Histoire Littéraire Du XXe Siècle-2016

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Hélène Baty-Delalande

HISTOIRE LITTÉRAIRE
DU XXe SIÈCLE
Conception graphique : Atelier Didier Thimonier
Mise en page : Belle Page

© Armand Colin, 2016.


Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
ISBN : 978-2-200-61537-6
Sommaire

Avant-propos ................................................................................. 7

I. Une perspective générale :


les grands enjeux du XXe siècle littéraire .............................. 11
1. Dire la vie, penser le monde :
objets de la littérature au XXe siècle .................................. 13
1.1 Le sujet, le langage, l’Histoire..................................... 14
1.2 Un déplacement vers l’écriture ................................... 15
2. Le statut précaire de la littérature,
entre diffusion de masse et exigence esthétique............... 17
2.1 Le nouveau statut de la littérature française .............. 18
2.2 La diversité des positions littéraires............................ 19
2.3 La visibilité de l’écrivain ............................................. 21
3. Penser et écrire avec l’Histoire au temps
des catastrophes ................................................................. 23
3.1 Débats sur la légitimité de l’engagement littéraire ..... 23
3.2 La littérature et le peuple ........................................... 25
3.3 La responsabilité de l’écrivain ..................................... 26
3.4 L’engagement dans la forme ....................................... 27
4. Le siècle des avant-gardes : les vertiges du sujet.............. 29
4.1 Une histoire plurielle et composite ............................ 29

3
Sommaire

4.2 Une histoire ponctuée de crises ................................ 30


4.3 La primauté de l’écriture ........................................... 32
4.4 Une littérature critique............................................... 34

II. Le premier XXe siècle.


Le temps des propositions (1900-1940) .................................. 37
1. La crise du roman, de l’avant-guerre aux années 1920 ..... 39
1.1 La continuation du XIXe siècle .................................... 40
1.2 Un renouveau en 1913.............................................. 41
1.3 Témoignages et fantaisies d’après-guerre ................... 43
1.4 Expérimentations narratives ....................................... 44
2. Les années 1930 : un âge d’or du roman ....................... 47
2.1 Dire la totalité du monde ......................................... 48
2.2 Romans de la condition humaine ............................. 49
2.3 Romans de l’existence ............................................... 52
3. La poésie dans tous ses états (1900-1940) ..................... 55
3.1 L’esprit nouveau ........................................................ 56
3.2 Le surréalisme............................................................ 58
4. Tentatives de rénover la scène dramatique (1900-1940) ... 61
4.1 Du théâtre comme texte au théâtre comme spectacle... 62
4.2 Le théâtre de Claudel ................................................ 64
5. Interventions : essais et autres formes
non fictionnelles (1900-1940) .......................................... 67
5.1 La promotion de l’essai littéraire .............................. 67
5.2 Écritures de soi ......................................................... 69

4
Sommaire

III. Le second XXe siècle : le temps des soupçons (1940-2000).......... 71


1. De l’absurde au Nouveau Roman :
les récits de l’après-guerre (1940-1970) ......................... 73
1.1 Dire l’absurdité de l’existence .................................. 74
1.2 Le récit en crise ....................................................... 75
1.3 Le Nouveau Roman ................................................. 76
2. La littérature de la guerre et des camps ........................ 81
2.1 Du témoignage à la mémoire .................................. 83
3. D’autres voies du récit :
jeux avec le romanesque (1950-2000) ........................... 85
3.1 Récits poétiques........................................................ 86
3.2 Fresques ironiques ................................................... 87
3.3 Roman noir et science-fiction .................................. 88
3.4 « Fictions critiques » (D. Viart) d’une fin de siècle.. 89
4. Expérimentations dramatiques (1940-2000) :
jeux de langage et de mise en scène ............................. 93
4.1 Jeux avec le langage ................................................. 94
4.2 Le nouveau théâtre .................................................. 95
4.3 Le retour au politique et au quotidien ................... 97
4.4 Expérimentations contemporaines ............................ 98
5. Les visages contrastés de la poésie depuis 1940 ........... 101
5.1 Des poésies de la célébration et de l’exploration .... 102
5.2 Pour une poésie de la présence .............................. 103
5.3 La poésie de l’impossible ......................................... 104
5.4 La poésie contemporaine : explorations
dans la langue et mesure du chant ................................ 105

5
Sommaire

6. Le moment terroriste de la théorie littéraire


(les années 1960-1970) .................................................. 107
6.1 La mort de l’auteur, l’avènement du texte .............. 108
6.2 L’essai littéraire ......................................................... 109
6.3 Penser la transgression littéraire .............................. 111
7. Écritures des marginalités, écritures de soi
(1940-2000) .................................................................... 113
7.1 Écritures de soi ........................................................ 115
Chronologie ................................................................................... 119
Conclusion ..................................................................................... 123
Bibliographie ................................................................................. 125
Avant-propos

Si loin, si proche : le XXe siècle littéraire, avec ses avant-gardes, son goût
du roman, ses grandes mobilisations politiques et ses débats brûlants
est encore notre contemporain, et ses contours commencent à peine à
se figer, à l’heure du « présentisme » (F. Hartog nomme ainsi la ten-
dance contemporaine à tout rapporter au présent le plus immédiat) et
de l’accélération de l’Histoire. Le regard est donc encore myope, et si les
grands moments du siècle dernier, ses temps forts, ses grandes œuvres
semblent aujourd’hui se détacher de plus en plus nettement, il faudra
se garder des affirmations trop définitives.
À la difficile question des seuils du siècle, on évitera ici de répondre
de façon trop tranchée ; les brisures de l’Histoire ne recouvrent pas for-
cément les mouvements de l’histoire littéraire, même si elles s’y articulent
intensément au siècle dernier. De la mort de Mallarmé (1898) au retour
critique de la fiction (vers 1980) ? Cela conduirait à désigner nettement
ce siècle comme celui d’une crise du sujet et de la représentation. Des
élans nouveaux de 1913 à la nouvelle ère ouverte par l’année 2001, qui
marque l’entrée dans un nouvel antagonisme mondial, minant l’optimisme
béat des mondialisations et autres globalisations culturelles ? Ce serait
exclure les premières œuvres vitalistes du siècle ou les récits critiques de
Gide… On s’en tiendra, tout simplement, aux bornes les plus arbitraires,
de 1900 à 2000, pour saisir les formes, les moments, les lieux où se
redéfinit une certaine idée de la littérature.
Si le XXe siècle est bien le siècle de toutes les expérimentations litté-
raires, jusqu’à l’épuisement peut-être, il serait également caricatural de ne
suivre que la crête des avant-gardes. Il faut non seulement rappeler que
le moderne, la rupture, la transgression, la nouveauté sont des valeurs
essentielles du siècle passé, mais aussi que, à chaque moment de l’his-
toire, se superposent des rythmes différents selon les genres et selon les
générations d’écrivains. L’histoire littéraire n’est ni linéaire, ni régulière.
Le tempo de l’histoire du roman n’est pas le même que celui du théâtre

7
Avant- propos

et de la poésie, et certaines grandes carrières d’écrivains recouvrent divers


genres, divers moments, à l’image de celles d’Aragon, de Sartre, de Gide
encore. Nous nous attacherons donc ici en premier lieu aux structures
profondes de l’histoire littéraire, en envisageant ce qui détermine la lit-
térature comme institution symbolique et sociale à la fois, évoluant au
gré d’une médiatisation accrue et de plus en plus problématique, et en
soulignant ses enjeux les plus généraux tout au long du siècle. Nous
reviendrons aux grandes coupes périodiques, dans un second temps, pour
saisir le mouvement propre à chaque genre, et réinscrire les modèles
esthétiques comme les bouleversements formels dans leur contexte, autour
de la grande coupure de la Seconde Guerre mondiale.
Toute histoire littéraire est inévitablement subjective, et c’est sans doute
encore davantage le cas quand il s’agit d’une histoire brossée à grands
traits, au risque de la lacune ou de la simplification excessive. Elle est,
non moins nécessairement, une projection du présent ; le propre de la
littérature est de s’ancrer dans un passé qui demeure, contrairement,
sans doute, à la majorité des objets historiques ; elle est donc large-
ment tributaire d’un regard contemporain, qui redistribue le paysage en
fonction de ses propres valeurs. Aujourd’hui, l’opposition entre théorie
littéraire (réflexion théorique sur ce qu’est la littérature souvent centrée
sur le texte) et histoire littéraire (analyse diachronique des formes et
des représentations de la littérature, attentive aux transmissions, aux
transformations, aux ruptures) n’est plus aussi tranchée qu’à la fin du
siècle dernier. Il faudra donc être particulièrement sensible à la radica-
lité de certaines des propositions qui animèrent le XXe siècle. Les deux
dernières parties de cette histoire peuvent sembler très convenues, dans
cette perspective, en proposant une organisation par périodes et par
genres, ces notions que les années 1970 avaient reléguées au rang de
vieilles lunes, pour promouvoir le texte. Ces délimitations qui permettent
de replacer l’œuvre dans son contexte (et dans la bibliothèque) et de
rendre sensibles les déplacements qu’elle suppose, resteront cependant
prudentes, et problématiques. Le siècle dernier est bien celui de l’écla-
tement des modèles génériques et de la polarisation des esthétiques, des
brouillages des courants et des polémiques tout azimut.
Attentive aux réflexions critiques des écrivains eux-mêmes, aux réseaux,
aux effets de consonance et de discordance des œuvres les plus mar-
quantes, cette histoire se veut donc une invitation au voyage : voyage dans

8
Avant- propos

une bibliothèque feuilletée à tout allure, dont seuls les titres, quelques
citations parfois, une brève amorce de présentation seront donnés. À
chacun de poursuivre ses lectures, et de peupler le paysage ainsi rapi-
dement esquissé.
Littérature critique, inquiète, parfois exploration des limites ou de
l’impossible, la littérature du XXe siècle n’en est pas moins une littérature
extraordinairement vivante et diverse ; la bibliothèque est bigarrée et
bruyante, même si elle ménage des espaces de silence et de recueille-
ment. Les proportions en sont considérables, l’édition de textes nouveaux
étant en constante croissance depuis la fin du XIXe siècle. Nous devrons
nous contenter, dans l’espace disponible, de signaler seulement quelques
aspects de la littérature la plus conventionnelle ou la plus stéréotypée, et
nous nous limiterons à la littérature française, en indiquant brièvement
les influences les plus notables des littératures étrangères.
Une perspective générale :
les grands enjeux
du XX siècle littéraire
e
1
Dire la vie, penser le monde :
objets de la littérature
au XX siècle
e

« Nous sommes tous devant le romancier comme les esclaves devant


l’empereur : d’un mot, il peut nous affranchir. Par lui, nous perdons
notre ancienne condition pour connaître celle du général, du tisseur, de
la chanteuse, du gentilhomme campagnard, la vie des champs, le jeu, la
chasse, la haine, l'amour, la vie des camps. Par lui, nous sommes Napo-
léon, Savonarole, un paysan, bien plus – existence que nous aurions pu
ne jamais connaître – nous sommes nous-même. Il prête une voix à la
foule, à la solitude, au vieil ecclésiastique, au sculpteur, à l’enfant, au
cheval, à notre âme. Par lui nous sommes le véritable Protée qui revêt
successivement toutes les formes de la vie. À les échanger ainsi les unes
contre les autres, nous sentons que pour notre être, devenu si agile et
si fort, elles ne sont qu’un jeu, un masque lamentable ou plaisant, mais
qui n’a rien de bien réel. Notre infortune ou notre fortune cesse pour
un instant de nous tyranniser, nous jouons avec elle et avec celle des
autres. C’est pourquoi en fermant un beau roman, même triste, nous
nous sentons si heureux1. »
Proust écrit ces lignes en 1908-1909, pour son Contre Sainte-Beuve.
Même s’il s’agit explicitement ici du roman, on y reconnaît les trois
grandes lignes directrices qui vont sous-tendre les variations de l’idée
de littérature tout au long du siècle qui s’ouvre.

1. Savonarole est un célèbre prédicateur italien du XVe siècle, à la personnalité


fascinante ; Protée est une divinité marine ayant la faculté de se métamorphoser.

13
1 Dire la vie, penser le monde : objets de la littérature du XX e siècle

Le sujet, le langage, l’Histoire


Proust y célèbre la puissance créatrice du romancier, qui ouvre tous les
possibles pour l’imagination, non sans lucidité cependant : le roman a
perdu sa naïveté, les réflexions critiques ne se limitent plus à des interro-
gations sur la morale, la vraisemblance, le rapport au savoir. La première
question est celle du sujet. La littérature du XXe siècle sera exemplairement
vouée à l’investigation du sujet, elle est conçue comme une modélisation
des destinées humaines, un mode d’accès à l’intériorité, d’autrui comme de
soi-même, et une exploration morale, psychique, et même physiologique.
Trois grandes influences, venues de la philosophie et de la psychanalyse,
ont joué en ce sens. Celle de Nietzsche, d’abord, qui a posé que pour
un sujet en permanente évolution, les fables esthétiques deviennent des
expériences fondamentales, dont la radicalité favorise l’émancipation des
normes sociales et l’affirmation du sujet. Celle de Bergson, ensuite, qui
souligne tout au long de son œuvre l’importance cruciale de la vie
intérieure, telle qu’elle est intimement perçue, distinguant ainsi la durée
vécue et le temps monumental des horloges et de l’Histoire, d’une part,
et qui accorde une attention nouvelle aux contradictions psychologiques,
à l’expérience commune, à tout ce qui fait le grain de la vie ordinaire. La
troisième est celle de Freud, qui a posé la nécessité de penser le clivage
du sujet (à travers l’opposition entre le conscient et l’inconscient), et qui
a placé au premier plan de ses réflexions les troubles de l’expression. Le
langage est ainsi le lieu où se révèle et se trouble à la fois le sujet, dans
le lapsus, mais plus généralement dans toutes les formes de discours, des
explications données dans la cure psychanalytique aux sublimations esthé-
tiques dans l’écriture littéraire. Dans cette perspective, pour dire la vie,
la littérature va faire la part de cette intériorité trouble du sujet, du côté
du rêve, de la fantaisie, de l’imaginaire, mais aussi du côté plus angoissé
des pulsions, des angoisses, des névroses. C’est là suggérer l’importance
de la mémoire, du passé dans les actes du présent ; et surtout à la fois
creuser et compenser l’énigme de l’autre, inconnaissable et mystérieux.
La question de « l’affranchissement » du lecteur reste en suspens, tout
comme celle d’une efficacité propre à la littérature – mais l’interrogation
critique sur les formes de la subjectivité et sur les apories du langage
est l’une des plus essentielles du siècle.

14
Dire la vie, penser le monde : objets de la littérature du XX e siècle 1

Proust évoque deux grandes figures de l’Histoire, Napoléon et Savo-


narole, du côté du fantasme de la toute-puissance, de la manipulation et
de l’aura mystique, donc, avant de faire référence à la foule, au paysan,
à l’enfant. L’enfant, l’infans (qui ne parle pas), et ceux qui n’ont généra-
lement pas voix au chapitre, ou dont la voix ne porte pas. Des grandes
figures de l’Histoire, au bruissement des voix mineures ; du héros à la
foule : c’est aussi l’une des grandes tensions qui traverse l’histoire littéraire
d’un siècle ponctué de grandes catastrophes collectives. Requis par les
violences de l’Histoire, passées (la Grande Guerre, la Shoah, la guerre
d’Algérie) ou à venir (la montée des périls durant les années trente), les
écrivains sont contraints de s’interroger, avec une radicalité nouvelle, sur
les fonctions sociales, historiques et politiques de la littérature, et sur
la possibilité d’un engagement littéraire. Il va alors être question de
porter la parole des morts (c’est l’une des fonctions de la littérature de
témoignage qui émerge, par vagues successives, après la Première Guerre
mondiale, puis dans une perspective sensiblement différente, c’est l’un
des enjeux de l’écriture des camps), de donner la parole au peuple
(grande question qui agite en particulier le monde du théâtre, tout au
long du siècle, mais aussi tout un pan du roman réaliste et du récit
psychosocial, qu’il s’agisse de représenter le peuple, de réinventer son
rapport à la langue, ou d’infléchir le cours des choses vers une révolution
populaire), d’imposer la voix des exclus (les femmes, les étrangers, les
colonisés, les homosexuels, les ouvriers, toutes les fractions dites minori-
taires ou minorées de la société), ou, plus fondamentalement encore, de
creuser d’un même élan l’irréductible singularité de toute subjectivité,
et l’universelle solitude de l’être humain, tel qu’il se sait voué à la mort.

Un déplacement vers l’écriture


Face à ces deux enjeux essentiels – dire la vie, y compris et surtout dans sa
dimension vécue, intime et collective, et s’inscrire au creux des apories de
la condition humaine, dans le temps, dans l’Histoire, dans la société – les
écrivains vont tenter de cerner la singularité de la littérature, de défendre
sa légitimité, et cela en pleine conscience de ses impuissances mêmes.
L’héritage du XIXe siècle, celui de l’autonomisation sociale et symbolique
de la littérature après Baudelaire et Flaubert, de la revendication de la

15
1 Dire la vie, penser le monde : objets de la littérature du XX e siècle

primauté absolue de l’esthétique, après Mallarmé, de la conscience d’une


nature essentiellement subversive de l’écriture, après Lautréamont et Jarry,
ne sera pas oublié. La littérature du XXe siècle affronte, encore plus vive-
ment qu’au XIXe siècle, la concurrence des sciences sociales et des sciences
humaines, qui vont sur son terrain propre, pour expliquer la société, celle
de la psychologie et de la psychanalyse, pour cerner les vertiges du moi,
celle de la philosophie, enfin, pour modéliser les conditions de notre
rapport au monde, aux autres, et à la mort. Autre concurrence, elle aussi
nettement intensifiée tout au long du siècle : celle des essais techniques ou
scientifiques, des pamphlets, des manifestes, des reportages et autres textes
d’ordre journalistique qui disent l’Histoire et mobilisent les consciences.
Que reste-il, alors, à la littérature, à l’heure où une masse d’écrits de sta-
tuts variés menace son « quasi-monopole de l’expression publique légitime
de la vie » (Pierre Bergounioux, La NRF, 2013) ? Suite à la confiscation fatale
par les sciences humaines de l’objet par excellence de la littérature, à savoir
la vie des gens, la réflexion sur les formes du sens et sur les discours du
monde, il ne lui reste plus alors qu’à régler la relation entre l’expérience
et l’expression, et à réenchanter ce monde social dont les mécanismes
collectifs et déterminés ont été mis à jour par les sciences humaines. En un
mot : retrouver le sens de la vie, non pas dans une perspective analytique,
mais dans une perspective dynamique, sensible, pulsatile.
C’est dans le déplacement de l’accent vers un certain rapport à l’écriture
que les écrivains vont trouver les ressources pour redonner, incessamment,
l’élan et la vigueur à une littérature dont on ne cesse de déplorer la
crise, à moins qu’on n’en annonce l’extinction (comme c’est tout parti-
culièrement le cas pour le roman). Le siècle sera ainsi celui de toutes les
expérimentations, et se signalera par l’importance de ses avant-gardes,
du surréalisme au Nouveau Roman, du Grand Jeu à Tel Quel.
« Je ne retrouve rien dans ma mémoire qui soit en même temps aussi
enchanté et aussi désenchanté. » Cette formule de Jacques Rivière à propos
du Grand Meaulnes, en 1913, n’exprime pas seulement l’exquise mélanco-
lie de ce rêve d’enfance, mais également, sans doute, la ferveur inquiète
d’un rapport à la littérature qui se sait plus que jamais précaire. Mais le
goût du « jeu » décrit par Proust, et les artifices du « masque » souverain
de la littérature semblent, à l’usage, inépuisables et jubilatoires ; c’est en
tant qu’elle est déconcertante, inquiète, affrontant la « crise du sens » qui
agite tout le siècle, que ne cesse de se redéfinir l’élan protéiforme de la
littérature moderne.
2
Le statut précaire
de la littérature,
entre diffusion de masse
et exigence esthétique

En 1899, Rémy de Gourmont analyse le paradoxe de la situation de


la littérature, tendue entre un nécessaire processus de sécularisation
(son inscription dans le monde politique, social, et aussi marchand) et
une tout aussi nécessaire affirmation de la singularité et de son auto-
nomie (l’œuvre est définie par ses spécificités formelles, elle est à elle-
même ses propres lois et échappe au jeu social habituel), au risque de
la marginalité. Pour lui, la littérature est devenue « un art d’autant plus
hardi qu’il trouve en autrui moins d’accueil, d’autant plus insolent qu’il
voit diminuer ses chances de plaire, d’autant plus ésotérique qu’il sent
se raréfier autour de lui l’air intellectuel, il est à craindre qu’au lieu de
tendre toujours vers de nouvelles frontières, la littérature ne soit des-
tinée à se resserrer en de petites enceintes ponctuées dans le monde,
comme un semis d’oasis. » (Esthétique de la langue française, 1899). De
fait, la nouvelle République des lettres a subi des évolutions majeures,
qui vont s’intensifier tout au long du XXe siècle, et qui déterminent sa
situation : à la diffusion massive d’une littérature grand public s’oppose,
de plus en plus nettement, une littérature plus exigeante, au public
averti, et restreint.

17
2 Le statut précaire de la littérature, entre diffusion de masse et exigence esthétique

Le nouveau statut de la littérature française


La jeunesse de 1900 a pu tirer tout le bénéfice des lois Jules Ferry insti-
tuant l’école laïque, gratuite et obligatoire, et, désormais, près de 95 % de
la population française est alphabétisée. Cela participe à l’essor considé-
rable de tout un pan de l’édition diffusant de la littérature à grand public
(roman-feuilleton, roman de gare, etc.), et, également au succès commercial
du théâtre de boulevard. Le siècle se caractérise ainsi par l’accès du plus
grand nombre à l’enseignement de la littérature, mais également au livre
et à la figure médiatique de l’écrivain. Cela se traduit, dans les années
1950 et 1960, par l’apparition du format de poche ; après l’invention du
« Livre de poche » (1953) qui remporte un succès foudroyant (douze
millions d’exemplaires venus en 1960), tous les éditeurs proposent une
collection de poche, qui répond à la fois à la demande du public et de
l’enseignement scolaire.
Un autre phénomène décisif concerne d’abord les franges les plus édu-
quées de la population : la réforme des programmes du lycée, des années
1890 aux années 1920, conduit à la disparition de la rhétorique comme
discipline d’abord (en 1885), puis comme mode d’appréhension de la
littérature, et, conjointement, à l’avènement du français comme langue
littéraire. En effet, il a fallu attendre la toute fin du XIXe siècle pour que
le français prenne la place jusque-là dévolue au latin dans les programmes
scolaires, avec l’apparition d’une épreuve de français au baccalauréat, puis
de sections dites « modernes », sans latin, au lycée. Cela va de pair avec
la redéfinition des contours du canon littéraire enseigné dans les écoles,
qui déborde le siècle classique pour s’étendre progressivement au XIXe siècle
dans son ensemble. Avec l’explication de texte, le travail sur des textes
modernes, et la primauté du français, on est ainsi insensiblement passé d’une
culture fondée sur la rhétorique, où l’emporte l’enseignement de l’écriture
(écrire selon des règles, imiter un style), à une culture de l’interprétation
ou du commentaire, où se développent les pratiques de lecture critique.
Pour l’histoire littéraire du XXe siècle, ce fait est déterminant. Cette
évolution de l’enseignement scolaire fait de la littérature étudiée en classe
à la fois un conservatoire et un laboratoire de la langue française. D’où
l’idée, qui s’impose à des générations d’écrivains et de lecteurs que la
littérature n’est pas d’abord (n’est pas seulement) une forme composée,

18
Le statut précaire de la littérature, entre diffusion de masse et exigence esthétique 2

ou un discours régulée, mais qu’elle est essentiellement une affaire de


langue. Rompre avec la rhétorique, c’est aussi s’écarter de l’idée d’une
perfection du discours, pour définir au contraire la singularité d’un rapport
individuel au style et à l’écriture. Cette forme choisie, on l’explique, dans
les classes de littérature, par des déterminations historiques, contextuelles,
biographiques et poétiques, selon les perspectives défendues par Lanson
(célèbre historien de la littérature du début du siècle). Il existe désormais
un savoir non rhétorique sur la littérature, et cette dernière devient un
objet d’étude accessible au plus grand nombre, ce qui est une manière
de la légitimer et de la démocratiser.

La diversité des positions littéraires


Entre le public et les écrivains, les formes de médiatisation accompagnant
les œuvres se diversifient, portées par la massification de la production
littéraire et par les exigences commerciales des éditeurs. La critique littéraire
se développe, des journalistes spécialisés, des essayistes, des universitaires,
des écrivains même publient dans la presse des comptes rendus d’ouvrages
parus, de spectacles, et proposent régulièrement des vues panoramiques
du roman, de la poésie ou du théâtre contemporains. Les prix littéraires
scandent le calendrier éditorial, depuis la fondation du prix Goncourt, en
1903, à l’origine destiné à couronner un roman qui soit à la fois acces-
sible à un large public, et de bonne facture. Ces deux critères conduisent
également à une bonne exploitation commerciale de ce qui devient rapide-
ment un label. La consécration interne, décernée par un jury d’écrivains,
programme ainsi le succès commercial de l’ouvrage sélectionné.
Tout le siècle sera traversé par une opposition problématique entre
un pan de la production littéraire dite commerciale, ou de masse, géné-
ralement peu innovante, reconduisant les formes et les motifs les plus
conventionnels, et un pan plus exigeant, restreint, tant du point de vue
des écrivains concernés que de leurs lecteurs. Pierre Bourdieu a montré
que la structuration du champ littéraire (c’est-à-dire l’espace économique,
social et symbolique dans lequel évoluent les écrivains, et dans lequel
s’inscrivent leurs œuvres) est plus complexe que cela : à l’opposition entre
un pôle de production de masse et un pôle de production restreinte

19
2 Le statut précaire de la littérature, entre diffusion de masse et exigence esthétique

s’ajoute, sans forcément s’y superposer exactement, une opposition entre


orthodoxie et hétérodoxie (entre littérature conventionnelle, reproduisant
et exploitant les modèles à succès, et avant-garde, du côté de l’expérimen-
tation, voire du scandale et de la provocation, ignorant en apparence les
stratégies commerciales). Une nouvelle génération d’éditeurs apparaît au
début du siècle, et va imposer sa marque pour longtemps : les éditions
Gallimard et Grasset, d’abord, puis, après la Seconde Guerre mondiale,
les éditions de Minuit, le Seuil prennent une place importante. La mai-
son d’édition a valeur d’identification (les éditions de Minuit pour le
Nouveau Roman, dans les années cinquante et soixante, plus récemment
pour certains écrivains regroupés sous le nom d’« écrivains impassibles »,
selon le terme proposé par l’éditeur lui-même, Jérôme Lindon, à propos
de la nouvelle génération de ses auteurs, Jean Echenoz, Jean-Philippe
Toussaint, Christian Oster, Éric Laurrent…) mais aussi de consécration
(la publication chez Gallimard a longtemps joué ce rôle).
La sociabilité littéraire évolue, tout au long du siècle. Jusqu’aux
années 1940, subsistent les traditionnels salons, chez Mme de Cavaillet,
Mme Straus ou Florence Gould, tout comme une sociabilité propre à
des revues littéraires fortement associées à un petit groupe d’écrivains,
à l’identité symbolique forte (Les Cahiers de la quinzaine de Péguy, Le
Mercure de France, la très importante Nouvelle Revue Française, autour de
Gide, puis de Paulhan et d’un petit cénacle associé aux éditions Galli-
mard, Les Temps Modernes de Sartre après 1945, Critique, Arguments, Tel
Quel, pour ne citer que les plus célèbres). Au-delà de la sociabilité et
de la visibilité de certains groupes littéraires, les revues jouent surtout
un rôle décisif dans la structuration de l’espace littéraire, en incarnant
certaines positions poétiques, éthiques, politiques fortement affirmées,
comme c’est en particulier le cas pour les revues d’avant-garde. Citons,
dans cette perspective, La NRF des années vingt, et ses positions sur le
« classicisme moderne », sur le roman, sur un rapport précautionneux
à la politique, Littérature, revue du surréalisme à l’heure des grandes
affirmations, ou encore Tel Quel.
La revue est aussi un lieu essentiel de diffusion des textes et de débats
critiques, rôle exemplairement assumé par La NRF (fondée en 1908) tout
au long du siècle, qui s’est ouverte à la diversité des écritures. On peut
également citer, pour la première partie du siècle, la revue de Bataille,
Documents (1929-1931, dirigée avec Epstein et Georges-Henri Rivière), qui

20
Le statut précaire de la littérature, entre diffusion de masse et exigence esthétique 2

joue un rôle déterminant dans le rapprochement des écrivains d’avant-


garde et des sciences humaines contemporaines (anthropologie, ethnolo-
gie, sociologie). Pour la seconde, Critique, également fondée par Bataille
(en 1946, aux éditions du Chêne puis publiée à partir de 1950 chez
Minuit), ne propose que des recensions de publications récentes, visant
à « donner un aperçu, le moins incomplet qu’il se pourra, des diverses
activités de l’esprit humain dans les domaines de la création littéraire,
des recherches philosophiques, des connaissances historiques, scienti-
fiques, politiques et économiques. » La littérature est ainsi pleinement
ancrée dans le champ des savoirs humains, et Critique est progressivement
devenue une instance de consécration majeure. Enfin, bien sûr, la revue
est aussi un laboratoire critique et littéraire, dans tous les cas. On peut
évoquer ici le rôle important joué par Po&sie (fondée en 1977 par Michel
Deguy), qui défend, d’un même élan, la poésie, la poétique au sens large
de tout ce qui est lié au travail du texte, y compris et surtout dans les
relations avec d’autres formes de création esthétique et de pensée (arts,
philosophie, sciences humaines) et la traduction.

