Line Renaud Avec Bernard Stora (En Toute Confidence)

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Line Renaud

avec Bernard Stora

En toute
confidence
récit
À la vie…
Bernard Stora, scénariste, réalisateur de cinéma et de télévision, a
tourné plusieurs films avec Line Renaud, dont Suzie Berton, qui a
marqué un tournant dans sa carrière de comédienne. C’est une fois
encore à lui que Line Renaud a choisi de confier les souvenirs
qu’elle livre aujourd’hui.
1
10 avril 2019, sept heures du matin

Chaque soir, quelle que soit l’heure à laquelle je me couche,


souvent fort tard si je rentre d’un dîner ou d’un spectacle, deux de
mes chiens m’attendent. Les élus. Ceux qui ont le droit de dormir
dans ma chambre. Pirate et Oscar.
Pirate, six ans, un cavalier king-charles.
Oscar, un an à peine, le bichon havanais dont on m’a fait la
surprise à mon dernier retour de Las Vegas pour me consoler de la
perte de Voyou et de Câline, tant aimés, tant pleurés, disparus peu
avant Noël 2018. Voyou emporté par un cancer généralisé, Câline –
qui n’avait que six ans et était en bonne forme – morte de chagrin
quatre jours plus tard. Ils avaient été élevés ensemble et ne s’étaient
jamais quittés.
Comme à la cour, sous nos rois, il y a les élus parmi les élus, les
privilégiés suprêmes. S’ils ont tous deux accès à ma chambre, un
seul, Pirate, peut dormir sur mon lit. Oscar doit se contenter d’un
panier – très confortable, qu’on se rassure – posé à terre, près de la
porte de la salle de bains. La règle est établie, il ne viendrait pas à
l’idée d’Oscar de disputer sa place à Pirate, pas plus que Pirate
n’envisagerait de la lui céder.
Je me suis toujours endormie aux petites heures du jour, à trois
ou quatre heures du matin, et j’aurais bien du mal à trouver le
sommeil sans le secours d’un somnifère. Mon métier l’a voulu.
Quand on est sur scène le soir, qu’on connaît le trac, cette affreuse
paralysie qui vous saisit avant le lever du rideau, puis l’exaltation, la
chaleur du public, le succès, les bravos, comment aller se coucher
sitôt les lumières éteintes ? Il faut décompresser, rire, faire la fête,
bavarder à n’en plus finir avec les copains. Et rentrer chez soi quand
beaucoup d’autres se lèvent pour partir au travail.
Comme bien des artistes, je fais ma nuit le matin.
Mais laissez-moi vous expliquer comment je vis à La Jonchère,
la propriété que nous avons bâtie peu à peu avec Loulou, mon mari,
sur le terrain – un maquis inextricable – acheté en 1949. C’est une
vaste demeure qui nécessite du personnel. Il y a tant à faire. Deux
couples y vivent en permanence avec moi. Marie-Annick depuis
vingt ans, avec Jacques, son mari. Jacinthe et Luis depuis neuf ans.
Marie-Annick et Jacinthe sont devenues au fil des années des
compagnes de route, pour ne pas dire des amies. Ce sont elles qui
se relaient, chaque matin, pour venir entrouvrir la porte de ma
chambre et libérer les chiens, qui, malgré toute leur bonne volonté,
ont du mal à se plier à mes horaires décalés. Peut-on leur en vouloir
s’ils ont envie, quand pointe le jour, de se dégourdir les pattes ?
Aussitôt Oscar, le plus jeune et le plus impatient, se faufile entre
leurs jambes et dévale l’escalier. Pirate, tout aussi pressé mais plus
digne, lui emboîte le pas peu après.

Ce mercredi 10 avril, c’est Jacinthe qui grimpe silencieusement


l’escalier et, à pas feutrés, vient entrouvrir la porte. Marie-Annick est
partie la veille dans le Loiret pour marier son fils. Selon son
habitude, Oscar s’échappe aussitôt et disparaît vers le rez-de-
chaussée. Pirate, lui, se fait attendre. Jacinthe l’appelle à mi-voix.
Pirate ! Pirate !… Pas de réaction. Aucun mouvement dans la pièce
plongée dans l’obscurité. Pirate ! appelle encore Jacinthe. Qu’il
prenne son temps, qu’il se conduise en chien adulte et réfléchi, c’est
tout à son honneur. Mais de là à la faire poireauter, il exagère.
Jacinthe est une personne active, elle a hâte de commencer sa
journée. Sortir les chiens, les nourrir n’est que la première des mille
tâches qu’elle accomplit quotidiennement. Ouvrant un peu plus la
porte, elle fait un pas vers l’intérieur de la pièce, décidée à presser le
mouvement. Un pinceau de lumière vient éclairer la zone du lit où se
trouve Pirate. Il la regarde fixement.
Qu’il n’ait pas bougé a été ma chance. S’il s’était hâté de sortir
comme les autres matins, Jacinthe n’aurait pas pénétré dans la
pièce et ne m’aurait pas découverte. Il m’a sauvée. C’est son
immobilité qui a alerté Jacinthe. Elle réalise alors qu’il se passe
quelque chose d’inhabituel. Jusqu’ici, son attention était entièrement
concentrée sur le chien. Il s’agissait de le faire sortir le plus
rapidement et le plus silencieusement possible pour vite refermer la
porte et me laisser dormir. Mais soudain son champ de vision
s’élargit, elle regarde le lit, je n’y suis pas. Elle regarde la porte de la
salle de bains, elle est fermée et nulle lumière ne filtre au-dessous.
Tout à coup elle perçoit un vague mouvement au sol, tandis
qu’une plainte vient rompre le silence.
« Jacinthe… Approchez… Jacinthe, aidez-moi… »
Elle se précipite.
« Aidez-moi à me relever.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Je ne sais pas. »
Et de fait, entre le moment où je suis sortie du lit et celui où je me
suis retrouvée couchée au sol, il y a un blanc, une saute, à la
manière d’un film auquel il manquerait quelques images. Je ne me
suis pas vue tomber, je n’ai pas eu le sentiment de glisser, de buter
sur un obstacle, de perdre l’équilibre. J’étais assise sur le bord du lit,
prenant appui pour me lever, et puis soudain j’étais à terre sans
savoir comment.
Je me disais : « Lève-toi ! Lève-toi donc, idiote ! Qu’est-ce que tu
fais par terre ? » Mais c’était impossible. Comme dans ces rêves
épouvantables, quand une force mystérieuse vous paralyse alors
même qu’il serait urgent de fuir. Plus je me débattais, moins j’arrivais
à un résultat. Ma jambe droite semblait irrémédiablement coincée
entre le cadre du lit et le plancher. Je ne me souviens pas d’avoir
ressenti la moindre douleur, alors même, je le comprendrai plus tard,
que mes efforts désordonnés pour dégager ma jambe
occasionnaient les fractures dont je mettrais cinq mois à guérir.

Jacinthe me garantit qu’elle m’a entendue implorer : « Maman, je


veux mourir ! » Je n’ai aucune raison de mettre en doute sa parole,
mais j’en suis surprise. Envie de mourir ? Voilà bien une idée qui ne
m’a jamais effleurée, du plus loin que je me souvienne. Envie de
vivre, encore et bien plus, oui. Crainte que le temps ne me manque,
crainte de laisser échapper, par lassitude ou inattention, des
moments rares, des expériences inédites, des rencontres
essentielles.
Quels que soient les difficultés, les chagrins, les échecs, non,
vraiment, je n’ai jamais éprouvé l’envie de mourir.
Brièvement peut-être, après la disparition de Loulou, ou lorsque
Simone, ma mère, est partie à son tour, quatre ans plus tard.
Pensée vite écartée. L’un et l’autre, de là où ils étaient, se
disputaient pour veiller sur moi. Je leur devais de vivre.
Non, si j’ai souhaité mourir ce matin-là, je ne m’en souviens pas
et j’en ignore la raison. Ou peut-être la douleur était-elle si violente,
si insupportable, qu’elle ne parvenait pas à franchir le seuil de ma
conscience et s’exprimait seulement par ces pauvres mots « Je veux
mourir » ? Comme si l’excès de souffrance annulait la souffrance.
J’étais plongée dans une sorte de stupeur. La seule question qui
me préoccupait était de savoir ce que je faisais par terre, pourquoi
j’étais tombée. Je pensais : « C’est trop fort ! Qu’est-ce qui
m’arrive ? »
Qu’est-ce qui m’arrivait ? Je l’apprendrais quelques heures plus
tard, à l’hôpital Foch où j’avais été transportée d’urgence.
Je venais de faire un accident vasculaire cérébral.
Un AVC.

*
En France en 2019, on a dénombré plus de cent quarante mille
accidents vasculaires cérébraux, soit un toutes les quatre minutes.
Comme dans la plupart des pays occidentaux, l’AVC est la première
cause de handicap physique de l’adulte et la deuxième cause de
décès.
L’AVC n’est pas une maladie moderne. Il n’y a sans doute pas
plus de victimes d’AVC à notre époque qu’il y a un siècle ou mille
ans. Mais aujourd’hui on diagnostique et on nomme, alors qu’avant,
lorsque au beau milieu d’un discours un homme politique s’effondrait
sur son pupitre, ou qu’un paysan restait soudain figé, sa faux levée,
puis s’écroulait d’un bloc au milieu des blés, on disait : il a eu une
attaque, il a fait une apoplexie, une congestion cérébrale. Et on
enterrait le malheureux sans plus se poser de questions.
Dans la majorité des cas, l’AVC provient de l’obstruction d’un
vaisseau par un caillot, réduisant l’irrigation sanguine dans une zone
cérébrale. Plus le temps pendant lequel le cerveau est mal irrigué se
prolonge, plus les conséquences risquent d’être graves, depuis le
décès dans environ un tiers des cas jusqu’à l’absence totale de
séquelles dans l’hypothèse la plus favorable, en passant par des
atteintes plus ou moins profondes et plus ou moins temporaires.
Ne croyez pas que je fasse ma maligne en étalant mon peu de
science, mais vous comprendrez que je me sois intéressée au sujet.
M’étonnant au passage que nous soyons si peu informés sur une
menace qui nous concerne tous, nous et nos proches.
La rapidité d’intervention joue un rôle essentiel pour limiter les
conséquences d’un AVC. Chaque seconde compte. Or il arrive
souvent que les témoins immédiats, parents, collègues, passants, ne
se rendent pas compte que la personne qui vient de perdre
connaissance sous leurs yeux et recouvre ses esprits peu après
vient en réalité d’être victime d’un AVC. On dit : il a fait un malaise, il
a eu un étourdissement, c’est la chaleur, c’est le froid, c’est la chute
elle-même, etc. Un verre d’eau, quelques tapes dans le dos, des
paroles de réconfort, « Vous nous avez fait peur », « Allez, c’est rien,
vous avez eu de la chance », et les minutes tombent pendant
lesquelles le cerveau est mal irrigué, aggravant inexorablement les
conséquences de l’accident cérébral.
Il existe pourtant quelques tests simples qui permettent, sans
connaissances médicales particulières, de repérer les premiers
symptômes. Par exemple : demander à la personne de sourire, de
lever les deux bras ou de répéter une phrase après vous. Si elle n’y
parvient pas, il faut appeler sans hésiter un service de secours.
Une douleur dans la poitrine, un mal de tête brutal ou une perte
de vision doivent également vous alerter.
Les pompiers, le SAMU ne vous feront jamais le reproche de les
avoir dérangés pour rien.

*
Jacinthe ne m’a pas demandé de sourire, ni de tendre les bras
paumes vers le ciel, elle ne m’a pas demandé si je me souvenais de
mon nom ni si j’étais capable de répéter une phrase simple. Elle a
compris d’instinct ce qui était l’essentiel : ne pas perdre une
seconde. Elle s’est ruée sur le téléphone et a appelé les pompiers.
Puis elle a entrepris de délivrer ma jambe emprisonnée sous le
sommier. J’étais toujours étendue au sol, il n’était pas question de
pouvoir me relever. En me soulevant à demi, je pouvais entrevoir
mon pied droit, et ma cheville qui paraissait avoir beaucoup enflé.
Mais, bizarrement, je n’éprouvais toujours aucune douleur et je ne
me sentais pas trop mal. Par contre, j’avais la bouche sèche, et cette
sensation ne diminuait pas malgré les quelques gorgées d’eau que
me donnait Jacinthe.
Les pompiers sont arrivés. Ils ont placé tout un tas d’appareils
autour de moi, ont procédé aux premiers examens, m’ont posé des
questions pour tester ma mémoire. C’étaient deux garçons qui
paraissaient tout jeunes, presque des enfants. Loin de les vieillir, leur
uniforme les rajeunissait encore, comme s’ils s’étaient déguisés par
jeu. À mon avis, ni l’un ni l’autre n’avaient jamais dû m’entendre
chanter la Cabane au Canada ou Ma petite folie. Mais la Line Renaud
de la lutte contre le sida ou des Ch’tis leur parlait. Ils m’avaient
reconnue, je le voyais à leurs regards surpris.
Ils s’exprimaient à voix basse, lentement, en articulant
soigneusement chaque syllabe. On avait dû leur apprendre ça, au
cours de leur formation. Ne pas paraître alarmé quel que soit l’état
du patient. Ne pas cesser de parler, pour que la victime reste
consciente. Et je leur ai répondu, en effet. Nous avons discuté
tranquillement, comme si de rien n’était, comme si je n’étais pas
étendue par terre de tout mon long, avec ma cheville qui avait
doublé de volume et cette interrogation qui m’obsédait : que m’est-il
arrivé ?
Ensuite ils ont été rejoints par des camarades, on m’a placée sur
un brancard avec d’infinies précautions, puis descendue et installée
dans l’ambulance qui stationnait dans la cour. Après quoi nous
avons pris la route de l’hôpital Foch à Suresnes. Pendant tout le
trajet, nous avons continué à bavarder. De quoi, je ne me souviens
plus très bien. De leur métier, peut-être, ou bien je leur ai demandé
leur âge, je me suis renseignée sur leur parcours, est-ce qu’ils
étaient mariés, des choses de ce genre. J’ai toujours été curieuse
des autres, et lorsque je suis en compagnie, je n’aime pas le silence.
Peut-être un effet des maximes de Loulou, qui professait qu’on ne
devait jamais laisser s’installer un temps mort dans une
conversation. Il est vrai qu’il parlait du rôle de la maîtresse de
maison soucieuse de ses invités et non du comportement à observer
dans une ambulance qui vous transporte à l’hôpital toutes sirènes
hurlantes.
Suresnes n’est pas loin de Rueil, nous avons rapidement fait la
route. L’ambulance s’est arrêtée devant l’entrée des urgences et, à
partir de ce moment, j’ai brutalement perdu la mémoire de ce qui
s’est passé.

*
Lorsque j’ai repris conscience quelques heures plus tard, les
premiers visages que j’ai aperçus, penchés sur moi, étaient ceux de
Claude et de Muriel, qui guettaient mon réveil.
Claude Chirac et Muriel Robin, mes filles de cœur, accourues au
premier appel de Jacinthe.
« Line, vous avez fait un tout petit AVC, m’a annoncé Claude, de
sa voix douce et posée. Vous avez eu beaucoup de chance. »
Un tout petit AVC… Elle se voulait rassurante et, dans sa bouche,
le terrible choc qui aurait pu m’emporter prenait les dimensions
d’une appendicite.
« C’est un signe de votre maman. “Line, tu en fais trop” », a-t-elle
ajouté.
Je l’ai fixée sans comprendre.
« C’est bien ce que vous disait votre maman, n’est-ce pas ? »
Brusquement, j’ai saisi. Bien sûr, Claude avait raison ! Maman
avait voulu me donner une bonne leçon en m’envoyant ce tout petit
AVC. J’en avais trop fait, j’étais allée jusqu’à la limite de mes forces.
D’ailleurs moi-même, quelques jours plus tôt, alors que
l’enregistrement de la soirée du Sidaction venait de prendre fin,
rentrant à La Jonchère brisée de fatigue, n’avais-je pas dit à Marie-
Annick : « Ça ne peut plus durer. Il faut que je me calme. Il est temps
que je réalise que je vais avoir quatre-vingt-onze ans. »
Mais si cet accident n’avait pas mis un coup d’arrêt brutal à la
cavalcade effrénée qu’était ma vie, que serait-il advenu de mes
bonnes résolutions ?

Arrivée à ce point de mon récit, je comprends la stupéfaction de


ceux d’entre vous qui, par la presse ou la télévision, ont appris en
son temps la nouvelle de mon accident.
Un AVC ? Mais de quoi Line nous parle-t-elle ?
Certains journaux, il est vrai, avaient évoqué à l’époque un
possible accident vasculaire cérébral. Mais la rumeur avait été
aussitôt démentie. Nicole Sonneville, mon amie très chère et mon
attachée de presse, avait délivré la version officielle : j’avais fait une
chute dans mon jardin en jouant avec mes chiens. Conséquence,
une mauvaise fracture de la cheville et plusieurs mois
d’hospitalisation forcée. Version confirmée et authentifiée par moi
depuis, à de nombreuses reprises.
Je plaide coupable.
Avec circonstances atténuantes.
Et avant toute chose, je présente mes excuses sincères, à mon
public d’abord, de qui j’ai reçu à cette occasion tant et tant de
marques d’affection, et ensuite à Nicole, qui, selon mes instructions
et pour me protéger, a défendu une présentation des faits qu’elle
savait inexacte. Je sais à quel point ce fut difficile pour elle de mentir
à la presse et je lui suis reconnaissante d’y avoir consenti pour moi.
À mes amis enfin, Claude, Muriel, Dominique Besnehard et bien
d’autres, qui ont respecté ma volonté de déguiser la réalité, quoi
qu’ils puissent en penser.
Mais des excuses ne suffisent pas. Je dois m’en expliquer.

*
En septembre 1945, à peine arrivée à Paris, j’ai rencontré un
homme et j’en suis tombée amoureuse. J’avais dix-sept ans, lui
trente-sept. Il s’appelait Loulou Gasté. Avant d’être mon amant, puis
mon mari, il était mon idole, celui dont chez moi, dans le Nord,
j’écoutais avec ravissement les chansons à la radio.
Nous avons vécu cinquante ans ensemble. Il m’a tout appris, de
la vie et de mon métier. Aujourd’hui encore, vingt-cinq ans après sa
disparition, il n’est pas une décision que je prenne sans que je
m’interroge : « Qu’aurait dit Loulou ? Qu’aurait fait Loulou ? » Il reste
ma boussole, mon conseiller, mon guide. Je ne suis pas toujours de
son avis, parfois je n’en fais qu’à ma tête. Pourtant, certains
principes qu’il m’a inculqués m’ont si profondément structurée qu’ils
déterminent sans que je le veuille, de façon quasi automatique, mon
comportement.
Par exemple, j’ai vécu toute ma vie avec une hantise : « Qu’est-
ce que je vais faire après ? » Pour un artiste, chanteur, comédien,
dont la survie est soumise à l’incertitude des contrats, à peine a-t-on
entamé une tournée, un film, un spectacle, qu’il faut penser au
suivant. Le présent est déjà du passé.
Aujourd’hui, à mon âge, n’ayant plus de gros soucis matériels –
sauf si je suis encore vivante à cent vingt ans –, je pourrais
envisager mon avenir professionnel avec un certain détachement.
Eh bien, non. La nuit, moment propice à toutes les angoisses, je
récapitule mes projets, je les classe, les plus certains, les plus
fragiles, ceux auxquels je tiens, ceux que j’accepterais faute de
mieux. Je m’embrouille, je compte sur mes doigts, je ressasse et
m’affole s’il m’en manque un. C’est un peu ridicule, j’en conviens,
mais j’ai été façonnée ainsi.
À tel point que Loulou lui-même, bien qu’il soit en partie
responsable de cette obsession, avait fini par s’en inquiéter. Il me
disait : « Détends-toi, ça va venir, on va trouver… » Mais rien n’y
faisait. J’étais si inquiète du lendemain que lorsque Flammarion m’a
demandé d’écrire un livre, mon premier, je l’ai intitulé Bonsoir mes
souvenirs, comme si ma carrière était achevée. J’avais trente-cinq
ans, bien peu de souvenirs et un bel avenir devant moi.

Deuxième principe, intangible selon Loulou et comme tel greffé


dans mes gènes : « Un artiste n’a pas le droit d’être malade. » Les
artistes, selon lui, étaient au-dessus de la maladie. Le public n’avait
pas à connaître les petits ou les gros bobos dont ils souffraient. Rien
ne devait altérer leur image.
Et il est certain, je l’ai maintes fois expérimenté, qu’on parvient à
chanter ou à jouer la comédie dans des états incroyables, comme si
la scène ou le plateau permettaient d’effacer magiquement douleurs
et afflictions.
Je me souviens d’un soir, au Casino de Paris, pendant les
représentations de Désirs de Paris. Il y avait un tableau où je dansais
en chantant Hurrah Nevada dans un décor de saloon. On entrait et on
sortait par une porte à battants style western. Dans mes allées et
venues, je ne sais comment, l’un des battants s’est refermé sur mes
doigts, me pinçant cruellement. Je n’ai pas ressenti la moindre
douleur, j’ai continué à danser et à chanter avec le même entrain,
accompagnée par mes banjoïstes, mais soudain j’ai vu mon gant
blanc se teinter de rouge. Je saignais sans doute abondamment, car
le gant s’imbibait à vue d’œil, comme une éponge trempée dans un
bac de teinture. Le numéro se termine, je regagne ma loge,
Jacqueline, mon habilleuse, retire le gant avec précaution. L’ongle
vient avec, j’éprouve une douleur atroce, Michel, le coiffeur, tombe
dans les pommes. Mais la voix du régisseur grésille dans le haut-
parleur : « Line, en scène dans une minute ! » Vite, je passe le
costume du tableau suivant, cours sur le plateau et prends ma place
parmi mes boys. Le rideau se lève, la douleur a disparu, comme si
j’étais sous anesthésie. Je m’élance dans la lumière des projecteurs,
ressuscitée. J’attendrai la fin du spectacle pour être conduite à
l’hôpital.

Une seule fois, j’ai contrevenu à la règle édictée par Loulou.


C’était à Roanne, pendant la longue tournée du Line Renaud Las Vegas
Show. J’avais attrapé froid dans l’autobus qui nous transportait d’une
ville à l’autre. Extinction de voix, le nez qui coule, les yeux qui
pleurent, impossible de me maquiller. Je dis à Loulou : « Écoute, je
ne peux pas chanter dans ces conditions, il faut annuler le
spectacle. »
Pour nous c’était un drame. Il y avait six mille spectateurs,
parfois venus de loin, qui m’attendaient sous le chapiteau dressé
pour l’occasion, c’était un crève-cœur de les décevoir.
Cette tournée, ma première en France après la longue
parenthèse américaine, suscitait un formidable engouement. Je me
produisais dans des stades, des gymnases, sous des halles
gigantesques. C’étaient de vraies fêtes populaires, je retrouvais
l’atmosphère de mon enfance, ces ducasses où les gens qui trimaient
dur venaient, une fois dans l’année, se payer un peu de bon temps.
J’ai réfléchi, hésité, puis finalement la raison l’a emporté : je
n’étais pas en capacité de chanter. Mais je tenais à expliquer moi-
même la situation au public. À entendre ma voix, il comprendrait tout
de suite. « Non, me dit Loulou, on va faire une annonce. Les gens
ne doivent pas te voir dans cet état ! »
Malgré son insistance, je suis venue sur scène et je me suis
adressée aux spectateurs. Presque aphone, j’ai réussi à dire que, si
je chantais malgré tout, j’offrirais un bien piteux spectacle. Que, pour
mon retour sur scène, ce serait vraiment dommage de gâcher nos
retrouvailles et que je préférais revenir à Roanne dans quelques
mois et offrir à ceux qui s’étaient déplacés pour rien un grand
concert gratuit. On m’applaudit, je crus avoir gagné la partie et
rentrai me mettre au chaud la conscience en paix.
« Le public ne te le pardonnera pas », prédit Loulou d’une voix
lugubre. Je haussai les épaules.
Pourtant c’est lui qui avait raison. À l’automne suivant, je revins à
Roanne pour tenir ma promesse. Gratuit ou pas, le concert fit un
bide. La salle était à moitié vide, l’ambiance morne. Le public ne
m’avait pas pardonné. J’étais Line Renaud, je n’avais pas le droit
d’être malade comme tout le monde.

*
Qu’on le croie ou non, passé le premier choc, à peine quelques
heures après mon hospitalisation à Suresnes, ma première
préoccupation fut de savoir si je pourrais travailler à nouveau. Si j’en
serais capable physiquement et intellectuellement, si ma mémoire,
indispensable outil, ne serait pas affectée. De ce côté, les examens
étaient rassurants. Une certaine gêne dans le bras droit, mais pas
de paralysie faciale. Une élocution satisfaisante. Une capacité de
réflexion et de raisonnement apparemment intacte.
Mais oserait-on à nouveau me confier un rôle ? Je voyais d’ici les
mines apitoyées des décideurs, ainsi qu’on nomme aujourd’hui ceux
qui tiennent les artistes en leur pouvoir. « Line a eu un AVC, elle est
très diminuée… En apparence ça va, mais si on l’observe un peu…
Et puis n’oublions pas qu’elle va avoir quatre-vingt-onze ans. À son
âge, ça ne pardonne pas… »
Immobilisée par une double fracture de la cheville, bloquée sur
un lit d’hôpital, réduite à l’inaction, n’ayant rien d’autre à faire que de
contempler le plafond et de ruminer des journées entières, on a vite
fait de voir la vie en noir. De quelque façon que je retourne le
problème, j’arrivais à la même conclusion. Avec l’étiquette Victime
d’un AVC collée sur le front, j’étais fichue. Autant mettre un terme
définitif à ma carrière.
Très vite, l’idée s’est imposée : il fallait à tout prix éviter que la
nouvelle se répande. Prévenir les fuites, colmater les brèches, aller
au-devant des questions des journalistes. Faute de pouvoir
dissimuler mon hospitalisation, donner une version rassurante des
faits : j’avais été victime d’un stupide accident, je m’étais fracturé la
cheville en tombant, etc. Fâcheux mais parfaitement banal.

Pourquoi dire aujourd’hui ce que j’ai caché hier ?


Sans doute parce que, les mois passant, emportant le souvenir
des rudes épreuves que j’ai traversées, je suis pleinement rassurée
sur mon état de santé. Parce que j’ai repris le chemin des plateaux,
que les projets m’arrivent nombreux, que la confiance est revenue,
que je mesure à leur juste valeur l’affection et la bienveillance à mon
égard du public et des gens du métier, producteurs, auteurs,
réalisateurs, camarades comédiennes et comédiens.
Et quitte à vivre une expérience douloureuse, autant qu’elle
profite, modestement, à tous ceux qui sont victimes, chaque jour,
d’un AVC et se demandent comment va se poursuivre leur vie.
2
Line, tu en fais trop

J’ai eu quatre-vingt-dix ans le 2 juillet 2018.


On reproche aux journalistes de manquer parfois d’imagination
mais, en cette occasion, que pouvaient-ils me poser comme
question hormis le sempiternel : « Line, quel effet ça vous fait d’avoir
quatre-vingt-dix ans ? »
Quel effet ? À vrai dire aucun.
Je n’ai jamais tenu compte de mon âge, ni pour dire je suis trop
jeune, ni pour penser je suis trop âgée. À seize ans, dans les
derniers mois de la guerre, je signai mon premier contrat et
commençai à chanter à Radio Lille ainsi que dans les grandes
brasseries de la ville, au Strasbourg, au Bellevue. Je n’étais déjà
plus Jacqueline Ente, j’étais devenue Jacqueline Ray, mon nom de
scène. Un an plus tard, je passai une audition aux Folies-Belleville à
Paris et décrochai un contrat pour trois soirs. C’est à ce moment que
je rencontrai Loulou, qui me rebaptisa peu après Line Renaud. À dix-
huit ans, j’enregistrai Ma cabane au Canada. La chanson rencontra un
immense succès. Ma carrière était lancée.
Soixante-dix années s’étaient écoulées depuis. Je travaillais
toujours autant sinon plus. Mes agendas étaient gribouillés dans
tous les sens, surchargés, page après page, jour après jour, heure
après heure, de rajouts et de post-it. Avec la meilleure volonté, on ne
serait pas parvenu à y trouver le moindre instant de répit. L’année
2018 n’en était encore qu’à la moitié et j’avais déjà tourné un
téléfilm, Meurtres à Brides-les-Bains, j’avais participé à un épisode de
l’excellente série Dix pour cent de Dominique Besnehard et au film de
Ladislas Chollat, Let’s Dance. Aux côtés de Dany Boon, j’avais assuré
la promotion, particulièrement dans le Nord, de La Ch’tite Famille,
tourné l’été précédent. Enfin, j’avais enregistré pour France 2 le
show Bon anniversaire Line diffusé le 3 juillet.
Activités auxquelles il convenait d’ajouter une liste
impressionnante de déjeuners, de dîners, de fêtes, de cérémonies et
d’inaugurations, de jurys que j’avais présidés, de prix que j’avais
remis ou reçus. Activités mondaines futiles et superflues ? On
pourrait le croire. Mais chacune d’entre elles représentait un
engagement tenu, une fidélité assumée, un témoignage d’amitié
renouvelé.
Ainsi de mon action, extrêmement prenante, au sein de
Sidaction. La disparition de Pierre Bergé, au mois de septembre
précédent, avait laissé un vide immense. Je parlerai plus loin de
l’homme qu’il était. Peu avant sa mort, à l’issue d’un conseil
d’administration, Pierre m’avait prise à part et confié qu’il se savait
condamné. Sa myopathie avait atteint un stade avancé. Depuis
quelque temps déjà, il ne se déplaçait qu’en fauteuil roulant. Je lui
dis alors : « Pierre, sans vous, je ne me vois pas continuer
Sidaction. » Il me fit promettre de poursuivre aussi longtemps que je
m’en sentirais capable.
Je ne me contrains pas, je ne m’impose pas de corvées. C’est
sans doute ma force et ce qui explique que j’ai participé à tant
d’aventures exaltantes, fréquenté tant de milieux différents, du plus
humble au plus favorisé, rencontré tant de gens extraordinaires. Nul
calcul, nul plan de carrière, nulle stratégie alambiquée. J’écoute mon
instinct et, lorsque je promets, j’y vais à fond.

Quatre-vingt-dix ans, pour moi, ce n’était rien qu’un an de plus.


Un an de bonheur en plus. Voilà ce que j’ai répondu de bonne foi
aux journalistes qui m’interrogeaient.
Moi qui crois aux présages, qui suis attentive aux signes, les
bons et les mauvais, comment ne me suis-je pas aperçue que je
provoquais le destin ?
Je m’étais persuadée que le cap symbolique des quatre-vingt-dix
ans n’aurait aucun effet sur moi. Pourquoi serais-je différente le
2 juillet au matin du 1er au soir ? Mais les symboles ont des pouvoirs
insoupçonnés. Sans doute à mon insu étais-je hantée par cette
échéance. Crainte de n’être plus sollicitée, crainte que brusquement
tout s’arrête, qu’on m’oublie, que les lumières s’éteignent à jamais.
Pour lutter contre l’angoisse qui me gagnait insidieusement, je
m’étourdissais de travail, je multipliais les activités, je les
superposais, je ne laissais pas le moindre interstice entre deux
occupations. Et lorsque par hasard je courais le risque de me
retrouver en tête à tête avec moi-même, je comblais le vide en
téléphonant. J’étais devenue addict au portable. « Madame, se
plaignait Marie-Annick, lâchez un peu votre portable ! C’est pas bon
pour vous, ça… »
La machine s’était emballée. J’en faisais trop.

*
Rembobiner sa vie, juger du passé en fonction de ce qu’on a
vécu plus tard, est un exercice trompeur. Si j’avais su…
Heureusement, je ne savais pas. J’en faisais trop sans doute, mais
est-il une seule chose que je doive regretter en ce début d’été, si
plein d’amitié et d’événements joyeux, où j’ai fêté mes quatre-vingt-
dix ans ?
Depuis plusieurs mois, avec l’aide de Nicole Sonneville, je
préparais l’événement. J’avais dit pas de fête colossale, les intimes,
les proches. Nous avions fait liste sur liste, compté et recompté. Les
indispensables, ceux dont je n’aurais pas pu envisager de me
passer ce jour-là, étaient tout de même plus de deux cents. Où les
réunir ? À La Jonchère ? S’il faisait beau, pas de problème, mais en
cas d’intempéries la maison serait trop petite pour abriter tout le
monde. Et puis trop attendu. Il fallait quelque chose de spécial,
quelque chose qui marque.
Nous nous sommes mises en quête d’un lieu. Ce genre
d’espaces dédiés aux réceptions est souvent anonyme, bêtement
solennel, un peu lugubre. Finalement notre choix se fixa sur une
péniche amarrée sur la Seine, face à la tour Eiffel. C’était à la fois
simple – aussi bien aménagée soit-elle, une péniche reste un lieu
épuré et fonctionnel – et grandiose, car la perspective des quais, à
cet endroit de Paris, est absolument sublime.
Pour ce bateau nouvellement construit, cette fête marquerait la
première croisière sur la Seine. Son baptême en même temps que
mon anniversaire.

Les premiers invités arrivèrent vers vingt heures. J’avais un peu


le trac. On servit l’apéritif sur le pont, il faisait une température
idéale, le soleil couchant dorait la tour Eiffel et la perspective du
fleuve, les bruits de la ville, qui pourtant nous environnait, nous
parvenaient assourdis, le temps était comme suspendu. C’était
magique. Je ressentis profondément, à cet instant, la chance que
j’avais d’être parvenue à mon âge et d’avoir mené une vie aussi
extraordinaire.
D’organisatrice inquiète du bon déroulement de la soirée, je
devins, apaisée, celle qu’on fêtait et qu’on entourait d’affection.

Je ne peux citer tous ceux qui, ce soir-là, me firent l’amitié de


leur présence. Anne Hidalgo, la maire de la capitale, prononça
quelques mots et me remit la médaille Grand Vermeil de la Ville de
Paris. Venu spécialement de Las Vegas avec son épouse, Peggy,
Gary Selesner, le patron des hôtels-casinos Caesars Palace et Paris
Hotel, avait apporté dans ses bagages une proclamation signée de
Carolyn Goodman, la maire de Las Vegas, qui instituait le 2 juillet
comme le Line Renaud Day dans cette ville si chère à mon cœur.
Arrivée un peu plus tard, Brigitte Macron me transmit les vœux du
Président. Qu’elle soit là me touchait particulièrement.
J’adore cette femme. Notre amitié, bien que récente, est très
forte. Je l’ai rencontrée pour la première fois au cours d’un dîner,
alors que son mari était ministre de l’Économie dans le
gouvernement de Manuel Valls. On nous avait assises l’une à côté
de l’autre. Tout de suite, elle m’a tutoyée, comme l’avait fait Jacques
Chirac au Palais des Congrès, en 1975, alors que nous venions à
peine de faire connaissance. Entre la professeure de lettres
classiques et l’ancienne meneuse de revue, la conversation aurait
pu languir. Bien au contraire, nous avons bavardé toute la soirée,
riant beaucoup, échangeant des confidences, comparant nos
parcours, si différents et qui pourtant, sur bien des points, se
rejoignaient. Même ténacité, même optimisme, et surtout même
souci des autres, même respect des différences. Drôle, intelligente,
simple, c’est ainsi qu’elle m’apparut et ainsi qu’elle demeure à mes
yeux, et bien plus encore, aujourd’hui que je la connais mieux.
Notre long aparté, au cours de ce dîner, ne m’empêcha pas
d’observer son époux, Emmanuel Macron, qui paraissait si brillant,
qui faisait preuve d’une telle maîtrise des dossiers les plus
complexes et manifestait tant d’autorité lorsqu’il détaillait ses
propositions. Il fascinait son auditoire et je voyais dans son regard la
jubilation – que j’avais bien connue chez d’autres – de ceux qui
aiment le pouvoir, se savent capables de l’exercer et ne doutent pas
d’y accéder un jour. Si bien qu’à la fin de la soirée, au moment de le
saluer, je m’entendis lui dire, en lui serrant la main : « Vous serez
notre prochain président. » Intuition soudaine, irréfléchie, prédiction
de voyante plus que d’analyste politique. Et de fait, quelques mois
plus tard, Emmanuel Macron était élu par les Français président de
la République.
Qu’a-t-il fait de ce pouvoir conquis avec panache ? Chacun peut
en penser ce qu’il veut et j’ai trop de respect pour mon public, je suis
trop consciente de sa diversité pour lui assener mes opinions. Puis-
je dire que je lui conserve ma confiance et souhaite qu’il réussisse ?

*
Est-ce l’effet de l’âge ? Tant de choses me reviennent à l’esprit
que j’ai peur de manquer de temps pour les dire toutes. Comme à
mon habitude, je fais des listes dans les marges de mon agenda : Ne
pas oublier de raconter ci ou ça, ai-je parlé d’untel ou d’unetelle ? Une
idée en appelle une autre, dans le plus grand désordre. Si je passe
un peu brusquement d’un sujet à l’autre, c’est de crainte d’oublier.
Ainsi, j’ai omis de dire que j’avais prévenu tout le monde que je
ne voulais pas de cadeau pour mon anniversaire. En revanche, ceux
qui le souhaitaient pourraient faire un don au fonds de dotation pour
la recherche médicale que je venais de créer.

Il vient un temps, dans la vie, où l’on pense à l’après. L’après-


vous. Que se passera-t-il lorsque vous disparaîtrez ? Pour la plupart
des gens, l’après n’est pas vraiment une rupture. Un conjoint, des
enfants, toute une parenté vous survivra. Mais pour moi qui suis
veuve, qui n’ai pas eu d’enfants, pas de frère, pas de sœur, pas de
nièce ou de neveu ? Où iront mes biens, c’est-à-dire principalement
La Jonchère ? Pour l’entretenir, pour la maintenir en ordre de
marche, j’y ai investi l’essentiel de mes revenus. Je n’en ai aucun
regret. Cette maison a été mon port d’attache, l’élément de stabilité
qui m’a tenue d’aplomb dans les périodes les plus agitées de ma vie.
Parfois des amis surmenés vous avouent : « Je ne sais plus où
j’habite ! » Moi j’ai toujours su.
Mais que deviendra La Jonchère lorsque je ne serai plus là ?
Pour le dire clairement, qui va en hériter, à qui profitera-t-elle ? J’ai
bien pensé la léguer à mes filles de cœur, Claude et Muriel, mais ce
serait un cadeau empoisonné. Trop de charges, trop de frais, trop de
soucis. Ces propriétés immenses sont d’un autre temps.

C’est pourquoi j’ai décidé de créer ce fonds de dotation pour la


recherche médicale, que j’ai baptisé Fonds Line Renaud-Loulou Gasté.
Nous avons, Loulou et moi, bâti La Jonchère ensemble et nous y
avons été heureux pendant cinquante ans. Depuis son départ, je n’ai
cessé de l’agrandir et de l’embellir. S’il voyait la propriété
aujourd’hui, je doute qu’il la reconnaîtrait. Mais elle reste notre
maison à tous deux et il me semble juste que l’institution qui en
héritera porte nos deux noms. Qu’elle décide de vendre, de louer ou
toute autre solution, le produit alimentera le fonds chargé de
récompenser chaque année une avancée scientifique majeure, tous
domaines confondus, cancérologie, cardiologie, immunologie,
neurologie.
Selon les statuts, ce prix doit revenir à une personnalité
scientifique travaillant en France dans un laboratoire de recherche
publique. Il s’accompagne d’une dotation financière au chercheur
désigné et à son équipe.

J’ai toujours éprouvé beaucoup de curiosité pour la science et


une admiration sans limites pour les chercheurs. Nous, les artistes,
sommes des passeurs d’émotion. Eux, ce sont des passeurs de vie.
Cette fascination, de vague et confuse qu’elle était, se concrétisa
avec mon engagement dans la lutte contre le sida, au début des
années 1980. De ce moment date ma rencontre avec Françoise
Barré-Sinoussi, futur prix Nobel de médecine pour l’identification, à
l’Institut Pasteur, du rétrovirus responsable du sida. Je fus séduite
par la générosité, l’ouverture d’esprit, l’intégrité morale de cette
femme remarquable. Une relation d’amitié se noua spontanément.
Nous avons appris à travailler ensemble, chacune à sa place, et
cette relation perdure quarante ans plus tard.
Par son intermédiaire, j’ai mieux compris ce qu’était le travail des
chercheurs, tout en prenant conscience de leurs difficultés. Alors
qu’ils devraient être soutenus, aidés, encouragés, ils sont trop
souvent en but à la méfiance, aux tracasseries administratives,
contraints par une obligation de résultats dans un domaine où
l’échec, loin d’être honteux, n’est souvent qu’une étape dans un
processus de longue haleine. Mais c’est la pénurie qui reste leur
principal souci. Paiements différés, crédits amputés, programmes
brutalement interrompus : la vie des chercheurs est empoisonnée
par la quête incessante de financement.
En créant le Fonds de dotation Line Renaud-Loulou Gasté, j’ai
voulu, à la mesure de mes moyens, contribuer à aider ces gens
remarquables – applaudis, encensés lorsque survient une crise,
oubliés et maltraités le reste du temps.
Résumé ainsi, ça paraît simple. C’est pourtant le résultat
d’années de réflexion et d’hésitations. Heureusement Pierre Bergé,
qui disposait d’une longue expérience en la matière, m’a longuement
expliqué les différentes solutions qui s’offraient à moi et m’a conseillé
celle qui lui paraissait la plus simple et la mieux adaptée. Je n’ai pas
regretté d’avoir suivi ses conseils.
Quel soulagement quand tous les documents ont été signés ! Le
Fonds avait dorénavant une existence légale, il s’agissait d’attribuer
le prix pour la première fois. Car il n’était pas question d’attendre que
j’aie débarrassé le plancher pour venir en aide à une équipe
scientifique qui, peut-être, était sur le point de jeter l’éponge faute de
reconnaissance et de moyens.

Il était prévu que l’identification du lauréat serait confiée à la


Fondation pour la recherche médicale. Je m’étais entretenue
longuement avec Pierre Joly, qui en fut le président. Lorsqu’il me dit :
« Line, maintenant il faut que vous alliez exposer votre projet devant
le conseil scientifique de la Fondation », moi qui n’avais pas été
autrement impressionnée lorsque j’avais pris la parole à l’ONU, en
2017, je fus très intimidée à l’idée de m’adresser à d’éminentes
personnalités du monde médical. Lorsque j’arrivai rue de Varenne,
j’étais dans mes petits souliers. On m’introduisit dans la pièce où
siégeait le conseil scientifique, trente-deux membres assis autour
d’une table qui me parut immense. Je n’ai pas compté mais, sans
pouvoir assurer que la parité était intégralement respectée, je
remarquai beaucoup de visages féminins. « Mme Line Renaud veut
vous dire quelque mots », annonça Pierre Joly. Je me lançai. Qu’ai-
je pu leur raconter ? Je serais bien en peine de m’en souvenir. Un
quart d’heure plus tard, encore sous le coup de l’émotion, j’étais
dans le hall avec Pierre Joly.
« J’ai parlé devant tous ces grands professeurs ?
— Il n’y en a pas de plus grands en France.
— Mais comment ai-je osé ? Je n’ai pas dit trop de bêtises ? »
Pierre me regarda en souriant.
« C’était pas mal du tout. »

*
La première cérémonie de remise de prix était initialement fixée
au 1er juillet 2019. Lorsque, après un court passage en neurologie à
l’hôpital Foch, je fus transférée à l’hôpital Stell de Rueil-Malmaison,
j’étais bien loin de me douter que j’y resterais trois mois. Car si les
suites de l’AVC se révélèrent minimes, ma cheville brisée
m’immobilisait totalement et nécessitait une assistance constante.
Du fait de l’AVC, j’avais été placée sous anticoagulant, ce qui
interdisait toute intervention chirurgicale. Impossible de pratiquer une
ostéosynthèse pour consolider l’os grâce à des plaques, des vis ou
des broches. Les médecins remirent en place ma cheville du mieux
qu’ils purent et emprisonnèrent ma jambe dans un plâtre. Seul le
temps permettrait aux os de se ressouder. On se doute qu’à mon
âge la calcification est hasardeuse. Deux mois minimum, m’avait-on
dit. Mon tempérament me poussa à traduire « deux mois minimum »
par « deux mois au pire ». Les médecins, pensais-je, m’annonçaient
l’hypothèse la moins favorable pour m’éviter une déception. Tout au
contraire, le délai ne cessa d’augmenter. À la mi-juin, je dus me
rendre à l’évidence : jamais je ne serais en état de remettre le prix le
1er juillet, sauf à accepter d’apparaître en fauteuil roulant. Cela, je le
refusais absolument. Loulou ne l’aurait pas permis. Un artiste n’a
pas le droit de se montrer diminué.
Je fixai une nouvelle date courant septembre. Mais une fois
encore j’avais vu trop juste. Je réintégrai La Jonchère à la mi-juillet
et, même si j’étais soulagée d’être enfin chez moi, le passage du
cocon hospitalier à mon environnement familier me fit comprendre à
quel point j’étais loin d’être capable de me débrouiller seule. La
rééducation prendrait du temps. Il fallut repousser à nouveau la
remise du prix.

C’est finalement le 25 octobre seulement qu’on put enfin


organiser la cérémonie inaugurale du fonds de dotation. Jusqu’au
dernier moment, je vécus dans la crainte de devoir déclarer forfait.
Je m’habillai, je me maquillai pour la circonstance, j’avais le
sentiment de me préparer à jouer un rôle. Et, par chance, le miracle
se produisit, celui qui fait qu’à l’instant d’entrer en scène un acteur
est porté par une force qui lui fait soudain oublier souffrances et
chagrins. Le seul vrai problème que je rencontrai fut qu’une fois
debout, et bien qu’un peu vacillante, il n’était pas question que je me
rassoie… de crainte de ne plus pouvoir me relever. Mais bien
entendu, chacun, croyant bien faire, se relayait pour me proposer
une chaise. « Ne restez pas debout, Line ! » Je parvins non sans
mal à éluder l’empressement des uns et des autres.
Brigitte Macron ainsi que la ministre des Solidarités et de la
Santé Agnès Buzyn honorèrent la cérémonie de leur présence. La
salle était joliment parée du visuel créé pour le Fonds par le duo de
graphistes Olivier Kuntzel et Florence Deygas. Ma rencontre avec
eux tient du complet hasard. J’avais remarqué leur travail pour la
publicité de La Petite Robe noire, l’eau de parfum de Guerlain, et je me
disais, tiens, il faudrait que j’aie des gens comme ça pour mon logo.
À l’occasion du tournage d’Huguette, en novembre 2018, nous nous
trouvions dans un appartement derrière la butte Montmartre. Entre
les prises de vues, l’équipe allait prendre l’air ou fumer une cigarette
dans la cour. J’avisai la vitrine d’une agence de graphisme. Je
poussai la porte. Surprise ! c’était l’agence d’Olivier et de Florence,
ceux-là mêmes après lesquels je courais depuis des semaines. Je
crois aux présages, celui-ci me sembla des plus heureux. Ils eurent
l’extrême générosité de faire cadeau de leur création au Fonds, en
guise de contribution personnelle.

Je remis ce premier prix Line Renaud-Loulou Gasté pour la


recherche médicale, doté de cinquante mille euros, au professeur
Guillaume Canaud et à son équipe de l’hôpital Necker-Enfants
malades, à Paris. C’est là qu’il teste un traitement pour les
personnes atteintes du syndrome de Cloves, une maladie orpheline
qui engendre des déformations graves et douloureuses. Si
l’efficacité du traitement se confirme, le syndrome pourra désormais
être soigné avec un simple comprimé par jour.
« Je ne m’attendais tellement pas à un coup de fil de votre part
que j’ai longtemps cru que c’était un canular », m’avoua le
professeur en recevant son prix.
Le Fonds a également fait ce soir-là un don de vingt mille euros à
Sidaction, que je remis à Françoise Barré-Sinoussi, afin de financer
une action auprès des travailleuses du sexe au Cameroun.
Enfin, quinze mille euros furent attribués à l’association
Handi’Chiens, qui forme et confie gratuitement à des personnes en
situation de handicap des chiens d’assistance. Quinze mille euros,
c’est exactement ce que coûte la formation d’un de ces chiens. En
trente ans, la structure a formé plus de deux mille chiens avec des
savoir-faire spécifiques selon leur nouveau maître : enfant atteint de
troubles autistiques, personne épileptique ou en fauteuil. Marie-
Claude Lebret, la fondatrice de Handi’Chiens, avait amené avec elle
un adorable chiot, un labrador noir à qui bénéficierait le prix. Il n’avait
pas encore de nom. C’était l’année en « P ». Je le baptisai Paris.

*
Le mardi 3 juillet 2018 en prime time, France 2 diffusa l’émission
Bon anniversaire Line, animée par Stéphane Bern, que nous avions
enregistrée une semaine plus tôt. Trois millions de téléspectateurs la
regardèrent – quatre avec le replay. L’enregistrement s’était déroulé
à Bobino, la salle mythique de la rue de la Gaîté, rasée dans les
années 1980 et rebâtie à neuf par la suite. Sachant à quel point
j’étais sujette au trac et connaissant mon perfectionnisme, Stéphane,
de sa voix suave, m’avait fait des recommandations : « Line, il
faudra vous laisser aller. C’est votre anniversaire, profitez-en ! »
Dans les tout premiers plans de l’émission, on me voyait sortir
d’une limousine arrêtée en bordure d’un tapis rouge qui menait à
l’entrée du théâtre. Pour l’occasion, Jean-Paul Gaultier m’avait
confectionné une robe bleu cobalt sur un haut façon marinière. De
part et d’autre, le Chœur de l’armée française en grande tenue
faisait la haie, chantant a capella La Madelon. Et au bout du tapis,
affectueux, drôle, enfantin, Dany Boon pour m’accueillir. Je savais
qu’il était prévu que je dise quelques mots, mais voilà, lesquels ?
Saisie par le choix de cette Madelon si pleine de sens pour moi,
émue par la beauté des voix, vivant la situation au premier degré,
j’avais complètement oublié mon texte. La recommandation de
Stéphane Bern me revint subitement à l’esprit : « Line, laissez-vous
aller ! » Me tournant vers la Garde républicaine, je lançai à
l’improviste : « La Madelon, elle n’a plus le même âge, hein… »
Et je me rendis compte tout à coup que j’avais enfin trouvé ce
que signifiait pour moi cet anniversaire. La Madelon, que j’avais
incarnée en 1955, avait vieilli, mais elle était restée – et j’en étais
fière – la mascotte des Français, bien vivante, pleine d’optimisme et
d’énergie en ces temps moroses.
Libérée, je m’arrimai fermement au bras de Dany, bien décidée à
profiter des surprises que m’avaient réservées Stéphane Bern et le
producteur, Franck Saurat, devenu depuis un grand ami.

