s’agit d’une sorte de reconstruction mentale d’une vision qui lui permet
d’atteindre des lieux inimaginables à partir du monde souterrain de la mégalopole portègne. Le recours à
l’anabase et à la catabase est visible aussi dans le parcours de Sabato-personnage : « Bajaron por escalones de
ladrillos, sintiéndose poco a poco la fresca humedad de los subsuelos de tierra […] Comenzaron así otro
descenso, pero esta vez por una escalera de grandes ladrillos chatos de la época colonial, semiderruidos por más
de doscientos años de humedad”. “El ascenso fue infinitamente más dificultoso que el descenso, porque el
sendero era resbaladizo y de pronto sentía pavor de deslizarse hacia aquel abismo cenagoso que adivinaba”.
AEE, p.401-405.

390
distancia remotísima, la voz de mi madre que, como ésa era su costumbre,
canturreaba algo mientras se bañaba en el arroyo1174.

Fernando interroge son rapport à la réalité à deux reprises, au début et au


retour de son voyage initiatique : il déclare avoir accédé à une réalité qui lui a
paru « plus intense » (« una realidad […] más intensa que la otra ») :
En el momento en que desperté (por decirlo de alguna manera) sentí que
abismos infranqueables me separaban para siempre de aquel universo
nocturno: abismos de espacio y de tiempo. Enceguecido y sordo, como un
hombre que emerge de profundidades del mar, fui surgiendo nuevamente a
la realidad de todos los días. Realidad que me pregunto si al fin es la
verdadera1175.

L’indistinction qui s’opère entre ce qui relèverait, selon le personnage,


d’une expérience « réelle » et ce qui appartiendrait au registre onirique, se
perçoit dans le discours de Fernando. Le parcours initiatique se dérobe à toute
dénomination logique, malgré les efforts de Fernando pour rendre son récit
précis et cohérent :
a partir de ese instante ya no sé discernir entre lo que sucedió y lo que soñé
o me hicieron soñar, hasta el punto que de nada estoy ya seguro […] pero
todo lo demás, desde ese accidente, lo recuerdo con lucidez febril1176.

Le mot « vértigo » est employé par le personnage-narrateur de Informe


sobre ciegos, Fernando, lorsqu’il décrit les sensations que lui procure son
contact avec le monde inconnu. En plus de désigner l’état second qui met le
personnage face à la multiplicité des événements, la figure de « vertige » semble
fonctionner comme une métaphore filée métatextuelle. Elle sous-entend le
foisonnement des événements affranchis de la logique spatio-temporelle car
personne ne peut prétendre à s’imposer face à la puissance du vertige et du
tourbillon1177. La chronologie se voit de fait abolie, le personnage peut en

1174
SHT, p. 421-422.
1175
SHT, p. 435.
1176
SHT, p. 421.
1177
Tomasz Burek insiste sur la vision du roman chez Sábato qui débouche nécessairement sur la volonté
totalisante de son écriture, en proie au tourbillon : « Hay pues que ofrecer la totalidad, el mundo con sus
entrelazamientos mutuos, ramificado, con su superestructura de muchos altos, la incalculable realidad que se
amontona y forma un torbellino en derredor de su propio e invisible eje ». “Sobre héroes y tumbas, torbellino de
realidad (Borges, motivo clave de la dialéctica sabatiana)”, in Vazquéz-Bigi (éd.), Sábato: la épica dadora de
eternidad, op. cit., p. 125.

391
l’espace d’une seconde revoir son itinéraire, comme Fernando qui déclare, (« en
aquel último tramo de mi ascenso »), avoir vu défiler devant lui :
rostros que parecían contemplarme, escenas de infancia, ratas en un granero
de Capitán Olmos […] un molino de viento en la estancia de mis padres1178.

C’est au travers de ce vertige qui donne la sensation du tourbillon,


emportant tout indistinctement sur son passage, que le héros peut accéder à une
temporalité sacrée. Relatant son voyage, Fernando succombe à ce fantasme de
« illo tempore »1179 qui trouve sa source dans la « nostalgie de la perfection des
commencements1180 » qui caractérise l’accès à la condition sacrée.
L’instauration du temps sacré qui est « par sa nature même réversible1181 », selon
Mircea Eliade, permet une condensation vertigineuse des évènements qui
perdent leur chronologie linéaire. Le narrateur de « Informe » s’aperçoit en effet
de la dimension intemporelle de son expérience qui échappe à toute logique :
En aquel antro no había ni día ni noche, todo fue una sola pero infinita
jornada. Asistí a catástrofes y torturas, vi mi pasado y mi futuro (mi
muerte), tuve edades geológicas, creo recordar un turbulento paisaje con los
arcaicos helechos recorrido por pterodáctilos1182.

Comme il a été constaté, la mer ne peut que produire des sentiments


ambivalents chez les héros de Glissant, ce qui se manifeste, à la fois, par un
mouvement de répulsion qui traduit la peur et l’angoisse ataviques liées au
souvenir de la traite et par une fascination pour cet élément qui lie les deux
côtés, le « pays d’avant » et le pays de « maintenant ». Il ne serait pas insensé
d’attribuer cette même symbolique matricielle de la mer et du bateau à l’œuvre
de Sábato, ou plus généralement à la construction identitaire argentine, en vertu
d’un dicton populaire qui désigne métaphoriquement les origines de sa

1178
SHT, p. 430.
1179
Rappelons que dans Abaddón el exterminador, Sabato-personnage décrit son aventure initiatique qui le mena
aux passages souterrains de Buenos Aires, où il ressentit le même rapport à la temporalité que décrivait
Fernando : « Llevaban ya caminando más de media hora, aunque le era difícil estimar con exactitud el lapso,
porque en aquella realidad el tiempo no se le aparecía con los ritmos de la vida normal y de la luz. En cierto
sentido, aquella marcha silenciosa y delirante se le ocurría eterna ». AEE, p. 401.
1180
Mircea Eliade, Sacré et profane, Paris, Gallimard, 1963, p. 59.
1181
Ibid., p. 80.
1182
SHT, p. 434.

392
population : « Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas
et les Argentins des bateaux». Le dicton fait référence au repeuplement de ce
pays à travers l’arrivée des premiers esclaves africains au XVII ème siècle, les
« migrants nus »1183, et l’immigration massive, les « migrants domestiques », en
provenance d’Europe au XIXème siècle.
Chez Sábato, il est possible d’interpréter l’élément aquatique, la mer, qui
fait son irruption inattendue dans le roman urbain par excellence, comme le
chaînon manquant de la construction identitaire argentine. Il s’agit du premier
voyage à travers l’océan qui fait référence aux Africains, déportés vers Río de la
Plata à partir du XVIIème siècle, qui ont participé activement à la construction
identitaire du pays ; un fait souvent oublié, dénié ou passé sous silence1184
(Sábato mentionne ce déni). Il est tentant de voir dans ce retour inconscient,
atavique, de Fernando attiré vers les profondeurs marines une analogie avec ces
deux voyages qui ont donné lieu à une identité argentine composite. C’est
probablement sa mémoire de « poète », celui qui revient de loin, qui lui permet
de découvrir les secrets palpitants dans l’obscurité et dans le déni dont l’identité
argentine a voulu se défaire à travers la pratique de l’altérité négative. La
métamorphose d’Alejandra en divinité à la peau noire serait peut-être à
interpréter comme le retour du refoulé, rappel d’une des racines identitaires du
pays.
La dimension à la fois personnelle et collective de ce voyage initiatique à
charge du personnage-écrivain dans une œuvre romanesque permet d’envisager
le recours à ce schéma comme l’itinéraire de l’élaboration de l’identité littéraire
chez Glissant et Sábato. En suivant les parcours initiatiques, présents dans

1183
Glissant opère une distinction entre trois sortes de migrants dans les Amériques : le « migrant armé » qui est
aussi nommé « migrant fondateur », le « migrant familial » ou « domestique » et le « migrant nu » qui à la
différence de deux précités est « celui qu’on a transporté de force sur le continent » et qui arrive dépouillé de
tout, même de sa langue. IPD, p. 14.
1184
Des travaux récentes dans ce domaine tentent de combler les lacunes de cette construction identitaire formée
à partir du principe d’exclusion, les chercheurs tels que Dina C. Piccotti, Daniel Schávelzon , entre autres, ont
tracé la voie pour inciter à s’interroger sur l’identité composite de l’Argentine sans négliger toutes ses
composantes.

393
différentes parties de leurs macrotextes, il est possible d’interroger la manière
d’investir ces scénarios initiatiques dans le contexte des littératures argentine et
antillaise pour en observer les réalisations, adaptations ou subversions.
Tout comme pour Mathieu, dont la quête passe par le retour au lieu
d’origine, situé sur la morne Bezaudin à Sainte-Marie, Fernando dans sa
pérégrination revient sur les souvenirs de son enfance à Capitán Olmos, tandis
que Sabato-personnage après avoir répété à quelques détails près le parcours de
Fernando se retrouve dans sa maison de Santos Lugares. Ces références font
partager encore une fois entre le personnage et son auteur les circonstances
biographiques, Bezaudin étant le lieu de naissance de Glissant, et Capitán
Olmos un endroit fictif attribué comme lieu de naissance à Sabato-personnage
dans Abaddón.
Malgré les efforts conjugués de tous les personnages qui peuplent le
macrotexte de Glissant, essayant d’élucider le mystère de leur origine qui se
perd dans la nuit des temps, ces tentatives se soldent par un échec1185 qui met en
relief l’importance de se tourner vers l’avenir. De là vient probablement la
valorisation positive de l’utopie comme moteur du changement et de
l’optimisme, en dépit des expériences traumatiques auxquelles renvoie le passé.
Le retour à l’origine devient davantage une métaphore de l’écriture en
prise avec l’intertexte romantique, dont la fonction reste à déterminer.
L’itinéraire initiatique des personnages dans l’œuvre de Glissant et de Sábato est
placé sous le signe de multiples déplacements, qui mobilisent une topographie
réelle et virtuelle dans laquelle se meuvent les protagonistes en quête des
origines. Cette démarche vise à résoudre de manière symbolique la
problématique de l’acte de création qui advient par la fréquentation de l’obscur,
synonyme d’approche poétique du monde. La référence implicite aux récits

1185
Glissant préconise une autre façon de concevoir ce « retour à l’origine ». Pour ce faire, il préconise « le
retour au lieu », « non pas retour au rêve d’origine, à l’Un immobile de l’Etre, mais retour au point d’intrication,
dont on s’était détourné par force ; c’est là qu’il faut mettre en œuvre les composantes de la Relation, ou
périr1185 ». Ibid., p. 57.

394
mythiques, tout comme au modèle de « bildungsroman », qui se dévoile par le
recours à la thématique de la quête du héros et de son initiation, figure en
palimpseste de leur écriture. A l’instar de la parole mythique, l’écriture permet
de « s’éprouver et de se construire autre » dans la mesure où « le sujet écrivant
se fait dans ce qu’il écrit et ce qu’il écrit le modèle 1186».

2. Scénographie thanatographique chez les personnages de Glissant et de


Sábato.

La mort qui attend le héros à la fin de son parcours initiatique, la mort à la


condition profane, se révèle une condition nécessaire pour accéder à la vie
spirituelle, à la connaissance. Il convient de préciser, que “la palabra tumba
designa un útero al revés”1187, “también es una suerte de túnel1188”.
La mort1189 se révèle une voie alternative de l’accès à l’origine, à la mère,
qui s’opère par le retour du corps à la terre, cette terre matrice, utérus:
la experiencia extrema de la continuidad del ser, el ingreso en el centro que
linda con la muerte, se obtiene bajo otra forma, y en situaciones
metamórficas que corresponde al modo fantástico […] la entrada de
Fernando en la cloaca, en la cueva, y sus metamorfosis 1190.

Fernando et Mathieu semblent connaître leur destin à l’avance ;


l’assurance qui se lit à travers leurs discours confirme l’inéluctabilité de cet
événement accepté par les deux héros comme nécessaire pour accomplir leur

1186
Ibid., p. 7.
1187
Nous retrouvons cette equation chez Mircea Eliade lorsqu’il parle d’un cycle humain: “el ciclo humano va
desde la tumba de la matriz (nacimiento) hasta la matriz de la tumba (muerte)”. Mircea Eliade, Lo sagrado y lo
profano, Madrid, 1967, p. 41. Blas Matamoro signale dans son article un lien entre le tombeau et l’uterus,
« conforme al mito de la tierra madre a cuyo vientre debemos la vida”. “En la tumba de los héroes”, in
Cuadernos hispanoamericanos, n°391-393, Madrid, 1983, p. 494.
1188
« Por una novela novelesca y metafísica », in Medio siglo con Sábato, op. cit., p. 124.
1189
Chez María Rosa Lojo et Blas Matamoro, le voyage initiatique de Fernando est interpreté en termes de
catabasis. Blas Matamoro précise à ce sujet : “Sobre héroes y tumbas puede leerse como una gran catábasis, un
viaje al mundo inferior de los muertos (mundo, por lo tanto, fundamental y sagrado), que está señalado en el
propio título, donde se alude a la tumba de los héroes, espacio sepulcral donde yacen los héroes muertos de la
antigüedad argentina y los héroes de la muerte, del Tánatos, de la necrofilia, de la corrupción y de la disolución.
Es un mundo sombrío dominado por la ceguera, un mundo maternal y más extensamente, uterino y femenino,
mundo de la indiferenciación en que las formas extremas del escenario mundanal, el cuenco materno y la
sepultura se sintetizan. Blas Matamoro, « En la tumba de los héroes », in Sobre héroes y tumbas, Edición crítica,
op. cit., p. 981.
1190
Sábato : en busca del original perdido, op. cit., p. 232.

395
destin. Fernando Vidal Olmos, en tant que macronarrateur et narrateur
autodiégétique dans « Informe », fait à plusieurs reprises référence à son avenir
proche. Ces allusions empreintes de caractère prophétique anticipent son destin :
“una pesadilla que sé ha de terminar con mi muerte1191, porque recuerdo el
porvenir de sangre y fuego que me fue dado contemplar en aquella furiosa
magia1192”. Le protagoniste choisit d’aller au bout de cette quête, conscient de
son destin :
También sé que mi tiempo es limitado y que mi muerte me espera. Y cosa
singular y para mí mismo incomprensible, que esa muerte me espera en
cierto modo por mi propia voluntad, porque nadie vendrá a buscarme hasta
aquí y seré yo mismo quien vaya, quien deba ir, hasta el lugar donde tendrá
que cumplirse el vaticinio. La astucia, el deseo de vivir, la desesperación me
han hecho imaginar mil fugas, mil formas de escapar a la fatalidad. Pero
cómo nadie pueda escapar a su propia fatalidad ?1193.

Tandis que chez Sábato cette symbolique est fidèle aux rites initiatiques et
accorde une place importante au contenu mythique, chez Glissant le
soubassement de la proximité tragique entre celle qui donne la vie et l’image de
la mort relève davantage d’une réalité extratextuelle. Dans Malemort, il est
question d’un « ventre en tombeau 1194», cette expression instaure une relation
de proximité entre la vie et la mort qui se côtoient dans l’univers claustrophobe
du bateau négrier et ensuite dans l’espace clos de la plantation. La
réappropriation de la matrice identitaire devient dès lors envisageable à travers
la mort qui s’apparente dans cette symbolique commune à un « utérus à
l’envers ». La cale est systématiquement désignée comme « ventre », il s’agit
presque d’une récriture synonymique qu’établit le macrotexte afin d’habituer le
lecteur à cet imaginaire de la souffrance humaine, à travers la proximité
instaurée entre ces deux motifs. La proximité lie symboliquement l’image de la

1191
L’œuvre revient sur son début mystérieux qui à travers la prolepse décrivait, dans l’ « Information
liminaire » du roman, le meurtre commis par Alejandra sur son père.
1192
SHT, p. 435.
1193
Ibid., p. 435-436. Ces dernières paragraphes répondent en écho à l’incipit de son rapport : « Cuando empezó
esto que ahora va a terminar con mi asesinato. Esta feroz lucidez que ahora tengo es como un faro y puedo
aprovechar un intensísimo haz hacia vastas regiones de mi memoria 1193. SHT, p. 283.
1194
Malemort, p. 64.

396
mère/mer, par une référence utérine dont les images abondent: la cale, la grotte.
La cale du bateau négrier, cette matrice du futur être antillais transplanté de sa
terre d’origine s’avère le lieu de la souffrance et de la mort par excellence, car le
passage outre-Atlantique n’est pas une invitation à une vie nouvelle mais
s’ouvre vers l’inconnu. Il est intéressant à ce titre d’évoquer un rêve surréaliste
dans La case du commandeur qui décrit la pénétration des personnages dans les
entrailles du poisson1195, l’image qui sert à désigner métaphoriquement la cale
du bateau négrier. L’un des visages multiples de la mise en abyme textuelle sert
ici d’appui pour signaler métatextuellement la folie qui s’empare des êtres et du
langage dans le contexte postcolonial :
Ozonzo tout en maladresse avait adapté le conte pour l’enfant disant que :
« A ce qui paraît qu’il y avait un gros poisson si gros si gros que la terre
entière entrait dedans […] on n’a rien dit de son ventre1196 pour la cause que
pas un n’était entré dedans pour ressortir. Mais un jour, j’ai roulé dans la
larme de l’océan ; je suis entré dans son boyau, et me voici pour te dessiner
le monument. Qui l’eut cru ? Nul n’eût cru. Il était si noir dans son boudin
[…] mais j’avais porté les bésicles de l’aurore astrale […] et comme ça j’ai
vu à l’aise dans le poisson […] Eh bien bon, la trappe que tu vois au fond,
elle te jette dans le plus bas […] on a mis là tous ceux qui sont marqués pour
le déportage […] dans le boyau du poisson, tu ne peux pas lever, asseoir,
marcher, tu es roulé dans le caca. Tu comptes la nuit, comme qui dirait sans
séparer ni un de deux de deux cents millions […] j’ai vu dans le dedans du
poisson, plus clair que les noirs profonds où il navigue comme l’abîme qui
traverse la nuit 1197.

1195
Dans ce conte intervient à la fois le palimpseste biblique (référence au prophète Jonas qui a passé trois jours
dans le ventre du monstre marin) ; les références mythiques (régression dans l’indistinct primordial dont parle
Mircea Eliade) et le contexte historique (la Traite negrière).
1196
Remarquons le rapprochement entre cette description et la symbolique de la pénétration dans le ventre d’un
monstre signalée par Eliade : « Pénétrer dans le ventre d’un monstre équivaut à une régression dans l’indistinct
primordial, dans la Nuit cosmique. La mort initiatique réitère ce retour exemplaire au chaos pour préparer la
nouvelle naissance ; on assiste à une crise totale, conduisant parfois à la désintégration de la personnalité. On
peut homologuer la folie qui en découle à la dissolution de la vieille personnalité qui fait suite à la descente aux
enfers ; chaque aventure initiatique finit par créer quelque chose ; on descend dans le ventre d’un géant pour
apprendre la science, la sagesse, cela aussi symbolise la régression dans la nuit cosmique et dans les ténèbres de
la folie où toute personnalité est dissoute ; alors on comprend pourquoi les morts sont omniscients et connaissent
aussi l’avenir ». Mircea Eliade, op. cit.
1197
CC, p.59-60. Nous rapportons la suite de ce conte mis en abîme dans La case du commandeur : « Donc, il y
avait deux frères pour un seul jardin […] Alors chantant il prend dans sa gueule le frère endormeur aussi bien
que la femme enlacée, chantant il porte dans son boyau le frère endormi et la cause trahie. Eh bien bon, quel était
ce pays d’où les deux frères sont partis […] C’est à partir de ce trou débandé que déferla sur nous la foule des
mémoires et des oublis tressés, sous quoi nous peinons à recomposer nous ne savons quelle histoire débitée en
morceaux […] Pendant ce temps le poisson-chambre est reparti dans les profonds. Il navigue dans le noir des
mers, où les noyés sont alignés. Les noyés portent le poids de boulets attachés à leurs cous. Le poisson-chambre
a pris la couleur du noir des précipices. Tu ne le vois pas dans la mer qui est sa peau vivante. Donc un jour je
suis tombé dans la mer, je fascinais la lune pour déchiffrer son ramage, et mon pied a dérapé. J’ai roulé dans la

397
Les emprunts aux scénarios initiatiques de la mort et de la nouvelle
naissance, subvertis par Glissant, lui permettent d’élaborer son propre mythe des
commencements à l’usage de la société antillaise née de la transplantation, dont
la gestation commence avec ce voyage initiatique à travers l’océan dans « la
barque ventrue » ou comme dans l’exemple précité dans « les boyaux du
poisson-chambre », une image censée représenter de manière métaphorique les
étapes de la traite négrière. L’horreur de ce scénario initiatique réadapté au
contexte antillais dépasse les scénarios initiatiques répertoriés par Mircea Eliade
chez les différents peuples. Les éléments qui s’apparentent au rite initiatique de
« descente aux enfers » servent chez Glissant à décrire une réalité
historiquement attestée, car lorsque les déportés pénétrent dans le « ventre du
bateau négrier », ils descendent littéralement aux enfers.
Dans cette perspective, quoi de plus étonnant que cette référence à
Thanatos pour décrire la scénographie des romans de Glissant et de Sábato,
hantés à l’instar des revenants, par les horreurs de l’histoire et l’omniprésence de
la mort et de la torture dont l’écriture se fait le témoin. Papa Longoué met en
évidence la symbolique de la mort comprise comme un passage vers la
connaissance1198 :
la mort est le passage, il n’y a pas d’ordre dans le passage, le passage est
bouleversé, il déroule, même s’il mène à la connaissance, - c’est un désordre
un maelström un capharnaüm1199.

Leurs récits s’inscrivent dans la scénographie « thanatographique »


(« expression écrite de [l]a mort prochaine1200 »), terme que nous empruntons à

deuxième larme de l’Océan où le poisson-chambre m’aspirait ». La même sensation s’empare de Fernando


lorsqu’il décrit sa pénétration dans les entrailles du poisson : « Mi cuerpo-pez apenas podía ya deslizarse […]
eran las contracciones de aquella carne que me apretaban las que me succionaban hacia lo alto ». SHT, p. 430. Il
est intéressant d’observer ces ressemblances formelles entre les deux description, tributaires de l’intertexte
biblique et mythique, dont la fonction diverge perceptiblement chez Glissant et chez Sábato.
1198
Nestor’o qui meurt éveillé dans Ormerod, accède comme Mathieu à cette vision sans limites : « de caye en
caye » : « Nestor’o éprouve des bouleversements qui lui permettent d’apprécier le changement profond autour de
lui, le caravanage sempiternel de toutes les présences, de toutes les durées, sous les apparences de la réalité
stagnante et de la misère de l’esprit. Il ne tombe pas dans la chose passé, il estime le change et l’échange, d’hier
à demain. Il s’accorde aux histoires les plus folles du pays, soit cachées ou détournées ». Ormerod, p. 359.
1199
TM, p. 133.

398
Daniel Castillo Durante. Chez Glissant et Sábato, les parcours initiatiques
correspondent, comme nous l’avons observé, aux mythèmes fondamentaux qui
décrivent les « rites de passage ». Cette expérience débouche sur la construction
de la posture littéraire qui se place sous l’égide de la poésie. María Rosa Lojo
désigne, à juste titre, l’aventure de Fernando comme la représentation d’une
aventure poétique :
mimetización simbólica de la experiencia creadora; acceso agónico por
el/los dobles, a lo Uno invisible. La pérdida del sentido de lo cotidiano, de la
conciencia de las grandes y decisivas divisiones en que el hombre debe
vivir, implica el acceso a una dimensión que las supera porque las
ignora1201.

L’itinéraire de Fernando, confronté aux forces de la nature, condamné à


côtoyer l’univers originel aquatique et souterrain, serait à rapprocher du
parcours initiatique nécessaire pour pouvoir accéder à une vision autre de
l’univers et, par conséquent, à l’écriture. Ces expériences concourent à la
réactivation du mythe de poète-maudit dont nous allons analyser la portée dans
la suite de ce chapitre.

3. Naissance du poète.

La mort du héros constitue une condition sine qua non du passage à une
condition sacrée. Pour que le parcours initiatique soit porteur de valeurs
positives, il faut que le héros renaisse. Peut-on considérer que
l’accomplissement du parcours initiatique a permis au personnage, alter-ego de
l’auteur, d’accéder à la connaissance qu’il donne en offrande au lecteur, et que
c’est en ce sens qu’il renaît ? Dans quelle mesure ces représentations du
processus de l’écriture s’inscrivent dans un scénario auctorial de la malédiction
littéraire et en quoi la posture de l’auteur réactive le mythe du poète maudit ?

1200
Daniel Castillo Durante, Les dépouilles de l’altérité, Montréal, XYZ Editeurs, coll. « Documents », 2004, p.
44.
1201
Sábato : en busca del original perdido, op. cit., p. 275-276.

399
Est-ce que ces scénarios seront utilisés de la même manière chez les deux
auteurs ou bien la malédiction littéraire, qui accroît le sentiment de manque de
légitimité, servira-t-elle à mettre en exergue des problématiques différentes chez
Glissant et chez Sábato ?
Comme l’indique José-Luis Diaz, l’adoption d’une posture est
accompagnée d’une scénographie auctoriale qui donne à voir l’ensemble des
scénographies auctoriales collectives ou personnalisées, changeantes en fonction
des époques, qui s’offrent à l’écrivain en lui permettant de les adopter/adapter
ou réajuster en fonction de son contexte. Tout d’abord, l’adoption de la
scénographie auctoriale de la malédiction littéraire, empruntée au répertoire
romantique, n’est pas étonnante au vu des généalogies littéraires respectives de
Glissant et de Sábato, étudiées précédemment. Le mythe du poète-maudit a
donné maints avatars au cours de différentes époques de l’histoire littéraire.
Comme le rappelle Claude Abastado1202, ce mythe s’est constitué à l’époque du
romantisme, donnant lieu à différentes variantes et représentations du poète.
Il est en effet intéressant d’observer les réadaptations qu’il subit chez
Glissant et Sábato en accord avec le contexte de leurs littératures. Que reflète
cette malédiction littéraire en rapport avec leur position dans le champ littéraire
ou avec la position des dominés qu’ils occupent ?

3.1. La réactivation du mythe du poète-maudit chez Sábato.

La prégnance du mythe du poète-maudit qui se révèle à travers les rites


initiatiques et la scénographie thanatographique nous renseigne sur sa relative
malléabilité. Il est possible en effet d’envisager le sacrifice du héros comme un
acte qui conditionne la naissance du poète. Nous partageons l’opinion de María
Rosa Lojo lorsqu’elle déclare à propos de la signification de ce sacrifice extrême
qu’est la mort du héros :

1202
Mythes et rituels de l’écriture, op. cit., p. 58-84.

400
morir como hombre es tal vez, en este sentido, transmigrar a otra forma que
permita el contacto directo con lo tenebroso, y de algún modo, resucitar
como escritor, como ciego-vidente1203.

Le mythe orphique1204 sous-tend la posture de Fernando, en ce qu’il « lie


le ‘poétique’ à une exigence de disparaître qui dépasse la mesure, il est un appel
à mourir plus profondément, à se tourner vers un mourir plus extrême 1205 ».
Fernando se positionne dans « Informe sobre ciegos » dans la lignée des poètes
maudits1206, dotés d’une éthique du sacrifice et d’accents messianiques.
Fernando recourt en effet à l’archive posturale des poètes maudits, proposant
une généalogie littéraire et une tradition dans laquelle lui-même s’inscrit en
poursuivant la tâche sacrificielle de ses prédécesseurs. Le sceau
d’exceptionnalité dont s’entoure le personnage ainsi auto-représenté se confirme
par le fait qu’il partage le destin de quelques rares mortels qui ont pu aller aussi
loin dans leur dépassement de la condition profane. La posture de Fernando
converge ici avec la posture de Sabato-personnage dans Abaddón. Nous
pouvons d’ailleurs étendre la portée de ce mythe à la posture littéraire de Sábato,
qui fait référence à la figure d’Orphée1207. Sa prégnance est visible dans les
éléments constitutifs de ce mythe empruntés par Sábato, à travers la récriture

1203
Ibid., p. 89.
1204
L’analyse pertinente de la figure d’Orphée faite par Blanchot, nous révèle la signification profonde de sa
posture : « par Orphée, il nous est rappelé que parler poétiquement et disparaître appartiennent à la profondeur
d’un même mouvement, que celui qui chante doit se mettre tout entier en jeu et, à la fin, périr, car il ne parle que
lorsque l’approche anticipée de la mort, la séparation devancée, l’adieu donné par avance effacent en lui la
fausse certitude de l’être, dissipent les sécurités protectrices, le livrent à une insécurité illimitée […] Orphée est
le signe mystérieux pointé vers l’origine, là où ne manquent pas seulement la sûre existence, l’espoir de la vérité,
les dieux, mais où manque aussi le poème, où le pouvoir de dire et le pouvoir d’entendre, s’éprouvant dans leur
manque, sont à l’épreuve de leur impossibilité. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, coll. « Folio essais »,
Paris, Gallimard, 1955, p. 205.
1205
Ibid.
1206
Fernando s’auto-représente en continuateur de ces poètes-maudits : « y, sobre todo, aviso para los que
después de mi y leyendo este Informe decidan emrender la búsqueda y llegar un poco mas lejos que yo. Tan
desdichado precursor como Maupassant (que lo pago con locura), como Rimbaud […] y como tantos otros
anomnimos héroes”. SHT, p. 411; “así pues, en aquella vasta caverna, entreveía por fin los suburbios del mundo
prohibido, mundo al que, fuera de los ciegos, pocos mortales deben de haber tenido acceso, y cuyo
descubrimiento se paga con terribles castigos […] y leyendo como simple pasatiempo los relatos truncados de
algunos de los que acaso llegaron a penetrar en el mundo prohibido, escritores que terminaron también como
locos o como suicidas (como Artaud, como Lautréamont, como Rimbaud), y que por lo tanto solo merecieron la
condescendiente mezcla de admiración y desdén que las personas grandes sientes por los niños”. Ibid., p. 425.
1207
Voir à ce sujet l’étude de Daniel-Henri Pageaux dans Ernesto Sábato: la littérature comme absolu, Paris,
Editions Caribéennes, 1988.

401
intertextuelle : tout comme Orphée, Fernando et Sabato-personnage descendent
aux enfers pour ensuite en revenir et donner leur témoignage. Cette posture a été
reconnue en dehors de son œuvre : « también socialmente es reconocido como el
que descendió a los infiernos y vuelve para contar, como poeta-profeta1208 ».
L’exemple cité démontre l’effet rétroactif de la posture littéraire. C’est sa
composante discursive, l’ethos auctorial, qui exerce l’influence sur la perception
extratextuelle de l’auteur.
La descente aux enfers de Fernando, dans Sobre héroes y tumbas, présente
deux mouvements dialectiques : l’appel à l’inconscient et à la folie qui s’empare
du personnage est tempéré par l’esprit critique, lucide qui lui permet de décrire
de manière objective son parcours, afin d’attester la véracité de sa démarche et
de son expérience. Le discours de Fernando qui sombre dans l’inconscient n’est
pas exempt de lucidité théorique, qui l’incite à garder la distance avec les
expériences relatées. C’est à travers ce mélange que l’œuvre convoque un autre
élément du répertoire mythique. Il s’agit de la dialectique folie/lucidité, qui n’est
pas posée en termes contradictoires, et qui emprunte au schéma de l’initiation
poétique, de manière implicite, le droit de s’abreuver aux deux sources : Lethé et
Mnemosyné1209. C’est cette deuxième source (de la mémoire) qui lui permettra
de conserver le souvenir de sa descente dans l’inconscient durant son parcours
pour en porter témoignage. C’est en ce sens que Daniel-Henri Pageaux voit
l’expérience de Fernando et plus généralement la conception de l’art chez
Sábato comme « une véritable figuration du mythe d’Orphée, qui fut le premier
homme à descendre aux enfers pour ‘racheter’ et pour ‘témoigner’ 1210», deux
notions que nous retrouvons fréquemment dans le métadiscours de Sábato.
La coexistence de deux langages (le langage délirant, visionnaire côtoie
un langage lucide, analytique) réaffirme la posture du poète visionnaire et par là

1208
Sábato o la moral de los Argentinos, op. cit., p. 126.
1209
La réactivation de ce topique chez Sábato est signalée par María Rosa Lojo dans Sábato : en busca del
original perdido, op. cit., p. 274-275.
1210
« Roman-confession », in Daniel-Henri Pageaux (collectif dirigé par), Ernesto Sábato, Paris, Harmattan,
coll. « Classiques pour demain », 1992, p. 29.

402
même la place de l’intuition poétique comme outil pour regarder le monde. Le
fait de mettre en relation ces deux approches, a priori incompatibles, traduit la
posture de l’auteur déchiré entre la « tentation de la science » vers laquelle il est
porté de par sa formation, et les pulsions créatrices liées à son inconscient.
Chez Sábato, la coexistence d’éléments appartenant au registre du
fantastique, empruntés à l’imaginaire onirique et surréaliste, et d’un esprit
logique, scientifique ne semble pas gênante. Cette approche apparaît comme un
moyen d’accéder à une connaissance plus profonde des choses. C’est aussi une
posture de rupture complète avec le monde scientifique face à la désillusion de
Sábato1211. Il parle d’ailleurs de la littérature et de la science dans leur rapport à
la connaissance, dans Hombres y engranajes: “El arte y la literatura, pues, deben
ser puestos al lado de la ciencia como otras formas del conocimiento 1212”. Il
semble que l’intertexte surréaliste y est pour beaucoup dans cette esthétique qui
met en scène la folie et la vision prophétique. Cette posture, qui appartient à
l’archive posturale du romantisme, subit dans son œuvre des réévaluations et des
modifications en vue de l’adapter au contexte contemporain. La malédiction
littéraire s’accompagne chez Sábato des motifs de la persécution qu’il a subie à
cause de son œuvre et de ses activités extralittéraires ; elle n’est pas non plus
exempte de références à son itinéraire artistique semé d’embûches et à son
sentiment d’illégitimité éprouvé à ses débuts en littérature. Il faut noter
également l’extension de cette posture qui s’opère chez Sábato. Le mythe du
poète est dissocié de l’investissement générique, et signale par extension la
manière d’appréhender le monde dans une œuvre littéraire, indépendamment de
son appartenance générique.

1211
Dans un chapitre de AEE, « Seguía su mala suerte, era evidente » apparaît une sorte de bataille entre deux
postures contradictoires assumées par Sábato. Un plaidoyer pour les forces irrationnelles provoque la risée de
l’interlocuteur de Sabato-personnage, qui trouve sa théorie sur la voyance et la prophétie incompatible avec son
parcours de scientifique: « -Una teoría ? Qué interesante. Aceptando las premoniciones supongo. –Eso es. – Muy
raro, tratándose de un físico. – Ex físico. – Para el caso es lo mismo. Se ha pasado años estudiando relatividad,
epistemología”. AEE, p. 136-150. Sábato y expose sa théorie du rêve et de la vision accessibles notamment aux
fous et aux artistes, ce en quoi il renie sa formation scientifique et se place dans la lignée des poètes visionnaires
héritée du romantisme.
1212
Hombres y engranajes, p. 258.

403
La confrontation des scénarios initiatiques empruntés à la mythologie
avec les apports de la philosophie occidentale fait naître une perception
intéressante et innovante au niveau de la vision du monde chez Sábato qui ne
recule pas devant une synthèse des apports hétérogènes dans le but
d’appréhender le monde. Dans ce sens, nous pouvons dire que les scénarios
initiatiques miment la gestation d’un créateur, qui se représente à travers sa
posture de prédilection pour décrire son rapport au monde. Cette perception de
l’artiste réactive à son tour « toute une série de topoï et des figures figées dont le
but pourrait être de légitimer le rôle supérieur de l’art au sein d’une société en
voie de dégradation de ses valeurs fondamentales1213 ».