La visibilité de l’écrivain
Les questions de sociabilité, de médiatisation et de consécration ne sont
pas propres au XXe siècle. Le prestige social et mondain d’un Barrès, d’un
Anatole France, ou même de Gide et bien plus tard de Sartre n’ont rien de
nouveau. Ce qui est nouveau, c’est l’importance de l’exposition de l’écrivain,
sa visibilité potentielle – qui détermine, en retour, le choix du retrait, du
secret, sinon de l’invisibilité (c’est le choix de Blanchot, tout au long de sa
vie d’écrivain, mais aussi celui de Michaux, de Beckett, de Gracq, de Des
Forêts, et de nombreux écrivains importants du siècle – et l’on constate
que le choix de l’invisibilité va de pair avec l’exigence esthétique et éthique
la plus haute). La publicité de l’écrivain déborde largement la posture
de l’intellectuel, héritée de l’affaire Dreyfus, que de nombreux écrivains
endossent, à droite comme à gauche, dans les moments de polarisations
idéologiques les plus forts (débats sur la « Défense de l’Occident » en 1927,
mobilisations antifascistes puis pour la défense de la culture entre 1933 et
1939, guerre froide, guerre d’Algérie, mai 1968, etc.). D’ailleurs, après l’âge

21
2 Le statut précaire de la littérature, entre diffusion de masse et exigence esthétique

d’or de « l’écrivain-reporter » dans les années trente (M. Boucharenc), on


constate l’affaiblissement progressif des liens entre journalisme et littérature
après 1945, à l’exception notable de quelques figures majeures (Sartre,
Camus, François Mauriac dans son Bloc-Notes), et en dehors de quelques
chroniques qui ont marqué les esprits. Citons, à ce titre, celle de Marguerite
Duras sur l’affaire Gregory, parue à grand fracas dans Libération en 1985 :
« Sublime, forcément sublime Christine V. », absolution de la mère de
l’enfant assassiné, en même temps qu’acte d’accusation.
L’écrivain signe des pétitions, des manifestes, participe à des meetings,
à des manifestations – on renverra ici à deux photographies célèbres,
l’une montrant Gide, aux côtés de Malraux et d’Aragon, levant le poing,
comme un militant communiste, au Congrès international des écrivains
pour la défense de la culture à Paris, en juin 1935, l’autre montrant
Sartre, juché sur un tonneau, faisant un discours devant les ouvriers de
Boulogne-Billancourt en 1970 et apportant son soutien au dirigeant de la
Gauche Prolétarienne Alain Geismar. Hors de tout engagement, la visibilité
médiatique de l’écrivain passe par la photographie et par les nouveaux
médias. Autre exemple célèbre : la photographie rassemblant, « Devant
les éditions de Minuit en 1959 », Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude
Mauriac, Pinget, Beckett, Sarraute et Ollier autour de leur éditeur Jérôme
Lindon, a largement contribué à la visibilité d’une école du « Nouveau
Roman » des éditions de Minuit.
L’entretien devient un passage obligé, dans l’entre-deux-guerres. Frédé-
ric Lefèvre impose dans Les Nouvelles littéraires ses célèbres interviewes,
« Une heure avec… », de 1922 à 1938, doublées à partir de 1930 par
des « Radio-dialogues ». La télévision va encore intensifier l’exigence de
visibilité médiatique, à l’image de la célèbre émission « Apostrophes », où
la présentation de leur livre devient à la fois une performance risquée et
un exercice commercial pour les écrivains. Trop médiatique, l’écrivain fait
naître le soupçon d’une compromission dans la littérature commerciale.
C’est aussi le revers des succès aux prix littéraires, ou des succès publics
trop importants, comme s’il y avait nécessairement exclusion mutuelle
de la recherche esthétique la plus exigeante et de la reconnaissance par
un vaste public – c’est le cas, sans doute, de figures emblématiques
comme Aragon (pour la poésie des Yeux d’Elsa), Tournier, Gary, et plus
récemment Michel Houellebecq.
3
Penser et écrire
avec l’Histoire au temps
des catastrophes

Au temps de l’affaire Dreyfus, les écrivains s’engagent en se fondant sur


leur expertise d’intellectuels, leur rapport singulier à la vérité et aux idées ;
tout au long du XXe siècle, c’est aussi et de plus en plus en assumant
une responsabilité de citoyens éminents, c’est-à-dire visibles, médiatiques,
et dont la parole porte, que les écrivains répondent aux sollicitations
du temps présent. D’ailleurs, les nombreux débats qui agitent tout le
siècle sur la responsabilité propre de l’écrivain, à l’égard de l’Histoire et
du politique, sont bien moins centrés sur l’évaluation de son expertise
singulière, que sur le lieu et la forme de son engagement éventuel.

Débats sur la légitimité de l’engagement littéraire


La figure de l’intellectuel, née avec l’affaire Dreyfus en 1898, hante tout le
siècle, sous le signe de la désillusion toutefois – on se souvient de Péguy,
qui, dans Notre Jeunesse (1910), déplore le dévoiement des engagements
du passé : « Tout commence en mystique et tout finit en politique ». La
force des interventions demeure, telle celle de Romain Rolland, pendant
la Première Guerre mondiale (Au-dessus de la mêlée, 1915), ou celle d’An-
dré Gide, dont le Voyage au Congo (1925) et le Retour de l’URSS (1936),
dénonçant respectivement les errements de la politique d’administration
coloniale et les défauts du système soviétique, jouent également un rôle
important. On peut également songer à des pamphlets fameux, tels que

23
3 Penser et écrire avec l’Histoire au temps des catastrophes

Les Grands cimetières sous la lune (1938) de Bernanos, s’élevant contre les
exactions franquistes en Espagne, ou à des essais venant en leur temps,
comme Les Réflexions sur la question juive de Sartre, qui, bien que négli-
geant sans doute la dimension intellectuelle et culturelle de la judéité,
et se contentant d’allusions rapides aux camps de concentration, a le
mérite de réfléchir, en 1946, sur l’antisémitisme. Le Bloc-notes de François
Mauriac (1952-1969), Les Chroniques algériennes (1939-1958, publiées
en 1958) de Camus, Le Captif amoureux (1986) de Genet prennent en
charge, dans une forme qui semble inventée pour son objet, les brûlures
de l’histoire contemporaine.
Ce sont donc les conditions de la prise de parole dans la littérature
qui font débat tout au long du siècle, renvoyant à la hantise, héritée du
siècle précédent, de la littérature pure. Il faut à tout prix dédouaner
la littérature de toute forme de compromission à l’égard d’exigences qui
lui seraient exogènes, ne pas se soumettre aux valeurs du conformisme
bourgeois, de la réaction, du nationalisme – la position de Barrès puis
de Maurras, dans les années 1910-1930, est très marginale, et à peu près
exclue par les écrivains les plus exigeants dans leurs choix esthétiques. Les
exigences esthétiques et éthiques touchant à l’écriture littéraire semblent
alors interdire toute contamination politique de la littérature, et La NRF
de Gide et de Rivière, puis de Jean Paulhan, portera longtemps cette
conviction. L’œuvre doit être autonome, et ne se soumettre à aucune
idéologie préalable, sous peine de n’être qu’un discours déguisé sous
une fiction.
Pourtant, après la Grande Guerre, alors que déferle le flot des écrits
de témoignage, surgit une première fois la question d’une responsabilité
littéraire inscrite dans la forme même. L’ouvrage de Jean Norton Cru,
Témoins, essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en
français de 1915 à 1928 (1929), au-delà de l’inventaire et de la recension
critique, propose également une réflexion sur les conséquences de la
reconfiguration littéraire à l’égard de la vérité historique. Le choix du
style, le choix de la composition, le recours à la fiction, explique-t-il,
tout cela modifie radicalement la nature du témoignage, qui ne peut plus
prétendre à la véracité, quelle que soit sa sincérité, du fait de l’esthéti-
sation de l’expérience réelle. Ainsi, la première grande mise à l’épreuve
de la force de la parole littéraire face aux horreurs de l’Histoire conduit
à la prise de conscience d’une difficulté fondamentale : l’engagement

24
Penser et écrire avec l’Histoire au temps des catastrophes 3

littéraire est pris entre deux feux, les valeurs éthiques et esthétiques
de la littérature pure, d’une part, le risque de déformer le réel dans
l’esthétisation littéraire, d’autre part.

La littérature et le peuple
Le début des années trente voit émerger une autre difficulté : la question
du rapport de la littérature au peuple. On passe ainsi du « Pourquoi
écrivez-vous ? », de la revue dadaïste Littérature en 1919, au « Pour qui
écrivez-vous ? » de Commune, revue « de l’association des écrivains et des
artistes révolutionnaires », en 1933, avec ce commentaire d’Aragon et
de Nizan sur le précédent de 1919 : « La question […] s’imposait alors
comme l’expression même de l’idéalisme et de l’individualisme dans la
littérature, et l’autocritique pessimiste de cet idéalisme et de cet indi-
vidualisme. ». Mais désormais, affirment-ils, l’écrivain est « inscrit dans
les échanges sociaux ».
Devenir-peuple de la littérature, langue du peuple, littérature pour le
peuple, littérature sur le peuple, appel à une littérature prolétarienne
(écrite par le peuple, pour le peuple) ou défense d’une littérature
populiste (écrite sur le peuple, et lisible par tous) : les formulations
sont nombreuses, pour tenter de conjurer un insupportable fossé entre
la littérature la plus exigeante et le public le plus vaste. Certes, le sur-
réalisme, dès le Manifeste de 1924, incarne déjà un tournant éthique
de la littérature, radicalement déportée vers le monde, le réel, et vers
la révolution – il s’agit de changer la vie, et non pas seulement d’écrire ; la
littérature y est un moyen d’accéder à une réalité plus riche. Mais
la révolution surréaliste surtout faite de rêves et de mots reste ignorée
du peuple, y compris après la conversion massive au communisme de
ses protagonistes.
C’est sous l’aspect, consensuel, de la « défense de la culture » que se
rejoignent les militantismes politiques, à l’heure des grandes mobilisa-
tions antifascistes des années trente, et les réflexions sur de nouvelles
pratiques. Aragon et Nizan théorisent le réalisme socialiste (écrire le
réel avec sobriété, pour chanter la révolution communiste en marche),
Malraux médite sur les valeurs de la littérature dans sa préface au Temps

25
3 Penser et écrire avec l’Histoire au temps des catastrophes

du mépris, Bloch propose, à la suite de Romain Rolland, le développe-


ment d’un théâtre populaire… et les revues semblent entrer dans un
mouvement de politisation, sinon de mobilisation, à Europe, et même à
La NRF. C’est pour l’essentiel, malgré tout, à l’essai que reste dévolue
la tâche de porter la réflexion politique et historique des écrivains. Le
théâtre se politise, un peu, tout comme le roman, la poésie résiste, en
apparence. Mais l’importance des formes de la totalisation romanesque,
ouvertes sur la brèche de l’Histoire, vaut comme symptôme : la littéra-
ture bruisse des murmures et des cris des tragédies passées et à venir.

La responsabilité de l’écrivain
En temps de guerre, la littérature affronte la radicalité de la censure et
les risques de la compromission – certains, tels Brasillach ou Drieu, s’y
perdent sans retour. L’épreuve polémique est décisive : choix du silence,
du retrait, qui vaut refus absolu (ou prudence mesurée, c’est selon),
conversion stylistique et formelle (c’est le cas de Malraux), engagement
physique dans la lutte armée (Jean Prévost, René Char), résistance intellec-
tuelle et littéraire (Aragon, Éluard, Mauriac, etc.). À l’heure de l’épuration,
des jugements du Comité national des écrivains sur ceux qui se sont
compromis, et des règlements de comptes, la question ressurgit forcément :
comment définir la responsabilité de l’écrivain, dans ses écrits, quant aux
questions politiques ou éthiques de son temps ? Si Paulhan lui accorde
la liberté la plus grande – qui n’est pas une irresponsabilité absolue, la
position de Sartre est tout autre. En affirmant que la littérature agit sur
le monde et sur la société, qu’elle ébranle les consciences et modifie les
conduites, Sartre lui donne un immense pouvoir. Il fustige en 1945, dans
la « Présentation » des Temps modernes, la « tentation de l’irresponsabilité »
dont se rendirent coupables les « écrivains bourgeois » et les « tenants
de l’Art pour l’Art », précisant même ceci, qui marqua les esprits : « Je
tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit
la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. »
Cela va de pair avec une exclusion de la poésie, dans Qu’est-ce que la
littérature ? (1948), comme modalité du langage ne permettant pas ce
dévoilement du réel propre à la littérature authentique.

26
Penser et écrire avec l’Histoire au temps des catastrophes 3

L’engagement dans la forme


Reste que le volontarisme sartrien se heurte à la profonde crise de
l’humanisme, après 1945, et à une défiance généralisée à l’égard des
normes instituées et des pièges idéologiques du langage et de toute forme
d’écriture. La psychanalyse a montré les failles de la maîtrise du langage,
chez un sujet lui-même clivé entre conscient et inconscient, de Freud
à Lacan. La linguistique pense les langues comme des structures auto-
nomes, et montre l’absence de valeur universelle des mots, la relativité
du sens ainsi que le caractère arbitraire du langage. Tout cela change
radicalement le rapport au langage. Foucault en tirera les conséquences,
vingt ans après la fin de la guerre, dans Les Mots et les choses (1966) :
« Comment [l’homme] peut-il être le sujet d’un langage qui depuis des
millénaires s’est formé sans lui, dont le système lui échappe, dont le
sens dort d’un sommeil presque invincible dans les mots qu’il fait, un
instant, scintiller par son discours, et à l’intérieur duquel il est, d’entrée
de jeu, contraint de loger sa parole et sa pensée ? »
Le lieu même de la littérature lui est ainsi, en quelque sorte, dérobé ;
et nul ne peut désormais écrire s’il ne fait l’épreuve d’une impossibilité.
C’est le sens de la « condition déchirée » de l’écrivain (Le Degré zéro
de l’écriture, 1953), que Barthes oppose à la « situation » de Sartre ;
c’est là le tragique moderne de la littérature, « l’écrivain conscient doit
désormais se débattre contre les ancestraux et tout-puissants qui, du
fond d’un passé étranger, lui imposent la Littérature comme un rituel, et
non comme une réconciliation. » Dès lors, quel choix devient possible,
sinon le silence et le retrait, ou la mise en scène infinie et patiente de
cette impossibilité (chez Blanchot, chez Beckett, chez Des Forêts) ? Bar-
thes propose l’engagement de (dans) la forme, comme torsion, comme
perversion de la langue et des structures du discours. On retrouve cette
même conscience, et ces mêmes conclusions, chez des écrivains aussi
différents que Robbe-Grillet : « au lieu d’être de nature politique, l’enga-
gement c’est pour l’écrivain la pleine conscience des problèmes actuels
de son propre langage, la conviction de leur extrême importance, la
volonté de les résoudre de l’intérieur » (Pour un nouveau roman, 1963)
ou Gracq : l’« engagement irrévocable de la pensée dans la forme prête
souffle de jour en jour à la littérature : dans le domaine du sensible,

27
3 Penser et écrire avec l’Histoire au temps des catastrophes

cet engagement est la condition même de la poésie… » (La Littérature


à l’estomac, 1950).
Depuis les grandes expérimentations formalistes qui déplacent les
enjeux littéraires au cœur même de la langue et du texte, on constate
semble-t-il un apaisement dans le rapport à la langue, avec l’émergence
d’un nouveau consensus sur la possibilité de donner voix au réel, à défaut
de le dévoiler ou de le changer. Après les débats critiques sur la possibi-
lité d’écrire et de témoigner après Auschwitz, les nouveaux engagements
de la littérature semblent davantage tendus vers la prise en charge du
présent et du passé, sans dessiner d’avenir radieux. Reviennent ainsi la
mémoire littéraire contre l’oubli, la restauration de la dignité du sujet
– de tout sujet, de tout individu, aussi médiocre soit-il, en recentrant
la réflexion politique sur la question de l’identité, de la communauté,
et de la souffrance, dans une marginalisation remarquable des discours
idéologiques. Dans cette perspective, l’œuvre de Volodine (Des Anges
mineurs, 1999) apparaît comme symptomatique d’une fin de siècle désa-
busée. Elle reconfigure les réquisitions de l’Histoire passée et se saisit
de destins obscurs, brisés par les grands systèmes totalitaires, pour faire
chanter par une communauté de prisonniers, d’exclus, de marginaux à la
mémoire vacillante et à l’identité problématique, une épopée en lambeaux
centrée sur la condition humaine.
4
Le siècle des avant-gardes :
les vertiges du sujet

On l’a vu, la définition même de la littérature est complexe et recouvre


des réalités diverses, tout au long du siècle : les avant-gardes, qui associent
à une exigence esthétique élevée une dimension réflexive et critique, et
exposent leur volonté de rompre avec les conventions existantes, une
littérature ambitieuse et parfois exigeante mais peu tournée vers l’inno-
vation formelle, qui persiste à afficher une certaine innocence à l’égard
du langage, ou du moins une certaine foi (les romans de Mauriac, la
poésie engagée, le théâtre de Giraudoux…), des littératures populaires,
relativement indifférentes aux enjeux esthétiques contemporains, qui ont
pour principale vocation le divertissement d’un large public.

Une histoire plurielle et composite


Ce ne sont pas ces littérature populaires qui incarnent les tendances fortes
de l’histoire littéraire, ou qui en infléchissent les principales directions,
mais il ne faut pas négliger pour autant les effets de porosité entre
les différents types de littérature, plus ou moins reconnus et consacrés.
B. Lahire a ainsi montré l’hétérogénéité de la culture des individus (Sartre,
parmi d’autres écrivains importants du siècle, se délectait de romans poli-
ciers, et les figures invraisemblables du roman d’aventure du début du
siècle ont marqué l’imaginaire collectif, y compris chez les surréalistes).
Ces littératures populaires se définissent par leur conformisme social et
le réemploi de stéréotypes, y compris formels. Les romans d’aventure,
les romans policiers, les romans historiques, les romans sentimentaux
ou les romans de terroir, pour prendre les genres les plus diffusés, sont

29
4 Le siècle des avant- gardes : les vertiges du sujet

tendus vers la satisfaction imaginaire du lecteur, les pièces du théâtre de


boulevard le confortent dans ses attentes, à la fois morales, sociales et
dramaturgiques. La surprise y est soigneusement mesurée à l’aune de la
préparation du rebondissement et le scandaleux s’y tempère de conni-
vence. Il y a cependant une authentique fécondité de ces littératures de
masse : les puissances de l’imagination s’y donnent libre court, et elles
constituent parfois des figures exemplaires, sortes de réservoirs pour une
mythologie moderne (citons les figures fameuses d’Arsène Lupin ou de
Fantômas, pour le début du siècle, ou celle du commissaire Maigret).
À cette diversité des formes et des enjeux esthétiques, il faut ajouter
l’épaisseur temporelle. L’histoire littéraire du XXe siècle est tout entière
travaillée par des hétérochronies (des effets de discontinuité provoqués
par la diversité des parcours des écrivains et par le caractère hétéro-
gène des œuvres publiées). Il y a des effets de retard (la réception de
Lautréamont, la relecture de Sade, de Rimbaud ont lieu bien après la
publication de leurs œuvres, leur influence est ainsi différée), des effets
de contrepoint (les Prix Nobel de la littérature française au XXe siècle
sont plutôt du côté d’une littérature relativement conventionnelle, sur le
plan des choix formels, qui semble ainsi dominer des œuvres esthétique-
ment innovantes publiées dans le même temps), et aussi des effets de
génération. Certains écrivains sont inassignables à une position dans l’es-
pace littéraire : où situer Queneau, romancier expérimental du Chiendent,
romancier populaire de Zazie dans le métro ? Où situer Gary, romancier
populaire, qui semble désormais réintégré dans le canon des grands
écrivains du siècle ? Que faire des inclassables que sont Barrès, Aragon,
Sartre, dont la position n’a cessé d’évoluer dans le temps, et dont les
œuvres ne reflétaient pas forcément la radicalité des positions critiques
(ou réciproquement, d’ailleurs) ?

Une histoire ponctuée de crises


Dans cette perspective, on peut proposer, en première intention, un
rapide repérage des grandes crises de l’histoire littéraire, comme autant de
moments de cristallisation où se révèle une avant-garde, sans pour autant
réduire la complexité du siècle à ce survol. Après le bouillonnement des

30
Le siècle des avant- gardes : les vertiges du sujet 4

propositions de 1913 et de l’« Esprit nouveau », Dada met la langue


dans tous ses états, imposant une esthétique de la performance, tout en
assumant une négativité dynamique, manière de prendre acte de l’écrou-
lement des valeurs humanistes et rationnelles dans la Grande Guerre.
Les années vingt voient l’affirmation du surréalisme, qui loin de se
contenter d’être un « moyen d’expression nouveau ou plus facile », se
donne comme la conquête d’une forme originale d’activité psychique :
« moyen de libération totale de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble. »
Dès le premier quart du siècle, le ton est donné. Le drame du sujet est
au cœur des réflexions les plus intenses.
Le tournant antipositiviste a précédé la Grande Guerre, mais c’est sur-
tout après 1918 que se font sentir pleinement des influences essentielles.
Il faut d’abord noter les effets conjugués de la pensée de Schopenhauer,
qui saisit un sujet partagé entre puissance de la volonté et soumission
aux contingences absurdes du réel et de l’Histoire, et de la pensée de
Nietzsche, qui voit dans les fables esthétiques le moyen d’une émanci-
pation du sujet à l’égard des normes sociales, et d’une forme d’indivi-
duation de soi. La psychanalyse et la pensée de Bergson sont également
déterminantes pour déstabiliser l’idée d’un sujet rationnel, maître de sa
pensée et de sa conduite. Dire la vie du sujet, pour les surréalistes, ce
sera donc faire toute sa place au rêve, à la fantaisie, au merveilleux du
paysage moderne, et refuser la fiction d’une intériorité enclose dans une
conscience réfléchissante, pour se situer au cœur d’une dialectique de
la pulsion et de la pensée.
Cette dialectique restera fondamentale pour les nouvelles avant-gardes
du siècle, se déclinant de manières diverses en poésie pour transformer
l’idée même de lyrisme (Reverdy transcrira ainsi « la pulsion de sa vie
intérieure », à l’exclusion de toute réduction autobiographique), dans
le récit, pour ouvrir la fiction largement au possible et s’émanciper de
l’analyse, et au théâtre, plus tardivement, dans les fictions fantaisistes et
graves des années cinquante. Les propositions radicales d’Artaud pour
le théâtre, de Blanchot pour le récit, de Beckett, du Nouveau Roman,
de Tel Quel, de l’Oulipo même se situent dans le sillage de cette crise
du sujet, qui redouble et équilibre à la fois la crise du langage et des
représentations qui lui est contemporaine. Le creusement de la subjec-
tivité, les vertiges de l’identité, la hantise de la perte caractérisent ainsi
un large pan de la modernité littéraire, depuis Apollinaire : « Tu as fait

31
4 Le siècle des avant- gardes : les vertiges du sujet

de douloureux et de joyeux voyages/Avant de t’apercevoir du mensonge


et de l’âge […] J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps »
(« Zone », 1913). L’errance du sujet fonde paradoxalement la puissance
troublante d’une voix à l’instabilité inquiète, sinon inquiétante. C’est sur
le fond d’une essentielle précarité que se définit désormais le sujet de
la littérature.

La primauté de l’écriture
La fragmentation, l’inachèvement, le goût de l’éclat et des contradictions
traduisent cette impossibilité de cerner un sujet qui ne cesse d’échapper
– fiction à laquelle on refuse désormais de croire, plutôt. C’est par la
recomposition perpétuelle que certaines œuvres parviennent à fixer les
vertiges du moi, telles celles de Michaux (de Lointain intérieur, 1938, à
Connaissance par les gouffres, 1961), ou de Leiris (de L’Âge d’homme à la
vaste entreprise de La Règle du jeu inaugurée par Biffures, 1948). Dans
le roman, les questions de voix narrative dominent ; comment restituer
les soubresauts de la pensée et des sensations, sinon par une syntaxe
brisée (ce sera le patron du monologue intérieur) ? Comment restituer
les vacillements de l’être, dans ses relations avec autrui, sinon par le
tournoiement des points de vue (Les Faux-monnayeurs, de Gide), ou
l’invention d’une sous-conversation (Sarraute) ? Le collage, le montage,
les techniques inspirées des romans étrangers, en particulier russes et
américains, ou venues du cinéma, brisent les linéarités narratives pour
mieux contester la douteuse superposition de la chronologie du récit et
de sa logique propre, et pour exhiber la juxtaposition incohérente des
événements qui heurtent continûment une conscience (Malraux, Sartre).
La question de l’intime devient centrale, dès lors qu’elle est devenue
aussi urgente qu’impossible. L’intime renvoie à un imaginaire postro-
mantique, comme l’a montré A. Girard, et répond à la découverte de
l’individu : « Après avoir renversé toutes les valeurs établies, les ordres,
les classes sociales, Dieu, les règles de l’art, après avoir institutionnalisé le
changement, il ne restait plus qu’un seul absolu, le plus fragile de tous,
le moi, ou qu’un seul refuge, l’intimité triomphante ou modeste. » Après
Michaux, après Leiris, l’intime n’est plus ni un absolu, ni un refuge : il

32
Le siècle des avant- gardes : les vertiges du sujet 4

devient le lieu même de l’espace littéraire. L’un des grands mouvements


du siècle sera donc de promouvoir une écriture de soi exigeante, elle
aussi placée sous le signe du clivage et de l’impossible, et riche des
enseignements de la psychanalyse, faisant affleurer dans les textes les
complications du psychisme et les mécanismes obscurs de l’inconscient.
La déstabilisation de la figure du sujet est aussi, plus spécifiquement,
celle de l’auteur. La littérature a basculé du modèle rhétorique du discours
adressé (par un auteur à un public, tous deux bien identifiés) au modèle
scriptural (le livre imprimé, médiatisation qui est aussi une forme de
néantisation du rapport entre l’auteur et son lecteur). Que peut-il alors
rester de l’auteur ? Certains expérimentent une rupture radicale avec
la conception traditionnelle de l’inspiration. Valéry met l’accent sur le
travail de la langue – au sens où c’est la langue même qui travaille la
langue ; Raymond Roussel, quant à lui, invente des dispositifs complexes
d’engendrement de ses œuvres, comme il le révèle dans Comment j’ai
écrit certains de mes livres (1935). Le fantasme d’une maîtrise rationnelle
et réglée de l’écriture est toujours là, mais sous une forme renversée,
au risque de l’absurdité. La pratique de l’écriture automatique, théorisée
comme exposition efficace d’une « poésie-activité de l’esprit » devant se
substituer à la conception « périmée » des « moyens d’expression » (selon
la terminologie de Tzara dans l’« Essai sur la situation de la poésie »,
1931), rejoint finalement cette idée, qui resurgit chez les membres de
l’OuLiPo, qui substituent eux aussi des contraintes ludiques et fécondes
à la maîtrise subjective de l’écriture. La définition que propose Reverdy
de l’image, comme « rapprochement de deux réalités plus ou moins éloi-
gnées » et « création pure de l’esprit » (cité par Breton dans le Manifeste
du surréalisme), met également l’accent sur cette articulation moderne
entre arbitraire et subjectivité, qui rompt radicalement avec l’expérience
commune et traduit le congé définitif donné à la rationalité, au réalisme
et à l’illusion de la motivation qui le sous-tend.
L’avènement d’une pensée de l’écriture, plus que de la littérature,
puis du texte, contre l’œuvre littéraire, traduit cette même défiance à
l’égard d’une relation naïve entre le sujet de l’écriture et son œuvre.
Abdiquer une part de la souveraineté de l’auteur pour s’abandonner à
la dynamique de la forme, du style, de la fiction – mais sans s’abuser
sur la disponibilité des formes, sur la transparence du langage, ou sur
le choix des motifs ; l’abandon ne vaut pas émancipation du sujet. Les

33
4 Le siècle des avant- gardes : les vertiges du sujet

œuvres les plus exigeantes du siècle vont donc s’attacher à singulariser


leur rapport au fonds commun de la littérature, comme l’écrit Ponge :
« Tout se passe pour nous comme pour des peintres qui n’auraient à
leur disposition pour y tremper leurs pinceaux qu’un même immense pot
où depuis la nuit des temps tous auraient eu à délayer leurs couleurs »
(Proêmes, 1948).

Une littérature critique


Deux conséquences majeures de ce constat sont à souligner : d’une part,
la dimension fondamentalement réflexive et critique de l’écriture moderne,
sans cesse reconduite à s’interroger sur ses conditions de possibilité, de
légitimité et de validité ; d’autre part, l’émergence progressive d’un travail
sur la voix, sur le ton, sur les formes lyriques, qui visent à restaurer,
dans la précarité, la présence du sujet dans une œuvre qui se dérobe.
Dès lors, on comprend la lente érosion des frontières génériques,
sinon l’éclatement des genres au XXe siècle. Tout comme Valéry raille
l’arbitraire du personnage et les pâles imitations de l’expérience de la
vie (Autres Rhumbs, 1924), les surréalistes rejettent le mimétisme vain
de la fiction réaliste, trouvant dans l’errance et la rêverie la cohérence
poétique de leurs récits. Si le roman concentre le feu des critiques (et
ce sera encore le cas, à l’époque du Nouveau Roman et de la Nouvelle
Critique), c’est qu’il cristallise cette aporie : il représente une expérience
existentielle, alors que le destin moderne de la littérature (de l’écriture,
plutôt), serait d’être le lieu même de cette expérience.
La quête du récit est sans doute l’une des réponses originales du
XX siècle à cette aporie. G. Philippe l’a souligné, le roman reste le genre
e

le plus légitime du siècle, en tout cas de sa première moitié, et apparaît


comme le « lieu principal d’innovation de la langue littéraire et pour ainsi
dire sa tête chercheuse ». Mais il montre également combien le fantasme
de l’oralité, du « grain de la voix » dira Barthes, cette incarnation sensible
de la langue, engage la définition même de la littérature. Thibaudet écrit
ainsi en 1922 : « Il y a littérature là où les deux sexes sont présents,
où se fait le mariage de la parole et de l’écrit. » Ou bien Valéry, dans
Tel Quel, en 1941 : « Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base

34
Le siècle des avant- gardes : les vertiges du sujet 4

et condition de la littérature ». D’où toutes les expérimentations autour


du « roman parlant » (J. Meizoz), durant l’entre-deux-guerres, pour faire
surgir dans le texte une parole qui ne soit pas celle de l’auteur, mais
la voix même du monde, à travers le tamis de la fiction. D’où, ensuite,
l’obsession de la voix, chez Céline, chez Beckett, chez Des Forêts. Le
tournant énonciatif qui caractérise les années 1970, apparaît ainsi comme
une nouvelle étape de ce processus, une sorte de « devenir discours » de
la langue littéraire française, marquée par le rapprochement de la prose
narrative des formes plus discursives de la poésie et de l’essai.
Dès lors que la littérature est ainsi déplacée vers cette vocalité essen-
tielle, devenant une question de style, de manière, de rythme intensé-
ment subjectifs, elle réintègre paradoxalement les grands textes issus de
ces sciences humaines même qui avaient pu sembler la marginaliser, au
début du siècle – ironie de l’histoire littéraire. L’essai a toujours été un
territoire polémique, partagé entre les savoirs positifs et la subjectivité
assumée du geste littéraire. Mais, après le temps des grands essais de
« style NRF » gorgés de culture humaniste, après le temps des grands
essais littéraires à l’écriture pensive, de Sartre à Barthes, ce sont les
grands textes de l’ethnologie (Tristes tropiques de Lévi-Strauss, 1955), de
la psychanalyse (de Lacan à Kristeva), de la philosophie (de Foucault à
Deleuze, en passant par Derrida), et sans doute toute l’œuvre de Barthes
ou presque, qui se réinscrivent dans une histoire aussi littéraire.
Le premier XX siècle.
e

Le temps des propositions


(1900-1940)
5
La crise du roman,
de l’avant-guerre
aux années 1920

Le XXe siècle est sans doute, plus encore que le XIXe siècle, celui du
triomphe sans partage du genre romanesque. Mais c’est aussi le siècle
de toutes les interrogations sur le genre, sur son statut, ses enjeux, son
rôle, sa puissance. Protéiforme, comme au XIXe siècle, il reste un lieu de
cristallisation incontournable des enjeux culturels et politiques du temps ;
essentiellement lié à la démocratie, il dit la crise de l’individu moderne,
il révèle toutes les ressources de l’imaginaire, il pointe les défaillances
de la vie collective. Genre de tous les savoirs, il diffracte les hésitations
et les désillusions d’une société en perte de repères ; genre éminemment
malléable, il permet toutes les expérimentations langagières, tous les jeux
de (dé)-composition du récit. Fiction immersive (où se joue avant tout
un investissement imaginaire et affectif du lecteur, véritablement pris
par le récit qu’il lit) ou gageure esthétique, chambre d’échos intime ou
roman-monde, série d’instantanés fulgurants ou puissant élan continu,
le roman ne cesse de se redéfinir tout au long du siècle.
Le XXe siècle va donc s’ouvrir sous le signe de la « crise du roman »
(M. Raimond), qui va durer jusque dans les années vingt, alors que font
défaut tant la confiance dans le développement économique et dans la
prospérité sociale qui accompagne et soutient l’œuvre de Balzac, que la
ferveur scientifique qui justifie celle de Zola. Le roman est devenu une
véritable industrie, et l’abondance des parutions rend de plus en plus
difficile non seulement d’identifier les œuvres majeures, pour la critique
contemporaine, mais aussi de classer cette production, qui semble pour

39
5 La crise du roman, de l’avant- guerre aux années 1920

certains peu innovante. Le succès évident du genre se paye ainsi d’un


relatif discrédit du genre, impur produit du « stupide XIXe siècle », ou,
à tout le moins, d’une fracture de plus en plus nette entre les romans
de grande diffusion et les œuvres les plus exigeantes.

