8xek IT1cWQ5HL5gRNhDBfvQZVQ PDF
8xek IT1cWQ5HL5gRNhDBfvQZVQ PDF
8xek IT1cWQ5HL5gRNhDBfvQZVQ PDF
BALOGH
La perle cachée
La perle cachée
Collection : Aventures et passions
Maison d’édition : J’ai lu
Éditeur original
Bantam Dell Books,
a division of Random House Inc., New-York
© Mary Balogh, 1991
Pour la traduction française
© Éditions J’ai lu, 2017
Dépôt légal : Juin 2017
Biographie de l’auteur :
MARY BALOGH. Auteure de plus de soixante romans, Mary Balogh a reçu de nombreuses
récompenses, dont le Romantic Times Career Achievement Award. Spécialiste des romances historiques
Régence anglaise, elle a publié de nombreuses séries. Parmi les plus célèbres : La saga des Bedwyn ou
La famille Huxtable.
Titre original
THE SECRET PEARL
Éditeur original
Bantam Dell Books,
a division of Random House Inc., New-York
LA FAMILLE HUXTABLE
1 – Le temps du mariage
N° 9311
2 – Le temps de la séduction
N° 9389
3 – Le temps de l’amour
N° 9423
4 – Le temps du désir
N° 9530
5 – Le temps du secret
N° 9632
Mary Balogh
1
Mlle Fleming, qui dirigeait le bureau de placement près de chez Fleur, avait
toujours traité cette dernière avec condescendance. Quelle preuve pouvait
apporter Mlle Hamilton, demandait-elle de sa voix de crécelle, l’air
profondément ennuyé, quant à ses compétences de dame de compagnie, de
vendeuse, de fille de cuisine, ou de quoi que ce soit d’autre ? Sans
recommandations, Mlle Fleming ne pouvait risquer sa réputation en la mettant en
relation avec un éventuel employeur.
— Mais comment pourrais-je obtenir une recommandation avant d’avoir un
emploi ? avait objecté Fleur. Et comment faire la preuve de mes compétences si
personne ne me donne ma chance ?
— Connaissez-vous un médecin ou un homme de loi qui pourrait vous
recommander ? Ou un homme d’Église ?
— Non.
Le cœur serré, Fleur avait bien songé à Daniel. Daniel serait prêt à la
recommander. Il lui avait demandé d’ouvrir une école avec sa sœur. Il voulait
même l’épouser. Mais Daniel était loin, là-bas dans le Wiltshire. Il n’avait
certainement plus aucune envie de l’épouser, de l’employer ou de la recommander
à qui que ce soit, de toute façon, après ce qui s’était passé, et qui l’avait poussée
à s’enfuir.
Seul le désespoir l’avait ramenée au bureau de placement – sans beaucoup
d’illusions d’ailleurs – cinq jours après être tombée dans la prostitution. Il ne lui
restait plus d’argent, et elle savait que le soir venu, il lui faudrait retourner devant
le théâtre de Drury Lane ou dans n’importe quel endroit fréquenté par de riches
messieurs en quête de plaisirs.
Elle ne saignait plus, et la douleur s’était apaisée, mais son dégoût et sa
terreur n’avaient cessé de croître, jusqu’à la nausée. Elle se demandait si elle
s’habituerait jamais à la vie de prostituée, si elle pourrait jamais considérer cela
comme un métier ordinaire. Elle aurait sans doute mieux fait de recommencer dès
le lendemain, afin de ne pas laisser à la terreur le temps de s’installer.
— Auriez-vous un emploi pour moi, mademoiselle ? s’enquit-elle posément.
Une enfance et une adolescence difficiles lui avaient appris à ne montrer ni le
chagrin ni l’humiliation qu’elle pouvait ressentir.
Mlle Fleming lui adressa un regard impatient. Elle s’apprêtait visiblement à
lui faire sa réponse habituelle lorsqu’elle se ravisa soudain.
— Il y a justement dans la pièce à côté un monsieur qui cherche une
gouvernante pour la fille de son employeur. Peut-être sera-t-il disposé à vous
poser quelques questions, bien que vous n’ayez ni références ni recommandations.
Un instant, s’il vous plaît.
Fleur retint son souffle. Un emploi de gouvernante. Non, il ne fallait pas se
bercer d’illusions. Le monsieur refuserait sans doute de la voir.
— Par ici, je vous prie, mademoiselle, appela Mlle Fleming. M. Houghton va
vous recevoir.
Fleur avait honte de sa robe froissée et de sa cape douteuse. Cela faisait plus
d’un mois qu’elle portait les mêmes vêtements, ceux qu’elle avait le jour de sa
fuite. Elle avait honte de sa coiffure sans apprêt, de ses yeux cernés et de ses
lèvres fendillées. Le cœur battant, elle entra dans la pièce contiguë et
Mlle Fleming referma la porte derrière elle.
— Mademoiselle Fleur Hamilton ? s’enquit un jeune homme assis derrière un
grand bureau en la détaillant de la tête aux pieds.
Il était jeune, mince, et déjà dégarni. Si elle ne faisait pas l’affaire, qu’il le lui
dise tout de suite, avant que l’espoir grandisse malgré elle.
— Oui, monsieur.
— Je cherche une gouvernante pour le compte de M. Kent, du Dorsetshire,
mon employeur, dont la fille a cinq ans, expliqua-t-il en lui indiquant une chaise.
Pensez-vous avoir les qualités requises pour cet emploi ?
— Je le pense, oui. J’ai été éduquée à la maison jusqu’à l’âge de onze ans.
J’ai ensuite étudié à Broadridge School, près d’Oxford. J’étais bonne élève dans
toutes les matières. Je parle correctement le français et l’italien, je joue du
pianoforte et je suis une assez bonne aquarelliste. Je me suis toujours intéressée à
la littérature, à l’histoire et aux langues anciennes. Je suis également habile aux
travaux d’aiguille.
Elle avait répondu aussi clairement et honnêtement que possible, le cœur
battant à tout rompre, les ongles enfoncés dans les paumes.
S’il vous plaît, mon Dieu, s’il vous plaît, implora-t-elle en silence.
— Si je demande des renseignements à votre ancienne école, confirmera-t-on
vos dires ?
— Oui, monsieur, sans aucun doute.
N’en faites rien, je vous en prie ! Mon nom ne leur dira rien. Ils vous diront
qu’ils ne m’ont jamais eue comme élève.
— Parlez-moi de votre famille et de votre passé, mademoiselle Hamilton.
— Mon père était un gentleman. Il est mort couvert de dettes, et j’ai dû venir à
Londres pour chercher un emploi.
Pardonne-moi, papa, supplia-t-elle silencieusement.
— Quand êtes-vous arrivée à Londres ? demanda M. Houghton.
— Il y a un peu plus d’un mois.
— Quel emploi avez-vous occupé depuis ?
— J’avais suffisamment d’argent jusqu’à maintenant.
Elle attendait, très droite, tandis qu’il détaillait l’incongrue robe de soie entre
les pans de sa cape. Il savait. Forcément. Comment aurait-elle pu endurer la
déchéance de la semaine passée sans que celle-ci soit visible ? Il savait
certainement qu’elle mentait. Il savait certainement qu’elle s’était prostituée.
— Vous avez des références ou des recommandations ?
Elle se doutait qu’espérer serait stupide. Elle n’avait jamais vraiment espéré,
du reste.
— Aucune, monsieur. Je n’ai jamais occupé d’emploi. J’ai toujours vécu la
vie d’une fille de gentleman.
Elle attendait calmement d’être congédiée, mais ne pouvait s’empêcher de
supplier en silence : S’il vous plaît, mon Dieu, s’il vous plaît !
— Le poste est à vous s’il vous convient, dit M. Houghton.
— Pardon ?
— Le poste est à vous s’il vous convient, répéta M. Houghton.
— M. Kent ne souhaite pas me voir d’abord ? s’étonna-t-elle.
— Il se fie à mon jugement, se rengorgea M. Houghton.
— Et Mme Kent ? Elle ne souhaite pas me rencontrer ?
— Mme Kent vit dans le Dorset avec sa fille. Cet emploi vous intéresse-t-il,
oui ou non, mademoiselle Hamilton ?
— Oui, dit-elle. Oui, s’il vous plaît.
— Il me faut votre nom exact et votre adresse, reprit-il en s’emparant d’une
plume qu’il trempa dans l’encrier. Je vous ferai porter d’ici quelques jours un
billet de malle-poste pour le Dorsetshire. Quelqu’un viendra vous chercher à
Wollaston pour vous conduire chez M. Kent, à Willoughby Hall. J’ai pour
instruction de vous verser une avance qui vous permettra d’acheter entre-temps
les vêtements qui conviennent à une gouvernante.
Hébétée, elle écoutait cet homme lui annoncer l’incroyable. Elle allait avoir
un poste de gouvernante. Elle allait vivre à la campagne et se charger de
l’éducation d’une fillette de cinq ans. On allait lui donner de quoi s’acheter des
vêtements décents, des chapeaux et des chaussures. Elle allait vivre avec une
famille respectable, dans une maison respectable.
Que dirait M. Houghton, comment la regarderait-il, s’il connaissait la vérité ?
Que se passerait-il si jamais il la découvrait ? Si M. ou Mme Kent la
découvraient ? Que diraient-ils s’ils apprenaient que leur homme de confiance
avait engagé une prostituée pour faire l’éducation de leur fille ?
— Non, répondit-elle finalement en se levant, imitant M. Houghton, je n’ai
pas de question, monsieur.
— Je vous apporterai votre billet d’ici quelques jours. Bonne journée,
mademoiselle Hamilton.
Elle quitta le bureau de placement sur un petit nuage, remarquant à peine le
salut aimable de Mlle Fleming.
Les lèvres pincées, Peter Houghton considéra la porte que la bonne amie de
son employeur venait de refermer. Il ne comprenait vraiment pas ce que son
maître trouvait à cette fille pâlotte aux cheveux ternes. Si elle n’avait pas été aussi
maigre, peut-être aurait-elle eu une assez jolie silhouette. Quoi qu’il en soit, elle
n’en demeurait pas moins une putain ramassée quelques nuits plus tôt à Drury
Lane.
Pour autant qu’il sache, jamais son employeur n’avait entretenu de maîtresse,
même à Londres. Et voilà qu’au lieu d’installer discrètement cette fille dans une
maison de ville où il pourrait lui rendre visite quand bon lui semblerait, il
s’apprêtait à l’envoyer à Willoughby, sous le même toit que la duchesse et leur
fille. Comme gouvernante de sa fille, qui plus est.
Sa Grâce était décidément un homme étrange. Peter Houghton respectait son
maître et aimait son travail, il n’empêche que le duc était bizarre. La duchesse
était dix fois plus jolie que la bonne amie.
Avec la femme et la maîtresse sous le même toit, la vie à Willoughby
promettait d’être intéressante. Sa Grâce allait probablement décider sous peu
qu’un retour à la campagne et à la félicité domestique s’imposait.
Peter Houghton esquissa un sourire. Une chose était sûre, après quatre jours
passés à attendre que Fleur la maigrichonne montre le bout de son nez, il serait
ravi de ne plus avoir à supporter cet endroit sinistre et les sourires enjôleurs de
Mlle Fleming.
Six jours plus tard, Fleur quittait Londres après une autre brève entrevue avec
M. Houghton. Elle emportait avec elle une malle de dimensions modestes
contenant sa robe de soie bleue, sa cape grise ainsi que des vêtements et
accessoires très ordinaires, mais convenant parfaitement à une gouvernante.
Le voyage fut long et inconfortable, et elle se retrouva plus souvent qu’à son
tour écrasée entre des passagers corpulents, irritables et à l’hygiène douteuse. Il
ne lui vint jamais à l’esprit cependant de se plaindre.
Si elle n’avait pas été dans cette diligence, elle vivrait le jour dans le trou à
rat qui lui servait de chambre et se livrerait à la prostitution la nuit. À l’heure
qu’il était, elle aurait eu plusieurs clients et peut-être aurait-elle vérifié que ce
que lui avait dit le premier était vrai. Peut-être d’autres hommes l’auraient-ils
brutalisée. Et payée moins, l’obligeant ainsi à travailler tous les soirs.
Non, elle n’avait pas à se plaindre. À condition que M. et Mme Kent
n’apprennent jamais la vérité. Comment le pourraient-ils, cela dit ? Un seul
homme au monde était au courant de ses activités passées, et elle ne le reverrait
jamais, quand bien même il vivrait dans ses cauchemars jusqu’à la fin de ses
jours.
Il y avait certes une autre vérité déplaisante que M. et Mme Kent risquaient de
découvrir. Et maintenant qu’elle avait laissé derrière elle la capitale et ses
dangers, ses autres craintes renaissaient, plus vives que jamais, et elle se
surprenait à jeter des regards anxieux autour d’elle sans trop savoir pourquoi.
Le visage blême de Hobson, son regard fixe et sa mâchoire pendante lui
revenaient de plus en plus souvent. Qu’il ne soit pas apparu dans ses rêves au
cours des semaines écoulées la stupéfiait. Cela dit, l’horrible nécessité de
survivre dans les bas-fonds de Londres avait pris le dessus sur tout le reste.
Voilà que maintenant, il venait hanter ses rêveries diurnes.
Elle l’avait tué. En plus d’être une prostituée, elle était une meurtrière. Que
diraient et que feraient les autres passagers de la diligence s’ils savaient qui elle
était, et ce qu’elle était ?
Cette pensée était presque risible.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle, ma jolie ? s’enquit une dame plantureuse qui
portait un panier presque aussi imposant qu’elle.
— Je me disais juste que nous risquons tous d’être en miettes quand nous
aurons atteint l’extrémité de cette portion de route.
C’était bien trouvé. Tous les passagers s’en donnèrent à cœur joie, accusant
les autorités locales de ne pas faire les travaux indispensables.
Non, elle n’était pas une meurtrière. Elle l’avait poussé, il s’était cogné la tête
contre le socle de l’âtre en tombant, et il était mort. C’était un accident. Il avait
voulu l’immobiliser sur ordre de Matthew, et elle s’était débattue.
Matthew avait prononcé le mot « meurtre » après avoir examiné le corps, et
c’étaient ce mot et la vue de ce visage livide qui l’avaient poussée à fuir au lieu
de s’en tenir à son projet initial.
Elle s’efforça de ne plus y penser. Peut-être ne l’avait-on jamais poursuivie.
Peut-être Matthew avait-il déclaré qu’il s’agissait d’un accident, finalement. Et
même si on s’était lancé à sa poursuite, les recherches avaient peut-être cessé.
Peut-être ne la retrouverait-on jamais. Cela faisait déjà sept semaines.
Quoi qu’il en soit, elle avait jugé Londres plus sûre.
Plus sûre ! Quelle ironie !
Elle essaya d’imaginer la petite demoiselle Kent, ainsi que ses parents. Elle
se représenta une famille bourgeoise unie et aimante dans une gentilhommière
confortable – un peu comme ses propres parents et elle autrefois. Elle les voyait
l’accueillir dans leur petit groupe, la traiter pratiquement comme un membre de la
famille.
Elle avait menti à M. Houghton, mais elle se rattraperait et ferait en sorte
qu’il ne regrette pas de l’avoir embauchée.
Elle devait oublier tout cela, à présent. Personne n’avait besoin de connaître
la vérité. La seule personne à qui elle se sentirait obligée de la révéler serait son
futur mari, et elle doutait d’avoir envie de se marier un jour. Plus maintenant. Elle
eut une pensée pour Daniel, se rappela ses cheveux blonds, son sourire
bienveillant, puis chassa en hâte cette vision de son esprit. Si les circonstances
avaient été différentes, elle aurait pu épouser Daniel et vivre heureuse à ses côtés
sa vie durant.
Elle l’avait aimé.
Les circonstances étant ce qu’elles étaient, elle ne pourrait plus retourner vers
lui, même si elle apprenait que Matthew n’avait pas qualifié de meurtre le décès
de Hobson. Aucun retour en arrière n’était possible. Elle était une femme déchue,
désormais. Elle ferma brièvement les yeux, puis se plongea dans la contemplation
du paysage.
Elle était au début d’une nouvelle vie, et elle devait remercier la providence
de l’avoir rendue possible, d’avoir poussé la porte du bureau de placement de
Mlle Fleming au moment où M. Houghton recevait des candidates. Si seulement il
était venu cinq jours plus tôt ! Non, elle ne devait pas se plaindre, mais bien plutôt
remercier le ciel de lui accorder un nouveau départ dans l’existence. Elle
exprimerait sa gratitude en devenant la meilleure gouvernante qu’un enfant ait
jamais eue.
Pour la durée de son séjour à Londres, Matthew Bradshaw, lord Brocklehurst,
avait décidé de louer une garçonnière dans St. James Street plutôt que séjourner
avec sa mère et sa sœur, qui avaient rejoint la capitale pour la Saison. Il leur avait
rendu visite cependant afin de leur annoncer la nouvelle. Une nouvelle qui ne
l’avait pas du tout surprise, avait déclaré sèchement sa mère. Elle avait toujours
su qu’Isabella tournerait mal.
Au départ, il n’imaginait pas devoir rester longtemps dans la capitale.
Isabella s’était affolée et avait disparu de leur domicile du Wiltshire. Elle ne
s’était même pas rendue chez le révérend Booth, avait-il découvert quand il
s’était lancé à ses trousses. Elle avait dû gagner Londres, supposait-il, et chercher
refuge auprès de sa mère ou de quelque connaissance, bien qu’il doutât qu’elle en
ait beaucoup dans la capitale. Elle n’avait pratiquement jamais quitté la maison,
sauf pendant les cinq années où sa mère s’en était débarrassée en l’envoyant en
pension.
Il avait eu beau chercher durant plus d’un mois et interroger la terre entière, il
n’avait pas trouvé trace d’elle. Bien entendu, elle n’avait pas donné signe de vie à
sa mère. Comment avait-il pu imaginer une seconde le contraire ?
Il avait dû finalement prendre des mesures radicales. Le gros homme
rougeaud à la cravate douteuse qui tournait entre ses doigts boudinés un feutre
graisseux était un détective privé, et leur conversation durait depuis un moment
déjà.
— C’est la seule possibilité, croyez-moi, déclara M. Henry Snedburg, qui
avait refusé de s’asseoir, arguant que son temps était précieux. Elle doit se cacher
dans les quartiers les plus misérables et chercher du travail.
— Dans ce cas, nous ne la retrouverons jamais. Autant chercher une aiguille
dans une botte de foin !
— Non, non, pas du tout, milord. Il y a les bureaux de placement. C’est une
dame, elle aura tout de suite pensé à en essayer un ou plusieurs. Tout ce qu’il me
faut, c’est une liste, que je dois déjà avoir quelque part, et les faire tous. Vous
m’avez dit qu’elle était recherchée pour meurtre ?
— Et tentative de vol. Elle a essayé de fuir avec les bijoux de ma famille.
— Ah, c’est une coriace ! Je vais commencer mes recherches sans attendre,
milord. Elle doit être aux abois, et nous allons mettre la main dessus en un clin
d’œil, vous allez voir. Quel nom a-t-elle pu choisir, selon vous ?
— Vous croyez qu’elle a changé de nom ?
— Si elle a deux sous de bon sens, certainement. Mais croyez-en mon
expérience, les gens vont rarement chercher très loin. Donnez-moi son nom
complet, celui de sa mère, les noms de vos principaux domestiques et des
meilleurs amis de la jeune personne.
— Elle s’appelle Isabella Fleur Bradshaw et sa mère Laura Maxwell,
répondit lord Brocklehurst. Le nom de sa femme de chambre est Annie Rowe et
celui de sa meilleure amie Miriam Booth.
— Et votre gouvernante ?
— Phyllis Matheson.
— La grand-mère de la jeune fille ?
— Hamilton du côté de son père. Lenora, il me semble. Du côté de sa mère, je
l’ignore.
— Votre majordome ?
— Chapman.
— Je vais essayer tous ces noms. Je devrais avoir des résultats rapidement.
Décrivez-moi la jeune fille, à présent.
— Un peu plus grande que la moyenne, mince. Elle a des yeux bruns et une
chevelure d’or rouge.
— Son atout principal, diriez-vous ? hasarda M. Snedburg en scrutant lord
Brocklehurst.
— À coup sûr. Comme le soleil de midi et le crépuscule mêlés, murmura lord
Brocklehurst, le regard lointain.
— Une beauté, si je comprends bien, toussota Snedburg.
— Oh oui ! Une vraie beauté. Il faut que vous me la retrouviez.
— En tant que magistrat, je comprends, milord. Bien qu’elle soit votre
cousine, elle doit être jugée pour le meurtre de votre domestique, n’est-ce pas ?
— En effet. Trouvez-la, ordonna lord Brocklehurst, visiblement nerveux.
M. Snedburg s’inclina avec une grâce éléphantesque et s’éclipsa.
— Mademoiselle Hamilton ?
Surprise, Fleur se tourna vers le jeune homme en livrée bleue qui venait de
s’adresser à elle.
— Oui, répondit-elle.
— Ned Driscoll, mademoiselle. Je dois vous emmener à Willoughby Hall. Où
sont vos malles ?
— J’ai juste celle-ci, dit-elle en indiquant ladite malle.
La livrée du jeune homme était vraiment très élégante. Il souleva la malle
comme si elle ne pesait pas plus qu’une boîte à chaussures et se dirigea vers une
imposante voiture à la portière armoriée.
Une gentilhommière confortable et une famille bourgeoise, vraiment ?
— Vous êtes bien le domestique de M. Kent, et c’est bien sa voiture ?
s’inquiéta-t-elle.
— M. Kent ? Il vaudrait mieux qu’il ne vous entende pas l’appeler ainsi. Pour
les pékins comme vous et moi, c’est « Sa Grâce ».
— Sa Grâce ?
— Sa Grâce, le duc de Ridgeway. Vous ne le saviez pas ? s’étonna le valet en
chargeant la malle à l’arrière de la voiture.
— Le duc de Ridgeway ? Il doit y avoir une erreur. J’ai été engagée comme
gouvernante pour la fille de M. et Mme Kent.
— Lady Pamela Kent, mademoiselle. C’est M. Houghton qui vous a engagée ?
C’est le secrétaire personnel de Sa Grâce. Il aura voulu vous faire une farce.
Une curieuse farce, songea-t-elle en grimpant dans la voiture.
Son employeur était le duc de Ridgeway ? Elle en avait entendu parler, bien
sûr. Il était censé être l’un des plus riches aristocrates du royaume. Matthew avait
connu son demi-frère, lord Thomas Kent. Kent ! Elle n’avait même pas remarqué
que c’était le même nom.
Elle aurait dû. Elle aurait dû être davantage sur ses gardes. Matthew
connaissait le demi-frère de son employeur ! Elle ne l’avait jamais rencontré
toutefois, il ne pouvait donc pas la reconnaître. Et le nom qu’elle s’était choisi ne
lui évoquerait rien. Ce n’était pas la peine de se mettre martel en tête.
Willoughby Hall. C’était bien le nom indiqué par M. Houghton, mais elle
s’était fait une image mentale tellement précise de la famille Kent qu’elle avait
d’emblée imaginé une modeste gentilhommière, alors même qu’elle avait déjà
entendu parler de Willoughby Hall. Il s’agissait d’un des plus beaux châteaux
d’Angleterre, dont le parc était réputé dans tout le pays.
Avant qu’elle ait eu le temps de s’habituer à ces changements imprévus, la
voiture avait franchi une imposante grille de fer forgé et s’engageait dans une
allée bordée de tilleuls.
De chaque côté s’étendaient de vastes pelouses ornées de chênes et de
châtaigniers centenaires. Elle eut même le temps d’entrevoir un groupe de biches.
La voiture franchit un pont de pierres d’où l’on apercevait une cascade. Elle
s’apprêtait à tourner la tête pour admirer cette dernière lorsqu’un autre sujet
d’étonnement capta son regard.
Les arbres n’allaient pas au-delà du pont et les vastes pelouses ne cachaient
rien d’une demeure dont la splendeur laissa Fleur bouche bée.
De chaque côté du bâtiment central orné de délicates colonnes corinthiennes
s’étendaient deux ailes plus basses. Un dôme et un lanternon surmontaient un
fronton orné de statues.
Devant le château, des parterres de fleurs et de verdure entouraient une
fontaine de marbre.
Elle avait toujours considéré Heron House, sa maison, ou plutôt celle de
Matthew, comme luxueuse, mais comparée à ce château, elle faisait figure de
modeste cottage.
Au temps pour sa gentilhommière et sa famille bourgeoise, se dit Fleur tandis
que la voiture s’immobilisait devant l’escalier de marbre à double révolution
menant à la grande porte et au piano nobile, l’étage noble.
Ce fut la porte sous l’escalier qui s’ouvrit, l’entrée de service menant à
l’entresol réservé aux domestiques. Mme Laycock, la gouvernante, serait heureuse
de recevoir Mlle Hamilton dans son salon particulier, l’informa un valet en
s’inclinant à demi avant de lui montrer le chemin.
Mme Laycock aurait pu passer pour la duchesse elle-même. Mince,
simplement mais élégamment vêtue de noir, elle avait des cheveux argentés
rassemblés en chignon. Seul le trousseau de clefs suspendu à sa ceinture indiquait
sa condition.
— Mademoiselle Hamilton ? fit-elle en tendant la main à Fleur. Bienvenue à
Willoughby Hall. Le voyage depuis Londres a dû être long et fatigant.
M. Houghton nous avait prévenus de votre arrivée. Je suis heureuse que Sa Grâce
ait décidé d’engager une gouvernante pour lady Pamela. Il est grand temps qu’elle
bénéficie d’une plus grande stimulation intellectuelle.
— Je vous remercie, madame. Je ferai de mon mieux pour le bien de cette
enfant, assura Fleur.
— Vous n’aurez pas la tâche facile. Puis-je vous offrir une tasse de thé ? Vous
devrez compter avec la duchesse. Armitage, sa femme de chambre, m’a confié que
Sa Grâce n’était pas contente que le duc ait engagé une gouvernante sans la
consulter, expliqua Mme Laycock devant la mine perplexe de Fleur.
— Oh, mon Dieu !
— Ne vous inquiétez pas. C’est le duc qui commande ici, et il a visiblement
décidé de donner une éducation digne de ce nom à sa fille. À présent, parlez-moi
de vous, mademoiselle Hamilton. Je pense que nous allons très bien nous
entendre, vous et moi.
3
Dès que le duc pénétra dans la maison, et avant même qu’il entre dans le
bureau, Peter Houghton devina que son maître était de mauvaise humeur. Même
s’il ne distinguait pas ses paroles, il y avait dans sa voix une intonation qui ne
trompait pas.
Sa Grâce boitait légèrement, constata-t-il en se levant pour saluer le duc,
avant de se rasseoir sur un geste impatient de ce dernier. D’ordinaire, Sa Grâce se
donnait beaucoup de mal pour cacher son infirmité.
— Quelque chose d’important ? s’enquit-il en désignant la pile de courrier.
— Une invitation à dîner avec Sa Majesté.
— Prinny ? Envoyez mes excuses au palais.
— Il s’agit d’une invitation royale à dîner et à une partie de cartes, insista
Houghton après avoir toussoté.
— J’ai bien compris. Envoyez mes excuses. Des nouvelles de ma femme ?
— Aucune, Votre Grâce.
— Nous allons partir pour Willoughby. Voyons voir… J’ai promis
d’accompagner les Dennington à l’opéra demain soir pour servir de cavalier à
leur nièce. Nous n’avons pas d’autre impératif, il me semble. Nous partirons
après-demain.
— Bien, Votre Grâce.
Cela faisait tout juste deux semaines que la bonne amie de Sa Grâce avait été
expédiée dans le Dorsetshire. Le duc avait fait montre d’une grande force d’âme
en ne se précipitant pas aussitôt à Willoughby.
Le duc de Ridgeway gravit l’escalier au pas de charge, comme à son
habitude, malgré la douleur dans la jambe et la hanche. C’était le temps, se dit-il
en se massant distraitement la joue gauche. Ses vieilles blessures se réveillaient
toujours quand le temps était humide.
Que Sybil aille au diable ! Si elle refusait obstinément de l’accompagner à
Londres depuis que, quatre ans plus tôt, il avait été contraint de mettre un terme à
son inconduite, elle paraissait mettre un point d’honneur, chaque fois qu’il s’en
allait trouver un peu de paix dans la capitale, à organiser de grandes réceptions et
à inviter tout ce que l’aristocratie comptait de moins recommandable, homme ou
femme.
Elle jugeait rarement nécessaire de l’informer de ses projets. Il les apprenait
toujours par hasard, quand il les apprenait. Deux ans plus tôt, il avait découvert en
rentrant chez lui que des invités venaient de partir, à l’exception d’un parasite, qui
avait eu la bonté d’épargner du travail aux domestiques en élisant domicile dans
la chambre de la duchesse.
Il n’avait pas fallu une heure au duc pour mettre le parasite en question
dehors. Celui-ci avait, semble-t-il, pris à cœur son conseil de ne plus se montrer
à Willoughby ou à Londres au cours des dix années à venir.
Il avait rappelé à la duchesse les convenances à observer en présence des
domestiques avec tant de vigueur qu’elle avait fini par fondre en larmes. Sybil,
qui était encore plus belle quand elle pleurait, l’avait accusé d’avoir un cœur de
pierre, de la négliger et de la tyranniser. Rien de bien nouveau en somme.
Cette fois, c’est au White’s, de la bouche de sir Hector Chesterton,
visiblement ravi de son invitation, que le duc avait eu vent de la réception
organisée par Sybil.
— Il n’y a pas grand-chose à faire en ville ces temps-ci, mon vieux, à part
reluquer les débutantes. Et comme leurs mères ne les lâchent pas d’une semelle,
on ne peut rien faire d’autre que les reluquer. C’est gentil de la part de Sybil de
m’avoir invité.
— En effet, avait acquiescé le duc avec froideur. Elle aime la compagnie.
Il lui fallait donc retourner à Willoughby, beaucoup plus tôt que prévu. Il se
débarrassa de sa redingote et sonna son valet de chambre. Il devait aller là-bas,
pour le bien de Pamela et de ses domestiques. Il voulait leur épargner le spectacle
des débordements de la duchesse et de ses amis.
Il l’avait aimée, se rappela-t-il en jetant sa cravate sur un siège. Autrefois,
voilà des siècles, il avait aimé la douce, la fragile, la blonde, la ravissante Sybil.
Il avait rêvé d’elle, s’était langui d’elle tout le temps qu’il avait passé sur le
Continent à attendre la bataille qui allait devenir Waterloo. C’était le souvenir de
son radieux sourire, de ses serments d’amour, de la retenue avec laquelle elle
avait accepté sa demande en mariage et de ses chastes baisers qui l’avait soutenu
durant tout ce temps.
Il défit le premier bouton de sa chemise et le regarda voler jusqu’à la table de
toilette.
— Arrangez-vous pour que quelqu’un couse solidement ces boutons ! aboya-t-
il en direction de son valet, qui avait eu la mauvaise idée de pénétrer dans la
chambre à ce moment précis.
Sidney était entré à son service quand le duc n’était qu’un adolescent. Il
l’avait accompagné à la guerre, lui avait servi d’ordonnance dans toutes ses
campagnes, et ne se laissait pas impressionner facilement.
— Votre jambe et votre hanche vous font souffrir, monsieur ? Je m’en doutais,
avec ce temps. Allongez-vous, je vais vous masser.
— Et vous croyez que ça va faire tenir mes boutons de chemise, bon sang ?
— Mais oui, Votre Grâce, je vous le garantis. Allongez-vous.
— Donnez-moi mon costume d’équitation. Je vais m’offrir un galop dans le
parc.
— Quand je vous aurai massé, promit le valet telle une nounou s’adressant à
un enfant. Alors, nous rentrons à Willoughby ?
— Houghton a bavardé à tort et à travers, à ce que je vois. Vous êtes content
de rentrer à la maison, Sidney ? s’enquit le duc en s’allongeant docilement.
— On peut le dire. Et vous aussi, j’en suis sûr. Willoughby a toujours été
votre endroit préféré dans ce vaste monde.
C’était la stricte vérité. Il avait grandi en sachant que le domaine lui
appartiendrait un jour, et il aimait Willoughby plus que tout. En pension, à
l’université ou à la guerre, Willoughby était resté son port d’attache. Bien qu’étant
le fils aîné et l’héritier, et en dépit de l’opposition de son père, il avait tenu à
acheter une charge d’officier dans un régiment d’infanterie.
Mais il avait Willoughby dans le sang. C’était pour Willoughby qu’il
combattait, son foyer, son Angleterre en miniature.
Et cependant y retourner lui coûtait désormais. Parce que Sybil y vivait. Parce
que la vie là-bas ne serait jamais celle dont il avait rêvé.
Il lui fallait pourtant y aller. Et au fond de lui, il en éprouvait une certaine joie
perverse. Willoughby était une splendeur à la fin du printemps et au début de l’été,
se rappela-t-il avec cette profonde nostalgie qu’il éprouvait toujours quand il était
loin de chez lui.
Et puis, il y avait Pamela. Malgré son attitude protectrice, et bien qu’elle
détestât qu’il approche l’enfant, Sybil ne s’en occupait guère. Elle passait
finalement très peu de temps avec leur fille. Pamela avait besoin de lui. Une
nourrice ne suffisait pas.
Elle avait plus qu’une nourrice maintenant. Elle avait une gouvernante.
Fleur.
Ayant soulagé sa conscience en lui trouvant un emploi, il l’avait chassée de
son esprit. Houghton lui avait assuré qu’elle semblait posséder les qualités
requises pour être gouvernante. Le secrétaire avait dû avoir un entretien
approfondi avec elle.
Il refusait de penser à elle. Il ne voulait pas la revoir. Il refusait de se
rappeler. C’était sa seule infidélité envers Sybil, encore qu’infidélité soit un bien
grand mot.
Pourquoi diable avait-il envoyé Fleur à Willoughby ? Il avait d’autres
propriétés, il aurait pu lui trouver un emploi dans l’une d’elles.
Une prostituée comme gouvernante pour Pamela.
— Ça suffit, grommela-t-il. Vous voulez donc que je m’endorme ?
— En effet, monsieur. Vous êtes de meilleure humeur quand vous dormez !
— Au diable votre insolence ! Allez me chercher ma tenue d’équitation.
Fleur ne rencontra ni sa nouvelle élève ni la duchesse le jour de son arrivée à
Willoughby Hall. Elles étaient sorties faire des visites avec la nourrice de la
petite.
— Mme Clement était déjà la nourrice de Sa Grâce, et elles sont très proches,
lui avait expliqué Mme Laycock. J’ai bien peur qu’elle n’apprécie pas plus votre
présence que la duchesse. Souvenez-vous juste que c’est le duc qui paie votre
salaire.
À la vivacité du ton, Fleur eut l’impression qu’elle n’était pas la seule à
devoir garder ce fait à l’esprit.
Le duc n’était apparemment pas chez lui. Il était sans doute à Londres pour la
Saison, puisque M. Houghton, son secrétaire personnel, y était. Mme Laycock
ignorait la date de son retour.
— Il va certainement revenir s’il apprend que Sa Grâce projette d’organiser
une partie de campagne et un grand bal, avait-elle expliqué à Fleur sur un ton
désapprobateur, bien qu’elle se soit abstenue de tout commentaire.
Elle avait décidé de profiter de l’absence de Sa Grâce pour faire visiter
l’étage noble à Fleur.
Ce dernier était d’une splendeur et d’une opulence inouïes. Il abritait les
pièces de réception, les bureaux et les appartements privés, tandis que la nursery,
la salle d’étude et les logements des domestiques étaient à l’étage du dessus.
Fleur avait déjà vu sa chambre, à côté de la salle d’étude. Très claire et
ensoleillée, elle donnait sur le parc à l’anglaise à l’arrière de la demeure. C’était
un véritable paradis comparé à son taudis londonien.
La visite commença par le grand hall surmonté de son dôme orné de peintures
mythologiques, et autour duquel courait une galerie.
— C’est ici qu’on installe l’orchestre lors des grandes réceptions, expliqua la
gouvernante. Pour les bals, on ouvre les portes entre la galerie des portraits et le
salon principal. Vous le verrez s’il pleut le jour du bal que veut donner Sa Grâce.
S’il a lieu dehors, au bord du lac, comme prévu, nous serons invités.
Les yeux levés, Fleur tenta d’imaginer l’orchestre tout là-haut, les échos de la
musique sur les colonnes de cet immense hall, la foule des invités
somptueusement vêtus, les rires et les danses. Oh, elle allait être heureuse à
Willoughby Hall ! En dépit de ce que Mme Laycock lui avait confié à propos de
la duchesse et de la nourrice de lady Pamela, elle allait être heureuse. Comment
ne pas l’être ? Elle avait eu un aperçu de l’enfer, et elle en était revenue.
La galerie des portraits occupait toute la longueur d’une des ailes. Le côté
donnant en façade n’était qu’une longue suite de hautes fenêtres à la française
entrecoupée de bustes antiques dans des niches. Les trompe-l’œil de la frise et du
plafond ajoutaient à la hauteur vertigineuse, tandis que les portraits qui ornaient le
mur à l’opposé lui donnaient un caractère solennel.
— La famille du duc sur plusieurs générations, précisa Mme Laycock. Seul le
maître pourrait vous expliquer qui est qui. Il sait absolument tout sur Willoughby.
Fleur reconnut un Holbein, un Van Dyck et un Reynolds. Cela devait être
merveilleux de connaître le visage de nombre de ses ancêtres. Le duc de
Ridgeway était le huitième du nom, lui expliqua la femme de charge.
— Nous attendons tous un héritier, mais pour l’heure il n’y a que lady Pamela,
commenta-t-elle avec une certaine raideur.
Les bureaux et la plupart des chambres d’amis étaient situés derrière la
galerie des portraits, dit-elle à Fleur sans toutefois les lui faire visiter.
Le grand salon d’apparat, aux murs tendus de velours d’Utrecht cramoisi et au
lourd mobilier assorti, était situé dans l’axe du hall. La porte à double battant et
les fenêtres étaient agrémentées de boiseries dorées, et le plafond orné d’une
bataille mythologique que Mme Laycock ne pouvait identifier. De grands paysages
encadrés ornaient les murs.
La salle à manger, le grand et le petit salon, la bibliothèque, d’autres pièces
d’usage, ainsi que les appartements privés de la famille occupaient l’autre aile.
Fleur était plus qu’impressionnée. Elle avait grandi dans une belle maison,
qui avait appartenu à son père avant qu’il ne trouve la mort avec sa mère dans un
incendie, alors que Fleur avait huit ans. La maison et le titre étaient allés à son
cousin, le père de Matthew. Quant à elle, elle était devenue la pupille du nouveau
maître des lieux, traitée par lui avec une bienveillante indifférence, avec hostilité
par sa femme et sa fille, et ignorée par Matthew jusqu’à ces dernières années.