3.2. Glissant-poète avant tout.

Interviewé par Lise Gauvin qui l’interroge sur le rôle de l’écrivain,


Glissant répond en substituant le mot « poète » à celui d’ « écrivain »1214. Le
glissement qui s’opère au détriment de la désignation « écrivain », loin d’être
anodin ou relever d’un lapsus, en dit long sur le rapport qu’il entretient avec
l’écriture, démontrant clairement la posture privilégiée dans son approche de la
littérature et du monde. Cette conception correspond d’ailleurs à sa généalogie
littéraire où Glissant, reprenant l’expression de Faulkner, s’inscrit dans la lignée
des « poètes ratés », ceux qui essaient de réaliser dans le roman ce qui n’a pas pu
être réalisé par la poésie, aux côtés d’écrivains tels que Kafka, Joyce et
Faulkner. Au cours de l’entretien accordé à Philippe Artières, Glissant
développe sa conception du poète qui « possède une clairvoyance car il est le
seul à relier en profondeur poésie et politique […] Quand je dis le poète, je ne

1213
Castillo Durante, op. cit.
1214
« L.G. – « D’où le rôle de l’écrivain…
E.G. – « Et d’où le rôle du poète qui va en quête non pas de résultantes prévisibles mais d’imaginaires
ouverts pour toutes sortes d’avenirs de la créolisation ». IPD, p. 126. A plusieurs reprises cette dénomination est
mentionné par les personnages du macrotexte qui font référence au « poète de Martinique ». TM, p. 293.

404
veux pas parler de celui qui écrit des poèmes mais de celui qui a une conscience
du vrai rapport entre poésie et politique1215 ».
Dans le dialogue mené à bord de la « Colombie », le poète rétorque à
Thaël dubitatif quant au pouvoir de la poésie :
D’abord, elle ne nous sauvera pas, dit le poète, ce n’est pas son rôle.
Et qu’est-ce que c’est ?
Ensuite, c’est dévoiler c’est qu’on ne voit pas, prévoir cela que la plupart ne
cherchent pas, fouiller le paysage qui est autour, accorder ensemble des
rythmes qui ne se sont jamais connus1216.

Glissant se révolte ainsi contre « la rupture entre fonction poétique et


quête de la connaissance1217 » en s’attachant à revaloriser la poésie dans
l’exploration et l’appréhension du monde au même titre que d’autres formes de
connaissance. Pour lui « la poétique ouvre sur toutes relations possibles : sur
l’approche de plus en plus réalisée de la condition de l’homme dans le monde
(par exemple sur la totalité) 1218». En s’inscrivant dans la lignée de poètes-
maudits, Glissant salue en Rimbaud un « éclaireur terrassé de l’avancée
poétique 1219».
La figure du poète est rattachée chez Glissant à la folie, car celui qui
« essaie dramatiquement de réapproprier par le verbe » et de « renouer avec une
histoire qui accomplirait la virtualité non réalisable » est perçu par la
communauté comme un fou. Un fou, certes, mais « un fou spectaculaire et
important », un visionnaire au même titre car il oblige la société à « se regarder
vraiment […] car elle a besoin de ce regard1220 ». L’impératif interne à l’œuvre
de Glissant qui conduit à « maintenir les deux pôles en dialogue, séparés et
solidaires comme le « jour et la nuit » fait penser à la distinction de Sábato entre
« lo diurno » y « lo nocturno ». Le mythe du poète-maudit est à mettre en

1215
Philippe Artières, “Solitaire et solidaire » entretien avec Edouard Glissant, Terrains, n°41, Poésie et politique
(septembre 2003), [En ligne], mis en ligne le 05 mars 2007, URL : http://terrain.revue.org/1599.
1216
TM, p. 180.
1217
IP, p. 59.
1218
IP., p. 62.
1219
Ibid., p. 60.
1220
DA, p. 378.

405
relation avec l’expression « l’auteur en souffrance », forgée par Dominique
Chancé et qui désigne l’auteur antillais en manque de légitimité et en manque de
lecteurs dans son propre pays. La forme particulière de malédiction se situerait
au niveau de la réception souvent erronée de son œuvre et découlerait du statut
particulier de la littérature antillaise en construction.
A travers le caractère initiatique de l’itinéraire de Mathieu et de Fernando,
se profile une posture littéraire dont se revendiquent, plus ou moins
explicitement, Sábato et Glissant et qui paradoxalement s’avère moins
incompatible avec la tradition héritée de la littérature française (du romantisme
et du surréalisme) qu’elle ne le prétend. Certains traits dans la construction de
leurs personnages évoquent avec davantage d’acuité la réécriture du mythe du
poète maudit, en insistant sur sa solitude, sa mission qui le sépare des autres, le
sentiment d’être un martyr : « Mathieu se retirait, fuyant ainsi le choc et la
tourmente […] bien à l’ombre cependant et propice aux éclats comme aux
recueillements1221. L’artiste est celui qui révèle (« revelador » chez Sábato) ce
qui est souvent caché derrière les apparences mensongères :
El poeta inspirado por los demonios, repite palabras que nunca habría dicho
en su sano juicio, describe visiones de sitios sobrenaturales, lo mismo que el
místico. En ese estado, ya te lo dije, el alma posee una percepción distinta
de la normal, se borran las fronteras entre el objeto y el sujeto, entre lo real
y lo imaginario, entre el pasado y el futuro1222.

L’acte de révéler se comprend comme vocation et mission qu’il doit


accomplir en dépit des difficultés et des obstacles sur lesquels il bute dans son
exploration du monde. Le caractère sacrificiel inhérent à la posture de Sábato,
aux accents messianiques sous-jacents, prend sa source dans l’archive posturale
romantique (la source de cette posture est théorisée ainsi par l’auteur) qu’il
adapte au contexte actuel, non sans raisons d’ailleurs. Nous observons
l’adéquation de cette posture avec le contexte politique argentin et avec la
situation dans le monde en général en proie à des crises identitaires, à la

1221
LL, p. 52.
1222
AEE, p. 148.

406
globalisation, à la technologie avancée qui laissent peu de place à l’humain.
Cette posture dépasse le cadre argentin et rend compte d’une crise planétaire des
valeurs qui pousse l’homme à se réfugier dans l’art, fuyant la science et le
rationalisme galopant. Ce qui explique aussi les multiples contradictions et
incohérences observées dans l’œuvre et certaines prises de position de Glissant
et de Sábato qui traduisent au fond la sincérité d’un être humain qui erre en se
cherche. La réactivation d’une posture qui renvoie à l’époque du Romantisme
prouve sa vivacité en dehors de son appartenance à une époque particulière de
l’histoire littéraire. Curieusement, les deux « hérétiques », Glissant et Sábato,
qui rejettent l’héritage plus contemporain qui leur incombe, ne craignent pas de
faire appel, dans leur production littéraire et dans leur mise en scène, à une
posture si éloignée de leurs contextes respectifs. Elle y trouve d’ailleurs un
nouvel éclairage qui légitime sa place dans leurs œuvres. Les accents
messianiques, prophétiques se combinent avec des éléments modernes de
communication, opérant une désacralisation et une « résacralisation »
successives du mythe du poète maudit. La folie comme élément constitutif d’une
posture romantique apparaît, dans cette perspective, comme une réaction à une
situation identitaire aliénante ou à une violence exercée par l’État.
Il est en effet curieux de voir Glissant, et encore plus Sábato, s’auto-
qualifier de poètes, alors qu’ils pratiquent abondamment d’autres genres que la
poésie. Cette auto-perception déteint sur le métatexte de la critique, ainsi on a
tendance à désigner Glissant comme poète dans toute l’acception du mot. En
vertu de cette perception, en devenant romancier, il reste plus que jamais poète.
En parlant de la tentation totalisante de l’œuvre de Sábato, Graciela
Maturo établit un pont entre la posture poétique et philosophique qui se
rejoignent chez Sábato :
el novelista es un filósofo pero a la vez un poeta que obedece a oscuras
pulsiones y deseos […] no escapa a la certera visión del escritor el
acercamiento producido a partir de la revolución fenomenológica, entre

407
filosofía y literatura; más precisamente, el acercamiento de la filosofía
moderna a la génesis y modalidades expresivas de lo literario1223.

Chez Sábato, la dimension poétique n’est pas tributaire d’un cadre


générique précis, elle fait partie intégrante de son univers romanesque en ce
qu’elle permet
de lograr mediante el lenguaje poético lo que jamás se logra mediante
documentos de partidarios y enemigos […] sólo se logra mediante lo que
debe llamarse poesía, no en el estrecho y equivocado sentido que se le da en
nuestro tiempo a esa palabra, sino en su más profundo y primigenio
sentido1224

La littérature périphérique s’avère un cadre propice à une réélaboration,


réécriture et réévaluation de mythes littéraires formant partie du répertoire
postural de la littérature du Centre. Si Glissant et Sábato réactivent à travers
leurs œuvres la figure de poète, l’écrivain argentin puise davantage dans
l’imaginaire européen du Romantisme, en empruntant les élements constitutifs
du mythe du poète rebelle, maudit, visionnaire aux accents messianiques qui se
manifestent chez ses personnages et se confondent avec la figure du visionnaire
aux relents prophétiques. Chez Glissant l’accent est mis plutôt sur
l’enracinement du poète dans l’oralité, ce dont témoigne la place de prédilection
qu’occupent dans sa généalogie les deux poètes de la diversité : Ségalen et
Saint-John Perse.

CONCLUSION

Si les parcours initiatiques des personnages échouent symboliquement, ils


s’avèrent en revanche formateurs du point de vue de l’élaboration posturale car
ils débouchent sur une construction de la posture de poète, privilégiée par
Glissant et Sábato, laquelle rompt ses attaches avec les recoupements
génériques. Comme le remarque Claude Abastado « l’écrivain est un homme en

1223
“La aventura filosófica de Sábato”, op. cit., p. 24.
1224
Romance de general Lavalle, Prólogo.

408
procès, contraint de justifier pour les autres et pour lui-même […] son existence
et sa pratique1225 ». Son identité repose nécessairement sur les multiples images
qui se mélangent dans son œuvre, de cette combinatoire naît une posture
littéraire qui se construit au carrefour de différents mythes littéraires, figures de
prédilection qui désignent son travail ou bien l’exploitent une zone « perçue
comme potentiellement paratopique1226 ». Les accents prophétiques relevés dans
les macrotextes des deux auteurs tout comme l’éthique du sacrifice, représentée
à travers la mort fictionnelle du personnage-auteur, entrent dans l’élaboration de
leur posture littéraire. La scénographie thanatographique analysée plus haut est
liée au caractère testamentaire décelé dans certaines œuvres de Glissant et de
Sábato sur lesquel nous nous pencherons dans le chapitre suivant.

Chapitre IV. Caractère testamentaire des œuvres de Glissant et de Sábato.

Les parcours initiatiques qui miment l’expérience du retour à l’origine


s’avèrent receler un potentiel esthétique polyvalent au sein des macrotextes de
Glissant et de Sábato. La présence de la veine thanatographique que nous avons
décelée chez les deux auteurs découle de leurs univers littéraires, marqués par la
mort, où la mémoire collective déterre les morts pour témoigner de l’horreur de
l’histoire, qu’il s’agisse du passé esclavagiste chez Glissant ou des dictatures
sanglantes que décrit l’œuvre de Sábato. Cette veine thanatographique se
prolonge dans leurs écrits plus personnels où le fait de côtoyer la mort instaure
une relation de proximité avec cette dernière, afin de l’apprivoiser et de se placer
sous l’égide du topos de « non omnis moriar » pour pouvoir décider soi-même
du contenu de cette parole récapitulative. La prétention de contrôler jusqu’à sa
postériorité et son héritage littéraire serait-elle à l’origine de cette anticipation de

1225
Claude Abastado, Mythes et rituels de l’écriture, coll. « Creusets », Bruxelles, Edition Complexe, 1979,
p.11.
1226
Le discours littéraire, op. cit., p. 77.

409
sa propre mort ou bien à l’instar de ses personnages, l’auteur veut-il ainsi
inscrire au sein de l’œuvre son désir d’immortalité ?
Cette surprenante mise en scène de la mort de l’auteur qui advient dans
Abaddón el exterminador de Sábato et dans Tout-monde de Glissant doit donc
être envisagée à la lumière de leur posture littéraire, qui mobilise l’intertexte
mythique à travers le motif de la mort initiatique, et en prenant en considération
le caractère testamentaire de leur écriture aux accents visionnaires et
prophétiques.
Tout-monde met en scène l’agonie de Mathieu Béluse, à la suite de son
agression. Comme en écho à Mahagony où ce personnage se révoltait contre son
auteur en prenant ses distances avec lui, Tout-monde avec ce retour sur son lieu
d’origine, apparaît à la lumière de toute la production antérieure de Glissant
comme un récapitulatif, une sorte de retour sur l’œuvre qui permet de
commenter le matériau macrotextuel. Tout comme chez Sábato, la scénographie
thanatographique paraît être mobilisée à travers la mise en scène de la mort du
personnage-écrivain. Nous pouvons remarquer qu’Abaddón et Tout-monde
anticipent de manière perceptible le caractère testamentaire décelable dans les
écrits de Glissant et de Sábato qui s’accentue davantage dans les trois derniers
textes de Sábato : Antes del fin (1998), La Resistencia (2000), España en los
diarios de mi vejez (2004), et dans La cohée du Lamentin (2005), La philosophie
de la relation (2009) de Glissant. Les œuvres ultimes de nos deux auteurs
méritent d’être examinées dans la mesure où elles illustrent bien les difficultés
qu’on rencontre en pratiquant la récriture. Premièrement, cette ultime création
sera par définition traversée par de multiples répétitions indissociables, selon
nous, de l’écriture récapitulative à travers laquelle les deux auteurs reviennent
sur leur vie et leur œuvre et retracent leurs itinéraires littéraires respectifs. Au
moyen de ces redites se cristallise de façon immuable et à tout jamais la posture
littéraire de l’auteur en ce que les œuvres à valeur testamentaire sont guidées
souvent par une démarche intertextuelle et/ou macrotextuelle qui condense

410
l’œuvre de toute une vie. Nimbés par une mélancolie et une nostalgie
inévitables, ces textes écrits au crépuscule de la vie, nous permettent d’atteindre
souvent une dimension plus intime d’un écrivain qui se dévoilerait davantage à
travers cet exercice qui porte la marque testamentaire. Dans le cas de nos deux
auteurs, cette question s’avère davantage complexe du fait que les écrits qui
précèdent de beaucoup d’années leur mort sont déjà traversés par cette veine
testamentaire. Nous nous proposons de suivre le discours à caractère
testamentaire mobilisé dans différentes parties de leurs macrotextes respectifs
afin de déterminer le moment de l’apparition de cette parole qui se veut
conclusive sous leur plume. Quels genres d’écriture sont susceptibles
d’accueillir le testament spirituel des deux écrivains, et quelles sont les
modalités d’inscription de cette parole : tel sera le fil de notre interrogation dans
ce chapitre ?

1. Parole récapitulative de Glissant.

Dans son dernier essai, Philosophie de la Relation, Glissant, se trouvant


sur le lieu de sa naissance, « dans le morne de Bezaudin, en Martinique […] et
en cette année 2008 1227», où il « réapprend(s) tout d’un coup la langue d’en
haut », se demande « où est cette maison primordiale, notre caye ». Il remémore
son geste du passé, « j’y avais accompagné, il y a douze ans passés, un de mes
fils encore enfant », pour constater la difficulté de revenir à son lieu d’origine :
« aujourd’hui je ne retrouve pas le chemin […] c’est pourtant là que je suis né ».
Une parole prophétique, une sorte de voix intérieure, retentit de manière
étrangement impersonnelle en réaction à la démarche qui se solde par un échec,
en écho à l’aventure de Mathieu dans Tout-monde : « tu ne trouveras pas la case,
à cette fois, parmi les pousses et souques de ciment neuf, déjà cassé […] A

1227
La Philosophie de la Relation, p. 117.

411
jamais tu ne trouveras1228 ». Le recours au futur de la prophétie rend cet étrange
avertissement lourd de sens, ce qui se confirme dans la suite du macrotexte. Si le
double de l’auteur, l’auteur-personnage du macrotexte de Glissant est donné
pour mort, en revanche l’auteur réel, lui, nous réserve d’autres surprises en dépit
de cette mort fictionnelle qui s’apparente au scénario du retrait de l’auteur de la
vie littéraire.
Ce rebondissement s’observe chez Glissant à partir des œuvres
postérieures à Tout-monde et à son double essayistique Traité du Tout-monde,
qui comportent toutes les deux une forte charge personnelle et récapitulative.
Néanmoins, Tout-monde a été suivi de deux autres romans, Sartorius et
Ormerod, qui lui ôtent en partie cette position de pivot. La philosophie de la
relation, le dernier essai de Glissant, paru en 2009 concurrence, pour sa part, le
Traité du tout-monde, où ressuscite en quelque sorte Mathieu Béluse, en
empruntant par endroits le ton réflexif beaucoup plus explicitement tourné vers
l’intime et l’autobiographique. Cela est surtout visible dans une réflexion sur la
vieillesse où, loin de se complaire dans des notes nostalgiques et ternes, le texte
aménage une petite halte dans l’exubérance à laquelle nous a habituée l’auteur :
A cet endroit où la case de la naissance s’est enfoncée, peut-être le temps ne
roule-t-il plus, immobile parmi les temps qui vantent alentour […] Encore
ai-je la grâce, comme beaucoup d’humains, de pousser avant dans ces
journées en la compagnie de ceux que j’aime et que j’estime. Mais pour ce
qui est de mes amis d’enfance et d’adolescence, j’éprouve ce sentiment
d’avoir peu à peu constitué et honoré, à moi tout seul, un cercle des poètes
disparus 1229.

Le fait de figurer parmi les personnages du roman lui confère, du coup,


jeunesse et immortalité :
il me semble que je passe librement et que je rajeunis sans savoir pourquoi.
Comme celui-ci qui déclara : « Véritablement, je m’appelle Mathieu Béluse.
Selon la loi du conte, qui est dans l’ordre des arbres secrets, je vivrai encore
longtemps1230.

1228
Ibid.
1229
Philosophie de la Relation, p. 117-118.
1230
Ibid., p. 119.

412
La récriture formelle macrotextuelle revient sur les déclarations placées en
fin de Mahagony par celui qui proclame y « sceller » ce « déboulé de
temps 1231» : Mathieu, qui appose ainsi sa signature dans le texte.
Le délire de Mathieu « n’empêchait pas qu’il comprît la situation. Il était
arrivé au bout du halètement de cette parole sans fin, à bout de ce long souffle
monotone qui avait assemblé tant d’histoires et en avait pressenti tant
d’autres 1232». La déclaration solennelle qui clôt l’aventure de Mathieu dans
Tout-monde s’entend comme un récapitulatif de l’itinéraire artistique. Le regard
en arrière lui permet de se consacrer à un autre type de création, il passe le relais
aux autres. La question du relais se trouve d’ailleurs au cœur du macrotexte chez
Glissant. Au brouillage des instances narratives s’ajoute la mise en scène d’un
réseau des relayeurs qui labourent de manière collective le texte :
Le dieu avait conté l’histoire […] le poète quant à lui avait repris ce conte
[…] et Mathieu Béluse avait fait de même, et aussi ce chroniqueur […]
(remarquez ainsi la multiplication à partir de Mathieu Béluse : Mathieu, le
chroniqueur, le poète, le romancier, sans compter celui ou cela-ci qui écrit
en ce moment et qui ne se confond ni avec Mathieu, ce chroniqueur, ce
romancier, ni ce poète, ils prolifèrent, peut-on dire qu’ils sont un seul divisé
en lui-même, ou plusieurs qui se rencontrent en un ?)1233.

Glissant fonde une nouvelle perception du geste de l’écriture, en ayant


recours à la paratopie créatrice qui se situe à l’interstice du personnel et du
collectif. Dans cette perspective, l’auteur n’est pas un porte-parole de la
collectivité qui s’exprime à travers lui, c’est chez tous ces « relayeurs » qu’il
puise sa force et les ressources de sa création littéraire.
En commentant sa « mort » fictionnelle, Mathieu revient sur les
événements survenus dans Tout-monde, et élucide implicitement la fin de ce
roman laissée en suspens. Semé d’embûches, le retour au lieu d’origine peut
être lu comme l’impossibilité de revenir sur son œuvre, qui, à partir de sa
réception par le public, mène une vie autonome sur laquelle l’auteur n’a plus de

1231
Mahagony, p. 252.
1232
TM, p. 601
1233
Ibid., p. 321.

413
prise, quand même il s’acharnerait à changer le cours des événements. La non-
reconnaissance dont pâtit Mathieu dans la diégèse sera d’autant plus poignante
dans la scène qui clôt le roman Tout-monde, où Mathieu souffre, en effet, de ce
manque de considération affiché envers sa personne (« C’était ça –pensait-il,
« pas même un petit tourbillon ni le plus petit hac de gens […] et pas même un
petit bonheur de mourir pour votre pays, pas même un voyez je suis un fleuron
saccagé de mon peuple1234 ») par les trois gendarmes qui avancent des
hypothèses à l’égard de la victime de l’agression:
L’Entité-gendarme fit les constatations. « Un cas typique. Manifeste. Habite
seul, maison isolée. Méfiance. Probablement bien pourvu. En tout cas,
réputé dans les environs […] Bon, voyons. Tous ces livres. La bibliothèque
municipale. Méfiance méfiance. Ces nègres-là, ça paraît toujours plus jeune
qu’ils ne le sont 1235.

A travers cette parole testamentaire, Glissant revient sur le manque de


reconnaissance dans son propre pays. Tout comme Sábato, il recourt au topique
de « non omnis moriar », en partageant l’immortalité de ses personnages qui
survivront à la mort de l’auteur.

2. La posture de guide spirituel dans l’écriture à caractère testamentaire


chez Ernesto Sábato. Discours pré-posthume.

Sábato fait référence à la mort dans l’épigraphe d’Abaddón où la citation


de Lermontov initie la problématique de la perception de l’auteur par les autres:
Es posible que mañana muera, y en la tierra no quedará nadie que me haya
comprendido por completo. Unos me considerarán peor y otros mejor de lo
que soy. Algunos dirán que soy una buena persona; otros, que era un
canalla; pero las dos opiniones serán igualmente equivocadas1236.

De manière oblique, l’épigraphe introduit la problématique de la réception


qui dépend des lecteurs potentiels du texte. Le choix de cette citation semble
confirmer la posture de Sábato face à son lecteur, la posture d’un homme
1234
Ibid., p. 603.
1235
TM, p. 601.
1236
AEE, p.3

414
conscient de cette délicate et aléatoire aventure du texte littéraire, lu souvent à
travers l’ethos préalable de son auteur. Bruno, personnage et narrateur de Sobre
héroes y tumbas, rêve dans le dernier chapitre d’Abaddón el exterminador de sa
visite au cimetière de Capitán Olmos. Durant sa promenade, il découvre
l’épitaphe où est gravé le nom d’Ernesto Sabato :

Ernesto Sabato
Quiso ser enterrado en esta tierra
Con una sola palabra en su tumba
PAZ1237.

Cet épisode s’inscrit dans la logique thanatographique que Sabato-


personnage partage avec les autres protagonistes de ses romans. En analysant
plus tard ce rêve étrange, Bruno s’interroge sur l’origine de l’erreur concernant
les circonstances biographiques de « Sabato1238 » :
¿Por qué lo había visto enterrado en Capitán Olmos, en lugar de Rojas, su
pueblo verdadero? ¿Y qué significaba esta visión? Un deseo, una
premonición, un amistoso recuerdo hacia su amigo? Pero, ¿Cómo podía
considerarse como amistoso imaginarlo muerto y enterrado?1239.

1237
Ibid., p. 458. Sábato ne recule pas devant la mise en scène de sa propre mort. Serait-ce une manière de la
conjurer par le pouvoir de la fable ? En tout cas, le caractère « pré-posthume » de certaines de ces œuvres
récentes fait voir son souci de laisser une sorte de testament spirituel. Cette mise en scène ferait partie de sa
posture littéraire. Il est intéressant de citer ici, comme preuve d’une certaine facilité de Sábato à évoquer la mort,
un fragment de l’entretien du 1989 dans le programme télévisé Los siete locos (Cristina Mucci y Carlos
Ulanovsky) : « Todavía quiere que lo entierren en el paredón posterior del cementerio de Rojas ? – Si, yo tenía
esa decisión tomada, pero todos están en desacuerdo porque Rojas queda muy lejos. A mí me gustaría que un
amigo, un hijo o un nieto vengan al lado de la tumba para recordar y hasta para hacer bromas […] preferiría
entonces que me entierren acá, en Santos Lugares. Pero hay una disposición que yo no conozco que prohíbe a la
gente tener su propia tumba cerca. Debe ser alguna cosa ancestral”. Medio siglo con Sábato, op. cit., p. 350.
L’écrivain argentin, comme en réponse à son souhait contenu dans l’épitaphe précité, a été enterré au cimetière
Jardín de Paz à Pilar, dans la province de Buenos Aires, le 1 mai 2011.
1238
Remarquons le manque d’accent. Le rêve renvoie donc en premier lieu au personnage du roman, Sabato. La
confusion advient au moment d’annoncer le lieu de sa naissance qui s’avère être celui de l’écrivain, Rojas, et que
Bruno dans son rêve place dans un lieu où se déroule l’action du roman, Capitán Olmos. Cet épitaphe peut donc
tout aussi bien renvoyer à l’écrivain qu’au personnage Sabato. L’ambigüité, intentionnellement introduite à
travers le rêve, fait partie de stratégies de la mise en scène de l’auteur, précédemment développées.
1239
AEE, p. 459. C’est nous qui soulignons. La confusion de Bruno traduit l’appartenance de Sabato-personnage
à la diégèse, c’est en quoi la fictionnalisation s’applique non seulement à son nom mais aussi à ses données
biographiques qui l’ancrent davantage dans le monde représenté par le roman. Inconsciemment, ce transfert peut
représenter la volonté de se rattacher à une « appartenance toponymique prestigieuse » instaurée dans le récit,
(Castillo Durante, p. 57), celle réclamée par Fernando lorsqu’il déclare comme lieu de sa naissance Capitán
Olmos, bourg de la province de Buenos Aires portant le nom de son trisaïeul, ce qui le rapprocherait davantage
de ce personnage-narrateur de « Informe sobre ciegos ». L’immersion de Sabato dans la diégèse est d’autant plus
extrême que lorsqu’il s’exprime à la première personne, il évoque son village natal Rojas tandis que dans les
endroits du récit à la charge du narrateur extradiégétique, il s’identifie davantage avec le monde de la fiction en
se voyant attaché à un endroit fictif, partageant avec ses personnages le même lieu de naissance.

415
En déplaçant le lieu de l’enterrement vers Capitán Olmos, où se déroule
en partie l’action de Sobre héroes y tumbas, Bruno fait participer l’auteur à ce
processus de « fictionnalisation » que subissent les personnages et l’implique
parmi les êtres de fiction. Il fait toutefois référence à la réalité extratextuelle en
voulant rectifier son erreur, et introduit dans le texte les circonstances
biographiques de Sábato-écrivain, né à Rojas. Pour signifier le double statut de
Sábato au sein de ses romans, il est condamné en quelque sorte à subir le même
sort que ses créatures. De fait, mettant en scène sa propre mort, dans un endroit
où est située l’action du roman, l’auteur démontre la cohérence de son
questionnement ontologique.
Albert Bensoussan voit dans ce retrait volontaire un indice postural, « face
à un Rousseau bâtissant sa propre statue et accablant son lecteur de sa morgue
[…] Sábato choisit, plus modestement, le silence hautain du cimetière de ‘sa
maison natale’ 1240». En s’inscrivant dans la diégèse comme un personnage
parmi d’autres, Sábato acquiert un statut fictif, il obtient a priori une immortalité
inhérente à sa non-appartenance à la logique spatio-temporelle qui concerne les
êtres vivants. Ce geste implique le recours au topique du « non omnis moriar ».
Nous pouvons considérer le recours à ce topique comme un élément de sa
posture littéraire.
Si Sábato ne déroge en rien à sa déclaration positionnant Abaddón el
exterminador comme son dernier roman, en revanche du côté de l’essai il en est
autrement. La volonté d’écrire, et cela en dépit de la maladie et de l’âge avancé,
ne tarit point avec Antes del fin, publié en 1999 où l’écrivain se propose de
parcourir à nouveau les paysages de son enfance:

1240
Préface de L’Ange des ténèbres, Albert Bensoussan, op. cit., p. 2. Cette interprétation se confirme également
chez Daniel Henri Pageaux qui voit dans la mise en scène de sa propre mort « la métaphore du silence d’Ernesto
Sábato, un acte de foi par lequel le romancier signale qu’il « n’écrira plus d’autres romans ». Si effectivement
Sábato n’a pas renoué avec le roman après cette mort anticipée du romancier, sa retraite figurée dans AEE a été
rompue tout de même par l’écriture des essais et articles critiques. Daniel-Henri Pageaux, « Le roman-
confession », op. cit., p. 24.

416
A medida que nos acercamos a la muerte, también nos inclinamos hacia la
tierra. Pero no a la tierra en general sino a aquel pedazo, a aquel íntimo
pedazo de tierra1241 en que transcurrió nuestra infancia1242.

Par le biais du titre évocateur, ce texte s’installe d’emblée dans la veine


testamentaire, selon les déclarations explicites de l’auteur :
Vengo acumulando muchas dudas, tristes dudas sobre el contenido de esta
especie de testamento que tantas veces me han inducido a publicar1243.
Y entonces continúo este testimonio, o epílogo, o testamento espiritual, de
la manera que quieran nombrarlo1244.

L’ouvrage Antes del fin est suivi de deux autres La Resistencia, publié en
2000, et España en los diarios de mi vejez, paru en 2004. De fait, la perspective
testamentaire explicitée dans Antes del fin se trouve amoindrie.
Un élément intéressant attire notre attention dans España en los diarios
de mi vejez : l’écrivain y inclut les discours de ses pairs qui lui rendent
hommage à l’occasion de différentes conférences ou remises de prix. Ainsi, il
laisse aux autres le soin de résumer son itinéraire littéraire et permet aux lecteurs
de prendre connaissance de la réception critique de son œuvre. Les accents fort
élogieux de ces hommages contrastent avec l’auto-perception de Sábato qui se
dépeint toujours à travers ses hésitations en souscrivant au mythe de la
malédiction littéraire qui pèse sur sa création. Sábato insiste sur les sentiments
d’incomplétude et d’inachèvement qui l’ont accompagné durant tout son
itinéraire artistique, en déclarant dans le prologue à España en los diarios de mi
vejez : « creo haber expresado algo de lo que siente un hombre al inminente
borde de la muerte ». Il scelle le discours testamentaire à travers certaines

1241
Cette référence à la terre nous fait penser à la terre de ses ancêtres connue tardivement. En accord avec son
attachement à la mère et à sa terre d’origine, Sábato revient avec beaucoup d’émotion sur son voyage en
Albanie, en 1995, durant lequel on lui a confié une urne contenant la terre du village natal de sa mère, en signe
du rattachement spirituel de Sábato à la terre de ses ancêtres : « un poeta me entregó una urna con tierra que
había traído del pueblo natal de mi madre […] y un gran escritor me mostró un cuaderno que había guardado
oculto en la cárcel : con letra minuscula tenía copiado un texto de Camus y mi « Querido y remoto muchacho »
de Abaddón el exterminador […] Me quedé temblando por haber servido con mis palabras a ese héroe de los
tantos que pueblan aquel país hoy nuevamente en guerra”. Antes del fin, p. 149. A l’occasion de cette visite,
Sábato a reçu le prix littéraire Kadaré.
1242
Ibid., p. 33.
1243
Ibid., p. 11.
1244
España en los diarios de mi vejez, p. 170.

417
formules: « no quiero morirme sin decirles estas palabras »; « con la gravedad
de las palabras finales de la vida1245». Cette parole récapitulative, qui puise sa
gravité dans la référence à la mort imminente de l’écrivain1246 (« ya estará cerca.
Miro el cuarto a mi alrededor para ver por cúal puerta entrará”), est toutefois
dépourvue de pathos. Les mêmes éléments biographiques, déjà présents dans
les romans, réapparaissent dans cette écriture récapitulative où Sábato revient
sur son itinéraire de manière à consolider sa posture littéraire où les notions de
sacrifice et de malédiction se combinent avec sa grande préoccupation pour la
jeune génération. Les derniers mots de La Resistencia, ont une résonance
particulièrement nostalgique :
He olvidado grandes trechos de la vida y, en cambio palpitan todavía en mi
mano los encuentros, los momentos de peligro, y el nombre de quienes me
han rescatado de las depresiones y amarguras. También el de ustedes que
creen en mí, que han leído mis libros y que me ayudarán a morir1247.

La fictionnalisation de sa propre mort sert à surmonter l’angoisse qu’elle


provoque. Loin d’un pessimisme pesant, ce versant testamentaire de l’écriture de
Sábato constitue une réflexion philosophique teintée de stoïcisme face à la mort.
Pour cette raison, ses écrits à fort caractère testamentaire sont conçus davantage
comme un guide spirituel, voire un guide littéraire, car les réflexions sur sa mort
prochaine accompagnées de multiples références littéraires laissent percevoir ses
préoccupations littéraires toujours au premier plan. Il faut souligner également
sa maîtrise de la parole dans ces derniers textes qui n’est aucunement sapée par
la précipitation ou des déficiences intellectuelles. Il se dégage de ces textes une
sérénité et une lucidité étonnante eu égard à son âge avancé et une
préoccupation pour la jeunesse qu’il désigne comme destinateur privilégié de
son message. Les répétitions signalées par la critique sont explicitement
soulignées par Sábato qui a conçu ses derniers textes comme un retour sur sa

1245
Ibid., p. 187.
1246
Ibid., p. 126.
1247
Ernesto Sábato, La Resistencia, p. 86.

418
propre biographie et sur son œuvre étant conscient des redites nécessaires qui
n’affectent pas pour autant leur qualité littéraire.

3. La notion de relais à travers les anthologies de Sábato et de Glissant.

Comme nous avons pu l’observer, Sábato et Glissant nous ont réservé des
surprises à travers les rebondissements qu’a connus leur production littéraire
placée depuis bien des années sous le signe quelque peu testamentaire, plus ou
moins explicite selon l’auteur. Malgré leurs nombreuses activités, Glissant et
Sábato n’ont pas délaissé au cours de ces dernières années leur vocation
première en gardant le contact avec l’écriture d’une manière toute particulière : à
travers la parole des autres. L’anthologie de Sábato, Cuentos que me
apasionaron, mentionnée dans la première partie, comporte une forte charge
testamentaire qui se perçoit dans la volonté de léguer à ses lecteurs l’héritage
littéraire qui l’a construit, selon ce qu’il déclare dans le prologue de cette
anthologie : « Quiero ser para ustedes como aquel bibliotecario, o como un viejo
baqueano que, con emoción, nos fuera entregando el misterio de la vida 1248».
Glissant a publié récemment, aux éditions Galaad, une anthologie de la
poésie du Tout-monde intitulée La terre le feu l’eau et les vents. Le péritexte
auctorial qui précise ses choix introduit intentionnellement une dénomination
commune pour tous ces textes (poésie), indépendamment de leur genre. Ainsi se
côtoient des fragments de romans et des discours célèbres avec les poèmes et
chansons. Ils partageraient, selon Glissant, le vertu de ne pas s’accorder à un
ordre, mais au contraire de « brusquer » la logique, « pour que le lecteur puisse
imaginer là d’autres voies qu’il créera lui-même bientôt1249 ».
Le rôle de guide qu’assument nos deux écrivains à travers ce type
d’ouvrage confirme leur posture d’écrivain-lecteur. En rendant visible

1248
Prologue de Ernesto Sábato à Cuentos que me apasionaron, tome I.
1249
Edouard Glissant, La terre le feu l’eau et les vents. Une anthologie de la poésie du Tout-monde, Paris,
Galaade Editions, 2010.

