Allais Mort Drole
Allais Mort Drole
Allais Mort Drole
Jennifer Legros
Mémoire de Master 1
Mention Littérature, Philologie et Linguistique
Spécialité Langue Française
Parcours Recherche
2007-2008
1
Table des matières
Introduction 5
3 Le comique stylistique 40
3.1 Oralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
2
3.1.1 Complicité avec le lecteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
3.1.2 Parenthèses et digressions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
3.1.3 Répétitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
3.2 Figures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
3.2.1 Euphémisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
3.2.2 Antanaclase et syllepse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
3.2.3 Paronomase . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
3.3 Mélange des registres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
3.3.1 Néologismes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
3.3.2 Registre familier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
Conclusion 61
Bibliographie 62
3
Corpus
4
Introduction
On parle d’« humour noir » lorsque le sujet abordé concerne une situation parti-
culièrement peu propice au rire selon le code ordinaire. Ce type d’humour pose le
problème des limites de l’humour puisqu’il joue en permanence avec le mauvais goût.
Il choque, gêne et oscille entre le comique et le tragique. [Gamard et Lebailly, IV, 201]
Alphonse Allais [...] est un des types les plus connus et les plus aimés du quar-
tier Latin où sa belle gaı̂té et son esprit l’ont rendu depuis longtemps populaire.
[Vivien, XXXIX]
Mais on connaı̂t peut-être moins l’auteur funeste, celui qui fait rire des défunts,
car ses ouvrages sont aussi peuplés de décès en tous genres. Si le titre de sa rubrique
dans Le Journal est La Vie drôle, cela ne l’empêche pas de la rebaptiser La Mort
drôle 2 , le temps d’un numéro. François Caradec souligne ce penchant morbide :
5
En effet, l’auteur explore avec une jubilation méticuleuse toutes sortes de trépas,
des plus plausibles aux plus inattendus. Il s’intéresse également au destin de la
dépouille, tant à son conditionnement qu’aux démarches administratives qu’elle en-
traı̂ne, proposant souvent les solutions les plus extravagantes. Ce ton décalé, ce
cynisme, lui valent l’hommage d’André Breton, qui lui consacre une entrée dans son
Anthologie de l’humour noir [Breton, VIII, 221].
Pourtant, cette reconnaissance de la part du chef de file des surréalistes ne fait
pas école. Alphonse Allais est un auteur en retrait, « un auteur gai », avec tout ce
que cette expression comporte de futile et de réducteur. Il est peu étudié.
[...] aujourd’hui encore, l’image du chroniqueur voué aux écrits journalistiques prévaut
sur celle de l’écrivain, comme celle de l’amuseur et de l’inventeur font souvent ou-
blier qu’il était avant tout (Jules Renard, orfèvre en la matière, le rappelait déjà,
au moment de sa disparition) un homme de plume et de style. Dès lors, la notoriété
d’Alphonse Allais est d’ordre périphérique, il appartient à la marginalité des au-
teurs « humoristiques », « populaires », réputés grand public, situation quelque peu
dévalorisante qui l’exclut du répertoire des « classiques » [Grojnowski, III, 9]
Cependant, les rares spécialistes et amateurs qui s’attardent sur son œuvre sont
unanimes : Allais est un auteur complexe, un architecte, un amoureux de la langue.
On découvre alors qu’Alphonse Allais n’est pas simplement un auteur à succès des-
tiné aux « commis-voyageurs », un proférateur de bons mots et d’anecdotes [...].
Inventeurs de situations, amateur d’impossible que la fantaisie permet à tout mo-
ment de traduire en réalités imaginaires, Allais est avant tout un être de langage. Sur
des fils qui se croisent de toutes parts, il avance en funambule. [Grojnowski, III, 10]
Cette étude propose, à travers une dizaine de récits comportant des événements
tragiques, d’analyser de quelles manières l’auteur parvient à rendre la mort, sujet
sensible et le plus souvent grave, amusante. De cette manière, on se propose de porter
un nouveau regard sur cet humoriste, un regard visant à rappeler qu’Allais est un
écrivain capable de voguer du léger au grinçant.
Tout d’abord, l’attention se portera sur le choix des genres narratifs adoptés par
l’écrivain, puis sur les idées impudentes qu’il sème au détour de ses écrits et enfin
sur les techniques stylistiques utilisées associant au trépas une gaı̂té subversive.
quart.
6
1 Les genres comiques
Sans tomber dans un excès qui voudrait que certains genres soient uniquement
comiques et d’autres uniquement tragiques, il est néanmoins pertinent de remar-
quer que certains d’entre eux sont plus propices au rire que d’autres ; que le rire
les accompagne plus naturellement. Ces cadres favorables au comique sont appelés
« sanctuaires du rire » par Éric Smadja.
Parmi ces sanctuaires, on trouve « la littérature, qu’elle soit orale dans les sociétés
traditionnelles (récits de mythes, contes) ou écrite (autre communication risible in-
directe par les bandes dessinées, journaux satiriques, romans) » [Smadja, XXI, 116].
En répertoriant les différents sanctuaires du rire utilisés par Allais, on s’aperçoit
que la mort peut devenir risible lorsqu’elle est associée à des genres qui sont des
véhicules courants du comique.
7
1.1.1 Éloge du meurtrier
L’œuvre d’Alphonse Allais contient assez de contes macabres pour qu’il se soit penché
sur le sort des assassins amateurs. [Caradec, I, 77]
En effet, Allais suit avec intérêt divers procès, comme l’affaire Danval, où un
pharmacien est accusé d’avoir empoisonné sa femme. Il se penche avec une attention
encore accrue sur celle du « mystère de la rue Poliveau ». Il se trouve que l’un des
deux criminels est un étudiant qu’il a bien connu. Il va même jusqu’à lui trouver des
circonstances atténuantes.
Lebiez assassin !... Lui qui est la douceur même !... [...] Jamais l’idée d’un assassinat
ne serait venue à Lebiez. C’est certainement Barré qui a été le promoteur ; et Lebiez,
dont le jugement n’est pas très solide, a fini par se dire : « Cette bonne femme est
âgée, mal portante, elle ne connaı̂t aucune des joies de la vie ; la supprimer sans la
faire souffrir, c’est presque lui rendre service, car qui sait si l’avenir ne lui réserve
pas de grandes douleurs ? Tandis que nous, avec cette somme dont elle ne sait même
pas profiter, nous pouvons faire œuvre utile. » [Allais, I, 78]
8
– « il amena à lui le triangle de métal ainsi déterminé, le tordant aussi facile-
ment qu’il eût fait d’une feuille de papier d’étain »
Ce portrait, qui force l’admiration, met en avant des qualités physiques (« un
robuste malfaiteur ») et intellectuelles (« méthodiquement »), assorties d’une bonne
maı̂trise de soi (« tranquillement »). De plus, la pertinence du choix de son larcin
ne manque pas d’être soulignée :
il entassa dans un sac ad hoc toutes les pierres précieuses et les parures qui réunissaient
au mérite du petit volume l’avantage du grand prix
Et il a trouvé une fois pour toutes la conclusion la plus logique : comment finir
un conte si ce n’est par la mort, la seule fin possible ici-bas ? Allais assassine avec
allégresse. Méritaient-ils d’ailleurs de vivre plus longtemps, ces pantins sans caractère
[...] ? Un bon meurtre, et le voilà soulagé [Caradec, IX, 175]
9
pourtant plus réprimé depuis le code Napoléon de 1810. Baudelaire ne manque pas
de signaler le dégoût des pendus dans sa nouvelle intitulée La Corde.
J’ai négligé de vous dire que j’avais vivement appelé au secours ; mais tous mes
voisins avaient refusé de me venir en aide, fidèles en cela aux habitudes de l’homme
civilisé, qui ne veut jamais, je ne sais pourquoi, se mêler des affaires d’un pendu.
[Baudelaire, XXV]
Pourtant, Allais rédige une anecdote à la gloire d’un pendu et la description qu’il
en fait met en valeur des vertus qui rappellent celle des martyrs. [Allais, I, 39]
L’amour du prochain :
– « Et pourtant, chose étrange, jamais de cette série obstinément noire n’était
résultée pour lui l’ombre d’une jalousie ou d’une rancune. »
– « Il aimait son prochain »
La compassion :
– « et de tout son cœur le plaignait de la triste existence à laquelle il était voué »
– « Puis au moment de mourir, il lui vint une immense tristesse pour ceux qui
allaient continuer à vivre... »
– « Une immense pitié et un vif désir de les soulager. »
L’impassibilité devant la mort :
– « Tranquillement, sans phrases, sans correspondance posthume, sans attitude
de mélodrame »
– « Les différents genres de morts défilèrent dans son imagination, lugubres et
indifférentes. »
Ce qui est surprenant, dans cette nouvelle, c’est le fait que le suicide soit ici
présenté comme une acte d’altruisme, en opposition totale avec l’opinion commune
qui le qualifie d’égoı̈ste.
Dans les deux éloges paradoxaux qui viennent d’être cités, on remarque que les
victimes sont anonymes. De ce fait, le lecteur ne ressent pas de sympathie à leur
égard, il reste en dehors de l’histoire, ne s’identifie pas, ce qui lui permet de rire car
il ne se sent pas concerné.
Ces deux textes sont en accord avec la définition du comique de Jean Émelina :
Le comique naı̂t du spectacle d’un changement des êtres, de la société, des valeurs,
des idées, du langage, du monde ou de soi-même, à la condition expresse que cette mo-
10
dification, réelle ou fictive, voulue ou subie, prévue ou imprévue, légère ou profonde,
simple ou complexe, soudaine ou progressive, soit, dans tous les cas, perçue pour de
multiples raisons individuelles ou collectives comme anormale, et que cette anoma-
lie n’affecte point ce spectateur, quelles qu’en soient les conséquences éventuelles.
[Émelina, XII, 83]
C’est notre orgueil qui s’avise d’ériger le meurtre en crime. Nous estimant les premières
créatures de l’univers, nous avons sottement imaginé que toute lésion qu’endurerait
cette sublime créature devrait nécessairement être un crime énorme ; nous avons cru
2
L’un de ses thèmes favoris est l’incompétence des premiers et la folie des seconds.
11
que la nature périrait si notre merveilleuse espèce venait à s’anéantir sur ce globe,
tandis que l’entière destruction de cette espèce, en rendant à la nature la faculté
créatrice qu’elle nous cède, lui redonnerait une énergie que nous lui enlevons en nous
propageant ; mais quelle inconséquence, Eugénie ! Eh quoi ! un souverain ambitieux
pourra détruire à son aise et sans le moindre scrupule les ennemis qui nuisent à ses
projets de grandeur... des lois cruelles, arbitraires, impérieuses, pourront de même
assassiner chaque siècle des millions d’individus... et nous, faibles et malheureux
particuliers, nous ne pourrons pas sacrifier un seul être à nos vengeances ou à nos
caprices ? Est-il rien de si barbare, de si ridiculement étrange, et ne devons-nous
pas, sous le voile du plus profond mystère, nous venger amplement de cette ineptie ?