Mais contrairement à Willoughby Hall, Heron House n’était pas l’un des
joyaux architecturaux du royaume. En dépit de son rêve évanoui de tranquille
gentilhommière et de paisible famille bourgeoise, l’idée de vivre dans cette
demeure magnifique la grisait. Elle allait appartenir à cette maisonnée bruissant
de vie et avoir en charge l’éducation de la fille de la maison.
La chance paraissait avoir tourné, et peut-être allait-elle avoir enfin droit à
son petit coin de paradis pour compenser ses dernières expériences.
— Je vous emmènerais volontiers faire une promenade dans le parc, mais
vous semblez épuisée, dit la gouvernante. Allez donc vous reposer. Peut-être Sa
Grâce voudra-t-elle vous rencontrer un peu plus tard, et vous présenter lady
Pamela.
Fleur fut heureuse de se retirer dans sa chambre. Si le voyage avait été certes
fatigant, elle était surtout bouleversée par les événements de ces deux derniers
mois, par la chance extraordinaire qu’elle avait eue de trouver cet emploi alors
qu’elle n’était pas allée au bureau de placement depuis une semaine, par la
découverte qu’il ne s’agissait pas du tout d’un emploi ordinaire.
Et le matin même, l’une de ses pires craintes avait été dissipée : elle n’était
pas enceinte.
C’était une bénédiction, de celles qu’elle n’aurait osé espérer, ne serait-ce
que deux mois plus tôt, songea-t-elle, assise devant la fenêtre de sa chambre pour
profiter de la vue sur le parc et de la douce brise qui agitait les rideaux.
Elle aurait pu être pendue. Elle risquait toujours de l’être, mais elle refusait
d’y penser. Aujourd’hui, elle commençait une nouvelle vie, et elle allait être plus
heureuse qu’elle ne l’avait été depuis ses huit ans.
Elle ôta sa robe, la plia et la drapa sur le dos d’une chaise. Et elle s’allongea
sur le lit. Quel changement comparé à sa chambre londonienne, constata-t-elle en
contemplant le ciel de lit. Tout était propre et net, et seul le chant des oiseaux
troublait le silence.
Elle ferma les yeux et sombra dans une bienheureuse somnolence. Elle le revit
tout à coup, ténébreux, le visage dur et anguleux, une cicatrice blanchâtre lui
barrant le visage de l’œil au menton. Il était penché sur elle, son regard sombre et
froid plongé dans le sien.
Et ses mains sur elle, entre ses cuisses d’abord, puis dans son intimité. Et
cette autre partie de lui se frayant un chemin dans les profondeurs de son corps.
Elle le sentait encore la déchirer…
— Putain, lâcha-t-il. Tu n’auras plus jamais d’autre nom. Tu es une putain, et
tu le resteras jusqu’à la fin de tes jours, où que tu ailles.
— Non, cria-t-elle en résistant de toutes ses forces pour l’empêcher de
s’enfoncer davantage en elle. Non !
— Ce n’est pas un viol, tu t’es librement vendue à moi, et tu vas accepter mon
argent.
— Parce que j’ai faim ! Parce que je n’ai pas mangé depuis deux jours. Parce
que je dois survivre.
— Putain, répéta-t-il doucement. Tu y prends du plaisir. Tu aimes ça, n’est-ce
pas ?
— Non ! hurla-t-elle en tentant de se dégager. Non !
Il ne lui restait plus rien. Plus aucune dignité, plus aucune intimité, plus
aucune identité. Elle n’avait plus de vêtements, des genoux puissants
l’écartelaient, elle était envahie jusqu’au plus profond de son corps.
Non, non. Non !
Elle était assise sur le lit, en nage, tremblant comme une feuille. C’était
toujours le même cauchemar, celui qu’elle faisait toutes les nuits. On aurait pu
s’attendre que le visage livide de Hobson revienne la hanter dès qu’elle sombrait
dans le sommeil, mais non, c’était celui de l’homme à l’horrible balafre qui lui
avait pris la dernière chose qu’elle pouvait encore donner – ou vendre.
Fleur se leva et alla se rafraîchir à la fenêtre. Parviendrait-elle à l’oublier un
jour ? À oublier son visage et ses mains sur son corps ?
Avait-il réellement prononcé ces paroles terribles ? Elle ne s’en souvenait
plus. Quoi qu’il en soit, son visage et son corps les avaient proclamées, même s’il
ne les avait pas formulées à haute voix.
Elle doutait qu’il existe homme plus laid et plus malfaisant au monde. Il lui
avait pourtant offert un repas et avait insisté pour qu’elle mange, se rappela-t-elle.
Et il l’avait payée trois fois le prix demandé. Il ne lui avait rien fait contre sa
volonté.
Et il lui avait apporté de quoi nettoyer le sang qui la souillait et apaiser la
douleur.
Elle enfouit son visage entre ses mains. Elle devait absolument oublier. Elle
devait accepter ce bienfait d’une nouvelle vie que la providence lui accordait.
— C’est un très joli dessin, ma chérie, déclara distraitement la duchesse de
Ridgeway en déposant un baiser sur la joue de sa fille. Je vais certes la recevoir,
Nanny, enchaîna-t-elle. Je tiens à ce qu’il soit bien clair qu’elle sera sous tes
ordres et ne devra pas obliger Pamela à faire ce qu’elle ne veut pas.
— Elle s’attend à faire la connaissance de la petite ce matin, milady, observa
la nourrice, mais je lui ai expliqué que le matin, lady Pamela préfère être
tranquille dans la nursery.
— Il faut que je rencontre ma nouvelle gouvernante, maman ? intervint
Pamela. C’est papa qui l’a envoyée ?
— Il l’a fait pour me provoquer, c’est évident, reprit la duchesse à l’adresse
de la nourrice. Il a dû entendre parler de ma réception et il a voulu se venger en
envoyant un dragon de gouvernante pour ma petite chérie. J’ai tout de même le
droit de voir des amis, non ? Autant que lui, qui profite de la Saison à Londres. Il
ne s’imagine tout de même pas que je vais me morfondre ici toute seule à longueur
d’année ?
Les récriminations de la duchesse se terminèrent dans une quinte de toux.
— Je t’avais bien dit de mettre un manteau hier, mignonne, la réprimanda la
nourrice en lui tendant un mouchoir. Nous ne sommes encore qu’au printemps,
même si le soleil brille. Tu ne viendras jamais à bout de ce rhume si tu ne prends
pas soin de toi.
— Ne fais pas tant d’histoires, Nanny, s’impatienta la duchesse. Je tousse
depuis cet hiver, alors que je n’ai pas cessé de m’emmitoufler comme tu me le
disais. Tu penses qu’il va rentrer s’il est au courant ?
— Oh, certainement, mignonne ! C’est ce qu’il fait toujours.
— Il ne supporte pas que j’aie des amis ou des distractions. Je le hais,
Nanny ! Vraiment.
— Chut ! Pas devant la petite.
— Envoie cette Mlle Hamilton dans mon boudoir, ordonna la duchesse en
caressant les boucles brunes de sa fille. Adam l’a peut-être engagée, mais c’est à
moi qu’elle rendra des comptes, et nous allons le lui faire comprendre. Après
tout, Adam…
— Chut, mignonne, intima fermement la nourrice.
La duchesse déposa un baiser sur la joue de sa fille et quitta la pièce d’un pas
vif, son déshabillé de soie voletant autour d’elle.
— Tu crois qu’elle a aimé mon dessin, Nanny ? s’inquiéta l’enfant.
— Mais bien sûr, ma jolie. Maman adore sa petite fille et tout ce qu’elle fait,
assura la nourrice en l’embrassant.
— Et papa, tu crois qu’il l’aimera ? Il va venir ?
— Nous allons le garder jusqu’à son retour.
Quand on introduisit Fleur dans le boudoir de la duchesse, il était vide. Elle
attendit, les mains sagement croisées devant elle. La pièce était petite, mais
absolument délicieuse. Elle était ovale, avec un plafond arrondi soutenu par de
délicates colonnes corinthiennes. Les murs ivoire ornés de panneaux peints
ajoutaient à la délicatesse pleine de féminité de la pièce.
L’attente ne fut pas longue. La porte à l’autre bout de la pièce s’ouvrit sur une
petite femme vêtue de mousseline bleue, ses boucles d’or encadrant un visage aux
traits délicats. La duchesse, une véritable beauté, paraissait plus jeune qu’elle, qui
n’avait que vingt-trois ans, se dit Fleur.
— Mademoiselle Hamilton ?
— Votre Grâce, salua Fleur en s’inclinant.
— Mon mari vous a envoyée pour servir de gouvernante à ma fille ?
interrogea la duchesse d’une voix douce, son regard d’azur la détaillant
ouvertement de la tête aux pieds.
Fleur acquiesça d’un signe de tête.
— Vous vous rendez certainement compte qu’une enfant de cinq ans n’a pas
encore besoin d’instruction ?
— Il y a une foule de choses qu’une enfant de cet âge peut apprendre sans
passer la journée assise devant des livres, Votre Grâce.
— Auriez-vous le front de me contredire ?
Fleur garda le silence.
— Mon mari vous a engagée. Quelle est la nature de vos relations avec lui, je
vous prie ?
— Je n’ai jamais rencontré Sa Grâce, répondit Fleur en rougissant. J’ai eu un
entretien avec M. Houghton dans un bureau de placement.
— Comme vous l’avez peut-être deviné, je ne partage pas l’opinion de mon
époux concernant l’éducation de ma fille. C’est une enfant délicate qui a surtout
besoin de l’affection de sa mère et des soins de sa nourrice. Vous ne devrez pas
lui encombrer l’esprit de savoirs inutiles, mademoiselle, et vous prendrez vos
instructions auprès de Mme Clement, la nourrice de lady Pamela. Vous voudrez
bien vous considérer comme une domestique dans cette maison et rester dans
votre chambre ou dans les pièces réservées au personnel quand vos services ne
seront pas requis. Je n’entends pas vous voir à cet étage à moins que je ne vous y
appelle. Vous m’avez bien comprise ?
La duchesse avait débité sa tirade sur un ton presque amical, en la fixant de
ses grands yeux bleus. Cette mère aimante avait peur de voir son enfant grandir,
songea Fleur, compatissante en dépit des propos autoritaires tenus par la
duchesse.
— Parfaitement, Votre Grâce, répondit-elle.
— Je ne vous retiens pas. Vous pouvez aller passer une demi-heure avec ma
fille sous la supervision de Mme Clement. Mademoiselle Hamilton, ajouta la
duchesse comme elle s’apprêtait à sortir, j’approuve votre tenue et votre coiffure.
J’espère approuver toujours votre apparence.
Fleur la rassura d’un signe de tête. Comme elle portait l’une de ses dernières
acquisitions, une sévère robe de cotonnade grise simplement agrémentée d’un
col de dentelle blanche, et qu’elle avait tiré ses cheveux en un chignon bas, elle
voyait parfaitement ce que la duchesse voulait dire.
Le duc avait-il coutume de harceler ses jeunes domestiques ? Était-ce pour
cette raison que Sa Grâce lui avait demandé la nature de leurs relations ? Elle
espérait de tout cœur qu’il allait rester longtemps dans la capitale, dans ce cas.
On l’avait prévenue que ni la duchesse ni Mme Clement ne seraient ravies de
la voir, mais elle n’avait aucune raison de se plaindre. Aucune des deux ne s’était
montrée ouvertement hostile. Elles se radouciraient sûrement lorsqu’elles
verraient que Fleur n’avait pas l’intention de confiner lady Pamela toute la
journée dans la salle d’étude et de la faire marcher à la baguette.
M. Snedburg achevait une dure journée de travail. Il était donc en droit
d’accepter un siège dans le salon de lord Brocklehurst, et même un verre de porto.
— Je vous remercie, milord. On a les pieds en feu à force de marcher, et la
tuyauterie toute desséchée à force de poser des questions. Mlle Fleur Hamilton,
c’est ça. Ce serait vraiment une sacrée coïncidence si c’était pas la même, pas
vrai ? Et elle correspond à votre description.
Il s’abstint de préciser qu’aussi bien Mlle Fleming que la propriétaire de la
jeune femme lui avaient décrit Fleur Hamilton comme une jeune personne très
ordinaire, avec des cheveux roux tout aussi ordinaires. Il avait fort bien compris
que son client avait un faible pour sa cousine, quand bien même c’était une
meurtrière et une voleuse. Et si un homme amoureux se laissait aller à des
envolées lyriques, c’était excusable. Comme le soleil de midi et le crépuscule
mêlés, vraiment ? Cela suffisait à donner la nausée à M. Snedburg.
— Et ? s’impatienta lord Brocklehurst en se servant à son tour un verre de
porto.
Il avait fallu une bonne semaine au détective privé pour faire enfin son
rapport, malgré sa réputation.
— Et elle a été engagée comme gouvernante pour la fille d’un certain
M. Kent, dans le Dorsetshire. Par un monsieur… qui a attendu quatre jours entiers
au bureau de placement une certaine Fleur aux cheveux roux. Elle est déjà en
chemin.
Le verre de lord Brocklehurst s’arrêta à un doigt de ses lèvres.
— Il ne doit pas y avoir une armée de Kent dans le Dorsetshire, reprit
M. Snedburg. Je vais étudier la question et voir si on peut placer celui qui nous
intéresse quelque part sur une carte.
— Kent ? répéta pensivement lord Brocklehurst. Pas les Kent Ridgeway, tout
de même ?
— Comme le duc de Ridgeway, vous voulez dire ? Il s’appelle Kent ?
s’étonna le détective en se grattant le crâne.
— J’ai connu son demi-frère. Ils vivaient effectivement dans le Dorset. À
Willoughby Hall.
— Je vais voir ce que je peux trouver, milord. On va lui mettre la main dessus
en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je vous le garantis, assura
Snedburg en se curant l’oreille.
— Fleur, murmura pensivement son employeur. Elle se mettait dans tous ses
états quand elle était enfant parce que mes parents refusaient d’utiliser ce prénom.
C’était apparemment ainsi que l’appelaient ses parents. Je l’avais oublié.
— Oui, eh bien, je vais voir ce que je peux trouver sur ce duc et sa
gouvernante, déclara M. Snedburg avant de vider son verre.
— Trouvez-la-moi rapidement.
— Rapidement, ou même avant. Je vous en fiche mon billet.
— Vous m’avez été recommandé comme le meilleur des détectives privés,
observa lord Brocklehurst, il vous a toutefois fallu plus d’une semaine pour
m’apporter ces renseignements.
L’intéressé préféra ne faire aucun commentaire, ni sur le compliment ni sur la
critique. Il salua avec raideur et sortit sans demander son reste.
4
Fleur lisait une histoire à lady Pamela tout en sachant qu’elle ne l’écoutait
pas. Cela faisait plus d’une heure que l’enfant avait vu par la fenêtre de la nursery
son père arriver. Mme Clement ne l’avait toutefois pas autorisée à courir à sa
rencontre. Elle l’avait envoyée dans la salle d’étude peu après.
La petite était partagée entre l’impatience de voir son père et l’orgueil qui la
poussait à prétendre qu’elle s’en moquait.
Elle avait beau se montrer la plupart du temps capricieuse et boudeuse, Fleur
avait parfois envie de la prendre dans ses bras, de la câliner et de la rassurer en
lui disant qu’elle était aimée, qu’on se souciait d’elle et qu’on ne l’oubliait pas.
Elle comprenait ce qu’elle ressentait, même si elle n’avait pas connu aussi
jeune ce sentiment d’abandon. Et quand cela lui était arrivé, elle était
suffisamment grande pour savoir que ses parents n’en étaient en rien responsables.
Elle avait toujours réussi à se consoler en se rappelant qu’ils l’avaient aimée sans
condition et qu’elle avait été au centre de leur monde.
Peut-être la situation de lady Pamela était-elle pire que la sienne, au fond. Sa
mère venait rarement la voir, même si elle la couvrait de baisers et lui passait
tous ses caprices quand elle montait. Et son père était parti depuis des semaines.
Mais il était enfin revenu. Un pas énergique résonna dans le couloir en même
temps qu’une voix grave. Fleur était heureuse pour lady Pamela, dont le visage
s’était illuminé. Elle alla ranger le livre sur une étagère pour laisser au père et à
la fille un peu d’intimité.
La porte s’ouvrit dans son dos et elle sourit en entendant un cri enfantin. Pour
être franche, elle était nerveuse. Le duc de Ridgeway ! Elle se l’était toujours
imaginé comme un personnage extrêmement impressionnant.
— Papa, papa ! Je t’ai fait un dessin, et j’ai perdu une dent, regarde ! Qu’est-
ce que tu m’as apporté ?
Il y eut un rire masculin, le bruit d’un baiser sonore…
— Je croyais que c’était moi que tu étais contente de voir, mon ange. Qu’est-
ce qui te fait croire que je t’ai apporté quelque chose ?
— Qu’est-ce que tu m’as apporté ? s’entêta la fillette.
— Nous verrons cela plus tard. Tu as un drôle de sourire, sans ta dent. Tu vas
en avoir une grande à la place.
— Quand plus tard ?
De nouveau, le duc de Ridgeway s’esclaffa.
Fleur se retourna, honteuse de sa nervosité. Elle était la fille d’un baron,
après tout. Elle avait vécu dans une demeure seigneuriale, elle aussi, la plus
grande partie de sa vie. Elle n’avait aucune raison d’être intimidée par un duc.
Elle se redressa, croisa les mains devant elle dans une attitude qu’elle espérait
naturelle, et leva les yeux.
Il avait sa fille dans les bras et riait tandis qu’elle s’accrochait à son cou.
Seul le côté balafré de son visage était visible.
Fleur eut tout à coup l’impression de se trouver dans un tunnel, un
interminable tunnel obscur balayé par un vent glacial. Le vent lui sifflait aux
oreilles, et cependant il n’y avait pas suffisamment d’air pour respirer.
Quand leurs regards se croisèrent, elle sentit un grand froid l’envahir. Le
sifflement du vent devint assourdissant et ses jambes se dérobèrent sous elle.
— Mademoiselle Hamilton ? fit le duc en reposant sa fille sur le sol.
Bienvenue à Willoughby Hall, ajouta-t-il en s’inclinant légèrement.
Si elle parvenait à respirer calmement assez longtemps, le voile noir qui lui
obscurcissait les yeux se déchirerait, et le sang recommencerait à circuler dans
ses veines.
— J’espère que vous avez trouvé tout ce qu’il vous faut ici, reprit-il en
désignant la salle d’étude.
Respire lentement, s’ordonna-t-elle. Ne te laisse pas aller à la panique. Ne
va surtout pas t’évanouir !
— Papa ! Qu’est-ce que tu m’as apporté ?
Les yeux noirs se reportèrent sur lady Pamela. Il sourit à sa fille, mais le coin
de sa bouche tourné vers Fleur, la partie balafrée, resta figé.
En proie à une terreur sans nom, la jeune femme dut s’appuyer contre le mur et
chercher de nouveau son souffle.
— Nous ferions aussi bien d’aller voir, sinon tu ne me laisseras pas une
seconde en paix, n’est-ce pas ? Sidney a récriminé tout le long du chemin à cause
de ton cadeau. J’espère juste qu’il te plaira, sourit le duc en tendant à sa fille une
grande main aux ongles soignés.
— Sidney est bête, décréta lady Pamela.
— Je n’ose imaginer ce que Sidney dirait s’il t’entendait.
— Sidney est bête, Sidney est bête ! chantonna la petite en s’emparant de sa
main.
Il la regardait de nouveau, Fleur le sentait, mais elle s’obligea à garder les
yeux rivés sur lady Pamela.
— Mlle Hamilton va venir avec nous, et elle te ramènera avant que Nanny
n’ameute la terre entière.
Fleur les précéda jusqu’au double escalier qui s’élançait depuis le grand hall.
— Mademoiselle ?
Il lui offrait son bras libre. Fleur s’entendit émettre un son inarticulé, et
s’écarta tellement de lui qu’elle aurait pu se fondre dans le mur. Il se retourna
vers lady Pamela, qui babillait joyeusement.
Fleur entendait l’écho de leurs pas résonner sur le marbre, elle vit comme en
songe le valet de pied leur ouvrir la porte d’entrée, sentit l’air frais sur son
visage, compta machinalement les marches avant de s’engager dans l’allée menant
aux écuries.
— On va où ? s’écria lady Pamela en tirant sur la main de son père. Qu’est-ce
que c’est ?
— Tu le verras bien assez tôt. Pauvre Sidney !
— Sidney est bête !
Il s’agissait d’un chiot, un petit colley au nez allongé. Il avait le museau, une
partie du cou, le ventre et deux pattes blancs. Le reste était noir.
On l’avait enfermé dans un enclos de fortune fait de quatre bottes de paille, et
il protestait, gémissant et grattant énergiquement lesdites bottes de paille.
— Oooh !
Lady Pamela lâcha la main de son père et se laissa tomber à genoux pour
prendre la petite boule de poils. Le chiot cessa de geindre aussitôt et se mit à lui
lécher le visage, lui arrachant des rires ravis.
— Sidney a eu le visage et les doigts très propres pendant tout le voyage, et
quelquefois les genoux mouillés.
— Il est pour moi, papa ? Je peux le garder ?
— Sidney n’en veut pas, à mon avis.
— Je vais l’emmener dans ma chambre. Il va dormir avec moi !
— C’est « elle », corrigea le duc. Et ta mère et Nanny auront peut-être leur
mot à dire.
Lady Pamela ne l’écoutait plus, occupée qu’elle était à jouer avec le chiot et à
rire aux éclats parce qu’il lui mordillait les doigts.
Fleur, très droite, le menton haut, les mains croisées devant elle, garda les
yeux fixés sur l’enfant et l’animal tandis que le duc se tournait vers elle.
— Vous ne vous doutiez de rien ? s’enquit-il calmement.
Elle était incapable de bouger. Si elle battait seulement des paupières, elle
s’effondrerait.
— Vous ne vous doutiez de rien, constata-t-il avant de s’accroupir à côté de
sa fille.
Il fut décidé que le chiot resterait aux écuries jusqu’à ce qu’il soit dressé.
Pamela pourrait aller le voir aussi souvent qu’elle le souhaiterait, dès lors que
cela n’empiétait ni sur ses leçons ni sur son temps de repos. Elle aurait le droit
ensuite d’emmener l’animal avec elle dans la maison, sachant qu’il ne serait pas
autorisé à se promener dans l’étage noble, le risque que la duchesse ne
s’évanouisse ou que Sidney ne pique une colère étant trop grand.
Le duc s’attarda aux écuries tandis que Fleur repartait avec la fillette qui ne
cessait de babiller. La petite chienne était la plus jolie du monde, les Chamberlain
seraient morts de jalousie quand ils la verraient, elle allait lui apprendre à
s’asseoir, à faire la belle et à la suivre partout.
Et son papa était le plus merveilleux des papas.
Fleur emprunta le même chemin jusqu’à la nursery, où les attendait
Mme Clement. Le babillage de lady Pamela gagna en vitesse et en volume pour le
bénéfice de son nouvel auditoire.
— Les leçons sont finies pour aujourd’hui, mademoiselle Hamilton, trancha la
nourrice.
Fleur ne se le fit pas dire deux fois. Elle regagna sa chambre le plus vite
qu’elle put. Elle s’adossa à la porte, comme pour empêcher le monde d’entrer,
avant de se ruer dans le cabinet de toilette, où elle vomit et vomit encore jusqu’à
en avoir l’estomac douloureux.
— Sa Grâce le duc a quitté Londres, annonça M. Snedburg, le front moite et le
visage rouge comme un homard. Il a emmené son secrétaire, un certain
M. Houghton, qui se trouve être aussi l’homme qui a engagé Mlle Fleur Hamilton.
— C’est elle, sans aucun doute, et c’est chez le duc qu’elle a dû aller,
marmonna son client, qui le regarda s’éponger le visage d’un air désapprobateur.
Quel prétexte pourrais-je inventer pour me rendre là-bas ? Vous n’avez pas
découvert l’adresse de lord Thomas Kent, par hasard ?
— Je n’ai pas encore enquêté de ce côté-là. Je le pourrais, certes, mais est-ce
bien nécessaire, milord ? Si la jeune dame est recherchée pour meurtre, je peux
tout simplement aller là-bas sur vos dires en tant que juge de paix avec un mandat
afin de l’arrêter et de la ramener ici. Elle ne m’échappera pas, soyez-en sûr, et
elle se balancera au bout d’une corde en un rien de temps, milord.
Le frisson de lord Brocklehurst échappa au détective.
— Trouvez-moi lord Kent, ou trouvez-moi une raison plausible de me rendre
dans cette maison, et vous aurez terminé votre mission. Je me chargerai de la
ramener.
— Dans ce cas, il vous suffit d’aller la chercher, milord. Si la gouvernante de
Sa Grâce est une voleuse et une meurtrière, vous n’avez pas besoin de prétexte,
objecta M. Snedburg en louchant vers la cave à liqueurs.
— Merci de vos conseils. Je ferai à ma façon. Apportez-moi l’information
que je vous ai demandée, et nous nous en tiendrons là.
— Il va y avoir un bal à Willoughby Hall. Je vais vous dénicher la liste des
invités et les noms de ceux qui sont encore à Londres.
— Le plus vite possible, je vous prie.
— Faites-moi confiance, milord. Et si lord Thomas est en Angleterre, je vous
le harponnerai.
Une fois seul, lord Brocklehurst se servit un verre, bien mérité selon lui. Ce
ne pouvait être qu’Isabella. Mais pourquoi gouvernante chez le duc de
Ridgeway ? Et engagée par son secrétaire, qui l’avait attendue quatre jours dans
un bureau de placement ?
Qu’est-ce qui pouvait bien se tramer ? Si Ridgeway, ou qui que ce soit d’autre
l’avait seulement touchée… Il serra le poing.
Il irait la trouver, et elle finirait bien par se rallier à son point de vue. Elle
n’aurait pas vraiment le choix, d’ailleurs. Il n’avait jamais eu l’intention de la
menacer, tout simplement parce qu’il n’avait jamais pensé que cela serait
nécessaire.
L’entêtement de la jeune fille l’avait toujours stupéfié et il n’avait jamais
compris sa façon de raisonner. Certes, les femmes perdaient tout bon sens quand
elles étaient amoureuses. Et elle s’était imaginé être amoureuse de cette poule
mouillée de Daniel Booth. Ce qu’Isabella pouvait trouver à cet ecclésiastique qui
n’était encore que simple pasteur lui échappait complètement. Des cheveux blonds
et des yeux bleus, c’était apparemment suffisant pour une femme qui ignorait ce
qui était bon pour elle.
Il ferma les yeux et se remémora la chevelure d’or rouge d’Isabella, en sentit
entre ses doigts la douceur soyeuse, en huma le parfum.
Bon sang, il avait maintenant les moyens de l’amener à de meilleurs
sentiments. Et s’il fallait menacer, il n’hésiterait pas. Un nœud coulant ne faisait
pas un collier très attirant…
Il se ferait pardonner plus tard.
Songer que dans deux jours, le parc qu’il aimait tant serait envahi par une
foule d’intrus mettait le duc en colère.
Il aimait pourtant recevoir à Willoughby. Il aimait donner des concerts et de
grands bals quand il en avait la possibilité, recevoir ses voisins à dîner ou pour
des parties de cartes. Il aimait également avoir des invités pour quelques jours,
mais il détestait que sa demeure soit remplie de gens uniquement intéressés par
des distractions futiles – le genre de gens qu’aimait Sybil.
Il avait vu la liste des invités, et cette réception ne ferait pas exception à la
règle.
Il se dirigea vers le potager et les pelouses à l’arrière de la maison.
Que ne donnerait-il pas pour retrouver sa liberté, se dit-il, mais aussitôt il se
rappela Pamela, tellement heureuse de jouer avec sa chienne – elle avait décidé
de l’appeler Tiny1, bien qu’il lui ait expliqué que le chiot allait grandir. Il revit
son petit visage ensommeillé et ses cheveux emmêlés quand il était monté la voir,
la veille au soir, ignorant qu’elle serait déjà au lit. Il se remémora ses bras autour
de son cou, son baiser mouillé et sa question.
— Tu ne vas pas repartir, papa ?
— Je vais rester longtemps, cette fois-ci.
— Tu promets ?
— Je te le promets. Dors maintenant. Nous nous verrons demain matin.
Une enfant avait besoin de stabilité et de ses deux parents, même si ceux-ci
n’avaient rien de parents modèles. Il avait eu tort de rester si longtemps loin
d’elle uniquement pour trouver un peu de paix.
Il s’arrêta en apercevant une femme près des serres.
Elle était différente du souvenir qu’il en avait gardé. En fait, quand il s’était
retrouvé en face d’elle la veille, il avait d’abord cru que Houghton s’était trompé
et avait engagé une autre personne.
Mais c’était bien elle.
Chaque fois qu’il avait pensé à elle au cours des semaines écoulées, il se
l’était représentée pâle et maigre, absolument pas jolie, tout juste vaguement
attirante. Il y avait bien ses longues jambes minces, ses hanches bien galbées et
ses seins hauts et fermes, mais ce n’était pas suffisant. Une jeune fille de
bonne famille qui avait connu des revers, avait-il deviné, et qu’il s’était cru
obligé d’aider sans bien savoir pourquoi.
Et il l’avait aidée.
Elle était différente à présent. Elle avait repris du poids et sa silhouette était
maintenant attirante, malgré les vêtements sobres. Elle avait bonne mine et son
visage n’avait plus rien de hagard. Quant à ses cheveux, d’un roux éteint dans son
souvenir, ils étincelaient d’or et de feu.
Mlle Fleur Hamilton, avait-il découvert la veille, surpris et contrarié, était
une véritable beauté.
Elle restait cependant fidèle à son souvenir sur un point. Elle avait tout d’une
statue de marbre, froide, lointaine, passive. Elle lui avait à peine dit un mot au
cours de leur première rencontre, alors qu’elle ne l’avait pas quitté des yeux
pendant qu’il prenait son plaisir. Elle n’avait pas dit un mot la veille. Elle ne lui
avait même pas fait la révérence.
Elle s’était simplement écartée, folle de peur et de répulsion, quand il lui
avait offert son bras en haut de l’escalier. Pourquoi diable avait-il offert le bras à
une domestique, de toute façon ?
Ne me touchez pas !
Elle aurait pu en remontrer à Sybil en matière de répulsion…
Il se dirigea vers elle et sut, avant même de l’avoir rejointe, qu’elle avait
perçu sa présence, même si elle n’en laissait rien paraître.
— Bonjour mademoiselle Hamilton, la salua-t-il en s’immobilisant à
quelques pas d’elle.
Elle ne répondit pas, se contentant de le considérer de ce regard froid et
direct dont il avait gardé le souvenir.
— Vous êtes matinale, vous aussi ? C’est le moment de la journée que je
préfère pour me promener.
— Je ne serai pas votre maîtresse, articula-t-elle d’une voix sourde.
— C’est vrai ? Je vous demande pardon, mais vous l’ai-je demandé ?
— C’est tellement évident. J’ai tout de suite compris quand je vous ai vu hier.
Je ne serai pas votre maîtresse.
— À ma connaissance, vous avez été engagée comme gouvernante de ma fille.
J’attends de vous que vous vous consacriez entièrement à cette tâche,
mademoiselle.
— C’est répugnant, siffla-t-elle. Vous êtes un homme marié, et vous m’avez
amenée sous le même toit que votre femme et votre fille. Vous attendez de moi
que je passe quelques heures chaque jour à lui donner des leçons, et que je fasse
ensuite la catin. C’est pour cela que vous m’avez aussi bien payée et que vous
m’avez offert à dîner ? Pour que je vous sois redevable ? Je préférerais retourner
dans le ruisseau plutôt que vous laisser me toucher. Vous me répugnez.
Il était furieux contre cette fille, absolument furieux. Comment osait-elle
l’accuser de l’avoir fait venir dans la maison de ses ancêtres comme gouvernante
de Pamela pour pouvoir se livrer à toutes sortes de privautés dans les greniers ou
les buissons ?
— Permettez-moi d’éclaircir un point, mademoiselle Hamilton. Si j’ai
demandé à mon secrétaire de vous trouver un emploi, c’était parce que vous aviez
désespérément besoin d’un gagne-pain autre que celui que vous aviez choisi. Il
m’a déclaré vous avoir attribué un poste pour lequel vous aviez les qualités
requises, et je lui ai donné mon aval. Vous êtes mon employée, avec un salaire et
des conditions de travail satisfaisantes, vous en conviendrez. Je n’ai pas pour
habitude de frayer avec mes employées, et encore moins de coucher avec elles.
Quand j’ai besoin d’une prostituée, je fais appel aux services d’une
professionnelle, et je la paie en conséquence. Me suis-je bien fait comprendre ?
Fleur Hamilton rougit jusqu’aux oreilles mais ne pipa mot.
— Il me semble vous avoir déjà dit que lorsque je posais une question,
j’attendais une réponse. Répondez-moi.
— Oui, Votre Grâce.
— Vous pouvez continuer votre promenade. Bonne journée, mademoiselle.
Quant à lui, il rebroussa chemin, sa matinée gâchée par cet accès de colère. Il
remercia l’armée de lui avoir appris à se dominer et à se contenter d’exprimer
verbalement ses humeurs.
Il avait eu envie de secouer cette femme jusqu’à ce qu’elle en ait le tournis, il
avait eu envie de la blesser, de la meurtrir.
Il obliqua vers le lac et ralentit volontairement le pas pour calmer le cours de
ses pensées. C’était encore une habitude prise à l’armée, et qui lui permettait de
réfléchir froidement et non sous l’empire de la colère.
Si elle pensait ce qu’elle avait dit, et c’était visiblement le cas, il devait
reconnaître qu’elle avait fait preuve d’un courage remarquable. Cracher au visage
d’un duc – car c’était ce qu’elle avait fait symboliquement parlant – n’était
certainement pas chose facile pour une femme dans une situation aussi précaire.
Elle avait été moralement outrée par les buts qu’elle lui prêtait. Une
prostituée dotée d’une morale pointilleuse ? Pourquoi pas, après tout ? Il y avait
tellement de femmes respectables qui en manquaient cruellement.
Il lui répugnait, avait-elle dit. Faisait-elle simplement allusion au
comportement dont elle l’avait cru capable ? Ou était-ce sa personne qu’elle
trouvait répugnante ?
C’était sans doute la seconde proposition, en partie du moins. Il s’était
entièrement déshabillé devant elle, ce qu’il n’avait jamais fait devant aucune
femme, depuis qu’il avait été blessé du moins. Et il était resté debout devant elle,
bien visible, tout le temps de leur rapport.
Il l’avait fait délibérément, il s’en rendait compte maintenant, pour soulager la
souffrance, la gêne et l’humiliation qu’il ressentait depuis six ans. Il avait voulu
qu’une femme le voie, une femme qui ne pourrait pas se permettre de montrer son
dégoût ni de se refuser à lui.
Et cette courageuse Fleur n’avait pas détourné les yeux un seul instant alors
que pour elle, il s’agissait d’une épreuve terrible, dont il ne s’était rendu compte
que trop tard.
Ainsi, elle le trouvait répugnant. Était-ce si surprenant ? Et quelle importance,
au fond ? Elle n’était que l’une de ses innombrables domestiques. S’il lui avait
offert un emploi, c’était parce qu’elle en avait besoin et qu’elle n’aurait jamais
réussi comme prostituée. Il s’était efforcé de racheter à la fois son infidélité et le
fait d’avoir été partie prenante de la déchéance de cette fille.
Cela n’avait pas d’importance. Il avait fait ce qu’il devait et n’avait plus à se
soucier d’elle. Si elle ne se révélait pas une bonne gouvernante pour Pamela, il
lui trouverait un autre emploi dans l’une de ses nombreuses propriétés.
Le regard perdu vers le lac, il souhaita de toutes ses forces que ses terres, son
parc et sa maison retrouvent le charme enchanteur qu’ils avaient toujours eu pour
lui.
Lady Pamela recula un peu et se mit à genoux tandis que la chienne essayait
de courir vers elle. La petite boule de poils trébucha et roula dans l’herbe, se
remit sur ses pattes et poursuivit sa course à la grande joie de sa jeune maîtresse
qui riait aux éclats.
Elle ramassa le chiot et se laissa tomber sur le dos, le tenant suffisamment
près pour qu’il puisse lui lécher le visage.
Fleur n’eut pas le cœur de lui rappeler qu’elles étaient sorties pour peindre et
qu’elle avait eu beaucoup de mal à persuader Mme Clement de l’autoriser à
l’emmener dehors. On ne leur avait accordé qu’une heure. Lady Pamela semblait
s’amuser si rarement – sauf avec les enfants Chamberlain et la veille, quand son
père était arrivé.
— Regarde, reprit-elle, une fois son élève un peu calmée. D’ici, on voit le
pavillon de l’île encadré par les arbres, et son reflet dans l’eau. Tu avais raison,
cela fera un très joli dessin.
— Oh ! Ne mords pas, Tiny ! gloussa lady Pamela.
— Peut-être qu’aujourd’hui tu préférais peindre Tiny en train de se rouler
dans l’herbe, suggéra Fleur.
— Oh oui ! Vous ne trouvez pas qu’elle est drôle, mademoiselle Hamilton ? Et
que papa est merveilleux ?
— Absolument ! acquiesça une voix masculine derrière Fleur. Mais que vois-
je ? Une feuille blanche et des pinceaux secs ? Et de l’herbe dans tes cheveux,
Pamela, et partout sur ta robe ? Que va dire Nanny ?
— Elle me grondera, rétorqua Pamela sans s’émouvoir. Papa, viens toucher le
nez de Tiny, il est tout froid.
Sans prêter attention à Fleur, le duc de Ridgeway alla s’accroupir près de sa
fille.
Fleur demeura figée devant son chevalet. Après leur rencontre de ce matin, où
elle s’était sentie tellement humiliée, elle avait espéré ne pas le voir avant
longtemps.
Il était hors de lui et chaque mot qu’il avait prononcé l’avait cinglée comme
un coup de fouet. Elle s’était alors souvenue qu’il avait servi plusieurs années
dans l’armée de Sa Grâce le duc de Wellington. Et elle l’avait cru.
S’il l’avait engagée, c’était parce qu’il avait pitié d’elle, pas parce qu’il la
désirait.
Et elle l’avait attaqué en lui déclarant qu’elle ne serait pas sa maîtresse. Au
duc de Ridgeway ! Son employeur !
— Vous l’avez amenée ici pour peindre ? demanda-t-il en se redressant.
— Oui, Votre Grâce.
— Et vous n’avez pas insisté pour qu’elle fasse ce qui était prévu ?
— Elle est tellement heureuse avec sa petite chienne, Votre Grâce.
— N’avions-nous pas convenu que le chien ne doit pas empiéter sur le temps
d’étude de ma fille ?
— Si, Votre Grâce.
Elle soutint les noires profondeurs de son regard et étouffa la terreur que lui
inspiraient sa haute taille, ses épaules larges, sa chevelure de jais et ses traits
aquilins. L’affreuse balafre qui lui zébrait le visage lui rappela les autres
blessures sur son corps, qui étaient bien plus horribles que des cicatrices
ordinaires.