*
« Bobino, mon Dieu ! » n’ai-je pu m’empêcher de murmurer en
pénétrant dans la salle où le public, debout, m’attendait. Ce n’était
plus le music-hall un peu poussiéreux où j’avais chanté en 1947 en
lever de rideau des Compagnons de la chanson, mais l’esprit des
lieux demeurait. Tant d’artistes s’étaient produits là ! Tant de fois
j’étais allée les applaudir avec Loulou ! Parmi tous ces merveilleux
souvenirs, les Brel, les Brassens, les Barbara, mes pensées les plus
émues, à cet instant, allèrent à Joséphine Baker, ma grande amie et
ma marraine de revue, qui présenta ici son dernier spectacle.
Pourtant ce n’était pas sans mal qu’en 1975 nous étions
parvenus, Jean-Claude Brialy, le décorateur André Levasseur,
Loulou et moi, à convaincre Joséphine de faire sa rentrée parisienne
à Bobino. « Je reviens par la petite porte ! » se lamentait-elle. Le
music-hall de la rive gauche n’était pas assez prestigieux, à ses
yeux. Elle aurait souhaité le Casino de Paris ou le théâtre des
Champs-Élysées comme à ses débuts, en 1925, lorsqu’elle avait fait
scandale en dansant presque nue dans la Revue nègre. Mais son
image avait souffert de ses excentricités et des infortunes de sa
« tribu arc-en-ciel », les douze enfants de nationalités diverses
qu’elle avait adoptés. Les directeurs de théâtre ne se bousculaient
pas pour l’accueillir, d’autant qu’elle avait des problèmes cardiaques
et ne pouvait plus être assurée. Aussi nous estimions-nous heureux
d’avoir obtenu l’accord de Jean Bodson, un industriel, grand amateur
de music-hall et récent acquéreur de Marigny et de Bobino.
« De cette petite porte tu feras une grande ! » lui avais-je affirmé.
Elle se résigna, mortifiée.
Le 31 décembre 1974, je chantais au casino d’Enghien.
Joséphine, accompagnée par Jean-Claude Brialy, était venue
m’applaudir. À la fin du récital, peu avant minuit, j’ai demandé à
l’assistance de se lever, tout en précisant : « Pas toi, Joséphine ! »
Puis j’ai rempli une coupe de champagne et j’ai demandé au public
de faire de même. Descendant dans la salle, j’ai alors annoncé
qu’au printemps suivant Joséphine ferait sa rentrée à Bobino. Les
spectateurs ont applaudi chaleureusement, les Bonne chance !
fusaient et, tandis que minuit sonnait, tout le monde s’est embrassé.
En ces premiers instants de l’année 1975, Joséphine rayonnait de
bonheur.

Bientôt Joséphine ne jura plus que par Bobino. À sa demande,


j’assistai à sa première répétition en costumes. Elle était
confondante de vitalité et de charme. Le lendemain, je partais pour
Vegas. Quelques jours plus tard, elle m’envoya un petit mot :
J’aimerais tellement que tu sois là pour ma première… Comment
refuser ? N’était-ce pas elle qui spontanément, quand elle avait
appris que j’allais mener ma première revue au Casino de Paris,
m’avait téléphoné pour se mettre à ma disposition : « J’ai quelques
petits troucs à vous apprendre. » Et en effet, une semaine plus tard,
elle me montrait comment descendre sereinement, avec classe et en
souriant, le fameux escalier.
« Tu dois assurer ton pied sur la marche. Ton autre pied doit tâter
la prochaine et s’appuyer du talon sur la contremarche. Dans ta tête,
il faut que tu comptes chaque marche pour savoir à quel moment ce
sera la dernière… »
Et joignant le geste à la parole, elle descendait les marches
comme si elle les effleurait, posant à peine le pied, avec une grâce
et une légèreté infinies.
Je rentrai donc spécialement des États-Unis et me retrouvai dans
la salle avec Loulou le soir de la première. À l’époque, ce qu’on
appelait le Tout-Paris brillait encore de mille feux. On s’habillait, on
se parait, la comédie sociale fonctionnait à plein. Pas question de
débarquer comme aujourd’hui en jean et baskets avec, pour les
messieurs, une barbe de trois jours. Jean Bodson avait fait recouvrir
la rampe du balcon de centaines de fleurs blanches, Sophia Loren
voisinait avec Alain Delon, Mick Jagger avec Peter Ustinov.
Loulou et moi n’en menions pas large. Ce Tout-Paris était cruel.
Quelques minutes suffisaient pour décider d’un triomphe ou d’un
éreintement. Mais à peine Joséphine eut-elle terminé sa première
chanson que Loulou, prenant ma main, m’adressa un sourire ravi. Le
rythme, la voix, la présence en scène, tout était parfait. Loin d’être
diminuée, Joséphine avait encore progressé. Elle fut acclamée et le
lendemain on ne parlait plus que du retour de Joséphine Baker.
C’était gagné.

À l’issue de la représentation, un souper avait été donné au


Bristol en présence de Grace de Monaco, sa grande amie et
protectrice. Au cours du repas, je vis Joséphine, rayonnante dans sa
robe de mousseline grège, qui chuchotait à l’oreille de la princesse
et jetait des regards dans ma direction en pouffant de rire. « Line, tu
vas voir, je vais te faire une sourprise », me lança-t-elle par-dessus la
table avec son accent inimitable.
La sourprise, c’est qu’elle avait promis à Grace d’être présente le
soir du traditionnel Gala de la Croix-Rouge, au Sporting de Monte-
Carlo, le 8 août suivant, pour me passer le relais. Car il était prévu
que je sois la vedette du spectacle qu’elle avait elle-même animé
l’année précédente.
Hélas, la très mauvaise sourprise fut que Joséphine fut emportée
par une congestion cérébrale au bout de quatorze représentations.
Jean-Claude Brialy m’avait appelée au petit matin, le samedi
12 avril : « Viens vite, Joséphine est mourante, on l’a transportée à
la Salpêtrière ! » Nous sommes accourus, Loulou et moi. Elle était
encore en vie, nous lui avons tenu la main juste avant qu’elle ne
s’éteigne. Dans le couloir, nous avions retrouvé sa sœur, Margaret,
ainsi que Jean-Claude et Annie Sinigalia, amie proche de Joséphine.
Quand j’ai vu Joséphine étendue, inerte, sur son lit d’hôpital, j’ai été
saisie d’effroi. La veille encore elle était sur scène, rayonnante. Avec
quelle rapidité peut-on passer de la vie à la mort. Son triomphe à
Bobino a eu raison d’elle, c’était trop pour son cœur malade. Elle est
morte de bonheur.
Quelques années plus tard, soudés par le souvenir de ce
moment poignant, Brialy, Annie Sinigalia et moi devions créer
ensemble Poste restante sur la scène du théâtre du Palais-Royal.

Quand elle mourut, Joséphine n’avait même pas soixante-dix


ans, ce qui surprit tout le monde. Joséphine trichait sur son âge. Non
pas, comme d’autres, pour se rajeunir, mais pour se vieillir. À
cinquante-sept ans, elle soutenait qu’elle en avait soixante-quatre.
« J’adore qu’on me dise : Vous faites bien plus jeune ! » m’avait-elle
confié un soir à Copenhague dans un éclat de rire. Je lui succédais
au Tivoli, où je devais chanter pendant un mois, et j’étais arrivée
quelques jours plus tôt dans la capitale danoise pour assister à son
spectacle, tant j’avais l’impression d’apprendre en la regardant
travailler.
De même, à la fin de ma série de représentations, je restai un
jour de plus pour voir Marlène Dietrich, qui prenait ma suite. Son
entrée était à couper le souffle. Appuyée contre le mur de scène,
côté jardin, elle se tenait absolument immobile, éclairée par une très
forte lumière blanche, sa silhouette se détachant sur le noir de la
salle. Sa robe donnait l’illusion d’être transparente. On aurait dit une
peinture.
Mais contrairement à Joséphine, qui établissait tout de suite un
contact chaleureux avec le public, Marlène ne saluait pas la salle et
enchaînait les chansons sans dire un mot. Au fur et à mesure, son
souffle se faisait plus court, son maquillage fondait, la magie
n’opérait plus. Au moment des saluts, le public, glacé, applaudissait
poliment.
Après le spectacle, j’allai la saluer dans sa loge. Assise sur un
tabouret, en peignoir, pantoufles aux pieds, la grande Marlène
recousait les strass tombés de sa robe. Cette image, pathétique et
sublime, reste gravée dans mon cœur.

Le 15 avril 1975 à dix heures du matin, le cortège funèbre de


Joséphine Baker, en route pour l’église de la Madeleine, passa
devant Bobino. Son nom brillait encore en lettres rouges sur la
façade. À travers les grilles fermées, on pouvait lire un petit panneau
écrit à la main :

Madame Baker est souffrante.


La représentation est annulée.

*
Ainsi donc, presque quarante-cinq ans plus tard, je me retrouvais
à Bobino, Madelon nonagénaire incapable de dissimuler son
émotion en voyant défiler sur l’écran les montages d’archives que
Stéphane Bern avait eu l’intelligence de ne pas me montrer avant
l’enregistrement. Je fus bouleversée d’entendre Claude Chirac
évoquer Loulou et maman, ou Françoise Barré-Sinoussi rappeler de
sa voix ferme ce que fut, ce qu’est encore notre lutte contre le sida.
Je ne suis pas dupe des compliments et des hommages, j’en
prends et j’en laisse, je n’ai pas la grosse tête. Mais comment nier
qu’ils font chaud au cœur ? J’eus beau me tamponner
préventivement les yeux, mes larmes s’échappèrent quand Nana
Mouskouri vint chanter Que sera, sera en duo avec Vincent Niclo.
Nana qui, en 1985, fut parmi les premières à répondre à mon appel
à la mobilisation des artistes contre le sida. Mes larmes redoublèrent
lorsque Muriel entonna les premières notes de Ma cabane au Canada,
relayée tour à tour par Nana Mouskouri, puis Slimane, Michèle
Laroque et Vincent Niclo, tandis que je reprenais les dernières
paroles de la chanson :

À quoi bon chercher ailleurs


Je sais bien que le bonheur
Il est là
Dans ma cabane au Canada

La réussite de la soirée tint pour beaucoup à l’équilibre que


Franck Saurat et Stéphane Bern avaient su parfaitement doser entre
jeunes talents et stars confirmées. Trois heures durant, les
téléspectateurs se virent offrir un spectacle de variétés d’une rare
qualité. Je fus heureuse quand Amir vint chanter une reprise de
Can’t Take My Eyes off You – une chanson que j’avais moi-même
interprétée sous le titre Une poussière dans le cœur. Ce fut une grande
surprise et une joie immense d’entendre Paul Anka qui, depuis chez
lui, à Los Angeles, me souhaitait bon anniversaire en chantant My
Way. Il en avait modifié les paroles pour conclure par : « She did it her
way – Elle l’a fait à sa manière. » Patricia Kaas, que j’adore, donna
une version inspirée de Que reste-t-il de nos amours ? – me faisant
regretter une fois de plus de ne jamais avoir chanté Charles Trenet,
hormis, en anglais, Que reste-t-il… sous le titre I Wish You Love.
Et quelle émotion d’écouter Slimane revisiter à sa manière Sa
raison d’être, la chanson-étendard de la lutte contre le sida, écrite par
Pascal Obispo et Lionel Florence !

Toute ma vie j’ai été attentive aux jeunes talents. J’en fais parfois
la liste dans ma tête, les nuits d’insomnie, et je suis surprise de
constater le nombre d’artistes dont j’ai accompagné les premiers
pas. Je ne les citerai pas, ils ne doivent leur réussite qu’à eux-
mêmes. Mais je me flatte d’avoir su repérer leurs qualités lorsqu’ils
se bagarraient furieusement pour émerger.
Je n’ai pas découvert Johnny Hallyday mais, lorsque Aimée
Mortimer, en 1960, m’a fait écouter de jeunes chanteurs en me
demandant lequel je voulais choisir comme filleul pour son émission
L’École des vedettes, je n’ai pas hésité un instant.
Johnny, dont c’était le premier passage à la télévision, a chanté à
cette occasion Laisse les filles. Dès le lendemain, les ventes de son
45-tours, qui comportait aussi T’aimer follement, ont brusquement
décollé, passant en quelques jours de trente mille à cent mille
exemplaires.
Quant à moi, je reçus un nombre incroyable de lettres
d’engueulade émanant de parents indignés. « Comment pouvez-
vous soutenir ce prétendu chanteur qui se trémousse, oscille du
bassin et se roule par terre avec sa guitare ? » Heureusement, il y
eut un nombre équivalent de téléspectateurs qui m’adressèrent des
messages enthousiastes pour me remercier de leur avoir fait
connaître un chanteur aussi prometteur.
« Une chose est sûre, c’est qu’il ne laisse pas indifférent »,
conclut Loulou, rêveur. Avec sa connaissance du métier, il ne lui
avait pas échappé que ce garçon dévoré de timidité et ses copains
yéyés – comme on n’allait pas tarder à les appeler – étaient en train
d’accomplir une révolution comparable à celle dont Ventura et ses
Collégiens, dont Loulou était le guitariste, avaient été les initiateurs,
trente ans plus tôt, en inventant la chanson swing. Les auteurs de sa
génération avaient du souci à se faire.

*
Lorsque l’enregistrement de Bon anniversaire Line prit fin, j’avais
oublié les caméras, les lumières, tout l’environnement technique qui
entoure ce genre d’émissions. Au moment de découper le gâteau,
c’est mon cœur qui parla lorsque je remerciai tous ceux qui
m’avaient offert ce rendez-vous d’amour : « Vous avez fait de mon
rêve d’enfant une réalité plus belle que j’aurais pu l’imaginer. Je vous
donne rendez-vous à la même place, à la même heure, dans dix
ans… »
3
L’épervier

Lily Safra est une femme extraordinaire. Elle a un cœur gros


comme ça et fait preuve d’une extrême générosité pour les
organisations caritatives. Ce à quoi beaucoup diront : « Elle peut se
le permettre ! » C’est vrai, sa fortune est immense. Mais j’en connais
beaucoup dont l’opulence s’accompagne d’une pingrerie à peine
croyable. Croyez-en celle qui depuis des années frappe aux portes
pour récolter l’argent nécessaire à la lutte contre le sida.
Lorsqu’elle n’est pas à Paris, Genève ou New York, Lily Safra
réside dans sa maison du sud de la France. C’est là qu’elle donna,
le 7 juillet, une fête magnifique pour mon anniversaire. Je retrouvai à
cette occasion Elton John, qui entonna Happy birthday to you, Line en
duo avec Vincent Niclo.
Elton et moi nous connaissons et nous apprécions depuis
longtemps. Grand militant de la lutte contre le sida, il était présent au
Moulin-Rouge lors de la première soirée du Sidaction, le 11 octobre
1994. On dit parfois qu’il a un sale caractère. Moi je trouve qu’il a du
caractère, tout simplement. Il est entier mais totalement sincère. Sa
lutte obstinée contre l’homophobie, partout où elle se manifeste dans
le monde, demande bien plus de courage et de disponibilité qu’on ne
l’imagine.
Est-il nécessaire d’ajouter qu’il est un immense artiste, dont
l’influence sur la musique pop de notre temps a été déterminante ?

À l’aube, Gérard et Virginie Ferry, mes amis intimes – Virginie est


comme une sœur pour moi –, vinrent me chercher à la villa Leopolda
pour m’emmener chez eux, à Grasse, où Gérard cultive
amoureusement ses oliviers, dont il tire une huile d’olive bio
succulente.
Le soir, nous avons fêté de nouveau, en toute intimité cette fois,
mon anniversaire, et ce repas chaleureux mit un point final à la
célébration de mes quatre-vingt-dix ans. Pour moi, cet âge n’était
qu’une étape, je n’avais nulle intention de m’y attarder plus
longtemps. Tant de choses m’attendaient encore…

*
Contrairement aux années précédentes, ce n’est pas sans un
certain soulagement que je vis arriver le mois d’août. D’ordinaire les
vacances me pèsent. Cette parenthèse me semble interminable. Je
compte les jours qui me séparent de septembre, synonyme de
reprise de l’activité. Mais sans que j’ose me l’avouer, je ressentais
cette fois le besoin de faire une pause, de recharger mes batteries
pour mieux aborder la rentrée.
Il a fait très chaud en cet été 2018. Quand je n’étais pas dans la
piscine, je me réfugiais dans l’espace de travail que j’avais fait
aménager lorsque j’avais quitté l’immeuble de la rue du Bois-de-
Boulogne où j’avais mes bureaux. La pièce, un peu à l’écart, donne
sur la placette que nous avions baptisée solennellement place
Loulou-Gasté au cours d’une joyeuse cérémonie. Il y faisait frais, je
classais mes archives, je passais tranquillement mes coups de
téléphone. À mes interlocuteurs, je disais : « Je suis en vacances à
La Jonchère ! »
Bien souvent, le soir, des amis venaient dîner. Le soleil n’en
finissait pas de se coucher. Depuis la terrasse, tout en bavardant,
nous regardions Paris qui lentement disparaissait dans la nuit. Je me
sentais apaisée, confiante. Et, secrètement, j’étais fière qu’à mon
âge je sois encore la dernière à manifester l’envie d’aller dormir.

J’attendais impatiemment l’arrivée de mon ami Paul Bruggemans


et de son compagnon, Omar, qui venaient passer, comme chaque
année, quelques semaines à La Jonchère. Né en Belgique, Paul
avait fait l’école hôtelière à Liège, puis s’était installé en Californie,
où il ouvrit deux restaurants, l’un à Los Angeles, l’autre à Palm
Springs. Pendant dix-huit ans, le St Germain, sur Melrose Avenue,
fut une adresse incontournable, synonyme de luxe et de raffinement.
Tout était fait pour vous donner le sentiment que vous veniez dîner
dans une maison privée où vous étiez non pas client mais invité.
Inutile de réclamer la carte, le maître d’hôtel venait vous proposer ce
que le chef semblait avoir cuisiné spécialement pour vous ce jour-là.
Même élégance au Vallauris de Palm Springs, toujours en activité,
où il fait si bon dîner sur la merveilleuse terrasse ombragée de ficus.
Si un mot pouvait définir Paul, ce serait l’élégance. Une élégance
des manières – qui n’appartient en propre à aucune classe sociale –,
mais surtout une élégance de cœur, jamais prise en défaut en
cinquante ans de fréquentation. Dans ma famille recomposée, Paul
est à coup sûr mon frère. Il est rare que je prenne une décision
importante sans le consulter. Je peux tout lui confier, je suis certaine
de trouver auprès de lui une écoute attentive et bienveillante. Nous
nous entendons à merveille. Tellement bien qu’à la fin de sa vie
Loulou en avait pris ombrage.
Je me souviens de l’été qui précéda la disparition de Loulou. Il
avait besoin de beaucoup de repos, ne sortait plus guère. Un après-
midi, j’étais avec Paul devant la maison et nous examinions
ensemble les dalles qu’un carreleur nous présentait. Car Loulou, qui
refusait tous travaux, avait quand même consenti à ce qu’on
remplace le revêtement de la terrasse, qui partait littéralement en
morceaux. Nous comparions, Paul et moi, les mérites des différents
modèles lorsque soudain une voix aigre nous interrompit. C’était
Loulou qui, depuis la fenêtre de la chambre, à l’étage, m’invectivait.
« Pourquoi tu lui demandes son avis ? C’est moi qui décide ! » Et
désignant une pierre : « C’est celle-ci que je veux ! — Eh bien, mon
Loulou, c’est exactement celle que j’ai choisie », répondis-je
calmement.
Loin de lui en vouloir, j’éprouvais une grande peine pour Loulou.
Il pressentait qu’il n’y aurait plus de prochain été pour lui à La
Jonchère et en voulait à Paul, qui, lui, serait là, auprès de moi,
comme chaque année.

Il se trouve que, durant cet été 2018 caniculaire, nous nous


étions installés, Paul et moi, dans des fauteuils que nous avions
transportés sur la pelouse, profitant de ce moment où, vers six
heures du soir, la chaleur tombe enfin. Paul lisait, je répondais à mes
messages et je m’apprêtais à appeler Marie-Annick pour lui
demander de nous apporter deux coupes de champagne lorsque
soudain, survolant les cèdres qui bordent la propriété et venant droit
sur nous, je vis apparaître un épervier. C’était extrêmement rare d’en
apercevoir à La Jonchère. Lorsque par chance l’événement se
produisait, Loulou, qui avait une passion pour les oiseaux, et
particulièrement pour les rapaces, se précipitait sur ses jumelles et
m’appelait, au comble de l’excitation. « Un épervier ! Un épervier ! »
Et comme lui, ce jour-là, je criai à Paul : « Un épervier ! » C’était la
première fois qu’un épervier s’approchait si près de la maison et
volait si bas. On aurait presque pu le toucher au passage. Je le pris
comme un signe et dis à Paul : « Tu vois, Loulou n’est plus en colère
contre toi… »

*
Il faut croire que je réussis à me tenir à l’écart du monde, durant
ce mois d’août, puisqu’un journaliste du Figaro Magazine put
s’interroger ironiquement : « Où est passée Line Renaud ? On ne l’a
pas vue depuis deux jours ! »
Mais plus septembre approchait, plus je sentais monter en moi
l’anxiété qui ne m’a jamais quittée de toute ma vie : « Qu’est-ce que
je vais faire après ? » Et de passer compulsivement mes projets en
revue.
Dans l’immédiat, je n’avais pas trop de souci à me faire. J’avais
accepté un téléfilm pour Arte, produit par Dominique Besnehard,
Huguette, dont le tournage était prévu à la mi-octobre. Le rôle
comportait beaucoup de dialogues, c’était un gros boulot de les
apprendre. Je n’allais pas tarder à m’y mettre avec l’aide de Sandra,
ma précieuse répétitrice.
C’est une méthode que j’ai inaugurée au moment du tournage de
Suzie Berton. Ce film, qui reste si important pour moi, était
essentiellement un long huis clos entre André Dussollier, qui jouait
un inspecteur de police, et moi, la patronne d’un salon de coiffure
suspectée du meurtre de son amant. Auteur et réalisateur du film,
Bernard Stora (qui écrit ce livre avec moi) m’avait prévenue qu’il
pensait tourner les scènes d’interrogatoire en plans-séquences,
autrement dit d’une seule traite. Et comme il était lui-même
dialoguiste de son film, je me doutais qu’il serait particulièrement à
cheval sur le texte. Pas question d’oublier ni de changer un seul mot.
En somme, nous nous retrouvions, André et moi, dans une
configuration de théâtre. Une fois lancé, impossible de s’arrêter.
J’avais toujours mis un point d’honneur à savoir mon texte sur le
bout des doigts. Si on hésite, si on tâtonne, si l’unique préoccupation
est de dire les mots à peu près dans le bon ordre, je ne vois pas
comment on peut donner vie à son personnage. Il faut pouvoir
s’abandonner, éprouver pleinement les situations, que les mots
viennent d’eux-mêmes, sans appréhension, sans effort.
Il n’en reste pas moins qu’au cinéma, en cas d’erreur, il reste
toujours la possibilité de couper et de faire une autre prise. S’il s’agit
d’un plan court, le mal n’est pas bien grand. S’il s’agit d’un plan-
séquence d’une durée de trois ou quatre minutes et de surcroît
techniquement complexe, c’est une autre affaire. Particulièrement en
télévision, où le temps de tournage est limité.
De là mon inquiétude avant le tournage de Suzie Berton.
Inquiétude augmentée par le prestige de mon partenaire, André
Dussollier, immense acteur dont je supposais qu’il était loin de
ressentir les mêmes angoisses que les miennes. Ce en quoi je me
trompais, je le constatai par la suite.
À l’écoute de mes craintes, Bernard me conseilla de travailler
avec un coach, qui m’aiderait à mémoriser non pas seulement les
premières séquences dans l’ordre du plan de travail, mais tout le
texte avant le tournage. Jusque-là, comme la grande majorité des
acteurs, j’apprenais au jour le jour, la veille pour le lendemain,
comptant sur la fraîcheur de l’apprentissage pour mieux me
souvenir. La méthode suggérée par Bernard était tout l’inverse. Il me
dit l’avoir expérimentée avec d’autres comédiens – Jean-Pierre
Marielle en particulier, qui était très préoccupé par sa mémoire et
souhaitait être délivré de toute appréhension avant de commencer
un film.
Un peu sceptique au départ, je fus très vite séduite par cette
façon de travailler. La parfaite connaissance du texte, outre qu’elle
me soulageait d’un souci quotidien, m’apportait une grande
confiance en moi. Beaucoup d’acteurs de cinéma prétendent
qu’apprendre son texte par cœur nuit à la spontanéité. Je compris
que, tout au contraire, c’est quand on n’a plus aucune hésitation sur
les mots qu’on peut les réinventer.
Définitivement convaincue, je décidai de ne plus travailler
autrement à l’avenir.
Si bien que pour chaque film, plusieurs semaines à l’avance,
mon répétiteur – je préfère ce mot au terme de coach, qui me donne
l’impression d’être un cheval de course – vient quotidiennement à La
Jonchère et, selon un programme soigneusement établi, planifie
l’apprentissage du texte.
Au passage, m’essayant à prononcer les mots – à les mettre en
bouche, comme disent les comédiens –, je note ceux qui ont du mal
à passer, sur lesquels je trébuche, les phrases abusivement
littéraires, les formulations obscures ou inutilement complexes. Je
peux en faire part très en amont au réalisateur, qui n’est pas encore
accaparé par les soucis du tournage et dispose du temps nécessaire
pour y réfléchir tranquillement avec ses auteurs.

*
C’est à Sandra que depuis Harold et Maude revient ce rôle de
répétitrice. Ancienne sportive de haut niveau, passionnée de
spectacle, Sandra avait réussi à se faire engager comme habilleuse
par Muriel Robin alors que nous répétions Fugueuses à Bordeaux, où
furent données les premières représentations. Intelligente,
dynamique, enthousiaste, elle s’imposa rapidement. Fugueuses, par
bien des aspects, avait plus à voir avec le music-hall qu’avec le
théâtre traditionnel, multipliant les entrées, les sorties, les
changements de décors et de costumes. Il fallait être attentive,
réagir au quart de tour, s’adapter aux incidents de parcours. Pour me
faciliter la tâche, Muriel, qui était aux petits soins avec moi, proposa
que Sandra, d’abord prévue pour être son habilleuse, soit finalement
la mienne et veille en même temps au bon déroulé du spectacle.
« Elle est dégourdie, tu vas voir, ça va t’aider ! » avait-elle
diagnostiqué avec l’instinct qui la caractérise. Ce fut le cas et Sandra
me devint très vite indispensable.
Aussi est-ce avec plaisir que je voyais s’annoncer nos après-midi
de travail à La Jonchère. La bonne humeur de Sandra, son énergie
parvenaient à rendre plaisantes des séances qui exigeaient par
ailleurs beaucoup d’efforts de ma part. On s’extasie souvent devant
ma mémoire ; je me souviens sans difficulté d’une quantité
d’événements et de noms – celui de mes camarades d’école du
Pont de Nieppe, comme des clients de l’estaminet de grand-mère, le
nom des danseuses et des danseurs de chacune de mes revues,
comme celui des mafieux qui dirigeaient en sous-main les casinos
de Las Vegas. Mais retenir un texte mobilise, je suppose, une tout
autre zone du cerveau.
Avec Sandra, nous avons mis au point un système qui s’est
révélé efficace. Nous commençons par travailler les scènes les plus
longues, les plus complexes. Peu importe quand je vais les tourner.
Une fois mémorisées, des semaines plus tard, après une simple
relecture, elles ressortent naturellement, comme si le temps, au lieu
de les effacer, les avait durablement fixées dans ma tête. Au
contraire, pour les scènes courtes ou plus simples, nous les
travaillons au jour le jour, aussitôt apprises, aussitôt jouées, à la
manière d’un ordinateur dont on vide la corbeille pour ne pas
encombrer la mémoire.
Grâce à ces petites astuces, je peux, sur un plateau, me
concentrer sur le jeu plutôt que sur les mots et vaincre, au moins
partiellement, l’appréhension qu’on éprouve au moment d’aborder
une scène difficile.

*
Inlassablement, je scrutais les cases de mon agenda :
septembre, mi-octobre, j’apprends mon texte avec Sandra… Mi-
octobre, mi-novembre, tournage d’Huguette… Mais après ? Rien
n’était encore certain.
Un projet paraissait assez avancé, produit par Jean-Luc
Azoulay ; il s’agissait d’une adaptation de la pièce de Jean-Marie
Chevret, Le Squat, une comédie familiale sans prétention mais bien
écrite. De plus, je devais partager l’affiche avec une jeune
comédienne que j’aime beaucoup, Laëtitia Milot. Nous nous
réjouissions de travailler ensemble.

Plus ambitieux – mais hélas encore incertain –, venait ensuite le


projet de Christian Carion, le réalisateur d’Une hirondelle a fait le
printemps et de Joyeux Noël. Il me proposait un rôle magnifique dans
son prochain long-métrage, La Dernière Course. Le scénario mettait en
rapport deux êtres que tout oppose. Charlie, un chauffeur de taxi
colérique, accablé de problèmes financiers et familiaux, charge à
son bord Madeleine, une vieille dame douce et souriante de quatre-
vingt-dix ans, pour la conduire à la maison de retraite où elle doit finir
ses jours. Le trajet va les rapprocher et changer leur destin.
J’avais rencontré Christian Carion, la chaleur avec laquelle il
m’avait raconté son sujet m’avait touchée. Originaire du Nord
comme moi, fils d’agriculteurs, il m’était apparu comme un homme
simple et vrai, que l’injustice bouleversait. Il avait mis beaucoup de
lui-même dans le personnage de Charlie, le chauffeur de taxi, grand
cœur et perpétuel révolté. Malheureusement son film nécessitait un
budget important et, malgré ses précédents succès, il avait du mal à
le financer. Dans mes recensements nocturnes, je classais ce projet
dans la catégorie « À confirmer ».

*
Depuis Pleins Feux, que j’avais repris au théâtre Hébertot pour
une courte série de représentations ponctuée par une diffusion en
direct à la télévision, je n’étais pas remontée sur scène. J’adore le
théâtre. Façonnée par mes années de chanson et de revue, j’y
retrouve ce contact irremplaçable avec le public et le bonheur
d’entendre réagir une salle, par son silence lorsqu’elle est émue, par
ses rires lorsqu’elle s’amuse, par ses applaudissements lorsqu’elle
apprécie votre travail. C’est cash.
La tentation existait pour moi de jouer une pièce emblématique
du répertoire, de défendre un grand texte.
L’occasion sembla se présenter quand, par l’intermédiaire de
Dominique Besnehard, Éric Vigner, personnalité marquante du
théâtre contemporain, me proposa de reprendre Savannah Bay, de
Marguerite Duras. Je fus plus que flattée par cette proposition. La
pièce, dans sa mise en scène originale, avait été créée par
Madeleine Renaud et Bulle Ogier. C’était un projet extrêmement
prestigieux en même temps qu’intimidant. J’avais précédemment
repris le rôle de Madeleine Renaud dans Harold et Maude, pièce
qu’elle avait créée en France. Mais, là, il s’agissait d’autre chose,
d’une interprétation mythique, dirigée par Duras en personne,
réputée insurpassable. Ma partenaire devait être une comédienne
que je ne connaissais pas, Jutta Johanna Weiss. Elle jouait
justement au théâtre des Abbesses Partage de midi, de Paul Claudel,
dans une mise en scène de Vigner.
Dominique et moi sommes allés voir le spectacle. Je ne
connaissais pas la pièce. Je la reçus au premier degré, comme
l’histoire d’une passion contrariée entre des êtres excessifs et
malheureux. Mais j’étais gênée par le ton artificiel, déclamatoire,
plein d’obscurs sous-entendus, adopté par les comédiens, de leur
gré ou non.
Quelques jours plus tard Éric Vigner organisa une lecture avec
Jutta Johanna Weiss. Je dis le texte le plus simplement possible, sur
le ton le plus quotidien, tel qu’il me semblait que Marguerite Duras
l’avait écrit. Non pas comme un rébus intellectuel dont elle aurait à
dessein dissimulé la signification, mais comme une relation intense
entre deux femmes. Et s’il y avait un sens caché, il naîtrait de la
vérité que les comédiennes sauraient donner à ce rapport. Je lus
donc les mots pour ce qu’ils étaient, sans y mettre d’intention,
comme dans la vie. Ma partenaire, au contraire, adoptait un ton qui
me paraissait artificiel, décalé, pompeux. Je m’empresse de dire que
je ne juge pas de ses qualités de comédienne, mais de son
interprétation dans ce cas précis. Peu à peu, Éric Vigner me reprit,
avec beaucoup de gentillesse, je dois dire, m’indiquant comment il
fallait dire telle ou telle réplique et, pour mieux me faire comprendre,
les lisant à ma place sur le ton même que je trouvais si bizarre chez
Jutta Johanna Weiss.
La lecture achevée, après avoir échangé quelques banalités,
nous nous sommes quittés sans fixer de nouveau rendez-vous.
À peine dehors, Dominique, qui avait assisté à la séance, se
tourna vers moi. « Ne va pas dans ce truc-là. C’est pas toi », me dit-
il sans autre commentaire.
Il avait raison. Il n’en fut plus jamais question.
*
Dès que commença, mi-septembre 2018, le travail quotidien
avec Sandra, je cessai de me préoccuper de ce que je ferais dans
trois mois ou dans un an, pour me concentrer sur le rôle d’Huguette,
le personnage que j’allais incarner quatre semaines plus tard.
Professeure de français à la retraite, Huguette, mon personnage,
est en proie à de graves difficultés financières depuis le décès de
son mari. Toutes les économies du couple sont passées dans les
soins qu’exigeait sa fin de vie. Marion, sa voisine, une infirmière
quadragénaire, concilie difficilement les exigences de son métier et
l’éducation de Rémi, son fils de quinze ans, dont les résultats
scolaires sont catastrophiques. Un jour, rentrant d’une garde de nuit
à l’hôpital, Marion surprend Huguette dormant dans sa voiture.
Expulsée, la vieille dame n’a nulle part où aller. Marion la recueille.
En échange, Huguette propose de donner des cours de soutien à
Rémi pour l’aider à passer en seconde.
Précarisation des personnes âgées, solitude des mères
célibataires, difficultés du métier d’infirmière, quête identitaire des
adolescents, violence du système éducatif en matière de sélection et
d’orientation, le scénario écrit par Antoine Garceau et Perrine
Margaine était extrêmement riche. Il mettait en question la façon
dont notre société, qui se vante de ne laisser personne sur le bord
de la route, est sans pitié pour celui qui a le malheur de décrocher.
On s’épuise en vaines démarches, on vous renvoie de guichet en
guichet, on ne rentre dans aucune case, on échappe à tous les
dispositifs. C’est la dégringolade.
Tout finissait sans doute un peu trop bien. La vie, hélas, est plus
cruelle…
En même temps que je travaillais d’arrache-pied avec Sandra
pour apprendre mon texte, je réfléchissais à la manière dont je
pouvais rendre crédible cette Huguette, une femme de quatre-vingts
ans, sans moyens, mais soucieuse de conserver une apparence de
dignité. À quoi ressemblait sa coiffure, son maquillage – ou son
absence de maquillage ? Comment était-elle vêtue ?

J’avais interprété un personnage un peu similaire dans le film de


Coline Serreau, Chaos, où j’incarnais la mère de Vincent Lindon. Il
s’agissait d’une femme issue d’un milieu simple, dont son fils avait
honte, qui vivait dans la solitude, usée par la vie. Au moment de faire
son casting, Coline avait souhaité me rencontrer. Sans doute
Dominique Besnehard, qui était alors mon agent, lui avait-il parlé de
moi.
Pour mettre toutes les chances de mon côté, je me fis faire des
soins de beauté, j’allai chez un grand coiffeur, une maquilleuse
effaça les quelques années que j’estimais avoir en trop, je choisis
ma tenue avec soin, chic sans excès. Le rendez-vous avec Coline
Serreau se passa à merveille, j’étais enjouée, nous avons beaucoup
ri. Pourtant, à la fin de l’entretien, elle me dit : « Écoutez, Line, je ne
pense pas que vous soyez le personnage. Vous faites beaucoup
trop jeune. »
Je ne m’attendais pas à ça. Mais pas question de m’avouer
vaincue.
« Je crois que j’ai compris ce que vous voulez. Donnez-moi une
deuxième chance », lui dis-je. Elle réfléchit quelques secondes,
visiblement son opinion était faite. Mais elle accepta, par courtoisie
et sans doute aussi par curiosité.
Aussitôt rentrée chez moi, je fouillai dans un tas de vêtements,
dénichai un imperméable complètement passé de mode, une robe
défraîchie, des bas en coton, et je retournai la voir le lendemain,
sans maquillage, après m’être passé de l’huile dans les cheveux
pour les graisser. Du plus loin qu’elle me vit, Coline s’exclama :
« Ben voilà, c’est ça ! »
J’avais le rôle ! Il me valut une nomination aux Césars en 2002.

De la même façon, pour Huguette, le rôle que je travaillais, il


s’agissait d’être juste sans verser dans le misérabilisme. Je partis du
principe qu’aucune femme – aucun homme non plus, d’ailleurs –,
sauf si elle a atteint et dépassé le seuil de la grande pauvreté, ne
sort dans la rue sans prendre soin de son apparence. Même avec de
maigres moyens, même dans les plus graves difficultés, on
s’apprête avant de s’exposer au regard des autres. Bien
qu’extrêmement démunie, Huguette gardait le respect de soi. C’est
en ce sens que je parlai à la costumière, à la maquilleuse, à Franck,
mon coiffeur depuis vingt-cinq ans.
Je précise au passage que, à chaque fois que je dis mon
collaborateur, mon coiffeur, mon chauffeur, j’ai envie de rajouter et
ami. Le possessif me gêne terriblement. Mais comment dire
autrement sans alourdir mon récit ? Je réclame l’indulgence du
lecteur et le prie de rectifier mentalement.
Avec Franck donc, nous étions d’accord sur le fait que je devais
porter une perruque avec des cheveux poivre et sel coupés court, ce
qui contribuerait à modifier considérablement mon apparence. Il me
proposa un premier modèle. Je l’essayai, j’étais horrible. Comment
jouer la comédie si passer devant une glace devient une épreuve ? Il
en fit fabriquer une seconde, qui me sembla acceptable et que je
portai dans le film. Ce qui fit écrire aux critiques : « Line Renaud est
méconnaissable. » Suffisamment reconnaissable tout de même pour
que j’accepte mon personnage sans trop souffrir.
J’avais rencontré le réalisateur, Antoine Garceau, sur le tournage
de « Line et Françoise », l’épisode de la série Dix pour cent que
j’avais tourné avec Françoise Fabian. J’avais apprécié son talent,
son dynamisme, l’attention qu’il portait aux acteurs. J’étais très
heureuse de le retrouver. Comme j’étais heureuse de découvrir
Romane Bohringer, excellente comédienne et femme de cœur. Le
choix de Romann Berrux pour interpréter le rôle de Rémi s’avéra
judicieux. À la fois intense et fragile, il échappait à l’image
stéréotypée de l’adolescent boudeur et tête à claques.
Huguette fut diffusé sur Arte un an plus tard, le 6 décembre 2019.
Bien des choses étaient advenues entre-temps dans ma vie, et
j’étais loin d’imaginer, au moment où nous tournions, que je
passerais une partie de l’année qui suivrait immobilisée sur un lit
d’hôpital. Le film obtint un succès considérable, avec plus de deux
millions de téléspectateurs. Deuxième meilleure audience de la
chaîne pour l’année 2019 toutes cases confondues, il réalisa
également la deuxième meilleure audience du rendez-vous fiction
d’Arte depuis ses débuts.
Les critiques furent excellentes pour le film, sa réalisation, mes
partenaires et moi-même. Et je fus élue pour ce rôle meilleure
comédienne par le jury des Lauriers de l’audiovisuel lors de la
cérémonie qui se déroula au théâtre Marigny le 10 février suivant,
satisfaction que j’accueillis avec reconnaissance.
4
America again

Le tournage d’Huguette venait à peine de se terminer quand un


soir le téléphone sonna à La Jonchère. C’était un appel depuis Las
Vegas. Au bout du fil, Gary Selesner. « Line, me dit-il, nous fêterons
en mars les vingt ans du Paris Hotel, il faut absolument que vous
soyez là. » La proposition me prit de court. J’ai de l’amitié pour Gary
et j’ai beaucoup œuvré, à l’origine, pour cet hôtel-casino dédié à
Paris. Mais lorsque j’étais retournée aux États-Unis, l’année d’avant,
pour mon intervention à l’ONU et l’inauguration de la rue Line-
Renaud, j’avais dit et répété que c’était mon dernier voyage, mes
adieux définitifs à cette Amérique que j’avais tant aimée et qui
m’avait tant donné. Chose que j’avais déjà affirmée haut et fort
l’année précédente, quand il s’était agi de célébrer les cinquante ans
du Caesars Palace.
J’essayai d’expliquer tout cela à Gary, mais il ne voulut rien
entendre. Fêter cet anniversaire sans moi était inconcevable. À
l’écouter, le Paris me devait tout ou presque. C’était évidemment très
exagéré, mais Gary n’en démordait pas. Je promis d’y réfléchir. En
réalité, ma décision était prise. Pour une fois, la sagesse prenait le
dessus. Je déteste l’avion, je savais dans quel état de fatigue
m’avaient laissée mes précédents séjours, ma maison de Malabar
Avenue était vendue, j’avais rapatrié en France les archives qui
s’entassaient encore dans le garage, dit au revoir à mes nombreux
amis.
Dans mon esprit, l’épisode américain était définitivement clos. La
suite démontrera que je me trompais.

*
Quelle étrange attirance m’a ramenée sans cesse vers ce pays
découvert en 1955 un peu par contrainte, lorsque Édith Piaf, grande
artiste mais jalouse et capable de cruauté, monta une cabale contre
moi. Bob Hope vint me voir chanter au Moulin-Rouge et, séduit, me
posa la question qui décida de la suite de ma carrière : « Would you
like to go to America ? »
Si j’aimerais aller en Amérique ? J’en rêvais. À peine quelques
semaines plus tard, Loulou et moi débarquions à New York, où je
débutai par un contrat de trois semaines au Waldorf Astoria. Nous
étions en 1955. J’avais vingt-sept ans.
Qu’est-ce qui me plut chez les Américains ? Leur simplicité, leur
sens de l’hospitalité, leur inépuisable vitalité, leur humour.
Qu’est-ce qui fit que les Américains m’adoptèrent si facilement ?
Sans doute qu’ils trouvaient chez moi les qualités mêmes que
j’appréciais chez eux.
Je suis restée moi-même, j’ai appris leur langue mais gardé mon
accent, comme Gaby Deslys, comme Maurice Chevalier avant moi.
Je n’ai rien fait d’extraordinaire pour les séduire, j’ai juste essayé de
bien exercer mon métier. Et de ce côté-là, oui je l’avoue, j’ai essayé
d’imiter les Américains, car leur professionnalisme n’a pas
d’équivalent au monde.
Française tendance cocorico, je me suis toujours sentie
parfaitement à l’aise là-bas. Deuxième patrie ? Non, on n’a qu’une
seule patrie comme on n’a qu’une seule famille. Mais il est des
patries d’adoption, comme il est des familles d’adoption. C’est aux
États-Unis que je suis allée puiser des idées nouvelles, là où j’ai
senti, peut-être avant d’autres, ce qui bougeait dans les mœurs, les
tendances, les modes. Je garderai toujours un attachement profond
pour ce pays qui m’a si généreusement accueillie et tant gâtée.

*
Lorsque le rideau tomba, le 6 novembre 1979, sur ma dernière
au Casino de Paris, j’annonçai au public que plus jamais je ne
mènerais la revue. « Vingt ans, c’est un beau bail, non ? » L’émotion
était à son comble, le public pleurait, les gens criaient : « Ne partez
pas ! » C’était très émouvant et un peu démesuré. J’étais touchée
mais déjà loin. On ne prend pas une décision pareille sur un coup de
tête, je savais qu’elle était irrévocable.
Comme nous remontions en voiture vers La Jonchère cette nuit-
là, Loulou me dit : « Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? » Je
restai silencieuse un instant.
« J’ai d’autres cartes dans mon jeu. Je veux me laisser le temps
de les jouer. »
Au fond de moi, j’avais un but : devenir comédienne. Mais je ne
me faisais pas d’illusions. Ça prendrait dix ans. Le temps
d’apprendre mon nouveau métier, mais surtout le temps que je sois
acceptée sous ma nouvelle identité, comédienne, à la fois par le
public, par la critique et, plus difficile encore, par le milieu du théâtre
et du cinéma, peu enclin à l’indulgence pour les transfuges de la
chanson. C’est pourquoi j’ajoutai : « Prenons une année sabbatique,
partons en Amérique, voyons ce qui se passe là-bas. On va bien
trouver une idée. »
Loulou ronchonnait. « On n’abandonne pas sa carrière comme
ça ! » Mais je n’avais pas le sentiment d’abandonner quoi que ce
soit. Je cherchais un nouvel élan. J’avais été témoin des dernières
apparitions de Mistinguett et j’en avais tiré une certitude : on
n’exhibe plus ses gambettes au-delà de cinquante ans. Il est vrai
que la Miss en avait alors près de soixante-quinze ! La revue
s’appelait Paris s’amuse. On raconte que lorsque Mitty Goldin, le
directeur de l’ABC, exposa à Mistinguett l’argument de l’un des
tableaux, Une vieille vedette apprend le métier à une jeune artiste, celle-
ci l’interrogea : « Oui, c’est bien. Mais qui va faire la vieille ? »

*
En janvier 1981, laissant La Jonchère et nos chiens sous la
garde de Marcelle et Fernand, le couple qui nous secondait depuis
des années, nous sommes donc partis pour Los Angeles. Nous
étions à peine installés dans l’appartement que nous avions loué à
Century City Park East que la ville fut ébranlée par une secousse
sismique comme elle en connaît fréquemment. Bien que d’une
magnitude limitée, le phénomène me terrifia. Je hurlai à Loulou :
« Téléphone au gardien, demande-lui ce qu’il faut faire ! » Moins
inquiet que moi, Loulou, pour me rassurer, composa le numéro du
gardien et lui posa la question. Ce à quoi le gardien, flegmatique,
répondit simplement : « Pray ! » Autrement dit : « Priez ! » Et sur ce,
il raccrocha. Au bout de quelques instants, les répliques qui suivent
la secousse initiale cessèrent. Le Big One n’était pas encore pour
cette fois.

Un journal apprit que j’étais là et publia l’information. Je reçus


aussitôt un appel de Merv Griffin : « Line, on me dit que vous êtes en
ville, voulez-vous faire mon émission ? »
Merv était un très célèbre producteur et animateur de télévision,
une sorte de Michel Drucker à l’échelle américaine. Même charme,
même courtoisie, même capacité à jongler avec les sujets les plus
variés. Il avait inventé et mis sur le marché des jeux aussi célèbres
que Jeopardy ! ou La Roue de la fortune. Mais surtout, depuis 1962, il
présentait le Merv Griffin Show, d’abord sur NBC, ensuite sur CBS,
puis simultanément sur un grand nombre de réseaux. L’originalité de
Merv était de mêler dans son émission des personnalités très
diverses, issues aussi bien de la politique que du monde du
spectacle, de la littérature que du sport, des sciences ou des
affaires. De même, il alternait habilement légèreté et sérieux,
divertissement et réflexion. Préparant avec soin ses interviews, il
prenait le temps de converser longuement avec ses interlocuteurs,
ce qui, à cette époque, était très nouveau aux États-Unis. The Merv
Griffin Show remporta en tout une dizaine d’Emmy Awards,
récompense suprême en matière de télévision américaine. Et Merv
Griffin resta également dans les mémoires pour avoir recueilli la
dernière interview d’Orson Welles, la veille même de sa mort.
J’avais déjà été invitée plusieurs fois dans les émissions de Merv
et c’est donc en habituée que je participai à celle-ci. Une fois encore,
je fus ébahie par sa virtuosité, sa curiosité intellectuelle et l’aisance
avec laquelle il naviguait d’un sujet à l’autre. Et, soudain, une idée
me vint. Profitant d’une pause, je lui dis : « Merv, pourquoi ne
viendriez-vous pas faire une émission en France ? Je pourrais vous
faciliter les contacts. » Il parut surpris, puis intéressé. Mais, prudent,
il réserva sa réponse.
Quelques jours plus tard, Murray Schwartz, le producteur de
l’émission, m’appela. Il me dit que Merv et lui me remerciaient de ma
proposition, qu’ils l’avaient étudiée sérieusement, mais qu’il n’était
pas possible de déplacer toute une équipe en France pour une seule
émission. Je m’exclamai : « Une émission ? Avec tout ce qu’il y a en
France, vous pouvez en faire au moins cinq ! » Et de citer en vrac
nos trésors nationaux : « Paris ! Le Louvre, Notre-Dame ! Les vins
de Bordeaux ! Le Mont-Saint-Michel ! » Il y eut un silence au bout du
fil. « Pourquoi pas ? réagit enfin Murray Schwartz. Je vais en parler
à Merv. »
Le lendemain, il me rappelait. C’était d’accord.
Merv, apparemment, ne regretta pas le déplacement. Ce n’est
pas cinq, mais six émissions qu’il tourna finalement en France.

En racontant cela, je m’étonne une fois encore. Qu’est-ce qui m’a


pris ? Comment ai-je osé ? C’est probablement parce que je me suis
souvent jetée à l’eau sans réfléchir, parce que j’ai forcé le destin,
saisi ma chance au vol, que j’ai pu réussir certaines choses dans ma
vie.
Dans ce cas précis, j’avais une petite idée en tête quand j’ai
proposé à Merv Griffin de venir tourner en France. En disant France,
je pensais surtout Paris, une ville dont le maire s’appelait Jacques
Chirac, lequel s’apprêtait alors à poser sa candidature à la
présidence de la République lors de l’élection de 1981. Par rapport à
ses principaux concurrents, Valéry Giscard d’Estaing et François
Mitterrand, Chirac souffrait d’un déficit d’image sur le plan
international.
Je raconterai plus tard ma rencontre avec Jacques en 1975.
Nous étions vite devenus de grands amis. Persuadée qu’il était
promis à un grand avenir, j’étais résolue à l’aider. Cette émission
m’en donnait l’occasion.

Je me lançai tête baissée dans l’aventure, commençant d’abord


par mettre en rapport les producteurs de l’émission avec la mairie de
Paris. Il fut entendu que Jacques Chirac apparaîtrait en personne
dans la première et la dernière émission, lui conférant ainsi une
sorte de patronage officiel. Arrangement qui, par la même occasion,
permettrait à Jacques de se présenter aux Américains, qui ignoraient
souvent son nom et n’avaient jamais vu son visage. Bien entendu la
Ville accorderait toutes les autorisations nécessaires et faciliterait le
tournage pour tout ce qui dépendait d’elle. Je me mis ensuite en
quête de lieux, de personnalités, d’entreprises prestigieuses autour
desquels agencer chaque émission. L’Opéra de Paris et son école
de danse, les champagnes Taittinger, les parfums Rochas, le
restaurant Maxim’s, Dior… Merv Griffin, ravi, transportait ses
caméras et ses micros de lieux enchanteurs en cadres magnifiques.
Aujourd’hui, les choses se passeraient sans doute bien différemment
et l’approche de la France serait plus authentique. Mais il y a
seulement quarante ans, on n’aurait pas imaginé montrer aux
Américains des quartiers difficiles, des usines à l’abandon ou des
campagnes désertées. La France, c’était Versailles et la tour Eiffel, il
n’y avait pas à sortir de là.
C’est au sommet de la tour Eiffel que se déroula d’ailleurs la
sixième et dernière émission. Comme prévu, il revint à Jacques
Chirac de conclure. Il en profita pour s’adresser aux Français
d’Amérique – concitoyens mais aussi électeurs. L’amie et la militante
que j’étais, la chiraquienne, pouvait être satisfaite. Le but était atteint.
Pas tout à fait pourtant, car l’émission, contrairement à ce que
j’avais espéré, fut seulement tournée en octobre 1981, plusieurs
mois après l’élection présidentielle. François Mitterrand l’avait
emporté, Jacques Chirac, arrivé en troisième position derrière
Giscard, avait été éliminé au premier tour. Mais qu’importe, en
politique, il faut savoir être patient et viser loin. Les petits cailloux
semés en cours de route se révèlent parfois utiles à long terme.
Certains d’entre vous s’étonneront de me voir consacrer tant
d’efforts à une activité en apparence aussi éloignée de mon métier
d’artiste. Mais outre le fait que j’apparaissais dans chaque émission,
entretenant ainsi ma popularité aux États-Unis, il faut comprendre
que j’étais dans une période où je n’étais pas assurée de la façon
dont ma carrière allait se poursuivre. J’étais jeune encore, j’avais
cinquante ans, je me sentais forte, audacieuse, déterminée. Si je
n’étais pas une femme d’affaires, si je n’ai jamais su profiter des
occasions qui m’étaient proposées de réaliser des opérations
financières avantageuses, j’avais l’esprit d’entreprise, j’étais à l’affût
de bonnes idées, j’aimais susciter des rencontres, mettre les gens
en rapport et les associer autour d’un projet commun.
Ce penchant prit quelquefois des allures loufoques. Ainsi,
lorsque je demandai et obtins un rendez-vous avec Jacques
Abergel, le patron d’Europe 1. Il me reçut aimablement, persuadé
que j’avais un projet d’émission à lui proposer, ou autre chose en
rapport avec le métier. Pas du tout. J’avais vu à la télévision que,
quelque part aux États-Unis, un fabricant de tissu détenait le brevet
et commercialisait un textile parfaitement imperméable, léger,
agréable à porter, de toutes les couleurs. Remuant ciel et terre,
j’avais retrouvé cet industriel au fin fond de l’Amérique et obtenu qu’il
me cède l’exclusivité pour la France. Le rendez-vous avec Abergel
avait pour but de négocier des conditions avantageuses avec la
régie publicitaire d’Europe 1 afin d’assurer la promotion de ce tissu
miracle. Lorsque Abergel, après les politesses d’usage, m’entendit
exposer ma requête, il fut littéralement estomaqué. À la fin de
l’entretien, tandis qu’il me raccompagnait, il insista une dernière fois :
« Dites-moi, Line, vous êtes certaine que vous ne voulez pas me
parler d’autre chose ?
— Non, lui répondis-je tranquillement. Rien que de ça, le tissu
imperméable. »
Par la suite, une augmentation des droits de douane fit que
l’affaire tomba à l’eau.
Fâcheux pour un tissu imperméable.