[Sade, XXXV, 88]
Pour Sade, le meurtre n’est pas un crime, tandis qu’il le reste pour Allais, comme
en témoigne le titre qu’il choisit pour sa nouvelle.
1.2 Combles
Félicien Champsaur, hydropathe, décrivait son comparse en ces termes :
C’est un faiseur de combles. Il a lancé au moins le tiers de ceux qui sont en circulation,
et les sème dans une foule de petits journaux. [Caradec, IX, 57].
1.2.1 Cynisme
12
Le comble du cynisme : Assassiner nuitamment un boutiquier, et coller sur la de-
vanture : fermé pour cause de décès ! [Allais, II, 3]
Le malfaiteur allait rentrer dans la rue, quand une pensée lui vint. Alors, s’asseyant
à la caisse, il traça sur une grande feuille de papier quelques mots en gros caractères.
À l’aide de pains à cacheter, il colla cet écriteau sur la devanture du magasin, et les
passants matineux purent lire à l’aube :
Fermé pour cause de décès.3
1.2.2 Philanthropie
Ainsi que le signale Daniel Grojnowski [Grojnowski, III, 28], c’est le comble de la
philanthropie qui entre en action dans Le Pendu bienveillant [Allais, I, 39]. Décidé
à mettre fin à ses jours le suicidant tient à ce que sa disparition profite aux autres.
Du plus haut de ces peupliers, il choisit la plus haute branche. [...] il y grimpa,
attacha une longue corde, combien longue ! et s’y pendit.
Ses pieds touchaient presque le sol.
Et le lendemain, quand, devant le maire du village, on le décrocha, une quantité
incroyable de gens purent, selon son désir suprême, se partager l’interminable corde,
et ce fut pour eux tous la source infinie de bonheurs durables.
L’homme emploie une corde d’une grande longueur afin que les villageois puissent
conserver chacun un morceau de l’objet, considéré à l’époque comme un porte-
3
Ce genre de panneau informatif n’est pas sans inspirer les habitués du Chat Noir, cabaret
montmartrois tenu par Rodolphe Salis et activement fréquenté par Allais. Le numéro du 22 avril
1888 de la revue répondant au même nom que l’établissement annonce la mort de son propriétaire.
La semaine suivante, le cabaret affiche « ouvert pour cause de décès », mais Rodolphe Salis est là,
bien vivant, pour accueillir les braves âmes accourues au chevet de sa dépouille. [Caradec, IX, 227]
13
bonheur4 .
1.2.3 Adultère
Les visites [de Lucie] à la tante de Clamart devinrent de plus en plus fréquentes
et toujours coı̈ncidaient à une incroyable veine pour le Raffineur. [...] Lui ne s’était
jamais aperçu de rien. Il avait une foi inébranlable en sa Lucie. [Allais, I, 326]
Un soir, vers minuit, nous le vı̂mes entrer comme un fou, blême, les cheveux hérissés.
Eh bien ! qu’est-ce que tu as ?
Oh ! si vous saviez... Lucie...
Mais parle donc !
Morte... à l’instant... dans mes bras.
Nous nous levâmes et l’accompagnâmes chez lui. C’était vrai. La pauvre petite mère
Moreau gisait sur le lit, effrayante de la fixité de ses grands yeux bruns. [Allais, I, 326]
Le décès poignant de l’héroı̈ne dans les bras de son bien-aimé est un topos de la
littérature. On peut citer pour référence la mort d’Atala, ou celle de Manon Lescaut.
Allais suscite ici, par un jeu d’intertextualité, la pitié du lecteur afin de mieux le
surprendre avec sa chute qui, par sa crudité, annihile brusquement toute envolée de
sentimentalisme. Le Raffineur continue d’avoir une chance insolente aux jeux alors
que sa bien-aimée repose au cimetière. L’explication ne tarde pas.
Le lendemain, dans la matinée, nous apprı̂mes que la jeune fille avait été déterrée et
violée pendant la nuit. [Allais, I, 327]
4
Dans La Corde de Baudelaire, le narrateur reçoit de nombreuses lettres « toutes tendant au
même but, c’est-à-dire à obtenir de [lui] un morceau de la funeste et béatifique corde. »[Baude-
laire, XXV]
14
Force est de constater qu’en dépit d’un thème extrêmement tragique - mort et
nécrophilie - le comble final parvient à retourner la situation sous un angle comique.
Le comble est ludique et vient à bout des sujets les plus macabres : grâce à lui, la
mort devient drôle.
1.3 Pastiches
On est vite tenté d’associer Alphonse Allais au terme de « parodie » car il est
vrai qu’il la pratiqua. Ainsi dans Abus de pouvoir, il cite deux vers de La Fontaine,
extraits de la fable Le Lion amoureux [La Fontaine, XVI, 16], mais en leur donnant
un sens nouveau.
Amour, Amour, quand tu nous tiens, on peut bien dire : Adieu Prudence ! [Al-
lais, I, 104]
« Amour » est ici le patronyme de son employeur qui le retient fermement alors
qu’il s’apprêtait à rejoindre sa frêle amante prénommée « Prudence ». Néanmoins,
toute hypertextualité n’est pas parodique.
le pastiche, qui imite un style [...] n’est en aucun cas assimilable à la parodie, qui
transforme un texte singulier. C’est donc abusivement que le terme de parodie est
appliqué [...] à des textes qui ont pour cible une école, une manière ou un genre. On
devrait plutôt parler à leur propos d’imitation caricaturale ou de pastiche satirique.
[Sangsue, XX, 66]
Or, il s’agit bien souvent, avec l’humoriste, non pas de transformation mais d’imi-
tation, art qu’il manie avec talent.
1.3.1 Conte
Le XIXe siècle est véritablement l’âge d’or du récit bref. [...] Cela tient à plusieurs
facteurs historiques dont le plus déterminant est l’essor des journaux quotidiens et
périodiques. [Aubrit, VI, 58]
15
Le conte et la nouvelle sont donc deux formes très répandues parmi ce que le
Normand surnomme ses « chroniquettes » [Caradec, IX, 170].
Certains des titres qu’il choisit pastichent de façon satirique l’une des construc-
tions traditionnelles employées pour les titres de contes et de fables.
déterminant + substantif + adjectif qualificatif
On a, chez Perrault, à la fin du XVIIe siècle [Perrault, XVIII, 141] :
– La Barbe bleue
– Les Souhaits ridicules
Ou, au XIXe siècle, chez Dumas, auteur peu connu pour ses contes 5 [Dumas, XI, 6] :
– Les Mains géantes
– Le Sifflet enchanté
C’est pourquoi on rencontre sans étonnement, chez Allais, des titres déjà lon-
guement évoqués au cours de cette analyse : Le Pendu bienveillant et Le Criminel
précautionneux.
Dans Un Rajah qui s’embête, dont le titre est une parodie de Victor Hugo6 , Allais
pastiche le conte oriental.
L’orientalisme est encore à la mode au XIXe siècle, après avoir été lancé en 1704
par Antoine Galland, qui publie la traduction des Mille et une nuits. La fascination
des Occidentaux s’exerce sur deux aspects principaux : la splendeur énigmatique
des femmes, d’une part, et la barbarie cruelle des hommes, de l’autre. On trouve
l’illustration de ces deux caractéristiques, entre autres, chez Théophile Gautier.
Quant à sa figure, elle avait la beauté régulière de la race turque : dans son teint,
d’un blanc mat semblable à du marbre dépoli, s’épanouissaient mystérieusement,
comme deux fleurs noires, ces beaux yeux orientaux si clairs et si profonds sous leurs
longues paupières teintes de henné. [Gautier, XV, 218]
La troupe furibonde envahit la terrasse avec l’impétuosité d’un vol de démons. Leurs
faces cuivrées ou noires à longues moustaches, ou hideusement imberbes, leurs yeux
5
« Pendant qu’il conquiert à grand fracas l’immense public du roman-feuilleton puis du théâtre
historique, il compose, en marge de la renommée, un jardin secret dont il réserve l’intimité à un
petit nombre de fidèles. » [Lacassin, XI, XI]
6
« Victor hugo qui écrivit, avec un talent incontestable et, comme en se jouant, Le Roi s’amuse,
n’aurait peut-être pas été fichu d’écrire les dix premiers vers de Le Rajah s’embête, et Victor Hugo
n’était pas un serin pourtant. » [Allais, I, 418]
16
étincelants, leurs mains crispées agitant des damas et des kandjars, la fureur em-
preinte sur leurs physionomies basses et féroces, causèrent un mouvement d’effroi à
Mahmoud-Ben-Ahmed [Gautier, XV, 236]
Allais s’adonne aussi à ce genre, non sans lui faire subir quelques altérations. Il se
doit, bien évidemment, d’utiliser des termes exotiques ou stimulant l’imagination.
– « un rajah » [Allais, I, 418]
– « extrême-orient » [Allais, I, 418]
– « Bouddha » [Allais, I, 418]
– « la cour nord du palais » [Allais, I, 419]
– « les éléphants »[Allais, I, 419]
– « le jaguar » [Allais, I, 419]
– « les bayadères » [Allais, I, 419]
– « d’infiniment vieux rites » [Allais, I, 419]
– « les arabesques » [Allais, I, 419]
– « l’onisque » [Allais, I, 419]
– « les larges couteaux » [Allais, I, 420]
Cependant, il ne peut s’empêcher de ridiculiser le souci du détail presque maladif
des Parnassiens, notamment dans leur précision obsessionnelle dans la description
des couleurs.
Son petit corps frais est un enchantement. On ne saurait dire s’il est de bronze
infiniment clair ou d’ivoire un peu rosé. Les deux peut-être ? [Allais, I, 420]
17
La cruauté du rajah est aussi celle d’un auteur qui n’éprouve aucune pitié envers
ses personnages. Son crime est méthodique.
Le risible est contenu dans l’absurdité d’une mécanique sans compromis, jusqu’au-
boutiste.
cet humoriste ne fut pas toujours particulièrement gai. Ses histoires, parfois, n’ont
rien de drôle, et cette absence-même de drôlerie provoque un bizarre éclat de rire.
[Duteurtre, V, 10]
1.3.2 Publicité
Il est amusant de noter que ces deux écrivains sont tous les deux inspirés par
l’emploi des ballons publicitaires.
On trouve chez le romancier :
Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des
ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres le nom du
magasin, et qui, tenus au bout d’un fil, voyageant en l’air, promenaient par les rues
une réclame vivante ! [Zola, XL, 222]
Et chez l’humoriste :
18
le porte-plume de Baroquet était attaché, moyennant un fil de soie, à un ballon
rouge, un de ces ballons dont certains magasins de nouveautés usent en vue d’une
atmosphérique publicité [Allais, II, 341]
La réclame est un sujet neuf dont Alphonse Allais ne manque pas de traquer les
moindres caractéristiques, avant de proposer à ses lecteurs un prospectus publicitaire
caricatural vantant les mérites d’un entrepreneur de pompes funèbres. Comme nous
l’avons déjà souligné, pour lui, la mort est loin d’être taboue. C’est pourquoi le
document présenté dans Facétie Macabre est un concentré de subversion.