La continuation du XIXe siècle


Quelques grands maîtres du genre dominent le champ littéraire à l’aube
du siècle : Maurice Barrès, Anatole France, Paul Bourget. Ils ne se dis-
tinguent pas par l’innovation formelle, mais par un attachement scrupu-
leux au style, à l’efficacité de la composition – Paul Bourget propose ainsi
une théorie de la composition dramatique, fondée sur une intrigue serrée
et sur l’explication psychologique, qui donne à L’Étape (1901) une clarté
démonstrative qui l’apparente au roman à thèse (roman réaliste fondé
sur une structure claire et ponctué de références idéologiques univoques,
qui cherche ainsi à transmettre une doctrine). Maurice Barrès et Anatole
France, dans des registres différents, pratiquent également le roman
d’idées, dont l’histoire illustre une vérité politique, sociale ou religieuse.
Barrès poursuit l’entreprise réactionnaire du Roman de l’énergie nationale,
avec L’Appel au soldat (1900) et Leurs Figures (1902), et France, avec L’Île
des Pingouins (1908) et Les Dieux ont soif (1912) médite sur les apories
des idéaux politiques. Point de mise en doute de la fiction, ici, comme
dans La Soirée avec Monsieur Teste de Valéry (1896) ou dans Paludes
de Gide (1895) ; le travail sur le genre est stylistique et idéologique.
Dans l’alternance des descriptions, des analyses, des dialogues, dans la
succession des épisodes, se donnent à lire une histoire et un tableau de
mœurs, progressivement dévoilés. Gide lui-même poursuit sa réflexion
distante sur le roman comme « œuvre déconcertée » (écrit-il dans un
projet de préface pour Isabelle) ; avec son diptyque L’Immoraliste (1902)
et La Porte Étroite (1911), il propose deux versions d’un récit critique,
méditant sur l’altérité outrancière de l’hédoniste Michel puis de l’ascétique
Alissa pour poursuivre son exploration des possibles, possibles moraux
et formels à la fois. Le récit est ici la forme épurée d’une littérature
pensive et contradictoire, loin des facilités mimétiques (se contentant
d’imiter le réel) d’un romanesque vain, pour Gide.

40
La crise du roman, de l’avant- guerre aux années 1920 5

Gagné par l’idéologie, donc, le roman se colore également de poésie


et de lyrisme, dans les œuvres de Loti, à l’exotisme daté mais dont la
puissance de fascination demeure (Les Désenchantées, sous-titré « roman
des harems turcs contemporains », 1912 – tout un programme…), et
surtout dans le vaste projet de Romain Rolland, Jean-Christophe, publié en
dix volumes de 1904 à 1912 aux Cahiers de la quinzaine. Sous la forme
d’une biographie sinueuse et sensible d’un musicien de génie plongé
dans les réalités contemporaines, Romain Rolland éprouve la capacité
du roman à dire la totalité du monde, dans une langue lyrique, parfois
excessivement chargée, saisissant dans le même geste les fluctuations d’une
conscience et les soubresauts de l’Histoire collective. Mais la composition
symphonique du roman reste téléologique, tout entière tendue vers sa
fin ; c’est chapitre par chapitre que se dévoile la figure du héros, que
se découvrent les différents milieux qu’il traverse.

Un renouveau en 1913
C’est autour de 1913 que se dessinent de nouvelles ambitions pour le genre,
tout à fait déterminantes pour la suite : à la recherche des rénovations
possibles d’un genre qui apparaît dans l’impasse, et qui aboutit à diverses
propositions sur le « roman d’aventure », répond la publication du début
de La Recherche du temps perdu, de Proust, avec Du côté de chez Swann, du
Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, de A.O. Barnabooth, son journal intime,
de Larbaud, et de Jean Barois, de Roger Martin du Gard. Pour Jacques
Copeau, « dans l’aptitude à raconter de longue haleine des aventures »
réside « la disposition romanesque par excellence » (La NRF, 1912). Jacques
Rivière précise : il faut rompre tant avec le symbolisme qu’avec le roman
psychologique, et faire « le récit d’événements qui ne sont pas contenus
les uns dans les autres », sous la forme exclusive d’actes et de paroles (La
NRF, 1913). Ampleur, énergie de la vie même, saisie du réel dans son
accomplissement : le nouveau roman devra rompre avec les artifices et
les conventions du roman d’analyse, se défier des grossissements épiques
comme des complaisances fabuleuses, pour « reconnaître que l’aventure
est partout, et qu’il suffit de regarder avec certains yeux la vie humaine
pour la voir s’installer, s’éployer, éclatante d’imprévu, dans le royaume de

41
5 La crise du roman, de l’avant- guerre aux années 1920

l’extraordinaire » (Thibaudet, La NRF, 1919). La valorisation romanesque


de l’événement se double d’une réflexion sur la narration, refusant tout ce
qui relève de la description statique et de l’analyse du narrateur.
Le Grand Meaulnes se présente ainsi comme un récit d’enfance désen-
chanté, mais animé par la fulgurance d’instants précieux. La magie des
sensations et la force vive des émotions vécues illuminent un récit fra-
gile, où tout fait signe vers le mystère et vers le merveilleux. Le roman
joue avec les stéréotypes romanesques comme avec autant de mirages ;
l’aventure s’y niche dans les tréfonds de la mémoire et les non-dits des
personnages, la quête du héros est tempérée de mélancolie, ses décou-
vertes sont chimériques, jusqu’aux brutales désillusions de l’âge adulte.
L’œuvre de Colette (La Maison de Claudine, 1922) retrouve la tonalité
sensible de cette esthétique attentive à la vie dans ses modulations les
plus fugaces, déplaçant son attention vers la nature, les bêtes, les brisures
intimes des personnages qui se déchirent ; l’esprit d’enfance reste le refuge
– ou le lieu du deuil, aussi bien. Au lieu d’une intrigue trop nettement
charpentée, le charme des romans consiste à suivre les méandres d’une
existence et d’une conscience à la sensibilité exacerbée.
Le roman en actes et en paroles : c’est le projet original de Jean Barois
(1913), qui marque l’entrée en littérature de Martin du Gard et qui propose
une nouvelle formule romanesque, dans l’alternance de scènes dialoguées
avec didascalies, avec l’intégration de lettres, de cours, de discours, et le
collage de documents historiques (les minutes du procès Zola à Rennes
durant l’affaire Dreyfus). Sortir de l’impasse du roman réaliste traditionnel,
c’est aussi en élargir démesurément les structures, et en renverser radica-
lement la perspective ; non plus déceler dans les signes les ressorts d’un
ordre du monde à reconstruire par l’écriture, mais créer dans l’écriture
les signes mêmes, à partir de presque rien. L’ambition de Proust, dans
La Recherche, n’est plus essentiellement de raconter une histoire – Marcel
devient écrivain, comme le résume plaisamment G. Genette – mais de
suggérer la profondeur du monde tel qu’il est vécu par une conscience.
L’exploration d’un paysage intérieur, ordonnée en grands massifs, comme
autant de pans ou de parties d’une cathédrale, pour reprendre l’image
finale du Temps retrouvé (1927), permet une restitution mélancolique, tou-
jours manquée, d’une expérience passée et donc perdue. Le bonheur du
roman réside dans le tournoiement kaléidoscopique des personnages, qui
font irruption dans le récit, évoluent, se métamorphosent et se révèlent,

42
La crise du roman, de l’avant- guerre aux années 1920 5

puis disparaissent, au gré des aventures du narrateur. C’est donc une


gigantesque farce, une nouvelle comédie humaine, que ce monde aux
oppositions sensibles et factices à la fois (du côté de chez Swann au côté
de Guermantes), où tout gravite cependant autour du narrateur. Le théâtre
mondain s’y donne dans une conscience. Restituer la vie, dire le monde,
ce n’est plus totaliser la structure d’une société d’un point de vue sur-
plombant, ou saisir le drame d’une existence dans une intrigue savamment
nouée – c’est éprouver l’insuffisance des formes établies (Un Amour de
Swann), c’est épouser les détours infinis d’une phrase sensible, pour saisir
la fugacité d’une révélation, presque toujours mélancolique. L’unité du moi,
le rassemblement des sensations, la jouissance de la mémoire sont autant
de déterminations tragiques d’un romanesque en devenir.
La mélancolie détermine également le rapport au monde du Barnabooth
de Larbaud, qui semble, comme le narrateur de la Recherche, entretenir
un rapport de proximité intense avec son créateur, qui se serait fondé
sur son propre journal intime pour composer son récit presque dépourvu
d’intrigue, constitué de variations sur l’amour, le cosmopolitisme, le bon-
heur. Thibaudet écrivait que « le romancier authentique crée ses person-
nages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice
les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai roman est comme
une autobiographie du possible » (La NRF, 1912). C’est cette capacité
à retrouver la vie comme aventure qui détermine les élans de 1913.
L’ambition d’une écriture suggestive, d’une confidence de conscience à
conscience, du partage des expériences vécues rapproche également les
deux œuvres, élaborées à même les émotions, les pensées, les sensations
des protagonistes qu’elles mettent en scène : « ce que nous appelons réa-
lité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous
entourent simultanément », écrit Proust dans Le Temps retrouvé. Seule la
littérature, grâce au ressources du style, à la puissance de la métaphore,
peut ressaisir « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie ».

Témoignages et fantaisies d’après-guerre


Que deviennent ces élans nouveaux après la brutale césure de la Grande
Guerre ? Les romans de guerre répondent à l’urgence collectivement sentie
de dire la catastrophe, de témoigner des atrocités inouïes de la der des der :

43
5 La crise du roman, de l’avant- guerre aux années 1920

Le Feu, de Barbusse (1916) ou Les Croix de Bois de Dorgelès (1919), livrent


dans une langue forte des expériences vécues, restituées sous forme de
saynètes à l’esthétique naturaliste appuyée, en prenant les morts à témoin.
L’impératif de sincérité, qui conduit bientôt aux premières réflexions cri-
tiques sur le témoignage (Témoins, de Jean Norton Cru, 1929), va alors
de pair avec un modèle réaliste et mimétique. La brutalité d’une guerre
industrielle, l’ampleur du carnage, le sentiment diffus d’une trahison des
pères et de la nation tout entière, suscite surtout une vague de textes
rageurs chez des écrivains trop jeunes pour avoir combattu. Radiguet livre
un récit cruel et cynique sur la société de l’arrière (Le Diable au corps,
1923). D’autres romans des années vingt témoignent de l’effort de toute
une génération pour échapper à l’inquiétude ou pour en rendre compte ;
le désir d’évasion est aussi l’expression d’un tourment collectif. Ancien
combattant, Giraudoux publie des romans virtuoses à la légèreté affectée, où
perce cependant le rêve d’une humanité fraternelle (Siegfried et le Limousin,
1922, Bella, 1926). Ramuz commence également à publier des romans
poétiques. Blaise Cendrars, après la violence inédit de son court texte J’ai
tué (1918), écrit des romans étourdissants, mêlant les élans picaresques
et le cynisme à l’égard des mirages de l’humanisme moderne (Moravagine,
1926). Cocteau, avec Thomas l’Imposteur (1923), fantaisie désinvolte sur
la Grande Guerre, puis Les Enfants terribles (1929), suggère la puissance
des comédies de l’enfance et d’un imaginaire indompté, dans un monde
tragiquement hanté par la mort. Les années folles voient également surgir
les fantaisies du surréalisme, avec les récits résolument non romanesques
d’Aragon et de Breton, et les premiers romans de Giono, la trilogie de
Pan aux accents lyriques et sauvages. Le détournement poétique des codes
romanesques, par Cendrars, Cocteau, Delteil, Aragon ou Soupault n’ébranle
guère la définition contemporaine du roman, même s’ils incarnent une
part essentielle de la sensibilité du temps, dans l’attention portée, à la
profondeur de l’imagination, aux rêves et aux fantasmes.

Expérimentations narratives
Au cours des années 1920, les débats sur le roman s’intensifient dans
les grandes revues littéraires. On affirme la supériorité du roman étran-
ger, celui de Dostoïevski, de Tolstoï, de George Eliot, pour le passé, de

44
La crise du roman, de l’avant- guerre aux années 1920 5

Thomas Mann, de Conrad, de Galsworthy, de Knut Hamsun, de Joyce,


de Woolf, de Mansfield, pour les contemporains… Ces œuvres désor-
mais disponibles en traduction séduisent par leur atmosphère inédite,
la nouveauté de leur tonalité, et leurs innovations techniques – tel le
fameux « monologue intérieur » qui agite le petit milieu littéraire à
cette époque. Le procédé, qui consiste à mimer dans une prose brisée
le flux psychique des pensées et des sensations d’un personnage, est
d’abord expérimenté par Édouard Dujardin, dans Les Lauriers sont coupés
(1897), mais reste alors sans écho. Il faut attendre Ulysse, de Joyce (1922,
traduit en 1929) pour que ce nouveau patron stylistique et formel soit
adopté par des écrivains français : Larbaud (Amants, heureux amants et
Mon plus secret conseil, 1923) et Jouve (Paulina 1880, 1925) en font un
ressort essentiel de l’écriture. Le procédé se diffuse chez l’ensemble des
romanciers des années trente, qui y voient l’une des modalités les plus
efficaces pour restituer l’intériorité des personnages, et atteindre ainsi
l’idéal de la « transparence intérieure » (D. Cohn) propre au roman,
sans trop exhiber les interventions du narrateur.
D. Rabaté souligne également l’importance de tout un pan de la prose
fictionnelle qui ne ressortit pas vraiment au roman, et qu’il désigne sous
le terme de récit : forme volontiers courte, souvent autoréflexive, explo-
rant les tréfonds de l’intériorité sans recourir à la composition concertée
d’un ample roman, et en expérimentant de nouvelles modalités d’écriture
subjective. Les récits critiques de Gide relèvent de cette ligne de fond
(du côté fantaisiste de la sotie, avec Les Caves du Vatican (1914) et du
récit épuré, avec La Symphonie pastorale (1919). Citons également les
élégants récits de Larbaud (Fermina Márquez, 1911, Enfantines, 1919),
les subtiles variations presque autobiographiques de Paulhan (Le Guerrier
appliqué, 1917) et les longues nouvelles de Morand (Lewis et Irène, 1924).
L’éclectisme des propositions esthétiques des années vingt semble enté-
riner l’essoufflement de l’élan de 1913, au point qu’on peut parler d’une
véritable « querelle du roman » (M. Raimond) au milieu des années vingt.
Après une polémique sur le style, en 1920, on oppose l’art et le roman, la
réussite esthétique et la capacité à dire le réel. Citant Valéry et sa « marquise
sortit à cinq heures », Breton dénonce les conventions oiseuses d’un genre
trop soumis à l’insignifiance de l’anecdote qui superpose des « images de
catalogue » et fait se succéder des « moments nuls », dans Le Manifeste du
surréalisme (1924). On condamne d’une part la puérilité d’un genre voué

45
5 La crise du roman, de l’avant- guerre aux années 1920

à l’imagination la plus plate, et on méprise d’autre part ces romanciers


incapables de s’arracher à eux-mêmes, englués dans l’autobiographie (c’est
le reproche récurrent fait à Drieu tout au long des années vingt et trente).
La voie est étroite : il faut en revenir à l’essentiel, pour Gide, qui tente
non pas de définir, mais d’expérimenter un « roman pur » avec Les Faux-
monnayeurs (1925), contre tout soupçon de vulgarité ou de facilité du genre.
Concilier les puissances de l’imagination romanesque et le dédoublement
réflexif caractéristique des récits critiques de Gide : tel est le projet de son
unique roman, chatoyant et ironique à la fois, qui joue le jeu du roman
pour mieux en mesurer les abîmes, et accuser son trait définitoire essentiel.
Le roman ne doit plus en effet se définir par la simple imitation du réel
(mimétique), mais par l’écart – un point d’optique, comme l’avait déjà
signalé Proust, éclairant « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie »
(Le Temps retrouvé), et le roman n’est jamais si « pur » que dans le travail
de l’écart. Gide l’explique à son ami Martin du Gard, romancier réaliste aux
procédés plus traditionnels : au lieu de l’œuvre « panoramique » exprimant
« la vie » dans sa complexité que celui-ci lui conseille d’écrire, il compose
un récit éclairé par saccades. Au gré des changements de focalisation, il
fait de chaque chapitre un nouveau départ, négligeant parfois d’achever
les intrigues déjà ébauchées. Roman touffu, singulier, Les Faux-monnayeurs
incarne à la fois le triomphe de l’aventure – ce qui arrive, ce qui ne
cesse d’advenir – et son versant critique. Roman du romancier, il expose
non sans dérision les problèmes du métier. Roman de la polyphonie, il
exhibe les divergences subjectives des points de vue, et les profondeurs
de l’inconscient. Roman fugué, il échappe aux règles rhétoriques de la
composition dramatique du roman d’analyse à la française. Sous le signe
du doute, sinon de l’escroquerie – ironiquement exhibé dès le titre –
Les Faux-monnayeurs est le roman de tous les possibles, influencé en cela
par les grands romans russes (Dostoïevski) et anglais (Dickens, Eliot).
Il impose un romanesque de l’individu, avec une très grande liberté,
accordant une place importante à la marginalité. Le roman retrouve ici
sa fonction traditionnelle de dévoilement du réel, mais dans un rapport
toujours interrogé aux normes et aux stéréotypes. Perturbation du cours
de la narration, conversion des commentaires du narrateur en gestes cri-
tiques, exhibition du caractère factice de toute imitation : le roman de
Gide ébranle radicalement l’héritage du réalisme du XIXe siècle, et définit
le plaisir romanesque comme un plaisir critique, sporadique et inquiet.
6
Les années 1930 :
un âge d’or du roman

Pourquoi y aurait-il une évolution des préoccupations romanesques


au tournant des années trente ? C’est apparemment le moment où la
Grande Guerre commence à être oubliée. Mais la société s’inquiète d’un
retour possible de la guerre, et subit de plein fouet les conséquences
d’une crise économique majeure, celle de 1929. L’installation au pou-
voir d’Hitler en Allemagne le renforcement du fascisme en Italie font
craindre à juste titre un nouveau conflit. Parallèlement, la révolution
russe de 1917, la puissance de l’URSS et l’importance des divers partis
communistes européens incitent les écrivains à choisir leur camp poli-
tique. On assiste ainsi progressivement à une forme de radicalisation
politique du roman, qui affirme une vocation sociale (dire le monde,
c’est représenter toute la société, tout le peuple, y compris ceux qui sont
marginalisés) et une vocation politique (dire le monde, c’est aussi faire
le projet d’un changement politique, écouter les rythmes de l’Histoire
en marche, voire rêver la Révolution). Cette réquisition à la fois sociale
et politique des écrivains nourrit les débats : le roman ne doit pas être
réduit à un simple reportage, et ne doit pas se résumer à l’exposé d’une
thèse. Une foi renouvelée dans les puissances de la fiction trouve à se
dire, dans les revues, les préfaces que les romanciers rédigent – signe,
malgré tout, d’un soupçon pesant sur l’intégrité du genre. Le mensonge
romanesque permet de saisir les drames du quotidien pour le peuple
des exclus, et de faire résonner chez le lecteur la tragédie de la guerre
et des souffrances de l’Histoire.

47
6 Les années 1930 : un âge d’or du roman

Dire la totalité du monde


Dire le monde, c’est ainsi l’ambition démesurée de romans eux-mêmes de
proportions fort amples, « romans de la conscience malheureuse » (Ph.
Chardin) qui mesurent les échecs d’une société de l’individu, emportée
par les tourbillons de l’Histoire depuis 1914. Totalisant, le roman se
saisit de tous les enjeux contemporains. Le tragique de la condition
humaine, c’est encore et toujours les drames familiaux, les déchirements
spirituels, le désespoir face à un monde hanté par le mal (Mauriac,
Bernanos, Jouhandeau, Green), les insuffisances intimes face au monde
(Drieu la Rochelle), l’héroïsme des révolutions en marche (Aragon, le
cycle du Monde réel, Nizan, Le Cheval de Troie). C’est aussi, désor-
mais, la faillite des grandes structures traditionnelles : la famille, les
conventions bourgeoises, les valeurs de la Belle Époque et des années
vingt, les idéaux humanistes sont ainsi éprouvés à l’aune de l’Histoire
collective dans les grands romans-fleuves des années trente, Les Thibault
de Martin du Gard (1922-1940), Les Hommes de bonne volonté de Jules
Romains (1932-1946).
La question du peuple, question à la fois essentielle et largement mino-
rée dans l’histoire du roman, prend une importance considérable. On
débat sur le roman prolétarien – faut-il venir du peuple pour en parler,
comme tend à le suggérer Henri Poulaille, sans en tirer de conclusions
esthétiques cependant ? Le « populisme », caractérisé par le choix du
peuple comme objet littéraire, comme lieu privilégié où saisir la vraie
vie, est-il aussi une forme de positionnement politique – complaisant et
vaguement méprisant, d’ailleurs ?
Le peuple est entré à grand fracas dans le roman. Certes, l’importance
du peuple héroïque et pathétique chez Hugo, la vérité naturaliste des
figures populaires chez Zola et les Goncourt, avaient déjà marqué une
étape décisive, et les romans de Charles-Louis Philippe avaient montré,
dans une langue à la sobriété émouvante, la réalité de tout un pan obscur
de la société (Marie Donadieu, 1904, Charles Blanchard, 1913). Désormais,
le peuple est le public des romanciers, un nombre non négligeable de
romanciers importants est issu du peuple, et, à l’heure de la défense de
la culture et de la démocratie (ou des rêves de révolution, c’est selon),
il est un repère social et idéologique incontournable.

48
Les années 1930 : un âge d’or du roman 6

Il ne s’agit plus seulement de dire la misère, de témoigner de la vie


ordinaire des masses plus ou moins aliénées, mais de faire place à une
forme de parole populaire, comme un « devoir démocratique » (N. Wolf).
On citera ainsi des romans forts écrits par des écrivains sortis du peuple,
tels Hôtel du Nord, d’Eugène Dabit, qui excède largement le misérabilisme
du tableau de mœurs stéréotypé ; la misère ordinaire, l’alcoolisme, la
grossièreté et l’indigence de la parole populaire sont le fond finalement
fort peu pittoresque sur lequel se détache le drame d’existences banales,
sans attaches ni raison. Louis Guilloux ou Nizan recherchent quant à
eux une forme d’authenticité, entre mystique du peuple et conscience
d’une rupture de classe, dans Le Sang Noir (1935) du premier, déchirante
chronique de l’arrière pendant la Grande Guerre, mettant en scène une
petite ville de province, ou dans Antoine Bloyé (1932), du second, qui
raconte la vie douloureuse d’un père devenu ingénieur, fils d’un ouvrier
pauvre, et se vivant comme traître à sa classe d’origine.

Romans de la condition humaine


Le grand écrivain du parler peuple, cependant, c’est à l’évidence Céline,
qui publie avec fracas Voyage au bout de la nuit en 1932. Céline invente ici
un style « oral-populaire », disqualifiant les ressorts usés de la rhétorique
des lycées – qu’il exècre – et inventant un nouveau rythme narratif. La
torsion de la langue permet de dénoncer l’ordre établi. Il s’agit de faire
surgir une voix, plutôt que de restituer une parole populaire ; Céline
évoque les formes modernes de la misère universelle, de la tragédie
absurde de la Grande Guerre aux aliénations incorporées des banlieusards,
sans pour autant réhabiliter la figure du peuple, bien au contraire, ni se
fonder sur un « grand récit » idéologique pour annoncer des lendemains
qui chantent. On est bien loin, ici, du réalisme socialiste défendu par
Aragon ou Nizan (Le Cheval de Troie, 1934) – qui sera d’ailleurs l’un
des rares critiques lucides à discerner la charge de négativité de cette
odyssée horrifique dès 1932, mettant en scène un Bardamu faussement
naïf et intarissable bavard, énonçant dans sa logorrhée parfois délirante
les épreuves traversées. « Ca a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais
rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler » : les carnages

49
6 Les années 1930 : un âge d’or du roman

de 1914 seront suivis des violences indignes de la colonisation, des per-


versions de la modernité industrielle et du taylorisme, de la relégation
symbolique, sociale, économique et même physique des plus misérables,
de la folie et de la détresse physiologique la plus profonde. Le recours
constant à la polyphonie, l’ironie caustique, la décomposition relative de
l’intrigue, l’hétérogénéité montrée des styles et le gauchissement de la
syntaxe constituent les ressorts d’une définition proprement vocale du
roman, qui sera confirmée et amplifiée dans les textes suivants. Dans
Mort à crédit, en 1936, Céline expérimente sa « petite musique » stylis-
tique, à grand renfort de style coupé et de brisures syntaxiques. Définir
une voix, contre une parole nécessairement inauthentique : les romans
et les récits de la seconde moitié du siècle se souviendront de la leçon.
Au-delà du Voyage, on voit alors resurgir l’expérience traumatique
de la Grande Guerre dans le roman au tournant des années trente,
non plus seulement comme épreuve passée, mais comme ombre planant
sur l’avenir. C’est le point de départ, de moins en moins dérobé, des
romans du Monde Réel d’Aragon, que sa conversion au communisme a
réconcilié avec la forme romanesque et l’ambition réaliste. Les grandes
fresques sociales se multiplient : il s’agit de dire l’esprit d’une époque,
à l’ombre de la Grande Guerre, dans Les Cloches de Bâle (1934) ou Les
Beaux Quartiers (1936), de chanter l’espérance d’un peuple tendu vers
la révolution, en s’arrêtant au bord de l’abîme de 1912-1913. Martin du
Gard infléchit lui aussi son projet des Thibault en ouvrant ses derniers
volumes au grand souffle épique des espérances politiques et de la guerre
qui vient (L’Été 1914, 1936), et Jules Romains fait entrer la foule dans le
roman, réinventant l’unanimisme de ses débuts de poète pour Les Hommes
de bonne volonté, dernière grande tentative de totalisation du monde et
de l’Histoire. Alors que Montherlant cède à la tendance dominante des
romans-cycles, avec les quatre volumes Les Jeunes Filles (1936-1939), il
développe l’un des thèmes éternels du roman d’analyse à la française :
l’impossibilité du couple. Avec Malraux (La Condition humaine, 1933),
puis Saint-Exupéry (Vol de nuit, 1931), on retrouve des réflexions ancrées
dans l’Histoire et le réel, qui mettent l’homme en procès, aménageant
ainsi des possibilités d’un héroïsme moderne, contre les chantres de la
décadence (Drieu la Rochelle, Gilles, 1939).
On peut identifier dans ces romans une forme de subjectivisation
du rapport à l’Histoire, par le prisme de personnages affrontant les

50
Les années 1930 : un âge d’or du roman 6

épreuves collectives, entre illusions héroïques (Malraux, Nizan) et désil-


lusions cyniques (Drieu, Montherlant). Le choix de la première personne
(Céline) ou du réalisme subjectif, fondé sur une narration jouant des
ressources du discours indirect libre et du psycho-récit pour exposer
les émotions et les réflexions du personnage (Aragon, Drieu, Malraux)
dramatise le rapport à l’Histoire, tout en écartant, plus ou moins (Drieu,
Nizan) le spectre du roman à thèse. La proximité avec le reportage, le
recours au montage, la concertation de la composition, avec un soin
tout particulier attaché aux débuts et aux fins (la sanction de l’Histoire,
le sens d’une vie), donnent à ces romans la puissance évocatrice de
chroniques vécues.
Un réalisme à la fois brut et dramatisé caractérise nettement l’œuvre
de Malraux, qui cherche à cerner l’événement dans son caractère indéci-
dable et singulier et veut unir le souffle épique d’un récit d’action à une
réflexion éthique. Donner à voir la complexité des êtres, la pluralité des
paramètres qui décident de tout geste, et les conséquences que chaque
geste impose à la conscience, c’est toujours l’un des objets essentiels du
roman – qu’on songe à la fameuse scène d’ouverture de La Condition
humaine, intense dramatisation d’un geste meurtrier, immersion dans la
conscience de Tchen tremblant devant l’acte, et méditation sur l’action
politique, sa violence nécessaire et ses apories.
Le roman n’est plus conçu comme une odyssée spirituelle, une mytho-
logie intellectuelle, expression d’une âme privilégiée à la recherche de
son secret, lente appropriation du réel par l’esprit. Il ne s’agit plus de
traduire ce qui apparaît désormais comme une sécurité bourgeoise et une
disponibilité morale : une sorte de sérénité intellectuelle. Rendre compte
d’une expérience concrète et limitée n’est plus possible qu’en lui donnant
la couleur tragique de la vie, et en l’inscrivant dans la perspective de
l’histoire collective. C’est sous le signe de l’angoisse que se donnent à
lire les vies croisées dans ces romans de l’Histoire collective. Par delà
leurs aspects idéologiques, les nouvelles techniques romanesques, en
partie héritées des débats des années vingt, en partie reprises au roman
américain moderne (Faulkner, Dos Passos, Hemingway, entre autres)
soulignent la brisure d’un rapport au monde : le montage, les ruptures
de construction, les changements de point de vue, l’attention portée au
comportement plutôt qu’à la psychologie caractérisent le roman moderne.
Face à une Histoire inintelligible et vouée à bégayer, les illusions lyriques

51
6 Les années 1930 : un âge d’or du roman

des héros se donnent à lire comme autant d’éclats dispersés, épiphanies


pleines d’espoir (L’Espoir, de Malraux, est publié en 1937) dans le cou-
rant tragique de l’époque.