419
l’intertexte, inhérent à leur écriture, ils permettent l’élargissement de leur
lectorat. La constance de la thématique de relais qui s’élabore dans les romans
des deux auteurs se confirme dans la posture d’écrivain-guide qu’ils adoptent.
De la même manière que papa Longoué trouvait dans la jeune génération
(Mathieu, Thaël, Mycéa) des héritiers de sa parole, que Pancho tentait de sauver
son récit de l’oubli en le transmettant à Alejandra et Martín, Glissant et Sábato
confèrent à leurs derniers écrits un ton fortement personnel et testamentaire à
travers lequel ils tracent, sans l’imposer, un legs à transmettre et à être
retransmis.
Le retour de l’écrivain et la continuation de son travail ôtent à chacun de
ces textes le caractère testamentaire voulu par l’auteur, car Glissant et Sábato
ont eu pour habitude de surprendre incessamment leurs lecteurs par la vivacité
de leur plume et la volonté très marquée de poursuivre leur travail créateur. Il est
frappant de voir que l’élaboration d’un testament littéraire, sous forme de legs à
transmettre aux lecteurs a précédé de beaucoup leur mort, survenue la même
année 2011. Dans cette posture, nous devinons une contradiction entre le fait de
vouloir continuer à écrire et d’abdiquer très tôt leurs prétentions en préparant des
œuvres où ils passent le relais aux autres. De même que dans leurs narrations où
la question du relais était importante du point de vue de la structure narrative,
signalant la narration comme un fait collectif, synonyme de multiples relais
entre auteur, personnage, narrateur, macronarrateur, les anthologies préparées à
l’usage de leurs lecteurs accomplissent, semble-t-il, la même vocation : celle de
signifier l’intertextualité comme fondement de toute écriture et la répétition
comme moyen d’appréhender le monde. Selon la déclaration de Glissant :
La Fin est relais. Ce n’est pas l’être de l’Autre qui m’impose, mais ma
modalité de ma relation à lui : et inversement 1250.

Selon le dire de Mathieu Béluse : « si nous entendons consigner nos


dérives ou nos futurs, il nous faudra bien à la ronde accepter de partager la

1250
IP, p. 23.

420
tâche : car nos paroles valent d’autant qu’elles se relaient1251 ». Cette perception
résume en quelque sorte une particularité de la production littéraire des deux
auteurs qui consiste à préparer, de manière anticipée, un testament spirituel.

CONCLUSION

En accord avec l’intertexte mythique mobilisé par nos deux auteurs et les
multiples traditions littéraires dont ils se réclament, il est possible de voir dans
ces mises en scène de la mort de l’auteur un passage symbolique nécessaire à la
renaissance de soi. Au vu de la longévité de nos auteurs, cette méditation sur la
mort comme élément inhérent à la vie signe peut-être leur désir de survivre bien
au-delà de leur mort réelle à travers leur œuvre. Nous éviterons de ce fait
d’apposer une étiquette générique précise à ces œuvres où la réflexion plus
personnelle côtoie les thèmes très généraux, récurrents dans leur écriture. Le
revers de ce caractère testamentaire peut être constaté dans la mobilisation très
forte du procédé de la répétition qui acquiert dans la perspective testamentaire
plutôt une valeur de la redite, ce qui peut être intéressant pour les lecteurs qui
commencent à appréhender l’univers de Glissant et de Sábato par ces dernières
œuvres. La propension à la redite et à la réflexion conclusive remet en
perspective l’œuvre et l’itinéraire artistique de manière à condenser les points
essentiels de leurs trajectoires. Chez Sábato cela consiste à reprendre les
passages de ses écrits et à les insérer avec un commentaire dans ces deux
derniers essais. Ainsi commente-t-il l’accomplissement de certaines de ses
réflexions accueillies avec scepticisme par la critique myope au moment de leur
parution1252. Glissant, pour sa part, propose de parcourir ces lieux-communs en
les désignant comme l’excipit, attribuant à ce néologisme une valeur

1251
Mahagony, p. 251.
1252
C’est le cas de son essai Hombres y engranajes dont Sábato commente l’accueil défavorable par la critique:
“desgraciadamente se ha cumplido aquella intución por la que recibí tal cantidad de criticas […] muchos de ellos
que entonces me atacaron y me ridiculizaron, acusándome de oscurantista, recién están comprendiendo el mundo
atroz que hemos engendrado”.

421
récapitulative de l’œuvre. La scénographie thanatographique évoquée à propos
des personnages de Glissant et de Sábato hantés par la mort, accorde, dans la
perspective des derniers écrits, au caractère testamentaire une sorte de liberté
vis-à-vis de leur intertexte personnel. La volonté de se reposer sur leurs propres
macrotextes qui aurait pu être perçue comme un signe d’abdication de la part
des deux auteurs ne confine pas pour autant leurs dernières œuvres dans un
ressassement improductif et stérile. Bien au contraire, ces textes sont conçus et
reçus par les lecteurs comme une porte d’entrée à leurs univers dans la mesure
où la chronologie de la parution s’efface au profit de la vue d’ensemble, ce qui
correspond à l’idéal de l’œuvre totale prôné par Glissant et Sábato. Tous les
deux assument le caractère conclusif, récapitulatif de leurs derniers écrits où ils
semblent écrire entre les lignes que cette démarche est dictée encore une fois par
une volonté de communion avec le lecteur avant que le rideau ne tombe. Sans
avoir à prouver quoi que ce soit, ils s’adonnent à leur passion d’écrire et de
communiquer avec autrui, en retardant le moment de leurs adieux au public.

Chapitre V. Onomastique signifiante.

L’onomastique, tout comme la question de la langue, outre qu’elle


participe de la vision du monde des deux auteurs, s’inscrit dans le cadre
théorique de l’œuvre, en ce qu’elle s’attache à compléter la théorie du
personnage romanesque et convoque le rapport entre le nom et la problématique
d’identité. L’étude d’onomastique chez Glissant et Sábato révèle un enjeu à la
fois identitaire et linguistique, ce qui nous incite à approfondir cette
problématique pour déterminer les critères qui guident leurs choix en matière
d’onomastique romanesque.
De manière générale, le nom du personnage dans une œuvre de fiction
fonctionne comme garant de la vraisemblance. Participant de l’illusion
référentielle, le nom propre contribue à l’identification du personnage et, par là,

422
à la cohésion du récit. Le Nouveau Roman, en instaurant une rupture radicale
avec ladite illusion référentielle, a remis en cause ce contrat onomastique pour
mettre en exergue l’instabilité identitaire des personnages, exprimée notamment
à travers divers procédés onomastiques qui dénient, intentionnellement, toute
valeur référentielle du nom propre dans l’univers fictionnel.
La lecture attentive du macrotexte de Glissant et celui de Sábato nous a
permis de déceler une approche onomastique que nous situerions à la lisière des
exemples précités. Alors que les théories portant sur l’onomastique littéraire
tendent à séparer la tradition cratylienne, prônant une motivation onomastique,
d’une approche postmoderniste, déconstructiviste, les deux auteurs recourent
simultanément à ces deux pôles : tantôt ils renouent avec le principe de la
motivation onomastique tantôt ils s’en écartent. Il est certain que la magie du
nom, de par sa dimension poétique, opère dans leurs univers romanesques. Ils ne
sont pas insensibles à la force incantatoire qui émane des noms des personnages,
ce qui est visible notamment à travers le recours à l’oralité. Présent davantage
chez Glissant, ce recours impliqué dans les stratégies de la dénomination
s’inscrit dans la continuité de la réflexion sur la langue, étudiée dans le chapitre
précédent.
Qui plus est, il se dégage de leurs œuvres une véritable fonction
matricielle du nom, qui va bien au-delà du simple étiquetage1253. De façon
innovante, se conjuguent, à partir de la question du nom, plusieurs
problématiques essentielles de leur travail littéraire. Les noms des personnages
assurent la continuité thématique du macrotexte, instaurée à travers la récriture
macrotextuelle anecdotique et formelle. En dehors de cet aspect structurel, la

1253
Le thème du nom chez Glissant a mérité l’attention de Jacques André dans Caraïbales et de Suzanne Crosta
dans Marronnage créateur. Dynamique textuelle chez Edouard Glissant. Daniel Castillo Durante dans Ernesto
Sábato ou les abattoirs de la modernité propose une approche très novatrice de son œuvre en l’abordant par le
biais de l’anthroponymie. Ces études très importantes au cours de notre réflexion ont réveillé chez nous l’intérêt
pour ce thème en nous incitant à analyser d’autres implications privilégiant davantage la perspective linguistique
et narratologique du fonctionnement du nom propre.

423
question du nom implique une problématique importante, à savoir celle de la
légitimité, de la filiation et de la prise en charge de la diversité.
Dans la première partie, nous avons abordé la question du nom de l’auteur
dans le paratexte et dans la diégèse, en rapport avec une quête identitaire
personnelle et avec la mise en scène de l’auteur, en envisageant ses implications
au niveau de la réception. Le présent chapitre se concentrera en revanche sur la
théorie anthroponymique déployée dans le roman, et ses liens avec l’expression
identitaire et le stéréotype, (nous y inclurons une brève étude sur la
toponymie) afin d’explorer les différentes facettes de la réflexion sur l’identité et
sur la langue.
Nous nous demanderons dans quelle mesure l’onomastique devient
signifiante chez les deux auteurs et comment ils se réapproprient ou inventent
les différentes stratégies de la nomination romanesque. Quelles sont les
motivations de ces pratiques dans le contexte de la littérature argentine et de la
littérature antillaise ?
Parmi les procédés onomastiques, nous signalerons particulièrement ceux
qui contribuent activement à élaborer une véritable théorie des noms, à l’instar
de celle prônée par Quique dans Sobre héroes y tumbas. Face à l’arbitraire du
nom propre dans la réalité extratextuelle, nous allons sonder la motivation
onomastique chez Glissant et chez Sábato pour déterminer quels types de
relations onomastiques sont privilégiés, tout comme nous allons réfléchir sur
l’impact de ces stratégies sur la réception. Certains de ces procédés appartenant
au Nouveau Roman n’ont pas la même valeur ni la même fonction chez les deux
auteurs, malgré les ressemblances formelles qu’il serait facile d’établir et qui
attestent, selon nous, tout au plus la part d’intertextualité qui entre en ligne de
mire. Les choix onomastiques sont loin d’être hasardeux eu égard à la sensibilité
dont témoignent Glissant et Sábato envers l’étymologie des mots et à
l’importance qu’ils accordent à la portée métaphorique de leur langage. Ainsi,
l’anonymat des personnages, tout comme l’onomastique parcellaire (troncature)

424
qui renvoient à des procédés déréalisants se voient conférer de nouvelles
fonctions, ce qui prouve la part innovante et créatrice inhérente à la
réappropriation desdites stratégies dans leurs macrotextes. Notre approche de
cette thématique privilégiera, par conséquent, une perspective narratologique en
prise avec la théorie littéraire de Glissant et de Sábato et avec le contexte socio-
historique en indiquant, là où c’est nécessaire, les implications qui relèvent de
l’approche psychanalytique.

1. La stratégie onomastique “caméléonienne” et son rapport avec la


conception d’identité.

Dans un premier temps, nous nous attarderons sur la problématique du


changement de nom en rapport avec le contexte socio-historique chez les deux
auteurs. L’acte de changement de nom peut être envisagé comme une nécessité
dans certaines circonstances historiques ou bien un mécanisme relevant d’un
traumatisme à la fois personnel et collectif. S’agissant du personnage
romanesque, ce geste engage un débat sur la conception d’identité et sur la
théorie du personnage.

1.1. L’identité-rhizome dans son rapport à l’onomastique romanesque chez


Glissant.

Chez Glissant, le foisonnement onomastique est à mettre en relation avec


sa conception de la langue soumise au phénomène de « délire verbal
coutumier » et avec l’instabilité des références identitaires dans la société post-
esclavagiste. Les différentes manipulations au niveau de l’onomastique ne se
cantonnent pas cependant à ces explications, car elles illustrent aussi sa
conception d’identité- rhizome et la Poétique de la Relation.

425
Dans Sartorius, Johannes Franz rêve de rendre son nom, Sartor, « plus
explicitement noble et ancien1254», ce qui le pousse à se choisir le patronyme
«Sartorius1255» qui se référerait, selon les précisions du narrateur suggérant une
motivation d’ordre historique de cet acte, au général Sertorius «qui tint
l’Espagne et qui s’opposa au gouvernement de Rome1256». En s’attribuant un
patronyme prestigieux, le personnage satisfait le fantasme du «roman familial»,
qui permet de «compenser par un travail onirique le malaise de la condition
sociale1257». A la connotation métatextuelle du nom qui renvoie à son métier,
(« tailleur » selon l’étymologie latine) se substitue, à travers le changement de
nom, une connotation intertextuelle qui le rattache à un personnage historique
référentiel.
Glissant, très sensible au phénomène de l’immigration, qu’elle soit forcée
ou volontaire, fait « voyager » ce patronyme pour le soumettre à l’épreuve de la
logique implacable de l’immigration. L’un des descendants de Johannes Franz,
immigré aux Etats-Unis, se voit simplifier son patronyme. Le changement qui
n’advient pas cette fois-ci à l’instigation du personnage, car engendré « par la
rhétorique sommaire de l’Immigration1258 » (il relève d’un curieux hasard),
enrichit ce patronyme d’une nouvelle connotation intertextuelle, qui renvoie
cette fois-ci au roman Sartoris de Faulkner. Le narrateur relie son personnage à
l’écrivain américain dans sa fable sur les noms, où le « u » perdu de
« Sartorius » se retrouverait rajouté au patronyme « Falkner1259 ». L’étymon du
nom « sartor » sort pour autant indemne de ces opérations onomastiques pour
pérpétuer au final la mémoire ancestrale, codée dans le patronyme.
1254
Sartorius, p. 210.
1255
Il s’agit aussi d’un clin d’œil intertextuel, intervenant à travers l’onomastique, qui met à contribution les
ressources intertextuelles. Eu égard à la fascination qu’exerce sur Glissant l’œuvre de son pair américain,
Faulkner, le titre de son roman faisant référence à Sartoris de Faulkner fait partie de l’onomastique
intertextuelle. Cette connotation est d’ailleurs élucidée dans le texte.
1256
Sartorius, p. 210.
1257
Claude Abastado, Mythes et rituels de l’écriture, op. cit., p.85.
1258
Rappelons le déroulement de cette scène : « Name ? – Wilhelm Sartorius. – Wilhelm Sartoris. O.K., Bill.
Next ». Sartorius, p. 269.
1259
Cette théorie autour du nom de Faulkner décrit de manière poétique un fait attesté par les biographes de
l’écrivain américain, qui aurait effectivement rajouté une lettre à son patronyme, Falkner, pour se démarquer de
son père.

426
Le même phénomène est décelable dans Tout-monde. Le périple de
Georges de Rochebrune1260, dont Mathieu reconstruit les étapes à partir d’un
cahier offert par ce dernier et constituant «une sorte d’archives», fait mention du
changement de nom, par le biais de la traduction, qu’a subi ce personnage.
Ainsi, en arrivant au Vénézuela Georges de Rochebrune devient Jorge de
Rocamarron1261. Autour de cette racine, «roche», se construit l’identité
onomastique du personnage Roca, du béké Laroche (le nom est transcrit par
endroits La Roche) et de son « rejeton mulâtre » qui se donne pour nom Georges
de Rochebrune (une manière d’annoblir son origine métissée s’observe dans ce
geste libérateur et quelque peu provocateur de sa part). « Pourquoi pas
Rochenoire ou Rochenégrée1262 », s’indigne à ce propos Laroche dans une
conversation avec Senglis, propriétaire de la plantation lui aussi. Par cet acte, le
personnage s’affranchit partiellement de sa filiation, sans la renier complètement
pour autant, car le nom choisi garde l’essence onomastique d’origine, tout
comme sa connotation métatextuelle, présente à travers la référence à la
« roche », ce qui le rattache à son père de manière oblique. En revanche la
traduction du nom, « Rocamarron », insiste davantage sur le caractère subversif,
et met en exergue l’enjeu libérateur du changement de nom. Cette traduction
inscrit le personnage dans la généalogie des Nègres Marrons, à travers
l’étymologie du mot « marron », qui vient du mot espagnol « cimarrón » lequel
désignait des esclaves fugitifs.
En accord avec le principe de la relation, le personnage, tel un
caméléon1263, s’adapte au lieu en changeant de nom par le biais de la traduction,

1260
Ces jeux onomastiques relient l’histoire du rejeton de Laroche, « né de notre caste et d’une
esclave négresse», précise Laroche, (TM, p.81-101) , qui se donne pour nom Georges de Rochebrune et l’histoire
de la famille Rocamarron, ses descendants, dont Mathieu retrouve la trace dans Tout-monde (p. 515-520).
1261
TM, p. 517. Cette traduction relie le personnage à l’étymologie du mot « marron » qui viendrait du mot
espagnol « cimarrón » qui désignait des esclaves fugitifs.
1262
Ibid., p. 101. « Qui croirait cela d’un métis, dont on oserait à peine prononcer qu’il est une personne
morale ». Ibid., p. 95.
1263
L’image du caméléon pour décrire cette stratégie correspond à sa valeur métaphorique, synonyme de
mouvance et polysémie virtuelle tant sur le plan identitaire que littéraire. Voir à ce sujet Valérie-Angélique
Deshoulières (études rassemblées et présentées par), Poétique de l’indéterminé : le caméléon au propre at au
figuré, Presses Université Blaise Pascal, coll. « Littératures », 1998.

427
ce qui peut conduire à récuser, à partir de l’impossibilité d’une généalogie
conçue de façon atavique, la stabilité du nom et l’attachement au territoire. Nous
pouvons évoquer au sujet de cette stratégie caméléonienne, la réalisation du
personnage-rhizome dans Tout-monde. C’est le cas d’Anestor, doté de trois
nationalités différentes, qui « avait conservé, en les trois circonstances, son
prénom, n’ayant daigné changer que les noms de famille : « Anestor Masson
Klokoto Salah traçait ainsi dans le tourbillon […] en ses trois exemplaires 1264».
Il ne s’agit pas tant de renier le nom d’origine ou de le trahir mais plutôt
de souligner la « valeur très relative de ce porte-identité qu’est le nom 1265» dans
un contexte marqué par la rupture de la filiation et le manque de répères
identitaires qui en découle. A travers la traduction du patronyme est remise en
cause la fonction du nom propre en tant que « désignateur de l’unique […] une
sorte de hyponyme maximal pour l’individu 1266». Cette labilité du nom réflète la
conception de l’identité-rhizome appliquée aux personnages romanesques qui
peuplent l’univers de Glissant, désignés comme « une terre rapportée », et qui
témoignent de manière dramatique leur désancrage identitaire, fruit de l’histoire
antillaise. Le changement et/ou la traduction du nom confirme
l’affranchissement des personnages d’une identité unique, stable, conçue comme
la rupture avec la dictature onomastique ou l’anonymat pratiqués dans l’univers
de la Plantation.

1.2. L’acte de changement de nom comme signe d’intégration chez Sábato.

Sábato partage avec Glissant, bien que dans une dimension nettement plus
restreinte, la pratique d’une « onomastique signifiante ». Le patronyme, en
dehors de sa signification, équivaut à une appartenance plus ou moins légitime à

1264
TM, p. 467.
1265
Nicole Lapierre, op. cit., p. 284.
1266
Michel Ballard, « La traduction du nom propre comme négociation », in Palimpsestes, n°11, « Traduire la
culture », Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998, p. 219, (199-224).

428
un lieu. C’est la raison pour laquelle les ancêtres d’Alejandra se sont résignés à
sacrifier leur nom1267, Elmtrees, en le troquant contre un nom d’emprunt (par le
biais de la traduction), pour ne plus être perçus comme des étrangers, malgré
leur participation aux événements marquants de l’histoire argentine. Par une
espèce de stratégie, que nous avons qualifiée plus haut de caméléonienne, le
personnage est contraint de sacrifier son nom pour se fondre dans le paysage et
pouvoir s’intégrer à sa terre d’accueil. Pour se défaire du stigmate nominal,
« irrémédiable comme tare 1268» du fait de son caractère héréditaire, le
personnage décide de se libérer de cette emprise du nom perçue comme ce qui
« ligature(nt) l’identité 1269».
La traduction du nom de famille1270, qui tend à gommer son origine
étrangère, apparaît comme une des stratégies possibles en vue de l’intégration et
de l’ancrage dans la terre d’accueil. L’origine de cette pratique dans l’univers
romanesque se confond avec des usages sociaux réels, attestés en Argentine, qui
témoignent du drame identitaire des immigrés déchirés entre leur double
appartenance, et désireux néanmoins de s’intégrer à leur pays adoptif. La
traduction du patronyme Elmtrees possède cependant dans ce cas précis, à la
différence du changement radical de nom, l’avantage indéniable de garder son
essence onomastique. La traduction du patronyme de Patrick Elmtrees n’altère

1267
Rappelons que parmi les critères définitionnelles qui servent à distinguer le nom propre du nom commun
figure le caractère intraduisible du nom propre hormis des exemples de toponymes connus qui possèdent leurs
équivalents dans différentes langues. En ce qui concerne les patronymes, les noms des personnages historiques
ou des personnages de fiction, ils n’échappent que très rarement à cette règle. Voir à ce sujet Sarah Leroy, Le
nom propre en français, Paris, Editions Ophrys, coll. « L’essentiel français », 2004. La traduction que subit le
nom, chez Glissant et Sábato, accentue une identité problématique, mouvante, s’expliquant par le contexte
historique précis.
1268
Nicole Lapierre, « Changement de nom : le signe, la haine, le soi », in Esther Benbassa, Jean-Christophe
Attias (sous la direction de), La haine de soi : difficiles identités, Bruxelles, Editions Complexes, 2000, p. 274.
Cette étude intéressante soulève la problématique du changement de patronyme par les familles juives dans une
Allemagne nazie et en France après la libération. La stigmatisation de l’individu advient à partir de son nom de
famille qui comporte des renseignements sur l’origine de la personne. Nicole Lapierre étudie ailleurs, dans un
ouvrage Changement de nom, le problème de la nomination comme un prolongement d’une politique raciale.
1269
Ibid., p. 273.
1270
Le phénomène de la traduction advient aussi entre Juan Pablo Castel, narrateur-personnage de El Túnel, et le
protagoniste de Sobre héroes y tumbas, Martín del Castillo. Ce rapprochement, où il est possible de voir le
résultat d’une analogie entre deux personnages renfermés dans leur monde intérieur, permet la circulation du
même nom dans l’espace du macrotexte, eu égard au fait que le « référent demeure inchangé […] le sujet habite
le nom qu’il porte ». Ernesto Sábato ou les abattoirs de la modernité, op. cit., p. 53.

429
pas sa signification. Entre « Elmtrees » et « Olmos », la référence à l’arbre,
l’orme1271 plus précisément, demeure intacte (même le pluriel du nom d’origine
est préservé dans la traduction), mais l’acte symbolique de changement de nom
semble être lourd de conséquences. Cette assimilation pourrait signaler un
mécanisme positif, car elle traduit l’intégration de la famille d’origine irlandaise
au nouveau territoire. Patricio est d’ailleurs désigné par l’épithète «acriollado»
qui désigne cette nouvelle identité composite. L’ancêtre d’Alejandra, raisonnant
en termes d’attachement atavique au nom, semble tout de même marqué par
cette stigmatisation à travers le nom qui renvoie à la distinction entre les vieilles
familles créoles et la masse d’immigrés. Les déformations que subit le nom de
famille participent davantage au processus de stigmatisation de l’origine
étrangère1272 de Patricio et expliquent sa decision de changer de nom:
Olmos es la traducción de Elmtrees. Porque abuelo estaba harto de que lo
llamaran Elemetri, Elemetrio, Lemetrio y hasta capitán Demetrio […] Harto
estaba. Y porque se había acriollado tanto que lo fastidiaba cuando le decían
el inglés. Y se puso Olmos, nomás […] Y además porque ésta era su
verdadera patria. Aquí se había casado y aquí nacieron sus hijos. Y nadie,
viéndolo sobre el gateado, con el apero de plata, habría podido maliciar que
era gringo 1273.

Eu égard à son identité nouvelle, recomposée, d’où la traduction à travers


laquelle son nom se met à « l’unisson de la langue1274 » de sa patrie adoptive, le
changement de nom ne peut pas être considéré comme une volonté d’effacer son

1271
Dans la Grèce antique, on associait l’orme à Hermès et à Oneiros (dieu des songes et de la nuit) ce qui peut
se lire comme un choix déterminant le destin des personnages portant ce nom de famille dans l’univers
romanesque de Sábato.
1272
María Rosa Lojo confirme la prégnance des mécanismes de l’altérité négative dans la construction identitaire
argentine, en accord avec les études menées à ce sujet: “Tanto Borello como Castillo Durante asignan gran
importancia a la indagación y problematización de los nombres, sobre la que las novelas vuelven una y otra vez:
los gentilicios que señalan un linaje tradicional, y la inmensa masa humana fuera del origen de la historia patria
que corresponde mayormente al torrente inmigratorio 1272”. María Rosa Lojo, op. cit., p. 294.
1273
Alejandra précise les étapes de cette transformation progressive du patronyme de Patrick Elmtrees, son aïeul,
faisant partie des occupants anglais à l’époque de l’invasion anglaise de Río de la Plata, et son intégration
progressive au pays à travers l’hispanisation du nom: « pero lo peor empezó con la reconquista […] Patrick
volvió a incorporarse y hubo de combatir contra nosotros. Y cuando los ingleses tuvieron que rendirse […]
Patrick quiso quedarse (…] Eso fue en 1807. Un año después se casaron […] y Patricio empezó su tarea de
convertirse en Elemetri, Elemetrio, don Demetrio, teniente Demetrio y de repente Olmos”. SHT, p. 90.
1274
Nicole Lapierre, op. cit., p. 284.

430
origine mais constitue plutôt une « stratégie de reclassement visant à mettre en
correspondance sentiment et signe d’identité1275.
Ce qui attire notre attention dans la théorie anthroponymique de Quique,
sur laquelle nous reviendrons, c’est le fait de soumettre le nom du président Juan
Domingo Perón au même examen critique, en dénichant le voilement des
origines italiennes du dictateur par le biais de l’effacement de la consonance
italienne de son nom1276 :
La clienta venía parloteando sin interrupción con Wanda sobre la necesidad
impostergable de matar a Perón […] ¿ Sabés, Marita – le dijo Quique a la
clienta-, que se ha comprobado que el tipo no se llama Perón sino
Perone ?1277.

En dehors de la problématique onomastique d’assimilation des


patronymes étrangers, ici italiens, aux noms espagnols, le fait de prononcer à
deux reprises le nom de Perón doit interpeller compte tenu du contexte
particulier qui sert de temps référentiel à l’action de Sobre héroes y tumbas. Il
convient de rappeler, d’après les précisions apportées par Horacio Salas, que
dans les années qui ont suivi la chute du régime de Juan Domingo Perón, en juin
1955, la mention de son nom, interdite par le gouvernement, était passible
d’emprisonnement:
A comienzos de 1956, el gobierno militar del general Pedro Eugenio
Aramburu había dictado un decreto (número 4161) por el cual había
prohibido, bajo severas penas de prisión, pronunciar o escribir las palabras
Perón, Eva Perón, Peronismo, Justicialismo y otras similares derivadas. Y
pese a que en 1958, ya gobernaba un régimen constitucional, todavía los
medios de comunicación seguían obedeciendo aquella totalitaria
disposición. Para mencionar a Perón o a su gobierno el periodismo recurría
a los eufemismos1278.

1275
Ibid.., p. 284.
1276
Castillo Durante qualifie cette technique sous le nom d’ « onomatophagie » qui a lieu « lorsque le sujet
dévore son propre signifiant en l’hispanisant. Par ce biais « le banni peut […] accéder à une pratique discursive
en travestissant le nom honni qui le réduit au silence », Ernesto Sábato ou les abattoirs de la modernité, op. cit.,
p. 54.
1277
SHT, p. 250.
1278
Horacio Salas, “Veinte años después”, op. cit., p. 791. L’auteur rapporte dans son article un événement dont
il fut témoin. En 1958, Ernesto Sábato se trouvait parmi les invités d’une table ronde sur le sujet des coups d’état
en Argentine au XXème siècle, organisée à la Faculté du Droit de Buenos Aires. Dans le contexte évoqué plus
haut, Sábato ne s’est pas plié dans son intervention à l’interdiction en cours dans ces années. Selon rapporte
Salas: « Sábato esa tarde fue directo. En la segunda frase pronunció el nombre prohibido […] continuó la
dirección de su discurso sin subterfugios”. Ibid.

431
Dans cette optique, la référence directe à Perón dans le roman, sans
recours aux « subterfuges », relève d’une prise de position de Sábato en vue de
s’opposer à certains intellectuels qui prônaient le silence et l’oubli au sujet de
son gouvernement1279.
La thématique de l’identité argentine empiète ici sur le thème du nom
reliant inéluctablement le plan personnel au plan collectif. Le même Sábato,
comme nous l’avons vu dans la première partie, est concerné par cette
discussion sur les patronymes, en tant que descendant d’immigrés italiens en
Argentine. Son nom a subi une modification destinée à lui ôter son caractère
italien. Ainsi « Sabato1280 » (samedi en italien) est devenu « Sábato », la famille
s’étant établie en Argentine, a ajouté l’accent pour favoriser l’assimilation du
nom aux patronymes espagnols. Cette déchirure originelle se trouve peut-être à
l’origine de l’obsession pour les patronymes qui hante toute son œuvre et
l’inscrit dans cet espace d’entre-deux, nuançant davantage ses propos sur
l’identité argentine composite. Selon Castillo Durante, le nom de Sábato
n’échappe pas aux « mécanismes de marginalisation onomastique ». Son origine
italienne « détermine […] son inclusion dans la longue liste des hétéronymes. Le
nom « Sábato » fait partie pour ainsi dire de la roture anthroponymique 1281».

Nous serions tentée d’attribuer partiellement le distanciement dont


témoignent Glissant et Sábato envers les patronymes, dans l’univers
romanesque, à leurs expériences personnelles. La question du changement de
nom renvoie inéluctablement vers les circonstances biographiques des deux

1279
L’histoire argentine se complaît dans des analogies et possède cette fâcheuse tendance à vouloir se répéter ;
ce que certains considéraient comme une époque révolu, s’est avérée d’actualité lorsque Perón revint au pouvoir
en 1973.
1280
A ce propos, plusieurs hypothèses ont été établies, laissons plutôt s’exprimer l’écrivain lui-même à ce sujet.
Silvia Sauter rapporte une explication de Sábato dans le prologue à Sábato : símbolo de un siglo. Visiones y
revisiones de su narrativa, Buenos Aires, Corregidor, coll. “La vida en las pampas”/ dirigida por María Rosa
Lojo, 2005, p. 8: “Sábato explica que acentuaba su nombre para que no lo llamaran Sabáto, pero actualmente,
conocida la pronunciación de su apellido, no tiene que añadirle el acento ortográfico, como se acostumbra en las
palabras esdrújulas en español”. Silvia Sauter précise la préférence de Sábato pour l’écriture de son nom sans
l’accent pour revenir à sa forme “originelle et ancestrale”.
1281
Daniel Castillo Durante, Ernesto Sábato ou les abattoirs de la modernité, op. cit., p. 41.

432
auteurs, Glissant ayant changé de nom de famille à l’âge de neuf ans lorsqu’il a
été reconnu par son père ; les parents de Sábato ont changé la graphie de leur
nom ainsi que leurs prénoms pour les adapter à la langue espagnole. Sábato,
activiste du parti communiste dans les années trente, étant poursuivi par une
organisation gouvernementale anti-communiste, était amené à changer de nom,
durant une période, pour éviter des persécutions, ce qui peut expliquer
partiellement ses différentes dénominations dans Abaddón.
Ces éléments laissent une empreinte indélébile sur leurs œuvres qui ne
dissocient pas, dans le traitement romanesque du nom, les implications
personnelles des implications au niveau de la collectivité. Cette identité double
qui relève du changement de nom peut en partie justifier le dédoublement des
personnages dans leurs univers romanesques. Cette question nous amène à nous
pencher davantage sur la thématique de la filiation inhérente à l’anthroponymie.

2. Thématique de la filiation.

La référence à l’arbre pour introduire le thème de la généalogie, que nous


retrouvons chez Glissant et Sábato, renoue bien évidemment avec une tradition
littéraire établie. C’est justement dans le traitement qui lui est réservé que leurs
perceptions de l’identité et de la filiation divergent perceptiblement. Bien que
l’incipit du roman Mahagony, où se lit une référence au mahogani, propose une
réflexion sur la thématique de l’arbre (« Les arbres qui vivent longtemps
secrètent mystère et magie 1282»), ce motif très polyvalent s’avérera au cours du
roman, ainsi que dans la suite du macrotexte, réfuter la possibilité de représenter
une généalogie en poursuivant le modèle des sociétés ataviques1283.

1282
Mahagony, p. 13.
1283
Dans Sartorius, Glissant revient sur cette conception identitaire qui récuse le principe du « jus soli » : « Ce
n’est point par le leurre atavique ni par le lien du sang que tu hérites du bienheureux stigmate de la diversité. Tu
nais batouto, mais je le deviens aussi. C’est-à-dire au fur et à mesure que cette diversité se réalise. L’héritage ne
fonde ni sur le droit du sol ni sur le droit d’aînesse ni sur quelque exclusive de cette sorte ». Sartorius, p. 65.

433
Le choix du patronyme Olmos qui fait référence à un arbre1284, semble loin
d’être hasardeux, compte tenu de l’obsession anthroponymique de Sábato et de
la thématique généalogique du roman. Fonctionnant comme une métaphore filée
métatextuelle, l’image de l’arbre permet d’ourdir la généalogie des personnages.
La question du nom rejoint celle de l’identité problématique, composite, en
Argentine, étant donné que « le nom assigne [donc] une origine au sujet parlant
et lui trace en filigrane sa place dans la société. De ce fait, il occupe un point
clef dans la stratégie identitaire par rapport au sujet et par rapport à la
collectivité 1285».
Lors de notre première lecture de Sartorius. Le roman de Batoutos, où
Glissant s’interroge sur le sort des peuples invisibles ou disparus, nous avons
été déconcertée d’y trouver un chapitre « Buenos » où il est question de
l’identité argentine dans son rapport à l’altérité. Dans ce chapitre, analysée
précédemment, qui est consacré à la disparition de la population noire en
Argentine, le narrateur, en décrivant à partir de quelques traits son héroïne
Marina, met en exergue l’attachement au patronyme perçu comme vecteur
d’une identité légitime :
Sa mère, Paula Midway, était la fille d’un marin irlandais […] et de Sesa
Palo Rosas, bien argentine, dont le patronyme remontait au premier
président du pays […) Irlande, Chili, Allemagne, Nicaragua, Danemark et
bien entendu Argentine, et aussi d’autres sources moins notables, avaient
contribué à l’établissement de ces lignées1286.

Ce thème, qualifié d’« obsession anthroponymique1287 » par Castillo Durante,


affecte l’intégralité du macrotexte de Sábato. Comme le remarque María Rosa
Lojo,

1284
Luis Wainermann propose une interprétation du nom Vidal Olmos en se référant à L’Arbre de vie biblique.
Voir son ouvrage Sábato o el misterio de los ciegos, op. cit.
1285
América, Cahiers de CRICCAL n°19, op. cit., p. 8.
1286
Sartorius, p. 326-328.
1287
« La loi anthroponymique veut que dans l’Argentine du roman de Sábato un enfant d’immigré italien soit sa
vie durant un renégat; quelqu’un, en somme, qu’on astreint à renier son nom. L’œuvre de Sábato se fait l’écho,
me semble-t-il, d’un carrefour de courants discursifs qui confèrent l’exclusivité d’un droit, celui de nommer le
sujet et, ce faisant, d’intégrer sa parole, ou la dés-intègrer. Il en est ainsi notamment dans le roman Sobre héroes
y tumbas. L’anthroponymie y opère non seulement en tant qu’instance de marginalisation, mais également en
tant que dispositif d’accréditation du sujet comme ayant droit à la parole ». Castillo Durante, op. cit., p. 47.

434
la Argentina sabatiana realiza una constante constitución/restitución de una
identidad que se percibe como falsedad y como copia, o como
contaminación y mezcla por el ingreso de lo ‘otro’ (el extranjero, el
inmigrante) en el inmaculado panteón de lo ‘Mismo’, ya irremediablemente
erosionado por el tiempo 1288.