Il utilise des slogans :
– « Pourquoi s’obstiner à vivre ? Quand on peut se faire enterrer confortablement
pour seulement 45,95 francs » [Allais, II, 565]
– « L’essayer, c’est l’adopter. » [Allais, II, 565]
La deuxième occurrence est un poncif. La première reprend de façon parodique
les procédés d’accroche habituels que sont la question oratoire, la mention d’un
prix arrondi à plus de 0,90 et d’un adverbe modalisateur.
Il emploie aussi la méthode du « repris ou échangé », que Zola explique également
dans son roman.
Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le coeur de la femme, il venait d’imaginer
« les rendus », un chef d’oeuvre de séduction jésuitique. « Prenez toujours, madame :
vous nous rendrez l’article, s’il cesse de vous plaire. » Et la femme, qui résistait,
trouvait-là une dernière excuse, la possibilité de revenir sur une folie : elle prenait,
la conscience en règle. [Zola, XL, 222]
Allais copie également les spécificités de l’écriture publicitaire telles que les phrases
averbales, qui fleurissent au coeur des encarts payants dans les journaux. La citation
précédente en est aussi une illustration. Voici les autres :
– « Spécialités d’enterrements posthumes. » [Allais, II, 565]
– « Conditions spéciales pour enterrements de vies de garçon et de bails expirés. »
[Allais, II, 565]
19
– « Exhumations de vieilles affaires enterrées depuis longtemps. »[Allais, II, 566]
– « Salons d’essayages au premier. » [Allais, II, 566]
On rencontre, dans la littérature de cette fin de siècle d’autres exemples de pas-
tiches publicitaires comme chez Balzac, par exemple.
Depuis longtemps une pâte pour les mains et une eau pour le visage, donnant un
résultat supérieur à celui obtenu par l’Eau de Cologne dans l’œuvre de la toilette,
étaient généralement désirées par les deux sexes en Europe. Après avoir consacré
de longues veilles à l’étude du derme et de l’épiderme chez les deux sexes, qui, l’un
comme l’autre, attachent avec raison le plus grand prix à la douceur, à la souplesse,
au brillant, au velouté de la peau, le sieur Birotteau, parfumeur avantageusement
connu dans la capitale et à l’étranger, a découvert une Pâte et une Eau à juste
titre nommées, dès leur apparition, merveilleuses par les élégants et par les élégantes
de Paris. En effet, cette Pâte et cette Eau possèdent d’étonnantes propriétés pour
agir sur la peau, sans la rider prématurément, effet immanquable des drogues em-
ployées inconsidérément jusqu’à ce jour et inventées par d’ignorantes cupidités. Cette
découverte repose sur la division des tempéraments qui se rangent en deux grandes
classes indiquées par la couleur de la Pâte et de l’Eau, lesquelles sont roses pour
le derme et l’épiderme des personnes de constitution lymphatique, et blanches pour
ceux des personnes qui jouissent d’un tempérament sanguin. Cette Pâte est nommée
Pâte des Sultanes, parce que cette découverte avait déjà été faite pour le sérail par
un médecin arabe. Elle a été approuvée par l’Institut sur le rapport de notre illustre
chimiste VAUQUELIN, ainsi que l’Eau établie sur les principes qui ont dicté la com-
position de la Pâte. Cette précieuse Pâte, qui exhale les plus doux parfums, fait donc
disparaı̂tre les taches de rousseur les plus rebelles, blanchit les épidermes les plus
récalcitrants, et dissipe les sueurs de la main dont se plaignent les femmes non moins
que les hommes.
L’Eau carminative enlève ces légers boutons qui, dans certains moments, surviennent
inopinément aux femmes, et contrarient leurs projets pour le bal, elle rafraı̂chit et ra-
vive les couleurs en ouvrant ou fermant les pores selon les exigences du tempérament ;
elle est si connue déjà pour arrêter les outrages du temps que beaucoup de dames
l’ont, par reconnaissance, nommée L’AMIE DE LA BEAUTÉ. [Balzac, VII, 318]
On peut noter divers points communs entre le dépliant de Balzac et celui d’Allais
[Allais, II, 565]. Dans les deux cas, le directeur de la société est élogieusement placé
sur le devant de la scène, la supériorité de son entreprise sur la concurrence est
affirmée, l’accent est mis sur l’innovation et le sérieux des recherches ainsi que des
produits. Le tableau 1.1 récapitule ces similitudes.
20
Cependant, le pastiche de Balzac est le témoin d’une époque tandis que celui
d’Allais en fait la satire, puisque les articles infiniment macabres y sont vantés sur
un ton gai et anodin.
1.3.3 Presse
Fantaisies scientifiques
Son meilleur ami est Charles Cros, génial poète et inventeur (de la photographie en
couleurs, de l’enregistrement). Chez ces chercheurs qui se moquent d’eux-mêmes, le
comique scientifique est un sujet inépuisable. [Duteurtre, V, 16]
21
– « acide sulfurique » [Allais, II, 433]
– « fulmi-coton » [Allais, II, 433]
Il n’hésite pas, en outre, pour rendre son propos encore plus sérieux, à insérer
d’obscures formules mathématiques dans son texte [Allais, I, 408].
1
V = Π [d + (D − d) × 0, 56]2 × H
4
Toute sa vie, Allais est tiraillé entre ses deux centres d’intérêts. Il n’embrasse la
carrière de journaliste qu’à l’âge de trente ans et ne renonce jamais à ses expérimentations.
Charles Cros est pour lui une sorte de double, qui le rassure en lui montrant que
l’on peut concilier avec talent science et lettres.
Journalisme
Et une autre image passait devant mes yeux, celle du maı̂tre critique [...] qui, avec
sa belle humeur entraı̂nante, jugeait tout haut les concurrents que le jury allaient
couronner - ou désespérer : Francisque Sarcey ! [Claretie, XXVII, 400]
Un tel pouvoir n’est pas sans lui valoir des détracteurs au rang desquels les frères
Goncourt7 ou Villiers de L’Isle-Adam. Sarcey est si bienveillant à l’égard des Hydro-
pathes qu’il est « le premier à les saluer dans Le XIXe siècle (1er décembre 1878) »
[Caradec, IX, 101], cependant Allais ne peut supporter l’expression permanente de
7
« les tableaux défilent, et pas un oh ! pas un mouvement de répulsion, pas un timide chuchote-
ment, pas un sifflet. Des trois rappels à chaque acte, il n’y a de désapprobateur dans la salle, que
la grosse tête de Sarcey jouant l’ennui. [Goncourt, XXX, 222] »
22
son bon sens bourgeois que d’autres, tel l’académicien Jules Lemaı̂tre8 , louent sans
fin.
Sa qualité maı̂tresse, on le sait, on l’a dit mille fois, c’est le bon sens, qui, à ce degré,
ne va pas sans un brin de défiance à l’endroit de la sensibilité et de l’imagination.
Là où le bon sens suffit, M. Sarcey triomphe ; là où le bon sens ne suffit peut-être
pas, dans certaines questions délicates qu’il est porté à simplifier un peu trop, M.
Sarcey fait encore bonne contenance et mérite quand même d’être écouté. Du bon
sens, il en a tant montré, si souvent, si régulièrement et si longtemps, qu’il s’en est
fait comme une spécialité, que beaucoup lui en reconnaissent le monopole, qu’il a
fini par inspirer une confiance sans bornes à quantité de bonnes gens et un mépris
sans limites aux détraqués de la jeune littérature. [Lemaı̂tre, XXXI, 214]
Allais, qui appartient aux détracteurs, décide de se lancer dans des impostures
d’articles signés Sarcey. Le lectorat se laisse piéger et le véritable Sarcey reçoit
nombre de lettres de son public, déçu, pour des propos qu’il n’a pas réellement tenus
[Caradec, IX, 269]. Le grand critique est notamment moqué pour ses truismes.
Mais ce n’est amusant que si l’on y prend plaisir. J’ai l’air d’émettre une lapalissade.
Réfléchissez-y un peu, s’il vous plaı̂t. Vous verrez que je ne suis pas si bête, ou plutôt
pour employer, parlant de moi, un mot plus poli, vous verrez que je ne suis pas aussi
naı̈f que je le parais. [Sarcey, XXXVII, 291]
Allais est donc amené à en produire lui-même, par mimétisme, art pour lequel
il est prodigieusement doué [Caradec, IX, 260]. On relève un de ces truismes dans
Gabelle Macabre.
23
pastiche le style journalistique tout au long de son œuvre.
Un Testament
Tout dernièrement, un grand propriétaire mourait dans une petite ville du centre, que
je ne puis, à mon grand regret, désigner (l’espace m’étant mesuré, rigoureusement).
[Allais, I, 262]
The Corpse-Car
Dans une récente fantaisie parue ici-même, notre éminent confrère, M. Tristan Ber-
nard, parlait d’une ramasseuse électrique pour crottin de chevaux de bois. [Al-
lais, II, 370]
Placer Macabre
Bien que familiarisé depuis longtemps avec les audaces et les surprises de l’industrie
américaine, ce n’est pas sans une certaine stupeur que je pris connaissance du pros-
pectus trouvé ce matin dans mon courrier des États-Unis.
Je ne crois pas qu’en France nos lois toléreraient une telle entreprise, mais je suis
certain que l’indignation publique et le sentiment de la plus élémentaire décence
auraient vite fait justice d’un pareil sacrilège. [Allais, II, 377]
24
Facétie Macabre
Si je racontais, par le menu, tout ce qui advint au cours de cette joyeuse soirée, ce
n’est pas sur six pages que devrait paraı̂tre le Journal, mais sur douze, au bas mot.
[Allais, II, 564]
25
Tab. 1.1 – Points communs
Balzac Allais
Éloge « parfumeur avantageusement
– « Notre intelligent directeur »
connu dans la capitale et à
– « Notre joyeux directeur »
l’étranger »
son »
Innovation
– « Après avoir consacré de longues – « Notre intelligent directeur, tou-
veilles à l’étude du derme » jours à l’affût des inventions mo-
Sérieux
– « Elle a été approuvée par l’Ins- – « C’est aussi l’inventeur breveté
titut sur le rapport de notre du célèbre omnibus funéraire »
selle »
26
2 Les idées délicieusement
macabres
« Tous ces gens vertueux sont de vieux saligauds » [Allais, I, 749] assène le
narrateur d’Allais, qui se fait un devoir d’agacer leurs valeurs. En associant à la
mort des idées farfelues, il met en exergue sa dimension comique, car, « aux choses
les plus tragiques, vient toujours se mêler un détail comique ». [Allais, II, 341]
Allais est un inventeur, son imagination fourmille donc d’idées. La plupart est inof-
fensive et a pour but d’améliorer le quotidien. Certaines sont réalisables comme celle
du Sucre-café soluble pour laquelle il dépose un brevet en 1881 [Caradec, IX, 515]
et d’autres complètement fantaisistes telle celle du phare olfactif.
