Line Renaud Avec Bernard Stora (En Toute Confidence)
Line Renaud Avec Bernard Stora (En Toute Confidence)
Line Renaud Avec Bernard Stora (En Toute Confidence)
En toute
confidence
récit
À la vie…
Bernard Stora, scénariste, réalisateur de cinéma et de télévision, a
tourné plusieurs films avec Line Renaud, dont Suzie Berton, qui a
marqué un tournant dans sa carrière de comédienne. C’est une fois
encore à lui que Line Renaud a choisi de confier les souvenirs
qu’elle livre aujourd’hui.
1
10 avril 2019, sept heures du matin
*
En France en 2019, on a dénombré plus de cent quarante mille
accidents vasculaires cérébraux, soit un toutes les quatre minutes.
Comme dans la plupart des pays occidentaux, l’AVC est la première
cause de handicap physique de l’adulte et la deuxième cause de
décès.
L’AVC n’est pas une maladie moderne. Il n’y a sans doute pas
plus de victimes d’AVC à notre époque qu’il y a un siècle ou mille
ans. Mais aujourd’hui on diagnostique et on nomme, alors qu’avant,
lorsque au beau milieu d’un discours un homme politique s’effondrait
sur son pupitre, ou qu’un paysan restait soudain figé, sa faux levée,
puis s’écroulait d’un bloc au milieu des blés, on disait : il a eu une
attaque, il a fait une apoplexie, une congestion cérébrale. Et on
enterrait le malheureux sans plus se poser de questions.
Dans la majorité des cas, l’AVC provient de l’obstruction d’un
vaisseau par un caillot, réduisant l’irrigation sanguine dans une zone
cérébrale. Plus le temps pendant lequel le cerveau est mal irrigué se
prolonge, plus les conséquences risquent d’être graves, depuis le
décès dans environ un tiers des cas jusqu’à l’absence totale de
séquelles dans l’hypothèse la plus favorable, en passant par des
atteintes plus ou moins profondes et plus ou moins temporaires.
Ne croyez pas que je fasse ma maligne en étalant mon peu de
science, mais vous comprendrez que je me sois intéressée au sujet.
M’étonnant au passage que nous soyons si peu informés sur une
menace qui nous concerne tous, nous et nos proches.
La rapidité d’intervention joue un rôle essentiel pour limiter les
conséquences d’un AVC. Chaque seconde compte. Or il arrive
souvent que les témoins immédiats, parents, collègues, passants, ne
se rendent pas compte que la personne qui vient de perdre
connaissance sous leurs yeux et recouvre ses esprits peu après
vient en réalité d’être victime d’un AVC. On dit : il a fait un malaise, il
a eu un étourdissement, c’est la chaleur, c’est le froid, c’est la chute
elle-même, etc. Un verre d’eau, quelques tapes dans le dos, des
paroles de réconfort, « Vous nous avez fait peur », « Allez, c’est rien,
vous avez eu de la chance », et les minutes tombent pendant
lesquelles le cerveau est mal irrigué, aggravant inexorablement les
conséquences de l’accident cérébral.
Il existe pourtant quelques tests simples qui permettent, sans
connaissances médicales particulières, de repérer les premiers
symptômes. Par exemple : demander à la personne de sourire, de
lever les deux bras ou de répéter une phrase après vous. Si elle n’y
parvient pas, il faut appeler sans hésiter un service de secours.
Une douleur dans la poitrine, un mal de tête brutal ou une perte
de vision doivent également vous alerter.
Les pompiers, le SAMU ne vous feront jamais le reproche de les
avoir dérangés pour rien.
*
Jacinthe ne m’a pas demandé de sourire, ni de tendre les bras
paumes vers le ciel, elle ne m’a pas demandé si je me souvenais de
mon nom ni si j’étais capable de répéter une phrase simple. Elle a
compris d’instinct ce qui était l’essentiel : ne pas perdre une
seconde. Elle s’est ruée sur le téléphone et a appelé les pompiers.
Puis elle a entrepris de délivrer ma jambe emprisonnée sous le
sommier. J’étais toujours étendue au sol, il n’était pas question de
pouvoir me relever. En me soulevant à demi, je pouvais entrevoir
mon pied droit, et ma cheville qui paraissait avoir beaucoup enflé.
Mais, bizarrement, je n’éprouvais toujours aucune douleur et je ne
me sentais pas trop mal. Par contre, j’avais la bouche sèche, et cette
sensation ne diminuait pas malgré les quelques gorgées d’eau que
me donnait Jacinthe.
Les pompiers sont arrivés. Ils ont placé tout un tas d’appareils
autour de moi, ont procédé aux premiers examens, m’ont posé des
questions pour tester ma mémoire. C’étaient deux garçons qui
paraissaient tout jeunes, presque des enfants. Loin de les vieillir, leur
uniforme les rajeunissait encore, comme s’ils s’étaient déguisés par
jeu. À mon avis, ni l’un ni l’autre n’avaient jamais dû m’entendre
chanter la Cabane au Canada ou Ma petite folie. Mais la Line Renaud
de la lutte contre le sida ou des Ch’tis leur parlait. Ils m’avaient
reconnue, je le voyais à leurs regards surpris.
Ils s’exprimaient à voix basse, lentement, en articulant
soigneusement chaque syllabe. On avait dû leur apprendre ça, au
cours de leur formation. Ne pas paraître alarmé quel que soit l’état
du patient. Ne pas cesser de parler, pour que la victime reste
consciente. Et je leur ai répondu, en effet. Nous avons discuté
tranquillement, comme si de rien n’était, comme si je n’étais pas
étendue par terre de tout mon long, avec ma cheville qui avait
doublé de volume et cette interrogation qui m’obsédait : que m’est-il
arrivé ?
Ensuite ils ont été rejoints par des camarades, on m’a placée sur
un brancard avec d’infinies précautions, puis descendue et installée
dans l’ambulance qui stationnait dans la cour. Après quoi nous
avons pris la route de l’hôpital Foch à Suresnes. Pendant tout le
trajet, nous avons continué à bavarder. De quoi, je ne me souviens
plus très bien. De leur métier, peut-être, ou bien je leur ai demandé
leur âge, je me suis renseignée sur leur parcours, est-ce qu’ils
étaient mariés, des choses de ce genre. J’ai toujours été curieuse
des autres, et lorsque je suis en compagnie, je n’aime pas le silence.
Peut-être un effet des maximes de Loulou, qui professait qu’on ne
devait jamais laisser s’installer un temps mort dans une
conversation. Il est vrai qu’il parlait du rôle de la maîtresse de
maison soucieuse de ses invités et non du comportement à observer
dans une ambulance qui vous transporte à l’hôpital toutes sirènes
hurlantes.
Suresnes n’est pas loin de Rueil, nous avons rapidement fait la
route. L’ambulance s’est arrêtée devant l’entrée des urgences et, à
partir de ce moment, j’ai brutalement perdu la mémoire de ce qui
s’est passé.
*
Lorsque j’ai repris conscience quelques heures plus tard, les
premiers visages que j’ai aperçus, penchés sur moi, étaient ceux de
Claude et de Muriel, qui guettaient mon réveil.
Claude Chirac et Muriel Robin, mes filles de cœur, accourues au
premier appel de Jacinthe.
« Line, vous avez fait un tout petit AVC, m’a annoncé Claude, de
sa voix douce et posée. Vous avez eu beaucoup de chance. »
Un tout petit AVC… Elle se voulait rassurante et, dans sa bouche,
le terrible choc qui aurait pu m’emporter prenait les dimensions
d’une appendicite.
« C’est un signe de votre maman. “Line, tu en fais trop” », a-t-elle
ajouté.
Je l’ai fixée sans comprendre.
« C’est bien ce que vous disait votre maman, n’est-ce pas ? »
Brusquement, j’ai saisi. Bien sûr, Claude avait raison ! Maman
avait voulu me donner une bonne leçon en m’envoyant ce tout petit
AVC. J’en avais trop fait, j’étais allée jusqu’à la limite de mes forces.
D’ailleurs moi-même, quelques jours plus tôt, alors que
l’enregistrement de la soirée du Sidaction venait de prendre fin,
rentrant à La Jonchère brisée de fatigue, n’avais-je pas dit à Marie-
Annick : « Ça ne peut plus durer. Il faut que je me calme. Il est temps
que je réalise que je vais avoir quatre-vingt-onze ans. »
Mais si cet accident n’avait pas mis un coup d’arrêt brutal à la
cavalcade effrénée qu’était ma vie, que serait-il advenu de mes
bonnes résolutions ?
*
En septembre 1945, à peine arrivée à Paris, j’ai rencontré un
homme et j’en suis tombée amoureuse. J’avais dix-sept ans, lui
trente-sept. Il s’appelait Loulou Gasté. Avant d’être mon amant, puis
mon mari, il était mon idole, celui dont chez moi, dans le Nord,
j’écoutais avec ravissement les chansons à la radio.
Nous avons vécu cinquante ans ensemble. Il m’a tout appris, de
la vie et de mon métier. Aujourd’hui encore, vingt-cinq ans après sa
disparition, il n’est pas une décision que je prenne sans que je
m’interroge : « Qu’aurait dit Loulou ? Qu’aurait fait Loulou ? » Il reste
ma boussole, mon conseiller, mon guide. Je ne suis pas toujours de
son avis, parfois je n’en fais qu’à ma tête. Pourtant, certains
principes qu’il m’a inculqués m’ont si profondément structurée qu’ils
déterminent sans que je le veuille, de façon quasi automatique, mon
comportement.
Par exemple, j’ai vécu toute ma vie avec une hantise : « Qu’est-
ce que je vais faire après ? » Pour un artiste, chanteur, comédien,
dont la survie est soumise à l’incertitude des contrats, à peine a-t-on
entamé une tournée, un film, un spectacle, qu’il faut penser au
suivant. Le présent est déjà du passé.
Aujourd’hui, à mon âge, n’ayant plus de gros soucis matériels –
sauf si je suis encore vivante à cent vingt ans –, je pourrais
envisager mon avenir professionnel avec un certain détachement.
Eh bien, non. La nuit, moment propice à toutes les angoisses, je
récapitule mes projets, je les classe, les plus certains, les plus
fragiles, ceux auxquels je tiens, ceux que j’accepterais faute de
mieux. Je m’embrouille, je compte sur mes doigts, je ressasse et
m’affole s’il m’en manque un. C’est un peu ridicule, j’en conviens,
mais j’ai été façonnée ainsi.
À tel point que Loulou lui-même, bien qu’il soit en partie
responsable de cette obsession, avait fini par s’en inquiéter. Il me
disait : « Détends-toi, ça va venir, on va trouver… » Mais rien n’y
faisait. J’étais si inquiète du lendemain que lorsque Flammarion m’a
demandé d’écrire un livre, mon premier, je l’ai intitulé Bonsoir mes
souvenirs, comme si ma carrière était achevée. J’avais trente-cinq
ans, bien peu de souvenirs et un bel avenir devant moi.
*
Qu’on le croie ou non, passé le premier choc, à peine quelques
heures après mon hospitalisation à Suresnes, ma première
préoccupation fut de savoir si je pourrais travailler à nouveau. Si j’en
serais capable physiquement et intellectuellement, si ma mémoire,
indispensable outil, ne serait pas affectée. De ce côté, les examens
étaient rassurants. Une certaine gêne dans le bras droit, mais pas
de paralysie faciale. Une élocution satisfaisante. Une capacité de
réflexion et de raisonnement apparemment intacte.
Mais oserait-on à nouveau me confier un rôle ? Je voyais d’ici les
mines apitoyées des décideurs, ainsi qu’on nomme aujourd’hui ceux
qui tiennent les artistes en leur pouvoir. « Line a eu un AVC, elle est
très diminuée… En apparence ça va, mais si on l’observe un peu…
Et puis n’oublions pas qu’elle va avoir quatre-vingt-onze ans. À son
âge, ça ne pardonne pas… »
Immobilisée par une double fracture de la cheville, bloquée sur
un lit d’hôpital, réduite à l’inaction, n’ayant rien d’autre à faire que de
contempler le plafond et de ruminer des journées entières, on a vite
fait de voir la vie en noir. De quelque façon que je retourne le
problème, j’arrivais à la même conclusion. Avec l’étiquette Victime
d’un AVC collée sur le front, j’étais fichue. Autant mettre un terme
définitif à ma carrière.
Très vite, l’idée s’est imposée : il fallait à tout prix éviter que la
nouvelle se répande. Prévenir les fuites, colmater les brèches, aller
au-devant des questions des journalistes. Faute de pouvoir
dissimuler mon hospitalisation, donner une version rassurante des
faits : j’avais été victime d’un stupide accident, je m’étais fracturé la
cheville en tombant, etc. Fâcheux mais parfaitement banal.
*
Rembobiner sa vie, juger du passé en fonction de ce qu’on a
vécu plus tard, est un exercice trompeur. Si j’avais su…
Heureusement, je ne savais pas. J’en faisais trop sans doute, mais
est-il une seule chose que je doive regretter en ce début d’été, si
plein d’amitié et d’événements joyeux, où j’ai fêté mes quatre-vingt-
dix ans ?
Depuis plusieurs mois, avec l’aide de Nicole Sonneville, je
préparais l’événement. J’avais dit pas de fête colossale, les intimes,
les proches. Nous avions fait liste sur liste, compté et recompté. Les
indispensables, ceux dont je n’aurais pas pu envisager de me
passer ce jour-là, étaient tout de même plus de deux cents. Où les
réunir ? À La Jonchère ? S’il faisait beau, pas de problème, mais en
cas d’intempéries la maison serait trop petite pour abriter tout le
monde. Et puis trop attendu. Il fallait quelque chose de spécial,
quelque chose qui marque.
Nous nous sommes mises en quête d’un lieu. Ce genre
d’espaces dédiés aux réceptions est souvent anonyme, bêtement
solennel, un peu lugubre. Finalement notre choix se fixa sur une
péniche amarrée sur la Seine, face à la tour Eiffel. C’était à la fois
simple – aussi bien aménagée soit-elle, une péniche reste un lieu
épuré et fonctionnel – et grandiose, car la perspective des quais, à
cet endroit de Paris, est absolument sublime.
Pour ce bateau nouvellement construit, cette fête marquerait la
première croisière sur la Seine. Son baptême en même temps que
mon anniversaire.
*
Est-ce l’effet de l’âge ? Tant de choses me reviennent à l’esprit
que j’ai peur de manquer de temps pour les dire toutes. Comme à
mon habitude, je fais des listes dans les marges de mon agenda : Ne
pas oublier de raconter ci ou ça, ai-je parlé d’untel ou d’unetelle ? Une
idée en appelle une autre, dans le plus grand désordre. Si je passe
un peu brusquement d’un sujet à l’autre, c’est de crainte d’oublier.
Ainsi, j’ai omis de dire que j’avais prévenu tout le monde que je
ne voulais pas de cadeau pour mon anniversaire. En revanche, ceux
qui le souhaitaient pourraient faire un don au fonds de dotation pour
la recherche médicale que je venais de créer.
*
La première cérémonie de remise de prix était initialement fixée
au 1er juillet 2019. Lorsque, après un court passage en neurologie à
l’hôpital Foch, je fus transférée à l’hôpital Stell de Rueil-Malmaison,
j’étais bien loin de me douter que j’y resterais trois mois. Car si les
suites de l’AVC se révélèrent minimes, ma cheville brisée
m’immobilisait totalement et nécessitait une assistance constante.
Du fait de l’AVC, j’avais été placée sous anticoagulant, ce qui
interdisait toute intervention chirurgicale. Impossible de pratiquer une
ostéosynthèse pour consolider l’os grâce à des plaques, des vis ou
des broches. Les médecins remirent en place ma cheville du mieux
qu’ils purent et emprisonnèrent ma jambe dans un plâtre. Seul le
temps permettrait aux os de se ressouder. On se doute qu’à mon
âge la calcification est hasardeuse. Deux mois minimum, m’avait-on
dit. Mon tempérament me poussa à traduire « deux mois minimum »
par « deux mois au pire ». Les médecins, pensais-je, m’annonçaient
l’hypothèse la moins favorable pour m’éviter une déception. Tout au
contraire, le délai ne cessa d’augmenter. À la mi-juin, je dus me
rendre à l’évidence : jamais je ne serais en état de remettre le prix le
1er juillet, sauf à accepter d’apparaître en fauteuil roulant. Cela, je le
refusais absolument. Loulou ne l’aurait pas permis. Un artiste n’a
pas le droit de se montrer diminué.
Je fixai une nouvelle date courant septembre. Mais une fois
encore j’avais vu trop juste. Je réintégrai La Jonchère à la mi-juillet
et, même si j’étais soulagée d’être enfin chez moi, le passage du
cocon hospitalier à mon environnement familier me fit comprendre à
quel point j’étais loin d’être capable de me débrouiller seule. La
rééducation prendrait du temps. Il fallut repousser à nouveau la
remise du prix.
*
Le mardi 3 juillet 2018 en prime time, France 2 diffusa l’émission
Bon anniversaire Line, animée par Stéphane Bern, que nous avions
enregistrée une semaine plus tôt. Trois millions de téléspectateurs la
regardèrent – quatre avec le replay. L’enregistrement s’était déroulé
à Bobino, la salle mythique de la rue de la Gaîté, rasée dans les
années 1980 et rebâtie à neuf par la suite. Sachant à quel point
j’étais sujette au trac et connaissant mon perfectionnisme, Stéphane,
de sa voix suave, m’avait fait des recommandations : « Line, il
faudra vous laisser aller. C’est votre anniversaire, profitez-en ! »
Dans les tout premiers plans de l’émission, on me voyait sortir
d’une limousine arrêtée en bordure d’un tapis rouge qui menait à
l’entrée du théâtre. Pour l’occasion, Jean-Paul Gaultier m’avait
confectionné une robe bleu cobalt sur un haut façon marinière. De
part et d’autre, le Chœur de l’armée française en grande tenue
faisait la haie, chantant a capella La Madelon. Et au bout du tapis,
affectueux, drôle, enfantin, Dany Boon pour m’accueillir. Je savais
qu’il était prévu que je dise quelques mots, mais voilà, lesquels ?
Saisie par le choix de cette Madelon si pleine de sens pour moi,
émue par la beauté des voix, vivant la situation au premier degré,
j’avais complètement oublié mon texte. La recommandation de
Stéphane Bern me revint subitement à l’esprit : « Line, laissez-vous
aller ! » Me tournant vers la Garde républicaine, je lançai à
l’improviste : « La Madelon, elle n’a plus le même âge, hein… »
Et je me rendis compte tout à coup que j’avais enfin trouvé ce
que signifiait pour moi cet anniversaire. La Madelon, que j’avais
incarnée en 1955, avait vieilli, mais elle était restée – et j’en étais
fière – la mascotte des Français, bien vivante, pleine d’optimisme et
d’énergie en ces temps moroses.
Libérée, je m’arrimai fermement au bras de Dany, bien décidée à
profiter des surprises que m’avaient réservées Stéphane Bern et le
producteur, Franck Saurat, devenu depuis un grand ami.
*
« Bobino, mon Dieu ! » n’ai-je pu m’empêcher de murmurer en
pénétrant dans la salle où le public, debout, m’attendait. Ce n’était
plus le music-hall un peu poussiéreux où j’avais chanté en 1947 en
lever de rideau des Compagnons de la chanson, mais l’esprit des
lieux demeurait. Tant d’artistes s’étaient produits là ! Tant de fois
j’étais allée les applaudir avec Loulou ! Parmi tous ces merveilleux
souvenirs, les Brel, les Brassens, les Barbara, mes pensées les plus
émues, à cet instant, allèrent à Joséphine Baker, ma grande amie et
ma marraine de revue, qui présenta ici son dernier spectacle.
Pourtant ce n’était pas sans mal qu’en 1975 nous étions
parvenus, Jean-Claude Brialy, le décorateur André Levasseur,
Loulou et moi, à convaincre Joséphine de faire sa rentrée parisienne
à Bobino. « Je reviens par la petite porte ! » se lamentait-elle. Le
music-hall de la rive gauche n’était pas assez prestigieux, à ses
yeux. Elle aurait souhaité le Casino de Paris ou le théâtre des
Champs-Élysées comme à ses débuts, en 1925, lorsqu’elle avait fait
scandale en dansant presque nue dans la Revue nègre. Mais son
image avait souffert de ses excentricités et des infortunes de sa
« tribu arc-en-ciel », les douze enfants de nationalités diverses
qu’elle avait adoptés. Les directeurs de théâtre ne se bousculaient
pas pour l’accueillir, d’autant qu’elle avait des problèmes cardiaques
et ne pouvait plus être assurée. Aussi nous estimions-nous heureux
d’avoir obtenu l’accord de Jean Bodson, un industriel, grand amateur
de music-hall et récent acquéreur de Marigny et de Bobino.
« De cette petite porte tu feras une grande ! » lui avais-je affirmé.
Elle se résigna, mortifiée.
Le 31 décembre 1974, je chantais au casino d’Enghien.
Joséphine, accompagnée par Jean-Claude Brialy, était venue
m’applaudir. À la fin du récital, peu avant minuit, j’ai demandé à
l’assistance de se lever, tout en précisant : « Pas toi, Joséphine ! »
Puis j’ai rempli une coupe de champagne et j’ai demandé au public
de faire de même. Descendant dans la salle, j’ai alors annoncé
qu’au printemps suivant Joséphine ferait sa rentrée à Bobino. Les
spectateurs ont applaudi chaleureusement, les Bonne chance !
fusaient et, tandis que minuit sonnait, tout le monde s’est embrassé.
En ces premiers instants de l’année 1975, Joséphine rayonnait de
bonheur.
*
Ainsi donc, presque quarante-cinq ans plus tard, je me retrouvais
à Bobino, Madelon nonagénaire incapable de dissimuler son
émotion en voyant défiler sur l’écran les montages d’archives que
Stéphane Bern avait eu l’intelligence de ne pas me montrer avant
l’enregistrement. Je fus bouleversée d’entendre Claude Chirac
évoquer Loulou et maman, ou Françoise Barré-Sinoussi rappeler de
sa voix ferme ce que fut, ce qu’est encore notre lutte contre le sida.
Je ne suis pas dupe des compliments et des hommages, j’en
prends et j’en laisse, je n’ai pas la grosse tête. Mais comment nier
qu’ils font chaud au cœur ? J’eus beau me tamponner
préventivement les yeux, mes larmes s’échappèrent quand Nana
Mouskouri vint chanter Que sera, sera en duo avec Vincent Niclo.
Nana qui, en 1985, fut parmi les premières à répondre à mon appel
à la mobilisation des artistes contre le sida. Mes larmes redoublèrent
lorsque Muriel entonna les premières notes de Ma cabane au Canada,
relayée tour à tour par Nana Mouskouri, puis Slimane, Michèle
Laroque et Vincent Niclo, tandis que je reprenais les dernières
paroles de la chanson :
Toute ma vie j’ai été attentive aux jeunes talents. J’en fais parfois
la liste dans ma tête, les nuits d’insomnie, et je suis surprise de
constater le nombre d’artistes dont j’ai accompagné les premiers
pas. Je ne les citerai pas, ils ne doivent leur réussite qu’à eux-
mêmes. Mais je me flatte d’avoir su repérer leurs qualités lorsqu’ils
se bagarraient furieusement pour émerger.
Je n’ai pas découvert Johnny Hallyday mais, lorsque Aimée
Mortimer, en 1960, m’a fait écouter de jeunes chanteurs en me
demandant lequel je voulais choisir comme filleul pour son émission
L’École des vedettes, je n’ai pas hésité un instant.
Johnny, dont c’était le premier passage à la télévision, a chanté à
cette occasion Laisse les filles. Dès le lendemain, les ventes de son
45-tours, qui comportait aussi T’aimer follement, ont brusquement
décollé, passant en quelques jours de trente mille à cent mille
exemplaires.
Quant à moi, je reçus un nombre incroyable de lettres
d’engueulade émanant de parents indignés. « Comment pouvez-
vous soutenir ce prétendu chanteur qui se trémousse, oscille du
bassin et se roule par terre avec sa guitare ? » Heureusement, il y
eut un nombre équivalent de téléspectateurs qui m’adressèrent des
messages enthousiastes pour me remercier de leur avoir fait
connaître un chanteur aussi prometteur.
« Une chose est sûre, c’est qu’il ne laisse pas indifférent »,
conclut Loulou, rêveur. Avec sa connaissance du métier, il ne lui
avait pas échappé que ce garçon dévoré de timidité et ses copains
yéyés – comme on n’allait pas tarder à les appeler – étaient en train
d’accomplir une révolution comparable à celle dont Ventura et ses
Collégiens, dont Loulou était le guitariste, avaient été les initiateurs,
trente ans plus tôt, en inventant la chanson swing. Les auteurs de sa
génération avaient du souci à se faire.
*
Lorsque l’enregistrement de Bon anniversaire Line prit fin, j’avais
oublié les caméras, les lumières, tout l’environnement technique qui
entoure ce genre d’émissions. Au moment de découper le gâteau,
c’est mon cœur qui parla lorsque je remerciai tous ceux qui
m’avaient offert ce rendez-vous d’amour : « Vous avez fait de mon
rêve d’enfant une réalité plus belle que j’aurais pu l’imaginer. Je vous
donne rendez-vous à la même place, à la même heure, dans dix
ans… »
3
L’épervier
*
Contrairement aux années précédentes, ce n’est pas sans un
certain soulagement que je vis arriver le mois d’août. D’ordinaire les
vacances me pèsent. Cette parenthèse me semble interminable. Je
compte les jours qui me séparent de septembre, synonyme de
reprise de l’activité. Mais sans que j’ose me l’avouer, je ressentais
cette fois le besoin de faire une pause, de recharger mes batteries
pour mieux aborder la rentrée.
Il a fait très chaud en cet été 2018. Quand je n’étais pas dans la
piscine, je me réfugiais dans l’espace de travail que j’avais fait
aménager lorsque j’avais quitté l’immeuble de la rue du Bois-de-
Boulogne où j’avais mes bureaux. La pièce, un peu à l’écart, donne
sur la placette que nous avions baptisée solennellement place
Loulou-Gasté au cours d’une joyeuse cérémonie. Il y faisait frais, je
classais mes archives, je passais tranquillement mes coups de
téléphone. À mes interlocuteurs, je disais : « Je suis en vacances à
La Jonchère ! »
Bien souvent, le soir, des amis venaient dîner. Le soleil n’en
finissait pas de se coucher. Depuis la terrasse, tout en bavardant,
nous regardions Paris qui lentement disparaissait dans la nuit. Je me
sentais apaisée, confiante. Et, secrètement, j’étais fière qu’à mon
âge je sois encore la dernière à manifester l’envie d’aller dormir.
*
Il faut croire que je réussis à me tenir à l’écart du monde, durant
ce mois d’août, puisqu’un journaliste du Figaro Magazine put
s’interroger ironiquement : « Où est passée Line Renaud ? On ne l’a
pas vue depuis deux jours ! »
Mais plus septembre approchait, plus je sentais monter en moi
l’anxiété qui ne m’a jamais quittée de toute ma vie : « Qu’est-ce que
je vais faire après ? » Et de passer compulsivement mes projets en
revue.
Dans l’immédiat, je n’avais pas trop de souci à me faire. J’avais
accepté un téléfilm pour Arte, produit par Dominique Besnehard,
Huguette, dont le tournage était prévu à la mi-octobre. Le rôle
comportait beaucoup de dialogues, c’était un gros boulot de les
apprendre. Je n’allais pas tarder à m’y mettre avec l’aide de Sandra,
ma précieuse répétitrice.
C’est une méthode que j’ai inaugurée au moment du tournage de
Suzie Berton. Ce film, qui reste si important pour moi, était
essentiellement un long huis clos entre André Dussollier, qui jouait
un inspecteur de police, et moi, la patronne d’un salon de coiffure
suspectée du meurtre de son amant. Auteur et réalisateur du film,
Bernard Stora (qui écrit ce livre avec moi) m’avait prévenue qu’il
pensait tourner les scènes d’interrogatoire en plans-séquences,
autrement dit d’une seule traite. Et comme il était lui-même
dialoguiste de son film, je me doutais qu’il serait particulièrement à
cheval sur le texte. Pas question d’oublier ni de changer un seul mot.
En somme, nous nous retrouvions, André et moi, dans une
configuration de théâtre. Une fois lancé, impossible de s’arrêter.
J’avais toujours mis un point d’honneur à savoir mon texte sur le
bout des doigts. Si on hésite, si on tâtonne, si l’unique préoccupation
est de dire les mots à peu près dans le bon ordre, je ne vois pas
comment on peut donner vie à son personnage. Il faut pouvoir
s’abandonner, éprouver pleinement les situations, que les mots
viennent d’eux-mêmes, sans appréhension, sans effort.
Il n’en reste pas moins qu’au cinéma, en cas d’erreur, il reste
toujours la possibilité de couper et de faire une autre prise. S’il s’agit
d’un plan court, le mal n’est pas bien grand. S’il s’agit d’un plan-
séquence d’une durée de trois ou quatre minutes et de surcroît
techniquement complexe, c’est une autre affaire. Particulièrement en
télévision, où le temps de tournage est limité.
De là mon inquiétude avant le tournage de Suzie Berton.
Inquiétude augmentée par le prestige de mon partenaire, André
Dussollier, immense acteur dont je supposais qu’il était loin de
ressentir les mêmes angoisses que les miennes. Ce en quoi je me
trompais, je le constatai par la suite.
À l’écoute de mes craintes, Bernard me conseilla de travailler
avec un coach, qui m’aiderait à mémoriser non pas seulement les
premières séquences dans l’ordre du plan de travail, mais tout le
texte avant le tournage. Jusque-là, comme la grande majorité des
acteurs, j’apprenais au jour le jour, la veille pour le lendemain,
comptant sur la fraîcheur de l’apprentissage pour mieux me
souvenir. La méthode suggérée par Bernard était tout l’inverse. Il me
dit l’avoir expérimentée avec d’autres comédiens – Jean-Pierre
Marielle en particulier, qui était très préoccupé par sa mémoire et
souhaitait être délivré de toute appréhension avant de commencer
un film.
Un peu sceptique au départ, je fus très vite séduite par cette
façon de travailler. La parfaite connaissance du texte, outre qu’elle
me soulageait d’un souci quotidien, m’apportait une grande
confiance en moi. Beaucoup d’acteurs de cinéma prétendent
qu’apprendre son texte par cœur nuit à la spontanéité. Je compris
que, tout au contraire, c’est quand on n’a plus aucune hésitation sur
les mots qu’on peut les réinventer.
Définitivement convaincue, je décidai de ne plus travailler
autrement à l’avenir.
Si bien que pour chaque film, plusieurs semaines à l’avance,
mon répétiteur – je préfère ce mot au terme de coach, qui me donne
l’impression d’être un cheval de course – vient quotidiennement à La
Jonchère et, selon un programme soigneusement établi, planifie
l’apprentissage du texte.
Au passage, m’essayant à prononcer les mots – à les mettre en
bouche, comme disent les comédiens –, je note ceux qui ont du mal
à passer, sur lesquels je trébuche, les phrases abusivement
littéraires, les formulations obscures ou inutilement complexes. Je
peux en faire part très en amont au réalisateur, qui n’est pas encore
accaparé par les soucis du tournage et dispose du temps nécessaire
pour y réfléchir tranquillement avec ses auteurs.
*
C’est à Sandra que depuis Harold et Maude revient ce rôle de
répétitrice. Ancienne sportive de haut niveau, passionnée de
spectacle, Sandra avait réussi à se faire engager comme habilleuse
par Muriel Robin alors que nous répétions Fugueuses à Bordeaux, où
furent données les premières représentations. Intelligente,
dynamique, enthousiaste, elle s’imposa rapidement. Fugueuses, par
bien des aspects, avait plus à voir avec le music-hall qu’avec le
théâtre traditionnel, multipliant les entrées, les sorties, les
changements de décors et de costumes. Il fallait être attentive,
réagir au quart de tour, s’adapter aux incidents de parcours. Pour me
faciliter la tâche, Muriel, qui était aux petits soins avec moi, proposa
que Sandra, d’abord prévue pour être son habilleuse, soit finalement
la mienne et veille en même temps au bon déroulé du spectacle.
« Elle est dégourdie, tu vas voir, ça va t’aider ! » avait-elle
diagnostiqué avec l’instinct qui la caractérise. Ce fut le cas et Sandra
me devint très vite indispensable.
Aussi est-ce avec plaisir que je voyais s’annoncer nos après-midi
de travail à La Jonchère. La bonne humeur de Sandra, son énergie
parvenaient à rendre plaisantes des séances qui exigeaient par
ailleurs beaucoup d’efforts de ma part. On s’extasie souvent devant
ma mémoire ; je me souviens sans difficulté d’une quantité
d’événements et de noms – celui de mes camarades d’école du
Pont de Nieppe, comme des clients de l’estaminet de grand-mère, le
nom des danseuses et des danseurs de chacune de mes revues,
comme celui des mafieux qui dirigeaient en sous-main les casinos
de Las Vegas. Mais retenir un texte mobilise, je suppose, une tout
autre zone du cerveau.
Avec Sandra, nous avons mis au point un système qui s’est
révélé efficace. Nous commençons par travailler les scènes les plus
longues, les plus complexes. Peu importe quand je vais les tourner.
Une fois mémorisées, des semaines plus tard, après une simple
relecture, elles ressortent naturellement, comme si le temps, au lieu
de les effacer, les avait durablement fixées dans ma tête. Au
contraire, pour les scènes courtes ou plus simples, nous les
travaillons au jour le jour, aussitôt apprises, aussitôt jouées, à la
manière d’un ordinateur dont on vide la corbeille pour ne pas
encombrer la mémoire.
Grâce à ces petites astuces, je peux, sur un plateau, me
concentrer sur le jeu plutôt que sur les mots et vaincre, au moins
partiellement, l’appréhension qu’on éprouve au moment d’aborder
une scène difficile.