Romans de l’existence
L’heure est donc à l’impératif moral, à l’engagement, à la réflexion sur le
sens de l’Histoire, sur la capacité des individus et du peuple à changer
le monde. Les romanciers tentent de dégager une morale de l’action,
et proposent également de nouvelles manières d’écrire la vie vécue, col-
lectivement, dans l’angoisse de l’Histoire. Un tragique de l’absurde com-
mence ainsi à s’inscrire dans le roman de la fin des années trente. Avec
La Nausée (1938), Sartre renoue avec les expérimentations formelles des
années vingt, tout en contestant radicalement leurs ambitions initiales :
dire la vie comme aventure. Un journal intime fictif livre la genèse d’une
œuvre toujours à venir, ce qui était déjà au principe des récits de Proust
et de Gide. Mais alors que le protagoniste, Roquentin, découvre l’évi-
dence trompeuse du sens que prend une vie dès lors qu’on la raconte,
il éprouve progressivement l’absence de sens de sa propre existence : sa
vie, et le monde entier avec elle, rien n’a de nécessité. « Tout est gratuit,
ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende
compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter. » L’aventure est
ici intérieure, et, plus exactement, existentielle ; ce qui fait événement,
ce qui arrive à Roquentin, c’est une prise de conscience saccadée de sa
propre contingence, qui suscite la nausée. Il finira par renoncer à l’écri-
ture de son livre, et par quitter Bouville, cette petite ville de province à
la viscosité malsaine – renversement de la promesse proustienne d’une
œuvre à venir, négation de l’ouverture infinie des possibles à la fin des
Faux Monnayeurs (qui s’achevait ainsi : « Je suis bien curieux de connaître
Caloub »), sinon deuil du romanesque ?
Avec Sartre, le roman ne s’interroge plus sur le sens de la vie, mais
sur le fait de l’existence. La découverte du héros engage seulement son
rapport au monde, mais aussi éventuellement celui du lecteur. Il n’y a
pas de secret du monde à déchiffrer – c’est la fin du projet du roman
réaliste – mais seulement l’absurdité de l’existence à mesurer – c’est

52
Les années 1930 : un âge d’or du roman 6

peut-être la nouvelle ambition du roman moderne. Reste que les réflexions


sur le récit dans La Nausée sont en elles-mêmes des contestations du roman
comme forme et comme pratique. Les structures de l’imaginaire, puis les
structures du récit reconfigurent le chaos du réel. Inévitablement orienté
vers sa fin, le récit donne ainsi une nécessité illusoire à la vie qu’il raconte,
par une illusion rétrospective, et convertit fallacieusement la médiocrité
de l’existence vécue en aventures. Sartre continue pourtant à écrire des
récits, les nouvelles du Mur, et surtout son grand cycle de romans sur
l’Histoire contemporaine, Les Chemins de la liberté (1945-1949). Il y lie
une réflexion sur la liberté existentielle de l’individu à sa situation dans
l’Histoire, tout en manifestant une attention aiguë aux enjeux éthiques
de la forme, pour aménager la possibilité d’un récit non téléologique,
mais lesté des tragédies de l’Histoire.
Cette réflexion sur la liberté est au cœur de la dernière polémique
d’avant-guerre sur le roman, qui oppose Sartre à Mauriac – et, à tra-
vers lui, à la tradition du roman réaliste académique et bourgeois. Dans
« Monsieur François Mauriac et la liberté » (La NRF, 1939), il lui reproche
le manque de liberté de ses personnages. L’omniprésence visible du nar-
rateur fait obstacle, pour le lecteur, qui ne reconnaît pas dans le roman
les « passions » et les « actes imprévisibles » de la vie véritable : « Il a
choisi la toute-connaissance et la toute puissance divines… Dieu n'est
pas un artiste ; M. Mauriac non plus », conclut-il plaisamment. Parado-
xalement, Mauriac avait lui-même abordé cette question dans ses essais
sur le roman (Le Roman, 1928 et surtout Le Romancier et ses personnages,
1933), proposant une voie moyenne : « Le romancier ne peut en tirer
les ficelles, comme à des pantins, ni les abandonner à elles-mêmes, car
alors il nous montrerait plus que des êtres contradictoires. » Au-delà de
la tentative de Sartre d’imposer un roman existentialiste, exposant des
conduites, des paroles et des pensées, sans les inscrire dans le cadre
préétabli d’une narration traditionnelle, c’est encore la question de la
capacité propre au roman de dire la vérité des êtres et de saisir la vie
qui est en jeu ici.
7
La poésie
dans tous ses états
(1900-1940)

On peut faire commencer le XXe siècle de la poésie en 1913, année du


triomphe de « l’esprit nouveau », qui voit paraître Alcools d’Apollinaire
et La Prose du transsibérien de Cendrars, ou en 1898, après la mort de
Mallarmé, figure tutélaire de la modernité, mais aussi héraut d’un symbo-
lisme dont le siècle tentera de se défaire. Modernité, vitalité, affrontement
du réel dans les failles de la langue, et surtout mobilisation de toutes
les hétérogénéités, contre le risque d’un lyrisme par trop narcissique : le
siècle s’annonce profus et divers. L’une des figures visibles de la poésie
est d’ailleurs la foule (Jules Romains, La Vie unanime, 1908).
Il ne faudrait pas s’exagérer, cependant, la rupture avec le siècle passé ;
les héritages du symbolisme, modulé par Jean Moréas, et des courants de
la fin du siècle, tel le naturisme de Maurice Le Blond, sont perceptibles
chez des poètes demeurés inclassables, tels Remy de Gourmont et Saint-
Pol Roux, chez les unanimistes groupés autour de Jules Romains, Georges
Duhamel et Charles Vildrac, dans la poésie incarnée de Francis Jammes,
ou encore dans les vibrations harmonieuses de l’œuvre d’un Paul Valéry.
La vitalité trouve à se dire dans l’ample simplicité du chant de Charles
Péguy, dont l’expérience poétique est fortement marquée de spiritualité
(Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc paraît en 1910, Les Tapisseries
en 1912-1913). Claudel embrasse lui aussi la totalité du monde, dans
une jubilation qui retrouve un lyrisme effréné : la liberté des « versets »,
le goût d’un rythme singulier, l’exposition d’une inspiration proprement
démesurée donnent tout leur prix aux Cinq grandes odes publiées entre

55
7 La poésie dans tous ses états (1900-1940)

1905 et 1910. Le vers y est conçu comme pulsation de vie, le verset est
la manifestation profondément émotive d’un souffle affranchi de toutes les
rigidités métriques – soumis seulement à la puissance du sacré. Péguy,
Jammes, Claudel, ces « trois grands lyriques » (Mauriac) font ainsi de
l’écriture poétique une recherche du rythme et du souffle, visant l’uni-
versel, mais dans ses incarnations les plus vives, tout contre le réel.
« Les mots que j’emploie, Ce sont les mots de tous les jours, et ce ne
sont point les mêmes ! Vous ne trouverez point de rimes dans mes vers
ni aucun sortilège. Ce sont vos phrases mêmes. » écrit ainsi Claudel en
1911 (« La Muse qui est la Grâce », Cinq grandes Odes).

L’esprit nouveau
Débordement, ivresse, recherche d’un nouveau rythme, de nouvelles
figures : tout cela caractérise aussi les œuvres de Victor Segalen – explora-
teur de l’ailleurs, assez proche en cela du consul Claudel – dans ses Odes
de 1922. Alors que les Stèles (1912) et les Peintures (1916) éprouvent
les limites d’une forme et la tentation d’un figement, tout contre le
silence, les Odes renouent avec le débordement du chant, s’ouvrant à
la totalité du monde en un lyrisme cosmique dépourvu d’affectation.
La sacralisation paradoxale d’une poésie retrempée dans le monde entier,
concret et prosaïque : tel est aussi le projet de Larbaud dans Les Poésies
de A.O. Barnabooth (1913, encore, pour les derniers textes), et celui de
Cendrars dans La Prose du transsibérien. L’aventure, la vitesse, et leurs
envers, l’errance et l’éclatement sont au cœur de « l’esprit nouveau »
incarné par ce dernier, et, mieux encore, par Apollinaire, qui prononce
la conférence « L’Esprit nouveau et les poètes » en novembre 1917. La
poésie y est requise par la modernité, dans toutes ses manifestations
concrètes ; la « liberté encyclopédique » du poète doit révéler la vérité
moderne et s’accorder au présent, à ses opacités et à ses fulgurances.
Cela peut conduire à une forme de réduction du poétique au plus
insignifiant, au plus banal – mais l’ombre du poète, ce « piéton boiteux
du siècle nouveau » (Jean-Michel Maulpoix), peut malgré tout révéler et
restaurer la beauté du monde : « Le matin par trois fois la sirène y gémit/
Une cloche rageuse y aboie vers midi/Les inscriptions des enseignes et des

56
La poésie dans tous ses états (1900-1940) 7

murailles/Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent/J’aime


la grâce de cette rue industrielle » (Apollinaire, « Zone », Alcools, 1913).
Les effets de rythme captent le défilement incessant des images et des
perceptions, le tremblement des voix et le vacillement des identités, dans
Alcools et dans Calligrammes ; le monde est ainsi comme piégé dans une
forme vertigineuse, qui se refuse à l’y enfermer. C’est aussi la direction
proposée par les œuvres de Cendrars, des Pâques à New-York de 1912
aux Dix-neuf poèmes élastiques de 1919.
Ces écritures de la discontinuité et de la vitesse sont influencées par
le futurisme (Marinetti en publie le manifeste dans Le Figaro en 1920),
qui prône l’émancipation à l’égard des contraintes syntaxiques et voue
un culte aux derniers avatars du progrès technique, mais elles s’en dis-
tinguent cependant par l’importance laissée à la fantaisie, à la merveille,
à un imaginaire coloré, qui tempèrent une profonde angoisse existentielle
d’une écriture de la surprise et de la légèreté. Celui qui incarne exem-
plairement, sans doute, cette fantaisie décidée, c’est Max Jacob, le poète
du Cornet à dés (1917) et du Laboratoire central (1921). Jean Cocteau
et André Salmon proposent également des rêveries picturales, à la fois
éblouissantes et ludiques.
Deux silhouettes se détachent sur le fond de cette première avant-
garde poétique : Pierre Reverdy, le discret, et surtout Paul Valéry, le
poète classique et moderne du début du siècle. Proche d’Apollinaire, de
Max Jacob, et des peintres cubistes, Reverdy est le principal artisan de
la revue Nord-Sud, qui revendique « une esthétique vraiment nouvelle ».
Sa définition de l’image poétique comme « création pure de l’esprit »
issue du « rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées »
(dans Nord-Sud, en mars 1918) sera citée par Breton dans le Manifeste
du surréalisme de 1924. Moins fantasque que les autres poètes de l’esprit
nouveau, il tente de penser un lyrisme neutralisant le sujet. L’émotion s’y
délivre dans le rythme et les images, et non pas dans un épanchement
naïf. L’œuvre poétique et critique de Reverdy apparaît donc a posteriori
comme un carrefour essentiel, entre l’esprit nouveau, le surréalisme, et
une exigence formaliste qui renouvelle la définition même du lyrisme.
Mais sa définition de l’image évacue la question du rapport au monde
et au réel, qui sera au cœur du grand ébranlement surréaliste : « L’émo-
tion ainsi provoquée est pure, poétiquement, parce qu’elle est née en
dehors de toute imitation, de toute évocation, de toute comparaison ».

57
7 La poésie dans tous ses états (1900-1940)

L’écart entre la poésie et le monde réel est donc, à proprement parler,


incommensurable.
Cette exigence formaliste est incarnée au plus haut point par Paul
Valéry, partagé entre une conception essentiellement artisanale de la
poésie, conçue comme discipline, comme ascèse inachevée, loin de tout
absolu romantique, et le rêve sensible d’une œuvre réflexive, faisant
résonner le monde intérieur et les sollicitations sensuelles du cosmos.
À l’intensité du travail de polissage et de réécriture de l’œuvre répond
ainsi l’intensité formelle de vers classiques, mesurés, mais tout vibrants
d’une authentique émotion face à l’existence, de La Jeune Parque (1917)
à Charmes (1930). La modernité de Valéry tient ici à la primauté déci-
sive de la forme, par-delà toute intention de signifier ou toute illusion
démiurgique : « je n’ai pas voulu dire mais voulu faire », explique-t-il
en 1932 à propos du « Cimetière marin », et c’est « cette intention de
faire qui a voulu ce que j’ai dit. »

Le surréalisme
On retrouve cette primauté décisive du geste même de l’écriture sur
toute forme d’intentionnalité dans le surréalisme, nouvelle avant-garde
surgissant avec fracas au beau milieu des années vingt, moins éloignée
qu’il n’y paraît d’abord des réflexions de Valéry et des débats sur la
« poésie pure » définie comme repli vers l’intériorité et recueillement
désintéressé du poète. Le surréalisme, c’est « un automatisme psychique
pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par
écrit, soit de tout autre manière, le fonctionnement réel de la pensée.
Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison,
en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » (André Bre-
ton, Manifeste du surréalisme, 1924). Le constat initial est cependant le
même, sans doute, celui d’une « crise de l’esprit », au lendemain de la
guerre, auquel répond d’abord l’aventure dada (1915-1921), puis cette
proposition radicale : changer la vie, transformer le monde, en faisant
de la littérature une manière d’être. Dans sa « période héroïque » (Mau-
rice Nadeau), le surréalisme propose ainsi une véritable méthode, para-
doxale dans ses attendus mêmes. Ce programme-limite ne trouve guère

58
La poésie dans tous ses états (1900-1940) 7

de réalisations, en dehors des textes d’écriture automatique publiés par


Breton et Soupault. L’essentiel est peut-être ailleurs, dans cette primauté
offerte à l’imagination, dans la large place accordée au hasard et dans
l’exploration des abîmes psychiques individuels et collectifs, qui renou-
vellent fondamentalement la question du lyrisme.
Autour d’André Breton, le groupe surréaliste réunit Philippe Soupault,
Benjamin Péret, Paul Éluard, Robert Desnos, Louis Aragon. Il reconfigure
l’histoire de la poésie, relisant Sade, Nerval, Baudelaire, Lautréamont,
Rimbaud, et Apollinaire. Alors que Dada portait un discours de pure
négation (le manifeste Dada 1918 de Tzara s’achève ainsi : « Liberté :
DADA DADA DADA, hurlement des douleurs crispées, entrelacement des
contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconsé-
quences : LA VIE »), le surréalisme produit des œuvres majeures. Il s’agit
de récits poétiques à valeur initiatique (Le Paysan de Paris, d’Aragon, en
1926, Nadja, de Breton, en 1928), de grands recueils lyriques (d’Éluard,
Capitale de la douleur en 1926 et L’Amour la poésie en 1929), de récits
de rêve (Breton, Clairs de terre, 1923), de textes relevant de la pratique
de l’écriture automatique (Le Grand jeu de Péret, 1928, Corps et biens de
Desnos, 1930), ou de pamphlets et propositions (Traité du style d’Aragon,
1928, L’Amour fou de Breton, 1937). Les valeurs nouvelles sont donc le
goût de l’attente et le hasard, le désir et l’appel de la beauté. Celle-ci,
comme, l’affirme Breton à la fin de Nadja, « sera CONVULSIVE ou ne
sera pas », loin de toute harmonie mesurée, donc, inscrite dans la pulsa-
tion moderne, frôlant la folie, dans la dépossession de soi et l’ouverture
à l’étrangeté du désir et de la trouvaille.
Dans le geste de révolte surréaliste, on peut ainsi voir un tournant
éthique décisif : par-delà ses explorations formelles paroxystiques qui ren-
contrent le hasard objectif de la vie (« des rapprochements soudains, des
pétrifiantes coïncidences », Breton, Nadja), il arrime la création poétique
au réel, au « merveilleux quotidien » (Aragon, « Préface à une mythologie
moderne », Le Paysan de Paris) et la pense comme un acte qui change
le monde. Le jeu incessant de l’analogie redonne toute son étrangeté à
la réalité, et ouvre un vaste éventail de possibles.
La fécondité et la solide constitution de ce mouvement, autour de
son « pape » Breton, nourrissent un jeu permanent d’attirance et d’ex-
clusion avec d’autres poètes. Le groupe du « Grand Jeu », avec René
Daumal, Roger Vailland et Roger Gilbert-Lecomte, propose ainsi une

59
7 La poésie dans tous ses états (1900-1940)

vision ésotérique de la poésie. C’est l’interrogation sur l’identité, dans le


déchirement, l’impuissance et la souffrance qui anime la quête poétique
d’Antonin Artaud (« Chacune de mes œuvres, chacun des plans de moi-
même, chacune des floraisons glacières de mon âme intérieure bave sur
moi », L’Ombilic des limbes, 1925) de Pierre Jean Jouve et d’Henri Michaux,
par-delà leurs différences. La modernité s’y éprouve comme impossibilité
de dire, comme détresse solitaire, voire comme chute (Noces, de Jouve,
1928, La Nuit remue, de Michaux, 1935). Précarité, contradictions, per-
sécutions intimes : l’œuvre poétique de Michaux livre un sujet lyrique
déchiré, ne retrouvant une forme provisoire de consistance que dans le
jeu d’une écriture de l’approximation, du balbutiement, de la violence
jubilatoire aussi. L’exploration de soi, dénuée de toute complaisance,
devient le nouveau régime d’un lyrisme brisé, voué à l’inachèvement,
entre cris et chuchotements.
Confrontés à l’exigence d’une réalité dont les aspérités les plus modernes
invitent à un bouleversement formel (à travers les rythmes et les images),
les poètes de l’entre-deux-guerres ont au moins en commun une certaine
idée de la beauté, y compris les surréalistes : « J’aime les beaux poèmes,
les vers bouleversants, et tout l’au-delà de ces vers. Je suis comme pas
un sensible à ces pauvres mots merveilleux laissés dans notre nuit par
quelques hommes que je n’ai pas connus », peut ainsi écrire Aragon
(Traité du style). Obtenue dans le polissage méthodique, sur les ruines de
la rhétorique et dans l’abandon à la puissance propre de l’imagination,
la beauté du style est aussi une appropriation du monde fondamentale-
ment critique, car sentie comme approximative ou du moins périlleuse.
Il s’agit toujours, d’une manière ou d’une autre, de se défaire de toute
prétention à maîtriser la langue ou à restaurer une forme de transparence
du langage. Non : si « le propre du poète est de penser et de se pen-
ser en images », pour Pierre Reverdy, « ce passage de l’émotion brute,
confusément sensible du monde, au plan esthétique où, sans rien perdre
de sa valeur humaine, s’élevant à l’échelle, elle s’allège de son poids
de terre et de chair, s’épure et se libère de telle sorte qu’elle devient,
de souffrance pesante du cœur, jouissance ineffable de l’esprit, c’est ça
la poésie » (Cette émotion appelée poésie, 1950). Cette distance critique
à l’égard d’une définition de la poésie comme expression sera décisive
pour les recherches de l’après-guerre.
8
Tentatives de rénover
la scène dramatique
(1900-1940)

Comme pour le roman, sans doute, le tournant qui ouvre le XXe siècle
du théâtre, se situe en 1913, et comme pour le roman encore, La NRF
joue un rôle déterminant. Jacques Copeau publie en effet son « Essai
de rénovation dramatique » dans la revue de septembre 1913, et fait
placarder sur les murs de Paris un vibrant appel au « Public nouveau »,
à la veille de la création du Vieux Colombier, s’ouvrant sur ces mots :
« Si vous aimez le théâtre, Si vous avez conscience que l’art du théâtre
puisse être en dignité, en beauté, l’égal des autres arts, Si vous avez
honte et dégoût de le voir de jour en jour s’avilir dans l’insignifiance,
la bassesse, le cabotinage et la spéculation… » Et le manifeste de La
NRF se conclut ainsi : « Nous ne sentons pas le besoin d’une révolution.
Nous avons, pour cela, les yeux fixés sur de trop grands modèles. Nous
ne croyons pas à l’efficacité des formules esthétiques qui naissent et
meurent, chaque mois, dans les petits cénacles, et dont l’intrépidité est
faite surtout d'ignorance. Nous ne savons pas ce que sera le théâtre de
demain. Nous n’annonçons rien. Mais nous nous vouons à réagir contre
toutes les lâchetés du théâtre contemporain. En fondant le Théâtre du
Vieux-Colombier, nous préparons un lieu d’asile au talent futur. »
Où en est donc le théâtre, à l’orée du siècle, pour susciter ainsi un tel
besoin de mise au point ? Il faut d’abord préciser que, depuis le milieu du
XIXe siècle, les tentatives de rénovation du théâtre se succèdent – drame
romantique, puis propositions naturalistes et symbolistes – pour contrer
un verrouillage institutionnel et esthétique qui empêche tout renouveau

61
8 Tentatives de rénover la scène dramatique (1900-1940)

d'un art perçu comme dévoyé par les impératifs du divertissement et


du commerce. La création du Vieux Colombier est une nouvelle étape
dans l’affirmation de scènes indépendantes, libérées des contraintes éco-
nomiques et institutionnelles, à l’image du Théâtre Libre d’Antoine dont
Copeau se réclame d’ailleurs. De manière moins explicite, le projet de
Copeau s’inscrit également dans la filiation des diverses tentatives sym-
bolistes (Paul Fort, Lugné-Poe), et de l’utopie d’un théâtre volontiers
philosophique, métaphysique sinon ésotérique, et dont l’esthétique est
en tout cas résolument anti-réaliste.

Du théâtre comme texte au théâtre


comme spectacle
La rupture affichée par Copeau est moins une rupture d’ordre esthétique
qu’une nouvelle manifestation d’un écart entre le théâtre le plus exigeant,
et les pièces à succès du théâtre de boulevard. Celui-ci compte cepen-
dant des œuvres marquantes : le démesuré Chanteclerc (1910), dernière
grande pièce d’Edmond Rostand après les énormes succès de Cyrano de
Bergerac et de L’Aiglon, les vaudevilles de Courteline et de Feydeau, les
pièces « bien faites » d’Henry Bataille, Henri Bernstein ou Sacha Guitry.
Copeau ne renonce pas, pourtant, à toucher un large public. Il mettra
en scène des classiques (Molière, Shakespeare, Musset), tout autant que
ses amis de La NRF (Gide, Martin du Gard, Schlumberger), et Claudel
(L’Échange, dans sa version de 1914). Dépouiller les décors, faire du
corps et de la diction de l’acteur le cœur de l’art dramatique : il s’agit
de se mettre au service du texte, tout en affirmant l’importance des
choix de mise en scène.
La figure du metteur en scène devient dès lors incontournable, comme
le manifeste la formation, en 1927, du « Cartel des Quatre » : Gaston
Baty, Charles Dullin, Louis Jouvet et Georges Pitoëff, rassemblés dans
un but à la fois artistique et commercial. Il s’agit à la fois de gagner
une certaine visibilité face au théâtre de boulevard, et de défendre les
principes d’un théâtre plus exigeant, dans le sillage de Jacques Copeau,
des idées de Stanislavski touchant à la rigueur de la mise en scène et

62
Tentatives de rénover la scène dramatique (1900-1940) 8

au jeu du comédien, ainsi que du théâtre populaire de Firmin Gémier.


Associer ambitions esthétiques et dimension populaire : après Romain
Rolland (Le Théâtre du peuple, essai d’esthétique d’un théâtre nouveau, 1903)
c’est toujours le rêve des hommes de théâtre des années vingt. Firmin
Gémier crée ainsi le Théâtre national populaire.
Du côté des avant-gardes, c’est surtout la veine parodique qu’il faut
retenir : Ubu Roi de Jarry (1896) a ouvert tout un éventail de possibles,
comme en témoignent en 1917 les très fantaisistes Parade (Cocteau, Satie,
Picasso – le métissage des arts apparaîtra désormais comme un principe
essentiel au théâtre) et Mamelles de Tirésias (Apollinaire). Les surréalistes
vont renouveler cet esprit, grâce à Cocteau et à Salacrou, et surtout grâce
à Vitrac et Artaud qui fondent en 1926 le Théâtre Alfred-Jarry : il s’agit
ainsi « contribuer à la ruine du théâtre tel qu'il existe actuellement en
France », pour « privilégier l'humour, la poésie de fait, le merveilleux
humain » pour atteindre très profondément le spectateur. Dès 1924,
Artaud avait affirmé qu’il fallait « re-théâtraliser le théâtre », pour subs-
tituer un « théâtre dans la vie » au « théâtre de bibliothèque » de Becque
et au « théâtre théâtral » de Baty. Las. Le projet tourne bientôt court,
après un coup d’éclat : Victor ou les enfants au pouvoir de Vitrac (1928).
L’idée d’un « théâtre pur » aura ainsi été encore plus fugace que celle
d’un « roman pur » ou de « poésie pure ». La réflexion théorique d’Artaud
rassemblée dans Le Théâtre et son double (1938), ne sera véritablement
considérée dans son importance qu’à partir des années cinquante. « Il
ne peut y avoir théâtre qu’à partir du moment où commence réellement
l’impossible et où la poésie qui se passe sur la scène alimente et surchauffe
des symboles réalisés », y écrit Artaud. « Une vraie pièce de théâtre
bouscule le repos des sens, libère l’inconscient comprimé, pousse à une
sorte de révolte virtuelle et qui d’ailleurs ne peut avoir tout son prix
que si elle demeure virtuelle, impose aux collectivités rassemblées une
attitude héroïque et difficile. » C’est une rupture décisive avec le modèle
rhétorique du théâtre occidental, largement voué au divertissement, pour
déplacer la réflexion du texte vers la représentation.

63
8 Tentatives de rénover la scène dramatique (1900-1940)

Le théâtre de Claudel
De fait, pour P. Pavis, le théâtre français reste finalement peu novateur
et profondément « logocentrique », assez peu influencé par le théâtre
étranger contemporain, paradoxalement très présent sur les grandes scènes
(Ibsen, Pirandello, Strindberg). Il demeure un théâtre très littéraire, carac-
térisé par la primauté du texte, qui est d’une certaine façon donné à lire et
à voir sur une scène toujours conçue comme le lieu d’une re-présentation
(d’une exposition) des discours. Une exception, peut-être, avec l’œuvre
de Claudel, qui semble se jouer des contraintes dramaturgiques, grâce à
la puissance de sa langue poétique et à la ferveur proprement pathétique
qui porte ses personnages.
L’éternelle histoire d’une femme prise entre les hommes est l’occasion
de déployer une ample parole lyrique, dans Partage de midi (1906),
tout comme les forces cosmiques et la rédemption (L’Annonce faite à
Marie, 1912) ou les apories d’une spiritualité heurtée à l’Histoire, dans
la trilogie composée de L’Otage (1911), du Pain dur (1918) et du Père
humilié (1920), qui défait le destin antique pour proposer une véritable
tragédie moderne. Avec Le Soulier de satin (1929), Claudel touche au
drame total, à la fois mystique et bouffon, où se dévoile la conception
d’une souffrance qui régénère l’homme, ainsi ramené à sa finalité ori-
ginelle – du drame d’amour au drame mystique. Le théâtre y devient
un mystère où une assemblée se laisse entraîner et convaincre, même
s’il faudra attendre 1943 pour voir cette « action espagnole en quatre
Journées », d’une longueur et d’une complexité inédites, enfin montée.
Le rêve d’un rituel populaire, à la fois désacralisé et magique, éclate
dans son Prologue : « Les acteurs de chaque scène apparaîtront avant que
ceux de la scène précédente aient fini de parler et se livreront aussitôt
entre eux à leur petit travail préparatoire. Les indications de scène, quand
on y pensera et que cela ne gênera pas le mouvement, seront ou bien
affichées ou lues par le régisseur ou les acteurs eux-mêmes qui tireront
de leur poche ou se passeront de l'un à l'autre les papiers nécessaires.
[…] Je suppose que ma pièce soit jouée par exemple un jour de Mardi
gras à quatre heures de l'après-midi. Je rêve une grande salle chauffée
par un spectacle précédent, que le public envahit et que remplissent
les conversations. » À l’audace folle d’un texte baroque, répond ainsi la

64
Tentatives de rénover la scène dramatique (1900-1940) 8

désinvolture affichée d’un dramaturge qui congédie le fondement même


de la mise en scène occidentale moderne : il ne s’agit plus de préserver
l’illusion mimétique, mais d’infuser la vie dramatique au cœur de la vie
de la cité.
La ferveur, l’écriture du merveilleux, le rapport aux mythes, la virtuo-
sité de la parole : tout cela se retrouve également, à des degrés divers,
chez Giraudoux, chez Cocteau puis chez Anouilh. Mais l’extraordinaire
liberté de Claudel fait défaut, le rêve d’une offrande authentique au
public s’y résout en divertissement fantasque (Cocteau, La Machine infer-
nale, 1934) ou en leçon poétique (Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura
pas lieu, 1935). Même la plus spectaculaire des fables y prend la forme
attendue de l’intrigue, le drame reste essentiellement psychologique et
soumis à un régime discursif, fondamentalement littéraire, même si le
mythe desserre l’étau de la pièce bien faite (Orphée, de Cocteau, 1927).
La virtuosité se pare d’humanisme, tout au long des années trente ;
spectacle mondain (qu’on songe au succès de Sacha Guitry, dramaturge
prolixe, auteur en particulier de Faisons un rêve, 1918, Désiré, 1927 et
Quadrille, 1938), le théâtre est aussi devenu le spectacle des crises de
l’Histoire et de la pensée, transposant des mythes antiques pour exposer
les apories contemporaines.
9
Interventions :
essais et autres formes
non fictionnelles (1900-1940)

Le récit de voyage, les journaux d’écrivains, les essais généraux, politiques,


littéraires… ce sont là des genres anciens, mais, au XXe siècle, la question
de leur littérarité est particulièrement problématique.