Chaque phare a son odeur, soigneusement indiquée sur les cartes marines. J’ai des
phares à la rose, des phares au citron, des phares au musc. Au sommet des phares,
un puissant vaporisateur projette ces odeurs à la mer. Rien de plus simple, alors,
pour se diriger. En temps de brume, le capitaine ouvre les narines et constate, par
exemple, qu’une odeur de girofle lui arrive par N.-N-O. et une odeur de réséda par
S.-E. En consultant sa carte, il détermine ainsi sa situation exacte. [Allais, I, 145]
2.1 Profanations
Cet esprit fécond donne naissance à des inventions morbides, mais néanmoins
aussi drôles que choquantes. Pour Allais, l’intégrité de la dépouille n’est pas invio-
lable. Il se permet par conséquent toutes sortes de libertés à son égard.
2.1.1 Crémation
27
J’ai sous les yeux un projet fort bien conçu, ma foi, d’un véhicule qui remplacera
du même coup et les voitures funéraires et les fours crématoires. Le nécromobilisme,
quoi ! [...] Comme vous avez pu le deviner déjà, c’est le corps du cher disparu qui sert
de combustible. [...] D’après les calculs de l’inventeur, le corps d’un homme adulte
de moyen poids peut conduire une douzaine d’invités à un cimetière distant de la
maison mortuaire d’environ huit kilomètres. [Allais, II, 371]
L’humour noir navigue donc dans des eaux proches de celles du mauvais goût, du
scandale et l’indécence ; il est en tout cas remarquable qu’il s’agisse d’une forme
de rire qui non seulement provoque parfois une réception malveillante, mais semble
même s’y complaire. [Moran et Gendrel, XXIX]
Renverser les valeurs, bafouer la morale, François Caradec met en garde : « Soyez
prudent : Alphonse Allais n’écrit pas pour vous, mais contre vous. » [Caradec, IX, 185]
1
L’état actuel de la recherche situe ce pourcentage à soixante-cinq pour cent. [XLI]
28
2.1.2 Recyclage
Il va sans dire que, si la crémation est un sujet polémique, les exigences post
mortem prêtées par Allais, dans Un Testament, à un notable voulant être à la fois
ingurgité par ses porcs et transformé en combustible pour lampe, le sont encore
davantage.
Quarante-huit heures après mon décès, qu’on mette mon corps dans une grande
chaudière avec de l’eau et qu’on me fasse bouillir jusqu’à cuisson complète. [...] La
viande et le bouillon seront distribués à mes cochons. [...] Quand à mon squelette, on
lui fera subir le traitement employé dans l’industrie pour retirer le phosphore des os.
Ce phosphore divisé en petits morceaux, sera distribué dans de petites lampes ana-
logues à celles qui, sempiternellement, brûlent devant les tabernacles. [Allais, I, 263]
Les volontés énoncées sont hautement sacrilèges, tout d’abord, parce que le porc
est un animal méprisé et malfaisant dans l’idéologie chrétienne. On peut citer, en
guise d’illustration, l’évangile selon Saint-Matthieu : « vos perles, ne les jetez pas
aux cochons » [Saint-Matthieu, XXXVI] ou encore l’épisode de la tentation de Saint-
Antoine relaté par Gustave Flaubert.
Je veux des femelles enragées de rut ! Du fumier gras ! De la fange jusqu’aux oreilles !
Je m’ennuie, je m’échapperai, je galoperai sur les feuilles sèches, avec les sangliers et
les ours ! [Flaubert, XXVIII]
Le choix de cet animal n’est sans doute pas si innocent car il constitue un emblème
provocant. La référence aux « tabernacles » est également significative puisqu’il
s’agit du meuble qui abrite les hosties. La juxtaposition de ces symboles, celui du
Christ ressuscité et celui du corps profané, établit une sorte d’oxymore allégorique
surprenant.
Chez Allais, la notion de recyclage tient presque de l’obsession. Dans un registre
tout aussi sombre, il va même jusqu’à suggérer la récolte et la remise à neuf des
vieux confettis.
Devant l’impossibilité de rendre à ces fragiles objets leurs vives couleur d’antan, on
a résolu de les teindre tous en noir et de les débiter, lors de la prochaine mi-carême,
dans les familles en deuil, à des prix défiant toute concurrence. [Allais, II, 388]
29
Le contemporain d’Allais, Huysmans, partage cet intérêt pour le fait de donner
une seconde vie aux objets, ou plus précisément, aux cadavres.
Quelle belle chose, se dit-il, que la science ! voilà que le professeur Selmi, de Bologne,
découvre dans la putréfaction des cadavres un alcoı̈de, la ptomaı̈ne, qui se présente
à l’état d’huile incolore et répand une lente mais tenace odeur d’aubépine, de musc,
de seringat, de fleur d’oranger ou de rose. [...] on pourrait convertir les cimetières
en usines qui apprêteraient sur commande pour les familles riches, des extraits
concentrés d’aı̈euls, des essences d’enfants, des bouquets de pères. [...] Ah ! Je sais
bien des femmes du peuple qui seraient heureuses d’acheter pour quelques sous des
tasses entières de pommades ou des pavés de savon, à l’essence de prolétaire ! [...] En-
suite, le progrès aidant, les ptomaı̈nes qui sont encore de redoutables toxiques seront
sans doute dans l’avenir absorbées sans aucun péril ; alors pourquoi ne parfumerait-
on pas avec leurs essences certains mets ? [Breton, VIII, 197]
Et il se demanda, dans l’état de cervelle où il se trouvait, s’il n’avait pas rêvé, en
somnolant, le nez sur la revue dont le feuilleton scientifique relatait la découverte
des ptomaı̈nes. [Breton, VIII, 201]
Dans Gabelle Macabre, un jeune homme est contraint d’enfermer le corps de son
oncle, décédé en mer, dans un tonneau.
30
appropriés, il arrivait effectivement que l’on entreposât les défunts dans de grands
barils. Dans la version de Tristan et Iseut rapportée par Béroul, au XIIe siècle, les
deux amants subissent ce traitement funéraire.
ils mirent les deux corps dans un tonneau qui fut placé sur une nef, avec deux
cierges ardents au pied et deux autres au chef ; et ils placèrent, entre des croix et des
phylactères bien riches, l’épée et l’écrin près de Tristan, recommandant les corps à
Dieu. [Béroul, XXVI]
Ceci étant posé, on peut tout de même souligner un détail incongru à propos de
l’utilisation du tonneau mortuaire.
Oui, mais voilà, on ne découvrit pas à bord un tonneau assez vaste pour contenir le
défunt, à moins de lui faire prendre une attitude ridicule et peu compatible avec la
majesté de la mort. Le maı̂tre charpentier de la Bourgogne, un garçon de ressources,
alors proposa d’improviser un excellent tonneau dans les proportions voulues. [Al-
lais, I, 408]
Tout d’abord, il est amusant de noter qu’Allais se soucie, étonnamment pour une
fois, de « la majesté de la mort ». Mais en outre, la proposition du charpentier est
parfaitement absurde. S’il est en mesure de fabriquer de toutes pièces un baril assez
grand, pourquoi ne pas alors fabriquer un véritable cercueil ? Ce détail est comique,
mais ce n’est pas dans l’emploi du tonneau que se réside tout le pétillant de la
nouvelle, c’est surtout dans la taxation de celui-ci à la douane en raison de l’alcool
de canne qu’il contient.
- Que ce soit votre oncle ou votre tante, ajouta-t-il, vous devez payer pour le liquide.
- Soit !... Combien ?
Alors un sous-brigadier s’approcha et se mit à jauger le tonneau d’après la formule
employée dans les douanes du Havre [Allais, I, 408]
Allais, qui n’aime pas l’administration, dresse une esquisse peu avantageuse des
employés de douane. Le sous-brigadier est un être sans coeur, faisant du zèle et bien
peu de cas du deuil en cours. Mais le plus drôle est encore à venir. En effet, un
inconnu bienveillant vient éclairer le protagoniste sur l’abus dont il a été victime.
la douane du Havre vous a floué. Elle vous a fait payer pour le contenu intégral
du tonneau, sans en déduire le volume du corps de monsieur votre oncle. [...] Nous
31
avons, par conséquent, un volume de 90 décimètres cubes que nous forcerons bien la
douane du Havre à défalquer. [Allais, I, 409]
Ainsi, même les âmes chargées de bonnes intentions ne considèrent pas le défunt
comme une personne, mais uniquement comme « un volume ». Ce manque de res-
pect, cette réification ne manque pas d’amuser. Tout se résume finalement à une
question d’argent. Et le différend entre le neveu et l’administration se transforme en
réel litige.
La douane du Havre a refusé de restituer un seul centime des droits perçus. L’affaire
se présente mardi au tribunal. [Allais, I, 409]
C’est ici l’absurdité de la vie qui prête à sourire. La réflexion est métaphysique.
Les héritiers ne rendent pas forcément à leur disparu un hommage digne de ce nom
et s’en détournent au profit de considérations financières qui apparaissent comme
leurs véritables préoccupations.
2.1.4 Nécrophilie
L’un des points culminants de l’humour noir, au sein du corpus sélectionné, est
sans aucun doute atteint dans Posthume. L’auteur y aborde le thème délicat de la
nécrophilie. Il en fait même l’apogée comique de la nouvelle. A la profanation du
corps s’ajoute le viol, bien que ce dernier ne soit pas reconnu pénalement (puisque la
victime n’exprime pas son non-consentement). Il existe plusieurs cas de nécrophiles
célèbres au XIXe siècle. On peut citer le plus illustre, le « Vampire de Montpar-
nasse ».
François Bertrand, également surnommé « le Sergent nécrophile » est un militaire,
d’apparence sans histoires, qui déterra, viola, mutila voire démembra un très grand
nombre de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants à travers la France, au gré
de ses différentes garnisons, à partir de 1846. Son lieu de sévices le plus fréquent fut
cependant le cimetière du Montparnasse. Certains soirs, il lui arrivait de sortir de
terre une dizaine de corps, de s’adonner à ses déviances puis de les éparpiller. Sa
réputation de vampire provient des actes de cannibalisme qu’il perpétra également
au cours de ses démences nocturnes.
En 1849, la police met au point un système afin de piéger le criminel. Un fil est
32
tendu au dessus du mur de la rue Froideveaux (lieu présumé de son introduction
dans l’enceinte) qui, au moindre mouvement, actionne un tir de mitraille. Le sergent
est blessé mais parvient à s’échapper. Il rejoint son régiment mais se résout après
quelques jours à faire soigner sa jambe. Il avoue alors être le nécrophile recherché.
La cour martiale le condamne à un an de prison. Il se suicide en 1850, peu de temps
après sa libération.
Son parcours marqua fortement les esprits. En 1933, il inspire encore, lorsque
l’américain Guy Endore lui consacre un roman intitulé Le Loup-garou de Paris (The
Werewolf of Paris). Il n’est donc pas étonnant qu’en 1893 Allais exploite, à des
fins humoristiques, cette pratique perverse et morbide, qui épouvante tant l’opinion
publique de son époque. Il situe d’ailleurs l’action de sa nouvelle « dans un petit
café de la rue de Rennes » [Allais, I, 325], c’est-à-dire à deux pas du cimetière du
Montaparnasse. Pour comprendre l’audace d’un tel sujet, il faut bien le replacer dans
son environnement car les nouvelles d’Alphonse Allais paraissent dans la presse, dans
ces mêmes journaux relatant des actes de nécrophilie, eux, bien réels.