— Parfois, avec les jeunes enfants, le programme des leçons demande à être
aménagé. Nous avons parlé cet après-midi des dents du chiot, je lui ai expliqué
pourquoi elles étaient si petites et n’étaient pas définitives, comme celles de lady
Pamela. Nous avons parlé de la forme de sa tête et de la façon dont elle
s’allongera en grandissant. Je lui ai expliqué comment vos palefreniers vont la
dresser pour qu’elle puisse vivre à la maison. Nous avons…
— Je n’avais aucune intention de vous renvoyer, mademoiselle, coupa le duc,
mais vous avez très bien répondu. Quel était le but de la leçon de dessin ?
— Je comptais décrire à lady Pamela les colonnes corinthiennes et
l’entablement du pavillon, et lui montrer comment le reflet inverse tout. Mais
votre fille n’a que cinq ans, Votre Grâce. Je voulais surtout lui permettre de
profiter du bon air et lui apprendre à se servir de la peinture.
Fleur haussa le menton. Il pouvait bien la réprimander s’il le souhaitait, sa
fille avait une vie trop bien réglée pour son âge.
— Une bonne réponse de plus. C’est une de vos spécialités ?
Que répondre à ce genre de question ?
— Vous avez sans doute remarqué que le temple est la réplique en miniature
de la partie centrale du château ? reprit le duc.
— L’escalier à double révolution en moins. L’intérieur est-il également
semblable ?
— Pratiquement, jusqu’aux fresques du dôme, mais il n’y a pas de galerie. Le
temple a été bâti pour ajouter du pittoresque, comme toutes les constructions du
parc, et il sert de pavillon de musique pour les fêtes et les parties de campagne.
On y logera l’orchestre pour le bal dans trois jours. On vous a dit que vous
pouvez y assister ?
— Oui, Votre Grâce.
— Allons jusqu’au bord de l’eau, proposa-t-il en se tournant vers sa fille. Le
pavillon est plus imposant de là-bas, et on aperçoit le pont et les cascades au loin.
Porte la chienne, Pamela. Elle est trop petite pour marcher jusque-là.
— Mais nous devons rentrer, objecta Fleur.
— Et pourquoi cela ? répliqua le duc en arquant un sourcil.
— Mme Clement nous attend, Votre Grâce, répondit Fleur en s’empourprant.
— Eh bien, elle attendra.
Pamela s’éloigna en gambadant sans se préoccuper d’emprunter l’allée qui
serpentait en pente douce jusqu’à la berge. Le duc tendit la main à Fleur pour
l’aider à descendre.
Elle se retrouva soudain dans le même tunnel obscur, sentit le même souffle
glacé. Elle ne voyait plus que cette main aux longs doigts qui lui avait écarté les
cuisses avant de la fouailler.
— Faites attention, conseilla-t-il tandis que sa main retombait le long de son
flanc, à moins que vous ne désiriez prendre un bain.
Elle parvint, Dieu sait comment, à sortir du tunnel et à le suivre jusqu’à
l’allée qui longeait la rive, où le chiot sautillait joyeusement.
Ils longèrent le lac et remontèrent par un autre chemin. Le duc lui détailla les
différentes perspectives qui s’offraient à eux avec beaucoup plus d’érudition que
Mme Laycock. Le parc avait été dessiné par William Kent – « aucun lien de
parenté », avait-il précisé – pour son grand-père, qui avait souhaité remplacer les
larges allées au cordeau et les grands parterres de fleurs.
— Je crois que ma grand-mère a exprimé la plus vive réprobation. C’était une
femme du XVIIIe siècle, qui était convaincue qu’un parc à la française constituait
un signe d’opulence et de puissance.
Il porta le chiot la plus grande partie du chemin et le caressa doucement sous
le menton tandis qu’il s’endormait. Il tendit l’animal à Fleur pour se lancer à la
poursuite d’une Pamela ravie qui courait en tous sens sur la pelouse.
Le père et la fille étaient quelque peu chiffonnés quand ils posèrent le pied sur
la terrasse devant le château.
— Les invités de maman vont bientôt arriver, papa ?
— Après-demain, si personne n’a d’empêchement.
— Je pourrai voir les dames ?
— Tu en as envie ?
— Je pourrai ? Maman dira non, je sais bien.
— Ta maman a peut-être de bonnes raisons, remarqua-t-il en lui lâchant la
main pour récupérer la chienne. Ce ne sont pas des dames que tu souhaiterais
rencontrer.
— Mais papa…
— Il est temps de rentrer, maintenant. Je vais ramener Tiny aux écuries, lança-
t-il avec un regard dur à Fleur, qui avait retiré sa main comme si un scorpion
l’avait piquée lorsqu’il l’avait effleurée en reprenant l’animal.
Fleur regagna la nursery avec lady Pamela. Celle-ci était fatiguée, décoiffée
et incroyablement sale, ce que ne manqua pas de faire remarquer Mme Clement.
Fleur se réfugia à la fenêtre de sa chambre, les oreilles bourdonnantes après
la réprimande cinglante qu’elle venait d’essuyer. La duchesse ne manquerait pas
d’être informée de la terrible insubordination dont elle avait fait preuve en
gardant lady Pamela bien au-delà de l’heure autorisée et en la ramenant sale
comme un épouvantail et tellement épuisée qu’elle serait sans doute malade le
lendemain.
Fleur contempla d’un œil mélancolique les vastes pelouses qui donnaient une
impression de paix tellement trompeuse. Elle s’était crue à l’abri, elle s’était crue
au paradis, et elle avait commencé à s’autoriser à être heureuse.
Devait-elle partir avant d’être renvoyée ?
Où irait-elle, et que ferait-elle ? Si elle avait tout ce dont elle avait besoin à
Willoughby Hall, elle n’avait pas encore été payée. Le seul argent dont elle
disposait, c’étaient les quelques pièces qui restaient de l’avance qu’on lui avait
accordée pour s’acheter des vêtements. Ce n’était même pas suffisant pour
retourner à Londres.
Le souvenir de la capitale suffit à lui donner la nausée. Elle ne connaissait
que trop ce qui l’attendait là-bas.
Elle n’était toujours pas remise de ce qui lui était arrivé. Cet emploi lui avait
été offert par l’homme qui hantait ses cauchemars. Et cela n’avait rien d’un
hasard. Il lui avait confié ce poste parce qu’il avait eu pitié d’elle. C’était en tout
cas ce qu’il disait, et elle ne savait pas si elle devait le croire ou pas.
Et soudain, toutes ses autres terreurs la submergèrent de nouveau. L’avait-on
recherchée ? La recherchait-on toujours ? Serait-elle pendue si on la retrouvait ?
Même s’il s’agissait d’un accident ? Pouvait-on être pendue même s’il s’agissait
de légitime défense ?
Certainement pas.
Mais il n’y avait d’autre témoin que Matthew, et Matthew était baron et juge
de paix. Ce serait sa parole contre la sienne, et il l’avait traitée de meurtrière
devant le corps de Hobson.
Elle serait pendue. On lui attacherait les chevilles et les mains, on lui mettrait
un sac sur la tête et on lui passerait une corde autour du cou.
Elle se détourna vivement de la fenêtre.
Elle refusait d’y penser, comme elle refusait de penser à Daniel. Sa longue
silhouette dans ses sombres vêtements ecclésiastiques, son doux sourire, ses yeux
bleus et ses cheveux blonds s’imposaient pourtant à son esprit.
Il ne l’avait jamais embrassée. Il avait juste déposé un baiser sur sa main, une
fois. Elle avait toujours eu envie qu’il l’embrasse, pourtant la seule fois où elle
le lui avait demandé, il avait refusé. Il la voulait pure le jour de leur mariage, lui
avait-il expliqué avec son sourire plein de bonté.
Un baiser aurait donc suffi à la rendre impure ?
Que dirait-il s’il apprenait ce qu’elle avait fait ? Il serait profondément peiné,
mais lui pardonnerait-il ? Sans doute, comme Jésus avait pardonné à la femme
adultère. Ce n’était cependant pas son pardon qu’elle voulait, c’était son amour et
le refuge de ses bras. Ce qu’elle voulait, c’était trouver la paix.
Elle ne pourrait jamais trouver la paix, même si pendant deux semaines elle
s’était persuadée du contraire. Elle avait tué un homme et ne pourrait jamais
rentrer chez elle. Elle serait pendue si on la retrouvait. Et elle ne pouvait effacer
ce qu’elle avait fait avec le duc de Ridgeway. Et voilà que maintenant, elle était
prise au piège chez lui tel un oiseau en cage.
Elle dénoua ses cheveux et les brossa rageusement. Dût-elle rester un siècle
dans cette maison et le voir tous les jours, jamais elle n’éprouverait autre chose
qu’une abominable terreur et la plus profonde répulsion lorsqu’elle se trouverait
en face de lui.
Il pourrait s’habiller élégamment, elle le verrait toujours comme il lui était
apparu dans cette chambre du Bull and Horn, grand, athlétique, et nu. Elle se
rappellerait les horribles cicatrices violacées, et la terrifiante érection qui l’avait
si douloureusement blessée, et de manière irrévocable.
Une brutale virilité avait exercé sans scrupule son pouvoir sur la faiblesse, la
pauvreté et le désespoir.
Son intelligence lui murmurait qu’il était peut-être injuste de le haïr. Il l’avait
payée pour ce qu’elle lui avait librement offert – et plus que ce qu’elle avait
demandé. Et il avait fait preuve de bonté en lui offrant ce repas et cet emploi.
Elle le haïssait cependant avec tant de force, il lui inspirait une telle horreur
et un tel dégoût qu’elle était prête à fuir cette maison sans argent et sans savoir où
aller, comme elle avait fui Heron House deux mois plus tôt.
Elle ferma les yeux et la brosse s’immobilisa. Devant ses yeux dansait
l’image de sa main caressant doucement le chiot, et elle dut faire un effort pour
ravaler sa nausée.
Le lendemain matin, le duc de Ridgeway frappa à la porte du boudoir de la
duchesse, qui l’avait envoyé chercher. Il pénétrait rarement dans les appartements
de son épouse sans y avoir été invité.
— Bonjour, Sybil, la salua-t-il. Comment allez-vous aujourd’hui ?
Comme d’habitude, elle tourna la tête quand il se pencha pour l’embrasser en
lui prenant la main.
— Mieux. J’étais un peu fiévreuse cette nuit, mais je me sens mieux ce matin,
assura-t-elle en libérant sa petite main délicate.
— Il faut prendre soin de vous. Je ne voudrais pas que vous retombiez malade
comme vous l’avez été tout l’hiver.
— J’ai donné ordre à Houghton de payer Mlle Hamilton et de la renvoyer, et
il m’a dit qu’il devait d’abord vous consulter. Qu’allez-vous faire à ce sujet,
Adam ?
— Vous demander pourquoi vous voulez renvoyer la gouvernante. Qu’a-t-elle
fait ou que n’a-t-elle pas fait ?
— Je parlais de Houghton. Comptez-vous le laisser me parler ainsi ?
En déshabillé de soie et de dentelle blanc, ses longs cheveux d’or cascadant
sur ses épaules et ses grands yeux pervenche humides de larmes, elle était d’une
beauté à couper le souffle. Et aussi fragile que la jeune fille qui lui avait ravi son
cœur avant son départ pour la guerre.
— Houghton est mon secrétaire personnel, expliqua-t-il posément, et il ne
prend ses instructions qu’auprès de moi, Sybil. Je le mettrais à la porte sur l’heure
s’il exécutait l’ordre d’une autre personne sans m’en avoir parlé avant.
— Donc, votre secrétaire a plus d’importance que moi à vos yeux. Cela n’a
pas toujours été le cas, Adam. Vous m’aimiez autrefois, du moins l’ai-je cru. Je
me trompais, apparemment.
— C’est moi que vous devez venir trouver si quelque chose vous ennuie, vous
devriez le savoir. Un bon secrétaire ne peut pas prendre ses ordres de deux
personnes. Qu’est-ce qui ne va pas avec Mlle Hamilton ?
— Vous ne devriez même pas me poser cette question ! Que je souhaite
qu’elle parte devrait vous suffire. Je ne pense pas qu’elle ait les compétences
pour s’occuper de ma fille, c’est tout. Je vous en prie, Adam, renvoyez-la.
— Vous savez que je ne renvoie pas sans raison sérieuse même le plus humble
de mes domestiques, Sybil. Vous ne vous rendez pas compte visiblement à quel
point les domestiques vivent au seuil de la pauvreté. Je ne renverrai personne
pour satisfaire un caprice.
— Un caprice ! s’exclama-t-elle. Mais je suis votre femme, Adam !
— Oui, il paraît.
— Je suis la duchesse de Ridgeway, précisa-t-elle en baissant les yeux.
— Cela me semble correspondre davantage à la réalité, rétorqua-t-il d’un ton
las. Devons-nous avoir encore et toujours ce genre de discussion ? Dois-je
toujours faire figure de tyran ? Excusez mes sarcasmes. Qu’est-ce qui ne va pas
avec Mlle Hamilton ?
— Elle a emmené Pamela dehors hier après-midi, malgré le vent froid et le
soleil brûlant. Elle a insisté auprès de Nanny jusqu’à ce que celle-ci le lui
permette, pour une heure seulement, et elles sont revenues plus de deux heures
après. Pamela était sale et tellement fatiguée qu’elle est malade et ne veut pas se
lever ce matin, la pauvre chérie ! Mlle Hamilton a délibérément désobéi à Nanny,
Adam. Vous ne pouvez pas l’excuser !
— Elles étaient avec moi, et j’ai refusé qu’elles rentrent quand Mlle Hamilton
en a émis le souhait.
— Elle était avec vous ? se redressa la duchesse. Pendant plus de deux
heures ?
— Vous vous trompez de pronom, Sybil. Elles étaient avec moi, Pamela,
Mlle Hamilton et la petite chienne. Si Pamela s’est salie, c’est parce que je me
suis roulé dans l’herbe avec elle. Si elle était fatiguée, c’est parce que j’ai couru
et joué avec elle. Il est normal qu’une enfant rentre fatiguée après des jeux en
plein air.
— C’est intolérable, s’écria la duchesse, livide. Je vous l’ai déjà dit, Adam,
vous êtes bien trop brusque avec Pamela. C’est une enfant délicate, qui doit être
confiée aux soins de Nanny et aux miens. Et ce chien ! Elle pourrait attraper Dieu
sait quelle maladie. Oh, je me doutais que ce genre de choses arriverait dès que
vous reviendriez ! Vous ne faites aucun cas de ma sensibilité. Vous êtes si égoïste.
Vous m’avez tellement déçue.
Il la fixa sans ciller, puis :
— Je continuerai à passer le plus de temps possible avec Pamela. Elle a
besoin de l’attention d’un de ses parents plutôt que des soins d’une vieille
nourrice, Sybil. Et elle a besoin d’activité, aussi bien physique qu’intellectuelle.
Maintenant, j’aimerais vérifier que je vous ai bien comprise. Mlle Hamilton
prend ses ordres auprès de Nanny ?
— Bien sûr ! Ma petite chérie est encore un bébé.
— À l’avenir, ce sera le contraire. Je compte sur vous pour informer Nanny
du changement. Elle récriminera certainement, mais cela ne fait aucune différence.
J’informerai moi-même Mlle Hamilton de ces nouvelles règles.
— Vous êtes cruel et dépourvu de cœur, Adam ! Vous feriez n’importe quoi
pour me contrarier, n’est-ce pas ? s’écria la duchesse, tandis que deux larmes
roulaient sur ses joues pâles. Parce que vous m’avez rendu service un jour, il
faudrait que je vous en sois éternellement reconnaissante ?
— Vous savez pertinemment qu’il n’en a jamais été question. Et que ce ne sera
jamais le cas. Sauf dans votre imagination. Parfois, vous réussiriez presque à me
persuader que je suis effectivement un tyran et un bourreau.
— Il faut donc que je me résigne à ce qu’on m’enlève ma fille, et qu’on
l’enlève aussi à sa nourrice, pour la confier à votre catin ? Très bien, Adam, je
m’incline, soupira-t-elle en se tamponnant les yeux. Je suis trop faible pour me
battre.
— Ma catin ? Surveillez vos paroles, Sybil. Je pourrais vous suggérer de
faire en sorte que je n’aie pas besoin des services d’une catin.
Comme elle lui jetait un regard stupéfait, il ajouta :
— Je me doutais que cette idée ne vous sourirait pas.
— J’ai parfois l’impression que vous voulez m’obliger à vous haïr, murmura-
t-elle d’une voix tremblante.
— Vous vous répétez. J’aurais dû insister pour que vous vous fassiez
examiner par un autre médecin, enchaîna-t-il comme une autre quinte de toux la
secouait. Hartley me semble incapable de venir à bout de cette toux. Laissez-moi
envoyer chercher un médecin à Londres. Laissez-moi faire quelque chose pour
vous, Sybil. Qu’il y ait enfin un peu de bonté entre nous.
— J’aimerais être seule. J’ai besoin de repos.
— Je n’ai jamais voulu cela, soupira-t-il. Je n’ai jamais voulu que nous nous
chamaillions et nous opposions l’un à l’autre constamment. Je n’aurais jamais
imaginé que vous en viendriez à me considérer comme un tyran et qu’un jour je
serais obligé de me conduire comme tel. J’espérais un mariage heureux. Je
n’aurais jamais imaginé que nous en viendrions à nous haïr.
— Parfois, rétorqua-t-elle, le visage enfoui dans son mouchoir, je vous
déteste d’être revenu vivant. Je vous déteste d’avoir chassé Thomas alors que
vous saviez ce que nous étions l’un pour l’autre. Parfois, j’ai beaucoup de mal à
ne pas vous haïr, même si je fais des efforts. Vous êtes mon mari, après tout.
Elle recommença à tousser, sans pouvoir s’arrêter cette fois.
Inquiet, Adam traversa la pièce, s’agenouilla près d’elle et lui tendit son
propre mouchoir. Elle repoussa violemment sa main.
— Sybil, murmura-t-il en lui soutenant la tête.
Elle s’écarta, se leva d’un bond et courut se réfugier dans sa garde-robe, dont
elle claqua la porte.
Le duc demeura immobile, se demandant, comme il l’avait fait des douzaines
de fois, si elle l’avait jamais aimé. L’avait-elle prétendu uniquement pour être
duchesse et maîtresse d’un des plus beaux châteaux du royaume ? Tous ses
baisers, ses sourires enjôleurs et ses regards enamourés n’avaient-ils été que des
ruses ?
Il avait grandi en sachant qu’un jour il l’épouserait. Cette perspective ne lui
avait jamais pesé, mais il n’était vraiment tombé amoureux d’elle qu’à son retour
d’Espagne. Elle était alors devenue cette beauté éthérée qui le contemplait avec
admiration. Il en était tombé profondément, éperdument amoureux.
Ce sentiment avait-il jamais été partagé ? Mentait-elle quand elle l’assurait de
son amour ? Peut-être s’était-elle retrouvée prisonnière des anciennes promesses,
elle aussi. Peut-être avait-elle essayé de tomber amoureuse de lui ou au moins
d’éprouver de l’estime pour lui. Peut-être avait-elle fait de son mieux.
Elle avait dû ressentir un peu d’affection pour lui quand son visage était
intact, quand on pouvait encore le qualifier de bel homme. Jamais il n’oublierait
l’expression d’incommensurable dégoût qu’il avait surprise sur son visage quand
il l’avait soulevée dans ses bras lors de leurs retrouvailles.
Elle l’avait profondément blessé, mais il s’était attendu qu’elle s’habitue à sa
nouvelle apparence. En vain. Il était vrai qu’à son retour, elle était déjà fiancée à
Thomas. Il avait fait trop peu de cas de ce fait.
Si on lui avait dit avant Waterloo que son amour pour Sybil finirait par
s’éteindre, il aurait ri, songea-t-il en se relevant. Un amour comme le sien ne
pouvait pas s’éteindre.
Au temps pour l’amour, pensa-t-il cyniquement.
Il se dirigea vers la porte, conscient que sa femme toussait toujours dans sa
garde-robe. Il ne restait plus la moindre étincelle capable de raviver les braises
de son amour pour elle. Tout juste un peu de pitié pour les souffrances qu’elle
avait indubitablement endurées. Ainsi que le vague espoir que la paix finirait par
s’installer entre eux et qu’il n’aurait pas toujours le mauvais rôle dans leur vie
commune.
Mais la paix semblait le fuir.
7
Ce fut Peter Houghton qui vint dans la matinée informer Fleur des nouvelles
dispositions, tandis qu’elle attendait dans la salle d’étude une élève qui ne
viendrait pas parce que sa nourrice prétendait qu’elle était malade après les
fatigues de la veille.
Fleur avait un peu peur de Peter Houghton parce qu’il savait sans aucun doute
qui elle était et ce qu’elle était. Il l’avait cependant traitée avec la plus parfaite
courtoisie depuis deux jours qu’il était arrivé à Willoughby. Ils prenaient leurs
repas ensemble à la table de Mme Laycock et jamais il n’avait laissé deviner par
un mot ou un geste la moindre répugnance à se voir placé sur un pied d’égalité
avec elle. Elle n’avait pas non plus entendu le moindre murmure sur elle parmi les
autres domestiques.
Ces nouvelles dispositions lui furent un soulagement, non pas parce qu’elle
avait soif d’autorité, mais parce qu’elle voulait se sentir utile et mériter son
salaire.
Le duc amena lui-même sa fille dans la salle d’étude en début d’après-midi.
Fleur s’inclina devant lui sans le regarder. Toutefois, comme elle s’en aperçut au
bout de quelques minutes, il n’avait pas l’intention de s’en aller. Il s’assit
tranquillement dans un coin pour les observer.
Elles travaillèrent un moment l’alphabet en s’amusant. Chacune devait trouver
un mot étrange commençant par la lettre choisie, puis essayer ensuite de se
rappeler la lettre et le mot en même temps.
— Faribole ! lança le duc comme lady Pamela cherchait depuis quelques
secondes.
Elles éclatèrent de rire en même temps.
Ce fut la seule contribution de Sa Grâce à la leçon.
Elles comptèrent jusqu’à cinquante, à l’endroit et à l’envers, et firent quelques
additions simples sur papier. Elles examinèrent ensuite une nappe que Fleur avait
trouvée dans un tiroir de sa chambre. Elle nomma à la fillette les différents points
et lui promit qu’elle pourrait commencer le lendemain un mouchoir et apprendre
un des points.
— Je pourrai choisir les couleurs que je voudrai ?
— Toutes celles que tu voudras.
— Des pâquerettes rouges avec des tiges bleues ?
— Rouges, bleues ou jaune canari si tu veux, assura Fleur.
— Mais tout le monde se moquera de moi !
— Il faut savoir si tu préfères choisir les couleurs que tu veux et risquer qu’on
se moque de toi ou choisir les mêmes couleurs que tout le monde pour que
personne ne se moque de toi. C’est aussi simple que cela, et c’est à toi de décider.
Les sourcils froncés, la petite considéra sa gouvernante d’un air perplexe.
Elles parlèrent ensuite du pavillon, qu’elles n’avaient toujours pas dessiné.
Fleur décrocha du mur un grand paysage peint pour montrer à son élève les
différentes couleurs et nuances utilisées pour figurer le ciel, l’herbe et les arbres.
— Mais c’est toujours toi qui choisis, vois-tu. Ton travail d’artiste est d’aider
ceux qui regardent ton œuvre à voir ce que tu vois. Et personne ne peut te dire
quoi voir, car nous voyons tous les choses différemment.
— Je veux que vous me jouiez du clavecin, déclara lady Pamela quand elles
eurent épuisé le sujet.
— Peut-être aimerais-tu t’asseoir sur le tabouret pour que je te donne une
leçon ? suggéra Fleur, parfaitement consciente de la présence attentive de son
employeur.
Lady Pamela avait déjà essayé de jouer et s’était vite aperçue qu’elle ne
parvenait pas à produire les mêmes sons que Fleur. Elle avait également compris
qu’une ou deux leçons ne suffiraient pas à acquérir la maîtrise de l’instrument.
— Asseyez-vous et jouez pour moi, ordonna la fillette.
— S’il vous plaît, rectifia tranquillement Fleur, en priant silencieusement
pour une coopération qu’elle savait illusoire.
— Jouez !
— S’il vous plaît.
— C’est idiot ! Qu’est-ce que cela change de dire « s’il vous plaît » ?
— Cela change tout. Avec « s’il vous plaît », c’est une demande et non un
ordre. C’est beaucoup plus agréable pour moi.
— C’est idiot, trancha lady Pamela.
— S’il vous plaît, mademoiselle Hamilton, voudriez-vous jouer un morceau
pendant que Pamela va se reposer ?
Fleur se raidit. Elle n’avait pas entendu le duc les rejoindre.
— S’il vous plaît, mademoiselle Hamilton, répéta lady Pamela après avoir
adressé un regard exaspéré à son père.
Fleur aurait tout donné pour faire autre chose que jouer du pianoforte. Elle
avait les mains moites. Elle s’assit cependant sur le tabouret et joua une cantate de
Bach, compensant de son mieux la touche qui se coinçait.
— À ton tour, à présent, Pamela, proposa-t-elle une fois le morceau achevé.
— Vous jouez bien, la complimenta le duc. Avez-vous vu les instruments qui
sont dans le grand salon et dans le salon de musique ?
Elle les avait vus quand Mme Laycock lui avait fait visiter le château, mais
elle n’aurait jamais osé en toucher un. Le pianoforte du salon devait être meilleur
que celui de Heron House, devinait-elle, le précieux trésor de sa mère. Quant au
grand pianoforte du salon de musique, il lui avait immédiatement inspiré le
respect.
— Oui, Votre Grâce. Je les ai vus à mon arrivée.
— Viens, Pamela, nous allons écouter Mlle Hamilton dans le salon de
musique, fit-il en prenant la main de sa fille. Et nous n’oublierons pas de dire
« s’il vous plaît ».
— Oui, papa.
Fleur les suivit, hébétée, mais néanmoins très excitée à l’idée de jouer sur ce
magnifique instrument.
Si seulement elle avait été seule, se dit-elle en pénétrant dans la pièce. Elle
s’approcha du pianoforte, en frôla respectueusement les touches.
À part une promenade dans le parc le lendemain de leur arrivée, les invités ne
firent pas beaucoup d’exercice. Tous se réservaient pour le grand bal qui devait,
c’était maintenant une certitude, avoir lieu à l’extérieur, le beau temps s’étant
maintenu.
Les domestiques s’affairaient depuis l’aube pour répondre aux besoins des
seize invités, leur préparer un grand banquet, décorer les alentours du lac et
dresser le buffet.
Lady Pamela mourait d’envie d’assister aux préparatifs. Elle était certaine
que sa mère lui permettrait d’admirer les dames dans leurs belles robes. Fleur
l’était beaucoup moins. La duchesse ne monta pas voir sa fille de la journée, et il
était probable qu’elle l’oublierait complètement jusqu’au lendemain.
Elle allait faire son possible pour que la petite s’amuse un peu, décida-t-elle.
Après une matinée de leçons ne demandant pas trop d’attention de la part de son
élève, elle l’emmena jusqu’au promontoire d’où elles avaient projeté de peindre
le pavillon. De là, elles pouvaient surveiller les préparatifs sans être dans les
jambes de qui que ce soit.
— Oh, regardez les lanternes ! s’émerveilla la petite en désignant les
centaines de lampions colorés qu’on suspendait aux arbres entourant le lac, dans
l’île, et dans les allées venant du château. Ce sera magique ce soir, mademoiselle
Hamilton !
L’orchestre venait d’arriver et ses membres se reposaient un peu tandis qu’on
emportait leurs instruments sur l’île. Sur la pelouse à l’ouest du lac, la plus plate
et la plus proche du château, on assemblait un plancher pour la danse. Au nord, on
dressait les tables du buffet et d’autres plus petites recouvertes de nappes
blanches.
Tout ce qui comptait dans le voisinage et jusqu’à la ville de Wollaston était
invité, avait dit Mme Laycock. Et tout le personnel qui n’était pas de service était
autorisé à assister au bal.
Heron House avait organisé des bals après des parties de chasse, et Fleur y
avait toujours pris un grand plaisir. S’habiller et voir tous ses amis et
connaissances sur leur trente et un dans une salle de bal pleine de fleurs et brillant
de mille feux était fort excitant, mais les bals qu’elle avait connus ne pouvaient se
comparer à celui de ce soir, elle en était certaine.
Elle n’était qu’une domestique, bien sûr. Elle n’avait ni belle robe ni bijoux
splendides, et il était peu probable que qui que ce soit l’invite à danser. Mais si,
pourtant ! Entre la découverte de l’identité de son employeur et la crainte que l’un
des invités la reconnaisse, elle avait été tellement tourmentée ces derniers jours
qu’elle en avait presque oublié que M. Chamberlain espérait danser avec elle.
Elle priait pour que lui n’ait pas oublié. Elle avait hâte de le revoir et
attendait le soir comme une enfant à qui on a promis une friandise.
— Maman me laissera venir voir les dames ? s’inquiéta lady Pamela.
— Je ne sais pas, ma belle, répondit Fleur, qui ne le savait que trop. Si nous
allions voir Tiny ? Tu n’es pas allée jouer avec elle aujourd’hui, elle doit
s’ennuyer.
— Oui, murmura la fillette en se détournant à regret. J’aurais dû demander à
papa quand il est venu ce matin. Il aurait peut-être dit oui.
— Je verrai ce que je peux faire.
Les domestiques dînèrent tôt ce soir-là. Fleur remonta avant l’heure du
coucher de son élève. Elle vit de la lumière dans la nursery et alla frapper à la
porte.
— Oh, je croyais que c’était maman ! s’écria Pamela, visiblement déçue,
quand elle entra.
— Maman est occupée, ma jolie. Elle viendra et restera longtemps avec toi
demain, assura Mme Clement. Tu sais combien maman t’aime.
— Les invités sont encore en train de dîner. Peut-être que si tu te couvres
bien, je pourrais t’emmener voir les lanternes allumées, suggéra Fleur en jetant un
coup d’œil à la nourrice.
— Oh ! Je peux, Nanny ? Je peux ? supplia Pamela.
— Je veillerai à ce qu’elle ne croise pas les invités, assura Fleur.
— Elle risque d’attraper froid, et Sa Grâce sera certainement fâchée si elle
voit sa fille dehors après le dîner. Mais puisque le duc a décrété que c’était vous
qui décidiez, faites comme bon vous semble, maugréa Mme Clement.
Fleur lui sourit aimablement, puis emmena Pamela, qui s’était déjà ruée sur sa
cape.
Elle n’avait pas vraiment besoin de cape, car il faisait très doux.
Malheureusement, la nuit n’étant pas complètement tombée, les lanternes allumées
ne produisaient pas encore l’effet escompté.
Elles restèrent plus longtemps que prévu, et lady Pamela finit par voir les
lumières scintiller dans la nuit et se refléter sur le lac, tandis que les musiciens
accordaient leurs instruments dans le pavillon, les portes grandes ouvertes.
Les premiers invités qui n’avaient pas assisté au dîner arrivaient déjà et la
petite eut tout loisir de s’émerveiller devant les belles robes des dames, les
tenues de soirée des messieurs, et les joyaux étincelants.
Les dîneurs sortirent au moment où elles prenaient le chemin du retour. Fleur
entraîna lady Pamela dans l’ombre des arbres.
— Ne fais pas de bruit, chuchota-t-elle. Ta maman n’aimerait pas te savoir
dehors à cette heure-ci.
Elle n’avait pas besoin de s’inquiéter, la fillette était ravie d’être une simple
spectatrice. Fascinée, elle regarda sa mère passer en riant gaiement au bras d’un
monsieur. Le duc, une dame à son bras, suivait un peu plus loin avec d’autres
convives.
— Maman est la plus belle, n’est-ce pas, mademoiselle Hamilton ? C’est la
plus belle de toutes les dames !
— En effet, acquiesça Fleur, et elle ne mentait pas.
Lady Pamela était fatiguée quand elles rentrèrent et ne fit aucune difficulté
pour s’abandonner aux soins de sa nourrice.
Fleur se dépêcha d’aller se changer. Sa plus belle toilette, une robe de
mousseline bleue très simple, qui lui avait paru une véritable extravagance quand
elle l’avait achetée avec l’argent de M. Houghton, semblait maintenant bien
ordinaire comparée aux splendides toilettes qu’elle venait d’admirer.
Mais peu importait. Elle n’était qu’une employée, après tout. Et ce soir, rien
ne pourrait refroidir son enthousiasme. Elle s’habilla et se coiffa avec soin, moins
sévèrement que d’ordinaire.
Elle était aussi tendue qu’une débutante à son premier bal, nota-t-elle en
dévalant l’escalier, d’où lui parvenait déjà l’écho de la musique, des rires et des
conversations. Bien entendu, elle n’avait jamais fait ses débuts dans le monde.
Ils avaient un temps idéal, constata le duc. Même la nuit tombée, l’air était
encore doux et la fraîcheur du lac bienvenue pour les danseurs. La brise soufflait
juste assez pour agiter doucement les lanternes et les soieries de ces dames sans
mettre en danger leurs coiffures.
Il avait toujours aimé ces réceptions qui avaient fait la réputation de
Willoughby, et ce bal ne faisait pas exception. Il avait certes trouvé tout au long de
la journée la conversation de ses invités plutôt insipide, mais ce soir, ses voisins
étaient là, et il avait toujours mis un point d’honneur à être en bons termes avec
eux.
Il ouvrit le bal avec son épouse, qui éclipsait sans peine toutes les autres
femmes. Sybil avait compris d’emblée qu’une robe de soie et de dentelle blanche
accrocherait la lumière et étincellerait sous la brise. Elle recherchait toujours le
maximum d’effet.
Le duc fit danser plusieurs de ses invitées et voisines, et bavarda avec les
messieurs. Il laissa même lady Underwood le persuader, quand il l’invita à
danser, d’aller se promener sur l’île, comme d’autres invités, mais il résista à ses
avances.
Il regarda son personnel danser, profiter du buffet et s’amuser, et fit en sorte
de bavarder avec le plus grand nombre possible.
Il se garda bien d’approcher Fleur Hamilton. Elle était ravissante, la lumière
des lanternes nimbant d’un halo d’or sa chevelure cuivrée. La simplicité de sa
toilette et de sa coiffure faisait paraître les autres femmes trop apprêtées.
Si la duchesse étincelait de tous ses feux, Fleur rayonnait d’une lumière douce
tandis qu’elle dansait avec Houghton, le pasteur, Ned Driscoll, Chesterton, Shaw
et Chamberlain – deux fois.
Il se garderait bien de l’approcher, avait-il décidé, car s’il avait appris une
chose à son sujet depuis son retour à Willoughby, c’était qu’elle avait peur de lui
et qu’il lui répugnait. C’était compréhensible, d’ailleurs. Lui seul pouvait révéler
ce qu’elle avait été une seule fois. Et le souvenir qu’elle avait de cette unique fois
et du rôle qu’il y avait joué ne devait pas être particulièrement agréable, c’était le
moins qu’on puisse dire.
Entre deux danses, il alla rejoindre Duncan Chamberlain. Enfants, ils
n’avaient pas été particulièrement proches, car Chamberlain avait une dizaine
d’années de plus que lui, mais ils étaient devenus amis plus tard, tout
particulièrement après son retour de la guerre.
— Nous craignions tous que vous ne soyez pas de retour pour le bal. La fête
n’aurait pas été la même sans vous, Adam.
— Ai-je jamais manqué un seul de mes bals ? sourit le duc. Comment allez-
vous, Duncan ? Mlle Chamberlain n’est pas là ? Je ne l’ai pas vue.
— Oh, mais si ! Elle a dansé toutes les danses.
— Je me demandais si vous ne l’aviez pas laissée à la maison avec les
enfants. Ils vont bien ?
— Si saccager une nursery, rendre folle une pauvre nourrice et nous casser les
oreilles toute la sainte journée sont des signes de bonne santé, soupira
Chamberlain, alors ils se portent comme des charmes.
— Je crois me rappeler que l’année dernière, quand votre sœur aînée les a
pris un mois, vous erriez comme une âme en peine, observa le duc.
— Eh bien, j’imagine que les Vikings ont dû manquer à nos ancêtres quand
leurs raids ont cessé. Où avez-vous trouvé votre gouvernante ?
La vision de Fleur, cachée dans l’ombre devant le théâtre de Drury Lane,
traversa fugitivement l’esprit d’Adam.
— À Londres. C’est Houghton qui l’a engagée. Ce garçon vaut son pesant
d’or. Je suis très content d’elle. Elle fait beaucoup de bien à Pamela.
— Je sais. Elle a amené votre fille un jour où la duchesse ne se sentait pas
bien, et elle n’a pas cillé quand je lui ai dit que les chiens devaient jouer à saute-
mouton avec les enfants. Bien entendu, à ce moment-là, elle n’avait pas vu les
chiens et ignorait qu’ils avaient la taille d’un veau.
— Elle a emmené Pamela ? J’en suis heureux.
— Moi aussi, sourit Chamberlain. Vous pouvez nous l’envoyer quand vous
voulez, Adam. Et vous n’êtes pas obligé d’envoyer aussi lady Pamela pour nous
chaperonner.
— Ah ! Je vois.
— Emily me serine qu’il me faut une épouse. Je ne suis pas du tout certain
qu’elle ait raison, et je suis encore moins certain de trouver une femme
suffisamment folle pour adopter mon trio, en plus de ma personne, mais j’y
réfléchis. L’idée est intéressante.
— L’idée de perdre une bonne gouvernante ne me plairait guère.
— Vous feriez bien ce sacrifice par amitié pour moi. Excusez-moi, l’orchestre
a l’air de se remettre en ordre de marche, et je l’ai justement invitée à danser.
— Une troisième fois ?
— Vous avez compté ? Nous ne sommes pas à Londres, Adam. Je pense que la
réputation de Mlle Hamilton survivra à trois danses avec le même partenaire. Et
c’est une valse.
Aucune dame ne paraissant manquer de partenaire, le duc s’approcha du
buffet.
Fleur Hamilton et Duncan Chamberlain… Duncan était plutôt bel homme,
encore svelte, ses cheveux bruns grisonnant à peine aux tempes. Ils formaient un
beau couple. Le duc se demanda ce qu’elle pensait de son cavalier. Elle avait
accepté une troisième danse avec lui et elle lui souriait avec une vivacité qui
paraissait tellement plus sincère que l’animation de Sybil.
Comment prendrait-elle une demande en mariage de Duncan ? Lui avouerait-
elle la vérité ? Ou trouverait-elle une autre explication à la perte de sa virginité ?
Le duc regrettait amèrement de ne pas l’avoir interrogée cette nuit-là avant de
faire ce qu’il avait à faire. Il aurait dû comprendre rien qu’à son apparence et à la
façon dont elle l’avait abordé – ou plutôt dont elle ne l’avait pas abordé – que ce
n’était pas une professionnelle. Il aurait dû deviner la vérité à la façon dont, une
fois dans la chambre, elle avait attendu qu’il lui dise quoi faire, puis s’était
dévêtue sans chercher à l’aguicher.