*
Les années 1980 se passèrent en incessants allers-retours entre
les États-Unis et la France. Tout de suite après le Merv Griffin Show,
je rééditai l’opération avec Perry Como, que je réussis à entraîner à
Paris en 1982 pour son traditionnel show de Noël, le Perry Como’s
Christmas. Peu connu en France mais immense star aux États-Unis,
Perry Como fait partie d’une lignée prestigieuse de crooners italo-
américains, dont les chefs de file s’appelaient Frank Sinatra, Dean
Martin, Frankie Laine ou Tony Bennett. Il avait une très jolie voix,
dans le style de Bing Crosby. Mais sa réputation de chanteur fut
éclipsée par sa carrière d’animateur de télévision. Pendant
cinquante ans, chaque année, il produisit pour ABC ce show de Noël
qu’il transporta aux quatre coins de la planète, du Mexique en
Irlande, de Hawaii à la Terre sainte. Les lecteurs curieux pourront
trouver sur Internet – prodige qui ne cesse de m’émerveiller –
l’intégralité de l’émission que nous fîmes à Paris. Dans le genre
rétro, ça vaut le coup d’œil ! L’invitée d’honneur était Angie
Dickinson. Y figuraient aussi le chanteur argentin Jairo, alors en
pleine gloire, le chœur d’enfants de Notre-Dame de Paris, Perry
Como lui-même interprétant de nombreuses chansons, dont
plusieurs en duo avec moi. Dans le show, j’expliquai également
l’origine du cancan. Pour l’occasion, nous avions investi les rues de
Montmartre. Les danseuses étaient habillées en lavandières et,
comme dans les tableaux de Toulouse-Lautrec, elles relevaient leur
jupe en dansant, afin de montrer que leurs dessous étaient bien
lavés. Une femme âgée est sortie du public en cancaneuse. Elle fit
le grand écart, sous les applaudissements des spectateurs. C’était
une ancienne danseuse qui n’avait pas résisté au plaisir de se
joindre à la troupe, sans même savoir qu’elle était filmée pour la
télévision américaine !
À la fin, nous chantions tous ensemble des chants traditionnels
de Noël. Naïf témoignage d’une époque où s’aimer les uns les
autres semblait un objectif qu’on avait quelque chance d’atteindre.
Tout ça paraît, hélas, un peu illusoire aujourd’hui.
L’émission fut diffusée aux États-Unis le 16 décembre 1982. Je
figure au générique non seulement pour ma prestation de
chanteuse, mais en tant que « Production liaison in Paris ».
Au même moment, j’étais tous les soirs sur la scène des
Nouveautés, où je jouais Folle Amanda de Barillet et Grédy, ma
première pièce et mon premier succès au théâtre. Ce qui ne
m’empêchait pas d’être en relation constante avec les États-Unis, où
je projetais de monter une adaptation de la pièce sous le titre The
Incomparable Loulou. Entreprise qui devait aboutir seulement quatre
ans plus tard.

Je ne peux dissimuler que l’une des raisons de mes allées et


venues d’un continent à l’autre était ma liaison avec Nate Jacobson.
Le sexe n’y avait plus aucune part et pourtant, malgré tous mes
efforts, je n’arrivais pas à me guérir de cet homme. Il vivait à présent
à Miami et avait pour compagne Kitty, une femme charmante. Ce qui
ne l’empêchait pas de me supplier au téléphone. « Si tu voulais
divorcer…
— Nate, je ne quitterai jamais Loulou. »
Maintenant moins que jamais, car j’avais failli le perdre. Dans la
nuit du 27 au 28 octobre 1982, Loulou fut opéré d’urgence d’une
rupture d’anévrisme. L’intervention dura sept heures. Les chirurgiens
ne lui donnaient qu’une chance sur deux d’en réchapper. Il s’en tira
de justesse, mais en sorti affaibli. Il était âgé de près de soixante-
quinze ans, et son état de santé nécessita ensuite une attention
constante. J’avais été son unique enfant, il devint le mien.
Nate continuait à me téléphoner. Nous discutions pendant des
heures, si proches encore l’un de l’autre. Je disais à ma mère : « Il
faut que je fasse disparaître cet homme de ma vie ! Il faut que j’y
arrive ! » La mort fit ce que je n’avais pas eu le courage d’accomplir.
Le 11 juillet 1987, le soir même où, après dix ans de procédure,
Loulou remporta le procès Feelings, alors que je débouchais une
bouteille de champagne dans notre chambre d’hôtel, à New York,
Eddy, le fils de Nate, m’appela. Son père venait de mourir à
Baltimore. Ce fut un choc immense pour moi. Je dis à Loulou :
« Donne-moi cinq minutes. » Je suis allée dans la chambre voisine,
j’ai essuyé mes larmes et, quand je suis retournée dans le salon,
nous avons levé nos verres pour célébrer la victoire de Loulou.

Les dernières années de Nate furent très dures. Alors que je


séjournais à Miami dans les années 1980, Nate me demanda de lui
prêter dix mille dollars, qu’il s’empressa de perdre dans les casinos.
Les derniers temps de sa vie, il ne se montrait plus, se laissant aller,
arborant une longue barbe. Il me répétait : « Forgive me baby, forgive
me ! » (Pardonne-moi bébé, pardonne-moi…)
En le voyant dans cet état, j’imaginais quelle aurait été ma vie si
j’avais quitté Loulou pour vivre avec Nate en Amérique. Je serais
probablement aujourd’hui dépressive, alcoolique et ruinée, à
supposer que je sois encore là pour vous en parler.
Souvent, dans les années qui ont précédé sa mort, Loulou
prenait ma main et me disait : « On a bien fait, hein ? » et je savais
qu’il faisait allusion, sans le dire, à cette époque de notre vie où nous
aurions pu nous séparer. Et moi, je répondais : « Oui Loulou, on a
bien fait. » Si j’ai été sincère, c’est bien dans ces moments-là. J’ai
éprouvé une passion pour Nate, mais je n’ai jamais aimé un autre
homme que Loulou.

*
Peu à peu, mes séjours aux États-Unis s’espacèrent. La santé
de Loulou lui interdisait les longs voyages en avion. Je n’osais pas le
laisser seul trop longtemps et je souhaitais profiter sans rien en
perdre de chaque instant qui me restait à vivre avec lui. À intervalles
réguliers, je séjournais quelques semaines à Las Vegas pour
conserver ma carte de résidente, la précieuse green card. J’en
profitais pour rendre visite à mes amis et j’étais heureuse de me
retrouver chez moi, dans cette maison qu’au temps où je vivais à
Vegas on avait surnommée l’ambassade de France. Depuis vingt-
cinq ans j’en avais laissé la libre disposition à Jillian, la mère de ma
filleule Michèle. Jillian n’avait jamais voulu changer le numéro de
téléphone ni l’annonce sur le répondeur. Si bien que, lorsqu’on
appelait et qu’il n’y avait personne pour décrocher, c’est toujours moi
qu’on entendait dire que j’étais absente, mais qu’on pouvait, si
nécessaire, enregistrer un message.
Et puis vint le moment où je dus me rendre à l’évidence : la green
card ne m’était plus d’aucune utilité, jamais je ne retravaillerais aux
États-Unis, et cette maison, que je conservais coûte que coûte
depuis des années, était en train de me ruiner. Il était temps de faire
mes bagages.
Ce fut, en 2016, le premier de mes derniers retours aux États-
Unis.

*
Cette fois déjà, tout était parti d’un coup de téléphone de Gary
Selesner. « Line, nous organisons une grande fête pour les
cinquante ans du Caesars Palace. Vous êtes ma première invitée. »
Cinquante ans déjà ? Mais oui, 5 août 1966…

Les souvenirs affluaient. Et d’abord, inévitablement, ma


rencontre avec Nate. La première vision que j’eus de lui, à travers un
brouillard de fumée, dans cette suite au quinzième étage du Dunes,
où une vingtaine d’hommes discutaient fiévreusement du projet
colossal qui enflammait Las Vegas : la construction, en un temps
record, d’un casino et d’un hôtel fastueux de sept cents chambres,
conçus autour du thème de la Rome antique, le Caesars Palace. Ce
concept de casino à thème, sur le modèle des parcs de loisirs
inventés dix ans plus tôt par Disney, était radicalement nouveau et
bouleversait le modèle traditionnel et vieillot selon lequel avaient été
conçus le Desert Inn, le Sands, le Flamingo, ou même le Tropicana.
J’avais été conviée à cette réunion pour donner mon avis sur la
conception de la Main Room, la salle de spectacle. Il n’en fut jamais
question. Mais je suivis intégralement la discussion, fascinée par
l’âpreté des échanges. Comme si chacun jouait sa peau dans
l’aventure. Il s’agissait tout de même d’un projet à vingt millions de
dollars. Tout le monde, à Vegas, pariait sur un échec retentissant, et
l’extrême urgence des délais contribuait encore à enfiévrer
l’atmosphère. Peu à peu, mon attention se concentra sur un homme
que j’entrevoyais vaguement tant la fumée des cigares
s’épaississait. Il paraissait petit, il n’était pas d’une beauté
particulière, à part ses yeux, mais il émanait de lui un charme et un
sentiment de force extraordinaire. Il menait les débats avec
maestria, avançant habilement ses pions, battant en retraite si
l’opposition semblait trop forte pour mieux attaquer sous un autre
angle ultérieurement. Il parvint ainsi à faire adopter en douce
plusieurs propositions rejetées unanimement un instant plus tôt.
Il faut croire que, de son côté, la fumée opaque qui noyait la
pièce ne l’avait pas empêché de noter ma présence et que nos
pensées s’étaient rejointes. Alors que nous nous croisions le
lendemain dans un cocktail, il me glissa discrètement : « Je
m’absente trois jours. Puis-je vous téléphoner à mon retour ? » Je
répondis bien sûr sans réfléchir. En effet, trois jours plus tard, vers
deux heures du matin, après mon deuxième spectacle, nous dînions
au Top O’ the Strip, au dernier étage du Dunes. Et la nuit s’acheva
dans la suite qu’il occupait quelques étages plus bas.
Au matin, depuis la fenêtre du salon, il me montra une bande de
sable côté façade ouest de l’hôtel, là où se terminait la ville et où
commençait le désert.
« Regarde, me dit-il. Le Caesars Palace ! »
Il n’y avait rien que du sable rougeâtre. Du sable et la formidable
volonté de ce diable d’homme.

Dire que j’ai été associée à toutes les étapes de la construction


et de l’aménagement du Caesars Palace paraît présomptueux. C’est
pourtant ainsi que les choses se sont passées.
« What do you think ? » (Qu’est-ce que tu en penses ?) était la
phrase favorite de Nate. Notre relation était passionnelle, alternant
fous rires et disputes homériques. Il était jaloux, impulsif, capable de
mauvaise foi. Mais également tendre et attentionné. Nous discutions
des heures, il m’exposait ses projets dans le moindre détail,
m’expliquait sa stratégie, les complots de ses adversaires, son bras
de fer avec Jay Sarno, le promoteur du Caesars, ses relations
tendues avec les Teamsters, le redoutable syndicat des
camionneurs lié à la mafia, dont le patron, Jim Hoffa, risquait
beaucoup d’argent dans l’opération. Et toutes les deux phrases, la
question revenait : « What do you think ? » Je devais répondre
immédiatement. Suivant les cas, j’étais gratifiée d’un « Stupid ! » ou
d’un « Good ! You think like a Jew ». Nate était juif et, pour lui, seuls les
Juifs raisonnaient correctement. Être qualifiée de Juive n’était pas un
mince compliment.
Au fur et à mesure que le Caesars sortit de terre, les questions
de Nate se firent plus concrètes. Que ce soient les tentures, les
tapis, la vaisselle, le linge de table, l’uniforme des grooms, le papier
à lettres, où que je me trouve, à n’importe quelle heure, il sollicitait
mon avis, m’envoyait des échantillons, exigeait une réponse
immédiate. Nous sommes allés ensemble à Venise commander des
centaines de lampes et de lustres chez les maîtres verriers de
Murano, au Portugal choisir les azulejos dont seraient revêtus les
murs des salles de bains.
Si bien que pendant des années, lorsque j’entrais au Caesars
Palace, j’avais l’impression d’être chez moi. Heureusement la
décoration d’origine a progressivement été renouvelée et mise au
goût du jour, d’autant que la surface de l’hôtel a quintuplé entre-
temps. Il compte aujourd’hui très exactement 3 349 chambres
réparties en six tours !

Magistralement orchestrées par Gary Selesner, les festivités du


cinquantième anniversaire furent splendides. Je fus honorée bien
au-delà de ce que je méritais. À ma joie d’être associée à cet
événement se mêlait un peu de tristesse. Comment oublier la façon
dont se termina la fameuse soirée d’inauguration, le 5 août 1966 ?
Nate n’avait rien à voir avec la mafia. À certains indices, il avait
compris qu’à partir du moment où il avait réussi le pari insensé
d’ouvrir l’hôtel au jour dit il serait tôt ou tard écarté. Son rôle était
achevé, on n’avait plus besoin de lui.
La mafia ne voulait surtout pas qu’il mette le nez dans ses
affaires…

*
Durant cette nuit d’août 2016, entre deux salves du feu d’artifice
qui mit un terme à la soirée des cinquante ans du Caesars, Carolyn
Goodman, la maire de Las Vegas, m’annonça son intention de
donner mon nom à une rue de la ville. J’éclatai de rire. La petite fille
élevée dans un coron au Pont de Nieppe ne pouvait y croire.
Pourtant Carolyn paraissait très sérieuse.
Je connaissais depuis longtemps cette femme énergique et
chaleureuse. Succédant à son époux, Carolyn avait pris en main les
destinées de la ville en 2011. Elle me témoignait beaucoup d’amitié
et il était rare que je séjourne à Las Vegas sans la rencontrer. Mais
j’avoue que, de retour en France, cette idée de rue Line-Renaud
m’était apparue comme un gag, un propos de fin de banquet. Je n’y
avais plus pensé, jusqu’au jour où le secrétariat de Carolyn m’appela
à La Jonchère pour fixer la date d’inauguration de ma rue.
Sauf à envisager un canular téléphonique, cette fois j’étais bien
obligée de me rendre à l’évidence : si invraisemblable que cela
puisse paraître, moi aussi j’aurais une rue qui porterait mon nom à
Vegas, comme mes amis du Rat Pack, Frank Sinatra, Dean Martin
ou Sammy Davis Jr., cette bande de copains – essentiellement des
hommes, il faut bien le dire – qui, dans les années 1960,
enchantèrent Las Vegas par leur charme, leur talent et leur
désinvolture.
Pourquoi Rat Pack ? Plusieurs hypothèses circulent quant à
l’origine de cette appellation. La version que je préfère en attribue le
mérite à Lauren Bacall. Constatant la sale mine des compères après
une soirée bien arrosée, elle se serait exclamée : « You look like a
goddamn rat pack ! » (Vous avez l’air d’une sacrée bande de rats !)
En vérifiant sur un plan de la ville, je pus constater que la future
voie n’était pas bien longue, mais qu’elle était merveilleusement
située, dans un triangle d’où l’on voit le Bellagio, anciennement
Dunes, le Caesars Palace et le Paris Hotel à Las Vegas. Trois lieux
qui ont marqué ma vie : le Dunes où je me produisais, le Caesars
Palace créé par Nate, et le Paris dont j’avais accompagné la
naissance.

*
Ainsi donc, je n’en avais pas tout à fait fini avec l’Amérique et il
était dit qu’une fois encore je traverserais l’Atlantique. Ce fut mon
deuxième dernier voyage aux États-Unis.
D’autant qu’un autre événement, beaucoup plus sérieux,
nécessitait ma présence là-bas. Début 2017, j’avais reçu une
invitation de la part de Michel Sidibé, le directeur exécutif
d’ONUSIDA, le programme de l’ONU chargé de coordonner l’action
de différentes agences spécialisées pour lutter contre le sida.
ONUSIDA avait convoqué à New York, en septembre, une
conférence des chefs d’État africains consacrée à la lutte contre le
sida et me demandait d’intervenir en tant que vice-présidente de
Sidaction. C’était un honneur en même temps qu’un devoir. Il m’était
impossible de refuser.
Voilà comment, le 21 septembre 2017, je me vis monter à la
tribune et m’adresser à cette noble assemblée. J’écris : « Je me
vis » car dans ce genre de circonstances, je l’ai souvent constaté, se
produit une sorte de dédoublement. Tout en parlant, en agissant, on
s’observe en train de parler et d’agir, on est à la fois acteur et
spectateur. Parfois, le spectateur est pris d’un doute : « Est-ce bien
moi ? »
J’ai rappelé d’abord que je connaissais l’Afrique depuis 1953, où
j’étais allée chanter au Congo, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au
Burundi. Ce continent m’avait marquée à jamais. « J’ai rencontré
des foules innombrables, des peuples joyeux et enthousiastes, une
humanité vibrante et généreuse qui m’a touchée au cœur. Parmi
eux, il se peut même que se tenaient vos parents, voire vos grands-
parents. Eh oui, j’avais vingt-cinq ans… Inutile de compter sur vos
doigts, vous n’en auriez pas assez, j’ai quatre-vingt-neuf ans ! »
Puis j’ai parlé de mon engagement contre le sida. J’ai dit
comment mon action m’avait ramenée souvent vers l’Afrique et j’ai
souligné les progrès accomplis. Puis j’ai conclu : « Le sida s’attaque
à quelque chose de parfaitement universel : notre intimité, nos
amours, nos désirs, le cœur même de notre humanité. C’est tous
ensemble que nous avons le pouvoir de changer le monde, de
réinventer une humanité sans sida. Je ne vous parle pas d’un vague
espoir, mais d’une volonté chevillée au corps. Demain, je veux
pouvoir dire qu’ensemble nous avons sauvé nos enfants. Il est de
notre devoir de leur laisser une pleine santé en héritage. De leur
donner la vie. La vie, oui, tout simplement la vie. »

Dire que j’ai été longuement applaudie par l’assistance, qui


s’était spontanément levée à la fin de mon discours, ferait croire à
une coquetterie d’artiste. Mes amis Jean Reno, sa femme, Zofia,
Dominique Besnehard, présents dans la salle, seraient plus à l’aise
que moi pour en témoigner.

*
Ce soir-là, Jean et Zofia m’emmenèrent dîner au Bernardin. Ce
fut comme un pèlerinage. Je n’y avais jamais remis les pieds depuis
la soirée de juillet 1987 où nous avions fêté la victoire de Loulou
dans le procès Feelings. Plus tôt dans la soirée, je l’ai raconté, j’avais
appris la mort de Nate.

Ce dîner et les souvenirs qu’il ravivait en moi me donnèrent envie


de revoir Don Zakarin, notre avocat. Je lui téléphonai, nous prîmes
un verre au Plazza. Chaleureux, brillant, suprêmement intelligent, tel
je l’avais quitté, tel je le retrouvai. Il n’avait pas beaucoup changé
physiquement non plus. Si je l’avais croisé par hasard, il me semble
que je l’aurais tout de suite reconnu.
Pendant dix ans, Loulou s’était battu devant les juridictions
françaises puis américaines pour faire reconnaître la paternité de sa
chanson Pour toi, plagiée par le Brésilien Morris Albert et qui était
devenue un succès mondial sous le nom de Feelings. Avocat
spécialisé dans le domaine de la propriété intellectuelle, Don Zakarin
avait seulement trente-trois ans lorsqu’il accepta de défendre les
intérêts de Loulou dans cette affaire où le succès était rien moins
qu’attendu. On connaît le montant démentiel des honoraires
d’avocat aux États-Unis. Don Zakarin accepta d’être payé au
pourcentage, sur le montant des sommes qui reviendraient à Loulou
au cas où il l’emporterait. « C’est presque comme si tu avais déjà
gagné », avais-je dit à Loulou. Car, évidemment, les avocats
acceptaient d’être payés de cette façon seulement s’ils estimaient
qu’il y avait une chance de victoire.
Longtemps l’issue du procès fut incertaine. Mais peu à peu le
vent tourna en notre faveur. Preuve en fut que nos adversaires
proposèrent un arrangement à l’amiable. Un million et demi de
dollars.
« Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Don.
— I want my baby back ! » (Je veux récupérer mon bébé !)
s’exclama Loulou.
Alors je vis cet homme jeune, des larmes plein les yeux, prendre
le visage de Loulou dans ses mains et lui déposer un baiser sur le
front.
« I would have been so disappointed if you’d said yes… » (J’aurais été
tellement déçu si vous aviez accepté…)

Je me souviendrai toujours de la dernière audience. Nous


n’avions même pas compris que le procès venait de s’achever. La
Cour s’était retirée, les avocats rangeaient leurs affaires. S’agissait-il
d’une suspension de séance ? Je me penchai vers le musicologue
dont l’expertise avait conclu sans ambiguïté en notre faveur.
« Que se passe-t-il ?
— Comment ? Mais vous avez gagné ! »
Je serrai Loulou dans mes bras. Il pleurait derrière ses lunettes.
C’était vraiment un faux dur, mon Loulou…

*
Il n’y eut ni fanfare ni foule en délire pour l’inauguration de la Line
Renaud Rd le jeudi 28 septembre 2017. Ce fut une cérémonie
intime, en présence de Carolyn Goodman, de Gary Selesner et de
quelques amis venus de Los Angeles, de Palm Springs et même de
France. Mais mon émotion n’était pas feinte lorsque fut dévoilé le
panneau qui portait mon nom. Parmi les sentiments qui se
bousculaient en moi, ce n’était pas la vanité qui l’emportait, c’était la
fierté d’avoir laissé une trace, d’avoir bien fait mon boulot, d’avoir
représenté du mieux que je pouvais la femme française. Et de tous
les souvenirs heureux que je gardais de cette ville, c’était celui de
ma grand-mère qui m’était le plus cher. Accompagnée de ma mère,
elle prit l’avion pour la première fois et vint fêter ici son quatre-vingt-
unième anniversaire. À son arrivée, les patrons du Dunes lui firent
survoler la ville en hélicoptère. Tout de suite à l’aise, elle se déplaça
dans Vegas comme si elle y avait toujours vécu, assistant tous les
soirs à un spectacle différent et ne manquant jamais le mien, qu’elle
vit une vingtaine de fois sans se lasser. « C’est bien, appréciait-elle.
Tu travailles comme une Américaine ! »
On célébra son anniversaire au Sultan’s Table, le meilleur
restaurant du Dunes. Vingt violonistes entourèrent grand-mère et
jouèrent pour elle Mademoiselle from Armentières. Submergée par
l’émotion, elle fondit en larmes, cachant vite son visage dans ses
mains. C’était la première fois de ma vie que je la voyais pleurer. On
ne pleurait pas chez nous. Nous n’en avions pas le temps.
Rentrée en France, elle fut emportée par un cancer un an après.
Elle partit satisfaite, car, pour cette femme élevée dans la pauvreté,
savoir ma mère et moi à l’abri du besoin suffisait à sa quiétude.
Cinquante ans plus tard, je tentai d’exprimer tout cela dans les
quelques mots que j’improvisai après la cérémonie d’inauguration de
la Line Renaud Rd. Et je finis en saluant mes copains du Rat Pack,
qui me voyaient de là-haut et devaient se dire, blagueurs : « Tiens,
elle est encore là, celle-là ? »

*
Trois jours après, le 1er octobre 2017, Annie, ma grande amie
américaine, et moi rentrions tranquillement en voiture au Caesars
après avoir dîné avec des copains. Annie conduisait, la radio
marchait en sourdine, nous bavardions. Soudain, Annie me fit signe
de me taire. « Chut ! J’ai l’impression qu’il se passe quelque
chose. » Elle augmenta le volume du poste. En effet la radio lançait
des appels, recommandant d’éviter le secteur de l’hôtel Mandalay
Bay. Il semblait que des événements graves s’y étaient déroulés.
Inquiètes, nous avons fait un long détour pour nous retrouver aux
abords du Caesars, où nous avons été bloquées. Les nouvelles
filtraient au compte-gouttes : lors d’un concert en plein air donné par
le chanteur Jason Aldean à l’occasion d’un festival de musique
country, concert auquel assistaient plus de vingt mille personnes, un
homme avait longuement tiré sur la foule à l’arme lourde depuis sa
chambre au trente-deuxième étage du Mandalay Bay. Selon un bilan
encore provisoire, on dénombrait plusieurs dizaines de morts et des
centaines de blessés.
Las Vegas semblait morte, la ville qui habituellement ruisselle de
lumières était plongée dans le noir. On n’entendait aucun bruit,
excepté les hurlements des sirènes de police et des ambulances.
Lorsque plusieurs heures plus tard nous avons été enfin
autorisées à regagner nos chambres au Caesars, la télévision nous
montra toute l’horreur du drame qui venait de se dérouler. Le tireur
était un retraité, un Américain blanc de soixante-quatre ans. Il avait
loué trois jours plus tôt, au Mandalay Bay, la chambre 135, qui offrait
une vue dégagée sur le festival de musique country. Une équipe
d’assaut avait fait sauter la porte et trouvé à l’intérieur le cadavre de
l’homme, qui, selon la police, venait de se suicider, ainsi qu’un
arsenal comprenant vingt-trois armes de différents calibres. Le bilan
final s’établit à cinquante-neuf morts et cinq cent vingt-sept blessés.
Ce qui en fit la plus grande tuerie de masse de l’histoire des États-
Unis.
L’État islamique revendiqua la fusillade, affirmant que l’auteur
s’était converti à l’islam quelques mois plus tôt. Hypothèse que
démentit énergiquement le FBI. On ignore encore aujourd’hui les
motivations exactes du tueur fou.

*
Rappelé plus tôt que prévu par un tournage, Franck, mon
coiffeur, qui m’avait accompagnée jusque-là, fut obligé de rentrer à
Paris quelques jours avant moi. Cela ne m’enchantait guère. Je l’ai
dit, j’ai peur en avion, une peur qui me noue de l’instant où l’avion
commence à rouler sur la piste à celui où il s’arrête devant la
passerelle de débarquement. Le seul remède que je connaisse
consiste à serrer une main amie durant tout le voyage. C’est dire
que la perspective d’un voyage solitaire de onze heures me
terrorisait. Pour augmenter encore mon appréhension, Annie m’avait
prévenue qu’il lui serait impossible de m’accompagner de Vegas à
Los Angeles, où je devais prendre mon avion pour Paris. Si bien
qu’aux onze heures de vol il fallait ajouter cinq heures de solitude en
voiture.
J’ai conscience qu’exposer des craintes aussi insignifiantes
après avoir évoqué l’horrible tuerie du Mandalay Bay peut paraître
indécent. Mais la peur que j’éprouve échappe à tout raisonnement.
J’entrepris de culpabiliser Annie. Je la traitai de lâcheuse. « Tu
m’amènes au beau milieu du désert et tu m’abandonnes ! » Mes
plaintes incessantes finirent par produire leur effet. La malheureuse,
excédée, décommanda les rendez-vous importants qu’elle avait ce
jour-là, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Redoutable femme
d’affaires, elle n’apprécie guère l’imprévu. Sa boutique d’habillement,
dans l’enceinte du Paris Hotel, s’appelle Paris-Line, et une affiche de
ma revue orne la vitrine, si bien que les touristes français sont
persuadés que le magasin m’appartient !
Nous avons donc pris la route ensemble. À peine étions-nous
parties qu’une pluie torrentielle se déversa sur l’autoroute. D’une
violence inouïe, elle ne cessa pas de tout le trajet. On ne voyait pas
l’extrémité du capot de la voiture, nous roulions au pas. Bientôt nous
nous sommes trouvées engluées dans un monstrueux
embouteillage. Je m’énervais contre le GPS dont la voix féminine
s’était tue depuis un bon moment.
« Pourquoi elle ne parle pas ?
— Parce qu’il n’y a rien à dire », me répondit Annie, qui se
départit rarement de son calme – chose qui peut devenir rapidement
exaspérante quand on se sent soi-même sur le point d’exploser.
Bravant la tempête, conduisant au radar, louvoyant habilement,
Annie finit par me déposer à temps à l’aéroport. Elle m’avoua par la
suite que la tension avait été si forte que, renonçant à rentrer à
Vegas le soir même, elle avait pris une chambre sur place, bu deux
verres de vin coup sur coup et qu’elle était montée directement se
coucher.
Quant à moi, chance inespérée, je dormis comme jamais j’avais
dormi dans un avion.
Ainsi, pensais-je à tort, se refermait le cycle de mes voyages aux
États-Unis. Accoutumée à trouver un sens à toute chose, je me dis
que l’orage apocalyptique qui s’était abattu sur nous lorsque Annie
m’avait amenée à l’aéroport de Los Angeles m’avait été envoyé par
Loulou et maman pour gommer la tristesse de cet ultime départ.
De même que, lorsque je me plaignais enfant du mauvais temps
les derniers jours de vacances, ma mère me répondait : « Tu devrais
t’estimer heureuse. Comme ça tu ne regretteras pas de retourner à
l’école ! »
5
Mme Fleur

C’est un arbre tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Depuis la


fenêtre de ma chambre d’hôpital, je n’en vois que le sommet.
D’après sa tête, je juge du tronc. Il ne doit pas être bien costaud. Un
arbre de cour d’école ou de prison. On me dit qu’il n’est pas si
ordinaire que ça, cet arbre. Que c’est un frêne et que les frênes sont
attaqués par des champignons. Ils meurent les uns après les autres,
il n’en restera bientôt plus.
Ordinaire ou pas, je l’aime, mon petit bout d’arbre. Hier, on a
installé un pare-fenêtre. Il semble que, depuis le bâtiment d’en face,
on disposait d’une vue plongeante dans ma chambre. Des
paparazzis auraient pu en profiter. D’où le pare-fenêtre. Et, pour plus
de sécurité, on a équipé les dix chambres de l’étage de la même
façon. Ainsi, la mienne se fond dans le lot.
J’ai eu très peur en voyant arriver les ouvriers. N’allaient-ils pas
me boucher la vue avec leur pare-fenêtre ? Finalement je vois
encore un bout de ciel, et mon arbre, bien que raccourci, est toujours
présent. Est-ce dans cet arbre que niche l’oiseau qui pépie du matin
au soir ? À vrai dire, rien ne me prouve que ce soit toujours le
même. Peut-être se relaient-ils. Mais je préfère penser qu’il est
unique. Il me tient compagnie. C’est mon oiseau et c’est mon arbre.
*
Les journées sont longues à l’hôpital. Elles se ressemblent
toutes. On en perd le compte. Chaque matin, l’une ou l’autre des
aides-soignantes m’interroge : « Quel jour sommes-nous, madame
Fleur ? » J’hésite. Hier ressemblait à avant-hier qui lui-même n’était
guère différent des cinq jours qui s’étaient écoulés depuis mon
arrivée à l’hôpital Stell, sous ma nouvelle identité. Mme Fleur.
Après Jacqueline Ray, après Line Renaud, c’était ma troisième
métamorphose. Mme Fleur, une patiente comme une autre. Une
anonyme.
Car c’était toujours le même souci qui m’obsédait : que personne
ne sache ce qui m’était réellement arrivé. Un artiste n’a pas le droit
d’être malade… J’ai débarqué ici emmitouflée jusqu’au cou, un bonnet
sur la tête, les yeux dissimulés par des lunettes noires.
Incognito.
Du moins je le croyais. Ou faisais semblant de le croire, pour me
rassurer.
Eddy, l’un des infirmiers, m’a raconté plus tard que, lorsqu’il avait
dit à son père qu’un bruit courait selon lequel une personne
importante allait être admise dans son service, celui-ci l’avait
regardé l’air finaud : « Est-ce qu’elle n’a pas une cabane au Canada,
ta personne importante ?
— Je ne sais pas, pourquoi ?
— J’ai lu que Line Renaud s’était cassé la cheville. Elle habite
bien Rueil ? »
Tout le monde, pourtant, s’était plié à la règle. Durant mon séjour,
personne ne m’a appelée autrement que Mme Fleur. C’était aussi
une façon, pour le personnel hospitalier, de manifester que je ne
bénéficiais pas d’un traitement de faveur, que tout patient était
considéré de la même manière. Mme Fleur, c’était en quelque sorte
mon matricule.

Un long séjour à l’hôpital, quelle qu’en soit la cause, n’est jamais


bon à mon âge. Le moteur, qui fonctionnait sur sa lancée, peut se
gripper. Il faut le faire tourner régulièrement, l’entretenir.
Tout est motif à rééducation. Se rappeler la date, se souvenir si
on a pris ou non tel ou tel comprimé, retenir le prénom des
infirmières : Dominique 1, Dominique 2, Francine, Nathalie, Aïssé,
Céline, Cécile, N’Dey… Et la nuit : Raphaëlle, Aïcha, Fatima, Safia…
Chacune des aides-soignantes s’y employait. D’un bout à l’autre
de la journée, je répondais à une multitude de questions qui
n’avaient d’autre intérêt que d’exercer ma mémoire.
« Qui vous a fait votre piqûre ce matin ?
— Francine ?
— Non.
— Aïssé ?
— Oui, Aïssé. Très bien, madame Fleur… »
Je me pliais sans protester à cette gymnastique mentale. Un peu
rouillé au départ, mon cerveau fonctionnait de nouveau sans à-
coups ni ratés.
Si seulement ma cheville, encore si douloureuse, voulait bien se
raccommoder…

*
Il est six heures du matin. Je ne dors plus depuis longtemps.
Dehors, il fait déjà grand jour. Il y a un peu de vent, mon arbre
frissonne, l’oiseau, tôt levé, fait des vocalises. Dans le lit voisin du
mien, Jacinthe dort encore. Elle et Marie-Annick se relaient pour me
tenir compagnie pendant la nuit. L’une ou l’autre, alternativement,
arrive de La Jonchère vers dix-sept heures, avec son pyjama, sa
brosse à dents et son oreiller favori, mou et épais pour l’une, plat et
ferme pour l’autre. Nous bavardons, je suis impatiente d’avoir des
nouvelles de la maison, de mes chiens qui me manquent
terriblement, des menus travaux décidés avant mon accident, du
jardin qu’entretient Luis et qui, promet-il, sera magnifique à mon
retour. Nous dînons de bonne heure comme c’est l’habitude dans les
hôpitaux. Ensuite c’est l’heure des nouvelles à la télévision. Puis je
suis impatiente de retrouver les émissions sur les affaires
criminelles, auxquelles Marie-Annick m’a convertie, moi qui n’en
avais jamais regardé aucune. Chroniques criminelles, Faites entrer
l’accusé, il n’y a que l’embarras du choix. Je suis bon public,
l’imagination des criminels me sidère autant que la perspicacité des
enquêteurs. Nous échafaudons des hypothèses, c’est à laquelle des
deux aura trouvé la première le fin mot de l’histoire. Tout cela nous
amène vers onze heures du soir. « C’est pas le tout, dit Marie-
Annick. Demain, il faut se lever. » Formule qui, dans mon état, n’a
pas grand sens.
Qu’importe ? Pour la première fois depuis l’enfance, je suis
couchée, lumière éteinte, avant minuit. Le sommeil tarde à venir et
n’est jamais très profond. Je passe des heures à gamberger.
Comment tout ça va-t-il finir ? Comment en suis-je arrivée là ?

*
Je n’aurais jamais dû accepter ce troisième voyage aux États-
Unis, le dernier des derniers.
Car après avoir longtemps hésité j’avais fini par me laisser
convaincre. Gary Selesner m’avait appelée presque tous les jours.
Le vingtième anniversaire du Paris Hotel approchait, il ne comprenait
pas mes hésitations, me récitait la liste des invités prestigieux, me
certifiait – et je n’en doutais pas une seconde – que je serais traitée
comme une reine. Quand je vis la suite qu’il avait mise à ma
disposition au Caesars Palace, dont il était également propriétaire, je
constatai qu’il n’avait pas exagéré. Cléopâtre en personne n’aurait
pas été mieux accueillie.

Le 15 février 2019, j’avais donc pris l’avion pour Los Angeles.


Une fois encore, Franck, mon coiffeur, avait accepté de
m’accompagner. J’apprécie sa présence, c’est un garçon discret et
sensible, il me connaît bien, je suis parfaitement à l’aise avec lui.
Durant le séjour, il était entendu que je logerais chez Cecilia
Peck, la fille de Véronique et Gregory Peck, qui avait
catégoriquement refusé que j’aille à l’hôtel et avait tenu à me
recevoir, comme le faisaient ses parents avant elle.

Avant de partir de Paris, je m’étais juré, puisque finalement les


circonstances me ramenaient aux États-Unis, de faire ce que je
n’avais jamais osé : flâner, profiter tranquillement de mes amis, jouer
les touristes. Une grande première pour moi. Je fus aidée en cela
par la présence de Franck, que je prenais plaisir à piloter. Los
Angeles n’est pas une ville où l’on se promène, c’est une ville où l’on
se reçoit. Il y a pourtant des quartiers pittoresques, certains anciens
comme Venice, d’autres devenus récemment tendance, comme
Silver Lake ou Echo Park. Nous faisions de longues promenades sur
la plage de Malibu, nous dînions face à la mer en bavardant
tranquillement.
J’avais oublié à quel point les portions étaient gargantuesques
dans les restaurants américains. Impossible de finir son assiette. Le
premier soir, je fus surprise de voir Franck réclamer un doggy bag.
Un peu gênée, je lui demandai s’il craignait d’être pris de fringale
dans la nuit. « Non, me répondit-il de son ton égal, mais je n’aime
pas gâcher la nourriture. Vous avez vu tous ces sans-abri qui
campent sur la plage ? C’est de la bonne nourriture, en rentrant à
pied à mon hôtel, je la leur donnerai. » Je fus confuse de ne pas y
avoir pensé. Dorénavant, aussitôt entrée dans un restaurant, je
dirais à Franck : « Il ne faudra pas oublier de demander un doggy
bag ! »

*
Par un bel après-midi où déjà flottaient dans l’air des effluves de
printemps, je suis allée, en compagnie de Franck, rendre visite à
Quincy Jones dans son immense et somptueuse maison de Bel Air.
Loulou adorait Quincy, l’homme et l’incomparable musicien.
« C’est mon dieu ! » disait-il à chaque fois qu’il parlait de lui.
Admiration que je partageais sans réserve.
Quincy a subi récemment deux AVC graves et nous montre une
large cicatrice au sommet de son crâne, conséquence de l’opération
qu’a nécessitée l’un d’eux. Il est content de me voir, mais il parle peu
et semble parfois absent.
Il s’anime et retrouve toute sa vivacité lorsqu’il est question de
Frank Sinatra, qu’il vénère. Comment oublier le disque légendaire,
Sinatra at the Sands, dans lequel Frank chante avec l’orchestre de
Count Basie, sur des arrangements de Quincy ?
Entre Quincy et la France, il y a une longue histoire d’amour.
Selon lui, Paris est la ville la plus accueillante du monde. C’est à
Paris qu’il vint étudier la composition avec Nadia Boulanger à la fin
des années 1950, c’est là que débuta sa carrière, quand il fut
engagé à vingt-quatre ans comme directeur musical par Eddie
Barclay, son ami chéri et adoré, son frère, ainsi qu’il qualifia Eddie
quand il apprit sa mort.
Nous avons en commun tant de souvenirs amicaux et joyeux,
Quincy et moi… Comme ce dîner chez les Peck, où Véronique et
Gregory avaient réuni autour de la table Stevie Wonder, Lionel
Richie, Quincy et moi. Ou encore la grande fête que j’avais
organisée pour lui à La Jonchère, au lendemain du concert qu’il
donna, en juillet 2000, au théâtre des Champs-Élysées. Cent
cinquante artistes, parmi lesquels Charles Aznavour, Johnny, Michel
Legrand ou Henri Salvador, se pressaient autour des buffets dressés
sur la pelouse.

Quincy me dit qu’il se rendra en juin prochain à Paris, où on lui


rendra hommage au cours d’une soirée de gala à l’AccorHotels
Arena. Bien sûr j’y assisterai et il viendra dîner à La Jonchère avant
de repartir pour Los Angeles. Ce sera peut-être, ajoute-t-il avec un
brin de mélancolie, son dernier voyage à Paris. Mais il a seulement
quatre-vingt-cinq ans. Ce qui laisse augurer d’encore nombreux
derniers voyages.
Comment prévoir, cet après-midi-là, que je serais bien empêchée
d’assister en juin au concert de Quincy, tout autant que de l’inviter à
dîner – sauf à partager un plateau-repas, assis sur le bord du lit,
dans ma chambre d’hôpital ?

*
Tout le temps que je restai immobilisée, Muriel vint chaque matin
prendre son petit déjeuner avec moi. De même que Claude était là à
midi quoi qu’il arrive – bien que ses parents, Jacques et Bernadette,
requièrent l’essentiel de son temps. On s’étonnera, après de telles
marques de dévouement, que je les considère comme mes filles…
Je savais que Muriel avait prévu d’assister au concert de Quincy
à Bercy, le jeudi 27 juin. Le vendredi au matin, à peine eut-elle
débarqué dans ma chambre un plein sac de viennoiseries à la main
que je la pressai de questions.
« Alors, Quincy, raconte, c’était comment ? »
Elle parut embarrassée.
« Eh bien, c’était… »
Silence. Long soupir. Moue perplexe. C’est inhabituel pour
Muriel, qui généralement donne son avis sans précaution. Je
compris mieux son embarras lorsqu’elle m’expliqua la façon dont
s’était déroulé le concert.
Sur scène un ensemble de cinquante musiciens jouait les
arrangements les plus célèbres de Quincy, tandis que le maître,
laissant à un autre le soin de conduire l’orchestre, se contentait,
assis sur un canapé, de présider en personne l’hommage qui lui était
rendu, serrant au passage la main des invités, prestigieux au
demeurant : Selah Sue, Shelea, Marcus Miller, Ibrahim Maalouf,
Véronique Sanson…
Difficile de faire la fine bouche devant une telle conjonction de
talents, mais Quincy dans tout ça ?
On m’a dit qu’un commentateur s’était risqué à demander à
Quincy Jones pourquoi il avait monté ce spectacle. « Money ! » avait-
il répondu sans hésiter, ponctuant sa réplique d’un grand éclat de
rire.
Quincy a eu trois femmes et sept enfants, lesquels lui ont donné
de nombreux petits-enfants. La maison de Bel Air doit lui coûter une
fortune. Il faut bien assurer les fins de mois…

*
Mais revenons à ce dernier de mes derniers voyages aux États-
Unis, qui précéda de quelques semaines mon AVC et, fort
probablement, en fut l’une des causes.
Fidèle à mon programme touristique, j’avais décidé de faire le
trajet de Los Angeles à Las Vegas en voiture, en empruntant la
célèbre Route 66. Alors que nous traversions les admirables
paysages désertiques à proximité du Grand Canyon, je me
remémorai ce qu’avait représenté pour moi l’aventure du Paris Hotel,
dont nous nous apprêtions à célébrer le vingtième anniversaire. En
cette fin des années 1990, ma carrière d’actrice marchait très fort,
les tournages s’enchaînaient, comment avais-je pu mener de front
tant d’activités différentes ?
Question sans réponse. Ou dont je ne souhaitais pas m’avouer la
réponse : pas d’enfants, pas de famille, plus de mari, pas d’amant,
bientôt privée de la présence, ô combien précieuse, de ma mère.
On dispose de beaucoup de temps quand on vit seule, mais à
quel prix ?

*
Arthur Goldberg, le fondateur du Paris Hotel, faisait partie de
cette nouvelle génération d’hommes d’affaires qui avait pris en main
l’industrie du jeu à Las Vegas, évinçant les anciens boss liés à la
mafia. Lui-même avait fait fortune dans le transport routier. Alors que
l’homme était entré par la petite porte dans ce monde dont il ignorait
tout, son empire, dix ans plus tard, était devenu si prospère qu’on
calculait que un dollar sur cinq risqués sur les tables de jeu par les
Américains passait par l’un des casinos dont il était propriétaire.
Goldberg envisageait de créer un nouveau casino sur le terrain
du Bonanza, où j’avais monté avec succès mes shows Flesh dans les
années 1970. La mode des casinos à thème battait son plein. Un
groupe concurrent venait de faire imploser le légendaire Sands, où
avait chanté Sinatra, et d’entreprendre à sa place la construction du
casino-hôtel The Venetian, réplique de la cité italienne. Goldberg se
décida pour Paris. Mais contrairement aux promoteurs du Venetian,
qui avaient négligé de prendre contact avec la municipalité de
Venise, déclenchant de vives protestations, Goldberg, désireux
d’éviter toute polémique future, voulut s’entourer d’un maximum de
garanties. Mieux valait une ville flattée d’avoir été consultée qu’une
ville vexée d’avoir été tenue à l’écart.
J’avais croisé plus d’une fois Goldberg dans l’une de ces parties
dont sont friands les Américains. Il connaissait mes relations
amicales avec Jacques Chirac, maire de la capitale pendant dix-huit
ans et qui venait d’être élu président de la République. Il me proposa
de plaider le dossier du futur Paris Hotel auprès de son successeur.

C’est ainsi que, rentrée à Paris, je me retrouvai à l’Hôtel de Ville


dans le bureau de Jean Tiberi, vite séduit par le projet. Il fit voter une
délibération par le Conseil de Paris et organisa pour la presse une
exposition dans le hall de l’Hôtel de Ville. Affichés sur des chevalets,
les plans monumentaux de Joel Bergman – déjà architecte, trente
ans plus tôt, du Caesars Palace – produisirent une forte impression
sur les journalistes. Aux côtés du maire, je répondis à leurs
questions. Et quelques semaines plus tard, alors qu’à Las Vegas les
pelleteuses s’activaient déjà, Arthur Goldberg en personne vint
signer l’accord par lequel la Ville de Paris l’autorisait à utiliser le nom
de la capitale. Une photo officielle immortalise ce moment. Goldberg
et moi, toute de rose vêtue, encadrons Tiberi qui sourit aux anges.
Nous sommes en 1997, j’ai soixante-neuf ans et ma foi, si j’en crois
la photo, je suis encore pas mal du tout pour mon âge !

Loin d’en rester là, à la demande d’Arthur Goldberg,


j’accompagnai le projet durant les deux ans que dura sa
construction. Je devins une sorte de conseillère permanente et
d’ambassadrice plénipotentiaire entre Paris et sa copie sur le Strip
de Las Vegas.
Le projet architectural incluait la reproduction, à échelle plus ou
moins réduite, de plusieurs monuments parisiens : l’Opéra, le
Louvre, l’Arc de triomphe et bien sûr la tour Eiffel. On lui avait
réservé la place d’honneur, devant la façade principale de l’hôtel, et
dans un premier temps il avait été envisagé de la construire à taille
réelle. La proximité de l’aéroport McCarran, situé à seulement huit
kilomètres du centre, amena les promoteurs à se contenter d’une
réplique de 165 mètres de haut, contre 324 mètres pour l’originale,
soit la moitié. C’était déjà pas mal.
Autant l’accord de la Ville de Paris relevait d’une question de
courtoisie plus que d’une nécessité administrative, autant, s’agissant
de la tour Eiffel, il était indispensable de traiter avec l’organisme
public chargé de sa gestion. Je fis stipuler par contrat que l’image du
monument serait préservée. Pas question d’en faire un support
publicitaire, ou de l’affubler d’un nœud papillon et d’un canotier façon
Maurice Chevalier. J’insistai aussi pour que l’illumination de la tour,
entièrement repensée en 1985, soit reproduite à l’identique. Si elle
ne comportait pas encore le célèbre effet de scintillement qui lui
serait adjoint à l’occasion du deuxième millénaire, elle provenait non
plus de projecteurs extérieurs, mais de milliers d’ampoules
disposées à l’intérieur même du monument, ce qui soulignait à
merveille sa fine structure métallique. Des spécialistes vinrent des
États-Unis pour étudier le dispositif. Ils se grattèrent la tête, firent
des études, alignèrent des chiffres. Ça n’avançait pas. Je me
renseignai, trouvai le nom et le numéro de téléphone du concepteur
de l’éclairage, un certain Pierre Bideau, qui, si je me souviens bien,
vivait en Touraine. Je l’appelai : « Est-ce que vous accepteriez de
donner quelques conseils à nos amis américains ? » La première
surprise passée, il accepta de bon cœur et, si la tour du Paris n’est
pas aussi haute que sa grande sœur, je peux garantir qu’elle est
aussi bien éclairée.
On se doute que lorsque j’écris : « Je donnai un coup de
téléphone », il faut comprendre que je résume en un seul cinquante
appels passés au préalable. Rien ne me rebutait. Lorsque je trouvais
une piste, je ne la lâchais plus. C’était comme un jeu, j’adorais ça. Je
réglais mes affaires entre deux prises, les réalisateurs
s’impatientaient, les assistants devenaient fous. Ce n’est que plus
tard que je compris l’importance de la concentration, même entre les
prises, même pendant les réglages techniques, même hors du
plateau. De ce jour j’éteignis mon portable durant le travail.

À côté du casino, de l’hôtel, des salles de spectacle, il était prévu


que le Paris comporterait une allée marchande baptisée Le
Boulevard, revêtue de vrais pavés parisiens et bordée d’une
boulangerie, d’un kiosque à journaux, d’un marchand de vins
français, d’une boutique de mode et de diverses enseignes
typiquement françaises. À quoi s’ajouteraient une bonne dizaine de
restaurants. Je fus mise à contribution pour initier des partenariats,
notamment avec les Galeries Lafayette, dont le président me reçut
fort aimablement. L’accord finalement n’aboutit pas, malgré de
longues tractations. Même démarche auprès de Lenôtre. Je
connaissais bien Gaston Lenôtre, mais c’est avec Patrick Sicard, le
directeur général, que j’ai traité et c’est lui qui m’a beaucoup aidée à
convaincre Gaston. Je dois reconnaître qu’à cette occasion, j’ai joué
un double jeu à l’avantage de mon compatriote. Exaspéré par des
négociations qui n’en finissaient plus, Lenôtre voulait tout laisser
tomber. Je le sermonnais : « Tu peux pas leur faire ça ! » De leur
côté, les Américains se plaignaient : « Gaston demande trop cher.
On le veut, mais il faut qu’il soit raisonnable. » Je retournais voir
Lenôtre : « Ne cède pas. Ils te veulent. »
Finalement, aujourd’hui encore, les visiteurs peuvent déguster
les croissants et autres spécialités typiquement françaises de la
boutique Lenôtre, sur Le Boulevard du Paris, au son des valses
musettes généreusement diffusées par les haut-parleurs.