L’immigration massive étant un facteur de poids dans la construction


identitaire argentine, la question de la légitimité ne relève plus de l’opposition
créole/immigré, rendue caduque, mais se fonde sur les hiérarchies, établies
arbitrairement, d’ordre économique et/ou culturel. Cela est visible clairement
dans la scène où Quique développe sa « théorie des noms 1289» en Argentine :
Si en este país vos te llamas Vignaux, aunque tu abuelo haya sido carnicero
en Bayona o en Biarritz, sos bien. Pero si sobrellevas la desgracia de
llamarte De Ruggiero, aunque tu viejo haya sido un profesor de filosofía en
Napolés, estás refundido, viejito, nunca dejarás de ser una especie de
verdulero1290.

L’opinion de Quique met en évidence le prestige des noms français en


Argentine, ce qui confirme la prégnance de l’imaginaire eurocentriste et plus
particulièrement la francophilie de certains secteurs de la société argentine.
L’examen attentif de l’anthroponymie est lié à une série de connotations
négatives qui témoignent du refus de la diversité chez Quique1291 lorsqu’il
stigmatise les immigrés : « este asunto de los apellidos hay que estudiarlo con
mucho cuidado […] Porque con la cosa de las cruzas y la emigración el país está
expuesto a Grandes Peligros 1292». Contrairement à son personnage qui

1288
Sábato: en busca del original perdido, op. cit., p. 176.
1289
Dans la traduction française, ce chapitre est amputé de la partie consacrée à la théorie anthroponymique de
Quique, fondée sur des préjugés raciaux et sociaux. Pour comprer les contenu de ce chapitre dans l’original et
dans la traduction française, nous renvoyons au XVII chapitre de la partie « Los rostros invisibles » (« Les
visages invisibles ») dans Héros et tombes, op. cit., p. 228-234. Dans la version originale, il s’agit du chapitre
XX de la partie « Los rostros invisibles », SHT, p. 246-252.
1290
SHT, p.251.
1291
Il faut souligner que Sábato fustige ce type de comportements, incarnés dans le personnage de Quique. Son
œuvre s’attache à problématiser le poids de stéréotypes et la difficile gestation de l’identité argentine qui doit
accepter sa diversité. Selon Graciela Maturo, “El universalismo de Sábato se nutre de irrenunciable fidelidad a
sus raíces y a su entorno, en rechazo del localismo y de la concepción cultural xenófoba. Todo en el va hacia el
diálogo de las comunidades, de las razas, de las culturas”. Graciela Maturo, “La aventura filosófica de Sábato”,
op. cit.
1292
Ibid. Quique se fait porte-parole d’une idéologie en vogue parmi la haute bourgeoisie portègne, anti-
péroniste qui fait un amalgame entre la politique de Perón, l’immigration, et la décedence du pays menacé par la
diversité. L’attitude de Quique est fustigée par Sábato dans Abaddón lorsqu’il avoue avoir honte de fréquenter

435
stigmatise la diversité, Sábato aurait pu souscrire à l’opinion de Witold
Gombrowicz qui dépeint l’Argentine comme « un mélange de races, et
d’héritages, à l’histoire courte, au caractère inachevé […] un pays magnifique
[…] riche d’avenir mais sans forme encore 1293». Si les stratégies onomastiques
nous renseignent sur la perception de l’identité chez les deux auteurs, il nous
paraît intéressant de poursuivre cette enquête généalogique à travers les
macrotextes de Glissant et de Sábato pour observer les modèles de la filiation
adoptés par les deux auteurs en vue de représenter la problématique identitaire.

2.1. Les failles du modèle atavique de la reconstruction généalogique dans


l’œuvre romanesque de Sábato.

Dans Sobre héroes y tumbas, il existe un chapitre contenant les réflexions


de Bruno sur Fernando et sa famille, qui met l’accent sur les généalogies
complexes en Argentine, considérées, comme toujours chez Sábato, par le biais
de stéréotypes. Ce traitement est visible notamment dans l’appréciation que
porte Bruno sur la généalogie de Fernando, dans laquelle il cherche des
explications plausibles à la décadence de la famille Olmos et à la folie qui atteint
plusieurs de ses membres :
cierto es que esas variantes que lo apartaban de la norma podían deberse por
un lado a la herencia paterna y por otro al hecho de ser la familia Olmos
algo excéntrica y desvaída (aunque también esto es genuinamente nacional
en muchas viejas familias). Esta familia en decadencia daba la impresión de
estar integrada por fantasmas o por distraídos sonámbulos […] esta
inyección de la sangre Vidal en la vieja familia produjo en la persona de
Fernando, y más tarde en la de Alejandra, una violenta reacción, como
sucede, creo, en ciertas plantas enfermizas1294.

Il convient de nous attarder sur la généalogie d’Alejandra qui réunit des


origines créoles et celles provenant de l’immigration. Ce métissage est

les personnes proférant ce type de réflexions. Voir le chapitre « Se despreciaba por estar en esa quinta », AEE, p.
348-350.
1293
Witold Gombrowicz, Journal, tome II, op. cit., p. 30.
1294
Ibid., p. 452-453.

436
stigmatisé comme néfaste à partir de l’expression « plantas enfermizas » et
« contaminación de la sangre ». La référence à l’arbre dans le nom de famille
d’Alejandra constitue à ce titre un support efficace pour introduire cette
problématique. Il peut s’agir ici d’un cas particulier de métatextuel connotatif où
le nom renvoie de manière implicite à la fonction qui est assignée à cette
famille, ou plutôt à la thématique de la filiation dont l’histoire de los Olmos
fournit le prétexte, dans l’économie fictionnelle. Cette connotation métatextuelle
attire notre attention sur la motivation fonctionnelle de ce patronyme qui sert
d’image appropriée pour ourdir une généalogie où se mêlent le destin familial et
le destin du pays. La référence à un arbre généalogique s’avère tout de même
fallacieuse dans la mesure où les deux familles Olmos et Acevedo, réunies par
les liens matrimoniaux, sont marquées au sceau de la malédiction qui se présente
sous forme de dégénérescence et de folie chez ses différents membres. La
traduction du nom Elmtrees, dictée par la volonté ou plutôt la nécessité de
rompre l’altérité négative en s’attachant à l’arbre du Même, pervertit la portée
de cette genèse par l’obstination d’un rattachement à la manière atavique à une
terre qui n’est pas la leur. A la différence d’une culture composite, une culture
atavique, comme le rappelle Glissant, « part du principe d’une Genèse et du
principe d’une filiation, dans le but de rechercher une légitimité sur une terre qui
à partir de ce moment devient territoire 1295». Le modèle atavique est dépravé,
rendu inefficace au profit d’une valorisation du modèle composite difficilement
acceptable par des vieilles familles créoles. Bebe, Escolástica, Pancho, Fernando
et enfin Alejandra sont chacun à sa manière atteints d’un syndrome de folie qui
semble trouver son origine dans le passé réfoulé (unions consanguines) et dans
la non-acceptation de la diversité qui régne au sein de leurs familles. Le fait de
vouloir rattacher les contemporains aux héros du passé s’avère une entreprise
vaine, eu égard à la proximité décevante entre les héros et les tombes signalant
le non-retour vers le passé glorieux. Du côté de sa mère, Acevedo, elle

1295
IPD, p. 59-60.

437
appartient à une lignée prestigieuse (« una antigua familia » précise le
narrateur), la famille Acevedo étant une famille qui a participé activement à
l’histoire argentine. La décadence actuelle de la famille est compensée par le
récit sur les ancêtres qui présente des caractéristiques du « roman familial ». Il
s’agit curieusement des ancêtres de Borges1296 (sa mère était une Acevedo), ce
qui explique partiellement le lien qui unit Alejandra à Borges dans le roman, à
travers le recours à la métalepse, commenté précédemment. Alejandra est une
digne héritière de cette lignée. Médiatrice de l’histoire argentine, elle initie
Martín à ses méandres. En remontant dans la généalogie de sa famille, elle met
l’accent sur les liens qui l’unissent à l’histoire nationale :
El veintisiete de junio de 1806 los ingleses avanzaban por las calles de
Buenos Aires […] Y ahí lo hirieron (¿a quién?). Al teniente Patrick,
hombre, en esa esquina estaba la casa de Bonifacio Acevedo, abuelo del
viejo, el hermano del que después fue general Cosme Acevedo (¿el de la
calle?), sí, el de la calle: es lo único que nos va quedando, nombres de
calles1297.

Cette même affirmation revient au cours d’une promenade dans les rues
portègnes: « Papeles, nombres de calles. Es lo único que nos va quedando 1298» à
quoi répondent comme en écho, à travers une récriture intertextuelle, les vers de
Borges1299 récités par Alejandra:
esta vana madeja de calles que repiten los pretéritos nombres de mi sangre:
Láprida, Cabrera, Soler, Suárez. Nombres en que retumban ya secretas las
dianas, las repúblicas, los caballos y las mañanas1300.

Le ton ironique d’Alejandra trahit le décalage constaté entre le passé,


associé dans le titre du roman aux héros de la nation, et le présent décevant, qui
conserve de ce passé un pâle reflet à travers les noms de rues. Le titre, en
opérant ce partage, introduit au seuil de la lecture la dialectique développée au
cours du roman. Malgré la ligne de démarcation que vise à établir le roman, les
1296
Norma Carricaburo souligne également cette coïncidence au niveau de l’anthroponymie. Voir SHT, Edición
crítica, p. 105.
1297
SHT, p. 88.
1298
Ibid., p. 126.
1299
Norma Carricaburo signale l’utilisation intertextuelle du poème de Borges, La noche cíclica (1940) dans
SHT. SHT, Edición crítica, op. cit., p. 105.
1300
Ibid.

438
liens et les correspondances entre le passé et le présent peinent à démentir la
prégnance de l’Histoire qui n’est pas en réalité reléguée dans le domaine virtuel.
Martín s’étonne d’ailleurs de la perpétuation d’une séparation historiquement
fondée en Argentine : « Me parecía gracioso que en país había siempre los
unitarios y los federales », dont les origines sont élucidées par Pancho :
Muchas peleas supo haber en nuestra familia por causa de Rosas, y de ese
tiempo viene la separación de las dos ramas, sobre todo en la familia de
Juan Bautista Acevedo1301.

Le refus de perpétuer une lignée, souillée par le sang fratricide et


l’inceste, se perçoit dans le meurtre commis par Alejandra et son suicide1302 qui
anéantit toute possibilité de continuation de sa lignée. En tant qu’incarnation de
l’histoire argentine, Alejandra, en assumant ce geste meurtrier s’oppose, sur le
plan personnel et collectif, au principe de la filiation lorsqu’elle représente la
décadence et la dégénération qui renvoient au traumatisme de l’origine de la
nation, baignée dans le sang fratricide. Alejandra, ne voulant pas assumer
l’héritage qui lui échoit, préfère rompre la chaîne généalogique. Le thème de la
folie qui intervient dans cet acte meurtrier et suicidaire figure un échec de la
filiation souillée par l’inceste dans le passé de la famille (Georgina, sa mère et
Fernando, le père, étaient cousins proches) et de la nation. Elle met en scène la
décadence de la famille créole par rapport à l’apport du sang neuf provenant de
l’immigration et l’enfermement dans les schémas historiques voués à l’échec du
fait de leur caractère claustrophobe que décrit Sábato. L’obstination de la famille
Olmos à continuer de vivre dans son ancienne demeure du quartier Barracas, à
présent dévastée et tombée en désuétude, signale la permanence symbolique
dans le passé, ce que Jean-François Hamel qualifie de « fétichisme historique ».
Cette attitude, qualifiée de risible, voire pathologique, fustigée par le narrateur,
se trouve à l’origine de la non-acceptation du présent :

1301
SHT, p. 94.
1302
Selon l’hypothèse de Castillo Durante, le « suicide par le feu du couple incestueux » constituerait « une sorte
de fonction de rééquilibrage dans l’économie du nom ». Ernesto Sábato ou les abattoirs de la modernité, op. cit.,
p. 45.

439
Los Olmos daban la impresión de constituir el final de una antigua familia
en medio del furioso caos de una ciudad cosmopolita y mercantilizada, dura
e implacable. Y mantenían, y desde luego sin advertirlo, las viejas virtudes
criollas que las otras familias habían arrojado como un lastre para no
hundirse […] así los pobres Olmos, candorosa y hasta cómicamente aislados
en la antigua quinta de Barracas, eran el destinatario del resentimiento de
sus parientes: por seguir viviendo en un barrio ahora plebeyo en lugar de
haber emigrado al Barrio Norte o a San Isidro1303.

La contemplation du passé à laquelle s’adonnent les personnages ne leur


permet pas d’avancer mais les condamne à rester claustrés dans l’univers
pathologique de la répétition, ici stérile, comme c’est le cas de Pancho et de
Escolástica. Si le refus d’accepter la diversité équivaut à un refus de l’avenir,
une seule note positive dans ce tableau sera apportée vers la fin du roman à
travers le voyage initiatique de Martín vers le sud argentin où la grandeur du
paysage porte l’espoir d’un avenir différent du passé sclérosé. L’échec de la
généalogie construite sur le mode atavique qui tente de rapprocher son
patronyme du passé glorieux du pays, outre qu’il constitue une variante du
roman familial, mentionnée plus haut, signale la rupture de la distinction entre
les vieilles familles créoles en Argentine, les habitants « oubliés » de cette
histoire à savoir la population noire et indienne, et les nouveaux habitants du
pays provenant de l’immigration européenne massive du XIXème siècle.
L’appauvrissement symbolique provient d’une perception sclérosée de
l’identité atavique vouée à l’échec. Le macrotexte de Sábato s’attèle à la tâche
de reconstruire une généalogie traditionnelle à partir des symboles du passé
argentin. Si Sábato traite la question identitaire de manière ambivalente, comme
l’ont démontré certains chercheurs, au fond des contradictions rencontrées dans
son œuvre, nous pouvons déceler la présence d’un doute qui traverse ses
interrogations, doute qui concerne la prétention argentine à posséder et à se
prévaloir d’une identité atavique, liée au territoire. Il évoque de manière
explicite la fragilité des référents identitaires en Argentine en comparaison avec

1303
SHT, p. 469-470.

440
ceux des véritables sociétés ataviques - qualifiées comme appartenant à la Méso-
Amérique par Glissant -, à savoir le Mexique et le Pérou :
acá no teníamos ni siquiera ese simulacro de la eternidad que en Europa son
las piedras milenarias, o en México o en Cuzco. Porque acá […] no somos
ni Europa ni América sino una región fracturada, un inestable, trágico,
turbio lugar de fractura y desgarramiento.

Glissant se plaît à souligner l’appartenance de l’Argentine (aire culturelle)


à l’Euro-Amérique1304, non sans fondement d’ailleurs. Si nous nous rapportons à
la stratégie identitaire en Argentine, il a bien raison quant à la façon d’envisager
le passé argentin. Néanmoins, cette classification paraît restrictive et incomplète
dans le cas de l’Argentine qui est tout aussi en quête d’identité, ce que prouvent
d’ailleurs les enjeux de sa littérature. Cette tendance confirmerait la réflexion
menée par Glissant dans Traité du Tout-monde selon laquelle « les cultures
ataviques tendent à se décomposer, à se créoliser, c’est-à-dire à remettre en
question (ou à défendre de manière dramatique) leur légitimité1305 ».

2.2. La filiation en rupture dans le macrotexte de Glissant.

A travers la réflexion de Glissant autour de la notion d’identité à racine


unique, ce motif se voit perverti car l’attachement aux racines, à la terre, qu’il
implique, sera contesté comme une impasse de la construction identitaire de la
société issue de la Traite négrière. Chez Glissant, « la plupart des énoncés de
« fous » […] tournent autour des questions de filiation et de l’origine 1306», ce
qui prouve que « l’absence d’une claire connaissance du passé par ces individus
1304
Dans cette répartition en trois sortes d’Amériques, Glissant utilise des apports des chercheurs : Darcy
Ribeiro, Emmanuel Batalla et Rex Nettleford :
« - La Meso-América – « l’Amérique des peuples témoins, de ceux qui ont toujours été là »,
- L’Euro-América – « L’Amérique de ceux qui sont arrivés en provenance d’Europe et qui ont préservé
sur le nouveau continent les us et coutumes ainsi que les traditions de leurs pays d’origine ». Il inclut
dans cette catégorie : Le Québec, le Canada, les Etats-Unis et une partie (culturelle) du Chili et de
l’Argentine
- La Neo-América – « elle est constituée de la Caraïbe, du nord-est du Brésil, des Guyanes et de Curaçao,
du sud des Etats-Unis, de la côte caraïbe de Venezuela et de la Colombie, et d’une grande partie de
l’Amérique Centrale et du Mexique ». Voir à ce sujet IPD, p.13.
1305
TTM, p. 195.
1306
Romuald Fonkoua, op. cit., p. 218.

441
entraîne des phénomènes repères de déviance 1307». Dans Mahagony, l’instabilité
identitaire des personnages, faisant pourtant partie de la famille macrotextuelle
de Glissant, est soulignée par le traitement onomastique tout particulier du titre
qui a été mis en exergue par Dominique Chancé. Ce « néologisme fécond dans
lequel l’œuvre résume toute sa matière narrative » révèle plusieurs
significations : « il déconstruit le mot ‘mahogany’, en inverse les voyelles, pour
faire apparaître autre chose, un ensemble de signifiants qui vont évoquer de
multiples personnages du livre : Mani, Maho, Gani, Marny 1308». Ce procédé
connu sous le nom de paronymie1309 introduit de la complexité dans le roman où
les personnages semblent être tous des avatars les uns des autres. Par
« l’annulation de l’unicité ou l’atténuation de la spécificité de l’étiquette du
personnage1310 », leur indifférenciation remet volontairement en cause
l’individualisation du personnage en faveur de la notion de collectivité pour
faire advenir une identité rhizomique, mouvante, fluide. Plutôt que d’y voir la
contestation de l’illusion référentielle1311, la proximité onomastique entre les
personnages appartenant à des époques différentes favorise l’intrication de leurs
destins, souterrainement liés par la thématique du marronnage, lequel adopte
différentes formes au cours de ces époques, réévaluées en fonction du contexte
historique respectif. De cette façon, la quintessence de l’esprit du marronnage,
empruntée au répertoire postural de l’imaginaire antillais, qui se perçoit dans la
posture de Marny présenté comme un avatar moderne des nègres marrons, sera
soumise à une relecture qui correspond à son époque.
Là où Sábato s’attèle à la tâche de reconstruire une généalogie
traditionnelle à partir des symboles du passé argentin, Glissant préfère s’avouer
vaincu devant une telle tentative et vise plutôt à démontrer l’impossibilité de

1307
Ibid., p. 220.
1308
Edouard Glissant. Traité du « déparler », op. cit., p. 192.
1309
Ce terme renvoie à la “proximité onomastique” entre les personnages romanesques. Frank Wagner,
« Perturbations onomastiques : l’onomastique romanesque contre la mimèsis », in Yves Baudel (sous la direction
de), Onomastique romanesque, Paris, L’Harmattan, 2008,op. cit., p. 37.
1310
Ibid.
1311
Telle est l’intérprétation de la paronymie chez Frank Wagner, ibid.

442
reconstituer une véritable généalogie dans une société post-esclavagiste en
proposant une nouvelle vision de la recherche des origines à partir de la
perspective relationnelle et de son concept de « digenèse». Cette vision prend
appui sur la pensée contre-essentialiste1312, décelée par Samia Kassab Charfi
chez les écrivains antillais, qui est la conséquence d’une histoire issue de la
Traite négrière. L’œuvre présente sa propre généalogie qui arbore des contours
indécis, en proie à la recherche :
les lignées désordonnées des Longoué ou de Béluse, des Targin ou de Celat
ne m’émouvaient pas encore […] je n’établissait pas les équivalences, les
distances de temps et de générations1313.

Dans Mahagony, il est évoqué une coutume ancestrale africaine consistant


à enterrer le placenta sous un arbre, ce en quoi le personnage renoue
partiellement avec des gestes ataviques, en signalant un attachement à la terre et
à la perpétuation d’une lignée. Dans le même mouvement, tout comme « l’être
même du vieil arbre se dérobe », une identité qui tente de s’établir autour d’un
élément stable appartenant au paysage n’arrive pas à se concrétiser à partir de ce
mythe propre aux cultures ataviques. Cette opposition est illustrée également
dans le chapitre de Sartorius portant le même titre, une sorte de mise en abyme
de la thématique principale que développe ce roman, à travers l’exemple
d’Areko et de Jacob Sartorius qui envisagent différemment la problématique de
la filiation. Jacob « s’est constitué en souche unique, renforcé au même moment
que d’autres souches » tandis que Areko, « est un isolé, migrant dépossédé 1314».
Le « paradigme végétal1315 » qui structure la pensée de Glissant explique sa
perception d’identité de manière imagée.

1312
La chercheuse explique ainsi les soubassements de cette philosophie contre-essentialiste aux Antilles : « Le
contre-essentialisme antillais n’est pas seulement une résultante de l’histoire nationale ; il est une nécessité
prophétique, dans le sens où il condense les paysages nouvellement produits par l’expérimentation de la
créolisation ». Samia Kassab Charfi, « Contre-essentialisme et diversalité dans la littérature antillaise», Les
Caraïbes : convergences et affinités, 4, 2009, http://publifarum.farum.it/ezine_printarticle.php?id=100. Consulté
le 4 février 2010.
1313
Ibid., p. 15.
1314
Ibid.
1315
IPD, p. 79.

443
L’impossibilité du retour aux origines, figurée par l’échec de la tentative
césairienne du « retour en Afrique », hante les écrits de Glissant, tout comme
elle nourrit sa réflexion philosophique, où il postule une mise à distance de cette
référence à l’Afrique. La difficulté de rassembler les traces du passé,
qu’expérimente Mathieu Béluse en revenant sur le lieu de sa naissance, fait écho
à l’échec collectif à renouer avec la mémoire originelle dont les esclaves et leurs
descendants ont été dépossédés. Ce constat conduit à admettre la « défaite des
identités généalogiques et archéologiques1316 » et incite à trouver une autre
manière de se ressourcer.
Il n’est pas étonnant que Mathieu attache moins d’importance à sa
généalogie personnelle qu’à celle qui concerne la collectivité. En tant que
descendant des esclaves de la plantation, les Béluse, il a conscience de « la
labilité qui définit la filiation sur la plantation 1317», contrairement à la filiation
chez les marrons, imprégnée d’une volonté de transmission de l’héritage, qu’il
soit matériel ou spirituel. Nous pourrions nous demander pourquoi Glissant
attribue à son alter ego, Mathieu, un nom de famille Béluse qui désigne, de
manière dérisoire, la fonction de ses ancêtres dans l’univers de l’habitation. Il est
difficile en effet de passer outre la connotation métatextuelle inscrite dans ce
patronyme, qui renvoie explicitement à la dimension fonctionnelle de la famille
Béluse sur la Plantation. La dérision marque le choix de ce nom propre par
opposition à la lignée des Marrons, Longoué, dont le nom ne connote aucune
utilité, hormis de se référer à un cri, une onomatopée (long « oué »)1318 qui peut
être perçu comme un cri de liberté.
Pourquoi l’auteur ne préfère-t-il pas se dépeindre en descendant de
rebelles, de nègres marrons ? C’est pourtant une posture que crée l’auteur à

1316
Ibid.
1317
Samia Kassab Charfi, « Contre-essentialisme et diversalité dans la littérature antillaise», op. cit.
1318
Jacques André propose dans Caraïbales d’autres explications plausibles selon nous de ce nom chez Glissant.
Dans tous les cas de figure, il s’agit ici d’un phénomène désigné par Frank Wagner comme « téléscopage des
registres de langue », plus particulièrement dans le cas de Glissant de « téléscopage » entre le créole et le
français. Frank Wagner, op. cit., p. 30.

444
partir de sa généalogie littéraire dont il se réclame. Serait-ce une réminiscence
autobiographique1319, une dette envers son propre passé ou bien une allusion au
rôle qui est dévolu à Mathieu à travers le macrotexte ? En assumant ce
patronyme, Mathieu en assume l’origine, connotée métatextuellement, et il
redonne des titres de noblesse à son caractère utilitaire. Sans changer de nom,
Mathieu Béluse revalorise positivement le contenu sémantique qui y est inscrit
en filigrane pour marquer le refus de subir son nom en tant que « la marque de
l’origine et du pouvoir subi […] étant placé, par lui, dans un système d’héritage
où il est voué à reproduire l’identique1320 ».
Mathieu Béluse, de par son nom, dépourvu de la charge négative que
valait le nom Béluse à ses ancêtres, doit accomplir une mission, être utile à la
société. L’onomastique dans l’univers romanesque de Glissant véhicule une
vision du monde en signalant la charge idéologique du nom, qui diverge
nécessairement de la logique onomastique chez Sábato en raison des contextes
sociohistoriques divergents. La problématique du nom constitue à elle seule un
réservoir de réflexions sur le passé historique aux Antilles, le poids de
l’esclavage et de la domination, et enfin sur l’identité personnelle et collective
qui peine à se soustraire à un certain déterminisme historique ; seule la fiction
grâce à ses vertus poétiques peut opérer une subversion de cet état des choses.
Cette subversion peut advenir notamment à travers un renversement de la
logique patronymique comprise comme légation du nom de père en fils. Dans
Ormerod, l’un des personnages « se changeait de désignation chaque fois qu’il
avait procréé 1321», en se nommant en place de chacun de ses descendants, « il
était le fils chaque fois neuf de son fils ou de sa fille nouveau-née » à travers ces
« appellations patronymiques tournoyantes 1322» dont il était l’instigateur et

1319
Daniel Radford rapporte les détails concernant le père d’Edouard Glissant, géreur sur une plantation, « se
pliant totalement à la situation coloniale. Il n’y avait chez lui aucune prise de conscience politique ». Edouard
Glissant, op. cit., p. 14.
1320
Catherine Kern-Oudot, « L’onomastique chez J.M.G. Le Clézio : entre refus et attachement », in
Onomastique romanesque, op. cit., p. 116.
1321
Ormerod, p. 66.
1322
Ibid, p. 66.

445
propriétaire. Glissant s’amuse même à montrer la labilité de la transmission du
nom qui ne doit pas relever nécessairement du système patriarcal:
‘Mathieu Celat’, c’était Mathieu Béluse. Bon. Nous le nommions ainsi pour
le plaisanter sur ce que nous estimions être sa faiblesse envers Mycéa 1323.

Le système patriarcal est contourné de façon assez astucieuse par


Hernancia, l’esclave qui porte dans son ventre le rejeton de son maître et à qui
ce dernier concède la faveur de choisir le nom de son enfant :
elle décida que le nouveau-né s’appellerait Ceci. La femme du colon s’écria
que ces créatures étaient imprévisibles […] elle n’aurait pu concevoir
qu’Hernancia marquait ainsi et proclamait son privilège caché […] on peut
pourtant dire qu’il fut le premier homme à être baptisé par son descendant et
à tenir son nom de celui qui en hériterait1324.

La filiation impossible à reconstituer se manifeste également de manière


dramatique à travers la pratique de l’anonymat qui constitue chez Glissant bien
plus qu’une convention romanesque.

3. L’onomastique parcellaire et la pratique de l’anonymat.

Nous analyserons maintenant le recours à l’anonymat qui figure parmi les


stratégies anthroponymiques dans les romans de Glissant et de Sábato. Frank
Wagner1325 suggère que l’anonymat, tout comme les phénomènes de troncature
du nom, constitue une pratique visant à saper le principe d’identité dans le but
de rompre avec une esthétique mimétique, laquelle instaure l’obligation de la
vraisemblance dans le roman. Certes, la visée anti-mimétique sous-tend
certaines de ces pratiques chez Glissant ; il faut néanmoins préciser que
l’anonymat dans lequel sont plongés ses personnages n’est pas une pure
invention romanesque mais relève d’une problématique identitaire
historiquement attestée dans la société esclavagiste. La remise en question du
nom attribué ou le fait d’assumer une absence de nom constitue un geste
1323
CC, p. 159.
1324
Ibid., p. 100.
1325
Frank Wagner, op. cit., p. 19.

446
évocateur du refus de porter un nom imposé ou de s’inscrire dans une logique
généalogique dénuée de fondement pour les esclaves et pour leurs descendants.
L’impossibilité de se prévaloir d’un nom attestant l’appartenance à une
lignée, traduit un traumatisme lié à la perte du nom initial, une fois que l’esclave
franchit l’habitation de son maître et devient chosifié, comme c’est le cas de
premier Longoué:
Cet homme qui n’avait plus de souche, ayant roulé dans l’unique vague
déferlante du voyage (gardant cependant assez de pouvoir et de force pour
s’opposer à l’autre et pour s’imposer, dans la pourriture de l’entrepont, sa
force et son pouvoir […] mais ayant tout perdu, et jusqu’à son nom, sous la
couche uniforme de crasse à relent d’eau pourrie) et qui n’était pas encore
Longoué1326.

Il peut s’agir soit d’un oubli soit d’un déni du nom, cet acte signale le
refus de perpétuer le lignage dans les conditions qui lui échoient. Le refus
consiste à signaler le positionnement de Glissant par rapport à la « prétendue
science de la filiation 1327» qui semble un leurre en ce qu’elle propose de
« reconnaître, au miroir de l’Afrique meurtrie, des aïeux, des cousins, des
apparentés, avec l’état civil qu’il faut, là où s’ouvre tout simplement un abîme
inconnaissable 1328». Il semblerait que la captivité prive le nom de sa dimension
sacrée, dès lors il cesse d’être porteur des valeurs positives qu’assurerait sa
transmission. Dans La case du commandeur, le personnage Aa « qui s’était
choisi le premier nom par rang d’ordre dans la langue des déporteurs 1329 » meurt
de manière cruelle, sa mort est porteuse de la symbolique du vol et de
l’appropriation de la langue du colonisateur1330. Sa désignation par la répétition
de la lettre A constitue une sorte de troncature visant à signaler l’oscillation
entre l’anonymat significatif et l’anonymat assumé de manière subversive, ce

1326
QS, p. 83.
1327
Sartorius, p. 61-62.
1328
Ibid.
1329
CC, p. 142.
1330
Cette lettre initiale de l’aphabet est désigné par Homi Bhabha, dans son analyse du poème d’Adil Jussawalla,
comme un « a impérial imposé comme la condition culturelle du mouvement même de l’empire », signe
d’ascendance de la culture dominante. Homi Bhabha, Les lieux de la culture, op. cit., p. 113.

447
qui a été souligné par Suzanne Crosta1331. Difficilement classifiable, ce nom
échappe à une catégorisation précise relevant à la fois de l’anonymat et de
l’onomastique parcellaire. Le geste de révolte que convoque ce nom-prénom
s’accompagne d’une surmotivation d’ordre symbolique ; à la sobriété et
l’indétermination de cette dénomination s’oppose la charge symbolique très
forte, signe manifeste du viol et de la privation, exercés sur les migrant nus, les
déportés amenés d’Afrique et confrontés à la langue du colonisateur.
Pour Castillo Durante, qui revient dans Les dépouilles de l’altérité sur
l’étymologie du mot « anonyme », le « ‘a’ privatif pourrait donc renvoyer autant
à l’absence de patronyme qu’à un statut de hors-jeu. L’anonyme échapperait
ainsi au dédale des filiations tout en se mettant à l’abri de la loi 1332». Selon cette
perspective fort intéressante du point de vue de la stratégie d’anonymat chez
Glissant,
l’anonyme serait cet aspect de l’altérité capable de déjouer les pièges d’une
dialectique de reconnaissance qui exige une conformité tacite avec les
intérêts du système de représentations en place1333.

La mère qui tue son nouveau-né1334, dans La case du commandeur, signale


par cet acte tragique et désespéré la rupture d’une chaîne généalogique qui a
déjà été minée, voire brisée complètement par la logique issue de pratiques
esclavagistes qui consistaient à mélanger des ethnies et à séparer les familles
afin d’étouffer toute possibilité de révolte et d’union des esclaves pour défendre
une cause commune.
Selon Suzanne Crosta, l’acte meurtrier d’une esclave sans nom, qui
étouffe son nouveau-né

1331
Suzanne Crosta voit dans ce nom « une violence à la nomenclature française du fait que le marron n’est pas
nommé ni approprié par le maître ; son nom échappe définitivement au code du colonisateur » ce qui
expliquerait selon Crosta sa mort violente, qui constitue une punition pour sa révolte qui mine « la base même de
l’idéologie véhiculée par les colonisateurs, à savoir le langage ». Le marronnage créateur, op. cit., p. 146.
1332
Daniel Castillo Durante Daniel, Les dépouilles de l’altérité, Montréal, XYZ Editeurs, coll. « Documents »,
2004, p.58.
1333
Ibid., p. 59.
1334
Cette pratique est décrite dans un roman de Toni Morrison intitulé Beloved, traduit de l’anglais par Hortense
Chabrier et Sylviane Rué, Paris, Bourgeois, 1989.

448
la coupe définitivement des traditions philosophiques de l’Afrique […] ne
voulant léguer à son enfant le sort qu’on lui avait imposé, l’esclave sans
nom redéfinit, compte tenu de son expérience et de sa situation historique, la
maternité et les liens affectifs qui l’attachent à l’enfant 1335.

L’absence du nom traduit le désaccord avec le système colonial.


Dépossédés de leur nom originel, les esclaves sont voués à l’anonymat puisque
ils sont considérés comme une masse indistincte de laquelle se distinguent
symboliquement les futurs Béluse et Longoué qui rompent cette dictature de
l’anonymat. Glissant évoque ce double traumatisme de l’arrachement et de la
« libération » : « les états civils procurés (ou consentis) ne remplacent jamais le
Nom qu’on s’est choisi. A l’esclave déraciné succède le citoyen
dépersonnalisé1336 ». Pour faire face à l’anonymat, fruit du contexte historique
des Antilles, Glissant s’attache dans la fiction à rendre hommage à toutes ces
voix inaudibles, « corps emboulés », dont « les chroniques officielles ou privées
ne retiennent pas le[ur]s noms1337 ». L’écrivain circonscrit dans son macrotexte
ce « tombeau » des anonymes, des « emboulettés », c’est l’Océan Atlantique qui
est instauré comme un seul lieu mémoriel possible : « un énorme mausolée […]
de ces milliers d’Africains qui jalonnèrent ces pistes sous-marines, garrottés de
chaînes et de boulets1338 ».

Sábato recourt davantage dans son œuvre à l’onomastique parcellaire.


L’excès du discours sur le passé et sa contemplation pathologique répétitive sont
les raisons de cette déviance chez les personnages de Sábato, tout aussi
impliqués dans le questionnement sur la filiation et l’origine, ce qui ne peut pas
étonner compte tenu d’une identité multiple freinée par une stratégie d’altérité
négative1339 établie comme principe de la construction identitaire argentine.

1335
Le marronnage créateur, op. cit., p. 119.
1336
IP, p. 190. En italique dans le texte.
1337
Sartorius, p. 180.
1338
Philosophie de la Relation, p. 51.
1339
Nous empruntons ce terme a Edgardo Manero qui décrit dans son ouvrage L’autre, le même et le bestiaire, la
construction identitaire argentine, en focalisant particulièrement son attention sur le phénomène de ladite

449
Certains cas d’onomastique parcellaire l’attestent. Chez Sábato, il existe des
personnages qui apparaissent tantôt sous le jour de leur intégrité onomastique
qui renvoie à leur état civil et tantôt sont désignés par des diminutifs. Ainsi
défilent dans les romans : Nacho (Augustín), Carlucho (Carlos), dotés pourtant
d’un nom et d’un prénom intégral dans l’univers romanesque: le diminutif Palito
qui renvoie à l’intégrité onomastique préalable, Luis Nepomuceno, renvoie à la
question de l’altérité négative signalée dans ce que Castillo Durante désigne
comme « identité d’embarras 1340». Palito ne mériterait pas d’être appelé par son
vrai nom, selon les explications du narrateur qui insiste sur la vision stéréotypée
de l’identité argentine qui s’attache à stigmatiser celui qui est considéré
« autre » : « pero tampoco lo llamaban así, lo llamaban Palito, tal vez porque era
tucumano y aindiado como el otro 1341».
La question de l’anonymat, beaucoup moins exploitée, intervient à travers
le récit sur les soldats de Lavalle. L’écrivain exprime son indignation face à
l’oubli dans lequel sa nation a plongé tous les soldats anonymes noirs qui ont
participé aux guerres d’indépendance. Le fait de mettre en avant le personnage
référentiel Aparicio Sosa, fidèle soldat du général Lavalle, indique la volonté de
réparation historique de la part de Sábato qui s’attache à « offrir des tombeaux »
à ces « innombrables morts demeurés sans sépulture livresque1342 ». Et
puisqu’une telle entreprise s’avère impossible, il tente au moins d’attirer
l’attention sur ces oubliés de la Grande Histoire. Les expressions comme
« cabecitas negras », « toda esa negrada » qui sont des expressions manifestes de
l’altérité négative indiquent le traitement de l’altérité qui tire un trait sur
l’individualisation des êtres humains.