Il aurait pu la sauver, lui épargner la ruine.
Mais ce qui était fait était fait, et il se surprit à les regarder – non, à la
regarder, elle – et à s’émerveiller qu’il s’agisse de la même femme que la
prostituée maigrichonne dont il avait sollicité les services un mois plus tôt.
Si seulement il avait compris à ce moment-là ! Si seulement il n’avait pas été
aussi aveugle ! Comment s’étonner qu’elle le fuie et qu’elle tremble comme une
feuille dès qu’il l’effleurait ?
Le duc se détourna et alla se chercher un verre.
Fleur s’amusait énormément. Danser en plein air par une nuit étoilée, à la
lumière des lanternes qui se reflétaient dans le lac, et au milieu de tous ces gens
élégants qui riaient gaiement, était incroyablement romantique.
Elle avait décidé un peu plus tôt de s’amuser, et c’était ce qu’elle faisait. Sa
vie avait été un tel cauchemar depuis six semaines, elle pouvait bien s’offrir un
répit, ne serait-ce que d’une semaine, ou même d’une journée. Elle ne voulait pas
penser à l’avenir, juste à cette nuit.
Elle avait espéré danser – après tout, M. Chamberlain l’avait invitée par
avance –, mais jamais elle n’aurait imaginé danser autant et avec un aussi grand
nombre de cavaliers. Elle s’était même vu inviter par des hôtes du château, qui
avaient appris sa position dans la maison.
M. Chamberlain l’avait invitée à quatre reprises, et avait bavardé chaque fois
que les pas le permettaient. Sa conversation était légère et amusante, comme il
convenait à une réception. Après la quatrième danse, il avait porté la main de
Fleur à ses lèvres et lui avait expliqué en souriant qu’il devait se montrer
raisonnable et ne pouvait priver les autres messieurs de la plus jolie femme de la
soirée. Il l’avait emmenée un peu à l’écart de la piste de danse, là où le duc de
Ridgeway bavardait avec une dame.
Fleur aurait été ravie qu’il l’emmène n’importe où plutôt que là. Le seul point
noir de la soirée, le seul détail qui avait menacé de gâcher sa joie, c’était
justement la présence de Sa Grâce le duc de Ridgeway. Pas une fois elle n’avait
tourné le regard dans sa direction et pourtant, elle avait toujours su où il se
trouvait et avec qui il bavardait ou dansait.
Comme tous les messieurs, il portait un habit de soirée noir sur une chemise et
un gilet d’un blanc de neige, pourtant il apparaissait différent des autres. Sa haute
taille et sa chevelure de jais accentuaient ce qu’il y avait de ténébreux en lui.
Il était incroyablement séduisant, pour peu qu’on regarde son profil droit, et
non l’affreuse cicatrice qui barrait son profil gauche. Pourquoi une cicatrice
obtenue en combattant pour son pays la terrifiait, elle n’aurait su le dire. Même
défiguré, peut-être était-il encore séduisant aux yeux de ceux qui ne l’avaient pas
vu s’approcher dans l’ombre du théâtre de Drury Lane, grande silhouette sombre
et menaçante, pour lui demander si elle cherchait un emploi pour la nuit.
Elle s’efforça de ne pas s’accrocher de façon trop visible au bras de
M. Chamberlain, et de garder le sourire.
— Madame Kendall, dit M. Chamberlain, connaissez-vous Mlle Hamilton, la
gouvernante d’Adam, ou plutôt de lady Pamela ?
Fleur sourit à Mme Kendall.
— C’est une soirée magnifique, Adam, peut-être la plus belle que j’aie vue à
Willoughby, enchaîna M. Chamberlain avant de s’incliner devant Mme Kendall.
M’accorderez-vous cette danse, madame ?
Avant que Fleur ait compris ce qu’il se passait, ils étaient partis.
— Mademoiselle Hamilton ? fit le duc. Voulez-vous danser ?
Elle regarda sa main tendue, et le cauchemar recommença. Elle n’aurait même
pas une soirée de répit.
La main de Sa Grâce retomba le long de son corps.
— Allons plutôt faire quelques pas, suggéra-t-il avant de s’engager dans
l’allée qui longeait le lac du côté le moins fréquenté et le moins éclairé. Vous
passez une bonne soirée ?
— Excellente, je vous remercie, Votre Grâce.
— Les réceptions de Willoughby ont toujours été réputées, et j’en ai toujours
été fier. Quand on a eu le privilège d’hériter de tout cela, il me semble juste de le
partager un peu avec ses voisins.
Si des invités déambulaient le long des grandes allées et des vastes pelouses
sur l’autre rive du lac, ils étaient seuls de ce côté-ci, et Fleur était bien plus
terrifiée que lorsqu’elle l’avait suivi à la sortie du théâtre. À ce moment-là, elle
était surtout résignée au sort qui l’attendait.
— Vous dansez bien, reprit-il. Vous en avez souvent l’occasion ?
— Un peu, Votre Grâce.
— Mais vous n’avez pas fait vos débuts dans le monde, n’est-ce pas ? Je ne
vous ai jamais vue à Londres durant la Saison.
Si, une fois, corrigea mentalement Fleur, et pas à un bal de débutantes.
— Non, Votre Grâce.
Elle sentait son regard sur elle et devait faire appel à toute sa volonté pour
mettre un pied devant l’autre. Si elle devait crier, l’entendrait-on ? La musique et
le brouhaha des conversations résonnaient au-dessus du lac.
— Où avez-vous appris à danser ?
— En pension. Nous avions un maître de danse français. Les filles se
moquaient de lui parce qu’il agitait les bras et avait toujours un mouchoir à la
main, mais il était plus gracieux que n’importe laquelle d’entre nous, expliqua-t-
elle, souriant à ce souvenir. Et il dansait comme personne. J’ai toujours aimé la
danse. J’ai toujours aimé partager mon amour de la musique, que ce soit en
dansant ou au pianoforte.
— Vous faites très bien l’un et l’autre.
— Parfois… parfois je pense que sans musique, la vie serait dépourvue de
douceur et de beauté.
La musique en provenance du pavillon ajoutait à la splendeur de la nuit. Elle
était empreinte d’espoir, et Fleur oublia sa peur et la présence de son compagnon.
— Dansons, proposa-t-il, la ramenant brutalement à l’instant présent.
Son visage était dans la pénombre, et elle ne voyait de lui que sa main tendue.
Le bras de Fleur lui parut de plomb lorsqu’elle s’empara de la main offerte, et
son cœur bondit douloureusement dans sa poitrine lorsque les doigts du duc se
refermèrent sur les siens. Il la prit par la taille, et elle posa sa main libre sur son
épaule.
Elle ferma les yeux lorsqu’ils commencèrent à danser, lentement au début. Peu
à peu, elle s’abandonna à la musique. Son cavalier était un excellent danseur, il la
faisait virevolter au rythme de la valse. Il la tenait fermement et, à un moment, la
pointe de ses seins effleura son torse. Tant que durait la danse, elle pouvait
oublier avec qui elle valsait, dans quels bras elle se trouvait.
Ils avaient marché un moment avant de commencer à danser, si bien que la
valse était presque finie. Elle se termina finalement, beaucoup trop tôt.
Elle fut de nouveau consciente de la main refermée sur la sienne et de celle
qui lui enserrait la taille, de l’épaule solide sous sa paume et du parfum de son
cavalier.
Elle rouvrit les yeux et recula d’un pas.
— Rebrousser chemin sera plus rapide que faire le tour du lac, remarqua-t-il
d’un ton détaché. Avez-vous faim ?
— Non, je vous remercie, Votre Grâce.
— Vous avez emmené Pamela chez les Chamberlain, m’a-t-on dit. C’est gentil
de votre part. Elle a si rarement l’occasion de voir d’autres enfants.
— Je crois que cette sortie lui a fait plaisir, Votre Grâce.
— J’en suis certain. Vous avez dansé plusieurs fois avec Chamberlain, ce
soir. Je crois que vous lui plaisez.
— Il s’est montré fort gentil, comme d’autres messieurs, Votre Grâce.
— Gentil, répéta-t-il. Oui. J’aperçois Mlle Chamberlain près du buffet.
Voulez-vous la rejoindre ?
— Avec plaisir.
Un instant plus tard, alors que le duc l’avait laissée avec Emily Chamberlain,
elle dut se forcer pour sourire au valet qui lui proposait un bol de punch, et lui
assurer qu’elle n’avait pas soif, alors qu’elle avait la gorge aussi sèche que de
l’amadou. Elle craignait que ses mains ne tremblent trop fort pour prendre le bol.
9
Depuis son retour, le duc de Ridgeway avait pris l’habitude de passer une
partie de la matinée dans la salle d’étude. Souvent, il emmenait ensuite Pamela
aux écuries pour jouer avec sa chienne jusqu’au déjeuner. Fleur n’avait eu d’autre
choix que d’accepter la situation.
Il n’y eut pas de leçons le lendemain du bal, lady Pamela s’étant couchée tard.
Dans l’après-midi, Fleur l’emmena dans le couloir devant la salle d’étude pour
contempler les tableaux et lui en montrer des détails importants. Elle espérait
surtout que la fillette serait sensible à la beauté de ces peintures. Elle avait l’œil
lorsqu’il s’agissait des formes et de la couleur, mais son impatience naturelle la
poussait à bâcler son travail quand elle peignait.
Le duc fit son apparition en haut de l’escalier avant qu’elles aient terminé, et
Fleur retint un soupir. Elle avait eu l’espoir ne pas le voir de la journée. La
duchesse était partie en promenade avec la plupart des invités. Elle préférait ne
pas se souvenir de leur rencontre de la veille, de sa peur tandis qu’ils suivaient
cette allée déserte, de la nausée qui l’avait envahie dès qu’il l’avait touchée, et de
la magie inattendue de la valse quand, les yeux fermés, elle avait oublié que
c’était avec lui qu’elle dansait.
Elle avait eu beau faire, toute la nuit, alors qu’elle avait vécu tant de moments
merveilleux, c’était cette danse qu’elle s’était rappelée, jusqu’à ce qu’elle sombre
dans le sommeil et le retrouve penché sur elle, la déchirant et lui chuchotant
qu’elle faisait cela parce qu’elle y prenait du plaisir.
Lady Pamela courut vers son père et leva le visage vers lui, attendant un
baiser.
— La semaine prochaine, c’est l’anniversaire de Timothy Chamberlain, papa,
lui annonça-t-elle. Je suis invitée, avec Mlle Hamilton. Tu crois que maman me
permettra d’y aller ? Tu viendras aussi ?
— Cela m’a tout l’air d’une véritable fête. Je ne suis pas sûr de pouvoir venir,
nous avons des invités dont je dois m’occuper. Je verrai ce que je peux faire.
Il resta jusqu’à ce que Fleur libère Pamela.
— Tu vas rejoindre Nanny dans la nursery ? s’enquit-il en se levant.
— Elle veut me laver les cheveux, maugréa sa fille. J’aimerais mieux aller
voir Tiny avec toi.
— Nous y sommes déjà allés avant le déjeuner. Si Nanny dit qu’il faut te
laver les cheveux, elle a sûrement raison. Allez !
La petite sortit à contrecœur.
Fleur pensa qu’il allait partir avec sa fille, comme d’habitude, et commença à
ranger les livres.
— Les tableaux de cet étage sont limités par leur nombre et leur variété. Vous
devriez montrer à Pamela ceux du premier étage, si vous pensez que cela
l’intéresse.
Ne sachant quoi répondre, Fleur garda le silence.
— Vous avez vu la galerie ?
— Oui, avec Mme Laycock, Votre Grâce.
— Ah ! Mme Laycock est la première à reconnaître qu’elle n’est pas la mieux
placée pour commenter les œuvres d’art de Willoughby, et que ses talents la
portent vers des sujets plus terre à terre. Les portraits de la galerie pourraient
servir de base à toute une série de leçons d’histoire. Un enfant n’est jamais trop
jeune pour découvrir l’histoire de sa famille. Vous avez un moment ?
Fleur, qui ne pouvait pas passer la journée à faire semblant de ranger les
livres, fut bien obligée d’acquiescer.
— Descendons, dans ce cas. Je vais vous présenter mes ancêtres.
Elle le suivit en silence jusque dans le hall, passant devant des valets
immobiles, à l’exception de celui qui se précipita pour leur ouvrir les portes de la
galerie des portraits inondée de soleil.
— J’aime cette pièce. Même s’il n’y avait aucun tableau, je crois que je
l’aimerais. C’est un endroit très agréable quand il fait mauvais. On peut prendre
un peu d’exercice en s’y promenant. Nous y passions des heures quand nous étions
enfants, mon frère et moi. Je suis sûr qu’il doit y avoir encore quelque part des
cordes à sauter, des toupies, des jeux de mikado et d’échecs. Ma femme et Nanny
ont toujours préféré garder Pamela à l’étage, mais peut-être pourriez-vous
l’amener ici de temps en temps.
Ils commencèrent par l’autre extrémité de la galerie et il passa l’heure qui
suivit à lui commenter les tableaux, à lui parler des artistes qui les avaient peints
et à lui résumer la vie de l’aïeul portraituré, avec compétence, fierté et même une
pointe d’humour.
— Savoir qu’on descend d’une telle lignée a quelque chose de réconfortant,
avoua-t-il. Je préfère être le huitième duc que le premier. Vous constaterez que
mon nez existait déjà chez le quatrième duc. Je ne peux donc rien reprocher à ma
mère.
Le quatrième duc, en plus d’un nez busqué, avait une longue perruque frisée.
Le duc ne la quittait pas des yeux, et elle devait se surveiller pour ne pas se
raidir.
— Et votre famille ? s’enquit-il. Elle a aussi une longue histoire ?
Fleur pensa à ses parents, à ses grands-parents, qu’elle n’avait pas connus, à
quelques portraits à Heron House que personne n’était capable d’identifier avec
certitude. Elle avait grandi sans racines, avec la soif de savoir d’où elle venait.
Elle avait toujours été convaincue que si son père et sa mère avaient deviné qu’ils
la quitteraient aussi tôt, ils lui auraient parlé d’eux, de leur enfance, de leurs
parents et de leurs grands-parents. Peut-être l’avaient-ils fait, après tout, quand
elle était trop petite pour y prêter attention et comprendre que le moment viendrait
où elle regretterait de pas connaître cette histoire.
— D’où venez-vous ? Qui était votre père ? Qui êtes-vous ?
— Fleur Hamilton, répondit-elle en priant pour qu’ils passent au portrait
suivant.
Hamilton était le nom de jeune fille de sa grand-mère. Comment le savait-
elle ? Quelqu’un avait bien dû le lui dire.
— La gouvernante de votre fille, Votre Grâce, précisa-t-elle.
Et votre catin au moins une fois, ajouta-t-elle en silence.
— Avez-vous eu une enfance malheureuse ? voulut-il savoir. Votre père ne
vous aimait pas ?
— Mais si ! s’insurgea-t-elle. J’ai été très heureuse jusqu’à leur mort quand
j’avais huit ans.
— Vos parents sont morts en même temps ?
— Oui.
Il était trop tard pour ravaler ses paroles. Elle avait dit à Houghton que son
père était mort récemment. Elle ne ferait décidément jamais une bonne menteuse.
Le duc poursuivit sa description des portraits. Fleur n’avait pas remarqué le
sien au cours de sa visite avec Mme Laycock. Peut-être celle-ci parlait-elle
d’autre chose quand elles étaient passées devant.
L’aurait-elle reconnu si elle avait été plus attentive ? Cette fois, elle étudia
avec attention le jeune homme mince, très jeune, en costume d’équitation, une
cravache à la main, un chien à ses pieds. Un beau jeune homme fringant, à
l’expression fière et au visage intact.
Non, elle ne l’aurait pas reconnu.
Pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, elle était tout à coup au bord des
larmes.
— C’était avant Waterloo, quand je croyais que le monde m’appartenait, et
que je voyais la vie comme un trésor inestimable. C’est probablement une illusion
propre à la jeunesse. Vous aussi, vous pensiez cela lorsque vous étiez très jeune ?
— Non, dit-elle.
Et pourtant il y avait eu Daniel, leur amour partagé et la perspective d’un
avenir sans nuages où elle serait désirée, où on aurait besoin d’elle.
— Enfin, autrefois peut-être, il y a longtemps.
Était-ce seulement quelques mois plus tôt ? Cela lui paraissait si loin.
— Vous vous êtes couchée tard et l’après-midi a été chargé, déclara le duc
abruptement. Vous avez sans doute envie d’aller vous reposer.
Il s’effaçait déjà pour la laisser franchir le seuil lorsque la porte du hall
s’ouvrit sur un groupe d’invités revenant de promenade.
Fleur aurait voulu battre en retraite, mais le duc se trouvait juste derrière elle,
lui barrant le chemin.
— Ah, Ridgeway et la délicieuse Mlle Hamilton ! s’exclama sir Philip Shaw.
— Ridgeway, vieux filou, renchérit un homme au teint rubicond, pendant que
nous allons cuire au soleil, vous tenez compagnie à la gouvernante, bien au frais à
l’intérieur.
— Je regrette parfois de ne pas avoir de filles, soupira sir Hector Chesterton.
— Permettez-moi de présenter Mlle Fleur Hamilton à ceux qui n’ont pas fait
sa connaissance hier soir, intervint le duc. Mlle Hamilton est la gouvernante de
Pamela.
— Vous pouvez disposer, mademoiselle. Faites servir le thé au salon, Jarvis !
Cette voix douce appartenait à la duchesse.
Horriblement gênée, Fleur tourna les talons sans demander son reste et
regagna sa chambre en courant presque.
Malgré sa fatigue, elle n’avait aucune envie de s’allonger. Si elle s’endormait,
elle était sûre de faire un cauchemar. Elle s’accouda alors à la fenêtre pour
profiter de la brise.
Il avait été jeune, beau et insouciant, autrefois. Il avait cru que le monde lui
appartenait, qu’il pouvait croquer la vie à belles dents. Avant Waterloo, avait-il
précisé d’une voix triste, comme si ces rêves s’étaient révélés illusoires, sans
valeur. Qu’est-ce qui pouvait manquer au duc de Ridgeway ? Il avait tout ce qu’on
pouvait désirer.
Elle avait encore envie de pleurer, se rendit-elle compte soudain. Et était en
proie à une tristesse sans nom qui l’oppressait.
— Nom d’une pipe, Sidney, je ne vais pas à un banquet chez le roi !
— J’aurais déjà fini si vous acceptiez de garder le menton levé un instant,
observa, imperturbable, le valet de chambre du duc en mettant la dernière main à
son nœud de cravate. Vous avez des invités à dîner, après tout, monsieur.
— Allez au diable ! Vous avez terminé, à présent ?
— Oui, Dieu merci, monsieur. Je vais me tenir éloigné de vous et de votre
mauvaise humeur dès que j’aurai rangé tout cela.
— Vous n’auriez pas à aller où que ce soit si cet obus était passé trois pouces
plus près à Waterloo.
— C’est certain, Votre Grâce, mais vous n’auriez pas non plus à vous habiller
pour dîner, dans ce cas, fit judicieusement remarquer le valet.
Sidney ignora superbement la réplique de son maître. Ses années dans l’armée
de Sa Gracieuse Majesté l’avaient immunisé contre toutes les grossièretés et
obscénités possibles.
Le duc contempla d’un œil noir son reflet dans le miroir et le nœud de cravate
élaboré qui allait faire l’admiration des invités de sa femme. Il détestait jouer les
dandys à Londres, alors chez lui ! Et deux soirs d’affilée ! En matière de
mondanités, le bal de la veille lui suffisait pour un mois au moins.
Il avait négligé ses hôtes durant la journée. La plupart ne s’étaient pas levés
avant midi, et il avait prétexté les affaires du domaine pour rester à la maison tout
l’après-midi. Il avait bien droit à un peu d’intimité, tout de même !
Mais ils demeuraient ses invités, et il ne pouvait se soustraire à ses
obligations.
Il devait également se consacrer à Pamela, bien sûr. C’était encore une enfant,
elle avait besoin de son temps et de sa présence, et il s’était attaché à lui offrir les
deux pendant que Sybil se divertissait avec ses amis. C’était du moins ce qu’il
s’était dit un peu plus tôt.
Il devait lui consacrer moins de temps – la prudence le lui commandait – ou
alors l’emmener plus souvent avec lui. Il était grand temps qu’elle apprenne à
monter à cheval, du reste, même si elle n’avait jamais été très attirée par
l’équitation.
Quoi qu’il en soit, il lui fallait s’éloigner de la salle d’étude. S’il était
honnête avec lui-même, il admettrait que ce n’était pas seulement, ni même
principalement, Pamela qui le poussait à se rendre là-bas, ou dans la bibliothèque
dès potron-minet.
Pas plus tard que ce matin, alors qu’il se levait en bâillant après une nuit
particulièrement courte, Sidney avait déclaré qu’il devait être dérangé.
Sidney avait peut-être raison.
Il s’était réveillé en pleine nuit, au milieu d’un rêve où il dansait dans une
allée déserte avec une femme aux yeux fermés dont la chevelure d’or et de feu
tombait tel un rideau de soie jusque sur ses mains.
Cela ne pouvait pas durer. Il aurait dû demander à Houghton de l’envoyer
ailleurs. La faire venir à Willoughby avait été une folie.
La porte de sa garde-robe s’ouvrit brusquement sur la duchesse, plus belle
que jamais dans sa robe de dentelle vieux rose, et paraissant bien plus jeune que
ses vingt-six ans.
— Oh, vous êtes occupé ? Sidney peut-il nous laisser ? s’enquit-elle d’une
voix douce.
Sur un signe de son maître, le valet obtempéra.
— Que puis-je pour vous, Sybil ?
— Je n’ai jamais été aussi humiliée de ma vie, articula-t-elle une fois la porte
refermée. Adam, comment avez-vous pu me faire cela, et devant nos invités, qui
plus est ?
— Vous faites allusion à cet incident avec Mlle Hamilton, je suppose ?
— Pourquoi l’avez-vous fait venir ici ? Pour me blesser ? Je ne me suis
jamais plainte de vos séjours prolongés à Londres. J’en ai toujours connu la
raison, et j’ai supporté ces humiliations sans vous en faire le reproche. Mais dois-
je maintenant supporter la présence d’une de vos catins dans cette maison ? Et
pour s’occuper de ma fille ? C’est plus que je n’en peux supporter !
— Quel dommage que vous n’ayez pas d’autre public que moi. Votre tirade
était très émouvante, Sybil. Pour un peu, on s’imaginerait que vous vous souciez
de moi. Nous sortions de la galerie des portraits. Cela vous paraît vraiment
l’endroit idéal pour un rendez-vous clandestin ?
— Puisque vous mettez un point d’honneur à vous montrer sarcastique et à
piétiner mes sentiments, je suppose que vous n’hésiterez pas à mentir. Niez-vous
avoir une liaison avec Mlle Hamilton ?
— Absolument. Toutefois, dans la mesure où vous m’avez déjà traité de
menteur, votre question est superflue, non ? Du reste, cela paraîtrait-il si
surprenant que je prenne une maîtresse ?
— C’est ce que j’ai appris à attendre de vous et à accepter. Mais quand bien
même votre amour pour moi est mort, Adam, je pensais qu’il vous resterait un peu
de respect pour l’épouse que je demeure.
— Une épouse, ironisa le duc. Je n’aurais pas besoin de maîtresse si j’avais
une épouse, Sybil. Mais peut-être souhaitez-vous protéger vos intérêts un peu plus
activement ?
S’approchant, il lui souleva le menton pour l’embrasser sur les lèvres. Elle
tourna précipitamment la tête pour l’éviter.
— Non, je vous en prie !
— Je ne m’attendais pas que l’idée vous sourie. Ne vous inquiétez pas, Sybil,
je ne vous ai jamais forcée, et ce n’est pas maintenant que je vais commencer.
— Je ne me sens pas bien. Je ne suis pas encore remise de ce refroidissement.
— Cela me semble évident. Et vous avez maigri, non ? Votre visite avait-elle
un autre objet ?
— Non, répliqua-t-elle d’une voix tremblante. Je sais que vous mentez,
Adam. Vous êtes bel et bien l’amant de la gouvernante. Vous pourrez nier autant
que vous le voudrez, je sais que c’est vrai.
L’image de Fleur les cuisses couvertes de sang lui traversa fugitivement
l’esprit.
— Nous sommes apparemment prêts à descendre nous occuper de nos invités.
Nous y allons ensemble ? suggéra-t-il en lui offrant son bras.
Elle y posa la main, petite femme à la beauté délicate, qui semblait aussi
innocente qu’une enfant.
Le duc trouvait parfois difficile d’accepter que ce mariage dont il avait tant
rêvé adolescent soit maintenant son unique avenir. Mais tous ses rêves étaient
morts et aucun autre ne viendrait les remplacer.
Sauf peut-être des rêves inopinés au milieu de la nuit.
Ses pensées retournèrent à Fleur, à la première vision qu’il avait eue d’elle,
tapie dans l’ombre devant le théâtre, et au désir soudain qui l’avait saisi. Le désir
de passer une nuit au creux des bras et du corps d’une femme qui l’accepterait tel
qu’il était, le désir de s’endormir sur le sein d’une femme, le désir d’oublier sa
solitude.
Il se rappela le sang et la main de la jeune femme tremblant si fort qu’il avait
dû y mettre lui-même le linge humide. Il se rappela sa faim et la discipline qu’elle
s’était imposée pour ne pas se jeter sur la nourriture. Et son humiliation quand il
lui avait glissé des pièces dans la main en paiement de ses services.
Le valet de pied ouvrit la porte à double battant du salon, et le duc fit son
entrée, sourire aux lèvres, sa femme à son bras.
Fleur fit ses exercices en toute intimité le lendemain matin. La porte entre la
bibliothèque et le salon de musique resta fermée.
Elle se découvrit moins à l’aise que les autres matins. Était-il là ? Écoutait-il
derrière la porte fermée ? Allait-il l’ouvrir tout à coup pour signaler une erreur ou
lui annoncer qu’elle n’était plus autorisée à utiliser le pianoforte ? Peut-être
n’était-il pas là. Était-elle vraiment seule ?
Elle était incapable de se concentrer sur les morceaux qu’elle étudiait, et tout
aussi incapable de se perdre dans ceux qu’elle connaissait par cœur et qu’elle
aurait pu jouer les yeux fermés. Ses doigts demeuraient raides et peu coopératifs.
Toute la matinée, tandis qu’elle faisait travailler lady Pamela, elle guetta son
pas dans le couloir. En vain.
La matinée s’écoula paisiblement. Lady Pamela se montra inhabituellement
calme et docile, jusqu’à ce que tout à coup, elle saisisse sans crier gare une paire
de ciseaux, coupe le fil de soie et se mette à lacérer le mouchoir qu’elle brodait.
Stupéfaite, Fleur resta l’aiguille en l’air. Elle venait juste de commencer une
histoire.
— Elle a dit que je pouvais descendre. Elle l’a dit ! Et il l’a dit une autre fois.
Il a dit qu’il lui rappellerait. Ça fait des jours qu’il l’a dit. Ils ne me laisseront
jamais descendre. Ça m’est égal ! Je ne veux pas y aller ! cria la petite.
Fleur posa son ouvrage et se leva.
— Et maintenant, vous allez leur dire que j’ai été méchante, et ils vont venir
me gronder ! hurla de plus belle Pamela. Maman va pleurer parce que j’ai été
méchante, mais ça m’est égal. Ça m’est égal !
Fleur lui prit les ciseaux et les restes du mouchoir des mains avant de
s’agenouiller devant elle.
— C’est votre faute. Maman a dit que je pouvais descendre, et c’est vous qui
n’avez pas voulu. Je vous déteste, je vais dire à maman de vous renvoyer ! Et je
vais aussi le dire à papa !
Fleur serra la fillette contre elle, mais celle-ci se débattit de toutes ses forces.
Elle se mit à hurler tandis que Fleur la soulevait dans ses bras et allait s’asseoir
avec elle devant la fenêtre en la berçant et en lui parlant doucement.
Soudain, la porte s’ouvrit à la volée.
— Qu’avez-vous fait à cette pauvre petite ? s’écria Mme Clement. Qu’est-ce
qu’il y a, ma jolie ?
Elle tendait déjà les bras vers Pamela, mais cette dernière se mit à crier de
plus belle et à lui donner des coups de pied en s’accrochant au cou de Fleur.
Mme Clement sortit précipitamment.
Lady Pamela pleurait doucement lorsque la porte se rouvrit sur le duc. Il la
referma et embrassa la scène du regard. Fleur, la joue appuyée sur la tête de
l’enfant, ne leva pas les yeux vers lui.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en s’avançant dans la pièce. Pamela ?
La petite continua de pleurer.
— Mademoiselle Hamilton ?
— Les promesses non tenues, expliqua calmement la jeune femme.
Il réfléchit un instant avant de venir s’asseoir de biais à côté d’elles, son
genou effleurant celui de Fleur. Il caressa doucement le bras nu de sa fille passé
autour du cou de la jeune femme.
Éclairée par la fenêtre, sa cicatrice était bien visible sur son visage las. Il
avait été remarquablement beau garçon autrefois, son portrait en témoignait,
malgré son regard d’encre, ses cheveux de jais et son nez aquilin – ou peut-être à
cause d’eux. Il était encore séduisant, et la balafre, plutôt que le défigurer, ajoutait
à son charme viril.
Si elle ne l’avait pas rencontré dans des circonstances aussi effrayantes, si
elle avait réussi à se défaire de ses cauchemars et de la vision de son visage au-
dessus d’elle alors qu’il lui infligeait des choses douloureuses et humiliantes,
peut-être l’aurait-elle toujours trouvé beau.
— Que puis-je faire, Pamela ? Que puis-je faire pour me racheter ?
Il aurait tout aussi bien pu s’adresser à elle, songea Fleur.
— Rien du tout ! Va-t’en !
— Maman avait promis de te laisser voir les dames, c’est cela ? Et moi,
j’avais promis de le lui rappeler, et je ne l’ai pas encore fait. Je suis désolé,
Pamela. Tu me pardonnes ?
— Non !
— Tu veux bien me donner une chance de me racheter ? soupira-t-il en lui
caressant les cheveux. Il y a un pique-nique prévu tout à l’heure. Veux-tu venir, toi
aussi ?
— Non ! Je veux rester avec Mlle Hamilton et apprendre le français. Elle va
me donner une leçon cet après-midi.
— S’il te plaît, Pamela. Et si nous persuadions Mlle Hamilton de remettre la
leçon à demain ?
— Nous apprendrons le français demain, si tu veux, suggéra Fleur avant de
déposer un baiser sur la tempe de la fillette. Il fait un temps idéal pour un pique-
nique. Toutes les dames porteront certainement des robes de mousseline avec de
jolis chapeaux et de belles ombrelles.
— J’ai entendu dire qu’il y aurait des feuilletés de homard, renchérit le duc.
Tu ne veux pas venir ?
— Si Mlle Hamilton vient aussi, déclara Pamela, à leur grande surprise.
Fleur croisa le regard du duc.
— Mais ton papa et ta maman voudront t’avoir pour eux seuls, dit-elle.
— Mlle Hamilton serait contente d’avoir un après-midi de libre. Elle n’en a
pas beaucoup, rappela le duc.
— Alors, je ne viens pas !
— Aimez-vous les feuilletés de homard, mademoiselle Hamilton ?
— Je les ai toujours adorés.
Lady Pamela bondit des genoux de Fleur et repoussa ses cheveux en bataille.
— Je vais dire à Nanny de me mettre ma robe rose et mon chapeau de paille,
décida-t-elle.
— Demande-lui, ce sera mieux, suggéra son père en se levant. Je suis désolé
que vous ayez eu à subir cette crise seule, reprit-il après le départ de sa fille.
Mme Clement a envoyé Houghton me chercher en lui disant que Pamela hurlait et
que vous l’étrangliez à demi. J’ai eu tort d’espérer qu’elle oublierait son envie de
rencontrer les dames.
Sans répondre, Fleur entreprit de ramasser ce qui restait du mouchoir
déchiqueté.
— Je vais prendre les arrangements nécessaires pour le pique-nique. Si cela
peut vous consoler, mademoiselle Hamilton, j’ai l’impression que votre élève
commence à s’attacher à vous.
Fleur n’avait aucune envie d’aller à ce pique-nique. Elle était prête à tout
pour y échapper, sauf à briser une promesse faite à lady Pamela. Elle n’avait donc
pas le choix.
Elle repensa avec nostalgie à ses deux premières semaines à Willoughby, où
elle avait été heureuse en dépit de l’hostilité de la duchesse et de Mme Clement.
Si seulement le duc de Ridgeway n’était pas qui il était. Dans ce cas, elle
n’aurait pas eu cet emploi, bien sûr. Elle serait toujours à Londres dans sa
misérable petite chambre et serait devenue une prostituée expérimentée.
Elle lui devait bien un peu de reconnaissance, supposait-elle.
Et s’il était vrai que lady Pamela commençait à s’attacher à elle – ce dont elle
n’était pas convaincue –, il était tout aussi vrai qu’elle commençait à s’attacher à
son élève. Bien qu’irritable et têtue, la fillette était sensible. Et elle avait besoin
de Fleur, même si elle n’était pas prête à l’admettre. C’était bon de se sentir utile.
Elle devait donc se préparer pour un pique-nique, apparemment.
10
Sa Grâce s’impatientait, Fleur s’en aperçut tout de suite tandis qu’elle tirait
une lady Pamela plus que réticente jusqu’aux écuries. Il les attendait accoudé au
manège, tête nue, frappant machinalement sa botte du bout de sa cravache.
Avec sa tenue d’équitation noire, il avait l’air plus ténébreux et plus menaçant
que jamais.
— Vous voilà enfin !
Fleur esquissa une révérence, lâcha la main de Pamela, et pivota sur ses
talons.
— Je peux monter avec toi sur Hannibal, papa ? s’enquit Pamela.
— Certainement pas, répliqua son père. Tu n’apprendras jamais rien de cette
façon. Tu as cinq ans maintenant, il est grand temps d’apprendre à monter seule.
Où allez-vous, mademoiselle Hamilton ?
— Au château, Votre Grâce. Vous vouliez que je fasse autre chose ?
— Où est votre costume d’équitation ? s’agaça-t-il en considérant avec
irritation sa cape et sa robe de cotonnade vert pâle.
— Je n’en ai pas, Votre Grâce.
— Des bottes, peut-être ?
— Non plus, Votre Grâce.
— Il faudra faire sans, dans ce cas. Passez demain matin au bureau de
Houghton. Il fera le nécessaire pour que vous alliez à Wollaston vous commander
un costume d’amazone et des bottes.
Un palefrenier tenait par la bride deux chevaux et un poney sellés, et les
faisait trotter autour du manège. Elle était censée monter, elle aussi ? La journée
s’illumina d’un coup, comme si le soleil venait de percer entre les nuages.
— Ne me dites pas que vous avez peur des chevaux, vous aussi, grommela le
duc.
— Non, Votre Grâce. Non, je n’ai pas peur des chevaux, assura-t-elle en
réprimant un sourire.
Pour un peu, elle aurait dansé de joie.
— Je vais monter avec vous, mademoiselle Hamilton, déclara lady Pamela.
— Tu vas monter seule, trancha son père. Ce poney est bien trop doux pour te
faire tomber, même s’il lui en prenait l’envie. Tu vas marcher à côté de moi, et je
tiendrai la bride. Mlle Hamilton sera de l’autre côté. Entre nous deux, tu ne
risques absolument rien.
— Monter à cheval est une sensation merveilleuse, assura Fleur en
s’accroupissant pour prendre les mains de l’enfant. Je ne connais pas de plus
grand sentiment de liberté et de joie.
— Mais maman dit que je pourrais me rompre le cou ! Je préfère rester ici
avec Tiny.
— Tu pourrais te rompre le cou si tu ne savais pas monter, expliqua Fleur.
C’est pour cela que ton papa veut t’apprendre. Il t’empêchera de tomber. Et moi
aussi.
Lady Pamela n’était qu’à demi convaincue. Elle laissa toutefois son père la
jucher sur le poney tandis que Fleur faisait signe au palefrenier de l’aider à
grimper sur la jument.
Tous trois arpentèrent au pas les pelouses derrière le château pendant près
d’une demi-heure. Peu à peu, la fillette se détendit et perdit son expression
effrayée. Quand ils regagnèrent l’écurie, fière comme Artaban, elle demanda au
palefrenier s’il l’avait vue.
— Pour sûr, milady. Je parie que dans un rien de temps vous suivrez les
chasses à courre !
— La prochaine fois, je veux un grand cheval !
— Laissez lady Pamela jouer un peu avec son chien, ordonna le duc, et
ramenez-la ensuite auprès de sa nourrice. Allons-y, ajouta-t-il à l’adresse de
Fleur.
Elle eut un coup au cœur. Avoir le duc pour compagnon ne réussirait pas à
gâcher la beauté de cette matinée. Elle avait passé une demi-heure au pas avec
une enfant et son père, et voilà qu’elle avait la possibilité de galoper librement ?
Sa Grâce avait déjà fait pivoter sa monture vers les pelouses qui s’étendaient
sur des lieues en direction du sud.
Cela faisait-il seulement deux nuits qu’il avait décidé de ne plus la voir ? Le
duc de Ridgeway avait du mal à le croire. Il passa au trot et écouta la jument
derrière lui accélérer l’allure.
La plupart des messieurs s’étaient offert une partie de pêche tandis que les
dames se rendaient à Wollaston. Il avait dit à deux de ses invités qu’il les
rejoindrait probablement dans la salle de billard après la leçon d’équitation de sa
fille.
Quel idiot il était de s’être attendu à la voir arriver en tenue d’amazone.
Quand il l’avait engagée, il avait ordonné à Houghton de lui donner de quoi
s’acheter les vêtements nécessaires. Le secrétaire avait dû lui allouer le strict
minimum, et il n’y avait certainement pas assez pour une tenue d’équitation, à
supposer que Mlle Hamilton en ait eu l’idée.
Il avait parfois du mal à appréhender les réalités de la pauvreté.
Aurait-il eu l’idée de cette heure volée si elle ne lui avait pas souri ? À vrai
dire, ce n’était pas à lui qu’elle avait souri, mais à la perspective de monter à
cheval. Elle s’était visiblement méprise et avait cru qu’elle devait se contenter
d’amener lady Pamela.
C’était la première fois qu’il la voyait sourire aussi franchement. Et ce
sourire avait illuminé tout son visage, lui avait conféré un éclat irrésistible. Il
aurait juré que tous les rayons du soleil avaient convergé sur elle, alors même que
de gros nuages obscurcissaient le ciel.
Il en avait été purement et simplement ébloui. Et puisqu’elle aimait tellement
l’équitation, il avait décidé, tandis qu’ils se promenaient avec Pamela, de
l’emmener faire une véritable chevauchée.
Un coup d’œil par-dessus son épaule lui apprit qu’elle n’était pas du tout
perturbée par l’allure qu’il avait adoptée. C’était de toute évidence une cavalière
confirmée. Il éperonna Hannibal et passa au galop.