Le Paris fut construit dans les délais prévus et pour une somme
relativement modeste : sept cent quatre-vingt-cinq millions de
dollars, contre deux milliards pour le Bellagio, il est vrai d’une
capacité supérieure.
Je fus chargée de concevoir et d’organiser la partie artistique de
la soirée d’inauguration du Paris, le 1er septembre 1999. Catherine
Deneuve, Quincy Jones, Charles Aznavour, Michel Legrand
acceptèrent mon invitation. Accompagnée par Michel, je fis
l’ouverture en interprétant un pot-pourri de chansons françaises,
avant de chanter en duo avec lui.
Je m’étais entendue avec la Société de la tour Eiffel pour que le
monument véritable reste allumé plus longtemps dans la nuit,
compte tenu du décalage horaire. Ainsi, lorsque la tour s’éteignit à
Paris, elle s’alluma à Vegas. C’est à Catherine Deneuve que j’avais
confié la charge de tirer le cordon symbolique. Le petit-fils de
Gustave Eiffel, à ma demande, se tenait au pied de la tour à Paris.
Après avoir prononcé quelques mots très émouvants en hommage à
son grand-père, il fit le geste d’éteindre la tour à Paris, tandis que
Catherine Deneuve faisait celui d’allumer la tour de Vegas. Au même
instant un feu d’artifice embrasa le Paris flambant neuf. J’étais fière
de moi. Pour Paris.

*
Somptueuse, la fête donnée pour le vingtième anniversaire du
Paris ne suscita pas chez moi une émotion comparable à celle qui
m’avait saisie lors du cinquantième anniversaire du Caesars. Ni
Loulou, mort quatre ans plus tôt, ni maman, ni bien sûr Nate
n’avaient été mêlés au destin de cet hôtel. Arthur Goldberg lui-même
était décédé d’une grave maladie quelques années seulement après
que le Paris eut ouvert ses portes.
On me rendit hommage en des termes que la modestie et le
sens de l’humour m’interdisent de retranscrire. Devant l’hôtel, une
étoile incrustée dans le sol rappelait la part que j’avais prise à sa
création.
À cette occasion, je fus également faite citoyenne d’honneur du
Nevada, une reconnaissance supplémentaire qui me toucha
infiniment.

Mon séjour arrivait à sa fin et je voyais mal comment j’allais


pouvoir rentrer à Paris à la date prévue. Chaque jour une nouvelle
invitation s’ajoutait aux précédentes, des amis tenaient absolument à
me voir, se disant sans doute que l’occasion ne se représenterait
plus, du moins ici-bas. Je ne voulais pas les décevoir, j’avais moi-
même plaisir à les rencontrer, je ne sentais pas la fatigue et j’étais
heureuse de clore ce long chapitre de ma vie dans cette ambiance
de fête. Je sortais tous les soirs, un dîner, un spectacle, le Cirque du
Soleil, David Copperfield, Céline Dion, qui après seize ans passés
au Caesars Palace s’apprêtait à mettre un terme à son show.
Véritable icône de Las Vegas, la chanteuse canadienne marquera à
jamais l’histoire du Caesars, comme Siegfried et Roy, les deux
célèbres magiciens et dresseurs de fauves ont marqué celle du
Mirage de 1990 jusqu’à 2003, année où Roy fut grièvement blessé
par Montecore, un superbe tigre blanc du Bengale avec qui il
exécutait un numéro. En fait, l’animal voulait protéger son maître qui
venait de faire un malaise sur scène. Il le prit par la tête et le traîna
en coulisses. Roy, en sang, criait : « Ne le tuez pas ! », mais l’animal
fut abattu. Lorsqu’on avait inauguré la rue Line-Renaud, en 2017,
j’avais été extrêmement émue de voir Siegfried et Roy parmi les
amis venus assister à la cérémonie. Roy, très affaibli, était en
fauteuil roulant. Il ne parlait plus. Il est mort en mai 2020 des suites
de complications liées au Covid-19. Sans lui, Las Vegas ne sera plus
tout à fait Las Vegas.
J’eus envie de faire une surprise à Donny et Marie Osmond, qui,
engagés au Flamingo en 2008 pour une série limitée de
représentations, étaient toujours à l’affiche onze ans plus tard.
Donny était le plus jeune des cinq Osmond Brothers, ces mormons
au sourire éclatant que j’avais vus chanter dans les années 1960
avec Andy Williams et qui m’avaient enthousiasmée. Au plus fort de
l’Osmondmania, je les avais fait venir à Paris pour mon émission
Line Direct. Là comme ailleurs ils avaient provoqué des réactions
d’hystérie collective, seulement comparables à celles que suscitaient
leurs concurrents, les Jackson Five. Devenus adultes, les cinq frères
avaient connu des fortunes – et surtout des infortunes – diverses,
Donny poursuivant sa carrière en solo, puis avec sa sœur Marie.
Je ne les avais pas avertis de ma venue – n’est-ce pas le
principe d’une surprise ? – et, à vrai dire, je doutais beaucoup qu’ils
me reconnaîtraient. Pourtant, du plus loin qu’il me vit dans la salle,
Donny poussa depuis la scène un véritable rugissement :
« Liiiiine !… » Il se précipita dans mes bras comme l’enfant qu’il était
lorsque je l’avais rencontré pour la première fois, cinquante ans plus
tôt. J’étais terriblement émue. Et tout le long de son show, il expliqua
aux spectateurs comment il m’avait connue, comment une première
fois sa mère, qui était leur manager, avait refusé ma proposition
d’aller chanter à Paris : « Let’s try America first ! » (Essayons d’abord
l’Amérique !) Comment, quelques années plus tard, ses frères et lui
étaient finalement venus participer à mon émission, le souvenir
ébloui qu’il gardait de ce voyage. Sa voix s’étranglait, je le voyais au
bord des larmes et je me disais : « Eh bien, bravo, ma vieille, tu as
réussi ton coup. Par ta faute, Donny n’arrivera pas au bout de son
show ! »

*
Beaucoup d’émotion aussi, au cours du déjeuner que je
partageai avec Eddy Jacobson, l’un des deux fils de Nate. Quelques
mois plus tôt, alors qu’à Paris je m’apprêtais à entrer chez le coiffeur,
mon téléphone portable avait sonné dans mon sac. J’étais en retard,
j’hésitai à répondre puis finalement je pris l’appel. Au bout du fil, une
voix inconnue. « Vous êtes bien Line Renaud ? C’est Eddy
Jacobson ! » Je me souvenais d’un garçon d’une vingtaine d’années
au moment où j’avais rencontré Nate. Il devait avoir aujourd’hui plus
de soixante-dix ans. Nous avons bavardé un court instant, il n’était
pas prévu à cet instant que je retourne jamais aux États-Unis, mais
je lui promis que nous resterions en contact.
Lorsque finalement j’avais entrepris cet ultime dernier voyage en
Amérique, j’avais hésité. Allais-je l’appeler ? En révélant
publiquement ma relation avec Nate dans mon livre Et mes secrets
aussi, je m’étais en quelque sorte libérée du sentiment de culpabilité
qui m’avait si longtemps habitée. Nate avait maintenant sa juste
place dans mon cœur, exactement où il devait être : à distance de
Loulou, différemment. J’étais apaisée, pourquoi souffler sur les
braises ?
Est-ce la curiosité ou le souci de ne pas blesser ce garçon – que
dis-je, ce garçon ? cet homme, et même ce vieil homme à présent –
qui avait fait la démarche de me contacter et qui d’une manière ou
d’une autre apprendrait ma venue et ne comprendrait pas pourquoi
je l’avais évité ?
Bref, à quelques heures de notre rendez-vous, dans l’un des
restaurants du Caesars, j’étais dans un état de fébrilité qui me
mettait en rage. J’avais choisi soigneusement ma tenue, j’avais
demandé à Franck de me coiffer et de me maquiller, pas trop, juste
le nécessaire. Comme si j’avais voulu faire bon effet, ne pas
décevoir Eddy, qu’il ne se dise pas en m’apercevant : « Mon Dieu,
c’est cette vieille bonne femme qu’a tant aimée mon père ? » Arrivé
en avance, Eddy m’attendait à la table qui nous était réservée. Il se
leva, vint au-devant de moi, et ses premières paroles furent pour me
dire : « Vous êtes belle ! » Rarement compliment d’homme m’aura
autant touchée.
Nous sommes restés plus de trois heures ensemble. Le
restaurant s’était vidé peu à peu, les tables étaient desservies et les
garçons avaient eu largement le temps de les dresser à nouveau
pour le service suivant. J’avais craint qu’Eddy n’éprouve un certain
ressentiment à mon égard. Au contraire, je fus surprise de constater
que j’étais étroitement liée à son histoire familiale. À l’évidence, Nate
avait parlé de moi à ses enfants. Ils savaient l’importance que j’avais
eue pour leur père et, loin de nous juger, ils respectaient notre
relation.
Eddy habitait maintenant Baltimore. Il me parla de sa vie
d’homme, bien sûr, mais il me parla surtout de son enfance : à quel
point c’était à la fois une chance et une souffrance d’être le fils de
Nate, un père à la personnalité écrasante, un modèle et celui à qui
on se jurait de ne jamais ressembler.
C’était comme si Eddy avait attendu toutes ces années pour
confier à moi seulement les vérités intimes qu’il gardait
soigneusement au fond de lui. Qu’est-ce que je représentais à ses
yeux ? Comment, à travers moi, vivait en lui le souvenir de son
père ? Un souvenir débarrassé de tout conflit, de tout ressentiment
et dont ne subsistait que le meilleur ?

*
Paris Match avait décidé de couvrir mon dernier voyage à Las
Vegas. Quand j’appris que c’était Catherine Tabouis, l’une de leurs
meilleurs journalistes, qui avait été choisie pour m’accompagner, je
fus enchantée. En 2016, c’était elle déjà qui avait suivi les cinquante
ans du Caesars. J’en gardais un excellent souvenir. Catherine est
une femme chaleureuse et drôle, c’était un choix parfait.
Nous sommes parties une journée entière faire un très beau
reportage photo dans le désert, à une vingtaine de kilomètres de
Vegas. Pour l’occasion, Franck fut non seulement coiffeur et
maquilleur, mais également styliste. Il s’en tira magnifiquement. Je
redoutais un peu cette journée, la chaleur, la poussière.
Heureusement nous n’étions qu’en mars. La température, à cette
époque de l’année, est plutôt agréable, même en plein désert.
Plusieurs fois au cours de la journée, il m’arriva de penser : « C’est
extraordinaire, je ne me sens absolument pas fatiguée ! »

Comme je l’avais craint, c’est donc quatre jours après la date


prévue que nous avons pu reprendre l’avion pour Paris. Je savais
que ce retard signifierait un surcroît de travail au retour, qu’il allait
falloir rattraper le temps perdu, reprogrammer les rendez-vous,
multiplier les réunions. Le week-end du Sidaction était fixé aux 5, 6
et 7 avril 2019. Chaque année, la préparation du prime de France 2
m’absorbait totalement : choix des artistes, des intervenants,
répétitions, etc. Pour Sidaction, cette soirée est essentielle. C’est
durant l’émission qu’est recueillie la majorité des dons. En rentrant à
Paris le 7 mars, il resterait tout juste un mois pour que tout soit prêt à
temps. Mais j’étais pleine d’optimisme, dans un état légèrement
euphorique. Je pensais : « J’y arriverai. »
Le jour du départ, nous sommes montés dans l’avion, Franck et
moi, et avons gagné nos places côte à côte. Franck se laissa tomber
sur son siège, boucla sa ceinture et soupira : « Je suis sur les
rotules ! »
Surprise, je m’autodiagnostiquai. Non, décidément, moi j’étais en
pleine forme.
Mais l’étais-je vraiment ? C’est comme si un fusible avait été
débranché, comme si les avertisseurs qui, en temps ordinaire, vous
mettent en garde contre les excès avaient cessé de fonctionner.
Toujours terrorisée par les décollages, je pris la main de Franck
et fermai les yeux, confiante.
J’en avais trop fait ? J’étais bien décidée à en faire beaucoup
plus encore. Dans l’avion, je dressai la liste de tous ceux que je
devais appeler sitôt rentrée à Paris, noircissant jusqu’à les rendre
illisibles les pages de mon agenda.
6
La femme la plus optimiste de France

Il est sept heures passées. Francine entre dans ma chambre


d’hôpital en chantonnant. Elle est originaire de Guadeloupe, elle a
toujours un refrain à la bouche, des airs qui ne correspondent ni à
son âge ni à sa culture. L’autre jour, c’était La Vie en rose. Incroyable
de voir à quel point une chanson peut traverser le temps et rester
gravée dans la mémoire du public, qui chante encore, sans même
les avoir apprises, des paroles écrites soixante-dix ans plus tôt !
« Déjà réveillée, madame Fleur ? »
Je ne veux pas l’inquiéter, je ne lui dis pas que je ne dors plus
depuis déjà plusieurs heures, laissant ma pensée vagabonder,
regardant mon arbre émerger lentement de l’ombre par l’étroite
meurtrière du pare-fenêtre, revenant sans cesse à la question qui
me taraude : « Mon Dieu, vais-je pouvoir marcher à nouveau ? »
J’essaie d’être à l’unisson de sa bonne humeur. Elle a largement
son compte de soucis, inutile d’y ajouter les miens. Séparée de son
mari, elle élève seule ses deux filles âgées de douze et quinze ans.
Chaque jour, il lui faut une heure et demie de transport pour se
rendre au travail. Elle aurait pu demander sa mutation dans un
hôpital moins éloigné de chez elle, mais elle est attachée à ce
service. L’ambiance est sympa, il y a une bonne entente entre
collègues, ça vaut bien de se lever plus tôt et de rentrer chez elle à
pas d’heure.

« Voyons, quel jour sommes-nous aujourd’hui, madame Fleur ? »


demande Francine tout en s’activant. Je réponds au hasard :
« Mardi ! » Par chance, je tombe juste. « Bravo, madame Fleur. Et le
mardi, c’est le jour de quoi ? »
Ça, je m’en souviens. Le mardi, le jeudi, le samedi, c’est jour de
shampoing. Douche tous les jours, shampoing tous les deux jours.
Elles me tirent du lit, elles me prennent, deux aides-soignantes
devant, deux derrière, elles me manipulent, me lavent, m’essuient
comme un bébé. Je suis entièrement tributaire de leur aide, y
compris pour les gestes les plus intimes. C’est une expérience
difficile. J’ai déjà fait un long séjour à l’hôpital en 2013, à la
Salpêtrière, où j’ai subi une grave opération. Mais je n’ai jamais
éprouvé, à ce moment-là, pareil sentiment d’absolue dépendance.
J’étais libre de mes mouvements, même si cette liberté était toute
théorique. Cette fois, je suis irrémédiablement captive. Je dois
patienter encore et encore, le temps que les os se ressoudent.
Il faut tenir, tenir. En aurai-je la force ? Je pense à ma mère. Très
affaiblie à la fin de sa vie, elle a tenu aussi longtemps qu’elle l’a pu.
Pour moi, pour ne pas me laisser seule, alors que j’avais perdu
Loulou quelques années plus tôt. Aurai-je son courage ? Me revient
à l’esprit une réplique de Pleins Feux : « Tant que mon corps suivra
ma tête, je ne serai jamais qu’une emmerdeuse, mais le jour où il
refusera, alors là… »
Je ne crois pas qu’on puisse me qualifier d’emmerdeuse. Le
devenir n’est pas au programme. Mais serai-je un jour en état de
retravailler ? Le moment n’est-il pas venu d’arrêter ?
Francine me fait ma piqûre d’anticoagulant sans cesser de
fredonner. Je ne parviens pas à identifier l’air. Ça ne date pas d’hier.
La Petite Diligence ? Une chanson d’André Claveau ? Je ne peux pas
le croire. Mais d’où Francine sort-elle son répertoire ? Quand je lui
pose la question, elle me répond : « Ah, ça vous étonne, hein ? »
Pas moyen d’en savoir plus. Je ne désespère pas de l’entendre
chanter un matin Ma petite folie, ou, qui sait, Pampoudé !
J’admire la gaieté de ces femmes. On pourrait croire à une
attitude professionnelle, une bonne humeur forcée, une pose. Mais
non, c’est une gaieté sincère, naturelle. La gaieté de Mémère, mon
arrière-grand-mère, qui avait commencé à travailler à six ans dans
une entreprise textile, où l’on avait besoin des doigts d’enfants pour
faire les nœuds, sur les métiers à tisser. Elle m’a élevée lorsque
j’étais petite fille. Je partageais son lit. Chaque soir, au moment de
nous coucher, elle disait, avec un soupir de satisfaction : « Encore
une journée où on n’a eu ni froid ni faim ! »
Je ne peux m’empêcher de remarquer que nombre de ces aides-
soignantes sont originaires du Maghreb, des Antilles ou d’Afrique.
Est-ce un hasard si les travaux les plus durs leur sont réservés ?
Au début, je ne cessais de m’excuser, je demandais pardon à
tout bout de champ. « Mais c’est notre travail, qu’est-ce que vous
croyez ? » protestaient-elles, continuant de répondre à mes désirs
avec patience et gentillesse.
Peu à peu, j’ai compris leur fonctionnement et je me suis efforcée
de ne pas compliquer leur tâche avec mes excuses. Je me suis
détendue, j’ai accepté l’inévitable. J’ai appris à désamorcer le
malaise en le tournant à la blague.
Ainsi lorsqu’il s’est agi qu’Eddy, un homme, s’occupe de moi
comme le faisaient ses collègues femmes. J’ai eu énormément de
mal à l’admettre. Il l’a senti et, pendant un temps, je ne l’ai plus vu.
Sans doute s’étaient-ils arrangés entre eux pour l’affecter à d’autres
patients. J’ai demandé de ses nouvelles. Le lendemain je l’ai vu
réapparaître, prenant mille précautions pour ne pas me heurter.
En cours de soin, il m’avertit : « Il faut que je vous retourne,
madame Fleur. Excusez-moi, je vais voir vos fesses.
— Eh bien, toi qui voulais faire une photo, c’est le moment ! » lui
répondis-je sans m’émouvoir.
Stupeur, éclat de rire, Eddy devint l’un de mes soignants
préférés. La grivoiserie peut être parfois un moyen efficace de
dissiper la gêne.

Dès lors, je me fixai pour but de prendre les choses comme elles
venaient, au jour le jour, sans me projeter dans l’avenir. Imaginer ce
que serait ma vie demain, j’en étais incapable. L’AVC, c’était déjà un
miracle, m’avait épargnée, les séquelles étaient minimes et
réversibles, principalement une difficulté temporaire à utiliser ma
main droite. Chaque jour une ergothérapeute venait me faire
travailler. J’empilais des boîtes minuscules les unes dans les autres,
je triais des perles, je faisais et refaisais ma signature à l’aide d’un
stylo spécial accroché à mes doigts, car je n’étais pas encore
capable de le tenir par moi-même. Le résultat était un gribouillis
infâme, mais la praticienne paraissait satisfaite. « C’est beaucoup
mieux qu’hier ! » m’encourageait-elle. J’éprouvais le sentiment
humiliant d’être infantilisée, j’étais tentée de balayer petites boîtes,
perles et stylo et de crier : « Stop ! Sans moi ! Je ne joue plus ! »
Mais je n’en faisais rien. Je souriais et je me donnais un mal de
chien pour tenter de saisir ces fichues perles qui prenaient un malin
plaisir à rouler dans tous les sens à l’approche de mes doigts. « Ne
réfléchis pas, Line. Fais ce qu’on te demande. »
On louait ma bonne humeur sans se douter des efforts que je
devais déployer pour refouler les sombres pensées qui
m’assaillaient. N’avais-je pas été proclamée, à peine débarquée
d’Amérique, « Femme la plus optimiste de France » ?

*
« C’est sûr qu’elle était essentielle, cette médaille ! » ironise
Muriel.
Au terme d’un sondage, j’avais été désignée comme la
personnalité féminine française qui représentait le mieux
l’optimisme. Rentrée à Paris le jeudi, je devais être officiellement
intronisée au cours d’une cérémonie à Rueil-Malmaison le vendredi
8 mars, Journée internationale de la femme. Muriel n’avait pas tort,
cette distinction, pour sympathique qu’elle soit, avait tout d’une
médaille en chocolat. Il aurait été mille fois plus prudent que je
marque une pause à mon retour d’un voyage éreintant. Mais j’avais
promis à Patrick Ollier, maire de Rueil, que je serais présente, il
n’était pas question de lui faire faux bond.
De même, la veille, à peine arrivée à La Jonchère, au lieu d’aller
sagement me coucher, je n’avais pas résisté au plaisir de fêter mon
retour avec mes proches, ceux qui m’entourent quotidiennement à
La Jonchère.
Et ce vendredi 8 mars, rebelote, comme dirait Marie-Annick : un
dîner plus apprêté où j’avais réuni Muriel et Anne, sa compagne,
Jean-Claude Camus, l’ex-producteur de Johnny, qui malgré leur
brouille était resté l’un de mes grands amis, Catherine Tabouis de
Paris Match, ma fidèle Nicole Sonneville, d’autres encore.
Pourquoi me serais-je privée de ces moments d’échange, de
partage, de rires, de légèreté ?
Aucun signe ne m’avertissait que j’étais en train de flirter
dangereusement avec mes limites. Le fusible tenait bon. Je me
sentais invulnérable.
*
Dès la semaine suivante, je me lançai sans tarder dans la
préparation du Sidaction, pour ce qui relevait de ma participation et
de l’aide que je pouvais personnellement apporter à son
organisation. Cette édition revêtait pour nous une importance
particulière. Elle marquait d’abord le vingt-cinquième anniversaire du
tout premier Sidaction, le 7 avril 1994. Souvenez-vous, ce soir-là, les
six chaînes avaient diffusé au même moment pendant près de sept
heures un programme unique consacré au sida. Un événement sans
aucun précédent dans l’histoire de la télévision française. Cette
terrible maladie, encore très mal connue, objet de tous les
fantasmes, s’invitait dans les foyers français – ou, pour mieux dire,
en forçait la porte. Maladie des pédés ! Punition des drogués ! Que
n’entendait-on pas à l’époque. Il fallait beaucoup d’audace à
l’association Ensemble contre le Sida nouvellement créée et une
certaine dose d’inconscience de la part de Pierre Bergé et de la
mienne, pour espérer récolter des fonds au profit d’une cause où les
victimes passaient encore bien souvent pour des coupables.
Malgré sa longueur et la relative aridité de son propos, l’émission
fut d’une densité exceptionnelle. Chercheurs, malades porteurs du
virus, militants et artistes se relayèrent pour informer et sensibiliser
le public. En entrant en scène, j’avais déclaré : « Nous sommes en
guerre ! En guerre contre un virus ! » On notera la proximité de ces
mots avec ceux utilisés récemment à propos du Covid-19.
Un sommet d’émotion fut atteint lorsque Clémentine Célarié se
leva et embrassa sur la bouche un homme séropositif, Patrice
Janiaud, assis derrière elle. Dans le Zénith plein à craquer, on
pouvait entendre une mouche voler. J’étais moi-même sidérée.
J’avais, quelque temps auparavant, raconté à Clémentine comment,
en 1985, au cours d’un gala organisé par Elizabeth Taylor, Shirley
MacLaine avait embrassé un pasteur qui venait de déclarer qu’il était
atteint du sida. Je n’avais pas prévu qu’elle songerait à rééditer cet
acte dont l’efficacité pédagogique surpassait largement de longs
développements. Cela signifiait clairement qu’on n’attrapait pas le
sida, comme beaucoup le croyaient et le croient encore, en entrant
en contact avec la salive d’un séropositif, encore moins en lui serrant
la main. Merci, Clémentine, pour ce geste qui marqua les esprits.
L’impact de cette soirée fut considérable. Vingt-trois millions de
téléspectateurs suivirent l’émission. Le montant des fonds recueillis
atteignit la somme de quarante-cinq millions d’euros.
Hélas, il n’en est plus de même aujourd’hui. En 2018, le
Sidaction a recueilli seulement quatre millions et demi d’euros. Ce
n’est pas rien, cet argent est indispensable à la recherche et aux
malades, mais la diminution progressive des dons prouve aussi que,
pour une large partie de la société, le sida est un problème réglé. Or,
s’il est vrai que des progrès considérables ont été accomplis, s’il est
exact qu’on ne meurt plus du sida et qu’on ne le transmet plus à
condition de suivre un traitement adapté, il n’en demeure pas moins
que la maladie continue de s’étendre dans les pays où la prise en
charge des malades n’est pas assurée correctement. Et on peut
s’inquiéter d’assister, en France, à une recrudescence des pratiques
à risque.
Voilà pourquoi l’édition 2019 du Sidaction était tellement
importante à mes yeux. Il s’agissait de remobiliser l’opinion,
d’enrayer la baisse des dons. De dire que rien n’était gagné, que le
fait d’être porteur sain supposait une prise de médicaments à vie –
ce qui ne peut être considéré comme une situation normale et
comporte bien des inconvénients. De rappeler qu’il n’existe toujours
pas de vaccin contre le sida, que l’action dans des pays en proie aux
difficultés économiques, aux guerres, aux déplacements de
population, exigeait des moyens considérables. Et de souligner
qu’en France l’afflux de réfugiés, les conditions parfois
épouvantables dans lesquelles survivent ces personnes privées de
statut légal créaient les conditions d’un nouvel essor de la maladie.

Contrairement à celle de 1994, la soirée du Sidaction ne serait


pas retransmise simultanément sur toutes les chaînes. Il était prévu
que France 2 diffuse le samedi 6 avril en prime time une grande
soirée intitulée « Les 40 ans de Starmania : les artistes chantent pour
le Sidaction ». Les autres chaînes s’associeraient chacune à leur
manière à l’événement. Mais symboliquement, toutes se
retrouveraient dans un clip unique programmé en ouverture le
vendredi aux environs de vingt heures quarante. J’animerais ce
court lancement qui réunirait tous les patrons de chaîne : Gilles
Pélisson de TF1, Gérald-Brice Viret de Canal+, Véronique Cayla
d’Arte, Delphine Ernotte de France Télévisions, Frédéric de
Vincelles de M6.
Peu avant l’enregistrement, un incident se produisit, dont la
signification ne m’apparaîtrait que plus tard. Soudainement, je me
retrouvai aphone. Comme si, quelque part en moi, on avait appuyé
par mégarde sur la touche mute. Catastrophe ! Fallait-il tout
annuler ? Je ne l’envisageai pas une seconde. Un artiste n’est jamais
malade. Oui, mais comment se débrouille un artiste brusquement
devenu muet comme une carpe ? On appela le docteur Fain, un
laryngologiste que je connaissais bien. Il prescrivit une prise de
cortisone. Je récupérai un filet de voix. L’enregistrement, un instant
compromis, put finalement débuter. En préambule, je m’en tirai par
une pirouette : « Figurez-vous qu’un courant d’air m’a coupé le
sifflet, dis-je à mes interlocuteurs d’un ton éraillé. Vivement la
retraite ! » Rires. On enchaîna.
Mon grand ami David Lelait-Helo, qui m’accompagnait, fut le seul
à soupçonner que cette subite extinction de voix pouvait avoir une
autre cause qu’une affection passagère du larynx. L’épuisement, par
exemple. Il faut dire que David me connaît bien. Depuis plusieurs
années il travaille sur mes interventions publiques, discours et autres
allocutions, pour lesquels, privilège de l’âge, je suis de plus en plus
souvent sollicitée. Lorsqu’il écrit pour moi, il dit avec humour :
« J’enfile ma robe de Line Renaud », ce qui signifie qu’il s’efforce de
se mettre à ma place pour trouver les mots qui me correspondent le
mieux. Plumes contre plume. Je relis ses textes et nous les
peaufinons ensemble. Il faut croire qu’à force de se substituer à moi
il finit par deviner ce que je ressens avant même que j’en prenne
conscience. Ce jour-là, alarmé par mon état, il insista pour qu’on me
conduise à l’hôpital. Je protestai énergiquement. D’où le recours à la
cortisone.
L’incident témoignait que mon corps, rudement mis à l’épreuve,
était à bout de résistance. Cette privation de parole était en fait un cri
d’alarme.

*
C’est au Palais des Congrès qu’eut lieu, le samedi, le prime du
Sidaction. Là même où était né, quarante ans plus tôt, Starmania, le
légendaire opéra-rock de Luc Plamondon et Michel Berger. Jean-
Paul Gaultier était le parrain de cette édition et, comme d’habitude,
j’intervins en ouverture et plusieurs fois au cours de l’émission pour
rappeler les enjeux de la lutte contre le sida et faire appel à la
générosité des téléspectateurs. Nous avions réuni un plateau
magnifique. Amir, Jenifer, Slimane, Isabelle Boulay, Vincent Niclo,
Sofia Essaïdi, Amel Bent, Clara Luciani, Muriel Robin, Bilal Hassani,
Chimène Badi et beaucoup d’autres se succédèrent pour chanter et
danser Le monde est stone, Quand on arrive en ville, La Chanson de Ziggy,
J’aurais voulu être un artiste, cette extraordinaire série de tubes qui
firent le succès planétaire de Starmania.
Aux alentours de minuit, les promesses de dons s’élevaient à
quatre millions et demi d’euros, en légère progression par rapport à
l’année précédente. Encore convient-il de préciser que cette somme
fut atteinte grâce à « la contribution exceptionnelle d’un grand
donateur », suivant la formule consacrée. Je ne révélerai ni le
montant de cette contribution ni l’identité du donateur, puisqu’il tient
à rester anonyme. Qu’il ou elle en soit ici remercié.e.
Dire que j’étais épuisée, physiquement et nerveusement, à la fin
de la soirée n’exprimerait que très imparfaitement l’état
d’anéantissement dans lequel je me trouvais lorsque David, mon
chauffeur, me ramena dans la nuit à La Jonchère.
J’étais vidée.
Vidée mais heureuse. Une fois encore, pensais-je en me
couchant, j’y étais arrivée. Ouf ! Ma vie était une course d’obstacles,
mais tant que je parvenais à les franchir je pouvais m’estimer
satisfaite. Et je savais que dès le lendemain, la fatigue oubliée, mes
batteries rechargées, je dirais : « Au prochain ! »
Au prochain projet, au prochain but, au prochain défi.

Le dimanche, je me levai tard. Je me sentais cotonneuse, à


l’image du ciel chargé de nuages. Une pluie fine noyait la pelouse
devant la maison. J’avais froid. On ralluma les radiateurs. L’après-
midi se passa en coups de téléphone. On m’appelait pour me
féliciter et pour commenter la soirée, très réussie de l’avis général.
Franck Saurat, le producteur, avait une nouvelle fois fait un
merveilleux travail. Je me couchai tôt et, fait rare, je m’endormis
rapidement.
Le lendemain comme tous les lundis, Michael, mon collaborateur,
vint travailler avec moi à La Jonchère. Michael a aujourd’hui
quarante ans. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, il en
avait dix-sept et il patientait devant mes bureaux rue du Bois-de-
Boulogne, espérant avoir une chance de me croiser et d’obtenir une
dédicace. Par hasard, je l’aperçus par la fenêtre et lui demandai :
« Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je vous attends.
— Depuis longtemps ?
— Quatre heures. Hervé n’a pas voulu me laisser entrer. »
Hervé était mon secrétaire. Avec le temps, j’étais devenue son
domaine réservé. Il opposait un barrage infranchissable aux fans
qui, chaque jour, faisaient le siège au pied de l’immeuble. La chance
de Michael fut que je remarque sa présence et que, émue, je
descende pour bavarder quelques minutes avec lui.
Encouragé par ce premier résultat, Michael revint, et Hervé, à
contrecœur, fut bien obligé de le tolérer. Je m’aperçus, au fil de nos
échanges, qu’il avait une connaissance stupéfiante de ma carrière.
Mais surtout, j’appréciai ses grandes qualités humaines, son
enthousiasme, sa franchise. C’était quelqu’un sur qui on pouvait
compter quoi qu’il arrive. Aussi, lorsque je dus me séparer d’Hervé,
à la suite de circonstances que j’évoquerai plus tard, c’est tout
naturellement que je lui proposai de prendre la place laissée
vacante. Je m’en félicite chaque jour.

Ce lundi, donc, je travaillais avec Michael dans mon bureau,


essayant de caser de nouveaux rendez-vous dans l’emploi du temps
des jours prochains, déjà surchargé. Soudain, je m’interrompis.
« C’est bizarre, dis-je. J’ai l’impression qu’on m’a rouée de coups.
— Vous n’auriez pas attrapé la grippe, au moins ? s’inquiéta
Michael.
— Non. Un peu de fatigue. Ça va passer. »
En effet, je me remis au travail, et le soir je constatai avec
soulagement que je me sentais de nouveau en forme et pleine
d’allant. Mais le mardi, nouvelle alerte. C’était le jour où Marie-
Annick devait partir dans le Loiret pour marier son fils. « Vous savez,
Marie-Annick, je suis fatiguée, lui avouai-je.
— Madame, vous n’avez qu’à vous reposer.
— Mais je suis très très fatiguée. »
Marie-Annick haussa les épaules. Non pas que ma fatigue lui soit
indifférente, mais elle savait que, aussi fatiguée que je sois, je
refuserais toujours d’aller m’étendre ou tout simplement de me poser
un instant dans un fauteuil pour récupérer. « Vous vous sentiriez
déshonorée ! » me reprochait-elle. Son haussement d’épaules était
un geste d’impuissance. Il signifiait : « Je ne sais plus quoi faire. »
Mais ce jour-là, Marie-Annick, elle me l’a dit plus tard, croyait
aussi que je lui jouais un tant soit peu la comédie pour qu’elle
renonce à son voyage. Elle savait que je n’aime pas la voir
s’absenter. C’est vrai, sa présence me rassure. Elle et Jacques, son
mari, font partie de mon quotidien. Lorsque je ne sors pas, le soir,
nous dînons le plus souvent ensemble, nous bavardons, nous
regardons la télévision. C’est ma seule famille.
Cependant, je n’ignorais pas qu’elle se faisait une joie d’assister
au mariage de son fils et pour rien au monde je ne l’en aurais
empêchée. Elle s’en alla donc en fin d’après-midi, passant le relais à
Jacinthe.
Le soir, je montai me coucher, entraînant dans mon sillage Oscar
et Pirate.
Pirate qui, selon toute probabilité, me sauva la vie le lendemain
matin…

*
Pirate est un chien placide. Il ne faut pas le bousculer, il a ses
habitudes. Du moment qu’on va à son rythme, il n’est pas
contrariant. Le soir, lorsque nous sommes dans la chambre, si je lui
dis de se tenir tranquille en regardant la télévision, il saute sur le lit
et fixe consciencieusement l’appareil. Par contre, il ne faut pas qu’un
animal passe sur l’écran : poule, chat, vache, cheval, n’importe. Il
saute du lit et attaque l’écran en lançant des aboiements furieux.
D’où j’en conclus que les chiens, contrairement à ce qu’on
prétend parfois, s’intéressent aux images et sont capables de les
analyser, bien que leurs capacités visuelles soient différentes des
nôtres.

Mais je ne peux pas parler des chiens à la va-vite. Il faut que je


m’attarde un peu. Ils ont joué un si grand rôle dans ma vie ! Et
puisque j’ai abordé la question très sérieuse et très controversée du
rapport des chiens avec la télévision, je citerai l’exemple de Dixie,
une petite chienne dont je garde un tendre souvenir.
Nous l’avions adoptée en 1976 pendant ma revue Paris-Line au
Casino de Paris. Voici comment.
Loulou et moi étions très amis avec un homme merveilleux,
Michel Klein, célèbre vétérinaire, grand résistant, longtemps vice-
président de la SPA, animateur de nombreuses émissions télévisées
consacrées aux animaux. Michel m’avait demandé de venir signer
des photos à l’occasion d’un week-end d’adoption au refuge de
Gennevilliers. Alors que nous déambulions dans les allées, notre
attention fut attirée par un jeune garçon arrêté devant une cage, à
l’intérieur de laquelle se trouvait un fox-terrier beige.
« C’est son dernier jour, nous dit-il tristement.
— Comment tu le sais ?
— Ici, on garde les chiens seulement quatre jours. S’ils ne sont
pas adoptés, on les tue. »
Dans la voiture, tandis que nous rentrions à La Jonchère,
j’entrepris de faire le siège de Loulou. Et si nous sauvions la vie de
cette pauvre bête ? Il refusa tout net. Nous avions déjà plusieurs
chiens et nous nous étions juré d’en rester là. J’insistai, je crois
même que je versai quelques larmes, bref, j’argumentai tant et si
bien que Loulou, à bout d’arguments, fit demi-tour.
Revenus au refuge, nous avons trouvé la cage vide. Je me dis,
un peu déçue mais très heureuse : « Tant mieux, elle a été
adoptée ! » Mais le gamin, qui traînait encore dans les parages,
doucha mon enthousiasme. « Non, personne n’en a voulu, dit-il,
lugubre. Ils vont la tuer. »
J’étais aux cent coups. Sans perdre une minute, Loulou fit
prévenir Michel Klein, qui récupéra la chienne dans le quartier des
condamnés à mort et me la mit dans les bras.

Il y avait dans Paris-Line un numéro qui s’appelait Dixie Lady. Nous


avons baptisé la chienne Dixie. Mon Dieu qu’elle était intelligente !
Je l’emmenais tous les soirs avec moi au Casino de Paris, elle
connaissait les chansons, les costumes, il y en a un qu’elle détestait,
celui de Time Is Money, où j’étais habillée en homme. À peine avais-je
commencé à enfiler le costume qu’elle se mettait à aboyer.
Elle avait repéré la musique du final, dès les premières notes elle
allait chercher sa laisse.
La télévision restait allumée dans ma loge pendant tout le
spectacle. Un soir, à l’entracte, plus de Dixie. On l’appelle. Dixie ! Je
gronde Jacqueline, mon habilleuse.
« Tu as laissé la porte ouverte !
— Mais non, je t’assure. »
On fouille le bâtiment de fond en comble, tout le monde s’y met.
Pas de Dixie. Désespérée, je retourne me préparer dans ma loge
pour le deuxième acte. Par hasard, en me penchant pour enfiler une
chaussure, j’aperçois la petite truffe de Dixie, aplatie sous un
fauteuil. Elle s’était faufilée là et ne parvenait pas à s’extraire de son
refuge. Je la libérai, la pris dans mes bras et, folle de joie, la couvris
de baisers. C’est alors que je me rendis compte que la télévision de
ma loge diffusait une émission sur la SPA. On montrait les cages, les
couloirs, ces lieux où Dixie avait failli perdre la vie. Les chiens, disent
les scientifiques, ne distinguent que le bleu et le jaune. C’était
suffisant pour que Dixie reconnaisse l’endroit où elle ne voulait
surtout pas revenir. Prise de panique, elle s’était planquée.

*
Moi dont la vie n’a été qu’une longue suite d’imprévus, j’ai appris
la routine à l’hôpital. De l’injection d’anticoagulant matinale jusqu’à
l’ultime visite de l’infirmière de nuit, on se raccroche aux mêmes
événements minuscules qui rompent, si peu que ce soit, la
monotonie des jours.
Heureusement, il y a Muriel qui déboule dans ma chambre aux
aurores, apportant avec elle l’air frais du dehors. Ellle me fait rire,
j’admire le regard acéré qu’elle porte sur notre monde et ses travers.
Toujours lucide, parfois féroce, elle échappe pourtant au
dénigrement systématique et à la malveillance qui sont le fonds de
commerce un peu rance des amuseurs actuels.
Sa présence me nourrit.
Comme me nourrit, m’enchante et me rassure la visite
quotidienne de Claude Chirac. C’est elle qui, dès le début de mon
hospitalisation, a pris en charge l’essentiel des rapports avec le
personnel médical. Si un problème se pose, elle en discute avec ce
mélange de douceur et d’autorité qui la caractérise et s’obstine aussi
longtemps qu’elle n’obtient pas la réponse appropriée. Grâce à elle,
je ne reste jamais bien longtemps dans l’incertitude, égarée par des
nouvelles fragmentaires ou contradictoires concernant mon état.
Claude, comme moi, éprouve un grand respect pour les
médecins. Mais elle parvient bien mieux que moi à démêler, derrière
leur langage codé, ce qu’ils savent et ce qu’ils ignorent, ce qui est
certain et ce qu’ils supposent. Il est vrai qu’elle bénéficie d’une
certaine pratique du monde médical par l’intermédiaire de son mari,
Frédéric Salat-Baroux, fils d’un grand médecin, le professeur
Jacques Salat-Baroux, gynécologue et pionnier français de la
procréation médicalement assistée.
Muriel, Claude sont les repères intangibles de mes journées,
mais il y a aussi les coups de téléphone quotidiens de mon amie
Virginie, les visites et les appels si réconfortants de Brigitte Macron,
les mille prévenances de Nicole Sonneville. Je n’éprouve à aucun
moment le sentiment d’être isolée, encore moins d’être abandonnée.

Aujourd’hui, Jacinthe est venue à l’hôpital accompagnée par


Luis, son mari. C’est son tour de me tenir compagnie en fin d’après-
midi et durant la nuit. Pour me faire plaisir, ils ont amené Pirate avec
eux. N’Dey a poussé ma chaise roulante dans le couloir jusqu’à la
fenêtre qui donne sur le parking. J’ai eu la joie de l’entrevoir un
instant. Mais Jacinthe avait beau l’inciter à lever la tête dans ma
direction, il restait le nez obstinément baissé. Pirate est un chien
casanier. L’aventure n’est pas son truc. Quand Luis a donné le signal
du départ, il s’est empressé de le suivre, impatient de retrouver sa
petite vie pépère à La Jonchère.

*
Autant je redoute les perles et les petites boîtes de
l’ergothérapeute, autant j’adore les exercices de mémoire de
l’orthophoniste. Certains m’amusent même beaucoup. Il y en a de
très simples, par exemple à partir d’un thème, citer le plus grand
nombre de mots qui s’y rattachent. Mais d’autres sont beaucoup plus
complexes et demandent une grande attention. Ainsi celui qui
consiste à répondre non pas à la dernière question posée, mais à la
précédente. Exemple, l’orthophoniste demande successivement
quelle est la capitale des États-Unis, puis comment s’appelle la
femelle du cheval. À cette dernière question il faudra répondre
Washington, et à la question suivante, mettons quelles sont les
couleurs du drapeau français, on répondra Jument. Essayez un
dimanche en famille, les premières questions paraissent faciles, puis
le rythme s’accélère et on a vite fait de tout mélanger.
Je ne suis pas trop mauvaise à ces jeux. Toute ma vie j’ai exercé
ma mémoire par nécessité professionnelle, l’outil reste encore
performant. Je comprenais la nécessité de le faire travailler afin qu’il
conserve toute sa précision et sa souplesse malgré mon inaction
forcée.

De soins en visites, de séances de rééducation en périodes de


repos – car un AVC, même bénin, engendre une grande fatigue –,
les jours filent sans qu’on les voie passer. Des jours pour rien, sans
nécessité, sans relief. Des jours dont le seul intérêt est qu’ils me
rapprochent du moment où je pourrai de nouveau marcher sur mes
deux jambes et reprendre mes activités.
J’avais insisté pour qu’on m’apporte de La Jonchère certains
dossiers que j’avais négligés ces derniers mois par manque de
temps. Chaque matin, je demandais à Marie-Annick ou Jacinthe de
les disposer sur ma table, avec un bloc de papier et un crayon.
Quand j’ai quitté l’hôpital, trois mois plus tard, on a remballé les
dossiers. Je n’en avais pas ouvert un seul.
Non, toute l’énergie dont je disposais, je la consacrais à mettre
en place mon fonds de dotation et à préparer la première cérémonie
de remise de prix. Toutes les semaines, Jeremy venait passer
plusieurs heures à l’hôpital pour me seconder dans cette tâche. Il y
avait beaucoup à faire, notamment désigner le chercheur qui serait
le premier lauréat du prix Line Renaud-Loulou Gasté. Le conseil
scientifique de la Fondation pour la recherche médicale avait
effectué un pré-choix et je tenais, dans la mesure de mes
compétences, à prendre connaissance des projets retenus avant la
décision finale.
Le professeur Guillaume Canaud, dont je vous ai déjà parlé, fut
distingué pour ses travaux sur le syndrome de Cloves. Je l’appelai, il
fut très surpris de m’entendre mais l’aurait été encore davantage s’il
avait su que j’étais immobilisée sur un lit d’hôpital depuis des mois.

Mais je m’aperçois que j’ai cité Jeremy sans le présenter.


Comme Michael, j’ai rencontré Jeremy pour la première fois lorsqu’il
avait dix-sept ans. Quasiment né avec Internet, il avait créé un blog
qui m’était consacré. C’est lui qui m’a fait découvrir les réseaux
sociaux et leur importance, un domaine qui m’avait complètement
échappé jusqu’alors. Je me suis bien rattrapée depuis.
Quand je l’ai connu, il préparait son bac et, lorsqu’il l’a obtenu,
j’étais aussi fière que si je l’avais moi-même réussi, moi qui avais
loupé mon brevet élémentaire soixante-cinq ans plus tôt.
C’est un garçon fin, cultivé, un passionné de théâtre. Nous
venons de fêter ses trente et un ans à La Jonchère. Il m’apporte le
regard des gens de son âge. Rien n’est plus important pour moi que
de garder le contact avec des générations différentes. « C’était
mieux avant » n’est pas mon style. J’ai l’immense chance d’avoir
beaucoup d’amis artistes jeunes, parfois très jeunes. Je les regarde
vivre et travailler, j’admire leur liberté, leur indépendance, j’apprécie
leur différence. Leurs valeurs ne sont pas forcément les miennes
mais, loin de me perturber, ce décalage m’enchante. Je reste
persuadée que les générations futures sauront inventer une nouvelle
manière de vivre, plus juste, plus généreuse, plus respectueuse de
l’environnement.
Si je réussis ma traversée du siècle et atteins mes cent ans,
peut-être ai-je une chance d’en être témoin !
7
Les bateliers de la Volga

Ce vendredi soir, une pub pour McDo vint s’intercaler entre deux
émissions sur les crimes, que nous regardions dans ma chambre
d’hôpital avec Marie-Annick.
On voyait une joyeuse bande de jeunes gens dévorer à belles
dents des sandwichs moelleux débordants de viande et de salade
accompagnés de frites bien dorées.
« J’ai jamais mangé de McDo, soupirai-je. Ça m’a l’air drôlement
bon… »
Marie-Annick sourit. Elle semblait avoir une certaine expérience
dans ce domaine.
« Dimanche, je vous en apporte.
— Avec une petite bière ?
— Sans alcool. »

Le dimanche, Claude ne déjeune pas avec moi. Elle passe la


journée avec ses parents rue de Tournon. Penser à Jacques et à
Bernadette me cause une peine infinie. La longue nuit dans laquelle
s’est enfoncé Jacques, la dépression qui mine Bernadette depuis la
mort de Laurence en 2016 ont fait de leur fin de vie une épreuve.
L’une des dernières images fortes que je garde du couple date
de mai 2012, au moment du deuxième tour de l’élection
présidentielle, qui vit s’affronter François Hollande et Nicolas
Sarkozy. Ils avaient déjeuné chez moi, à La Jonchère ; dans l’après-
midi je m’étais éclipsée un instant pour aller voter. Quand je suis
rentrée, ils s’étaient assoupis tous deux sur le canapé, la tête de
Bernadette reposant sur l’épaule de l’homme qu’elle avait épousé
cinquante-six ans plus tôt.
Image poignante. Jacques qui avait occupé les plus hautes
fonctions de l’État, Bernadette qui l’avait accompagné, non sans
orages, servant son ambition du mieux qu’elle avait pu. Tous deux
côte à côte, ensemble envers et contre tout. Vivants, mais
dépossédés de ce qui avait été le moteur de leur existence : le
pouvoir.
Je les aimais profondément. Notre amitié ne s’était jamais
démentie depuis ce jour où pour la première fois j’avais rencontré
Jacques Chirac, au Palais des Congrès, le 23 février 1975.

*
Vous l’aurez remarqué comme moi, les événements les plus
marquants d’une vie, ceux dont on s’aperçoit plus tard qu’ils ont
changé le cours de votre existence, sont souvent le fruit du hasard.
Une rencontre inopinée, telle rue qu’on prend plutôt que telle autre,
une gaffe monumentale, et voilà le cours du destin bouleversé.
Jamais je n’aurais dû me retrouver au beau milieu d’un conseil
national de l’UDR ce dimanche après-midi d’hiver.
L’Union des démocrates pour la République, il n’est pas inutile de
le rappeler, était dans les années 1970 le nom du parti gaulliste. Le
mouvement avait pris la suite de l’UNR et cédera lui-même la place
au RPR. Jacques Chirac, alors Premier ministre de Valéry Giscard
d’Estaing, en était le président.

Gaulliste, je l’étais depuis toujours, mais nullement encartée.


Mes longs séjours aux États-Unis m’avaient tenue à distance des
avatars de la vie politique nationale. Rentrée en France, je venais de
sillonner le pays avec le Line Renaud Las Vegas Show, chantant devant
des foules considérables qui comportaient à coup sûr autant
d’électeurs de gauche que de droite. Respecter les opinions de
chacun me dissuadait d’un engagement bruyant.

La tournée venait justement de s’achever à Bruxelles par un


concert de gala donné dans l’immense salle du Forest National
récemment ouverte. Tout de suite après la représentation, nous
avions pris la route pour Paris, pressés de retrouver La Jonchère
après ces deux années de tournée trépidante. Loulou conduisait
notre DS blanche, je somnolais, bercée par le ronron de la radio. À
minuit, alors que nous approchions de la capitale, il fut annoncé au
bulletin d’information qu’un conseil national de l’UDR, sorte de
parlement du parti gaulliste, se tenait pendant le week-end au Palais
des Congrès en présence du Premier ministre, Jacques Chirac. Et
soudain je crus reconnaître mon nom. Je me tournai vers Loulou.
« Tu as entendu ?
— Oui, on a parlé de toi.
— Qu’est-ce qu’ils disaient ? J’ai pas entendu.
— Que tu allais être nommée conseillère nationale de l’UDR.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »
Loulou haussa les épaules. Il était fatigué, moi aussi, nous
n’avions qu’une idée, rentrer chez nous et nous mettre au lit. Ce que
nous avons fait.
Le lendemain matin, nous étions encore couchés, le téléphone
sonna. C’était notre ami Sam Cohen qui nous appelait, comme
chaque dimanche. Sam était avec Charles Gombault l’un des deux
rédacteurs en chef de France-Soir. Pierre Lazareff, l’emblématique
directeur du quotidien, avait choisi pour l’épauler deux personnalités
aussi dissemblables que possible. Autant Sam était chaleureux,
authentiquement populaire et de droite, autant Charles Gombault
était hautain, précieux et de gauche. Ils se haïssaient. Gombault
était chargé de la politique et de l’international, Sam Cohen des
informations générales. De leur différence naissait la personnalité du
journal, qui s’adressait aussi bien aux gens simples, amateurs de
faits divers et de nouvelles brèves, qu’à un public en quête d’une
information plus fouillée. Leur rivalité était tout bénéfice pour
Lazareff. C’était à qui serait le meilleur, pour le plus grand bien du
titre.
Sam Cohen avait dans son escarcelle les pages spectacles et
culture. Fin lettré, fils d’un grand journaliste, Charles Gombault
n’était que mépris pour Sam, qu’il considérait, à tort, comme un
parfait ignare. C’est probablement lui qui avait perfidement régalé
Paris d’un bon mot dont je faisais les frais : « Sam Cohen connaît
seulement deux personnalités dans le monde du spectacle : Line
Renaud et Line Renaud. »
J’aurai l’occasion de reparler de Pierre Lazareff, certainement
l’un des hommes les plus prodigieusement doués que j’ai rencontrés
dans ma vie.