*
Inlassablement, je scrutais les cases de mon agenda :
septembre, mi-octobre, j’apprends mon texte avec Sandra… Mi-
octobre, mi-novembre, tournage d’Huguette… Mais après ? Rien
n’était encore certain.
Un projet paraissait assez avancé, produit par Jean-Luc
Azoulay ; il s’agissait d’une adaptation de la pièce de Jean-Marie
Chevret, Le Squat, une comédie familiale sans prétention mais bien
écrite. De plus, je devais partager l’affiche avec une jeune
comédienne que j’aime beaucoup, Laëtitia Milot. Nous nous
réjouissions de travailler ensemble.
*
Depuis Pleins Feux, que j’avais repris au théâtre Hébertot pour
une courte série de représentations ponctuée par une diffusion en
direct à la télévision, je n’étais pas remontée sur scène. J’adore le
théâtre. Façonnée par mes années de chanson et de revue, j’y
retrouve ce contact irremplaçable avec le public et le bonheur
d’entendre réagir une salle, par son silence lorsqu’elle est émue, par
ses rires lorsqu’elle s’amuse, par ses applaudissements lorsqu’elle
apprécie votre travail. C’est cash.
La tentation existait pour moi de jouer une pièce emblématique
du répertoire, de défendre un grand texte.
L’occasion sembla se présenter quand, par l’intermédiaire de
Dominique Besnehard, Éric Vigner, personnalité marquante du
théâtre contemporain, me proposa de reprendre Savannah Bay, de
Marguerite Duras. Je fus plus que flattée par cette proposition. La
pièce, dans sa mise en scène originale, avait été créée par
Madeleine Renaud et Bulle Ogier. C’était un projet extrêmement
prestigieux en même temps qu’intimidant. J’avais précédemment
repris le rôle de Madeleine Renaud dans Harold et Maude, pièce
qu’elle avait créée en France. Mais, là, il s’agissait d’autre chose,
d’une interprétation mythique, dirigée par Duras en personne,
réputée insurpassable. Ma partenaire devait être une comédienne
que je ne connaissais pas, Jutta Johanna Weiss. Elle jouait
justement au théâtre des Abbesses Partage de midi, de Paul Claudel,
dans une mise en scène de Vigner.
Dominique et moi sommes allés voir le spectacle. Je ne
connaissais pas la pièce. Je la reçus au premier degré, comme
l’histoire d’une passion contrariée entre des êtres excessifs et
malheureux. Mais j’étais gênée par le ton artificiel, déclamatoire,
plein d’obscurs sous-entendus, adopté par les comédiens, de leur
gré ou non.
Quelques jours plus tard Éric Vigner organisa une lecture avec
Jutta Johanna Weiss. Je dis le texte le plus simplement possible, sur
le ton le plus quotidien, tel qu’il me semblait que Marguerite Duras
l’avait écrit. Non pas comme un rébus intellectuel dont elle aurait à
dessein dissimulé la signification, mais comme une relation intense
entre deux femmes. Et s’il y avait un sens caché, il naîtrait de la
vérité que les comédiennes sauraient donner à ce rapport. Je lus
donc les mots pour ce qu’ils étaient, sans y mettre d’intention,
comme dans la vie. Ma partenaire, au contraire, adoptait un ton qui
me paraissait artificiel, décalé, pompeux. Je m’empresse de dire que
je ne juge pas de ses qualités de comédienne, mais de son
interprétation dans ce cas précis. Peu à peu, Éric Vigner me reprit,
avec beaucoup de gentillesse, je dois dire, m’indiquant comment il
fallait dire telle ou telle réplique et, pour mieux me faire comprendre,
les lisant à ma place sur le ton même que je trouvais si bizarre chez
Jutta Johanna Weiss.
La lecture achevée, après avoir échangé quelques banalités,
nous nous sommes quittés sans fixer de nouveau rendez-vous.
À peine dehors, Dominique, qui avait assisté à la séance, se
tourna vers moi. « Ne va pas dans ce truc-là. C’est pas toi », me dit-
il sans autre commentaire.
Il avait raison. Il n’en fut plus jamais question.
*
Dès que commença, mi-septembre 2018, le travail quotidien
avec Sandra, je cessai de me préoccuper de ce que je ferais dans
trois mois ou dans un an, pour me concentrer sur le rôle d’Huguette,
le personnage que j’allais incarner quatre semaines plus tard.
Professeure de français à la retraite, Huguette, mon personnage,
est en proie à de graves difficultés financières depuis le décès de
son mari. Toutes les économies du couple sont passées dans les
soins qu’exigeait sa fin de vie. Marion, sa voisine, une infirmière
quadragénaire, concilie difficilement les exigences de son métier et
l’éducation de Rémi, son fils de quinze ans, dont les résultats
scolaires sont catastrophiques. Un jour, rentrant d’une garde de nuit
à l’hôpital, Marion surprend Huguette dormant dans sa voiture.
Expulsée, la vieille dame n’a nulle part où aller. Marion la recueille.
En échange, Huguette propose de donner des cours de soutien à
Rémi pour l’aider à passer en seconde.
Précarisation des personnes âgées, solitude des mères
célibataires, difficultés du métier d’infirmière, quête identitaire des
adolescents, violence du système éducatif en matière de sélection et
d’orientation, le scénario écrit par Antoine Garceau et Perrine
Margaine était extrêmement riche. Il mettait en question la façon
dont notre société, qui se vante de ne laisser personne sur le bord
de la route, est sans pitié pour celui qui a le malheur de décrocher.
On s’épuise en vaines démarches, on vous renvoie de guichet en
guichet, on ne rentre dans aucune case, on échappe à tous les
dispositifs. C’est la dégringolade.
Tout finissait sans doute un peu trop bien. La vie, hélas, est plus
cruelle…
En même temps que je travaillais d’arrache-pied avec Sandra
pour apprendre mon texte, je réfléchissais à la manière dont je
pouvais rendre crédible cette Huguette, une femme de quatre-vingts
ans, sans moyens, mais soucieuse de conserver une apparence de
dignité. À quoi ressemblait sa coiffure, son maquillage – ou son
absence de maquillage ? Comment était-elle vêtue ?
*
Quelle étrange attirance m’a ramenée sans cesse vers ce pays
découvert en 1955 un peu par contrainte, lorsque Édith Piaf, grande
artiste mais jalouse et capable de cruauté, monta une cabale contre
moi. Bob Hope vint me voir chanter au Moulin-Rouge et, séduit, me
posa la question qui décida de la suite de ma carrière : « Would you
like to go to America ? »
Si j’aimerais aller en Amérique ? J’en rêvais. À peine quelques
semaines plus tard, Loulou et moi débarquions à New York, où je
débutai par un contrat de trois semaines au Waldorf Astoria. Nous
étions en 1955. J’avais vingt-sept ans.
Qu’est-ce qui me plut chez les Américains ? Leur simplicité, leur
sens de l’hospitalité, leur inépuisable vitalité, leur humour.
Qu’est-ce qui fit que les Américains m’adoptèrent si facilement ?
Sans doute qu’ils trouvaient chez moi les qualités mêmes que
j’appréciais chez eux.
Je suis restée moi-même, j’ai appris leur langue mais gardé mon
accent, comme Gaby Deslys, comme Maurice Chevalier avant moi.
Je n’ai rien fait d’extraordinaire pour les séduire, j’ai juste essayé de
bien exercer mon métier. Et de ce côté-là, oui je l’avoue, j’ai essayé
d’imiter les Américains, car leur professionnalisme n’a pas
d’équivalent au monde.
Française tendance cocorico, je me suis toujours sentie
parfaitement à l’aise là-bas. Deuxième patrie ? Non, on n’a qu’une
seule patrie comme on n’a qu’une seule famille. Mais il est des
patries d’adoption, comme il est des familles d’adoption. C’est aux
États-Unis que je suis allée puiser des idées nouvelles, là où j’ai
senti, peut-être avant d’autres, ce qui bougeait dans les mœurs, les
tendances, les modes. Je garderai toujours un attachement profond
pour ce pays qui m’a si généreusement accueillie et tant gâtée.
*
Lorsque le rideau tomba, le 6 novembre 1979, sur ma dernière
au Casino de Paris, j’annonçai au public que plus jamais je ne
mènerais la revue. « Vingt ans, c’est un beau bail, non ? » L’émotion
était à son comble, le public pleurait, les gens criaient : « Ne partez
pas ! » C’était très émouvant et un peu démesuré. J’étais touchée
mais déjà loin. On ne prend pas une décision pareille sur un coup de
tête, je savais qu’elle était irrévocable.
Comme nous remontions en voiture vers La Jonchère cette nuit-
là, Loulou me dit : « Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? » Je
restai silencieuse un instant.
« J’ai d’autres cartes dans mon jeu. Je veux me laisser le temps
de les jouer. »
Au fond de moi, j’avais un but : devenir comédienne. Mais je ne
me faisais pas d’illusions. Ça prendrait dix ans. Le temps
d’apprendre mon nouveau métier, mais surtout le temps que je sois
acceptée sous ma nouvelle identité, comédienne, à la fois par le
public, par la critique et, plus difficile encore, par le milieu du théâtre
et du cinéma, peu enclin à l’indulgence pour les transfuges de la
chanson. C’est pourquoi j’ajoutai : « Prenons une année sabbatique,
partons en Amérique, voyons ce qui se passe là-bas. On va bien
trouver une idée. »
Loulou ronchonnait. « On n’abandonne pas sa carrière comme
ça ! » Mais je n’avais pas le sentiment d’abandonner quoi que ce
soit. Je cherchais un nouvel élan. J’avais été témoin des dernières
apparitions de Mistinguett et j’en avais tiré une certitude : on
n’exhibe plus ses gambettes au-delà de cinquante ans. Il est vrai
que la Miss en avait alors près de soixante-quinze ! La revue
s’appelait Paris s’amuse. On raconte que lorsque Mitty Goldin, le
directeur de l’ABC, exposa à Mistinguett l’argument de l’un des
tableaux, Une vieille vedette apprend le métier à une jeune artiste, celle-
ci l’interrogea : « Oui, c’est bien. Mais qui va faire la vieille ? »
*
En janvier 1981, laissant La Jonchère et nos chiens sous la
garde de Marcelle et Fernand, le couple qui nous secondait depuis
des années, nous sommes donc partis pour Los Angeles. Nous
étions à peine installés dans l’appartement que nous avions loué à
Century City Park East que la ville fut ébranlée par une secousse
sismique comme elle en connaît fréquemment. Bien que d’une
magnitude limitée, le phénomène me terrifia. Je hurlai à Loulou :
« Téléphone au gardien, demande-lui ce qu’il faut faire ! » Moins
inquiet que moi, Loulou, pour me rassurer, composa le numéro du
gardien et lui posa la question. Ce à quoi le gardien, flegmatique,
répondit simplement : « Pray ! » Autrement dit : « Priez ! » Et sur ce,
il raccrocha. Au bout de quelques instants, les répliques qui suivent
la secousse initiale cessèrent. Le Big One n’était pas encore pour
cette fois.
*
Les années 1980 se passèrent en incessants allers-retours entre
les États-Unis et la France. Tout de suite après le Merv Griffin Show,
je rééditai l’opération avec Perry Como, que je réussis à entraîner à
Paris en 1982 pour son traditionnel show de Noël, le Perry Como’s
Christmas. Peu connu en France mais immense star aux États-Unis,
Perry Como fait partie d’une lignée prestigieuse de crooners italo-
américains, dont les chefs de file s’appelaient Frank Sinatra, Dean
Martin, Frankie Laine ou Tony Bennett. Il avait une très jolie voix,
dans le style de Bing Crosby. Mais sa réputation de chanteur fut
éclipsée par sa carrière d’animateur de télévision. Pendant
cinquante ans, chaque année, il produisit pour ABC ce show de Noël
qu’il transporta aux quatre coins de la planète, du Mexique en
Irlande, de Hawaii à la Terre sainte. Les lecteurs curieux pourront
trouver sur Internet – prodige qui ne cesse de m’émerveiller –
l’intégralité de l’émission que nous fîmes à Paris. Dans le genre
rétro, ça vaut le coup d’œil ! L’invitée d’honneur était Angie
Dickinson. Y figuraient aussi le chanteur argentin Jairo, alors en
pleine gloire, le chœur d’enfants de Notre-Dame de Paris, Perry
Como lui-même interprétant de nombreuses chansons, dont
plusieurs en duo avec moi. Dans le show, j’expliquai également
l’origine du cancan. Pour l’occasion, nous avions investi les rues de
Montmartre. Les danseuses étaient habillées en lavandières et,
comme dans les tableaux de Toulouse-Lautrec, elles relevaient leur
jupe en dansant, afin de montrer que leurs dessous étaient bien
lavés. Une femme âgée est sortie du public en cancaneuse. Elle fit
le grand écart, sous les applaudissements des spectateurs. C’était
une ancienne danseuse qui n’avait pas résisté au plaisir de se
joindre à la troupe, sans même savoir qu’elle était filmée pour la
télévision américaine !
À la fin, nous chantions tous ensemble des chants traditionnels
de Noël. Naïf témoignage d’une époque où s’aimer les uns les
autres semblait un objectif qu’on avait quelque chance d’atteindre.
Tout ça paraît, hélas, un peu illusoire aujourd’hui.
L’émission fut diffusée aux États-Unis le 16 décembre 1982. Je
figure au générique non seulement pour ma prestation de
chanteuse, mais en tant que « Production liaison in Paris ».
Au même moment, j’étais tous les soirs sur la scène des
Nouveautés, où je jouais Folle Amanda de Barillet et Grédy, ma
première pièce et mon premier succès au théâtre. Ce qui ne
m’empêchait pas d’être en relation constante avec les États-Unis, où
je projetais de monter une adaptation de la pièce sous le titre The
Incomparable Loulou. Entreprise qui devait aboutir seulement quatre
ans plus tard.
*
Peu à peu, mes séjours aux États-Unis s’espacèrent. La santé
de Loulou lui interdisait les longs voyages en avion. Je n’osais pas le
laisser seul trop longtemps et je souhaitais profiter sans rien en
perdre de chaque instant qui me restait à vivre avec lui. À intervalles
réguliers, je séjournais quelques semaines à Las Vegas pour
conserver ma carte de résidente, la précieuse green card. J’en
profitais pour rendre visite à mes amis et j’étais heureuse de me
retrouver chez moi, dans cette maison qu’au temps où je vivais à
Vegas on avait surnommée l’ambassade de France. Depuis vingt-
cinq ans j’en avais laissé la libre disposition à Jillian, la mère de ma
filleule Michèle. Jillian n’avait jamais voulu changer le numéro de
téléphone ni l’annonce sur le répondeur. Si bien que, lorsqu’on
appelait et qu’il n’y avait personne pour décrocher, c’est toujours moi
qu’on entendait dire que j’étais absente, mais qu’on pouvait, si
nécessaire, enregistrer un message.
Et puis vint le moment où je dus me rendre à l’évidence : la green
card ne m’était plus d’aucune utilité, jamais je ne retravaillerais aux
États-Unis, et cette maison, que je conservais coûte que coûte
depuis des années, était en train de me ruiner. Il était temps de faire
mes bagages.
Ce fut, en 2016, le premier de mes derniers retours aux États-
Unis.
*
Cette fois déjà, tout était parti d’un coup de téléphone de Gary
Selesner. « Line, nous organisons une grande fête pour les
cinquante ans du Caesars Palace. Vous êtes ma première invitée. »
Cinquante ans déjà ? Mais oui, 5 août 1966…
*
Durant cette nuit d’août 2016, entre deux salves du feu d’artifice
qui mit un terme à la soirée des cinquante ans du Caesars, Carolyn
Goodman, la maire de Las Vegas, m’annonça son intention de
donner mon nom à une rue de la ville. J’éclatai de rire. La petite fille
élevée dans un coron au Pont de Nieppe ne pouvait y croire.
Pourtant Carolyn paraissait très sérieuse.
Je connaissais depuis longtemps cette femme énergique et
chaleureuse. Succédant à son époux, Carolyn avait pris en main les
destinées de la ville en 2011. Elle me témoignait beaucoup d’amitié
et il était rare que je séjourne à Las Vegas sans la rencontrer. Mais
j’avoue que, de retour en France, cette idée de rue Line-Renaud
m’était apparue comme un gag, un propos de fin de banquet. Je n’y
avais plus pensé, jusqu’au jour où le secrétariat de Carolyn m’appela
à La Jonchère pour fixer la date d’inauguration de ma rue.
Sauf à envisager un canular téléphonique, cette fois j’étais bien
obligée de me rendre à l’évidence : si invraisemblable que cela
puisse paraître, moi aussi j’aurais une rue qui porterait mon nom à
Vegas, comme mes amis du Rat Pack, Frank Sinatra, Dean Martin
ou Sammy Davis Jr., cette bande de copains – essentiellement des
hommes, il faut bien le dire – qui, dans les années 1960,
enchantèrent Las Vegas par leur charme, leur talent et leur
désinvolture.
Pourquoi Rat Pack ? Plusieurs hypothèses circulent quant à
l’origine de cette appellation. La version que je préfère en attribue le
mérite à Lauren Bacall. Constatant la sale mine des compères après
une soirée bien arrosée, elle se serait exclamée : « You look like a
goddamn rat pack ! » (Vous avez l’air d’une sacrée bande de rats !)
En vérifiant sur un plan de la ville, je pus constater que la future
voie n’était pas bien longue, mais qu’elle était merveilleusement
située, dans un triangle d’où l’on voit le Bellagio, anciennement
Dunes, le Caesars Palace et le Paris Hotel à Las Vegas. Trois lieux
qui ont marqué ma vie : le Dunes où je me produisais, le Caesars
Palace créé par Nate, et le Paris dont j’avais accompagné la
naissance.
*
Ainsi donc, je n’en avais pas tout à fait fini avec l’Amérique et il
était dit qu’une fois encore je traverserais l’Atlantique. Ce fut mon
deuxième dernier voyage aux États-Unis.
D’autant qu’un autre événement, beaucoup plus sérieux,
nécessitait ma présence là-bas. Début 2017, j’avais reçu une
invitation de la part de Michel Sidibé, le directeur exécutif
d’ONUSIDA, le programme de l’ONU chargé de coordonner l’action
de différentes agences spécialisées pour lutter contre le sida.
ONUSIDA avait convoqué à New York, en septembre, une
conférence des chefs d’État africains consacrée à la lutte contre le
sida et me demandait d’intervenir en tant que vice-présidente de
Sidaction. C’était un honneur en même temps qu’un devoir. Il m’était
impossible de refuser.
Voilà comment, le 21 septembre 2017, je me vis monter à la
tribune et m’adresser à cette noble assemblée. J’écris : « Je me
vis » car dans ce genre de circonstances, je l’ai souvent constaté, se
produit une sorte de dédoublement. Tout en parlant, en agissant, on
s’observe en train de parler et d’agir, on est à la fois acteur et
spectateur. Parfois, le spectateur est pris d’un doute : « Est-ce bien
moi ? »
J’ai rappelé d’abord que je connaissais l’Afrique depuis 1953, où
j’étais allée chanter au Congo, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au
Burundi. Ce continent m’avait marquée à jamais. « J’ai rencontré
des foules innombrables, des peuples joyeux et enthousiastes, une
humanité vibrante et généreuse qui m’a touchée au cœur. Parmi
eux, il se peut même que se tenaient vos parents, voire vos grands-
parents. Eh oui, j’avais vingt-cinq ans… Inutile de compter sur vos
doigts, vous n’en auriez pas assez, j’ai quatre-vingt-neuf ans ! »
Puis j’ai parlé de mon engagement contre le sida. J’ai dit
comment mon action m’avait ramenée souvent vers l’Afrique et j’ai
souligné les progrès accomplis. Puis j’ai conclu : « Le sida s’attaque
à quelque chose de parfaitement universel : notre intimité, nos
amours, nos désirs, le cœur même de notre humanité. C’est tous
ensemble que nous avons le pouvoir de changer le monde, de
réinventer une humanité sans sida. Je ne vous parle pas d’un vague
espoir, mais d’une volonté chevillée au corps. Demain, je veux
pouvoir dire qu’ensemble nous avons sauvé nos enfants. Il est de
notre devoir de leur laisser une pleine santé en héritage. De leur
donner la vie. La vie, oui, tout simplement la vie. »
*
Ce soir-là, Jean et Zofia m’emmenèrent dîner au Bernardin. Ce
fut comme un pèlerinage. Je n’y avais jamais remis les pieds depuis
la soirée de juillet 1987 où nous avions fêté la victoire de Loulou
dans le procès Feelings. Plus tôt dans la soirée, je l’ai raconté, j’avais
appris la mort de Nate.
*
Il n’y eut ni fanfare ni foule en délire pour l’inauguration de la Line
Renaud Rd le jeudi 28 septembre 2017. Ce fut une cérémonie
intime, en présence de Carolyn Goodman, de Gary Selesner et de
quelques amis venus de Los Angeles, de Palm Springs et même de
France. Mais mon émotion n’était pas feinte lorsque fut dévoilé le
panneau qui portait mon nom. Parmi les sentiments qui se
bousculaient en moi, ce n’était pas la vanité qui l’emportait, c’était la
fierté d’avoir laissé une trace, d’avoir bien fait mon boulot, d’avoir
représenté du mieux que je pouvais la femme française. Et de tous
les souvenirs heureux que je gardais de cette ville, c’était celui de
ma grand-mère qui m’était le plus cher. Accompagnée de ma mère,
elle prit l’avion pour la première fois et vint fêter ici son quatre-vingt-
unième anniversaire. À son arrivée, les patrons du Dunes lui firent
survoler la ville en hélicoptère. Tout de suite à l’aise, elle se déplaça
dans Vegas comme si elle y avait toujours vécu, assistant tous les
soirs à un spectacle différent et ne manquant jamais le mien, qu’elle
vit une vingtaine de fois sans se lasser. « C’est bien, appréciait-elle.
Tu travailles comme une Américaine ! »
On célébra son anniversaire au Sultan’s Table, le meilleur
restaurant du Dunes. Vingt violonistes entourèrent grand-mère et
jouèrent pour elle Mademoiselle from Armentières. Submergée par
l’émotion, elle fondit en larmes, cachant vite son visage dans ses
mains. C’était la première fois de ma vie que je la voyais pleurer. On
ne pleurait pas chez nous. Nous n’en avions pas le temps.
Rentrée en France, elle fut emportée par un cancer un an après.
Elle partit satisfaite, car, pour cette femme élevée dans la pauvreté,
savoir ma mère et moi à l’abri du besoin suffisait à sa quiétude.
Cinquante ans plus tard, je tentai d’exprimer tout cela dans les
quelques mots que j’improvisai après la cérémonie d’inauguration de
la Line Renaud Rd. Et je finis en saluant mes copains du Rat Pack,
qui me voyaient de là-haut et devaient se dire, blagueurs : « Tiens,
elle est encore là, celle-là ? »
*
Trois jours après, le 1er octobre 2017, Annie, ma grande amie
américaine, et moi rentrions tranquillement en voiture au Caesars
après avoir dîné avec des copains. Annie conduisait, la radio
marchait en sourdine, nous bavardions. Soudain, Annie me fit signe
de me taire. « Chut ! J’ai l’impression qu’il se passe quelque
chose. » Elle augmenta le volume du poste. En effet la radio lançait
des appels, recommandant d’éviter le secteur de l’hôtel Mandalay
Bay. Il semblait que des événements graves s’y étaient déroulés.
Inquiètes, nous avons fait un long détour pour nous retrouver aux
abords du Caesars, où nous avons été bloquées. Les nouvelles
filtraient au compte-gouttes : lors d’un concert en plein air donné par
le chanteur Jason Aldean à l’occasion d’un festival de musique
country, concert auquel assistaient plus de vingt mille personnes, un
homme avait longuement tiré sur la foule à l’arme lourde depuis sa
chambre au trente-deuxième étage du Mandalay Bay. Selon un bilan
encore provisoire, on dénombrait plusieurs dizaines de morts et des
centaines de blessés.
Las Vegas semblait morte, la ville qui habituellement ruisselle de
lumières était plongée dans le noir. On n’entendait aucun bruit,
excepté les hurlements des sirènes de police et des ambulances.
Lorsque plusieurs heures plus tard nous avons été enfin
autorisées à regagner nos chambres au Caesars, la télévision nous
montra toute l’horreur du drame qui venait de se dérouler. Le tireur
était un retraité, un Américain blanc de soixante-quatre ans. Il avait
loué trois jours plus tôt, au Mandalay Bay, la chambre 135, qui offrait
une vue dégagée sur le festival de musique country. Une équipe
d’assaut avait fait sauter la porte et trouvé à l’intérieur le cadavre de
l’homme, qui, selon la police, venait de se suicider, ainsi qu’un
arsenal comprenant vingt-trois armes de différents calibres. Le bilan
final s’établit à cinquante-neuf morts et cinq cent vingt-sept blessés.
Ce qui en fit la plus grande tuerie de masse de l’histoire des États-
Unis.
L’État islamique revendiqua la fusillade, affirmant que l’auteur
s’était converti à l’islam quelques mois plus tôt. Hypothèse que
démentit énergiquement le FBI. On ignore encore aujourd’hui les
motivations exactes du tueur fou.
*
Rappelé plus tôt que prévu par un tournage, Franck, mon
coiffeur, qui m’avait accompagnée jusque-là, fut obligé de rentrer à
Paris quelques jours avant moi. Cela ne m’enchantait guère. Je l’ai
dit, j’ai peur en avion, une peur qui me noue de l’instant où l’avion
commence à rouler sur la piste à celui où il s’arrête devant la
passerelle de débarquement. Le seul remède que je connaisse
consiste à serrer une main amie durant tout le voyage. C’est dire
que la perspective d’un voyage solitaire de onze heures me
terrorisait. Pour augmenter encore mon appréhension, Annie m’avait
prévenue qu’il lui serait impossible de m’accompagner de Vegas à
Los Angeles, où je devais prendre mon avion pour Paris. Si bien
qu’aux onze heures de vol il fallait ajouter cinq heures de solitude en
voiture.
J’ai conscience qu’exposer des craintes aussi insignifiantes
après avoir évoqué l’horrible tuerie du Mandalay Bay peut paraître
indécent. Mais la peur que j’éprouve échappe à tout raisonnement.
J’entrepris de culpabiliser Annie. Je la traitai de lâcheuse. « Tu
m’amènes au beau milieu du désert et tu m’abandonnes ! » Mes
plaintes incessantes finirent par produire leur effet. La malheureuse,
excédée, décommanda les rendez-vous importants qu’elle avait ce
jour-là, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Redoutable femme
d’affaires, elle n’apprécie guère l’imprévu. Sa boutique d’habillement,
dans l’enceinte du Paris Hotel, s’appelle Paris-Line, et une affiche de
ma revue orne la vitrine, si bien que les touristes français sont
persuadés que le magasin m’appartient !
Nous avons donc pris la route ensemble. À peine étions-nous
parties qu’une pluie torrentielle se déversa sur l’autoroute. D’une
violence inouïe, elle ne cessa pas de tout le trajet. On ne voyait pas
l’extrémité du capot de la voiture, nous roulions au pas. Bientôt nous
nous sommes trouvées engluées dans un monstrueux
embouteillage. Je m’énervais contre le GPS dont la voix féminine
s’était tue depuis un bon moment.
« Pourquoi elle ne parle pas ?
— Parce qu’il n’y a rien à dire », me répondit Annie, qui se
départit rarement de son calme – chose qui peut devenir rapidement
exaspérante quand on se sent soi-même sur le point d’exploser.
Bravant la tempête, conduisant au radar, louvoyant habilement,
Annie finit par me déposer à temps à l’aéroport. Elle m’avoua par la
suite que la tension avait été si forte que, renonçant à rentrer à
Vegas le soir même, elle avait pris une chambre sur place, bu deux
verres de vin coup sur coup et qu’elle était montée directement se
coucher.
Quant à moi, chance inespérée, je dormis comme jamais j’avais
dormi dans un avion.
Ainsi, pensais-je à tort, se refermait le cycle de mes voyages aux
États-Unis. Accoutumée à trouver un sens à toute chose, je me dis
que l’orage apocalyptique qui s’était abattu sur nous lorsque Annie
m’avait amenée à l’aéroport de Los Angeles m’avait été envoyé par
Loulou et maman pour gommer la tristesse de cet ultime départ.
De même que, lorsque je me plaignais enfant du mauvais temps
les derniers jours de vacances, ma mère me répondait : « Tu devrais
t’estimer heureuse. Comme ça tu ne regretteras pas de retourner à
l’école ! »
5
Mme Fleur
*
Il est six heures du matin. Je ne dors plus depuis longtemps.
Dehors, il fait déjà grand jour. Il y a un peu de vent, mon arbre
frissonne, l’oiseau, tôt levé, fait des vocalises. Dans le lit voisin du
mien, Jacinthe dort encore. Elle et Marie-Annick se relaient pour me
tenir compagnie pendant la nuit. L’une ou l’autre, alternativement,
arrive de La Jonchère vers dix-sept heures, avec son pyjama, sa
brosse à dents et son oreiller favori, mou et épais pour l’une, plat et
ferme pour l’autre. Nous bavardons, je suis impatiente d’avoir des
nouvelles de la maison, de mes chiens qui me manquent
terriblement, des menus travaux décidés avant mon accident, du
jardin qu’entretient Luis et qui, promet-il, sera magnifique à mon
retour. Nous dînons de bonne heure comme c’est l’habitude dans les
hôpitaux. Ensuite c’est l’heure des nouvelles à la télévision. Puis je
suis impatiente de retrouver les émissions sur les affaires
criminelles, auxquelles Marie-Annick m’a convertie, moi qui n’en
avais jamais regardé aucune. Chroniques criminelles, Faites entrer
l’accusé, il n’y a que l’embarras du choix. Je suis bon public,
l’imagination des criminels me sidère autant que la perspicacité des
enquêteurs. Nous échafaudons des hypothèses, c’est à laquelle des
deux aura trouvé la première le fin mot de l’histoire. Tout cela nous
amène vers onze heures du soir. « C’est pas le tout, dit Marie-
Annick. Demain, il faut se lever. » Formule qui, dans mon état, n’a
pas grand sens.
Qu’importe ? Pour la première fois depuis l’enfance, je suis
couchée, lumière éteinte, avant minuit. Le sommeil tarde à venir et
n’est jamais très profond. Je passe des heures à gamberger.
Comment tout ça va-t-il finir ? Comment en suis-je arrivée là ?
*
Je n’aurais jamais dû accepter ce troisième voyage aux États-
Unis, le dernier des derniers.
Car après avoir longtemps hésité j’avais fini par me laisser
convaincre. Gary Selesner m’avait appelée presque tous les jours.
Le vingtième anniversaire du Paris Hotel approchait, il ne comprenait
pas mes hésitations, me récitait la liste des invités prestigieux, me
certifiait – et je n’en doutais pas une seconde – que je serais traitée
comme une reine. Quand je vis la suite qu’il avait mise à ma
disposition au Caesars Palace, dont il était également propriétaire, je
constatai qu’il n’avait pas exagéré. Cléopâtre en personne n’aurait
pas été mieux accueillie.
*
Par un bel après-midi où déjà flottaient dans l’air des effluves de
printemps, je suis allée, en compagnie de Franck, rendre visite à
Quincy Jones dans son immense et somptueuse maison de Bel Air.
Loulou adorait Quincy, l’homme et l’incomparable musicien.
« C’est mon dieu ! » disait-il à chaque fois qu’il parlait de lui.
Admiration que je partageais sans réserve.
Quincy a subi récemment deux AVC graves et nous montre une
large cicatrice au sommet de son crâne, conséquence de l’opération
qu’a nécessitée l’un d’eux. Il est content de me voir, mais il parle peu
et semble parfois absent.
Il s’anime et retrouve toute sa vivacité lorsqu’il est question de
Frank Sinatra, qu’il vénère. Comment oublier le disque légendaire,
Sinatra at the Sands, dans lequel Frank chante avec l’orchestre de
Count Basie, sur des arrangements de Quincy ?
Entre Quincy et la France, il y a une longue histoire d’amour.
Selon lui, Paris est la ville la plus accueillante du monde. C’est à
Paris qu’il vint étudier la composition avec Nadia Boulanger à la fin
des années 1950, c’est là que débuta sa carrière, quand il fut
engagé à vingt-quatre ans comme directeur musical par Eddie
Barclay, son ami chéri et adoré, son frère, ainsi qu’il qualifia Eddie
quand il apprit sa mort.
Nous avons en commun tant de souvenirs amicaux et joyeux,
Quincy et moi… Comme ce dîner chez les Peck, où Véronique et
Gregory avaient réuni autour de la table Stevie Wonder, Lionel
Richie, Quincy et moi. Ou encore la grande fête que j’avais
organisée pour lui à La Jonchère, au lendemain du concert qu’il
donna, en juillet 2000, au théâtre des Champs-Élysées. Cent
cinquante artistes, parmi lesquels Charles Aznavour, Johnny, Michel
Legrand ou Henri Salvador, se pressaient autour des buffets dressés
sur la pelouse.
*
Tout le temps que je restai immobilisée, Muriel vint chaque matin
prendre son petit déjeuner avec moi. De même que Claude était là à
midi quoi qu’il arrive – bien que ses parents, Jacques et Bernadette,
requièrent l’essentiel de son temps. On s’étonnera, après de telles
marques de dévouement, que je les considère comme mes filles…
Je savais que Muriel avait prévu d’assister au concert de Quincy
à Bercy, le jeudi 27 juin. Le vendredi au matin, à peine eut-elle
débarqué dans ma chambre un plein sac de viennoiseries à la main
que je la pressai de questions.
« Alors, Quincy, raconte, c’était comment ? »
Elle parut embarrassée.
« Eh bien, c’était… »
Silence. Long soupir. Moue perplexe. C’est inhabituel pour
Muriel, qui généralement donne son avis sans précaution. Je
compris mieux son embarras lorsqu’elle m’expliqua la façon dont
s’était déroulé le concert.