Sybil détestait l’équitation. Elle préférait aller tranquillement d’un point à un
autre en voiture, en toute sécurité, avait-elle coutume de dire.
Il chevauchait donc généralement en solitaire.
Mlle Hamilton le rejoignit et il comprit, à la fois surpris et ravi, qu’elle
voulait faire la course avec lui. Elle lui décocha un sourire lumineux – et cette
fois, il lui était bel et bien destiné –, et il décida de relever le défi.
Ils s’élancèrent à travers le parc. La jument de sa compagne ne pouvait certes
pas rivaliser avec Hannibal, pourtant il se laissa rattraper avant de reprendre la
tête. Si elle avait parfaitement compris son jeu, elle refusait de s’avouer vaincue.
Et elle riait.
Il obliqua brusquement et se dirigea droit sur le mur qui séparait le parc des
pâturages environnants. La barrière était là… C’était un pari dangereux, il le
savait, pour son cheval comme pour celui de la jeune femme, mais la course
l’avait grisé.
La barrière franchie, il tira sur les rênes d’Hannibal pour regarder la jument,
menée d’une main sûre, la franchir à son tour, Fleur couchée sur son encolure.
Elle ne riait plus lorsqu’elle ralentit la jument pour l’amener à côté d’Hannibal.
Elle ne portait pas de chapeau, la plupart des épingles qui retenaient son chignon
strict s’étaient perdues en route, et sa chevelure formait un halo d’or autour de sa
tête.
— Vous avez été battue à plate couture, déclara-t-il. Reconnaissez-le !
— Mais c’est vous qui avez choisi mon cheval, et vous en avez délibérément
pris un boiteux. Reconnaissez-le.
— Touché ! admit-il en riant. Proclamons l’armistice. Vous êtes une
excellente cavalière. Vous avez déjà suivi des chasses à courre ?
— Non. Je plaignais trop le pauvre renard ou le cerf. Je monte pour le plaisir.
Il y a beaucoup de belles promenades autour de Her… de l’endroit où j’habitais.
— Isabella, dit-il doucement.
À peine avait-il murmuré ce prénom qu’il le regretta. L’enchantement de cette
demi-heure, leur merveilleuse complicité venaient de s’évanouir, comme si une
porte s’était brusquement refermée.
— Je m’appelle Fleur.
— Hamilton ? Est-ce également sujet à caution ?
— Je m’appelle Fleur.
— Puisque vous vous connaissez à peine, lord Brocklehurst et vous, il ne faut
pas s’étonner qu’il se trompe sur votre prénom.
— Absolument.
— Ce qui est tout aussi surprenant, c’est qu’il vous appelle par votre prénom
alors que vous vous connaissez si peu.
Tout à coup, elle avait le même regard de bête traquée que la veille, quand il
l’avait rejointe sur le pont. En cet instant, il se détesta. De quoi se mêlait-il, après
tout ? S’il y avait un mystère dans son passé, si elle vivait sous un nom d’emprunt,
en quoi cela le regardait-il ? C’était une excellente gouvernante et elle aimait
beaucoup Pamela.
Mais Isabella ? Quant à lui, il refusait de l’appeler autrement que Fleur.
Leurs chevaux longeaient maintenant le mur du parc.
— Vous le connaissez bien, n’est-ce pas ?
— À peine. Je ne l’avais même pas reconnu jusqu’à ce qu’il vienne se
présenter ce matin.
— Vous a-t-il harcelée par le passé ? Avez-vous peur de lui ?
— Non !
— Vous n’avez aucune crainte à avoir. Vous êtes chez moi et vous êtes mon
employée. Vous êtes donc sous ma protection. S’il vous a ennuyée ou s’il vous a
menacée, dites-le-moi tout de suite, Fleur, et il aura quitté Willoughby avant la fin
de la journée.
— Je le connais à peine.
Ils s’immobilisèrent devant une grille et il se pencha pour ouvrir le loquet. Il
le referma lorsqu’ils l’eurent franchie.
— Avez-vous vu les folies de ce côté-ci ? s’enquit-il.
— Non.
Il lui désigna en passant un arc de triomphe qui ne menait nulle part, une grotte
qui n’avait jamais vu de nymphes ni de bergers, et un petit temple en ruine.
— Ils offrent tous une vue pittoresque sur le lac, expliqua-t-il. M. William
Kent avait un œil très sûr.
En remontant du lac vers le château, il lui parla de l’Espagne et de la
traversée des Pyrénées avec l’armée de Wellington, et elle lui posa des questions
pleines d’à-propos. Comment ils avaient abordé le sujet, il aurait été bien en
peine de le dire.
Il regrettait amèrement que ces moments enchantés aient été si brefs. Il
regrettait de s’être laissé aller à la curiosité, ou du moins de ne pas avoir attendu
un moment plus propice pour l’interroger.
L’espace d’une demi-heure, il s’était senti plus heureux et plus libre qu’il ne
l’avait été depuis des années. Et elle, avec son visage rayonnant et ses cheveux
d’or bruni en désordre, lui était apparue plus belle et plus désirable que toutes les
femmes qu’il avait connues jusqu’à présent. Et cette fois, ses regards et ses
sourires n’étaient adressés qu’à lui seul.
Non, songea-t-il tandis qu’ils pénétraient dans la cour des écuries, il valait
mieux que les choses se soient passées ainsi. La situation devenait périlleuse. Il
était tenté comme il l’avait été dès qu’il l’avait vue devant le théâtre de Drury
Lane.
C’était la gouvernante de Pamela, une de ses employées. Elle était sous sa
protection, comme il le lui avait rappelé un peu plus tôt. Il lui appartenait de la
protéger des importuns, pas d’en être un lui-même.
— Je pense que Pamela a pris plaisir à cette petite récréation.
— Oui. Nous allons devoir commencer les leçons un peu plus tôt cet après-
midi.
Aidée par un palefrenier, Fleur était descendue de sa monture et regardait le
duc, incertaine.
— Je dois voir le palefrenier en chef. Vous pouvez retourner au château,
mademoiselle Hamilton.
— Bien, Votre Grâce, fit-elle avant de s’éloigner.
En la suivant du regard, il se demanda si la vie n’offrait jamais le bonheur
autrement qu’à petites doses.
La leçon de français s’était très bien passée, celle d’histoire aussi. Lorsque
Fleur prit la grosse mappemonde pour un peu de géographie, lady Pamela lui
demanda où se trouvaient les Indes.
— Mon oncle Thomas y est allé, expliqua-t-elle.
Aidée par Fleur, elle suivit du doigt la route qu’avait dû emprunter lord
Thomas pour rentrer en Angleterre.
— Je ne l’aime pas, ajouta-t-elle candidement.
— Pourquoi cela ? Tu ne l’as vu qu’une fois, et tu étais fatiguée.
— Il ne m’aime pas non plus. Il s’est moqué de moi.
— Sans doute parce qu’il n’est pas habitué aux petites filles. Les gens qui ne
connaissent pas les enfants en ont souvent un peu peur et ne savent pas comment
leur parler.
— Il a dit que je ne ressemble pas à maman, que je suis tout le portrait de
papa. J’aimerais ressembler à maman. Tout le monde l’aime.
— Et tu crois qu’on ne t’aime pas parce que tu es brune comme ton papa ? Je
pense que tu as tort. Être brune n’empêche pas d’être très belle. L’une de tes
aïeules était très brune et très belle. C’est toi qu’elle m’a rappelée quand j’ai vu
son portrait dans la galerie.
— Vous dites ça pour me faire plaisir.
— Tu devrais peut-être aller voir ce portrait. Il est temps que tu te
familiarises avec la famille de ton papa. Elle remonte à plusieurs centaines
d’années, bien avant ta naissance ou celle de ton papa.
La plupart des dames, y compris la duchesse, étaient encore à Wollaston,
Fleur le savait. Le duc était allé inspecter ses domaines avec plusieurs messieurs,
malgré le crachin tenace qui avait repris. Elle pouvait donc emmener lady Pamela
visiter la galerie des peintures, comme Sa Grâce le lui avait demandé.
Elles commencèrent par le portrait de Van Dyck représentant la duchesse
brune, accompagnée de son mari, de leurs enfants et des chiens de la famille.
— Elle est belle ! s’extasia lady Pamela en s’accrochant à la main de Fleur.
Vous trouvez vraiment que je lui ressemble ?
— Oui. Je pense que tu lui ressembleras beaucoup quand tu grandiras.
— Pourquoi les hommes ont les cheveux si drôles ?
Elles étudièrent les chevelures, les barbes et les vêtements des ancêtres de
lady Pamela pour constater comme les modes avaient changé au fil des ans.
Apprendre que très récemment encore, les messieurs portaient des perruques
amusa beaucoup la petite.
— Et les dames aussi. La grand-mère de ton papa devait porter une perruque
poudrée pour qu’elle soit toute blanche.
Elle l’emmena voir un autre tableau pour appuyer sa démonstration. C’était
une leçon informelle, sans plan ni but particulier, mais il était évident que la
fillette était intéressée. Il lui faudrait l’emmener quand elles ne risqueraient pas
d’être dérangées. Si elle le pouvait, elle veillerait à ce que, contrairement à elle,
lady Pamela ne grandisse pas en ignorant le passé de sa famille.
Comme il était prévisible, la petite se fatigua vite.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ces placards ? demanda-t-elle en pointant le doigt.
— Ton papa m’a dit, je crois, qu’il y avait les jouets qu’ils utilisaient quand il
pleuvait, ton oncle Thomas et lui, lorsqu’ils étaient enfants.
— Comme maintenant, remarqua avec à-propos lady Pamela avant de
s’accroupir pour ouvrir ledit placard.
Elle en sortit une toupie et deux cordes à sauter. Elle délaissa la toupie, mais
déroula une des cordes à sauter.
— À quoi ça sert ?
Fleur était un peu ennuyée. On lui avait permis d’amener lady Pamela ici pour
étudier les tableaux, mais personne ne lui avait expressément donné la permission
d’y jouer. Il était l’heure de mettre un terme à la leçon, et par ce temps, sortir était
exclu.
— On saute par-dessus. Tu prends une poignée dans chaque main et tu fais
passer la corde au-dessus de ta tête. Il faut sauter par-dessus quand elle touche le
sol.
— Montrez-moi, intima lady Pamela en lui tendant une des cordes.
— S’il vous plaît, corrigea machinalement Fleur.
— S’il vous plaît. C’est idiot.
Il fallut un moment à la petite pour comprendre qu’il fallait tourner les
poignées et qu’il était inutile de s’arrêter après chaque saut. Elle finit pourtant par
sauter trois fois de suite avant de s’emmêler les pieds dans la corde.
— Comment vous faites pour y arriver si longtemps ?
— C’est une question d’entraînement, comme pour le pianoforte, expliqua
Fleur en riant.
Elle n’avait pourtant pas sauté à la corde depuis plus de quinze ans.
— Charmant ! s’exclama une voix nonchalante depuis le seuil, si loin que ni
Fleur ni lady Pamela n’avaient entendu la porte s’ouvrir. Deux charmantes enfants,
n’est-ce pas, Kent ? Ah, mais non, l’une d’entre elles est la ravissante
Mlle Hamilton, maintenant que j’ai ma lorgnette.
Fleur sentit son visage empourprer. Lord Thomas Kent et sir Philip Shaw se
dirigeaient vers elles, et elle se dépêcha de rouler sa corde à sauter.
— J’apprends à sauter à la corde, expliqua fièrement lady Pamela.
— C’est ce que je vois, concéda lord Thomas avec un clin d’œil à l’adresse
de Fleur. Comment va ma nièce préférée ? Est-ce que tu saurais sauter sur toute la
longueur de la galerie ?
— Je ne crois pas, reconnut la petite.
— C’est à toi si tu y arrives, annonça-t-il en sortant une pièce de sa poche.
Lady Pamela prit une profonde inspiration et s’élança en trébuchant tous les
trois pas, suscitant les rires des messieurs.
— J’ai oublié de lui dire qu’elle devait réussir sans tomber, s’amusa lord
Thomas en lui emboîtant le pas.
— Quel charmant tableau vous faisiez, commenta sir Philip. Je regrette
amèrement d’avoir parlé si vite. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu une
aussi jolie paire de chevilles.
Fleur avait déjà trouvé ce monsieur un peu trop entreprenant quand elle avait
dansé avec lui le soir du bal, aussi rangea-t-elle la corde à sauter dans le placard
sans prendre la peine de répondre. Lorsqu’elle se releva, sir Philip, appuyé au
mur, la contemplait, les yeux étrécis.
— Où vous cachez-vous quand vous n’êtes pas avec la petite, mon ange ? À
l’étage ?
Fleur le gratifia d’un sourire poli, en priant pour que lady Pamela revienne
vite.
— Vous devez vous sentir bien seule, là-haut, continua-t-il en s’inclinant pour
l’embrasser dans le cou.
— Non ! ordonna-t-elle fermement.
L’interruption qu’elle appelait de ses vœux arriva sous une forme indésirable.
Les portes de la galerie venaient de s’ouvrir sur deux dames, et l’une d’entre elles
était la duchesse.
— Eh bien, ma chérie, tu es devenue amie avec oncle Thomas ? lança-t-elle
en embrassant sa fille tandis que sir Philip s’absorbait dans l’examen d’un
portrait.
— Regarde, maman, je sais sauter à la corde ! Je vais te montrer.
— Une autre fois, ma chérie. Mademoiselle Hamilton, voulez-vous ramener
ma fille auprès de sa nourrice et m’attendre dans mon boudoir ?
— Le dragon va cracher du feu, marmonna sir Philip sans cesser de regarder
le tableau. Quand elle sourit et parle d’un ton suave, il faut s’attendre au pire. Mes
plus plates excuses, ma belle. Je me ferai pardonner une autre fois.
Fleur traversa la moitié de la galerie la tête haute et les yeux baissés, esquissa
une révérence devant la duchesse, prit la corde des mains de lady Pamela, qu’elle
entraîna dans son sillage.
— Mais maman, gémit celle-ci, je voulais te montrer !
Fleur entendit lord Thomas demander d’un ton railleur :
— C’était un jeu interdit, Sybil ? Quel scandale !
Fleur attendit une demi-heure dans le boudoir de la duchesse. Pendant cinq
longues minutes, elle entendit des quintes de toux dans la garde-robe adjacente. La
porte s’ouvrit enfin sur Sa Grâce qui, sans un regard pour Fleur, alla s’installer
devant un secrétaire et s’empara d’une lettre. La lire prit cinq longues minutes de
plus.
La duchesse posa enfin la lettre, se tourna et balaya Fleur de la tête aux pieds.
— Traînée ! lança-t-elle d’une voix suave.
Fleur ne broncha pas.
— Qui vous a permis d’entrer dans la galerie ?
— Sa Grâce.
— Je vous demande pardon ?
La voix était toujours aussi douce, l’expression surprise.
— Sa Grâce le duc m’y a autorisée, Votre Grâce.
— Et qui a autorisé ma fille à s’amuser avec ces jouets ?
— Moi, Votre Grâce.
— Je vois.
La duchesse prit un livre sur un guéridon, puis alla s’asseoir gracieusement
sur son lit de repos.
Fleur attendit calmement tandis que Sa Grâce tournait lentement les pages.
— Est-il dans vos habitudes, reprit enfin la duchesse, avec dans la voix tout
juste une aimable curiosité, de laisser le premier venu vous tripoter ?
— Non, Votre Grâce.
— Vous n’êtes pas satisfaite de votre salaire ?
— J’en suis très satisfaite, Votre Grâce, je vous remercie.
— J’ai pensé que c’était peut-être une question d’argent, reprit la duchesse. Je
peux comprendre que certains domestiques soient tentés d’augmenter leurs gages
de cette façon. Dans votre cas, il semble que vous ayez tout simplement un
tempérament de catin.
Fleur garda le silence.
— Je ne vous veux aucun mal, poursuivit Sa Grâce. Vous êtes ce que vous
êtes, mademoiselle Hamilton. Peut-être avez-vous tout simplement la malchance
d’avoir une maîtresse trop sensible, mais penser que vous êtes proche de ma fille
et que vous risquez de l’influencer m’est insupportable. J’attendrai demain matin
que Houghton vienne m’informer de votre démission. Je regrette d’être contrainte
de faire une telle requête, croyez-le. Vous pouvez disposer.
— Les attentions de sir Philip Shaw n’étaient ni demandées ni bienvenues,
Votre Grâce.
La duchesse posa son livre et regarda attentivement autour d’elle, avant de se
tourner vers Fleur.
— Je vous demande pardon, y a-t-il quelqu’un d’autre dans cette pièce ?
s’enquit-elle avec un petit rire.
— C’est à vous que je m’adressais, Votre Grâce.
— À moi ? Vous avez la fâcheuse habitude de ne pas identifier la personne à
qui vous vous adressez, mademoiselle Hamilton. Je vous ai dit que vous pouviez
disposer, je crois.
Avant que Fleur ait le temps de tourner les talons, sir Thomas Kent fit son
entrée.
— Toujours là, mademoiselle Hamilton ? s’étonna-t-il. Vous devez à peine
tenir debout. Vous ne lui avez pas offert un siège, Sybil ? Quelle désinvolture de
votre part !
— Vous pouvez disposer, mademoiselle Hamilton, répéta la duchesse.
— Ma belle-sœur veut dire que vous pouvez quitter cette pièce, mais
certainement pas cette maison. Sa Grâce a un caractère très versatile, voyez-vous,
cependant, une fois calmée, elle n’a pas de rancune, sourit-il. Vous constaterez
avant la fin de la journée que vous avez toujours un emploi, j’en suis certain. En
attendant, vous feriez mieux de sortir avant de vous effondrer. Cela doit faire près
d’une heure que vous êtes debout.
Peut-être ferait-elle aussi bien de donner sa démission, à supposer qu’elle ait
le choix. Peut-être ferait-elle mieux de partir avant le lendemain matin, avant le
dîner même.
Mais si elle partait, Matthew penserait que c’était lui qu’elle fuyait. Il se
lancerait à sa poursuite, la rattraperait et l’emmènerait en prison cette fois. Le
répit qu’il lui avait accordé se révélerait vraiment très bref.
De toute façon, quand bien même elle parviendrait à s’enfuir, que ferait-elle ?
Elle n’avait ni argent ni références. Elle se retrouverait dans une situation
tragiquement familière, sauf que cette fois, elle saurait comment cela se termine.
Elle verrouilla la porte de sa chambre et se jeta sur son lit.
Quelques heures plus tôt, elle vibrait d’allégresse. Cette promenade à cheval,
cette impression de liberté et cette course folle l’avaient rendue tellement
heureuse. Que ce soit le duc son compagnon n’avait pas réussi à entacher sa joie.
Cela faisait des années qu’elle n’avait pas été aussi heureuse. Encore plus que
pendant le bal. Quant au bonheur éprouvé aux côtés de Daniel, il était d’une tout
autre nature, plus paisible, moins intense.
Daniel ! Elle ne devait plus penser à lui. Son désespoir serait trop
insupportable si elle s’autorisait à penser à lui.
— Thomas, c’est intolérable ! s’indigna la duchesse de Ridgeway. On dirait
que tu cherches à saper mon autorité, alors que j’ai déjà du mal à me faire
respecter à cause de ma gentillesse.
— Tu es fâchée contre moi ? Tu veux te disputer avec moi ? Me frapper ?
s’amusa-t-il en l’allongeant sur la méridienne pour l’embrasser.
— Je suis sérieuse, assura-t-elle en lui caressant la joue. J’étais déterminée à
faire preuve de sévérité, et tu as complètement ruiné tous mes effets.
— Qu’a fait cette pauvre fille ? Permis à un invité qui s’ennuyait de goûter à
ses lèvres ? Shaw n’a pas besoin d’encouragements, Sybil. C’était sans aucun
doute lui le séducteur, et elle la séduite, même si elle y a peut-être pris plaisir. Et
on ne peut pas blâmer Shaw, c’est une jolie fille. Pour un homme qui ne serait pas
déjà amoureux de toi, s’empressa-t-il de préciser devant le regard noir de la
duchesse.
— C’est ton cas ?
— Tu sais très bien qu’il n’y a jamais eu personne d’autre que toi, Sybil. Et
qu’il n’y aura jamais personne d’autre.
— Cette fille est de mœurs légères. Il faut absolument qu’elle s’en aille. Je
tremblais de détresse à l’idée de la renvoyer, mais je sais que j’ai bien fait.
— Tu as dit qu’elle était la maîtresse d’Adam ? reprit lord Thomas en faisant
glisser la manche de sa robe. Eh bien, laisse-le s’amuser avec elle. Je me ferai
une douce violence pour te consoler. Tu es jalouse ?
Elle arrondit les yeux.
— D’Adam ? Et d’une gouvernante ? Tu crois que je m’abaisserais à être
jalouse d’eux ? Je ne peux toutefois pas accepter qu’il se livre à ses débauches
ici.
— Laisse-les tranquilles. Et laisse Shaw l’avoir aussi si cela lui chante. Et
Brocklehurst. Je les ai aperçus en grande conversation derrière le château ce
matin, jusqu’à ce qu’Adam vienne interrompre leur tête-à-tête. Laissons Adam
monter la garde auprès de son petit rayon de soleil, je monterai la garde auprès de
toi.
— Oh, Thomas, ce n’est pas drôle ! protesta-t-elle en nouant les bras autour
du cou. Qu’allons-nous faire ?
— Patience ! Quelque chose finira bien par arriver.
— Mais quoi ? Je suis mariée avec lui, on ne peut rien y changer ! Pourquoi
ne m’as-tu pas emmenée quand tu es parti ? Je t’aurais suivi jusqu’au bout du
monde !
— C’était impossible. Je ne pouvais pas t’emmener alors que mon avenir était
tellement incertain, Sybil, surtout dans ton état. Ç’aurait été trop cruel.
— Parce que m’abandonner dans cet état n’était pas cruel ?
— Chuut. Tout finira par s’arranger, tu verras, chuchota-t-il. Est-ce que
quelqu’un risque d’entrer sans y avoir été invité ?
— Non. Mais arrête, Thomas. J’ai peur.
— Tu n’as aucune raison d’avoir peur. Nous appartenons l’un à l’autre, tu le
sais. Je vais verrouiller ces portes, ainsi tu te sentiras en sécurité.
Il s’exécuta, puis revint s’allonger sur l’étroit lit de repos et l’embrassa tout
en retroussant sa robe de mousseline.
— Oh, Thomas, gémit-elle, cela faisait si longtemps ! Je t’aime tellement.
Il s’empara de ses lèvres en guise de réponse.
13
Son maître était encore de mauvaise humeur, nota Peter Houghton en entrant
dans le bureau le lendemain matin, avec malheureusement cinq minutes de retard.
L’allure martiale, le duc tambourinait contre l’appui de la fenêtre.
Ce qu’on murmurait à l’office sur la duchesse et lord Thomas devait donc être
vrai, même si tout le monde savait déjà que le mariage du duc et de la duchesse
n’était pas heureux. On racontait également que la bonne amie de Sa Grâce avait
passé un long moment dans la galerie des portraits, bien après minuit, en
compagnie de lord Brocklehurst.
Houghton se demandait cependant si la gouvernante était vraiment la bonne
amie de son maître. Il aimait bien la jeune femme, malgré ses préventions
initiales. Elle ne faisait jamais d’histoires, se montrait toujours courtoise à
l’office et ne prenait pas de grands airs à la table de Mme Laycock, même si
chacun de ses gestes et chacune de ses paroles sentait la femme du monde.
— Où diable étiez-vous passé ? grommela le duc, confirmant le pressentiment
du secrétaire.
— J’ai aidé Mme Laycock à résoudre une petite difficulté administrative,
Votre Grâce.
— Que diriez-vous d’un congé ?
Houghton considéra son maître avec une certaine appréhension. S’agissait-il
d’un congé permanent ? Pour cinq minutes de retard ?
— Vous allez faire un petit voyage dans le Wiltshire, reprit le duc. À Heron
House. Je ne sais pas où cela se situe exactement, mais vous trouverez.
— Chez lord Brocklehurst, Votre Grâce ?
— Précisément. Je veux que vous me rapportiez tout ce que vous pourrez
dénicher au sujet d’une certaine Isabella qui y a vécu jusque très récemment.
— Isabella ? Et son nom de famille, Votre Grâce ?
— Je l’ignore. Et vous devez chercher les réponses en restant invisible et
muet. C’est compris ?
— Isabella tout court, Votre Grâce ? Vous n’avez pas d’autre détail ?
— Disons qu’elle ressemble remarquablement à Mlle Hamilton.
Peter Houghton s’abstint de tout commentaire.
— Je peux compter sur votre discrétion, Houghton ? Vous avez besoin d’un
congé amplement mérité depuis longtemps.
— Il faut que j’aille voir mon cousin Tom et sa femme, que je ne connais pas
encore. Et leur bébé, dont je vais être le parrain, expliqua, impavide, le
secrétaire.
— Épargnez-moi vos histoires de famille. Vous feriez bien de partir
aujourd’hui même si vous ne voulez pas rater le baptême.
— Je vous remercie, Votre Grâce. Je n’oublierai pas la faveur que vous me
faites.
— N’oubliez pas non plus que j’ai donné des instructions pour qu’elle aille à
Wollaston ce matin. Réglez cela avant de partir, ordonna le duc depuis le seuil de
la pièce.
— Je m’en occuperai, Votre Grâce.
En tout cas, le duc était bien plus discret que la duchesse. Il n’avait pas
entendu à l’office la moindre rumeur d’idylle entre Sa Grâce et la gouvernante –
la prostituée de Londres. Certes, le palefrenier avait raconté que, la veille, ils
étaient allés se promener à cheval seuls pendant plus d’une heure, ce que l’ordre
de commander un costume et des bottes d’équitation pour la jeune femme
paraissait confirmer.
Elle était donc sa bonne amie, finalement. Et le duc devait être vraiment
entiché pour l’envoyer fouiner dans le passé de la pauvre fille. Qui vivait
apparemment sous un nom d’emprunt…
Cela dit, on ne pouvait pas blâmer le duc alors que la duchesse ne faisait rien
pour cacher sa préférence pour lord Thomas.
Après sa séance de pianoforte, Fleur constata que la pluie qui tombait sans
discontinuer interdisait toute promenade, même brève. Et il n’était pas non plus
question de leçon d’équitation avec lady Pamela.
Mais les souvenirs de sa promenade de la veille et de la façon dont elle
s’était terminée, de sa terreur de la soirée, et surtout, le souvenir de ses bras, de
son cœur battant contre son oreille et de son parfum d’eau de Cologne vinrent
tempérer ses regrets.
Au fond, il était préférable qu’il pleuve.
Au fil de la matinée, après que lady Pamela eut tracé des rangées de lettres
pendant qu’elle lui racontait une histoire en brodant, elle commença à espérer que
le duc ne se montrerait pas dans la salle d’étude ce matin, ce qui ne l’empêcha pas
de guetter son pas dans le couloir, et de sursauter au moindre bruit.
Elles étaient en train d’examiner la mappemonde lorsqu’il apparut.
Cependant, au lieu d’aller s’asseoir à l’écart comme à son habitude, il tendit une
lettre à Fleur.
— Elle est arrivée ce matin, en même temps qu’une autre pour moi de la
même main. Vous êtes autorisée à accepter cette invitation, mademoiselle
Hamilton. Il me semble que Houghton attend votre visite. Avez-vous oublié la
course que vous deviez faire ce matin ?
Fleur ne l’avait pas oubliée, mais elle était persuadée que le duc ne s’en
souviendrait plus, et elle n’avait pas voulu en parler à M. Houghton au petit
déjeuner.
— Je vais demander une voiture pour vous d’ici une demi-heure. Pamela,
nous allons jouer un peu tous les deux avec Tiny, puis j’irai rejoindre les autres
messieurs. Cet après-midi, tu pourras nous accompagner au presbytère, ta maman
et moi. Nos invités ont souhaité visiter l’église, tu en profiteras pour jouer avec
les enfants pendant ce temps.
— Oh oui ! s’écria la petite en bondissant de joie.
— Viens, alors, fit-il en lui tendant la main. Bonne journée, mademoiselle
Hamilton.
M. Chamberlain l’invitait à dîner avec sa sœur et sir Cecil Hayward, et à les
accompagner ensuite au théâtre à Wollaston, où se produisait une troupe itinérante.
En repliant la lettre, Fleur ne put s’empêcher de songer à la vie qu’elle aurait
pu avoir à Willoughby et d’éprouver un immense regret. Elle avait un travail
qu’elle commençait à aimer, une vie sociale qui l’aidait à se sentir en vie et
l’amitié d’un gentleman qui lui permettait de se sentir femme.
Cette relation ne pourrait jamais aller au-delà de l’amitié, bien sûr. Elle
l’avait su d’emblée et l’avait accepté. Elle ne demandait rien de plus que la vie
qui avait été la sienne durant ses deux premières semaines au château.
Si seulement le duc de Ridgeway n’était pas revenu. Et si seulement Matthew
ne l’avait pas retrouvée.
Elle se hâta d’aller écrire un mot pour accepter l’invitation.
Peter Houghton lui remit une lettre pour le tailleur de Wollaston afin que
celui-ci envoie la facture au château. Il lui paya aussi son premier salaire, même
si le mois n’était pas terminé, en lui expliquant qu’il partait pour le baptême du
fils de son cousin et qu’il ne serait pas de retour avant une semaine, voire plus.
Fleur apprécia ses quelques heures en ville. Après son horrible expérience
londonienne, être habillée convenablement, voyager dans une voiture élégante, se
voir traitée avec déférence parce que la voiture portait les armes ducales, avoir
un peu d’argent pour acheter des bas de soie dont elle n’avait pas vraiment
besoin, choisir un beau velours pour son costume et un cuir souple pour ses bottes
étaient tout simplement délicieux.
Et elle eut l’impression de rentrer chez elle en regagnant Willoughby. Lorsque
le château apparut après le pont, elle éprouva une bouffée d’affection pour cette
demeure, et une grande tristesse à la pensée de devoir bientôt la quitter.
Elle se hâtait vers l’entrée de service lorsque quelqu’un l’appela. Matthew se
hâtait dans sa direction.
— Je suis monté te voir après le déjeuner, mais la nourrice de la petite m’a
appris que tu étais à Wollaston. Toute seule ? Pourquoi ne me l’as-tu pas dit, je
t’aurais accompagnée. Il faut que j’aille visiter cette maudite église, mais je dois
absolument te voir ce soir. Où ? Dans ta chambre, ou en bas ?
— Je ne suis pas libre ce soir.
— Quoi ?
— Des voisins m’ont invitée à dîner et au théâtre.
— Qui est-ce ? Je ne te conseille pas de l’encourager, Isabella. Cela ne me
plairait pas du tout.
— Tu ne peux donc concevoir une relation purement amicale ?
— Pas quand il s’agit de toi. Pas avec ton physique. Nous allons rester
quelques semaines ici, et j’entends que tu me réserves une bonne partie de ton
temps libre, à l’exclusion de tout autre, à commencer par le duc. J’espère qu’il
n’est pas resté avec toi hier soir. Je l’espère de tout cœur, pour ton bien.
— Il pleut, et je suis transie, Matthew. Si tu veux bien m’excuser…
Il esquissa un salut et gravit l’escalier de marbre, tandis que Fleur prenait
l’entrée de service.
Tôt ou tard, elle aurait ce choix à faire. Épouser Matthew, à supposer qu’il en
ait vraiment l’intention, ou être jugée pour meurtre et pour vol, avec Matthew
comme seul témoin.
La voiture de M. Chamberlain vint chercher Fleur tôt dans la soirée. Si elle
regrettait de n’avoir d’autre robe que celle en mousseline bleue, elle n’allait pas
gâcher sa soirée pour si peu. Elle était bien décidée à s’amuser, surtout après sa
conversation avec Matthew. Sans cette invitation, elle aurait été obligée de passer
la soirée avec lui. Ce n’était que partie remise, bien entendu, il restait la soirée du
lendemain, celle du surlendemain, et toutes les autres, mais il serait temps d’y
penser le moment venu.
Sir Cecil Hayward, que Fleur se souvenait d’avoir rencontré au bal, ne parlait
que chevaux, chiens et chasse, en revanche, Mlle Chamberlain et son frère avaient
une conversation intéressante, et Fleur trouva le dîner très agréable.
Elle n’était jamais allée au théâtre, ce qui amusa beaucoup M. Chamberlain.
— Vous n’avez jamais approché un théâtre, mademoiselle Hamilton ? C’est
incroyable ! De quoi vivraient les Shakespeare des temps modernes s’il n’y avait
que des gens comme vous ?
— Je n’ai jamais dit que c’était par manque d’intérêt, répliqua Fleur en riant,
qui ne put s’empêcher de se rappeler en quelles circonstances elle avait approché
un théâtre.
— Ce sera comme emmener les enfants en promenade, Emily, dit-il en
souriant à sa sœur. Je suppose que nous devons nous attendre que Mlle Hamilton
saute de joie et d’excitation.
— Je vous promets de ne pas pousser de cris de souris, en tout cas, assura
l’intéressée.
— Ma foi, si vous êtes d’accord pour vous passer de porto, Hayward, nous
pouvons y aller.
Le théâtre était beaucoup plus petit que Fleur ne l’imaginait et donc la relation
entre les comédiens et le public bien plus intime. L’assistance hua un chanteur,
siffla chaque fois qu’une actrice à la poitrine généreuse entrait en scène, acclama
le traître, conspua le héros lorsqu’il se montra méprisable, et applaudit à tout
rompre la scène d’amour finale.
Fleur adora tout, le texte, l’action et le public.
— C’est une bande d’ignares, lui chuchota M. Chamberlain à l’oreille. Ils ne
sont pas venus écouter la pièce, mais s’écouter eux-mêmes. Je reconnais que ce ne
sont pas les meilleurs comédiens du pays, et j’espère que cette expérience ne vous
dégoûtera pas du théâtre.
— Certainement pas. J’ai passé une soirée merveilleuse.
Mlle Chamberlain était d’un avis différent. La chaleur et le bruit lui avaient
donné la migraine. Après avoir déposé sir Cecil, ils la laissèrent donc chez elle
avant de prendre la route de Willoughby Hall. M. Chamberlain avait insisté pour
accompagner Fleur jusqu’au château vu l’heure tardive.
— Adam n’a pas vu d’inconvénient à ce que je vous enlève toute une soirée ?
— Il m’a dit que je pouvais accepter votre invitation.
— Certains considèrent leurs employés comme des possessions et ne leur
reconnaissent aucun droit à une vie sociale. J’aurais dû, bien sûr, me douter
qu’Adam était plus éclairé. Je n’ai encore jamais rencontré personne qui soit
parvenu à débaucher un de ses employés, même si j’en connais beaucoup qui ont
essayé. Il les traite apparemment davantage comme des parents que comme des
domestiques.
— Il est toujours très gentil.
— Tout le monde dans les environs s’est réjoui de son retour un an après qu’il
eut été déclaré mort. Thomas a probablement été le seul déçu de ne plus être duc.
— Cela ne l’empêche pas d’être charmant.
— C’est vrai. Vous viendrez à l’anniversaire de Timmy ?
Ils bavardèrent ainsi pendant une partie du trajet, avant que le silence retombe
– un silence sans gêne aucune.
La voiture arrivait au pont de pierre lorsque M. Chamberlain se tourna vers
elle.
— Je passerai la nuit à me traiter de poltron, d’imbécile et de demeuré si je
n’essaie pas au moins de vous embrasser avant que cette voiture s’arrête. Me le
permettez-vous, mademoiselle Hamilton ?
Que répondre à une telle requête ? Non, supposait-elle, si le monsieur vous
déplaisait. M. Chamberlain ne lui déplaisait pas.
— Je vois que mon audace vous a rendue muette. Et j’imagine qu’il est
difficile de répondre un poli « oui, monsieur » à une pareille question. J’espère
qu’il ne serait pas difficile de dire « non, monsieur » si tel était votre souhait.
Elle le vit sourire dans la pénombre avant de glisser le bras autour de ses
épaules. Il se pencha vers elle et lui souleva le menton.
C’était tiède, doux, agréable, toutefois il ne prolongea pas ce baiser.
— J’attends sans broncher une gifle bien sentie, dit-il en s’écartant. J’espère
que je ne vous ai pas offensée.
— Non, pas du tout.
— J’attendrai avec impatience de vous revoir dans quelques jours. Nous
parviendrons peut-être à échanger quelques mots par-dessus les hurlements des
enfants. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais les anniversaires font plus de
bruit que toutes les autres réjouissances réunies.
Il attendit que le cocher déplie le marchepied, descendit l’aider et
l’accompagna jusqu’à la porte principale où il frappa. Après avoir porté la main
de Fleur à ses lèvres, il murmura :
— Merci de votre compagnie, mademoiselle Hamilton. J’ai pris plus de
plaisir à cette soirée que je ne saurais le dire.
— Moi aussi. Bonne nuit, monsieur.
Une fois la porte refermée, elle inspecta soigneusement le hall, s’attendant à
demi à voir le duc ou Matthew surgir de l’ombre. Mais hormis le valet qui lui
avait ouvert, il n’y avait personne.
Elle se dépêcha de gagner sa chambre et de se mettre au lit.
Elle ne voulait penser qu’à sa soirée. Cette nuit au moins, elle s’endormirait
heureuse en pensant à M. Chamberlain et à ses façons amicales. À son baiser
aussi. Elle aurait voulu que cette vie-là ait commencé un mois plus tôt. Elle aurait
voulu que Matthew n’existe pas, que le corps de Hobson ne se trouve pas dans un
cimetière près de Heron House. Elle aurait voulu ne jamais être allée à Londres,
n’avoir jamais eu besoin de survivre. Elle aurait voulu que le duc de Ridgeway
n’ait jamais existé et, bizarrement, Daniel non plus.
Elle aurait voulu qu’il n’y ait que Willoughby Hall et Duncan Chamberlain.
Elle repensa à son baiser, qui ne devait pas se répéter, et à ses attentions,
qu’elle ne devait pas encourager.
Et elle se rappela des bras vigoureux autour de ses épaules, un torse musclé
sous sa joue, et un cœur qui battait sourdement contre son oreille. Elle se rappela
une valse dans une allée déserte, une main ferme sur sa taille et ce parfum viril
qui ajoutait à la beauté de la nuit.
Et elle s’enfouit plus profondément sous les couvertures.
Le lendemain, la pluie persista. Dans l’après-midi, le duc partit à cheval – en
compagnie de deux invités particulièrement audacieux – rendre visite à certains
de ses métayers. À son retour, trop tard pour le thé, il découvrit que les
distractions de la soirée avaient déjà été organisées. Tout le monde en avait assez
des charades, l’informa lady Underwood quand il la croisa dans le hall. Ils
allaient danser dans le salon.
— Et qui va jouer ? Mlle Dobbin ?