Cependant, tous les personnages d’Allais, même les plus décalés, ne partagent
pas le goûts des amours cadavériques. Lorsqu’un tremblement de terre dévaste une
maison close, dans Amours d’escale, l’un des clients a la réaction suivante :
On commençait à avoir des inquiétudes sérieuses sur les infortunés, quand on vit
apparaı̂tre, à travers une crevasse de la maison, le capitaine couvert de plâtras, mais
impassible et le monocle à l’œil.
- Dites, médème ! cria Steelcock3 à la dame de Bordeaux, envoyez-moi une autre
fille. La mienne, elle est môrt ! [Allais, I, 122]
Ici, il ne s’agit plus de nécrophilie, mais on demeure dans l’univers des sépulcres.
3
L’auteur donne souvent à ses protagonistes des patronymes amusants et censés résumer leur
personnalité. François Caradec les a répertoriés. [Caradec, IX, 518]
33
Il arrive parfois que l’on déplace vers la périphérie des cimetières situés dans
les centres-villes pour libérer des zones constructibles, mais le cimetière ainsi fermé
demeure inaliénable pendant plusieurs années.
Un vieux cimetière ne se vend pas très cher, mais sa mise en valeur, comme terrain
à bâtir, est longue et difficile. D’abord on n’y peut construire qu’après un délai de
dix ans à partir du jour de sa désaffectation. [Allais, II, 378]
L’auteur suggère de rendre habitables par des vivants des bâtiments destinés aux
morts. Il y a déjà là de quoi choquer la bienséance, mais il ne s’arrête pas en si bon
chemin. Il va beaucoup plus loin.
Quant aux corps, eux aussi offrent d’énormes ressources industrielles. Brûlés en
vase clos, ils fournissent des phosphates très demandés par MM. les producteurs
de céréales. Rien que par les opérations ci-dessus décrites, voilà déjà une industrie
des plus rémunératrices. [Allais, II, 378]
Une fois de plus, il faut bien constater que le caractère sacré de la dépouille ne
transparaı̂t pas chez l’humoriste. Il est vrai que le phosphate est utile à l’agriculture
céréalière, mais il est évident, que les ossements humains ne sont jamais employés et
que l’on recourt, entres autres ressources, à des ossements animaux. On remarque
à nouveau l’obsession du recyclage chez Allais. Mais après avoir proposé les engrais
humains, il est encore capable de pire.
34
Mais là où elle devient une affaire d’or (et c’est bien le cas de le dire, c’est quand
elle comprend l’extraction de l’or inséré dans les dents aurifiées des pauvres défunts.
Des statistiques sérieusement établies ont démontré qu’en Amérique les mâchoires
de mille personnes représentent, au bas mot, trente onces d’or, c’est-à-dire, grosso
modo, six cents dollars (3000 francs environ), soit 3 francs par personne. Comme la
compagnie prévoit une exploitation de près de dix millions de corps, il vous est facile
de calculer les immenses bénéfices qu’elle est appelée à réaliser, rien que de ce chef.
[Allais, II, 379]
2.2 Mercantilisme
La thématique financière devient de plus en plus présente à mesure que le monde
s’industrialise. L’importance accordée au profit est déjà très avérée à la fin du XIXe
siècle. La vision de la mort que propose Alphonse Allais tient davantage du marché
que du deuil. Il dévoile les secrets immoraux de la productivité et des bas prix de
l’entreprise de pompes funèbres qu’il imagine.
N’occupant que des employés absolument condamnés par les médecins, et par conséquent
délivrés de tout souci d’amasser un pécule pour leurs vieux jours, l’administration
dispose ainsi d’un personnel à prix réduit qui lui permet de diminuer ses frais et de
restreindre ses prix jusqu’à des limites fabuleuses de bon marché. [Allais, II, 565]
35
laı̈ques, 10 francs ; omnibus-bar (donnant droit à 100 consommations, toutes de
première classe), 30 francs. [Allais, II, 566]
2.3 Torture
La scène qui se déroule dans Un Rajah qui s’embête a de quoi faire frémir d’hor-
reur.
4
On trouve dans Ed Wood, du réalisateur américain Tim Burton, une scène où l’un des person-
nages se sentant proche du trépas décide d’essayer des cercueils afin d’adopter le plus confortable.
Ce film est, à l’image des écrits d’Allais, également plein d’humour noir. Mais on est en droit de
penser que, dans la réalité, ce comportement reste très marginal.
36
Les larges couteaux sortent des gaines. Les serviteurs enlèvent, non sans dextérité,
la peau de la jolie petite bayadère. L’enfant supporte, avec un courage au-dessus de
son âge, cette ridicule opération, et bientôt, elle apparaı̂t au rajah, telle une écarlate
pièce anatomique pantelante et fumante. Tout le monde se retire par discrétion et
le rajah ne s’embête plus. [Allais, I, 420]
Cependant, le terme est lâché, cette situation est « ridicule ». Les cas de tortures
ne manquent pas dans l’histoire, mais ils sont en général liés à la recherche d’aveux
ou à des pratiques guerrières, plus rarement à un plaisir sadique. Le terme « sa-
disme », inspiré de certaines pratiques décrites par le Marquis de Sade, s’applique
parfaitement ici. La souffrance y est étroitement liée au désir sexuel. Le rajah or-
donne que la jeune fille soit écorchée vive parce qu’il veut atteindre le stade ultime
et grotesque de la nudité, celle qu’il juge entravée par la peau... C’est le voyeurisme
poussé à l’extrême. Ce qui choque et amuse tout à la fois, c’est la disproportion gi-
gantesque entre le problème (l’ennui du souverain) et la solution (la mort de la jeune
fille). La balance est complètement déséquilibrée, avec d’un côté la distraction et de
l’autre l’enjeu d’une vie. Ce qui trouble profondément, c’est aussi le fait que l’on
se reconnaisse un peu - très peu, sans doute - dans la folie passagère du rajah. Qui
n’a jamais torturé une mouche ? Là où le commun des mortels n’a qu’une mouche
à torturer, ce qu’il fait impunément et le plus souvent sans remords, un souverain,
qui a droit de vie et mort sur ses sujets, peut se permettre de pratiquer la torture à
l’échelle humaine, sans autre motif que son bon plaisir. L’irrévérence et le cynisme
sont comiques ici car ils mettent le bon sens et la morale en difficulté.
Les libertés que prend Allais avec la morale ne sont pas sans conséquences. Jules
Renard rapporte une triste anecdote, qui intervient après la mort de l’auteur et de
sa femme.
La petite Paulette Allais a été confiée à une bonne, dévote, qui lui a dit que son père
est sûrement en enfer, et la petite se réveille, la nuit, en criant : « Papa brûle ! Papa
brûle !» [Caradec, IX, 96]
C’est la preuve que ses facéties agacent fortement une partie de ses contemporains.
L’américain Mark Twain tente une différenciation des types de comiques en fonction
de leur nationalité.
37
Il y a plusieurs sortes d’histoires, mais une seule est difficile : l’humoristique. [...]
L’histoire humoristique est américaine, l’histoire comique est anglaise, l’histoire spi-
rituelle est française. L’histoire humoristique dépend de la forme dans laquelle elle
est racontée ; l’histoire comique et l’histoire spirituelle, du fond. L’histoire humoris-
tique peut être filée pendant un long moment, vagabonder comme bon lui semble et
n’arriver nulle part en particulier ; mais les histoires comiques et spirituelles doivent
être brèves et finir par une pointe5 . [Twain, XXIII, 191]
Il est vrai que chez Alphonse Allais, comme nous venons de le voir, la drôlerie tient
notamment au fond, au cynisme des idées ; cependant, l’écrivain d’outre-atlantique
se trompe en partie à propos de la production française, car la manière de raconter
compte tout autant que le contenu, dans l’œuvre de l’humoriste normand. On a vo-
lontiers comparé Twain et Allais, présentant le second comme l’héritier du premier.
L’écrivain et dramaturge Pierre Veber lance un calembour assez peu flatteur : « Al-
phonse Allais, un démarque-Twain » [Veber, IX, 175]. Il est vrai qu’ils ont l’humour
noir en commun, mais ils ne se ressemblent guère, en réalité. Jules Renard, déjà,
distinguait bien ces deux styles.
J’ai lu Mark Twain, hier, pour la première fois. Cela me paraı̂t fort inférieur à
ce qu’écrit Allais ; et puis, c’est trop long. Je ne supporte que l’indication d’une
plaisanterie. Ne nous rasez pas ! [Renard, IX, 175]
À ses débuts, Allais ne connaı̂t pas même l’existence de l’auteur américain. L’in-
fluence supposée de ce dernier n’est qu’une hypothèse vague et désobligeante. Les
deux hommes ne partagent pas les mêmes modèles. Les auteurs qui gravitent autour
de Rodolphe Salis sont des amateurs d’Edgar Poe, Le Chat Noir qu’ils fréquentent
ayant été nommé en référence à une nouvelle de ce dernier. Twain, quant à lui, ne
peut le souffrir.
Pour moi, sa prose est illisible - comme celle de Jane Austin [sic]. Non, il y a
une différence. Je pourrais lire sa prose contre salaire, mais pas celle de Jane.6 .
5
Traduction de Julie Pujos. Texte orignal : « There are several kinds of stories, but only one
diffcult kind — the humorous. [...] The humorous story is American, the comic story is English, the
witty story is French. The humorous story depends for its effect upon the manner of the telling ;
the comic story and the witty story upon the matter.
The humorous story may be spun out to great length, and may wander around as much as it
pleases, and arrive nowhere in particular ; but the comic and witty stories must be brief and end
with a point. »
6
Texte original : « To me his prose is unreadable - like Jane Austin’s [sic]. No there is a difference.
38
[Twain, XXXVIII]
Allais n’est pas un Mark Twain au rabais et l’histoire humoristique française, telle
qu’il la pratique, est loin de reposer uniquement sur la forme. Son art de conteur
donne également matière à l’étude.
39
3 Le comique stylistique
Tout comme il serait réducteur de penser qu’un type d’énoncé soit exclusivement
comique, de même il n’existe pas de procédés stylistique qui soit étiquetté unique-
ment du sceau de la drôlerie.
Toutefois, lorsque ces phénomènes sont relevés dans le cadre d’un exemple donné,
il est possible d’isoler ceux qui participent à la dynamique comique du texte en
question.
Ainsi Allais associe à des événements graves un ton comique qui s’exprime par
une parlure particulière.
3.1 Oralité
L’une des caractéristiques des récits d’Allais sont qu’ils sont à la fois dits et écrits.
À l’armée, déjà, il s’entraı̂nait sur ses compagnons.