Sur scène un ensemble de cinquante musiciens jouait les
arrangements les plus célèbres de Quincy, tandis que le maître,
laissant à un autre le soin de conduire l’orchestre, se contentait,
assis sur un canapé, de présider en personne l’hommage qui lui était
rendu, serrant au passage la main des invités, prestigieux au
demeurant : Selah Sue, Shelea, Marcus Miller, Ibrahim Maalouf,
Véronique Sanson…
Difficile de faire la fine bouche devant une telle conjonction de
talents, mais Quincy dans tout ça ?
On m’a dit qu’un commentateur s’était risqué à demander à
Quincy Jones pourquoi il avait monté ce spectacle. « Money ! » avait-
il répondu sans hésiter, ponctuant sa réplique d’un grand éclat de
rire.
Quincy a eu trois femmes et sept enfants, lesquels lui ont donné
de nombreux petits-enfants. La maison de Bel Air doit lui coûter une
fortune. Il faut bien assurer les fins de mois…
*
Mais revenons à ce dernier de mes derniers voyages aux États-
Unis, qui précéda de quelques semaines mon AVC et, fort
probablement, en fut l’une des causes.
Fidèle à mon programme touristique, j’avais décidé de faire le
trajet de Los Angeles à Las Vegas en voiture, en empruntant la
célèbre Route 66. Alors que nous traversions les admirables
paysages désertiques à proximité du Grand Canyon, je me
remémorai ce qu’avait représenté pour moi l’aventure du Paris Hotel,
dont nous nous apprêtions à célébrer le vingtième anniversaire. En
cette fin des années 1990, ma carrière d’actrice marchait très fort,
les tournages s’enchaînaient, comment avais-je pu mener de front
tant d’activités différentes ?
Question sans réponse. Ou dont je ne souhaitais pas m’avouer la
réponse : pas d’enfants, pas de famille, plus de mari, pas d’amant,
bientôt privée de la présence, ô combien précieuse, de ma mère.
On dispose de beaucoup de temps quand on vit seule, mais à
quel prix ?
*
Arthur Goldberg, le fondateur du Paris Hotel, faisait partie de
cette nouvelle génération d’hommes d’affaires qui avait pris en main
l’industrie du jeu à Las Vegas, évinçant les anciens boss liés à la
mafia. Lui-même avait fait fortune dans le transport routier. Alors que
l’homme était entré par la petite porte dans ce monde dont il ignorait
tout, son empire, dix ans plus tard, était devenu si prospère qu’on
calculait que un dollar sur cinq risqués sur les tables de jeu par les
Américains passait par l’un des casinos dont il était propriétaire.
Goldberg envisageait de créer un nouveau casino sur le terrain
du Bonanza, où j’avais monté avec succès mes shows Flesh dans les
années 1970. La mode des casinos à thème battait son plein. Un
groupe concurrent venait de faire imploser le légendaire Sands, où
avait chanté Sinatra, et d’entreprendre à sa place la construction du
casino-hôtel The Venetian, réplique de la cité italienne. Goldberg se
décida pour Paris. Mais contrairement aux promoteurs du Venetian,
qui avaient négligé de prendre contact avec la municipalité de
Venise, déclenchant de vives protestations, Goldberg, désireux
d’éviter toute polémique future, voulut s’entourer d’un maximum de
garanties. Mieux valait une ville flattée d’avoir été consultée qu’une
ville vexée d’avoir été tenue à l’écart.
J’avais croisé plus d’une fois Goldberg dans l’une de ces parties
dont sont friands les Américains. Il connaissait mes relations
amicales avec Jacques Chirac, maire de la capitale pendant dix-huit
ans et qui venait d’être élu président de la République. Il me proposa
de plaider le dossier du futur Paris Hotel auprès de son successeur.
Le Paris fut construit dans les délais prévus et pour une somme
relativement modeste : sept cent quatre-vingt-cinq millions de
dollars, contre deux milliards pour le Bellagio, il est vrai d’une
capacité supérieure.
Je fus chargée de concevoir et d’organiser la partie artistique de
la soirée d’inauguration du Paris, le 1er septembre 1999. Catherine
Deneuve, Quincy Jones, Charles Aznavour, Michel Legrand
acceptèrent mon invitation. Accompagnée par Michel, je fis
l’ouverture en interprétant un pot-pourri de chansons françaises,
avant de chanter en duo avec lui.
Je m’étais entendue avec la Société de la tour Eiffel pour que le
monument véritable reste allumé plus longtemps dans la nuit,
compte tenu du décalage horaire. Ainsi, lorsque la tour s’éteignit à
Paris, elle s’alluma à Vegas. C’est à Catherine Deneuve que j’avais
confié la charge de tirer le cordon symbolique. Le petit-fils de
Gustave Eiffel, à ma demande, se tenait au pied de la tour à Paris.
Après avoir prononcé quelques mots très émouvants en hommage à
son grand-père, il fit le geste d’éteindre la tour à Paris, tandis que
Catherine Deneuve faisait celui d’allumer la tour de Vegas. Au même
instant un feu d’artifice embrasa le Paris flambant neuf. J’étais fière
de moi. Pour Paris.
*
Somptueuse, la fête donnée pour le vingtième anniversaire du
Paris ne suscita pas chez moi une émotion comparable à celle qui
m’avait saisie lors du cinquantième anniversaire du Caesars. Ni
Loulou, mort quatre ans plus tôt, ni maman, ni bien sûr Nate
n’avaient été mêlés au destin de cet hôtel. Arthur Goldberg lui-même
était décédé d’une grave maladie quelques années seulement après
que le Paris eut ouvert ses portes.
On me rendit hommage en des termes que la modestie et le
sens de l’humour m’interdisent de retranscrire. Devant l’hôtel, une
étoile incrustée dans le sol rappelait la part que j’avais prise à sa
création.
À cette occasion, je fus également faite citoyenne d’honneur du
Nevada, une reconnaissance supplémentaire qui me toucha
infiniment.
*
Beaucoup d’émotion aussi, au cours du déjeuner que je
partageai avec Eddy Jacobson, l’un des deux fils de Nate. Quelques
mois plus tôt, alors qu’à Paris je m’apprêtais à entrer chez le coiffeur,
mon téléphone portable avait sonné dans mon sac. J’étais en retard,
j’hésitai à répondre puis finalement je pris l’appel. Au bout du fil, une
voix inconnue. « Vous êtes bien Line Renaud ? C’est Eddy
Jacobson ! » Je me souvenais d’un garçon d’une vingtaine d’années
au moment où j’avais rencontré Nate. Il devait avoir aujourd’hui plus
de soixante-dix ans. Nous avons bavardé un court instant, il n’était
pas prévu à cet instant que je retourne jamais aux États-Unis, mais
je lui promis que nous resterions en contact.
Lorsque finalement j’avais entrepris cet ultime dernier voyage en
Amérique, j’avais hésité. Allais-je l’appeler ? En révélant
publiquement ma relation avec Nate dans mon livre Et mes secrets
aussi, je m’étais en quelque sorte libérée du sentiment de culpabilité
qui m’avait si longtemps habitée. Nate avait maintenant sa juste
place dans mon cœur, exactement où il devait être : à distance de
Loulou, différemment. J’étais apaisée, pourquoi souffler sur les
braises ?
Est-ce la curiosité ou le souci de ne pas blesser ce garçon – que
dis-je, ce garçon ? cet homme, et même ce vieil homme à présent –
qui avait fait la démarche de me contacter et qui d’une manière ou
d’une autre apprendrait ma venue et ne comprendrait pas pourquoi
je l’avais évité ?
Bref, à quelques heures de notre rendez-vous, dans l’un des
restaurants du Caesars, j’étais dans un état de fébrilité qui me
mettait en rage. J’avais choisi soigneusement ma tenue, j’avais
demandé à Franck de me coiffer et de me maquiller, pas trop, juste
le nécessaire. Comme si j’avais voulu faire bon effet, ne pas
décevoir Eddy, qu’il ne se dise pas en m’apercevant : « Mon Dieu,
c’est cette vieille bonne femme qu’a tant aimée mon père ? » Arrivé
en avance, Eddy m’attendait à la table qui nous était réservée. Il se
leva, vint au-devant de moi, et ses premières paroles furent pour me
dire : « Vous êtes belle ! » Rarement compliment d’homme m’aura
autant touchée.
Nous sommes restés plus de trois heures ensemble. Le
restaurant s’était vidé peu à peu, les tables étaient desservies et les
garçons avaient eu largement le temps de les dresser à nouveau
pour le service suivant. J’avais craint qu’Eddy n’éprouve un certain
ressentiment à mon égard. Au contraire, je fus surprise de constater
que j’étais étroitement liée à son histoire familiale. À l’évidence, Nate
avait parlé de moi à ses enfants. Ils savaient l’importance que j’avais
eue pour leur père et, loin de nous juger, ils respectaient notre
relation.
Eddy habitait maintenant Baltimore. Il me parla de sa vie
d’homme, bien sûr, mais il me parla surtout de son enfance : à quel
point c’était à la fois une chance et une souffrance d’être le fils de
Nate, un père à la personnalité écrasante, un modèle et celui à qui
on se jurait de ne jamais ressembler.
C’était comme si Eddy avait attendu toutes ces années pour
confier à moi seulement les vérités intimes qu’il gardait
soigneusement au fond de lui. Qu’est-ce que je représentais à ses
yeux ? Comment, à travers moi, vivait en lui le souvenir de son
père ? Un souvenir débarrassé de tout conflit, de tout ressentiment
et dont ne subsistait que le meilleur ?
*
Paris Match avait décidé de couvrir mon dernier voyage à Las
Vegas. Quand j’appris que c’était Catherine Tabouis, l’une de leurs
meilleurs journalistes, qui avait été choisie pour m’accompagner, je
fus enchantée. En 2016, c’était elle déjà qui avait suivi les cinquante
ans du Caesars. J’en gardais un excellent souvenir. Catherine est
une femme chaleureuse et drôle, c’était un choix parfait.
Nous sommes parties une journée entière faire un très beau
reportage photo dans le désert, à une vingtaine de kilomètres de
Vegas. Pour l’occasion, Franck fut non seulement coiffeur et
maquilleur, mais également styliste. Il s’en tira magnifiquement. Je
redoutais un peu cette journée, la chaleur, la poussière.
Heureusement nous n’étions qu’en mars. La température, à cette
époque de l’année, est plutôt agréable, même en plein désert.
Plusieurs fois au cours de la journée, il m’arriva de penser : « C’est
extraordinaire, je ne me sens absolument pas fatiguée ! »
Dès lors, je me fixai pour but de prendre les choses comme elles
venaient, au jour le jour, sans me projeter dans l’avenir. Imaginer ce
que serait ma vie demain, j’en étais incapable. L’AVC, c’était déjà un
miracle, m’avait épargnée, les séquelles étaient minimes et
réversibles, principalement une difficulté temporaire à utiliser ma
main droite. Chaque jour une ergothérapeute venait me faire
travailler. J’empilais des boîtes minuscules les unes dans les autres,
je triais des perles, je faisais et refaisais ma signature à l’aide d’un
stylo spécial accroché à mes doigts, car je n’étais pas encore
capable de le tenir par moi-même. Le résultat était un gribouillis
infâme, mais la praticienne paraissait satisfaite. « C’est beaucoup
mieux qu’hier ! » m’encourageait-elle. J’éprouvais le sentiment
humiliant d’être infantilisée, j’étais tentée de balayer petites boîtes,
perles et stylo et de crier : « Stop ! Sans moi ! Je ne joue plus ! »
Mais je n’en faisais rien. Je souriais et je me donnais un mal de
chien pour tenter de saisir ces fichues perles qui prenaient un malin
plaisir à rouler dans tous les sens à l’approche de mes doigts. « Ne
réfléchis pas, Line. Fais ce qu’on te demande. »
On louait ma bonne humeur sans se douter des efforts que je
devais déployer pour refouler les sombres pensées qui
m’assaillaient. N’avais-je pas été proclamée, à peine débarquée
d’Amérique, « Femme la plus optimiste de France » ?
*
« C’est sûr qu’elle était essentielle, cette médaille ! » ironise
Muriel.
Au terme d’un sondage, j’avais été désignée comme la
personnalité féminine française qui représentait le mieux
l’optimisme. Rentrée à Paris le jeudi, je devais être officiellement
intronisée au cours d’une cérémonie à Rueil-Malmaison le vendredi
8 mars, Journée internationale de la femme. Muriel n’avait pas tort,
cette distinction, pour sympathique qu’elle soit, avait tout d’une
médaille en chocolat. Il aurait été mille fois plus prudent que je
marque une pause à mon retour d’un voyage éreintant. Mais j’avais
promis à Patrick Ollier, maire de Rueil, que je serais présente, il
n’était pas question de lui faire faux bond.
De même, la veille, à peine arrivée à La Jonchère, au lieu d’aller
sagement me coucher, je n’avais pas résisté au plaisir de fêter mon
retour avec mes proches, ceux qui m’entourent quotidiennement à
La Jonchère.
Et ce vendredi 8 mars, rebelote, comme dirait Marie-Annick : un
dîner plus apprêté où j’avais réuni Muriel et Anne, sa compagne,
Jean-Claude Camus, l’ex-producteur de Johnny, qui malgré leur
brouille était resté l’un de mes grands amis, Catherine Tabouis de
Paris Match, ma fidèle Nicole Sonneville, d’autres encore.
Pourquoi me serais-je privée de ces moments d’échange, de
partage, de rires, de légèreté ?
Aucun signe ne m’avertissait que j’étais en train de flirter
dangereusement avec mes limites. Le fusible tenait bon. Je me
sentais invulnérable.
*
Dès la semaine suivante, je me lançai sans tarder dans la
préparation du Sidaction, pour ce qui relevait de ma participation et
de l’aide que je pouvais personnellement apporter à son
organisation. Cette édition revêtait pour nous une importance
particulière. Elle marquait d’abord le vingt-cinquième anniversaire du
tout premier Sidaction, le 7 avril 1994. Souvenez-vous, ce soir-là, les
six chaînes avaient diffusé au même moment pendant près de sept
heures un programme unique consacré au sida. Un événement sans
aucun précédent dans l’histoire de la télévision française. Cette
terrible maladie, encore très mal connue, objet de tous les
fantasmes, s’invitait dans les foyers français – ou, pour mieux dire,
en forçait la porte. Maladie des pédés ! Punition des drogués ! Que
n’entendait-on pas à l’époque. Il fallait beaucoup d’audace à
l’association Ensemble contre le Sida nouvellement créée et une
certaine dose d’inconscience de la part de Pierre Bergé et de la
mienne, pour espérer récolter des fonds au profit d’une cause où les
victimes passaient encore bien souvent pour des coupables.
Malgré sa longueur et la relative aridité de son propos, l’émission
fut d’une densité exceptionnelle. Chercheurs, malades porteurs du
virus, militants et artistes se relayèrent pour informer et sensibiliser
le public. En entrant en scène, j’avais déclaré : « Nous sommes en
guerre ! En guerre contre un virus ! » On notera la proximité de ces
mots avec ceux utilisés récemment à propos du Covid-19.
Un sommet d’émotion fut atteint lorsque Clémentine Célarié se
leva et embrassa sur la bouche un homme séropositif, Patrice
Janiaud, assis derrière elle. Dans le Zénith plein à craquer, on
pouvait entendre une mouche voler. J’étais moi-même sidérée.
J’avais, quelque temps auparavant, raconté à Clémentine comment,
en 1985, au cours d’un gala organisé par Elizabeth Taylor, Shirley
MacLaine avait embrassé un pasteur qui venait de déclarer qu’il était
atteint du sida. Je n’avais pas prévu qu’elle songerait à rééditer cet
acte dont l’efficacité pédagogique surpassait largement de longs
développements. Cela signifiait clairement qu’on n’attrapait pas le
sida, comme beaucoup le croyaient et le croient encore, en entrant
en contact avec la salive d’un séropositif, encore moins en lui serrant
la main. Merci, Clémentine, pour ce geste qui marqua les esprits.
L’impact de cette soirée fut considérable. Vingt-trois millions de
téléspectateurs suivirent l’émission. Le montant des fonds recueillis
atteignit la somme de quarante-cinq millions d’euros.
Hélas, il n’en est plus de même aujourd’hui. En 2018, le
Sidaction a recueilli seulement quatre millions et demi d’euros. Ce
n’est pas rien, cet argent est indispensable à la recherche et aux
malades, mais la diminution progressive des dons prouve aussi que,
pour une large partie de la société, le sida est un problème réglé. Or,
s’il est vrai que des progrès considérables ont été accomplis, s’il est
exact qu’on ne meurt plus du sida et qu’on ne le transmet plus à
condition de suivre un traitement adapté, il n’en demeure pas moins
que la maladie continue de s’étendre dans les pays où la prise en
charge des malades n’est pas assurée correctement. Et on peut
s’inquiéter d’assister, en France, à une recrudescence des pratiques
à risque.
Voilà pourquoi l’édition 2019 du Sidaction était tellement
importante à mes yeux. Il s’agissait de remobiliser l’opinion,
d’enrayer la baisse des dons. De dire que rien n’était gagné, que le
fait d’être porteur sain supposait une prise de médicaments à vie –
ce qui ne peut être considéré comme une situation normale et
comporte bien des inconvénients. De rappeler qu’il n’existe toujours
pas de vaccin contre le sida, que l’action dans des pays en proie aux
difficultés économiques, aux guerres, aux déplacements de
population, exigeait des moyens considérables. Et de souligner
qu’en France l’afflux de réfugiés, les conditions parfois
épouvantables dans lesquelles survivent ces personnes privées de
statut légal créaient les conditions d’un nouvel essor de la maladie.
*
C’est au Palais des Congrès qu’eut lieu, le samedi, le prime du
Sidaction. Là même où était né, quarante ans plus tôt, Starmania, le
légendaire opéra-rock de Luc Plamondon et Michel Berger. Jean-
Paul Gaultier était le parrain de cette édition et, comme d’habitude,
j’intervins en ouverture et plusieurs fois au cours de l’émission pour
rappeler les enjeux de la lutte contre le sida et faire appel à la
générosité des téléspectateurs. Nous avions réuni un plateau
magnifique. Amir, Jenifer, Slimane, Isabelle Boulay, Vincent Niclo,
Sofia Essaïdi, Amel Bent, Clara Luciani, Muriel Robin, Bilal Hassani,
Chimène Badi et beaucoup d’autres se succédèrent pour chanter et
danser Le monde est stone, Quand on arrive en ville, La Chanson de Ziggy,
J’aurais voulu être un artiste, cette extraordinaire série de tubes qui
firent le succès planétaire de Starmania.
Aux alentours de minuit, les promesses de dons s’élevaient à
quatre millions et demi d’euros, en légère progression par rapport à
l’année précédente. Encore convient-il de préciser que cette somme
fut atteinte grâce à « la contribution exceptionnelle d’un grand
donateur », suivant la formule consacrée. Je ne révélerai ni le
montant de cette contribution ni l’identité du donateur, puisqu’il tient
à rester anonyme. Qu’il ou elle en soit ici remercié.e.
Dire que j’étais épuisée, physiquement et nerveusement, à la fin
de la soirée n’exprimerait que très imparfaitement l’état
d’anéantissement dans lequel je me trouvais lorsque David, mon
chauffeur, me ramena dans la nuit à La Jonchère.
J’étais vidée.
Vidée mais heureuse. Une fois encore, pensais-je en me
couchant, j’y étais arrivée. Ouf ! Ma vie était une course d’obstacles,
mais tant que je parvenais à les franchir je pouvais m’estimer
satisfaite. Et je savais que dès le lendemain, la fatigue oubliée, mes
batteries rechargées, je dirais : « Au prochain ! »
Au prochain projet, au prochain but, au prochain défi.
*
Pirate est un chien placide. Il ne faut pas le bousculer, il a ses
habitudes. Du moment qu’on va à son rythme, il n’est pas
contrariant. Le soir, lorsque nous sommes dans la chambre, si je lui
dis de se tenir tranquille en regardant la télévision, il saute sur le lit
et fixe consciencieusement l’appareil. Par contre, il ne faut pas qu’un
animal passe sur l’écran : poule, chat, vache, cheval, n’importe. Il
saute du lit et attaque l’écran en lançant des aboiements furieux.
D’où j’en conclus que les chiens, contrairement à ce qu’on
prétend parfois, s’intéressent aux images et sont capables de les
analyser, bien que leurs capacités visuelles soient différentes des
nôtres.
*
Moi dont la vie n’a été qu’une longue suite d’imprévus, j’ai appris
la routine à l’hôpital. De l’injection d’anticoagulant matinale jusqu’à
l’ultime visite de l’infirmière de nuit, on se raccroche aux mêmes
événements minuscules qui rompent, si peu que ce soit, la
monotonie des jours.
Heureusement, il y a Muriel qui déboule dans ma chambre aux
aurores, apportant avec elle l’air frais du dehors. Ellle me fait rire,
j’admire le regard acéré qu’elle porte sur notre monde et ses travers.
Toujours lucide, parfois féroce, elle échappe pourtant au
dénigrement systématique et à la malveillance qui sont le fonds de
commerce un peu rance des amuseurs actuels.
Sa présence me nourrit.
Comme me nourrit, m’enchante et me rassure la visite
quotidienne de Claude Chirac. C’est elle qui, dès le début de mon
hospitalisation, a pris en charge l’essentiel des rapports avec le
personnel médical. Si un problème se pose, elle en discute avec ce
mélange de douceur et d’autorité qui la caractérise et s’obstine aussi
longtemps qu’elle n’obtient pas la réponse appropriée. Grâce à elle,
je ne reste jamais bien longtemps dans l’incertitude, égarée par des
nouvelles fragmentaires ou contradictoires concernant mon état.
Claude, comme moi, éprouve un grand respect pour les
médecins. Mais elle parvient bien mieux que moi à démêler, derrière
leur langage codé, ce qu’ils savent et ce qu’ils ignorent, ce qui est
certain et ce qu’ils supposent. Il est vrai qu’elle bénéficie d’une
certaine pratique du monde médical par l’intermédiaire de son mari,
Frédéric Salat-Baroux, fils d’un grand médecin, le professeur
Jacques Salat-Baroux, gynécologue et pionnier français de la
procréation médicalement assistée.
Muriel, Claude sont les repères intangibles de mes journées,
mais il y a aussi les coups de téléphone quotidiens de mon amie
Virginie, les visites et les appels si réconfortants de Brigitte Macron,
les mille prévenances de Nicole Sonneville. Je n’éprouve à aucun
moment le sentiment d’être isolée, encore moins d’être abandonnée.
*
Autant je redoute les perles et les petites boîtes de
l’ergothérapeute, autant j’adore les exercices de mémoire de
l’orthophoniste. Certains m’amusent même beaucoup. Il y en a de
très simples, par exemple à partir d’un thème, citer le plus grand
nombre de mots qui s’y rattachent. Mais d’autres sont beaucoup plus
complexes et demandent une grande attention. Ainsi celui qui
consiste à répondre non pas à la dernière question posée, mais à la
précédente. Exemple, l’orthophoniste demande successivement
quelle est la capitale des États-Unis, puis comment s’appelle la
femelle du cheval. À cette dernière question il faudra répondre
Washington, et à la question suivante, mettons quelles sont les
couleurs du drapeau français, on répondra Jument. Essayez un
dimanche en famille, les premières questions paraissent faciles, puis
le rythme s’accélère et on a vite fait de tout mélanger.
Je ne suis pas trop mauvaise à ces jeux. Toute ma vie j’ai exercé
ma mémoire par nécessité professionnelle, l’outil reste encore
performant. Je comprenais la nécessité de le faire travailler afin qu’il
conserve toute sa précision et sa souplesse malgré mon inaction
forcée.
Ce vendredi soir, une pub pour McDo vint s’intercaler entre deux
émissions sur les crimes, que nous regardions dans ma chambre
d’hôpital avec Marie-Annick.
On voyait une joyeuse bande de jeunes gens dévorer à belles
dents des sandwichs moelleux débordants de viande et de salade
accompagnés de frites bien dorées.
« J’ai jamais mangé de McDo, soupirai-je. Ça m’a l’air drôlement
bon… »
Marie-Annick sourit. Elle semblait avoir une certaine expérience
dans ce domaine.
« Dimanche, je vous en apporte.
— Avec une petite bière ?
— Sans alcool. »
*
Vous l’aurez remarqué comme moi, les événements les plus
marquants d’une vie, ceux dont on s’aperçoit plus tard qu’ils ont
changé le cours de votre existence, sont souvent le fruit du hasard.
Une rencontre inopinée, telle rue qu’on prend plutôt que telle autre,
une gaffe monumentale, et voilà le cours du destin bouleversé.
Jamais je n’aurais dû me retrouver au beau milieu d’un conseil
national de l’UDR ce dimanche après-midi d’hiver.
L’Union des démocrates pour la République, il n’est pas inutile de
le rappeler, était dans les années 1970 le nom du parti gaulliste. Le
mouvement avait pris la suite de l’UNR et cédera lui-même la place
au RPR. Jacques Chirac, alors Premier ministre de Valéry Giscard
d’Estaing, en était le président.
*
Dans les années qui suivirent, j’ai beaucoup chanté La
Marseillaise. On m’envoyait dans des meetings, des grands, des
moyens, des petits, les gens étaient contents de me voir. Je ne leur
parlais pas politique, je serrais des mains, je discutais avec eux. À la
fin, ils me disaient : « Allez, on va faire comme vous. On va voter
pour lui. » Lui, c’était le plus souvent Jacques, parfois tel ou tel autre
candidat de l’UDR.
Je me souviens du gigantesque meeting de la porte de Pantin,
en février 1977, lors de l’élection municipale qui vit la victoire de
Jacques Chirac à Paris. Tous les candidats étaient en rang
d’oignons sur le podium. Jacques m’avait dit : « Vas-y, chante ! » Je
me suis avancée et j’ai entonné l’hymne national. J’étais émue, ma
voix tremblait un peu. Mais je chantai avec sincérité, en pensant à
ma mère, assise dans les premiers rangs, pour qui l’amour de son
pays était aussi naturel que l’amour des siens.
Quand je suis arrivée au bout du premier couplet, Jacques m’a
fait un petit signe : encore, encore ! Comme la majorité des Français,
je connaissais un couplet et un seul, je n’allais tout de même pas le
reprendre en boucle. C’est alors qu’à ma grande surprise j’enchaînai
avec d’autres paroles, des mots que je ne me souvenais pas avoir
jamais appris et qui surgissaient en bon ordre de je ne sais quel
méandre de mon cerveau :
*
Loulou n’aura pas connu la victoire de son ami Jacques. Il est
parti quatre mois plus tôt, le 8 janvier 1995, à un moment où la partie
semblait perdue. Un obstacle de taille s’était dressé sur la route de
Chirac : Édouard Balladur, son ami de trente ans, son plus proche
conseiller, celui dont il sollicitait régulièrement l’avis.
En 1993, au cours de son second mandat, le président
Mitterrand, à la suite d’une sévère défaite aux élections législatives,
avait été contraint de désigner un Premier ministre issu de la
nouvelle majorité. Le poste aurait dû échoir à Jacques Chirac, chef
de cette majorité, mais celui-ci gardait un fort mauvais souvenir de la
première cohabitation et n’avait aucune envie de renouveler
l’expérience. Bien que Balladur l’ait toujours nié, les deux hommes
avaient conclu un pacte : à Balladur Matignon, à Chirac l’Élysée
deux ans plus tard. Encouragé par de bons sondages, Balladur
s’était très vite senti pousser des ailes. Il plaisait aux journalistes, qui
le donnaient gagnant au cas où il serait candidat à la présidence de
la République. Parallèlement, la popularité de Chirac, durement
contesté à l’intérieur même de son propre parti, accusait une baisse
inquiétante. Si bien qu’à l’automne 1994, à six mois des élections,
les sondages comptabilisaient 25 % d’intentions de vote pour
Édouard Balladur et 15 % pour Chirac.
Le temps des trahisons était venu. Charles Pasqua conseillait
« amicalement » à Jacques Chirac de se retirer, Nicolas Sarkozy,
interrogé sur ses préférences entre Chirac et Balladur, répondait par
un tour de passe-passe : « On ne choisit pas entre papa et
maman ! » On ignore qui, dans son esprit, était papa et qui était
maman, mais la suite prouva qu’il se prononça clairement pour l’un
des deux : Édouard Balladur.
D’où mon émotion lorsqu’en pleine tempête politique je vis
Jacques et Bernadette arriver à La Jonchère le soir du 31 décembre
1994. J’avais aperçu les phares d’une voiture qui entrait dans la
propriété, je pensais qu’il s’agissait de l’infirmier qui venait pour la
piqûre quotidienne de Loulou. Imaginez ce que je ressentis quand je
les reconnus.
« Mon Dieu, mais qu’est-ce que vous faites là ?
— Nous venons embrasser Loulou », répondit Jacques.
Ils le savaient au plus mal et ils avaient tenu à nous témoigner
leur amitié et leur soutien. Attaqué de toutes parts, lâché par ses
plus fidèles soutiens, cet homme trouvait le temps et l’énergie de se
déplacer pour montrer qu’il était à nos côtés dans l’épreuve. En y
repensant, j’en suis encore émue aux larmes.
Nous sommes montés voir Loulou. Malgré son état d’extrême
faiblesse, il reconnut Jacques et Bernadette et parut heureux de les
voir.
Loulou refusait obstinément d’envisager la mort. J’aurais voulu
qu’il me parle, qu’il me donne des conseils, qu’il me dise ce que je
devais faire après. Je n’avais jamais vécu seule depuis l’âge de dix-
huit ans. Il m’avait accompagnée, conseillée, guidée en tout.
Qu’allais-je devenir ?
Jacques m’avait promis d’essayer de l’amener à se confier.
Laissant les deux hommes en tête à tête, nous sommes
redescendues au salon, Bernadette et moi. Peu après, Jacques
nous rejoignit. Je le questionnai.
« Alors ? Il t’a dit quelque chose ?
— Non, rien, il ne parle pas de la mort. »
Alors que Jacques s’apprêtait à quitter la chambre, Loulou, très
faible, avait levé ses deux pouces. C’était sa façon de lui dire : « Tu
vas gagner ! »
*
Ma relation avec Jacques, c’est l’histoire d’une immense amitié,
une affaire de famille. La politique y a tenu peu de place. Nous n’en
parlions jamais ou si peu. J’organisais pour lui des dîners, il aimait
rencontrer des artistes, s’informer. Mais surtout rire, se détendre,
parler librement.
On le sait à présent, c’était un homme d’une immense culture et
un spécialiste reconnu dans le domaine des arts premiers. Il s’y
intéressait depuis l’adolescence, faisant du musée Guimet son
repaire. La création du musée qui porte son nom, quai Branly, ne
doit rien au hasard, elle a simplement révélé la vraie nature d’un
homme qui, inexplicablement, s’est ingénié toute sa vie à cultiver
l’image d’un type tout simple, buveur de bière, amateur de bonne
bouffe et de musique militaire. Assez drôlement, Françoise Giroud
avait dit de lui : « C’est un type à lire du Saint-John Perse caché
derrière une couverture de Playboy. »
Était-ce la pudeur qui l’amenait à se déguiser ainsi ? Était-ce la
volonté de préserver, dans une vie essentiellement publique, un
domaine dont il avait seul l’accès ? Je crois surtout qu’il détestait les
coteries, les chapelles, tout ce petit monde qui s’empare trop
souvent de l’art et de la culture pour en faire un instrument de
pouvoir et d’exclusion.
Et puis il était de droite, chef d’un parti de droite, élu de droite, et
cela seul suffisait à l’évincer de sphères majoritairement acquises à
la gauche. Pourquoi aurait-il essayé de complaire à des gens qui le
méprisaient cordialement ?
*
À l’occasion des Jeux olympiques de 1984, Jacques Chirac se
rendit à Los Angeles en tant que maire de Paris. Ensemble nous
avons visité le village français et rencontré nos sportifs. Jacques les
encouragea avec l’enthousiasme et la sincérité qui le caractérisaient.
Au moment de nous séparer, on entonna La Marseillaise et, pour une
fois, ce n’est pas moi qui donnai le ton, mais tous les athlètes
chantant à l’unisson.
J’avais pris l’initiative de réunir à son intention les
correspondants de la presse française autour d’un déjeuner au
St Germain, le restaurant de mon ami Paul. Je fus surprise par le
mépris et l’agressivité des journalistes à son égard. Visiblement, ils
étaient là pour profiter d’un bon repas dans le restaurant à la mode
de Los Angeles. À leurs yeux, Chirac, battu en 1981, confiné dans
son bastion de la mairie de Paris, n’existait plus ; ils considéraient de
toute évidence que son avenir était derrière lui. Je m’efforçai de faire
bonne figure, mais intérieurement je bouillais d’indignation. Chirac,
lui, se montra détendu, calme, sympathique. Il répondit avec
application aux questions des journalistes, ne releva pas ce qu’il
pouvait y avoir de blessant dans leur comportement, eut une
attention pour chacun. Sa force était dans la certitude qui l’habitait,
dans sa foi inaltérable en son propre destin. Le reste n’était que
péripétie.
Marie-Antoinette Isnard, fidèle parmi les fidèles de Jacques, était
chargée au sein du RPR des relations avec les électeurs à
l’étranger. Elle avait mis sur pied une rencontre avec les hommes
d’affaires français travaillant aux États-Unis et les patrons
américains travaillant en France. Cette fois les choses se passèrent
beaucoup mieux, si l’on excepte une panne de micro. Loulou,
passionné de technique et bricoleur dans l’âme, plongea sous la
table et y remédia en moins de deux. Jacques, très à l’aise, parlant
couramment anglais, séduisit son auditoire par son brio. Il avait le
truc américain, le sens du timing, la façon de balancer une blague au
bon moment. Ancien Premier ministre, maire d’une grande capitale,
il possédait une connaissance des dossiers qui lui permettait
d’apporter des réponses précises aux questions de son auditoire. Il
fit un tabac.
Succès aussi pour sa rencontre avec les Français de Californie.