La promotion de l’essai littéraire


Le cas de l’essai est sans doute le plus éclairant. M. Macé a montré la
difficulté du « processus d’institution de l’essai », en particulier dans la
première moitié du siècle, alors qu’il suscite, pour le moins, la méfiance.
C’est que l’essai prétend être un mode de connaissance, constituer une
forme de savoir irréductible aux approches académiques ; c’est par la
liberté d’une écriture littéraire, donc analogique, sensible, subvertissant
la rhétorique, rencontrant parfois la violence du pamphlet ou l’obscurité
du geste lyrique, que l’essai définit sa voix propre.
Dans les années 1920-1930, se définit ainsi une écriture revendiquant
à la fois la subjectivité et la prétention d’expliquer le réel, exposant à
la fois ses ambitions esthétiques et heuristiques. La NRF joue un rôle
décisif dans cette affirmation de l’essai comme genre paradoxalement
nécessaire à l’heure de la scission entre sciences humaines et littérature,
en incarnant un mode de pensée proprement littéraire, dans l’héritage
des grands textes anciens (Montaigne) et dans une très grande liberté,
hors de tout corsetage rhétorique. On citera en particulier les essais de

67
9 Interventions : essais et autres formes non fictionnelles (1900-1940)

Valéry, où se polissent d’un même élan une langue et une pensée : L’Âme
et la danse (1921), Variétés (1924-1944), les Cahiers… L’essai permet alors
l’absorption du lyrisme dans une prose savante ; Valéry a l’ambition de
donner chair à la réflexion. Le grand critique de La NRF, Thibaudet,
publie également des essais à portée historique et politique (La République
des professeurs, 1927) et des essais sur la littérature (Le Liseur de romans,
1925, Réflexions sur la littérature, 1938). Drieu la Rochelle propose une
forme originale, associant ce que l’on nommera bien plus tard l’autofic-
tion et des réflexions géopolitiques en un même élan lyrique (Le Jeune
Européen, 1927), s’intéressant également à la démographie, aux grandes
oppositions idéologiques, à la littérature. La diversité d’objets y est tout
à fait représentative non pas tant d’un dilettantisme de l’essayiste, que
d’une foi affichée dans la capacité de l’écriture à dire (et à changer) le
monde (Genève ou Moscou, 1928).
Il ne faut pas négliger la force d’intervention de l’essai, qui traduit la
nouvelle définition de l’écrivain comme intellectuel, comme en témoigne
exemplairement Notre Jeunesse, de Péguy (1910), qui, en toute conscience
de l’insaisissable réalité, cherche vaille que vaille à refonder l’unité d’une
France déchirée dans l’espace du texte. Cela va de l’enquête à forte colo-
ration idéologique (Les Jeunes gens d’aujourd’hui, 1913, signé Agathon) à
la dénonciation d’une Trahison des clercs soumis à la logique politique
et opportuniste de leur temps (Benda, 1927), en passant par les textes
vibrants appelant à l’arrêt des hostilités de Roman Rolland (Au-dessus
de la mêlée, 1915) ou, dans un camp opposé, La Défense de l’Occident
de Massis (1927). Citons encore, de Bernanos, un virulent essai de cri-
tique culturelle (La Grande Peur des bien-pensants, 1931) et le déchirant
pamphlet antifranquiste, Les grands cimetières sous la lune (1938), ou les
importantes réflexions sur la définition de l’intellectuel et son rapport au
peuple et à la culture, proposées par Guéhenno (Caliban parle, 1928),
Berl (Mort de la pensée bourgeoise, 1929) ou Nizan (Les Chiens de garde,
1932). Genre profondément ancré dans son temps, l’essai est rythmé
par les enjeux contemporains, ce qui constitue l’envers de sa désinvol-
ture apparente. Il propose ainsi une réponse spécifiquement littéraire à
ces temps d’« inquiétude et de reconstruction », pour reprendre le titre
d’un essai de B. Crémieux (1931), qui définit sa méthode par l’inven-
taire et la passion. Le diagnostic, ou la méditation, propose de son côté
M. Angenot dans son ouvrage sur La Parole pamphlétaire ; « être une

68
Interventions : essais et autres formes non fictionnelles (1900-1940) 9

voix parmi leurs voix », celles des ouvriers, celles des exclus, celles des
sans-voix, revendique Nizan (Les Chiens de garde) ; et c’est cette voix
non autorisée, ou autorisée par la seule littérature qui porte l’essai de
la première moitié du siècle.

Écritures de soi
L’inventaire et la passion : c’est également selon cette double modalité que
l’on peut évoquer un autre type d’écrit non fictionnel, le récit de voyage,
qui trouve au début du XXe siècle de nouvelles formulations, alors que
s’épuise la veine exotique illustrée par P. Loti (Suprêmes visions d’Orient,
1921), et problématisé par Segalen (Essai sur l’exotisme, 1904-1919). Il se
décline en méditations poétiques sur l’altérité (Segalen, Claudel, Michaux),
en jubilation du cosmopolitisme (Cendrars, Larbaud), en rêveries ou
en hallucinations qui renvoient le voyageur à ses propres obsessions
(Michaux, encore, Leiris dans L’Afrique fantôme, 1934), ou encore en
découverte scandalisée des spoliations coloniales (Gide, Céline) et de la
violence politique des régimes étrangers (Gide, Voyage au Congo, 1927,
Retour de l’URSS, 1936, Andrée Viollis, Indochine SOS, 1935). Le récit
de voyage est propice à toutes les expérimentations esthétiques, et est
toujours une mise à l’épreuve de l’identité de celui qui le fait. Il est aussi
discours fragmenté et précaire sur le monde, sur l’universalité – ou non –
des valeurs, sur l’éblouissement de la découverte. « C’est ainsi que la
possession visuelle des lointains étrangers se nourrit de joie substantielle.
C’est la vue sur la terre promise, mais conquise par soi, et que nul dieu
ne pourra escamoter : – un moment humain » écrit ainsi Segalen dans
Équipée (1929), qui relate un voyage effectué en Chine entre 1913 et
1914. Les années trente voient enfin l’assomption d’un nouveau modèle,
celui de l’écrivain-reporter décrit par M. Boucharenc (Mac Orlan, Kessel,
Hamp, Viollis, Béraud…).
Les écrits personnels, enfin, du récit d’enfance aux autobiographies,
carnets et journaux d’écrivains, commencent à émerger, dans un contexte
globalement peu favorable – la toute-puissante NRF rejette le biographique
sous toutes ses formes, et l’entreprise gidienne de 1920, Si le grain ne
meurt, apparaît relativement isolée. Les récits d’enfance et de jeunesse sont

69
9 Interventions : essais et autres formes non fictionnelles (1900-1940)

le plus souvent romancés (Drieu, État-civil, 1921, ou L’Homme couvert de


femmes, 1925, Colette, La Maison de Claudine, 1922, Sido, 1930), et les
expériences biographiques sont la plupart du temps reversées dans des
romans, comme chez Guilloux (La Maison du peuple, 1927), sans parler des
récits de Prévost, Jouhandeau (le cycle de Monsieur Godeau), de Drieu,
d’Aragon, de Montherlant ou Malraux, dont les pilotis biographiques
sont nettement identifiables, de l’étrange Jean le Bleu de Giono, ou bien
encore des Feux de Yourcenar (1938). C’est en particulier le cas pour les
récits écrits par des femmes, qui associent transposition d’une expérience
intime de l’aliénation et de l’affirmation féministe, et écriture d’un idéal
collectif (La Femme vierge de Madeleine Pelletier, 1933, Délivrance de
Louise Weiss, 1936 et Le Refus d’Édith Thomas, 1936).
On lit et on commente les Journaux d’écrivains du siècle dernier,
mais Gide, encore, est l’un des premiers à publier le sien, sous forme de
feuillets dans La NRF, et dans une version partielle, en 1939 ; viendront
ensuite les journaux de Léautaud, de Green, de Mauriac, de Guéhenno…
D’autres choisiront la publication posthume, tels Du Bos ou Martin du
Gard, livrant ainsi avec retard leurs méditations spirituelles, morales et
esthétiques. Il faut attendre L’Âge d’homme (1939) de Michel Leiris pour
voir surgir une autobiographie poétique, aux confins de l’essai et de
l’autoportrait, défaisant les lignes chronologiques du récit pour mieux
cerner les apories d’un langage intime.
Le second XX siècle :
e

le temps des soupçons


(1940-2000)
10
De l’absurde au Nouveau
Roman : les récits
de l’après-guerre (1940-1970)

La Seconde Guerre mondiale constitue-t-elle une coupure dans l’histoire


du roman français ? La réponse doit nécessairement être nuancée. On
peut observer, d’une part, un phénomène de continuité, incarné dans
certaines œuvres initiées à la veille de la guerre, comptant des publications
pendant la guerre et après : c’est en particulier le cas des grands cycles
de l’absurde de Camus (L’Étranger est publié en 1942), des Chemins
de la liberté de Sartre, des romans de Beauvoir (L’Invitée est publiée en
1943), des récits de Blanchot (Thomas l’obscur, 1941, Aminadab, 1942),
du cycle du Monde Réel d’Aragon avec Aurélien (1944) et Les Commu-
nistes (1949-1951). On peut tout aussi bien souligner le coup d’arrêt
donné à de grandes carrières de romanciers, qui s’infléchissent visiblement
vers d’autres genres, d’autres formes d’écriture, à l’image de Malraux,
de Bernanos, de Mauriac, ou même de Giono ou de Martin du Gard,
qui changent radicalement de « manière ». Sartre, Aragon, Blanchot, de
manière différente, problématisent très vite leur rapport à l’écriture de
fiction ; comment dire, sinon changer le monde, dans le creuset de la
fiction ? Le retour critique sur le roman, et en particulier sur le roman
réaliste, est général ; on retrouve, plus aiguës encore que dans les années
vingt, des interrogations sur l’intrigue, sur le personnage. L’idée jusque-là
assez communément partagée que le roman reflète la vie ou représente
l’expérience d’une vie est désormais discutée.
Les années de l’immédiat après-guerre voient donc une nouvelle crise du
roman, sans aucun doute – l’écriture romanesque sera désormais critique,

73
10 De l’absurde au Nouveau Roman : les récits de l’après- guerre (1940-1970)

autoréflexive, en passant par le formalisme, par une réflexion serrée


sur le langage et sur les questions de voix. Plus que jamais, l’essentiel
est de définir « comment dire », pour restaurer une forme de légitimité
perdue du roman, qui trouve, malgré tout, un second souffle dans la
forme du récit. Le « que dire ? » semble s’être épuisé, au lendemain
de l’effondrement définitif des illusions humanistes, après la guerre, la
Shoah, la bombe atomique. C’est donc sous le signe de L’Ère du soupçon
(1956), pour reprendre le titre de l’essai fameux de Sarraute, que s’ouvre
la seconde moitié du siècle.

Dire l’absurdité de l’existence


La période de la guerre et de l’Occupation voit la parution de romans
importants. Aurélien d’Aragon est écrit durant la guerre, alors que l’auteur,
résistant, vit dans la clandestinité. Hanté par les ombres faussement gaies
des années folles, le roman croise la destinée individuelle d’un ancien
combattant incapable de vivre l’amour, errant dans sa vie au lendemain
d’une guerre dont il ne s’est jamais remis, et la chronique d’une société
mondaine, irresponsable sinon coupable. Le romanesque traditionnel (le
roman d’amour, la chronique sociale, le tableau de mœurs), l’écriture
sensible des intériorités et la réussite poétique de descriptions qui portent
la marque des années surréalistes, sous-tendent la réflexion majeure du
récit sur la responsabilité de l’individu dans l’Histoire. Roman où il ne
se passe presque rien, longuement étiré au rythme de l’errance et des
sursauts vains de son héros, il exhibe le romanesque et le défait en même
temps, dans un grand bonheur d’écriture et de style, même s’il s’agit de
dire mélancoliquement que la vérité de l’Histoire collective gît dans la
vanité des instants perdus. L’Invitée de Beauvoir offre une synthèse de
toutes les innovations romanesques des années trente ; la subjectivisation
du récit, l’utilisation du monologue intérieur, la composition coupée,
procédant par montage, l’alternance savante des points de vue, l’atten-
tion portée aux sensations et aux émotions les plus ténues font signe
vers la phénoménologie, pour constituer un nouvel exemple de roman
existentialiste. Il s’inspire de faits autobiographiques, des relations de
trio vécues par l’auteure et son compagnon Sartre avec plusieurs jeunes

74
De l’absurde au Nouveau Roman : les récits de l’après- guerre (1940-1970) 10

femmes. L’aspect érotique est fort peu présent, il ne s’agit pas d’un
roman délibérément subversif ; ce qui compte pour l’auteure est l’analyse
philosophique de la relation à autrui dans le cadre non seulement du
trio, mais aussi de ses ramifications amoureuses, amicales et familiales.
Achevé en 1940, publié en 1942, L’Étranger de Camus est une nouvelle
formulation de la sensibilité moderne, sous le signe de « l’absurde ».
Roman pour temps de désarroi, fondé sur le décalage et la dissonance,
il met en scène une figure opaque, Meursault, qui suscite chez le lecteur
un fort sentiment d’étrangeté avant même le récit central d’un meurtre
commis « à cause du soleil ». Cela tient avant tout au choix d’une « écri-
ture blanche » (Barthes) pour dire le divorce proprement absurde entre
le désir de clarté et de sens d’un individu moyen, et le monde obscur
où il évolue. La condition humaine est celle du condamné à mort, dont
toutes les actions sont vaines. Le roman exprime cette idée dans sa forme
même : une langue élémentaire, qui dérobe toute forme d’explication,
tout horizon métaphysique ; un récit à la première personne, mais qui
se prive de toute confidence, exposant une série de conduites sans le
moindre éclairage psychologique, seulement caractérisées par une indif-
férence marquée à l’égard de toute convention sociale ou morale (ne pas
pleurer à l’enterrement de sa mère devient ainsi le motif essentiel de la
condamnation à mort).

Le récit en crise
À l’indifférence de Camus semble répondre la neutralité de Blanchot,
dont l’écriture se concentre sur quelques événements à la fois minus-
cules et scandaleux, pour traduire leur retentissement dans la sensibilité
des protagonistes. Cette fascination du singulier relève-t-elle encore du
roman ? Blanchot lui-même récuse le terme, dès les années quarante :
Thomas l’obscur entrelace des fragments de vie intérieure, sans intrigue,
et met l’accent sur la transfiguration dans le langage d’une vie diverse,
parcourue d’infimes soubresauts – mais qui n’est plus guère l’objet décisif
de « l’espace littéraire », défini à partir de son « impossible nomination ».
Tout récit est désormais un défi : comment écrire après Auschwitz ? « Un
récit ? Non, pas de récit, plus jamais », écrit Blanchot dans La Folie du

75
10 De l’absurde au Nouveau Roman : les récits de l’après- guerre (1940-1970)

jour (1949). L’effacement, le décharnement des signes, l’exposition déniée


d’une subjectivité méditative : il n’y a plus d’aventure possible, hors le
mouvement conjoint de la pensée et de la langue.
Les récits de Beckett sont eux aussi irréductibles à la reconnaissance
d’une thématique de l’absurde, qui caractériserait les récits les plus inno-
vants des années quarante et cinquante. Dans sa trilogie, Molloy, Malone
meurt et L’Innommable (1951-1953), le récit se désagrège, le locuteur en
conduit lui-même le procès à travers les manifestations solitaires d’un
langage déréglé. L’« innommable » est ainsi aussi bien incapable de bouger
qu’incapable de parler ; subsiste à peine un soliloque étrange, expression
d’une conscience qui se cherche. Ni intrigue, ni personnage, ni décor,
ni perspective morale ou métaphysique : le roman est ici radicalement
dépouillé de tous ses oripeaux, pour ne laisser subsister que la poésie
mélancolique d’une voix divagante, mesurant rêveusement le temps qui
passe.
« Je me tais parce que je suis épuisé par tant d’excès : ces mots, ces
mots sans vie qui semblent perdre jusqu'au sens de leur son éteint »,
écrit Louis-René des Forêts dans Le Bavard, paru en 1946. Il faudra
attendre près de vingt ans avant que l’ouvrage ait des échos dans le
champ littéraire français. Pourtant, ce texte fait de collages, d’allusions,
de références, qui tisse en somme vertigineusement toute la littérature,
manifeste exemplairement l’inquiétude décisive de l’après-guerre : l’in-
quiétude portée sur le langage, sur les déformations qu’il impose aux
pensées et aux perceptions mêmes du monde, y est dite sur le mode
de l’interrogation intime, en une étrange et fascinante « ventriloquie de
l’intime contrariété » (M. Deguy). Les écrits égrenés au fil du temps,
jusqu’aux somptueux et fragiles Ostinato (1997) et Pas à pas jusqu’au
dernier (2001), cherchent à exprimer la pulsation intérieure de l’être,
dans une grande précaution à l’égard du langage, pour reconquérir, si
faire se peut, la parole.

Le Nouveau Roman
Est-il possible d’aller plus avant dans la contestation du romanesque,
et dans la décomposition du récit ? Les écrivains qu’on regroupe

76
De l’absurde au Nouveau Roman : les récits de l’après- guerre (1940-1970) 10

habituellement sous la dénomination de « Nouveaux Romanciers » ne


sont sans doute pas aussi radicaux. Certes, ils prennent acte d’une forme
d’urgence critique : les jeux fictionnels, les entreprises de totalisation
romanesque, les subtiles analyses psychologiques ne sont plus à l’ordre
du jour, après les grandes catastrophes collectives des années trente
et quarante, et la faillite de la raison, du langage, des valeurs qu’elles
impliquent. Ils s’opposent en outre à deux tendances fortes du roman
de l’immédiat après-guerre : le roman engagé, tel que le prône Sartre
dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948), et le roman des « Hussards »,
porté par une jeune génération de romanciers sans complexes idéolo-
giques ni esthétiques.
Qu’est-ce que la littérature ? vient sans doute trop tard, et apparaît a
posteriori comme la théorisation d’une pratique engagée de la littérature et
du roman en particulier caractéristique des années trente, même si Sartre
y dénonce l’impassibilité inefficace du roman bourgeois de l’entre-deux
guerres face aux réquisitions historiques et sociales. Mais peu d’œuvres
marquantes des années cinquante et soixante relèveront finalement ce défi,
excepté, peut-être, celle de Vaillant (Beau Masque, 1954, 325 000 francs,
1955). Après Les Communistes, Aragon se tournera vers d’autres horizons
romanesques que celui du réalisme socialiste.
Les Hussards (ainsi surnommés d’après Le Hussard bleu de Nimier
(1950) et qui comptent également dans leurs rangs Blondin, Déon, Jacques
Laurent), résolument anti-sartriens, sont la résurgence de la droite lit-
téraire. Cette dernière a été durement éprouvée par l’épuration qui a
suivi la Libération, qui a conduit Céline en exil, et fait de Morand et
de Chardonne des réprouvés. Ce sont pourtant les figures tutélaires que
se choisissent ces écrivains à l’esthétique volontiers désinvolte, qui se
réclament également de Stendhal pour le style et l’élan, et raillent la
littérature engagée tout comme les récits dépouillés de l’absurde.
La responsabilité doit être dans la forme, répondent quant à eux les
Nouveaux Romanciers, avec Barthes ; l’exigence éthique la plus fonda-
mentale, pour le romancier, réside dans ses choix de composition, dans
son style, dans l’attention portée à l’esthétique du récit. Les contours du
groupe du Nouveau Roman sont flous. L’expression est d’abord employée
en mauvaise part à l’encontre de La Jalousie de Robbe-Grillet et Tropismes
de Sarraute par un critique du Monde en 1957, et se généralise après la
publication en 1959 d’une photographie réunissant Robbe-Grillet, Simon,

77
10 De l’absurde au Nouveau Roman : les récits de l’après- guerre (1940-1970)

Claude Mauriac, Robert Pinget, Beckett, Sarraute, Claude Ollier et leur


éditeur, Jérôme Lindon (Éditions de Minuit). Malgré l’importance des
essais publiés par certains d’entre eux (L’Ère du soupçon, de Sarraute en
1956, Pour un nouveau roman, de Robbe-Grillet, en 1963 et les Essais
sur le roman, de Butor, en 1964, qui interviennent cependant a pos-
teriori), on ne peut véritablement parler d’école, tant les romans sont
divers. Mais la convergence des préoccupations esthétiques, des critiques
et des propositions est très nette, et répond à une volonté commune de
rompre avec la tradition romanesque, un peu caricaturalement réduite
au « roman balzacien ».
Contre les conventions considérées comme faciles du personnage, de
la narration linéaire, de l’intrigue serrée, contre, surtout, l’illusion que
le récit mimétique peut ainsi restituer une intelligibilité du monde réel,
ils cherchent à constituer une nouvelle poétique du récit. En portant
l’accent sur l’invention formelle, en rejetant l’anecdote dans sa plénitude
trop rassurante, l’analyse traditionnelle, la tension narrative fondée sur
la préparation et la surprise, ils cherchent à déstabiliser les attentes du
lecteur en contrariant le naturel suspect du « flot romanesque » (Robbe-
Grillet). Ébranler l’ordre traditionnel du récit, c’est ainsi déstabiliser les
perceptions du lecteur, modifier sa vision du monde, et en dernière
analyse ébranler les assises de l’ordre établi, tant social, moral que poli-
tique. Le mouvement de l’écriture est ainsi « plus important que celui
des passions et des crimes », dans Les Gommes ou Le Voyeur (1953 et
1955). Robbe-Grillet récuse ainsi l’idée que les objets du monde sont
comme autant de signes, qu’il s’agit pour le romancier de déceler, de
relier, d’expliquer, pour arriver à une interprétation. L’écriture ne peut
que faire miroiter des surfaces, désigner des points de résistance, creuser
des énigmes, à rebours de l’enquête du roman policier que les œuvres
de Robbe-Grillet ou de Sarraute (Martereau, 1953) se plaisent d’ailleurs à
déconstruire. Privé des ressources traditionnelles du personnage comme
acteur du récit, le roman s’attache aux choses, aux micromouvements des
consciences. Ce refus du culte de l’humain va de pair avec la reconfigu-
ration d’un monde inquiétant, instable, où le repère du langage vacille.
Il est parfois également le lieu même d’une exploration inédite des
rapports humains, à l’image des Tropismes ou de la sous-conversation des
romans de Sarraute, qui soulignent l’importance décisive des non-dits, des
dialogues informulés et de toutes ces régulations sociales invisibles, restés

78
De l’absurde au Nouveau Roman : les récits de l’après- guerre (1940-1970) 10

insoupçonnés dans la « réalité de surface » (L’Ère du soupçon) des romans


traditionnels, emplis de dialogues artificiels entrecoupés de commentaires
arbitraires et réducteurs. Éminemment subjectif, le langage échappe à
toute forme de réduction purement abstraite du monde. Butor invente
ainsi dans L’Emploi du temps (1956) un nouveau dispositif d’immersion
fictionnelle, loin des procédés mimétiques conventionnels : pas vraiment
d’intrigue, un personnage flou, mais des jeux formels qui donnent sa
séduction proprement romanesque à l’histoire banale d’un homme rejoi-
gnant sa maîtresse en train, de Paris à Rome. Les divers jeux formels
(l’emploi du vouvoiement pour désigner le personnage, l’utilisation des
horaires des chemins de fer pour traiter dans les mêmes phrases le temps
et l’espace, en particulier) accentuent le caractère suggestif d’une plongée
dans la conscience du personnage, où s’efface progressivement un amour
défunt et où se superposent les images de deux villes magiques, Paris et
Rome. Au rythme de sa rêverie, le lecteur se réapproprie une nouvelle
forme de romanesque.
Dans La Route des Flandres de Claude Simon (1960), la forme narrative
atteint à un degré de complexité extrême. Les événements font l'objet
d'une narration systématiquement interrompue, revenant obstinément sur
les mêmes faits, rendant difficile toute reconstitution chronologique. Le
récit de la retraite d’un escadron de cavalerie en 1940, bientôt réduit
à une poignée de survivants dont le personnage principal, Georges, est
interrompu par d’autres histoires, livrées par bribes : une liaison adul-
tère, des relations familiales tendues, ou encore le suicide d’un lointain
ancêtre de la période révolutionnaire. À la débâcle militaire répond ainsi
l’échec des relations familiales, conjugales ou amoureuses, figurations
multiples d’une perte de sens généralisée. Sans renoncer à l’entreprise
littéraire, Claude Simon semble mesurer, à chaque page, la difficulté de
restituer l’épaisseur du temps, la présence sensible des choses vues, des
êtres aimés, à l’ombre des catastrophes de l’Histoire. Dans un entretien
de 1960 avec Philippe Sollers, il précise : « À partir du moment où on
ne considère plus le roman comme un enseignement, comme Balzac,
un enseignement social, un texte didactique, on arrive, à mon avis, aux
moyens de composition qui sont ceux de la peinture, de la musique ou
de l’architecture : répétition d’un même élément, variantes, associations,
oppositions, contrastes, etc. Ou, comme en mathématiques : arrangements,
permutations, combinaisons. »

79
10 De l’absurde au Nouveau Roman : les récits de l’après- guerre (1940-1970)

Le propre du roman, comme au temps de Proust et de Gide, est


d’être le lieu d’une interrogation sur ses propres possibilités, et, plus
généralement, sur les apories du langage, comme en témoigne exem-
plairement l’œuvre de Duras. Citons cette méditation sur la recherche
éperdue du mot qui manque, qui oriente le Nouveau Roman, bien loin
de la tentative de restaurer la signification d’un univers qui n’en a jamais
eu : « Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre
d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On
n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense,
sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les
aurait convaincus de l’impossible, il les aurait assourdis à tout autre
vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l’avenir
et l’instant. Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les contamine,
c’est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair. »
(Le Ravissement de Lol V. Stein, 1965).
Il y a en effet une forme de mélancolie, sinon de désespoir dans
ces aventures de l’écriture, faisant ainsi le deuil de « l’écriture d’une
aventure », d’après la formule célèbre de Ricardou. Quelles aventures
reste-t-il à écrire, après le retour des camps – en l’absence de ceux qui
n’en sont pas revenus ? La Douleur, de la même Duras, dira bien plus
tard (en 1985), le caractère irrémédiablement destructeur de l’attente et
l’impossibilité de reprendre le cours de sa vie, après la déportation de
son mari Robert Antelme.
11
La littérature de la guerre
et des camps

L’immédiat après-guerre voit la publication d’un nombre important de


romans sur « la drôle de guerre », sur l’exode et sur l’Occupation – des
Chemins de la liberté au Balcon en forêt de Gracq (1958), en passant par
Le Fidèle Berger de Vialatte (1942) et La Peste de Camus (1947) dans un
registre fort éloigné. Vaillant ou Kessel (L’Armée des ombres, 1944) ont
raconté la Résistance. Les Mandarins (1954) de Beauvoir mettent en pers-
pective les espérances de la Libération, et les désillusions des intellectuels
au tournant des années cinquante. Mais on peine à trouver des œuvres
comparables aux récits composant la grande vague des témoignages sui-
vant la Grande Guerre – et, curieusement à contretemps, c’est en 1946
que Cendrars publie son grand roman sur son expérience de combattant
engagé dans la Première Guerre mondiale, La Main coupée. Si le monde
littéraire est profondément agité par la question de la responsabilité des
écrivains, par l’épuration des intellectuels et ses conséquences (polémique
alimentée par les mises en garde de Paulhan ou de Mauriac à l’égard
des plus radicaux accusateurs, tels Aragon), la profonde fracture de la
société française après 1945 semble inviter à déplacer l’objet de la créa-
tion littéraire ailleurs.

Littérature de l’indicible, littérature impossible


Passé obsédant, mais inavouable ? Cela expliquerait la curieuse indifférence
des lecteurs à l’égard des textes de témoignage sur la déportation et sur
les camps d’extermination. Les écrits de déportés pour faits de résistance
(Ceux qui vivent, de Lafitte, 1947), les témoignages de prisonniers de

81
11 La littérature de la guerre et des camps

guerre (La Peau sur les os, d’Hyvernaud, 1949), connaissent un relatif
succès, dans la mesure où ils sont conformes à une certaine attente
sociale, malgré la brutalité crue de l’évocation des misères physiques et
des humiliations.
Mais la publication en 1947 de L’Espèce humaine, par Robert Antelme,
des Jours de notre mort, par David Rousset, premier grand texte sur
l’aliénation absolue dans les camps de la mort, ne suscitent guère l’in-
térêt. Il faudra attendre les années soixante-dix pour que ces textes,
suivis de beaucoup d’autres, puissent être véritablement reçus. Formelle-
ment, ce sont des textes très problématiques – il s’agit non seulement de
savoir comment écrire après Auschwitz, et si c’est possible, mais d’écrire
Auschwitz, hors de tout ordre intelligible, en défaisant la logique propre
du récit, en diluant toute idée même d’un sujet humain. L’indicible et
le contraire même de la littérature ; le régime d’écriture et de lecture de
ces récits est radicalement inédit. Les titres mêmes des récits exposent
leur impossibilité : Les Jours de notre mort, Aucun de nous ne reviendra
(Charlotte Delbo, 1965), Si c’est un homme (Primo Levi, 1947)… Écriture
des lambeaux, du silence et du recueillement, tendue vers l’impensable :
en elle s’incarne la forme tragiquement advenue de la modernité absolue,
qui défait le langage et annihile le sujet. Pour Cayrol, l’écriture issue des
camps peut fonder une nouvelle forme de littérature, dite « lazaréenne »
– sous le signe de la résurrection et de la souffrance, donc. Puisque « la
défiguration humaine a été portée à son comble », la littérature a pour
tâche de se porter tout contre la féérie noire des camps, la part fugace
de rêve et de menace qu’ils laissaient subsister, autour de la mort. Ce
n’était pas le choix de Rousset, qui explique rationnellement l’organisation
des camps, ni même celui d’Antelme, qui creuse la négation de l’humain
dans un univers à la rigidité terrifiante. Cayrol, lui, met l’accent sur la
résistance d’une forme de parole poétique, croisant des voix anonymes,
rassemblant patiemment des traces ténues contre l’absence, dans ses
poèmes comme dans sa trilogie Je vivrai l’amour des autres (1947-1950).