Alphonse Allais, lui, exerce sur ses camarades de chambrée son talent de conteur et
improvise des histoires où le comique se mêle au fantastique. [Caradec, IX, 61]
40
camarades, comme Coquelin Cadet1 , à qui il dédit plusieurs textes2 . Cette habitude
de la représentation explique les marques d’oralités au sein du récit. Le narrateur y
tient un rôle très important.
Le conteur Allais emploie tous les procédés de la rhétorique qu’il connaı̂t dans les
coins : apostrophes, interpellations, exclamations, allusions, apartés, parenthèses,
incidentes, notes en bas de page, post-scriptum, petite correspondance..., qui créent
la connivence. [Caradec, IX, 172]
41
– « Quand je vous aurai dit que le vieux était l’oncle du jeune, je me croirai
dispensé d’ajouter que ce dernier était le neveu du vieux. »
– « Nos deux compatriotes se destinaient à New-York »
– « Disons le mot : il se surmena dans de fangeuses orgies »
– « Au bout de deux jours de traversée - abrégeons -, Incarné mourut. »
– « formule également en vigueur, si je ne me trompe, à l’octroi de la ville de
Paris. »
– « Je tiendrai nos lecteurs au courant. »
Un rajah qui s’embête [Allais, I, 418]
– « Revenons à nos moutons et laissez-moi vous le répéter »
– « un détail qui ne peut toucher que bien faiblement nos piteuses visions d’Oc-
cident »
– « À je ne sais quel geste mou du rajah, l’intendant a compris »
Funerals [Allais, I, 432]
– Je glisserai rapidement sur ce peu réjouissant sujet
– Ce que c’est que de nous, pourtant !
L’utilisation de la 1ère personne du pluriel, plus encore que celle du singulier,
contribue à faire naı̂tre l’intimité entre le lecteur et le conteur, puisqu’elle les inclut
en une même entité.
Emploi de la 2ème personne
Le « je » d’Allais implique évidemment un « vous ». L’interpellation du lecteur
conduit à un stade supérieur de connivence, car il est happé dans le texte lui-même.
Un Testament [Allais, I, 262]
– « En quoi, je vous le demande, cela aurait-il gêné l’Autorité qu’un grand
propriétaire foncier du centre de la France fût bouilli au lieu d’être crémé ? »
Gabelle macabre [Allais, I, 407]
– « Laissez-moi, dites, vous conter la chose par le menu »
– « Quand je vous aurai dit que le vieux était l’oncle du jeune, je me croirai
dispensé d’ajouter que ce dernier était le neveu du vieux. »
Un rajah qui s’embête [Allais, I, 418]
– Vous qui riez bêtement, avez-vous déjà vu un rajah qui s’embête ?
– Alors ne riez pas bêtement.
42
– laissez-moi vous le répéter, au cas où cette longue discussion vous l’aurait
fait oublier.
Funerals [Allais, I, 432]
– « Je glisserai rapidement sur ce peur réjouissant sujet, mais pas assez vite pour
ne point vous parler de l’inaération. »
Dans le prospectus contenu au sein de Facétie macabre, les adresses au lecteur
sont nombreuses puisqu’il s’agit d’un document publicitaire et les apostrophes y sont
une convention. Citons, par exemple : « Faites-vous donc enterrer richement avec
les laissés pour compte des grands défunts illustres, à la Sinistre. »
Question oratoire
La question de rhétorique est une autre manière d’intéresser le lecteur à l’histoire.
Et même si aucune réponse n’est attendue, il a le sentiment d’être pris en compte
par le narrateur.
Un Testament [Allais, I, 262]
– « Et puis, de quoi vient-elle se mêler l’Autorité ? »
– « En quoi je vous le demande, cela aurait-il gêné l’Autorité qu’un grand pro-
priétaire foncier du centre de la France fût bouilli au lieu d’être crémé ? »
Un rajah qui s’embête [Allais, I, 418]
– « Vous qui riez bêtement, avez-vous déjà vu un rajah qui s’embête ? »
– « Non ? »
– « C’est une affaire bien entendue, n’est-ce pas ? »
Funerals [Allais, I, 432]
– Qui l’eût cru ?
The Corpse-car [Allais, II, 370]
– « Les causes, vous les devinez, n’est-ce pas ? »
– « Tenez, sans aller plus loin, auriez-vous jamais cru que l’organisation des
Pompes funèbres pût arriver à un total chambardement ? »
Facétie macabre [Allais, II, 564]
– « Est-ce à dire que nous nous soyons ennuyés ? »
– « Est-ce que rédiger de telles fantaisies, cela ne vaut pas mieux que d’aller au
café ? »
43
Les fausses questions apportent à la narration un aspect amusant, une illusion
interactive, un caractère ludique qui côtoie parfois la devinette. La plus drôle mais
la plus cynique et aussi la plus funeste se situe dans Facétie macabre.
La complicité favorise à la fois le rire et autorise les fantaisies les plus subversives.
Allais est un adepte de la parenthèse, qui, même lorsqu’elle est explicative, sert
surtout à ralentir la lecture et l’arrivée de la chute. Il répète sans cesse qu’il épargne
les détails pour aller à l’essentiel.
Si je racontais, par le menu, tout ce qui nous advint au cours de cette joyeuse soirée,
ce n’est pas sur six pages que devrait paraı̂tre le Journal, mais sur douze, au bas
mot. [Allais, II, 564]
Mais en réalité, il fait de nombreux détours. Ces excursions sont présentées entre
parenthèses dans la plupart des cas, mais il arrive que le caractère parenthétique de
celles-ci soit implicite.
Digressions
ils se rabattirent illico sur New York où, paraı̂t-il, on n’eut pas le temps de s’embêter
une minute pendant le world’s fair. (Une bonne blague que les New-Yorkais
44
firent aux Chicagotiens3 .) [Allais, I, 407]
Victor Hugo qui écrivit, avec un talent incontestable et, comme en se jouant, Le roi
s’amuse, n’aurait peut-être pas été fichu d’écrire les dix premiers vers de Le rajah
s’embête, et Victor Hugo n’était pas un serin pourtant.
Revenons à nos moutons, et laissez-moi vous le répéter, au cas où cette longue
digression vous l’aurait fait oublier : le rajah s’embête ! C’est une affaire bien en-
tendue n’est-ce pas ? Il serait, d’ailleurs, fastidieux de revenir sur ce détail qui ne
peut toucher que bien faiblement nos piteuses visions d’Occident : le rajah s’embête !
[Allais, I, 418]
La vapeur est produite par l’eau du regretté défunt (le corps humain contient -
qui le croirait ? - soixante-quinze pour cent d’eau.) [Allais, II, 371]
Mon vieux ex-camarade de la rive gauche (comme c’est loin tout ça !) le docteur
Périclès Kamalociboulo, actuellement médecin du diadoque à Athènes, vient - telle
une bombe - de pénétrer chez moi. [Allais, II, 564]
Tout dernièrement, un grand propriétaire foncier mourait dans une petite ville du
centre, que je ne puis, à mon grand regret, désigner (l’espace m’étant
mesuré, rigoureusement). [Allais, I, 262]
3
Allais fait référence à la compétition qui opposa les villes de New-York et Chicago, se battant
toutes deux pour l’obtention de l’exposition universelle de 1892-1893, en l’honneur de Christophe
Colomb. Chicago remporte le privilège d’organiser l’événement, mais, comme le sous-entend Allais,
cette victoire connaı̂t des revers de fortune.
En effet, la désignation du vainqueur avait eu lieu en 1890, mais, au tout début de l’année 1893,
éclate une gigantesque crise financière, « La Panique de 1893 », plus grave dépression économique
que le pays ait connu jusque là. Contrairement au système français, où l’État procure majoritaire-
ment les fonds pour l’exposition, aux États-Unis, le financement est assuré en grande partie par la
ville lauréate.
C’est pourquoi, après un krach boursier sans précédent, les New-Yorkais furent soulagés de ne pas
avoir à investir dans des préparatifs coûteux et d’une telle ampleur. A posteriori, il semble effecti-
vement que la ville accueillant l’événement cette année-là ait hérité d’un cadeau empoisonné.
Une telle digression perd de son sel auprès du lecteur contemporain qui ignore le contexte
économique de l’époque. Cependant, cette plaisanterie parue en 1900 et qui suggère que New-
York orchestra la débâcle financière en vue de mettre Chicago en difficulté, devait faire mouche en
son temps.
45
Explications
D’une main vigoureuse, il amena à lui le triangle de métal ainsi déterminé, le tordant
aussi facilement qu’il eût fait d’une feuille de papier d’étain. (C’était un robuste
malfaiteur.) [Allais, I, 36]
(Pour rester dans des traditions d’esprit bien français, appelons l’oncle Incarné de
même que nous baptiserons le neveu Derameau.) [Allais, I, 407]
Les éléphants ronchonnent salement, ce qui est la façon, aux éléphants, d’exprimer
leur mécontentement. Car, à l’encontre de l’éléphant d’Afrique qui comprend
seulement la chasse aux papillons, l’éléphant d’Asie ne se passionne qu’au
hunting du jaguar. [Allais, I, 419]
Et puis voilà qu’au rhythme (je tiens aux deux h) de la musique, elle commence
à se dévêtir. [Allais, I, 419]
Cet excellent homme prend son corps (pas le sien, bien entendu, mais celui
qu’on lui confie). Il le met dans un four-étuve de son invention et le débarrasse de
toute l’eau que recèle son organisme (quatre-vingts pour cent ! Qui l’eût cru ?)
[Allais, I, 433]
Merrylad le fait mariner dans un mélange composé de : deux parties d’acide azotique,
une partie d’acide sulfurique (mélange semblable à celui employé pour la
fabrication que fulmi-coton). [Allais, I, 433]
Le gaz, ou plutôt les gaz sont également les produits de distillation du pauvre cher
homme (ou de la pauvre chère femme, selon le cas). [Allais, II, 371]
Mais là où elle devient une affaire d’or (et c’est bien le cas de le dire), c’est
quand elle comprend l’extraction de l’or inséré dans les dents aurifiées des pauvres
défunts. [Allais, II, 378]
46
Des statistiques sérieusement établies ont démontré qu’en Amérique les mâchoires de
mille personnes représentent, au bas mot, trente once d’or, c’est-à-dire, grosso
modo, six cents dollars (3000 francs), soit environ 3 francs par personne. [Al-
lais, II, 378]
(Ce saugrenu vocable de « Kamalociboulo » n’est pas, à vrai dire, l’exact nom de mon
ami, mais, dans le temps, la pluralité des étudiants se réjouissait à l’ainsi baptiser.)
[Allais, II, 564]
Ces jeunes messieurs ont bien voulu nous communiquer à Périclès Kamalociboulo et
à moi, certains de ces prospectus. [...] Voyez plutôt :
(J’écourte au moins de moitié.) [Allais, II, 565]
3.1.3 Répétitions
Allais aime à ménager le suspens et, à cette fin, il n’use pas que de digressions. Il
recourt également à des itérations. Elles sont loin d’avoir pour but unique d’augmen-
ter sa rétribution en allongeant la nouvelle. Elles servent réellement l’esprit comique
des récits.