La salle de cinq cents places se révéla trop petite et, devant
l’affluence, on dut organiser successivement trois réunions au lieu
d’une. Trois réunions, trois Marseillaise que j’interprétai avec
conviction et qui furent reprises par les salles successives.
*
J’ai encore le fou rire quand je pense à la manière dont se
déroula le dîner d’adieu que j’organisai pour Jacques avant son
retour en France.
Lorsque je séjournais à Los Angeles, j’habitais le superbe
appartement de mon amie Carole Curb. Et inversement, Carole,
lorsqu’elle venait à Paris, s’installait à La Jonchère. Chez Carole, on
pouvait dîner à vingt personnes autour d’une immense table ronde.
Mettant à contribution mon carnet d’adresses, j’en profitai pour
inviter toutes les personnalités dont je pensais que Jacques aurait
intérêt à les connaître et qui seraient curieuses de le rencontrer.
Parmi elles, Kirk Kerkorian, que j’avais très bien connu à Vegas.
Kirk était propriétaire ou actionnaire de plusieurs hôtels-casinos sur
le Strip, dont le Bellagio et le MGM Grand Las Vegas – longtemps
classé plus grand hôtel du monde. Génie de la finance, il vendait,
rachetait, revendait ses participations au gré des opportunités,
engrangeant au passage des bénéfices astronomiques. Il appliqua la
même stratégie à Hollywood, où il acquit successivement la MGM,
United Artists et la Columbia, peu sensible au contenu des films,
mais très attentif à la valorisation boursière de ces compagnies au
passé prestigieux.
Autre personnalité richissime et puissante devenue je ne sais
plus trop comment un ami, Armand Hammer, alors âgé de quatre-
vingt-six ans. Dans les années 1920, Hammer s’était rendu en
URSS, pressentant qu’il y avait certainement moyen de faire de
bonnes affaires avec la jeune République des soviets qui manquait
de tout mais disposait d’importantes ressources naturelles.
Comment ce garçon de vingt-quatre ans parvint à rencontrer Lénine
en personne, mystère. Toujours est-il qu’il mit sur pied un vaste et
très profitable système de troc avec les Soviétiques : du blé
américain et des médicaments contre des fourrures, du bois, du
caviar et des pierres précieuses. Ce fut l’origine de sa fortune. De là
son surnom de Milliardaire Rouge.
Bien que Jacques le rencontrât pour la première fois, Armand
Hammer était loin d’être un inconnu pour lui. Grand collectionneur et
mécène, il avait, au travers de sa fondation, aidé au rayonnement du
musée Jacquemart-André à Paris. Il se sentit immédiatement à l’aise
en sa compagnie. Hommes d’action autant qu’hommes de culture,
ils avaient de quoi s’entendre.
*
Je n’ai pas précisé que Claude accompagnait son père pendant
ce voyage. Elle avait alors vingt et un ans, elle se cherchait encore.
C’était la première fois que j’avais l’occasion de l’observer d’une
façon un peu suivie. Elle m’intriguait. Réservée, souvent perdue
dans ses pensées, mais réagissant avec finesse dès qu’on
s’adressait à elle et prouvant par ses remarques qu’elle n’avait rien
perdu de la conversation. Il y avait en elle une fragilité qui me
touchait. Je souhaitais mieux la connaître. Aussi est-ce tout
naturellement que, vers la fin de leur séjour, j’ai suggéré à Jacques
de me la confier durant quelques semaines. Il n’y vit que des
avantages. Lui-même avait adoré les États-Unis étant jeune. Il
pensait que ce serait une belle aventure pour Claude. Et puis,
comme il le disait : « Plutôt que de faire des conneries à Paris avec
sa bande de copains, autant qu’elle soit avec toi ! »
J’étais un peu inquiète de la réaction de Claude. À mon grand
soulagement, elle accepta sans la moindre hésitation. Ce furent
quatre semaines de bonheur fou, pour elle comme pour moi.
Dire que je trouvai en elle la fille que je n’avais pas eue ferait un
peu cliché, même si c’est ce que je ressentis. J’étais assez lucide
pour comprendre que je savourais là le meilleur et n’aurais jamais à
assumer le plus difficile. Une chose est d’élever un enfant, une autre
de profiter, pour un temps limité, sans la moindre source de conflit,
de la présence à ses côtés d’une toute jeune femme à la recherche
d’elle-même, avide de conseils et d’expériences nouvelles.
*
Oui, Jacques Chirac fut le meilleur, le plus fidèle des amis pour
moi. Sa disparition me plonge dans des abîmes de tristesse. Sa
loyauté, sa bonne humeur, son enthousiasme me manquent.
Jusqu’au bout, avec un courage et un dévouement admirables,
Claude aura été à ses côtés. Elle lui parlait sans cesse, refusait de
s’adresser à lui comme à un être diminué. Quand je venais lui rendre
visite, elle le préparait. « Line va venir te voir, tu sais, Line… »
Et quand j’arrivais : « C’est Line. Tu la reconnais ? Line… » Et lui
levait les yeux, son visage s’éclairait :
« Ah, ma Line ! Ma bichette… »
Comment ne pas pleurer ?
8
Elle serait capable de parler
au Président
*
Je n’ai pas été une très bonne élève à l’école. À mes parents qui
s’inquiétaient pour mon avenir, Mémère, mon arrière-grand-mère,
répliquait : « Ne vous en faites pas pour Jacqueline, elle s’en tirera
toujours. Elle serait capable d’aller parler au président de la
République… »
Au cours de ma vie, j’ai eu l’occasion d’approcher, il est vrai,
maints présidents et têtes couronnées. « C’est écrit dans la
Constitution. Les présidents de la République passent et vous, Line,
vous êtes toujours là », plaisantera François Hollande en me
remettant les insignes de grand officier de la Légion d’honneur, le
21 novembre 2013.
*
René Coty succéda à Vincent Auriol en janvier 1954. À l’image
de son prédécesseur, c’était un homme simple et débonnaire, un
Français comme un autre et qui n’entendait pas déroger à ses
habitudes sous prétexte qu’il avait emménagé dans les ors de la
République. Lorsque François Hollande, bien des années plus tard,
se rêvait en « président normal », il n’innovait pas, il renouait avec
une tradition. Mais les temps avaient changé. De Gaulle était passé
par là. La Ve République n’est pas la IVe et les citoyens attendent de
leur président, désormais investi de pouvoirs importants, qu’il soit
exceptionnel. D’où, à chaque fois, leur inéluctable déception.
Quelques mois, quelques semaines après l’avoir élu, les Français
critiquent à qui mieux mieux celui dont ils constatent qu’il n’est qu’un
homme semblable à eux, avec ses hésitations, ses faiblesses et ses
erreurs.
*
Passons de Gaulle, parenthèse titanesque. Je n’ai presque pas
connu Georges Pompidou, sinon par l’intermédiaire de Claude, sa
femme. Je suis restée en relation amicale avec leur fils, Alain
Pompidou, professeur de médecine et chercheur renommé.
Claude et Georges Pompidou ne pouvaient pas avoir d’enfants.
Ils en étaient non seulement très malheureux, mais aussi honteux,
chose difficile à concevoir aujourd’hui. Comme si leur stérilité révélait
une faille, un manquement, peut-être même une faute. Adopté à
l’âge de trois ans, Alain fut élevé comme leur fils – et sans doute
encore plus chéri que s’il avait été leur enfant biologique. On raconte
que Georges Pompidou le trimbalait en poussette jusque dans les
musées et lui récitait L’Odyssée d’Homère à l’âge de quatre ans. Mais
ils omirent délibérément de lui révéler qu’il était un enfant adopté,
bien que beaucoup de gens, à Paris, soient au courant.
Quelques années après le décès de son père, Alain prit un jour
un taxi pour rentrer chez lui quai de Béthune. Comme ils arrivaient à
destination, le chauffeur, tout en rendant la monnaie, observa :
« C’est bien là qu’habitent Mme Pompidou avec son fils adoptif,
n’est-ce pas ? » En dix secondes, trente-cinq ans de silence furent
abolis.
Le plus étonnant est que par respect pour sa mère, pour ne pas
la mettre dans l’embarras, Alain Pompidou ne lui avoua jamais qu’il
savait.
Il en va ainsi des secrets de famille.
*
Giscard ? J’étais bien trop populaire pour lui, il était bien trop
hautain pour moi. Loulou disait de lui : « C’est un fin de race. » Je ne
suis pas trop certaine du sens de cette formule, mais je sais que,
dans sa bouche, ça n’était pas un compliment.
Du reste, mon amitié pour Jacques Chirac créait un mur entre
nous. Lorsque nous nous croisions, Giscard ironisait : « Comment va
votre poulain ? »
Durant son septennat, je ne fus conviée qu’une seule fois à
l’Élysée, à l’occasion d’un dîner en l’honneur du président du
Cameroun, Ahmadou Ahidjo. Lorsque nous avions reçu l’invitation,
Loulou et moi, nous nous étions demandé ce qui nous valait cet
honneur. Pénurie de volontaires ? Un trou à boucher ? Nous avons
compris lorsque, au café, Giscard s’approcha de moi et, dans son
style contourné, me fit comprendre que Mme Ahidjo, l’épouse du
Président, était une grande fan et qu’elle souhaitait faire ma
connaissance. Je réalisai alors que nous n’étions pas les invités de
Giscard, mais ceux du couple présidentiel du Cameroun !
Je m’entretins un long moment avec Mme Ahidjo et lui proposai
de lui faire parvenir un exemplaire du microsillon 30 cm qui venait de
sortir et réunissait mes plus grands succès. Impatiente de l’écouter,
elle l’avait déjà acheté la veille chez Lido Musique sur les Champs-
Élysées.
*
En 1952, Hélène et Pierre Lazareff s’installèrent à Louveciennes,
dans une vaste propriété, La Grille Royale, à vingt-cinq kilomètres
de Paris par l’autoroute de l’Ouest. Une gentilhommière de style
néo-je ne sais quoi, environnée d’un parc de sept hectares, orné
d’arbres centenaires, avec des pelouses impeccablement tondues,
des allées soigneusement ratissées et un étang où flottaient des
cygnes. Le charme des hôtes compensait ce que les lieux pouvaient
avoir d’apprêté.
Ici, pendant quinze ans, le patron de France-Soir et la fondatrice
de Elle – deux des plus belles réussites de la presse française
d’après-guerre – reçurent chaque dimanche tout ce que Paris
comptait de personnalités marquantes.
Pierre Lazareff consacrait sa vie à son journal, ces déjeuners
hebdomadaires étaient pour lui une façon de se détendre tout en
étoffant son réseau d’influence. Hélène et lui dosaient savamment
leurs invités, hommes politiques de tous bords, vedettes du cinéma,
du théâtre ou de la chanson, ténors du barreau, écrivains, peintres,
hommes d’affaires, médecins et scientifiques. Pierre siégeait à un
bout de la grande table ovale, Hélène à l’autre, Antoine Pinay
côtoyait Joseph Kessel, Jacques Chaban-Delmas bavardait avec
Françoise Sagan ou Jeanne Moreau, Me Floriot s’entretenait avec le
patron de Publicis Marcel Bleustein-Blanchet, l’écrivain Maurice
Druon avec le peintre Bernard Buffet, et Line Renaud avec… pas
grand monde. Je crois que Pierre Lazareff nous invitait, Loulou et
moi, parce qu’il nous aimait bien, mais sans doute aussi par
provocation, vis-à-vis de sa femme – qui, il faut bien le dire, était un
peu snob – et vis-à-vis des autres convives, pour qui j’étais
irrémédiablement une chanteuse populaire, tare suprême à leurs
yeux. Spectateur malicieux de cette foire aux vanités, Loulou, qui
venait d’un milieu bourgeois et dont la culture était vaste, conversait
avec les uns et les autres. Moi j’écoutais, j’observais. Bizarrement je
ne me sentais pas atteinte par l’hostilité à peine déguisée que
certains me témoignaient. L’idée qu’il puisse y avoir des gens
supérieurs et des gens inférieurs m’était profondément étrangère. Je
n’avais ni complexe vis-à-vis des puissants, ni mépris pour les
humbles. De retour à La Jonchère, Loulou, flegmatique, me
rassurait : « T’inquiète pas, ma chérie. Ils y viendront ! » Ce qui
voulait dire que ceux qui me regardaient de haut aujourd’hui
finiraient par me tolérer, puis un jour par m’apprécier, et peut-être
même par me considérer.
En voyant mon portrait à la une du très sérieux supplément du
Monde, il y a quelques mois, je n’ai pas ressenti d’émotion
particulière. Tout juste me suis-je souvenue, avec une pointe
d’ironie, de la phrase de Loulou. Ils y étaient venus, finalement…
*
Parmi les habitués des dimanches à La Grille Royale, un homme
jouissait d’un prestige particulier. C’était François Mitterrand. Ce
n’était pas à proprement parler un bel homme, mais il possédait un
charme indiscutable dans le genre ténébreux. Il avait aussi une
certaine façon de regarder les femmes, qui signifiait clairement qu’il
les aimait et consacrait une part notable de son temps à les séduire.
Un halo de mystère flottait autour de lui, c’était l’homme des
conciliabules à voix basse, il y avait quelque chose de romanesque
dans son personnage, qui excitait la curiosité mais aussi la
méfiance. À quarante ans, il avait vu sa déjà longue carrière
politique stoppée net par l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir
en 1958. Usé par ses nombreux passages dans les cabinets
ministériels de la IVe République, il avait du mal à se positionner
comme il l’aurait souhaité en tant que chef de l’opposition. Il restait
pourtant un acteur important de la vie politique française, et chez
Pierre Lazareff, lorsque après le déjeuner les invités effectuaient une
petite promenade digestive sous les chênes centenaires, il était
toujours très entouré. Certains appréciaient le brillant causeur et
l’homme d’esprit, d’autres – éventuellement les mêmes – étaient
soucieux de ménager l’avenir : un jour ou l’autre, un tel homme
rebondirait.
Un événement vint rebattre les cartes.
Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959, François Mitterrand fut
victime d’un attentat alors qu’il rentrait chez lui au volant de sa 403.
Une voiture le prit en chasse, il eut la présence d’esprit de se garer
et de courir se mettre à l’abri dans les jardins de l’Observatoire, dont
il escalada la grille, tandis que la 403 était criblée de balles.
Le lendemain, toute la presse salua le sang-froid du sénateur de
la Nièvre et vilipenda les auteurs du lâche attentat. Mais voilà, une
semaine plus tard, le journal d’extrême droite Rivarol publiait le
témoignage d’un ancien député poujadiste, Robert Pesquet, qui
affirmait être l’auteur de ce qui aurait été un faux attentat
commandité par François Mitterrand lui-même pour tenter de redorer
son étoile pâlissante.
Le scandale fut énorme, François Mitterrand s’empêtra dans ses
déclarations sans parvenir à se disculper. Loin d’être rehaussé, son
crédit s’en trouva durablement entamé.
*
Je n’eus pas beaucoup d’occasions de croiser François
Mitterrand dans les années qui suivirent. Mon soutien affirmé à
Jacques Chirac ne contribua pas à nous rapprocher. Mais
contrairement à Giscard, aristocrate « fin de race », Mitterrand était
un vrai seigneur. Il ne se serait jamais risqué à me demander, avec
une moue de mépris, des nouvelles de mon poulain.
Lorsqu’il fut élu président de la République, ce n’est pas tant à sa
personne que je m’opposai, mais à certains de ses proches ou de
ses ministres. Georgina Dufoix en tout premier lieu, calamiteuse
ministre des Affaires sociales, qui, loin de nous accompagner dans
la lutte que nous avions entreprise contre le sida, fit tout pour
entraver notre action, motivée par de médiocres intérêts de
boutique. Je dois reconnaître que je n’éprouvais pas non plus une
sympathie démesurée pour Jack Lang, sans conteste remarquable
ministre de la Culture, mais entouré d’une camarilla arrogante et
sectaire.
Une anecdote montrera jusqu’où pouvait aller la mesquinerie de
ce petit cercle. J’avais eu un appel de la secrétaire d’Armand
Hammer, le Milliardaire Rouge dont j’ai déjà parlé. « Line, m’avait-
elle avertie, le docteur Hammer va recevoir la Légion d’honneur.
C’est le président Mitterrand qui la lui remettra en personne.
M. Hammer tient absolument à ce que vous soyez présente à la
cérémonie.
— Vous savez, avais-je répondu, le président Mitterrand et moi,
c’est pas le grand amour. Je doute beaucoup qu’il m’invite.
— Ah ? répondit-elle, surprise. Je vais en faire part au docteur
Hammer. »
Quelques jours plus tard, le téléphone sonna de nouveau à La
Jonchère. C’était Armand Hammer lui-même. « Line, me dit-il, le
président Mitterrand est un homme intelligent et poli. Du moment
que je souhaite que vous soyez là, je suis certain qu’il n’y verra
aucun inconvénient. Surtout notez bien la date. »
Les semaines passaient, la date se rapprochait, je ne recevais
aucun carton d’invitation. Le docteur Hammer m’appela à nouveau :
« Line, vous serez bien là, n’est-ce pas ?
— Je ne suis pas invitée.
— Comment ? C’est incroyable ! Je vais appeler Jean-Paul
Scarpitta, c’est à lui que j’ai donné ma liste d’invités. De toute façon,
ne vous inquiétez pas, ma femme et moi descendons au Bristol,
juste en face de l’Élysée. Rejoignez-nous là-bas avant la cérémonie,
nous irons ensemble. »
Jean-Paul Scarpitta était le responsable à Paris et à Londres de
la Fondation Armand Hammer, qui gérait la prestigieuse collection
d’œuvres d’art du docteur Hammer. Je pris quelques
renseignements et compris vite que Scarpitta, familier de Jack et
Monique Lang, étoile brillant au firmament de la galaxie culturelle qui
entourait le ministre, était très probablement à l’origine du blocage.
Le jour de la cérémonie, je rejoignis comme prévu au Bristol
Armand Hammer et Frances, sa femme, et c’est au bras du docteur
que je pénétrai dans le palais. Jean-Paul Scarpitta se tenait dans le
vestibule pour accueillir son patron. Il se troubla en m’apercevant et
fit mine de s’enthousiasmer.
« Line ! je suis si heureux que vous ayez pu vous libérer. »
Le docteur Hammer, que j’avais mis au courant de toute l’affaire,
interrompit ses simagrées d’un ton cinglant.
« Jean-Paul, you are a fourty carats idiot ! » (Jean-Paul, vous êtes
un idiot de quarante carats !)
Une insulte de milliardaire.
*
J’aurais pu, en d’autres circonstances, développer une grande
amitié avec François Hollande. Nous nous sommes contentés d’une
relation extrêmement cordiale, ce qui n’est déjà pas mal. Bertrand
Delanoë, son camarade de parti, est par contre l’un de mes proches.
Nous nous sommes rencontrés chez Dalida, alors qu’il était très
jeune et n’avait pas encore embrassé une carrière politique. Ses
idées, ses convictions, ses jugements, les valeurs progressistes qu’il
défendait m’ont fait prendre conscience que je me sentais bien plus
proche de la gauche que de ce qu’était devenue l’UMP en 2012. La
guerre des chefs pour s’emparer de la présidence du parti, les
mesquines querelles de personnes m’ont atterrée. Quelle triste
image.
*
J’ai déjà dit l’admiration que je porte à Emmanuel Macron et
l’amitié qui me lie à Brigitte, son épouse. Je me souviens de la
campagne éclair qu’il mena brillamment en 2017, et tout
particulièrement du grand meeting qui eut lieu à Bercy le 17 avril. Je
m’y étais rendue avec quelques amis et nous sommes allés le saluer
dans sa loge avant qu’il prenne la parole. J’ai confessé à Emmanuel
que mon dernier meeting datait de 1995, que c’était pour Chirac et
déjà à Bercy. Emmanuel s’est tourné vers Brigitte et lui a dit : « Tu as
entendu ? Line porte chance, on va gagner ! »
Dans la tribune où j’écoutai le discours qui suivit, Brigitte Macron
m’avait placée entre elle et la mère d’Emmanuel, proximité
émouvante avec ces deux femmes remplies d’amour pour l’homme,
si jeune et si talentueux, sur qui reposaient tant d’espoirs. Deux
semaines plus tard, il était élu. L’état de grâce, la période
d’indulgence dont bénéficie traditionnellement le nouveau président,
fut exceptionnellement court. Bien vite les critiques se mirent à
pleuvoir, selon un rite désormais établi. Loin de laisser sa chance au
nouvel arrivant, on le condamne au moindre faux pas, on le pousse
à la faute, on anticipe son possible échec.
Le manège tourne et reviennent inlassablement les mêmes
erreurs.
*
Un artiste voyage, il lui arrive souvent d’être, aux quatre coins du
monde, une sorte d’ambassadeur de son pays. J’ai parlé des
présidents français, j’aurais pu évoquer les reines et les rois, les
présidentes et les présidents étrangers que j’ai été amenée à
rencontrer depuis mes débuts. À commencer par la toute jeune reine
Elizabeth II d’Angleterre et son mari le prince Philip, devant qui j’ai
chanté Lavender Blue au Drury Lane, à Londres, dans les
années 1950.
C’est un souvenir moins officiel – et beaucoup plus drôle – que je
garde d’une rencontre avec le président Reagan lors d’un dîner chez
Al-Midani, un Syrien très riche, grand donateur de l’association
d’Elizabeth Taylor contre le sida. Le couple Reagan y assistait. Au
cours de la soirée, Nancy Reagan me dit : « Vous savez, mon mari
chante très bien. Il connaît des chansons en français. » Aussitôt
j’empruntai un micro et je m’approchai de Reagan : « Monsieur le
Président, est-ce vrai que vous connaissez des chansons
françaises ? — Yeah ! — Pourquoi ne chanteriez-vous pas quelque
chose maintenant ? » Imperturbable, Reagan entonna La Marseillaise
en français. Énorme éclat de rire, applaudissements.
Le dîner se termine, les conversations se poursuivent dans les
salons. Tout à coup, j’entends une voix qui susurre à mon oreille :
« Frère Jacques, Frère Jacques, dormez-vous ?… » Je me
retourne : c’était Ronald Reagan !
Cette nuit, à l’hôpital, j’ai très mal dormi. Ma cheville m’a fait
terriblement souffrir. Jacinthe, dont c’était le tour de garde, dormait
dans le lit voisin. Est-ce l’instinct ou mes soupirs, elle s’est réveillée,
inquiète. « Je vais appeler l’infirmière de nuit. » J’ai protesté. « Non
non, c’est inutile de la déranger.
— Mais elle est là pour ça, madame.
— Ce n’est pas une raison. »
Les aides-soignants m’ont raconté que certains patients les
appellent à tout bout de champ. Pour ramasser le mouchoir qui est
tombé, pour baisser ou remonter le store. Simplement parce qu’ils
s’ennuient ou s’angoissent à force de solitude. Moi, je serais plutôt
dans l’excès contraire : attendre l’extrême urgence pour réclamer de
l’aide.
Jacinthe se recouche. Peu après, j’entends sa respiration
régulière. Elle a un sommeil d’enfant et s’endort sitôt la tête sur
l’oreiller.
Me voilà seule avec mes réflexions. Elles sont rarement joyeuses
à cette heure de la nuit. Souvent je pense aux derniers instants de
ma mère. La blessure ne s’est jamais refermée.
Maman a survécu quatre ans à Loulou. C’est elle qui m’a permis
de surmonter le choc de sa disparition. Les deux premières années,
le devoir qu’elle s’imposait vis-à-vis de moi a décuplé son énergie.
Elle s’occupait de mon courrier, tenait mon agenda, répondait aux
appels à ma place. Dotée d’une mémoire phénoménale, elle savait
par cœur un nombre impressionnant de numéros de téléphone. Je
n’ai jamais eu meilleure assistante. À La Jonchère, je lui avais fait
aménager une chambre voisine de la mienne, nous étions proches
jour et nuit.
Les deux années qui suivirent auraient mieux fait de ne pas
exister. Toute sa vie, ma mère, comme la sienne, comme mon
arrière-grand-mère, a souffert du ventre. J’ai vu quotidiennement ces
trois générations de femmes grimacer comme si elles avaient reçu
un coup de poignard, porter les mains à leur estomac et gémir :
« Mon ventre ! » Mais comme elles s’interdisaient le repos et que se
plaindre était considéré comme un signe de faiblesse, vite elles se
reprenaient et poursuivaient leur tâche. Moi-même, bien qu’à un
moindre degré, je ressentais les mêmes troubles. Les derniers mois
de maman furent terribles. Torturée de douleur, elle ne pouvait
presque plus rien manger, elle souhaitait mourir. « Mais c’est pas
moi qui décide », disait-elle. Femme de devoir, elle redoutait surtout
de me laisser seule. Cette crainte la maintenait en vie.
*
Pénible ordinairement, l’insomnie est insupportable à l’hôpital.
L’inquiétude rôde, sournoise, opiniâtre. Elle se nourrit d’elle-même,
chaque tentative pour l’apaiser est source d’angoisses
supplémentaires. Quel soulagement lorsqu’on entend, au petit matin,
le grincement des premiers chariots qui roulent dans le couloir. On
s’endort enfin quand vient l’heure de se réveiller.
Je pensais à Loulou, je pensais à maman, je me raccrochais à
eux pour éviter de sombrer. J’imaginais qu’ils me rassuraient : « Tu
t’en es toujours tirée. Pourquoi pas cette fois-ci ? » Alors je
remontais le cours de ma vie, je faisais le compte des situations où
j’aurais pu perdre pied.
C’est vrai que j’avais eu de la chance…
*
Avant de donner ma réponse définitive, je passai un coup de fil à
mon amie Jacqueline Cartier, critique de France-Soir, qui
m’encouragea vivement à accepter. Le rôle, selon elle, était tout à
fait pour moi. Jacqueline Maillan avait été, certes, extraordinaire
dans le rôle d’Amanda, mais elle me croyait capable de donner une
version très différente du personnage, peut-être plus nuancée, plus
humaine. Puisque je n’avais pas vu Maillan à la création, je ne serais
pas tentée de l’imiter.
Sa conviction emporta mes dernières hésitations. Je rappelai
Georges Herbert et lui donnai mon accord.
Les répétitions commencèrent peu après, sous la direction de
René Clermont. C’était un homme de talent, patient, attentionné. Il
ne me fit jamais sentir mon inexpérience et sut me guider sans
m’accabler d’indications. De mon côté, je me donnai totalement à
mon travail. Je n’étais plus Line Renaud, j’étais redevenue une
débutante. J’éprouvais des sentiments mélangés, à la fois malade
de trac et terriblement excitée par ce nouveau challenge. Mes deux
partenaires principaux étaient Jean Bretonnière et Geneviève
Kervine, mari et femme dans la vie et très épris l’un de l’autre. Jean
Bretonnière avait d’abord fait carrière dans la chanson et l’opérette,
où il avait acquis une certaine notoriété. Geneviève Kervine, quant à
elle, ancienne élève de Charles Dullin, s’était consacrée à la scène
et au cinéma. En 1968, Jean, par amour pour sa femme, laissa
tomber la chanson pour le théâtre. Enfin réunis, tous deux
écumèrent alors préfectures et sous-préfectures sous l’étendard des
tournées Herbert-Karsenty, dont ils firent les beaux soirs. Ils eurent
un fils, Marc, qui entra lui aussi dans le métier. Que celui-ci me
pardonne si je dis que son père n’était pas aussi bon comédien que
sa maman.
Geneviève jouait avec finesse et autorité ma sœur Lucette, aussi
raisonnable qu’Amanda est insouciante. Bretonnière composait
d’une façon hélas un peu appuyée le personnage de Philippe
Morhange, ex-mari d’Amanda devenu ministre, qui tente par tous les
moyens de s’opposer à ce qu’Amanda publie ses mémoires.
Je n’avais pas prévu que Georges Herbert organiserait en
septembre une première au théâtre Montansier à Versailles, avant le
démarrage officiel de la tournée. Je tenais à faire une entrée discrète
dans le monde de la comédie, où je prenais pied pour la première
fois. Georges Herbert me garantit que cette première se donnerait
en toute discrétion, un peu à la manière des sneak previews, les
projections surprises organisées aux États-Unis pour tester les films.
Aussi, quel ne fut pas mon étonnement de découvrir, après le
spectacle, que j’avais joué devant François Perrier, Michèle Morgan,
Sophie Desmarets, quelques journalistes parmi les plus en vue et à
peu près tous les directeurs de théâtre de la capitale.
Loulou et Jacqueline Cartier, de France-Soir, avaient été mis dans
la confidence et m’avaient soigneusement caché que la
représentation ne serait pas aussi confidentielle qu’annoncé.
Dès le lendemain, des articles dithyrambiques paraissaient dans
les principaux quotidiens nationaux et les salles se battaient pour
accueillir le spectacle à Paris la saison suivante. Le prestigieux
théâtre des Variétés se manifesta en premier. Je refusai. Fidèle à ma
ligne de conduite, je voulais démarrer petit, jouer dans une salle plus
modeste. C’est ainsi que je choisis finalement le théâtre des
Nouveautés, cinq cents places, dirigé par le charmant couple
Moreau-Chantegris.
*
J’ai pensé très vite que Folle Amanda était exactement le genre de
pièce qui plairait aux Américains. Le mélange d’humour et de
sentimentalité, l’efficacité des situations, la légèreté de touche me
rappelaient les meilleures comédies des années 1930 et 1940, avec
James Stewart, Katharine Hepburn ou Cary Grant.
Comme toujours lorsqu’une idée me vient à l’esprit, je n’eus rien
de plus pressé que de la mettre en pratique. Barillet et Grédy, ravis
de la deuxième carrière dont leur pièce avait bénéficié, ne firent
aucune difficulté pour m’accorder une option sur les droits.
Dix ans plus tôt, j’avais rencontré à Las Vegas Charlene
Nederlander, dont le mari, Jimmy, possédait plusieurs théâtres à
Broadway. Lors d’un de mes fréquents séjours aux États-Unis,
j’appris que Jimmy était de passage à Los Angeles. Charlene nous
mit en rapport et je le retrouvai au restaurant du Beverly Hills Hotel
pour lui parler de Folle Amanda. Jimmy me conseilla, avant toute
chose, de faire adapter la pièce en anglais. Justement, me dit-il, il
connaissait un très bon auteur, un certain Ron Clark, que le projet
pourrait intéresser. Et comme par miracle, avant même qu’il ait fini
sa phrase, un serveur lui apporta un téléphone. « Un appel pour
vous, monsieur Nederlander.
— Hello ? Oh, Ron ! Wonderful ! Je suis justement avec une amie
qui veut vous parler. »
Un peu éberluée, je saisis l’appareil qu’il me tendait.
« Allô, mister Clark, my name is Line Renaud…
— Line Renaud ! C’est vous au bout du fil, Line Renaud ? »
Il était canadien, parlait couramment français et me déclara qu’il
était l’un de mes fans. Je lui fis parvenir par coursier Folle Amanda, il
lut le texte en vingt-quatre heures et me rappela, enthousiaste. Il
adorait la pièce, avait mille idées pour l’adaptation et ne demandait
qu’une chose : s’y mettre au plus tôt. Le problème, à présent, était
de trouver un producteur.
J’ai déjà parlé de l’appartement de Carole Curb, où je logeais
lorsque je séjournais à Los Angeles. C’est là que j’avais organisé, on
s’en souvient, un mémorable dîner pour Jacques Chirac.
Jerry Jackson, qui avait réglé les chorégraphies de plusieurs de
mes revues, vivait à Los Angeles. Pour le remercier de toutes ses
merveilleuses créations, je lui proposai de donner chez Carole un
dîner à son intention et de lui laisser le choix des invités. Jerry était
gay, je fus la seule femme autour de l’immense table ronde.
Le hasard, ce bienheureux hasard qui fut si souvent mon meilleur
allié, voulut que je sois placée à côté de Larry Kasha, un producteur
de télévision qui était aussi à l’origine de l’un des grands succès de
Broadway, la comédie musicale Applause, d’après All about Eve, avec
Lauren Bacall. Je ne manquai pas l’occasion de lui raconter Folle
Amanda et de lui faire part de mon projet de monter la pièce aux
États-Unis.
Je pensais être rapide, mais Larry l’était encore plus que moi. En
quelques instants, il avait décidé : 1) qu’il voulait produire Folle
Amanda ; 2) que ce ne serait pas une pièce de théâtre, mais une
minisérie pour la télévision ; 3) que le personnage principal
s’appellerait Loulou et non pas Amanda.
Le projet The Incomparable Loulou venait de naître. Comme par
magie, depuis que je m’étais mis en tête de monter Folle Amanda aux
États-Unis, le hasard avait placé sur ma route tous ceux qui
pouvaient m’y aider.
*
Marie-Annick m’arrache à ma rêverie. Elle est venue à l’hôpital
accompagnée de Pirate et de Nueva. Nous sommes allées nous
installer dans le petit bout de jardin qui entoure l’hôpital, bien loin de
la végétation luxuriante de Miami. Les chiens sont fous de bonheur
de me revoir, ils en tremblent. Je me contrôle à peine mieux,
prononçant ces mots tendres par lesquels on espère faire
comprendre aux bêtes à quel point elles nous sont essentielles.
Je m’étais promis dans ce livre, qui sera peut-être le dernier, de
rendre hommage à tous les chiens qui ont accompagné ma vie. Mais
jusqu’ici j’ai beaucoup parlé de moi et bien peu d’eux.
J’ai toujours aimé les chiens, je n’ai jamais cessé d’en être
entourée. Je me souviens de chacun d’entre eux comme on se
souvient d’amis proches, de compagnons attentifs et sûrs. Depuis
Rex, le tout premier, au Pont de Nieppe, partenaire de mes jeux,
complaisant souffre-douleur, auditeur d’une infinie patience lorsque
ma grand-mère, étourdie par mes bavardages, m’expédiait dans la
cour pour ne plus m’entendre. Je rejoignais Rex dans sa niche et
poursuivais à son intention mon histoire interrompue. Ou bien, si je
m’étais fait gronder, je me confiais à lui, me plaignant d’être
injustement traitée. Il m’écoutait, compatissant, tout en prenant soin
de ne pas désavouer ses maîtres.