82
La littérature de la guerre et des camps 11

Du témoignage à la mémoire
L’œuvre d’Élie Wiesel, celles de Charlotte Delbo, de Primo Levi, et de
Semprun posent une autre question encore, redoutable : celle de la dette
du survivant. Devoir de mémoire, et devoir de silence, le récit restitue
à la fois la brutalité d’une horreur indescriptible, et la conscience vive
de la souffrance, de la mort d’autrui.
La méditation sur l’identité juive, et sur le destin singulier du peuple
juif, imprègne largement les œuvres romanesques de Cohen, depuis ses
premiers écrits (Solal, 1930, Mangeclous, 1938). L’épreuve de la guerre,
qu’il traverse sans cesser de défendre la cause sioniste, la découverte de
la Shoah, le conduisent à moduler l’imagerie orientaliste de ses écrits,
pour redéfinir les « fictions de la judéité » (M. Decout), avec Belle du
Seigneur (1968), magistral roman-monde, où l’entrecroisement des motifs
romanesques (une ébouriffante histoire d’amour entre Sola et Ariane)
recouvre une profonde réflexion sur l’être-juif, sur l’altérité, et sur la pos-
sibilité d’un vivre-ensemble, prenant ainsi le risque d’une universalisation
de l’expérience juive. Gary, qui commence à écrire plus tardivement, ne
tire pas les mêmes conclusions des atrocités de l’Histoire. Résistant, il
publie d’abord Éducation européenne (1945), fiction très romanesque sur
la Résistance polonaise, avec la bataille de Stalingrad en arrière-fond,
mais, dès les romans suivants (Tulipe, 1946, Le Grand Vestiaire, 1949, et
surtout La Danse de Gengis Cohn, 1967), la figure du Juif déporté devient
essentielle, comme incarnation fantomatique de la mauvaise conscience
de l’Occident, ou de la défaite des humanismes. Cela va de pair avec
une démolition jubilatoire des attendus du roman académique – tant
du côté de l’existentialisme sartrien que du Nouveau Roman, d’ailleurs
(Pour Sganarelle, 1965) ; l’engagement littéraire, fût-il dans la forme, n’est
qu’une vaine promesse ; l’art est ailleurs. La hantise de la dignité humaine,
la mémoire vive de la Résistance et de la Shoah, un pessimisme absolu
transfiguré en dérision magnifique caractérisent cette œuvre inclassable,
jusqu’à l’ultime pirouette du clown, avec l’affaire Émile Ajar (La Vie
devant soi, 1975).
En 1968, la même année que Belle du Seigneur, Patrick Modiano publie
La Place de l’Étoile, fable provocatrice sur les réalités refoulées de l’Oc-
cupation, mêlant pastiches enlevés (de Céline à Rebatet) et notations

83
11 La littérature de la guerre et des camps

grinçantes sur le destin des Juifs déportés. L’obsession de Modiano pour


cette période trouble de l’histoire nationale se confirmera dans les romans
suivants, dans une tonalité plus apaisée, mélancolique et sombre. Les
défaillances de la mémoire individuelle et collective, les quêtes inabouties,
les traces, les archives incomplètes, tout cela dessine un univers très
personnel, qui « rêve la réalité », hanté par un passé traumatique qui
détermine la forme de l’écriture comme ses résonances éthiques (Dora
Bruder, 1997). Le traumatisme des descendants marque d’autres œuvres
importantes, au premier rang desquelles on citera celle de Perec. Avec
l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle), les contraintes ludiques
devient le principe d’engendrement d’œuvres inclassables, radicalement
anti-mimétiques ; mais la hantise de la perte et l’impossibilité du deuil
traversent les entreprises les plus radicales, à l’image de La Disparition
(1969), extraordinaire lipogramme rédigé sans la lettre « e », sans « eux »,
donc, sans elle, la mère morte à Dachau. Dans W ou le souvenir d’enfance
(1975), se croisent un récit d’aventure et un récit autobiographique,
jusqu’à l’aveu central – « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », qui fait
basculer le double récit dans l’angoisse, celle de l’enfant à l’identité détruite
par la guerre et les camps, envoyé à Villard-de-Lans, celle d’une île
terrifiante, W, dévoilant progressivement un univers concentrationnaire
dominé par le sadisme. La complexité de la construction est la marque
de la perte, de l’impossibilité du liant, du lien, et donc des structures
analogiques ou paraboliques permettant de ressaisir le réel dans une
forme continue.
12
D’autres voies du récit :
jeux avec le romanesque
(1950-2000)

Les innovations radicales de l’avant-garde ne doivent pas masquer la


persistance d’une forme de romanesque en apparence plus convention-
nelle. Certains romanciers obtiennent un très grand succès public, en
racontant des histoires, parfois leur histoire, dans des œuvres à la struc-
ture traditionnelle, et sans s’interdire les ressorts traditionnels du genre,
connivence, pathétique, un certain appel à la mémoire collective (Maurice
Druon, Robert Sabatier). Les romans du terroir, les romans policiers, les
romans sentimentaux, les romans historiques également recueillent tous
les suffrages. Du côté d’une littérature plus exigeante, on trouve également
des œuvres soigneusement composées, à l’écriture polie, marquées par une
rhétorique déconcertante au cœur des années soixante et soixante-dix :
Yourcenar publie ainsi Les Mémoires d’Hadrien (1951), puis L’Œuvre au
noir (1968) et enfin un vaste récit de filiation, Le Labyrinthe du monde
(1974-1988), initié par Souvenirs pieux. Un classicisme moderne, dans
la forme, recouvre un imaginaire baroque, où l’on distingue le goût des
songes, le rêve d’une érudition embrassant la totalité du monde, et une
méditation très riche sur les mystères de la vie et les tragédies de l’His-
toire à l’échelle humaine. Tournier trouve dans les mythes et les grands
récits de la culture occidentale les ressources motifs et les figures qui
animent un univers à la fois profondément réaliste et pleinement onirique
(Le Roi des aulnes, 1970). Le Clézio, après une première période expéri-
mentale (Le Procès-verbal, 1963), infuse dans ses romans une méditation
éthique et politique proche des sensibilités postcoloniales. À l’heure de la

85
12 D’autres voies du récit : jeux avec le romanesque (1950-2000)

mondialisation et des migrations douloureuses, il trouve dans l’épaisseur


de la fable et surtout dans le style les ressources d’un chant du monde
malgré tout harmonieux (Désert, 1980, Le Chercheur d’or, 1985).

Récits poétiques
D’autres formes de renouvellement du genre que les expérimentations
formelles du Nouveau Roman sont à signaler. Paradoxalement, d’abord,
c’est à travers l’imaginaire surréaliste que se trempent certaines des grandes
vocations de la seconde moitié du siècle. Par-delà sa détestation du roman,
le surréalisme aura, comme vision du monde et comme rapport singulier
à l’écriture, infusé le genre, jusqu’à le redéfinir ou le déplacer. Le cas de
Gracq est significatif. Entré en littérature avec un roman étrange et passé
à peu près inaperçu, Au Château d’Argol (1938), il publie ensuite Le Rivage
des Syrtes (1951), Un Balcon en forêt (1958), romans poétiques à l’intrigue
floue, dominés par l’attente, où se rend sensible une fascination pour le
paysage, univers de signes indéchiffrés, et pour la dimension charnelle de
la langue (la sonorité des mots, le rythme de la phrase, le chatoiement
des images…). Dans ses récits postérieurs, l’intrigue, les personnages et
la tension narrative même disparaissent progressivement. Il ne s’agit plus
de faire exprimer par un roman la poésie d’un lieu ; le roman s’exténue
en récit poétique, dans une prose attachée aux sinuosités du monde et
à la diversité de la géographie : Les Eaux étroites (1976), La Forme d’une
ville (1985). Dès 1950, Gracq avait affirmé son choix de « l’engagement
irrévocable de la pensée dans la forme » (La Littérature à l’estomac), cette
forme se dépouillera progressivement de tout romanesque, confinant à
l’essai poétique.
Autres jeux poétiques, sur un registre plus fantaisiste : ceux de l’in-
classable Vian, qui publie L’Écume des jours (1947), satire loufoque et
mélancolique des beaux jours de l’existentialisme, et ceux de Queneau,
qui poursuit une œuvre à la fois fantasque et rigoureuse. Il compose ses
romans selon des principes préétablis, et multiplie à plaisir les notations
réflexives sur la fiction, le personnage, le suspense, sans recourir néces-
sairement à des intrusions d’auteur, mais en les attribuant aux figures
faussement naïves et à peine consistantes qui défilent dans ses romans.

86
D’autres voies du récit : jeux avec le romanesque (1950-2000) 12

Le jeu avec le romanesque est donc constant ; le récit, comme ses per-
sonnages, ne cesse de frôler l’aventure (Le Chiendent, 1933, burlesque
transposition du Discours de la méthode, Pierrot mon ami, 1942, avec ses
énigmes policières improbables), de se perdre dans des complications
invraisemblables, mais sans jamais se départir de sa légèreté et de son
humour savant. Féru d’érudition bizarre et de mathématiques, ce membre
du collège de ‘Pataphysique participe à la fondation de l’OuLiPo en
1960 avec François Le Lionnais, et expérimente un « néo-français » dans
Zazie dans le métro (1959), pour ressourcer la langue française dans le
langage parlé, écriture phonétique comprise (on se souvient du célèbre
« Doukipudonktan » qui ouvre le roman). Les Fleurs bleues (1965) pro-
posent un retour au romanesque, croisant le rêve du duc d’Auge, en
1264, et les songeries de Cidrolin, du fond de sa péniche, pour proposer
une réflexion sur l’Histoire, sa téléologie, et les effets de toute mise en
ordre arbitraire du monde par le langage. L’OuLiPo théorise un mode
d’engendrement des textes parfaitement désacralisé : jeux combinatoires,
déplacements, substitutions, collages, pastiches. Des œuvres importantes
sont écrites à partir de contraintes oulipiennes : citons en particulier le(s)
très jubilatoire(s) « romans » La Vie mode d’emploi (1978) de Perec, ou
La Belle Hortense, de Jacques Roubaud (1985). Jacques Jouet, Hervé Le
Tellier, Anne Garréta publient régulièrement des textes oulipiens, codi-
fiés et savants dans leur élaboration, mais aussi d’une grande fantaisie.

Fresques ironiques
D’autres parcours individuels semblent irréductibles à toute forme de
définition. C’est le cas de ceux d’Aragon ou de Giono, grands romanciers
de l’entre-deux-guerres, qui semblent débuter une autre carrière à l’orée
des années cinquante. Invention narrative débridée, collage, effets de cita-
tion et de juxtaposition, la fiction aragonienne explore tous les possibles,
après les plus académiques Communistes. Même La Semaine sainte (1958),
roman historique centré sur Géricault et relatant la fuite de Louis XVIII,
déconcerte le lecteur par le brassage des événements, le tournoiement des
points de vue, l’érudition ébouriffante à chaque page, sans jamais perdre
de vue l’interrogation majeure : qu’est-ce que l’engagement, qu’est-ce que

87
12 D’autres voies du récit : jeux avec le romanesque (1950-2000)

la fidélité ? La Mise à mort (1965) puis Blanche ou l’oubli (1967) iront


plus loin encore dans la déconstruction de la fiction, brouillant toutes
les lignes, entre fabulation et vérité, multipliant les digressions et les
allusions, constituant ainsi des œuvres à la fois plastiques et musicales,
comme une ultime version du grand chant lyrique aragonien. Dans une
situation opposée à celle d’Aragon au lendemain de la guerre, accusé
de s’être compromis avec le régime de Pétain, Giono semble renoncer
à la posture messianique des années trente : « On n’est pas témoin de
son temps, on n’est que le témoin de soi-même (ce qui est déjà très
joli). » (préface des Chroniques). Il se tourne vers l’écriture de « chroniques
romanesques », sans lien entre elles, caractérisées par un style sec et
souvent elliptique, une intrigue lacunaire et parfois incohérente, l’étude
de caractères énigmatiques, plutôt tournés vers le mal, pour présenter
« une façon nouvelle pour l’homme de rencontrer le réel ». Un Roi sans
divertissement et Les Âmes fortes (1947 et 1949) sont les récits les plus
forts de cette seconde manière de Giono. Il renoue avec un romanesque
moins sombre dans le cycle du hussard. Le Hussard sur le toit, paru
1951, est un roman d’amour et d’aventures échevelé, assombri par la
présence du choléra – marque symbolique de la flétrissure morale des
individus et des sociétés.
L’exigence de rupture formelle est sans doute moins visible dans
l’œuvre, très populaire, de Romain Gary ; mais le jeu des masques, le
vertige identitaire, la complexité de la composition de certains de ses
romans (Europa, 1972, Les Enchanteurs, 1973) le rapprochent des tenta-
tives formalistes de rendre compte des failles béantes caractéristiques de
l’époque, du côté d’un ré-enchantement du monde. Il faut mettre à part
ses romans les plus politiques, qui prennent parfois, non sans dérision, des
accents messianiques, ironisant sur les insuffisances humaines pour mieux
rêver d’un avenir fraternel (Les Racines du ciel, 1956, Chien blanc, 1970).

Roman noir et science-fiction


Il ne faut pas oublier, pour les années soixante et soixante-dix, la diffusion
sans précédent d’une littérature de masse : des traductions américaines
de romans noirs (Chandler et Hammett en particulier) infusent d’un

88
D’autres voies du récit : jeux avec le romanesque (1950-2000) 12

sang neuf la production de romans policiers, qui se décline dans des


collections à gros tirages, comme la fameuse « Série noire » de Gallimard.
Après les méticuleuses études de mœurs de Simenon et de son com-
missaire Maigret, et la virtuosité parfois mécanique de Boileau-Narcejac,
le genre se renouvelle, grâce à des auteurs nouveaux comme Manchette
ou Vautrin, ou même Frédéric Dard, dont la série des San Antonio,
à la truculence savoureuse et aux intrigues rapides, enchante un très
grand nombre de lecteurs. La science-fiction existe en France depuis
la fin du XIXe siècle – sous la forme de la « littérature d’anticipation » –
mais c’est seulement durant les Trente Glorieuses que le genre reprend
toute sa vigueur, avec Pierre Boulle (La Planète des singes, 1963), par
exemple, et le développement de la collection « Présence du futur » chez
Denoël. Moins fantaisiste, moins narrative, la science-fiction devient elle
aussi un genre critique dans les années soixante-dix, sous l’influence des
auteurs américains (Philippe K. Dick, Christopher Priest), et propose une
réflexion mise en intrigue sur les nouveaux problèmes contemporains,
en particulier pour ce qui touche à l’environnement, à la culture et à la
manipulation du pouvoir.

« Fictions critiques » (D. Viart) d’une fin de siècle


Depuis le Nouveau Roman et les théories de Tel quel, on peine à identifier
des écoles, ou même des courants incarnant des tendances identifiables
dans le paysage littéraire. Si le temps des avant-gardes et des expérimen-
tations formelles les plus radicales semble désormais révolu, on n’observe
cependant pas une restauration pure et simple des formes académiques,
ni le retour triomphant du roman réaliste. D. Viart et B. Blanckeman,
entre autres, ont montré que le renouvellement des écritures narratives
depuis le début des années 1980 s’accompagne d’un retour au sujet,
d’un retour à la fiction et d’un retour à l’Histoire, à rebours des réqui-
sitions textualistes des décennies précédentes. Mais il s’agit d’un retour
critique, marqué par la réflexivité, l’hétérogénéité, l’ironie, qui fait sa part
à la conscience des vertiges de l’écriture tels qu’ils ont été explorés par
Blanchot, Bataille ou Beckett. Est-ce là le signe d’une impasse des théo-
risations passées, poussées jusqu’à leur épuisement, ou cela marque-t-il

89
12 D’autres voies du récit : jeux avec le romanesque (1950-2000)

le renversement (l’affadissement) des radicalités héritées en connivence


avec le lectorat, pour échapper au risque de l’illisibilité ? En s’éloignant
du formalisme, les écrivains répondent sans doute également à une forte
pression contextuelle. Les promesses de la société de consommation se
brisent, avec les crises économiques et sociales qui se succèdent, les socia-
bilités anciennes se défont, le rapport à l’histoire se brouille sous l’effet
d’une crise mémorielle, la mondialisation, la standardisation culturelle,
les fractures générationnelles aggravent encore une angoisse collective
qui altère le rapport au monde.
Le romanesque apparaît dès lors comme une ressource essentielle,
un répertoire inépuisable, où s’éprouvent des écritures diverses, pour
explorer à nouveaux frais les grandes questions du récit (le sens de la
vie et de l’Histoire, à l’échelle de l’individu), associant ainsi le plaisir de
la fable, et la jubilation du jeu ironique avec ces structures héritées. Les
romans de Jean Echenoz ou de Jean-Philippe Toussaint sont particulière-
ment exemplaires de cette tendance. L’écriture du réel peut également se
colorer d’une part fabuleuse, qui fait imperceptiblement dévier le cours
du récit, chez Emmanuel Carrère (La Moustache, 1985) ou Marie NDiaye
(La Sorcière, 1996), mais on observe bientôt, chez ces deux écrivains,
un rapport imaginaire au réel, à travers la médiation des faits divers
(L’Adversaire, 2000, qualifié de récit et non plus de roman) ou l’écriture
empathique de la misère ordinaire (Rosie Carpe, 2001). L’intrication de
l’imaginaire et du politique est également essentielle dans les romans
d’Olivier Rolin (Tigre en papier, 2002), de François Bon (Sortie d’usine,
1982, Un fait divers, 1994) de Régis Jauffret (Fragments de la vie des gens,
2000) ou d’Éric Chevillard (Les Absences du capitaine Cook, 2001). Distance
critique à l’égard des discours normés, polissage de la langue, exposition
concertée des signes d’un monde toujours plus inacceptable : ces écritures
reconfigurent un certain rapport au réel, à la fois fortement subjectif,
ancré dans un parcours idéologique clairement assumé, et explicitement
tourné vers le public, comme un dernier appel à la constitution d’une
communauté littéraire.
Écrire le présent, écrire l’Histoire ; il n’y a pas de rupture entre ces
deux dimensions essentielles des romans et récits de la fin du siècle.
Les romans archéologiques de Modiano se construisent autour de quêtes
fragiles, à partir de traces, d’archives, et thématisent la précarité d’une
mémoire insuffisante. Le post-exotisme de Volodine (Des anges mineurs,

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D’autres voies du récit : jeux avec le romanesque (1950-2000) 12

1999, Dondog, 2002), à la génération suivante, accentue encore ce sen-


timent d’un envahissement du passé, dont les bribes et les fragments
hantent la mémoire de personnages toujours déjà morts ; c’est sous le
signe d’un chant brisé, dans un monde décomposé, que se donnent à
lire des fictions apocalyptiques, où l’avenir est désespérément encombré
des désastres insurmontables du siècle passé.
Les « récits de filiation » (D. Viart) et autres fictions biographiques
constituent un pan important de cette littérature qui promeut le retour
du sujet. Cela passe par des généalogies familiales, articulant réflexions
sociologiques sur les déterminations de l’identité et volonté de restituer
tout un univers perdu (Jean Rouaud, Des Hommes illustres, 1993, Annie
Ernaux, La Place, 1983), la restauration des « vies minuscules » d’un passé
trop rapidement oublié, dans la puissance flamboyante d’un style baroque
(Pierre Michon, Vies minuscules, 1984), ou s’attachant à recomposer les
variations ténues d’une existence dans le monde (Pierre Bergounioux, La
Maison rose, 1987), ou les réinscriptions brisées du sujet de l’écriture dans
l’histoire familiale et l’histoire collective (Sarraute, Enfance, 1983, Claude
Simon, L’Acacia, 1989). Le récit de filiation est aussi une manière de se
saisir des pans décisifs d’une histoire muette : l’occultation des classes
populaires, et la douleur d’une transfuge (Annie Ernaux, Les Armoires
vides, 1974, La Honte, 1997), les brisures transmises, de génération en
génération, de la Grande Guerre (Jean Rouaud, Les Champs d’honneur,
1990, Claude Simon, L’Acacia, Histoire, Le Tramway), de la Shoah (Patrick
Modiano, Dora Bruder, 1997, Lydie Salvayre, La Compagnie des spectres,
1997, Philippe Grimbert, Un secret, 2004), de la guerre d’Algérie (François
Bourgeat, La Nuit Algérie, 2003, Laurent Mauvignier, Des Hommes, 2009).
Des « fictions érudites » ou « encyclopédiques » (L. Demanze) rendent
compte d’un rapport intime et secret à la bibliothèque, élargie à toutes
sortes de documents, de traités, et d’archives. Les œuvres de Gérard
Macé (Colportage, 1998) ou de Pascal Quignard (Petits traités, 1981-1991)
dessinent ainsi un espace précieux, où le travail de la petite forme, du
fragment, de l’extrait, donne à lire une restauration critique des « Belles
lettres ».
Partout se lit la conscience très vive d’une transaction nécessaire avec
une langue usée, ludiquement agitée par Novarina ou Cadiot, des formes
installées, que vivifie le rapprochement avec le reportage (François Bon,
Daewoo, 2004, Emmanuel Carrère, Un roman russe, 2007, Jean Rolin,

91
12 D’autres voies du récit : jeux avec le romanesque (1950-2000)

Terminal Frigo, 2007), avec les faits divers (Laurent Mauvignier, Dans
la foule, 2006, Régis Jauffret, Sévère, 2010), ou avec les structures du
roman policier ou de la science fiction (chez Manchette, Didier Dae-
ninckx, Tanguy Viel, Maurice G. Dantec, Michel Houellebecq, Volodine).
Il n’y a plus de rapport innocent à l’écriture, tout particulièrement dans
le champ du récit. Sans véritablement en revenir à un romanesque qui
semble désormais porté par le cinéma ou par les séries télévisées, les
récits du tournant des XXe et XXIe siècles, volontiers spéculaires et ludiques,
s’inventent un nouvel espace littéraire, mélancolique et critique.
13
Expérimentations
dramatiques (1940-2000) :
jeux de langage
et de mise en scène

Malgré la censure, malgré l’éviction très visible des Juifs de la scène, la


période de l’Occupation n’a pas été marquée par un ralentissement de
la vie théâtrale. C’est à ce moment que se dessinent les grandes lignes
de la politique de décentralisation du théâtre en France, ainsi que du
statut spécifique des professionnels du spectacle. À côté des mises en
scène de classiques et de bons faiseurs du théâtre de boulevard (Sacha
Guitry, N’écoutez pas, mesdames !, 1942), les auteurs importants de l’entre-
deux-guerres, comme Giraudoux (La Folle de Chaillot, 1945), Montherlant
(La Reine morte, 1942), Claudel (Le Soulier de satin est monté en 1943
par Jean-Louis Barrault), Anouilh (Antigone, 1944) connaissent un très
grand succès. Seules les pièces de Sartre (Les Mouches, 1943, et dans une
moindre mesure Huis-clos, 1944) témoignent d’un véritable engagement
politique, d’ailleurs assez peu considéré par les spectateurs de l’époque.
Ces pièces d’idées privilégient la représentation de « conflits de droits »
à celle de conflits de caractères. Les apories de la liberté, les détours
de la mauvaise foi, la trahison, questions irréductibles à la seule analyse
psychologique, imposent donc un « théâtre de situations », un « théâtre
austère, moral, mythique et rituel d’aspect » : « l’homme libre dans les
limites de sa propre situation, l’homme qui choisit, qu’il le veuille ou
non, pour tous les autres quand il choisit pour lui-même ─ voilà le sujet

93
13 Expérimentations dramatiques (1940-2000) : jeux de langage et de mise en scène

de nos pièces », écrit Sartre. Pour J.-P. Ryngaert, les pièces de Sartre ne
constituent cependant pas une rupture dramaturgique : elles « obéissent
aux traditions du drame réussi, dans la construction dramatique comme
dans l’établissement de personnages porteurs de discours rhétorique. »
De même, les pièces de Camus (Caligula, 1944, Les Justes, 1949) pro-
posent dans un style dépouillé et tendu une réflexion exigeante sur les
intrications du politique et du psychologique.

Jeux avec le langage


L’après-guerre voit la persistance du modèle polarisé des années vingt
et trente : un théâtre commercial, à Paris comme en province (Marcel
Achard, Anouilh encore), et un théâtre plus confidentiel, où sont mon-
tés des pièces d’un genre nouveau. Le répertoire des grandes scènes
publiques est surtout classique, et européen (Skakespeare, Kleist, Cal-
derón), même s’il s’ouvre progressivement au théâtre de Brecht à partir
des années cinquante.
Mais le fait marquant du théâtre est alors le renouvellement décisif du
dialogue : loin des répliques ciselées des pièces bien faites de l’entre-
deux-guerres, ce sont désormais les banalités de la conversation quoti-
dienne qui nourrissent l’inspiration des nouveaux dramaturges. C’est la
pauvreté du langage, ses clichés, ses insuffisances qui deviennent l’objet
propre du théâtre le plus innovant, révélé grâce à de petites salles, en
particulier à Paris (le théâtre de la Huchette, le théâtre des Noctambules
entre autres).
Ce renouvellement des formes peut, dans certains cas, jouer avec la
littérarité constitutive du théâtre français : avec Audiberti (Le Mal court,
1947), dramaturge fantaisiste et baroque, les jeux formels s’articulent à
des interrogations existentielles et historiques, et la foi dans la puissance
dramatique du verbe semble malgré tout maintenue dans une écriture à la
fois onirique et pensive. Cette tension est également présente chez René
de Obaldia, à l’œuvre volontiers burlesque (Du vent dans les branches de
sassafras, 1965, « western de chambre »), ou chez Jean Tardieu, dont les
pièces très ludiques témoignent d’une inquiétude de poète face au langage.
Sa pratique des pièces radiophoniques détermine sans doute son rapport

94
Expérimentations dramatiques (1940-2000) : jeux de langage et de mise en scène 13

essentiel à la voix, qui sape toute conception dramaturgique. Ses pièces


sont brèves, s’émancipent des contraintes génériques, exhibant ainsi une
langue dramatique dépouillée (Un mot pour un autre, 1951, Théâtre de
chambre, 1955, Poèmes à jouer, 1969). Crise du dialogue, du personnage
et de l’action : c’est l’idée même du théâtre qui semble alors ébranlée,
mais dans une perspective ludique et poétique qui préserve malgré tout
la légèreté du divertissement.

Le nouveau théâtre
Le dépouillement est plus radical encore chez les dramaturges des avant-
gardes, qu’on a pris l’habitude de regrouper sous l’étiquette commode de
« théâtre de l’absurde » après l’essai de Martin Esslin (1963) : Ionesco,
Beckett, Adamov, Genet, Duras. On préfèrera ici parler de « nouveau
théâtre », pour éviter la confusion entre une rénovation formelle anti-
rhétorique et anti-dramatique, et un contexte philosophique où semble
dominer une pensée dite de l’absurde, portée par Camus et Sartre – mais
dont la dramaturgie est précisément aux antipodes des œuvres ainsi
désignées. Il est en effet tentant de restaurer une forme de cohérence
thématique, historique et idéologique de ces pièces déconcertantes, qui
minent les fondements dramaturgiques du théâtre occidental traditionnel :
l’intrigue et l’enchaînement de ses péripéties, le personnage et sa cohé-
rence psychologique, les dialogues et leur efficacité rhétorique. Par delà
la diversité irréductible des écritures, ce que les avant-gardes des années
cinquante et soixante ont en commun, c’est sans doute un sentiment
tragique de perte – défaillance de l’humanisme après les tragédies de
l’Histoire, défaut radical du langage, absence de toute forme de trans-
cendance en particulier. Que reste-t-il, à l’heure de la rupture du sens,
sinon des objets dérisoires, des corps souffrants, comme abandonnés sur
un plateau presque vide (Beckett, Oh ! Les beaux jours, 1961) ou accu-
mulés à plaisir, presque comiquement (Ionesco, Les Chaises, 1952) – le
burlesque devenant alors la figuration sensible d’une tragédie sans envers.
Beckett (En attendant Godot, 1952) est peut-être, avec Genet, celui
qui incarne le mieux la révolution de l’écriture dramatique. Un univers
clos, volontiers étouffant, où rien n’arrive, où rien ne peut se dire, hors

95
13 Expérimentations dramatiques (1940-2000) : jeux de langage et de mise en scène

l’impuissance et les apories du langage, cette dramaturgie s’oppose à toute


tentation mimétique et ébranle les conditions mêmes de la représenta-
tion. Rare ou, quand elle devient bavarde, frappée d’inanité, la parole
devient le lieu essentiel d’un spectacle fragile – Godot ne viendra pas, les
« beaux jours » ne sont plus qu’une ombre dans la mémoire défaillante
des personnages, et Fin de Partie (1957) exhibe l’envers du jeu théâtral,
ce « rien » exprimant toute l’angoisse d’être sur scène et d’être au monde.
Le parcours de Ionesco (La Cantatrice chauve, 1952) est révélateur des
ambivalences de ce qu’on nomme également parfois « anti-théâtre ». Il
s’agit de se définir tout contre la dramaturgie traditionnelle, en exhibant
des formes défaites, un langage dérisoire et vain, suscitant ainsi un autre
mode d’adhésion du spectateur : non plus l’immersion fictionnelle, mais la
connivence face à l’exhibition d’une machinerie usée. Volontiers parodique
à ses débuts, dans une tonalité à la fois plus grinçante et moins sombre
que chez Beckett, Ionesco opère progressivement un retour au théâtre
porteur de message, ou du moins délibérément orienté vers une réalité
politique ou collective (Rhinocéros, 1959). De même Adamov, troisième
grande figure de dramaturge exilé, après avoir mis en scène l’angoisse
sans envers de l’existence dans des pièces qui défont l’illusion de la vie
collective (La Parodie, 1947), ouvre son théâtre aux grandes contradictions
sociales. Le Ping-Pong (1955) démonte ainsi les mécanismes idéologiques
à l’œuvre dans la fascination que suscite un billard électrique, pour en
appeler au retour de la solidarité sociale.
Genet est à lui seul un mythe littéraire, inépuisable et inclassable. Son
œuvre dramatique s’inscrit néanmoins dans ce vaste mouvement provoca-
teur et destructeur, qui exhibe les failles des conventions dramaturgiques
du théâtre mimétique. L’illusion théâtrale est une farce, qu’il s’agit de
conjurer par le retour à une forme de sacralité : le rituel théâtral doit
ainsi exposer son caractère arbitraire et brutal. Il expliquera ainsi, dans une
préface de 1963 aux Bonnes (1947) : « Le jeu théâtral des deux actrices
figurant les deux bonnes doit être furtif. Ce n’est pas que des fenêtres
ouvertes ou des cloisons trop minces laisseraient les voisins entendre des
mots qu’on ne prononce que dans une alcôve, ce n’est pas non plus ce
qu’il y a d’inavouable dans leurs propos qui exige ce jeu, révélant une
psychologie perturbée : le jeu sera furtif afin qu'une phraséologie trop
pesante s’allège et passe la rampe. Sans pouvoir dire au juste ce qu’est
le théâtre, je sais ce que je lui refuse d’être : la description de gestes

96
Expérimentations dramatiques (1940-2000) : jeux de langage et de mise en scène 13

quotidiens vus de l’extérieur : je vais au théâtre afin de me voir, sur la


scène (restitué en un seul personnage ou à l’aide d’un personnage multiple
et sous forme de conte), tel que je ne saurais – ou n’oserais – me voir
ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être. » C’est surtout avec
Le Balcon (1956) puis Les Nègres (1958) que l’œuvre de Genet explose
sur la scène théâtrale, poussant à l’extrême le jeu des masques et des
simulacres. Les Paravents (1961) peuvent sembler répondre au même
type d’inquiétude politique que celle qui infléchit au même moment
les parcours de Ionesco ou d’Adamov, mais la pièce déborde largement
son propos apparent sur la guerre, la décolonisation et le racisme, qui
fit scandale à l’époque. La méditation politique est profondément ancrée
dans une rêverie poétique dénuée de toute mièvrerie, parfois nettement
agressive, jouant de l’imposture et de la trahison.