— Elle le ferait volontiers, mais Walter tient à ce qu’elle puisse danser au
moins quelques danses. Il s’intéresse à elle, vous avez remarqué ? Et vous avez
sans doute aussi remarqué que je ne m’intéresse pas vraiment à Philip. Il faut
toutefois que je m’en contente si je ne veux pas mourir d’ennui.
— Eh bien, ce soir, vous pourrez danser pour vous maintenir en vie, déclara
le duc. Qui va jouer quand Mlle Dobbin dansera ?
— La gouvernante. Tout est arrangé.
— Vraiment ? Et qui a fait cette suggestion, je vous prie ?
— Lord Brocklehurst, bien sûr. Il prétend la connaître vaguement, mais si
vous voulez mon avis, il la connaît plus que vaguement. Enfin, seul le temps nous
dira si je me trompe ou pas. Quoi qu’il en soit, c’est elle qui va jouer. Dites-moi
que vous allez danser toutes les valses avec moi, Adam ! Vous valsez divinement.
— Je serai honoré de danser la première avec vous. Si vous voulez bien
m’excuser, je dois aller me changer.
Fleur savait-elle qu’on avait disposé de sa soirée ? Lui avait-on demandé son
avis ou lui avait-on donné un ordre ? Et surtout, le croyait-elle responsable de la
façon dont on disposait de son talent ? Cette idée le tracassait. Elle avait été
engagée comme gouvernante de Pamela, pas pour distraire les invités de sa
femme.
Il se demanda si quelqu’un avait pensé à pousser les meubles dans le grand
salon, à rouler les tapis et à envoyer chercher des partitions.
Il aurait parié que non.
Fleur rêvait d’une soirée paisible avec sa broderie dans le salon de
Mme Laycock, mais à peine eut-elle terminé ses leçons de l’après-midi qu’on lui
apporta un mot de la duchesse lui ordonnant de venir dans la soirée jouer pour ses
invités.
Elle n’en fut pas étonnée outre mesure. Elle s’attendait à demi à être
convoquée par Matthew, et s’il était peut-être à l’origine de cette demande, du
moins ne serait-elle pas seule avec lui.
Les domestiques n’avaient pas fini de rouler le tapis lorsqu’elle descendit, si
bien qu’elle battit en retraite dans le hall.
Elle contempla le magnifique dôme, les ornements sculptés et les chérubins
aux joues rebondies qui soufflaient dans des trompettes.
— Cet endroit est censé être dédié à la musique, dit le duc, qui se matérialisa
près d’elle. La galerie a été prévue pour abriter un orchestre, malheureusement,
nous n’avons pas eu de grand concert ni de bal depuis plus d’un an.
Dans la pénombre du hall, ses yeux paraissaient plus sombres, son nez plus
aquilin et sa cicatrice plus visible qu’au grand jour. Il était tout près d’elle et,
soudain, son souffle se fit haletant. Elle dut s’appuyer à une colonne.
— Vous avez accepté de jouer pour nous ce soir ?
— Oui, Votre Grâce.
— On vous l’a demandé ?
— Sa Grâce la duchesse m’a envoyé un billet.
— Je vous avais promis que cela ne se reproduirait plus, n’est-ce pas ? Je
n’étais pas à la maison cet après-midi. Mademoiselle Hamilton, nous ferez-vous
l’honneur de jouer pour nous ? Vous êtes libre de refuser. Cela ne fait pas partie
de vos obligations de gouvernante.
« Il traite ses employés davantage comme des parents que comme des
domestiques », avait dit M. Chamberlain. La duchesse avait ordonné, lui
demandait.
— Vous aurez peut-être envie de danser quand vous ne jouerez pas. Je suis
certain qu’il se trouvera des messieurs qui seront heureux de danser avec vous.
— Je vous remercie, mais je ne préfère pas, Votre Grâce.
— Vous aviez pourtant l’air d’aimer la danse au bal l’autre jour.
— C’était différent.
— Permettez-moi de vous accompagner au salon, dit-il, sans toutefois lui
offrir son bras.
Une fois le tapis roulé, le pianoforte déplacé et les sièges alignés le long des
murs, le grand salon paraissait encore plus impressionnant.
Avec ses murs bleu pâle et son plafond sculpté rehaussé de filets d’or, c’était
l’une des plus belles pièces de la maison, de l’avis de Fleur. De grands miroirs
l’agrandissaient encore et multipliaient à l’infini l’éclat du splendide lustre de
cristal. Aucun des invités n’était encore descendu, et elle se sentait à l’aise.
— Les tableaux de Philip Hackert et d’Angelica Kauffmann viennent
d’Europe, expliqua le duc en voyant qu’elle les regardait. J’ai essayé de
rassembler des artistes britanniques dans les autres pièces. Voulez-vous voir les
partitions ?
Elle alla s’asseoir au pianoforte pour compulser les partitions que quelqu’un
avait tout de même pensé à apporter. Tous les morceaux convenaient à la danse, et
il y avait un grand nombre de valses.
Au cour des deux heures qui suivirent, elle prit un certain plaisir à la tâche
qu’on lui avait assignée. À part sir Philip Shaw, qui vint lui baiser la main, les
autres invités firent à peine attention à elle, sauf pour demander un morceau en
particulier. La valse remportait tous les suffrages. Mlle Dobbin semblait avoir
oublié qu’elle était censée jouer une partie de la soirée, et Fleur ne s’en plaignait
pas.
Vint, hélas, le moment où Matthew la conduisit jusqu’au pianoforte.
— Vous jouez tellement bien, mademoiselle Hamilton, que je regrette de
n’avoir pas commencé. Je souffrirais moins de la comparaison, remarqua
gentiment la demoiselle.
Fleur lui assura qu’elle n’était pas obligée de prendre la relève si cela
l’ennuyait, mais Mlle Dobbin lui avoua qu’elle n’avait jamais beaucoup aimé
danser et qu’après le bal et ces deux heures, cela lui suffisait pour le mois.
— Et comment pourrais-je danser avec vous si vous jouez toute la soirée,
mademoiselle Hamilton ? intervint Matthew.
— Je ne suis pas ici pour danser, milord, mais pour accompagner les
danseurs.
— Cela ne vous empêche pas de danser. S’il vous plaît ?
Que ferait-il si elle refusait ? Se tournerait-il vers l’assistance pour la
dénoncer ? Elle en doutait. Se donner en spectacle de cette façon serait fort
embarrassant et ne l’avancerait à rien.
La question était purement théorique, bien sûr. Elle ne risquait pas d’essayer,
et il la connaissait suffisamment pour le savoir.
— Pouvez-vous nous jouer une valse, s’il vous plaît ? demanda-t-il à
Mlle Dobbin en tendant la main à Fleur.
Matthew valsait convenablement, mais elle était bien entendu incapable de
s’abandonner à la musique. Elle était employée dans cette maison et n’était pas
censée danser avec les invités, malgré l’autorisation du duc. Elle jeta un regard
anxieux autour d’elle afin de voir comment réagissait la duchesse. Fort
heureusement, celle-ci n’était pas dans la pièce.
Surtout, elle ne pouvait oublier la dernière valse qu’elle avait dansée au bord
du lac, les yeux clos. Le duc avait lady Underwood pour partenaire, constata-t-
elle du coin de l’œil.
Lorsque la musique s’arrêta, Fleur n’eut même pas la possibilité d’aller
s’asseoir derrière le pianoforte comme elle l’avait prévu. Sir Philip Shaw
s’inclinait déjà devant elle.
— Mlle Hamilton est fatiguée après tout ce temps passé à jouer, déclara
Matthew avec un sourire. D’ailleurs, je m’apprêtais à l’emmener respirer un peu
dans le hall.
— Quelle chance vous avez, Brocklehurst ! Je ne peux pas me targuer d’être
une vieille connaissance, moi aussi, n’est-ce pas ?
Matthew conduisit Fleur dans la galerie qui courait sous le dôme. Il avait dû
dénicher l’escalier qui y menait dans la journée.
Une fois là-haut, il la plaqua contre le mur et couvrit de baisers son visage,
son cou et sa poitrine à travers sa robe. Il lui pétrit les seins, insinua le genou
entre ses jambes, et, bouche ouverte, s’efforça de franchir le barrage de ses
lèvres.
Pendant tout ce temps, Fleur demeura silencieuse et passive.
— Tu ne m’as jamais donné ma chance, Isabella, se plaignit-il. Tu m’as rejeté
parce que ma mère et ma sœur étaient désagréables avec toi et que mon père ne
s’est jamais donné la peine d’intervenir. Je ne faisais peut-être pas attention à toi
quand nous étions enfants, mais je n’ai jamais été méchant avec toi.
— Pas jusqu’à ces dernières années.
— Quand l’ai-je été ? Ah, tu vas encore me jeter Booth à la figure ! Tu ne t’en
rends pas compte, mais je t’ai rendu un sacré service. Ce n’est pas l’homme qu’il
te faut.
— Et tu l’es, toi ?
— Oui. Je t’aime, Isabella. Je t’adore. Et je t’apprendrais à m’aimer si tu
m’en laissais l’occasion, si tu ne te fermais pas à moi.
— Je t’aurais peut-être aimé et respecté si tu m’avais témoigné un peu de
respect au lieu de te jeter sur moi et de me faire ensuite de grandes déclarations
d’amour. Par le passé, j’étais libre de résister, désormais, je ne le suis plus. Je ne
peux pas faire un scandale dans cette maison en criant, alors que j’en ai envie. Je
suis une employée, et tu es un invité. Je ne peux pas non plus exiger que tu me
laisses tranquille, je ne tiens pas à être pendue. Si tu m’aimais, tu ne jouerais pas
à ce jeu cruel avec moi. Et tu ne m’imposerais pas des attentions dont tu sais
qu’elles ne sont pas les bienvenues.
— C’est parce que tu refuses de me donner ma chance.
Soudain, il plaqua la main sur la bouche de Fleur. Un bruit de pas retentit et
ils virent le duc traverser le hall en regardant autour de lui. Il s’y attarda un long
moment avant de se rendre dans la galerie des portraits.
— C’est toi qu’il cherche ? Voir un duc jouer les chiens de garde autour d’une
simple gouvernante, ce n’est pas banal, tu ne trouves pas ? Gare à toi si tu lui
accordes ce que tu me refuses, Isabella ! Tu seras pendue par le cou jusqu’à ce
que mort s’ensuive, je t’en donne ma parole.
— Quelle belle déclaration d’amour !
Il l’embrassa avec brutalité, lui meurtrissant les lèvres.
— C’est la déclaration d’un amoureux jaloux. Je t’aime, Isabella !
Elle n’avait qu’une envie lorsqu’ils redescendirent, regagner sa chambre. Elle
avait les lèvres endolories, les cheveux en désordre, elle se sentait sale, mais il la
tenait fermement par le coude, et elle avait accepté de jouer pour la soirée, si
longue fût-elle.
Elle fut soulagée quand M. Walter Penny lui demanda une valse pour danser
avec Mlle Dobbin.
Fleur se rassit au pianoforte en se demandant s’il était tard. Si elle se fiait à
sa fatigue, l’aube était proche, croyait-elle. À tort.
15
Danser avait été une bonne idée, songea le duc de Ridgeway. Les invités
paraissaient s’amuser, et la danse était sans aucun doute préférable à une autre
soirée de charades. La musique était bien choisie, Mlle Dobbin compétente et
Fleur Hamilton talentueuse. Et celle-ci ne semblait pas particulièrement ennuyée
d’avoir été réquisitionnée.
Ç’aurait été une excellente soirée si tout le monde était resté au salon. Mais
comme toujours au cours d’un bal, même informel, des couples s’étaient éclipsés.
Que Mayberry se soit esquivé avec Mme Grantsham ne le dérangeait pas,
quand bien même il trouvait agaçant que des gens censés être bien élevés se
conduisent si peu convenablement. Non, ce qui l’inquiétait, c’était la disparition
de Sybil avec Thomas, et celle de Fleur avec Brocklehurst.
Cela faisait une demi-heure que Sybil et son frère avaient disparu, et il était
partagé entre le désir de rester bavarder avec ses invités et le besoin de les
ramener avant que les ragots enflent irrémédiablement.
Peut-être était-ce déjà le cas, du reste. Ils ne faisaient à coup sûr pas
beaucoup d’efforts pour dissimuler leur attirance réciproque.
Et que lui importaient les ragots ? Était-il disposé à regarder sans broncher
l’idylle entre sa femme et son frère pourvu qu’ils se montrent discrets ?
Et soudain Fleur Hamilton quitta la pièce avec Brocklehurst, et son dilemme
s’intensifia. Il lui avait promis qu’elle était en sûreté chez lui, qu’elle était sous sa
protection. Était-elle harcelée ? Elle souriait, et rien n’indiquait qu’on lui forçait
la main. Peut-être que cette occasion qui lui était donnée de se mêler à
l’aristocratie, de danser avec les invités et de se voir remarquée lui plaisait-elle.
Il n’avait cependant pas oublié sa terreur le premier soir quand elle avait
aperçu le nouveau venu.
Il attendit que les messieurs aient choisi leurs partenaires pour un quadrille,
vérifia qu’aucune dame ne restait sans cavalier, puis s’éclipsa.
Le hall était vide. Les valets s’étaient retirés pour la nuit, pourtant il avait
entendu des voix en sortant du salon. Derrière les colonnes ? Dans le passage
menant à l’escalier ? Il inspecta les alentours, en vain. Et les voix s’étaient tues.
Peut-être s’était-il trompé. Les portes menant au salon et à la galerie des portraits
étaient closes.
Mais bien sûr, songea-t-il tout à coup en s’immobilisant et s’efforçant de ne
pas lever les yeux. La vieille cachette qu’il avait utilisée un nombre incalculable
de fois avec Thomas quand ils étaient enfants pour observer les nouveaux venus,
écouter les conversations des valets qui se croyaient seuls ou pousser des cris
d’orfraie pour effrayer lesdits valets.
Il s’agissait donc de Thomas et de Sybil. Que faire ? Les appeler ? Monter les
surprendre ? Leur laisser au contraire le temps de descendre et de regagner le
salon ?
La confrontation aurait lieu tôt ou tard, mais il préférait attendre un moment où
il n’aurait pas à retourner s’occuper de ses invités.
Et où étaient passés Fleur Hamilton et lord Brocklehurst ? La veille, à la fin
de cette horrible soirée, ils étaient dans la galerie des portraits. Il traversa donc le
hall, ouvrit la porte et y pénétra.
Éclairée en son centre par un unique candélabre, la pièce était plongée dans
une quasi-obscurité.
Ils étaient à l’autre extrémité, étroitement enlacés. Ils ne l’avaient pas entendu
et il lui fallut choisir entre s’en aller aussi discrètement qu’il était venu ou faire
connaître sa présence. Elle ne résistait pas. Peut-être lui en voudrait-elle de cette
intrusion au beau milieu d’une scène romantique. À moins qu’elle n’ait besoin de
son aide.
Il s’approcha à pas lents, sans essayer de se dissimuler ou d’étouffer le bruit
de ses pas. Il était à mi-chemin lorsqu’ils se séparèrent et se tournèrent vers lui.
Sybil et Thomas.
La duchesse se détourna vivement et regarda vers la fenêtre. Thomas, lui,
croisa le regard de son frère et sourit.
— J’ai éprouvé un besoin urgent de renouer avec nos ancêtres mais, hélas, ce
n’est pas le meilleur moment de la journée pour admirer des tableaux. Il faudra
que je revienne quand il fera jour.
— Oui. Et j’aurai un mot à te dire demain matin, Thomas. Pour l’heure, il y a
des dames au salon qui seraient ravies de danser avec toi. Sybil et moi te
rejoindrons dans un instant.
— Veux-tu venir avec moi, Sybil, ou avec Adam ? demanda lord Thomas à la
duchesse.
— Elle vient avec moi, trancha le duc.
La duchesse garda le silence.
— Très bien, fit Thomas. Je sais que lorsque tu prends ce ton, il vaut mieux ne
pas discuter. Et nous ne pouvons pas retourner au salon avec un œil au beurre
noir, n’est-ce pas ? Cela va aller, Sybil ?
Comme elle ne répondait toujours pas, il se résolut à partir.
— Eh bien, Sybil ? dit le duc une fois la porte refermée sur son frère.
— Eh bien, Adam, que comptez-vous faire ? s’enquit-elle d’une voix mal
assurée.
— Jusqu’où êtes-vous allée ? Vous avez recommencé à l’aimer, je suppose,
mais vous n’aviez sans doute jamais cessé. Vous êtes amants ?
Elle laissa échapper un rire bref.
— M’accorderiez-vous le divorce si je vous répondais « oui » ? Le scandale
serait retentissant, n’est-ce pas ?
— Non, je ne divorcerai pas, et vous le savez. Vous avez pris un certain
nombre d’engagements quand vous m’avez épousé, et vous devez les tenir, pour
nous, pour Pamela et pour tous ceux qui dépendent de nous. Thomas appartient à
votre passé de façon irrévocable depuis que vous m’avez épousé.
— Quel choix ai-je eu ? s’écria-t-elle. Vous l’aviez chassé à jamais, et
j’aurais été déshonorée ! Et vous n’arrêtiez pas de me presser d’accepter votre
protection avant que mon père découvre la vérité. Je n’avais pas le choix. Vous
êtes diabolique, Adam.
— Peut-être, mais vous n’avez rien non plus de l’épouse idéale.
— Vous m’en voulez de ne pas vous laisser me toucher ? répliqua-t-elle en le
regardant avec un dégoût évident. Les gens qui vous ont recueilli auraient mieux
fait de vous laisser mourir. Vous n’êtes plus qu’une moitié d’homme.
— Nous ferions mieux de retourner auprès de nos invités.
— Vous me parlez d’engagements, mais pouvez-vous me jurer que vous ne
m’avez jamais trompée ? lança-t-elle avec aigreur.
Le duc la fixa sans répondre.
— Vous croyez que je ne connais pas la raison de vos séjours à Londres ?
Que je n’ai pas compris pourquoi vous avez décidé tout à coup que Pamela avait
besoin d’une gouvernante ? Ne venez pas me faire la leçon, s’il vous plaît. Si j’ai
cédé à mon amour pour Thomas, c’est à cause de vos infidélités et de votre
cruauté !
Elle chercha un mouchoir qu’elle ne trouva pas, et finit par accepter celui
qu’il lui tendait.
— Ce que vous dites est un tissu d’insanités, et vous le savez parfaitement,
déclara le duc d’un ton calme. Essuyez-vous les yeux, Sybil, et allons-y. Nous
n’avons que trop négligé nos invités.
Sans un mot, elle se dirigea vers la porte. Il l’ouvrit, lui reprit le mouchoir et
passa le bras de sa femme sous le sien. En dépit de leur répugnance, ils devaient
faire bonne figure devant leurs invités.
Elle en avait conscience, elle aussi, et son beau visage s’illumina dès qu’ils
pénétrèrent dans le salon. Fleur Hamilton jouait du pianoforte et pratiquement tout
le monde dansait.
Fleur quitta le salon la dernière. Les danseurs étaient tous allés se coucher,
quelques domestiques étaient venus dérouler le tapis et remettre les meubles à
leur place. Quant à elle, elle avait trié les partitions et décidé de les rapporter
dans le salon de musique.
Il était très tard, et elle était épuisée, pourtant elle n’avait pas envie d’aller se
coucher. À vrai dire, elle redoutait les cauchemars qui troublaient si fréquemment
son sommeil.
Elle avait remis les partitions à leur place et s’apprêtait à sortir lorsque le
pianoforte, plus grand et bien meilleur que celui du salon, l’attira comme un
aimant. Elle laissa ses doigts courir sur les touches, monta une gamme,
doucement, lentement, avant de s’asseoir devant le clavier.
Elle commença par une sonate de Bach, qu’elle joua les yeux fermés. Si elle
se concentrait asssez, si elle jouait avec suffisamment d’entrain, peut-être
arriverait-elle à noyer ses pensées dans la musique.
Peut-être arriverait-elle à noyer Matthew.
Mais le morceau prit inévitablement fin. Elle n’avait plus qu’à rouvrir les
yeux, monter se coucher et accepter ce que le reste de la nuit lui réservait. La
soirée avec M. Chamberlain lui paraissait déjà tellement loin.
— J’aimerais jouer aussi bien et chasser mes soucis de cette manière, déclara
une voix derrière elle.
Le duc de Ridgeway ! Fleur se leva d’un bond.
— Je ne voulais pas vous faire peur. Quand j’ai entendu la musique, je n’ai
pas pu résister à l’envie de m’approcher.
— Je suis désolée, Votre Grâce. J’ai rapporté les partitions, et je n’ai pas pu
m’empêcher de jouer un morceau.
— Après avoir joué toute la soirée ? Je vous remercie, mademoiselle
Hamilton. Vous avez droit à toute ma reconnaissance.
— Je vous en prie, Votre Grâce.
— C’était vous, dans la galerie, tout à l’heure ? Avec Brocklehurst ?
— Oui, Votre Grâce, souffla-t-elle tandis qu’un grand froid l’envahissait.
— Vous y étiez montée librement ? Il ne vous y avait pas contrainte ?
— Non, Votre Grâce.
— Et ceci ? questionna-t-il en indiquant sa lèvre enflée.
Elle garda le silence.
— C’était avec votre consentement ?
— Ou…
Elle dut s’éclaircir la voix.
— Oui, Votre Grâce.
Il croisa son regard, lèvres pincées. Puis se passa la main sur les yeux
— Venez dans la bibliothèque boire un verre.
Il ne regarda pas si elle le suivait, mais il s’arrêta sur le seuil après avoir
ouvert la porte et haussa les sourcils. Fleur traversa le salon de musique et le
précéda dans la bibliothèque, où des candélabres avaient été allumés.
Il lui désigna un grand fauteuil de cuir au coin de la cheminée, lui offrit un
xérès et se servit un cognac avant de prendre place en face d’elle.
— À votre santé, Fleur Hamilton, et à votre bonheur ! Le bonheur est un état
fugitif, vous ne trouvez pas ?
Fleur but une gorgée pour se donner une contenance. Il était détendu, très à
l’aise, tandis qu’elle se tenait bien droite dans son siège.
— Parlez-moi de vous, reprit-il. Oh, je ne vous demande pas de dissiper le
mystère dont vous aimez vous entourer, rassurez-vous ! Qui vous a appris à
jouer ?
— Ma mère, quand j’étais très jeune. Ensuite, mon tuteur a engagé un
professeur pour ses enfants et moi. J’ai continué en pension.
— Où êtes-vous allée en pension ? Vous n’avez pas envie de répondre, je
suppose. Combien de temps y êtes-vous restée ?
— Cinq ans. J’étais à Broadridge School, comme je l’ai dit à M. Houghton.
— C’est long, cinq ans. Vous vous y êtes plu, indépendamment des leçons de
musique et de danse ?
— J’y ai reçu une bonne éducation, mais la discipline était stricte. L’humour,
la fantaisie et les sentiments n’y avaient pas leur place.
— Pourtant votre tuteur vous y a laissée tout ce temps. Y avait-il plus de
chaleur à la maison ?
— Quand mes parents étaient en vie, notre famille était très heureuse. Après
leur disparition, rien ne pouvait me sembler chaleureux. J’étais trop jeune. Je n’ai
sans doute pas été une enfant facile.
— Vous étiez une orpheline délaissée, si j’ai bien compris. Ils n’ont pas
essayé de vous marier ?
— Si, admit-elle, se remémorant les deux gentilshommes campagnards d’une
cinquantaine d’années qui avaient demandé sa main avant même qu’elle ait dix-
neuf ans, et la fureur de cousine Caroline quand elle avait décliné leur offre.
— Mais vous avez résisté, devina-t-il. Obstinée. Est-ce ainsi que votre tuteur
et sa famille vous décrivaient ?
— Parfois.
— Souvent, j’imagine. Vous n’avez jamais rencontré quelqu’un que vous aviez
envie d’épouser ?
— Non, répondit-elle trop vite.
Daniel avait fait irruption dans ses cauchemars, ces derniers temps, et son
image se confondait souvent avec celle du duc.
— Et il voulait vous épouser, lui aussi ?
Elle lui jeta un bref coup d’œil, puis baissa les yeux sur son verre.
— Ce n’était pas un parti convenable ? insista-t-il.
— Si.
— On vous en a empêchée, alors. Avez-vous une dot ?
— Oui.
— Mais vous ne pouvez pas en disposer avant de vous marier ou d’atteindre
un certain âge, je suppose, et votre tuteur s’y est opposé. Pourquoi vous êtes-vous
enfuie, Fleur ? Votre amoureux n’a pas voulu s’enfuir avec vous ? Il était surtout
intéressé par votre argent ?
— Non ! Ma fortune ne comptait pas pour Daniel !
— Daniel… Vous l’aimiez ? Vous l’aimez ?
— Non. Tout cela appartient au passé.
Comme les souvenirs d’une autre vie…
— Finissez votre verre, ordonna-t-il avant de vider le sien. Il est temps
d’aller se coucher.
Elle s’exécuta, accepta la main qu’il lui tendait et se leva.
— Vous ne voulez pas vous confier à moi ? Vous ne voulez pas me laisser
vous aider ? Vous n’aviez pas consenti à cela, n’est-ce pas ? reprit-il en effleurant
sa lèvre enflée.
— Il n’y a rien à confier, assura-t-elle en écartant sa main. Il n’y a aucun
mystère.
— Vous avez pourtant préféré la vie à laquelle vous étiez réduite à Londres à
celle que vous aviez laissée derrière vous. Et votre Daniel n’est pas venu à votre
secours.
— Il ignorait que j’allais m’enfuir.
— Si je vous aimais, Fleur, et si je savais que vous m’aimiez, je remuerais
ciel et terre pour vous retrouver.
— Non, personne n’aime de cette façon. C’est une illusion. L’amour peut être
doux et réconfortant, ou égoïste et cruel, mais ce n’est pas la passion que chantent
les poètes. L’amour ne déplace pas les montagnes, et je ne reproche rien à Daniel.
— Et pourtant, si je vous aimais, je déplacerais des montagnes à mains nues
si elles nous séparaient.
— Si. « Faire comme si » est un jeu pour les enfants. Avec des « si », on peut
effectivement déplacer les montagnes. Dans la vraie vie, c’est une autre histoire.
Elle sut qu’il allait l’embrasser quelques secondes avant que ses lèvres
touchent les siennes. Elle aurait pu l’arrêter, il ne l’avait pas emprisonnée dans
ses bras ni plaquée contre un mur, pourtant elle n’en fit rien. Elle était pétrifiée,
fascinée aussi par ce visage ténébreux non plus penché au-dessus d’elle comme
dans ses cauchemars, mais s’approchant lentement du sien.
Son baiser se révéla tellement différent de ceux de Matthew ou de
M. Chamberlain qu’elle ne songea même pas à le repousser. Il était loin de la
brutalité du premier comme de la fermeté du second. Douces et tièdes, ses lèvres
entrouvertes s’étaient posées avec légèreté sur les siennes.
Ce n’était jamais que le troisième homme qui l’embrassait. C’était étrange
quand on savait ce qu’il lui avait fait un mois plus tôt. Sauf qu’à Londres, il n’y
avait pas eu de baiser.
L’affolement la gagna d’un coup, et elle recula.
Elle eut le temps de voir son expression avant qu’il l’enlace et la serre contre
lui. Il avait l’air triste, et perdu.
— Ne me rejetez pas, Fleur. Je vous en prie. Ne serait-ce que durant quelques
instants, ne me rejetez pas. N’ayez pas peur de moi.
Toutes les fibres de son corps se rappelaient pourtant – se rappelaient cette
virilité arrogante, ces mains qui avaient dévasté sa vie, ces terribles cicatrices
violacées. Chaque fibre de son corps se rappelait ces doigts sur sa chair, ces
genoux qui lui écartaient les jambes, ce sexe qui la déchirait, ce va-et-vient qui
n’avait cessé que lorsqu’il ne restait plus rien d’elle.
Mais il y avait aussi la gentillesse qu’il lui avait témoignée, le souci de son
bien-être, la douceur surprenante de son baiser, la vulnérabilité qu’elle avait lue
sur son visage et entendue dans sa voix.
Et la terrible solitude dans laquelle elle se débattait.
Ces souvenirs épouvantables et la réalité présente se heurtaient dans son
esprit, et elle avait du mal à croire qu’il s’agissait du même homme. Il était
difficile d’éprouver dans son corps la répulsion que son esprit lui ordonnait de
ressentir.
Elle se laissa aller contre lui, s’obligea à ne pas avoir de mouvement de
recul. Ce n’était pas si difficile, après tout.
— Juste quelques instants, murmura-t-il en frottant doucement sa joue contre
ses cheveux.
Elle leva les yeux sans même s’en rendre compte et inclina la tête comme
pour réclamer son baiser. Elle reconnut la douceur de sa bouche, puis le bout de
sa langue qui lui frôlait les lèvres et les entrouvrait pour qu’elle lui accorde ce
qu’elle avait refusé à Matthew un peu plus tôt.
De la langue, il explora sa bouche.
Lorsqu’elle s’entendit gémir, elle se força à oublier ce qu’elle faisait et avec
qui. Elle ne laisserait pas ses cauchemars interrompre la magie de cet instant. Car
il ne s’agissait que d’un instant, d’un instant seulement.
Ses épaules étaient solides comme le roc sous ses mains, sa chevelure de jais
aussi douce que la soie.
Ses lèvres quittèrent la bouche de Fleur pour parcourir son visage, ses yeux,
son front. Il l’enlaça plus étroitement et appuya la joue sur le sommet de son
crâne.
— Mon Dieu, murmura-t-il. Oh, mon Dieu !
Elle sentit son souffle tremblant dans ses cheveux, puis il la lâcha.
— Fleur.
Dès qu’il leva la main pour la poser sur sa joue, elle sut de nouveau à qui
cette main appartenait et ce qu’elle lui avait fait.
— Je voudrais pouvoir dire que je regrette. Demain, je vous présenterai mes
excuses, mais ce soir, je ne peux rien regretter. Allez vous coucher. Je ne préfère
pas vous accompagner, je serais incapable de m’arrêter à votre porte.
Elle se dirigea vers la porte en hâte, chercha la poignée à tâtons, traversa le
hall et monta l’escalier en courant, et se rua dans sa chambre comme si elle avait
le diable à ses trousses.
Ce n’était pas le duc qu’elle fuyait, cependant. La personne qu’elle fuyait était
dans la pièce.
Sous sa robe, ses seins s’étaient durcis, et une vague furieuse palpitait là où il
lui avait fait si mal cette horrible nuit. Elle avait sur les lèvres le goût de sa
bouche. Tout son corps était en émoi, tandis que sa raison lui rappelait posément
qui il était, comment il avait fait d’elle une catin, et combien il l’avait payée.
C’était un homme qui achetait les faveurs des femmes.
Il n’avait été infidèle qu’une seule fois, lui avait-il dit, et elle avait été bien
près de le croire. Et maintenant, elle était bien près de croire à cette vulnérabilité
sur son visage et dans sa voix. Elle ne demandait qu’à s’abuser. Elle refusait de
voir leur rencontre comme le sordide échange qu’elle avait été.
Elle avait permis à un homme marié, son employeur, de prendre des libertés
avec elle, et il n’avait pas eu à la contraindre.
Elle l’avait désiré, elle aussi.
C’était d’elle qu’elle avait eu peur, mais elle ne pouvait pas se fuir.
16
Le duc de Ridgeway ignorait si Fleur était allée faire ses exercices dans le
salon de musique. Il s’était levé tôt le lendemain pour aller galoper dans la
campagne.
Il avait sérieusement envisagé de ne pas revenir au château. Il avait beaucoup
à faire sur ses domaines, qu’il avait quelque peu négligés pour s’occuper de ses
invités. Il avait les récoltes et le bétail nouveau-né à inspecter et, bien sûr, ses
fermiers et ses employés à voir et à écouter.
Il pouvait aussi aller passer la matinée avec Chamberlain, qu’il avait négligé
depuis son retour.
Il résista à ces tentations. Il avait deux questions importantes à régler, toutes
deux également déplaisantes.
Traînant la jambe, il aboya sur son valet pour réclamer des vêtements propres
et ne pas sentir l’écurie au petit déjeuner.
— J’espère que vous n’avez pas martyrisé ce pauvre Hannibal comme vous
vous êtes martyrisé, sinon vos palefreniers vont vous maudire, déclara Sidney. Je
vais vous aider à enlever ces vêtements sales et vous faire un massage avant de
m’occuper des propres. Allongez-vous.
— Gardez vos paroles impudentes pour vous, rétorqua le duc. Je n’ai pas
besoin de massage.
— Si vous avez mal toute la journée, vous allez aboyer sur tous les
domestiques, et ils vont m’en vouloir. Allongez-vous.
— Balivernes ! Je traite toujours mon personnel avec courtoisie.
Sidney lui jeta un regard entendu et le duc s’allongea. Il ne put retenir un
grognement quand les mains de son valet se posèrent sur son côté douloureux.
— Là, ça ira mieux dans une minute, le rassura Sidney comme s’il s’adressait
à un enfant.
Fleur n’était pas dans la salle d’étude. Elle n’était pas non plus à la nursery.
En revanche, Pamela était levée, et le plaisir inattendu d’avoir son père avec elle
pendant qu’elle prenait son petit déjeuner était évident. Elle donnait la croûte de
ses toasts à Tiny qui attendait, pleine d’espoir, à ses pieds. La chienne avait été
déclarée suffisamment bien dressée pour pénétrer dans la maison – sous certaines
conditions, bien sûr.
— Il me semblait que Tiny avait sa nourriture et qu’elle n’était pas censée
manger la tienne.
— Ce n’est pas ma nourriture, papa, se défendit la fillette. Nanny était en
colère ce matin, ajouta-t-elle à voix basse. Tiny a fait pipi au lit.
— Il me semblait aussi que Tiny n’était pas censée dormir sur ton lit, mais à
côté ou en dessous.
— Mais elle pleurait et elle tirait la couverture avec ses dents ! Je ne pouvais
pas la laisser par terre, c’était trop cruel.
— Si Nanny va se plaindre à ta maman, Tiny retournera à l’écurie. Tu t’en
rends compte, j’espère ?
— Nanny ne dira rien. J’ai nettoyé avec mon mouchoir, et je lui ai dit que son
nouveau bonnet était très joli.
— J’aimerais avoir un entretien avec Mlle Hamilton avant la classe du matin,
expliqua le duc à Mme Clement, qui s’affairait au fond de la pièce. Pouvez-vous
garder Pamela pendant ce temps ?
— Certainement, Votre Grâce. Nous avons eu un petit accident avec le chien
cette nuit. Lady Pamela vous en parlé ?
— Oui, et nous avons décidé que cela ne se reproduirait pas.
Fleur n’était toujours pas dans la salle d’étude. Il fit tourner la mappemonde
d’une main nerveuse, joua quelques notes de clavecin, examina une aquarelle dont
Pamela devait être l’auteur, et une autre probablement peinte par Fleur. Elle était
également douée pour la peinture.
La porte s’ouvrit derrière lui et il reposa l’aquarelle. Il regretta tout à coup de
ne pas avoir préparé ce qu’il comptait lui dire.
La lèvre de Fleur était encore légèrement enflée, et à en juger par les cernes
sous ses yeux, elle avait passé une mauvaise nuit. Elle portait une robe verte qui
lui allait bien, nota-t-il. Grande, mince, élancée, avec une silhouette néanmoins
très féminine, c’était décidément la plus jolie femme qu’il ait jamais connue.
Il avait du mal à se rappeler la prostituée maigrichonne, au teint pâle, aux
cheveux ternes et aux lèvres craquelées, dans une robe de soie bleue chiffonnée.
Admettre qu’il s’agissait de la même personne n’était pas facile.
— Mademoiselle Hamilton, je vous dois des excuses, commença-t-il.
— Non, ce n’est pas nécessaire.
— Pourquoi ?
— Vous m’avez dit la nuit dernière que vous ne regrettiez rien et que vous
vous excuseriez aujourd’hui. Ce seraient des mots vides de sens, Votre Grâce.
Elle disait vrai, il devait le reconnaître. Il ne regrettait rien. Ces moments lui
avaient apporté un instant de bonheur, comme leur folle chevauchée, et il savait
qu’il allait chérir longtemps le souvenir de leur baiser.
— Je regrette de vous avoir manqué de respect, mademoiselle Hamilton, et de
vous avoir bouleversée. Je regrette également d’avoir manqué de loyauté à ma
femme et à mon mariage. Je vous demande d’accepter mes excuses.
Très droite, le port altier, elle affichait le même visage que lorsqu’il lui avait
ordonné de se déshabiller. Elle avait enlevé ses vêtements avec la même calme
dignité.
— Les acceptez-vous ?
— Oui, Votre Grâce, acquiesça-t-elle après une brève hésitation.
« Adam, faillit-il la reprendre. Je m’appelle Adam. » Il aurait tellement voulu
l’entendre prononcer son nom.
— Je ne vais pas vous retarder. Je vais demander qu’on vous envoie Pamela.
— Je vous remercie, Votre Grâce.
Tandis qu’il se dirigeait vers la porte, il s’aperçut qu’il boitait toujours. Ce
maudit Sidney perdait la main. Il fit de son mieux pour dissimuler sa souffrance en
allant embrasser sa fille avant de descendre pour un autre rendez-vous.
Son frère l’attendait déjà dans la bibliothèque, confortablement installé, un
verre à la main malgré l’heure matinale.
— Papa avait une habitude, tu te souviens, Adam ? Il nous convoquait ici et
nous faisait attendre une bonne heure. Et nous, plantés devant son bureau, nous
n’osions pas faire un geste ou dire un mot parce que nous ne savions jamais à quel
moment la porte allait s’ouvrir. C’était presque pire que la raclée qui
allait inéluctablement conclure l’entretien, s’esclaffa-t-il.
Le duc alla s’asseoir derrière le grand bureau devant lequel ils avaient si
souvent tremblé enfants, Thomas et lui.
— Tu comptes me donner des coups de canne ? reprit son frère.
— Elle est amoureuse de toi, elle l’a toujours été. Elle a eu un enfant de toi.
Et maintenant que tu es revenu, tu voudrais t’amuser avec elle et avec moi ?
— Ah, il ne s’agit pas d’une correction, mais d’une conversation sérieuse !
Quel ennui ! Et toi, tu es toujours entiché d’elle ?
— Je l’ai épousée. C’est ma femme, et je me dois de veiller à son bien-être et
de la protéger.
— Elle te hait. Tu le sais, n’est-ce pas ? s’amusa lord Thomas.
— Tu couches avec elle ? demanda le duc en regardant son frère droit dans
les yeux.
— Avec la femme de mon frère ? Tu ne me crois tout de même pas capable
d’une telle perfidie ?
— Est-ce que tu couches avec elle ?
Son frère haussa les épaules.
— Tu es amoureux d’elle ?
— Quelle question idiote ! Comment pourrais-je être amoureux de la femme
de mon frère ?