« altérité négative » qui renvoie à la ligne idéologique du discours identitaire argentin à partir de l’époque de
Sarmiento et d’Alberdi, op. cit.
1340
Ernesto Sábato ou les abattoirs de la modernité, op. cit., p. 127.
1341
AEE.
1342
Revenances de l’histoire, op. cit., p. 226.

450
4. Motivation onomastique. Noms à connotation métatextuelle et
symbolique.

Contrairement à la stratégie d’anonymat sous-tendue par les implications


idéologiques évoquées plus haut, l’auteur peut opter pour une motivation
onomastique qui rompt avec l’arbitraire du nom propre dans la réalité
extratextuelle. Si les fonctions de cette motivation onomastique qui se manifeste
à travers les noms à connotation métatextuelle et symbolique peuvent varier
selon l’auteur, elles auront en partage la volonté d’accompagner l’itinéraire
diégétique des personnages en instaurant une équivalence entre le nom et la
fonction du personnage dans l’économie fictionnelle.

4.1. La pratique de la surenchère compensatoire chez Glissant.

Chez Glissant, la constitution d’un sujet marginalisé passe par un


travestissement du « nom honni qui le réduit au silence 1343». Ce travestissement
peut revêtir plusieurs formes : les noms imposés aux esclaves de la Plantation
peuvent être « redoublés et resignifiés par les noms de voisinage1344 » qui
restituent partiellement au sujet sa dignité personnelle.
L’impossibilité de s’affranchir de la logique imposée par le système
esclavagiste, dont la scène de donation du nom à la plantation (Le Quatrième
siècle) constitue une illustration manifeste, intervient paradoxalement malgré
l’obtention de la liberté par les esclaves. La scène du Quatrième siècle montre
que plutôt que d’une véritable donation du nom, il s’agit d’une
réattribution, l’affublement d’un nom arbitraire – celui-là qui est octroyé par
le Maître […] Son don est pourvu de tous les aléas du hasard ; il ne
témoigne de rien, sinon de l’absurde, ou d’une anti-mémoire, résultat d’un
étiquetage nécessité par la bonne marche de l’économie de plantation […]

1343
Daniel Castillo Durante, op. cit.
1344
Jean-Paul Madou, Edouard Glissant : de mémoire d’arbres, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, Collection
Monographique Rodopi en Littérature française et contemporaine, 1996, p. 62.

451
Sans racines et sans essence, le nom est un masque sans substrat, l’indice
d’une exploitation et le contraire même d’une résistance1345.

Il n’y a que trois familles : Béluse, Longoué et Targin qui semblent défier
l’ordre imposé par l’administration coloniale. Dans la tradition du
marronnage1346, ils imposent leur propre nom, qui est un nom choisi et non plus
subi. La détermination des Marrons, qui s’octroient eux-mêmes leurs noms,
signifie une prise de parole et l’accès à une pratique discursive capable de
subvertir l’ordre établi. Il faut voir dans ce geste, la réponse de Glissant à
l’ « entreprise taxinomique coloniale 1347» qui permet de restituer, dans l’espace
de la fiction, aux esclaves sans nom « une épaisseur temporelle et une
profondeur symbolique1348 ».
La situation tragique fait naître une créativité1349 autour des pratiques
anthroponymiques visible dans l’exubérance et l’extravagance des noms choisis
et dans l’attachement aux surnoms qui s’aménagent un espace de liberté à la
marge de l’acte officiel de la nomination. Dans Le Quatrième siècle, Longoué

1345
« Contre-essentialisme et diversalité dans la littérature antillaise», op. cit.
1346
Dans la scène de délivrance de titres d’identité aux esclaves fraîchement affranchis, les commis s’évertuent à
trouver des noms, « son collègue en était à épuiser la liste des prénoms usuels qu’il attribuait, en tant que noms
patronymiques, à une série de ces sauvages ». Les seuls qui se rebellent contre l’octroi du nom arbitraire par les
commis de l’Etat civil sont les marrons : « Leur particularité (en plus du coutelas) était qu’une fois arrivés près
de la table, ils annonçaient d’eux-mêmes leur nom et celui de leurs proches, au contraire de la masse qui eût
généralement bien en peine de proclamer des noms ou d’exciper d’une vie de famille ; les deux commis ne
pouvaient s’y tromper ; cette marque d’indépendance leur semblait une injure : leur indignation s’y renforçait ».
De même, suivant la voie tracée par des esclaves marrons, affirment fermement leur identité les familles Béluse
et Targin : « Ils durent pourtant de convenir entre autres d’une famille Béluse et d’une famille -Targin », QS, p.
177-178. Le caractère comique de la scène ne masque pas une réalité dramatique de ce processus d’accès à la
liberté, qui passe par l’acceptation d’un nom octroyé arbitrairement.
1347
Suzanne Crosta, Marronnage créateur : Dynamique textuelle chez Edouard Glissant, GRELCA, Université
Laval, coll. « Essais », n°9, 1991, p. 117.
1348
Ibid. Jacques André signalait déjà le rapport entre le Nom et la question de la propriété chez les Marrons, en
insistant sur le fait que cette propriété n’est ni “recyclée”, ni “acceptée” ou “marchandée” mais “conquise” à
travers l’acte libérateur de dénomination allant à l’encontre de la logique coloniale. Caraïbales. Etudes sur la
littérature antillaise, Paris, Editions Caribéennes, coll. “Arc et littérature”, 1981, p. 144.
1349
Richard Burton dans son étude sur la famille coloniale évoque la « créativité anthroponymique » comme
résultat du contexte historique aux Antilles, après l’abolition de l’esclavage : « Pourtant les nouveaux libres ont
vite réussi à habiter et à investir ces noms imposés en les combinant et en les élaborant avec une adresse et une
imagination remarquables pour aboutir à ces trouvailles onomastiques […] privés de leurs noms africains et
attifés sous l’esclavage de prénoms-étiquettes qui les classaient plutôt qu’ils ne les nommaient, les affranchis se
soucient dès 1848 de se créer une identité onomastique propre : à côté du système patronymique des Békés-pays
et des Békés-France commence à s’esquisser un système matronymique propre à la population affranchie ». Il
faut voir dans cette stratégie de subversion la libération des normes onomastiques françaises ainsi que la vitalité
et l’esprit créatif des affranchis. Richard D.E. Burton, La famille coloniale : la Martinique et la mère-patrie
1789-1992, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 66.

452
renoue avec le geste symbolique de la donation du nom en s’employant, par un
usage désinvolte, à détourner la devise de la nation française:
Longoué criant : « Puisqu’ils ont proclamé Liberté-Egalité-Fraternité, moi je
proclame Liberté-Egalité-Paternité ! vous entendez tout le monde ici, son
nom c’est Liberté1350.

Ce nom à valeur connotative sera explicité dans La case du commandeur


où on insiste sur son rôle idéologique. Le commentaire métatextuel dénotatif à
charge du narrateur précise la motivation onomastique de ce prénom donné par
Pythagore à sa fille en souvenir de son frère, tué par Anne Béluse, dont le nom
était « un programme : ‘Liberté’, dans la langue de ceux-là mêmes qui
asservissaient en proclamant qu’ils libéraient1351 ».
En instaurant une filiation choisie, non imposée, contrairement au sort que
subissent les esclaves dans Le Quatrième siècle, l’auteur se déclare ouvertement
partisan de la liberté. Le couronnement de cette pratique du nom choisi est
Sartorius. Le roman de Batoutos qui pourrait être qualifié de roman de la
réappropriation du nom tant ce texte aux allures de fable se structure par rapport
à la recherche des noms perdus, effacés, car appartenant aux peuples invisibles
partout dans le monde. Glissant nous y convie à épier les noms cachés, les traces
du passé conservées dans le nom, au contenu mémoriel souvent inconnu de ses
détenteurs actuels, qui conserve sa force incantatoire. Il ne peut pas en être
autrement dans ce texte qui se propose d’ « inventer un peuple », comme
l’illustre la citation de Deleuze placée en épigraphe. Cela mène Glissant à
explorer de manière parfois ludique les différents endroits du monde reliés par la
présence de ces invisibles. Sartorius s’inscrit dans la continuité de La case du
commandeur dont les personnages étaient concentrés « dans le balbutiement
obstiné du mot […] Odono Odono 1352». Il s’agit peut-être de retrouver un nom
caché, secret qui palpite sous les apparences trompeuses de noms sans
signification. Telle serait la démarche de Marie Celat :
1350
QS, p. 122.
1351
CC, p. 103.
1352
Ibid., p. 40.

453
quand elle restait ainsi prostrée, demandant à chacun : As-tu vu Odono ? –
nous étions quelques-uns à deviner qu’elle ne cherchait pas là son dernier-
né, mais le premier d’une lignée sans déroulement, venu tout adulte depuis
combien de temps dans le pays, et dont la trace s’était perdue hormis pour
quelques tourmentés, dont elle était1353.

Comme il a été constaté précédemment, le nom Odono tient une place


particulière dans l’univers romanesque de Glissant, la répétition qui
l’accompagne renvoie aux deux frères qui ont choisi le même prénom et rappelle
la trahison fraternelle qui serait à l’origine de la Traite. En traversant les siècles,
la redondance du prénom perd sa valeur historique référentielle que le
macrotexte de Glissant lui a attribuée. Eu égard à son apparence incantatoire, le
refrain « Odono Odono » semble conserver sa puissance atavique et son
pouvoir, inexplicables même à ceux qui sont amenés à le prononcer, et constitue
une trace du passé dans la même mesure que la valeur mnémonique de l’odeur et
de la barrique, étudiées dans la partie précédente:
et si l’homme une fois de plus crie Odono Odono, ce n’est pas qu’à ce
moment il revient à l’entrée du village, dans le pays d’Afrique, où le traître
conduisit les convoyeurs de chair ; non. L’homme n’est pas descendu si loin
dans l’abime d’océan. Il réentend seulement la lourde portée de sons qui
convoyait naguère sur les cannes et les cases l’annonce de la mort 1354.

En instaurant le principe de donation du nom basé sur le son « o »,


Glissant revient dans Sartorius sur cet « éclair répété de sons1355 » pour prendre
à contrepied la tradition anthroponymique, car selon qu’il expose dans le
roman :
ce son terminal des noms propres ne supposait aucune prééminence des
personnes sur les choses et la terre et les bêtes, mais comme une béance à la
fois claire et profonde, par quoi chacun s’établit sans régir et se nomme sans
prétendre à dominer 1356.

Le roman Sartorius « redécouvre ce signifiant nodal, véritable magma et


matière première de la fiction. Le « o » d’Odono, n’est plus seulement un

1353
Ibid., p. 189.
1354
CC, p. 20.
1355
Ibid., p. 40.
1356
Sartorius, p. 40.

454
phonème, mais centre, cercle, forme circulaire rappelant la mare, rond 1357».
Dans Ormerod, le macronarrateur attribue au « meneur insoupçonné de ce
conte » les circonstances de l’écriture du roman précédent, Sartorius. Il explique
les raisons de la persévérance avec laquelle ce dernier s’entête à rechercher, et à
établir des relations entre différentes parties du monde liées par la même
histoire. Le motif de l’invisibilité rejoint alors celui de l’histoire occultée à
laquelle se heurtent les chercheurs essayant d’éclaircir le passé antillais, faute de
registres suffisants pour mener à bien leur travail :
Vous prétendez que fébriles nous consultons les Conseils en généalogie, la
mode en est répandue, les békés qui ont leurs registres à part et leurs astuces
d’archives, les nègres et les mulâtres, et les Indiens –Hindous, Coulis ou
Malabarais, pour qui c’était si naturel, ils ont raturé tout du long leurs livres
de familles emportés depuis Calcutta et le sud de l’Inde – remontent tous à
grand peine la spirale du temps, nous fouillons aux rôles tristes et illisibles
de ces navires, nous explorons les registres oubliés dans les galetas des
grandes villes d’Angleterre 1358.

Dans ce roman truffé d’allusions macrotextuelles, les personnages


reviennent sur la signification du son « o » dans les noms attribués aux
Batoutos :
Qu’est-ce que c’est que ce o pointé que vous traînez à la poursuite de votre
petit nom…, avait dit Apocal en haletant ses mots, Nestor’o ! A croire qu’il
ne franchira jamais la barrière de cette apostrophe. Madame monsieur vos
géniteurs disposaient pourtant du choix de l’alphabet complet. Même, ils
auraient pu vous avoir rebaptisé plus tard, X comme ce Malcolm, Nestor’x,
ou Z comme dans ce fil grec, hein, Nestor’zed. Serait-il que vous soyez un
Batouto ? Seuls les Batoutos ont l’usage de l’o… 1359.

Ainsi la distanciation d’avec une lignée ou une quelconque filiation


permet à l’auteur, sur le plan de l’écriture, de s’affranchir de toute affiliation
esthétique et de créer au gré de ses intuitions poétiques empruntées par-ci par-là
à l’intertexte. « L’affranchissement des modèles de transmission habituels 1360»,
permet de concevoir une théorie littéraire propre, faisant fi des normes rigides

1357
Edouard Glissant. Un « traité du déparler », op. cit., p. 192-193.
1358
Ormerod, p. 63.
1359
Ormerod, p. 354-355.
1360
Samia Kassab Charfi, op. cit.

455
existantes dans le champ culturel et littéraire dominant. Cette préoccupation
trouve sa formulation explicite dans Le Discours antillais :
Le Nom pour nous est d’abord collectif, n’est pas le signe d’un Je mais d’un
Nous. Il peut être indifférencié (X), sa force vient d’être choisi et non pas
imposé. Ce n’est pas le nom parental, c’est le nom conquis. Peu importe que
je m’appelle X ou Glissant, l’important est que je ne subisse pas mon nom,
que je l’assume dans ma communauté. La quête de la responsabilité dans le
Nom ne relève pas d’un désir de filiation dont nous avons montré qu’il n’est
pas atavique dans nos cultures 1361.

L’univers romanesque de Glissant instaure le principe des noms qui


« signifient » et qui résument, que ce soit de manière poétique, humoristique ou
ironique, le destin des personnages. Le nom, en désignant l’individu, semble le
déterminer ou le prédestiner à l’avance, selon le commentaire du narrateur de
Quatrième siècle : « Tout le monde finit par rassembler chacun à son nom1362 ».
De cette manière, « la valeur sémantique des constituants onomastiques fait écho
à la caractéristique comme à l’itinéraire diégétique du personnage1363 », ce qui
est surtout visible chez Glissant qui pousse la pratique de la « motivation
onomastique » à l’extrême, dans le but de signaler son désaccord aves les
pratiques nominatives propres à l’univers de la Plantation. Le voyant est désigné
par le syntagme nominal « papa Longoué » depuis sa naissance, ce qui résume
son statut dans le macrotexte :
et personne n’avait songé à nommer cette chose plein de sang […] qui
s’appelait déjà papa Longoué. Depuis le premier jour. Et même si on décida
plus tard de lui donner, mettons, Melchior ou Ocongo ou les deux à la fois,
ça ne fait rien, il est déjà papa Longoué. Comme né vieillard, pour être le
papa dont le seul fils serait tout au loin foudroyé 1364.

Il est difficile d’ignorer la dimension apocalyptique d’un autre personnage


qui traverse le macrotexte de Glissant, Apocal, dont le nom est explicité à la fin
du roman Ormerod. Il est celui qui
s’épuise en midi et en minuit à rendre pesant son nom d’initié, et à déposer
autour du Lamentin les reposoirs de ses pires prédictions d’apocalypse.

1361
DA, p. 285.
1362
QS, p. 168.
1363
Frank Wagner, op. cit., p. 29.
1364
Ibid., p. 206.

456
Mais la rivière et la mangrove ne sont taries que d’apparence. Il est un jour
secret d’eaux enfouies qui aussitôt remonteront, pour jaillir et refleurir,
malgré les puanteurs d’épandage qui descendent pourrir les nappes
phréatiques. Ne considérez pas le canal purulent qu’est devenu La Lézarde.
La parole décidera1365.

Le sens premier du mot apocalypse étant la révélation, le nom donné à ce


personnage, qui relève d’une onomastique parcellaire (troncature), lui assigne un
rôle spécifique dans le texte, il compte parmi les détenteurs de la barrique, qui
traverse le macrotexte de Glissant. Apocal ne prétend tout de même pas révéler
de grands secrets, il se dérobe plutôt à cette obligation qui lui est imposée de par
son nom.
Souvent, cette pratique permet aussi d’exprimer un élan créateur qui
relève de la poétique de l’accumulation et de la redondance : aussi le personnage
peut-il porter plusieurs noms, voire être défini par des surnoms ou des
syntagmes nominaux les plus fantaisistes, laissant libre cours à l’oralité propre à
la langue créole dont voici quelques exemples : « Odibert tête vent ! Odibert pa-
palé ! 1366». Mani est désigné dans Mahagony à travers plusieurs appellations
(références à son apparence physique, son caractère et sa
généalogie) scrupuleusement relevées par le narrateur qui procède ainsi à un
commentaire métatextuel portant sur l’anthroponymie dans le contexte antillais:
Mani n’est pas son nom officiel, c’était surnom de voisinage. Vous n’avez
jamais connu les noms d’Etat civil. Seulement Mani, Filaos, Casse-Tête,
L’enfant des marins1367.

Cependant, il existe aussi un phénomène inverse, le nom peut fonctionner


comme un prétexte provoquant un élan créateur chez le narrateur, « le récit n’est
souvent que le commentaire ou l’interprétation des arcanes du Nom 1368». La
dénomination constitue un acte d’affirmation du pouvoir, elle « conduit à
reconstruire une réalité linguistique inédite […] le roman joue assez

1365
Ibid., p. 359.
1366
Mahagony, p. 162.
1367
Ibid., p. 184.
1368
Caraïbales. Etudes sur la littérature antillaise, op. cit., p. 122. Nous renvoyons à cette étude pertinente où
Jacques André établit un lien étroit entre le nom et son impact sur le destin des personnages.

457
constamment sur cette capacité d’un signifiant élu à se rétracter et à se
diffracter 1369».
La mère de Mathieu reçoit dans la fiction tantôt le nom d’Euphémie,
tantôt celui de Marie-Rose en souvenir du bateau négrier dont le nom est
inversé, Rose-Marie :
Mathieu Béluse, le fils de Mme Marie-Rose, la cousine du mari de ma
défunte sœur ? […] Il est bien ce garçon. On dit qu’il ira poursuivre ses
études. Mme Marie-Rose a tout fait pour lui. Mais il ne s’occupe que des
élections maintenant, si jeune, si jeune 1370.

La référence au bateau négrier, la matrice originelle et l’antre de la mort


affreuse durant la traversée, s’allie dans l’univers romanesque de Glissant avec
la référence à la mère/mer, la matrice, l’utérus. Sartorius contient une réflexion
autour des noms donnés aux bateaux négriers, où la référence à Marie, mère de
Jésus, démontre le pouvoir pervers des dénominations qui marquent un écart
énorme entre la référence évoquée et la fonction de ces bateaux, outils d’un
crime contre l’humanité perpétré sur des milliers d’Africains:
les affréteurs de ces bateaux de l’horreur affectionnaient les doux noms et
en particulier celui de la mère de Jésus, symbole de bonté ou d’espérance.
L’un des plus célèbres négriers à être armé, dans l’allégresse et le transport
de tous, et spécialement adapté au commerce intensif, fut à Londres la
Henrietta-Marie en 1697, et vous trouvez à Nantes au siècle suivant, vous
pouvez à peine y croire, une Marie-Séraphique. Le bateau d’Ingelberk était
ainsi presque anonyme sous son appellation de Marie-Rose1371.

Le premier lieutenant de la Marie-Anne (ou était-ce Marie-Rose ?)1372.

La Rose-Marie, à la fin lavée de ses vomissures, était vraiment comme une


rose, mais qui tire sa sève d’un vivant fumier1373.

Le pouvoir de nommer que s’octroie l’auteur dans le monde de la fiction


est un pouvoir créateur, qui soustrait cette activité d’un cercle restreint à ceux
qui détiennent ce pouvoir dans la vie réelle, tels les commis sur la plantation
mandatés pour octroyer un statut civil aux affranchis. Echapper à cette règle,
1369
Edouard Glissant. Un traité du déparler, op. cit., p. 192.
1370
LL, p. 196.
1371
Sartorius, p. 147.
1372
TM, p. 110.
1373
QS, p. 21.

458
c’est contourner l’autorité et s’auto-légitimer en ayant recours à cette pratique et
devenir un « onomatourgos1374 ». La profusion des surnoms, ainsi que l’acte
même d’attribution des noms porteurs d’une signification à ses personnages, par
cette sorte de « surenchère compensatoire1375 », semblent conjurer l’anonymat
dans lequel sont plongés les esclaves de la société de la plantation, dépossédés
de leurs noms d’origine et rendus à l’anonymat précédant leur naissance
sociale :
Des surnoms à ce point baroquisés, décidés et acceptés par nous, tissaient un
pacte secret mais en –allé au cours ordinaire de la vie […] les noms errent
en nous, peut-être aussi en gardons-nous une foule en réserve, un pour la
plaine, un pour l’archipel, un pour la trace, ou un pour le désert 1376.

Cette surenchère compensatoire qui se manifeste par l’inventivité


onomastique, nourrie par la verve orale de la langue créole, ne contribue
pourtant pas à rendre les personnages plus denses, plus vraisemblables, elle est
employée pour rendre en quelque sort justice à tous ceux qu’on a privés de nom,
en les arrachant à leur terre d’origine. L’on conviendra avec Valérie Masson-
Perrin sur l’épaisseur lacunaire des personnages qui peuplent l’univers
romanesque de Glissant : « ces personnages morcelés, porteurs d’une ou
plusieurs voix, qui fonctionnent en rhizome sont souvent inachevés en tant que
personnages, comme s’ils devaient en tant qu’êtres de papier sacrifier une part
de leur identité, afin de porter plus loin leur rhizome identitaire fractalisé et
avoir ainsi une chance de survivre 1377». A cette identité « foisonnante, touffue,
multiple 1378», répondant à leur environnement, correspond le foisonnement de
noms qui n’arrivent pourtant pas à rendre leur identité plus établie. Selon nous,
cette exubérance du nom peut se lire comme un procès intenté par Glissant
contre la privation du nom et l’attribution d’un nom arbitraire dans le système
1374
Sábato ou les abattoirs de la modernité, op. cit., p. 48.
1375
Edith Perry, « L’instabilité onomastique dans le roman mondianien », in Onomastique romanesque, op. cit.,
p. 105.
1376
LL, p. 72.
1377
Valérie Masson-Perrin, Le statut du personnage dans l’œuvre romanesque d’Edouard Glissant, Thèse de
doctorat en Littérature et civilisation françaises, sous la direction de Catherine Mayaux, 2006, p. 271.[En ligne],
URL : http : // www.biblioweb.u-cergy.fr/theses/06CERGO292.pdf. Consulté le 11 mai 2009.
1378
Ibid.

459
esclavagiste. Cette « surenchère » paraît paradoxalement pallier un manque
ressenti comme une tare héritée du système esclavagiste, et l’absence de nom
pointe de manière explicite ce manque comme élément constitutif de la vision
du monde, ce sera aussi visible dans le traitement de la toponymie. Dans
Malemort, nous pouvons lire cette phrase : « nous ne pouvons rien nommer,
nous avons été sans nous en apercevoir usés en nous-mêmes, notre parler est
impossible et quêté ». La béance qui guette derrière cette profusion des noms
instaurés dans le macrotexte de Glissant est certes un remède contre la privation
symbolique du nom et le pouvoir de nommer, mais elle ne vise pas à remplacer
un système par un autre, car la béance qui s’ouvre devant les noms de Batoutos
signale l’impossibilité de nommer et d’appartenir à son nom, de l’ « habiter »
comme suggère Glissant dans Traité du Tout-monde. Elle atteste de manière
poignante ce manque originel.
Dans « Traité du Tout-monde de Mathieu Béluse », la réflexion sur les
surnoms, menée déjà dans La Lézarde et La case du commandeur refait surface :
Elle [Mycéa] se rit de nos manies de surnommer toutes choses, et si elle
acceptait les déguisements des noms individuels pour lesquels nous faisions
preuve d’une imagination si fonctionnelle, précise, fine et déraisonnée […]
qui de vrai – dans la vie et non pas dans le conte – se nomment (pour nous)
Apocal ou Babsapin ou Tikilik – Atikilik – ou Godby ou Totol, le seul
Prisca ayant échappé à cette pratique, pour la raison que son prénom de
baptême se suffisait à lui-même en matière de surnom), elle récusait ferme
que nous n’appelions pas un manicou un manicou, et le Lamentin, le
Lamentin »1379.

Il n’y a pas que les surnoms qui attestent la surenchère compensatoire


chez Glissant, les procédés de troncature ou d’accouplement du nom et du
prénom permettent également de procéder à la compensation par surmotivation

1379
Ibid. Ce fragment est repris dans Traité du Tout-monde. En tant que récriture formelle macrotextuelle de La
case du commandeur, le texte indique la source de la citation. Apparemment, même l’auto-citation peut subir
quelques modifications légères qui apportent probablement plus de précisions que le texte d’origine : « Marie
Celat se rit de nos manies de surnommer toutes choses, et si elle acceptait les déguisements des noms individuels
pour lesquels nous faisions preuve d’une imagination si fonctionnelle, précise, fine et déraisonnée […] qui de
vrai – dans la vie et non pas dans le conte – se nomment [pour nous] Apocal ou Babesapin [avec ou sans e] ou
Tikilik – Tikil, ou Atikil ou Atikilik, c’est le même – ou Godby [Godbi] ou Totol, dit aussi Potolé, le seul Prisca
ayant échappé à cette pratique de dispersion, pour la raison que son prénom de baptême, féminin, fixe et
invariable, se suffisait en matière de surnom), elle récusait à-toute que nous n’appelions pas un manicou un
manicou, et Le Lamentin, Le Lamentin ». TTM, p. 79.

460
d’ordre symbolique. Ainsi peuvent s’expliquer les noms de Mycéa et de Thaël
sur lesquels est porté un commentaire métatextuel de la part du narrateur : Marie
Celat devient Mycéa et Raphael Targin Thaël, ces deux dénominations se voient
utilisés de façon interchangeable. Dans ce procédé intervient non seulement la
langue créole mais aussi la création du surnom à partir du nom propre afin de le
subvertir en jouant avec ses sonorités et simplifier le rapport du lecteur face aux
personnages rendu plus intime à travers cette contraction du prénom et du
patronyme en un mot qui ressemble au prénom.
Afin de s’assurer que le lecteur perçoive la dimension symbolique 1380 du
nom dans le texte, le narrateur chez Glissant explicite souvent l’origine, voire
même les mécanismes de l’élaboration du nom, ce qui relève du « métatextuel
dénotatif1381 », comme dans les exemples qui suivent :
Pour le grand nombre, Targin était un nom inconnu […] Expliquez alors que
c’est par contraction du ‘aël’ de Raphaël et du ‘T’ de Targin, nous
construisons toujours nos noms comme ça1382.

celle dont tout un chacun ne pouvait s’empêcher de dire en la voyant :


« Ah ! mi Celat ! » - voici Celat. D’où le nom usuel et pathétique :
Mycéa1383.

Dans La case du commandeur qui fait une large place à la famille de


Marie Celat, nous apprenons le véritable nom de Mycéa1384. Une explication qui
relève du métatextuel dénotatif fournit une autre explication plausible à ce nom,
qui serait le résultat d’une contraction : « l’habitude que nous avons prise de
crier « Mi Celat ! » chaque fois qu’elle surgissait au plein mitan d’une
réunion1385 ». Les noms de Mycéa et de Longoué, entre autres, présentent un cas
d’accouplement syntaxique qui intervient à la croisée de deux langues, même si
le nom a une apparence française, son sens vient d’une phrase ou d’une

1380
Comme le précise Frank Wagner : « l’influence pragmatique de la motivation symbolique est nécessairement
conditionnée par la détection de sa présence ». op. cit., p. 29.
1381
Ibid., p. 34.
1382
TM, p. 333.
1383
QS, p. 267.
1384
Cinna Chimène accouche de son enfant à l’aide d’Ephraïse, « cette descendante que depuis si longtemps elle
avait nommé Marie et que, par une grâce d’imagination […] on appela plus tard Mycéa ». CC, p. 21.
1385
Ibid.

461
expression créole qui a été modifiée. L’emploi de diminutifs est également
envisageable dans son rapport à la langue créole chez Glissant, qui utilise les
diminutifs en se référant à certains personnages pour instaurer un lien avec
l’oralité dont ces diminutifs font partie. Dans les dénominations du type Ti-René
(« ti » étant un mot créole pour dire « petit »), le diminutif reprend une pratique
commune de la langue créole, en apposant l’adjectif petit, en créole, au prénom
du personnage. A la différence du nom de personne, le nom du personnage dans
l’univers romanesque, qui est certes « dépourvu de référent 1386», « n’en
véhicule pas moins – en raison notamment de ses particularités « visuelles »,
« acoustiques », « articulatoires », « morphologiques » - de nombreuses
connotations qui entrent en résonance avec les diverses autres composantes
axiologiques du roman 1387».

4.2.La motivation onomastique chez Sábato

Si l’auteur de Sobre héroes y tumbas ne s’octroie pas le même privilège


qu’Edouard Glissant dans Le Quatrième Siècle, où celui-ci sous une forme
anecdotique décrit l’attribution des noms aux esclaves de la plantation par les
deux régisseurs, la question du nom revêt la même importance à travers son
œuvre. L’obsession anthroponymique de Sábato se conjugue avec la volonté de
rattacher au nom une signification précise, d’où vient probablement la
motivation onomastique visible à travers les noms des certains personnages :
Alguna vez le había contado a Bruno que Soledad parecía la confirmación
de esa antigua doctrina de la onomástica, pues su nombre correspondía con
exactitud a lo que era : hermética y solitaria 1388.

Le lien qu’établit Sábato entre le nom et celui qui le porte n’est pas
innocent du point de vue des implications qu’il lit à travers son propre nom,
élément constitutif de sa posture littéraire.
1386
Frank Wagner, op. cit., p. 17.
1387
Ibid., p. 18.
1388
AEE, p. 400.

462
La connotation métatextuelle du nom de famille de Fernando ne peut pas
passer inaperçue au regard de la thématique qu’introduit ce personnage au
niveau de la diégèse : problématique généalogique, vue/ cécité. Il serait erroné à
ce titre d’estimer l’onomastique chez Sábato comme un simple recours
stylistique ; le nom « signifie », ce qui signale une motivation onomastique qui
sous-tend la réflexion menée par l’auteur dans son œuvre. La motivation
onomastique intervient aussi dans le choix du nom du personnage-narrateur d’El
Túnel, Castel, et celui de Castillo, le protagoniste de Sobre héroes y tumbas. Ce
rapprochement, à travers la racine commune des deux noms et la référence à
l’étymologie latine du « château », castellum, rapproche ces deux patronymes
comme si l’un engendrait l’autre, faisant intervenir le phénomène de la
paronymie. La motivation onomastique et la plus-value sémantique qui se
révèlent dans le contenu métaphorique auquel renvoie ce nom commun, instauré
en qualité de nom propre chez Sábato, permet de l’interpréter comme le résultat
d’une analogie entre ces deux personnages renfermés dans leur monde intérieur.
La circulation du même nom dans l’espace du macrotexte assure une continuité
et une filiation paradoxales, si nous tenons compte du fait que le père de Martín
del Castillo est un peintre, tout comme l’a été Juan Pablo Castel dans El Túnel.
La parenté macrotextuelle s’opère à travers la traduction et la motivation du nom
qui se réfère clairement à son contenu métatextuel : les deux personnages
partagent en effet un caractère assez solitaire, dépressif et le sentiment d’être
incompris d’autrui, ce qui fait d’eux ces habitants associés à l’espace
claustrophobe, emprisonnés dans leur propre identité onomastique. Dans El
túnel l’accent est mis sur l’identité du narrateur protagoniste, d’autant que
l’incipit déclinant son état civil se voit repris dans le chapitre qui suit (« como
decía, me llamo Juan Pablo Castel1389 ») :

1389
ET, p. 62.

463
bastará decir que soy Juan Pablo Castel, el pintor que mató a María
Iribarne ; supongo que el proceso está en el recuerdo de todos y que no se
necesitan mayores explicaciones sobre mi persona1390.

La volonté de nommer recouvre également un autre aspect : en se


constituant (ou s’auto-constituant) auteurs, Glissant et Sábato s’octroient le
privilège de nommer, de créer selon leurs propres lois dans la fiction. Le
pouvoir d’un démiurge n’est pas ici au service d’élans mégalomanes, il sert
plutôt à proposer leur perception du monde, à démêler les lieux communs.
Quant à la toponymie, dont il sera question dans la suite de ce chapitre,
nous allons nous interroger sur sa dimension théorique et/ou idéologique.

5. Toponymie dans les macrotextes de Glissant et de Sábato.

La thématique du nom ne se restreint pas chez Glissant et chez Sábato à


l’anthroponymie, elle interfère également au niveau de la toponymie qui
constitue un élément important de leur réflexion. Il ne s’agira pas de
« nommer » les endroits mais plutôt de se les réapproprier par un examen
attentif de la toponymie à travers le roman. La géographie fournit un grand
nombre d’images. D’une part, elles ouvrent une réflexion sur la spécificité du
paysage argentin et antillais, d’autre part, ces images empruntées à la
topographie permettent de visualiser certaines problématiques liées à la
conception de l’identité et de l’écriture. La quête de soi et de la collectivité se
réalise à travers cette réappropriation du paysage qui cesse d’être un simple
décor. Une nouvelle perception de la dichotomie particulier/universel semble se
dessiner dans la volonté du dépassement du régionalisme, dont témoigne
l’interrogation des stéréotypes attachés à la perception de l’espace.

1390
ET, p. 61.

464
5.1. Toponymie dans le macrotexte de Glissant. La reconquête du Lieu.

Une charge idéologique sous-tend l’examen attentif de la toponymie


antillaise, qui vise à signaler l’inadéquation de la taxinomie occidentale avec le
caractère spécifique de la géographie antillaise, compte tenu de la différence
fondamentale entre le paysage antillais et le paysage européen. Ces réflexions
apparaissent dans La Lézarde et dans Soleil de la conscience, pour mériter une
plus ample théorisation dans les essais postérieurs de Glissant, notamment dans
l’Introduction à une Poétique du Divers (p. 11-12).
Le premier roman de Glissant pose déjà les jalons de sa future quête du
Lieu. La scène, où le narrateur observe le paysage qui l’entoure pour constater
qu’« on méconnaît ces terres lointaines, qui ne paraissent que dans l’imagination
des hommes de Centre qu’à la manière de paradis en fin de compte peu
sérieux 1391», apparaît comme le point de départ de cette quête. Le regard
simultané du « fils » et de l’ « étranger » que promènent les personnages sur leur
Lieu leur permet de se distancer de l’exotisme qui caractérise les descriptions
des Antilles dans la littérature doudouiste et dans le discours occidental.
En arrivant « après une heure de marche dans la « Vallée »1392, (« Il
appelait ainsi (par réminiscence scolaire) une déclive abritée entre des orangers
aux fruits toujours verts 1393»), Mathieu se rend compte du décalage existant
entre ce qu’il a « appri[s] […] dans les livres1394 » et le paysage qui s’offre à lui.
La reconquête du Lieu passe par l’acceptation de la méconnaissance de son
propre pays, dont la perception est contaminée par une vision livresque, ici
synonyme d’aliénation, contre laquelle se révoltent les personnages. Mycéa
ironise à propos de cette dénomination inadaptée à la topographie
martiniquaise qui qualifierait ce qu’on dénomme à la Martinique « un fond » :

1391
LL, p. 17.
1392
Ibid., p. 214.
1393
Ibid., p. 58.
1394
Ibid., p. 55.

465
Il suffit alors d’un golbo, d’un descendu qui a trop lu, et voilà, il décrète que
c’est une vallée.
- Une vallée – dit Valérie. […]
Mais alentour c’est la débâcle.
- Littérature – dit Valérie. As-tu déjà vu une débâcle ? 1395.