Je reviens à ce dimanche matin à La Jonchère. Tranquillement


couchés, nous bavardions avec Sam – je dis nous, parce que
j’arrachais sans arrêt le téléphone des mains de Loulou pour mettre
mon grain de sel dans la conversation, ce qu’Éliane, la femme de
Sam, ne se privait pas de faire de son côté. Il s’agissait en fait d’une
conférence à quatre, qui pouvait se prolonger parfois pendant plus
d’une heure. Les dimanches sont faits pour ça.
Mais cette fois, la conversation fut brusquement interrompue par
les cris de Didier, le fils d’Éliane et de Sam : « On parle de Line à la
radio ! »
Loulou et moi avons échangé un regard. La nouvelle entendue
en voiture la veille nous revint à l’esprit. Un court instant de pause,
Sam avait lâché l’appareil, on percevait un vague brouhaha dans le
fond. Puis Sam reprit le téléphone.
« Ils annoncent que Line vient d’être élue à l’unanimité au conseil
national de l’UDR. »
Cette fois le doute n’était plus possible. Par je ne sais quel
prodige, j’avais accédé à un poste auquel je n’étais pas candidate.
« Laisse tomber », me conseilla Loulou, persuadé qu’il s’agissait
d’une gaffe de journaliste mal informé. Je n’étais pas de cet avis.
« Non, non, c’est grave. Il faut savoir ce qui se passe. Téléphone au
Palais des Congrès. »
Loulou appela aussitôt. On lui passa Jean de Préaumont, député
de Paris, notable de l’UDR.
« Mais enfin, que fait Line ? s’inquiéta Préaumont, visiblement
sous pression. On l’attend, ici ! »
Loulou me fit des signes affolés. Je lui répondis par des
mimiques embarrassées. Étions-nous tombés dans un piège ?
Avions-nous été victimes d’un plaisantin ? Protester, dire qu’il y avait
erreur, c’était s’exposer au ridicule. Il fallait gagner du temps, faire
les vérifications nécessaires.
« Malheureusement, Line n’est pas là, improvisa Loulou, tout
miel.
— Comment ! Où est-elle ? glapit Préaumont.
— À Bruxelles, soufflai-je à Loulou.
— À Bruxelles ! » répéta Loulou.
Silence. On devinait un Préaumont anéanti.
« Bruxelles ? Mais c’est pas possible !… »
À ce moment, Jacques Chirac lui-même prit le téléphone. Il
insista, expliqua à quel point ma présence était indispensable. Les
radios, les télés ne parlaient que de mon élection surprise. Une
meute de journalistes m’attendait.
« Donnez-moi son téléphone à Bruxelles, je vais l’appeler »,
trancha Chirac avec autorité.
Je vis mon pauvre Loulou vaciller. Ni lui ni moi ne connaissions
personnellement Chirac à l’époque. Mais il était Premier ministre,
impossible de l’envoyer balader. Loulou s’en tira tant bien que mal
en expliquant que j’allais de studio en studio, que j’étais très difficile
à joindre, mais qu’il allait faire le maximum pour me prévenir.
« Elle sera là, je vous le promets ! » Et comme pour prouver sa
bonne volonté, il ajouta : « Elle prendra l’Étoile du Nord ! »
Je pouffai de rire. Quel trait de génie, l’Étoile du Nord ! Excellent
menteur, Loulou avait l’art de trouver le détail qui authentifiait les
pires bobards.
Comme prévu, le nom de ce train de légende qui reliait alors
Paris à Amsterdam en passant par Bruxelles fit son effet. Chirac
raccrocha, convaincu qu’il avait sauvé la situation.
Il était bientôt une heure de l’après-midi, nous étions à peine
levés, nous mourions de faim, il fallait que je me douche, que je
m’habille, me coiffe, me maquille. Jamais je ne serais prête.
J’analysai froidement la situation : j’avais tout intérêt à arriver le
plus tard possible. Une partie des journalistes auraient déjà quitté le
Palais des Congrès pour rédiger tranquillement leur article, et je
pourrais mettre à profit ce laps de temps pour essayer de
comprendre ce qui se passait. Bénéfice annexe, cela nous
dispenserait de subir la longue litanie des interventions pour nous
concentrer sur le discours final, celui du secrétaire général, Jacques
Chirac.
C’est donc seulement vers dix-sept heures que nous sommes
arrivés au Palais des Congrès. Jean de Préaumont nous attendait
en haut des marches. C’était un petit homme qui avait tendance à se
tenir sur la pointe des pieds pour se rehausser. Sans doute dans le
même but, il entretenait une abondante chevelure coiffée en toupet,
ce qui lui faisait une banane façon Elvis. Il y gagnait, c’est vrai,
quelques centimètres, mais on ne peut pas dire que cette fantaisie
capillaire accentuait son prestige.
Préaumont me fit pénétrer dans la salle archicomble par le haut.
À peine avais-je eu le temps de m’accoutumer à la semi-obscurité
que le président de séance – peut-être Chirac lui-même, je ne me
souviens plus ou je ne l’ai pas noté tant ma confusion était grande –
annonça : « Et voici Mme Line Renaud, nouvelle conseillère
nationale de notre mouvement, qui arrive de Bruxelles ! » Aussitôt
les quatre mille personnes présentes dans la salle se dressèrent et
m’applaudirent à tout rompre, tandis que je descendais les marches.
J’étais à la fois émue et suffisamment lucide pour réaliser toute
l’absurdité de la situation. En quoi, moi, artiste de music-hall,
méritais-je un tel accueil ? Quel haut fait, quelle manifestation
d’héroïsme, quel dévouement exceptionnel justifiait ces
acclamations ? D’autant que j’étais ici sur la foi d’un malentendu.
Mais puisqu’on m’avait attribué un rôle, autant l’interpréter au mieux
de mes capacités.
On me conduisit au premier rang, où m’avait été réservé un
siège d’honneur. Quant à Loulou, il dut se contenter d’une marche.
Mais il se fichait de l’inconfort passager, la situation le ravissait, y
compris le quiproquo qui nous avait précipités dans cette aventure.
Vint le discours de Jacques Chirac. C’était un excellent orateur.
Son charisme, son ton vibrant, sa sincérité, sa détermination
produisirent une forte impression sur moi. J’en sortis conquise.
Entrée à l’UDR par hasard, j’y suis restée par conviction et par
admiration pour Jacques Chirac.

Après son discours, alors que les délégués quittaient la salle,


Jacques vint vers moi et me serra – je devrais dire me broya – la
main, qu’il garda dans la sienne. « Tu viens, on va boire une
bière ? » me lança-t-il, décontracté. J’étais soufflée. Le tutoiement
paraissait si évident que je l’adoptai aussitôt pour m’adresser à lui.
M’avait-il seulement laissé le temps de réfléchir ? Cet homme était
un tourbillon. Me remorquant, il entreprit de gravir les marches deux
par deux et je sus alors ce que l’expression pas de géant voulait dire.
J’avais l’impression de voler à vingt centimètres du sol, propulsée
par cette grande carcasse qui, tout en montant, ne cessait au
passage de serrer des mains, d’adresser des mots amicaux à
chacun, saluant les uns et les autres par leur petit nom, demandant
des nouvelles d’enfants qu’il semblait connaître depuis le berceau,
ou de vieux parents dont la santé le préoccupait.
Ainsi commença mon amitié avec Jacques Chirac.

Restait à savoir à qui je devais d’avoir atterri dans cette


assemblée et ce qui m’avait valu d’être promue conseillère nationale
de l’UDR. Je ne tardai pas à découvrir le fin mot de l’histoire. C’était
Jacques Baumel, le maire de Rueil-Malmaison où j’habitais, qui était
l’instigateur de cette opération. Il connaissait ma fibre gaulliste,
Jacques Chirac avait dû lui demander si j’accepterais de faire partie
du conseil national du mouvement et il avait promis de me poser la
question. Puis, sans entreprendre la moindre démarche, il s’était
vanté d’avoir obtenu mon accord. Il ne prenait pas grand risque. Si je
n’étais pas venue, il aurait dit : « Elle m’avait pourtant promis. Vous
voyez, les artistes ? On ne peut pas leur faire confiance ! »
Baumel était ainsi. Non dénué de qualités, intelligent, courageux
– sa participation, très jeune, à la Résistance, investi de hautes
responsabilités, le rendait digne de tous les éloges –, mais
manipulateur. Ce n’était pas mon genre. Après cet épisode
déplaisant, j’évitai de lui adresser la parole pendant trois ans. Ce fut
son purgatoire. Puis je lui pardonnai. Si le devoir de mémoire est
indispensable, l’oubli ne l’est pas moins.

*
Dans les années qui suivirent, j’ai beaucoup chanté La
Marseillaise. On m’envoyait dans des meetings, des grands, des
moyens, des petits, les gens étaient contents de me voir. Je ne leur
parlais pas politique, je serrais des mains, je discutais avec eux. À la
fin, ils me disaient : « Allez, on va faire comme vous. On va voter
pour lui. » Lui, c’était le plus souvent Jacques, parfois tel ou tel autre
candidat de l’UDR.
Je me souviens du gigantesque meeting de la porte de Pantin,
en février 1977, lors de l’élection municipale qui vit la victoire de
Jacques Chirac à Paris. Tous les candidats étaient en rang
d’oignons sur le podium. Jacques m’avait dit : « Vas-y, chante ! » Je
me suis avancée et j’ai entonné l’hymne national. J’étais émue, ma
voix tremblait un peu. Mais je chantai avec sincérité, en pensant à
ma mère, assise dans les premiers rangs, pour qui l’amour de son
pays était aussi naturel que l’amour des siens.
Quand je suis arrivée au bout du premier couplet, Jacques m’a
fait un petit signe : encore, encore ! Comme la majorité des Français,
je connaissais un couplet et un seul, je n’allais tout de même pas le
reprendre en boucle. C’est alors qu’à ma grande surprise j’enchaînai
avec d’autres paroles, des mots que je ne me souvenais pas avoir
jamais appris et qui surgissaient en bon ordre de je ne sais quel
méandre de mon cerveau :

Amour sacré de la Patrie


Conduis, soutiens nos bras vengeurs !
Liberté, Liberté chérie !
Combats avec tes défenseurs…

Petit miracle républicain salué par un tonnerre


d’applaudissements.

En 1981, lors d’un meeting encore plus grandiose au Parc des


Princes, je chantai à nouveau La Marseillaise, un seul couplet cette
fois, accompagnée par l’accordéon d’Aimable et reprise par
quarante-cinq mille spectateurs.
Hélas, Jacques Chirac échoua dès le premier tour. Je me
souviens de l’atmosphère morose au QG de l’avenue d’Iéna. Chirac
seul conservait le sourire. M’apercevant entre deux conciliabules
avec ses collaborateurs, il m’embrassa. « Eh oui, ma chérie, tu as
perdu ! » plaisanta-t-il.
Sans doute avait-il anticipé l’échec et savait-il qu’un jour ou
l’autre ses efforts paieraient. Il lui fallut patienter quatorze ans. Je
n’oublierai jamais une réflexion de Bernadette Chirac, peu de temps
après l’élection de Jacques en 1995. J’avais dîné pour la première
fois à l’Élysée avec le tout nouveau couple présidentiel. Tandis que
Jacques regagnait son cabinet de travail, Bernadette me
raccompagna jusqu’à ma voiture garée dans la cour. À mi-parcours,
elle se retourna, regarda la façade du palais et me dit, dans un
soupir : « Enfin, nous y sommes ! » Sa remarque me surprit. J’y
réfléchis sur le chemin du retour et en compris le sens. Elle exprimait
le soulagement d’une épouse qui, depuis des années, vivait à côté
d’un homme accaparé par une seule ambition : accéder à l’Élysée. À
présent qu’il y était, elle allait enfin pouvoir souffler.

*
Loulou n’aura pas connu la victoire de son ami Jacques. Il est
parti quatre mois plus tôt, le 8 janvier 1995, à un moment où la partie
semblait perdue. Un obstacle de taille s’était dressé sur la route de
Chirac : Édouard Balladur, son ami de trente ans, son plus proche
conseiller, celui dont il sollicitait régulièrement l’avis.
En 1993, au cours de son second mandat, le président
Mitterrand, à la suite d’une sévère défaite aux élections législatives,
avait été contraint de désigner un Premier ministre issu de la
nouvelle majorité. Le poste aurait dû échoir à Jacques Chirac, chef
de cette majorité, mais celui-ci gardait un fort mauvais souvenir de la
première cohabitation et n’avait aucune envie de renouveler
l’expérience. Bien que Balladur l’ait toujours nié, les deux hommes
avaient conclu un pacte : à Balladur Matignon, à Chirac l’Élysée
deux ans plus tard. Encouragé par de bons sondages, Balladur
s’était très vite senti pousser des ailes. Il plaisait aux journalistes, qui
le donnaient gagnant au cas où il serait candidat à la présidence de
la République. Parallèlement, la popularité de Chirac, durement
contesté à l’intérieur même de son propre parti, accusait une baisse
inquiétante. Si bien qu’à l’automne 1994, à six mois des élections,
les sondages comptabilisaient 25 % d’intentions de vote pour
Édouard Balladur et 15 % pour Chirac.
Le temps des trahisons était venu. Charles Pasqua conseillait
« amicalement » à Jacques Chirac de se retirer, Nicolas Sarkozy,
interrogé sur ses préférences entre Chirac et Balladur, répondait par
un tour de passe-passe : « On ne choisit pas entre papa et
maman ! » On ignore qui, dans son esprit, était papa et qui était
maman, mais la suite prouva qu’il se prononça clairement pour l’un
des deux : Édouard Balladur.
D’où mon émotion lorsqu’en pleine tempête politique je vis
Jacques et Bernadette arriver à La Jonchère le soir du 31 décembre
1994. J’avais aperçu les phares d’une voiture qui entrait dans la
propriété, je pensais qu’il s’agissait de l’infirmier qui venait pour la
piqûre quotidienne de Loulou. Imaginez ce que je ressentis quand je
les reconnus.
« Mon Dieu, mais qu’est-ce que vous faites là ?
— Nous venons embrasser Loulou », répondit Jacques.
Ils le savaient au plus mal et ils avaient tenu à nous témoigner
leur amitié et leur soutien. Attaqué de toutes parts, lâché par ses
plus fidèles soutiens, cet homme trouvait le temps et l’énergie de se
déplacer pour montrer qu’il était à nos côtés dans l’épreuve. En y
repensant, j’en suis encore émue aux larmes.
Nous sommes montés voir Loulou. Malgré son état d’extrême
faiblesse, il reconnut Jacques et Bernadette et parut heureux de les
voir.
Loulou refusait obstinément d’envisager la mort. J’aurais voulu
qu’il me parle, qu’il me donne des conseils, qu’il me dise ce que je
devais faire après. Je n’avais jamais vécu seule depuis l’âge de dix-
huit ans. Il m’avait accompagnée, conseillée, guidée en tout.
Qu’allais-je devenir ?
Jacques m’avait promis d’essayer de l’amener à se confier.
Laissant les deux hommes en tête à tête, nous sommes
redescendues au salon, Bernadette et moi. Peu après, Jacques
nous rejoignit. Je le questionnai.
« Alors ? Il t’a dit quelque chose ?
— Non, rien, il ne parle pas de la mort. »
Alors que Jacques s’apprêtait à quitter la chambre, Loulou, très
faible, avait levé ses deux pouces. C’était sa façon de lui dire : « Tu
vas gagner ! »

Le lendemain de la mort de Loulou eut lieu sur France 2


l’émission au cours de laquelle Arlette Chabot posa à Jacques
Chirac une question qui lui fut beaucoup reprochée :
« Quoi qu’il arrive, monsieur Chirac, vous irez jusqu’au bout pour
cette campagne électorale, vous n’avez pas l’intention de renoncer,
vous irez bien jusqu’au bout ? »
Stupéfait, Chirac mit quelques secondes à réagir.
« Vous êtes sérieuse, là, ou vous faites de l’humour ?
— Vous n’avez pas l’intention de renoncer ? insista Arlette
Chabot. Vous serez candidat quoi qu’il arrive, c’est ça ?
— Écoutez, soyons sérieux, je vous en prie. »

Le 12 janvier, le politologue Jérôme Jaffré écrivit dans Le Monde :


« Pour l’opinion, l’élection présidentielle est jouée. » Autrement dit :
Édouard Balladur a d’ores et déjà gagné. « Circulez, y a rien à
voir ! » comme le releva ironiquement Philippe Séguin.
Édouard Balladur annonça officiellement sa candidature le
19 janvier, depuis son bureau de l’hôtel Matignon. Sa prestation jeta
un froid. Le cadre était mal choisi. Le ton, suffisant, monarchique,
déplut.
Au fond de moi, j’étais persuadée que les Français ne lui
pardonneraient pas sa trahison.
Quoi qu’il en soit, pour Jacques, ce fut le début de ce que les
amateurs de football appellent une remontada. Début mars, la courbe
des sondages s’inversait : Chirac 24 %, Balladur 20 %.
*
La mort de Loulou me plongea dans une sorte de stupeur. S’il n’y
avait pas eu maman pour me soutenir, je ne sais pas quelle aurait
été ma réaction. Vivre sans Loulou me semblait au-dessus de mes
forces. Nous étions bien plus qu’un couple, nous étions aussi de
grands amis, et l’amitié est souvent plus forte, plus résistante que
l’amour. Tout à la fois amants, amis, associés, camarades de travail
– ce travail qui était presque une religion pour nous, avec ses règles,
ses rituels, ses interdits : avec qui pourrais-je espérer partager une
telle connivence ?
Maman me disait : « Fais un effort. Loulou n’aimerait pas te voir
comme ça. » J’essayais de réagir, sans grand succès.
Malgré cela, je suivais intensément le déroulement de la
campagne électorale, admirant la pugnacité et la force de caractère
de Jacques. N’importe qui aurait renoncé, pas lui. Il poursuivait
imperturbablement sa route, insensible en apparence aux
déceptions, aux lâchetés, aux désertions, aux infamies. Quelque
part, l’homme devait horriblement souffrir, mais il n’en laissait rien
paraître. La victoire serait sa revanche.

Le dimanche 7 mai 1995, je me trouvais à l’Hôtel de Ville,


attendant les résultats dans l’appartement privé des Chirac, en
compagnie de Bernadette et de quelques intimes, parmi lesquels
mes amis Véronique et Gregory Peck. Nous guettions le verdict final
avec une certaine anxiété. Les sondeurs comme les analystes
politiques anticipaient une victoire assez nette de Jacques Chirac
sur Lionel Jospin, mais ils s’étaient tellement trompés depuis le
début de la campagne… Je savais que, dans les chaînes de
télévision, les journalistes disposaient des sondages de sortie des
urnes bien avant d’avoir l’autorisation de les annoncer. Aussi avais-
je passé un coup de fil à mon copain Jean-Claude Narcy,
présentateur de TF1. « Tu connaîtras les résultats avant nous. Si
Jacques a gagné, peux-tu entrer dans le studio ton stylo dans la
main ? »
Vers dix-neuf heures, TF1 lança la soirée électorale. La première
heure est une mise en jambes. Les animateurs meublent en
attendant les choses sérieuses. À dix-neuf heures quarante-cinq,
Jean-Claude Narcy fit son entrée sur le plateau. Il tenait un stylo à la
main. Je poussai un hurlement. Bernadette sursauta : « Qu’est-ce
qui vous prend, Line ?
— Jacques est président de la République ! »

*
Ma relation avec Jacques, c’est l’histoire d’une immense amitié,
une affaire de famille. La politique y a tenu peu de place. Nous n’en
parlions jamais ou si peu. J’organisais pour lui des dîners, il aimait
rencontrer des artistes, s’informer. Mais surtout rire, se détendre,
parler librement.
On le sait à présent, c’était un homme d’une immense culture et
un spécialiste reconnu dans le domaine des arts premiers. Il s’y
intéressait depuis l’adolescence, faisant du musée Guimet son
repaire. La création du musée qui porte son nom, quai Branly, ne
doit rien au hasard, elle a simplement révélé la vraie nature d’un
homme qui, inexplicablement, s’est ingénié toute sa vie à cultiver
l’image d’un type tout simple, buveur de bière, amateur de bonne
bouffe et de musique militaire. Assez drôlement, Françoise Giroud
avait dit de lui : « C’est un type à lire du Saint-John Perse caché
derrière une couverture de Playboy. »
Était-ce la pudeur qui l’amenait à se déguiser ainsi ? Était-ce la
volonté de préserver, dans une vie essentiellement publique, un
domaine dont il avait seul l’accès ? Je crois surtout qu’il détestait les
coteries, les chapelles, tout ce petit monde qui s’empare trop
souvent de l’art et de la culture pour en faire un instrument de
pouvoir et d’exclusion.
Et puis il était de droite, chef d’un parti de droite, élu de droite, et
cela seul suffisait à l’évincer de sphères majoritairement acquises à
la gauche. Pourquoi aurait-il essayé de complaire à des gens qui le
méprisaient cordialement ?

Avec Jacques, notre relation était d’ordre fraternel. Est-ce parce


que Jacques avait eu une sœur aînée prénommée comme moi
Jacqueline, morte à l’âge de dix-huit mois ? Un jour, lors d’une
remise de Légion d’honneur à l’Élysée, les discours traînant en
longueur, je me laissai aller à bavarder avec une amie. Jacques
m’apostropha : « Quand ma petite sœur voudra bien se taire ! »
Nous étions complices. Nous aimions bavarder à qui mieux
mieux, remuer des souvenirs, nous moquer des raseurs et des
snobs, et, je dois le reconnaître, nous ne détestions ni l’un ni l’autre
les plaisanteries un peu lestes. Bernadette, qui nous surveillait de
loin, chuchotant puis soudain explosant de rire, savait parfaitement à
quoi s’en tenir. Son regard réprobateur valait toutes les réprimandes.
Jacques détestait les mondanités. Les dîners qui s’éternisaient
l’exaspéraient. Il comptait sur moi pour les abréger. Quand il en avait
marre, il se penchait de mon côté : « Tu pars ! murmurait-il.
— Mais enfin c’est pas possible, Jacques.
— Si si, tu pars ! » Et si je résistais, il disait tout haut : « Tu es
fatiguée, Line ? Line me dit qu’elle est fatiguée, il faut aller se
coucher ! » et il se levait, entraînant tout le monde à faire de même.
Nous fêtions tous les anniversaires, les siens, les miens, ceux de
Loulou, de Bernadette, de Claude. Cela se passait très souvent à La
Jonchère, que Jacques adorait. C’est dans le jardin qu’en 2011 le
photographe Hubert Fanthomme prit l’un des derniers clichés du
couple Chirac, main dans la main, au milieu des roses.

On aurait dit que la notion d’anniversaire surprise avait été


inventée à son intention, car il oubliait régulièrement le sien. Celui de
Claude aussi, chose plus étrange, car il se situait exactement une
semaine plus tard, 29 novembre pour Jacques, 6 décembre pour
Claude.
Je me souviens de l’un de ces anniversaires, alors qu’il était
maire de Paris. Il faut imaginer l’Hôtel de Ville vers vingt et une
heures, l’immense bâtiment désert, Jacques travaillant seul dans
son bureau, en blue-jean, babouches aux pieds, avec un vieux
marcel porte-bonheur. Il a son fameux crayon bicolore à la main,
rouge d’un côté, bleu de l’autre, et il corrige soigneusement un
discours. Claude pénètre soudain dans le bureau : « Papa ! Il y a
une fuite dans la bibliothèque, j’ai trouvé personne. Tu ne veux pas
venir voir ? » Aussitôt Jacques lâche son discours, dévale le grand
escalier de marbre, pousse la porte de la bibliothèque et tombe sur
Bernadette, entourée de cent cinquante personnes en tenue de
soirée qui l’acclament et lui souhaitent bon anniversaire. Parmi les
invités, Dalida, Michel Sardou, Johnny, Sacha Distel, Francis
Lemarque. C’était drôle, il a freiné brutalement comme un
personnage de dessin animé, on aurait cru voir les petits nuages qui
accompagnaient sa trajectoire.

Je me souviens aussi de cette fête pour le mariage de Claude,


au château de Bity, en Corrèze – un endroit pas spécialement gai, à
vrai dire.
Claude m’avait raconté que, lorsqu’elle était enfant, la seule
chanson que lui chantait son père était Les Bateliers de la Volga, qu’il
vociférait en version originale – car Jacques, entre autres talents
dissimulés, parlait le russe –, ce qui fichait une trouille épouvantable
à la petite fille qu’elle était. « C’était sa façon de me chanter une
berceuse pour m’endormir », concluait Claude, peu rancunière.
Je m’étais juré ce soir-là que je parviendrais à faire chanter
Jacques. Mais il me précéda, lançant à l’improviste : « Et maintenant
Line va nous chanter la Cabane au Canada ! » Je contre-attaquai
aussitôt : « Je veux bien, si tu nous chantes Les Bateliers de la Volga
en russe. » Il fit monter les enchères : « D’accord, mais tu nous
chantes la Cabane en occitan. »
Le défi était lancé, je le relevai. Un vieux maire des environs me
traduisit obligeamment les paroles, je les écrivis phonétiquement et,
une heure plus tard, je me plantai devant Jacques. « Tu veux
toujours la Cabane en occitan ? » Il réalisa tout de suite qu’il était
tombé dans un piège et tenta maladroitement d’y échapper. « C’était
pour rire ! »
Mais j’étais lancée. Je demandai le silence, on me tendit un
micro, et moi qui avais chanté la Cabane au Canada en anglais, en
espagnol, en allemand, en italien et même en japonais, je
l’interprétai cette fois en langue d’oc – version qui fort heureusement
ne fut pas enregistrée. Après quoi l’assistance réclama à grands cris
Les Bateliers de la Volga et Jacques, homme de parole, s’exécuta.
Je serais incapable de dire si son accent russe était correct, mais
je compris rétrospectivement la terreur de la petite Claude qui
subissait ces beuglements avant de s’endormir. Les enfants font
souvent preuve de beaucoup d’indulgence envers leurs parents…

*
À l’occasion des Jeux olympiques de 1984, Jacques Chirac se
rendit à Los Angeles en tant que maire de Paris. Ensemble nous
avons visité le village français et rencontré nos sportifs. Jacques les
encouragea avec l’enthousiasme et la sincérité qui le caractérisaient.
Au moment de nous séparer, on entonna La Marseillaise et, pour une
fois, ce n’est pas moi qui donnai le ton, mais tous les athlètes
chantant à l’unisson.
J’avais pris l’initiative de réunir à son intention les
correspondants de la presse française autour d’un déjeuner au
St Germain, le restaurant de mon ami Paul. Je fus surprise par le
mépris et l’agressivité des journalistes à son égard. Visiblement, ils
étaient là pour profiter d’un bon repas dans le restaurant à la mode
de Los Angeles. À leurs yeux, Chirac, battu en 1981, confiné dans
son bastion de la mairie de Paris, n’existait plus ; ils considéraient de
toute évidence que son avenir était derrière lui. Je m’efforçai de faire
bonne figure, mais intérieurement je bouillais d’indignation. Chirac,
lui, se montra détendu, calme, sympathique. Il répondit avec
application aux questions des journalistes, ne releva pas ce qu’il
pouvait y avoir de blessant dans leur comportement, eut une
attention pour chacun. Sa force était dans la certitude qui l’habitait,
dans sa foi inaltérable en son propre destin. Le reste n’était que
péripétie.
Marie-Antoinette Isnard, fidèle parmi les fidèles de Jacques, était
chargée au sein du RPR des relations avec les électeurs à
l’étranger. Elle avait mis sur pied une rencontre avec les hommes
d’affaires français travaillant aux États-Unis et les patrons
américains travaillant en France. Cette fois les choses se passèrent
beaucoup mieux, si l’on excepte une panne de micro. Loulou,
passionné de technique et bricoleur dans l’âme, plongea sous la
table et y remédia en moins de deux. Jacques, très à l’aise, parlant
couramment anglais, séduisit son auditoire par son brio. Il avait le
truc américain, le sens du timing, la façon de balancer une blague au
bon moment. Ancien Premier ministre, maire d’une grande capitale,
il possédait une connaissance des dossiers qui lui permettait
d’apporter des réponses précises aux questions de son auditoire. Il
fit un tabac.
Succès aussi pour sa rencontre avec les Français de Californie.
La salle de cinq cents places se révéla trop petite et, devant
l’affluence, on dut organiser successivement trois réunions au lieu
d’une. Trois réunions, trois Marseillaise que j’interprétai avec
conviction et qui furent reprises par les salles successives.

*
J’ai encore le fou rire quand je pense à la manière dont se
déroula le dîner d’adieu que j’organisai pour Jacques avant son
retour en France.
Lorsque je séjournais à Los Angeles, j’habitais le superbe
appartement de mon amie Carole Curb. Et inversement, Carole,
lorsqu’elle venait à Paris, s’installait à La Jonchère. Chez Carole, on
pouvait dîner à vingt personnes autour d’une immense table ronde.
Mettant à contribution mon carnet d’adresses, j’en profitai pour
inviter toutes les personnalités dont je pensais que Jacques aurait
intérêt à les connaître et qui seraient curieuses de le rencontrer.
Parmi elles, Kirk Kerkorian, que j’avais très bien connu à Vegas.
Kirk était propriétaire ou actionnaire de plusieurs hôtels-casinos sur
le Strip, dont le Bellagio et le MGM Grand Las Vegas – longtemps
classé plus grand hôtel du monde. Génie de la finance, il vendait,
rachetait, revendait ses participations au gré des opportunités,
engrangeant au passage des bénéfices astronomiques. Il appliqua la
même stratégie à Hollywood, où il acquit successivement la MGM,
United Artists et la Columbia, peu sensible au contenu des films,
mais très attentif à la valorisation boursière de ces compagnies au
passé prestigieux.
Autre personnalité richissime et puissante devenue je ne sais
plus trop comment un ami, Armand Hammer, alors âgé de quatre-
vingt-six ans. Dans les années 1920, Hammer s’était rendu en
URSS, pressentant qu’il y avait certainement moyen de faire de
bonnes affaires avec la jeune République des soviets qui manquait
de tout mais disposait d’importantes ressources naturelles.
Comment ce garçon de vingt-quatre ans parvint à rencontrer Lénine
en personne, mystère. Toujours est-il qu’il mit sur pied un vaste et
très profitable système de troc avec les Soviétiques : du blé
américain et des médicaments contre des fourrures, du bois, du
caviar et des pierres précieuses. Ce fut l’origine de sa fortune. De là
son surnom de Milliardaire Rouge.
Bien que Jacques le rencontrât pour la première fois, Armand
Hammer était loin d’être un inconnu pour lui. Grand collectionneur et
mécène, il avait, au travers de sa fondation, aidé au rayonnement du
musée Jacquemart-André à Paris. Il se sentit immédiatement à l’aise
en sa compagnie. Hommes d’action autant qu’hommes de culture,
ils avaient de quoi s’entendre.

Le problème survint avec mes autres invités, personnalités, et


non des moindres, du monde du cinéma. Je ne sais à quoi attribuer
la timidité, on pourrait même dire la panique, qui s’empara de lui
quand fut annoncée la première d’entre elles : Gregory Peck.
« Gregory qui ? » me demanda-t-il, affolé.
Je le regardai, éberluée. Se pouvait-il qu’il ignore qui était
Gregory Peck ?
« Gregory Peck… Moby Dick… Sa femme s’appelle Véronique,
elle est française…
— Moby Dick… Véronique… Française… », marmonna Jacques
mécaniquement.
Véronique et Gregory arrivèrent sur le palier. Je les présentai.
« Moby Dick ! Quel grand film ! » s’extasia Jacques en secouant
vigoureusement la main de Gregory. Puis baisant celle de
Véronique : « Véronique ! La plus belle Française des États-Unis ! »
Mais déjà s’annonçait Cary Grant. Même affolement de Jacques.
Le nom de Cary Grant ne semblait susciter aucun écho dans sa tête.
Je me sentis gagnée par sa fébrilité. Le titre de film qui me vint à
l’esprit n’était pas le plus significatif de son talent. « Charade !
— D’accord, Charade… »
Et aussitôt, agitant la main de Cary comme une pompe à eau :
« Charade is my favorite movie ! (Charade est mon film favori.)
— Ah ? Pas le mien », répliqua Cary, qui parlait couramment
français.
Troisième invitée – et amie : Angie Dickinson. Cette fois j’étais
moi-même complètement paralysée. Incapable de me souvenir du
moindre film d’Angie. Le noir total. En désespoir de cause, je soufflai
à Jacques : « Angie Dickinson… Sergent Anderson… » C’était le nom
d’une série télévisée en quatre-vingt-douze épisodes dans laquelle
Angie tenait le rôle d’un officier de police de Los Angeles. Ce titre
sembla inspirer Jacques. Il embrassa de bon cœur Angie Dickinson
– il faut dire qu’elle était ravissante –, la gratifia d’un sonore :
« Sergent Anderson !… » et, pointant sur elle un revolver
imaginaire : « Poum-poum ! »
Mais le pire restait à venir.
Nous sommes passés à table. Loulou, on le sait, professait
qu’une bonne maîtresse de maison – c’est ainsi qu’on disait en des
temps pas si lointains – devait veiller à ce qu’il n’y ait jamais un
blanc dans la conversation lorsqu’elle recevait des invités. J’avais
acquis un certain savoir-faire dans ce domaine. Mais, tourmentée
par la crainte d’avoir placé Jacques dans une situation impossible, je
manquai à mes devoirs et laissai s’installer une certaine gêne. C’est
alors que Jacques, conscient du malaise, décida de prendre le
problème en main. Se tournant vers Cary Grant et voulant être
aimable, il lui dit :
« J’ai vu tous vos westerns, Cary.
— Je n’ai jamais tourné un seul western de toute ma carrière »,
rétorqua Cary.
L’instant de stupeur passé, toute la table éclata de rire.
La glace était rompue. Chacun se mit à parler à son voisin, les
propos s’entrecroisèrent, la maîtresse de maison n’eut pas à
intervenir pour combler les blancs. Tout le monde passa une
charmante soirée et chacun repartit en trouvant que Chirac était
vraiment un chic type. A nice guy !
Ce soir-là, une grande amitié naquit entre Jacques et Gregory
Peck. Érudits l’un et l’autre, ils pouvaient parler pendant des heures
aussi bien de science que de poésie japonaise. Ils se sont revus
régulièrement jusqu’à la mort de Gregory, en 2003, à l’âge de
quatre-vingt-sept ans.

*
Je n’ai pas précisé que Claude accompagnait son père pendant
ce voyage. Elle avait alors vingt et un ans, elle se cherchait encore.
C’était la première fois que j’avais l’occasion de l’observer d’une
façon un peu suivie. Elle m’intriguait. Réservée, souvent perdue
dans ses pensées, mais réagissant avec finesse dès qu’on
s’adressait à elle et prouvant par ses remarques qu’elle n’avait rien
perdu de la conversation. Il y avait en elle une fragilité qui me
touchait. Je souhaitais mieux la connaître. Aussi est-ce tout
naturellement que, vers la fin de leur séjour, j’ai suggéré à Jacques
de me la confier durant quelques semaines. Il n’y vit que des
avantages. Lui-même avait adoré les États-Unis étant jeune. Il
pensait que ce serait une belle aventure pour Claude. Et puis,
comme il le disait : « Plutôt que de faire des conneries à Paris avec
sa bande de copains, autant qu’elle soit avec toi ! »
J’étais un peu inquiète de la réaction de Claude. À mon grand
soulagement, elle accepta sans la moindre hésitation. Ce furent
quatre semaines de bonheur fou, pour elle comme pour moi.
Dire que je trouvai en elle la fille que je n’avais pas eue ferait un
peu cliché, même si c’est ce que je ressentis. J’étais assez lucide
pour comprendre que je savourais là le meilleur et n’aurais jamais à
assumer le plus difficile. Une chose est d’élever un enfant, une autre
de profiter, pour un temps limité, sans la moindre source de conflit,
de la présence à ses côtés d’une toute jeune femme à la recherche
d’elle-même, avide de conseils et d’expériences nouvelles.

Au cours du séjour, je demandai à Claude si ça l’intéresserait


d’assister à la convention républicaine. J’avais la possibilité d’obtenir
des entrées par le gouverneur du Nevada, Paul Laxalt, avec qui
j’étais très liée. Paul était d’origine française par ses parents, des
bergers basques émigrés aux États-Unis au début du XXe siècle.
Aussitôt dit, aussitôt fait, nous sommes parties pour Dallas, au
Texas, et nous avons assisté à la désignation de Ronald Reagan
comme candidat pour un deuxième mandat.
Claude se montra extrêmement attentive au déroulement de ce
grand show républicain. Elle observait tout, notait que les pupitres
étaient transparents, presque invisibles, et que les orateurs
utilisaient des prompteurs, ce qui était totalement inédit en France et
permettait à Reagan de s’adresser à l’assistance sans paraître
consulter ses notes. Pour ceux qui l’ignorent, un prompteur est un
écran sur lequel défile le texte pour prévenir un éventuel trou de
mémoire.
Claude entrevoyait certainement des idées qui pourraient être
utiles à son père, à tel point que nous avons acheté des cassettes
vidéo de la convention pour les rapporter en France.

C’était l’époque où la série Dallas, diffusée chez nous par TF1,


obtenait un grand succès. Claude voulut visiter Southfork Ranch, où
rôdaient les fantômes de J.R., de Sue Ellen et de Bobby Ewing. Elle
adorait la disponibilité et la décontraction des Américains. Elle
s’abandonnait totalement, profitait de chaque instant, montait à
cheval, discutait pendant des heures avec de parfaits inconnus
rencontrés au beau milieu du désert. Je ne la quittais pas des yeux.
Jacques, père inquiet, m’avait recommandé : « Surtout, ne la laisse
pas faire quelque chose de dangereux ! »
Avant de rejoindre Las Vegas, nous avons passé une semaine
chez des amis à San Diego. Un soir, je surpris sans le vouloir
Claude en train de pleurer sur le balcon de sa chambre, qui donnait
sur l’admirable panorama de la baie. Je la pris dans mes bras, lui
demandai quelle était la cause de ses larmes. Elle me répondit : « Je
pleure parce que je pense que ma sœur ne profitera jamais d’un
voyage pareil. »
Sa sœur aînée, Laurence, victime d’une méningite à l’âge de
quinze ans, avait développé à la suite de cette maladie une anorexie
mentale qui la suivit toute sa vie.
Le fait qu’elle s’abandonne sans honte à ses émotions et
parvienne à les exprimer devant moi témoignait de sa confiance à
mon égard. Peut-être est-ce le moment où s’installa entre nous cette
relation qui perdure aujourd’hui et sans laquelle il me serait
impossible de vivre.
Claude vient d’une famille où l’on se tient droit, où l’on ne dit
jamais à quelqu’un qu’on l’aime, où l’on n’a pas de gestes de
tendresse, en tout cas le moins possible, où l’on n’avoue jamais que
ça ne va pas, où il est interdit d’avoir des états d’âme.
Je lui ai offert, à La Jonchère, un endroit où elle peut se poser,
pleurer ou rire, raconter ses joies ou ses malheurs à quelqu’un qui
l’écoute, la conseille ou bien ne dit rien du tout, si c’est ce qu’elle
souhaite. De même, dès que j’ai besoin d’une oreille attentive, je me
tourne vers Claude, assurée qu’elle sera toujours là pour moi. N’a-t-
elle pas fait ses recommandations à Marie-Annick : « S’il arrive quoi
que ce soit à Line, la première chose que vous faites, c’est
m’appeler ! »

*
Oui, Jacques Chirac fut le meilleur, le plus fidèle des amis pour
moi. Sa disparition me plonge dans des abîmes de tristesse. Sa
loyauté, sa bonne humeur, son enthousiasme me manquent.
Jusqu’au bout, avec un courage et un dévouement admirables,
Claude aura été à ses côtés. Elle lui parlait sans cesse, refusait de
s’adresser à lui comme à un être diminué. Quand je venais lui rendre
visite, elle le préparait. « Line va venir te voir, tu sais, Line… »
Et quand j’arrivais : « C’est Line. Tu la reconnais ? Line… » Et lui
levait les yeux, son visage s’éclairait :
« Ah, ma Line ! Ma bichette… »
Comment ne pas pleurer ?
8
Elle serait capable de parler
au Président

Je n’ai jamais rencontré le général de Gaulle. Je n’ai pas même


imaginé que cette rencontre puisse avoir lieu. Sans doute que mon
admiration pour lui était trop grande, sa stature trop imposante.
Comment l’homme du 18 juin aurait-il pu s’intéresser à quelqu’un
d’aussi insignifiant que moi ?
Il y a quelques années, je croisai l’amiral Philippe de Gaulle lors
d’une émission de Michel Drucker. Il parut enchanté de me voir.
« Line Renaud ! s’exclama-t-il. Savez-vous que mon père vous
aimait beaucoup ? » Je le fixai avec des yeux ronds. « Oui, oui,
reprit-il. Il appréciait vos chansons, ainsi que celles de M. Bourvil. Il
lui arrivait de les fredonner en se rasant. » J’essayai d’imaginer le
Général en maillot de corps, debout devant le lavabo, le visage
couvert de mousse à raser, en train de chantonner La Tactique du
gendarme. Ça ne collait pas vraiment. La suite encore moins. « Sa
chanson favorite, c’était Le Chien dans la vitrine, poursuivit l’amiral. Il la
chantait à mes enfants. » Je crus un instant qu’il se moquait de moi.
« Est-ce que le Général faisait les Ouah, Ouah ? hasardai-je.
— Non, corrigea Philippe de Gaulle. C’étaient ses petits-enfants
qui faisaient Ouah, ouah. »
Une précision historique qui s’imposait.

*
Je n’ai pas été une très bonne élève à l’école. À mes parents qui
s’inquiétaient pour mon avenir, Mémère, mon arrière-grand-mère,
répliquait : « Ne vous en faites pas pour Jacqueline, elle s’en tirera
toujours. Elle serait capable d’aller parler au président de la
République… »
Au cours de ma vie, j’ai eu l’occasion d’approcher, il est vrai,
maints présidents et têtes couronnées. « C’est écrit dans la
Constitution. Les présidents de la République passent et vous, Line,
vous êtes toujours là », plaisantera François Hollande en me
remettant les insignes de grand officier de la Légion d’honneur, le
21 novembre 2013.

Le premier président dont je me souvienne était Vincent Auriol,


qui fut élu dans l’immédiat après-guerre. J’avais rencontré son
épouse – on ne disait pas encore la première dame – en juin 1952 à
Lens, où elle présidait les fêtes du centenaire du charbon. Un
podium avait été installé sur la pelouse du stade Bollaert, il y avait
l’orchestre des Concerts Colonne, dont le chef s’appelait Gaston
Poulet – nom qui suscitait notre hilarité, à Loulou et moi –, la grande
danseuse Janine Charrat, et le duo de fantaisistes Verlor et Davril,
totalement oubliés aujourd’hui. Je chantai Étoile des neiges et la
Cabane au Canada, qui, pour ce public simple et chaleureux, étaient
comme des hymnes repris en chœur bras dessus, bras dessous
dans les tribunes.
Quant au Président lui-même, je fis sa connaissance un an plus
tard, à l’Élysée, à l’occasion d’un autre centenaire, celui du P’tit
Quinquin, composé en 1853 par le poète lillois Alexandre
Desrousseaux. Un poupon en Celluloïd dans les bras, j’interprétai la
célèbre berceuse en duo avec une chorale de mineurs, les Sans-
Souci. J’ai sous les yeux une photographie en noir et blanc publiée à
l’époque par La Voix du Nord. J’ai vingt-cinq ans, j’en parais à peine
vingt, malgré mon chapeau et ma voilette censés faire sérieux, mais
qui me rajeunissent encore.
Ma rencontre avec Vincent Auriol s’est en grande partie effacée
de ma mémoire. Ce bon papa à l’accent rocailleux – homme de
valeur, du reste – ne m’avait pas particulièrement impressionnée. Si
bien que la prédiction de Mémère se révéla parfaitement exacte :
tout président de la République qu’il était, je conversai avec lui le
plus naturellement du monde.

*
René Coty succéda à Vincent Auriol en janvier 1954. À l’image
de son prédécesseur, c’était un homme simple et débonnaire, un
Français comme un autre et qui n’entendait pas déroger à ses
habitudes sous prétexte qu’il avait emménagé dans les ors de la
République. Lorsque François Hollande, bien des années plus tard,
se rêvait en « président normal », il n’innovait pas, il renouait avec
une tradition. Mais les temps avaient changé. De Gaulle était passé
par là. La Ve République n’est pas la IVe et les citoyens attendent de
leur président, désormais investi de pouvoirs importants, qu’il soit
exceptionnel. D’où, à chaque fois, leur inéluctable déception.
Quelques mois, quelques semaines après l’avoir élu, les Français
critiquent à qui mieux mieux celui dont ils constatent qu’il n’est qu’un
homme semblable à eux, avec ses hésitations, ses faiblesses et ses
erreurs.

René Coty vint inaugurer la Kermesse aux étoiles en juin 1955.


C’est à cette occasion que je lui fus présentée. Véritable institution
de l’après-guerre, la Kermesse était une fête de charité organisée en
juin dans les jardins des Tuileries par la maréchale Leclerc de
Hautecloque, veuve du libérateur de Paris, au profit des anciens de
la 2e DB. Des dizaines de milliers de visiteurs se pressaient autour
des stands publicitaires – le savon Lux, les laines Sofil, l’huile
Dulcine –, et toutes les plus grandes vedettes du cinéma, du théâtre
et de la chanson se faisaient un devoir de venir signer des
autographes et défiler sur le pont d’argent qui surplombait la fête. La
télévision en était à ses débuts, le public n’était pas saturé de
célébrités comme il l’est aujourd’hui. Il était ébahi de voir « en vrai »
Gabin, Michèle Morgan, Fernandel, Luis Mariano, Gérard Philipe,
Martine Carol, François Perrier, Danielle Darrieux… et Line Renaud.
On s’était imaginé l’une plus grande, l’autre plus mince, le troisième
plus âgé, on s’émerveillait de voir ces « grandes gentilles vedettes »
– comme les appelle Charles Trenet dans l’une de ses chansons –
accessibles, souriantes, « pas fières ». Les haut-parleurs nasillaient :
« On annonce la présence de Françoise Arnoul au stand
Lustucru ! » Hop ! aussitôt c’était la ruée.
La foule déambulait dans la poussière, les restaurants en plein
air, les buvettes débordaient de monde, c’était une sorte de fête de
l’Huma au cœur du Paris historique. Chouchoute de Pierre Lazareff
et de Sam Cohen, j’avais ma place réservée au stand de France-Soir,
« Le seul quotidien français vendant à plus d’un million », qui
occupait une place centrale dans la fête. C’étaient les années de
tous mes grands succès, j’étais jolie – je l’ignorais alors, mais je
m’en rends compte aujourd’hui –, souriante, toujours disposée à
faire un brin de causette, les gens patientaient sagement sous le
grand soleil du mois de juin et repartaient en serrant comme un
trésor ma photo dédicacée : Pour Josette, amicalement, Pour Chantal et
Raymond, avec tous mes vœux de bonheur. Il m’arrive de regretter ce
temps où nous étions rares et d’autant plus aimés.

Sur un reportage en noir et blanc des Actualités françaises, que


Michael a déniché sur Internet, on me voit, dans le même cadre du
jardin des Tuileries, serrer la main d’une dame au sourire timide en
qui je reconnais Germaine Coty, la femme du président Coty. Me
reviennent tout à coup en mémoire les commentaires désobligeants
qui ont fusé lorsque sont apparues les premières photographies du
couple présidentiel. Horreur ! La femme du Président était, disons,
en surpoids. Signe de vulgarité pour l’élite. Elle faisait « peuple », on
la traitait de bouchère, on la voyait à la caisse plutôt qu’à l’Élysée.
Bref, elle présentait mal. Prévention sociale d’autant plus ridicule
qu’elle était en réalité issue de la bonne bourgeoisie normande, fille
d’armateur, élevée dans un pensionnat anglais, ce qui lui valait
d’être parfaitement bilingue.
Comme son mari avait été élu un 23 décembre, les chansonniers
la surnommèrent « la Bûche de Noël ». Très vite pourtant sa
simplicité, sa gentillesse lui ouvrirent le cœur des Français, qui
l’adoptèrent. Malgré cela, durant les quelques mois qu’elle passa à
l’Élysée, elle continua à faire l’objet, dans les beaux quartiers, d’un
mépris à peine déguisé. On prétendait qu’elle ne prenait jamais un
repas sans une bouteille de bière Valstar en litre à proximité. Les
chansonniers l’affublèrent d’un nouveau surnom : « Madame Sans
Gaine ». On racontait qu’au cours d’un dîner d’État elle avait dit à un
souverain qui déclinait au deuxième passage d’un plat : « Reprenez-
en, Majesté, sinon ça va nous rester ! »
Germaine Coty mourut d’une crise cardiaque moins de deux ans
après son entrée à l’Élysée. La malveillance à son égard ne s’arrêta
pas au seuil de la tombe. Certains firent courir le bruit que son décès
avait pour cause un régime amaigrissant qu’elle s’était imposé –
hypothèse jamais vérifiée.
Trente mille Parisiens se pressèrent à ses obsèques, à la
Madeleine. Le peuple, en sa grande sagesse, l’avait faite sienne et
avait tenu à lui manifester son affection.
Aujourd’hui on condamne à juste titre la « grossophobie » – le
néologisme n’est pas très heureux –, autrement dit les attitudes ou
les propos qui stigmatisent et discriminent les personnes grosses, en
surpoids ou obèses.
C’est la réhabilitation posthume de Germaine Coty. Il a fallu
soixante ans pour faire ce petit pas.

*
Passons de Gaulle, parenthèse titanesque. Je n’ai presque pas
connu Georges Pompidou, sinon par l’intermédiaire de Claude, sa
femme. Je suis restée en relation amicale avec leur fils, Alain
Pompidou, professeur de médecine et chercheur renommé.
Claude et Georges Pompidou ne pouvaient pas avoir d’enfants.
Ils en étaient non seulement très malheureux, mais aussi honteux,
chose difficile à concevoir aujourd’hui. Comme si leur stérilité révélait
une faille, un manquement, peut-être même une faute. Adopté à
l’âge de trois ans, Alain fut élevé comme leur fils – et sans doute
encore plus chéri que s’il avait été leur enfant biologique. On raconte
que Georges Pompidou le trimbalait en poussette jusque dans les
musées et lui récitait L’Odyssée d’Homère à l’âge de quatre ans. Mais
ils omirent délibérément de lui révéler qu’il était un enfant adopté,
bien que beaucoup de gens, à Paris, soient au courant.
Quelques années après le décès de son père, Alain prit un jour
un taxi pour rentrer chez lui quai de Béthune. Comme ils arrivaient à
destination, le chauffeur, tout en rendant la monnaie, observa :
« C’est bien là qu’habitent Mme Pompidou avec son fils adoptif,
n’est-ce pas ? » En dix secondes, trente-cinq ans de silence furent
abolis.
Le plus étonnant est que par respect pour sa mère, pour ne pas
la mettre dans l’embarras, Alain Pompidou ne lui avoua jamais qu’il
savait.
Il en va ainsi des secrets de famille.

*
Giscard ? J’étais bien trop populaire pour lui, il était bien trop
hautain pour moi. Loulou disait de lui : « C’est un fin de race. » Je ne
suis pas trop certaine du sens de cette formule, mais je sais que,
dans sa bouche, ça n’était pas un compliment.
Du reste, mon amitié pour Jacques Chirac créait un mur entre
nous. Lorsque nous nous croisions, Giscard ironisait : « Comment va
votre poulain ? »
Durant son septennat, je ne fus conviée qu’une seule fois à
l’Élysée, à l’occasion d’un dîner en l’honneur du président du
Cameroun, Ahmadou Ahidjo. Lorsque nous avions reçu l’invitation,
Loulou et moi, nous nous étions demandé ce qui nous valait cet
honneur. Pénurie de volontaires ? Un trou à boucher ? Nous avons
compris lorsque, au café, Giscard s’approcha de moi et, dans son
style contourné, me fit comprendre que Mme Ahidjo, l’épouse du
Président, était une grande fan et qu’elle souhaitait faire ma
connaissance. Je réalisai alors que nous n’étions pas les invités de
Giscard, mais ceux du couple présidentiel du Cameroun !
Je m’entretins un long moment avec Mme Ahidjo et lui proposai
de lui faire parvenir un exemplaire du microsillon 30 cm qui venait de
sortir et réunissait mes plus grands succès. Impatiente de l’écouter,
elle l’avait déjà acheté la veille chez Lido Musique sur les Champs-
Élysées.