Mon père s’était mis en tête d’en faire un chien d’attaque. Il lui
avait appris à sauter, à escalader les murs, il s’était procuré tout un
matériel de dressage, veste de protection, manchettes pour
l’entraîner au mordant. Tant et si bien que Rex devint si méchant
qu’il finit par constituer un réel danger pour le voisinage. Jusqu’au
jour où Blanche, une voisine, venue nous apporter une part du
gâteau à peine sorti du four, faillit se faire dévorer toute crue. J’étais
seule à la maison, j’eus toutes les peines du monde à maîtriser
l’animal furieux. Mon Dieu, quelle peur ! Mon père, la mort dans
l’âme, se décida à s’en séparer. Nous habitions à quelques
centaines de mètres de la frontière, nous connaissions bien les
douaniers, ils acceptèrent de s’en charger, persuadés qu’ils en
viendraient à bout. Mal leur en prit. C’est Rex qui menaça de les
mettre en pièces. Ils durent l’abattre.
*
Ce jour-là, dans l’étroit jardin de l’hôpital Stell, les chiens
béatement couchés à mes pieds, Marie-Annick et moi avons
déjeuné dehors toutes les deux, bien couvertes, car le froid avait fait
un retour inattendu en plein mois de juin. Au menu, apportés dans
un panier par Marie-Annick : un plateau de fruits de mer, un petit
morceau de fromage et une cannette de bière sans alcool. C’était
royal. Aucun restaurant gastronomique ne m’avait jamais paru plus
délicieux.
10
Domino
*
En 1986, Dominique abandonna son activité de casting pour
devenir agent artistique au sein de la puissante société Artmedia,
dirigée alors par Jean-Louis Livi.
Tous les jeudis matin, les différents agents se réunissaient pour
rendre compte de leur activité, signaler les comédiens qu’ils avaient
remarqués, proposer que certains d’entre eux rejoignent l’agence.
L’une des premières fois où Dominique participa à cette cérémonie
un peu soporifique, il expliqua, lorsque vint son tour de parole, qu’il
m’avait rencontrée, que je souhaitais désormais travailler comme
comédienne et qu’il aimerait me représenter. Mieux qu’une sonnerie
de clairon, cette annonce réveilla tout le monde. Michèle Meritz,
Yvette Étiévant, les représentantes de la vieille garde, se
regardèrent, horrifiées. « Line Renaud ? Mais enfin ! » articula Yvette
Étiévant, au bord de l’évanouissement. D’autres, en revanche,
soutinrent chaudement la proposition de Dominique. Finalement,
Jean-Louis Livi trancha : « Tu as raison, Dominique. C’est une
grande personnalité. » Il m’avait vue dans Folle Amanda et avait
apprécié mon jeu.
Voilà comment j’entrai dans la meilleure agence de Paris,
cautionnée par Dominique Besnehard, dont le prestige et l’autorité
allaient s’affirmer au fil des années.
*
Je n’avais pas tourné depuis 1959. Avant cela, j’étais apparue
dans une dizaine de films dont l’ambition cinématographique n’était
pas le souci premier. À cette époque d’avant la télévision, il était
d’usage que les chanteurs à la mode figurent dans ces œuvrettes
sans prétention où ils incarnaient plus ou moins leur propre
personnage. Le scénario, transparent, n’était qu’un prétexte à les
entendre interpréter quelques-uns de leurs succès. Charles Trenet,
Tino Rossi, Luis Mariano s’étaient essayés à l’exercice et je n’y avais
pas échappé. Seul La Madelon, par son sujet et le savoir-faire de son
metteur en scène, Jean Boyer, méritait de sortir du lot.
*
Peu après le tournage de La Folle Journée, alors que nous nous
apprêtions, Loulou et moi, à partir en vacances dans le Midi,
Dominique me parla d’un autre projet cinématographique. Claude
Zidi préparait la suite des Ripoux, dont le premier volet avait fait un
triomphe. Le public avait adoré cette histoire truculente et bon enfant
qui voyait Philippe Noiret, vieux policier ripou – pourri en verlan –,
convertir à ses méthodes un jeune flic épris d’idéal, Thierry
Lhermitte. Régine, qui interprétait le rôle de Simone, ex-prostituée
concubine de Noiret, n’étant pas libre aux dates prévues pour le
tournage, Zidi se voyait contraint de la remplacer. Il pensait à
Michèle Mercier. Jean-Louis Livi n’était pas chaud. Il consulta
Dominique. N’aurait-il pas une meilleure proposition ? « Line
Renaud ! » s’exclama Dominique. Livi réfléchit un instant. « Pas
bête. Appelle Zidi. » Ce que Dominique fit à l’instant.
« J’aime bien l’idée, répondit Claude, mais tu crois qu’elle a envie
de tourner ?
— J’en suis certain !
— Laisse-moi téléphoner à Noiret pour savoir s’il est d’accord. »
Ça ressemblait de plus en plus au jeu Passe à ton voisin.
« Très bonne idée, réagit Noiret à son tour. Mais va-t-elle
accepter de reprendre le rôle ? Et puis, ce n’est qu’une
participation… »
À ce stade, le plus simple était de consulter la principale
intéressée, laquelle se montra enthousiaste. À tel point que je
proposai de différer nos vacances pour me tenir à la disposition de
Zidi. Dominique calma mon ardeur. Il me conseilla de partir
tranquillement dans le Midi, où il me ferait parvenir le scénario.
Claude Zidi possédait lui-même une propriété à Saint-Tropez. Ce ne
serait pas difficile pour lui de faire un saut en voisin pour me
rencontrer le moment venu.
Ainsi fut fait. Deux jours après être arrivés chez nos amis Virginie
et Gérard à Grasse, je reçus le scénario, sur lequel je me jetai.
Certes, le rôle n’était pas bien grand, mais il marquait mon vrai
retour au cinéma, dans une production prestigieuse, en compagnie
d’acteurs que j’admirais. Une phrase, pourtant, me chagrinait dans
l’une des répliques de Philippe Noiret. Je m’en ouvris à Loulou, qui
lut à son tour le scénario et, comme moi, le trouva très bien hormis
cette phrase qui… enfin cette phrase que…
Si bien que lorsque Dominique me téléphona, deux jours après, il
sentit à mon ton que quelque chose clochait.
« Vous avez lu le scénario, Line ?
— Bien sûr.
— Oui, oui, on l’a lu, renchérit Loulou derrière moi.
— Il y a un problème ?
— Non, non.
— Le rôle est trop petit ?
— Non, le rôle ça va. Et puis c’est un retour au cinéma, c’est
important.
— Ça vous gêne de jouer une prostituée ?
— Pas du tout.
— Mais alors ?
— Vous avez le scénario devant vous, Dominique ?
— Bien sûr !
— Lisez la séquence 15. »
On entendit Dominique tourner hâtivement les pages. Puis un
court silence, et de nouveau sa voix, perplexe :
« Je ne comprends pas. Vous n’êtes même pas dans la
séquence, je ne vois pas ce qui vous dérange.
— Vous avez lu ce que Noiret dit à propos de Simone, mon
personnage ? “Je me demande combien elle peut encore se faire de
passes, ce morceau de viande avariée.”
— Eh bien ?
— Ce morceau de viande avariée, tout de même », argumenta
Loulou d’une voix faible.
Dominique ne se laissa pas désarçonner.
« C’est tout à fait normal ! Ça n’a pas été écrit pour vous, Line,
ça a été écrit pour Régine ! Zidi va changer ça ! »
Le jeu Passe à ton voisin reprit. Dominique appela Zidi, qui fut
d’accord pour modifier la réplique si toutefois Noiret n’y voyait pas
d’inconvénient. Sur quoi il téléphona à Noiret, qui dit qu’il s’en fichait
royalement, puis à Didier Kaminka, son coscénariste, lequel me
proposa une nouvelle rédaction de la fameuse réplique, sur laquelle
nous sommes tombés d’accord. Nous sommes devenus à cette
occasion les meilleurs amis du monde, si bien que lorsqu’il s’est agi,
peu de temps après, d’adapter Pleins Feux, dont j’avais acquis les
droits, c’est à lui que j’ai fait appel.
*
Pleins Feux était à l’origine une courte nouvelle d’une autrice
américaine, Mary Orr, publiée dans Cosmopolitan en 1946. Le sujet
en était simple : une actrice célèbre engage comme secrétaire
particulière une jeune admiratrice d’apparence timide. Secrètement
dévorée d’ambition, la jeune femme l’évince et prend sa place.
Joseph Mankiewicz devait en tirer un incomparable chef-d’œuvre du
cinéma, All about Eve, avec Bette Davis, Anne Baxter et George
Sanders.
Lorsque j’avais vu – et adoré – le film à sa sortie en France, en
1951, j’avais dit à Loulou : « Si je devais faire du cinéma, c’est un
rôle comme ça que je voudrais jouer ! » J’avais vingt-trois ans, je
pensais bien entendu au rôle d’Anne Baxter, je n’imaginais pas que
je reprendrais quarante ans plus tard au théâtre celui de Bette Davis.
Belle revanche, Pleins Feux fut remonté avec succès en 2017 pour
quatorze représentations au théâtre Hébertot, dans une mise en
scène de Ladislas Chollat, avec autour de moi Fanny Cottençon,
Lionel Abelanski, Pierre Santini et Raphaëline Goupilleau. France 2
retransmit le spectacle le 7 février en prime time. Près de trois
millions et demi de téléspectateurs se donnèrent rendez-vous devant
le petit écran ce soir-là. Loin d’avoir vieilli, la pièce avait rencontré un
nouveau public.
*
Dominique avait adoré Pleins Feux et ne s’était pas privé de le
faire savoir. Dès que quelqu’un entrait dans son bureau, chez
Artmedia, il n’y coupait pas : « Tu as vu Pleins Feux ? Vas-y, Line est
ex-tra-or-di-naire ! » Pendant tout le temps où nous avons joué la
pièce, rares étaient les soirs où il n’y avait pas dans la salle un
metteur en scène, un producteur, un casting director envoyé par
Dominique.
Le succès de la série Dix pour cent qu’il produira plus tard
familiarisera le public avec les diverses facettes du métier d’agent, à
la fois intermédiaire, confident, négociateur et un peu lobbyiste.
Un soir, Claire Denis vint me voir lors de la reprise au théâtre
Antoine. Après le spectacle, je l’emmenai dîner aux Artistes, rue du
Faubourg-Saint-Martin. Claire était une toute jeune femme
d’apparence fragile mais, bien qu’elle ait seulement réalisé deux
films – dont le premier, Chocolat, avait été présenté en compétition à
Cannes –, il émanait d’elle une tranquille autorité, qui en imposait.
Difficile de décrire le sentiment qu’éprouve un acteur lorsqu’il
rencontre pour la première fois une réalisatrice ou un réalisateur.
Pourquoi ça accroche immédiatement, ou bien à l’inverse pourquoi on
sait à l’instant même que ça n’ira pas. C’est une relation de désir, et
comme en amour le désir ne s’explique pas. Avec Claire, le temps
de quitter le théâtre et de marcher jusqu’au restaurant distant d’à
peine cent mètres, j’eus l’absolue certitude que je travaillerais avec
elle. Si bien qu’un peu plus tard dans la soirée, lorsqu’elle me dit :
« J’ai un rôle à vous proposer. Je sais seulement que le personnage
s’appelle Ninon, mais je n’ai aucun scénario à vous faire lire », je lui
répondis sans hésiter : « Ne m’en dites pas plus. Vous êtes Claire
Denis, ça me suffit. Je n’ai pas besoin de lire le scénario, j’accepte. »
*
J’ai beaucoup aimé le travail avec Claire Denis. Un tournage
peut rapidement devenir monotone, voire carrément ennuyeux. On
arrive sur le plateau, la lumière est déjà faite, on vous indique vos
places, tout est réglé d’avance, il n’y a plus qu’à entrer dans le
moule. La méthode de Claire, à l’inverse, consistait à maintenir le
plus longtemps possible la scène en suspens, ouverte, susceptible
de prendre à tout moment un virage inattendu. Elle adorait les
surprises, les incidents, ce qui n’aurait pas dû se produire, tout ce
qui fait que d’habitude le réalisateur hurle un « Coupez ! » exaspéré.
Souvent elle laissait tourner la caméra bien après la fin de la scène,
attendant de voir comment se débrouilleraient les comédiens,
soudain contraints d’improviser. C’est ainsi qu’elle procéda pour la
séquence de la danse avec la jeune Lituanienne. J’attendais son
Coupez ! et, comme il ne venait pas, je poursuivis du mieux que je
pus en m’inspirant de la situation. Claire verrait plus tard au montage
s’il y avait des expressions à piquer dans ce que j’inventai pour
meubler.
Dans le film, mon personnage, Ninon, tenait l’hôtel où vivait
Camille, l’équivalent de Thierry Paulin. Maîtresse femme, elle
enseignait des rudiments d’autodéfense à des vieilles dames
inquiètes de la présence d’un tueur en série dans leur quartier. Au
cours d’une scène d’entraînement avec des bâtons, je devais crier :
« Le haut ! Le bas ! Cou ! Tempe ! » pour indiquer la position du
bâton. À un moment, je ne sais pourquoi, je dis : « Couilles ! » au
lieu de « Cou ! » et la vieille dame en face de moi mit son bâton
devant sa tête. J’improvisai : « C’est plus bas, les couilles, tu t’en
souviens pas ? » Claire garda la réplique, qui l’avait fait rire.
J’avais prévu dix ans. Dix ans pour faire oublier la chanteuse et
la meneuse de revue. Dix ans pour que la profession et la critique
admettent que je n’étais pas une comédienne occasionnelle. La
prédiction était en passe de se réaliser.
Mon obstination, les conseils avisés de Dominique et les
dispositions dont j’avais fait preuve faisaient que je commençais à
enchaîner, comme on dit dans le métier.
Un jour, au début des années 1990, je reçus une lettre d’un fan
portant la mention Madame Line Renaud, comédienne. Ce fut comme
si, après une longue attente, on m’avait décerné un brevet. Une
autorisation d’exercer.
Ça y est, j’étais reconnue comme comédienne. Enfin.
*
Un soir de 1997, Gabriel Aghion, le réalisateur à succès de
Pédale douce, m’invita à dîner chez lui avec quelques amis. Au cours
du repas, très sympathique, je racontai des histoires drôles, dont
quelques-unes, je dois l’admettre, étaient particulièrement osées.
Le lendemain, Gabriel m’appela. « Line, tu m’as tellement fait
rire, je voudrais que tu sois dans mon prochain film. Tu tiendras un
hôtel aux Bahamas avec ta compagne – car dans le film tu es
lesbienne – et tu raconteras aux clients des histoires un peu
lestes. » Voilà comment je me suis retrouvée à interpréter le
personnage de Nicou dans Belle Maman.
À la lecture du scénario, je me suis aperçue que je devais fumer
le cigare, ce que je n’avais jamais fait de ma vie. J’ai donc demandé
à Josée Dayan, grande amatrice, de m’expliquer comment on coupe
un cigare, comment on l’allume, comment on le tient, comment on le
fume. C’était très drôle.
L’une de mes scènes, que nous avons tournée non pas aux
Bahamas mais en Martinique, consistait à sauver une baleine
échouée sur la plage. Les pieds dans l’eau, je devais me tenir
proche de la baleine et la réconforter. Il était prévu que je dise : « Si
tu m’entends, envoie-moi un signe », sur quoi la baleine ouvrait un
œil. Il n’y avait pas d’autre réplique, le reste était laissé à mon
imagination. C’était une grande première, on ne m’avait jamais
demandé d’improviser, à plus forte raison avec une baleine pour
partenaire…
Je ne revois jamais mes films, mais Belle Maman est si souvent
rediffusé à la télévision qu’il m’est arrivé d’en apercevoir des
passages. À chaque fois j’ai ri de bon cœur.
Gabriel Aghion avait réuni un casting particulièrement brillant.
Qu’on en juge : Catherine Deneuve, Vincent Lindon, Stéphane
Audran, Danièle Lebrun, Jean Yanne et Mathilde Seigner. Je suis
restée très proche de Mathilde, ma petite-fille dans le film, une
femme épatante dans la vie. J’ai été très heureuse de la retrouver,
fin 2019, pour le tournage d’Un tour chez ma fille d’Éric Lavaine, avec
Josiane Balasko, autre actrice que j’apprécie énormément.
Parmi mes partenaires de Belle Maman, je n’ai pas cité un
débutant, un jeune homme avec un accent anglais à couper au
couteau. Il s’appelait Idris Elba, c’était son tout premier film. Il est
devenu par la suite une grande vedette du cinéma américain. Il est
tête d’affiche dans des blockbusters comme Avengers Infinity War,
Star Trek, Fast and Furious ou la série Luther. Quand je le vois
aujourd’hui sur les tapis rouges du monde entier, je ne peux
m’empêcher de repenser à la scène culte de Belle Maman où je le
déshabille dans les toilettes en chantant Marcia Baila des Rita
Mitsouko.
Belle Maman me valut une deuxième nomination aux Césars.
*
À quoi occuper mes journées entre quatre murs ? Les soins,
l’orthophoniste, l’ergothérapeute, le kiné, les visites tant attendues
de Claude et de Muriel, les appels de mes amies Virginie et Nicole,
la télévision, le soir, avec Marie-Annick ou Jacinthe… Il restait de
longs moments d’inactivité. Ma pensée divaguait alors librement,
sautant d’une époque à l’autre, reliant des événements sans lien
apparent, percevant une logique là où je n’avais vu d’abord
qu’incohérence et dispersion. Qu’on ne m’en veuille pas si parfois
les souvenirs que j’évoque paraissent éparpillés. Je les raconte
comme ils me sont venus au cours de ces journées toutes
semblables.
La récente pandémie qui a endeuillé la planète a hélas appris à
beaucoup ce que signifie le confinement. Mais en temps dit
« normal », de grands malades, des personnes handicapées, des
prisonniers, des otages vivent en permanence murés dans un
espace restreint, en proie à la solitude, à l’ennui, au désespoir. Les
trois mois d’hôpital que j’ai vécus ne sont rien, j’en suis consciente,
comparativement aux épreuves endurées par ceux-là. Du moins
m’ont-ils rendue sensible à leur souffrance.
*
Je l’ai dit, Dominique Besnehard, mon cher Domino, avait profité
de ma présence sur scène dans Pleins Feux, à la Michodière puis au
théâtre Antoine, pour inviter metteurs en scène et directeurs de
casting.
J’ai cité Claire Denis, il y eut aussi, parmi bien d’autres, Nelly
Kaplan et Jean Chapot, tous deux réalisateurs et scénaristes.
D’origine argentine, Nelly Kaplan était aussi exubérante que Jean
Chapot était effacé, aussi démonstrative qu’il était réservé. Il faut
dire qu’elle lui laissait peu l’occasion d’exprimer son point de vue,
répondant à sa place et décidant de tout.
Nelly et Jean avaient imaginé une suite de téléfilms autour d’un
personnage baptisé Honorin, maire d’un petit village provençal dans
les années 1930. C’est Michel Galabru qui prêtait sa bonhomie, sa
faconde et ses colères tonitruantes à Honorin. À ses côtés, une
actrice invitée, une guest, était l’héroïne de chaque épisode. Deux
d’entre eux, réalisés par Jean Chapot, avaient déjà été tournés,
Les Mouettes, avec Macha Méril, et Honorin et la Lorelei, avec Grace
de Capitani. Ils me proposaient le troisième, intitulé Polly West est de
retour.
Le scénario racontait l’arrivée inopinée dans le village d’une belle
et célèbre actrice américaine, Polly West. Non contente d’avoir
acquis le château de Sainte-Apolline, orgueil de la commune, elle
mettait la main en secret sur toutes les terres du village. Polly West,
on le devine, n’était pas là par hasard. Il devenait peu à peu évident
qu’elle s’était installée dans ce village perdu pour assouvir une
vengeance.
*
On pourrait dire, en exagérant à peine, que dans ma carrière
Polly West fut pour la télévision l’équivalent de ce qu’avait représenté
la Cabane au Canada pour la chanson. À partir de ce moment, je n’ai
plus jamais cessé de travailler à la télévision, enchaînant parfois
deux ou même trois téléfilms par an.
Ce n’est pas par hasard que je rapproche télévision et chanson.
L’une et l’autre sont des arts profondément populaires. Un bon
téléfilm, comme une bonne chanson, s’appuie sur un sujet simple,
son thème est immédiatement identifiable, on comprend tout de
suite de quoi il est question. Téléfilm et chanson privilégient la
rapidité, l’ellipse. C’est l’univers de M. et Mme Tout-le-Monde. S’il y a
des héros, ce sont des héros ordinaires. Je suis entrée dans
l’univers du téléfilm sans prévention, sans frustration, sans
condescendance. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque aucune
star de cinéma n’aurait voulu d’un rôle à la télévision. C’eût été
déchoir. Le premier à oser franchir le pas fut Gérard Depardieu,
dans le Monte-Cristo de Josée Dayan. Grâce lui en soit rendue. Le
plus étonnant n’est pas qu’il ait bravé la frontière entre cinéma et
télévision, c’est que son attitude passe pour une rare manifestation
de courage et d’indépendance.
*
Durant les quinze ans qu’il passa à TF1, Claude fut un
exceptionnel directeur de la fiction, ouvert et bienveillant. Il avait le
don d’inspirer des projets originaux, de dénicher des talents, de
marier astucieusement auteurs, réalisateurs et interprètes.
Critique aux Cahiers du Cinéma et scénariste de François Truffaut,
dont il était proche, Claude avait lui-même réalisé des films et des
téléfilms. C’était un passionné de séries télévisées. Il connaissait par
cœur tout ce qui se faisait alors aux États-Unis, bien plus avancés
que nous en la matière.
*
Au moment du tournage des Filles du Lido, Loulou était au plus
mal. Entre deux scènes, je sortais sur les Champs-Élysées et
j’appelais La Jonchère depuis une cabine. Je ne voulais pas que
Loulou parte sans que je sois à ses côtés. Loulou décéda en
janvier 1995 et, le lendemain de ses funérailles, je retournai sur le
plateau. Jean Sagols m’attendait. Il me prit la main et m’emmena
découvrir le décor où nous allions tourner. C’était la loge de la chef
habilleuse, mon personnage. Il y avait des portants où étaient
suspendus les costumes, une table de repassage, du matériel de
couture et un grand miroir autour duquel la décoration avait placé
des photos sur lesquelles je figurais en compagnie d’artistes
susceptibles de s’être produits au Lido : Maurice Chevalier,
Mistinguett, Joséphine Baker. En haut du miroir, sur la droite, une
photo de moi prise par Loulou, où, sur les pointes, je m’exerçais à la
danse.
Au moment où je quittais le décor avec Jean, la photo se
décrocha. J’ai serré fort la main de Jean et lui ai dit : « C’est un
signe de Loulou. Il est là ! »
*
Très souvent, aux beaux jours, Claude de Givray venait passer
l’après-midi à La Jonchère. Et tandis que nous barbotions dans la
piscine, nous discutions projets. Il avait mille idées à la seconde,
idées dont il se faisait aussitôt le critique impitoyable pour conclure :
« Non, c’est pas bon, ça vaut rien ! » Et de rebondir immédiatement
sur une autre proposition, tout aussi mirifique et tout aussi vite
abandonnée. Sa seule certitude, rabâchée à longueur de temps : « Il
te faut des rôles à la Simone Signoret ! » De la même façon que
Loulou me serinait : « Il te faut des rôles à la Gabin ! »
Encore fallait-il qu’on me les propose, ces rôles. On ne trouve
pas tous les jours dans sa boîte aux lettres le scénario de Casque
d’or, du Quai des brumes, ou du Chat, pour citer un film qui les
réunissait tous les deux.
Sans prétendre atteindre de tels sommets, j’eus l’idée d’un sujet
que j’exposai à Claude, à l’heure bienfaisante où, après une longue
exposition au soleil, nous prenions le frais sur la terrasse en
regardant la nuit tomber sur Paris.
Il s’agissait d’une mère qui tente d’arracher sa fille à l’emprise
d’un gourou. Après plusieurs tentatives infructueuses, elle décide,
avec l’aide d’amis, de s’introduire dans la secte où la jeune fille croit
avoir trouvé sa vraie famille.
C’était un fil encore mince, mais suffisamment solide pour que
nous ayons envie de voir où il nous mènerait. Nous en avons discuté
tout en dînant, arrivant à la conclusion, au moment où Claude prit sa
voiture pour rentrer chez lui, que nous tenions une bonne histoire.
Henri Helman écrivit le scénario de Rendez-moi ma fille en
collaboration avec Michèle Letellier et Viviane Zingg, et réalisa le
film. Dominique Besnehard – qui par ailleurs tint un petit rôle dans le
film – fit, comme d’habitude, d’excellentes suggestions de casting. Il
eut l’idée de proposer à la très belle Valérie Kaprisky de jouer le rôle
de Clara, ma fille, et à Jean-Claude Drouot celui de grand maître de
la secte.
L’ex-Thierry la Fronde était devenu un comédien absolument
remarquable, mais je dois reconnaître que sa prétention m’horripilait.
Peut-être était-ce simple maladresse de sa part. Je pris mon mal en
patience. J’ai horreur des conflits et je considère que le seul défaut
qu’on puisse légitimement reprocher à un partenaire, c’est d’être
mauvais comédien. Le reste est affaire de coulisses et le public doit
être tenu à l’écart de ces petits tracas. Quand on mange dans un
bon restaurant, on n’a pas envie que le chef vienne vous raconter
les malheurs qu’il a eus en cuisine !
*
Bernard Stora préparait pour TF1 Sixième classique, un téléfilm
dont l’action se situait en province, au début des années 1950.
Aurélien, un garçon d’une dizaine d’années, s’invente par jeu une vie
imaginaire. Il raconte qu’il est orphelin, que son père adoptif est en
sana, sa mère dans la plus noire misère… Ému par son destin cruel,
un couple de retraités aisés, les Cotelle, s’attache à l’enfant et
décide de lui venir en aide. Peu à peu Aurélien en vient à mener une
double vie, se partageant entre sa vraie famille et les Cotelle. Une
situation de vaudeville, en somme, mais vécue par un enfant, avec
ses chassés-croisés, ses quiproquos et ses courses échevelées.
C’est Véronique Genest qui jouait la vraie mère d’Aurélien, Antoine
Duléry son père, et lorsque Bernard me proposa le rôle de
Mme Cotelle j’acceptai avec joie. D’autant qu’il me donna pour mari
le délicieux Gérard Séty.
Bernard m’avoua plus tard qu’il me connaissait mal en tant que
comédienne – c’est le désir d’approcher Line Renaud ex-vedette de
la chanson qui motiva ce grand amateur de music-hall. « Vous étiez
une icône pour moi, me dit-il. Je n’imaginais même pas que vous
existiez en vrai ! »
Le tournage se déroula dans une excellente ambiance.
Véronique Genest est une chic fille, drôle, généreuse,
formidablement sympathique. Son personnage de Julie Lescaut, qui
la rendit si populaire auprès du public, fut à la fois sa chance et sa
déveine. Il occulta ses belles qualités de comédienne et limita sa
carrière, elle qui aurait mérité les plus grands rôles.
*
Il fallut patienter huit ans.
Entre-temps, Bernard Stora réalisa bien d’autres films, tandis que
j’enchaînais les tournages, sous la direction d’excellents réalisateurs
comme Luc Béraud, Alain Nahum, Edwin Bailly, Marc Rivière et
d’autres. Ce fut l’occasion de belles rencontres avec des acteurs que
j’ai profondément admirés : Bernard Fresson, Michel Aumont, Daniel
Gélin, Jean-Pierre Cassel, Michel Duchaussoy ou Jean-François
Balmer. Comme j’apprécierais plus tard Guy Bedos, Michael
Lonsdale, Pierre Mondy, Bernard Le Coq, Pierre Arditi…
Je constate avec embarras que cette énumération ne comporte
aucun nom d’actrice féminine. Nulle volonté d’exclusion de ma part.
La raison est à chercher ailleurs : pour des motifs économiques, les
téléfilms peuvent difficilement s’offrir plus de deux acteurs
importants. Étant femme, il est logique que j’aie eu majoritairement
des partenaires masculins. Mais j’ai déjà dit le plaisir que j’ai eu à
tourner avec Florence Thomassin, Annie Girardot, Véronique
Genest, et je pourrais citer aussi Clémentine Célarié, Danièle
Lebrun, Fanny Cottençon, Françoise Fabian ou Romane Bohringer.
*
Suzie Berton… Huit ans après notre conversation à Bergerac, je
tenais enfin entre les mains le scénario du film que Bernard Stora et
moi nous étions promis de faire ensemble. Huit ans pour cent
pages… Mais le modeste livret ne disait rien de l’énorme travail
préparatoire et des multiples métamorphoses dont j’avais été, en
partie du moins, l’inspiratrice et le témoin.
*
Un temps nous avons envisagé de tourner ce film pour le cinéma
et non la télévision. Dominique Besnehard approcha Charles
Gassot, qui avait produit, entre autres succès, les films d’Étienne
Chatiliez. Il fut tenté par le projet, mais ses avocats le mirent en
garde. Simone Weber était procédurière, tourner un film directement
fondé sur sa vie était judiciairement risqué. C’était aussi moralement
discutable. Cette femme avait été lourdement condamnée, elle était
incarcérée depuis et pouvait espérer, à terme, une libération
anticipée pour bonne conduite. Était-ce le moment d’attirer l’attention
sur elle ?
Charles Gassot, finalement, ne souhaita pas s’engager plus
avant. Mais il donna à Bernard Stora un excellent conseil. Au lieu de
traiter l’affaire de façon classique, à la manière d’un polar, avec de
multiples personnages et une enquête à tiroirs, pourquoi ne pas faire
un film semblable à Garde à vue, le célèbre film de Claude Miller ? Un
huis clos, un quasi face-à-face entre une meurtrière présumée et un
policier qui tente, méthodiquement, d’obtenir ses aveux ? Un
suspense psychologique et non un film d’action ? C’était, du même
coup, s’affranchir des faits réels, tenir à distance la vraie Simone
Weber et balayer les dernières préventions que je pouvais conserver
à l’égard d’un personnage foncièrement négatif.
Exit Simone Weber, place à Suzie Berton.
Bernard écrivit le scénario en collaboration avec Mathieu Fabiani,
flic de métier en même temps qu’excellent auteur. Pour le
personnage du policier, son choix s’était rapidement fixé sur André
Dussollier. Comédien exceptionnel, André avait à tort ou à raison la
réputation d’hésiter longtemps avant de se décider. On disait même
qu’il continuait à hésiter après s’être décidé. Les mauvaises langues,
les jaloux ajoutaient : « Quand André a dit oui, ça ne veut pas dire
qu’il n’ait pas dit non. » Cette fois cependant, non seulement André
donna rapidement son accord, mais son « oui » ne varia plus. Je lui
garde une grande reconnaissance d’avoir accepté sans la moindre
hésitation un rôle qui pouvait, sur le papier, sembler moins présent
que le mien. Je connais nombre d’acteurs de sa catégorie qui
auraient refusé de servir la soupe à Line Renaud, selon l’horrible
expression en usage dans ce métier qui n’est pas toujours aussi cool
qu’il voudrait s’en donner l’air.
Bernard hésita plus longtemps sur le personnage de Marco.
Fallait-il se conformer à l’image du gigolo, chercher un garçon au
physique avantageux ? Il se décida finalement pour Daniel Russo,
un acteur remarquable avec lequel il avait déjà plusieurs fois
travaillé. Daniel était bien loin de manquer de séduction, mais il
n’avait rien du Latin lover. Le personnage qu’il campa n’en fut que
plus ambigu, bel homme un peu veule épouvanté par la violence
d’un amour destructeur. Ce fut un bonheur d’avoir un tel partenaire.
Le scénario était à la fois très dense et épuré à l’extrême. La
majeure partie du film se déroulait dans un décor unique, un bureau
parfaitement banal, les seules échappées étant constituées par des
flash-back retraçant la relation entre Suzie et Marco, son amant.
David Kodsi prit le relais des précédents producteurs avec
l’énergie qui le caractérise. Je devais souvent le retrouver par la
suite. Perrine Fontaine, pour France 3, fut une interlocutrice attentive
et efficace.
*
Nous avons fêté mon anniversaire sur le tournage. David Kodsi
avait organisé un cocktail, je prononçai quelques mots de
remerciement et dis à peu près ceci : « Je ne donne jamais mon âge
mais, comme vous êtes des amis et que je sais que vous ne le
répéterez pas, je vais quand même vous le dire : j’ai cinquante-sept
ans à l’envers ! » On m’applaudit et quelqu’un lança : « Une
chanson ! Une chanson ! », aussitôt suivi par toute l’assistance. Je
m’étais fait une règle, depuis que j’étais passée à la comédie, de ne
plus jamais chanter, quelles que soient les circonstances. Mais
soudain le pianiste, un homme à cheveux blancs, se mit à jouer les
premières mesures de l’une des plus belles chansons de Loulou, la
chanson de notre couple, Le Soir :
*
Suzie Berton fut diffusé par France 3 le 1er mai 2004. Le film, très
dialogué, exigeait une grande attention et durait deux heures quinze,
longueur tout à fait inhabituelle à la télévision. Pourtant, il fut suivi
par 5,8 millions de téléspectateurs, se classant largement en tête
des audiences de la soirée avec 27,1 % de parts de marché.
Preuve, s’il en était besoin, que le public est parfaitement capable
d’apprécier une œuvre exigeante pour peu qu’on lui en propose.
Multidiffusé, il constitue encore aujourd’hui l’un des plus grands
succès de la chaîne dans le domaine de la fiction.