Dans Le criminel précautionneux [Allais, I, 36], il est une expression qui intervient
à trois reprises, au début, au milieu et à la fin de l’histoire.
47
– « Avec un instrument (de fabrication américaine) assez semblable à celui
dont on se sert pour ouvrir les boı̂tes de conserve, le malfaiteur fait, dans la
tôle de la devanture, deux incisions »
– « Maintenant la glace avec une ventouse en caoutchouc (de fabrication américaine),
il la coupa à l’aide d’un diamant du Cap. »
– « le malfaiteur lui enfonça dans le sein un fer homicide (de fabrication
américaine). »
Cette répétition est cocasse car elle ne joue absolument aucun rôle dans la trame.
Il s’agit d’un complément de caractérisation qu’Allais exploite afin de singer la fasci-
nation de cette fin de siècle pour les États-Unis. La simple mention de la provenance
des outils est censée être un gage de qualité incontestable. Cependant l’information
ainsi ressassée est ridiculisée.
On rencontre d’autres phénomènes de répétition dans Un rajah qui s’embête [Al-
lais, I, 419], à commencer, justement, par celle du verbe « s’embêter » qui intervient
une dixaine de fois.
– « Le rajah s’embête ! »
– « Il s’embête comme peut-être il ne s’est jamais embêté de sa vie. »
– « Et Bouddha sait si ce pauvre rajah s’est embêté des fois ! »
– « Vous qui riez bêtement, avez-vous jamais vu un rajah qui s’embête ? »
– « Victor Hugo [...] n’aurait peut-être pas été fichu d’écrire les dix premiers vers
de Le rajah s’embête »
– « laissez-moi vous le répéter, au cas où cette longue digression vous l’aurait fait
oublier : le rajah s’embête ! »
– « Il serait, d’ailleurs, fastidieux de revenir sur ce détail qui ne peut toucher que
bien faiblement nos piteuses visions d’Occident : le rajah s’embête ! »
– « Les bayadères n’empêchent pas le rajah de s’embêter. »
– « Et le rajah ne s’embête plus. »
Ce leitmotiv est tellement réitéré qu’il donne l’impression que la narration
tourne en rond. C’est une autre répétition qui met l’histoire en marche et lui
permet d’atteindre la négation finale et délivrante : « Et le rajah ne s’embête
plus. ». Il s’agit de la répétition de l’adverbe « encore ».
– « A chaque morceau de vêtement qui tombe, le rajah impatient, rauque, dit :
48
- Encore ! »
– « Et encore un morceau du vêtement de la petite bayadère tombe, et plus impatient,
plus rauque, le rajah dit :
- Encore ! »
– « Le rajah s’est levé tout droit et a rugi, comme fou :
- Encore ! »
– « Le rajah jette à ses serviteurs un mauvais regard noir et rugit à nouveau :
- Encore ! »
Le rajah s’emporte et débite ses ordres sans pitié. Sa cruauté est renforcée par
d’autres répétions. Les adjectifs « impatient » et « rauque » sont repris et accom-
pagnés de l’adverbe de supériorité « plus ». Le verbe « rugir » est lui aussi employé
deux fois et assorti de la locution adverbiale « à nouveau ». Sa barbarie se manifeste
également dans un pléonasme, qui sans être une répétition lexicale est une répétition
thématique : « un mauvais regard noir ».
Un autre pléonasme se situe dans Facétie macabre : « Spécialité d’enterrements
posthumes ». On aurait tendance à penser que l’on n’enterre que les morts mais le
fait que l’évidence-même ne soit qu’une « spécialité » de la maison suggère que des
enterrements du vivant de la personne sont envisageables.
Répétitions ou pléonasmes, Allais aime seriner son lecteur. Certaines occurrences
sont purement comiques, d’autres effrayantes, mais elles comportent toutes une part
de ludisme qui égaye le propos morbide.
3.2 Figures
Le recours aux figures rhétoriques entre, bien évidemment, dans l’élaboration de
la veine comique d’un texte et Allais, qui fut à la fois très bon élève4 et farceur5
prend soin d’en jouer
Il va sans dire que l’édification de ce mental château de cartes exige avant tout une
connaissance approfondie de toutes les ressources qu’offre le langage, de ses secrets
4
Il reçoit le premier prix de français en classe de huitième, et se classe toujours dans le quatuor
de tête jusqu’à la classe de première. [Caradec, IX, 33]
5
Pour punir un professeur, ayant pour habitude de confisquer les friandises des élèves et de les
manger, il s’arrange pour se faire confisquer un paquet de biscuits purgatifs. [Caradec, IX, 38]
49
comme de ses pièges : « C’était un grand écrivain », pourra dire, à la mort d’Alphonse
Allais, le sévère Jules Renard. [Breton, VIII, 223]
3.2.1 Euphémisme
Tantôt le double sens d’une expression apparaı̂t in fine : sur l’écriteau que le cam-
brioleur applique à la devanture du magasin (« Fermé pour cause de décès »), le mot
« décès » euphémise l’assassinat qu’il vient de commettre. Du coup, le titre du conte
(« Le Criminel précautionneux ») s’enrichit d’une valeur inattendue car le cam-
brioleur assassin a concerté son forfait et sa conséquence avec une égale attention.
[Grojnowski, III, 27]
Allais joue avec les sens et utilise, pour des signifiants identiques, des signifiés
différents. Il a ainsi recourt à l’antanaclase et la syllepse dans deux nouvelles.
Facétie macabre
Syllepse
6
« Le mot désigne ce que l’on fait par prévoyance, pour éviter un mal ou en atténuer l’effet, et,
plus généralement, une manière d’agir prudente. » [Rey, XIX, T.2, 2898]
50
Les termes « enterrement » et « enterrées » sont pris d’une part au sens propre,
car ils entrent dans l’isotopie de la mort qui parcourt la nouvelle, et d’autre part au
sens figuré, car ils appartiennent à des expressions figées où il n’est pas question de
décès mais d’abandon (« enterrement de vie de garçon », « enterrer une affaire »).
L’adjectif « expiré » (à la fois « mourir » et « arriver à terme » [Rey, XIX, T.1, 1369])
et le substantif « exhumation » ( aussi bien « déterrer » que « sortir de l’oubli »
[Rey, XIX, T.1, 1363]) suivent le même schéma.
Antanaclase
Ici, il ne s’agit pas d’un jeu sur le propre et le figuré, mais sur deux réels homo-
phones, l’un venant du francique « bera » signifiant « civière » et l’autre de « bier »,
substantif d’origine germanique et désignant la boisson alcoolisée [Rey, XIX, T.1, 393].
Un Testament
Syllepse
J’ai tant éclairé 7 , ma vie durant, que ce me serait cruelle privation de ne pas le faire
encore un peu, après ma mort. [Allais, I, 263]
Le participe passé « éclairé » est pris à la fois dans son acception propre (« répandre
de la lumière ») et dans son sens figuré qui fait référence au champ sémantique du
mouvement des Lumières au XVIIIe siècle [Rey, XIX, T.1, 1168].
Antanaclase
Sa générosité, ajoutons-le vite, égalait son ardeur, et cet homme qui possédait tant
de lapins sur ses terres, ne s’en connaissait pas un sur la conscience. [Allais, I, 262]
51
La viande et le bouillon seront distribués à mes cochons. (Ayant toute ma vie, vécu
en cochon, il me sied de finir en cochon.) [Allais, I, 263]
3.2.3 Paronomase
L’humoriste normand pratique également l’art du calembour. Les jeux sur les
sonorités, qui sont rassemblés dans le tableau 3.1, contribuent à donner une tournure
amusante à ses récits. Ils sont la plupart du temps in absentia, car l’écrivain compte
sur son lecteur pour les débusquer.
52
Tab. 3.1 – Paronomases in absentia
Tous nos enterrements sont posthumes, c’est-à-dire qu’ils ont lieu après que les
thunes ont été versées à l’administration. [Allais, II, 566]
Cette paronomase, située dans The Corpse-car, est in praesentia. Allais invente
une définition nouvelle de l’adjectif « posthume ». Le calembour repose sur la proxi-
mité entre le substantif « thune » et le groupe phonétique « thume ».
Une autre paronomase in praesentia se rencontre dans la nouvelle intitulée Post-
hume.
8
Lucia di Lammermoor est un opéra italien composé par Gaetano Donizetti en 1835, et adapté
par lui-même à la langue française en 1839.
53
Alphonse Allais partage une série de coı̈ncidences avec Arthur Rimbaud. Ils
naissent tous deux le 20 octobre 1854 et reçoivent donc les mêmes enseignements
scolaires.
ils écrivent « rhythme9 » avec deux h, parce que telle est l’orthographe des diction-
naires Larousse, Bescherelle et Littré. [Caradec, IX, 24]
Il utilise une série de termes, récapitulés dans le tableau 3.2, qui donnent à son
texte une coloration savante.
3.3.1 Néologismes
– « anthume »
Lors de la parution de son recueil À se tordre, Allais porte une mention parti-
culière sur la couverture.
9
Emprunté au latin « rhythmus », lui-même repris du grec « rhuthmos » [Rey, XIX, T.3, 3338].
54
Ce néologisme est calqué sur son antonyme « posthume » qui résulte d’une
étymologie erronée.
Posthume adj. est emprunté (1488) au latin posthumus graphie erronée pour
postumus « dernier », spécialement en parlant d’un enfant né après la mort de
son père. C’est un dérivé de post [...]. L’altération de postumus en posthumus
provient d’un rapprochement par fausse étymologie avec humus « terre » [...]
et humare « enterrer » [Rey, XIX, T.2, 2869]
Le véritable antonyme de posthume devrait être formé sur l’adjectif latin primus
(premier), mais Allais conserve, en connaissance de cause ou non10 , l’étymologie
fautive qui fait directement référence à la mise en terre.
post (après) + humus, i, f. (terre)
ante (avant) + humus, i, f. (terre)
– « inaération »
Ce substantif est construit sur le modèle d’ « incinération » (détruire par le
feu) et désigne l’action de détruire par l’air.
in (vers, dans) + cinis, cineris, m. (cendre) + ation (suffixe d’action)
in (vers, dans) + aer, aeris, m. (air) + ation (suffixe d’action)
– « nécromobilisme »
Ce terme hybride naı̂t de l’addition peu conventionnelle d’un étymon grec, d’un
étymon latin et d’un suffixe indiquant la fonction.
nekros (mort) + mobilis, e (déplaçable) + isme
Il désigne un type de déplacement, effectué à bord d’un véhicule mû par
l’énergie émanant du recyclage de cadavres.
– « nécropyrie »
Contrairement à « nécromobilisme » avec lequel il partage un étymon commun,
ce néologisme respecte la logique des deux étymons de même origine, grecque
en l’occurrence.
nekros (mort) + puros (feu)
Ce terme est à rattacher au domaine de la pyrotechnie. Il s’agit de l’utilisation
de résidus de personnes décédées dans la fabrication de feux d’artifices et, plus
largement, d’explosifs et de combustibles tels que les bougies.