Le retour au politique et au quotidien


On assiste à la fin des années soixante à un tournant nettement militant.
L’avant-garde devient classique – ou se dilue dans le procédé, sinon
dans le lieu commun. La mise en place des Maisons de la culture, l’in-
fluence de la scène militante américaine, la fascination pour un théâtre
oriental caractérisé par un autre mode d’adhésion des spectateurs, plus
spirituel et charnel à la fois, et enfin l’intensité des débats politiques
au lendemain de 1968 expliquent l’émergence de nouvelles modalités
d’écriture. Émergent ainsi des textes collectifs (spectacles créés par le
Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine ou par le Théâtre de l’Aquarium),
et les textes à la fois spectaculaires et résolument politiques d’Armand
Gatti, qui propose un « théâtre des possibles » (B. Dort), émancipé de
toute contrainte dramaturgique pour mieux rendre compte du chaos de
la vie réelle, et faire éclater les carcans normatifs de l’historicité, de la
géographie et de toute forme de téléologie. Dans Chant public devant deux
chaises électriques (1966), il interpelle ainsi les spectateurs, demandant
« si Sacco et Vanzetti mourront une fois de plus ce soir ».
À un théâtre de l’immédiat, fortement coloré d’idéologie, va alors
s’opposer un théâtre « du quotidien », qui réinscrit la réflexion sur les
stéréotypes et les impuissances du langage dans ses conditions sociales

97
13 Expérimentations dramatiques (1940-2000) : jeux de langage et de mise en scène

d’émergence. Plus que de « quotidien », il s’agit ici de faire surgir la


désintégration des vies modernes, au-delà de toute forme de natura-
lisme ou de misérabilisme, grâce à un travail sur la langue. La parole
dramatique devient ainsi un lieu d’observation stratégique de l’exclusion
sociale, qui se joue par et dans la langue : une langue figée, conservatrice,
fascisante, de petits-bourgeois représentés comme les otages de l’idéologie
dominante chez Georges Michel (La Promenade du dimanche, 1967), ou
bien la langue démunie des plus fragiles, chez Jean-Paul Wenzel (Loin
d’Hagondange, 1975). Moins évidemment idéologiques, mais tout aussi
politiques et tout aussi sensibles aux subtiles résonances des relations
sociales dans la texture de la langue, les œuvres de Nathalie Sarraute
(Isma, ou ce qui s’appelle rien, 1970, Pour un oui ou pour un non, 1982) et
de Michel Vinaver (Nina, c’est autre chose, 1978) démontent les processus
d’aliénation à l’œuvre dans la parole. Sous la surface mate des lieux
communs, se jouent des affrontements à la violence voilée. Ils ouvrent
ainsi à de nouvelles expérimentations, minant la cohérence supposée de
la fable, fragmentant les discours, pour recomposer le monde en jouant
d’effets de montage.

Expérimentations contemporaines
Les années quatre-vingt voient, plus manifeste que jamais, le triomphe
du metteur en scène ; Chéreau, Vitez, Mnouchkine, Wilson apparaissent
comme les grandes figures du théâtre contemporain. Est-ce au détriment
du théâtre de texte ? Rien n’est moins sûr, à en juger par la fécondité d’un
certain ludisme linguistique, celui de l’Oulipo ou de Valère Novarina, et
par l’affirmation d’une grande tendance contemporaine, celle de l’écriture
fragmentaire et du monologue, qui apparaissent comme de nouvelles
mise à l’épreuve, décisives, de la théâtralité, chez Dario Fo, Enzo Cor-
mann, Jean-Luc Lagarce (Juste la fin du monde, 1990) ou Philippe Minyana
(Chambres, 1993), esquivant les ressources épuisées de la psychologie pour
réinventer de nouvelles épopées à la fois intimes et politiques. Le « théâtre
des paroles » de Novarina déploie une formidable inventivité lexicale,
rythmique, poétique, à l’extrême limite du possible, renouant parfois avec
la frénésie de la liste propre aux grands humanistes (Le Drame de la vie,

98
Expérimentations dramatiques (1940-2000) : jeux de langage et de mise en scène 13

1984, Le Discours aux animaux, 1987), restaurant les paroles impossibles


ou empêchées (Le Babil des classes dangereuses, 1978, La Lutte des morts,
1979), Exposer les merveilles du langage, faire chanter les mots avec
jubilation mais sans complaisance, et dans la conscience continue d’une
souffrance de la parole, tels sont les enjeux d’une écriture arrachée à la
banalisation des logorrhées médiatiques (Devant la parole, 1999).
Le refus d’une vision totalisante participe souvent d’une visée subver-
sive. Koltès, dans un avertissement précédent Dans la solitude des champs
de coton (1987), propose une définition du deal qui pourrait également
être celle de la dramaturgie, distribuée dans les catégories du temps
(« à n'importe quelle heure du jour et de la nuit »), du lieu (« espaces
neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage »), du personnel dramatique
(« pourvoyeurs et quémandeurs »), et du langage (« entente tacite, signes
conventionnels ou conversation à double sens »). Mais ces catégories sont
systématiquement minées dans la pièce, le deal est menacé par l’inter-
mittence du récit, le symbolisme flottant de l’espace et l’éclatement de la
parole chez Koltès. Solitude, détresse, pulsions lyriques définissent ainsi
un univers dramatique exhibant les béances de l’existence contemporaine
(Roberto Zucco, 1990).
14
Les visages contrastés
de la poésie depuis 1940

Retrempée dans les épreuves de la guerre et de l’immédiat après-guerre, la


poésie semble trouver des ressources neuves dans une tradition revisitée,
et même, parfois, dans le retour conjoint à la métrique et à la rhétorique.
Le parcours d’Aragon et d’Éluard est significatif, dans cette perspective :
la poésie de la Résistance se donne comme « la véritable aube française »
(Aragon), art caché et nécessaire, qui renoue avec la régularité des vers,
la force singulière des rimes, le croisement des thèmes les plus tradi-
tionnels pour dire l’urgence de l’Histoire, et en appeler « sur la solitude
nue » (Éluard) à la liberté. Contrebande poétique, scansions naïves et
savantes à la fois, le chant s’élance comme jamais, depuis le début du
siècle, vers le lecteur, associant engagement et lyrisme amoureux (Les
Yeux d’Elsa, d’Aragon, 1942, Le Temps déborde, d’Éluard, 1947). Des
réquisitions contemporaines au rêve d’émanciper les lecteurs : la poésie
de la circonstance se rêve poésie nationale, adressée, efficace. Les moyens
divergent, des incantations angoissées de Michaux (Épreuves, exorcismes
1940-1944) au nouvel humanisme de l’École de Rochefort, tendu vers
la volonté nécessaire de « dire la vie », en toute fraternité et « dans sa
nudité » (Position poétique de l’École de Rochefort, 1941). Si en 1945, le
surréaliste Benjamin Péret dénonce dans Le Déshonneur des poètes l’asser-
vissement de la parole poétique à une forme de propagande, il restera
de la période de la guerre l’idée d’une puissance propre de la poésie,
irréductible aux déterminations de l’Histoire – mais incarnée dans une
forme sensible, à la fois ouverte sur le monde et exigeante.

101
14 Les visages contrastés de la poésie depuis 1940

Des poésies de la célébration et de l’exploration


L’après-guerre voit la poursuite des grandes carrières du siècle, telles
celle de Saint-John Perse, dont les amples poèmes épiques du « cycle
américain » (Exil, 1942, Vents, 1946, Amers, 1957) marquent l’affirmation
d’un sujet lyrique qui célèbre d’un même geste le monde et la langue,
en accordant le rythme de son chant aux éléments, sans jamais cesser de
mesurer les abîmes de sa propre entreprise. Autre parole lyrique majeure,
celle de René Char, qui se donne « à fleur de terre », dans les éclats
d’une voix prompte à saisir la vie, le surgissement des vérités sensibles, à
travers une écriture « en archipel », moins disloquée que rythmée par les
blancs (Le Poème pulvérisé, 1945, Feuillets d’Hypnos, 1946, Les Matinaux,
1950, La Parole en archipel, 1962). Ces deux poètes de la célébration
poussent la langue jusqu’à ses extrêmes limites pour dire l’extraordinaire
du monde, de ses éblouissements comme de ses déchirements. Henri
Michaux, quant à lui, continue ses explorations imaginaires, creusant la
précarité de l’existence, tout en estompant peu à peu les aspérités de son
écriture, trouvant peut-être dans la peinture un autre mode d’affrontement
des paradoxes intimes. Les violentes agitations du recueil L’Espace du
dedans, choix de textes publiés entre 1927 et 1959, s’achèvent ainsi avec
« Paix dans les brisements », la puissance d’une poésie du mouvement
et de la rupture semblant enfin répondre aux infinies angoisses d’une
« âme déchargée de la charge » de son moi.
Faut-il rapprocher Francis Ponge de la nouvelle simplicité prônée
par les auteurs de l’école de Rochefort, tels René Guy Cadou et Jean
Rousselot, et de leur ambition de « reprendre pied sur la terre où nous
sommes » (Position poétique de l’École de Rochefort, 1941) ? Les textes
qui composent Le Parti pris des choses (1942) sont pour l’essentiel anté-
rieurs, et, surtout, l’extrême attention à tous ces objets qui peuplent le
monde se double d’une conscience aiguë du « drame de l’expression »
(Proêmes, 1948). Résistant à la tentation d’un abandon lyrique au réel,
Ponge veut à la fois exposer une écriture objective et réécrire l’objet – le
plus simple, le plus modeste : cageot, pain, huître… Comment donc
parvenir à « nommer les objets de la nature », c’est-à-dire tout autant
restituer l’objet que tenir compte des mots ? Là encore, se donne à lire une
forme de célébration apparemment modeste du réel, mais dont l’ambition

102
Les visages contrastés de la poésie depuis 1940 14

est cependant décisive : saisir, dans l’espace du poème, à la fois l’objet


comme lieu de tous les fantasmes, et l’écriture qui s’en empare, et qui
le restitue, dans la jubilation profonde d’une « copulation » des mots et
des choses. L’exigence de la forme, doublée de l’exposition d’un travail
sur le langage, permet ainsi de rompre avec la fétichisation excessive du
Verbe, et de redonner de l’élan à une nouvelle écriture de l’analogie.
La génération des poètes émergeant après 1945 présente un visage tout
aussi divers. Des constantes, peut-être, sont à souligner : l’attention à la
matière, à une réalité saisie dans sa dimension la plus concrète (Jean
Tortel, Eugène Guillevic), l’inépuisable quête d’un absolu, plus (Pierre
Emmanuel, la Tour du Pin) ou moins (André Frénaud, Edmond Jabès)
spirituel, mesurant les apories du langage, inscrivant la poésie au lieu
même de ses insuffisances et de ses désirs. Cet apparent repli sur elle-
même ne signifie pas que la poésie se retire du monde, bien au contraire ;
les pratiques diverses des poètes des années 1950 à 1980 proposent, sur
le mode de la tension, une mise à l’épreuve des formes face au monde,
une interrogation sur la capacité de la poésie à dire une forme de vérité,
ou du moins une forme de présence de l’être dans le monde.

Pour une poésie de la présence


Bien identifiée, la lignée des poètes de la présence et du lieu – Bonnefoy,
Dupin et Jaccottet surtout – s’inscrit dans une certaine continuité avec
les grands poètes du sensible, loin des fantasmagories surréalistes. Ils
opposent ainsi à l’image un dépouillement de la langue, pour restituer
un paysage essentiel, un « vrai lieu », dans la discrétion ou la suspension
du regard, à peine jeté à travers L’Embrasure (Dupin, 1969). La poésie se
fraye un chemin dans l’écartement des phrases pour laisser sa place au
blanc (Air, 1951, de du Bouchet), dans l’exposition de la précarité des
« humbles voix », et la transparence, au rebours de tout figement dans
une posture poétique (Jaccottet). La révélation poétique, accidentelle et
contingente, ne surgit plus qu’au détour d’un paysage profane. Elle suscite
un universel qui s’incarne, en toute précarité, dans un regard, dans une
phrase. Elle est moins révélation de l’harmonie que conscience vive d’une
déchirure irrémédiable, par où peut passer, fugacement, l’éclat du sens.

103
14 Les visages contrastés de la poésie depuis 1940

On ne peut donc identifier une « nouvelle poésie » répondant aux


propositions du nouveau roman et du nouveau théâtre, les propositions
sont diverses, et la poésie semble entrer dans une phase de discrétion
critique, dont elle n’est pas sortie à ce jour. Sans céder sur les exigences
formelles les plus aiguës, les poètes articulent une réflexion éthique sur
les puissances de la poésie et la conscience d’une extrême fragilité de
leur parole.

La poésie de l’impossible
Pour être fondée en théorie, bien souvent, et accompagnée d’une dis-
cours critique, la poésie, à partir des années soixante, affiche davantage
ses lacunes, ses incertitudes, sa fragilité que des certitudes textualistes
ou politiques (réduites à l’idée de révolution, chez Bernard Noël). C’est
même le cas pour les poètes proches de Tel Quel ou de l’OuliPo ;
Denis Roche (Le Mécrit, 1972) pousse ainsi l’impératif de transgression
jusqu’à son extrême limite – la poésie étant désormais « inadmissible »,
et « n’existe pas » ; la revitalisation nécessaire de la langue passe par une
table rase, mais n’est guère qu’une orientation, et non pas une promesse.
Il s’agit moins de saisir le monde, que de prendre la pulsation de la
vitesse moderne et d’en arpenter les surfaces (Denis Roche défend ainsi
un parti pris photographique de la poésie). Pour Michel Deguy, « la
poésie, comme l'amour risque tout sur des signes » ; geste discret, elle
articule, met en perspective, « épiant l’invisible entre nous », creusant la
différence entre le monde et les mots, pour y trouver l’élan et la menace
qui justifient l’écriture même (Ouï dire, 1966).
La question de l’impossible est donc toujours au cœur du projet éthique
des poètes, mais sans dramatisation excessive ; dite, théorisée par les
avant-gardes, elle donne à la fois la mesure d’une précarité toujours
plus apparente du texte, et devient le gage d’une forme de liberté jubi-
latoire dans le rapport à la langue. On songe, bien sûr, aux oulipiens
Queneau et Jacques Roubaud (« chaque poème n’est qu’une variante »,
Dire la poésie, 1981) dans cette perspective d’un textualisme ludique et
savant. La dimension littéraliste sera au cœur des œuvres d’Emmanuel
Hocquart (Album d’images de la villa Harris, 1978), qui va jusqu’à faire

104
Les visages contrastés de la poésie depuis 1940 14

l’économie du dire, pour se concentrer sur l’écriture, son processus et sa


fécondité, dans le dépouillement de toutes les illusions lyriques, de toute
forme d’expression, de confidence ou même de discours sur le monde.

La poésie contemporaine :
explorations dans la langue et mesure du chant
Alors que les années 1980 voient, par un effet de balancement récurrent
dans l’histoire du siècle, un retour du sujet lyrique, la veine littéraliste
et rhétorique se mue en vaste entreprise de démolition des sens convenus,
avec entre autres Olivier Cadiot (L’Art poétic’, 1988), Christian Prigent
(Ceux qui merdRent, 1991) et Valère Novarina (Le Discours aux animaux,
1987). Jean-Marie Gleize pose ainsi l’exigence littérale de la poésie comme
réalisme intégral, en prenant acte de l’ambition infinie de la poésie (être
le réel même) et de son impossibilité : il reste son rapport intrinsèque
à la langue. Signalons encore la corruption ludique – et érotique – de
la poésie chez Jude Stéfan, chez lequel la dérision prend des allures
souveraines, démontant les ressources de la langue sans jamais perdre
de vue la chair mortelle (« tes phrases ont des allures de reine / en os
sans chairs / rejetés aux reflux / encore, encore / (un coup, un poème […]
la plage (la page) un piège à rats sous les étoiles », Prosopopées, 1991).
Le nouveau lyrisme est lui aussi dépourvu de certitude ; venu à l’heure
de la « fin de la poésie », alors qu’il est impossible de s’extraire du monde
et de négliger les vastes territoires déjà arpentés par la poésie, le poète
d’après Michel Deguy est un observateur, rêvant sur les possibilités de
figuration du monde, sans s’interdire aucune forme d’intervention dans
la cité (en témoigne le projet total de la revue Po&sie depuis 1977).
D’autres œuvres témoignent d’un rapport sans doute apaisé au monde,
au quotidien, telles celle de Jacques Réda (Les Ruines de Paris, 1977),
de François de la Cornière, de Ludovic Janvier, ou de Lorand Gaspar,
qui revendique un tissage dynamique entre le monde entier et l’œuvre :
« Mots et images, idées de mots et d’images, se composent, s’articulent, se
dénouent, molécules vivantes de la vie/réseau mobile de cris, de lueurs,
de nœuds d’énergie/d’un flux continu » (Approche de la parole, 1978).

105
14 Les visages contrastés de la poésie depuis 1940

Recueillir le passé, inscrire les drames du présent, sans grandiloquence


mais en revendiquant la présence d’une voix propre : des œuvres à tona-
lités diverses, telles celles de Jean-Michel Maulpoix, de Gérard Macé,
d’Antoine Emaz, de Guy Gofette ou de Valérie Rouzeau, sont également
caractérisées par ce lyrisme critique, mesuré, restitué dans une forme
souvent palpitante, mais brisée et dépourvue de toute grandiloquence.
15
Le moment terroriste
de la théorie littéraire
(les années 1960-1970)

En 1963, on redécouvre avec fascination le Bavard de Des Forêts, à


l’occasion d’une réédition en poche : le « je » qui donne son unité au
récit y est vertigineusement déconstruit, le bavardage est faux, vain,
et non avenu – reste seulement de la littérature, donc. D’autres récits
monologués minent ainsi les conventions minimales de l’échange litté-
raire, depuis La Chute (1956) de Camus jusqu’au Coco perdu. Essai de
voix de Guilloux (1972). L’interrogation critique est ainsi déportée du
récit et du langage vers la voix, mettant ainsi en crise les formes fon-
damentales de la relation humaine entre deux subjectivités. Les récits de
Beckett s’inscrivent également dans cette perspective, tout comme ceux
de Pinget (L’Inquisitoire, 1962, ou Cette voix, 1975), ou comme l’étrange
texte dramatique de Tardieu, Une Voix sans personne, qui date de 1954.
Les derniers textes de Sarraute, brouillant les frontières génériques entre
théâtre, récit, essai, même, apparaissent également comme une méditation
ample et brisée sur L’Usage de la parole (1980). Ces explorations vocales
esquissées sur les ruines du vieux roman réaliste vont-elles « vers une
littérature de l’épuisement », selon la formule de D. Rabaté ? La mise
en cause conjointe du sujet et de sa parole ne signe certes pas la
fin de la littérature, mais elle est certainement l’un des grands moments
critiques du siècle.

107
15 Le moment terroriste de la théorie littéraire (les années 1960-1970)

La mort de l’auteur, l’avènement du texte


Le récit est alors le creuset d’une réflexion décisive sur le texte, qui
exhibe l’arbitraire de l’illusion mimétique et les artifices de la fiction
pour attirer le lecteur. On proclame en 1966, avec Barthes et Foucault,
la mort de l’auteur, pour mieux assurer l’avènement d’un lecteur qu’on
ne peut que rêver « modèle », selon l’expression plus tardive de Eco.
Cela va de pair avec une conception résolument intransitive et exi-
geante de l’écriture, telle qu’elle se formule avec radicalité chez Bar-
thes, et autour de la revue Tel Quel, et telle qu’elle porte les romans
expérimentaux de Philippe Sollers (Nombres, 1968). L’écriture est à elle-
même sa propre fin, le texte est comme coupé à la fois de l’auteur et
de son lecteur, abstrait du monde réel, pour devenir le lieu clos de
l’analyse. La révolution formelle se rêve pourtant révolution politique,
comme dans les années vingt, cherchant à ébranler la langue dans le
texte pour ébranler le monde. La radicalité moderne semble avoir per-
mis le développement d’œuvres réflexives exigeantes et fortes, mais leur
lectorat reste très restreint.
L’opposition entre la littérature transitive (tournée vers le public),
sinon engagée, incarnée par Sartre, Beauvoir et Semprun, et la littérature
d’avant-garde, incarnée par Ricardou et Faye pour Tel Quel se donne en
spectacle, en 1964, lors d’une réunion publique sur le thème « Que peut
la littérature ? » ; il y apparaît nettement que désormais, l’écrivain ne se
pense plus comme médiateur, encore moins comme penseur ou comme
analyste de l’Histoire ou de la société. La littérature, par son exigence
formelle, définit d’abord une attitude face aux mots, aux discours et à
l’ordre établi, et propose ainsi une alternative subversive aux grands
bavardages collectifs et à l’universel reportage.
Est-ce là une nouvelle aggravation du désenchantement qui mine l’en-
treprise littéraire, depuis l’interruption du bel élan de 1913 par la Grande
Guerre, et l’effondrement des grandes illusions humanistes après 1945 ?
La littérature est-elle ainsi dépossédée du pouvoir de dire le tragique de
la condition humaine, pour ne proposer qu’un discours antagonique, non
situé et insituable, à peine adressé – un autre bavardage, dirait Des Forêts ?
C’est peut-être dans son versant critique que la perspective textualiste
aura été la plus féconde, pour l’histoire littéraire, en invitant à associer

108
Le moment terroriste de la théorie littéraire (les années 1960-1970) 15

littérature et les savoirs relevant de la linguistique et du structuralisme en


général. Les principes méthodologiques de l’analyse structurale des récits
(Barthes, Brémond), la narratologie (Genette), la sémiologie (Barthes,
Julia Kristeva), tout cela fait signe vers une articulation essentielle entre
science et littérature. La littérature redevient alors, paradoxalement, un
lieu de savoirs, dont la fécondité tient à la mise en regard théorisée de
la forme et du sens.
Triomphe de la structure et avènement du structuralisme, qui
conduisent à de nouveaux modes de lecture des œuvres, systémiques,
en immanence et en synchronie : l’année 1966 est à ce titre une année
magique, qui voit la publication conjointe, en linguistique, des Problèmes
de linguistique générale de Benveniste, en anthropologie, d’une partie des
Mythologiques (1964-1971) de Lévi-Strauss, en philosophie, des Mots
et les choses de Foucault, en psychanalyse, des Écrits, de Lacan… Ce
feu d’artifice répond à la nouvelle tendance formaliste de la littérature
d’avant-garde, et qui répond, sans doute, à une injonction semblable :
refuser de se laisser prendre à la puissance des systèmes établis, ceux de
la langue, ceux du pouvoir, ceux de tous les discours déjà constitués.
Vient bientôt le temps de la « Nouvelle critique », qui prend acte des
nouvelles positions formalistes et structuralistes des sciences humaines,
et qui pose le texte comme un objet d’analyse irréductible aux méthodes
traditionnelles (d’histoire littéraire le plus souvent, fondée sur l’érudition).
Rousset, Barthes, Genette, Riffaterre, Kristeva s’attachent aux textes en
eux-mêmes, inventant de nouvelles procédures, proposant de nouveaux
paradigmes, pour repenser les textes comme lieux sémiotiques complexes,
auxquels peuvent s’appliquer tant la psychanalyse (Mauron, Bachelard,
Bellemin-Noël) que l’analyse structurale des récits (Greimas).

L’essai littéraire
Théorie de la littérature, théorie et littérature : le « pas de deux »
(F. Marmande) est inauguré au lendemain de la guerre, avec les grands
essais de Sartre et de Bataille, qui déplacent l’idée de littérature tout en
aménageant l’écriture de l’essai. La recherche d’une intensité du style,
d’une forme de dramatisation et de pathos dans l’écriture, chez Bataille,

109
15 Le moment terroriste de la théorie littéraire (les années 1960-1970)

témoigne aussi d’un nouveau rapport à la littérature – sous le signe de


l’impossibilité dite et montrée. Avec les récits Histoire de l’œil et Madame
Edwarda (publiés sous pseudonyme respectivement en 1928 et en 1941,
sous le nom de Bataille en 1967 et 1965), récits obscènes et mystiques,
hantés par la mort, il théâtralise la posture de l’écrivain, et médite sur
le rapport de la littérature au sacré et, partant, à la transgression (L’Ex-
périence intérieure, 1943). « Essai-martyre » (Sartre, à propos de Bataille) :
peut-on parler de l’émergence d’un nouveau genre, ou, du moins, d’un
nouveau rapport à l’écriture, décisif pour la modernité ? Par l’exhibition
du discours dans le lyrisme de la phrase et la mise en scène de son
aspect fragmentaire et palinodique, cet essai tendu vers la mise en récit
de la réflexion, qui devient aventure, déplace les frontières entre savoir
théorique et littérature, en s’installant explicitement dans l’espace littéraire.
Chez Sartre, l’essai est également le lieu où se déploie une écriture forte,
servie par un style phénoménologique où l’image relance la réflexion. Mais
le discours y est toujours fondé sur l’argumentation et la recherche d’un
lieu commun, constituant ainsi l’espace non pas de l’impossible, mais
de l’échange réglé, convoquant le style et la fable propres à la littérature
pour dire une forme de vérité (L’Idiot de la famille, 1971).
Dans les années soixante, l’essai incarne la puissance critique de trans-
gression de la littérature, désormais pensée comme écriture. Comme
« expérience » littéraire où le sujet se confronte à lui-même et interroge
son rapport aux textes et à sa propre écriture, comme risque et comme
précarisation de la pensée, l’essai devient alors un lieu décisif où se jouent
les définitions modernes de la littérature, entre impossibilité, imposture,
négativité et résistance. Fondés sur une expérience proprement tragique
de l’écriture et de la littérature, les essais critiques de Blanchot (L’Espace
littéraire, 1955, Le Livre à venir, 1959, L’Écriture du désastre, 1980) se
caractérisent par l’autorité glaçante d’une voix, qui creuse la négativité à
l’œuvre dans la littérature, et assume la dimension impersonnelle qu’elle
reconnaît à l’écriture. Ainsi, elle désigne et met en pratique l’effacement
vertigineux du sujet, l’assomption du silence, et l’aporie d’une littérature
de l’impossible, qui ne trouve sens que dans son rapport à la mort. À
l’heure du triomphe des sciences humaines au seuil de l’espace littéraire,
les essais de Caillois, de Barthes, de Starobinski, se définissent à la fois
comme écriture et comme analyse : comme texte. Devenu la forme
critique par excellence, le lieu même de la théorie, l’essai conteste les

110
Le moment terroriste de la théorie littéraire (les années 1960-1970) 15

frontières génériques, la hiérarchie entre les discours, et finit par absorber


le commentaire dans le mouvement plus général de l’écriture. Progressi-
vement, l’essai se définit comme fiction théorique, comme élaboration à
même la langue d’un sens et d’un savoir interprétatifs. Les réticences face
au roman, les critiques adressées à l’imagination, à l’illusion mimétique,
l’importance décisive faite à la langue : tout cela finit par se résoudre
dans un fantasme littéraire, dont le roman constitue l’ultime incarnation.
Le parcours de Barthes vers le romanesque est à ce titre exemplaire
– on peut rappeler à cet égard le propos liminaire du Roland Barthes
par Roland Barthes (1975) : « Tout ceci doit être considéré comme dit
par un personnage de roman – ou plutôt par plusieurs », et l’obsession
douloureuse du roman des dernières années, de La Chambre claire au
cours sur La Préparation du roman.

Penser la transgression littéraire


La modernité a posé la transgression comme lieu propre de la littérature,
comme seul point d’accès à l’intimité, à l’altérité radicale, à toutes les
formes de désastres intérieurs, sous les masques obscènes de la sexualité
et de la mort. Le premier XXe siècle est né sous le signe de la dissolution
grotesque de l’Ubu de Jarry, et trouve dans la violence de cette affirmation
d’une vanité irrécupérable du langage l’une de ses déterminations essen-
tielles. L’influence décisive de Sade (É. Marty), les profanations érotiques,
morales, sacrilèges, courent tout au long du siècle : on citera simplement
ici les noms de Breton, d’Artaud, de Genet, de Beckett, de Bataille, de
Leduc, de Guyotat, de Klossowski, Sollers. Définir la littérature par sa
limite, affirmer qu’il n’y a de réel que dans l’impossible (Bataille), va au-
delà de la provocation ou de la contestation de la censure ; l’obscénité de
la transgression sexuelle, par exemple, perturbe la normalité trompeuse
du langage et pulvérise la pensée, faisant de l’irréalité la mesure même
du réel. L’ivresse du non-sens, aux confins de la folie, signale la défaite
de toutes les normes, et le vertige du langage marque le vertige de
l’existence ; forcément inachevé, inabouti, le geste transgressif finit par
ne plus désigner que l’absolu du mal, face aux puissances de l’institution
politique, sociale et morale.