— Si tu l’es, je pourrai peut-être te pardonner. En t’enfuyant il y a cinq ans, tu
as peut-être fait une aussi grosse erreur que moi en n’obligeant pas Sybil à
entendre la vérité. Nous agissons tous parfois impulsivement et nous devons
ensuite en supporter les conséquences toute notre vie. Mais rien n’est gravé dans
le marbre.
— Tu me proposes d’échanger nos chambres à coucher pour la durée de mon
séjour ? C’est très fair-play de ta part, Adam, je dois le reconnaître.
— Si tu l’aimes autant qu’elle t’aime, reprit le duc, ignorant l’ironie de son
cadet, il faut trouver une solution.
— Tu envisagerais le divorce ? Tu imagines le scandale ?
— Il n’est pas question de divorce. Je ne ferais pas cela à Sybil.
Le duc s’interrompit, prit une profonde inspiration.
— En revanche, une annulation est peut-être possible, reprit-il. Il faut que je
me renseigne.
— Il n’y a qu’un seul motif valable pour une annulation, tu le sais ?
— Oui.
— Dois-je comprendre… qu’en plus de cinq ans tu n’as jamais bénéficié des
faveurs de Sybil ? risqua lord Thomas, retrouvant son sourire railleur. C’est le
cas, n’est-ce pas ? Seigneur ! Tu as joué jusqu’au bout l’amoureux transi mais
loyal alors qu’elle en pinçait pour moi ? Ou est-ce qu’elle t’a repoussé ? Tu n’as
pas quand même eu la bêtise de lui montrer tes blessures ?
— Tu l’aimes ? articula le duc.
— J’ai toujours eu un faible pour Sybil, confessa son frère. C’est une des plus
jolies femmes que je connaisse.
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé. L’épouserais-tu si tu en avais la
possibilité ?
— Tu ferais cela pour elle ? s’étonna son frère. Ou pour toi ?
— Je le ferais, ou en tout cas je me renseignerais sur la possibilité de le faire,
si j’étais convaincu d’offrir à Sybil le bonheur dont nous l’avons privée, toi et
moi.
— Et Pamela ? En cas d’annulation, tout le monde saurait que Pamela n’est
pas ta fille.
— Oui, admit à regret le duc. J’aimerais avoir ta réponse.
— C’est pour le moins inattendu. J’aurais besoin d’un peu de temps pour
réfléchir.
— Prends-le. Mais en attendant, et tant que tu es dans cette maison, Sybil
demeure ma femme, Thomas, et je punirai tout manque de respect à son égard.
— À coups de canne sur le postérieur ? Tu t’es entraîné à la faire siffler en
l’air ? Je manquais de faire dans ma culotte rien qu’en l’entendant.
— J’attends une réponse la semaine prochaine au plus tard. Si elle est
négative, je te demanderai de partir sur-le-champ. Et définitivement.
— J’en déduis que je suis congédié. Très bien, je te débarrasse de ma
présence. On m’attend pour une partie de pêche, de toute façon.
Une fois la porte refermée sur son frère, le duc resta perdu dans ses pensées,
séduit par ses propres mirages, il s’en rendit rapidement compte.
Il venait de vivre en imagination tout ce qu’il avait fait miroiter à son frère –
une annulation rapide et le départ de Sybil qui lui rendrait sa liberté, surtout celle
d’approfondir son attirance pour Fleur.
C’était de la poudre aux yeux, purement et simplement. Jamais, au grand
jamais, Thomas n’épouserait Sybil. Si Adam avait cru cela possible, il n’aurait
jamais fait cette proposition absurde. Un tel arrangement se révélerait peut-être
satisfaisant pour Sybil et lui, mais il y avait Pamela. Et le bonheur de Pamela
devait passer avant celui de ses parents. Ce n’était qu’une enfant innocente et sans
défense.
Il connaissait suffisamment Thomas. Il aimait bien son frère dans leur enfance,
quand ses bêtises et son indiscipline n’avaient d’autres conséquences qu’une
correction ou une sévère réprimande. Mais Thomas n’était jamais devenu adulte
et n’avait jamais abdiqué l’irresponsabilité de la jeunesse. L’année où il avait
exercé les prérogatives d’un duc avait suffi à compromettre la prospérité de
Willoughby, qui aurait probablement été ruiné s’il en était resté propriétaire.
Thomas, il en était convaincu, était incapable de sentiments profonds. Il aurait
sans doute épousé Sybil s’il était resté duc, et peut-être leur union aurait-elle été
heureuse, mais il ne l’aurait jamais aimée comme elle l’aimait. S’il l’avait aimée,
ne serait-ce qu’un tout petit peu, il ne l’aurait pas abandonnée en la sachant
enceinte.
Le duc savait que Thomas continuerait à le défier et à s’amuser avec Sybil
tant qu’il en aurait envie. Et cela pouvait durer longtemps. Le seul moyen de se
débarrasser de lui, c’était de l’effrayer en lui faisant entrevoir la possibilité de se
voir enchaîné pour la vie avec son jouet.
Thomas partirait avant la fin de la semaine, Adam en était convaincu,
tellement convaincu qu’il avait mis en jeu l’avenir de Pamela.
Mais Dieu, que c’était une idée séduisante ! Machinalement, son regard se
tourna vers le fauteuil que Fleur avait occupé la veille.
Elle avait cessé de trembler quand il l’avait implorée, et elle avait accepté
son baiser, et même entrouvert les lèvres. Elle avait glissé les bras autour de son
cou et ses doigts avaient joué dans ses cheveux.
Pendant quelques minutes au moins, elle avait oublié sa peur, elle l’avait
désiré autant qu’il l’avait désirée. Autant qu’il la désirait.
Le remords le tenaillait, cependant. Il avait été indigné de découvrir Sybil
dans les bras de Thomas, et pourtant, il en avait fait autant avec la gouvernante
moins de deux heures plus tard.
Fleur. Elle était en passe de dominer ses pensées la journée et hanter ses
rêves la nuit. Il vivait dans l’attente des moments où il la verrait, où il l’écouterait
jouer, où il entendrait sa voix et sentirait son regard sur lui. Elle illuminait ses
journées, leur donnait un sens.
En elle, il entrevoyait la perle inestimable qu’il avait jadis attendue de la vie.
Depuis plus de cinq ans, il s’était imposé une vie difficile, une vie de
chasteté, à l’unique exception de cette brève rencontre à Londres.
Avec Fleur. Avec une prostituée menue qui s’était révélée vierge, qui avait
obéi à ses ordres sans broncher, qui n’avait émis qu’une plainte rauque quand il
l’avait pénétrée. Si sordide que soit la scène, elle avait su faire preuve de dignité.
Au plus profond de la déchéance, elle avait refusé d’abdiquer.
Il ne devait plus jamais la prendre dans ses bras, il ne devait plus jamais
l’embrasser. Il n’avait pas prévu ce qui s’était passé la veille, et cela ne devait
pas se reproduire. Son mariage avait beau être un fardeau, il l’avait contracté
librement et resterait fidèle à ses engagements, pour autant que la fragilité
humaine le lui permettait.
Peut-être devrait-il proposer à Fleur un autre emploi ailleurs. Il n’était pas sûr
qu’il soit possible de vivre entre la femme qu’il désirait plus que tout au monde et
son épouse, qu’il avait autrefois aimée et n’avait jamais touchée.
Sybil l’avait repoussé le soir de leurs noces et lui avait crié de sortir de sa
chambre. Il lui avait parlé de ses blessures, et la cicatrice sur son visage en offrait
un avant-goût suffisamment éloquent. Il l’avait laissée et n’avait plus essayé de
l’approcher jusqu’à la naissance de Pamela.
Il avait alors tenté de s’en faire une amie.
Bien entendu, elle lui attribuait le mauvais rôle et était persuadée qu’il avait
chassé son amant pour l’obliger à l’épouser, lui. Quel stupide espoir de penser
qu’il pourrait se faire aimer d’elle !
La même scène s’était reproduite quand il était allé la retrouver deux mois
après la naissance de Pamela – les cris et le dégoût évident. Il en avait parlé avec
elle le lendemain et elle lui avait assuré, de sa voix douce, ses grands yeux bleus
humides de larmes, que s’il essayait encore de la toucher, elle retournerait chez
son père.
C’était probablement à ce moment-là que son amour pour elle avait
commencé à décroître. Il avait fini par voir quel être froid et égoïste se
dissimulait sous des dehors angéliques.
Tout ce qu’elle lui inspirait désormais, c’était une profonde pitié, car son
amour pour Thomas n’était pas feint.
Avec un soupir, Adam se leva et quitta la pièce. Pendant quelques heures au
moins, il allait oublier ses soucis pour écouter ceux des autres.
Il était presque arrivé aux écuries lorsqu’il s’aperçut qu’il n’avait pas pris de
petit déjeuner.
Ce ne fut que beaucoup plus tard qu’il se rendit compte qu’une visite à
Duncan Chamberlain n’était pas indiquée s’il cherchait l’oubli. Duncan lui avait
avoué être attiré par Fleur, et il avait été obligé de lui assurer en souriant que cela
ne regardait que Mlle Hamilton et lui.
Il se demanda ce que penserait Chamberlain s’il savait qu’il avait été à deux
doigts de recevoir le poing de son ami dans la figure.
Peter Houghton revint trois jours plus tard et régala Mme Laycock, Jarvis,
Fleur et les autres du récit du baptême de son neveu.
— Des cheveux tout bouclés à deux mois ? C’est tout à fait inhabituel, fit
remarquer Jarvis.
— En effet. Mais la femme de mon cousin dit que c’est de famille.
— Et des dents ? À deux mois ? se récria Mme Laycock.
— Eh oui ! C’est extraordinaire, n’est-ce pas ?
— Décrivez-nous la robe de baptême, monsieur Houghton, implora Armitage,
la femme de chambre personnelle de la duchesse.
Le secrétaire jugea préférable d’écourter son déjeuner, bien que le duc ne soit
pas au château. Le travail devait s’empiler sur son bureau, expliqua-t-il en
regrettant son dessert.
Le duc fut absent pratiquement toute la journée. Le matin, il avait emmené les
messieurs visiter le domaine après avoir donné à sa fille sa deuxième leçon
d’équitation. Il se rendit avec elle au presbytère après déjeuner.
L’après-midi était bien avancé lorsqu’ils rentrèrent et Pamela s’empressa
d’aller raconter à Fleur que le cheval à bascule du presbytère, qui était cassé à sa
dernière visite, était maintenant réparé. C’était à sa gouvernante que sa fille
courait faire des confidences, et non à sa nourrice, nota Adam avec intérêt.
— M. Houghton est de retour, Votre Grâce, l’informa Jarvis.
— Parfait. Il est dans son bureau ?
— Il me semble, Votre Grâce.
Le duc s’y rendit sans attendre.
— Eh bien, vous avez pris votre temps, déclara-t-il en s’immobilisant sur le
seuil.
— Un baptême, un bébé, des parents qui veulent tous vous recevoir, vous
savez ce que c’est, Votre Grâce.
— Nous sommes entre nous, Houghton, et j’ai mon compte de charades et de
devinettes le soir, répliqua le duc une fois la porte refermée. Je vous écoute.
— La dame en question s’appelle Mlle Isabella Fleur Bradshaw, Votre Grâce.
C’est la fille d’un défunt lord Brocklehurst, décédé en même temps que son
épouse, la mère de Mlle Bradshaw.
— C’est l’actuel lord Bradshaw qui lui a succédé ?
— Son père, Votre Grâce, qui est lui-même décédé il y a cinq ans en laissant
une femme, un fils et une fille pour le pleurer.
— Quel est leur lien avec le père de Mlle Ham… Bradshaw ?
— Le dernier baron et lui étaient cousins germains, Votre Grâce.
— Le précédent lord Brocklehurst était son tuteur et l’actuel l’est devenu ?
Quelles sont les conditions de la tutelle ? Elle doit avoir dépassé vingt et un ans.
— Ce ne sont pas des renseignements faciles à obtenir quand on est censé
bavarder de tout et de rien, Votre Grâce.
— Je suis certain que vous les avez quand même obtenus. Oui, je me doute
que cela n’a pas été facile, Houghton. J’apprécie vos qualités sans que vous ayez
besoin d’attirer mon attention sur elles. Pourquoi croyez-vous que je vous aie
engagé ? Pour votre bonne mine ?
— Elle entrera en possession de sa dot et de la fortune de sa mère quand elle
aura vingt-cinq ans, Votre Grâce, ou quand elle se mariera, à condition que son
tuteur approuve son choix. S’il ne l’approuve pas, elle devra attendre son
trentième anniversaire.
— Quel âge a-t-elle ?
— Vingt-trois ans, Votre Grâce.
— Très bien, Houghton. Ce sont les faits, et je vous félicite de les avoir
découverts. Dites-moi le reste, à présent. Tout le reste. Je vois à votre expression
que vous mourez d’impatience.
— Le reste ne vous plaira peut-être pas, Votre Grâce.
— Ce sera à moi d’en juger.
— Il pourrait remettre en question la décision que j’ai prise en l’engageant.
Bien que, ajouta Houghton en toussotant diplomatiquement, nous parlions de
Mlle Bradshaw et non de Mlle Hamilton, n’est-ce pas ?
— Houghton, si vous tenez à terminer votre rapport avec mes mains autour de
votre cou, je n’y vois aucun inconvénient, mais je crains que cela ne soit pas très
agréable.
— Oui, Votre Grâce.
Se faire étrangler semblerait bénin comparé à ce qui risquait de lui arriver
quand le duc apprendrait la vérité sur sa bonne amie, se dit Houghton en reprenant
son rapport.
Adam était heureux qu’elle s’appelle vraiment Fleur. Il aurait eu du mal à
penser à elle sous le nom d’Isabella. Isabella ne lui allait pas du tout.
Il écouta le récit de son secrétaire pratiquement sans l’interrompre.
— Vous avez obtenu tous ces détails d’une seule source ?
— D’une servante de Heron House, d’un client assidu de la taverne où je
logeais, du pasteur et de sa sœur, Votre Grâce. De la sœur surtout. Je pense
qu’elle était amie avec Mlle Bradshaw. Son frère s’est montré plus réticent.
— Elle avait donc une amie. Le nom du client de la taverne ?
— M. Tweedsmuir, Votre Grâce.
— Son prénom ?
— Horace, Votre Grâce.
— Avez-vous rencontré ou entendu parler d’un gentleman dont le prénom
serait Daniel ?
— Oui, Votre Grâce.
— Et ?
— Il s’agit du vicaire, votre Grâce. Le révérend Daniel Booth.
— Un vicaire… C’est un jeune homme, alors ?
— Oui, Votre Grâce. C’est le plus jeune fils de sir Richard Booth, du
Hampshire.
— Vous avez fait un travail remarquable, Houghton, déclara le duc. Avez-
vous omis quelque chose ?
— Je ne pense pas, Votre Grâce. Voulez-vous que je m’occupe du renvoi de
Mlle Hamilton ?
Le duc se rembrunit.
— Qu’est-ce que Mlle Hamilton a à voir là-dedans ?
— Rien, Votre Grâce.
— Dans ce cas, c’est une étrange question. Vous ai-je laissé suffisamment de
travail pour vous occuper le reste de la journée ?
— Certainement, Votre Grâce. Tout sera traité avant que je quitte ce bureau.
— À votre place, je n’y passerais pas la nuit. Vous n’aurez pas trop de votre
soirée pour régaler Mme Laycock et quelques autres du récit de ce baptême où
vous étiez parrain, lança le duc en ouvrant la porte.
Peter Houghton le regarda sortir. Le duc n’allait pas renvoyer sa bonne amie
après tout ce qu’il avait entendu ? Il devait sacrément s’être entiché d’elle.
Et que diable était venu faire Brocklehurst dans cette maison si ce n’était pas
pour l’arrêter ? Réprimant un soupir, Houghton commença à fourrager dans le
monceau de papiers entassés sur son bureau.
17
La matinée avait été frustrante. Fleur s’était réveillée avec une énergie et un
espoir renouvelés après une nuit de sommeil réparateur. La pluie avait cessé,
même si les nuages demeuraient. Elle sourit au souvenir de la visite de la veille.
C’était bon de savoir qu’elle avait encore des amis.
Elle avait peu de temps, songea-t-elle en descendant prendre son petit
déjeuner. Matthew allait arriver d’un moment à l’autre. Il avait sûrement deviné
qu’elle irait à Heron House plutôt qu’à Londres. Cela dit, peut-être avait-il pensé
aussi qu’elle voulait se cacher pour qu’il ne la retrouve jamais. Si tel était le cas,
Londres était la destination idéale. Peut-être était-il allé là-bas.
À moins qu’il ne se soit renseigné au relais de poste.
— Chapman, avait-elle demandé au majordome, où est enterré Hobson ?
Parler aussi ouvertement d’un sujet dont tout l’office devait bruisser l’avait
fait rougir.
— Je l’ignore, mademoiselle Isabella.
— Eh bien, envoyez-moi quelqu’un qui le sache.
— Je ne suis pas sûr que qui que ce soit le sache, mademoiselle Isabella.
Chapman n’avait jamais été particulièrement loquace.
— On a bien dû emmener son corps, et quelqu’un a dû assister à ses
funérailles, un de ses amis, ou peut-être lord Brocklehurst.
— Sa Seigneurie, oui, mademoiselle. C’est Flynn qui a conduit la voiture,
mais il est avec Sa Seigneurie, pour le moment.
— Le corps devait être dans une charrette, je suppose. Qui la conduisait ?
— Yardley, mademoiselle.
— Envoyez-moi Yardley, dans ce cas.
— Il est parti, mademoiselle. Dans le Yorkshire, je crois. Il a trouvé un autre
emploi là-bas.
— Je vois. Et si je demandais à parler à celui qui a mis en bière le corps de
Hobson, cette personne serait également partie.
— C’est Yardley qui s’en est occupé, mademoiselle, avec lord Brocklehurst.
Sa Seigneurie était très affectée par les événements.
Fleur reposa sa serviette. Elle avait perdu l’appétit.
Aux écuries, on lui chanta la même chanson. Personne ne savait où Hobson
était enterré. C’était Yardley qui avait emporté le corps, et Flynn avait emmené Sa
Seigneurie le lendemain. Personne non plus ne savait d’où Hobson était
originaire.
Elle regagna la maison et alla s’installer dans le salon de l’est, sa pièce
préférée. Cousine Caroline ne l’aimait pas parce que le soleil lui donnait la
migraine, prétendait-elle, et Amelia était rarement levée le matin. Elle avait donc
toujours eu cette pièce pour elle seule.
Elle n’avait apparemment aucun moyen de se renseigner. Le plus frustrant,
c’était de ne même pas avoir une idée de ce qu’il y avait à découvrir. Elle savait
pratiquement tout, maintenant. Elle avait tué Hobson – accidentellement. Matthew
avait fait transporter son corps dans son village natal pour y être enterré. Il avait
également mis dans sa malle les bijoux de cousine Caroline et fait en sorte que
quelqu’un les y trouve. Même si elle parlait à Annie, elle ne pourrait jamais
prouver que ce n’était pas elle qui les avait mis là.
Peut-être avait-elle eu tort de ne pas être allée à Londres plutôt que revenir
ici. Les domestiques la regardaient comme si elle cachait un poignard dans sa
manche… Quand Matthew arriverait, tout commencerait vraiment. Ou plutôt, ce
serait le commencement de la fin. Et malgré les assurances de Daniel et de
Miriam, elle doutait que rien ni personne puisse la sauver.
Elle n’avait aucun moyen de prouver son innocence.
Cette morne résignation ne dura qu’un instant. Entre les arbres de l’allée, elle
venait d’apercevoir une voiture – une voiture qui approchait.
Son cœur cessa de battre et un froid glacial l’envahit tandis que ses oreilles
se mettaient à bourdonner.
Elle quitta la fenêtre pour aller s’asseoir au bord d’un fauteuil, luttant pour ne
pas s’évanouir.
Elle devait se calmer. Elle avait cinq minutes tout au plus. Elle devait avoir
retrouvé son calme quand il entrerait. Il ne devait à aucun prix la voir trembler ou
pleurer.
Et elle ne devait pas accepter ce qu’il lui proposerait, à supposer qu’il
renouvelle sa proposition. À aucun prix. Mon Dieu, pria-t-elle silencieusement,
donnez-moi la force de ne pas perdre mon intégrité, de ne pas me perdre.
Quand le bruit de la voiture se rapprocha, elle s’interdit de se lever pour aller
regarder par la fenêtre. Elle se redressa, carra les épaules, et s’appliqua à
respirer lentement.
Lorsque la porte s’ouvrit, elle se leva.
Il lui fallut un moment pour se rendre compte que ce n’était pas Matthew. Son
cerveau refusait ce que ses yeux lui disaient. Elle retint son souffle.
— Je croyais que c’était Matthew ! Je croyais que c’était la voiture de
Matthew. Je croyais qu’il était revenu…
Ce n’était pas Matthew. Cet homme était tout ce que Matthew n’était pas. Il
était la sécurité et le réconfort. Il était le foyer. Il était l’espoir et le soleil. Il fit un
pas, lui ouvrit les bras et, avant de s’en rendre compte, elle s’y était jetée.
— Je croyais que c’était Matthew, répéta-t-elle en sentant ses bras se
refermer sur elle, en se pressant contre ce torse musclé, en humant cette eau de
Cologne qui n’appartenait qu’à lui.
— Ce n’est que moi, mon ange, lui murmura-t-il à l’oreille. Il ne vous fera
plus jamais de mal. Personne ne vous fera plus jamais de mal.
Elle s’accrocha à ses épaules, éprouva leur force et leur solidité tandis qu’il
lui chuchotait des paroles de réconfort. Elle leva des yeux pleins de larmes sur ce
visage sévère qu’elle avait cru ne jamais revoir, qu’elle avait essayé d’oublier, et
effleura la cicatrice si familière du bout de l’index.
— Je pensais ne jamais vous revoir.
C’était un miracle. Un miracle qui n’avait pas encore atteint sa conscience,
juste ses sens. Son visage se brouillait devant elle.
— Je suis là. Vous ne sentez pas mes bras autour de vous ? Je vous protégerai,
mon ange.
Elle plongea ses yeux dans les siens, si sombres, savoura le son de sa voix, et
s’abandonna. Elle était en sécurité, désormais, protégée par sa chaleur et sa force.
Et tandis qu’Adam s’emparait de ses lèvres, un désir lancinant se déploya en elle,
allumant un feu ardent au creux de ses reins et entre ses cuisses.
La bouche d’Adam courait sur sa gorge et sur son cou.
— Vous n’avez plus rien à craindre, mon ange.
Mon ange. Mon ange… C’était le duc de Ridgeway. À Heron House. Il avait
fait tout le chemin depuis Willoughby Hall pour la retrouver.
Elle s’écarta de lui, se libéra et s’approcha de la fenêtre.
Un silence suivit, puis :
— Je suis désolé. Ce n’était pas ce que j’avais prévu.
Il ne l’avait pas rejointe, comme elle s’y attendait à demi.
— Qu’aviez-vous prévu ? Pourquoi êtes-vous venu ? Je n’ai rien volé chez
vous, sauf peut-être les vêtements que j’ai achetés à Londres avec votre argent.
Vous pouvez les reprendre si vous voulez.
— Fleur.
— Je m’appelle Isabella, Isabella Bradshaw. Seuls mes parents m’appelaient
Fleur.
— Pourquoi vous êtes-vous enfuie ? Vous ne me faisiez pas confiance ?
Elle fit volte-face.
— Non, lança-t-elle, s’obligeant à penser à son client du Bull and Horn.
Pourquoi vous aurais-je fait confiance ? Et je ne me suis pas enfuie. J’ai cessé de
fuir, au contraire. Je suis revenue chez moi. C’est ici que je suis née, vous savez,
dans cette maison. Ma place est ici.
— Oui, je vous vois enfin dans votre milieu. Vous attendez le retour de votre
cousin ? Vous attendez le pire ?
— Cela ne vous regarde pas. Pourquoi êtes-vous venu ? Je ne rentrerai pas
avec vous.
— Je n’ai pas l’intention de vous emmener, Fleur. Vous n’êtes pas à votre
place dans la salle d’étude de ma fille, et je ne vous emmènerai plus jamais dans
aucune de mes résidences.
Pour se donner une contenance et étouffer la souffrance qui commençait à
poindre, elle entreprit d’arranger un bouquet dans un vase.
— Je n’essaierai pas de vous établir où que ce soit, si c’est ce que vous
craignez. Je suis venu vous libérer, Fleur.
— Je ne vous dois rien. L’argent que vous m’avez donné, je l’ai gagné. Vous
pouvez emporter les vêtements. Je n’ai pas besoin que vous me libériez, rien ne
m’a jamais attachée à vous.
Il s’approchait d’elle quand on frappa à la porte. Fleur se figea.
— Mlle Booth et le révérend souhaiteraient vous voir, mademoiselle Isabella,
annonça le majordome.
— Faites-les entrer, je vous prie.
Soulagée, elle traversa la pièce d’un pas vif pour embrasser Miriam et saluer
Daniel.
— Miriam, Daniel, puis-je vous présenter Sa Grâce le duc de Ridgeway ?
Mes amis Miriam Booth et le révérend Daniel Booth, Votre Grâce.
Les hommes hochèrent la tête, Miriam esquissa une révérence. Tous se
dévisagèrent avec autant de curiosité que le permettaient les usages.
— Le duc est venu s’assurer que j’étais bien arrivée, expliqua Fleur. Il est
rassuré et s’apprêtait à partir.
— Il ne s’apprête à rien de tel, intervint le duc. Dois-je comprendre que vous
vous êtes déjà vus tous les trois depuis le retour de Mlle Bradshaw ?
— Nous sommes venus hier soir, confirma le vicaire. Nous aimons beaucoup
Mlle Bradshaw, Votre Grâce, et nous nous occuperons d’elle, rassurez-vous.
— Vous serez donc heureux d’apprendre que lord Brocklehurst va faire dans
les jours à venir une déclaration publique pour préciser que la mort de son valet
était accidentelle, qu’il n’a jamais été question de meurtre, et que ses inquiétudes
à propos de bijoux déplacés étaient un malentendu. Il n’y a jamais eu de vol.
Miriam étreignit Fleur avec force.
— Si jamais cette déclaration n’était pas faite, poursuivit le duc, ce qui me
paraît peu probable, il y aurait un procès qui verrait certainement l’acquittement
de Mlle Bradshaw et l’inculpation de lord Brocklehurst sous divers chefs.
— Je le savais ! exulta Miriam. Je savais que toute cette histoire était
ridicule. Isabella, vous êtes glacée.
— J’espère que vous ne donnez pas de faux espoirs à Mlle Bradshaw, Votre
Grâce, dit le révérend Booth.
— Je n’aurais pas cette cruauté, rétorqua le duc. J’ai eu une longue
conversation avec Brocklehurst et je lui ai arraché la plus grande partie de la
vérité, suffisamment pour lui ôter l’envie d’aller plus loin dans ses projets. Et
notre entretien a eu un témoin, ce qu’il ignorait.
— Matthew a reconnu la vérité ? souffla Fleur.
— L’essentiel. Je ne pense que vous ayez quoi que ce soit à craindre, Fl…
mademoiselle Bradshaw.
Elle se couvrit le visage de ses mains tandis que Miriam s’esclaffait. Elle
entendit Daniel aller serrer la main du duc.
— Quelle merveilleuse matinée, dit Miriam, dont la voix lui parut soudain
très lointaine. J’avais des scrupules à fermer l’école, mais je ne le regrette pas, à
présent.
— Il faut qu’elle s’assoie, dit une autre voix.
Deux mains vigoureuses la saisirent, la firent asseoir, puis la forcèrent à
pencher la tête vers ses genoux.
— C’est fini, Fleur. Je vous ai dit que vous n’aviez plus rien à craindre.
Le duc de Ridgeway aimait beaucoup Miriam Booth. C’était exactement le
genre d’amie dont Fleur avait besoin. Elle avait du bon sens, elle était gaie et
chaleureuse. Une fois la jeune femme remise de son malaise, Miriam l’emmena
s’allonger dans sa chambre sans tenir compte de ses protestations.
Il était moins sûr d’aimer Daniel Booth. C’était un beau blond, calme et
courtois, qui avait tout pour plaire aux femmes.
Et il était sincèrement attaché à Fleur. À peine les dames sorties, il lui posa
des questions précises et judicieuses pour connaître toute l’histoire.
— Un homme comme Brocklehurst ne peut pas occuper une position de
notable, déclara-t-il. Il mérite d’être poursuivi, malheureusement, cela risquerait
d’ajouter à la détresse d’Isabella. L’arrangement que vous avez négocié est
somme toute préférable.
— C’est la conclusion à laquelle je suis arrivé, reconnut le duc.
Personnellement, je me ferais une joie de l’écharper, si ce n’était contre l’intérêt
de Mlle Bradshaw.
Le révérend Booth le dévisagea d’un œil perçant.
— Mlle Bradshaw ne devrait pas rester ici, reprit le duc, même si je suis
certain qu’elle n’a plus rien à craindre de son cousin. Une dame de son rang ne
peut retourner chez moi en tant que gouvernante de ma fille. Je compte aller
trouver Brocklehurst afin de le persuader de lui accorder une rente confortable en
attendant qu’elle entre en possession de sa fortune. Si je n’y parviens pas,
j’essaierai de lui trouver une place de dame de compagnie auprès d’une lady.
De nouveau, le regard pénétrant du pasteur sonda son âme.
— Vous avez déjà fait beaucoup, remarqua ce dernier. Isabella a eu de la
chance. Mais elle est de nouveau parmi ses amis désormais. Nous avons discuté
de son avenir, ma sœur et moi. Maintenant qu’il n’est plus question de procès,
nous pouvons lui proposer les solutions envisagées.
Et l’une de ces solutions comprenait le mariage avec le vicaire, devinait le
duc. Et peut-être l’épouserait-elle si elle parvenait à oublier un certain événement
survenu à Londres. Peut-être était-ce la meilleure solution. Après tout, c’était ce
qui était prévu avant que la mort du valet ne vienne bouleverser sa vie. Elle
l’aimait probablement, et il paraissait éprouver pour elle une réelle affection.
Décidément, il n’était vraiment pas certain d’aimer Daniel Booth.
Il n’avait plus aucune raison de rester, désormais, et il aurait dû prendre
congé. Il allait attendre qu’elle redescende, lui faire ses adieux dans les formes, et
prendre le chemin du retour.
Il serait à Willoughby beaucoup plus tôt que prévu et Pamela serait ravie. Il
serait peut-être de retour avant le départ de Thomas, à temps pour offrir à Sybil
son soutien, quand bien même elle ne le laisserait probablement pas approcher.
Il devrait s’en retourner et s’essayer à l’oublier. Le plus tôt serait le mieux.
Pourquoi tarder ?
Il accepta pourtant une invitation à déjeuner et recommença son récit pour une
Fleur pratiquement silencieuse et une Miriam Booth frétillant de curiosité. Fleur
ne montrait pas le soulagement attendu, mais, bien entendu, la tension de ces
derniers mois venait à peine de retomber, et il lui fallait probablement un peu de
temps pour s’habituer.
Tout n’était pas fini, bien sûr. Les cicatrices resteraient longtemps. Et une
chose au moins la marquerait à jamais. Quand il croisa son regard, ce fut le doute
et le chagrin qu’il y lut. Il aurait voulu lui prendre la main, lui demander ce
qu’elle avait, et comment il pouvait l’aider.
Sauf qu’il ne pouvait pas l’aider.
Quand elle reviendrait sur les événements des derniers mois, elle
s’apercevrait qu’il était le seul à lui avoir fait un mal irréparable. Peut-être s’en
était-elle déjà rendu compte.
Le mieux était de partir aussitôt après le déjeuner.
— Vous allez donc prendre le cottage de Mlle Galen et m’aider à l’école,
comme nous l’avions décidé ? demandait Miriam. Ce sera merveilleux, pendant
quelque temps du moins, en attendant de trouver d’autres arrangements. Peut-être
pourrons-nous persuader lord Brocklehurst de consentir à… Enfin, peut-être ne se
conduira-t-il plus comme un tyran.
— Il faut que je réfléchisse, Miriam. Mais oui, je pense que c’est une bonne
idée. J’ai toujours aimé la maison de Mlle Galen, avec toutes ces roses.
— Isabella a besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées, Miriam,
intervint calmement le vicaire. Elle a besoin de temps pour réfléchir. Quant à moi,
il faut que je retourne au village. C’est l’après-midi où je rends visite aux
malades. Tu m’accompagnes ?
— Oui, à moins qu’Isabella ne préfère que je reste avec elle.
Fleur déclina en souriant.
Miriam se leva. Son frère l’imita et interrogea le duc du regard.
— Je me mettrai en route cet après-midi, annonça ce dernier. Voulez-vous
faire quelques pas dans le jardin, mademoiselle Bradshaw ?
Fleur accepta sans le regarder. Le pasteur dévisagea le duc, qui décida qu’il
n’aimait pas du tout cet homme.
— C’est gentil d’être venu et d’avoir fait ce que vous avez fait. Je vous
remercie, Votre Grâce.
Ils se promenaient dans le jardin, à distance respectable l’un de l’autre.
— Vous n’êtes pas heureuse. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Mais si, je suis heureuse. Comment ne pas l’être ? Je vis depuis des mois
avec la certitude que, tôt ou tard, je serai pendue. Cette perspective n’a rien de
réjouissant. On ne peut s’empêcher de penser à toutes sortes de détails morbides.
Je suis rentrée hier, et tout le monde m’a regardée comme une criminelle. Être
reconnue innocente va tout changer.
— Bien sûr. Qu’y a-t-il, alors ?
— Je suis revenue pour essayer de comprendre ce qui s’est passé et peut-être
trouver une preuve de mon innocence, commença-t-elle après un long silence. Je
n’ai plus besoin de preuves, mais il reste tant de questions sans réponse. Et je me
suis heurtée à un mur.
— Mais encore ?
— Ma femme de chambre a trouvé un autre emploi. C’est elle qui a découvert
les bijoux, et je voulais savoir où ils étaient, s’ils étaient soigneusement cachés ou
juste posés sur mes affaires. Si je les avais volés, j’aurais été stupide de les
laisser sur le dessus, n’est-ce pas ?
— Votre malle était cadenassée ?
— Bien sûr que non. J’allais au presbytère.
— Et elle avait été déposée dans le coupé ?
— Oui. Et il aurait fallu être idiote pour laisser là des bijoux de prix. Je ne
connais ni leur nombre ni leur taille, mais il aurait mieux valu les garder sur moi
ou les sortir d’une façon moins évidente. Enfin, Annie est partie et je ne peux plus
l’interroger.
— C’est ennuyeux. Je vais la faire rechercher si vous voulez.
— M. Houghton ? fit-elle en esquissant un sourire. Non, ce n’est pas ce qui
me contrarie le plus. Le pire, c’est que je ne retrouve pas Hobson.
— Le valet ? Il n’est pas six pieds sous terre au cimetière ?
— Il a été enterré dans son village d’origine, or, personne ne sait où. Le
palefrenier qui a emporté le cercueil travaille désormais dans le Yorkshire et le
cocher qui a emmené Matthew est avec lui en ce moment même. C’est celui qui
est dans le Yorkshire qui a aidé Matthew à mettre le corps dans le cercueil.
— Vraiment ? s’étonna le duc.
— C’est important pour moi d’aller sur sa tombe. Même si je ne l’ai pas
assassiné, je l’ai tout de même tué, voyez-vous. Si je n’avais pas été tellement en
colère et affolée, si je ne l’avais pas poussé, il ne serait pas mort. J’ai été
l’instrument de sa mort, et je dois apprendre à vivre avec ce poids sur la
conscience. Pour y parvenir, il faut que j’aille sur sa tombe.
— Vous affirmer que cet homme a contribué à ce qui lui est arrivé, que votre
cousin est également responsable et qu’on ne peut pas vous blâmer ne suffira pas
à vous enlever ce poids ?
— Non. Ma raison me le répète, pourtant je n’arrive pas à oublier que je l’ai
poussé et qu’il en est mort. Mais je ne veux pas vous retenir, Votre Grâce. Vous
devez avoir hâte de vous mettre en route.
— Quelqu’un doit bien savoir d’où venait ce valet. Il avait des amis parmi les
domestiques ou au village ?
— Je l’ignore.
— À nous de le découvrir, dans ce cas. Je vais essayer d’égaler Houghton et
d’exhumer tout ce qui peut l’être. Je vais me renseigner au village. De votre côté,
pouvez-vous interroger de nouveau les domestiques ?
— C’est inutile. Ils ne savent rien. Et puis, ce sont les domestiques de
Matthew, pas les miens. Vous avez d’autres soucis, Votre Grâce, et vous devez
être pressé de regagner Willoughby.
— Vous croyez ? Je veux vous voir heureuse, Fleur, déclara-t-il en
s’immobilisant pour lui prendre les mains. Et complètement libre. Je n’imagine
pas m’en aller avant.
— Pourquoi ?
— Vous le savez très bien, murmura-t-il.
Il lui étreignit les mains, puis les lâcha et se dirigea vers les écuries.
Elle courut pour le rattraper.
— À cause de ce que vous m’avez fait ? demanda-t-elle. J’attendais devant le
théâtre, et si cela n’avait pas été vous, ç’aurait été quelqu’un d’autre. Peut-
être pas cette nuit-là, mais celle d’après.
— Dieu merci, c’était moi. S’il fallait absolument qu’il y en ait un, il valait
mieux que ce soit moi. Je repasserai demain matin, avec quelques informations,
j’espère.
Il s’éloigna et, cette fois, elle ne le suivit pas.
Une chose était sûre. Elle avait un sursis d’une journée. Le lendemain, il lui
ferait ses adieux et partirait pour toujours.
Le lendemain.
Pas aujourd’hui.
22
Le paysage devenait plus familier. Ils avaient fait la plus grande partie du
trajet main dans la main, sans pratiquement échanger un mot.
— Nous arrivons bientôt ? s’enquit-il.
— Oui.
— Il faut que tu ailles voir la personne qui s’occupe des affaires de
Brocklehurst. Il doit être possible de toucher au moins une partie de ton argent
avant ton vingt-cinquième anniversaire.
— Tu crois ?
— Je demanderai à Houghton de s’en occuper.
— Merci.
Un long silence, puis :
— Je ne pourrai pas revenir, Fleur. Je n’écrirai pas non plus.
— Non. Ni moi non plus.
— Promets-moi, si tu as le moindre problème, d’écrire à Houghton. Promets-
le-moi.
— En cas d’extrême urgence seulement. Non, Adam, je crois que je ne
pourrai pas.
— Si jamais tu attends un enfant…
— Ce n’est pas le cas.
— Si c’était le cas, insista-t-il en portant sa main à ses lèvres, il faudrait me
le faire savoir. Je sais que par tempérament, tu serais tentée de me le cacher, mais
il faudra absolument me le dire. Ce sera mon enfant, à moi aussi, le seul que
j’aurai jamais. Je t’enverrai dans une de mes propriétés et je m’occuperai de vous
deux.
— Je ne suis pas enceinte.
— Tu me le dirais ? insista-t-il.
— Oui.