Au festival de télévision de Luchon, où il fut présenté en avant-
première, le film rafla la presque totalité des prix : meilleure mise en
scène, meilleur scénario, meilleure interprétation masculine pour
Daniel Russo – mais André Dussollier l’aurait tout autant mérité. Je
reçus pour ma part le prix de la meilleure interprétation féminine.
Suzie Berton obtint également le Grand Prix du Festival du film
policier de Cognac dans la catégorie téléfilm.
*
Je voudrais encore évoquer deux rôles avant de refermer ce
chapitre. Louise, dans La Femme tranquille de Thierry Binisti en 2008,
Mado dans Rappelle-toi de Xavier Durringer en 2015.
Suzie Berton était un personnage noir, à rebours de mon image.
Louise et Mado ressemblaient à ce que je suis – ou essaie d’être.
Ce n’est certainement pas un hasard si les deux personnages
avaient eu des activités dans la Résistance, et si les deux films
évoquaient la période de l’Occupation.
*
Rappelle-toi ne fut pas un tournage comme un autre. Chacun,
comédiens, techniciens, était conscient de participer à une
entreprise qui avait du sens, non seulement par rapport aux faits
historiques, mais aussi dans le contexte actuel.
Le sujet était le suivant. Résistante à seize ans, Mado fait partie
d’un réseau dont la mission est d’informer les services secrets
britanniques sur l’activité de la marine allemande dans le port de
Brest. Soixante-dix ans plus tard, elle revient dans sa ville pour
retrouver et punir celui qui a provoqué le démantèlement du réseau
et la mort de ses principaux responsables, dont son propre frère.
Auteur et réalisateur du film, Xavier Durringer était un homme
généreux et passionné qui s’enflammait rapidement lorsqu’il
s’agissait de défendre les idées auxquelles il croyait. Le sujet exaltait
les valeurs de courage, d’engagement, de fidélité, opposées à la
lâcheté et à l’oubli. Il s’y impliqua totalement.
À Brest où nous tournions, cette évocation réveillait des
souvenirs douloureux. La ville était sortie de la guerre presque
entièrement détruite. Les Brestois s’intéressaient au tournage,
apportaient leur témoignage personnel, nous montraient les photos
de parents ou d’amis qui avaient péri dans les bombardements.
Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense et président de la
Région Bretagne à l’époque, vint nous rendre visite sur le tournage.
Il prononça des paroles très fortes sur l’importance de la Résistance
à Brest et évoqua en termes émouvants la personnalité d’Yvonne
Ropars, grande résistante, communiste et syndicaliste, dont s’était
inspiré Xavier Durringer pour le personnage de Mado. Il se trouve
que cette femme était la tante du régisseur du film. Il me parla
longuement d’elle, à travers ses souvenirs familiaux. Selon lui, elle
possédait une bonne partie de mes disques et j’étais sa chanteuse
préférée.
Pendant le tournage, je suis allée me recueillir sur sa tombe. Il
n’y était fait aucune mention de sa conduite exemplaire pendant la
Résistance. Comme maman, elle avait juste fait son devoir.
*
Louise, Mado, à travers ces beaux rôles, c’était ma mère qui était
honorée. En incarnant au mieux ces personnages remarquables,
j’avais l’impression de lui rendre un peu de ce qu’elle m’avait donné
tout au long de sa vie.
*
Pendant des années, un couple de fans, Christiane et Michel
Duperrier, a découpé tout ce qui paraissait sur moi et l’a
minutieusement collé dans de grands classeurs noirs. Grâce à leur
travail de bénédictin, je relis des articles qui, au fil des années, m’ont
émue, d’autres qui m’ont blessée, certains qui m’ont laissée
perplexe ou m’ont franchement fait rire. Une expression revient
régulièrement sous la plume des critiques de théâtre : « Line
Renaud brûle les planches. »
En ai-je brûlé, un stock de planches, depuis ma première
apparition dans Folle Amanda !
J’ai cherché l’origine de cette curieuse métaphore, sans rien
trouver de très convaincant. Les planches, ce sont évidemment
celles dont est faite la scène, laquelle était éclairée, à l’origine, par
des chandelles. Les comédiens qui brûlaient les planches, si l’on en
croit les encyclopédies, étaient ceux qui s’approchaient au plus près
des flammes, qui se mettaient en lumière au risque de mettre le feu
à leur costume.
Il est vrai que, bien plus encore que le cinéma, la scène est mon
univers, le lieu où, depuis mon adolescence, j’ai vécu
professionnellement mes émotions les plus intenses. Quand j’ai
cessé de chanter, c’est le théâtre qui m’a permis, tous les cinq ou six
ans, de retrouver le contact des planches. Si je les brûle, comme
l’écrivent les journalistes, c’est que sentir la présence physique du
public me pousse à donner le meilleur de moi-même, quitte à frôler
de trop près les lumières.
Je n’étais pas remontée sur scène depuis Pleins Feux. J’attendais
l’occasion. Elle se présenta au plus mauvais moment.
*
Hiver 1995. Loulou vient de mourir. Je vis dans un brouillard
perpétuel, submergée par le chagrin. Maman, Jacques et Bernadette
Chirac, Claude, Muriel, des amis fidèles m’entourent et me poussent
à réagir, à travailler, faire des projets. Ils ont raison, c’est la seule
façon de m’en sortir. Mais Dieu que c’est dur…
Un matin, le téléphone sonne, un monsieur très poli est au bout
du fil. Il s’appelle Jean-Paul Lucet, c’est le directeur du théâtre des
Célestins, à Lyon. Il prépare la prochaine saison et a inscrit au
programme La Visite de la vieille dame de l’écrivain suisse Friedrich
Dürrenmatt. Il a pensé à moi pour le rôle principal.
Cette Visite me dit vaguement quelque chose, quelqu’un m’en a
parlé, mais qui ?
Je suis si fatiguée, si désemparée, que je n’ai qu’une hâte,
raccrocher le plus vite possible. Mais j’ai promis à maman de faire
un effort et je n’ai aucune raison d’être désagréable avec ce
monsieur qui a la gentillesse de m’appeler pour me proposer un rôle.
Je réponds machinalement :
« La vieille dame, c’est ça ?
— Pardon ?
— Le rôle que vous me proposez, c’est celui de la vieille
dame ? »
Silence. Il craint de m’avoir choquée et se lance dans des
explications embarrassées. En réalité, elle n’est pas vraiment vieille,
cette dame. Elle est entre deux âges, encore très jeune finalement.
Je le rassure. L’âge n’a pas d’importance. Qu’il m’envoie la
pièce.
*
Les répétitions ainsi que les premières représentations de la
Vieille Dame eurent lieu à Lyon. Maman accepta de me tenir
compagnie. C’était une dame âgée, elle souffrait de douleurs
abdominales, il aurait été plus normal que ce soit moi qui veille sur
elle. Mais j’étais comme une convalescente, mal remise de la mort
de Loulou et sujette à rechute. Sa présence me rassurait.
Régis Santon fit la mise en scène, François Lalande interprétait
le rôle de mon ex-amant, Jean-Jacques Moreau celui du maire. Le
soir de la générale, il y avait deux Francis dans la salle, Francis Nani
et Francis Lemonnier, les codirecteurs du théâtre du Palais-Royal à
Paris. Ils apprécièrent tous deux beaucoup le spectacle et me dirent
à la fin : « Après Lyon, vous ferez Paris, au Palais-Royal. On engage
la même troupe ! »
Malgré cette réaction encourageante, j’étais extrêmement
stressée le jour de la première. Jamais je n’avais joué un rôle aussi
exigeant. Dans l’après-midi, alors que je circulais en voiture avec ma
mère, j’aperçus soudain, à un stop, une vitrine remplie de guitares et
de banjos. Je fus aussitôt rassurée : c’était, à n’en pas douter, un
clin d’œil de Loulou.
Inutile de m’inquiéter, tout se passerait bien.
*
Londres a toujours été réputé pour l’excellence de sa vie
théâtrale. Des salles prestigieuses, des comédiens remarquables,
des productions exigeantes incitent les directeurs de théâtres et les
agents français à traverser la Manche pour y faire leurs emplettes.
C’est ainsi que Dominique Besnehard repéra, en 1999, une pièce du
vétéran Noël Coward, l’auteur de Brève Rencontre et de nombreux
grands succès du théâtre britannique. Intitulée A Song at Twilight –
littéralement « Une chanson au crépuscule » –, elle était interprétée
au Gielgud Theater par Vanessa Redgrave et son frère Corin
Redgrave.
En voici le thème. Un écrivain vieillissant et acariâtre, sir Hugo
Latymer, a rendez-vous avec une ancienne maîtresse, Carlotta Gray,
à la demande de celle-ci. Carlotta veut obtenir l’accord de son ex-
amant devenu célèbre pour publier les magnifiques lettres d’amour
qu’elle a reçues de lui. Elle se heurte au refus catégorique de sir
Hugo. Mais elle dispose d’autres lettres, celles-là adressées par le
grand écrivain à un garçon. Plus sincères, plus enflammées que les
autres. Hugo croit avoir soigneusement dissimulé son
homosexualité, mais on découvre que Hilde, sa femme, n’a jamais
été dupe…
*
Dominique m’avait avertie : « Tu verras, Hugo, c’est Brialy ! Je ne
vois que lui pour le rôle. »
Jean-Claude était un ami de longue date, tendre, drôle, dévoué,
exquis. Je me faisais une joie de le retrouver. Mais contre toute
attente, les répétitions de la pièce, qu’on avait baptisée Poste
restante, furent laborieuses et parfois tendues. Je connaissais le
Jean-Claude Brialy brillant, infatigable, tel que je le fréquentais dans
les dîners à l’Orangerie, son restaurant. Je ne connaissais pas le
Brialy sombre et irritable. On le disait malade, je n’y avais pas cru.
Force me fut de l’admettre. Il connaissait des périodes d’absence, où
il restait avachi dans un fauteuil, à l’écart, l’œil vague. Et, surtout, il
avait énormément de mal à retenir son texte. Dominique m’a dit plus
tard que Jean-Claude l’appelait chaque matin, furieux. « C’est ta
faute ! Qu’est-ce qui t’a pris de m’obliger à jouer cette pièce ! » Ce
rôle superbe était pour lui une épreuve et l’épuisait.
Jean-Claude mourut cinq ans plus tard, sans avoir jamais avoué
de quel mal il souffrait, fanfaronnant, donnant le change, une grande
écharpe blanche nouée autour du cou. On dit qu’elle dissimulait une
pompe à morphine qu’il actionnait discrètement quand la douleur se
faisait insupportable.
Il n’avait pas son pareil pour animer une soirée. Quelques jours
avant sa disparition, nous avions assisté ensemble à un dîner au
ministère de la Culture, à l’invitation de Renaud Donnedieu de
Vabres. Il s’était montré étincelant, tenant l’assistance sous son
charme, racontant avec tendresse mille histoires hilarantes sur les
grandes actrices qu’il avait adorées, Marie Bell, Marlène Dietrich,
Elvire Popesco.
Je garde de lui un collier, des boucles d’oreilles, un petit cœur
bleu trois fois cassé, trois fois recollé et que j’emporte partout avec
moi, comme un porte-bonheur.
Et le rosier que j’ai planté à l’angle de la maison.
C’était un seigneur, un homme d’un autre temps. Notre époque
n’était pas la sienne.
*
Fugueuses, de Pierre Palmade et Christophe Duthuron, que Muriel
Robin et moi avons joué en 2007 au théâtre des Variétés, était une
pièce très différente de celles que j’avais interprétées jusque-là.
Deux femmes, aussi dissemblables que possible, se croisent par
hasard sur le bord d’une nationale et poursuivent leur route
ensemble. Margot, quarante ans, a décidé de fuir le domicile familial
le jour des dix-huit ans de sa fille, lasse d’avoir tout donné à sa
famille sans rien en recevoir. Elle fait la rencontre de Claude, quatre-
vingts ans, qui s’est échappée de la maison de retraite où son fils l’a
placée pour s’en débarrasser.
À vrai dire, il ne s’agissait pas réellement d’une pièce au sens
strict du terme, mais d’une suite de sketchs, deux one woman shows
croisés, un spectacle qui tenait autant du théâtre que du cabaret –
ou son équivalent moderne, le café-théâtre. Grand découvreur de
talents, le producteur, Jean-Marc Dumontet, s’était d’abord illustré
dans le domaine de l’humour, avec Nicolas Canteloup, puis Alex
Lutz et beaucoup d’autres.
L’exercice était tout à fait nouveau pour moi. Comme d’habitude,
j’étais assaillie par le doute. Qui m’obligeait à quitter ma zone de
confort ? Pourquoi m’embarquer dans cette aventure ?
*
La toute première fois que je la vis, c’était en 1988, au
Tintamarre, un café-théâtre rue des Lombards, où Loulou et moi
avions assisté à la centième de son spectacle Les majorettes se
cachent pour mourir. Muriel conserve une photo où elle figure entre
nous deux ce soir-là.
Loulou m’avait dit : « Souviens-toi de cette fille, on n’a pas fini
d’en entendre parler ! »
Deux ans plus tard, le 1er août 1990, alors que nous venions
d’applaudir Clémentine Célarié qui jouait sa pièce, Marcella, à
l’Européen, nous avons aperçu Muriel à la sortie du théâtre.
« Qu’est-ce que vous faites ?
— Je rentre chez moi.
— Venez dîner avec nous. »
Nous avons traversé la place de Clichy pour aller manger des
fruits de mer chez Charlot, le roi des coquillages.
La conversation s’anima tout de suite et Loulou, très en verve,
éprouva d’emblée une vive sympathie pour Muriel. D’un ton où se
mêlaient bienveillance paternelle et charme latin, il lui fit même,
chose étrange, des compliments enflammés sur ses genoux : « Vous
avez de très beaux genoux. C’est très rare, les beaux genoux. »
Muriel m’avoua qu’elle se prit plus d’une fois, par la suite, à
regarder ses genoux dans la glace en se demandant ce que Loulou
leur trouvait d’exceptionnel.
Loulou était déjà âgé, mais il continuait à composer et gardait
l’espoir de placer une chanson qu’il venait de terminer à son ami
Yves Montand.
Il en était très fier. Elle s’appelait C’est un pianiste américain.
« Écoutez ça, dit-il à Muriel ce soir-là, c’est un shuffle » et, battant
la mesure sur la table, il se mit à fredonner :
« C’est un pianiste américain… tchac, tchac, tchac… Qu’on applaudit
avec un whisky à la main… tchac, tchac… »
Yves ne chanta jamais C’est un pianiste américain, mais la chanson
figure sur Feelings, le CD d’hommage à Loulou paru en 2001, et c’est
Muriel qui tint à l’interpréter, en souvenir de cette soirée.
*
Éric Stemmelen, le directeur des programmes de France 2,
voulait faire une captation de Fugueuses. Jean-Marc Dumontet y était
favorable, je l’étais aussi. Pas Muriel, qui s’y opposait farouchement.
Je lui dis : « Moi, ça me fait plaisir de la faire. Pour qu’on en garde le
souvenir. Toi et moi ensemble. Si tu ne veux pas, alors dis-le à
Stemmelen une bonne fois pour toutes. »
Un soir, Éric vint me voir dans ma loge aux Variétés. Je lui dis :
« Écoute, moi je suis partante, mais Muriel ne veut pas de cette
captation. »
Muriel nous rejoignit pour une coupe de champagne et campa
fermement sur ses positions : « Je ne ferai pas la captation, voilà.
Inutile d’insister. » Sur ce, elle nous dit bonsoir et partit de son côté.
Je proposai à Éric d’aller dîner aux Galopins, une brasserie près de
la Bourse, où nous avions nos habitudes, Muriel et moi. Et comme je
m’en doutais, la première personne que nous avons aperçue en
entrant était Muriel, assise toute seule devant une douzaine
d’huîtres. Je l’invitai à se joindre à nous, ce qu’elle fit, et bien
évidemment il fut de nouveau question de la captation. Muriel, me
voyant tellement triste, finit par dire oui, mais je sais qu’elle se laissa
convaincre à regret, uniquement pour me faire plaisir.
Personne n’eut à s’en plaindre, y compris Muriel.
Le samedi 5 janvier 2008, la retransmission de Fugueuses en
direct depuis le théâtre des Variétés enregistra sur France 2 une
audience record de près de huit millions de téléspectateurs.
J’avais vu, bien des années plus tôt, Edwige Feuillère et Guy
Tréjan jouer Le Bateau pour Lipaïa, de l’auteur russe Alexei Arbouzov,
à la Comédie des Champs-Élysées. Edwige m’avait dit : « Vous êtes
encore bien trop jeune, mais un jour vous jouerez cette pièce. »
Alors que nous tournions ensemble un téléfilm à Marseille, vingt-cinq
ans plus tard, Pierre Arditi me reparla de la pièce : « Tu devrais lire
Le Bateau pour Lipaïa. Tu serais magnifique là-dedans. » Et
Dominique, avec qui j’en parlai, approuva chaudement. Je lus donc
la pièce, dans l’adaptation de Pol Quentin.
L’action se situe dans un établissement thermal, à Riga, en
URSS. Lidia, une femme d’âge mûr, optimiste et un peu fofolle,
parvient à attirer l’attention puis la sympathie de Rodion, le médecin-
chef de l’établissement, dépressif et grognon. Une relation
mouvementée se noue entre ces deux personnes si dissemblables.
Dire que la pièce m’enthousiasma serait mentir, mais il y avait
matière à un duel attachant pour peu qu’on convainque un grand
acteur de jouer le rôle de Rodion.
À peu près au même moment, Arte diffusa le beau documentaire
de Philippe Kohly, Line Renaud, une histoire de France, qui m’était
consacré. Le téléphone sonna à La Jonchère à une heure et demie
du matin. Sans préambule, une voix me dit : « Line, c’est formidable,
ce portrait. Il faut qu’on fasse quelque chose tous les deux ! » Ne
sachant pas qui était à l’autre bout du fil, bien que cette voix me dise
vaguement quelque chose, je répondis : « Pourquoi pas ? Si vous
êtes un réalisateur écrivez-moi un film, si vous êtes un acteur jouons
ensemble au théâtre ! » Renonçant à l’anonymat, mon interlocuteur
se fit connaître : « Line, c’est Alain ! » Mais bien sûr ! C’était Alain
Delon.
J’admirais Alain depuis toujours, j’étais habituée à le voir
apparaître de temps à autre dans ma vie, amical, enthousiaste, puis
se volatiliser aussi vite qu’il était venu. C’est un être à part, je le
prenais tel qu’il était. Mais cette fois-là, un peu par hasard, je le
croisai peu de temps après au théâtre, il vint s’asseoir à côté de moi
et me répéta : « Alors, Line ? Qu’est-ce qu’on fait ensemble ? » Et
moi, sans réfléchir, je répondis : « Le Bateau pour Lipaïa. Je t’envoie la
pièce demain. » Ce que je fis, par porteur. Le soir même, Alain me
rappelait. « C’est magnifique, on y va ! Laisse-moi faire ! Je
m’occupe de tout. »
Il prit contact avec le Théâtre de Paris, que dirigeait Stéphane
Hillel. Le projet enthousiasma ce dernier, la pièce fut programmée
pour janvier 2009, Anne Bourgeois devait en assurer la mise en
scène.
Alain m’appelait quasiment tous les jours.
« Allô, Line ? C’est Rodion ! » Car c’était devenu une plaisanterie
entre nous, j’étais Lidia, il était Rodion, du nom de nos personnages
dans la pièce.
Pour mes quatre-vingts ans, le 2 juillet 2008, j’organisai une
grande fête au Pré Catelan. Alain Delon était là, affectueux,
prévenant. Il découpa le gâteau avec moi, c’était l’idylle.
Puis soudain, plus rien. Plus un seul coup de téléphone, plus un
signe de vie. Je ne m’inquiétai pas outre mesure. Après tout, il
m’avait dit de le laisser faire. Je savais que les discussions
financières entre Stéphane Hillel et Delon étaient tendues, je me
gardais de m’en mêler. Comme d’habitude on irait jusqu’à l’extrême
bord de la rupture puis tout s’arrangerait comme par miracle et on
sablerait le champagne.
Je me trompais.
*
Même si j’évitai de faire la grimace, la pilule avait un goût amer.
Mais comme cent fois dans ma carrière, un événement favorable
vint à point nommé compenser un coup dur.
Le jour même où j’apprenais par l’AFP le naufrage du Bateau pour
Lipaïa, Israël Horovitz, un auteur américain que je connaissais
seulement de réputation, m’appela. « Bonjour, Line, l’une de mes
pièces va être montée au théâtre Marigny. Elle s’appelle My Old Lady.
En français Très Chère Mathilde. Voulez-vous être mon Old Lady ? »
En réalité, ce qui paraissait tenir du miracle n’en était pas tout à
fait un. Horovitz et Pierre Lescure – qui depuis un an avait pris la
succession de Robert Hossein à la tête de Marigny – avaient d’abord
pensé à moi, mais j’étais censée jouer Le Bateau pour Lipaïa aux
mêmes dates. Apprenant que le projet tombait à l’eau, Horovitz
s’était rué sur son téléphone.
Il me raconta brièvement le sujet.
Mathilde, quatre-vingt-huit ans, le personnage qu’il me destinait,
coule des jours paisibles avec sa fille unique, Chloé, dans un
immense appartement qu’elle a vendu en viager, il y a plus de vingt
ans, à un riche Américain, Max Gold. À la mort de Max, son fils
Mathias débarque à Paris pour récupérer le bien dont il vient
d’hériter, sans savoir qu’il est occupé par les deux femmes.
Commence une cohabitation forcée qui va lui réserver bien des
surprises.
Le texte, que je lus peu après, me plut beaucoup, mais je
souhaitais quelques changements. Horovitz m’assura qu’il n’y aurait
aucun problème. Il modifierait tout ce que je voudrais, nous en
parlerions le moment venu.
Mais nous n’en étions pas là, Ladislas était alors inconnu au-delà
du cercle de ce qu’on appelait la décentralisation théâtrale, et il
n’entrait pas du tout dans les plans de Pierre Lescure.
Dès le lendemain, j’appelai celui-ci. Sa réaction, comme il était
prévisible, ne fut pas des plus enthousiastes. Mais il ne put faire
moins que de me promettre d’aller voir le spectacle à Amiens,
comme je l’avais fait moi-même.
La suite, c’est Ladislas qui me l’a racontée. Ses coups de
téléphone répétés, les atermoiements de Pierre, la difficulté de
trouver une date pour entreprendre une telle expédition.
Amiens, vous vous rendez compte, Amiens ! Autant dire le bout
du monde…
Pour finir, dans un coup de génie, Ladislas dit à Pierre : « Je
vous envoie un chauffeur ! » C’était presque une réplique de théâtre.
Il n’avait jamais envoyé un chauffeur à personne et il ignorait même
ce que cela voulait dire concrètement. Mais Pierre, soufflé, ne put
reculer. Rendez-vous fut pris.
C’est alors que l’affolement gagna Ladislas. Où trouver le
chauffeur, la voiture et l’argent pour payer les deux ? Il avait un
copain qui présentait bien et possédait un costume sombre, ça ferait
l’affaire. Lui-même passa une journée à laver, dépoussiérer, faire
reluire sa petite Peugeot 205 et, le jour dit, l’étrange équipage vint
attendre Pierre avenue de Marigny. Le pseudo-chauffeur ouvrit la
portière arrière, Lescure se tassa comme il put sur le siège, les
genoux remontant sur la poitrine, et les voilà partis pour Amiens.
Par mesure d’économie, le copain de Ladislas évita l’autoroute à
péage et emprunta l’itinéraire bis. Il se perdit sur les petites routes
de Picardie. Pierre, furibard, voyait l’heure tourner, Ladislas, de son
côté, retardait au-delà du raisonnable le début de la représentation,
on frôlait la catastrophe.
Finalement, le chauffeur improvisé retrouva in extremis le chemin
du théâtre. Dépliant sa grande carcasse, Pierre Lescure parvint à
s’extraire de la voiture et le spectacle put enfin commencer. Pierre
est un homme de bonne foi. À peine assis à sa place, il oublia les
péripéties du voyage et se laissa gagner par l’intensité du spectacle,
qu’il aima énormément.
Pour le principe – et sans doute aussi pour se laisser le temps de
convaincre les propriétaires du théâtre –, il demanda un délai de
réflexion, mais son opinion était faite, il était tout autant disposé que
moi à tenter l’aventure.
Si bien que lorsque Ladislas, inquiet de ne plus entendre parler
de rien, l’appela dix jours plus tard, Lescure lui répondit sans
s’émouvoir : « Comment, vous n’êtes pas au courant ? Excusez-moi,
j’ai oublié de vous prévenir. Vous êtes engagé. »
*
Comme souvent, lorsque les choses se finissent bien, on oublie
les difficultés rencontrées en cours de route. Les répétitions de Très
Chère Mathilde furent pourtant émaillées de nombreux incidents.
Si, pour le rôle de Chloé, le charme et la vitalité de Raphaëline
Goupilleau nous avaient tout de suite convaincus, il n’en était pas de
même pour le rôle de Mathias. Notre choix s’était d’abord porté sur
Stéphane Freiss, mais je constatai bien vite qu’il y avait
incompatibilité d’humeur entre nous. Je ne l’incrimine pas, c’est un
constat, et dans ce cas mieux vaut divorcer tout de suite que braver
la tempête tous les soirs. C’est Samuel Labarthe qui le remplaça et
entra très vite dans un rôle qui, entre autres difficultés, l’obligeait à
jouer tout son personnage avec un fort accent américain.
Israël Horovitz assistait souvent aux répétitions. Sa présence
était pesante, il se mêlait de tout sans vergogne. Très francophile,
adorant Paris, il parlait français, mais beaucoup moins bien qu’il ne
le croyait. Certaines nuances lui échappaient, ce qui occasionnait de
multiples malentendus.
Je m’interroge encore sur cet amour démonstratif qu’il avait de
notre pays. Ne considérait-il pas la France comme un pays de conte
de fées et les Français comme des êtres sympathiques et
pittoresques, mais qui ne comptaient pas pour grand-chose ?
Depuis le début, il reculait sans cesse le moment de discuter des
changements qu’il m’avait pourtant promis de prendre en
considération. Certains étaient minimes. Un me semblait
indispensable. À un moment, Mathilde, mon personnage, évoquant
les souvenirs de la guerre, affirme que François Mitterrand était au
courant, dès 1942, de l’existence des chambres à gaz et de
l’extermination des Juifs. C’était à mes yeux tout à fait discutable et
inutilement polémique. Et je me voyais mal, moi réputée
chiraquienne, en train de proférer sur scène de telles accusations
contre Mitterrand. On y aurait vu une prise de position partisane,
outrée autant qu’invraisemblable.
À force d’insister, je parvins à coincer Horovitz et à lui exprimer
nettement mon point de vue. Il refusa tout net de modifier la réplique.
« Vous direz le texte tel qu’il est ou j’exigerai qu’on vous remplace !
menaça-t-il.
— N’hésitez surtout pas. Par qui ?
— Danielle Darrieux !
— Oh, faites ! C’est une excellente comédienne et de plus une
amie. »
C’est lui qui céda. La réplique devint : « Votre père était persuadé
que Roosevelt avait retardé l’entrée en guerre parce que la destruction des
Juifs par Hitler ne le concernait pas. »
C’était Roosevelt qui trinquait à la place de Mitterrand !
Attisée par cette escarmouche, une forte inimitié s’installa entre
Israël Horovitz et moi. Un jour il en vint à me dire : « Je ferai un film
avec cette pièce et vous n’en serez pas. » Ce sur quoi je
m’exclamai : « Thank God ! » (Merci, mon Dieu !)
Horovitz réalisa lui-même, en 2014, My Old Lady, avec Maggie
Smith, Kevin Klein et Kristin Scott Thomas. Ce fut un bide noir.
Tout cela, il est vrai, contribuait à électriser l’ambiance des
répétitions, d’autant que la première approchait et que j’avais le
sentiment que nous n’étions pas prêts du tout à affronter le public.
Horovitz retouchait la pièce par petits bouts, une scène par-ci,
une réplique par-là. Le texte avait été tellement remanié que des
problèmes de cohérence globale apparaissaient et nous finissions
par ne plus savoir ce que nous devions apprendre ou non. Pour
éviter la catastrophe, Ladislas, Samuel, Raphaëline et moi avons
pris sur nous de réaliser les ajustements nécessaires et de corriger
ce qui devait l’être.
Malgré ces soucis, grâce à notre parfaite entente, nous n’avons
jamais cessé de travailler avec acharnement, et le 28 janvier 2009,
soir de la première représentation au théâtre Marigny, nous étions fin
prêts. Au final, alors que le public nous acclamait, Samuel Labarthe,
tout en saluant, me souffla entre ses dents : « Hélène est enceinte.
— Un garçon ou une fille ?
— Une fille.
— Comment vous allez l’appeler ?
— Mathilde, bien sûr ! »
Samuel est aujourd’hui l’un de mes meilleurs amis. J’adore
l’homme, j’admire le comédien et, pour ma plus grande joie, je suis
la marraine de Mathilde.
*
Bien souvent, depuis que nous travaillions ensemble, Ladislas
m’avait parlé de Harold et Maude, la pièce que l’auteur américain
Colin Higgins avait tirée du célèbre film dont il avait écrit le scénario.
Ladislas avait lui-même joué à quatorze ans, dans une troupe
amateur, le rôle de Harold, un jeune homme obnubilé par la mort, qui
court les enterrements et simule des suicides rocambolesques qui
effraient la bonne et exaspèrent sa mère.
« Vous seriez une Maude extraordinaire ! me disait Ladislas.
Vous avez le même appétit de vie, la même malice, la même
énergie. Elle ne baisse jamais les bras, c’est une lutteuse. La pièce
n’a pas été montée à Paris depuis quinze ans, pourquoi ne la ferait-
on pas ensemble ? »
Je me souvenais vaguement du film et j’avais vu la pièce,
adaptée par Jean-Claude Carrière, avec Denise Grey dans le rôle de
Maude. J’en étais sortie bluffée, d’autant que, ce soir-là, Denise
célébrait ses quatre-vingt-douze ans. Devant son énergie et la
qualité intacte de son jeu, je m’étais dit que je n’aurais plus jamais
peur de vieillir. Créé en France par Madeleine Renaud, Harold et
Maude avait plus récemment était repris par Danielle Darrieux aux
Bouffes Parisiens. « La prochaine Maude, ce sera Line ! » avait
confié Danielle à Jean-Claude Brialy.
Je relus la pièce et me sentis, il est vrai, très proche de Maude,
cette femme de quatre-vingts ans, anticonformiste et pleine
d’optimisme, qui rencontre Harold dans une église et lui enseigne sa
philosophie du bonheur. La confrontation entre les deux
personnages était insolite et drôle, et leur relation, amicale puis
amoureuse, traitée avec beaucoup de finesse. Certes les mœurs
avaient évolué, mais on comprenait que le film ait pu faire scandale
à sa sortie, en 1971, au point d’être interdit aux moins de dix-huit
ans dans certains pays.
De ses origines cinématographiques, la pièce avait conservé son
rythme, la multiplicité des scènes, des décors et des situations, et
toute une série de trucages – on dirait aujourd’hui d’effets spéciaux –
occasionnés par les suicides de Harold.
Je voyais bien le parti que pouvait en tirer un metteur en scène
imaginatif et ingénieux comme l’est Ladislas, et peu à peu sa
suggestion prit corps dans mon esprit. Comme il arrive tant de fois, il
s’écoula près de trois ans entre le moment où l’idée fut lancée et
celui où elle vit le jour.
Entre-temps, Jean-Marc Dumontet et Laurent Ruquier avaient
pris la direction du théâtre Antoine. Je m’étais très bien entendue
avec le premier au moment de Fugueuses et j’adore le second. Ce
sont eux, à ma grande satisfaction, qui accueillirent le spectacle.
*
J’ai dit comment ma mère, de même que ma grand-mère et mon
arrière-grand-mère avant elle, avait toute sa vie souffert de maux de
ventre. Ma mère en mourut. Entre-temps, les médecins avaient mis
un nom scientifique, diverticulite aiguë, sur ces malaises qui,
auparavant, étaient improprement qualifiés de tranchées,
ballonnements, crampes, brûlures et autres spasmes. J’avais connu
moi-même de sérieuses alertes. Sans doute qu’avec l’âge de tels
incidents se reproduiraient de plus en plus fréquemment et qu’une
crise grave surviendrait un jour.
La tournée de Harold et Maude, qui s’annonçait si heureuse, vira
au supplice. Que j’aie pu, avant d’abandonner la partie, donner plus
de trente représentations dans vingt villes différentes tient du
miracle. Presque chaque soir, je faisais une petite hémorragie. Je ne
mangeais plus, je n’avais plus de force, j’étais épuisée.
Début mars, profitant de quelques jours de répit entre deux
dates, j’avais été hospitalisée à l’Institut mutualiste Montsouris pour
passer des examens. Très affaiblie, j’étais repartie jouer à Lyon.
Marie-Annick m’accompagnait.
Je n’avais plus de salive, je devais boire, boire et boire encore.
Sandra dissimulait des petites bouteilles d’eau dans tous les coins
du décor. Je parvins au bout de la représentation, le public me fit
une standing ovation, des spectateurs jetèrent des fleurs sur la scène.
Je ne sais comment je tenais sur mes jambes.
Le lendemain, on m’hospitalisa, complètement déshydratée. Le
soir, pourtant, je jouai à Voiron, le lendemain à Aix-les-Bains, puis
nous sommes partis dans l’Est, Verdun, Mutzig, avant de revenir en
Suisse, Fribourg, Genève.
Je n’en pouvais plus.
Le samedi 6 avril, le spectacle se donna au palais des Congrès,
au Mans. David, mon chauffeur, me ramena dans la nuit à Paris.
Quelques instants après l’arrivée à La Jonchère, alors que je venais
de monter dans ma chambre, une violente hémorragie se déclara.