Devant ce même paysage, Thaël se sent « comme un touriste », ce qui le


pousse à prononcer ces mots : « pourtant c’est mon pays et je ne le connais
pas1396 », à quoi répondent en écho ses déclarations postérieures dans le récit où
il dit avoir enfin pris possession de son Lieu: « je peux dire que je le connais
maintenant1397 » ; « j’ai vu tout le pays s’ouvrir devant moi 1398».
Le sentiment d’étrangeté éprouvé au contact de ce qui devait être familier,
et qui se présente sous une apparence méconnue, creuse la distance entre le
paysage et les personnages. Pour l’apprivoiser, le connaître, il est nécessaire de
se défaire du regard de l’Autre sur son propre paysage, tel était le pari que se
proposait Glissant à l’orée de son écriture : reconquérir le Lieu, au sens propre et
figuré. Puisque la donation du nom engage la responsabilité de celui qui nomme,
l’absence du nom relèverait peut-être de l’hésitation à accomplir cet acte porteur
de conséquences. Dans le discours du narrateur de La Lézarde retentit cette
interrogation : « mais peut-on nommer la terre, avant que l’homme qui l’habite
se soit levé ? 1399».
Les personnages de La Lézarde évoquent cette reprise de possession du
Lieu à la fin de l’œuvre, dans une clôture symbolique et solennelle qui répond
en écho à l’épigraphe (« Quel est ce pays ? » demanda-t-il. Et il lui fut répondu :
« Pèse d’abord chaque mot, connais chaque douleur ») :
avec les amis nous avons découvert le pays […] Et à la fin nous avons pu le
nommer en toute connaissance […] Le lieu, dit Thaël. Et nous l’avons

1395
Ibid., p. 215.
1396
Ibid., p. 76.
1397
Ibid., p. 251.
1398
Ibid.
1399
LL, p. 19.

466
découvert. Nous pouvons dire qu’il est à nous. Hier, il a eu le sang de nos
pères, aujourd’hui il a notre voix1400.

Le langage de La Lézarde plutôt parcimonieux et sobre diffère de celui


qui caractérisera les romans postérieurs de Glissant. Dans cette parcimonie
relative se lit une volonté de précision, qui décrit l’attitude attentive des
personnages aux aguets devant le paysage qu’ils découvrent en même temps que
le lecteur. La simultanéité de cette découverte est rendue par le recours fréquent
au présent de l’indicatif. L’emploi d’un langage contraint, ciselé, où les élans
d’exubérance demeurent maîtrisés par l’impératif de la précision est explicité
par le narrateur de La Lézarde:
quand le souvenir sera tranquille et fort, éparpillé en mots, et riche des
saveurs : alors le lieu pour moi aura paru dans la précise qualité qui est la
sienne […] il avait compris que cette terre qu’ils portaient en eux, il fallait la
conquérir. Non pas seulement dans la force des mots, mais concrètement1401.

Les personnages s’interrogent sur la pertinence de certaines


dénominations, sur la motivation onomastique, en somme, de la toponymie :
la mer des Caraïbes […] Tu ne trouves pas que c’est trop long ? Il faudrait
un nom plus saisissant… -Mais c’est plus juste ! Ils ont été
massacrés…Qu’au moins la mer garde leur souvenir1402.

Le distanciement avec la taxinomie occidentale apparaît comme une


condition sine qua non de la réappropriation du Lieu. Sur le plan théorique, cela
signifie vouloir se libérer des contraintes spatio-temporelles héritées de
l’Occident1403, au nom des préceptes annoncés dans Tout-monde : « les récits du
monde courent en ronde, ils ne suivent pas la ligne […] ils dévalent en tous

1400
Ibid., p. 253. Il n’est point étonnant que Glissant ait été désigné comme « défricheur de paysage » par Jean
Bernabé et Raphaël Confiant dans un hommage qui ouvre les actes du colloque consacré à son œuvre, « Eloge
du défricheur de paysage », Poétiques d’Edouard Glissant, op. cit., p. 15-16.
1401
LL, p. 60.
1402
Ibid., p. 221.
1403
Nathaniel Wing revient dans son article sur la scène de La Lézarde où Garin tente d’imposer « une grillze
logique à un pays tout en profondeur dans l’espace et dans le temps ». Il remarque à juste titre que cette
opération d’appréhender le paysage antillais à partir de catégories occidentales ne peut être considérée autrement
que comme une « opération de destruction, effet d’une logique de domination et d’appropriation » teintée des
relents de « l’idéologie coloniale ». Nathaniel Wing, « Ecriture et Relation dans les romans d’Edouard
Glissant », in Poétiques d’Edouard Glissant, op. cit., p. 297.

467
sens 1404». Glissant rompt ainsi avec une tradition littéraire où l’espace
constituait un simple décor dans le roman. En vertu de sa vision des topiques de
la littérature antillaise qui ne sont pas celles du « source et de la pré 1405», il
convie l’espace à remplir un rôle actif dans la construction identitaire, en tant
que « producteur d’identité 1406».
Dans La cohée du Lamentin, Glissant revient, par le biais de la récriture
anecdotique, sur le récit de la descente de sa mère du morne Bezaudin vers la
ville, pour chercher les raisons de sa sensibilité particulière au paysage dans les
circonstances de ce premier voyage à travers la topographie martiniquaise, dans
les bras de sa mère :
et c’est comment, si vous en acceptez l’indice, la lecture de cette partie du
paysage de Martinique m’est venue […] si vous acceptez qu’ainsi un
paysage ait pu marquer à ce point […] ces successions des paysages m’ont
plongé dans une connaissance primordiale qui ne demandait qu’à
resurgir1407.

Nous relevons un nombre important de références toponymiques qui de


fait s’inscrivent dans la mouvance du macrotexte de Glissant. La mobilité des
personnages, qui va de pair avec le sentiment d’une identité tout aussi mouvante,
est rendue dans le texte par les déplacements dans l’espace qui s’effectuent de
diverses manières. Les personnages, tout en explorant le paysage martiniquais,
font des va-et-vient incessants entre les mornes et la plaine, ce qui participe de la
dimension symbolique d’ascension et de descente. La réappropriation du
paysage n’advient pas tant à travers les noms propres que dans le fait
d’apprivoiser les noms communs qui marquent les déplacements des
personnages, en leur conférant une signification particulière en rapport avec

1404
TM, p.71.
1405
Glissant revient sur cette différence dans La cohée du Lamentin où il revendique au nom des « poètes du
sud », les topiques adaptées à la configuration spatio-temporelle des paysages américains, construits par
opposition au topique de la source et du pré : « la brousse », « l’inextricable », « tremblement de terre »,
« cyclone » qui s’inscrivent dans ce qu’il désigne comme poétique d’une « démesure de la démesure ». La cohée
du Lamentin, p. 97.
1406
Nathaniel Wing, op. cit., p. 299.
1407
Ibid., p. 90-91.

468
l’histoire. Dans La cohée du Lamentin, Glissant se dit « déchiffreur »1408 de
l’histoire des Antillais à travers le paysage, en assignant une symbolique au
langage des mornes, de la rivière et de la mer par opposition à l’univers clos de
l’Habitation.
S’il y a un lieu matriciel dans le macrotexte de Glissant, hormis son lieu
de naissance, ce serait la ville « nourrice » de Gênes. Elle occupe relativement
peu d’espace dans l’économie fictionnelle, où paradoxalement elle est présente
par son absence (Mathieu, « il n’était pas à Gênes »), à travers les projections de
Mathieu qui la désigne comme « nombril du monde », ce lieu d’où s’est ouvert
« le pré des cloches d’aventures 1409» inaugurant un grand bouleversement dans
l’histoire mondiale. Pour Mathieu, « toute ville italienne […] évoquait pourtant
non pas d’abord Raffaello ni Michelangelo, mais Columbus et la Santa
María 1410».
Le macrotexte de Glissant installe aussi un autre point de rupture
symbolique, signalé par l’expression « là-bas» qui désigne la France
métropolitaine en opposition à « ici » qui se réfère à la Martinique. L’expression
récurrente dans le macrotexte, ce « là-bas », est supposée signaler un écart qui se
creuse entre l’identité française prolongée à la Martinique qui traduit l’inconfort
de cette assimilation et une volonté de s’en séparer, ne serait-ce que par le biais
de la littérature. Les personnages chargent Mathieu de transmettre à l’extérieur
(en France) le message suivant :
Dis-leur que nous aimons le monde entier. Que nous aimons ce qu’ils ont de
meilleur, de vrai. Que nous connaissons leurs grandes œuvres, que nous les
apprenons. Mais qu’ils ont un bien mauvais visage par ici. Dis que nous
disions : là-bas le Centre pour dire la France 1411.

1408
Ibid., p. 91.
1409
TM, p. 33-35.
1410
Ibid., p. 36.
1411
Ibid., p. 240.

469
Outre ces aspects, la toponymie très riche visible dans le macrotexte de
Glissant, qui s’ouvre davantage vers le monde entier à partir du Tout-monde1412,
est une conséquence logique du tourbillon dans lequel nous entraîne le « tout-
monde », un espace de brassages et d’analogies insoupçonnées entre les lieux les
plus éloignés. Ce lieu initial persiste d’un roman à l’autre, malgré la profusion
d’autres lieux vers lesquels ses romans proposent une ouverture, toujours selon
le principe de la relation. Selon une formule que nous empruntons à Patrick
Sultan,
l’errance romanesque, déployée particulièrement depuis Tout-monde, n’a
pas relégué dans l’oubli le Lieu initial. Loin s’en faut. L’inspiration
visionnaire du poète, jusque-là puissamment ancrée dans le sol ensanglanté
de l’Habitation martiniquaise, n’a déserté qu’en apparence les paysages
américains des Antilles en accomplissant le détour par d’autres terres1413.

5.2. Toponymie chez Sábato.

La richesse des indications toponymiques précises qui construisent la


géographie du roman chez Glissant converge avec la richesse référentielle
toponymique des romans de Sábato, tout particulièrement Sobre héroes y
tumbas, désigné comme le roman de Buenos Aires1414. La référentialité
toponymique semble être très poussée dans l’univers romanesque de Sábato, ce
que révèle sa précision concernant les endroits où déambulent les personnages,
attestée par Angela Dellepiane. L’écrivain avoue, à propos du choix de la

1412
Le roman Tout-monde embrasse ainsi des lieux fort différents, pour n’en citer que quelques-uns : Italie
(Vernazza), Egypte, Nigeria, Paris. De même Sartorius nous entraîne dans le vertige des lieux à la rencontre des
peuples invisibles : chez Anka en Roumanie, chez Marina à Buenos Aires, chez Albert Dürer en Allemagne etc.
1413
Patrick Sultan, « Une esthétique du tourbillon ». Glissant Edouard. Ormerod, Quinzaine littéraire, Romans,
récits-Littérature contemporaine, Revue n° 851 parue le 1 avril 2003, [en ligne], URL :
http://laquinzaine.wordpress.com/2011/02/07/edouard-glissant-ormerod/. Consulté le 14 février 2011.
1414
Karl Kohut évoque la fonction de la ville dans le roman de Sábato en ces termes : « Buenos Aires es medio y
protagonista a la vez […] los diferentes episodios de la novela aparecen vinculados inseparablemente a los
lugares donde se desarrollan”. “Ernesto Sábato: novelista de la metrópoli”, op. cit. Il faut dire que l’exploitation
de la topologie de Buenos Aires, nourrie par la dimension symbolique qui se profile derrière les déambulations
des personnages a pour digne prédécesseur le roman de Leopoldo Marechal, Adán Buenosayres publié en 1948.

470
maison pour la famille Olmos1415, son souci de détail : « pertenezco a ese tipo de
escritores que caminan incesamente los lugares, eligen las casas, las plazas1416”.
Le fait de situer la demeure d’une famille en décadence dans le quartier de
Barracas s’inscrit dans la logique du traitement stéréotypé de l’identité signalé
par Castillo Durante. Ce choix est loin d’être anodin, il dévoile la prégnance des
stéréotypes dans la conception de l’individu, qui témoigne de la formation
sociétale basée sur des hiérarchies raciales et économiques en Argentine.
« ¿Sabés de alguien que tenga apellido en este país y que viva en Barracas entre
conventillos y fábricas? 1417» demande Alejandra à Martín, dans Sobre héroes y
tumbas, revenant de fait sur la problématique sociale qui mine les
représentations identitaires attachées aux généalogies prestigieuses et aux lieux
d’habitation censés renseigner sur l’appartenance sociale des personnages.
Il convient de préciser que l’action de Sobre héroes y tumbas commence
dans un endroit associé à la fondation de la ville de Buenos Aires. Il connote, en
outre, une référence au passé esclavagiste car à l’emplacement de l’actuel
Parque Lezama se trouvait, selon les sources historiques1418, le marché des
esclaves qui arrivaient au port de Buenos Aires pour être redistribués ensuite
dans les différents pays d’Amérique du Sud. La topographie précise de la ville
est dessinée à travers les déambulations des personnages qui s’amusent à
découvrir l’omniprésence de l’histoire à travers la toponymie. Les stations de
métro et les noms de rues constituent à eux seuls un réservoir historique, sur

1415
Malgré la volonté de précision toponymique affichée explicitement, Daniel Schávelzon remarque la
contradiction entre les déclarations de l’auteur concernant l’emplacement de la maison où vivent les Olmos.
Selon l’auteur, il s’agissait d’un édifice situé entre les quartiers Barracas et La Boca, « la casa de Liniers e
Hipólito Yrigoyen ». Selon l’archéologue, la maison que l’auteur a pris comme modèle se trouvait en réalité dans
le quartier Almagro, « lo había movido la maravillosa fantasía del autor», suggère Schávelzon dans son ouvrage.
Daniel Schávelzon, Buenos Aires Arqueología. La casa donde Ernesto Sábato ambientó” Sobre héroes y
tumbas”, Buenos Aires, Ediciones turísticas de Mario Banchik, 2002, p. 23.
1416
Ibid. “Prólogo de Ernesto Sábato”, p. 9.
1417
SHT, p. 47. Alejandra reprend à son compte le stéréotype en vigueur parmi la bourgeoisie portègne. Ce
même argument apparaît dans la conversation entre Martin et Quique. Ce dernier déclare à propos de los Olmos :
« Empezando por el solo hecho de vivir en Barracas ya hay motivo suficiente para que la haute se muera de risa
y para que mi prima Lala sufra del hígado, cada vez que alguien descubre que entre nosotros y los Olmos hay un
remoto parentesco. Porque, como me decía la vez pasada, furiosa: ¿me querés decir quién, pero QUIEN, vive en
Barracas?”. SHT, p. 248.
1418
Nous nous référons aux ouvrages de Daniel Schávelzon et de Dina Piccotti cités en fin d’ouvrage.

471
lequel se penche Alejandra dans la conversation avec Martín mentionnée
précédemment.
L’œuvre de Sábato, tout en se plaçant dans la continuité de la tradition
littéraire argentine en matière de la perception de l’espace, œuvre néanmoins à
retravailler certains topiques littéraires, notamment celui de la dichotomie
civilisation/barbarie. En faisant voyager Martín vers le sud argentin (le sens
inverse de la retraite des troupes de Lavalle), il permet à son personnage
d’appréhender la grandeur de son pays sans y convoquer la perception négative
dévolue à cette immensité menaçante, le lieu de la barbarie, dans l’imaginaire
littéraire argentin des siècles précédents. Dans ce voyage initiatique, le
personnage semble se libérer de l’endroit où règne en réalité la véritable
barbarie, entendue comme corruption, décadence, à savoir la ville de Buenos
Aires1419.
Remarquons l’usage de l’adverbe “allá” chez Sábato pour désigner le
centre de consécration, Paris en l’occurrence. Sans ce passage obligatoire par le
centre, même les innovations les plus inattendues dans le domaine de l’écriture
passent inaperçues, ironise le personnage du roman à propos de la tyrannie et de
la dépendance du centre et de ses verdicts qui décident de la valeur d’une œuvre
en première instance :

al alcance de cualquiera de estos suburbanos con talento: pizza y Mallarmé.


Y mientras hacés gestiones para que la Embajada Francesa te dé una de esas
bequitas que luego sirven para hablar mal de Francia, seguís un cursito
audiovisual para arreglártelas en el Barrio Latino y preparas el bocetito de
las innovaciones que te podés mandar luego desde allá. Porque si aquí un
tipo escribe una novela en que en lugar de yo pone siempre usted no sucede
nada, pero lo largas allá pasa a la historia de las letras y salen ensayos en
Melbourne y Roma, en Tel Aviv y Addis Abeba…1420.

1419
C’est en ces termes que Martín se représente son voyage vers le sud : « Seno de la Ultima Esperanza, Bahía
Inútil, Puerto Hambre, Isla Desolación, nombres que había mirado a lo largo de años, desde su infancia allá en el
altillo […] nombres que sugerían remotas y solitarias regiones del mundo, pero limpios, duros y purísimos ;
lugares que parecían no haber sido ensuciados aún por los hombres ». SHT, p. 532.
1420
AEE, 210-211.

472
Sábato ironise à propos de certains stéréotypes en vigueur qui faussent les
représentations de l’altérité en la réduisant à quelques traits pittoresques, en
exacerbant le caractère polyvalent de la stéréotypie qui, certes dotée de valeurs
positives permettant d’appréhender certaines réalités, s’avère aussi un piège
réducteur sur la voie de la connaissance. Toute l’œuvre de Sábato problématise
le fonctionnement et la circulation des stéréotypes, comme dans la scène à
l’aéroport d’Orly que décrit Fernando dans son « Informe » :
Llegué à Orly con un calor depresivo […] uno de los funcionarios […] me
dijo con una mezcla de ironía y condescendencia : -Pero ustedes allá deben
de estar acostumbrados a cosas peores, ¿no ? […] Lo tranquilicé (lo
halagué) confirmándole su sabiduría. Le dije que en Buenos Aires andamos
permanentemente con taparrabos y al vestirnos sufrimos cualquier exceso de
temperatura. Con lo cual el sujeto me puso de buena gana el sello y me lo
entregó con una sonrisa: Allez-y! ¡ A civilizarse un poco!1421.

Cet exemple montre sous ses airs anecdotiques la prégnance de


stéréotypes et cette inévitable tension entre “là-bas” et “ici” qui informe son
écriture. Or, tout n’est qu’une question de perspective ; la persistance de ces
expressions tout comme le doublet centre-périphérie peut être facilement
destitué de ces connotations sous-jacentes.

CONCLUSION

Loin d’être une simple réutilisation de la convention réaliste, les identités


onomastiques des personnages dans l’œuvre de Glissant et de Sábato attirent
l’attention sur leur fonctionnalité. Le nom s’attache à signaler métatextuellement
son arrière-plan métaphorique. Autant que la langue avec sa multiplicité de
registres, la dénomination des personnages dans l’univers des deux auteurs
reflète une charge idéologique à travers le poids des stéréotypes et des
hiérarchies qui persistent dans ces sociétés en dépit de la diversité qui constitue
leur caractéristique principale. Le jeu avec le nom propre qui apparaît dans la

1421
SHT, p. 395-396.

473
production fictionnelle de Glissant et de Sábato constitue à cet égard un exercice
de revalorisation du nom qui confine le sujet, de par les circonstances socio-
historiques, dans une illégitimité à laquelle il tente d’échapper. Il faut toutefois
préciser que les motivations de cette quête du nom divergent chez les deux
auteurs, compte tenu des contextes historiques différents : l’héritage post-
esclavagiste hante la question du nom chez Glissant (perte du nom initial) tandis
que chez Sábato le nom s’emploie à stigmatiser l’Autre, en désignant ses
origines dans le pays qui a connu un phénomène de l’immigration massive. Les
romans La Lézarde et Sobre héroes y tumbas formulent explicitement la
thématique identitaire1422, en insistant sur la diversité qui constitue sa
caractéristique principale et sur les moyens de rendre compte de cette diversité
dans l’écriture, ce à quoi s’attachent notamment la thématique de la langue et la
réflexion sur l’anthroponymie.
Les personnages de Glissant et de Sábato arpentent les itinéraires qui
permettent d’introduire la topographie comme un élément important de l’univers
romanesques. Chez Sábato, l’enracinement dans le lieu qui passe par la
redécouverte de la topographie urbaine n’enferme pas les personnages dans
l’univers claustrophobe de la ville tentaculaire de Buenos Aires, l’ouverture vers
l’immensité du pays est signalée à travers les déplacements sur l’axe nord-sud,
topique de la littérature argentine qui explore ces points cardinaux de sa
géographie. Dans la même mouvance, il existe chez Glissant d’une part la
1422
La réflexion sur la diversité qui est à l’origine de l’identité antillaise est formulée explicitement dans La
Lézarde :« tout notre peuple. Une grande immense signification. Presque tous les peuples du monde se sont
rencontrés ici. Non pas pour une journée : depuis des siècles. Et voilà, il en est sorti le peuple antillais. Les
Africains nos pères, les engagés bretons les coolies hindous, les marchands chinois. Bon, on a voulu nous faire
oublier l’Afrique. Et voilà, nous ne l’avons pas oubliée. C’est bien, c’est bien. Mais est-ce une raison pour nous
croire autant ? Notre peuple ne se croit pas […] Il fallait savoir ce que nous sommes, non ? Il fallait sortir de
cette nuit où on étouffait”. LL, p. 235-236.
Dans Sobre héroes y tumbas, c’est Bruno qui est chargé d’exprimer cette notion de la diversité en Argentine:
“¿Cómo hablar de todos ?¿Cómo representar aquella realidad innumerable en cien páginas, en mil, en un millón
de páginas? Pero – pensaba – la obra de arte es un intento, acaso descabellado, de dar la infinita realidad entre
los límites de un cuadro o de un libro […] Seis millones de argentinos, españoles, italianos, vascos, alemanes,
húngaros, rusos, polacos, yugoslavos, checos, sirios, libaneses, lituanos, griegos, ucranianos. Oh, Babilonia. La
ciudad gallega más grande del mundo. La ciudad italiana más grande del mundo […] “Lo nacional”. ¡Dios mío!
¿ qué era lo nacional?”. SHT, p. 175.

474
patiente réappropriation du Lieu qui ne se limite pas à inventorier les itinéraires
poursuivis par les personnages mais à les accompagner d’une réflexion sur la
notion de territoire opposée dans la théorie de Glissant au concept du Lieu. Ces
itinéraires ont la particularité de pouvoir être exploités véritablement à partir du
moment où on consent à la spécificité de la topographie martiniquaise, du fait de
son insularité et du manque de repères réels qui jouent des tours notamment à
Mathieu Béluse lors de sa tentative de retrouver sa maison familiale. C’est en se
défaisant de la taxinomie occidentale à l’égard de la géographie insulaire que le
personnage peut accéder à une connaissance de son paysage pour pouvoir
assouvir sa soif d’inventorier les appellations des endroits les plus poétiques en
les commentant. L’insularité n’est pas pour autant la seule ressource de l’univers
romanesque de Glissant, le texte s’ouvre davantage vers d’autres horizons à
partir du roman Tout-monde et bien avant en proposant l’unité sous-marine
reliant les îles de la Caraïbe, ce qui amène Glissant à formuler son concept
d’Antillanité. Les considérations de la topographie sont intimement liées à une
réflexion philosophique sur l’appartenance, la légitimité, qui balisent le refus de
l’enfermement en proposant une vision relationnelle des lieux unis par la même
histoire, la traite négrière, et en instaurant une inévitable dialectique de passage
entre ici et « là-bas » qui englobe les questions historiques et politiques.
L’étude de l’anthroponymie et de la toponymie dans le macrotexte de
Glissant et celui de Sábato a mis en relief une approche innovante de leur théorie
du monde. Le rapport au nom qui s’avère fondamental pour ces œuvres qui
visent à conjuguer de multiples questionnements théoriques, apparaît dans cette
perspective comme une volonté de soumettre à un examen critique la relation
entre le mot et son référent. Les motivations onomastiques échappent souvent à
l’interprétation que nous retrouvons dans les ouvrages théoriques sur la
question. Glissant et Sábato réhabilitent certains procédés voués dans le discours
critique à battre en brèche l’illusion référentielle par leur visée antimimétique.

475
CONCLUSION GÉNÉRALE

Tout comme la notion d’archipel, convoquée par Glissant et par les


exégètes de son œuvre, « conjoint deux notions contradictoires : l’isolement de
l’île et la liaison de l’ensemble1423 », les œuvres liées entre elles par la récriture
macrotextuelle et/ou la présence du macronarrateur peuvent être lues
séparément, mais c’est la vue globale qui permet d’appréhender le projet qui les
sous-tend. En optant pour la lecture macrotextuelle de notre corpus, nous avons
voulu d’une part, rester fidèle à la conception de l’œuvre totale chez Glissant et
chez Sábato, et d’autre part, découvrir les principes théoriques difficilement
saisissables dans la lecture isolée de ces différents « îlots et « îles » qui
composent leurs macrotextes respectifs. Cette approche, libératrice à l’égard de
la chronologie de leur parution, nous a permis de déceler l’existence souterraine
d’un projet littéraire poursuivi au cours de leurs itinéraires, sans abuser de
classements hâtifs en voulant rattacher chaque œuvre à une période ou à une
tendance particulière alors même que Glissant et Sábato fuient toute sorte
d’enfermement et de catalogage.
La difficulté de cette démarche qui résidait dans le vaste corpus auquel
nous étions confrontée a été récompensée par l’avantage d’offrir un parcours
assez complet des deux écrivains afin d’observer l’évolution de leur théorie
littéraire et de leur théorie du monde au travers des décennies de carrière
littéraire, avec les ressassements, les détours et les paradoxes qui y sont
inhérents. Notre étude visait à appréhender plusieurs problématiques soulevées
par les deux auteurs, pour nous approcher le plus possible de l’essence
transversale de leur production littéraire, laquelle intègre aussi bien les discours
critique et théorique que les réflexions sociologiques ou la théorie

1423
Jean-Louis Joubert, « L’archipel Glissant », in Horizons d’Edouard Glissant, op. cit., p. 381.

476
anthroponymique pour ne citer que quelques exemples de cette transversalité.
Un bref retour sur les parties qui composent notre étude permettra de rendre
compte de l’imbrication de ces différentes thématiques en apparence séparées.
L’analyse de la mise en scène des auteurs à travers différentes postures,
qui permettent à Glissant et à Sábato de construire leur identité littéraire, à
laquelle était consacrée la première partie de notre travail, nous a permis de
relever l’intertexte commun chez les deux auteurs. Il en ressort que cet intertexte
n’est pas une coïncidence fortuite témoignant des affinités communes, mais est
dû à leur « périphéricité » et au fait de faire appel à un répertoire, assez
hétéroclite et transnational, à travers lequel ils peuvent revendiquer ou contester
leur position périphérique pour se positionner dans le champ littéraire. La mise
en scène, loin de constituer une simple scénographie auctoriale pour annoncer
les propos théoriques, fait déjà implicitement partie de la dimension théorique,
car cette auto-représentation soulève la question de l’appartenance ambiguë de
l’auteur et de ses liens avec la réalité extratextuelle et le champ littéraire. A ce
titre, l’étude de différentes manifestations de la métalepse, que nous avons
entreprise, a mis en exergue leur réflexion sur le statut et le rôle de l’écrivain en
manque de légitimité, mais également hanté par ses propres démons qui se
manifestent sous forme d’auto-biographèmes parsemés dans les œuvres
successives. En ce que la métalepse permet d’abolir momentanément la
frontière entre l’univers intra- et l’extratextuel, elle amplifie le caractère
communicationnel de l’œuvre, ce qui implique nécessairement une certaine
conception de l’autorité énonciative, et de l’autorité au sens général, qui est ainsi
remise en cause.
Au cours de notre étude, nous avons été sans cesse confrontée à la posture
critique des deux écrivains qui s’arrogent le droit de réévaluer leur production en
fonction des étapes de leur parcours littéraire. Cette attitude autocritique leur
permet non seulement de procéder à des remaniements dans leurs œuvres, mais
encore d’anticiper ou d’infléchir les futures voix critiques à propos de leur

477
création. Cette stratégie provoque logiquement deux attitudes : l’adhésion ou le
rejet de la part du lecteur et/ou critique, ce qui induit son caractère polémique
intentionnel. Ledit caractère polémique se perçoit aussi dans la relecture de
l’héritage littéraire. L’analyse menée dans la première partie nous a permis de
constater que l’intertexte ne fonctionne pas chez eux à la manière d’un « cadre
silencieux », sans être interrogé et/ou remis en question ; bien au contraire, il est
constamment sollicité de manière oblique. En empruntant à l’archive posturale
ou en élaborant leur posture dans un effort syncrétique, ils démontrent la même
attitude irrévérencieuse envers l’intertexte, dans lequel ils procèdent à de
multiples remaniements et transferts culturels. L’ethos de l’irrévérence s’avère
fortement lié à leur situation périphérique, thématisée dans leurs macrotextes, en
ce que leur « excentricité », loin d’être une contrainte, leur donne la possibilité
de se positionner face à la tradition et les canons littéraires en vigueur, qu’il
s’agisse de leurs champs littéraires d’appartenance ou de la littérature mondiale.
Confrontés tous les deux au regard et aux exigences du centre européen, ils
suivent des schémas semblables pour se libérer de cette domination. L’analyse
des références intertextuelles explicites et implicites formant les généalogies
respectives des deux auteurs, où se remarquent de multiples points de
convergence, nous a permis de constater différents usages de ces systèmes
référentiels. En dépit de la démarche intellectuelle semblable, les divergences
relevées au niveau de la manipulation de ces références intertextuelles sont liées
aux spécificités des littératures argentine et antillaise où la question de la
domination ou de la « périphéricité » renvoie à des contextes socio-historiques
différents. Néanmoins, la posture irrévérencieuse qui se trouve en adéquation
avec leurs filiations littéraires et les paratopies familiales qu’ils construisent,
semble se consolider dans les différents aspects de leur travail, notamment dans
le traitement qu’ils réservent aux genres littéraires. Le regard critique porté par
Sábato et par Glissant sur l’œuvre d’autrui prépare en amont le travail de
critique interne qui se réalise dans leurs œuvres fictionnelles. Tout en

478
reconnaissant l’autorité des modèles européens, ils cherchent à les intégrer aux
apports qui émergent des littératures des Amériques, indiquant ainsi une
nouvelle manière de concevoir la relation centre-périphérie/périphérie-centre.
Il est intéressant d’observer la mise à contribution de la figure du
narrataire invoqué et surtout celle du narrataire-personnage, et le fait de
les intégrer à l’entreprise théorique chez les deux auteurs. Si les personnages-
lecteurs intradiégétiques ne constituent pas une innovation en soi, le recours à ce
procédé se révèle peut-être l’un des apports les plus intéressants de l’utilisation
que font Glissant et Sábato de stratégies métatextuelles diverses. Le texte
présente de cette façon une saturation métatextuelle due au fait de recourir à
différentes stratégies à la fois, en les accouplant et en les mélangeant pour mettre
en relief leur complémentarité. En effet, leurs macrotextes se déploient comme
une écriture critique qui met en question sa propre pratique. A travers les
différentes modalités de la métalepse, le métadiscours critique s’immisce dans
l’œuvre soit par le biais du personnage de l’écrivain (et ses divers avatars :
scribe, scripteur, romancier) mis en abyme, soit, de manière plus subtile, par le
biais des personnages.
Les exemples recensés dans la première et la deuxième partie permettent
de comprendre le fonctionnement de la métalepse et son rôle dans l’élaboration
d’une théorie littéraire dans l’œuvre. Ce procédé, loin de figer le récit, assure sa
qualité relationnelle, la mise en relation de voix critiques. L’échange entre
différents niveaux du récit est rendu possible à travers la porosité qu’ introduit la
métalepse entre les niveaux intra- et extratextuel, ce en quoi elle se révèle un
excellent outil pour incorporer dans le discours romanesque les réflexions
critiques sans rompre définitivement avec le cadre romanesque.
Il ne serait pas erroné d’attribuer cette manière de construire la théorie qui
fuit le « terrorisme théorique » et implique les personnages dans ce processus, au
rapport entretenu avec le pouvoir et la domination, que celle-ci soit littéraire ou
politique, qui se lit dans leur posture. L’interaction entre l’ethos préalable et

479
l’ethos discursif fournit à ce titre des renseignements précieux qui ne sont pas
sans conséquence sur la réception de l’œuvre et de ses différentes composantes.
Au miroir des ethè préalables des deux auteurs il est possible de déterminer la
fonction qu’occupe la théorie fictionnalisée dans le roman. Outre son caractère
ludique (elle brise l’illusion référentielle et entraîne le lecteur vers un vertige
des niveaux narratifs), cette théorie dont l’énonciation est déléguée aux
personnages, s’attèle à remettre en question certains lieux communs en vigueur,
en instaurant un dialogue, par voix interposées, avec le lecteur. Il ne faut pas
négliger à ce titre la réflexion sur la langue de l’écriture. Loin d’être neutre, elle
permet de manifester des revendications d’ordre identitaire et une conception
d’un nouveau langage qui serait libérée de la contingence de l’hypercorrection
linguistique propre aux dominés littéraires. Parmi les manifestations de rejet de
ladite « hypercorrection » se trouve le recours à la répétition et à la récriture qui
s’est avéré au cours de notre analyse recéler de multiples potentialités. Les
fonctions de la répétition chez Glissant et chez Sábato ne cessent de ressurgir
durant la lecture macrotextuelle, en s’appliquant tantôt à la théorie littéraire
tantôt à la théorie du monde.
En effet, ce parcours ne serait pas complet sans la réflexion que font les
deux écrivains-penseurs sur le monde. Elle se coule, comme il a été constaté,
dans différents moules. De la saisie conceptuelle du monde qui oppose la
posture du poète à celle du philosophe, elle embrasse la réflexion sur l’Histoire
et la mémoire collective. De même que Ricœur assigne au récit la fonction de
ré-configurer « notre expérience temporelle confuse, informe et, à la limite
muette », la notion abstraite d’Histoire et du rapport qu’entretiennent avec elle
les personnages, a été apprivoisée à travers les présences matérielles, qui
décrivent le rapport singulier à l’Histoire, et les expériences subjectives, intimes
des personnages qui lui rendent son visage humain.
En instaurant une perception particulière de la temporalité, la récriture
permet de conjuguer efficacement la réflexion théorique sur les notions d’espace

480
et de temps et la réflexion sur l’Histoire, balayant de ce fait un large éventail de
questionnements théoriques posés dans les macrotextes de Glissant et de Sábato.
Certes, l’équation entre le drame de la Traite négrière et l’histoire sanglante de
l’Argentine, depuis les guerres d’indépendance jusqu’aux dictatures successives
survenues au XXème siècle est impossible. Nous nous sommes bien gardée de
tomber dans le piège des simplifications hâtives et des réductionnismes
historiques. Par-delà cette divergence constitutive redevable des contextes
historiques différents, la lecture de l’Histoire et la méditation sur l’écriture de
cette dernière apparaissent chez Glissant et chez Sábato teintées de la même
méfiance envers l’historiographie officielle qui est opposée à la vision intimiste,
personnelle de l’Histoire privilégiée dans leurs œuvres.
En comparant leurs univers romanesques à l’aune de la question du temps,
nous avons constaté une divergence fondamentale dans le traitement de la
temporalité chez les deux auteurs. Cette divergence nous a amenée à confronter
l’origine du bouleversement auquel est soumise la perception du temps
historique. Lorsque Glissant présente dans son œuvre « le ventre du bateau
négrier » et « l’antre de la plantation » comme la véritable genèse des peuples de
la Caraïbe, il souligne de manière évidente la béance de l’Histoire. Par
conséquent, il est logique de ne pas retrouver de traces de glorification du passé,
d’avant la Traite, car les tentatives de ce retour symbolique vers le « pays
d’avant » se soldent par un échec. Les réminiscences du temps d’avant qui
apparaissent fragmentairement dans les intuitions et les visions des personnages
qui semblent lire dans cet « abîme », à l’instar de « la barrique en abîme », ne
s’attachent aucunement à vouloir faire revivre le passé.
En dépit du pessimisme qui marque la vision de l’Histoire chez Sábato,
les protagonistes de ses romans sont tentés par une sorte de nostalgie même
lorsqu’ils se représentent les événements dramatiques et peu glorieux du passé
historique. Ils se laissent emporter, à l’instar de Pancho et d’Alejandra, par la
dualité, instaurée à partir du titre du roman Sobre héroes y tumbas, qui opère une

481
césure métaphorique entre les héros du passé et le présent décevant qui ne garde
de ce passé que des tombes et des reliques qui stigmatisent cet écart symbolique.
Cette façon de procéder permet probablement d’envisager une réconciliation
avec le passé douloureux en vertu d’une fonction assignée par Jean-François
Hamel à la poétique de la répétition qui effectue « l’équivalent d’un travail du
deuil, mais sans seuil ni terme, par lequel la pathologie d’une mémoire
amnésique est renversée en une remémoration libératrice1424 ».
La récriture nous invite, en outre, à repenser l’œuvre littéraire comme une
partie intégrante d’un thésaurus, avec lequel elle entretient des rapports de
filiation ou bien d’écart, tout comme elle nous amène à réfléchir sur les rapports
entre un texte particulier et le macrotexte d’un écrivain. Le fonctionnement de la
macrotextualité peut se concevoir sur le mode de la synecdoque, qui donne à
voir la présence d’un texte dans un autre à travers la partition « le tout pour la
partie/la partie pour le tout ». Comment en effet envisager autrement le rapport
entre Tout-monde, œuvre-pivot de Glissant, et Mahagony qui contient en germe
la matière romanesque de ce futur roman, en y incluant un chapitre intitulé
« Tout-monde » justement ? Serait-il possible de négliger ce mode chez Sábato
où le macronarrateur établit une relation synecdochique implicite entre le récit
de Fernando, « Informe sobre ciegos » et le roman Sobre héroes y tumbas, dont
il ne constitue qu’une partie ? Il serait difficile de ne pas succomber à cette
lecture macrotextuelle qui mobilise « le lectant jouant » pour le gratifier de
découvertes insoupçonnées. L’indexation de ce procédé récurrent dans le
macrotexte de Glissant et celui de Sábato, au lieu de rebuter le lecteur potentiel,
vise à l’inciter à poursuivre la lecture d’autres parties du macrotexte, en lui
proposant un contrat bien particulier qui consiste à l’encourager à entreprendre

1424
Jean-François Hamel, op. cit., p. 101.

482
une enquête textuelle visant à détecter les manifestations de l’intra- et de la
macrotextualité.
Et enfin l’onomastique, qui fait partie intégrante des opérations sur la
langue, compose à la fois avec la vision du monde et la vision de l’univers
romanesque en ce qu’elle nous renseigne sur les enjeux poétiques et
idéologiques de la dénomination.
Ces réflexions confortent la raison d’être de notre plaidoyer en faveur de
la lecture macrotextuelle des œuvres de Glissant et de Sábato, une lecture parmi
tant d’autres, car tout comme nos deux auteurs fuient la rigidité théorique, nous
fuyons la prétention d’épuiser les possibilités interprétatives de leur écriture. En
poursuivant cette lecture croisée nous n’avons pas perdu de vue les différences
constitutives entre les traditions littéraires et les contextes socio-historiques
auxquels ils appartiennent. D’autant plus que nous étions plutôt confrontée à un
manque considérable de travaux comparés entre les littératures antillaise et
latino-américaine. Le cas argentin, au vu de l’annexion de ce pays à l’Euro-
Amérique, constitue souvent un obstacle à envisager une telle approche alors
que certaines propositions théoriques audacieuses, qui voient le jour, vont
jusqu’à postuler d’inclure la littérature antillaise dans l’entité formée par les
littératures latino-américaines. Il ne faut pas s’en étonner et confondre Amérique
Hispanique –ou hispanophone - et Amérique latine. Le concept « Amérique
latine » est une création des idéologues de Napoléon III, et si l’Amérique latine
existe pour de bon, Haïti, les Antilles et la Guyane françaises en font partie. Par
ailleurs, la Caraïbe, dont les Antilles sont partie intégrante, malgré sa diversité
linguistique et culturelle, a une histoire commune avec le continent américain,
toutes aires linguistiques confondues. Notre travail, c’est tout autant un
plaidoyer en faveur d’une approche comparatiste qui, tout en s’employant à
changer nos habitudes de lecture, conditionnées souvent par le contexte de
l’œuvre, nous a permis, pour paraphraser Marcel Proust, d’avoir d’autres yeux,
de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers

483
que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est, afin de découvrir ou plutôt de
redécouvrir les univers de Glissant et de Sábato.