Un an plus tard, un écho dans la presse m’avait appris que


Giscard, qui fêtait dans un village de Haute-Savoie ses quatre ans
de mandat, avait chanté Étoile des neiges en s’accompagnant à
l’accordéon. Aussitôt je fis porter le disque de mes succès à l’Élysée,
accompagné d’une dédicace : « Merci, Monsieur le Président, d’avoir
choisi ma chanson. Puis-je vous suggérer, si vous vous rendez au Canada,
de chanter la Cabane ? »
À chaque fois que je raconte cette histoire, je sens l’incrédulité
dans le regard de mes auditeurs : « Tu n’as pas osé écrire ça, tout
de même ? » Eh bien, si, j’ai osé.
Mais je dois reconnaître que Giscard n’a jamais accusé réception
de mon envoi. Nous n’avions pas la même conception de l’humour.

*
En 1952, Hélène et Pierre Lazareff s’installèrent à Louveciennes,
dans une vaste propriété, La Grille Royale, à vingt-cinq kilomètres
de Paris par l’autoroute de l’Ouest. Une gentilhommière de style
néo-je ne sais quoi, environnée d’un parc de sept hectares, orné
d’arbres centenaires, avec des pelouses impeccablement tondues,
des allées soigneusement ratissées et un étang où flottaient des
cygnes. Le charme des hôtes compensait ce que les lieux pouvaient
avoir d’apprêté.
Ici, pendant quinze ans, le patron de France-Soir et la fondatrice
de Elle – deux des plus belles réussites de la presse française
d’après-guerre – reçurent chaque dimanche tout ce que Paris
comptait de personnalités marquantes.
Pierre Lazareff consacrait sa vie à son journal, ces déjeuners
hebdomadaires étaient pour lui une façon de se détendre tout en
étoffant son réseau d’influence. Hélène et lui dosaient savamment
leurs invités, hommes politiques de tous bords, vedettes du cinéma,
du théâtre ou de la chanson, ténors du barreau, écrivains, peintres,
hommes d’affaires, médecins et scientifiques. Pierre siégeait à un
bout de la grande table ovale, Hélène à l’autre, Antoine Pinay
côtoyait Joseph Kessel, Jacques Chaban-Delmas bavardait avec
Françoise Sagan ou Jeanne Moreau, Me Floriot s’entretenait avec le
patron de Publicis Marcel Bleustein-Blanchet, l’écrivain Maurice
Druon avec le peintre Bernard Buffet, et Line Renaud avec… pas
grand monde. Je crois que Pierre Lazareff nous invitait, Loulou et
moi, parce qu’il nous aimait bien, mais sans doute aussi par
provocation, vis-à-vis de sa femme – qui, il faut bien le dire, était un
peu snob – et vis-à-vis des autres convives, pour qui j’étais
irrémédiablement une chanteuse populaire, tare suprême à leurs
yeux. Spectateur malicieux de cette foire aux vanités, Loulou, qui
venait d’un milieu bourgeois et dont la culture était vaste, conversait
avec les uns et les autres. Moi j’écoutais, j’observais. Bizarrement je
ne me sentais pas atteinte par l’hostilité à peine déguisée que
certains me témoignaient. L’idée qu’il puisse y avoir des gens
supérieurs et des gens inférieurs m’était profondément étrangère. Je
n’avais ni complexe vis-à-vis des puissants, ni mépris pour les
humbles. De retour à La Jonchère, Loulou, flegmatique, me
rassurait : « T’inquiète pas, ma chérie. Ils y viendront ! » Ce qui
voulait dire que ceux qui me regardaient de haut aujourd’hui
finiraient par me tolérer, puis un jour par m’apprécier, et peut-être
même par me considérer.
En voyant mon portrait à la une du très sérieux supplément du
Monde, il y a quelques mois, je n’ai pas ressenti d’émotion
particulière. Tout juste me suis-je souvenue, avec une pointe
d’ironie, de la phrase de Loulou. Ils y étaient venus, finalement…

*
Parmi les habitués des dimanches à La Grille Royale, un homme
jouissait d’un prestige particulier. C’était François Mitterrand. Ce
n’était pas à proprement parler un bel homme, mais il possédait un
charme indiscutable dans le genre ténébreux. Il avait aussi une
certaine façon de regarder les femmes, qui signifiait clairement qu’il
les aimait et consacrait une part notable de son temps à les séduire.
Un halo de mystère flottait autour de lui, c’était l’homme des
conciliabules à voix basse, il y avait quelque chose de romanesque
dans son personnage, qui excitait la curiosité mais aussi la
méfiance. À quarante ans, il avait vu sa déjà longue carrière
politique stoppée net par l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir
en 1958. Usé par ses nombreux passages dans les cabinets
ministériels de la IVe République, il avait du mal à se positionner
comme il l’aurait souhaité en tant que chef de l’opposition. Il restait
pourtant un acteur important de la vie politique française, et chez
Pierre Lazareff, lorsque après le déjeuner les invités effectuaient une
petite promenade digestive sous les chênes centenaires, il était
toujours très entouré. Certains appréciaient le brillant causeur et
l’homme d’esprit, d’autres – éventuellement les mêmes – étaient
soucieux de ménager l’avenir : un jour ou l’autre, un tel homme
rebondirait.
Un événement vint rebattre les cartes.
Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959, François Mitterrand fut
victime d’un attentat alors qu’il rentrait chez lui au volant de sa 403.
Une voiture le prit en chasse, il eut la présence d’esprit de se garer
et de courir se mettre à l’abri dans les jardins de l’Observatoire, dont
il escalada la grille, tandis que la 403 était criblée de balles.
Le lendemain, toute la presse salua le sang-froid du sénateur de
la Nièvre et vilipenda les auteurs du lâche attentat. Mais voilà, une
semaine plus tard, le journal d’extrême droite Rivarol publiait le
témoignage d’un ancien député poujadiste, Robert Pesquet, qui
affirmait être l’auteur de ce qui aurait été un faux attentat
commandité par François Mitterrand lui-même pour tenter de redorer
son étoile pâlissante.
Le scandale fut énorme, François Mitterrand s’empêtra dans ses
déclarations sans parvenir à se disculper. Loin d’être rehaussé, son
crédit s’en trouva durablement entamé.

Le dimanche qui suivit la publication de Rivarol, Loulou et moi


sommes allés déjeuner à Louveciennes. François Mitterrand était
présent ce jour-là. Alors qu’il était d’ordinaire très sollicité, le vide
s’était fait autour de lui. La conversation, toujours animée, évitait
soigneusement le sujet qui enfiévrait Paris et dont le principal
protagoniste était assis parmi nous. Je me sentis tout à coup très
mal à l’aise. Loulou, que je consultai à voix basse, me répondit d’un
geste évasif. « La politique… »
Quand un homme, à cette époque, vous faisait ce genre de
réponse, cela voulait dire que ce qui relevait de la politique était si
complexe qu’il valait mieux renoncer à l’expliquer, particulièrement à
une femme, dénuée de tout jugement dans ce domaine.

Après le café, comme d’habitude, la plupart des convives


sortirent dans le parc pour profiter du joli soleil d’automne. J’aperçus
Mitterrand qui, les mains derrière le dos, se promenait à l’écart, privé
de la petite cour qui se pressait habituellement autour de lui. Sans
bien réfléchir à ce que je faisais, je le rejoignis.
Nous avons marché quelques instants en silence. Je crois qu’il
ne m’avait jamais adressé la parole auparavant. Que lui dire ? Toute
phrase aurait pris l’allure d’une formule de condoléances. Je crois
que je finis par articuler quelque chose comme : « C’est cruel… » Et
qu’il me répondit : « Lorsqu’on a sa conscience pour soi… » Les
points de suspension marquent bien que, dans ces moments-là, les
mots comptent moins que les silences.

*
Je n’eus pas beaucoup d’occasions de croiser François
Mitterrand dans les années qui suivirent. Mon soutien affirmé à
Jacques Chirac ne contribua pas à nous rapprocher. Mais
contrairement à Giscard, aristocrate « fin de race », Mitterrand était
un vrai seigneur. Il ne se serait jamais risqué à me demander, avec
une moue de mépris, des nouvelles de mon poulain.
Lorsqu’il fut élu président de la République, ce n’est pas tant à sa
personne que je m’opposai, mais à certains de ses proches ou de
ses ministres. Georgina Dufoix en tout premier lieu, calamiteuse
ministre des Affaires sociales, qui, loin de nous accompagner dans
la lutte que nous avions entreprise contre le sida, fit tout pour
entraver notre action, motivée par de médiocres intérêts de
boutique. Je dois reconnaître que je n’éprouvais pas non plus une
sympathie démesurée pour Jack Lang, sans conteste remarquable
ministre de la Culture, mais entouré d’une camarilla arrogante et
sectaire.
Une anecdote montrera jusqu’où pouvait aller la mesquinerie de
ce petit cercle. J’avais eu un appel de la secrétaire d’Armand
Hammer, le Milliardaire Rouge dont j’ai déjà parlé. « Line, m’avait-
elle avertie, le docteur Hammer va recevoir la Légion d’honneur.
C’est le président Mitterrand qui la lui remettra en personne.
M. Hammer tient absolument à ce que vous soyez présente à la
cérémonie.
— Vous savez, avais-je répondu, le président Mitterrand et moi,
c’est pas le grand amour. Je doute beaucoup qu’il m’invite.
— Ah ? répondit-elle, surprise. Je vais en faire part au docteur
Hammer. »
Quelques jours plus tard, le téléphone sonna de nouveau à La
Jonchère. C’était Armand Hammer lui-même. « Line, me dit-il, le
président Mitterrand est un homme intelligent et poli. Du moment
que je souhaite que vous soyez là, je suis certain qu’il n’y verra
aucun inconvénient. Surtout notez bien la date. »
Les semaines passaient, la date se rapprochait, je ne recevais
aucun carton d’invitation. Le docteur Hammer m’appela à nouveau :
« Line, vous serez bien là, n’est-ce pas ?
— Je ne suis pas invitée.
— Comment ? C’est incroyable ! Je vais appeler Jean-Paul
Scarpitta, c’est à lui que j’ai donné ma liste d’invités. De toute façon,
ne vous inquiétez pas, ma femme et moi descendons au Bristol,
juste en face de l’Élysée. Rejoignez-nous là-bas avant la cérémonie,
nous irons ensemble. »
Jean-Paul Scarpitta était le responsable à Paris et à Londres de
la Fondation Armand Hammer, qui gérait la prestigieuse collection
d’œuvres d’art du docteur Hammer. Je pris quelques
renseignements et compris vite que Scarpitta, familier de Jack et
Monique Lang, étoile brillant au firmament de la galaxie culturelle qui
entourait le ministre, était très probablement à l’origine du blocage.
Le jour de la cérémonie, je rejoignis comme prévu au Bristol
Armand Hammer et Frances, sa femme, et c’est au bras du docteur
que je pénétrai dans le palais. Jean-Paul Scarpitta se tenait dans le
vestibule pour accueillir son patron. Il se troubla en m’apercevant et
fit mine de s’enthousiasmer.
« Line ! je suis si heureux que vous ayez pu vous libérer. »
Le docteur Hammer, que j’avais mis au courant de toute l’affaire,
interrompit ses simagrées d’un ton cinglant.
« Jean-Paul, you are a fourty carats idiot ! » (Jean-Paul, vous êtes
un idiot de quarante carats !)
Une insulte de milliardaire.

Plus tard dans la soirée, alors que je profitais de l’un des


nombreux miroirs qui ornaient les murs pour me repoudrer
furtivement, je vis le président Mitterrand se diriger vers moi. Il me
salua avec courtoisie, ainsi que Loulou qui nous avait rejoints, et
nous avons engagé une conversation à propos du procès Feelings,
dont il connaissait le moindre détail. Ce qui était tout à fait étrange
avec François Mitterrand, c’est qu’il donnait le sentiment, lorsqu’il
vous parlait, que vous étiez la personne la plus importante à laquelle
il s’était jamais adressé et qu’il disposait de tout le temps voulu pour
converser avec vous. Et de même qu’il faisait preuve d’une
stupéfiante mémoire lors des cérémonies de remise de Légion
d’honneur, lorsqu’il prononçait sans notes l’éloge des récipiendaires,
de même il était capable d’évoquer à votre sujet des événements
que vous n’étiez pas loin d’avoir vous-même oubliés.

François Mitterrand était indiscutablement un personnage


remarquable. Le temps qui passe gomme les divergences politiques
et les réticences que pouvait inspirer cet homme ambigu et secret. Il
restera l’un des grands présidents de la Ve République.
*
Roselyne Bachelot affirme qu’au plus dur de la vague
balladurienne, avant les élections présidentielles de 1995, lorsqu’il
était donné perdant par tous les organismes de sondages, Jacques
Chirac, profondément atteint, lui avait déclaré : « Je ne pardonnerai
pas. » Ni à Édouard Balladur, ni à ceux qui l’avaient abandonné pour
rejoindre le camp du Premier ministre : Nicolas Sarkozy, Charles
Pasqua et d’autres de moindre importance.
Après un temps de purgatoire, cela n’empêcha pas Nicolas
Sarkozy d’être nommé ministre de l’Intérieur, puis de l’Économie et
des Finances lors du deuxième mandat de Jacques Chirac à la tête
de l’État. Et c’est bien Jacques Chirac qui appela à voter en sa
faveur pour lui succéder en 2007.
La politique impose ce genre de volte-face. On met ses états
d’âme de côté et on se range à la solution qui semble la plus
favorable pour son camp. Cela s’appelle la realpolitik.
Je n’avais pas les mêmes raisons de faire taire mes sentiments.
Nicolas Sarkozy restait toujours pour moi celui qui avait trahi
Jacques Chirac. Pourtant, quand Carla Bruni est entrée dans sa vie,
notre relation a évolué. J’aime beaucoup Carla, sa beauté, son
charme, son intelligence. Elle a contribué à ce que nous nous
rapprochions quelque peu, Nicolas et moi, tout en gardant nos
distances. Et puis, comme le disait Léo Ferré, Avec le temps, va, tout
s’en va…

*
J’aurais pu, en d’autres circonstances, développer une grande
amitié avec François Hollande. Nous nous sommes contentés d’une
relation extrêmement cordiale, ce qui n’est déjà pas mal. Bertrand
Delanoë, son camarade de parti, est par contre l’un de mes proches.
Nous nous sommes rencontrés chez Dalida, alors qu’il était très
jeune et n’avait pas encore embrassé une carrière politique. Ses
idées, ses convictions, ses jugements, les valeurs progressistes qu’il
défendait m’ont fait prendre conscience que je me sentais bien plus
proche de la gauche que de ce qu’était devenue l’UMP en 2012. La
guerre des chefs pour s’emparer de la présidence du parti, les
mesquines querelles de personnes m’ont atterrée. Quelle triste
image.

François Hollande me fit successivement grand officier de la


Légion d’honneur en 2013 puis grand-croix de l’ordre national du
Mérite en 2017. À chaque fois, grâce à son humour, ce qui aurait pu
apparaître comme une pesante cérémonie protocolaire se
transforma en une fête familière et décontractée. Plus qu’à la
solennité de l’instant, les amis proches qui m’entouraient se
montrèrent sensibles comme moi au paradoxe qui faisait d’une ci-
devant artiste de variétés devenue comédienne, fille d’ouvriers
élevée dans un coron au Pont de Nieppe, la titulaire des plus hautes
distinctions que puisse attribuer la République à ses enfants
méritants.

Je me souviens d’une soirée pleine d’imprévus à La Jonchère en


juillet 2015, où j’avais convié quelques amis à dîner en compagnie
du couple charmant que forment François Hollande et Julie Gayet.
La table était mise sur la terrasse, il faisait une température
délicieuse, Dominique Besnehard, particulièrement en verve ce soir-
là, régalait tout le monde d’anecdotes à propos de Marlène Dietrich,
qu’il avait beaucoup fréquentée dans les dernières années de sa vie.
Le Président nous avait prévenus dès son arrivée : il ne s’attarderait
pas trop longtemps car il devait partir aux aurores pour Berlin le
lendemain matin. On était en pleine crise avec la Grèce. Les
Européens, divisés, devaient décider des mesures à prendre pour
tirer d’affaire ce malheureux pays asphyxié par une dette
monumentale. À intervalles réguliers, un officier de sécurité
s’approchait de François Hollande et lui tendait un téléphone.
« Excusez-moi, c’est Angela », disait le Président en se levant. Il
allait sous le gigantesque cèdre bleu, cadeau de Michel Audiard
planté en 1952, et parlementait longuement avec la chancelière
allemande. Puis il revenait s’asseoir et reprenait le fil de notre
conversation. Au bout du cinquième aller-retour et comme l’heure
avançait, je lui proposai de mettre un terme à la soirée. « Non non,
me dit-il. Nous avons tout arrangé par téléphone avec Angela. La
réunion est annulée. » Et, enfin libéré, il put profiter de quelques
instants supplémentaires de détente.

*
J’ai déjà dit l’admiration que je porte à Emmanuel Macron et
l’amitié qui me lie à Brigitte, son épouse. Je me souviens de la
campagne éclair qu’il mena brillamment en 2017, et tout
particulièrement du grand meeting qui eut lieu à Bercy le 17 avril. Je
m’y étais rendue avec quelques amis et nous sommes allés le saluer
dans sa loge avant qu’il prenne la parole. J’ai confessé à Emmanuel
que mon dernier meeting datait de 1995, que c’était pour Chirac et
déjà à Bercy. Emmanuel s’est tourné vers Brigitte et lui a dit : « Tu as
entendu ? Line porte chance, on va gagner ! »
Dans la tribune où j’écoutai le discours qui suivit, Brigitte Macron
m’avait placée entre elle et la mère d’Emmanuel, proximité
émouvante avec ces deux femmes remplies d’amour pour l’homme,
si jeune et si talentueux, sur qui reposaient tant d’espoirs. Deux
semaines plus tard, il était élu. L’état de grâce, la période
d’indulgence dont bénéficie traditionnellement le nouveau président,
fut exceptionnellement court. Bien vite les critiques se mirent à
pleuvoir, selon un rite désormais établi. Loin de laisser sa chance au
nouvel arrivant, on le condamne au moindre faux pas, on le pousse
à la faute, on anticipe son possible échec.
Le manège tourne et reviennent inlassablement les mêmes
erreurs.

Connaîtrai-je d’autres présidents ? Si je réussis ma traversée du


siècle, j’atteindrai cent ans en 2028. La prochaine élection
présidentielle aura lieu en 2022 et, si les Français font une nouvelle
fois confiance à l’actuel Président, il faudra que j’attende 2027 pour
connaître le suivant.
Qui sait, une présidente ? Voilà qui changerait. J’aimerais bien
voir ça.

*
Un artiste voyage, il lui arrive souvent d’être, aux quatre coins du
monde, une sorte d’ambassadeur de son pays. J’ai parlé des
présidents français, j’aurais pu évoquer les reines et les rois, les
présidentes et les présidents étrangers que j’ai été amenée à
rencontrer depuis mes débuts. À commencer par la toute jeune reine
Elizabeth II d’Angleterre et son mari le prince Philip, devant qui j’ai
chanté Lavender Blue au Drury Lane, à Londres, dans les
années 1950.
C’est un souvenir moins officiel – et beaucoup plus drôle – que je
garde d’une rencontre avec le président Reagan lors d’un dîner chez
Al-Midani, un Syrien très riche, grand donateur de l’association
d’Elizabeth Taylor contre le sida. Le couple Reagan y assistait. Au
cours de la soirée, Nancy Reagan me dit : « Vous savez, mon mari
chante très bien. Il connaît des chansons en français. » Aussitôt
j’empruntai un micro et je m’approchai de Reagan : « Monsieur le
Président, est-ce vrai que vous connaissez des chansons
françaises ? — Yeah ! — Pourquoi ne chanteriez-vous pas quelque
chose maintenant ? » Imperturbable, Reagan entonna La Marseillaise
en français. Énorme éclat de rire, applaudissements.
Le dîner se termine, les conversations se poursuivent dans les
salons. Tout à coup, j’entends une voix qui susurre à mon oreille :
« Frère Jacques, Frère Jacques, dormez-vous ?… » Je me
retourne : c’était Ronald Reagan !

J’ai eu beaucoup d’estime pour le président Reagan. On peut


penser ce qu’on veut de son action politique, c’était un grand
bonhomme. Je suis loin d’éprouver le même sentiment pour son
lointain successeur Donald Trump. Ne vient-il pas d’affirmer que les
chercheurs américains avaient découvert un vaccin contre le sida ?
Comment accorder la moindre confiance à un homme capable de
proférer de telles contre-vérités ?
Je l’ai rencontré pour la première fois en 1999, lors de
l’inauguration du Paris Hotel. Trump était bien loin de faire de la
politique à l’époque. Il souhaitait investir à Vegas et le fera d’ailleurs
par la suite en y construisant le Trump Hotel et en investissant dans
différents casinos. Lors du dîner, nous étions assis à la même table.
Il était trop jeune pour avoir connu le Vegas des années 1960, je lui
ai raconté à quel point la ville s’était transformée depuis cette
époque.
Rien que de très banal, en somme.
Mais là où l’histoire se corse, c’est quand je m’aperçus, quelques
jours plus tard, que sur une photo que nous avions faite au cours de
la soirée, avec Catherine Deneuve, Quincy Jones et Charles
Aznavour, apparaît un intrus dans le coin droit de l’image : Donald
Trump, qui, sans rien demander à personne et sans que quiconque
s’en aperçoive, s’était invité sur le cliché ! Preuve que cet homme
savait déjà se placer.
Naturellement, l’image prend un relief particulier aujourd’hui que
Trump est devenu le quarante-cinquième président des États-Unis…

Dix-huit ans plus tard, le 13 juillet 2017, Donald Trump, en visite


officielle en France, dîne avec le couple Macron au Jules-Verne, le
restaurant de la tour Eiffel.
Dans la cuisine, les journalistes glanent des informations auprès
des serveurs. « Ils parlent du Moyen-Orient », disent-ils entre les
entrées et le plat principal. « Ils parlent de l’accord de Paris »,
ajoutent-ils au moment du dessert. « Ils parlent de Line Renaud »,
complètent-ils au café.
Preuve que Trump n’a pas oublié notre rencontre.
Le lendemain, j’assiste au défilé militaire du 14 juillet. Brigitte
Macron vient me chercher. Donald Trump souhaite me rencontrer.
Bouleversant bien malgré moi le protocole, je me retrouve projetée
face à Trump, qui s’exclame en me voyant : « There she is ! » (La
voilà !) Je lui serre la main, j’échange quelques mots avec lui devant
les ministres, les parlementaires et les journalistes médusés.
End of the story.
9
Ça prendra dix ans

Cette nuit, à l’hôpital, j’ai très mal dormi. Ma cheville m’a fait
terriblement souffrir. Jacinthe, dont c’était le tour de garde, dormait
dans le lit voisin. Est-ce l’instinct ou mes soupirs, elle s’est réveillée,
inquiète. « Je vais appeler l’infirmière de nuit. » J’ai protesté. « Non
non, c’est inutile de la déranger.
— Mais elle est là pour ça, madame.
— Ce n’est pas une raison. »
Les aides-soignants m’ont raconté que certains patients les
appellent à tout bout de champ. Pour ramasser le mouchoir qui est
tombé, pour baisser ou remonter le store. Simplement parce qu’ils
s’ennuient ou s’angoissent à force de solitude. Moi, je serais plutôt
dans l’excès contraire : attendre l’extrême urgence pour réclamer de
l’aide.
Jacinthe se recouche. Peu après, j’entends sa respiration
régulière. Elle a un sommeil d’enfant et s’endort sitôt la tête sur
l’oreiller.
Me voilà seule avec mes réflexions. Elles sont rarement joyeuses
à cette heure de la nuit. Souvent je pense aux derniers instants de
ma mère. La blessure ne s’est jamais refermée.
Maman a survécu quatre ans à Loulou. C’est elle qui m’a permis
de surmonter le choc de sa disparition. Les deux premières années,
le devoir qu’elle s’imposait vis-à-vis de moi a décuplé son énergie.
Elle s’occupait de mon courrier, tenait mon agenda, répondait aux
appels à ma place. Dotée d’une mémoire phénoménale, elle savait
par cœur un nombre impressionnant de numéros de téléphone. Je
n’ai jamais eu meilleure assistante. À La Jonchère, je lui avais fait
aménager une chambre voisine de la mienne, nous étions proches
jour et nuit.
Les deux années qui suivirent auraient mieux fait de ne pas
exister. Toute sa vie, ma mère, comme la sienne, comme mon
arrière-grand-mère, a souffert du ventre. J’ai vu quotidiennement ces
trois générations de femmes grimacer comme si elles avaient reçu
un coup de poignard, porter les mains à leur estomac et gémir :
« Mon ventre ! » Mais comme elles s’interdisaient le repos et que se
plaindre était considéré comme un signe de faiblesse, vite elles se
reprenaient et poursuivaient leur tâche. Moi-même, bien qu’à un
moindre degré, je ressentais les mêmes troubles. Les derniers mois
de maman furent terribles. Torturée de douleur, elle ne pouvait
presque plus rien manger, elle souhaitait mourir. « Mais c’est pas
moi qui décide », disait-elle. Femme de devoir, elle redoutait surtout
de me laisser seule. Cette crainte la maintenait en vie.

Ce qu’il faut bien appeler son agonie fut interminable et d’autant


plus difficile à supporter, pour elle comme pour moi, qu’elle restait
parfaitement consciente et comme spectatrice de sa propre mort.
Une infirmière relayait à son chevet la gouvernante qui, à cette
époque, tenait la maison.
Je voulais absolument accompagner sa fin comme je l’avais fait
pour Loulou, et que le dernier visage qu’elle contemple, penché sur
elle, soit le mien. Je n’osais plus quitter La Jonchère, je ne dormais
plus, j’étais épuisée, mais je tenais bon.
Muriel, qui était en tournée, m’appelait chaque jour. Un soir, je la
vis débarquer. Elle avait sauté dans un train pour me rejoindre,
saisie d’un mauvais pressentiment. Mais rien ne se produisit cette
nuit-là, non plus que le lendemain. Sa présence me fit du bien, ce fut
comme une trêve.
Elle repartit, mal rassurée.
Quelques jours plus tard, même chose. Muriel donnait son
spectacle à Toulouse, à Bordeaux, je ne sais plus, quand
brusquement elle eut l’intuition qu’elle devait immédiatement
remonter à Paris pour être avec moi. Elle me trouva dans un état
alarmant, incapable de m’alimenter, incapable de trouver le sommeil.
Elle me fit avaler quelque chose pour le dîner, j’acceptai de
m’étendre pour me reposer un peu, à une seule condition : qu’on me
réveille si l’état de maman se dégradait. À peine couchée je
m’endormis, presque évanouie de fatigue. Muriel s’assoupit un peu
plus tard. À cinq heures du matin, l’infirmière et la gouvernante
vinrent m’avertir : « Madame ! Madame ! Réveillez-vous ! Votre
maman vient de mourir. » J’ai hurlé : « Pourquoi vous ne m’avez pas
réveillée ? Vous me l’aviez juré ! » Je me suis précipitée auprès de
ma mère et me suis effondrée sur elle. J’avais encore tant de choses
à lui dire. Je l’aurais accompagnée au seuil de la mort, entourée de
mots d’amour, comme je l’avais fait pour Loulou. Hélas, ce n’est pas
mon visage que maman avait aperçu en dernier, mais celui de deux
étrangères.
Merci maman, merci pour tout ce que tu m’as donné.

*
Pénible ordinairement, l’insomnie est insupportable à l’hôpital.
L’inquiétude rôde, sournoise, opiniâtre. Elle se nourrit d’elle-même,
chaque tentative pour l’apaiser est source d’angoisses
supplémentaires. Quel soulagement lorsqu’on entend, au petit matin,
le grincement des premiers chariots qui roulent dans le couloir. On
s’endort enfin quand vient l’heure de se réveiller.
Je pensais à Loulou, je pensais à maman, je me raccrochais à
eux pour éviter de sombrer. J’imaginais qu’ils me rassuraient : « Tu
t’en es toujours tirée. Pourquoi pas cette fois-ci ? » Alors je
remontais le cours de ma vie, je faisais le compte des situations où
j’aurais pu perdre pied.
C’est vrai que j’avais eu de la chance…

Ainsi lorsque j’ai abandonné le music-hall pour devenir


comédienne. Quel saut dans le vide ! D’autres s’y étaient risqués
sans jamais atteindre, dans leur nouvelle carrière, le succès obtenu
dans la précédente. Un pied dans chaque camp, transfuges d’un
côté, ignorés de l’autre.
En France, les artistes sont enfermés dans des catégories. Une
chanteuse est faite pour chanter. Aux États-Unis, en revanche, avoir
plusieurs cordes à son arc est un atout. Judy Garland, Doris Day,
Liza Minnelli… Ces femmes chantaient, dansaient et jouaient la
comédie avec un égal talent.
Je ne me faisais aucune illusion : ce serait long, difficile. Dans le
métier, personne ne m’attendait – sinon avec un fusil. Il faudrait que
j’accepte humblement de repartir au bas de l’échelle. Je devrais faire
mes preuves. J’y étais prête.
Encore fallait-il que je décroche un rôle, cinéma, théâtre,
télévision, n’importe. Mais qui pourrait avoir l’idée de faire appel à
moi ?
Bernard Hilda était un ami de Loulou. Ancien chef d’orchestre, il
avait monté une agence artistique qui comportait plusieurs
départements : music-hall, cirque, théâtre… Il nous invita, Loulou et
moi, à visiter son agence. La première porte devant laquelle nous
sommes passés était celle du secteur « Music-Hall ». J’ai dit à
Bernard : « Inutile de frapper à cette porte, c’est fait ! Frappe plutôt à
la porte Théâtre. » Il me présenta alors Claude Briac, chef de ce
département. Ce fut le premier à être au courant de mes nouvelles
envies.

Le lendemain de ma rencontre avec Briac, le téléphone sonna à


La Jonchère. « Vous êtes Line Renaud ?
— Tout à fait.
— Je m’appelle Georges Herbert. Je suis organisateur de
tournées. Il paraît que vous aimeriez faire du théâtre ? Seriez-vous
libre en octobre ? J’ai une pièce pour vous. Connaissez-vous Folle
Amanda ? »
J’avais bien sûr entendu parler de la pièce de Barillet et Grédy
qui s’était jouée dix ans plus tôt avec un immense succès au théâtre
des Bouffes Parisiens. Mais, par chance, je ne l’avais pas vue à
l’époque. Car alors, je n’aurais sans doute pas eu l’audace de
reprendre un rôle dont la grande Jacqueline Maillan avait donné une
interprétation qu’on disait inoubliable.
Chanter, mener une revue et jouer la comédie sont trois choses
différentes. J’avais l’expérience des deux premières, j’ignorais tout
de la troisième. Saurais-je « jouer » ? Au fond de moi, j’en étais
certaine, mais il fallait que j’en aie la preuve.
Les galas Karsenty-Herbert rayonnaient aux quatre coins de
France pour y présenter soit des pièces déjà jouées à Paris, soit des
spectacles spécialement montés pour l’occasion. Pour débuter, un
galop d’essai en province était ce qui pouvait me convenir le mieux.
Le public de Metz, Pau ou Besançon était non pas moins
connaisseur, mais certainement moins blasé que le public parisien.
Mieux valait faire mes gammes dans un relatif anonymat et face à un
auditoire mieux disposé.
Pour le principe, je demandai un court délai de réflexion à
M. Herbert, mais en raccrochant j’étais déjà plus qu’à moitié décidée
à saisir cette proposition tombée du ciel.
Je le fus entièrement après avoir lu la pièce. Elle était drôle,
rapide, et le personnage d’Amanda possédait de nombreux traits de
caractère qui le rapprochaient de celle que j’étais dans la vie.
Optimiste, un peu fantasque, prête à se lancer tête baissée, par défi,
par jeu, par inconscience, dans les entreprises les plus insensées.
Et de surcroît ex-vedette à succès du music-hall, ce que j’étais
devenue depuis peu. À croire que la pièce avait été écrite pour moi.
La comparaison, heureusement, s’arrêtait là : lorsque le rideau se
lève, on apprend qu’Amanda est criblée de dettes. Ce n’était pas
encore mon cas, Dieu merci.
Détail qui a son importance : l’accompagnateur et confident
d’Amanda, dans la pièce, répondait au surnom affectueux de…
Loulou. Pour quelqu’un d’attentif aux signes, j’étais comblée.

*
Avant de donner ma réponse définitive, je passai un coup de fil à
mon amie Jacqueline Cartier, critique de France-Soir, qui
m’encouragea vivement à accepter. Le rôle, selon elle, était tout à
fait pour moi. Jacqueline Maillan avait été, certes, extraordinaire
dans le rôle d’Amanda, mais elle me croyait capable de donner une
version très différente du personnage, peut-être plus nuancée, plus
humaine. Puisque je n’avais pas vu Maillan à la création, je ne serais
pas tentée de l’imiter.
Sa conviction emporta mes dernières hésitations. Je rappelai
Georges Herbert et lui donnai mon accord.
Les répétitions commencèrent peu après, sous la direction de
René Clermont. C’était un homme de talent, patient, attentionné. Il
ne me fit jamais sentir mon inexpérience et sut me guider sans
m’accabler d’indications. De mon côté, je me donnai totalement à
mon travail. Je n’étais plus Line Renaud, j’étais redevenue une
débutante. J’éprouvais des sentiments mélangés, à la fois malade
de trac et terriblement excitée par ce nouveau challenge. Mes deux
partenaires principaux étaient Jean Bretonnière et Geneviève
Kervine, mari et femme dans la vie et très épris l’un de l’autre. Jean
Bretonnière avait d’abord fait carrière dans la chanson et l’opérette,
où il avait acquis une certaine notoriété. Geneviève Kervine, quant à
elle, ancienne élève de Charles Dullin, s’était consacrée à la scène
et au cinéma. En 1968, Jean, par amour pour sa femme, laissa
tomber la chanson pour le théâtre. Enfin réunis, tous deux
écumèrent alors préfectures et sous-préfectures sous l’étendard des
tournées Herbert-Karsenty, dont ils firent les beaux soirs. Ils eurent
un fils, Marc, qui entra lui aussi dans le métier. Que celui-ci me
pardonne si je dis que son père n’était pas aussi bon comédien que
sa maman.
Geneviève jouait avec finesse et autorité ma sœur Lucette, aussi
raisonnable qu’Amanda est insouciante. Bretonnière composait
d’une façon hélas un peu appuyée le personnage de Philippe
Morhange, ex-mari d’Amanda devenu ministre, qui tente par tous les
moyens de s’opposer à ce qu’Amanda publie ses mémoires.
Je n’avais pas prévu que Georges Herbert organiserait en
septembre une première au théâtre Montansier à Versailles, avant le
démarrage officiel de la tournée. Je tenais à faire une entrée discrète
dans le monde de la comédie, où je prenais pied pour la première
fois. Georges Herbert me garantit que cette première se donnerait
en toute discrétion, un peu à la manière des sneak previews, les
projections surprises organisées aux États-Unis pour tester les films.
Aussi, quel ne fut pas mon étonnement de découvrir, après le
spectacle, que j’avais joué devant François Perrier, Michèle Morgan,
Sophie Desmarets, quelques journalistes parmi les plus en vue et à
peu près tous les directeurs de théâtre de la capitale.
Loulou et Jacqueline Cartier, de France-Soir, avaient été mis dans
la confidence et m’avaient soigneusement caché que la
représentation ne serait pas aussi confidentielle qu’annoncé.
Dès le lendemain, des articles dithyrambiques paraissaient dans
les principaux quotidiens nationaux et les salles se battaient pour
accueillir le spectacle à Paris la saison suivante. Le prestigieux
théâtre des Variétés se manifesta en premier. Je refusai. Fidèle à ma
ligne de conduite, je voulais démarrer petit, jouer dans une salle plus
modeste. C’est ainsi que je choisis finalement le théâtre des
Nouveautés, cinq cents places, dirigé par le charmant couple
Moreau-Chantegris.

La tournée de Folle Amanda fut triomphale. Partout où nous


passions, nous faisions salle comble. Au premier abord, j’avais été
surprise de me sentir aussi à l’aise. Le théâtre me semblait facile par
rapport à la chanson et surtout par rapport à la revue. C’était
réjouissant d’entendre rire le public, de tester chaque soir un effet
inédit et d’en éprouver aussitôt l’efficacité. J’étais comme un
amateur qui s’essaie à un nouveau sport et s’émerveille d’être bon
du premier coup. Mais comme dans bien des domaines, le doute,
contrairement à ce qu’on pourrait penser, vient avec l’expérience. Au
fur et à mesure des représentations, j’appris à me méfier des ajouts
racoleurs, ces petites choses dont les acteurs – les mauvais
surtout – sont friands parce qu’elles attirent l’attention sur eux au
détriment de leurs partenaires. Lorsqu’on joue à Paris, le metteur en
scène vient régulièrement assister aux représentations et nettoie le
jeu des comédiens de ces scories qui finissent par nuire à
l’ensemble. Mais livrés à eux-mêmes, les acteurs en tournée s’en
donnent à cœur joie, chargent, forcent la note, tirent la couverture à
eux hors de tout contrôle. Dire le texte, rien que le texte, épurer son
jeu, s’en tenir à ce qui a été réglé au moment des répétitions
demande discipline et modestie. On n’est jamais bon si ses
partenaires ne le sont pas.
En scène, j’étais comme chez moi, ce qui me permettait de
répondre sans difficulté aux situations les plus imprévues. Un soir,
par exemple, je m’aperçus soudain que l’accessoiriste avait oublié
de suspendre au mur un grand portrait d’Amanda, posant nue de
dos, qu’un antiquaire veut lui acheter. Ma réplique était : « Non, non,
ça je ne le vends pas ! » À la seconde, montrant le mur vide,
j’improvisai : « Dommage, il y avait là un superbe tableau, mais vous
tombez mal, je l’ai vendu hier ! » Cette aisance était un avantage.
Elle aurait pu m’entraîner vers la facilité. Mais les leçons de Loulou
restaient gravées en moi. Ne jamais se contenter du premier
résultat, travailler encore et encore, cultiver une sorte d’insatisfaction
permanente qui fait qu’au lieu de dire « C’est bien » on pense : « Ça
aurait pu être mieux. »
Passé le premier moment d’ivresse, je découvris la complexité
de mon nouveau métier et m’appliquai à m’améliorer.

À la rentrée de septembre, nous avons repris le spectacle


comme prévu au théâtre des Nouveautés à Paris. Jean Bretonnière
et Geneviève Kervine cédèrent leur place à Pierre Hatet et Pascale
Lievyn.
Pierre Hatet était un très bon comédien. Il avait joué les
classiques au TNP, sous la direction de Jean Vilar. Bel homme – je
ne fus pas insensible à son charme –, il était très cultivé mais un
petit peu ennuyeux. Ses trois sujets de prédilection étaient, dans
l’ordre, les Templiers, Philippe le Bel et Diderot. Ce qui, dans la vie
courante, limitait singulièrement le plaisir qu’on pouvait prendre en
sa compagnie. Mais sa haute stature, sa prestance et son côté
empesé collaient parfaitement avec son rôle de ministre dans la
pièce. Le spectacle, avec lui, trouva son équilibre et, comme j’avais
fait moi-même quelques progrès, nous remportâmes un beau succès
à la fois public et critique.

Edwige Feuillère était une remarquable comédienne, respectée


par le métier et très aimée du public. Je l’ignorais, mais Edwige
n’avait pas raté une seule de mes revues. Quand elle apprit que je
jouais au théâtre, elle vint voir Folle Amanda. Ce qu’Edwige Feuillère
me dit ce soir-là dans ma loge me toucha particulièrement : « Vous
ne jouez pas, Line, vous êtes. Vous avez des rires d’enfant et des
larmes de femme. » Edwige devint ma marraine de théâtre, me
conseillant sur le choix des pièces, sur la manière d’aborder les
rôles, me faisant profiter de l’expérience considérable qu’elle avait
acquise depuis ses débuts sur scène, dans les années 1930. Une
grande dame.

*
J’ai pensé très vite que Folle Amanda était exactement le genre de
pièce qui plairait aux Américains. Le mélange d’humour et de
sentimentalité, l’efficacité des situations, la légèreté de touche me
rappelaient les meilleures comédies des années 1930 et 1940, avec
James Stewart, Katharine Hepburn ou Cary Grant.
Comme toujours lorsqu’une idée me vient à l’esprit, je n’eus rien
de plus pressé que de la mettre en pratique. Barillet et Grédy, ravis
de la deuxième carrière dont leur pièce avait bénéficié, ne firent
aucune difficulté pour m’accorder une option sur les droits.
Dix ans plus tôt, j’avais rencontré à Las Vegas Charlene
Nederlander, dont le mari, Jimmy, possédait plusieurs théâtres à
Broadway. Lors d’un de mes fréquents séjours aux États-Unis,
j’appris que Jimmy était de passage à Los Angeles. Charlene nous
mit en rapport et je le retrouvai au restaurant du Beverly Hills Hotel
pour lui parler de Folle Amanda. Jimmy me conseilla, avant toute
chose, de faire adapter la pièce en anglais. Justement, me dit-il, il
connaissait un très bon auteur, un certain Ron Clark, que le projet
pourrait intéresser. Et comme par miracle, avant même qu’il ait fini
sa phrase, un serveur lui apporta un téléphone. « Un appel pour
vous, monsieur Nederlander.
— Hello ? Oh, Ron ! Wonderful ! Je suis justement avec une amie
qui veut vous parler. »
Un peu éberluée, je saisis l’appareil qu’il me tendait.
« Allô, mister Clark, my name is Line Renaud…
— Line Renaud ! C’est vous au bout du fil, Line Renaud ? »
Il était canadien, parlait couramment français et me déclara qu’il
était l’un de mes fans. Je lui fis parvenir par coursier Folle Amanda, il
lut le texte en vingt-quatre heures et me rappela, enthousiaste. Il
adorait la pièce, avait mille idées pour l’adaptation et ne demandait
qu’une chose : s’y mettre au plus tôt. Le problème, à présent, était
de trouver un producteur.
J’ai déjà parlé de l’appartement de Carole Curb, où je logeais
lorsque je séjournais à Los Angeles. C’est là que j’avais organisé, on
s’en souvient, un mémorable dîner pour Jacques Chirac.
Jerry Jackson, qui avait réglé les chorégraphies de plusieurs de
mes revues, vivait à Los Angeles. Pour le remercier de toutes ses
merveilleuses créations, je lui proposai de donner chez Carole un
dîner à son intention et de lui laisser le choix des invités. Jerry était
gay, je fus la seule femme autour de l’immense table ronde.
Le hasard, ce bienheureux hasard qui fut si souvent mon meilleur
allié, voulut que je sois placée à côté de Larry Kasha, un producteur
de télévision qui était aussi à l’origine de l’un des grands succès de
Broadway, la comédie musicale Applause, d’après All about Eve, avec
Lauren Bacall. Je ne manquai pas l’occasion de lui raconter Folle
Amanda et de lui faire part de mon projet de monter la pièce aux
États-Unis.
Je pensais être rapide, mais Larry l’était encore plus que moi. En
quelques instants, il avait décidé : 1) qu’il voulait produire Folle
Amanda ; 2) que ce ne serait pas une pièce de théâtre, mais une
minisérie pour la télévision ; 3) que le personnage principal
s’appellerait Loulou et non pas Amanda.
Le projet The Incomparable Loulou venait de naître. Comme par
magie, depuis que je m’étais mis en tête de monter Folle Amanda aux
États-Unis, le hasard avait placé sur ma route tous ceux qui
pouvaient m’y aider.

Durant toute l’année 1985, je multipliai les allers-retours entre la


France et Los Angeles. Ron Clark écrivait l’adaptation, il me lisait les
scènes au fur et à mesure, je lui proposais des modifications, nous
en discutions, puis je repartais pour Paris tandis qu’il poursuivait sa
tâche.
C’était l’époque où nous venions de créer l’Association des
artistes contre le sida, j’étais lancée à fond dans cette lutte qui était
bien loin de faire l’unanimité. Je recevais des lettres d’insultes :
« Laissez-les crever, ils n’ont que ce qu’ils méritent ! » Ils, c’étaient
les homosexuels légitimement punis, selon beaucoup, pour leur
abominable perversion.
Mais je recevais également des lettres de mères : « Madame,
aidez-moi, mon fils a le sida. Je ne sais pas quoi faire. Je n’ose
même pas le dire à son père. »
Je reviendrai plus longuement sur cette période à la fois
exaltante et terrible où chercheurs, médecins, membres
d’associations et malades s’unirent avec la ferme intention de faire
reculer le fléau du sida.
Alors que j’étais accaparée par ces activités militantes nouvelles
pour moi, il m’était parfois difficile de me dédoubler, citoyenne
engagée à Paris, comédienne à Los Angeles, où les répétitions
allaient bientôt commencer. Car Larry Kasha était parvenu à
conclure un partenariat avec CBS et la production semblait
quasiment montée. Hélas, Wall Street en décida autrement. Un beau
matin, on apprit que CBS avait changé de mains. Comme souvent
aux États-Unis, en politique comme dans les affaires, les nouveaux
actionnaires appliquèrent le spoil system, le système des dépouilles.
Du haut en bas de la chaîne, tous les responsables furent remerciés
et les nouvelles équipes s’empressèrent d’annuler les productions
engagées par leurs prédécesseurs.
La mini-série ne pouvant se faire, Larry Kasha, à son grand
regret, se retira du projet. Mais ni moi ni Ron Clark n’étions décidés
à lâcher l’affaire. Est-ce par l’intermédiaire d’Elizabeth Taylor que
nous avons rencontré Zev Buffman ? Ils avaient été associés dans la
production de Little Foxes, de Lillian Hellman, qui vit en 1981 les
débuts de Liz à Broadway. Buffman avait des intérêts en Floride,
particulièrement à Palm Beach, où il exploitait le Royal Poinciana
Playhouse, et à Fort Lauderdale, avec une salle de plus de mille
places, le Parker Playhouse. Il adora la pièce et décida de reprendre
le flambeau.
Pour moi, l’enjeu était de taille. Présente en scène pendant tout
le spectacle, j’avais, pour la première fois, un texte considérable à
apprendre en anglais. Serais-je capable de le mémoriser ? Les
spectateurs américains supporteraient-ils mon accent français deux
heures durant ? Certes, Gaby Deslys et Maurice Chevalier l’avaient
fait avant moi. Mais nous n’étions plus en 1911, quand la divine
Gaby émoustillait le public mâle au Winter Garden de New York, ni
en 1931, lorsque Maurice faisait chavirer les cœurs féminins en
incarnant à l’écran Le Lieutenant souriant d’Ernst Lubitsch. Le
spectateur d’aujourd’hui aimait son confort. D’autant que le public de
Miami, composé en grande partie de retraités, avait toutes les
chances d’être dur d’oreille. On m’avait même prévenue qu’il ne
fallait pas s’inquiéter si je voyais certains d’entre eux se lever et
quitter discrètement la salle en cours de représentation. Ce ne serait
pas qu’ils n’aimaient pas la pièce, mais qu’ils avaient un besoin
urgent à satisfaire.
Je garde un excellent souvenir des répétitions. Le metteur en
scène, Charles Nelson Reilly, lui-même ancien acteur, avait joué
dans des comédies musicales à succès, comme Bye Bye Birdie. Or
l’adaptation de Ron avait considérablement augmenté la part des
intermèdes musicaux, ce qui, évidemment, n’était pas pour me
déplaire. Je pris aussi un grand plaisir à travailler avec Robert Pine,
très connu pour son rôle du sergent Getraer dans la série Chips,
Barbara Carson et tous les autres interprètes, acteurs de premier
ordre et charmants camarades.
Les deux dernières répétitions, ce qu’on appelle des filages, où
l’on joue la pièce d’un bout à l’autre sans interruption, se firent dans
le salon de Ron, à Los Angeles, en présence de quelques-uns de
ses amis, et non des moindres : Mel Brooks, Burt Reynolds, Anne
Bancroft, Julie Harris… On jouait sous le nez des invités, c’était très
impressionnant. À la fin, Ron interrogeait chacun, sollicitait des avis,
des suggestions, la discussion était franche et constructive. Nous en
sommes sortis convaincus que nous tenions un bon spectacle et
bien décidés à le mener au succès.
La première représentation eu lieu le 21 janvier 1986 au Royal
Poinciana de Palm Beach. L’accueil, là comme plus tard à Fort
Lauderdale, combla nos plus folles espérances.
De passage à Miami, Claudette Colbert, autre Française à s’être
imposée – et de quelle manière – au public américain, vint nous voir
jouer. Elle me dit : « Vous avez tous les registres ! » Pourquoi
dissimuler que ce compliment me remplit de joie ? De même que je
fus très heureuse de me voir attribuer, à la fin de la saison théâtrale
en Floride, le titre de Best Actress. Et pour couronner le tout, le
Beacon Council de Miami me remit les clés de la ville. Je ne sais pas
quelles portes elles ouvraient, mais je ne fus pas mécontente de les
joindre à mon trousseau.

*
Marie-Annick m’arrache à ma rêverie. Elle est venue à l’hôpital
accompagnée de Pirate et de Nueva. Nous sommes allées nous
installer dans le petit bout de jardin qui entoure l’hôpital, bien loin de
la végétation luxuriante de Miami. Les chiens sont fous de bonheur
de me revoir, ils en tremblent. Je me contrôle à peine mieux,
prononçant ces mots tendres par lesquels on espère faire
comprendre aux bêtes à quel point elles nous sont essentielles.
Je m’étais promis dans ce livre, qui sera peut-être le dernier, de
rendre hommage à tous les chiens qui ont accompagné ma vie. Mais
jusqu’ici j’ai beaucoup parlé de moi et bien peu d’eux.
J’ai toujours aimé les chiens, je n’ai jamais cessé d’en être
entourée. Je me souviens de chacun d’entre eux comme on se
souvient d’amis proches, de compagnons attentifs et sûrs. Depuis
Rex, le tout premier, au Pont de Nieppe, partenaire de mes jeux,
complaisant souffre-douleur, auditeur d’une infinie patience lorsque
ma grand-mère, étourdie par mes bavardages, m’expédiait dans la
cour pour ne plus m’entendre. Je rejoignais Rex dans sa niche et
poursuivais à son intention mon histoire interrompue. Ou bien, si je
m’étais fait gronder, je me confiais à lui, me plaignant d’être
injustement traitée. Il m’écoutait, compatissant, tout en prenant soin
de ne pas désavouer ses maîtres.
Mon père s’était mis en tête d’en faire un chien d’attaque. Il lui
avait appris à sauter, à escalader les murs, il s’était procuré tout un
matériel de dressage, veste de protection, manchettes pour
l’entraîner au mordant. Tant et si bien que Rex devint si méchant
qu’il finit par constituer un réel danger pour le voisinage. Jusqu’au
jour où Blanche, une voisine, venue nous apporter une part du
gâteau à peine sorti du four, faillit se faire dévorer toute crue. J’étais
seule à la maison, j’eus toutes les peines du monde à maîtriser
l’animal furieux. Mon Dieu, quelle peur ! Mon père, la mort dans
l’âme, se décida à s’en séparer. Nous habitions à quelques
centaines de mètres de la frontière, nous connaissions bien les
douaniers, ils acceptèrent de s’en charger, persuadés qu’ils en
viendraient à bout. Mal leur en prit. C’est Rex qui menaça de les
mettre en pièces. Ils durent l’abattre.

Diane lui succéda. Nous l’adorions. Elle était douce, fidèle,


excellent chien de garde. Vint la guerre, celle qu’on qualifia d’abord
de drôle – ce qui, à distance, paraît bien impropre –, puis la vraie,
avec la percée des troupes allemandes et la déroute de l’armée
française. Nous autres, dans le Nord, étions en première ligne. Ce
fut l’exode.
Papa était mobilisé, nous étions sans nouvelles de lui. Maman
prit la situation en main. Avec l’aide de grand-mère, elle chargea un
matelas sur le toit de notre vieille Renault, bourra la malle de tout ce
qu’elle pouvait contenir, installa Mémère, mon arrière-grand-mère,
qui pesait plus de cent kilos, à l’arrière et moi à côté. Grand-mère
prit place sur le siège avant, tandis que maman ficelait son vélo sur
le flanc de la voiture côté droit, condamnant du même coup les
portières.
C’est quand je vis maman s’installer au volant et mettre le moteur
en route que je compris que Diane ne serait pas du voyage. Où
l’aurait-on mise ?
Maman l’avait confiée à une amie employée comme elle chez
Hacot Frères. Lorsque nous avons regagné Pont de Nieppe, deux
semaines plus tard, l’amie était partie se réfugier à son tour chez des
cousins qui habitaient le sud de la France. Nous n’avons plus jamais
revu Diane.