Marie-Annick appela aussitôt mon médecin, le docteur Bertrand, et
on m’emmena à l’hôpital le plus proche. Comme convenu en pareil
cas, Marie-Annick téléphona également à Claude, qui arriva
quelques instants plus tard avec Frédéric, son mari. Claude réalisa
tout de suite la gravité de la situation et parvint à joindre le
professeur Hannoun, grand spécialiste des maladies digestives. Les
patients viennent du monde entier le consulter dans le service qu’il
dirige à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. « Amenez-la immédiatement,
dit-il à Claude, je l’attends. » J’ai donc été transportée en pleine nuit
à la Pitié où, après m’avoir auscultée, le professeur Hannoun décida
de m’opérer le lendemain à la première heure, faute de quoi je
risquais de faire une hémorragie massive.
Je restai huit semaines à l’hôpital et en sortis miraculeusement
guérie. Un mois de convalescence et, dès la fin du mois de juin,
j’entreprenais à Bordeaux le tournage d’un téléfilm, Belinda et moi !
Sans l’intervention du professeur Hannoun, je serais morte
aujourd’hui. Je lui voue une reconnaissance éternelle.
*
Jouer au théâtre est un exercice épuisant, physiquement,
nerveusement, émotionnellement. Autant on peut, au cinéma ou à la
télévision, accepter un rôle un peu faiblard entre deux autres plus
marquants, autant l’effort que demande le théâtre soir après soir
exige une conviction totale. On peut se tromper, on peut s’illusionner
sur la qualité d’une pièce, mais il est tout simplement impossible de
monter sur scène si on éprouve le moindre doute.
Voilà pourquoi je refuse d’emblée beaucoup de propositions et
j’hésite longtemps devant d’autres. Je me méfie des emballements.
C’est d’un marathon qu’il s’agit. Il faut être assuré de tenir la
distance.
J’aimerais beaucoup jouer un spectacle court, une heure tout au
plus, comme on le fait maintenant, à dix-neuf heures, dans les
théâtres parisiens. Une pièce à deux personnages ou, pourquoi pas,
un seul-en-scène. J’avais demandé à Muriel Robin de m’écrire une
comédie. Elle a essayé mais a vite renoncé. « Tu es solaire, m’a-t-
elle dit. On ne fait pas rire avec un personnage solaire. Moi, mon
truc, c’est le dépressif. » J’aime beaucoup Muriel, mais je n’allais
tout de même pas tomber dans la dépression pour stimuler son
inspiration !
*
Entre mes premiers 78-tours après-guerre et les microsillons de
la fin des années 1950, les contraintes techniques avaient bien
changé. J’avais commencé par enregistrer sur cire. Les techniciens
travaillaient dans des cabines à l’abri de la poussière, vêtus de
blouses et de gants blancs, comme des préparateurs dans un
laboratoire. Tout le monde enregistrait en même temps, voix,
rythmique, instruments, chœurs. La moindre correction était
impossible. Pour la Cabane, je m’en souviens, je disposais de cinq
cires – autrement dit, j’avais droit à cinq essais. Il fallait faire avec.
Rude exercice mais, l’échec étant exclu, une fois au moins nous
étions bons tous à la fois.
Avec l’arrivée de l’enregistrement magnétique et du microsillon,
on a pris l’habitude d’enregistrer séparément le soliste et chaque
groupe d’instruments, on a multiplié les prises, on les a mélangées –
un petit bout dans celle-ci, un autre dans celle-là – et les possibilités
de corriger d’éventuelles imperfections se sont considérablement
améliorées. Curieusement, ces facilités techniques, loin d’apaiser
Loulou, le rendirent encore plus exigeant. Lorsqu’on avait fini un titre
et qu’on passait au suivant, je regardais vers la cabine, à travers la
glace, guettant son approbation. Jamais il ne se tournait vers moi,
jamais il ne me faisait un signe pour me dire qu’il était content.
Jamais.
Après la séance, comme nous rentrions en voiture à La Jonchère
– il ne m’adressait pas la parole depuis notre départ du studio –, je
lui demandais : « Ça va, Loulou, ça s’est passé comme tu
voulais ? » Et invariablement il me répondait avec un soupir :
« Moui… Mais quel dommage qu’on ne puisse pas tout refaire dans
trois semaines. Là, ton subconscient aurait travaillé, ce serait
beaucoup mieux. »
*
Si les yéyés n’étaient pas encore là, si l’expression même
n’existait pas, il est vrai qu’en cette fin des années 1950 on sentait
grandir un appétit de changement. On voulait du neuf, dans tous les
domaines. La « nouvelle vague » annoncée par Françoise Giroud
dans L’Express, fin 1957, s’apprêtait à submerger le vieux monde.
À seulement trente ans, j’avais encore toute ma place dans la
chanson. Mais mon instinct m’avertissait que pour durer je devais
me renouveler. Me faire plus rare, cesser d’enregistrer la énième
version des succès à la mode, me concentrer sur mon propre
répertoire, travailler avec de nouveaux auteurs. Mais pour cela,
j’aurais dû affronter Loulou, qui n’était pas italien pour rien. Jaloux,
possessif – j’étais sa chose –, il n’avait pas la moindre intention de
me partager avec ses confrères, auxquels d’ailleurs il n’accordait
pas grand talent. Prodigieusement doué, il aurait pu être l’initiateur
des changements dont je ressentais la nécessité, mais, l’âge venant,
il composait moins et toujours à la dernière minute.
*
En acceptant l’offre d’Henri Varna, je n’avais pas l’intention de
rompre définitivement avec la chanson. J’ouvrais une parenthèse
dont j’ignorais quand elle se refermerait. Qui aurait pu prévoir que
ma première revue, Plaisirs, tiendrait l’affiche plusieurs années durant
au Casino de Paris ? Comment deviner que moi, petite Française, je
serais promue meneuse de revue à Las Vegas ? Comment me
douter que je reviendrais au Casino de Paris, en 1966, pour une
deuxième revue, Désirs de Paris ? Et qui aurait imaginé la suite de
mes aventures américaines, le Caesars Palace puis King Castle, cet
hôtel-casino que Nate Jacobson, génial et mégalomaniaque, avait
décidé d’implanter contre tout bon sens au bord du lac Tahoe, à
2 000 mètres d’altitude, dans les monts du Nevada ? Paysage
grandiose certes, mais enfoui sous la neige une grande partie de
l’année. J’en devins la directrice artistique et pendant deux ans je
négociai les contrats de Tina Turner, Peggy Lee, Woody Allen, Tony
Bennett, Harry Belafonte et autres merveilleux artistes.
*
En 1994, Sony Music lança un appel à l’écriture de chansons
auprès des personnes atteintes par le VIH. Pierre Bergé et moi
venions de créer Ensemble contre le sida. L’album Entre sourire et
larmes, auquel Sony nous associa, fut notre premier projet de
disque. J’aidai autant que je pus à sa réalisation.
Pascal Obispo, Liane Foly, Jane Birkin, Axelle Renoir, Stephan
Eicher, Alain Chamfort et d’autres offrirent leur collaboration et
chacun choisit, parmi les cent soixante textes reçus, celui qu’il
souhaitait interpréter.
Au nombre des élus, un jeune prof de dessin dans un collège de
la banlieue parisienne. Il s’appelait Lionel Florence. Sa rencontre
avec Pascal Obispo, à l’occasion de ce disque, donnera par la suite
d’aussi superbes chansons que Lucie ou Savoir aimer.
Pascal, quant à lui, composa la musique et interpréta le texte
d’une jeune séropositive, Des p’tits trucs cons. Mais plus que tout, il
fut, avec son immense générosité, l’âme de cette entreprise qui
marqua, entre nous, le début d’une profonde amitié.
*
J’ai déjà évoqué le premier Sidaction diffusé simultanément par
les six principales chaînes de télévision en 1994. Après cette
exceptionnelle réussite, la deuxième édition, qui eut lieu le 6 juin
1996, fut un cruel échec, malgré une audience considérable. Au
cours de la soirée, Christophe Martet, le président d’Act Up-Paris,
provoqua un scandale mémorable en interpellant en direct Philippe
Douste-Blazy, alors ministre de la Culture, sur la question des
malades étrangers en situation irrégulière et sur le sida en prison.
« Qu’est-ce que c’est que ce pays de merde ? » lança-t-il devant
l’assistance médusée avant de quitter la salle.
S’en prendre à Philippe Douste-Blazy était particulièrement mal
venu. Alors qu’il était ministre de la Santé, celui-ci nous avait
constamment soutenus et c’est beaucoup grâce à son intervention
que nous étions parvenus à fédérer toutes les chaînes de télévision
pour le tout premier Sidaction.
*
Pour expliquer comment, alors que je pensais ne plus jamais
chanter, j’ai décidé, à quatre-vingts ans, d’enregistrer un album et,
plus étonnant encore, de monter sur la scène de l’Olympia, il faut
que je fasse un grand bond en arrière.
10 décembre 1965, je rentre des États-Unis. Une petite foule est
venue m’accueillir à l’aéroport du Bourget. Au pied de l’avion, ma
mère, ma grand-mère, Henri Varna, le patron du Casino de Paris, où
commenceront bientôt les répétitions de ma deuxième revue, Désirs
de Paris. Mais aussi des fans, tous ces gens fantastiques qui, depuis
le début de ma carrière, me suivent avec ferveur, collectionnent
disques, affiches et programmes, qui sont au courant de mes
moindres faits et gestes et, mystérieusement informés, me guettent
jusqu’à pas d’heure à la porte du restaurant, du théâtre ou de
l’immeuble où j’ai passé la soirée. Quelle que soit la fatigue, je
m’attarde un moment à bavarder avec eux. Chaque semaine, je
consacre une journée, aidée par ma mère, à répondre à leur
courrier. J’en connais beaucoup par leur prénom, je suis tenue au
courant des naissances, baptêmes et enterrements. Le temps
passant, ils se renouvellent et s’additionnent.
Parmi ceux qui se pressent ce jour-là, un groupe de très jeunes
gens se montre particulièrement exubérant. C’est, me dit-on, mon
nouveau club de fans. Ils chantent, envoient des baisers, agitent des
ballons en forme de cœur rouges, bleus ou argent. À leur tête un
garçon de dix-neuf ans. Il vient de Brest, il gagne sa vie en exerçant
des petits boulots, vendeur à la Samaritaine, employé de vestiaire
aux Folies Bergère. Il s’appelle Hervé Saouzanet. C’est un
passionné de music-hall, il connaît ma carrière mieux que moi-
même. Quelques années plus tard, il deviendra mon secrétaire et
restera mon plus proche collaborateur pendant plus de trente ans.
J’ai dit, à propos de Michael ou de Jeremy, qu’ils savaient à
peine que j’avais été une vedette de la chanson. C’est à la
chanteuse au contraire qu’Hervé, quels que soient mes succès de
comédienne, vouait un véritable culte. Toute sa vie, il n’aura de
cesse que je revienne à la chanson.
« Vous ne réalisez pas que vous avez un nouveau public qui ne
vous connaît pas comme chanteuse et qui n’attend que ça ! C’est du
gâchis ! »
Mais je tenais bon. Chanteuse ou comédienne, j’avais choisi et,
dans cette logique, j’avais tout fait pour qu’on oublie ma carrière au
music-hall. Un seul écart et je perdrais le bénéfice de tant d’années
d’efforts. À chaque nouvel assaut, ma réponse était la même :
« Hervé, je ne reviendrai jamais à la chanson ! »
*
Jean-Valère Albertini, qui avait si bien piloté le projet Sa raison
d’être, m’avouera qu’à cette époque je l’impressionnais beaucoup.
Craignant de s’adresser directement à moi, il préférait passer par
Hervé. Celui-ci, qui était très jaloux de son pouvoir, appréciait cette
déférence à son égard et vit tout le parti qu’il pouvait en tirer.
Plutôt que de multiplier en pure perte les tentatives pour me
convaincre, pourquoi ne pas monter un projet et me le proposer clés
en main ? Jean-Valère disposait de nombreux contacts dans les
maisons de disques, il était en rapport avec tout ce que la nouvelle
génération comportait de talents et travaillait alors pour son compte.
Pour Hervé, c’était l’homme de la situation.
Un soir de l’automne 2009, vers dix-huit heures, alors que Jean-
Valère s’apprêtait à quitter son bureau, rue Bouchardon, il reçut un
appel d’Hervé.
« Qu’est-ce que tu en penserais si Line revenait à la chanson ?
— C’est une idée fantastique !
— Je te préviens tout de suite, Line ne veut pas en entendre
parler. La chanson, pour elle, c’est terminé. Elle est totalement
investie dans sa carrière d’actrice. Est-ce que tu serais prêt à
travailler avec moi ?
— Quand tu veux. »
Mise au courant, je laissai faire, persuadée que l’aventure
tournerait court.
*
Pour moi, l’histoire de ce disque restera celle d’une suite de
petits miracles. Miracle quand Thierry Chassagne, enthousiaste,
décida de produire l’album ; miracle la rencontre avec Flavien
Compagnon, mon pianiste et mon répétiteur ; miracle mes premiers
cours de chant, à quatre-vingt-deux ans, avec Éric Tavelli, moi qui
avais toujours voulu travailler ma voix.
Miracle encore ma rencontre avec Christophe Maé, un soir, à
Nantes, alors que j’étais en tournée avec Très Chère Mathilde. Je
dînais après le spectacle avec Samuel Labarthe et Raphaëline
Goupilleau dans la seule brasserie ouverte à cette heure. La salle
était déserte en dehors de notre table et d’une autre où était installé
un petit groupe de jeunes gens. Assis de trois quarts, dos à moi, un
garçon dont la silhouette me disait quelque chose. N’était-ce pas
Christophe Maé ? Nous ne nous connaissions pas, mais j’adorais sa
chanson On s’attache, son timbre de voix si particulier, le mélange de
tendresse et de hargne qu’il mettait dans ses interprétations.
J’appelai mine de rien : « Christophe ! » Le garçon se retourna.
C’était bien lui. Son visage s’illumina. « Line Renaud ? Ça alors ! »
Et se tournant vers ses copains : « Line Renaud ! Vous vous rendez
compte ? » C’est le genre de moment où je me sens vraiment très
vieille. Comme un monument dont on s’étonne qu’il tienne encore
debout.
Il vint m’embrasser, incroyablement sympathique et chaleureux.
Nous nous sommes mis à bavarder. Il me raconta son enfance à
Carpentras, son père boulanger, le CAP de pâtissier passé à seize
ans, l’apprentissage dans la boutique paternelle, les croissants à
quatre heures du matin, ses débuts de chanteur dans les bars, l’été
sur la côte, l’hiver dans les stations de ski.
À un moment, je lui dis : « Pourquoi vous ne m’écririez pas une
chanson pour mon album ? » Et lui, sans même hésiter : « D’accord.
Je vous fais ça. »
Deux semaines plus tard, il me téléphona. « Ça y est, je l’ai,
votre chanson. C’est une valse. Est-ce que je peux venir vous la
chanter ? »
Une valse ? J’étais horrifiée. Je me dis : « Décidément, il me
prend pour une vieille, il m’a écrit une valse musette. Comment je
vais faire pour refuser ? »
Il vint à La Jonchère avec sa guitare et dès les premières notes
je fus rassurée : sa valse était pleine de couleurs et de joie de vivre.
C’était une valse péruvienne, me précisa-t-il. Ne me demandez pas
ce qui différencie une valse péruvienne d’une valse brésilienne ou
argentine. Elle s’appelait Dans ma tête, c’est l’un des plus jolis titres
de mon album.
J’écris cette lettre à mon présent, j’ai les deux pieds sur
mon chemin
Je regarde droit devant, j’écris cette lettre aux
lendemains.
*
Deux miracles encore.
Un jour, j’ai appelé Johnny à Los Angeles. « Mon Johnny, je suis
dans ta maison !
— Ah bon ? À Marnes-la-Coquette ?
— Non, ta maison de disques, chez Warner !
— Formidable. Et si on faisait quelque chose tous les deux ? »
Quelle belle idée ! J’étais sa marraine de métier, nous n’avions
jamais enregistré ensemble. Nous avons donc chanté en duo, lui à
Los Angeles, moi à Paris, Ce monde est merveilleux, la magnifique
chanson popularisée par Louis Armstrong. Je suis très heureuse que
le disque conserve ce beau témoignage de notre amitié.
*
Rue Washington parut à l’automne 2010. L’album fut rapidement
certifié disque d’or, ce qui signifie que Warner en vendit plus de
cinquante mille exemplaires. Pour un disque conçu en toute liberté
et dont l’objectif n’était pas principalement le succès financier, c’était
un exploit.
Je n’avais pas ménagé mes forces pour la promotion du disque,
courant de radios en télés, écumant émissions de variétés et talk-
shows. Je peux dire maintenant que j’ai détesté ça. C’était horrible,
j’avais l’impression de faire un pas en arrière.
Sans trop savoir comment je me suis retrouvée sur la scène des
NRJ Music Awards à Cannes pour remettre le trophée du Concert
de l’année. Les vainqueurs étaient les Black Eyed Peas, gros
vendeurs de disques paraît-il, mais de parfaits inconnus pour moi. Je
savais que je n’étais pas à ma place et j’en souffrais.
Fort heureusement, au moment de les présenter, la réplique
m’est venue, à l’américaine : « Vous avez eu beaucoup de chance
que je n’aie pas fait de concert cette année, sinon je vous aurais
déchirés ! » La salle s’est marrée, je ne m’en étais pas si mal tirée.
Tout ça uniquement pour faire plaisir à Hervé !
*
Avec ou sans Hervé, l’Olympia était programmé, la machine était
lancée.
Aux tête-à-tête de la rue du Bois-de-Boulogne avaient succédé
des répétitions avec orchestre sur un plateau des studios TSF à
Aubervilliers. Pour la conception visuelle et la mise en scène, je
rêvais de travailler avec Franco Dragone. J’avais admiré le show de
Céline Dion qu’il avait monté à Las Vegas, ainsi que ses
merveilleuses créations pour le Cirque du Soleil. Il m’avait fait visiter
ses ateliers à La Louvière, en Belgique, véritable usine à rêves d’où
sortaient, à destination du monde entier, des spectacles,
performances, événements plus stupéfiants les uns que les autres.
Pour ma plus grande joie, Franco accepta. Il dessina un
admirable rideau de scène et créa des éclairages et des effets
visuels d’une rare beauté. Comme tous les grands artistes, Franco
Dragone était capable de concevoir des dispositifs d’une extrême
complexité tout autant que d’autres, épurés et minimalistes, comme
le superbe habillage qu’il imagina pour accompagner la chanson de
Jacques Brel Le Plat Pays, que j’avais mise au programme.
*
Si le premier Olympia de ma carrière, le mardi 24 mai 2011, se
déroula sans difficulté, je renonce à faire la liste des catastrophes
qui se succédèrent le lendemain. Il me suffira de raconter celle qui
précéda directement mon entrée en scène. Alors que je me reposais
dans ma loge, une heure avant la représentation, on frappa à la
porte. C’était Johnny, accompagné de son manager, Gilbert Coullier.
J’étais évidemment heureuse de les voir, mais un peu surprise qu’ils
soient là si tôt. Je supposais qu’ils étaient simplement venus me dire
un petit bonjour et qu’ils iraient dîner ou passer un moment au bar
en me laissant me préparer. Mais pas du tout. Ils s’installèrent, je ne
pus faire autrement que de leur proposer un verre, et après le
premier un second.
J’avais prévu de faire quelques ultimes réglages en scène avec
mes musiciens. Je le leur dis, pensant qu’ils quitteraient ma loge par
la même occasion. Ils répondirent : « Pas de problème, on t’attend »
et se servirent un autre verre.
Décidément, il y avait anguille sous roche.
À peine avais-je gagné la scène et commencé à répéter que des
hurlements retentirent en coulisse. Je reconnus la voix de Johnny,
me précipitai et l’aperçus en train de boxer Jean-Claude Camus, son
ancien producteur, avec lequel il s’était mortellement fâché. Tout
s’expliquait. Il était venu avec Gilbert Coullier dans l’intention de le
provoquer et le résultat ne s’était pas fait attendre.
J’étais anéantie. Mais bizarrement, j’éprouvais en même temps
le sentiment rassurant que j’avais fait le plein de catastrophes. Il ne
pouvait rien m’arriver de pire. Hélas, ce n’était pas le cas.
*
Jean-Valère, à ma demande, avait appelé Hervé pour l’inviter le
premier soir. Hervé l’avait envoyé balader sans ménagement.
« Comment peux-tu oser me proposer de venir après ce qui s’est
passé ? »
Mais dans l’après-midi, le téléphone de Jean-Valère ne cessa de
sonner. C’était Hervé, qui lui réclamait des places. Trop tard,
l’Olympia était comble. Jean-Valère offrit de lui en trouver pour le
lendemain. Hervé se récria. Le lendemain ? Pour qui le prenait-on !
Le soir même ou jamais.
Mais le lendemain, bien sûr, il était là et vint trouver Nicole
Sonneville, qui resta intraitable.
C’est ainsi – et je ne peux le raconter sans en avoir le cœur
serré – que celui qui avait tant insisté pour que je revienne à la
chanson, qui avait tant espéré me voir un jour de nouveau chanter
sur scène, eut pour seule satisfaction de voir mon nom scintiller en
lettres rouges au fronton de l’Olympia et le public se presser aux
portes.
*
En août 2014, Hervé fut hospitalisé. Je fus prévenue par son
frère Jean, qui m’expliqua que depuis tout jeune Hervé était soigné
pour des troubles du comportement. Ce que je prenais pour des
bizarreries de caractère aggravées par l’âge était en réalité bien plus
profond et bien plus ancien.
J’allai le voir à l’hôpital avec Dominique Besnehard. Il ne parlait
plus, il tourna vers moi un regard sans expression. Je m’assis sur le
bord du lit, pris sa main dans la mienne. Il me sembla sentir deux
pressions de ses doigts sur ma paume.
J’aime à croire qu’il m’avait reconnue.
15
Ma raison d’être
*
Dans le long article que m’a consacré Le Monde en
décembre 2019, le journaliste écrit : « Au milieu des années 1980,
[Line Renaud] a déniché un nouveau filon tout à fait original qui ne
risquait pas, hélas, de s’épuiser et qui la rendait encore plus
fréquentable aux yeux des politiques. Liz Taylor lui transmet le
flambeau de la lutte contre le sida pour la France. »
Cette phrase m’a blessée. Certes, quelques lignes plus loin, ce
même journaliste atténue, voire annule son affirmation précédente
en ajoutant : « Il faut une tonne de courage pour oser être une des
premières à s’engager. Le peuple de droite, le sien, considère que le
sida est la maladie méritée des pédés. » Mais des deux affirmations
contradictoires, laquelle le lecteur du Monde retiendra : qu’avec le
sida j’avais trouvé un bon filon pour soigner ma cote personnelle, ou
qu’à l’époque il n’allait pas de soi, pour Line Renaud, de se ranger
aux côtés des victimes du cancer des homosexuels, comme on disait
alors, et pas seulement parmi le peuple de droite ?
Au fond, qu’importe ? Mon engagement dans la lutte contre le
sida n’a pas procédé d’un calcul. Je n’ai pas pesé longuement
avantages et inconvénients. J’ai foncé sans bien réfléchir et sans
imaginer que cette cause deviendrait l’engagement de ma vie. Je
n’avais pas répété mon rôle, j’ai improvisé du mieux que j’ai pu.
Rien ne serait arrivé si, au début des années 1980, je n’avais pas
fait de fréquents séjours aux États-Unis. J’ai vécu en direct l’irruption
du sida dans la vie quotidienne de la société américaine, j’ai été
témoin du déferlement de bobards et de haine qu’a provoqué la
découverte du mal mystérieux qui frappait les homosexuels. J’ai vu
les enfants hémophiles qu’on chassait des écoles, j’ai vu des gens
refuser de serrer la main de personnes qu’ils ne connaissaient pas.
On prétendait qu’il suffisait de se trouver en présence d’un
homosexuel, de respirer le même air que lui, pour être infecté. À
plus forte raison de l’embrasser ou de boire dans le verre où il avait
bu. On invoquait la juste punition divine, on accablait d’injures « ces
pervers qui, par leurs pratiques répugnantes, mettaient en danger la
santé des Américains ». Qu’il faille les admettre dans des hôpitaux
et les soigner était loin de faire l’unanimité. « Laissez-les crever ! »
entendait-on couramment. « Dieu a créé Adam et Ève, pas Adam et
Steve », proclamait la droite religieuse et conservatrice.
*
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours connu des
homosexuels, j’ai toujours su, même jeune, ce qu’était
l’homosexualité, ça ne m’a jamais gênée. Il y avait un garçon proche
de la famille, un vague cousin, Gérard, dont tout le monde savait
qu’il était pédéraste, comme on disait alors. Il aimait coudre, il venait
voir ma grand-mère qui était couturière, et la regardait travailler.
Grand-mère était assez en avance sur son temps. Elle disait à
Gérard : « Ça n’a pas l’air d’aller fort, Gérard.
— Non, c’est fini avec Antonio.
— Amène-le-moi, je vais lui parler. »
Antonio, qui la craignait, venait la voir. « Antonio, tu fais une
bêtise. Tu ne retrouveras jamais quelqu’un d’aussi bien que
Gérard ! » Le couple repartait cahin-caha.
*
En 1985, Elizabeth Taylor créa avec deux chercheurs la
Fondation américaine pour la recherche sur le sida, l’AmfAR.
Peu de temps avant, Liz avait déclaré : « Je regardais tous les
reportages sur cette nouvelle maladie et je me demandais pourquoi
personne ne faisait rien. Ensuite, je me suis rendu compte que j’étais
comme eux. Je ne faisais rien pour aider… »
La création de l’AmfAR répondait à ce besoin d’action concrète.
En prenant la tête du mouvement, Liz savait qu’elle entraînerait à sa
suite les plus grands noms d’Hollywood et que cette mobilisation des
artistes modifierait profondément la donne.
*
Il m’est difficile d’expliquer à quel point je fus impressionnée par
cette soirée. L’ampleur de la mobilisation, son efficacité immédiate,
l’émotion qui se dégageait des différentes interventions me firent
saisir le poids d’une parole forte, relayée par des personnalités
déterminées à se faire entendre. J’étais assise à une table où se
trouvaient de grands médecins et des chercheurs, ils étaient
unanimes : la lutte contre le sida, qui, malgré tous leurs efforts,
peinait à s’imposer, était en passe d’accéder, grâce à ce coup de
projecteur, au rang de grande cause nationale.
Au fur et à mesure du déroulement de la soirée, une idée
s’insinua en moi : pourquoi ne ferions-nous pas la même chose en
France ? Chez nous aussi, le sida connaissait un taux de
progression effrayant, les préjugés homophobes s’exprimaient sans
retenue, les personnes infectées hésitaient à révéler le mal dont
elles souffraient de peur d’être proscrites, la recherche manquait
cruellement de moyens, sans même parler de la prévention, quasi
inexistante. Les artistes français devaient, à l’exemple de leurs amis
américains, utiliser le crédit dont ils disposaient auprès du public
pour populariser la lutte contre le sida.
Qu’on n’aille pas croire que je me sentais appelée, telle Jeanne
d’Arc, à revêtir mon armure et à prendre la tête du combat. J’étais
bien loin d’imaginer la suite, et si on m’avait dit le temps et les efforts
que j’y consacrerais, j’aurais poliment décliné l’offre. Mais lorsque le
correspondant de France-Soir, présent dans la salle, vint, à la fin de la
soirée, me demander si le même événement pourrait se produire en
France, c’est sans la moindre hésitation que je lui répondis : « Oui,
bien sûr, et je suis certaine que beaucoup d’artistes accepteraient
d’y participer.
— Vous aussi ?
— Naturellement. »
L’article parut à Paris deux jours plus tard. Je fus stupéfaite de
constater le nombre d’appels que je reçus. « Pourquoi tu
n’organiserais pas une soirée ? Tout le monde te suivrait ! me
téléphona Dalida.
— Mais c’est impossible, voyons, je reste à peine quelques
semaines à Paris et je repars aux États-Unis pour répéter The
Incomparable Loulou.
— On s’y mettra tous. On t’aidera.
— Impossible, je te dis. J’ai un rôle entier à apprendre en
anglais. Où veux-tu que je prenne le temps ? »
*
Mon intervention au journal de Noël Mamère déclencha, chez les
artistes, une vague de sympathie extraordinaire. Les messages
affluèrent. Nana Mouskouri, Raymond Devos, Thierry Le Luron,
Michel Leeb réagirent dans les minutes qui suivirent. Tous disaient la
même chose : « Vas-y Line, on te suit ! » Je tentai bien de résister,
mon prochain départ aux États-Unis, la pièce à apprendre en
anglais, non vraiment, je n’avais pas le temps. « Faites-le, vous ! Je
vous soutiendrai. »
Peine perdue. Mes protestations ne rencontraient aucun écho.
L’idée venait de moi, c’était à moi de m’en charger.
*
Au nom de l’amour, que Pierre Bellemare animait alors sur
France 3, était une émission très populaire. Lorsque je lui avais
demandé d’en consacrer une au sida, Pierre me donna tout de suite
son accord, mais le thème de chaque émission était défini plusieurs
semaines à l’avance et il n’y avait aucune date disponible avant le
mois de mars. Après discussion avec la direction de la chaîne, il
accepta de bouleverser son calendrier. J’en demande pardon aux
solitaires, à qui l’émission du 11 décembre 1985 était initialement
consacrée, mais c’est finalement le sida qui occupa la soirée.
Comme beaucoup des documents filmés dont je parle dans ce
livre, on peut visionner cette émission sur le site de l’INA, l’Institut
national de l’audiovisuel. Elle est austère, aussi complète qu’on
pouvait l’être à l’époque sur le sujet, courageuse. Je ne sais si une
grande chaîne oserait en faire autant aujourd’hui, y compris sur le
service public. Les témoins sont nombreux, médecins, chercheurs,
malades. Certains sont bouleversants. Je me souviens d’un grand
professeur de médecine qui ne put retenir ses larmes lorsqu’il
évoqua le cas d’enfants atteints du sida hospitalisés dans son
service.
Le but de l’émission était d’informer, mais aussi de récolter des
fonds. Encouragés par l’inimitable Jean-Paul Rouland, les
téléspectateurs étaient invités à formuler leurs promesses de dons
au nom de l’Association des artistes contre le sida.
Au cours de la soirée, de nombreux artistes, François Perrier,
Marlène Jobert, Miou-Miou, Pierre Richard, Josiane Balasko, Jean
Rochefort, vinrent lancer des appels à la générosité.
Interrogée par Pierre Bellemare, j’avais expliqué le plus
clairement possible, au début de l’émission, comment seraient
distribuées les sommes recueillies. Une partie irait à la recherche,
par l’intermédiaire de l’Institut Pasteur, l’autre aux projets cliniques,
sous le contrôle de la Fondation pour la recherche médicale, et la
troisième aux malades, grâce à l’association Aides, créée l’année
précédente par Daniel Defert.
Malgré la concurrence de Belmondo sur une chaîne, d’un match
de football sur l’autre, malgré son caractère délibérément
pédagogique et son sujet douloureux, l’émission fit un score
honorable. Mais surtout, à la fin de la soirée, la collecte avait permis
de réunir la somme incroyable de dix millions de francs, environ trois
millions d’euros, dont énormément de tout petits dons.
Si bien que lorsque maman, qui tenait la comptabilité de
l’association, recevait un chèque d’un montant un peu élevé, elle
s’inquiétait. Minutieuse et scrupuleusement honnête, elle craignait
que le donateur ne se soit embrouillé entre anciens et nouveaux
francs et l’appelait pour vérifier. « Vous êtes certain que vous ne
vous êtes pas trompé ? »
C’était de l’artisanat. Mais quel enthousiasme, quel dévouement,
quelle satisfaction de se sentir utile, si peu que ce soit !
L’Institut Pasteur reçut cette fameuse centrifugeuse qui lui faisait
tant défaut, l’association Aides, qui n’avait même pas les moyens de
louer un bureau pour assurer son indispensable permanence
téléphonique à l’écoute des malades, put travailler dans des
conditions un petit peu meilleures, la Fondation pour la recherche
médicale trouva de quoi financer de nouveaux programmes de
recherche.
Pactole ou goutte d’eau ? Quand on a connu l’extrême pénurie,
la moindre amélioration est appréciable. Si notre toute jeune
association pouvait apporter ce petit soulagement, n’était-ce pas
déjà beaucoup ?
*
En lançant l’Association des artistes contre le sida, j’étais entrée
sans le savoir dans une communauté d’un genre tout à fait
particulier et à bien des égards exemplaire : la communauté VIH-
sida. L’appellation n’est pas très glamour, j’en conviens, mais elle
recouvre une expérience humaine d’une rare qualité.
Face à la tragédie que constituait la propagation du virus du sida,
il s’est produit, dans ces années-là, une mobilisation, une solidarité
qui a réuni chercheurs, médecins, personnel soignant, patients et
représentants des patients.
Les malades n’étaient plus considérés comme des personnes
assistées, totalement dépendantes des spécialistes, des sachants.
On les écoutait, non par charité ou de façon condescendante, mais
parce qu’ils étaient considérés comme des experts de leur propre
maladie.
Chacun pouvait apporter sa compétence et son savoir-faire. Un
seul objectif : mettre un terme à cette saleté de sida.
*
La politique, les politiques, ont joué leur rôle dans cette période
confuse. Pour des raisons difficiles à discerner, le sida a longtemps
été considéré comme chasse gardée par la gauche. Sans doute
parce qu’il a frappé, à l’origine, un certain nombre d’artistes ou
d’intellectuels de renom, et que la gauche avait tendance à s’arroger
le monopole de la culture, et d’autre part parce que les premiers cas
constatés l’étaient chez des homosexuels, catégorie censée être
honnie des gens de droite. Je ne pousserai pas plus loin l’analyse,
mais je peux témoigner qu’en m’aventurant dans ce domaine, j’ai
suscité, moi femme réputée de droite, une certaine méfiance.