484
BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie Littéraire

I. Édouard Glissant
1.Romans

La Lézarde, Paris, Gallimard, 1995 [1958], 264p.


Le Quatrième siècle, Paris, Gallimard, 1997 [1964], 334p.
Malemort, Paris, Gallimard, 1997, 233p.
La case du commandeur, Paris, Gallimard, 1997 [1981], 214p.
Mahagony, Paris, Seuil, 1987,198p.
Tout-monde, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,1995 [1993], 611p.
Sartorius.Le roman des Batoutos, Paris, Gallimard, 1999, 352p.
Ormerod, Paris, Gallimard, 2003, 362p.

2.Essais

Soleil de la conscience, Paris, Seuil, 87p.


L’Intention poétique, Paris, Seuil, 1969, 245p.
Le Discours antillais, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1997 [1981], 839p.
Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, 242p.
Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, 145p.
Faulkner, Mississipi, Paris, Éditions Stock, 1996, 358p.
Traité du Tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, 262p.
La cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, 259p.
Mémoire des esclavages.La fondation d’un Centre national pour la mémoire des esclavages
et de leurs abolitions, préface Dominique de Villepin, Paris, Gallimard, coll. « La
Documentation française », 2007, 176p.

Quand les murs tombent, en collaboration avec Patrick Chamoiseau, Paris, Éditions Galaade-
Institut du Tout-monde, 2007, 26p.

L’intraitable beauté du monde, en collaboration avec Patrick Chamoiseau, Editions Galaade,


Paris, 2009, 157p.

485
Philosophie de la relation, Paris, Gallimard, 2009, 157p.
Le monde incréé, Paris, Gallimard, 2000, 170p.
La terre le feu l’eau et les vents. Une anthologie de la poésie du Tout-monde, Paris, Éditions
Galaade en coédition avec L’Institut du Tout-monde et La Maison de l’Amérique Latine,
2010, 350p.

Édouard Glissant, Alexandre Leupin, Les entretiens de Bâton Rouge, Paris, Gallimard, 2008,
167p.

II.Ernesto Sábato
1.Romans
El túnel, Madrid, Catedra, coll. “Letras hispánicas”, 2002 [1948], p. 165.
Sobre héroes y tumbas, Barcelona, Seix Barral, coll. “Biblioteca Ernesto Sábato”, 2003
[1961], 542p.

Sobre héroes y tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción
Editora, coll. “CRLA- Archivos”2009 [2008], 1036p.

Abaddón el exterminador, Barcelona, Seix Barral, coll. “Biblioteca Ernesto Sabato”, 2003
[1974], 477p.

1.1.Traductions consultées
- traduction polonaise
- O bohaterach i o grobach (Sobre héroes y tumbas), traduit de l’espagnol par Helena Czajka,
Warszawa, Panstwowy Instytut Wydawniczy, 2003 [1966], 474p.

- traduction française

Le Tunnel (El Túnel), traduit de l’espagnol (Argentine) par Michel Bibard, Paris, Seuil, 1995,
140p.

Héros et tombes (Sobre héroes y tumbas), traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean-Jacques
Villard, Paris, Seuil, coll. « Points », 1996, 529p.

L’Ange des ténèbres (Abaddón el exterminador), traduit de l’espagnol (Argentine) par


Maurice Manly, Paris, Seuil, 1996, 443p.

2.Essais

Uno y el Universo, Barcelona, Seix Barral, serie: “Biblioteca Ernesto Sábato”, colección
“Biblioteca Breve”, 2007 [1945], p. 143.

Hombres y engranajes. Reflexiones sobre el dinero, la razón y el derrumbe de nuestro tiempo,


Buenos Aires, Seix Barral, 1991 [1951], 124p.

486
Heterodoxia, Buenos Aires, Seix Barral, 2003 [1953], 152p.
El escritor y sus fantasmas, Barcelona, Seix Barral, colección “Biblioteca Ernesto Sábato”,
2003 [1963], 224p.

Tres aproximaciones a la literatura de nuestro tiempo: Robbe-Grillet, Borges, Sartre,


Santiago de Chile, Editorial Universitaria, 1968, 93p.

Apologías y rechazos, Buenos Aires, Seix Barral, 1991 [1979], 170p.


Los libros y su misión en la liberación e integración de la América Latina, Buenos Aires,
Publicaciones de la Embajada de Venezuela, 1979, 41p.

Nunca más. Informe de la Comision Nacional sobre la Desaparición de Personas


(CONADEP), prologue d’Ernesto Sábato, Barcelona/Buenos Aires, Seix Barral/Eudeba, 1984,
490p.

El otro rostro del peronismo. Carta abierta a Mario Amadeo, Buenos Aires, Imprenta López,
1956, 62p.

El caso Sábato. Torturas y libertad de prensa. Carta abierta al general Aramburu, Buenos
Aires, 1956, 22p.

Tango, discusión y clave, Buenos Aires, Losada, 1963, 220p.


Antes del fin, Barcelona, Seix Barral (Biblioteca Breve), colección “Biblioteca Ernesto
Sábato”, 1999, 188p.

La Resistencia, Barcelona, Seix Barral, 2000, 174p.


España en los diarios de mi vejez, Buenos Aires, Seix Barral, colección “Biblioteca Ernesto
Sábato”, 2004, 237p.

Anthologies
Cuentos que me apasionaron 2, selección y prólogos de Ernesto Sábato en colaboración con
Elvira González Fraga, Buenos Aires, Booket, 2007 [2000], 304p.

Claves políticas, Rodolfo Alonso Editor, colección “Documentos”, 1971, 122p.

La cultura en la encrucijada nacional, Buenos Aires, Ediciones de Crisis, 1973, p. 145.


Obra completa. Ensayos, Buenos Aires, Seix Barral, 2007 [2002], 784p.

487
BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

I. Bibliographie critique sur Édouard Glissant

1.Ouvrages critiques sur l’œuvre d’Édouard Glissant et sur la littérature


antillaise :

André Jacques, Caraïbales. Études sur la littérature antillaise, Paris, Editions Caribéennes,
coll. “Arc et littérature”, 1981, 176p.

Baudot Alain, Bibliographie annotée d’Edouard Glissant, Toronto, Editions du GREF, 1993,
759p.

Bernabé Jean, Chamoiseau Patrick, Confiant Raphaël, Éloge de la Créolité (édition bilingue),
Paris, Gallimard, 1993, 127p.

Brasseur Patrick, Véronique Daniel Georges (sous la direction de), Mondes créoles et
francophones :Mélanges offerts à Robert Chaudenson, Paris, L’Harmattan, 2007, 254p.

Burton D.E Richard, Le roman Marron. Études sur la littérature martiniquaise


contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1997, 282p.

Burton D.E Richard, La famille coloniale. La Martinique et la mère-patrie 1789-1992, Paris,


L’Harmattan, 1998, 308p.

Cailler Bernadette, Les Conquérants de la nuit nue. Édouard Glissant et l’H(h)istoire


antillaise, Tübingen, Gunter Narr Verlag, coll. « Etudes littéraires françaises », n°45, 1988,
180p.

Chancé Dominique, Histoire des Littératures Antillaises, Paris, Ellipses, 2005, 128p.
- L’auteur en souffrance, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Ecritures
francophones », 2000, 224p.

- Le fils de Lear : E. Glissant, V.S. Naipaul, J.E. Wideman, Paris, Karthala, 2003, 301p.

- Ecritures du chaos. Lectures des œuvres de Frankétienne, Reinaldo Arenas, Joël des
Rosiers, Université Paris 8, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll.
« Littérature hors frontières », 2009, 248p.

Chamoiseau Patrick, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2002,
349p.

Chamoiseau Patrick, Confiant Raphaël, Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de


la littérature 1635-1975, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1999, 291p.

488
Chaulet Achour Christiane (textes réunis et présentés par), Convergences francophones,
Université de Cergy-Pontoise, Centre de recherches « Texte et francophonie », 2006, 184p.

Crosta Suzanne, Marronnage créateur : Dynamique textuelle chez Edouard Glissant,


GRELCA, Université Laval, coll. « Essais », n°9, 1991, 232p.

Dash Michel, Edouard Glissant, Cambridge University Press, coll. “Cambridge Studies in
African and Caribbean Literature”, 1995, 202p.

Desportes Georges, La paraphilosophie d’Edouard Glissant, Paris, L’Harmattan, 2008, 72p.


Fonkoua Romuald, Essai sur une mesure du monde au XXe siècle. Edouard Glissant, Paris,
Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de Littérature générale et comparée », n°33, 2002,
326p.

Hallward Peter, Absolutely postcolonial: writing between the singular and the specific,
Manchester University Press, 2001, 433p.

Joubert Jean-Louis, Edouard Glissant, Paris, Association pour la diffusion de la pensée


française, Ministère des Affaires Etrangères, 2005, 85p.

Madou Jean-Pol, Édouard Glissant : de mémoire d’arbres, Amsterdam/Atlanta, Rodopi,


Collection Monographique Rodopi en Littérature française et contemporaine, 1996, 114p.

Masson-Perrin Valérie, Statut du personnage dans l’œuvre romanesque d’Édouard Glissant,


thèse de doctorat soutenu à l’Université de Cergy-Pontoise en 2006, [En ligne], URL :
biblioweb.u. cergy.fr/theses/06CERG0292.pdf.

Moudileno Lydie, L’écrivain antillais au miroir de sa littérature. Mises en scènes et mises en


abyme du roman antillais, Paris, Karthala, 1997, 214p.

Picanço Luciano C., Vers un concept de Littérature Nationale Martiniquaise. Evolution de la


littérature martiniquaise au XX siècle-une étude sur l’œuvre d’Aimé Césaire, Edouard
Glissant, Patrick Chamoiseau et Raphael Confiant, New York, Editions Peter Lang, coll.
« Francophone cultures and literatures », vol.33, 2000, 131p.

Perret Delphine, La créolité. Espace de création, Paris, Ibis Rouge Editions, 2001, 313p.
Radford Daniel, Edouard Glissant, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1982, 190p.
Rosello Mireille, Littérature et identité créole aux Antilles, Paris, Karthala, 1992, 202p.
Régis Antoine, La littérature franco-antillaise. Haïti, Guadeloupe et Martinique, Paris,
Karthala, 1992, 381p.

Yacou Alain (sous la direction de), Créoles de la Caraïbe (Actes du Colloque universitaire en
hommage à Guy Hazaël-Massieux. Pointe-à-Pitre, le 27 mars 1995), Paris, Karthala-CERC,
1996, 218p.

489
2.Ouvrages collectifs

Biondi Carminella, Pessini Elena, Rêver le monde, écrire le monde : théorie et narrations
d’Edouard Glissant, Bologne, CLUEB, 2004, 146p.

Condé Maryse, Cottenet-Hage, Madeleine (sous la direction de), Penser la créolité, Paris,
Karthala, 1995, 320p.

Chévrier Jacques (textes réunis par), Poétiques d’Edouard Glissant (Actes du colloque
international « Poétiques d’Edouard Glissant » Paris-Sorbonne, 11-13 mars 1998), Paris,
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, 369p.

Favre Yves-Alain, Antonio Ferreira de Brito (sous la direction de), Horizons d’Edouard
Glissant (Actes du colloque international de Pau, octobre 1990), J&D Editions, 1992, 547p.

Kassab-Charfi Samia, Sonia Zlitni-Fitouri (edition préparée par), Autour d’Edouard Glissant.
Lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation, Bordeaux/ Carthage, Presses
Universitaires de Bordeaux/Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït
Al-Hikma, coll. « Sémaphores », 2008, 365p.

Pessini, Elena textes réunis et introduits par), Du pays au Tout-monde. Écritures d’Édouard
Glissant (Actes du colloque de Parme du 18 mai 1995), Universita degli studi di Parma,
Istituto di Lingue e Letterature romanze, 1998, 168p.

Une journée avec Edouard Glissant (samedi 23 juin 2007 à Paris), Paris, Association
lacanienne internationale, 2009, 140p.

Voisset Georges (dir.), L’imaginaire de l’archipel, Paris, Karthala, 2003, 355p.

3.Articles critiques

Avenne Cécile van de, “Donner en français l’illusion du créole. Mélange des langues et
frontières linguistiques. Position de linguistes sur l’écriture littéraire », in Brasseur Patrick,
Véronique Daniel Georges (sous la direction de), Mondes créoles et francophones :Mélanges
offerts à Robert Chaudenson, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 41-49.

Bernabé Jean, « La créolité : problématiques et enjeux », in Alain Yacou (sous la direction


de), Créoles de la Caraïbe (Actes du Colloque universitaire en hommage à Guy Hazaël-
Massieux. Pointe-à-Pitre, le 27 mars 1995), Paris, Karthala-CERC, 1996, p. 203-219.

Bertucci Marie-Madeleine, « Variations sur le français : français central et français


périphériques », in Violaine Houdart-Merot (éd.), Ecritures babéliennes, Bern, Peter Lang
Editions Scientifiques Internationales, coll. « Littératures de langue française », vol.2, 2006,
p. 87-98.

Bernabé Jean, Confiant Raphaël, « Eloge du défricheur de paysage », in Chévrier Jacques


(textes réunis par), Poétiques d’Édouard Glissant (Actes du colloque international

490
« Poétiques d’Edouard Glissant » Paris-Sorbonne, 11-13 mars 1998), Paris, Presses de
l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 15-16.

Boulogne Édouard, « Guy Hazaël-Massieux : pionnier d’une créolité heureuse », in Alain


Yacou (sous la direction de), Créoles de la Caraïbe, (Actes du Colloque universitaire en
hommage à Guy Hazaël-Massieux. Pointe-à-Pitre, le 27 mars 1995), Paris, Karthala-CERC,
1996, p. 39-52.

Samia Kassab Charfi, « Contre-essentialisme et diversalité dans la littérature antillaise», Les


Caraïbes : convergences et affinités, n°4, 2009, [En ligne], URL :
http://publifarum.farum.it/ezine_printarticle.php?id=100.

Beuze Joël, « Trajectoire du soupçon », Carbet, n°10 (décembre 1990).


Biondi Carminella , « Le Quatrième siècle ou la quête inaccomplie», in Carminella Biondi,
Elena Pessini (éd.), Rêver le monde, écrire le monde. Théories et narrations d’Édouard
Glissant, CLUEB, Bologne, 2004, p. 43-51.

- « La Quête du sacré », in Carminella Biondi, Elena Pessini (éd.), Rêver le monde,


écrire le monde. Théories et narrations d’Édouard Glissant, CLUEB, Bologne, 2004,
p. 101-109.

Britton Celia, « La poétique du relais dans Mahagony et Tout-monde », in Jacques Chévrier


(textes réunis par), Poétiques d’Édouard Glissant (Actes du colloque international
« Poétiques d’Édouard Glissant » Paris-Sorbonne, 11-13 mars 1998), Paris, Presses de
l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 169-178.

Coursil Jacques, « La catégorie de la relation », in Jacques Chévrier (textes réunis par),


Poétiques d’Édouard Glissant (Actes du colloque international « Poétiques d’Édouard
Glissant » Paris-Sorbonne, 11-13 mars 1998), Paris, Presses de l’Université de Paris-
Sorbonne, 1999, p. 85-112.

Coutinho Mendes Ana Paula , « Soleil de la Consience : entre le regard du fils et la vision de
l’étranger », in Yves-Alain Favre, Antonio Ferreira de Brito (sous la direction de), Horizons
d’Édouard Glissant (Actes du colloque international organisé par Le Centre de Recherches
sur la poésie contemporaine de l’Université de Pau et Le Département de français de
l’Université de Porto, octobre 1990), J&D Editions, 1992, p. 37-48.

Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’Édouard Glissant », in Jacques
Chévrier (textes réunis par), Poétiques d’Édouard Glissant (Actes du colloque international
« Poétiques d’Édouard Glissant » Paris-Sorbonne, 11-13 mars 1998), Paris, Presses de
l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 245-254.

Douaire Anne, « Malemort d’Édouard Glissant. Relation et invention de nouvelles lectures »,


in Marc Quaghebeur (dir.), Analyse et enseignement des littératures francophones. Tentatives,
réticences, responsabilités, Actes du Colloque de Paris 31 mai - 2 juin 2006, Bruxelles, Peter
Lang Editions Scientifiques Internationales, coll. « Document pour l’Histoire des
Francophonies », 2008, p. 271-280.

Gallagher Mary, « La poétique de la diversité dans les essais d’Édouard Glissant », in Yves-
Alain Favre et Antonio Ferreira da Brito (sous la direction de), Horizons d’Édouard Glissant,

491
(Actes du colloque international organisé par le Centre de Recherches sur la Poésie
contemporaine de l’Université de Pau et le Département de français de l’Université de Porto,
octobre 1990), J&D Editions, 1992, p. 27-35.

Gauvin Lise, « D’une langue à l’autre. La surconscience linguistique de l’écrivain


francophone », in L’écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens, Paris,
Karthala, 1997, p. 5-15.

Gyssels Kathleen, « La structure gémellaire comme paravent autobiographique chez Daniel


Maximin et Édouard Glissant, in Suzanne Gehrmann et Claudia Gronemann (éds.), Les
enJEux de l’autobiographique dans les littératures de langue française : du genre à l’espace,
l’autobiographie postcoloniale, l’hybridité, Paris, L’Harmattan, coll. « Études littéraires
maghrébines », 2006, p. 43-58.

Helmich Werner, « Des pensées en archipel. A propos du statut textuel de la Poétique


d’Edouard Glissant », in Carmelina Imbroscio, Nadia Minerva, Patrizia Oppici (éds), Des îles
en archipel…Flottement autour du thème insulaire en hommage à Carminella Biondi, Bern,
Peter Lang, coll. « Franco-Italica », Volume 6, 2008, p. 35-50.

Mencé-Caster Corinne, « Les récits du ‘je’ dans la littérature caribéenne : entre


autobiographie et ethnographie », [En ligne], URL :
http://www.manioc.org/recherch/HASH7edae2cc2f408babc1fca0.

Marinho de Cristina, « L’intention poétique : pour une poétique de l’intention », in Yves-


Alain Favre, Antonio Ferreira de Brito (sous la direction de), Horizons d’Édouard Glissant
(Actes du colloque international organisé par Le Centre de Recherches sur la poésie
contemporaine de l’Université de Pau, octobre 1990), J&D Editions, 1992, p. 49-57.

Ortiz de Zárate Carlos, « Le vent dans la dramatisation romanesque d’Édouard Glissant », in


Yves-Alain Favre, Antonio Ferreira de Brito (sous la direction de), Horizons d’Édouard
Glissant (Actes du colloque international organisé par Le Centre de Recherches sur la poésie
contemporaine de l’Université de Pau, octobre 1990), J&D Editions, 1992, p.179-192.

Pessini Elena, « Créolisation. Naissance et parcours d’une idée », in Carminella Biondi, Elena
Pessini (éd.), Rêver le monde, écrire le monde. Théories et narrations d’Édouard Glissant,
CLUEB, Bologne, 2004, p. 13-22.

- « Errance et relation : le héros glissantien dans Tout-monde », in Carminella Biondi,


Elena Pessini (éd.), Rêver le monde, écrire le monde. Théories et narrations
d’Édouard Glissant, CLUEB, Bologne, 2004, p. 67-79.
- « Papa Longoué raconte le quimboiseur dans Le Quatrième siècle », Carminella
Biondi, Elena Pessini (éd.), Rêver le monde, écrire le monde. Théories et narrations
d’Édouard Glissant, CLUEB, Bologne, 2004, p.53-62.

Pestre de Almeida Liliane, « L’axe américain et les littératures francophones », in Marc


Cheymol (sous la direction de), Littératures au Sud, Paris, Editions des archives
contemporaines/ Agence Universitaire de la francophonie, 2009, coll. « Actualités
scientifiques », p. 111-120.

492
Magdelaine-Andrianjafitrimo Valérie, « Littératures des départements d’outre-mer,
littératures francophones : les ambigüités d’une terminologie ou un double anachronisme », in
Bernard Idelson, Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo (sous la direction de), Paroles d’outre-
mer : identités linguistiques, expressions littéraires, espaces médiatiques, Harmattan, 2009, p.
35-46.

Saïd Gabrielle, « Édouard Glissant et Lionel-Edouard Martin : la langue en dérive », in


Violaine Houdart-Merot (éd.), Écritures babéliennes, Bern, Peter Lang Éditions Scientifiques
Internationales, coll. « Littératures de langue française », vol.2, 2006, p.177-188.

Sultan Patrick, « Une esthétique du tourbillon ». Glissant Edouard. Ormerod, Quinzaine


littéraire, Romans, récits-Littérature contemporaine, Revue n° 851 parue le 1 avril 2003, [En
ligne], URL : http://laquinzaine.wordpress.com/2011/02/07/edouard-glissant-ormerod/.

Nathaniel Wing, « Écriture et Relation dans les romans d’Édouard Glissant », in Jacques
Chévrier (textes réunis par), Poétiques d’Édouard Glissant (Actes du colloque international
« Poétiques d’Édouard Glissant » Paris-Sorbonne, 11-13 mars 1998), Paris, Presses de
l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 295-302.

4.Entretiens
« Solitaire et solidaire. Entretien avec Édouard Glissant », in Michel Le Bris et Jean Rouaud
(sous la direction de), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, p.77-86.

« Édouard Glissant. Entre nationalisme et Tout-monde », in La Tribune des Antilles, janvier


2007, numéro 50, p.13. Entretien de Louis Boutrin.

Philippe Artières, “Solitaire et solidaire » entretien avec Édouard Glissant, Terrains, n°41,
Poésie et politique (septembre 2003), [En ligne], mis en ligne le 05 mars 2007, URL :
http://terrain.revue.org/1599.

« Sur la trace d’Édouard Glissant », Entretien accordé au Nouvel Observateur, 2-8 décembre
1993, p. 58-59.

493
II. Bibliographie critique sur Ernesto Sábato

1.Ouvrages critiques sur l’œuvre d’Ernesto Sábato et sur la littérature


argentine

Attala Daniel, Delgado Sergio et Rémi Le Marc’Hadour (sous la direction de), L’écrivain
argentin et la tradition, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Mondes hispanophones »,
2004, 271p.

Balkenende Lidia, Aproximación a la novelística de Sábato. Poesía y vaticinio, Buenos Aires,


Plus Ultra, 1983, 47p.

Barrera López Trinidad, La estructura de Abaddón el exterminador, Escuela de Estudios


Hispano-americanos, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Universidad de Sevilla,
Serie “Filosofía y letras”, 1982, 255p.

- Del centro a los márgenes: narrativa hispanoamericana del siglo XX, Universidad de
Sevilla, Serie “Literatura”, n°71, 2003, 162p.

Castillo Durante Daniel, Ernesto Sábato: la littérature et les abattoirs de la modernité,


Frankfurt/Madrid, Vervuert/Iberoamericana, coll. “Teoría y crítica de la literatura y cultura”,
1995, vol.4, 155p.

Catania Carlos, Sábato: entre la idea y la sangre, San José, Costa Rica, 1973, 206p.

- Genio y figura de Ernesto Sábato, Buenos Aires, Eudeba, coll. “Genio y figura”, vol. 38,
1997, 251p.

Constenla Julia, Sábato, el hombre. Una biografía, Barcelona, Seix Barral, 1997, 267p.

- Medio siglo con Sábato. Entrevistas, Buenos Aires, Javier Vergara Editor, Colección
“Textos libres”, 2000, 398p.

Correa María Angélica, Genio y figura de Ernesto Sábato, Buenos Aires, Eudeba, 1971, 263p.

Jitrik Noé, Panorama histórico de la literatura argentina, Buenos Aires, Editorial El Ateneo,
colección « Claves del Bicentenario », 2009, 319p.

Lojo María Rosa, Sábato: en busca del original perdido, Buenos Aires, Corregidor, 1997,
335p.

López María Pía, Korn Guillermo, Sábato o la moral de los Argentinos, Buenos Aires,
América libre, coll. “Armas de la crítica”, 1997, 143p.

Pageaux Daniel-Henri (collectif dirigé par), Ernesto Sábato, Paris, Harmattan, coll.
« Classiques pour demain », 1992, 143p.

494
Redondo Augustin (sous la direction de), Les représentation de l’Autre dans l’espace ibérique
et ibéro-américaine (II) Perspective diachronique, Cahiers de l’UFR d’Etudes Ibériques et
Latino-Américaines, n°9, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993, 290p.

Rodríguez Monegal Emir, El arte de narrar: diálogos, Caracas, Monte Ávila Editores,
colección “Prisma”, 1968, 311p.

Sarlo Beatriz, Escritos sobre literatura argentina, Buenos Aires, Siglo XXI Editores
Argentina, Colección “El hombre y sus obras”, 2007, 488p.

Sauter Silvia, Teoría y práctica del proceso creativo. Con entrevistas a Ernesto Sábato, Ana
María Fagundo, Olga Orozco, María Rosa Lojo, Raul Zurita y José Watanabe, Madrid,
Iberoamericana, 2006, p. 317p.

Urbina Nicasio, Bibliografía completa de y sobre Ernesto Sábato, Études sociocritiques,


n°19-20, Montpellier, Université Paul Valéry, Centre d’Études et de recherches
sociocritiques, 1990, 67p.

-La significación del género. Estudio semiótico de las novelas y ensayos de


Ernesto Sábato, Miami, Ediciones Universal, colección “Polymita”, 1992, 202p.

Wainermann Luis, Sábato y el misterio de los ciegos, Buenos Aires, Editorial Losada,
colección “Biblioteca de los estudios literarios”, 1971, 137p.

2.Ouvrages collectifs

Homenaje a Ernesto Sábato. Cuadernos hispanoamericanos, Madrid, vol. CXXXI, n°391-


393 (enero-marzo), 1983, 991p.

Giacoman Helmy F. (ed.), Homenaje a Ernesto Sábato: Variaciones interpretativas en torno


a su obra, New York, Las Américas, 1973, 406p.

Maturo Graciela, Sábato en la crisis de la modernidad, Buenos Aires, Fernando García


Cambeiro, colección “Estudios latinoamericanos”, vol. 29, 1985, 202p.

Sauter Silvia, Sábato : símbolo de un siglo. Visiones y (re)visiones de su narrativa, Buenos


Aires, Corregidor, Colección “La vida en las pampas”, 2005, 174p.

Vázquez Bigi A.M. (selección y edición), Épica dadora de eternidad. Sábato en la critica
americana y europea, Buenos Aires, Sudamericana/Planeta,1985, 281p.

3.Articles critiques

Amícola José, “Sobre héroes y tumbas y su contorno”, in Ernesto Sábato, Sobre héroes y
tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción Editora, coll.
“CRLA- Archivos”2009 [2008], p. 639-648.

Barrera López Trinidad, “Sábato: balance de un luchador”, in Sauter Silvia, Sábato : símbolo
de un siglo. Visiones y (re)visiones de su narrativa, Buenos Aires, Corregidor, Colección “La
vida en las pampas”, 2005, p. 41-53.
495
Burek Tomasz, “Sobre héroes y tumbas, torbellino de realidad (Borges, motivo clave de la
dialéctica sabatiana)”, in Vázquez Bigi A.M. (selección y edición), Épica dadora de
eternidad. Sábato en la critica americana y europea, Buenos Aires,
Sudamericana/Planeta,1985, p. 121-131.

Calabrese Elisa T., “Sobre héroes y tumbas: historia y gnosis”, in Ernesto Sábato, Sobre
héroes y tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción Editora,
coll. “CRLA- Archivos”2009 [2008], p. 757-792.

Carricaburo Norma, “Nota filológica preliminar”, in Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas,
Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción Editora, coll. “CRLA-
Archivos”2009 [2008], p. XLI-LXX.

Castillo Durante Daniel, “Du stéréotype au roman ou l’anthroponymie comme instance de


marginalisation », in Antonio Gómez Moriana, Catherine Poupenney-Hart (ouvrage collectif
édité par)), Parole exclusive, parole exclue, parole transgressive. Marginalisation et
marginalité dans les pratiques discursives , Québec, Le Préambule, coll. « L’univers des
discours », 1990, p. 271-315.

Cohen Imach Victoria, “Ernesto Sábato y los debates de un campo intelectual (1955-1961)”,
in Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora),
Córdoba, Alción Editora, coll. “CRLA- Archivos”2009 [2008], p. 620-638.

Dapaz Strout Lilia, « Sobre héroes y tumbas.Mito, realidad y suprarrealidad”, in Giacoman


Helmy F. (ed.), Homenaje a Ernesto Sábato: Variaciones interpretativas en torno a su obra,
New York, Las Américas, 1973, p. 359-373.

Dellepiane Angela, “Ernesto Sábato: el intelectual frente a la realidad argentina”, in Ernesto


Sábato, Sobre héroes y tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba,
Alción Editora, coll. “CRLA- Archivos”2009 [2008], p. 547-577.

Foffani Enrique, Chiani Miriam, « La recepción de Sobre héroes y tumbas en el campo


intelectual y literario argentino de los años sesenta”, in Ernesto Sábato, Sobre héroes y
tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción Editora, coll.
“CRLA- Archivos”2009 [2008], p. 578-619.

Gramuglio María Teresa, “Sur. Una minoría cosmopolita en la periferia occidental”, in Carlos
Altamirano (director), Historia de los intelectuales en América Latina II : Los avatares de la
‘ciudad letrada’ en el siglo XX, Buenos Aires, Katz Editores, coll. “Conocimiento”, 2010, p.
192-210.

Kohut Karl, « Literatura y memoria », in América, Cahiers du CRICCAL n°30, Centre de


recherches interuniversitaire sur les champs culturels en Amérique latine. Colloque
international, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2003, p. 9-18.

- “Sobre héroes y tumbas: la ciudad y la sensibilidad posmoderna”, in Ernesto Sábato,


Sobre héroes y tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba,
Alción Editora, colección “CRLA- Archivos”2009 [2008], p. 742-756.

496
Lojo María Rosa, “Sábato, nictálope y vanguardista?”, in Seminaria 6. Voies de la littérature
hispano-américaine , Mexico / Paris, Rilma 2 / ADEHL, 2009, p. 71-89.

- “La poética neorromántica de Ernesto Sábato”, in Maturo Graciela, Sábato en la crisis


de la modernidad, Buenos Aires, Fernando García Cambeiro, colección “Estudios
latinoamericanos”, vol. 29, 1985, p. 176-202.

- “ Modernidad, posmodernidad y transgresión en la estética sabatiana: diseminación


poética, derrota de la utopia, cuerpos que retornan”, in Sauter Silvia, Sábato : símbolo
de un siglo. Visiones y (re)visiones de su narrativa, Buenos Aires, Corregidor,
Colección “La vida en las pampas”, 2005, p. 123-145.

Matamoro Blas, « En la tumba de los héroes », in Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas,
Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción Editora, coll. “CRLA-
Archivos”2009 [2008], p.980-990.

Maturo Graciela, « La aventura filosófica de Sábato”, in Maturo Graciela, Sábato en la crisis


de la modernidad, Buenos Aires, Fernando García Cambeiro, colección “Estudios
latinoamericanos”, vol. 29, 1985, p. 13-34.