10
On est en droit de penser qu’il n’ignorait pas cette bizarrerie étymologique, puisqu’il excelle
dans les langues mortes au cours de sa scolarité. [Caradec, IX, 34]
55
Xénismes
Qu’ils soient latins ou anglais, ces mots étrangers, détaillés dans le tableau 3.3,
sont toujours cités en italique par l’auteur. Cette précaution typographique
constitue un phénomène d’autonymie. Ils ont également en commun, à l’exclu-
sion de « pocker », leur emploi dit « de luxe », car chacun d’entre eux trouve
aisément un doublon français. Ils n’ont donc pour but que d’introduire une
connotation à la fois érudite, à la mode (pour les anglicismes) et comique.
Xénisme Doublon
ad hoc approprié
grosso modo environ
hunting chasse
corpse-car nécromobile
funeral enterrement
world’s fair exposition universelle
56
Tab. 3.4 – Termes et expressions populaires
Pages Occurrences
I, 38 veine - guigne
I, 262 trousseur de jupes - aimeur
I, 325 « leva »- loustic - causeries
I, 326 Quelle veine de cocu ! - ratisser toute votre galette - ça vous va-t-il ?
I, 407 ils s’embêtèrent ferme - raseurs - illico - les bâtons de chaises - vanné
jusqu’à la corde
I, 408 gabelou - le plancher des vaches - [elle] vous a floué
I, 418 [il] s’embête - des fois
I, 419 [il] n’aurait peut-être pas été fichu - serin - revenons à nos moutons -
flemmarde - [ils] ronchonnent salement - En allez-vous, les bayadères.
En allez-vous ! - Demeurez ici, petites bayadères, en allez-vous point !
I, 433 crac
II, 371 canassons - chambardement
II, 378 Il n’y a qu’à rogner un peu - donner ce petit coup de fion
II, 564 vadrouille
II, 566 thunes
57
tion dans les récits d’Alphonse Allais, participent à une vaste mécanique du rire.
Cette mécanique terriblement efficace, qui repose tant sur des figures, des jeux
de registres et des phénomènes d’oralité, est mise, dans le corpus sélectionné,
au service d’évocations macabres. Et la mort, loin de teinter ces procédés d’une
coloration triste se pare grâce à eux d’un halo humoristique.
58
Conclusion
Le comique macabre d’Alphonse Allais repose sur un tout, sur un édifice com-
plexe et étudié. On ne passe pas successivement du rire aux larmes, le rire vient
se mêler à un vague, bien que tenace, sentiment d’épouvante. Même lorsque le
comique ne porte pas directement sur la mort, il rejaillit malgré tout sur elle. Ce
savant mélange (Allais est passé si près de reprendre la pharmacie paternelle...)
repose sur un très habile équilibre entre proximité avec le lecteur et volonté de
le bousculer dans sa petite morale bourgeoise.
Cependant, ces courtes chroniques, il faut le rappeler, ont pour but d’amuser
les lecteurs de la presse quotidienne et non de proposer une réelle réforme
de la morale. On remarque néanmoins que le comique est rarement gratuit
chez cet auteur, qu’il ne se manifeste presque jamais seul. Il est très souvent
accompagné d’une critique en rapport avec la société : l’administration qu’il
exècre mais aussi le règne du profit ou l’émergence d’une publicité envahissante,
le capitalisme naissant. Pourtant, il n’a vraiment de militant que le vocabulaire.
Et il aime trop le progrès pour vouloir le stopper. Il se place en témoin acerbe
des révolutions de son temps.
Alphonse Allais n’est pas seulement un humoriste, un écrivain et un inventeur,
c’est aussi un visionnaire. On le sait à l’origine de l’expression « patriotisme
économique » [Allais, I, 520], qui fut réemployée, par exemple, en 1992 par Jean-
Louis Levet et, plus récemment, par Dominique de Villepin en 2005 [XLII].
De la même façon, il s’adonne, un siècle avant l’heure, à un type d’écriture,
aujourd’hui très à la mode chez les adolescents, à savoir le « langage SMS ».
Dans Ancor la réforme de l’ortograf [Allais, II, 588], on peut ainsi lire « NRJ »
(énergie), « O DS FMR » (ô, déesse éphémère) ou encore « LN A U D BB »
(Hélène a eu des bébés). C’est évidemment bien contre son gré qu’il est un des
précurseurs de cette forme de communication, lui qui, nous l’avons dit, écrit
« rhythme » avec deux -h, de façon très conservatrice.
59
En effet, il arrive que la réalité rattrape parfois l’humour et cela dans des do-
maines beaucoup moins légers que celui de l’orthographe. Lorsqu’il s’ingénie
à vouloir recycler les morts, Allais décrit à son insu des pratiques et des
expérimentations qui sont hélas devenues réelles au cours de la Shoah. Il suffit
de rappeler ses propositions de baser une industrie sur la récolte des dents en
or ou de produire de l’engrais à partir de cadavres humains11 [Allais, II, 378].
La constatation de ce triste talent d’anticipation amène une conclusion sur la
spécificité de son humour : le comique macabre d’Alphonse Allais ne pouvait
exister, tel quel, qu’avant la Seconde Guerre mondiale.
Le traumatisme profond découlant de la découverte des camps de concentration
et la réflexion qu’il a occasionnée dans tous les secteurs des sciences humaines
font qu’aujourd’hui encore il est délicat de trouver matière à plaisanter, avec
autant de candeur que pouvait le faire Allais, sur un traitement industriel infligé
aux dépouilles funèbres. Raymond Queneau ne cache pas la virulence de son
mépris pour cette forme de comique, qu’il juge irresponsable.
Le nazisme est l’humour noir pris au sérieux et non moins « destructif » sur le
plan « réel » que l’humour noir sur le plan des « idées » [Queneau, XIV, 80]
Il est vrai que les Allemands, de leur côté, cachaient mal une certaine antipathie
11
« Le 23 septembre 1940, Himmler ordonna que les dents en or devaient être arrachées aux
détenus décédés. » [Zamecnik, XXIV, 184]. Primo Levi évoque ces pratiques : « qu’on pense enfin à
l’exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir
l’or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d’engrais, aux hommes
et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de
les supprimer. » [Levi, XVII, 307]
12
« Après Auschwitz, écrire de la poésie est barbare. » Il se rétracte plus tard : « Il pourrait
bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz, il n’est plus possible d’écrire des poèmes. »
[Adorno, XXXIII]
60
à l’égard des juifs. Ce n’était pas une raison pour exacerber cette antipathie
en arborant une étoile à sa veste pour bien montrer qu’on n’est pas n’importe
qui, qu’on est le peuple élu, et pourquoi j’irais pointer au vélodrome d’hiver,
et qu’est-ce que c’est que ce wagon sans banquette, et j’irai aux douches si
je veux... Quelle suffisance ! Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je
n’ai personnellement aucune animosité particulière contre ces gens-là. [Des-
proges, X, 81]
Il est impossible au lecteur actuel de lire les textes d’Allais sans effectuer malgré
lui des rapprochements historiques liés au génocide juif. Même une note anodine
parue en 1888 et accompagnant le conte Christmas, peut engendrer un tragique
parallèle : « Extrait de Pour lire en train de bestiaux, un volume en préparation
chez Lemerre » [Caradec, IX, 252].
L’humour d’Alphonse Allais et de quelques-uns de ses camarades, extrêmement
moderne par bien des aspects, est néanmoins daté sur ce sujet bien précis. C’est
un humour que l’horreur nazie rend historiquement ponctuel et, par conséquent,
peut-être unique.
61
Bibliographie
Les citations sont référencées de la manière suivante, entre crochets : le nom de l’auteur, le
repère bibliographique (en chiffres romains), le tome et enfin la page (en chiffres arabes).
Corpus extrait de :
[I] A. ALLAIS, Œuvres anthumes, édition établie par F. Caradec, Robert Laffont, Bouquins,
Paris, 1989.
[II] A. ALLAIS, Œuvres posthumes, édition établie par F. Caradec, Robert Laffont, Bou-
quins, Paris, 1990.
Ouvrages cités :
Publication traditionnelle
[III] A. ALLAIS, À se tordre, édition établie par D. Grojnowski, GF Flammarion, Paris, 2002.
[IV] A. ALLAIS, À se tordre, édition établie par M. Gamard et N. Lebailly, Magnard, Clas-
siques et contemporains, Paris, 2007.
[V] A. ALLAIS, La Vie drôle, Préface de B. Duteurtre, La Petite vermillon, Paris, 1994.
[VI] J.-P. AUBRIT, Le conte et la nouvelle, Armand Colin, Cursus, Paris, 2002.
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[VIII] A. BRETON, Anthologie de l’humour noir, Le Livre de poche, Paris, 2005.
[XI] A. DUMAS, Contes pour les grands et les petits enfants et autres histoires, préface
de Francis Lacassin, Omnibus, Paris, 2005.
[XII] J. ÉMELINA, Le comique, essai d’interprétation générale, SEDES, Les Livres et les
hommes, Paris, 1996.
[XV] T. GAUTIER, La Mille et deuxième nuit, Seuil, L’École des lettres, Paris, 1993.
[XVIII] C. PERRAULT, Contes, édition établie par Nathalie Froloff, Gallimard, Folio clas-
sique, Paris, 1999.
[XIX] A. REY et al., Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 2006.
[XXIII] M. TWAIN, Est-il vivant ou est-il mort ? et autres nouvelles, Traduction de Julie
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Pujos, Folio, Gallimard, Paris, 1999.
[XXIV] S. ZAMECNIK, C’était ça, Dachau 1933-1945, Le Cherche midi, Paris, 2003.
Publication en ligne
[XXX] É. et J. de GONCOURT, Journal des Goncourt, mémoires de la vie littéraire, consulté
le 10/06/08.
http ://gallica2.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k1061004.image.r=langFR
[XXXII] J.-B. RENARD, Entre faits divers et mythe : Les légendes urbaines, consulté le
24/04/08.
http ://www.unites.uqam.ca/religiologiques/no10/renar.pdf
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http ://www.tache-aveugle.net/spip.php ?article118
[XLIII] Que ferons-nous des cendres ?, Portail de la liturgie catholique, consulté le 22/04/08.
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http ://www.liturgiecatholique.fr/Que-ferons-nous-des-cendres.html
Ouvrages consultés :
Publication traditionnelle
A. ALLAIS, Plaisirs d’humour, édition établie par A. Gaudard, Le Livre de poche, Paris,
2003.
C. CHÉROUX et al., Mémoire des camps, photographies des camps de concentration et d’ex-
termination nazis (1933-1999), Marval, Paris, 2001.
L. REES, Auschwitz, les Nazis et la « solution finale », Albin Michel, Paris, 2005.
Publication en ligne
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P. JALLAGEAS, Humour noir / Black humour, consulté le 18/02/08.
http ://www.ditl.info/arttest/art7857.php
X. RIAUD, La pratique dentaire dans les camps du IIIe Reich, consulté le 14/07/08.
http ://www.bium.univ-paris5.fr/sfhad/vol7/article11.htm
Support vidéo
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