Qu’est-ce que je venais faire là ? Pierre Bergé lui-même, mon cher
Pierre Bergé, à qui me liera par la suite une si belle amitié, se posa
vraisemblablement la même question. Je n’étais pas de son monde.
Il était l’élite, moi j’étais le peuple. Pour dire les choses, je pense que
si nous avons pu unir nos forces en créant Ensemble contre le sida
un an avant l’élection présidentielle de mai 1995, c’est que François
Mitterrand, grand politique, avait prévu longtemps à l’avance que
Jacques Chirac lui succéderait. Mon étiquette chiraquienne, qui
faisait mauvais genre, devenait soudain attractive.
Pierre Bergé et moi avons appris à nous connaître. La réalité a
balayé les vaines préventions, les rapports humains l’ont emporté
sur l’idéologie. Pierre était, de prime abord, extrêmement intimidant.
On avait du mal à accrocher. Il était froid et pouvait devenir
rapidement agressif si on lui résistait. Il revêtait volontairement un
masque pour se protéger des autres. Quand la confiance
s’instaurait, le masque tombait et on découvrait un homme
incroyablement généreux, d’une humanité extraordinaire.
L’épisode des lunettes jetées à la tête du professeur Montagnier
marqua un tournant dans notre relation. Aux yeux de cet homme
d’affaires au comportement parfaitement maîtrisé, un tel manque de
sang-froid aurait dû me faire perdre tout crédit. C’est le contraire qui
se produisit.
Il y avait une complémentarité parfaite entre nous. Avec Pierre, il
fallait que ça aille vite, il admettait mal la contradiction, son opinion
était la bonne, un point c’est tout. Au contraire, je suis patiente et
portée à la conciliation. Je me souviens d’une réunion
particulièrement houleuse dans le bureau d’Étienne Mougeotte,
en 1994, pour l’organisation du premier Sidaction. Toutes les
organisations étaient là, ça se passait mal, chacun défendait sa
boutique, l’atmosphère était électrique. À un moment, les
représentants d’Act Up se sont levés et ont dit puisque c’est comme ça,
on s’en va. Je leur ai couru après. Comment suis-je parvenue à les
convaincre, je n’en sais rien, toujours est-il qu’ils ont consenti à
regagner la salle et qu’un accord a été conclu.
Je n’étais pas une militante rompue aux effets de tribune. Je
n’entendais rien aux manœuvres de couloir, aux alliances tactiques,
aux coups bas, aux marchandages. Je voyais le but à atteindre et
pensais qu’entre personnes de bonne foi on finissait toujours par
trouver un terrain d’entente.
Comme le dit aujourd’hui Françoise Barré-Sinoussi avec une
pointe de nostalgie : « Les deux ensemble, vous et Pierre Bergé,
vous formiez un binôme extraordinaire. »
*
Un épisode illustre, de la pire des façons, l’intrusion de la
politique dans les controverses autour du sida au début des années
1980. Il mérite d’être raconté.
Le lundi 28 octobre 1985, en fin d’après-midi, le professeur
Philippe Even, chef du service pneumologie à l’hôpital Laennec, est
reçu à sa demande au ministère des Affaires sociales et de la Santé,
avenue de Ségur, avec deux de ses collègues, un cancérologue et
un immunologiste. Ils ont fait, disent-ils, une découverte
« sensationnelle » et pensent être sur la piste d’un traitement contre
le sida.
Depuis quelques jours – en fait moins d’une semaine –, deux
patients atteints du sida ont été soignés avec un traitement à base
de ciclosporine, un médicament utilisé dans les transplantations pour
éviter les rejets de greffe. Au dire de Philippe Even, les résultats
biologiques observés sur les deux patients sont « spectaculaires ».
Mise au courant par son directeur de cabinet, la ministre Georgina
Dufoix, sans la moindre vérification, sans aucun respect d’un
quelconque protocole scientifique, fait publier le jour même un
communiqué de presse évoquant « une méthode de traitement
originale », qui semble « dessiner un espoir raisonnable » de
guérison chez les patients atteints de VIH.
Pis encore, elle cautionne la tenue d’une conférence de presse,
le lendemain, au cours de laquelle le professeur Even et ses deux
collègues, devant la presse du monde entier, réitèrent leurs
affirmations : grâce à la prise quotidienne de ciclosporine, les
malades atteints du sida peuvent espérer une « amélioration
spectaculaire » de leur état.
Le lendemain, France-Soir titre à la une : « SIDA : Nouveau
succès français – Trois chercheurs de l’hôpital Laennec ont obtenu
des “résultats biologiquement extraordinaires” sur deux patients. »
Quelques jours plus tard, le samedi 9 novembre, France-Soir titre
à nouveau : « SIDA : le malade traité à Laennec va beaucoup mieux.
Il a pu rentrer chez lui pour quelques jours. »
Hélas, ce même 9 novembre, le malade en question décède. Le
lundi suivant, on apprend la mort du deuxième patient.
On reconnaîtra au passage certains emballements irrationnels
qui ont émaillé la pandémie de coronavirus. Georgina Dufoix
objecta, comme on a pu l’entendre récemment à propos de tel ou tel
remède miracle, que l’information qui lui était parvenue provenait
« de gens sérieux et reconnus comme tels », ce qui est exact. Mais
qu’est-ce qui a pu justifier son empressement ?
On a dit que cette gigantesque et tragique méprise avait été
provoquée par le désir de doubler les Américains dans la découverte
d’un traitement contre le sida. Ce qui ne diminuerait en rien la faute.
Mais je crains que les raisons de cette précipitation soient à
chercher dans des calculs de basse politique.
On se rappelle que j’avais donné, le 25 octobre, une conférence
de presse au cours de laquelle avaient été présentés deux
événements organisés par notre Association des artistes contre le
sida, un dîner de gala au Paradis Latin et une émission de Pierre
Bellemare consacrée au sida. Mon engagement dans la lutte contre
le sida, celui de nombreux artistes à mes côtés, la présence
annoncée d’Elizabeth Taylor avaient eu un grand retentissement.
Quatre jours plus tard exactement, proclamer qu’une découverte
« sensationnelle » était en passe de résoudre le problème du sida
représentait, pour la socialiste Georgina Dufoix comme pour son
entourage, une excellente opération : on coupait l’herbe sous les
pieds de la chiraquienne Line Renaud, qui avait imprudemment lancé
une campagne de collecte de fonds au profit d’une cause qui n’avait
plus lieu d’être !
Comme souvent, ces médiocres combinaisons se révélaient
contre-productives et le piège se refermait sur les doigts de ses
instigateurs. On pourrait en rire si l’on oubliait que les malades
atteints du sida, à ce moment et pour longtemps encore, avaient la
mort pour seule perspective. Susciter de faux espoirs par jeu
politicien n’en était que plus critiquable.
*
Est-ce à dire que la droite ait été exemplaire ? Loin de là. Mais il
serait injuste de ne pas reconnaître qu’elle a évolué, au cours de
cette période, et que certains de ses représentants ont fait preuve
d’un grand courage en s’opposant au conservatisme de leur camp.
N’oublions pas qu’un Jean-Marie Le Pen réclamait qu’on
enferme les sidaïques, comme il appelait les patients atteints du sida,
dans des sidatoriums car, prétendait-il, les malades pouvaient être
contaminants par leur sueur, leur salive et même leurs larmes !
Jacques Chirac, par nature et sans doute aussi sous l’influence
de Claude, était très ouvert sur les questions sociétales. Il suivait
mon action avec sympathie et la soutenait de toutes les façons
possibles. Entre mars 1986 et mai 1988, sous la présidence de
François Mitterrand, il devint Premier ministre d’un gouvernement de
cohabitation. Sa ministre de la Santé, Michèle Barzach, une femme
de caractère, est gynécologue de formation. Nous avons eu
plusieurs fois l’occasion de nous entretenir avec elle de la lutte
contre le sida. Elle était particulièrement sensible à la prévention,
dramatiquement insuffisante. La publicité pour les préservatifs, je le
rappelle, était alors interdite − ou, plus exactement, il était interdit de
dire que le préservatif était un moyen de protection contre les
maladies sexuellement transmissibles.
Le 23 juin 1986, Michèle Barzach accepta l’invitation d’Antenne 2
et se rendit au journal de vingt heures où elle répondit aux questions
de Bernard Rapp. Pour la première fois, le mot « préservatif » fut
prononcé à de multiples reprises sur une chaîne publique, à une
heure de grande écoute − ce qui aux yeux de beaucoup constituait
un véritable scandale −, et un ministre en exercice préconisait son
usage. « C’est le seul moyen concret de protection dont nous
disposons aujourd’hui », dit Michèle Barzach. Et elle proclama dans
la foulée son intention de faire abroger la loi qui en interdisait la
publicité. Jacques Chirac la couvrit. « Sans son soutien, je n’aurais
rien pu faire », dit-elle.
Soutien qui lui fut également indispensable lorsqu’elle voulut, un
an plus tard, faire passer un décret autorisant la vente libre de
seringues en pharmacie. « Michèle, vous dépassez les bornes ! »
bougonna alors Charles Pasqua, le ministre de l’Intérieur. « Les
toxicomanes sont des délinquants ! » tonna Albin Chalandon,
ministre de la Justice. Contre l’avis de la presque totalité des
membres de son gouvernement, Chirac signa finalement ce décret
qui permit une limitation de la contamination des toxicomanes par le
VIH.
Mais c’est aussi en tant que maire de Paris que Jacques Chirac
s’impliqua dans la prévention contre le sida. Le 28 août 1987,
quelques heures avant le légendaire concert de Madonna qui réunit
cent mille personnes sur la pelouse du parc de Sceaux, nous avions
reçu ensemble la star dans les salons de l’Hôtel de Ville. Madonna
m’avait alors remis un chèque de cinq cent mille francs − la moitié
de la recette escomptée de son concert − au profit de la lutte contre
le sida.
Quelques mois plus tard, Jacques Chirac rencontra à ma
demande Stéphane Mantion, fondateur de l’Association des jeunes
contre le sida. Jacques, selon son habitude, ne perdit pas son temps
en vaines précautions. « Alors, lui dit-il, d’après ma copine Line,
vous trouvez que je ne suis pas bon sur le sida ? Expliquez-moi ce
que je dois faire ! » Il l’engagea comme contractuel, chargé de
proposer des actions pour lutter contre la propagation du sida dans
la capitale. À la fin des années 1980, il y avait encore beaucoup
d’incrédulité et de déni dans le monde gay. Faire prendre conscience
de la réalité même du sida était loin d’être évident. L’une des
premières actions de notre Association des artistes contre le sida
avait été d’installer, dans le hall de l’hôpital Bichat, un stand de
documentation sur la maladie. Les jeunes venaient en douce
prendre les publications, mais il ne fallait surtout pas qu’ils se
sentent observés. Ceux qui tenaient le stand détournaient le regard
pour qu’ils n’aient pas honte de se servir.
Dans le même esprit, les Jeunes contre le sida avaient ouvert,
rue Dante, une première boutique pour distribuer ou vendre tout ce
qui était publié sur le sida, livres, brochures, etc., avec comme
slogan : « Mettre le sida en vitrine ». C’est là que les éducateurs, qui
ne disposaient d’aucun matériel, venaient s’approvisionner.
Lors d’une visite de la princesse Diana à Paris, l’ambassade du
Royaume-Uni et Jack Lang lui avaient préparé un programme, mais
la princesse insista pour visiter en priorité la boutique de la rue
Dante. Je vins la saluer. Le local faisait moins de douze mètres
carrés, il n’y avait pas assez de chaises pour tout le monde, on
s’installa sur le trottoir, les journalistes massés en face.
Dans le cadre de ses fonctions à la Mairie de Paris, Stéphane
obtint de Jacques Chirac que soit ouvert en 1992, au cœur du
Marais, presque sous les fenêtres de l’Hôtel de Ville, une boutique
similaire. La princesse Diana me fit l’honneur de l’inaugurer avec
moi. Ce fut la préfiguration des kiosques infos sida et toxicomanie,
toujours en activité et toujours indispensables.
*
Pendant des années, je me suis rendue très régulièrement à
l’hôpital Bichat ou à Saint-Antoine pour visiter les malades. Certains
étaient en phase terminale. Je leur parlais, j’essayais de leur donner
du courage, je leur montrais qu’ils n’étaient pas seuls.
Autour de moi c’était l’hécatombe. Au détour d’un couloir, il
m’arrivait de retrouver des copains, comme Bernard Dutemps, un
attaché de presse que le sida avait rendu aveugle. « Approche-toi,
ma Line, je ne te vois plus », m’avait-il dit la dernière fois que je lui
avais rendu visite. Il était si malade, si désespéré, qu’il s’est suicidé
quelques jours plus tard en avalant ses clés.
Je pense aussi à Michel, mon coiffeur pendant plus de vingt ans,
qui m’avait suivie partout, y compris pendant mes années
américaines. Quand je me rendis à l’hôpital, on m’indiqua sa
chambre. J’arpentai le couloir sans la trouver, je pensais m’être
trompée d’étage quand j’entendis qu’on m’appelait. C’était Michel.
J’étais passée quatre fois devant sa porte grande ouverte sans le
reconnaître, tellement il avait changé. Son visage était couvert de
tumeurs violacées provoquées par le sarcome de Kaposi. Il s’est
péniblement dressé sur ses avant-bras pour m’embrasser et,
naturellement, je n’ai pas refusé son étreinte. Nous avons passé un
long moment ensemble, nous avons causé et ri comme autrefois,
mais sur le parking de l’hôpital je me suis effondrée.
C’est à ce moment que j’ai pensé que chacun devait être libre de
pouvoir décider de sa propre mort. S’il n’y a plus d’espoir, pourquoi
s’infliger des épreuves inutiles ? Quand ma mère était en fin de vie
et qu’elle souffrait tant, je lui disais : « Tu as du courage, maman »,
et elle me répondait tristement : « Qu’est-ce que je peux faire
d’autre ? » Endurer jusqu’au bout était la seule option dont elle
disposait.
Aussi, lorsque Jean-Luc Romero a créé l’Association pour le droit
de mourir dans la dignité (ADMD), j’ai été l’une des premières à le
rejoindre. Je suis d’ailleurs membre du comité d’honneur de
l’association et j’ai été la marraine de l’ADMD Tour, une opération de
communication visant à sensibiliser les gens sur cette question.
*
Tant de souvenirs me reviennent, riches d’émotion. Ai-je apporté
à cette cause autant qu’elle m’a donné ? C’est vrai, je n’ai pas
ménagé ma peine. Mais qu’aurais-je fait de mieux, de plus
important, dont je serais plus fière si j’avais économisé le temps que
j’y ai consacré ?
Mon nom a permis d’ouvrir des portes qui, sans mon
intervention, seraient restées bouclées. Joint à ceux de mes amis
artistes, il a aidé à récolter des dizaines de millions en faveur de la
lutte contre le sida, non seulement en France mais aussi à l’étranger,
et tout particulièrement sur le continent africain.
*
Mais le moindre progrès nécessite des investissements. La
recherche coûte cher, et sans recherche, pas d’avancée significative
dans la lutte contre le sida. Cette chasse perpétuelle au
financement, cet appel au don sans cesse renouvelé, il faut, comme
on dit, s’y coller, utiliser son carnet d’adresses sans crainte de lasser,
frapper à toutes les portes et faire preuve d’imagination.
Ainsi le dîner de la mode organisé chaque année depuis 2003 en
partenariat avec la Fédération de la haute couture et de la mode,
réunit des personnalités du monde de la mode du cinéma et des
médias en faveur de la lutte contre le sida.
Dans un domaine bien différent, le chef cuisinier de l’Élysée,
Guillaume Gomez, vint me proposer en 2009 de lancer une
opération baptisée Chefs solidaires. Il s’agissait de mobiliser contre
le virus du sida les restaurateurs, traiteurs, pâtissiers, les écoles
hôtelières, ceux qu’on appelle les professionnels des métiers de
bouche.
Chacun était invité à laisser libre cours à son imagination à
travers une action au profit de Sidaction : conception d’un menu
spécial ou d’une recette exceptionnelle, mise en place d’un
événement inattendu. Une fois encore, ce qui semblait insensé à
première vue réussit au-delà de nos espérances. Des grands chefs
aux petits artisans, beaucoup répondirent à notre appel et
rivalisèrent d’imagination. Encore aujourd’hui, l’opération Chefs
solidaires contribue chaque année à la lutte contre le sida.
Mais je dois aussi parler des nombreux artistes qui ont offert les
gains de leurs spectacles à Sidaction et leur exprimer ma gratitude
− hélas parfois post mortem. Ce fut notamment le cas de George
Michael à l’occasion du concert qu’il donna à l’Opéra de Paris le
9 septembre 2012. Sidaction fut le destinataire intégral des
bénéfices du gala qui permit de collecter deux cent quatre-vingt-neuf
mille euros.
Selon le même principe − un gala suivi d’un dîner VIP −, Elton
John, Shirley Bassey, Amália Rodriguez, Mikhaïl Barychnikov et
d’autres ont généreusement offert à Sidaction la recette de leur
concert, qui est venue s’ajouter au produit des dîners payants.
*
Le jeudi 3 avril 2014, en pleine soirée de lancement du Sidaction,
Gilles Bouleau, présentateur du journal de vingt heures de TF1,
demanda à Pierre Bergé : « Est-ce que c’est dur aujourd’hui de faire
appel à la générosité des Français alors que, grâce aux progrès
scientifiques, le sida est une maladie chronique ? » Conscient
d’avoir été maladroit, il rectifia : « Non pas une maladie normale,
c’est une maladie grave, mais, comme d’autres maladies
chroniques, on n’en meurt pas… » Pierre bondit : « Je vous arrête !
Comment, on n’en meurt pas ? » Et peu après, il ajouta : « C’est
malheureusement à cause de paroles comme celles que vous venez
de prononcer que les gens se sont éloignés de cette recherche et
des dons pour le sida. »
*
Comme j’en avais rêvé, de ce retour ! J’imaginais qu’une
parenthèse malheureuse allait se refermer, que ce stupide accident
et ses conséquences seraient vite oubliés, qu’aussitôt rendue à mon
cadre familier je reprendrais le cours de ma vie. Je n’avais pas prévu
que, bien au contraire, me retrouver chez moi me ferait mesurer tout
ce que je ne pouvais plus faire, tout ce qui m’était à présent interdit :
le simple bonheur d’aller et venir, de faire quelques pas dans le
jardin pour voir comment poussaient mes roses ou si les légumes
que Luis nous promettait avaient quelque chance de se retrouver sur
notre table avant que les campagnols s’en soient régalés.
Contraintes momentanées ? Handicap passager ? Moi l’éternelle
optimiste, je commençais à en douter. Ma cheville me faisait
terriblement souffrir, particulièrement la nuit. Est-ce que c’était
normal ? Oui, m’avait dit le professeur Pascal-Mousselard. Mais
souffrir autant, aussi continûment ? Je ne pouvais décemment pas
l’appeler tous les jours pour lui poser la question ou lui demander de
m’examiner.
« Ça va passer », disaient mes proches.
Qu’en savaient-ils ? Et qui sait si, en cachette, ils ne
s’inquiétaient pas eux-mêmes de mon état ?
*
Si les semaines qui ont suivi mon retour à La Jonchère ont
parfois été si dures, c’est aussi que j’ai éprouvé pleinement non pas
la solitude, mais le fait de vivre seule, ce qui n’est pas la même
chose.
Solitaire, je ne l’étais pas. Marie-Annick, Jacinthe, ceux qui vivent
quotidiennement avec moi, mes filles de cœur, Claude et Muriel,
mes amis proches, Nicole, Dominique, Virginie, Annie, m’ont
entourée de leurs soins et de leur affection. Mais seule, oui, depuis
la mort de Loulou. Privée de cette proximité quotidienne, de cette
communauté de cœur et de pensée, de cet échange permanent qui
fonde le couple.
Toutes les femmes, elles sont nombreuses, qui ont survécu à
leur époux me comprendront. Certaines même, qui ont entretenu
des relations difficiles avec leur mari et pour qui sa disparition aurait
pu représenter une forme de libération, regrettent l’intimité perdue.
À qui parler sans retenue ? À qui se confier sans filtre ? Même
maladroite, même conflictuelle, cette fréquentation de chaque instant
est irremplaçable. La perdre nous en fait mesurer le prix.
Loulou avait vingt ans de plus que moi. Je l’ai vu vieillir, s’affaiblir,
décliner, et dans la dernière année de sa vie son état s’est aggravé
au point que je ne pouvais douter de l’issue. À voix basse,
entrecoupé de pauses, notre dialogue, ininterrompu depuis
cinquante ans, s’est poursuivi jusqu’au dernier jour. Lorsque Loulou
est mort, c’est son silence qui m’a frappée plus que tout. Cet homme
ne me parlerait plus, ne m’entendrait plus, ne me répondrait plus. Et
les mots que je lui destinais, je n’aurais plus personne à qui les dire.
Vingt-cinq ans plus tard, c’est de ce silence que je souffre encore
comme au premier jour de sa disparition.
*
Quelques années avant son départ, Loulou avait dit : « Plus de
travaux ! J’en ai assez des travaux ! » Usé, malade, il ne supportait
plus de vivre dans un éternel chantier.
Nous en avions tant fait depuis ce jour de 1949 où, escaladant la
colline de La Jonchère, traversant la forêt de la Malmaison et nous
taillant un chemin dans un maquis inextricable, nous avions soudain
découvert, émerveillés, l’admirable vue qu’on avait de là-haut sur
Paris et les boucles de la Seine.
Dessouchant, faisant sauter d’énormes blocs de rocher, amenant
l’eau et l’électricité, nous avons peu à peu bâti ce port d’attache
autour duquel s’est ancrée notre vie.
Nous l’embellissions sans cesse, chaque étape nous remplissait
de joie : le grand salon avec ses larges baies vitrées au milieu des
années 1950, la piscine que m’offrit M. Varna, le patron du Casino
de Paris, lorsque, au bout de six mois de représentations
ininterrompues, je l’implorai pour prendre des vacances en été.
« Vous n’y pensez pas ! C’est au mois d’août que le Casino fait
ses meilleures recettes. D’abord ça ne sert à rien, les vacances. On
s’y ennuie affreusement. Dites-moi un peu ce que vous pensez faire,
pendant ces vacances ?
— Rien. Absolument rien. M’étendre au bord de l’eau et dormir,
dormir, dormir… »
Il réfléchit un instant.
« Écoutez, si c’est ça, vous n’avez absolument pas besoin de
partir à l’autre bout de la terre. »
Il fit creuser en un temps record une piscine à La Jonchère et,
dès la mi-juillet, nous avons pu nous y baigner avec tous mes
partenaires de la revue.
Nous avions enfin une maison toute neuve. Grâce à mon ami
Didier Rabes, décorateur de grand talent, avec qui j’avais maintes
fois arpenté les Puces, elle était à la fois sobre et originale,
exactement comme je la voulais.
Je me souviens, la première fois que j’ai descendu le grand
escalier avec ma mère au bras, je me suis arrêtée à mi-étage et je
lui ai dit : « Regarde, maman, tout ça c’est à nous. Et on ne doit pas
un sou !
— Tu es sûre, Jacqueline ? Tu n’as pas oublié de payer quelque
chose ?
— Non, maman. Tout est payé. »
Elle souriait. C’était sa fierté : pas de dettes !
*
Ma mère mourut à son tour, je connus des moments très durs.
Sans que je l’aie vraiment voulu, M. avait acquis droit de cité à La
Jonchère. Il me préservait de la solitude, sa présence était
commode. Il adorait le milieu artistique, la vie parisienne ; je lui ouvris
les portes d’un monde qui le faisait rêver.
Était-il un compagnon ? Il y a dans ce joli mot une notion
d’intimité qui, je le répète, était absente de notre relation. Était-il un
ami ? Pas au sens où je l’entends. L’amitié suppose une proximité
de pensée, une communauté de vues qui n’existait pas entre nous.
C’était – comment dire ? – une relation affectueuse. Situation
ambiguë, je dois le reconnaître, et il y eut, de ma part, un peu
d’inconséquence à la laisser perdurer.
Je m’agaçais de ses manies, de ses petits défauts. Moi qui avais
connu avec Loulou, cinquante ans durant, une relation harmonieuse
et paisible, je me surprenais à adopter vis-à-vis de M. une attitude
parfois agressive. « Madame, me disait Marie-Annick, comment
vous le traitez ! Un jour il va se révolter. »
Il ne se révoltait pas. Mes piques, loin de l’exaspérer,
renforçaient son contentement. Il s’enorgueillissait de me supporter.
*
J’aimerais, dans les dernières pages de ce livre, évoquer
quelques amis dont le destin fut malheureux et qui, pour cela même,
me sont particulièrement chers.
J’aurai d’abord une pensée pour Thierry Le Luron, ce garçon qui
m’a si durement caricaturée dans ses sketchs et qui pourtant ne
cessa d’être pour moi le plus affectueux des amis. Je me souviens
de ses coups de téléphone :
« Ma Line, je vais encore me moquer de toi dans mon prochain
spectacle. Mais c’est gentil, c’est pour rire. Tu ne m’en veux pas,
n’est-ce pas ?
— Mais non, Thierry, tu sais bien que je ne t’en veux pas. »
Je ne lui en voulais pas, mais qu’est-ce que je souffrais ! J’étais
sa tête de Turc préférée en même temps que sa confidente. C’est
moi qu’il appela, au début de l’année 1986, alors que je me trouvais
à Las Vegas, pour me confier la terrible nouvelle : « Line, je vais te
faire beaucoup de peine. J’ai le sida. Tu ne t’en doutais pas, et aussi
étrange que ça puisse te paraître, je ne m’en doutais pas non plus. »
De même qu’il dissimula son homosexualité pour ne pas peiner sa
mère et sa grand-mère, il démentit les rumeurs qui commençaient à
courir dans Paris. Traqué par la presse people, il racontait à tout le
monde qu’il séjournait chez moi à Las Vegas. Je confirmais. Quand
les journalistes téléphonaient et demandaient à lui parler, j’inventais
une excuse. Il venait juste de partir, il allait bientôt rentrer, il visitait
les chutes du Niagara ou les montagnes Rocheuses. Étaient-ils
dupes ? Ils n’insistaient pas.
*
Dans les années 1980, Dalida fut l’une des premières à me
rejoindre lorsque je lançai l’Association des artistes contre le sida.
Nous étions très proches, elle et moi.
« Fais-moi rire ! » me disait-elle.
C’est vrai, nous avons beaucoup ri ensemble. Mais suis-je
parvenue, ne serait-ce qu’un instant, à la distraire de la tristesse
profonde, du pessimisme et du découragement qui l’accablaient ?
« J’ai réussi dans la vie, répétait-elle, mais pas ma vie. » Issue
d’une famille italienne installée en Égypte, née au Caire, arrivée en
France en 1954, elle connut un triomphe, deux ans plus tard, avec
Bambino et enchaîna ensuite les succès, de Gondolier à Gigi
l’Amoroso, de Come prima à Il venait d’avoir 18 ans. Un sans-faute
professionnel, une série d’échecs personnels.
Belle, intelligente, passionnée, elle était faite pour aimer et être
aimée. Pourquoi sa vie sentimentale n’a-t-elle été qu’une longue
suite de déconvenues et de drames ? Elle multiplia les liaisons,
convaincue, dès qu’elle rencontrait un homme, qu’elle avait enfin
trouvé le grand amour de sa vie. Elle était fleur bleue, ma Dali !
« Celui-là, je t’assure, c’est le bon ! » m’affirmait-elle
invariablement. J’en doutais dans la plupart des cas et
malheureusement la suite démontrait que mes craintes étaient
fondées.
*
Toute sa vie, Johnny m’a appelée Marraine. Les quelques
minutes au cours desquelles je l’avais présenté aux téléspectateurs,
le 18 avril 1960, dans l’émission d’Aimée Mortimer L’École des
vedettes, marquaient symboliquement pour lui l’instant où sa carrière
avait débuté. Il y avait entre nous cette relation si particulière qui naît
d’une admiration et d’un respect mutuels entre personnes de
générations différentes. Il disait : « Quand je pense que ma marraine
a connu Elvis ! » Je songeais : « Il n’y a jamais eu, en France, de
vedette qui réunisse des foules aussi nombreuses et aussi diverses.
Il peut tout se permettre, ce Johnny. Le public lui pardonnera
toujours. » Qu’on se souvienne des cinq cent mille personnes qui
affluèrent sous la tour Eiffel pour le concert qu’il donna le 10 juin
2000 à l’occasion de ses quarante ans de carrière ! Auxquels
s’ajoutèrent les neuf millions de téléspectateurs qui suivirent
l’événement sur TF1. Un record absolu.
Fin juin 2017, malgré son état de santé déplorable, Johnny était
de retour sur scène à Bercy pour le concert des Vieilles Canailles.
Nous sommes à nouveau allés l’applaudir avec les Macron. Quand
nous l’avons retrouvé dans sa loge, il était assis sur une chaise dans
la pénombre, totalement épuisé. Il ne distinguait que ma voix et ma
silhouette. « Ma marraine ! Qui est avec toi ? — Tu ne les reconnais
pas ? C’est le Président et Brigitte ! »
*
Pendant des années, j’ai répété : « Pourvu que je parte avant
Loulou ! » J’imagine qu’il se disait la même chose de son côté. De
toute évidence, ses chances de l’emporter dépassaient de beaucoup
les miennes. Il s’en est allé, me laissant seule.
Maintenant, c’est l’amitié qui me tient debout, ce sont les amis,
les vrais. Je me souviens de l’une des premières fois où je me suis
trouvée en tête à tête avec Muriel, que je connaissais à peine.
C’était, il me semble, à Saint-Tropez, au mariage de Johnny avec
Adeline. Nous étions en voiture, j’ai pris sa main. « J’aimerais
beaucoup qu’on se revoie, lui ai-je dit.
— Vous devez connaître tant de monde, me répondit Muriel,
intimidée.
— Oui, mais de vrais amis, on en a très peu. »
C’est ainsi que Muriel entra dans ma vie pour ne plus en sortir.
Pourquoi elle ? Pourquoi ce jour-là ? Ça ne s’explique pas. Avec
Anne, sa compagne, elle vient d’acheter une maison non loin de la
mienne, dans le hameau de La Jonchère, pour être encore plus
proche de moi. Elle m’est devenue essentielle, elle comme quelques
autres, peu nombreux, sans qui je n’aurais aucune raison de vivre.
S’il n’y a pas d’amis, il n’y a pas de vie.
*
Toute ma vie j’ai essayé de vivre le plus normalement possible,
sortant mes chiens en forêt vêtue d’un jogging, saluant les gens que
je croisais et qui, me voyant pareille à eux, avaient à cœur de ne pas
se montrer indiscrets. Je n’ai jamais triché, je n’ai jamais voulu me
dissimuler pour vivre, je n’ai jamais refusé de faire une photo dans la
rue avec quelqu’un qui me le demandait sous prétexte que je n’étais
pas maquillée ou pas suffisamment bien coiffée. Je me suis montrée
au public telle que j’étais.
De la même manière, j’ai voulu rester simple dans l’exercice de
mon métier. Je me souviens d’une fête en plein air où je partageais
l’affiche avec Dalida, Mike Brant et Claude François. C’était à
Lavaur, dans le Tarn, durant un après-midi entier, devant huit mille
spectateurs, dans une ambiance extraordinaire. Chaque artiste avait
tenu à se déplacer avec sa propre sonorisation et ses propres
lumières, si bien qu’on pouvait à peine bouger sur scène tellement
l’espace était encombré de matériel. En ce qui me concerne, je me
suis contentée d’utiliser, avec son accord, le dispositif de Mike Brant,
à qui je succédais sur scène, et tout s’est très bien passé.
On était en septembre, il régnait une chaleur étouffante. Après
une heure et demie d’un show où je chantais et je dansais vingt-cinq
chansons, changeant plusieurs fois de costume entre les numéros,
j’étais en nage. Soucieuse de ne pas faire attendre la foule qui
piétinait dans la poussière pour obtenir un autographe, je me suis
rapidement essuyé la tête avec une serviette éponge et j’ai tiré mes
cheveux en arrière. Loulou a essayé de me retenir : « Ne te montre
pas comme ça, tu vas casser le rêve. » Ce à quoi je lui ai répondu :
« S’ils m’aiment quand je suis sur scène, ils m’aimeront au naturel. »
*
Mon optimisme est intact. J’ai survécu à l’AVC, je suis pleinement
remise et j’ai bien plus de projets que je ne pourrais en accomplir. En
cette fin d’année 2020, je tourne pour la télévision et le cinéma et je
songe à revenir au théâtre une dernière fois.
J’aime le contact avec le public, ce public qui me suit depuis plus
de soixante-quinze ans. Toutes les générations ont « leur » Line
Renaud. Pour les plus âgés la chanteuse, pour les plus jeunes
l’actrice ou la femme engagée dans la lutte contre le sida. Je suis
fan de mes fans. Leur fidélité incroyable, toutes les marques
d’amour que je reçois, c’est ce qui me tient et me donne envie de
continuer.
Mes affaires sont en ordre, le Fonds de dotation Line Renaud-
Loulou Gasté est sur les rails, Claude et Muriel prendront la relève.
En attendant, je souhaite vivre le plus longtemps possible et j’ai
même l’espoir de réussir ma traversée du siècle.
J’avais évoqué une partie de ma vie dans Et mes secrets aussi, je
tenais à vous raconter la suite.
À partir de maintenant, tout ce qui m’arrivera sera à ranger dans
le chapitre « bonus ».
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Merci la vie.
REMERCIEMENTS
Cahier central
Page 20 © TF1
En toute confidence
EN COLLABORATION
AVEC BERNARD STORA
Et mes secrets aussi, Robert Laffont, 2013
Une drôle d’histoire, Robert Laffont, 2017
Cette édition électronique du livre
En toute confidence de Line Renaud
a été réalisée le 11 septembre 2020 par les Éditions Denoël.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782207159910 - Numéro d’édition : 361638)
Code Sodis : U30796 - ISBN : 9782207159927.
Numéro d’édition : 361639