Morillas Enriqueta, “Leer a Sábato”, in Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas, Edición
crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción Editora, coll. “CRLA-
Archivos”2009 [2008], p. 967-980.

Pageaux Daniel-Henri, « Roman hispano-américain et l’écriture de l’histoire », in Champ


littéraire, Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance, Vrin, 1992, p. 123-135.

- “Modernidad de Abaddón el exterminador de Ernesto Sábato”, in Sauter Silvia,


Sábato : símbolo de un siglo. Visiones y (re)visiones de su narrativa, Buenos Aires,
Corregidor, Colección “La vida en las pampas”, 2005, p. 55-63.

Palermo Zulma, “Informe sobre una sombra: la nación fratricida ( a propósito de la gesta de
Lavalle según Ernesto Sábato), in Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas, Edición crítica,
María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción Editora, coll. “CRLA- Archivos”2009
[2008], p. 814-827.

Quatrocchi-Woisson Diana, « Autour des années de plomb », Le Débat, n°122, novembre-


décembre 2002, Paris, Gallimard, p. 78-88.

Rodríguez Monegal Emir, “Ernesto Sábato”, in El arte de narrar, Caracas, Monte Avila
Editores, colección “Prisma”,1968, p. 211-253.

Romano-Sued Susana, con la colaboración de Valentina Trigueros, “Tipologías de lo


inclasificable en Sobre héroes y tumbas. Una aproximación desde el discurso psicoanalítico”,
in Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora),
Córdoba, Alción Editora, coll. “CRLA- Archivos”2009 [2008], p.698-741.

Siebenmann Gustav, “Ernesto Sábato y su postulado de una novela metafísica”, in Revista


Iberoamericana, 1981, n° 118-119, p. 290-291.

497
Salas Horacio, « Veinte años después”, in Cuadernos Hispanoamericanos, n°391-393,
Madrid, Editorial Mundo Hispánico, 1983, p. 788-798.

Sauter Silvia, “Proceso creativo en la obra de Ernesto Sábato”, in Revista Iberoamericana,


n°158 (enero-marzo 1992), p. 115-151.

Spiga-Bannura María-Grazia , « Les personnages historiques dans Sobre héroes y tumbas et


Abaddón el exterminador de E. Sábato », in Jacqueline Covo (éd.), La construction du
personnage historique. Aires hispanique et hispano-américaine, Presses Universitaires de
Lille, 1992, p. 121-127.

Soriano Michèle , « Formas en lo informe : la dimensión fantástica en el « Informe sobre


ciegos », in Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo
(coordinadora), Córdoba, Alción Editora, coll. “CRLA- Archivos”2009 [2008], p. 876-905.

Urbina Nicasio, « La lectura en la obra de Sábato”, [En ligne], URL:


http://www.tulane.edu/~urbina/NicasioHom.CritArt.ESlect.html.

- « La estructura narrativa de Sobre héroes y tumbas de Ernesto Sábato. Aplicación de


un método », in Revista Iberoamericana, North America, vol. LVIII, n°158, janvier-
mars 1992, p. 163-164. [En ligne], URL: http://revista-
iberoamericana.pitt.edu/ojs/index.php/Iberoamericana/article/view/5003.
- « Narradores y estructura en Sobre héroes y tumbas”, in Ernesto Sábato, Sobre héroes
y tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción Editora,
coll. “CRLA- Archivos”2009 [2008], p. 906-923.

Varela Jacome Benito, « Función de los modelos culturales en la novelística de Ernesto


Sábato”, in Cuadernos Hispanoamericanos, n°391-393, Madrid, Editorial Mundo Hispánico,
1983, p. 166-201.

Verdevoye Paul, ”Lo que podríamos llamar ‘lo argentino’”, in Ernesto Sábato, Sobre héroes y
tumbas, Edición crítica, María Rosa Lojo (coordinadora), Córdoba, Alción Editora, coll.
“CRLA- Archivos”2009 [2008], p. 828-853.

Wainerman Luis, “La novela total. Trayectoria de Cervantes a Sábato”, in Vázquez Bigi A.M.
(selección y edición), Épica dadora de eternidad. Sábato en la critica americana y europea,
Buenos Aires, Sudamericana/Planeta,1985, p. 263-281.

III. Ouvrages de théorie littéraire

Abastado Claude, Mythes et rituels de l’écriture, Bruxelles, Edition Complexe, coll.


« Creusets »1979, 350p.

Amossy Ruth, La présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, PUF, coll.
« L’interrogation philosophique », 2010, 235p.

- (sous la direction de), Images de soi dans le discours :construction de l’ethos,


Delachaux et Niestlé, coll. « Sciences des discours », 1999, 215p.

498
Amossy Ruth, Maingueneau Dominique (sous la direction de), L’analyse du discours dans les
études littéraires, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003, 488p.

Baby Hélène (textes rassemblés et présentés par), Fiction narrative et hybridation générique
dans la littérature française, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2006, 294p.

Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris,
galliamrd, coll. « Tel », 1978, 488p.

Baneth-Nouhailhetas Emilienne L.(sous la direction de), La critique, le critique, Presses


Universitaires de Rennes, 2005, 237p.

Baudorre Philippe, Rabaté Dominique, Viart Dominique (édition préparée par), Littérature et
sociologie, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Sémaphores », 2007, 232p.

Bénoît Eric, Michel Braud, Jean-Pierre Moussard et al., Ecritures du ressassement,


Modernités, Vol. 15, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, 334p.

Bourdieu Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, coll.
« Points Essais », 1998, 480p.

Brunel Pierre, Pichois Claude, Rousseau André-Michel, Qu’est-ce que la littérature


comparée ?, Paris, Armand Colin/Masson, coll. « U », 1996 [1983], 172p.

Calvet Jean-Louis, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris, Hachette
Littératures, coll. « Pluriel », 1999 [1987], 294p.

Carricaburo Norma, El voseo en la literatura argentina, .Madrid, Arco/Libros, colección


“Biblioteca Philológica”, 1999, 494p.

Casanova Pascale, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, coll. « Points », 2008,
[1999], 504p.

Charadeau Patrick, Maingueneau Dominique (sous la direction de), Dictionnaire d’Analyse


du Discours , Paris, Seuil, 2002, 661p.

Chartier Pierre, Introduction aux grandes théories du roman, Paris, Dunod, 1996 [1990],
217p.

Compagnon Antoine, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, coll.
« Points », série « Essais », 1998, 306p.

Dällenbach Lucien, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, coll.
« Poétique », 1977, 247p.

Eco Umberto, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les
textes narratifs, Paris, Grasset, 1985, 324p.

499
Frédéric Madeleine, La répétition. Etude linguistique et rhétorique, Tübingen, Marc
Niemeyer, 1985, 283p.

Genette Gérard, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1979, 89p.

- Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, coll. « Points Essais »,


1982, 467p.

- Seuils, Paris, Editions du Seuil, coll. « Poétique », 1987, 388p.

- Figures III, coll. « Poétiques », Paris, Seuil, 1972, 853p.

- Figures IV, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1999, 364p.

Gauvin Lise, Ecrire pour qui ? L’écrivain francophone et ses publics, Paris, Editions
Karthala, 2007, 174p.

Gignoux Anna-Claire, La récriture : formes, enjeux, valeurs, Paris, Presses de l’Université de


la Sorbonne Nouvelle, coll. « Travaux de stylistique et de linguistique françaises : Etudes
linguistiques », 2003, 197p.

Gehrmann Suzanne et Gronemann Claudia (Eds.), Les enJEux de l’autobiographique dans les
littératures de langue française : du genre à l’espace, l’autobiographie postcoloniale,
l’hybridité, Paris, L’Harmattan, coll.« Études littéraires maghrébines », 2006, 303p.

Guizard Claire, Claude Simon: la répétition à l’œuvre: Bis repetita, Paris, L’Harmattan, 2005,
399p.

Hamel Jean-François, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris,


Minuit, coll. « Paradoxe », 2006, 234p.

Houdart-Merot Violaine (éd.), Ecritures babéliennes, Bern, Peter Lang Éditions Scientifiques
Internationales, coll. « Littératures de langue française », vol.2, 2006, 202p.

Jaccomard Hélène, Lecteur et lecture dans l’autobiographie française contemporaine,


Genève, Droz, 1993, 488p.
Jauss Hans R., Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, 305p.

Jouve Vincent, La lecture, Paris, Hachette Livre, coll. « Contours littéraires », 1993,110p.
Kerbrat-Orecchioni Catherine, L’énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris,
Armand Colin, 1980, 290p.

Krysinski Wladimir, Carrefours de signes : essais sur le roman moderne, La Haye/Paris/New


York, Mouton éditeur, coll. « Approaches to Semiotics », n° 61, 1981, p.445. 452p.

Lane Philippe (dirigé par), Des discours aux textes : modèles et analyses, Publications des
Universités de Rouen et du Havre, coll. « DYALANG », 2005, 268p.

500
Lejeune Philippe, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1975, 357p.

Lepaludier Laurent (sous la direction de), Métatextualité et métafiction. Théorie et analyses,


Ouvrage collectif du CRILA, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2002,
211p.

Leroy Sarah, Le nom propre en français, Paris, Editions Ophrys, coll. « L’essentiel français »,
2004, 137p.

Maingueneau Dominique, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris,


Armand Colin, coll. « U LETTRES », 2004, 262p.
Maingueneau Dominique, Østenstad Inger (sous la direction de), Au-delà des œuvres. Les
voies de l’analyse du discours littéraire, Paris, L’Harmattan, 2010, 206p.
Mauron Charles, Des métaphores obsédantes au Mythe personnel. Introduction à la
psychocritique, Paris, Corti, 1988 [1963], 380p.
Meizoz Jérôme, L’œil sociologue et la littérature, Slatkine Erudition, Genève, 2004, 242p.
- Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur. Essai, vol. 1, Genève,
Slatkine Erudition, 2007, 210p.
Menton Seymour, Latin America’s New Historical Novel, University of Texas Press, 1993,
228p.

Molinié Georges, Viala Alain, Approches de la réception : sémiostylistique et sociopoétique


de Le Clézio, Paris, PUF, 1993, 306p.

Montadon Alain (études réunies par), De soi à soi, l’écriture comme autohospitalité,
Clermont-Ferand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Littératures », 284p.

Mortier Daniel (études recueillies et présentées par), Les grands genres littéraires, Paris,
Honoré Champion, coll. « Unichamp-essentiel, n°4, 2001, 225p.

Quaghebeur Marc (dir.), Analyse et enseignement des littératures francophones. Tentatives,


réticences, responsabilités, Actes du Colloque de Paris 31 mai - 2 juin 2006, Bruxelles, Peter
Lang Editions Scientifiques Internationales, coll. « Document pour l’Histoire des
Francophonies », 2008, 403p.

Pageaux Daniel-Henri, Les ailes des mots : critique littéraire et poétique de la création :
essai, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 1994, 176p.

Parret Hermann (sous la direction de), Le sens et ses hétérogénéités, Paris, Editions du Centre
National de la Recherche Scientifique, 1991, 293p.

Pier John, Schaeffer Jean-Marie (sous la direction de), Métalepses. Entorses au pacte de la
représentation, Actes du colloque « La métalepse aujourd’hui », novembre 2002, Éditions
d’EHESS, coll. « Recherches d’histoire et de sciences sociales », n° 108, 2005, 342p.

Picard Michel, La lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, 319p.

501
Rivara René, La langue du récit. Introduction à la narratologie énonciative, Paris,
L’Harmattan, coll. « Sémantiques », 2000, 333p.

Schaeffer Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire, Paris, Editions du Seuil, 1989, 184p.

Toro Alfonso (de), Fernando de Toro (eds.), El debate de la postcolonialidad en


Latinoamérica. Una postmodernidad periférica o cambio de paradigma en el pensamiento
latinoamericano, Madrid/Frankfurt am Main, Iberoamericana/Vervuert, coll. “Teoría y crítica
de la cultura y literatura”, vol. 18, 1999, 408p.

Tynianov Iouri, Formalisme et histoire littéraire (traduit du russe par Catherine Depretto-
Genty), Lausanne, Editions L’Âge d’Homme, coll. « Collection Slavica », 1991, 258p.

Vigneault Robert, L’écriture de l’essai, Montréal, Editions de l’Hexagone, coll. « Essais


littéraires », 1994, 330p.

Vignaux George, Le discours, acteur du monde : énonciation, argumentation et cognition,


Paris, Technip Ophrys Editions, coll. « L’Homme dans la Langue »,1988, 243p.

Zinc Michel (sous la direction de), L’œuvre et son ombre. Que peut la littérature
secondaire ?, Paris, Editions de Fallois, 2002, 154p.

IV. Articles théoriques

Aguila Yves, « De quelques modalités des écritures de l’engagement en Amérique latine », in


Les écritures de l’engagement en Amérique latine, Yves Aguila et Isabelle Tauzin Castellanos
(textes réunis par), volume I, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, Collection de la
Maison des Pays Ibériques, 202, pp. 37-61.

Amossy Ruth, « La double nature de l’image d’auteur », Argumentation et Analyse du


Discours, n°3/2009, [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2009. URL :
http://aad.revues.org/index662.html.

Andrés-Suaréz Irène, “Introducción. Más allá de los géneros », in Irène Andrés-Suárez (éd.),
Mestizaje y disolución de géneros en la literatura hispánica contemporánea, Madrid,
Editorial Verbum, 1998, p. 9-12.

Angermüller Johannes, « Discours et champs intellectuels : l’antagonisme entre


« humanistes » et « prophètes » et le discours des sciences humaines dans les années 60 et
70 », in Ruth Amossy, Dominique Maingueneau (sous la direction de), L’analyse du discours
dans les études littéraires, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003, p. 85-94.

Baby Hélène, « Introduction générale », in Hélène Baby (textes rassemblés et présentés par),
Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française, Paris, L’Harmattan,
2006, p. 7-13.

Ballard Michel, « La traduction du nom propre comme négociation », in Palimpsestes, n°11,


« Traduire la culture », Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998, p. 199-224.

502
Baron Christine, « Effet métaleptique et statut des discours fictionnels », in John Pier, Jean-
Marie Schaeffer (sous la direction de), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation,
Actes du colloque « La métalepse aujourd’hui », novembre 2002, Éditions d’EHESS, coll.
« Recherches d’histoire et de sciences sociales », n° 108, 2005, 295-310.

Marcellesi J.B., “Bilinguisme, diglossie, hégémonie: problèmes et tâches », in Langages,


1981, vol. 15, n°61, p. 5-11.

Bessière Jean, « Introduction », in Yves Clavaron, Bernard Dieterle (sous la direction de),
Métissages littéraires, Actes du XXXIIe Congrès de la Société Française de Littérature
Générale et Comparée, Publications de l’Université Saint-Etienne, 2005, p. 13-32.

Bokobza-Kahan Michèle, « Métalepse et image de soi de l’auteur dans le récit de fiction », in


Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 15 octobre 2009,
URL : http://aad.revues.org/671.

Cabanès Jean-Louis, « Mise en pièces et hybridation dans l’œuvre romanesque des


Goncourt », in Hélène Baby (textes rassemblés et présentés par), Fiction narrative et
hybridation générique dans la littérature française, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 191-205.

Coutlée Gilles, « Guillaume de Humboldt et la communication », in Johanne Saint-Charles,


Pierre Mongeau (sous la direction de), Communication : Horizons de pratiques et de
recherche, coll. « Communication », Presses de l’Université du Québec, 2005, p. 29-52.

Dällenbach Lucien, « Intertexte et autotexte », in Poétique n°27, 1976, p. 282-296.

Jeanne Demers, « Critique et écriture : faut-il vraiment les distinguer ?», in Études françaises,
« Les écrivains-critiques : des agents doubles ? » sous la direction de Lise Gauvin, vol. 33,
n°1, 1997, p. 25-35. [En ligne], URL : http://id.erudit.org/iderudit/036056ar.

Dornier Carole, « Le récit de témoin : la littérarité du factuel », in Ruth Amossy, Dominique


Maingueneau (sous la direction de), L’analyse du discours dans les études littéraires,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003, p. 405-416.

Ekkehard Eggs, « Ethos aristotélicien, conviction et pragmatique moderne », in Ruth Amossy


(sous la direction de), Images de soi dans le discours :construction de l’ethos, Delachaux et
Niestlé, coll. « Sciences des discours », 1999, p. 31-59.

Fauvelle Véronique, « Le Tout-monde de Régine Robin », in Caroline Désy, Véronique


Fauvelle, Viviana Friedman et Pascale Maltais (sous la direction de), Une œuvre
indisciplinaire : mémoire, texte et identité chez Régine Robin, Canada, Les Presses de
l’Université Laval, 2007, p. 193-203.

Fuchs Catherine, “L’hétérogénéité interprétative”, in Hermann Parret (sous la direction de),


Le sens et ses hétérogénéités, Paris, Editions du Centre National de la Recherche Scientifique,
1991, p. 107-120.

Gaha Mohamed Kamel, “Répétition et nomination jubilatoire”, in La répétition, Études


rassemblées et présentées par S. Chaouachi et A. Montando, Association des Publications de

503
la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, coll. « Littérature », 1991,
p.15-30.

Gauvin Lise, « Présentation », in « Les écrivains critiques : des agents doubles ? », Etudes
françaises, vol. 33, n°1, 1997, p. 7-9. [En ligne], URL : http://id.erudit.org/iderudit/036056ar.

- « Situations des littératures francophones : à propos de quelques dénominations », in Holter


Karin, Ingse Skattum (textes ressemblés par), La francophonie aujourd’hui : réflexions
critiques, Paris, L’Harmattan, coll. «Langues et développement », 2008, p. 27-39.

Gignoux Anne-Claire, « De l’intertextualité à l’écriture », Cahiers de narratologie, [En


ligne], 13/2006, mis en ligne le 01 septembre 2006, URL : http://narratologie.revue.org./329.

Galit Haddad, « Ethos préalable et ethos discursif : l’exemple de Romain Rolland », in Ruth
Amossy (sous la direction de), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos,
Delachaux et Niestlé, Lausanne-Paris, 1999, coll. « Sciences des discours », p. 147-158.

Genette Gerard, « De la figure à la fiction », in John Pier, Jean-Marie Schaeffer (sous la


direction de), Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Actes du colloque « La
métalepse aujourd’hui », novembre 2002, Éditions d’EHESS, coll. « Recherches d’histoire et
de sciences sociales », n° 108, 2005, p.21-36.

Hartog François, « La temporalisation du temps : une longue marche » in Jacques André,


Susan Dreyfus-Asséo et François Hartog (sous la direction de), Les récits du temps, Presses
Universitaires de France, 2010, p. 9-29.

Herman Thierry, « L’analyse de l’ethos oratoire », in Philippe Lane (dirigé par), Des discours
aux textes: modèles et analyses, Publication des Universités de Rouen et du Havre, coll.
DYALANG », 2005, p.157-182.

Jeandillou Jean-François , « Je d’ombre. Le scripteur inexistant », in Voix, Traces, Avènement,


Presses Universitaires de Caen, 1990, p. 183-198.

Kern-Oudot Catherine, « L’onomastique chez J.M.G. Le Clézio : entre refus et attachement »,


in Yves Baudel (textes réunis par), Onomastique romanesque (Narratologies n°9), Paris,
L’Harmattan, 2008, p. 115-126.

Langlet Irène, « Théories du roman et théories de l’essai au XX siècle », in Récits de la


pensée. Etudes sur le roman et l’essai, Gilles Philippe (sous la direction de), Centre d’Etudes
du roman et du romanesque Université de Picardie Jules Verne, SEDES, 2000, p. 45-54.

Lapierre Nicole, « Changement de nom : le signe, la haine, le soi », in Esther Benbassa, Jean-
Christophe Attias (sous la direction de), La haine de soi : difficiles identités, Bruxelles,
Editions Complexes, 2000, p. 273-292.

Lenclud Gérald, “Etre contemporain. Altérité culturelle et constructions du temps », in Récits


de la pensée. Etudes sur le roman et l’essai, Gilles Philippe (sous la direction de), Centre
d’Etudes du roman et du romanesque Université de Picardie Jules Verne, SEDES, 2000, p.
43-68.

504
Lepaludier Laurent, « Fonctionnement de la métatextualité : procédés métatextuels et
processus cognitifs », in Métatextualité et métafiction. Théories et analyses, Ouvrage collectif
du Centre de Recherches inter-langues d’Angers, Presses Universitaires de Rennes, coll.
« Interférences », 2002, p.25-36.

Maingueneau Dominique, « L’ethos, de la rhétorique à l’analyse du discours »,


http://pagesperso-orange.fr/dominique.maingueneau/intro_company.html.
- « Ethos, scénographie, incorporation » in Images de soi dans le discours. La
construction de l’ethos, sous la direction de Ruth Amossy, Lausanne-Paris, Delachaux
et Niestlé, coll. « Sciences des discours », 1999, p. 75-100.
Martin Jean-Pierre, « Deux professeurs d’irrévérence (Sarraute, Gombrowicz) », Littératures,
n° 65, Dossier « L’irrespect : entre idéalisme et nihilisme », Presses Universitaires du Mirail,
Toulouse, 2011, p. 49-58.

Meister Jan Cristoph, « La Metalepticon : une étude informatique de la métalepse », in Pier


John, Schaeffer Jean-Marie (sous la direction de), Métalepses. Entorses au pacte de la
représentation, Actes du colloque « La métalepse aujourd’hui », novembre 2002, Éditions
d’EHESS, coll. « Recherches d’histoire et de sciences sociales », n° 108, 2005, p. 225-246.

Meizoz Jérôme, « Posture et biographie : Semmelweis de L.-F. Céline », COnTEXTES,


n°3/juin 2008, La question biographique en littérature, [En ligne], mis en ligne le 25 juin
2008. URL : http://contextes.revues.org/document 2633.html.

- « Champ littéraire et analyse de discours : quelles articulations ? », in Maingueneau


Dominique, Østenstad Inger (sous la direction de), Au-delà des œuvres. Les voies de
l’analyse du discours littéraire, Paris, L’Harmattan, 2010
- « Postures » d’auteur et poétique (Ajar, Rousseau, Céline, Houellebecq), Vox Poetica,
[En ligne], mis en ligne le 04/09/2004, URL : http://www.vox-
poetica.org/t/meizoz.html.
- « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », Argumentation et
Analyse du Discours [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 15 octobre 2009, Consulté le
04 décembre 2009. URL : http://aad.revues.org/667.

Mendes Gallinari Melliandro, « La clause auteur : l’écrivain, l’ethos et le discours littéraire »,


Argumentation et Analyse du Discours, n°3, op. cit. URL :
http://aad.revues.org/index663.html.

Murat Michel, « Comment les genres font de la résistance », in Marc Dambre, Monique
Gosselin-Noat (sous la direction de), L’éclatement des genres au XXe siècle, Presses de la
Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 21-34.

Østenstad Inger, « Quelle importance a le nom de l’auteur ? », Argumentation et Analyse du


Discours, n°3, 2009, [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2009. URL :
http://aad.revues.org/index665.html.

Pagès Jean-Luc, « L’autocritique en littérature », in Mounir Laouyen (études rassemblées


par), Perceptions et réalisations du moi, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise

505
Pascal, Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines, 2000, p. 155-
188.

Pinçon Guillaume, « Le retour au désert de Catherine Marnas », in Alea : Estudos neolatinos,


vol. 12, n°1, enero-junio 2010, Universidade Federal do Rio de Janeiro, Brasil, p. 139-149.

Premat Julio, « Una presencia ausente : David Viñas y ‘El itinerario del escritor argentino’”,
in América, Cahiers du CRICCAL n°19, “Les filiations: idées et cultures contemporaines en
Amérique latine”, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 153-168.

Prak-Derrington Emmanuelle, « Récit, répétition, variation », in Cahiers d’études


germaniques, n°49, 2005, p. 55-65.

Rabau Sophie, « Ulysse à côté d’Homère. Interprétation et transgression des frontières


énonciatives », in John Pier, Jean-Marie Schaeffer (sous la direction de), Métalepses. Entorses
au pacte de la représentation, Actes du colloque « La métalepse aujourd’hui », novembre
2002, Éditions d’EHESS, coll. « Recherches d’histoire et de sciences sociales », n° 108, 2005,
p.59-72.

Ryan Marie-Laure, « Logique culturelle de la métalepse ou la métalepse dans tous ses états»,
in John Pier, Jean-Marie Schaeffer (sous la direction de), Métalepses. Entorses au pacte de la
représentation, Actes du colloque « La métalepse aujourd’hui », novembre 2002, Éditions
d’EHESS, coll. « Recherches d’histoire et de sciences sociales », n° 108, 2005, p.201-203.

Sapiro Gisèle, « Pour une approche sociologique des relations entre littérature et idéologie »,
COnTEXTES, numéro 2, L’idéologie en sociologie de la littérature (février 2007), [En ligne],
mis en ligne le 15 février 2007. URL : http://www.contextes.revues.org/document165.html

Souny Claudine, « Romanesque et stratégies argumentatives dans le romans industriels de


George Sand », in Récits de la pensée. Etudes sur le roman et l’essai, Gilles Philippe (sous la
direction de), Centre d’Etudes du roman et du romanesque Université de Picardie Jules Verne,
SEDES, 2000, p. 213-224.

Viart Dominique, « Fiction critiques : la littérature contemporaine et la question du


politique », in Formes de l’engagement littéraire (XV-XXI siècles), sous la direction de Jean
Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme Meizoz, Lausanne, Editions Antipodes, coll. « Littérature,
culture, société », 2006, p. 185-204.

- « Portraits du sujet, fin du 20ème siècle »,[En ligne], URL :


http://remue.net/cont/Viart01sujet.html.
- « Les ‘fictions critiques’ de Pascal Quignard », in Etudes françaises, volume 40, n°2,
2004, p. 25-37, [En ligne], URL : http://id.erudit.org/iderudit/008807ar.
- « Formes et dynamiques du ressassement – Giacometti, Ponge, Simon, Bergounioux »,
in Eric Benoît, Jean-Pierre Moussaron et al.,(textes réunis et présentés par),
Modernités, n°15, « Ecritures du ressassement », Presses Universitaires de Bordeaux,
2001, p. 59-74.
Wagner Frank, « Intertextualité et théorie », Cahiers de narratologie, [En ligne], mis en ligne
le 01 septembre 2006, URL : http://narratologie.revues.org/326.

506
- « Analogons. De quelques figures de lecteurs/lectrices dans le texte et de leurs
implications pragmatiques », in Revue d’études culturelles n°3, Sébastien Houbier &
Alain Trouvé (éd.), « Lecteurs et lectrices, théories et fictions », ABELL, Université
de Dijon-Bourgogne, 2005, p. 11-33.
- « Les hypertextes en question (note sur les implications théoriques de
l’hypertextualité) », in Etudes littéraires, vol. 34, n°1-2, hiver 2002, p. 304 (297-314).
[En ligne], URL : http://id.erudit.org/iderudit/007568ar.
- « Perturbations onomastiques : l’onomastique romanesque contre la mimèsis », in
Yves Baudel (textes réunis par), Onomastique romanesque (Narratologies n°9), Paris,
L’Harmattan, 2008, p. 17-42.

V. Bibliographie générale
Aguila Yves, Tauzin Castellanos Isabelle (textes réunis par), Les écritures de l’engagement en
Amérique Latine/Las escrituras del compromiso en América latina, Bordeaux, Presses
Universitaires de Bordeaux, Collection de la Maison des Pays Ibériques, vol.1, 2002, 252p.

Carlos Altamirano (director), Historia de los intelectuales en América Latina II : Los avatares
de la ‘ciudad letrada’ en el siglo XX, Buenos Aires, Katz Editores, coll. “Conocimiento”,
2010, 811p.

Amossy Ruth, Herschberg Pierrot Anne, Stéréotype et cliché : langue, discours, société, Paris,
Armand Colin, « Collection universitaire de poche », 2007, 127p.

Bessière Jean, Quel statut pour la littérature ?, Paris, PUF, coll. « L’interrogation
philosophique », 2001, 259p.

Bhabha Homi K., Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Traduit de l’anglais
(Etats-Unis) par Françoise Bouillot, Paris, Edition Payot &Rivages, 2007, 411p.

Blanchot Maurice, L’espace littéraire, coll. « Folio /Essais », Paris, Gallimard, 1955, 374p.

Blanchot Maurice, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, 308p.

Burton Richard D.E., La famille coloniale : la Martinique et la mère-patrie 1789-1992, Paris,


L’Harmattan, 1994, 308p.

Butel Paul, Histoire des Antilles françaises XVIIe- XXe siècle, Paris, Editions Perrin, coll.
« Tempus », 2007 [2002], 566p.

Carricaburo Norma, Del fonógrafo a la red. Literatura y tecnología en la Argentina, Buenos


Aires, Ediciones Circeto, 2008, 190p.

Covo Jacqueline (éd.), La construction du personnage historique. Aires hispanique et


hispano-américaine, Presses Universitaires de Lille, 1992,

Dufays Jean-Louis, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994, 375p.

Castillo Durante Daniel, Les dépouilles de l’altérité, Montréal, XYZ Editeurs, coll.
« Documents », 2004, 212p.
507
Chabrolle-Cerretini Anne-Marie, La vision du monde de Wilhelm von Humboldt. Histoire
d’un concept linguistique, Lyon, ENS Editions, coll. « Langage », 2007, 148p.

Chamoiseau Patrick, L’esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
2001, 146p.

Chamoiseau Patrick, Ecrire en pays dominé, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997, 349p.

Charles Monique, J.L.Borges ou l’étrangeté apprivoisé. Approche psychanalytique des


enjeux, sources et ressources de la création, Paris, L’Harmattan, coll. « Psychanalyse et
civilisations », 2002, 316p.

Cheymol Marc (sous la direction de), Littératures au Sud, Paris, Éditions des archives
contemporaines/ Agence Universitaire de la francophonie, 2009, coll. « Actualités
scientifiques », 254p.

Contour Solange, Fort-de-France au début de siècle, Paris, L’Harmattan, 1994, 223p.

Corten André (sous la direction de), Les frontières du politique en Amérique latine.
Imaginaires et émancipation, Paris, Karthala, 2006, 271p.

Decaux Emmanuel, Les formes contemporaines de l’esclavage, Martinus Nijhoff Publishers,


coll. « Les livres de poche de l’Académie de droit international de la Haye », 2009, 258p.

Debray Régis, Intellectuel français, suite et fin, Paris, Gallimard, 2000, 187p.

Deleuze Gilles, Différence et répétition, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1993 [1968], 409p.

Deleuze Gilles, Guattari Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Editions de Minuit,
coll. « Critique », 1975, 159p.
Deshoulières Valérie-Angélique (études rassemblées et présentées par), Poétique de
l’indéterminé : le caméléon au propre at au figuré, Presses Université Blaise Pascal,
Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-
Ferrand, coll. « Littératures », 1998, 493p.

Dufays Jean-Louis, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994, 375p.

Eliade Mircea, Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissance mystique. Essai sur quelques
types d’initiation, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1992 [1959], 282p.

- Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1989 [1957], 279p.

- Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1967, 186p.

Fanon Franz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, coll. « Points/Essais », 1952, 188p.

García Canclini Néstor, Cultures hybrides. Stratégies pour entrer et sortir de la modernité,
traduction de Francine Bertrand Conzález, Québec, Les Presses de l’Université de Laval, coll.
« Américana », 2010, 394p.

508
Gasquet Axel, L’intelligentsia du bout du monde. Les écrivains argentins à Paris, Paris,
Editions Kimé, coll. « Détours littéraires », 2002, 378p.

Gombrowicz Witold, Journal, Tome I 1953-1958, Paris, Gallimard, coll.“Folio”, 1995


[1976], 689p.

Gombrowicz Rita, Gombrowicz en Argentina 1939-1963, Buenos Aires, El cuenco de plata,


2008, [1984], 343p.

Hagège Claude, L’Homme de paroles : contribution linguistique aux sciences humaines,


Paris, Fayard, coll. « Le temps des sciences »,1996, 316p.

Hamel Jean-François, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris,


Minuit, coll. « Paradoxe », 2006, 234p.

Hartog François, Régime d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, coll.
« La librairie du XXIème siècle », 2003, 321p.

Huet-Brichard Marie-Catherine, Littérature et mythe, Paris, Hachette Supérieur, coll.


« Contours littéraires », 2001, 192p.

Idelson Bernard, Magdelaine-Andrianjafitrimo Valérie (sous la direction de), Paroles d’outre-


mer : identités linguistiques, expressions littéraires, espaces médiatiques, Harmattan, 2009,
230p.

Imbroscio Carmelina, Minerva Nadia, Oppici Patrizia (éds), Des îles en archipel…Flottement
autour du thème insulaire en hommage à Carminella Biondi, Bern, Peter Lang, coll.
« Franco-Italica », Volume 6, 2008, 537p.

Jackson John E., Passions du sujet. Essais sur les rapports entre psychanalyse et littérature,
Paris, Mercure de France, 1990, 242p.
Kesteloot Lilyan, Les écrivains noirs de la langue française : naissance d’une littérature,
Université libre de Bruxelles, Institut de Sociologie, 1963, 340p.

Kundera Milan, Les testaments trahis. Essai, Paris, Gallimard, 1993, 324p.

- Le rideau. Essai en sept parties, Paris, Gallimard, coll.”Folio », 2005, 204p.

Le Bris Michel, Rouaud Jean (sous la direction de), Pour une littérature-monde, Paris,
Gallimard, 2007, 342p.

Leroy Claude, La main de Cendrars, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du


Septentrion, coll. « Objet », 1996, 360p.

Lesel Livia, Le père oblitéré. Chronique antillaise d’une illusion, Paris, L’Harmattan, 1995,
303p.

Manero Edgardo A., L’autre, le même et le bestiaire. Les représentations stratégiques du


nationalisme argentin. Ruptures et continuités dans le désordre global, Paris, L’Harmattan,
coll. « La philosophie en commun », 2002, 598p.

509
Molloy Sylvia, “Traducibilidad y malentendido: Borges y las ficciones de América Latina”, in
L’écrivain argentin et la tradition, Daniel Attala, Sergio Delgado et Rémi Le Marc’Hadour
(sous la direction de), Presses Universitaires de Rennes, coll. « Mondes hispanophones »,
2004, 271p.

Moussa Sarga, Le mythe des Bohémiens dans la littérature et les arts en Europe, Paris,
L’Harmattan, coll. « Histoire des sciences humaines », 2008, 384p.

Ors (d’) Eugenio, Du baroque, Paris, Gallimard,coll. « Folio/Essais », 2000 [1936], 180p.

Picotti C. Dina V., La presencia africana en nuestra identidad, Buenos Aires, Ediciones del
Sol, Serie Antropológica, 1998, 283p.

Pinson Jean-Claude, Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Edition
Champ Vallon, coll. « Recueil », 1995, 279p.

Ricœur Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2000, 689p.

- La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, 413p.

Société et littérature antillaises aujourd’hui, Actes de la rencontre de novembre 1994 à


Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 1997, 230p.

Sarlo Beatriz, Borges, un escritor en las orillas, Buenos Aires, Seix Barral, Colección “Los
tres mundos. Ensayo”, 2007, 181p.

Schávelzon Daniel, Buenos Aires negra. Arqueología histórica de une ciudad silenciada,
Buenos Aires, Emecé Editores, 2003, 209p.

- Buenos Aires Arqueología. La casa donde Ernesto Sábato ambientó” Sobre héroes y
tumbas”, Buenos Aires, Ediciones turísticas de Mario Banchik, 2002, 127p.

Sigal Silvia, Le rôle politique des intellectuels en Amérique latine. La dérive des intellectuels
en Argentine, Paris, L’Harmattan, coll. « Recherches et Documents – Amériques latines,
1996, [1986], 287p.

Tcherkaski José, Las cartas de Gombrowicz, Buenos Aires, Catálogos: Siglo XXI de
Argentina Editores, 2004, 125p.

Vázquez María Esther, Borges. Esplendor y derrota, Barcelona, Tusquets Editores, coll.
“ANDANZAS”, 1996, 355p.

510
511

Vous aimerez peut-être aussi