Je voudrais aussi évoquer le souvenir de Wady. Il le mérite, les


Ouah ! Ouah ! dans Le Chien dans la vitrine, c’est lui. On peut le voir
posant à côté de moi sur la partition et les paroles de la chanson –
on disait le petit format. Loulou m’avait offert ce très beau caniche
noir pour mon Grand Prix du disque en 1949. Il est mort à l’âge de
dix-sept ans. Entre-temps, j’étais devenue une chanteuse à succès.
Ce qui permit à Loulou de dire de lui, en guise d’oraison funèbre :
« Il a commencé comme chien de personne, il a fini en chien de
quelqu’un. »
Wady partait en goguette sans prévenir, disparaissait quatre ou
cinq jours, puis ressurgissait brusquement, sale, épuisé. Il filait se
coucher entre le mur et un vieux frigo, dans la maison qu’habitaient
Marcelle et Fernand, nos fidèles employés. À peine avait-il la force
de se soulever, deux fois par jour, pour manger, boire, faire ses
besoins. Puis il se rendormait. Où allait-il courir la gueuse ? Nous ne
l’avons jamais su.
Sa mort fut un véritable déchirement pour nous. Peut-on dire que
de tous nos chiens il fut le préféré ? Il faudrait alors classer les
multiples préférés par ordre… de préférence. Ce qui n’aurait pas
grand sens.
Je suppose qu’il en va de même pour ses enfants, quand on a la
chance d’en avoir plusieurs.

*
Ce jour-là, dans l’étroit jardin de l’hôpital Stell, les chiens
béatement couchés à mes pieds, Marie-Annick et moi avons
déjeuné dehors toutes les deux, bien couvertes, car le froid avait fait
un retour inattendu en plein mois de juin. Au menu, apportés dans
un panier par Marie-Annick : un plateau de fruits de mer, un petit
morceau de fromage et une cannette de bière sans alcool. C’était
royal. Aucun restaurant gastronomique ne m’avait jamais paru plus
délicieux.
10
Domino

Dans ces années 1980 où ma carrière prenait un tour nouveau,


j’entendais souvent parler d’un fameux directeur de casting, un
certain Dominique Besnehard. Le directeur de casting est celui qui,
dans un film, aide le metteur en scène à distribuer les rôles, à faire
son casting. Certains réalisateurs connaissent parfaitement les
acteurs, vont souvent au théâtre et au cinéma, regardent la
télévision et pourraient a priori se passer de conseils. Mais même
ceux-là apprécient qu’on leur souffle l’idée inattendue, le nom auquel
ils n’auraient jamais pensé, l’acteur qui, de prime abord, ne
correspond pas du tout au personnage, mais qui, par sa singularité,
apportera un éclairage original au rôle.
Le directeur de casting est aussi un découvreur de talents. Dans
un cours d’art dramatique ou à la sortie d’un collège, il repère
l’inconnu, fille ou garçon, qui sera la star de demain. De ce point de
vue, Dominique Besnehard affichait un palmarès impressionnant.
Sandrine Bonnaire, Béatrice Dalle, Juliette Binoche et bien d’autres
lui devaient leurs débuts.
Je répétais sans cesse à Loulou : « Il faut absolument que je
rencontre Dominique Besnehard ! » Oui, mais comment m’y
prendre ? J’avais passé l’âge de me présenter à un casting en
espérant qu’il me remarquerait. Contrairement à mon habitude qui
consiste à ne jamais dire « Je vais faire » mais à faire sans même
réfléchir, j’hésitais à décrocher mon téléphone pour l’appeler. Qu’est-
ce que je pouvais bien représenter aux yeux de ce brillant
échantillon de la jeune génération ?

Tous les ans, Loulou et moi étions invités au Festival de Cannes.


Un soir, comme nous sortions de l’ascenseur en tenue de gala pour
nous rendre au palais des Festivals, j’aperçus dans le hall de l’hôtel
Martinez où nous logions l’homme que je cherchais désespérément
à rencontrer depuis des mois, le fameux Dominique Besnehard. Très
entouré, visiblement courtisé, il était accompagné d’une dame âgée
enveloppée de châles noirs, impériale malgré sa très petite taille :
Margot Capelier, légende vivante du cinéma français, amie de
Jacques Prévert. On disait qu’elle avait collaboré au scénario des
Enfants du paradis. Longtemps seule et unique directeur de casting de
la profession, elle avait vu l’arrivée de Dominique mettre fin à son
règne sans partage. Elle l’avait surnommé Attila, tant elle redoutait
son influence dévastatrice. Mais la gentillesse et l’évident talent de
l’intrus avaient eu raison de ses réticences premières. Tous deux
partageaient maintenant la couronne et le territoire en bonne
intelligence.

Me voici donc figée au milieu du hall, observant de loin


Besnehard, ne sachant quel parti adopter. Fallait-il saisir l’occasion,
le tirer par la manche en lui disant que je désirais lui parler ? Ce ne
serait guère habile. Il se croirait obligé de me consacrer quelques
secondes par politesse et m’oublierait aussitôt. Avec le recul, je me
dis que ma notoriété m’aurait permis de lui demander le plus
simplement du monde un rendez-vous et qu’il me l’aurait accordé
sans difficulté. Mais je n’en avais pas conscience à l’époque.
Les groupes s’effilochaient peu à peu, chacun se hâtant vers le
palais des Festivals pour assister à la soirée. J’échafaudai
rapidement une stratégie. Massé devant l’hôtel, le public guettait
chaque jour l’apparition des célébrités et les acclamait au passage.
Je dois dire qu’à l’applaudimètre je n’étais pas la plus mal servie. Je
n’ai jamais considéré le succès comme un dû et je m’étonnais de
cette ferveur intacte. Mais puisque tel était le cas, autant en profiter.
Il fallait que Besnehard en soit le témoin. Pour cela, nous devions
quitter l’hôtel exactement au même moment. Or il s’attardait, faisait
un pas en arrière, deux en avant, happé par les uns et les autres.
Réglant mes mouvements sur les siens, j’oscillais à son rythme,
pendue au bras de Loulou. Si bien que nous devions avoir l’air, vus
de loin, d’exécuter un tango ou une valse chaloupée. Enfin j’entendis
Besnehard dire à Margot Capelier : « Eh, Margot, faut y aller, on va
être en retard ! » Et elle, de sa voix traînante, avec son accent
parigot, lui répondre : « Ça fait deux plombes que je t’attends ! »
Cette fois, c’était la bonne. Parfaitement synchronisés, nous
sommes sortis ensemble sur le perron du Martinez. Une formidable
clameur s’éleva de la foule. Le hasard avait voulu qu’elle soit
particulièrement dense et enthousiaste ce soir-là. Dominique,
surpris, jeta un coup d’œil alentour. Quelle était la star qui provoquait
de telles réactions ? Il constata qu’il n’y avait que moi et que cet
accueil m’était manifestement destiné. Il m’adressa un petit signe de
tête, tandis que les flashs crépitaient et que les gens
s’époumonaient.
Mon stratagème avait fonctionné. Quoi qu’il arrive, Dominique
Besnehard ne m’oublierait pas. Un jour ou l’autre, avec un peu de
chance, il aurait besoin, pour un casting, de doter les jeunes
comédiens dont il faisait la carrière d’une mère, d’une tante, voire
d’une jeune grand-mère. Peut-être alors penserait-il à moi…
*
Johnny vivait alors une belle histoire d’amour avec Nathalie
Baye, la grande copine de Dominique Besnehard. Celui-ci les
rejoignait souvent dans la Creuse, où Nathalie possédait une
propriété. Je savais qu’au cours de ces week-ends campagnards
Johnny lui parlait souvent de moi. « Ça me ferait plaisir que tu
rencontres ma marraine. Elle en a marre du music-hall, elle veut être
actrice. » Dominique répondait oui, mais rien ne se passait.
Notre première rencontre eut finalement lieu lors d’un dîner chez
un ami commun, attaché de presse et organisateur d’événements,
Axel Schmitt. À peine assis à table, Dominique me dit : « Vous savez
qu’on se connaît déjà ? » Je le fixai, interloquée, et brusquement
tout s’éclaira. Il ne m’était jamais venu à l’esprit de faire le
rapprochement entre le gamin intimidé venu me voir, cinq ou six ans
plus tôt, dans ma loge au Casino de Paris et l’homme épanoui que
j’apercevais parfois à la télévision aux côtés des plus grands acteurs
du moment. Dominique, je m’en souvenais maintenant, était à la
recherche, pour un film de Pierre Granier-Deferre, d’une débutante,
jeune, belle, sexy, et avait eu l’idée d’aller au Casino de Paris voir s’il
ne trouverait pas son bonheur parmi les girls qui m’entouraient dans
la revue Paris-Line. Il assista au spectacle, nota le nom de certaines
danseuses, et demanda s’il pouvait les rencontrer, ce qu’on lui
accorda sans difficulté. « Mais, lui dit-on, il serait préférable que
vous alliez d’abord saluer Line Renaud. » C’est ainsi qu’il se
retrouva dans ma loge. Il m’assure que je le reçus aimablement,
allant jusqu’à lui présenter une à une les filles qu’il avait
sélectionnées. Vues de près, celles-ci le déçurent. Il repartit
bredouille, mais heureux de m’avoir rencontrée. D’autant, me confia-
t-il au cours du dîner, que je faisais partie de ses souvenirs
d’adolescent. Ses parents, qui tenaient une supérette en Normandie,
passaient de temps à autre une soirée à Paris. Ils avaient vu ma
première revue, Plaisirs, et en avaient rapporté un programme, dont
ils avaient fait cadeau à Dominique, déjà passionné de spectacle.
Mais auparavant, décence oblige, sa mère avait pris soin de
découper à l’aide d’une lame de rasoir les photos de femmes un peu
trop dénudées qui parsemaient la brochure.
En ce temps-là pourtant, leur fils était déjà fixé sur son
orientation sexuelle et les femmes nues n’avaient probablement
aucun effet sur ses émois intimes.

Qu’avons-nous échangé d’exceptionnel ce soir-là, entre l’apéritif


et le café ? Qu’avons-nous révélé de nous-mêmes qui nous lia
immédiatement ? Notre commune origine, modeste et provinciale ?
L’optimisme, la curiosité, l’ouverture aux autres ? Sait-on jamais ce
qui fonde une grande amitié. Elle demeure toujours aussi vive trente-
cinq ans plus tard. Dominique est ma boussole. Un doute, une
interrogation, une décision importante à prendre sur le plan
professionnel, je le consulte et suis aveuglément son conseil. Il allie
le bon sens à l’instinct, il vit avec son temps ; l’expérience, loin de le
scléroser, lui permet de s’adapter sans se renier. C’est un homme
honnête et loyal, et cela, plus que tout, me le rend cher.

*
En 1986, Dominique abandonna son activité de casting pour
devenir agent artistique au sein de la puissante société Artmedia,
dirigée alors par Jean-Louis Livi.
Tous les jeudis matin, les différents agents se réunissaient pour
rendre compte de leur activité, signaler les comédiens qu’ils avaient
remarqués, proposer que certains d’entre eux rejoignent l’agence.
L’une des premières fois où Dominique participa à cette cérémonie
un peu soporifique, il expliqua, lorsque vint son tour de parole, qu’il
m’avait rencontrée, que je souhaitais désormais travailler comme
comédienne et qu’il aimerait me représenter. Mieux qu’une sonnerie
de clairon, cette annonce réveilla tout le monde. Michèle Meritz,
Yvette Étiévant, les représentantes de la vieille garde, se
regardèrent, horrifiées. « Line Renaud ? Mais enfin ! » articula Yvette
Étiévant, au bord de l’évanouissement. D’autres, en revanche,
soutinrent chaudement la proposition de Dominique. Finalement,
Jean-Louis Livi trancha : « Tu as raison, Dominique. C’est une
grande personnalité. » Il m’avait vue dans Folle Amanda et avait
apprécié mon jeu.
Voilà comment j’entrai dans la meilleure agence de Paris,
cautionnée par Dominique Besnehard, dont le prestige et l’autorité
allaient s’affirmer au fil des années.

*
Je n’avais pas tourné depuis 1959. Avant cela, j’étais apparue
dans une dizaine de films dont l’ambition cinématographique n’était
pas le souci premier. À cette époque d’avant la télévision, il était
d’usage que les chanteurs à la mode figurent dans ces œuvrettes
sans prétention où ils incarnaient plus ou moins leur propre
personnage. Le scénario, transparent, n’était qu’un prétexte à les
entendre interpréter quelques-uns de leurs succès. Charles Trenet,
Tino Rossi, Luis Mariano s’étaient essayés à l’exercice et je n’y avais
pas échappé. Seul La Madelon, par son sujet et le savoir-faire de son
metteur en scène, Jean Boyer, méritait de sortir du lot.

Curieusement, je revins au cinéma par le biais d’une adaptation


théâtrale : La Folle Journée ou le Mariage de Figaro, de Roger Coggio,
d’après Beaumarchais. Je jouais le rôle de Marceline, secrètement
amoureuse de Figaro, dont elle ignore qu’il est en réalité le fils
qu’elle a eu de Bartholo, un ancien amant. C’est Michel Galabru qui
faisait Bartholo, Roger Coggio lui-même était Figaro, tandis que
Fanny Cottençon, sa compagne dans la vie, tenait le rôle de
Suzanne. Claude Giraud, Marie Laforêt, dont la beauté irradiait,
Jean Lefebvre, Paul Préboist complétaient une brillante distribution.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’était pas la
première fois que j’étais l’interprète d’un classique du théâtre
français. Jean Nohain, dans les années 1950, me prédisait une
grande carrière de théâtre, et mieux encore de tragédienne. Dans
son émission Trente-Six Chandelles, il m’avait fait interpréter L’Aiglon
d’Edmond Rostand, déclamer les imprécations de Camille dans
Horace de Corneille et, dans un genre plus souriant, personnifier
l’acariâtre Yvonne de Feu la mère de Madame de Feydeau.
L’idée de Dominique, lorsqu’il suggéra mon nom, n’avait donc
rien d’absurde. Mais si Coggio l’adopta immédiatement, c’est aussi
qu’il entrevoyait un bénéfice secondaire : il savait que je connaissais
bien Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur, ce qui pourrait lui
être utile pour obtenir les aides financières et les autorisations dont il
avait besoin. Roger Coggio était sans aucun doute talentueux, mais
il avait de nombreux défauts. Excessif, toujours à court d’argent et
prêt à tout pour s’en procurer, il terrorisait par ses hurlements la
malheureuse Fanny Cottençon, être dévoué s’il en fut, et par là
même victime toute désignée. Je ne suis pas étonnée qu’elle
soutienne aujourd’hui la lutte contre les violences faites aux femmes.
Elle sait de quoi elle parle.

Je n’ai jamais revu La Folle Journée. Je me souviens d’un gala sur


la Côte d’Azur où j’étais placée à côté d’Yves Montand. Au moment
où je m’installais, Yves me prit la main et me dit : « J’ai vu ton film.
Bravo ! C’est ça que tu dois jouer, petite ! Des rôles forts ! »
Cher Yves. Comment aurais-je pu me douter qu’il mourrait à
peine un an plus tard ? Une profonde complicité l’unissait à Loulou.
Lorsqu’il me prit en lever de rideau, dans son récital en 1948, c’était
en partie pour remercier l’auteur de ses premiers grands succès,
Battling Joe et Luna Park, deux chansons qu’il conserva à son
répertoire tout au long de sa carrière. Mais deux ans plus tard, c’est
en vedette américaine que je figurai au même programme que lui,
avec six chansons. C’était un bond extrêmement rare. Il fallait
généralement plusieurs années pour passer du lever de rideau à la
fin de la première partie. Il est vrai qu’en 1949 il y avait eu le
prodigieux succès de la Cabane et un Grand Prix du disque. Yves
était fier de ma popularité naissante, de cette fierté démonstrative et
ensoleillée d’homme de la Méditerranée. C’était la preuve qu’il ne
s’était pas trompé en misant sur moi.

*
Peu après le tournage de La Folle Journée, alors que nous nous
apprêtions, Loulou et moi, à partir en vacances dans le Midi,
Dominique me parla d’un autre projet cinématographique. Claude
Zidi préparait la suite des Ripoux, dont le premier volet avait fait un
triomphe. Le public avait adoré cette histoire truculente et bon enfant
qui voyait Philippe Noiret, vieux policier ripou – pourri en verlan –,
convertir à ses méthodes un jeune flic épris d’idéal, Thierry
Lhermitte. Régine, qui interprétait le rôle de Simone, ex-prostituée
concubine de Noiret, n’étant pas libre aux dates prévues pour le
tournage, Zidi se voyait contraint de la remplacer. Il pensait à
Michèle Mercier. Jean-Louis Livi n’était pas chaud. Il consulta
Dominique. N’aurait-il pas une meilleure proposition ? « Line
Renaud ! » s’exclama Dominique. Livi réfléchit un instant. « Pas
bête. Appelle Zidi. » Ce que Dominique fit à l’instant.
« J’aime bien l’idée, répondit Claude, mais tu crois qu’elle a envie
de tourner ?
— J’en suis certain !
— Laisse-moi téléphoner à Noiret pour savoir s’il est d’accord. »
Ça ressemblait de plus en plus au jeu Passe à ton voisin.
« Très bonne idée, réagit Noiret à son tour. Mais va-t-elle
accepter de reprendre le rôle ? Et puis, ce n’est qu’une
participation… »
À ce stade, le plus simple était de consulter la principale
intéressée, laquelle se montra enthousiaste. À tel point que je
proposai de différer nos vacances pour me tenir à la disposition de
Zidi. Dominique calma mon ardeur. Il me conseilla de partir
tranquillement dans le Midi, où il me ferait parvenir le scénario.
Claude Zidi possédait lui-même une propriété à Saint-Tropez. Ce ne
serait pas difficile pour lui de faire un saut en voisin pour me
rencontrer le moment venu.
Ainsi fut fait. Deux jours après être arrivés chez nos amis Virginie
et Gérard à Grasse, je reçus le scénario, sur lequel je me jetai.
Certes, le rôle n’était pas bien grand, mais il marquait mon vrai
retour au cinéma, dans une production prestigieuse, en compagnie
d’acteurs que j’admirais. Une phrase, pourtant, me chagrinait dans
l’une des répliques de Philippe Noiret. Je m’en ouvris à Loulou, qui
lut à son tour le scénario et, comme moi, le trouva très bien hormis
cette phrase qui… enfin cette phrase que…
Si bien que lorsque Dominique me téléphona, deux jours après, il
sentit à mon ton que quelque chose clochait.
« Vous avez lu le scénario, Line ?
— Bien sûr.
— Oui, oui, on l’a lu, renchérit Loulou derrière moi.
— Il y a un problème ?
— Non, non.
— Le rôle est trop petit ?
— Non, le rôle ça va. Et puis c’est un retour au cinéma, c’est
important.
— Ça vous gêne de jouer une prostituée ?
— Pas du tout.
— Mais alors ?
— Vous avez le scénario devant vous, Dominique ?
— Bien sûr !
— Lisez la séquence 15. »
On entendit Dominique tourner hâtivement les pages. Puis un
court silence, et de nouveau sa voix, perplexe :
« Je ne comprends pas. Vous n’êtes même pas dans la
séquence, je ne vois pas ce qui vous dérange.
— Vous avez lu ce que Noiret dit à propos de Simone, mon
personnage ? “Je me demande combien elle peut encore se faire de
passes, ce morceau de viande avariée.”
— Eh bien ?
— Ce morceau de viande avariée, tout de même », argumenta
Loulou d’une voix faible.
Dominique ne se laissa pas désarçonner.
« C’est tout à fait normal ! Ça n’a pas été écrit pour vous, Line,
ça a été écrit pour Régine ! Zidi va changer ça ! »

Le jeu Passe à ton voisin reprit. Dominique appela Zidi, qui fut
d’accord pour modifier la réplique si toutefois Noiret n’y voyait pas
d’inconvénient. Sur quoi il téléphona à Noiret, qui dit qu’il s’en fichait
royalement, puis à Didier Kaminka, son coscénariste, lequel me
proposa une nouvelle rédaction de la fameuse réplique, sur laquelle
nous sommes tombés d’accord. Nous sommes devenus à cette
occasion les meilleurs amis du monde, si bien que lorsqu’il s’est agi,
peu de temps après, d’adapter Pleins Feux, dont j’avais acquis les
droits, c’est à lui que j’ai fait appel.

*
Pleins Feux était à l’origine une courte nouvelle d’une autrice
américaine, Mary Orr, publiée dans Cosmopolitan en 1946. Le sujet
en était simple : une actrice célèbre engage comme secrétaire
particulière une jeune admiratrice d’apparence timide. Secrètement
dévorée d’ambition, la jeune femme l’évince et prend sa place.
Joseph Mankiewicz devait en tirer un incomparable chef-d’œuvre du
cinéma, All about Eve, avec Bette Davis, Anne Baxter et George
Sanders.
Lorsque j’avais vu – et adoré – le film à sa sortie en France, en
1951, j’avais dit à Loulou : « Si je devais faire du cinéma, c’est un
rôle comme ça que je voudrais jouer ! » J’avais vingt-trois ans, je
pensais bien entendu au rôle d’Anne Baxter, je n’imaginais pas que
je reprendrais quarante ans plus tard au théâtre celui de Bette Davis.

Dès le milieu des années 1980, j’avais parlé à Jean-Michel


Rouzière, le directeur du théâtre des Variétés, de mon envie de
monter All about Eve à la scène. Il m’avait écoutée poliment mais, j’en
fus un peu surprise, le projet ne semblait aucunement l’intéresser.
Qu’à cela ne tienne, il y avait d’autres théâtres dans Paris. Toutefois,
avant de le présenter ailleurs, je jugeai plus prudent de m’assurer
des droits. Je m’envolai donc pour New York afin de rencontrer
l’autrice, Mary Orr.
C’était une femme charmante, mais le rendez-vous à peine
commencé elle me dit : « Line, je suis absolument désolée, j’ai cédé
les droits pour la France il y a moins d’une semaine ! » Je pâlis. « Ah
bon ! À qui ?
— Jean-Michel Rouzière. C’est Pierre Laville qui va en faire
l’adaptation. »
Je m’expliquai immédiatement les réserves de Rouzière. Il
m’avait tout simplement doublée. Ce qui, on s’en doute, réveilla mes
instincts combatifs.
Je dis à Mary Orr : « Mary, pouvez-vous me montrer une copie
du contrat que vous avez signé avec Rouzière ? » C’était une option
pour un an, ce qui signifiait que, si dans ce délai la pièce n’avait pas
été montée dans au moins une grande ville française, le contrat
devenait caduc.
Pierre Laville était tout sauf un bon auteur de comédie. J’étais
convaincue que la pièce, telle qu’il l’adapterait, n’aurait aucune
chance de se faire. Je ne me trompais pas. Au bout d’un an, les
droits d’All about Eve étaient de nouveau libres et j’ai confié à Didier
Kaminka le soin d’en écrire l’adaptation. La pièce s’appelait
désormais Pleins Feux.

Jean-Claude Camus, qui n’était pas encore le grand ami qu’il


devint pour moi par la suite, accepta de produire le spectacle, à la
condition que nous puissions en faire une captation pour la
télévision. C’était financièrement indispensable. Je me mis en quête
des droits audiovisuels et découvris qu’ils appartenaient à la 20th
Century Fox. D’où un nouveau voyage en Californie.
Le soir même de mon arrivée, à peine descendue de l’avion,
j’étais conviée à un cocktail au consulat de France. J’entrai dans le
hall qui surplombait la salle où cent cinquante convives discutaient,
une coupe de champagne à la main. Levant la tête vers moi, une
femme blonde me sourit. Visiblement nous nous connaissions. Je la
rejoignis. Elle me dit : « Line ! Vous vous souvenez de moi ? Je
travaillais avec Guy Lux ! Voilà vingt ans que je suis remariée avec
un Américain, Bill. » Sur ce, elle interpella son époux : « Bill ! Bill !
Come on ! »
Bill arriva et, pour meubler la conversation, je lui demandai :
« Que faites-vous dans la vie, Bill ?
— Je travaille à la 20th Century Fox. Je suis directeur
international de la branche télévision. » Mes jambes se mirent à
trembler. « Bill, j’ai fait le voyage depuis la France pour rencontrer
une seule personne, vous ! »
Le lendemain, j’étais dans son bureau. Il s’agissait maintenant de
négocier le coût des droits, et dans ce domaine les Américains n’ont
pas l’habitude de plaisanter. C’est alors qu’à ma très grande surprise
Bill me dit : « Pour vous, Line, ce sera un cadeau ! » Trois jours plus
tard, je rentrai en France avec dans mes valises les droits télé de All
about Eve. « C’est bon, on y va ! » me dit Jean-Claude Camus.

Les répétitions débutèrent fin août 1991 au théâtre de la


Michodière. Ce fut un grand bonheur pour moi de retrouver la scène.
La distribution comprenait Véronique Jannot, Nicole Jamet, Pierre
Maguelon. Petit souci, la location démarra plus lentement que prévu
– ce qui veut dire que les spectateurs ne se précipitaient pas aux
guichets pour réserver leur place. Nous n’étions pas trop inquiets,
persuadés que dès les premières représentations le bouche-à-oreille
ferait son effet.

Mais sans attendre, un événement imprévu vint donner un coup


de fouet salutaire à la location. Un samedi de repos, le metteur en
scène de Pleins Feux, Éric Civanyan, me dit qu’il souhaitait me
présenter la costumière. Nous étions au cœur de l’été, il faisait un
temps magnifique, il me fixa rendez-vous en terrasse au parc de
Saint-Cloud, qui n’est pas très loin de chez moi. La costumière était
en retard. Un quart d’heure, puis une demi-heure s’écoulèrent. Pour
un premier rendez-vous, son manque de ponctualité ne jouait pas en
sa faveur. Éric se leva et me dit qu’il allait lui téléphoner. Peut-être
avait-elle eu un empêchement. À peine avait-il tourné les talons
qu’une voiture d’auto-école déboula en trombe. L’élève semblait
complètement incapable de maîtriser son véhicule, au point qu’en
tentant de se garer en marche arrière il percuta une voiture, qu’il
projeta dans le ravin dix mètres plus bas ! J’étais totalement ahurie
et interpellai vivement le moniteur. « Vous êtes un inconscient ! Vous
demandez à votre élève de faire une marche arrière alors qu’il est
incapable de rouler en marche avant ! » Loin de s’interrompre, le
moniteur persévéra, si bien que l’élève maladroit percuta une
seconde voiture, qui subit le même sort que la première : dans le
ravin. C’était complètement incroyable, d’autant que les
consommateurs installés aux tables voisines ne semblaient pas
s’émouvoir et, loin de se joindre à moi, assistaient placidement à la
scène.
C’est alors que Civanyan réapparut, tout sourire, et tandis que
les consommateurs m’applaudissaient je compris que je venais
d’être piégée par la célèbre émission Surprise sur prise du Canadien
Marcel Béliveau. Tout était faux, le bistrot où il m’avait donné rendez-
vous était un décor, le moniteur et son élève des comédiens, les
consommateurs des figurants !
J’étais venue au rendez-vous en voisine, je n’étais pas
maquillée, j’avais les cheveux plaqués en arrière et j’avais mis un
tee-shirt avec des rayures en largeur que j’adorais, mais que j’évitais
de porter, car il me grossissait. Bref, je n’étais pas du tout à mon
avantage. J’hésitai à donner mon accord pour que la séquence soit
diffusée. Avant de me décider, je voulus, comme toujours, prendre
l’avis de Dominique Besnehard.
La production organisa un visionnage à son intention. Il en sortit
enthousiaste et m’appela aussitôt : « Line ! Je t’en supplie, dis oui !
Laisse passer ça ! C’est tellement drôle ! J’étais sous mon siège
tellement je riais ! » Faisant confiance à Dominique, je donnai
finalement mon accord.

L’émission fut diffusée et obtint un grand succès, avec pour


conséquence inattendue de doper les réservations de Pleins Feux.
Jean-Claude Camus proposa alors à Jacques Crépineau, le
directeur du théâtre de la Michodière, de prolonger les
représentations. Mais celui-ci – qui avait avant tout l’œil sur son
tiroir-caisse – s’était empressé, au vu des premiers résultats
décevants, de louer son théâtre pour un autre spectacle.
Jean-Claude Camus, sur notre insistance, accepta de reprendre
la pièce au théâtre Antoine. Hélas, le changement de salle
déconcerta le public. En effet, à cette époque, les réseaux sociaux
n’existaient pas, il y avait beaucoup moins d’émissions
promotionnelles, à la radio ou à la télévision, et nous n’avions pas
les moyens de refaire une campagne publicitaire. Les réservations
en pâtirent et nous avons été contraints d’arrêter.

Ce fut un rude coup. J’appris à cette occasion à quel point, au


théâtre, l’échec, aussi injuste soit-il, est immédiatement sanctionné.
Contrairement au cinéma, où les sources de financement sont
multiples et plus ou moins anonymes, au théâtre on est directement
confronté, chaque soir, à la personne clairement identifiable qui perd
de l’argent si la salle n’est pas remplie. Difficile de lui demander, les
yeux dans les yeux, de se ruiner pour l’amour de l’art.
Sur le plan personnel, je n’avais pas à me plaindre, loin s’en faut,
de ces quelques mois passés sur scène. Comme me le répétait
Loulou : « N’oublie pas que tu es la seule à savoir que c’est un
échec. Le public, lui, n’en sait rien. »
C’était d’autant plus vrai que j’avais bénéficié d’articles
particulièrement élogieux. Dans Le Monde, le critique écrivait :
« … Les trois générations de femmes sont de beaux personnages
de garces – les plus gratifiants pour une comédienne. Nicole Jamet
et Véronique Jannot sont d’ailleurs très bien, et Line Renaud,
amazone tumultueuse et tyrannique, idole qui tombe de son
piédestal en se faisant très mal, est épatante. Elle est juste, marque
l’émotion avec une dignité attendrissante, sans verser dans le mélo
larmoyant. »
J’aurais volontiers troqué ces compliments contre cent
représentations supplémentaires, mais c’était au moins la preuve
écrite que j’avais fait quelques progrès.

Belle revanche, Pleins Feux fut remonté avec succès en 2017 pour
quatorze représentations au théâtre Hébertot, dans une mise en
scène de Ladislas Chollat, avec autour de moi Fanny Cottençon,
Lionel Abelanski, Pierre Santini et Raphaëline Goupilleau. France 2
retransmit le spectacle le 7 février en prime time. Près de trois
millions et demi de téléspectateurs se donnèrent rendez-vous devant
le petit écran ce soir-là. Loin d’avoir vieilli, la pièce avait rencontré un
nouveau public.

*
Dominique avait adoré Pleins Feux et ne s’était pas privé de le
faire savoir. Dès que quelqu’un entrait dans son bureau, chez
Artmedia, il n’y coupait pas : « Tu as vu Pleins Feux ? Vas-y, Line est
ex-tra-or-di-naire ! » Pendant tout le temps où nous avons joué la
pièce, rares étaient les soirs où il n’y avait pas dans la salle un
metteur en scène, un producteur, un casting director envoyé par
Dominique.
Le succès de la série Dix pour cent qu’il produira plus tard
familiarisera le public avec les diverses facettes du métier d’agent, à
la fois intermédiaire, confident, négociateur et un peu lobbyiste.
Un soir, Claire Denis vint me voir lors de la reprise au théâtre
Antoine. Après le spectacle, je l’emmenai dîner aux Artistes, rue du
Faubourg-Saint-Martin. Claire était une toute jeune femme
d’apparence fragile mais, bien qu’elle ait seulement réalisé deux
films – dont le premier, Chocolat, avait été présenté en compétition à
Cannes –, il émanait d’elle une tranquille autorité, qui en imposait.
Difficile de décrire le sentiment qu’éprouve un acteur lorsqu’il
rencontre pour la première fois une réalisatrice ou un réalisateur.
Pourquoi ça accroche immédiatement, ou bien à l’inverse pourquoi on
sait à l’instant même que ça n’ira pas. C’est une relation de désir, et
comme en amour le désir ne s’explique pas. Avec Claire, le temps
de quitter le théâtre et de marcher jusqu’au restaurant distant d’à
peine cent mètres, j’eus l’absolue certitude que je travaillerais avec
elle. Si bien qu’un peu plus tard dans la soirée, lorsqu’elle me dit :
« J’ai un rôle à vous proposer. Je sais seulement que le personnage
s’appelle Ninon, mais je n’ai aucun scénario à vous faire lire », je lui
répondis sans hésiter : « Ne m’en dites pas plus. Vous êtes Claire
Denis, ça me suffit. Je n’ai pas besoin de lire le scénario, j’accepte. »

Ce préalable posé, nous avons tout de même parlé du film. Car


si le scénario n’existait pas sur le papier, Claire l’avait déjà
parfaitement en tête. Il lui avait été largement inspiré par le
personnage de Thierry Paulin, un tueur en série d’origine
martiniquaise surnommé le tueur de vieilles dames, dont les exploits
macabres provoquèrent une véritable psychose dans la capitale,
entre 1984 et 1987. Paulin, serveur au Paradis Latin, vivait avec son
amant et complice, Jean-Thierry Mathurin, dans un hôtel de la rue
Victor-Massé. Élégamment vêtu, habitué du Palace, organisateur de
fêtes somptuaires, Paulin, pour financer son train de vie,
s’introduisait avec Mathurin chez des femmes âgées, les torturait
pour leur faire avouer l’endroit où elles cachaient leurs économies,
puis les tuait par étouffement ou strangulation. Arrêté presque par
hasard en 1987 à l’occasion d’un contrôle dans la rue, Thierry Paulin
reconnut être l’auteur de vingt et un meurtres et dénonça son
complice. Il mourut un an plus tard du sida à l’hôpital Bichat.

Il se trouve que je connaissais un peu Thierry Paulin. Il m’avait


contactée pour me parler d’un projet qui m’avait semblé intéressant
et je lui avais fixé rendez-vous à mon bureau rue du Bois-de-
Boulogne. Très en retard ce jour-là, je téléphonai à ma mère, qui
tenait mon secrétariat, pour lui demander de le faire patienter. Ils
restèrent ensemble trois quarts d’heure, elle le trouva absolument
charmant et loua sa bonne éducation. Quand elle reconnut, deux
ans plus tard, sur la photo de Thierry Paulin à la une de France-Soir,
l’aimable jeune homme avec qui elle avait si agréablement conversé,
elle en trembla rétrospectivement. « Quand je pense que tu m’as
laissée quarante-cinq minutes en tête à tête avec un meurtrier ! » me
gronda-t-elle, mi-amusée, mi-sérieuse.
Après tout, maman avait quatre-vingts ans, un très joli collier de
fines perles autour du cou, qui sait ce qui aurait pu passer par la tête
du tueur de vieilles dames, lui qui n’hésitait pas à couper le doigt de
ses victimes pour ne pas perdre de temps à leur retirer une bague ?
Thierry Paulin était venu ce jour-là me proposer d’organiser une
soirée au cours de laquelle tous les établissements de nuit parisiens,
cabarets, night-clubs, discothèques, verseraient leur recette à
l’Association des artistes contre le sida. C’était à la fois séduisant et
parfaitement irréaliste. Notre toute jeune association aurait été bien
en peine à l’époque de mettre sur pied un tel événement. J’avais
décliné sa proposition et je n’entendis plus parler de Thierry Paulin
jusqu’à son arrestation.

*
J’ai beaucoup aimé le travail avec Claire Denis. Un tournage
peut rapidement devenir monotone, voire carrément ennuyeux. On
arrive sur le plateau, la lumière est déjà faite, on vous indique vos
places, tout est réglé d’avance, il n’y a plus qu’à entrer dans le
moule. La méthode de Claire, à l’inverse, consistait à maintenir le
plus longtemps possible la scène en suspens, ouverte, susceptible
de prendre à tout moment un virage inattendu. Elle adorait les
surprises, les incidents, ce qui n’aurait pas dû se produire, tout ce
qui fait que d’habitude le réalisateur hurle un « Coupez ! » exaspéré.
Souvent elle laissait tourner la caméra bien après la fin de la scène,
attendant de voir comment se débrouilleraient les comédiens,
soudain contraints d’improviser. C’est ainsi qu’elle procéda pour la
séquence de la danse avec la jeune Lituanienne. J’attendais son
Coupez ! et, comme il ne venait pas, je poursuivis du mieux que je
pus en m’inspirant de la situation. Claire verrait plus tard au montage
s’il y avait des expressions à piquer dans ce que j’inventai pour
meubler.
Dans le film, mon personnage, Ninon, tenait l’hôtel où vivait
Camille, l’équivalent de Thierry Paulin. Maîtresse femme, elle
enseignait des rudiments d’autodéfense à des vieilles dames
inquiètes de la présence d’un tueur en série dans leur quartier. Au
cours d’une scène d’entraînement avec des bâtons, je devais crier :
« Le haut ! Le bas ! Cou ! Tempe ! » pour indiquer la position du
bâton. À un moment, je ne sais pourquoi, je dis : « Couilles ! » au
lieu de « Cou ! » et la vieille dame en face de moi mit son bâton
devant sa tête. J’improvisai : « C’est plus bas, les couilles, tu t’en
souviens pas ? » Claire garda la réplique, qui l’avait fait rire.

Le tournage approchait et Claire ne trouvait pas l’actrice qui lui


convenait pour jouer ma mère.
« Line a une maman, dit un jour Dominique. Pourquoi tu ne lui
demandes pas ? »
Maman, qui n’aimait pas être au premier plan, se fit un peu prier,
mais elle finit par accepter et elle fut parfaite.
Le tournage des scènes d’hôtel avait lieu en décor naturel, dans
un véritable hôtel en fonctionnement. Quand ça tournait, on bloquait
les clients, qu’on relâchait une fois le plan en boîte. Ma mère se
tenait à la réception pour les besoins de son rôle. Mais comme elle
ne savait pas très bien quand on filmait ou pas, elle continuait à
jouer entre les prises, tendait leur clé aux clients, les renseignait sur
leurs déplacements dans Paris, etc. Tout le monde l’adorait et les
patrons de l’établissement regrettèrent d’être privés d’une employée
aussi dévouée lorsque le tournage prit fin.
À un moment donné, dans le dialogue, je devais dire à ma mère :
« Va te coucher, maman » et il était prévu qu’elle soulèverait
seulement les épaules, sans répondre. Mais maman, de sa propre
initiative, ajouta : « J’ai pas sommeil ! »
Claire Denis retint sa réplique et en fit le titre de son film. J’ai pas
sommeil fut projeté à Cannes dans la section Un certain regard et me
permit d’obtenir ma première nomination aux Césars dans la
catégorie Second rôle féminin.

J’avais prévu dix ans. Dix ans pour faire oublier la chanteuse et
la meneuse de revue. Dix ans pour que la profession et la critique
admettent que je n’étais pas une comédienne occasionnelle. La
prédiction était en passe de se réaliser.
Mon obstination, les conseils avisés de Dominique et les
dispositions dont j’avais fait preuve faisaient que je commençais à
enchaîner, comme on dit dans le métier.
Un jour, au début des années 1990, je reçus une lettre d’un fan
portant la mention Madame Line Renaud, comédienne. Ce fut comme
si, après une longue attente, on m’avait décerné un brevet. Une
autorisation d’exercer.
Ça y est, j’étais reconnue comme comédienne. Enfin.

*
Un soir de 1997, Gabriel Aghion, le réalisateur à succès de
Pédale douce, m’invita à dîner chez lui avec quelques amis. Au cours
du repas, très sympathique, je racontai des histoires drôles, dont
quelques-unes, je dois l’admettre, étaient particulièrement osées.
Le lendemain, Gabriel m’appela. « Line, tu m’as tellement fait
rire, je voudrais que tu sois dans mon prochain film. Tu tiendras un
hôtel aux Bahamas avec ta compagne – car dans le film tu es
lesbienne – et tu raconteras aux clients des histoires un peu
lestes. » Voilà comment je me suis retrouvée à interpréter le
personnage de Nicou dans Belle Maman.
À la lecture du scénario, je me suis aperçue que je devais fumer
le cigare, ce que je n’avais jamais fait de ma vie. J’ai donc demandé
à Josée Dayan, grande amatrice, de m’expliquer comment on coupe
un cigare, comment on l’allume, comment on le tient, comment on le
fume. C’était très drôle.
L’une de mes scènes, que nous avons tournée non pas aux
Bahamas mais en Martinique, consistait à sauver une baleine
échouée sur la plage. Les pieds dans l’eau, je devais me tenir
proche de la baleine et la réconforter. Il était prévu que je dise : « Si
tu m’entends, envoie-moi un signe », sur quoi la baleine ouvrait un
œil. Il n’y avait pas d’autre réplique, le reste était laissé à mon
imagination. C’était une grande première, on ne m’avait jamais
demandé d’improviser, à plus forte raison avec une baleine pour
partenaire…
Je ne revois jamais mes films, mais Belle Maman est si souvent
rediffusé à la télévision qu’il m’est arrivé d’en apercevoir des
passages. À chaque fois j’ai ri de bon cœur.
Gabriel Aghion avait réuni un casting particulièrement brillant.
Qu’on en juge : Catherine Deneuve, Vincent Lindon, Stéphane
Audran, Danièle Lebrun, Jean Yanne et Mathilde Seigner. Je suis
restée très proche de Mathilde, ma petite-fille dans le film, une
femme épatante dans la vie. J’ai été très heureuse de la retrouver,
fin 2019, pour le tournage d’Un tour chez ma fille d’Éric Lavaine, avec
Josiane Balasko, autre actrice que j’apprécie énormément.
Parmi mes partenaires de Belle Maman, je n’ai pas cité un
débutant, un jeune homme avec un accent anglais à couper au
couteau. Il s’appelait Idris Elba, c’était son tout premier film. Il est
devenu par la suite une grande vedette du cinéma américain. Il est
tête d’affiche dans des blockbusters comme Avengers Infinity War,
Star Trek, Fast and Furious ou la série Luther. Quand je le vois
aujourd’hui sur les tapis rouges du monde entier, je ne peux
m’empêcher de repenser à la scène culte de Belle Maman où je le
déshabille dans les toilettes en chantant Marcia Baila des Rita
Mitsouko.
Belle Maman me valut une deuxième nomination aux Césars.

Je ne peux pas refermer ce chapitre sur le cinéma sans citer les


films de mon Dany. En tant que réalisateur, sur un plateau, Dany
Boon est exactement comme dans la vie : drôle, chaleureux, attentif
aux autres. Entre deux scènes, il nous fait rire, et même parfois au
beau milieu d’une scène. Pour Dany, peu importe le rôle, tous les
comédiens sont à égalité, il n’y a pas de hiérarchie. Tourner pour lui
est une fête.
Bienvenue chez les Ch’tis a battu tous les records du box-office
avec vingt millions et demi d’entrées, et a permis de donner une
nouvelle vision, positive, de notre région. Avec La Ch’tite Famille,
Dany m’a offert, à quatre-vingt-huit ans, mon premier « premier
rôle » au cinéma. Avec plus de cinq millions et demi d’entrées, ce fut
un magnifique succès.
Je retrouverai Dany l’an prochain pour un nouveau film. Seule
certitude, il n’y aura pas de ch’ti et je ne serai pas sa mère !
11
La reine du prime time

Il y a maintenant plus de deux mois que je suis hospitalisée à


Rueil. À mon arrivée, mon arbre, le frêne dont je voyais pointer la
tête par l’étroit espace du pare-fenêtre, venait timidement de mettre
ses feuilles. À présent, il s’est enhardi. Je le croyais jeune et
malingre, il semble avoir pris de l’âge d’un seul coup.
C’est aussi mon cas, je le constate dans le petit miroir que me
tend Marie-Annick ou Jacinthe lorsque chaque matin je fais l’effort
de me maquiller. Ou pour mieux dire, j’ai rejoint mon âge. Comme si
j’avais résisté trop longtemps et qu’il fallait maintenant se rendre à
l’évidence : j’ai quatre-vingt-dix ans.
Ce constat matinal n’a rien de réjouissant. Mais c’est là que je
puise la force de ne pas me résigner. Il faut tenir.
Dans cette vie d’hôpital, raréfiée à l’extrême, sans but, sans
avenir prévisible, on apprend à concentrer tous ses espoirs sur un
seul objectif. C’est la condition première de survie. Pour moi,
l’objectif ne fait aucun doute : je serai de retour à La Jonchère pour
mon anniversaire, le 2 juillet.
« C’est pas impossible, a réagi le chirurgien. Tout dépend de ce
que nous diront les radios. »
Langage de médecin, qu’on apprend vite à décrypter. Ça veut
dire en clair : 1) c’est très improbable ; 2) je ne veux pas vous
décourager ; 3) ça ne dépend pas de moi.
Ces fameuses radios transpercent le plâtre et permettent de
déterminer où en est la consolidation de ma cheville. La précédente
datait de trois semaines et n’avait guère été encourageante. « Ça
suit son cours », avait sommairement commenté le chirurgien.
Traduction : « C’est pas terrible. »
Quand aura lieu la prochaine ? Claude, qui me sert
d’intermédiaire auprès du corps médical, reste évasive. « Dans les
tout prochains jours. »
Qu’importe, je m’accroche à mon objectif. Je fêterai mon
anniversaire à La Jonchère.

Au-dehors, l’oiseau pépie gaiement. Je le soupçonne d’être un


incorrigible optimiste. Peut-être sait-il que derrière cette façade se
morfond son alter ego, la femme la plus optimiste de France, et lui
envoie-t-il un message d’encouragement.

*
À quoi occuper mes journées entre quatre murs ? Les soins,
l’orthophoniste, l’ergothérapeute, le kiné, les visites tant attendues
de Claude et de Muriel, les appels de mes amies Virginie et Nicole,
la télévision, le soir, avec Marie-Annick ou Jacinthe… Il restait de
longs moments d’inactivité. Ma pensée divaguait alors librement,
sautant d’une époque à l’autre, reliant des événements sans lien
apparent, percevant une logique là où je n’avais vu d’abord
qu’incohérence et dispersion. Qu’on ne m’en veuille pas si parfois
les souvenirs que j’évoque paraissent éparpillés. Je les raconte
comme ils me sont venus au cours de ces journées toutes
semblables.
La récente pandémie qui a endeuillé la planète a hélas appris à
beaucoup ce que signifie le confinement. Mais en temps dit
« normal », de grands malades, des personnes handicapées, des
prisonniers, des otages vivent en permanence murés dans un
espace restreint, en proie à la solitude, à l’ennui, au désespoir. Les
trois mois d’hôpital que j’ai vécus ne sont rien, j’en suis consciente,
comparativement aux épreuves endurées par ceux-là. Du moins
m’ont-ils rendue sensible à leur souffrance.

*
Je l’ai dit, Dominique Besnehard, mon cher Domino, avait profité
de ma présence sur scène dans Pleins Feux, à la Michodière puis au
théâtre Antoine, pour inviter metteurs en scène et directeurs de
casting.
J’ai cité Claire Denis, il y eut aussi, parmi bien d’autres, Nelly
Kaplan et Jean Chapot, tous deux réalisateurs et scénaristes.
D’origine argentine, Nelly Kaplan était aussi exubérante que Jean
Chapot était effacé, aussi démonstrative qu’il était réservé. Il faut
dire qu’elle lui laissait peu l’occasion d’exprimer son point de vue,
répondant à sa place et décidant de tout.
Nelly et Jean avaient imaginé une suite de téléfilms autour d’un
personnage baptisé Honorin, maire d’un petit village provençal dans
les années 1930. C’est Michel Galabru qui prêtait sa bonhomie, sa
faconde et ses colères tonitruantes à Honorin. À ses côtés, une
actrice invitée, une guest, était l’héroïne de chaque épisode. Deux
d’entre eux, réalisés par Jean Chapot, avaient déjà été tournés,
Les Mouettes, avec Macha Méril, et Honorin et la Lorelei, avec Grace
de Capitani. Ils me proposaient le troisième, intitulé Polly West est de
retour.
Le scénario racontait l’arrivée inopinée dans le village d’une belle
et célèbre actrice américaine, Polly West. Non contente d’avoir
acquis le château de Sainte-Apolline, orgueil de la commune, elle
mettait la main en secret sur toutes les terres du village. Polly West,
on le devine, n’était pas là par hasard. Il devenait peu à peu évident
qu’elle s’était installée dans ce village perdu pour assouvir une
vengeance.

Jean Chapot était certes un homme faible, tyrannisé par une


femme volcanique, mais c’était aussi un metteur en scène de talent,
très respecté par son équipe, et je pris beaucoup de plaisir à
travailler sous sa direction.
Dans Polly West, un peu à la manière du Manon des sources de
Pagnol, la cocasserie des situations, le pittoresque des
personnages, la splendeur des paysages provençaux accentuaient
l’intensité d’un drame paysan d’une extrême cruauté.
Excepté dans mes films anciens, c’était la première fois qu’on me
confiait un rôle principal, avec un personnage à défendre de bout en
bout.
C’était un très beau rôle et je ne tardai pas à réaliser le parti que
je pouvais en tirer. En jouant sur tous les registres, la fantaisie, la
séduction, l’autorité, l’émotion, c’était un peu comme si on m’offrait
l’occasion de faire, grandeur nature, ma bande démo, ces petits
montages dans lesquels les comédiens collent à la suite des extraits
de films pour démontrer ce dont ils sont capables.
Le film fit un score d’audience prodigieux lors de sa diffusion sur
TF1 et j’y gagnai la confiance et l’amitié de Claude de Givray, qui
dirigeait le département fiction de la chaîne.

*
On pourrait dire, en exagérant à peine, que dans ma carrière
Polly West fut pour la télévision l’équivalent de ce qu’avait représenté
la Cabane au Canada pour la chanson. À partir de ce moment, je n’ai
plus jamais cessé de travailler à la télévision, enchaînant parfois
deux ou même trois téléfilms par an.
Ce n’est pas par hasard que je rapproche télévision et chanson.
L’une et l’autre sont des arts profondément populaires. Un bon
téléfilm, comme une bonne chanson, s’appuie sur un sujet simple,
son thème est immédiatement identifiable, on comprend tout de
suite de quoi il est question. Téléfilm et chanson privilégient la
rapidité, l’ellipse. C’est l’univers de M. et Mme Tout-le-Monde. S’il y a
des héros, ce sont des héros ordinaires. Je suis entrée dans
l’univers du téléfilm sans prévention, sans frustration, sans
condescendance. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque aucune
star de cinéma n’aurait voulu d’un rôle à la télévision. C’eût été
déchoir. Le premier à oser franchir le pas fut Gérard Depardieu,
dans le Monte-Cristo de Josée Dayan. Grâce lui en soit rendue. Le
plus étonnant n’est pas qu’il ait bravé la frontière entre cinéma et
télévision, c’est que son attitude passe pour une rare manifestation
de courage et d’indépendance.

*
Durant les quinze ans qu’il passa à TF1, Claude fut un
exceptionnel directeur de la fiction, ouvert et bienveillant. Il avait le
don d’inspirer des projets originaux, de dénicher des talents, de
marier astucieusement auteurs, réalisateurs et interprètes.
Critique aux Cahiers du Cinéma et scénariste de François Truffaut,
dont il était proche, Claude avait lui-même réalisé des films et des
téléfilms. C’était un passionné de séries télévisées. Il connaissait par
cœur tout ce qui se faisait alors aux États-Unis, bien plus avancés
que nous en la matière.