111
15 Le moment terroriste de la théorie littéraire (les années 1960-1970)

La fascination de philosophes, tels Derrida ou Deleuze, pour les œuvres-


limites, conduit à la diffusion d’un nouvel imaginaire de la littérature,
marqué par la béance, par la précarité, la marginalité, la minorité et la
discordance. Après la structure, la déconstruction ? Le mouvement de
balancier est trop net, et il ne faudrait pas caricaturer les oppositions ;
les analyses des philosophes de la « French Theory » s’attachent avec
rigueur aux textes, loin de les dé-lire ; elles en révèlent la charge poli-
tique fondamentale, par le jeu sur les formes, la langue, le sujet – le
bouleversement est donc moins radical qu’il n’y paraît.
16
Écritures des marginalités,
écritures de soi (1940-2000)

L’affirmation de nouvelles voix


Plus concrètement, sans doute, et moins délibérément transgressives dans
les formes empruntées, deux subversions majeures sont identifiables dans
la littérature des années cinquante à soixante-dix, toutes deux émanant
d’écrivains placés dans une situation de marginalité, et portés par une
ambition de contestation, dans la langue, de l’oppression sociale, écono-
mique et symbolique. Du côté de la littérature francophone liée à la
colonisation, les œuvres de Kateb Yacine (Nedjma, 1956), de Mohammed
Dib (L’Incendie, 1959), d’Édouard Glissant (La Lézarde, 1958) brassent
une histoire collective douloureuse, faite de soulèvements, de répressions
violentes, de désillusions à l’égard de la France, pour faire surgir une voix
brouillée, partagée entre la reconnaissance de valeurs occidentales et la
révolte. Recréer les conditions d’une imagination propre, authentique et
riche, c’est également le projet d’Aimé Césaire, à travers la revendication
de la négritude ; Fanon théorise les clivages identitaires destructeurs qui
aggravent encore l’aliénation des Noirs colonisés, et affirme la nécessité
d’universaliser les valeurs de liberté (Peau noire, masques blancs, 1952) ;
deux façons de déterminer la position critique de l’écrivain d’expression
française, issu d’un pays colonisé. Sur le plan esthétique, les clivages et la
tension vers une forme d’universalité dépouillée de toute forme suspecte
d’acculturation se traduisent par un travail sur la langue, par le métissage,
l’hétérogénéité montrée des discours, tendant plus tard vers « l’oraliture »,
chez Rachid Boudjedra, Patrick Chamoiseau ou Édouard Glissant. Ces
écrivains mettent en doute les formes héritées de la littérature française,
les accommodent, les subvertissent, comme dans Nedjma, véritable tissage

113
16 Écritures des marginalités, écritures de soi (1940-2000)

de formes et de motifs tournoyant autour de la figure centrale. Si, sans


doute, c’est dans la poésie, avec Césaire et Senghor, que cette littérature
trouve son expression la plus achevée dans les années cinquante, elle
se caractérise aussi par la très porosité des formes, du roman à l’essai,
des récits au théâtre, articulant ainsi récits de vie et descriptions du
monde, constats tragiques face à l’Histoire et bonheur d’une fabulation
sans entraves. Les années suivantes verront l’affirmation d’une revendi-
cation créole, bousculant les formes et la langue, avec les œuvres de
Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Gisèle Pineau ou Maryse Condé,
qui explore à la fois les questions de culture et de sexe (Desirada, 1997).
Autre grand mouvement de fond, dans les années soixante et soixante-
dix cette fois, celui d’une littérature féministe et explicitement mili-
tante. Au-delà des publications de documents, de pamphlets, de nouvelles
revues, de collections, qui reprennent le flambeau à Beauvoir, dont Le
Deuxième sexe (1949) avait fait scandale, sans pour autant ébranler le sys-
tème, ce qui importe ici est le surgissement enfin visible d’une littérature
écrite par des femmes, et affirmant une singularité proprement féminine.
Dans des directions différentes, les œuvres de Marguerite Duras (Moderato
cantabile, 1958, Le Ravissement de Lol V. Stein, 1964), de Violette Leduc
(La Bâtarde, 1964), de Françoise Sagan (Bonjour tristesse, 1954), d’Hélène
Cixous (Dedans, 1969), de Monique Wittig (L’Opoponax, 1964). Écritures
de la subversion et de la révolte, elles prennent volontiers la forme du cri
pour dire le malaise féminin, ou affirmer au contraire la violence d’une
subjectivité reconquise. La radicalité y trouve également une expression
formelle, brisant avec les conventions des formes (par ailleurs minorées)
auxquelles les femmes sont souvent attachées (récit personnel, portrait,
souvenirs), comme l’ont montré M. Touret et A. Lasserre.
La place du corps et de la sexualité féminine semble conquise à la
fin du siècle (Baise-moi, de Virginie Despentes, 1994), ce qui marque à
la fois une appropriation au féminin de la puissance subversive de la
littérature, mais aussi une forme de relégation persistante des écrivaines
dans l’ordre de l’intime.

114
Écritures des marginalités, écritures de soi (1940-2000) 16

Écritures de soi
Quelles sont les écritures de soi possibles, à l’heure des grandes expé-
rimentations formelles ? Après Si le grain ne meurt (1920) d’André Gide,
qui place au cœur de son œuvre sa propre personne, peu d’écrits auto-
biographiques importants sont à signaler, jusqu’à L’Âge d’homme de Leiris
(1939). Certes, la première partie du siècle a vu d’autres autobiographies,
plus ou moins romancées (État-civil de Drieu la Rochelle, 1921, Le Pain
des rêves de Louis Guilloux, 1942, pour prendre des exemples de récits
d’enfance profondément divergents), mais l’entreprise gidienne semble
fort isolée dans le paysage français, alors que La NRF affirme son mépris
de l’autobiographique pour mieux célébrer les puissances de l’invention
romanesque, tout colorée de vie vécue qu’elle soit. Qu’on songe aux
pilotis biographiques dans les romans d’Aragon, aux réécritures de la
vie chez Colette, Céline, Drieu, Jouhandeau ou même Malraux tout au
long des années trente : tout se passe alors comme si seul le roman
pouvait raconter une vie, faire sentir le grain de l’existence et traduire
les fulgurances de la mémoire. Tout semble changer, donc, au tournant
des années quarante, et c’est avec retard que se fait sentir l’influence du
récit ironique gidien. Pourquoi l’intime semble-t-il alors devenir d’intérêt
public ? La célèbre préface de L’Âge d’homme, rédigée pour la réédition de
1946 et intitulée « De la littérature considérée comme une tauromachie »,
tout en soulignant la dimension cathartique de la confession, met l’accent
sur le risque inhérent à ce genre d’écriture. La dramatisation, sinon le
tragique, est au principe même du Sabbat de Maurice Sachs (1939), ces
« souvenirs d’une jeunesse orageuse » qui s’ouvrent sur une profession
de foi : « Je les publie parce que je crois à l’absolution que convoie la
confession publique et parce qu’elles pourront peut-être servir à d’autres,
ne serait-ce qu’en montrant qu’il y a certains mauvais lieux dont on
peut quand-même s’échapper. » À la réquisition intime d’une sincérité
absolue, jusqu’au masochisme, Leiris ajoute quant à lui la nécessité d’un
ébranlement des structures du récit, organisant son autobiographie de
manière thématique et poétique, et réinscrivant dans l’ordre de la langue
les brèches de l’inconscient et les images obsessionnelles de la sexualité.
Cette modulation de la forme pour rendre compte d’une vision
propre de sa vie trouvera chez Sartre, dans Les Mots (1963), un autre

115
16 Écritures des marginalités, écritures de soi (1940-2000)

accomplissement, moins impudique sans doute – « extime » (J.-F. Louette),


plutôt, mais saisissant d’ironique maîtrise, pour dire à la fois les apories
d’une vocation littéraire et le deuil de la littérature. Entre les deux, des
textes divers, puissamment émouvants, souvent centrés sur l’enfance,
comme La Promesse de l’aube de Gary (1960) ou Le Livre de ma mère
de Cohen (1954), des sommes d’écrivain, telles En Miroir de Pierre-Jean
Jouve (1954), la trilogie de Claude Roy (initiée par Moi, je en 1969, puis
Nous, 1972 et Somme toute, 1976). D’autres écrivains, tels Violette Leduc,
se révèlent au contraire dans l’autobiographie, avec La Bâtarde (1964), ou
donnent à lire, à travers leur vie, l’histoire d’une génération, d’un genre,
d’une époque même, comme c’est le cas avec Les Mémoires d’une jeune
fille rangée (1958) de Simone de Beauvoir, qui se poursuivront avec la
rédaction des Mémoires d’une grande intellectuelle dans son siècle (La
Force de l’Âge, La Force des choses, Tout compte fait). À côté des souvenirs
d’enfance heureux (Pagnol), des récits de formation politique (Brasillach,
d’un côté, Guéhenno, de l’autre), des ressaisies essentielles de l’être dans
son enfance, en toute conscience critique (Sarraute, Enfance, 1983), émer-
gent des textes qui exhibent la honte et la marginalité comme modes
paradoxaux de subjectivation, qu’elles soient sexuelles, sociales, ou bien
les deux, comme chez Hervé Guibert (Mes Parents, 1986) ou Annie Ernaux.
Les écritures de soi échappent cependant, pour une large part, au
cadre strict de l’autobiographie, définie par l’homonymie entre le protago-
niste et l’auteur et la dimension rétrospective de son récit : autoportraits,
mémoires, journaux personnels, correspondances, et, depuis les années
soixante-dix, autofictions, sont bien d’autres formes qui se diffusent de
plus en plus largement. On signalera en particulier l’extraordinaire vogue
du journal d’écrivain, après celui de Gide, encore, avec des publications
massives, parfois posthumes (Journal de Martin du Gard, 1992), le plus
souvent égrainées au cours du temps : après Léautaud, Green ou Gué-
henno, Gabriel Matzneff, Charles Juliet ou Renaud Camus continuent
une entreprise à la fois intime et extrêmement exposée, tout autant que
concertée. Le goût pour les écrits intimes s’étend aux correspondances
d’écrivains, largement publiées à l’heure actuelle.
L’autofiction, ainsi nommée par Serge Doubrovsky pour combler une
case vide dans le tableau décrivant les écritures de soi proposé par Phi-
lippe Lejeune, n’est pas vraiment une invention moderne – on peut en
effet faire remonter à l’origine même de l’autobiographie l’empreinte de la

116
Écritures des marginalités, écritures de soi (1940-2000) 16

fiction et des ressorts romanesques. Exploration d’un moi possible, d’un


moi « comme un autre », l’autofiction problématise à nouveau frais la
question ancienne d’une ontologie du sujet, et la question récurrente, tout
au long du siècle, de la capacité du récit à saisir le sens de la vie. On
a pu suggérer que certaines œuvres évoquant la Shoah, caractérisées par
une certaine défiguration narrative, relevaient de l’autofiction (Gary, Perec,
Modiano, Wiesel). Cette notion a permis de regrouper un ensemble de
textes où la sincérité ne se comprend plus simplement comme un pacte
de véridicité, mais comme la possibilité d’une recomposition libre du sujet,
inconscient compris. L’apparente falsification du vécu est ainsi une part
authentique de la vérité de l’être, comme trace et comme symptôme d’un
inconscient à l’œuvre, et pourtant exhibé. Écritures du fantasme (Genet,
Guibert, Serge Doubrovsky), gauchissements post-traumatiques (Gary,
Patrick Modiano), dépossession de soi dans l’éclatement romanesque
(Roland Barthes par Roland Barthes), élargissement fabuleux du domaine
biographique (Robbe-Grillet, Sollers), dispersion des biographèmes dans
l’orchestration symphonique d’une forme (Claude Simon, Duras), appa-
raissent ainsi comme autant de modalités, esthétiquement très diverses,
de saisir les contours d’un sujet à l’irréductible spécificité, mémoire vive
et imaginaire compris – au risque du scandale, si les proches y sont
également assignés (Christine Angot, Camille Laurens) – et pour saisir
finalement l’essentiel, dans sa fugacité (Louis-René des Forêts, Ostinato,
1997, Pas à pas jusqu’au dernier, 2001).
Chronologie
Événements historiques, Événements littéraires
politiques et sociaux
t1900. Exposition universelle à Paris t1900. L’Appel au soldat, de Barrès.
t1905. Loi de séparation de l’Église t1902. L’Immoraliste, de Gide.
et de l’État t1908. Fondation de La Nouvelle Revue française.
t1906. Importantes grèves de mineurs. t1910, Notre Jeunesse et Le Mystère de la charité de Jeanne
t31 juillet 1914. Assassinat de Jean d’Arc de Péguy.
Jaurès t1912. Les Dieux ont soif, de France, dernier volume de
Jean-Christophe, de Romain Rolland.
t1913. Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier, Jean Barois,
de Martin du Gard, Du côté de chez Swann,de Proust, A. O.
Barnabooth, son journal intime, de Larbaud. Alcools, d’Apolli-
naire, La Prose du transsibérien de Cendrars,

t3 août 1914. Déclaration de guerre t1914. Première version de L’Échange, de Claudel.
de l’Allemagne à la France t1915. Au-dessus de la mêlée, de Romain Rolland.
t1916. Le Feu, de Barbusse.
t1917. Le Cornet à dés, de Max Jacob. Parade, de Cocteau,
Satie, Picasso.
t11 novembre 1918. Capitulation de
l’Allemagne
tJuin 1919. Signature du Traité de
Versailles
t10 janvier 1920. Naissance de la
Société des Nations
t1920. Création du Parti Communiste
français
t1922. Mussolini au pouvoir en Italie t1922. Début des Thibault de Martin du Gard. Odes, de Segalen.
t1923. Occupation de la Ruhr, en t1923. Le Diable au corps, de Radiguet. Amants, heureux
représailles du non-paiement des dettes amants, de Larbaud.
allemandes t1924. Manifeste du surréalisme, de Breton. Lewis et Irène,
de Morand.
t1925. Voyage au Congo, et Les Faux-monnayeurs de Gide.
t1926. Le Paysan de Paris, d’Aragon, Capitale de la douleur,
d’Éluard.
t1927. Orphée, de Cocteau. La Trahison des clercs, de Benda.
t1928. Nadja, de Breton. Victor ou les enfants au pouvoir,
de Vitrac.
tOctobre 1929. Krach de Wall Street t1929. Témoins, essai d’analyse et de critique des souvenirs de
combattants édités en français de 1915 à 1928, de Jean Norton
Cru. Les Enfants terribles, de Cocteau. Le Soulier de satin,
de Claudel.
t1930. Charmes, de Valéry. Sido, de Colette.

119
Chronologie

t1932. Grave crise économique et t1932. Voyage au bout de la nuit, de Céline.


sociale
t1933. Hitler devient chancelier en t1933. La Condition humaine, de Malraux. Le Romancier et
Allemagne ses personnages, de Mauriac.
tFévrier 1934. Manifestations contre t1934. Le Cheval de Troie, de Nizan.
la République parlementaire, qui
tournent à l’émeute
tMars 1934. Création du Comité
de Vigilance des Intellectuels Anti-
fascistes t1935. Le Sang Noir, de Guilloux. La Guerre de Troie n’aura
pas lieu, de Giraudoux.
tMai 1936. Victoire du Front popu- t1936. Retour de l’URSS, de Gide. Le Refus d’Édith Thomas.
laire, début du gouvernement Blum, t1937. L’Espoir, de Malraux.
grèves massives.

tSeptembre 1938. Signature des t1938. Les Grands cimetières sous la lune de Bernanos. Loin-
accords de Munich tain intérieur, de Michaux, La Nausée, de Sartre. Le Théâtre
et son double, d’Artaud.
t1939. L’Âge d’homme, de Leiris. Gilles, de Drieu La Rochelle.
t3 août 1939. Entrée en guerre de De l’abjection, de Jouhandeau.
la France et de l’Angleterre contre
l’Allemagne
t22 juin 1940. Signature de l’armistice
entre l’Allemagne et la France
t10 juillet 1940. Vote des pleins pou-
voirs à Pétain
t3 octobre 1940. Création d’un statut
des juifs en France
tjuin 1941. Entrée du PCF dans la t1941. Thomas l’obscur, de Blanchot. Création clandestine des
Résistance Éditions de Minuit. Madame Edwarda, de Bataille.
t1941. Thomas l’obscur, de Blanchot. Création clandestine des
Éditions de Minuit. Madame Edwarda, de Bataille.
t1942. L’Étranger, de Camus, Les Yeux d’Elsa, d’Aragon, Le
Parti pris des choses, de Ponge.
t15 mai 1943. Création du Conseil t1943. L’Invitée, de Beauvoir. Les Mouches, de Sartre.
National de la Résistance
t25 juillet 1944. Libération de Paris t1944. Aurélien, d’Aragon. Caligula, de Camus.
t5 octobre 1944. Droit de vote des
femmes.
t8 mai 1945. Capitulation allemande t1945. La Folle de Chaillot, de Giraudoux. Fondation des
t6 et 9 août 1945. Bombes atomiques Temps modernes. Début de la publication des Chemins de
larguées sur Hiroshima et Nagasaki. la liberté de Sartre.
tOctobre 1946. Débuts de la
IVe République
tDécembre 1946. Début de la guerre
d’Indochine

t1947. Un Roi sans divertissement, de Giono, La Parodie,


d’Adamov.
t25 octobre 1948. Signature du traité t1948. Qu’est-ce que la littérature ?, de Sartre.
de l’Atlantique Nord

120
Chronologie

t1950. La Littérature à l’estomac, de Gracq. Le Hussard bleu,


de Nimier
t1951. Molloy, de Beckett. Mémoires d’Hadrien, de Yourcenar.
Un mot pour un autre, de Tardieu.
t1952. Début de la tenue du Bloc-notes de Mauriac (1952-
1969). En attendant Godot, de Beckett, Les Chaises, de Ionesco.
t1953. Le Degré zéro de l’écriture, de Barthes. Les Gommes,
de Robbe-Grillet, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,
de Bonnefoy.
t7 mai 1954. Défaite de Dien Biên
Phû.
t21 juillet : accords de Genève, fin de
la guerre d’Indochine.
tNovembre 1954. Début de la guerre
d’Algérie (insurrections dans les Aurès)
t1955. Tristes tropiques de Lévi-Strauss. L’Espace littéraire,
de Blanchot.
t1956. L’Ère du soupçon, de Sarraute, Le Balcon, de Genet,
La Chute, de Camus, Nedjma, de Kateb Yacine.
t1958. Début de la Ve République, t1958. Les Chroniques algériennes, de Camus. Un balcon en
De Gaulle président de la République forêt, de Gracq, Mémoires d’une jeune fille rangée, de Beauvoir.
t1959, Zazie dans le métro, de Queneau.
t6 septembre 1960. Manifeste des 121 t1960. Fondation de Tel Quel. Création de l’OuLiPo. La Route
sur le droit à l’insoumission en Algérie des Flandres, de Claude Simon
t1961-1962. Série d’attentats de l’OAS
(organisation clandestine pour l’Algérie
française)
tMars 1962. Accords d’Évian mettant
fin à la guerre d’Algérie
t1963. Pour un nouveau roman, de Robbe-Grillet, La Semai-
son, de Jaccottet, Les Mots, de Sartre.
t1964. La Bâtarde, de Leduc. L’Opoponax, de Wittig.
t1965, Le Ravissement de Lol V. Stein, de Duras. Aucun de
nous ne reviendra, de Delbo.
t1966. Les Mots et les choses, de Foucault. Chant public
devant deux chaises électriques, de Gatti.
tDécembre 1967. Loi Neuwirth léga- t1967. La Danse de Gengis Cohn, de Gary, Blanche ou l’ou-
lisant la contraception bli, d’Aragon.
tMai 1968. Mouvement de contes- t1968. Belle du Seigneur, de Cohen, La Place de l’Étoile, de
tation étudiante puis plus largement Modiano, Nombres, de Sollers.
sociale.
t1969. L’Embrasure, de Dupin. Dedans, de Cixous.
t1970. Le Roi des aulnes, de Tournier.
t1971. L’Idiot de la famille, de Sartre.
t1972. Le Mécrit, de Roche, Les Ruines de Paris de Réda.
t1975. W ou le souvenir d’enfance, de Perec, Loin d’Hagon-
dange, de Wenzel, Roland Barthes par Roland Barthes, de
Barthes.
t1976. Les Eaux étroites, de Gracq.

121
Chronologie

t1977. Premières grandes manifesta- t1977. Fondation de Po&sie.


tions écologistes. t1978, Nina, c’est autre chose, de Vinaver, Le Babil des classes
dangereuses, de Novarina, Album d’images de la villa Harris,
de Hocquart, Approche de la parole, de Lorand Gaspar.
tNovembre 1979. Loi Veil légalisant
l’avortement. t1980. Désert, de Le Clézio.

t1981. Victoire de la gauche avec Mit- t1981. Début des Petits traités, de Quignard. 1982. Sortie
terrand aux élections présidentielles. d’usine, de Bon, Pour un oui ou pour un non, de Sarraute.
t1985. La Belle Hortense, de Roubaud. La Moustache, de
Carrère.
tAvril 1986. Catastrophe nucléaire de t1986. Un captif amoureux, de Genet.
Tchernobyl.
t1987. Début des privatisations t1987. Dans la solitude des champs de coton, de Koltès.
(banques) t1988. L’Art poétic’, de Cadiot.
t1989. L’Acacia, de Claude Simon.
t1990. Les Champs d’honneur, de Rouaud, Juste la fin du
monde, de Lagarce.
t1991. Ceux qui merdRent, de Prigent.
t1992. Signature du traité de
Maastricht.
t1995. Attentats islamistes à Paris.
t1997, Dora Bruder, de Modiano. La Honte, d’Ernaux.
t1999. Des Anges mineurs, de Volodine.
Conclusion

En guise de conclusion, que dire des traces et des résurgences de ce si


riche et profus XXe siècle, qui s’éloigne à peine aujourd’hui ? C’est d’abord
avec une pointe de mélancolie que l’on observe ces grands mouvements,
ces polémiques, ces débats sur la littérarité, sur le roman, le réalisme ou
la poésie, sur la puissance du silence ou de l’abjection… Heureux siècle
où la littérature est l’objet de tels débats, et constitue, à l’évidence, un
lieu véritablement commun, jusque dans ses expérimentations les plus
radicales ! Il serait trompeur de ne voir dans ces renversements de para-
digmes, dans ces interdictions et ces condamnations, qu’une succession
de préceptes contradictoires, valant par leur radicalité même. Même si
on a pu constater l’extinction des voix du surréalisme, même si du
Nouveau Théâtre et du Nouveau Roman, il ne demeure plus que des
œuvres monumentales, même si les grandes analyses textualistes peuvent
sembler, pour certaines, curieusement desséchées, il ne faudrait pas trop
hâtivement ranger la quête permanente de modernité du XXe siècle au rang
des illusions du passé. Siècle de propositions, siècle critique, il aura été
celui de la réflexion permanente, inquiète et stimulante sur les pouvoirs
du langage et sur les mirages du récit, sur les puissances de la voix et
les rituels de la scène. Il s’achève, à partir des années quatre-vingt, sur
un vaste mouvement d’inventaire, brassant dynamiques romanesques et
questions métaphysiques, en affirmant continûment une attention aiguë
à l’individu et à l’Histoire collective.
L’héritage est aussi considérable que contradictoire, et l’institution
littéraire, dans la société mondialisée, hypermédiatique et hyperconnec-
tée d’aujourd’hui, peine sans doute à se redéfinir. Il n’est pas cer-
tain que la notion même d’une histoire littéraire réduite aux œuvres
françaises ait beaucoup de sens pour le XXIe siècle – même si l’on
ne voit guère mieux ce que pourrait être une « littérature-monde ».
C’est que, comme le disait Char dans un poème célèbre des Feuillets
d’Hypnos (1946), à la suite de la brèche insondable de la Seconde

123
Conclusion

Guerre mondiale, « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».


Mais l’ambition démesurée, mais la méthode, l’esprit et l’acuité d’une
réflexivité toujours vive, l’alliance de l’élan enthousiaste et de la froide
ironie : cela est sans aucun doute l’empreinte décisive de ce grand
XXe siècle littéraire.
Bibliographie

Au terme de ce parcours rapide et nécessairement lacunaire, les indi-


cations bibliographiques suivantes permettront au lecteur d’approfondir
certains points, et de compléter la perspective. Là encore, l’exhaustivité
est impossible et les choix toujours contestables, mais toute bibliographie
n’est-elle pas une invitation à explorer, bien plus avant, la bibliothèque ?
Nous nous sommes limitée à des ouvrages généraux, à l’exclusion de
toute monographie consacrée à une œuvre ou à un auteur et de tout
recueil d’articles.
Sauf indication contraire, le lieu d’édition est à Paris.

Histoires de la littérature, ouvrages généraux et anthologies


AUTRAND (Michel), BERSANI (Jacques), VERCIER (Bruno), La Littérature en France
depuis 1945, Bordas, 1970 et 1974.
AZAMA (Michel, dir.), De Godot à Zucco. Anthologie des auteurs dramatiques de
langue française 1950-2000, 3 volumes, Éditions Théâtrales/Scéren-CNDP, 2004.
BERTHIER (Patrick) et JARRETY (Michel), Histoire de la France littéraire. Modernités,
XIXe-XXe, PUF, 2006.
BOURDIEU (Pierre), Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Le Seuil,
coll. « Points-Essais », 1998.
COMPAGNON (Antoine), Le Démon de la théorie, Le Seuil, 1998.
COMPAGNON (Antoine), « XXe siècle », dans La littérature française : dynamique et
histoire II, dir. Jean-Yves Tadié, Gallimard, coll. « Folio essais », 2007.
DÉCAUDIN (Michel), Anthologie de la poésie française I, et Para (JEAN-BAPTISTE), Antho-
logie de la poésie française II, Gallimard, coll. « Poésie », 2000.
DELBART (Anne-Rosine), Les Exilés du langage : un siècle d’écrivains français venus
d’ailleurs : 1919-2000, Limoges, Pulim, 2005.
DELUY (Henri), Une Anthologie de circonstance, Ed. Fourbis, 1994.
DOSSE (François), Histoire du structuralisme, Le Livre de Poche I et II, 1992 et 1995.
FOREST (Philippe), Histoire de Tel Quel, 1960-1982, Le Seuil, 1995.
JOUBERT (Jean-Louis, sous la direction de), Littérature Francophone : anthologie,
Nathan, 1992.

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Bibliographie

LABOURET (Denis), Littérature française du XXe siècle, Armand Colin, 2013.


MOURA (Jean-Marc), Littératures francophones et théorie postcoloniale, Presses uni-
versitaires de France, 1999.
MITTERAND (Henri, dir.), Dictionnaire des œuvres du XXe siècle : littérature française
et francophone, Le Robert, 1995.
PATRON (Sylvie), Critique (1946-1996), une encyclopédie de l'esprit moderne, Ed. de
l’IMEC, 2010.
TADIÉ (Jean-Yves), La Critique littéraire au XXe siècle, Belfond, 1987.
TOURET (Michèle, dir.), Histoire de la littérature française du XXe siècle, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2008.
VIART (Dominique) et VERCIER (Bruno), La Littérature française au présent, Bordas,
2005.

Sur le roman
MAGNY (Claude-Edmonde), Histoire du roman français depuis 1918, Le Seuil, 1950.
MEIZOZ (Jérôme), L’Âge du roman parlant, 1919-1939, Droz, 2000.
OLIVIER-MARTIN (Yves), Histoire du roman populaire en France : de 1840 à 1980,
Albin-Michel, 1980.
RABATÉ (Dominique), Vers une littérature de l’épuisement, José Corti, 1991.
RAGON (Michel), Histoire de la littérature prolétarienne de langue française : littérature
ouvrière, littérature paysanne, littérature d'expression populaire, Paris, Librairie
générale française, 1986.
RAIMOND (Michel), La Crise du roman, des lendemains du naturalisme aux années
vingt, Corti, 1966.
VIART (Dominique), Le Roman français au XXe siècle, Hachette, 1999.
WOLF (Nelly), Le Roman de la démocratie, Presses universitaires de Vincennes, 2003.

Sur la poésie
COLLOT (Michel), La Poésie moderne et la structure d’horizon, PUF, 1989.
COMBES (Dominique), Poétiques francophones, Hachette, 1995.
DÉCAUDIN (Michel), La crise des valeurs symbolistes, vingt ans de poésie française,
1895-1914, Champion, coll. « Champion classiques », 2013 [1960].
GLEIZE (Jean-Marie), A noir. Poésie et littéralité, Le Seuil, 1992.
JARRETY (Michel), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2001.
LEUWERS (Daniel), Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Bordas, 1990.
MAULPOIX (Jean-Michel), Du lyrisme, Corti, 2000.
MURAT (Michel), Le Surréalisme, Le livre de poche, 2013.
PICON (Gaëtan), Le Surréalisme, 1919-1939, Skira 1995 [1976].

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Bibliographie

PINSON (Jean-Claude), Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine, Champ


Vallon, 1995.
RICHARD (Jean-Pierre), Onze études sur la poésie moderne, Le Seuil, 1981.

Sur le théâtre
ABIRACHED (Robert), Le Théâtre du XXe siècle, L’Avant-Scène Théâtre, 2011.
CORVIN (Michel), Le Théâtre de recherche entre les deux guerres, L’Âge d’homme,
1976.
MIGNON (Paul-Louis), Le Théâtre au XXe siècle, Gallimard, « Folio Essais », 1986.
ROUBINE (Jean-Jacques), Théâtre et mise en scène, 1880-1980, PUF, 1980.
RYKNER (Arnaud), Théâtres du Nouveau Roman, Corbier, 1988.
RYNGAERT (Jean-Pierre), Lire le théâtre contemporain, Nathan, 2000.
SARRAZAC (Jean-Pierre), L’Avenir du drame. Écritures dramatiques contemporaines,
Arles, Actes Sud, 1981.

Sur l’essai et autres genres


DEBAENE (Vincent), L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littéra-
ture, Gallimard, 2010.
GLAUDES (Pierre), LOUETTE (Jean-François), L’Essai, Armand Colin, 2011.
GODENNE (René), La Nouvelle française, PUF, « Sup », 1974.
JEANNELLE (Jean-Louis), Écrire ses Mémoires au XXe siècle, Gallimard, 2008.
LECARME (Jacques) et LECARME-TABONE (Éliane), L’Autobiographie, Armand Colin,
1997.
MACÉ (Marielle), Le Temps de l’essai, Belin, 2006.
TADIÉ (Jean-Yves), Le Récit poétique, PUF, 1978, rééd. Gallimard, « Tel ».

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