Ils étaient à peine à deux lieues du village, quatre de Heron House tout au
plus. Fleur s’efforçait de dominer la panique qui la gagnait.
— Tu comptes déménager immédiatement ? demanda-t-il.
— Oui. Je vais passer une dernière nuit à Heron House et je partirai demain
matin. Je commencerai l’école après-demain, si cela convient à Miriam. Je serai
ravie d’enseigner.
— Tu apprendras la musique aux enfants ?
— Le chant, oui. Il n’y a pas d’instruments, mais pour le chant, cela n’a pas
d’importance.
— Je suis heureux que tu aies une amie sur qui compter, sourit-il.
— Miriam ? J’ai d’autres amis au village, Adam. Et de simples connaissances
deviendront des amis dès que je vivrai parmi eux. Ne t’inquiète pas pour moi. Je
serai heureuse.
— C’est vrai ?
— Oui. Je souffrirai au début, je le sais, et je m’y attends. Et puis la douleur
s’atténuera. Je n’ai pas l’intention de me languir. J’ai eu un aperçu du paradis, ce
qui est bien plus que ce que la plupart des gens auront jamais. Maintenant, je vais
recommencer à vivre.
— Pamela a très mal supporté mon départ. J’ai fait preuve d’égoïsme avec
elle. Je l’ai délaissée bien trop souvent et j’ai hâte de la retrouver.
— Elle mérite qu’on vive pour elle, Adam.
La voiture s’engagea sur le pont qui marquait l’entrée du village. Fleur ferma
les yeux et appuya la tête sur l’épaule d’Adam, qui lui serra la main avec force.
— Oh, mon Dieu ! gémit-elle.
— Courage. Si j’avais le choix entre cette souffrance et ne pas t’avoir connue,
je choisirais la souffrance.
— Je suis avide, avoua-t-elle dans un soupir. Je veux que la douleur
disparaisse et je te veux. Adam, je ne sais pas si je suis assez forte.
— Tu préfères que je t’emmène dans un endroit où nous pourrons nous
retrouver de temps en temps ?
— Une fois par an ? Deux ? Le paradis deux fois par an ?
— Plus souvent si tu n’es pas trop loin.
— Une petite maison accueillante près de Willoughby ? suggéra-t-elle avec un
sourire. Attendre tes visites, sans avoir jamais à se dire adieu. Et des enfants,
peut-être. Les nôtres. Ils seraient bruns ou roux, à ton avis ?
Sa voix n’était plus qu’un filet presque inaudible.
— Si c’est ce que tu désires, je te donnerai cette vie.
— Non. Ce n’est qu’un rêve, et une tentation. Aucun de nous ne supporterait
une telle existence.
La voiture quitta la route pour s’engager dans l’allée qui menait à Heron
House.
— Quand nous arriverons, n’entre pas avec moi, Adam. Continue ton chemin.
— Entendu.
Elle aurait voulu qu’il la prenne dans ses bras tout en espérant qu’il n’en fasse
rien. Cela lui ôterait tout courage, et elle commencerait à imaginer que les rêves
peuvent devenir réalité.
Après le tournant, ils franchiraient le portail et seraient pratiquement arrivés.
Il ne leur restait plus que deux minutes tout au plus.
— Je serai incapable de dire quoi que ce soit, articula-t-elle. Continue
simplement.
— Je t’aime. Je t’aimerai toute ma vie, pour toujours et à jamais, Fleur.
— Oui, oh oui ! murmura-t-elle en pressant brièvement le visage contre son
épaule.
Deux personnes descendaient les marches du perron. Miriam et Daniel.
— Isabella ! s’écria Miriam tandis que Ned Driscoll ouvrait la portière et
dépliait le marchepied. Nous venions justement voir si vous étiez rentrée. Nous
vous attendions hier. Oh, bonjour Votre Grâce ! ajouta-t-elle en s’inclinant.
Son frère aida Fleur à descendre.
— Isabella, pourquoi n’avez-vous pas emmené une femme de chambre ?
— Vous avez trouvé la tombe de Hobson ? voulut savoir Miriam. Le bruit
courait hier dans le village qu’il n’y avait plus aucune charge contre vous, que sa
mort était un accident et ce prétendu vol, un malentendu. Cette horrible histoire est
derrière vous, n’est-ce pas, Daniel ?
— Je vais prendre congé, mademoiselle Bradshaw, fit une voix derrière
Fleur.
— Vous n’entrez pas, Votre Grâce ? s’étonna Miriam.
Fleur se retourna et tendit la main. Le duc s’en empara, la porta à ses lèvres.
— Au revoir, dit-il.
« Adam », articula Fleur sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.
Déjà il remontait dans la voiture et s’asseyait à l’autre bout de la banquette.
Ned ferma la portière, sourit à Fleur et la salua d’un signe de tête avant de
grimper à côté du cocher.
La voiture s’éloigna, franchit le portail, et disparut à la vue.
C’était fini. Il était parti.
— Eh bien, il était pressé de s’en aller, commenta Miriam en riant. Isabella,
pourquoi ne m’avez-vous pas demandé de venir avec vous ? J’aurais fermé
l’école. Quand Daniel m’a dit qu’il avait refusé de vous accompagner, vous étiez
déjà en route. Vous imaginez notre étonnement quand nous avons appris que vous
étiez partie avec le duc de Ridgeway.
— Ce qui est fait est fait, Miriam, intervint son frère. Il est inutile d’en parler
encore et encore. Nous allons entrer avec vous, Isabella, si vous n’y voyez pas
d’inconvénient. Cela vous soulagera certainement de nous raconter ce qui est
arrivé.
— Vous devez être épuisée, sourit Miriam en glissant son bras sous le sien.
Prends le sac d’Isabella, veux-tu, Daniel ? Nous te rejoignons dans un instant.
Elle attendit que le révérend ait disparu dans la maison.
— Oh, Isabella, ma pauvre, pauvre amie ! murmura-t-elle tandis que Fleur,
pétrifiée, considérait l’allée déserte.
Du moins avait-elle beaucoup à faire. Fleur s’en félicita maintes fois au cours
des jours et des semaines qui suivirent.
Elle avait emporté toutes ses possessions dans l’ancienne maison de
Mlle Galen, qu’il lui fallut arranger à son goût. Au début, elle fit tout elle-même, y
compris la cuisine, puisqu’elle n’avait pas les moyens de payer de domestique.
Elle passa aussi de longues heures dans le petit jardin pour lui redonner son
charme d’antan.
Elle avait commencé à enseigner aux côtés de Miriam et découvrait combien
instruire plusieurs élèves en même temps était difficile.
Elle s’occupait également de voisins âgés, leur apportait des gâteaux quand
elle cuisinait et écoutait leurs histoires du passé, dont beaucoup d’anecdotes
concernaient ses parents.
Elle rendait visite à des amis, qui venaient la voir à leur tour. Elle passait
beaucoup de temps avec Miriam, dont l’amitié se révélait aussi enjouée que
discrète. Car elle savait, cela ne faisait aucun doute. Elle avait eu le tact
d’envoyer Daniel dans la maison quand Adam était parti, toutefois, si elle était
curieuse, elle n’en avait jamais rien montré ni ne lui avait posé la moindre
question. C’était une amie précieuse.
Il y avait également Daniel. Il ne l’avait pas rejetée malgré son aveu et
l’inconvenance de son équipée avec Adam. Il y avait bien entendu d’autres
villageois et quelques notables qui s’étaient tenus à l’écart tant qu’elle vivait à
Heron House, mais étaient à présent ravis de la fréquenter.
Matthew n’était pas revenu, ni cousine Caroline et Amelia, alors que la
Saison touchait pourtant à sa fin. Le bruit courait que ces dames voyageaient avec
des amis, et que Matthew était allé sur le Continent pour éviter on ne savait quels
ennuis. Fleur ignorait si l’on pouvait ajouter foi à ces rumeurs. Elle s’en moquait,
du reste. Tout ce qu’elle demandait, c’était qu’aucun d’entre eux ne réapparaisse.
Elle n’avait pas envie de revoir cousine Caroline et redoutait le retour de
Matthew.
Elle avait eu un entretien avec le régisseur de Heron House, qui lui avait
promis de parler d’elle au notaire de lord Brocklehurst.
La réponse arriva de façon inattendue, alors qu’elle prenait le thé après une
journée épuisante. Elle soupira comme on frappait à la porte, et se retrouva face à
Peter Houghton un instant plus tard.
— Mademoiselle Bradshaw, la salua-t-il en s’inclinant poliment.
— Monsieur Houghton ?
Elle s’effaça pour le laisser entrer.
— Je suis allé à Londres m’occuper d’une affaire vous concernant,
mademoiselle, et il m’a semblé plus simple de passer vous voir sur le chemin du
retour plutôt que vous écrire.
— Je vous remercie. Puis-je vous offrir une tasse de thé ?
Recevoir une lettre de Willoughby et s’apercevoir qu’elle était du secrétaire
lui aurait été effectivement très pénible.
Elle l’écoutait avec une attention tendue, savourant ce fragile lien avec
Willoughby et Adam.
Matthew avait effectivement fui le pays, lui apprit-il. Il avait dû apprendre
que sa supercherie avait été découverte et qu’on n’allait pas tarder à lui poser des
questions embarrassantes. M. Houghton avait vu le notaire de Matthew, tiré
quelques sonnettes en haut lieu et obtenu que son tuteur soit désormais un lointain
cousin, héritier de Matthew, qu’elle n’avait rencontré qu’une fois. Quand
M. Houghton lui avait rendu visite, il n’avait manifesté aucune envie de s’occuper
d’une parente inconnue ou de sa fortune.
Elle allait donc recevoir une rente très généreuse pendant un an et demi, après
quoi elle entrerait en possession de sa dot et de sa fortune, qu’elle soit mariée ou
non.
— Il me semble qu’il a même précisé que vous pouviez bien épouser le
balayeur si cela vous chantait, toussota Houghton, une étincelle malicieuse dans le
regard.
Fleur n’avait jamais remarqué que le secrétaire avait de l’humour.
Il refusa de rester dîner, ou même de prendre une seconde tasse de thé, arguant
du fait qu’il préférait se remettre en route sans attendre.
Dans quelques minutes, il serait parti. Lorsque Fleur se leva pour le
raccompagner, elle était déterminée à ne pas poser une seule question sur la seule
personne qui l’intéressait.
Peter Houghton toussota, s’arrêta sur le seuil.
— Sa Grâce ne pouvait pas se rendre à Londres en personne, c’est pour cela
qu’il m’y a envoyé, dit-il.
— Je vous remercie, ainsi que le duc.
— Il a décidé d’emmener la duchesse et lady Pamela passer l’hiver en Italie.
— Vraiment ?
Les blessures qui commençaient à peine à cicatriser venaient de se rouvrir.
— Pour la santé de la duchesse. Et pour la sienne aussi, je pense. Il n’est plus
vraiment lui-même, ces derniers temps.
Une lame acérée fouaillait la plaie.
— Le climat d’Italie devrait leur faire du bien, assura-t-elle.
— J’ai été chargé de faire un achat dans la capitale, mademoiselle Bradshaw,
et de m’assurer qu’il vous serait envoyé. Vous devriez le recevoir dans la
semaine. Je dois également vous informer qu’il s’agit d’une contribution à
l’équipement de votre école.
— De quoi s’agit-il ?
— Vous devriez le recevoir dans la semaine, se contenta de répéter le
secrétaire.
Il s’inclina de nouveau, lui souhaita une bonne soirée, et sortit.
Son dernier lien avec Adam était parti. Tout ce qui lui restait, c’était
l’assurance douloureuse qu’il l’aimait suffisamment pour envoyer son secrétaire à
Londres afin d’intercéder en sa faveur. Et qu’il lui avait fait un cadeau.
Officiellement pour l’école.
Pour elle, en réalité.
Elle savait aussi que bientôt, dans quelques mois, il quitterait l’Angleterre.
Peu importait après tout, puisqu’elle ne le reverrait jamais. Mais l’Italie…
L’Italie, c’était si loin !
La souffrance devenait parfois insupportable.
Elle avait beaucoup à faire, pourtant elle aurait aimé avoir l’esprit aussi
occupé que les mains.
Elle ne parvenait pas à le chasser de ses pensées, et c’était infiniment
douloureux. Elle ne le reverrait jamais, n’entendrait plus jamais parler de lui,
mais elle ne devrait jamais douter de son amour. Dans vingt ans, si elle était
toujours en vie et lui aussi, elle ne devrait pas douter qu’il l’aimait. Elle n’aurait
cependant jamais la possibilité de s’en assurer. Elle se demanderait, comme
c’était déjà le cas, s’il l’aimait toujours, s’il se souvenait d’elle.
Savoir qu’il ne l’aimait plus, qu’il était heureux avec une autre, serait plus
facile d’une certaine façon. Au moins pourrait-elle s’atteler à la tâche de se bâtir
une vie.
Pourtant, quand elle se rappelait leur voyage, leurs conversations anodines et
leur complicité naissante, leur bonheur de se trouver simplement côte à côte, main
dans la main, en parfaite harmonie, elle n’était plus certaine de pouvoir vivre en
sachant qu’il l’avait oubliée. Quand elle se remémorait cette nuit où ils s’étaient
aimés encore et encore, elle doutait de supporter de le savoir amoureux d’une
autre.
Et cependant, elle avait mal à l’idée qu’il soit malheureux, prisonnier d’un
mariage qui n’en était pas un, par amour pour une petite fille qui n’était même pas
la sienne.
Elle avait mal à l’idée que la barrière qui les séparait et qui les séparerait
leur vie entière était aussi ténue.
Deux événements ravivèrent son chagrin.
On vint la chercher à l’école un après-midi pour lui demander de prendre
livraison d’un pianoforte qu’on venait d’apporter de Londres. Les curieux,
auxquels s’ajoutèrent les enfants de l’école, s’étaient agglutinés dans la rue.
— Un pianoforte ! se récria Miriam. Pour vous. Qui l’a commandé ?
— C’est pour l’école, précisa Fleur. C’est un don.
— Un don pour l’école ? Mais de qui ?
— Il faut le faire porter là-bas.
— C’est un instrument trop précieux pour l’école, déclara Daniel, surgi d’on
ne savait où. Il faut le mettre chez vous, Isabella.
— C’est pour les enfants, répliqua-t-elle. Pour qu’ils apprennent la musique.
— Eh bien, vous leur donnerez des leçons chez vous, un par un ou deux par
deux.
— Je crois que c’est préférable, acquiesça Miriam. Quel merveilleux
cadeau !
Elle pressa discrètement le bras de son amie, mais n’insista pas pour
connaître l’identité du donateur.
Et voilà comment Fleur se retrouva avec un pianoforte et une pleine caisse de
partitions dans son salon. Quand elle fut enfin seule, elle s’assit sur le tabouret et
effleura les touches d’ivoire d’une main tremblante.
Pas pour jouer, cependant. Elle rabattit le couvercle et, la tête au creux de ses
bras repliés, éclata en sanglots. C’était la première fois qu’elle pleurait depuis le
départ d’Adam.
Elle le revoyait ouvrir la porte entre la bibliothèque et le salon de musique,
attendre qu’elle ait remarqué sa présence afin qu’elle ne s’imagine pas qu’il
l’écoutait en cachette. Elle s’entendait jouer, perdue dans la musique et cependant
consciente de sa présence silencieuse.
Longtemps, elle s’était imaginé le haïr, avoir peur de lui et le trouver
repoussant. Et elle avait mortellement craint l’étrange attirance qu’elle éprouvait
pour lui.
Il lui avait envoyé ce précieux cadeau parce qu’il savait ce que la musique
signifiait pour elle, mais jamais il ne l’entendrait en jouer.
Jamais plus elle ne jouerait pour lui.
Elle avait versé toutes les larmes de son corps lorsque un peu plus tard dans
la soirée, elle s’aperçut qu’elle saignait.
Elle avait une semaine de retard et elle aurait dû mourir d’angoisse. Une
grossesse aurait été un désastre, et pourtant toute la semaine, elle avait entretenu
un espoir déraisonnable.
La raison ne l’emportait pas toujours sur le cœur, elle s’en apercevait, et se
sentit aussi seule et démoralisée que le jour où il était parti.
Elle se serait moquée du qu’en-dira-t-on et du scandale, se répétait-elle. On
pouvait nourrir de grands espoirs en huit jours, et c’était ce qu’elle avait fait.
— Adam, murmura-t-elle dans l’obscurité de sa chambre, il y a trop de
silence. Je ne supporte pas ce silence. Je ne t’entends plus.
Ses paroles lui parurent ridicules quand elle les prononça, et elle pressa son
visage dans l’oreiller.
Peu de temps après la visite de Peter Houghton, Fleur demanda à Mollie, la
petite bonne de Heron House, si elle ne voulait pas tenir sa maison. La
perspective de se voir élevée au rang de gouvernante enchanta la jeune fille. Elle
laissa cependant entendre que Ted Jackson serait probablement désolé qu’elle
soit si loin de lui. C’est ainsi qu’un mois plus tard, M. et Mme Ted Jackson
s’installèrent chez Fleur, qui se retrouva non seulement avec une gouvernante,
mais un jardinier-homme à tout faire.
Maintenant qu’elle n’était plus seule chez elle, le révérend Booth venait
parfois lui rendre visite sans Miriam. Il trouvait sa présence reposante, disait-il,
et il aimait l’écouter jouer.
Fleur prenait plaisir à ses visites et se rappelait avec une certaine nostalgie
l’époque où elle se croyait amoureuse de lui. Si cousine Caroline et Amelia
n’étaient pas parties pour Londres, si Matthew ne l’avait pas empêchée de quitter
la maison, si Hobson n’était pas tombé, si elle ne s’était pas enfuie, sa vie aurait
été complètement différente. Elle serait allée vivre au presbytère avec Miriam en
attendant que Daniel revienne avec une dispense de bans.
Ils auraient été mariés depuis plusieurs mois et auraient passé toutes leurs
soirées ensemble.
Peut-être attendrait-elle un enfant.
Elle aurait été heureuse. Sans l’expérience de ces derniers mois, elle n’aurait
peut-être jamais deviné l’étroitesse d’esprit de Daniel. Peut-être aurait-elle
continué à penser la morale en noir et blanc, elle aussi. Et elle n’aurait jamais
rencontré Adam. Elle n’aurait jamais connu la passion brûlante qu’elle éprouvait
pour lui.
Elle se serait contentée de la tendre affection que lui offrait Daniel. Parfois,
elle regrettait de ne pouvoir effacer ces derniers mois et revenir à sa vie d’antan.
Mais on ne pouvait pas revenir en arrière, ni même le désirer. L’expérience
acquise vous empêchait de vous satisfaire de moins.
Malgré la souffrance, malgré le désespoir, pour rien au monde elle n’aurait
voulu vivre sans avoir connu Adam. Sans l’aimer.
— Êtes-vous heureuse, Isabella ? lui demanda un soir le révérend Booth.
— Oui. J’ai beaucoup de chance. J’ai cette maison, l’école et mes amis. Et un
merveilleux sentiment de sécurité après toutes les angoisses que j’ai endurées à
cause de Matthew.
— Vous êtes aimée et respectée. Je craignais que vous trouviez difficile de
vous établir ici après ce que vous avez traversé.
Elle lui sourit et retourna à son ouvrage.
— Je regrette parfois de ne pas pouvoir revenir à la situation d’avant cette
horrible nuit, reprit-il, comme s’il avait lu dans ses pensées. Mais on ne peut pas
revenir en arrière. Jamais.
— Non.
— Je croyais ne pouvoir aimer qu’une personne digne de mon affection. Je
croyais pouvoir aimer chrétiennement les autres et leur pardonner leurs
défaillances s’ils s’en repentaient, en revanche, je n’imaginais pas épouser une
femme qui aurait commis une grave erreur. J’avais tort.
Fleur sourit sans mot dire.
— Je faisais preuve d’un orgueil monstrueux. Comme si je pensais qu’une
femme devait me mériter. Je suis pourtant le plus faible des mortels, Isabella. Je
vous admire de ne pas être amère ou aigrie après ce que vous avez vécu. Vous
êtes plus forte et plus indépendante qu’avant, il me semble.
— J’aime à le croire. Je me rends compte que ma vie est entre mes mains et
que je ne peux pas reprocher aux autres ce qui m’arrive.
— Voulez-vous me faire l’honneur de m’épouser ?
Elle aurait dû s’y attendre, pourtant cette demande la laissa interdite.
— Oh, Daniel ! Je regrette, mais c’est impossible.
— Même si je connais votre passé et vous assure que cela n’altère en rien
mes sentiments pour vous ?
— Non, Daniel. Je ne peux pas.
— C’est donc bien ce que je pensais, fit-il en se levant. Mais vous avez cessé
toute relation avec lui, n’est-ce pas ? C’est un homme marié. Je suis désolé,
Isabella. Sincèrement désolé. Tout ce que je souhaite, c’est vous voir heureuse. Je
prierai pour vous.
Elle garda les yeux rivés sur sa broderie tandis qu’il s’en allait.
S’il accompagna parfois sa sœur, et vint fréquemment à l’école, il ne vint pas
la voir seul pendant de longues semaines.
Lorsqu’il le fit enfin, ce fut lors d’un après-midi de congé, pour lui apporter
une lettre.
— Je la renverrai sans l’ouvrir si j’étais vous. C’est ce que je vous conseille
en tant qu’homme d’Église, Isabella. Vous avez tant fait pour l’oublier et vous êtes
si près de remporter la bataille. Laissez-moi la renvoyer à votre place. Ou
détruisez-la sans la lire.
Elle prit la lettre, qui portait le sceau des Ridgeway et n’était pas de la main
de Houghton. Cela faisait plus de quatre mois, ou peut-être quatre ans, ou quatre
décennies, ou quatre siècles…
— Merci Daniel.
— Soyez forte. Ne cédez pas à la tentation, l’exhorta-t-il avant de la quitter.
Elle le haïssait. Jamais elle n’aurait pensé le haïr de nouveau, et pourtant
c’était le cas. Il lui avait promis de ne jamais la revoir et de ne jamais lui écrire.
Et elle l’avait cru.
Elle s’était languie de lui, s’était convaincue qu’elle ne pourrait vivre sans le
voir ou avoir de ses nouvelles.
Et voilà qu’il lui avait écrit. Pour rouvrir la blessure encore à vif. Pour
l’obliger à tout recommencer. Désormais, plus jamais elle ne pourrait se fier à lui
pour la protéger de la tentation.
Daniel avait raison. Elle devrait renvoyer la lettre sans l’ouvrir afin qu’il
sache qu’elle était plus forte que lui. Ou la détruire sans la lire.
Elle alla la poser sans l’ouvrir sur le pianoforte, puis s’assit, les mains
croisées dans son giron, et la regarda.
26
Elle savait bien sûr qu’elle finirait par l’ouvrir. Elle l’avait su à l’instant où
Daniel lui avait apporté la lettre. Comment aurait-elle pu ne pas ouvrir cette petite
fenêtre sur sa vie ?
Cela ne l’empêchait pas de le haïr. En quatre mois et demi, elle avait compris
qu’elle n’avait pas fini de souffrir, qu’il s’écoulerait encore de longs mois avant
qu’il cesse de lui manquer.
Elle alla se préparer une tasse de thé et la but lentement, sans détacher les
yeux de la lettre posée sur le pianoforte.
Si elle repoussait le moment de la lire, ce n’était pas par rancœur, parce que
cette missive rouvrirait toutes ses blessures, finit-elle par admettre, mais parce
qu’il ne lui faudrait qu’une petite poignée de secondes pour la lire. Après quoi, il
ne lui resterait rien, rien qu’un grand vide et un silence infini.
Elle posa sa tasse, soupesa la lettre, la porta à ses lèvres, l’appuya contre sa
joue.
Peut-être venait-elle de quelqu’un d’autre, après tout. De Mme Laycock, par
exemple. À cette idée, elle brisa fébrilement le cachet.
Son regard descendit en bas de la page, jusqu’à la signature : Adam. Elle
ferma les yeux et se laissa tomber sur son siège.
Ma très chère Fleur,
Je t’écris pour t’annoncer deux événements qui ont frappé ma famille. Mon frère a été tué
dans une rixe à Londres il y a un peu plus d’un mois et ma femme s’est noyée accidentellement le
jour même où nous avons appris sa mort. Je les ai enterrés côte à côte dans le caveau familial.
Demain, j’emmène Pamela sur le Continent. Elle adorait sa mère et elle est inconsolable.
Nous passerons l’hiver et peut-être toute notre année de deuil à l’étranger.
Une fois cette année achevée, je reviendrai dans le Wiltshire. Je n’en dirai pas plus pour le
moment. Tu comprendras que le mois qui vient de s’écouler a été pénible. Je lui dois une année de
deuil, ainsi qu’à mon frère, bien entendu.
Je voulais que tu saches tout cela avant mon départ. J’ajouterai seulement que je pensais
tout ce que je t’ai dit quand j’étais dans le Wiltshire.
Elle se débarrassa de ses livres, le regarda poser ses gants et son chapeau sur
un guéridon avant de le précéder dans un petit salon dont le pianoforte occupait
tout un angle.
C’était bien ce qu’il pensait. Elle n’était pas vraiment ravie de le voir. Elle
était gênée, mal à l’aise.
— Voulez-vous vous asseoir, Vo… ?
Elle s’interrompit en rougissant.
Elle était si belle. Quand il l’avait vue se pencher pour étreindre Pamela, il en
avait eu le souffle coupé. Elle était encore plus belle que dans son souvenir. Il y
avait en elle une élégance, une dignité plus frappantes qu’avant.
Il n’avait que trop conscience de sa laideur et de sa cicatrice. Il devait faire
un effort pour ne pas tourner la tête afin de lui présenter son profil intact.
— Je vais sonner pour qu’on nous apporte du thé et quelque chose à manger.
Vous ne vous êtes pas arrêté depuis le petit déjeuner, j’imagine. Vous devez avoir
faim.
— Non, je n’ai pas faim, dit-il. Alors vous êtes heureuse ? L’école a l’air
d’être un endroit joyeux et cette maison est charmante, plus grande que je m’y
attendais.
— Je suis heureuse, oui. Je fais ce que j’aime, et je suis entourée d’amis.
— Je suis content. Je voulais m’en assurer.
— Merci. C’est gentil de votre part. Vous devez avoir hâte de rentrer chez
vous après un si long voyage.
— J’ai hâte, en effet.
Il pensait s’être préparé au pire, mais son cœur pesait soudain aussi lourd que
du plomb dans sa poitrine, et il n’osait penser à l’hiver et à toutes les années de
solitude qui l’attendaient.
Sans Fleur, Willoughby n’aurait rien d’un foyer, et la vie ne vaudrait pas la
peine d’être vécue. Pas après avoir espéré une année durant en essayant de se
convaincre qu’il n’espérait pas.
Elle arrangea un coussin qui n’en avait nul besoin et s’assit, tandis qu’il
restait debout. Puis elle chercha désespérément quelque chose à dire, un sourire
poli aux lèvres.
Pendant onze mois, elle s’était persuadée qu’il ne viendrait pas, qu’il
l’oublierait, qu’il regretterait ses mots d’amour. Et pourtant, elle n’avait jamais
cessé de l’attendre, quand bien même elle s’en défendait.
Et voilà qu’il se tenait au milieu de son salon, les mains dans le dos, l’air
sombre et morose, comme s’il avait envie d’être n’importe où ailleurs plutôt
qu’ici.
Il était venu par devoir, parce qu’il s’y était engagé. Adam et son maudit sens
du devoir !
— Brocklehurst et sa famille ne vous ont pas causé d’ennuis ? demanda-t-il
avec raideur.
— Non. J’ignore où est Matthew. La rumeur prétend qu’il est aux Indes quand
ce n’est pas en Amérique du Sud. Cousine Caroline est ici, mais je crois qu’elle
compte passer l’hiver chez sa fille.
— Et vous êtes toujours amie avec le révérend Booth et sa sœur. J’en suis
heureux.
— Effectivement.
Elle regrettait que lady Pamela soit partie pique-niquer. Elle aurait voulu
qu’il s’en aille sur-le-champ, qu’elle puisse enfin commencer à vivre le reste de
sa vie.
Si seulement il n’avait pas autorisé Pamela à accompagner les autres, se
disait-il. S’il pouvait trouver un prétexte pour s’en aller sans attendre. Mais s’il
allait à l’auberge du village, elle penserait qu’elle avait manqué à ses devoirs
d’hospitalité, devinait-il.
— Je vous remercie pour le pianoforte, reprit Fleur. Je n’ai pas eu l’occasion
de le faire plus tôt. Vous l’avez envoyé pour l’école, bien sûr, mais Miriam et
Daniel ont pensé qu’il serait mieux ici.
— C’était un cadeau pour vous, vous le savez fort bien.
Elle rougit et baissa les yeux sur ses mains étroitement nouées. Il se rappela la
douceur de ses mains effleurant ses cicatrices, le son de sa voix lui murmurant
qu’il était beau et qu’elle l’aimait. Une tristesse infinie le submergea. Il
s’approcha du pianoforte et appuya sur une touche.
— Le son est bon ?
— C’est un instrument magnifique. C’est mon bien le plus précieux.
Il sourit, leva les yeux et remarqua le billet appuyé contre le vase posé sur le
pianoforte.
— C’est ma lettre, dit-il en s’en emparant.
— Oui.
Fleur se leva, les joues en feu.
— Elle est là depuis un an ? hasarda-t-il.
— Oui, admit-elle avec un petit rire. Probablement. Je ne suis pas quelqu’un
de très ordonné.
Un coup d’œil sur la pièce impeccablement rangée lui redonna espoir, tout à
coup.
— Pourquoi la laissez-vous là ?
— Je… je n’en sais rien.
Elle avait beau chercher, elle ne trouvait pas de raison susceptible
d’apparaître valable, et lui dire la vérité serait trop humiliant.
— Je vais la ranger, dit-elle en tendant la main pour la récupérer.
— Fleur ?
Sa main retomba. Un an plus tôt, elle lui avait dit qu’elle l’aimait et qu’elle
l’aimerait toujours. Devait-elle en avoir honte, à présent ? L’orgueil devait-il être
sauf à tout prix ?
— Parce que mon bien le plus précieux, ce n’est pas seulement le pianoforte.
C’est aussi cette lettre. C’est pour cela que je les garde ensemble.
— Fleur…
— C’est tout ce que j’ai de vous, ce pianoforte et cette lettre.
Elle pria pour qu’il ne remarque pas les larmes qui lui brouillaient la vue.
Pourtant, elle n’avait pas honte de l’aimer. Elle le lui avait avoué un an plus tôt, et
c’était toujours vrai.
À travers ses larmes, elle le vit s’approcher, encadrer son visage de ses
mains.
Elle affichait un visage de marbre, mais elle avait les larmes aux yeux. Et ce
qu’elle venait de lui dire lui redonnait espoir. Et puis, il y avait cette lettre posée
sur le pianoforte depuis un an.
— Mon amour, chuchota-t-il.
Si elle devait le rejeter, qu’elle le fasse, mais qu’elle sache au moins qu’il lui
était resté fidèle, qu’il l’aimait plus que la vie et qu’il l’aimerait toujours.
Elle tendit vers lui une main tremblante, la retira.
— Je t’aime, articula-t-il. Rien n’a changé depuis que je te l’ai dit voilà
quinze mois. Et rien ne changera jamais.
Elle ne savait que dire, ne trouvait pas les mots. Les aurait-elle trouvés
qu’elle n’aurait pas réussi à les prononcer, de toute façon. Elle voulut le toucher,
mais ses mains ne lui obéissaient pas plus que sa voix.
Elle n’avait pas besoin de mots, à vrai dire. Il se pencha, l’enlaça, posa les
lèvres sur les siennes et plus rien n’eut d’importance. Elle pouvait trembler de
tout son être, sa force la protégeait.
Fleur.
Son corps gracieux épousait insolemment le sien, ses lèvres s’ouvraient sous
les siennes, ses bras se nouaient autour de son cou.
Fleur.
De nouveau, il pouvait s’autoriser à espérer.
— Moi aussi, je t’aime, murmura-t-elle. Je n’ai jamais cessé de t’aimer un
seul instant. Et la lettre ne reste pas toujours sur le pianoforte. La nuit, elle est
sous mon oreiller.
Au diable, l’orgueil !
— Parce que le pianoforte est trop grand ?
Elle éclata de rire à cette plaisanterie inattendue, et lui aussi.
— Fleur, j’ai l’impression que c’est la première fois que je ris depuis un an.
Plongeant son regard dans le sien, elle avoua :
— Quand tu es parti ce matin-là, j’ai pensé que je ne te reverrais jamais.
— Ce ne serait pas une tragédie, je ne suis pas beau à regarder.
— Je ne sais pas, dit-elle en inclinant la tête de côté. Tu es tout pour moi.
— Un tout couturé.
— Un tout très beau, et un visage plein de caractère. Le visage que j’aime le
plus au monde.
Elle fut prise de court lorsque, la soulevant dans ses bras, il alla s’asseoir et
la cala sur ses genoux.
— Devine ce que j’ai dans la poche, dit-il.
— Je ne sais pas. Un bijou de prix pour moi.
— Non. Essaie encore.
— Une tabatière.
— Je ne prise pas. Tu gèles !
— Un mouchoir !
— Dans mon autre poche. Qu’est-ce que j’ai dans cette poche-là ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Tu devrais deviner. De quoi avais-je besoin plus que tout en venant enfin
te retrouver ?
Fleur fit un geste d’ignorance.
— Une dispense de bans, mon amour. Une autorisation de mariage pour que tu
puisses être mienne sans attendre, dès que tu auras dit « oui », en tout cas.
— Oh, Adam ! souffla-t-elle, bouleversée.
— Tu acceptes ? Tu veux bien m’épouser, Fleur ? Je ne suis pas le gros lot, et
tu es bien placée pour le savoir, mais tu peux compter sur mon dévouement et mon
amour sans partage jusqu’à la fin de tes jours. Et tu seras duchesse – si tant est
que cela ait quelque attrait à tes yeux –, et maîtresse de Willoughby. Fleur, veux-tu
m’épouser ?
— Réfléchis bien, Adam, murmura-t-elle en suivant du bout de l’index la
cicatrice qui courait sur sa joue. Pense à ce que tu sais de moi, à ce que j’ai été.
— Une prostituée ?
Elle écarquilla les yeux, choquée, et s’empourpra.
— Écoute-moi bien, Fleur. Sybil était phtisique, et il est peu probable qu’elle
aurait survécu à cette année. Du moins l’aurait-elle vécue. Elle aurait eu mon
soutien et mon affection, et l’amour de Pamela. Mais elle avait connu une cruelle
déception autrefois, puis une autre l’été dernier, et elle avait perdu le goût de
vivre. Elle ignorait pratiquement Pamela et quand elle a appris la mort de
Thomas, avant moi, elle a mis fin à ce qui lui restait de vie.
— La pauvre femme. Je suis infiniment désolée pour elle, Adam.
— Moi aussi. Mais je n’ai pas fini, Fleur. Il y a un an, tu t’es retrouvée face à
un terrible dilemme : être pendue ou être prisonnière d’un mariage de cauchemar
si tu retournais chez toi, ou mourir de faim si tu continuais à te cacher. Est-ce que
tu es restée à te lamenter sur ton sort ? Non, tu t’es battue pour survivre, et tu as dû
en venir aux pires extrémités. Je plains ma femme, alors que je n’ai pas assez de
mots pour te dire mon estime.
— Peut-être parce que tu sais que tu as été le seul, risqua-t-elle. Que ferais-tu
s’il y en avait eu une douzaine ? Ou plus ?
— J’aurais des envies de meurtre. Avant mon mariage, j’ai couché avec plus
de femmes que je ne saurais compter. Que ressens-tu ?
— J’ai des envies de meurtre.
— Et tu m’en aimes moins ?
— Non. C’est le passé. Je n’ai aucun contrôle sur lui et tu ne peux rien y
changer. Je me moque de ton passé.
— Et moi, je me moque du tien. Acceptes-tu d’être duchesse de Ridgeway ?
— Et Pamela ?
— Elle m’est reconnaissante du sacrifice que je fais en t’épousant uniquement
pour que tu puisses devenir sa maman. J’ai dû lui certifier que cela ne m’ennuyait
pas, ajouta-t-il dans un sourire.
— Elle adorait sa mère.
— Oui, et elle l’adorera toujours. Nous veillerons à ce qu’elle ne l’oublie
jamais, en espérant que la mémoire embellisse un peu la vérité, et qu’elle garde le
souvenir d’une mère aussi attentive que belle et indulgente. Tu ne seras jamais sa
mère, mais tu seras sa belle-mère. Et je sais d’expérience qu’on peut aimer les
deux. J’ai des souvenirs imprécis de ma mère, tous associés à un amour sans
limite, et cela ne m’a pas empêché d’être très attaché à ma belle-mère, la mère de
Thomas.
Fleur appuya la tête contre son épaule.
— Veux-tu m’épouser ?
— Oui, souffla-t-elle.
Il n’y avait rien d’autre à dire. Comment exprimer un bonheur si violent qu’il
en était presque douloureux ?
Il ferma les yeux et posa la joue sur le sommet de son crâne. Comme la nuit où
ils avaient fait l’amour, ils communiaient mieux dans le silence.
— J’ai un aveu à te faire, lui confia-t-il. Je craignais de recevoir une lettre de
toi m’apprenant que tu étais enceinte, et je l’ai pourtant attendue avec un fol
espoir. Tu vois à quel point je suis égoïste ?
— J’ai pleuré quand j’ai découvert que je ne l’étais pas.
Lui soulevant le menton, il la gratifia d’un long baiser langoureux.
— Nous ferons un enfant le plus vite possible, dit-il. Cette nuit peut-être ?
— Cette nuit ?
— Notre nuit de noces. C’est trop tôt ?
— Aujourd’hui ?
— Nous pouvons attendre, si tu le souhaites. Nous pouvons faire un mariage
en grande pompe, à Londres si tu veux, avec toute la bonne société. Je pense que
même le roi viendra si nous l’invitons. Mais je préférerais aujourd’hui. Nous
pourrions passer notre première nuit dans ta maison. Tu as une chambre pour
Pamela ?
— Oui, répondit-elle en lui frôlant les lèvres d’un doigt léger. J’ai tellement
rêvé de t’avoir ici avec moi. Mes bras étaient tellement vides, et mon lit tellement
froid.
— Ils ne seront pas vides cette nuit, mon amour. Et tu n’auras plus besoin de
rêver. Ce sera la réalité.
— Je n’aurai pas besoin de glisser ta lettre sous mon oreiller.
— Ni le pianoforte.
Ils éclatèrent de rire avant de s’embrasser.
— Adam, j’ai été si seule sans toi. Cela m’a semblé une éternité.
— La solitude est finie, Fleur, pour toi comme pour moi. Nous allons nous
marier, vivre à Willoughby avec nos enfants et vieillir ensemble. Et nous aimer
pour l’éternité. Et au-delà, ajouta-t-il après avoir déposé un baiser sur ses lèvres.