C’est Claude qui me conseilla d’accepter un rôle de chef


habilleuse dans Les Filles du Lido, une minisérie en trois épisodes de
Jean Sagols. Inutile de dire que le milieu m’était familier. J’avais
vécu la vie de troupe au Casino de Paris, la compétition acharnée,
les jalousies, les intrigues amoureuses, les drames parfois. Que se
passe-t-il, par exemple, quand une danseuse se trouve enceinte ?
Comment essaie-t-elle de dissimuler le plus longtemps possible sa
grossesse, au risque de compromettre sa santé et celle de l’enfant à
naître ? Nous en avions longuement parlé avec Jean Sagols et je lui
avais raconté de nombreuses anecdotes à ce sujet.

Le grand bonheur de ce tournage fut de travailler avec Annie


Girardot, une femme extraordinaire et une actrice rare. À cette
époque, elle commençait déjà à souffrir de problèmes de mémoire.
Comme elle ne parvenait pas à retenir son texte, elle brodait autour
des situations. Son instinct lui permettait toujours de retomber sur
ses pieds. Ça sonnait juste, c’était même parfois mieux que le vrai
dialogue. À ses partenaires de sauter dans le train en marche.
Exercice auquel chacun se pliait volontiers, aussi bien moi que
Francis Huster, Alexandra Kazan ou Jacques Spiesser. Nous
adorions Annie et ne désirions qu’une chose : qu’elle continue à
exercer son métier le plus longtemps possible.
Les excès, le stress, l’alcool l’avaient abîmée prématurément.
Mais elle était vaillante. Elle traversait la vie et ses déboires avec
désinvolture, son humour mordant, son sens du dérisoire lui tenaient
lieu de bouclier. Je me souviens de ce cocktail organisé pour le
début du tournage des Filles du Lido. Annie ne buvait que de la bière.
Sur la table abondamment servie, le traiteur, averti de ses
préférences, avait prévu le nombre voulu de bouteilles. Mais il avait
oublié le décapsuleur. Annie, sous mes yeux, a ouvert son sac et,
tout en continuant à discuter avec moi, a sorti tranquillement le
précieux instrument, comme s’il était parfaitement naturel d’avoir
toujours un décapsuleur sur soi. Je ne saurais expliquer pourquoi ce
geste, en même temps qu’il me fit sourire, me bouleversa.
Le dialogue prévoyait qu’Annie me traite de poufiasse. Pendant
le tournage, c’était devenu un jeu entre nous. On se donnait du
poufiasse à tout bout de champ. « Ça va, Annie ? — Et toi,
poufiasse ? » Des années plus tard, alors qu’Annie ne reconnaissait
presque plus personne, je suis allée la voir à l’institut où elle était
soignée. J’ai poussé la porte de sa chambre, elle était couchée sur
le côté. Je lui ai dit : « Annie, c’est ta poufiasse ! » Elle s’est tournée
vers moi, son visage s’est illuminé : « Oh ! C’est toi, Line ! »
Je n’oublierai jamais ce moment.

Encore une femme qui a subi, comme tant d’autres, la violence


des hommes. Je pense à ma grand-mère, si belle et dont mon
grand-père était horriblement jaloux. Un jour, pour un regard que lui
avait lancé un client du café qu’ils tenaient à Armentières, il s’était
jeté sur elle et lui avait retourné le bras.
Comment ne pas se réjouir que celles qui ont si longtemps
souffert en silence osent aujourd’hui prendre la parole ?

*
Au moment du tournage des Filles du Lido, Loulou était au plus
mal. Entre deux scènes, je sortais sur les Champs-Élysées et
j’appelais La Jonchère depuis une cabine. Je ne voulais pas que
Loulou parte sans que je sois à ses côtés. Loulou décéda en
janvier 1995 et, le lendemain de ses funérailles, je retournai sur le
plateau. Jean Sagols m’attendait. Il me prit la main et m’emmena
découvrir le décor où nous allions tourner. C’était la loge de la chef
habilleuse, mon personnage. Il y avait des portants où étaient
suspendus les costumes, une table de repassage, du matériel de
couture et un grand miroir autour duquel la décoration avait placé
des photos sur lesquelles je figurais en compagnie d’artistes
susceptibles de s’être produits au Lido : Maurice Chevalier,
Mistinguett, Joséphine Baker. En haut du miroir, sur la droite, une
photo de moi prise par Loulou, où, sur les pointes, je m’exerçais à la
danse.
Au moment où je quittais le décor avec Jean, la photo se
décrocha. J’ai serré fort la main de Jean et lui ai dit : « C’est un
signe de Loulou. Il est là ! »

*
Très souvent, aux beaux jours, Claude de Givray venait passer
l’après-midi à La Jonchère. Et tandis que nous barbotions dans la
piscine, nous discutions projets. Il avait mille idées à la seconde,
idées dont il se faisait aussitôt le critique impitoyable pour conclure :
« Non, c’est pas bon, ça vaut rien ! » Et de rebondir immédiatement
sur une autre proposition, tout aussi mirifique et tout aussi vite
abandonnée. Sa seule certitude, rabâchée à longueur de temps : « Il
te faut des rôles à la Simone Signoret ! » De la même façon que
Loulou me serinait : « Il te faut des rôles à la Gabin ! »
Encore fallait-il qu’on me les propose, ces rôles. On ne trouve
pas tous les jours dans sa boîte aux lettres le scénario de Casque
d’or, du Quai des brumes, ou du Chat, pour citer un film qui les
réunissait tous les deux.
Sans prétendre atteindre de tels sommets, j’eus l’idée d’un sujet
que j’exposai à Claude, à l’heure bienfaisante où, après une longue
exposition au soleil, nous prenions le frais sur la terrasse en
regardant la nuit tomber sur Paris.
Il s’agissait d’une mère qui tente d’arracher sa fille à l’emprise
d’un gourou. Après plusieurs tentatives infructueuses, elle décide,
avec l’aide d’amis, de s’introduire dans la secte où la jeune fille croit
avoir trouvé sa vraie famille.
C’était un fil encore mince, mais suffisamment solide pour que
nous ayons envie de voir où il nous mènerait. Nous en avons discuté
tout en dînant, arrivant à la conclusion, au moment où Claude prit sa
voiture pour rentrer chez lui, que nous tenions une bonne histoire.
Henri Helman écrivit le scénario de Rendez-moi ma fille en
collaboration avec Michèle Letellier et Viviane Zingg, et réalisa le
film. Dominique Besnehard – qui par ailleurs tint un petit rôle dans le
film – fit, comme d’habitude, d’excellentes suggestions de casting. Il
eut l’idée de proposer à la très belle Valérie Kaprisky de jouer le rôle
de Clara, ma fille, et à Jean-Claude Drouot celui de grand maître de
la secte.
L’ex-Thierry la Fronde était devenu un comédien absolument
remarquable, mais je dois reconnaître que sa prétention m’horripilait.
Peut-être était-ce simple maladresse de sa part. Je pris mon mal en
patience. J’ai horreur des conflits et je considère que le seul défaut
qu’on puisse légitimement reprocher à un partenaire, c’est d’être
mauvais comédien. Le reste est affaire de coulisses et le public doit
être tenu à l’écart de ces petits tracas. Quand on mange dans un
bon restaurant, on n’a pas envie que le chef vienne vous raconter
les malheurs qu’il a eus en cuisine !

Pour les besoins du tournage, nous sommes restés un mois au


Maroc, à Ouarzazate, la Porte du Désert. À l’issue du film, j’ai passé
un an sans pouvoir manger de couscous – plat que pourtant j’adore.
Couscous et Jean-Claude Drouot mis à part, je garde le meilleur
souvenir de Rendez-moi ma fille. Henri Helman réussit ce qu’il savait
faire le mieux, un film bien écrit, réalisé avec soin, très efficace. On
dira : à l’ancienne. Cet ancien-là résiste au temps. Ce n’est pas pour
rien que je tournai par la suite quatre autres téléfilms sous sa
direction.
Si je ne devais choisir qu’un film parmi les quatre autres sous la
direction de Helman, ce serait Une vie pour une autre avec Florence
Thomassin, de quarante ans ma cadette. Deux paumées, des
accidentées de la vie réunies par le hasard, en route pour un voyage
dont elles ignorent l’issue.

Je me souviens aussi du film parce que Loulou se manifesta


deux fois durant le tournage.
On se rappelle peut-être la passion qu’il avait pour les rapaces et
le passage épisodique d’un épervier au-dessus de La Jonchère.
Une scène du film se déroulait en mer, moi sur un bateau, la
caméra sur un autre. L’équipe, techniciens, matériel, embarqua à
Boulogne-sur-Mer. Le port était noir de curieux qui criaient : « Line !
Line ! » J’essayais de paraître à mon aise, mais je mourais de
trouille, non pas tant à cause de la mer elle-même que du mal de
mer, auquel je suis très sensible.
Mais peu avant de partir, alors que j’étais déjà installée dans la
barque, j’aperçus soudain un bateau de pêche dont je lus le nom
inscrit sur la poupe : L’Épervier. Aussitôt mes craintes s’envolèrent.
« Loulou m’envoie un signe. Tout va bien se passer. Je ne serai pas
malade en mer. »
Et en effet, malgré une mer agitée, je supportai d’être ballottée
trois heures durant sans en éprouver la moindre gêne, tandis que
toute l’équipe rendait tripes et boyaux.
La deuxième apparition de Loulou eut lieu par un matin pluvieux,
sur un bord de route. Suivant les indications d’Henri, Florence, au
volant de la voiture, moi à côté d’elle, devait démarrer sur les
chapeaux de roue et passer très près de la caméra. Je pris place sur
le siège passager, pas très rassurée.
Première prise, Florence démarre et cale aussitôt. Au départ !
Deuxième prise, Florence démarre et fonce en direction de
l’équipe massée sur le bord de la route. Le cameraman voit le bolide
se ruer droit sur l’objectif. Paniqué, il lâche la caméra pour se mettre
à l’abri. À refaire !
Troisième prise, je remets mon sort entre les mains du destin,
regrettant de ne pas avoir fréquenté plus assidûment l’église au
cours de ma vie qui va bientôt s’achever. Moteur ! Florence appuie
sur l’accélérateur et, au moment où la voiture démarre, je vois un
épervier qui vient droit vers nous, majestueux, altier, comme au
ralenti, et passe juste au-dessus du pare-brise. Bien sûr, c’était
Loulou qui me disait : « Ne t’en fais pas, Jacqueline, je m’en
occupe ! »
Partez ! Florence démarre au quart de tour et rase la caméra à la
vitesse d’un bolide de formule 1.
L’équipe applaudit, Henri est fou de joie, Florence sort de la
voiture, toute fiérote, il la serre dans ses bras et la félicite
chaudement.
Dans mon coin, je n’en pense pas moins. Tout ça c’est bien
beau, mais si Loulou n’avait pas pris la situation en main…

*
Bernard Stora préparait pour TF1 Sixième classique, un téléfilm
dont l’action se situait en province, au début des années 1950.
Aurélien, un garçon d’une dizaine d’années, s’invente par jeu une vie
imaginaire. Il raconte qu’il est orphelin, que son père adoptif est en
sana, sa mère dans la plus noire misère… Ému par son destin cruel,
un couple de retraités aisés, les Cotelle, s’attache à l’enfant et
décide de lui venir en aide. Peu à peu Aurélien en vient à mener une
double vie, se partageant entre sa vraie famille et les Cotelle. Une
situation de vaudeville, en somme, mais vécue par un enfant, avec
ses chassés-croisés, ses quiproquos et ses courses échevelées.
C’est Véronique Genest qui jouait la vraie mère d’Aurélien, Antoine
Duléry son père, et lorsque Bernard me proposa le rôle de
Mme Cotelle j’acceptai avec joie. D’autant qu’il me donna pour mari
le délicieux Gérard Séty.
Bernard m’avoua plus tard qu’il me connaissait mal en tant que
comédienne – c’est le désir d’approcher Line Renaud ex-vedette de
la chanson qui motiva ce grand amateur de music-hall. « Vous étiez
une icône pour moi, me dit-il. Je n’imaginais même pas que vous
existiez en vrai ! »
Le tournage se déroula dans une excellente ambiance.
Véronique Genest est une chic fille, drôle, généreuse,
formidablement sympathique. Son personnage de Julie Lescaut, qui
la rendit si populaire auprès du public, fut à la fois sa chance et sa
déveine. Il occulta ses belles qualités de comédienne et limita sa
carrière, elle qui aurait mérité les plus grands rôles.

Au fur et à mesure que nous tournions mes scènes, je me


rendais bien compte que Bernard paraissait satisfait de mon travail.
Je me disais : « Tiens, il a l’air de penser que je m’en tire pas trop
mal. »
Vint mon dernier jour sur le film. Nous étions à Bergerac, le soir
même je reprenais le train pour Paris. J’offris, comme c’est la
tradition, un apéritif à l’équipe. À un moment, Bernard vint vers moi
et m’attira à l’écart. « Line, il faut que je vous dise une chose. Vous
avez en vous des qualités de comédienne que vous ne soupçonnez
même pas. Un jour, nous retravaillerons ensemble et je vous
donnerai un grand rôle. »
Ce n’était pas un compliment de circonstance. C’était un
engagement qui nous obligeait tous les deux : lui à m’écrire ce rôle,
moi à comprendre que l’aisance, le savoir-faire auxquels j’étais
parvenue n’étaient qu’une étape. Il fallait aller plus loin, creuser plus
profond.
Rendez-vous était pris. Serait-il tenu ?

*
Il fallut patienter huit ans.
Entre-temps, Bernard Stora réalisa bien d’autres films, tandis que
j’enchaînais les tournages, sous la direction d’excellents réalisateurs
comme Luc Béraud, Alain Nahum, Edwin Bailly, Marc Rivière et
d’autres. Ce fut l’occasion de belles rencontres avec des acteurs que
j’ai profondément admirés : Bernard Fresson, Michel Aumont, Daniel
Gélin, Jean-Pierre Cassel, Michel Duchaussoy ou Jean-François
Balmer. Comme j’apprécierais plus tard Guy Bedos, Michael
Lonsdale, Pierre Mondy, Bernard Le Coq, Pierre Arditi…
Je constate avec embarras que cette énumération ne comporte
aucun nom d’actrice féminine. Nulle volonté d’exclusion de ma part.
La raison est à chercher ailleurs : pour des motifs économiques, les
téléfilms peuvent difficilement s’offrir plus de deux acteurs
importants. Étant femme, il est logique que j’aie eu majoritairement
des partenaires masculins. Mais j’ai déjà dit le plaisir que j’ai eu à
tourner avec Florence Thomassin, Annie Girardot, Véronique
Genest, et je pourrais citer aussi Clémentine Célarié, Danièle
Lebrun, Fanny Cottençon, Françoise Fabian ou Romane Bohringer.

*
Suzie Berton… Huit ans après notre conversation à Bergerac, je
tenais enfin entre les mains le scénario du film que Bernard Stora et
moi nous étions promis de faire ensemble. Huit ans pour cent
pages… Mais le modeste livret ne disait rien de l’énorme travail
préparatoire et des multiples métamorphoses dont j’avais été, en
partie du moins, l’inspiratrice et le témoin.

À l’origine, Bernard et sa productrice de l’époque, Pascale


Breugnot, s’étaient intéressés à l’affaire Simone Weber et avaient
envisagé d’en tirer un film. Personne n’a oublié ce sinistre fait divers
qui fit l’objet d’une couverture médiatique considérable dans les
années 1980. Simone Weber, une femme de cinquante-cinq ans,
était soupçonnée d’avoir abattu d’un coup de fusil son ex-amant,
Bernard Hettier, puis d’avoir découpé son corps à l’aide d’une
meuleuse à béton et d’en avoir dispersé les morceaux enveloppés
dans des sacs-poubelle. Lassé par le caractère autoritaire et
possessif de sa maîtresse, Bernard Hettier avait rompu avec elle
peu avant. Simone Weber ne le lui aurait jamais pardonné.
Bien que tout l’accusait, la « diabolique de Nancy » ne cessa
d’affirmer son innocence – et continue de le faire aujourd’hui, à
quatre-vingt-dix ans passés. Quant au juge Gilbert Thiel, malgré cinq
ans d’instruction et la constitution d’un dossier de dix-huit mille
pages, il ne parvint jamais à produire la preuve formelle de sa
culpabilité.
Défendue successivement par les plus grandes figures du
barreau, de Jacques Vergès à Henri-René Garaud en passant par
Paul Lombard ou Alain Behr, Simone Weber les découragea l’un
après l’autre. Son procès devant la cour d’assises de Meurthe-et-
Moselle fut l’occasion de multiples coups d’éclat. Interpellant le
président, insultant les témoins, ricanant durant les interventions du
procureur général, elle fut la vedette d’un show permanent. Sur la
base de l’intime conviction, cette bizarrerie du droit français, les jurés
la condamnèrent à une peine de vingt ans de réclusion criminelle.
Une première fois, Bernard et Pascale Breugnot avaient étudié le
projet, réuni une documentation abondante, pris le conseil d’un
avocat, Thierry Lévy. Pascale Breugnot était même allée jusqu’à
prendre contact directement avec Simone Weber, qui purgeait sa
peine à la prison de Rennes. Celle-ci ne se montra pas hostile, bien
au contraire. Mais il fut très vite évident qu’elle entendait faire
prévaloir sa vérité. Or l’intérêt de cette histoire résidait dans son
ambiguïté. Coupable ou pas, rien ne permettait de trancher. Pour
Simone Weber, c’était inacceptable. Si film il y avait, il ne pouvait
servir qu’à la blanchir de tout soupçon. Mythomane, paranoïaque,
elle s’était peut-être elle-même persuadée de son innocence, à force
de la proclamer.
D’un commun accord, Pascale et Bernard renoncèrent au projet.
L’affaire était trop récente, les blessures trop à vif, le réel trop
envahissant pour laisser une chance à la fiction.
L’Affaire Simone Weber atterrit dans un tiroir et n’en bougea plus
pendant cinq ans.

Bernard m’avait promis un grand rôle. Un jour l’idée lui vint de


repêcher sous une pile de projets mort-nés le synopsis de L’Affaire
Simone Weber. Il le relut et, au fur et à mesure qu’il tournait les pages,
une évidence s’imposa : j’étais Simone Weber.
Même âge ou presque, moi née en 1928, elle en 1929, une
certaine proximité morphologique, un commun aspect affable,
souriant, bleu layette, souvent décrit par les journalistes pour mieux
faire ressortir, par contraste, la monstruosité de la « diabolique ».
En trouvant son interprète, le projet abandonné reprit soudain
toute sa vigueur.

Consulté, Dominique Besnehard, notre agent commun, fut


immédiatement acquis à l’idée. C’était, selon lui, l’occasion rêvée de
montrer l’étendue de mes possibilités et de rompre avec une image
trop lisse.
Je m’accordai un court délai de réflexion. Menteuse,
manipulatrice, escroc et finalement meurtrière, ce n’était pas
vraiment l’idée que le public avait de moi. N’allais-je pas décevoir et
choquer ? Tant pis, j’en prenais le risque !
Je connaissais déjà beaucoup de choses sur Simone Weber, car
de mon côté j’avais conservé tout ce que j’avais lu à son propos
avec l’idée d’en tirer un sujet. Mieux encore, un jour j’avais trouvé
dans mon courrier une lettre d’elle, très longue et très embrouillée,
envoyée depuis la prison pour femmes de Rennes. Elle me
demandait d’intercéder en sa faveur auprès de Jacques Chirac en
vue d’obtenir une remise de peine. Je m’étais abstenue de donner
suite.
Qui la connaissait mieux que ses avocats ? Je choisis un
excellent restaurant, Maison Blanche, sur le toit du théâtre des
Champs-Élysées, et organisai un dîner qui nous réunit, Dominique,
Bernard et moi, autour de Paul Lombard et d’Henri-René Garaud.
Tout les opposait, Lombard haïssant la peine de mort, Garaud
militant activement pour son rétablissement, l’un ami des arts,
avocat de Picasso, Bonnard ou Chagall, l’autre défenseur
autoproclamé des « franchouillards ». Ce qui les réunissait, c’était la
passion du droit et une expérience humaine hors du commun. Ces
hommes avaient tout vu, tout entendu, rien ni personne ne pouvait
les surprendre. Personne excepté Simone Weber, cette femme qui
tantôt les couvrait d’éloges, tantôt les traînait dans la boue, tantôt
suscitait compassion et respect, tantôt les révoltait par son cynisme
et sa cruauté. Ils avaient conversé des heures et des heures avec
elle, ils avaient lu les innombrables lettres que cette graphomane
invétérée leur avait adressées, ils avaient épluché les milliers de
pages du dossier, ils l’avaient poussée dans ses derniers
retranchements sans jamais parvenir à la cerner et sans pouvoir
conclure en faveur de son innocence ou de sa culpabilité.
Ce que ni l’un ni l’autre n’osait avouer, mais qui semblait évident,
c’est la peur irraisonnée qu’elle leur inspirait, cette peur
qu’engendrent, même auprès des esprits les plus rationnels, sorciers
et jeteurs de sorts.

Je sortis de ce dîner mémorable définitivement convaincue de


l’intérêt du rôle et bien décidée à tout faire pour que le projet
aboutisse.

*
Un temps nous avons envisagé de tourner ce film pour le cinéma
et non la télévision. Dominique Besnehard approcha Charles
Gassot, qui avait produit, entre autres succès, les films d’Étienne
Chatiliez. Il fut tenté par le projet, mais ses avocats le mirent en
garde. Simone Weber était procédurière, tourner un film directement
fondé sur sa vie était judiciairement risqué. C’était aussi moralement
discutable. Cette femme avait été lourdement condamnée, elle était
incarcérée depuis et pouvait espérer, à terme, une libération
anticipée pour bonne conduite. Était-ce le moment d’attirer l’attention
sur elle ?
Charles Gassot, finalement, ne souhaita pas s’engager plus
avant. Mais il donna à Bernard Stora un excellent conseil. Au lieu de
traiter l’affaire de façon classique, à la manière d’un polar, avec de
multiples personnages et une enquête à tiroirs, pourquoi ne pas faire
un film semblable à Garde à vue, le célèbre film de Claude Miller ? Un
huis clos, un quasi face-à-face entre une meurtrière présumée et un
policier qui tente, méthodiquement, d’obtenir ses aveux ? Un
suspense psychologique et non un film d’action ? C’était, du même
coup, s’affranchir des faits réels, tenir à distance la vraie Simone
Weber et balayer les dernières préventions que je pouvais conserver
à l’égard d’un personnage foncièrement négatif.
Exit Simone Weber, place à Suzie Berton.
Bernard écrivit le scénario en collaboration avec Mathieu Fabiani,
flic de métier en même temps qu’excellent auteur. Pour le
personnage du policier, son choix s’était rapidement fixé sur André
Dussollier. Comédien exceptionnel, André avait à tort ou à raison la
réputation d’hésiter longtemps avant de se décider. On disait même
qu’il continuait à hésiter après s’être décidé. Les mauvaises langues,
les jaloux ajoutaient : « Quand André a dit oui, ça ne veut pas dire
qu’il n’ait pas dit non. » Cette fois cependant, non seulement André
donna rapidement son accord, mais son « oui » ne varia plus. Je lui
garde une grande reconnaissance d’avoir accepté sans la moindre
hésitation un rôle qui pouvait, sur le papier, sembler moins présent
que le mien. Je connais nombre d’acteurs de sa catégorie qui
auraient refusé de servir la soupe à Line Renaud, selon l’horrible
expression en usage dans ce métier qui n’est pas toujours aussi cool
qu’il voudrait s’en donner l’air.
Bernard hésita plus longtemps sur le personnage de Marco.
Fallait-il se conformer à l’image du gigolo, chercher un garçon au
physique avantageux ? Il se décida finalement pour Daniel Russo,
un acteur remarquable avec lequel il avait déjà plusieurs fois
travaillé. Daniel était bien loin de manquer de séduction, mais il
n’avait rien du Latin lover. Le personnage qu’il campa n’en fut que
plus ambigu, bel homme un peu veule épouvanté par la violence
d’un amour destructeur. Ce fut un bonheur d’avoir un tel partenaire.
Le scénario était à la fois très dense et épuré à l’extrême. La
majeure partie du film se déroulait dans un décor unique, un bureau
parfaitement banal, les seules échappées étant constituées par des
flash-back retraçant la relation entre Suzie et Marco, son amant.
David Kodsi prit le relais des précédents producteurs avec
l’énergie qui le caractérise. Je devais souvent le retrouver par la
suite. Perrine Fontaine, pour France 3, fut une interlocutrice attentive
et efficace.

Pourquoi certains tournages apparaissent à distance comme


miraculeux ? Est-ce le succès final qui, rétrospectivement, embellit
les souvenirs ? Est-ce le sentiment que tout s’est enchaîné, d’un
bout à l’autre, sans heurt et comme naturellement pour concourir au
meilleur résultat possible ? Un peu tout cela sans doute, mais aussi
quelque chose de plus mystérieux qui, dès le premier plan, dès la
première prise, vous donne la certitude qu’on va faire un bon film.
Ce fut le cas pour Suzie Berton.

Le tournage débuta le 11 juin 2003, sur une plage des environs


de Royan, par une séquence délicate entre Daniel Russo et moi.
Excité par la vision d’un couple qui fait l’amour dans les dunes,
Marco culbute Suzie à même le sable. On fait mieux comme scène
de démarrage. Pourtant, nous avons trouvé tout de suite les gestes
justes et le bon rapport entre nous. Comme si, alors que nous
découvrions nos rôles, ils nous étaient déjà familiers.
À la fin de la séquence, Bernard a crié : « Coupez ! » Mais le
couple dans les dunes, qui manifestement n’avait pas entendu,
continua à se livrer avec beaucoup d’énergie à des ébats amoureux
non simulés. Quel fou rire !
André Dussollier nous rejoignit une semaine plus tard. Nous
avons commencé par la séquence où Ferran, le policier, au début du
film, perquisitionne l’appartement de Suzie. Bernard avait prévu un
plan-séquence. Il y avait beaucoup de texte, un parcours semé
d’embûches et un chat que je devais tenir dans mes bras et qui ne
songeait qu’à s’enfuir. J’avais un trac fou. Quelle humiliation si par
malheur je me plantais face à ce grand comédien qui, fort de son
expérience, allait, j’en étais sûre, se jouer des difficultés ? Et voilà
qu’à la première prise André se trompe dans son texte. On coupe,
André s’approche de moi : « Désolé, Line. » Je lui prends la main,
magnanime, et m’aperçois qu’elle est glacée. André avait tout autant
le trac que moi !

*
Nous avons fêté mon anniversaire sur le tournage. David Kodsi
avait organisé un cocktail, je prononçai quelques mots de
remerciement et dis à peu près ceci : « Je ne donne jamais mon âge
mais, comme vous êtes des amis et que je sais que vous ne le
répéterez pas, je vais quand même vous le dire : j’ai cinquante-sept
ans à l’envers ! » On m’applaudit et quelqu’un lança : « Une
chanson ! Une chanson ! », aussitôt suivi par toute l’assistance. Je
m’étais fait une règle, depuis que j’étais passée à la comédie, de ne
plus jamais chanter, quelles que soient les circonstances. Mais
soudain le pianiste, un homme à cheveux blancs, se mit à jouer les
premières mesures de l’une des plus belles chansons de Loulou, la
chanson de notre couple, Le Soir :

Le soir tu es à moi, le soir j’entends ta voix


J’ai ton sourire et tes yeux tendres…
« Vous ne vous souvenez pas de moi, Line ? me dit-il. Je vous ai
accompagnée en 1952, à Radio Alger… »
Émue, je pris le micro qu’on me tendait et chantai Le Soir in
extenso, surprise de me souvenir sans difficulté des paroles et que
ma voix ne soit pas trop rouillée.
Inutile de préciser qu’en cet instant je ne doutai pas une seconde
que Loulou était venu me souhaiter bon anniversaire à sa façon…

*
Suzie Berton fut diffusé par France 3 le 1er mai 2004. Le film, très
dialogué, exigeait une grande attention et durait deux heures quinze,
longueur tout à fait inhabituelle à la télévision. Pourtant, il fut suivi
par 5,8 millions de téléspectateurs, se classant largement en tête
des audiences de la soirée avec 27,1 % de parts de marché.
Preuve, s’il en était besoin, que le public est parfaitement capable
d’apprécier une œuvre exigeante pour peu qu’on lui en propose.
Multidiffusé, il constitue encore aujourd’hui l’un des plus grands
succès de la chaîne dans le domaine de la fiction.
Au festival de télévision de Luchon, où il fut présenté en avant-
première, le film rafla la presque totalité des prix : meilleure mise en
scène, meilleur scénario, meilleure interprétation masculine pour
Daniel Russo – mais André Dussollier l’aurait tout autant mérité. Je
reçus pour ma part le prix de la meilleure interprétation féminine.
Suzie Berton obtint également le Grand Prix du Festival du film
policier de Cognac dans la catégorie téléfilm.

J’ai coutume de dire qu’il y a pour moi un avant et un après Suzie


Berton. Le film, il est vrai, marqua durablement la suite de ma
carrière. Qu’on veuille bien m’excuser de m’y être arrêtée un peu
longuement.
*
J’ai reçu et je reçois encore de très nombreuses propositions
pour la télévision. Lorsqu’il s’est agi de choisir, j’ai toujours privilégié
les thèmes qui faisaient écho aux problèmes de société. En 2012, on
m’a soumis un sujet sur un jeune homme homosexuel rejeté par sa
famille. Bien qu’hélas toujours actuel, ce type de situation avait déjà
été traité et je sentais qu’il fallait aller plus loin. J’ai donc proposé
qu’on réécrive le scénario autour d’un personnage transgenre. J’ai
bien connu Bambi – Jean-Pierre Pruvot pour l’état civil, devenu
Marie-Pierre Pruvot –, une femme d’une grande intelligence. Mais
j’ai connu aussi Capucine, qui avait une féminité incendiaire, et
Fétiche, avec qui j’étais très amie. Je savais à quel point elles
avaient dû faire face au rejet de la société, et la douleur qu’elles
éprouvaient de ne pas être nées dans le bon corps. Pour elles,
c’était très clair, dès leur naissance elles étaient des femmes.
Thierry Binisti, le réalisateur, fut séduit par ma proposition.
J’organisai une rencontre entre le scénariste et Bambi. Elle lui
raconta toute son histoire, qui a énormément nourri le film. C’est
ainsi qu’en 2014 France 3 diffusa Belinda et moi, la première fiction
sur la transidentité qu’on ait pu voir à une heure de grande écoute
sur le service public.

*
Je voudrais encore évoquer deux rôles avant de refermer ce
chapitre. Louise, dans La Femme tranquille de Thierry Binisti en 2008,
Mado dans Rappelle-toi de Xavier Durringer en 2015.
Suzie Berton était un personnage noir, à rebours de mon image.
Louise et Mado ressemblaient à ce que je suis – ou essaie d’être.
Ce n’est certainement pas un hasard si les deux personnages
avaient eu des activités dans la Résistance, et si les deux films
évoquaient la période de l’Occupation.

La Femme tranquille, ainsi nommé en référence au beau film de


René Clément avec Noël-Noël, était un hommage à cet héroïsme de
l’ombre qui me touche profondément. L’action se passait en 1943.
Louise, mon personnage, tenait un petit hôtel-restaurant qui
accueillait, entre autres clients, des soldats allemands. Un jour,
tandis qu’elle se rend chez un fournisseur, elle découvre dans la
campagne un parachutiste anglais blessé. Sans réfléchir aux
conséquences, elle décide, le soir venu, de recueillir le jeune soldat
et de le cacher dans sa cave. Ironie du sort, quand vient la
Libération, elle est exécutée par des résistants de la dernière heure
pour avoir servi à boire aux Allemands sous l’Occupation.

Il n’y a pas eu un jour, pendant le tournage, où je n’aie pensé à


ma mère et à son courage quotidien pendant ces années difficiles.
Je n’avais que douze ans quand la guerre a commencé, mais les
souvenirs de cette époque ne se sont jamais effacés. En ce temps-
là, les enfants n’étaient pas censés se mêler des affaires des
« grands » et ne prenaient la parole que si on les interrogeait.
Paradoxalement, cette mise à l’écart les rendait d’autant plus curieux
du comportement des adultes. Leur petite taille les servait. Ils
passaient inaperçus, ouvrant grand leurs oreilles et leurs yeux.
Je me souviens ainsi des journées passées dans le café-
épicerie-mercerie de ma grand-mère. Ma mère venait l’aider le
dimanche et servait les soldats et sous-officiers allemands qui
fréquentaient l’établissement. On ne lui laissait pas le choix. Elle se
montrait correcte en apparence, aimable comme on doit l’être dans
un commerce, mais je n’ignorais rien, bien qu’elle n’en parlât jamais,
des sentiments qu’elle éprouvait vis-à-vis de l’occupant.
Nous habitions à Armentières, face au collège, dont une partie
avait été réquisitionnée par les Allemands pour y établir la
Kommandantur. Chaque matin, ma mère partait travailler à vélo. Sur
son porte-bagages, un panier contenant l’ouvrage qu’elle faisait à
domicile et qu’elle était censée livrer à l’atelier. Au début, les soldats
contrôlaient son barda, puis ils finirent par la laisser passer sans
vérifier, échangeant un salut de bon voisinage.
Ce n’est que bien des années plus tard que je découvris ses
activités sous l’Occupation. Un jour, comme je rangeais de vieux
papiers, je tombai sur un rectangle de carton jauni. C’était une carte
de Combattant volontaire de la Résistance au nom de ma mère, avec
son pseudonyme dans la clandestinité : Clairette.
Le panier arrimé à l’arrière du vélo servait en réalité à dissimuler
des vêtements civils à destination des aviateurs anglais parachutés
dans le secteur. Elle les déposait chez Angèle, qui habitait sur la
route nationale qui va du Pont de Nieppe à Dunkerque.
« Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ? lui ai-je demandé.
— Parce que ça n’avait pas d’importance. »
Ce n’était pas de la modestie de sa part. Dans son esprit, elle
avait simplement fait son devoir. Pas de quoi s’en vanter.

Bien qu’on ne puisse pas tout à fait comparer les situations, le


dévouement du personnel hospitalier, lors de la récente épidémie de
coronavirus, a fait la démonstration que l’héroïsme quotidien n’était
pas un concept ringard, mais une attitude vivante et largement
partagée.

*
Rappelle-toi ne fut pas un tournage comme un autre. Chacun,
comédiens, techniciens, était conscient de participer à une
entreprise qui avait du sens, non seulement par rapport aux faits
historiques, mais aussi dans le contexte actuel.
Le sujet était le suivant. Résistante à seize ans, Mado fait partie
d’un réseau dont la mission est d’informer les services secrets
britanniques sur l’activité de la marine allemande dans le port de
Brest. Soixante-dix ans plus tard, elle revient dans sa ville pour
retrouver et punir celui qui a provoqué le démantèlement du réseau
et la mort de ses principaux responsables, dont son propre frère.
Auteur et réalisateur du film, Xavier Durringer était un homme
généreux et passionné qui s’enflammait rapidement lorsqu’il
s’agissait de défendre les idées auxquelles il croyait. Le sujet exaltait
les valeurs de courage, d’engagement, de fidélité, opposées à la
lâcheté et à l’oubli. Il s’y impliqua totalement.
À Brest où nous tournions, cette évocation réveillait des
souvenirs douloureux. La ville était sortie de la guerre presque
entièrement détruite. Les Brestois s’intéressaient au tournage,
apportaient leur témoignage personnel, nous montraient les photos
de parents ou d’amis qui avaient péri dans les bombardements.
Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense et président de la
Région Bretagne à l’époque, vint nous rendre visite sur le tournage.
Il prononça des paroles très fortes sur l’importance de la Résistance
à Brest et évoqua en termes émouvants la personnalité d’Yvonne
Ropars, grande résistante, communiste et syndicaliste, dont s’était
inspiré Xavier Durringer pour le personnage de Mado. Il se trouve
que cette femme était la tante du régisseur du film. Il me parla
longuement d’elle, à travers ses souvenirs familiaux. Selon lui, elle
possédait une bonne partie de mes disques et j’étais sa chanteuse
préférée.
Pendant le tournage, je suis allée me recueillir sur sa tombe. Il
n’y était fait aucune mention de sa conduite exemplaire pendant la
Résistance. Comme maman, elle avait juste fait son devoir.

Une avant-première fut organisée, quelques mois plus tard, au


cinéma Liberté. On dut refuser du monde. J’étais présente, avec
Xavier Durringer et les producteurs, Dominique Besnehard et Michel
Feller. Le film fut longuement applaudi. Après la projection, nous
avons répondu aux questions venues de la salle et je crois que, si
les organisateurs, passé minuit, n’avaient pas mis fin à la soirée,
nous y serions encore.

*
Louise, Mado, à travers ces beaux rôles, c’était ma mère qui était
honorée. En incarnant au mieux ces personnages remarquables,
j’avais l’impression de lui rendre un peu de ce qu’elle m’avait donné
tout au long de sa vie.

Injustement décriés – comme le sont toutes les formes d’art


populaire avant qu’elles deviennent à la mode –, les téléfilms osent,
bien plus souvent que le cinéma, s’attaquer aux grands sujets. Ils
ratent parfois leur but, n’évitent pas toujours le simplisme ou le
pathos, mais au moins ils essaient d’être à l’écoute des
préoccupations d’un vaste public.
Bien sûr, j’aurais aimé que le cinéma m’offre de plus grands rôles
et en plus grand nombre. Mais j’ai adoré la richesse et la variété des
personnages que j’ai interprétés à la télévision. Et je suis fière
d’avoir réuni, presque à chaque film, des audiences aussi
importantes. En 2019, après la diffusion d’Huguette sur Arte, le
magazine Le Film français me qualifia de « Reine du prime time ».
Mon public m’a suivie, de la chanson à la comédie. Il s’est même
élargi. Populaire j’étais, populaire je suis restée, dans tous les sens
du terme.
12
Brûler les planches

C’est raté, je n’atteindrai pas mon objectif, je ne quitterai pas


l’hôpital à la date espérée, je ne serai pas de retour à La Jonchère
pour mon anniversaire le 2 juillet. Lors de sa visite matinale, le
chirurgien, cette fois, a été très clair, Claude n’aura pas besoin de
me traduire ses formules énigmatiques en langue de tous les jours.
Les dernières radios ne sont pas bonnes, la consolidation progresse,
mais trop lentement pour qu’il soit possible de me laisser partir sans
risque.

Parce qu’il était nécessaire de préserver un petit coin de ciel bleu


dans toute cette grisaille, le chirurgien m’a laissée espérer une
permission de sortie pour mes quatre-vingt-onze ans. Une escapade
à La Jonchère en ambulance, le temps d’un déjeuner de fête. Départ
de l’hôpital à midi, retour à seize heures. Présence permanente d’un
soignant capable d’intervenir en cas d’incident.
Ce petit retour avant le grand sera mon nouvel objectif. Celui qui
me permettra de croire que le temps a un sens et que les jours ne
s’écoulent pas en vain.
Que faire en attendant ? Il y a les dossiers posés sur ma table,
que je n’ouvrirai pas aujourd’hui encore. On m’a confisqué mon
téléphone : très mauvais pour moi, paraît-il. Perturbant pour le
cerveau, pour l’équilibre nerveux, pour le sommeil. On m’en autorise
l’usage seulement une heure par jour, entre dix-neuf heures et vingt
heures.
Restent les souvenirs, ces bribes qui me reviennent à l’esprit
comme les pièces d’un puzzle géant.
Ma vie.
J’en ai raconté une partie dans un précédent livre, Et mes secrets
aussi. Pourquoi ne pas poursuivre ? Ma main, encore malhabile, ne
me permet pas de prendre des notes. Mais je peux déjà assembler
les petits morceaux dans ma tête, mettre un peu d’ordre dans ce
méli-mélo, brouillonner en vue d’un travail futur. Que tout ce temps
perdu ne soit pas tout à fait du temps gâché.
Heureusement, ma mémoire est intacte. Les noms, les lieux, les
circonstances me reviennent sans effort. Comme un tiroir qu’on
ouvre et où l’on s’étonne de retrouver, bien classés, des papiers
auxquels on n’a pas touché depuis trente ans.
L’AVC m’a épargnée. Sans ma cheville fracturée, mon existence
aurait repris son cours depuis longtemps.

*
Pendant des années, un couple de fans, Christiane et Michel
Duperrier, a découpé tout ce qui paraissait sur moi et l’a
minutieusement collé dans de grands classeurs noirs. Grâce à leur
travail de bénédictin, je relis des articles qui, au fil des années, m’ont
émue, d’autres qui m’ont blessée, certains qui m’ont laissée
perplexe ou m’ont franchement fait rire. Une expression revient
régulièrement sous la plume des critiques de théâtre : « Line
Renaud brûle les planches. »
En ai-je brûlé, un stock de planches, depuis ma première
apparition dans Folle Amanda !
J’ai cherché l’origine de cette curieuse métaphore, sans rien
trouver de très convaincant. Les planches, ce sont évidemment
celles dont est faite la scène, laquelle était éclairée, à l’origine, par
des chandelles. Les comédiens qui brûlaient les planches, si l’on en
croit les encyclopédies, étaient ceux qui s’approchaient au plus près
des flammes, qui se mettaient en lumière au risque de mettre le feu
à leur costume.
Il est vrai que, bien plus encore que le cinéma, la scène est mon
univers, le lieu où, depuis mon adolescence, j’ai vécu
professionnellement mes émotions les plus intenses. Quand j’ai
cessé de chanter, c’est le théâtre qui m’a permis, tous les cinq ou six
ans, de retrouver le contact des planches. Si je les brûle, comme
l’écrivent les journalistes, c’est que sentir la présence physique du
public me pousse à donner le meilleur de moi-même, quitte à frôler
de trop près les lumières.
Je n’étais pas remontée sur scène depuis Pleins Feux. J’attendais
l’occasion. Elle se présenta au plus mauvais moment.

*
Hiver 1995. Loulou vient de mourir. Je vis dans un brouillard
perpétuel, submergée par le chagrin. Maman, Jacques et Bernadette
Chirac, Claude, Muriel, des amis fidèles m’entourent et me poussent
à réagir, à travailler, faire des projets. Ils ont raison, c’est la seule
façon de m’en sortir. Mais Dieu que c’est dur…
Un matin, le téléphone sonne, un monsieur très poli est au bout
du fil. Il s’appelle Jean-Paul Lucet, c’est le directeur du théâtre des
Célestins, à Lyon. Il prépare la prochaine saison et a inscrit au
programme La Visite de la vieille dame de l’écrivain suisse Friedrich
Dürrenmatt. Il a pensé à moi pour le rôle principal.
Cette Visite me dit vaguement quelque chose, quelqu’un m’en a
parlé, mais qui ?
Je suis si fatiguée, si désemparée, que je n’ai qu’une hâte,
raccrocher le plus vite possible. Mais j’ai promis à maman de faire
un effort et je n’ai aucune raison d’être désagréable avec ce
monsieur qui a la gentillesse de m’appeler pour me proposer un rôle.
Je réponds machinalement :
« La vieille dame, c’est ça ?
— Pardon ?
— Le rôle que vous me proposez, c’est celui de la vieille
dame ? »
Silence. Il craint de m’avoir choquée et se lance dans des
explications embarrassées. En réalité, elle n’est pas vraiment vieille,
cette dame. Elle est entre deux âges, encore très jeune finalement.
Je le rassure. L’âge n’a pas d’importance. Qu’il m’envoie la
pièce.

Elle m’arrive le lendemain et, secouant ma torpeur, je m’oblige à


la lire aussitôt.
Entre-temps, je me suis souvenue que Madeleine Robinson avait
joué la pièce en Suisse quelques années plus tôt. C’est elle qui m’en
avait parlé et le titre m’était resté en mémoire.
Les premières scènes me plaisent, je suis prise par le texte. Mais
au fur et à mesure que je tourne les pages, un curieux sentiment de
déjà-vu s’empare de moi. Je connais le thème, je connais les
situations, je connais les personnages.
Et pour cause : j’ai déjà interprété le rôle !
Polly West est de retour, que j’ai tourné trois ans plus tôt, raconte à
peu près la même histoire que La Visite de la vieille dame, pièce écrite
en 1955.
Sans citer leur source, Nelly Kaplan et Jean Chapot avaient
puisé leur inspiration chez Dürrenmatt !
Dans le téléfilm comme dans la pièce, une femme richissime et
extravagante retournait dans son village natal pour se venger de
l’homme qui l’avait mise enceinte et l’avait contrainte à fuir trente ans
plus tôt.
Polly West était la version solaire, provençale et bouffonne du
thème, la Vieille Dame sa version germanique, dérisoire et féroce.
Personne n’en sortait indemne, y compris la justicière.

Dans l’état de confusion qui était le mien, cette pièce longue,


pessimiste, parfois un peu didactique, aurait dû me rebuter. Au
contraire, elle me réveilla. N’était-ce pas pour moi une opportunité
exceptionnelle ? Un texte ambitieux, vingt comédiens en scène, un
rôle pivot ? L’occasion de mener une troupe au théâtre, comme
j’avais mené la revue sur la scène du Casino de Paris ou à Vegas ?
La comparaison peut sembler hasardeuse, mais la suite démontra
qu’elle était fondée.

Dominique Besnehard m’apprit que, en dehors de Madeleine


Robinson, Valentine Tessier puis Edwige Feuillère avaient joué la
pièce, et que plus récemment Lauren Bacall l’avait reprise à
Londres, sous la direction de Terry Hands.
J’appelai Edwige Feuillère pour lui demander conseil. Edwige
m’avait souvent encouragée à faire du théâtre. Elle me voyait dans
tout un tas de rôles, et souvent dans ceux qu’elle avait tenus elle-
même. Lorsque je lui parlai de la Vieille Dame, elle s’exclama :
« Comment n’y ai-je pas pensé ? Bien sûr que le rôle est pour vous !
Mais attention, le titre est un piège : il ne faut surtout pas le jouer
façon vieille dame… »
Recommandation dont je compris la justesse et que je suivis à la
lettre.
Chère Edwige… Si distinguée, si élégante, si raffinée. À sa mort,
j’appris qu’elle m’avait légué un service à thé. Elle s’était servie toute
sa vie de ce service en fine porcelaine et souhaitait me laisser ce
discret témoignage de son affection. J’ai eu si peur d’en casser une
que n’ai jamais bu la moindre goutte de thé dans les tasses
d’Edwige Feuillère…

*
Les répétitions ainsi que les premières représentations de la
Vieille Dame eurent lieu à Lyon. Maman accepta de me tenir
compagnie. C’était une dame âgée, elle souffrait de douleurs
abdominales, il aurait été plus normal que ce soit moi qui veille sur
elle. Mais j’étais comme une convalescente, mal remise de la mort
de Loulou et sujette à rechute. Sa présence me rassurait.
Régis Santon fit la mise en scène, François Lalande interprétait
le rôle de mon ex-amant, Jean-Jacques Moreau celui du maire. Le
soir de la générale, il y avait deux Francis dans la salle, Francis Nani
et Francis Lemonnier, les codirecteurs du théâtre du Palais-Royal à
Paris. Ils apprécièrent tous deux beaucoup le spectacle et me dirent
à la fin : « Après Lyon, vous ferez Paris, au Palais-Royal. On engage
la même troupe ! »
Malgré cette réaction encourageante, j’étais extrêmement
stressée le jour de la première. Jamais je n’avais joué un rôle aussi
exigeant. Dans l’après-midi, alors que je circulais en voiture avec ma
mère, j’aperçus soudain, à un stop, une vitrine remplie de guitares et
de banjos. Je fus aussitôt rassurée : c’était, à n’en pas douter, un
clin d’œil de Loulou.
Inutile de m’inquiéter, tout se passerait bien.

Après un mois aux Célestins, nous avons donc repris la pièce à


Paris pour cent vingt représentations au théâtre du Palais-Royal. Le
spectacle reçut un accueil incroyable et les critiques furent parmi les
meilleures qui m’aient jamais été consacrées.
Je ne céderai pas à la complaisance de les citer toutes. Peut-être
me permettra-t-on seulement d’évoquer l’article de Brigitte Salino
dans Le Monde, parce que ses mots confirmaient mes intentions :

Certes, [Line Renaud] interprète formidablement le personnage principal.


Mais, surtout, elle offre un « plus » auquel le théâtre français n’est pas habitué.
Elle entraîne toute la représentation comme seules les grandes meneuses de
revue savent le faire. Avec éclat, en souriant s’il le faut, mais sans faillir une
seconde. À l’américaine. Irréprochable et impitoyable. […] Elle dégage une autre
puissance, plus souterraine et touchante : celle d’une femme qui a vécu et ne le
nie pas en scène. Elle jette un défi à la salle : « Voyez, semble-t-elle dire, on peut
avoir été et être. » Être Line Renaud, d’une cabane au Canada aux ors mérités du
Palais-Royal.

*
Londres a toujours été réputé pour l’excellence de sa vie
théâtrale. Des salles prestigieuses, des comédiens remarquables,
des productions exigeantes incitent les directeurs de théâtres et les
agents français à traverser la Manche pour y faire leurs emplettes.
C’est ainsi que Dominique Besnehard repéra, en 1999, une pièce du
vétéran Noël Coward, l’auteur de Brève Rencontre et de nombreux
grands succès du théâtre britannique. Intitulée A Song at Twilight –
littéralement « Une chanson au crépuscule » –, elle était interprétée
au Gielgud Theater par Vanessa Redgrave et son frère Corin
Redgrave.
En voici le thème. Un écrivain vieillissant et acariâtre, sir Hugo
Latymer, a rendez-vous avec une ancienne maîtresse, Carlotta Gray,
à la demande de celle-ci. Carlotta veut obtenir l’accord de son ex-
amant devenu célèbre pour publier les magnifiques lettres d’amour
qu’elle a reçues de lui. Elle se heurte au refus catégorique de sir
Hugo. Mais elle dispose d’autres lettres, celles-là adressées par le
grand écrivain à un garçon. Plus sincères, plus enflammées que les
autres. Hugo croit avoir soigneusement dissimulé son
homosexualité, mais on découvre que Hilde, sa femme, n’a jamais
été dupe…

L’intrigue était habilement agencée, les rôles superbement écrits.


Noël Coward connaissait son métier par cœur. Et chez lui, l’habileté
ne tuait jamais l’émotion et le savoir-faire n’excluait pas la sincérité.
Gay dans un pays où l’homosexualité a été réprimée par la loi
jusqu’en 1967, Coward abordait un thème qui le touchait
personnellement. Les scènes finales, d’une grande intensité,
disaient la souffrance d’un homme contraint de taire toute sa vie ses
penchants profonds.

*
Dominique m’avait avertie : « Tu verras, Hugo, c’est Brialy ! Je ne
vois que lui pour le rôle. »
Jean-Claude était un ami de longue date, tendre, drôle, dévoué,
exquis. Je me faisais une joie de le retrouver. Mais contre toute
attente, les répétitions de la pièce, qu’on avait baptisée Poste
restante, furent laborieuses et parfois tendues. Je connaissais le
Jean-Claude Brialy brillant, infatigable, tel que je le fréquentais dans
les dîners à l’Orangerie, son restaurant. Je ne connaissais pas le
Brialy sombre et irritable. On le disait malade, je n’y avais pas cru.
Force me fut de l’admettre. Il connaissait des périodes d’absence, où
il restait avachi dans un fauteuil, à l’écart, l’œil vague. Et, surtout, il
avait énormément de mal à retenir son texte. Dominique m’a dit plus
tard que Jean-Claude l’appelait chaque matin, furieux. « C’est ta
faute ! Qu’est-ce qui t’a pris de m’obliger à jouer cette pièce ! » Ce
rôle superbe était pour lui une épreuve et l’épuisait.

Nous avons donné une série de représentations en Belgique


pour roder le spectacle. L’une d’elles, à Mons, faillit tourner au
désastre. Carlotta, mon personnage, n’intervenait dans la pièce
qu’au bout d’une vingtaine de minutes. Jean-Claude, au cours de
ses premières scènes avec Annie Sinigalia – prodigieuse dans le
rôle de Hilde –, n’avait cessé de trébucher sur son texte. Une fois,
deux fois, le public pardonne. Il peut même être complice, si on sait
le mettre de son côté. Mais à la cinquième, à la dixième erreur, il
s’impatiente. Brialy, loin de faire amende honorable, se crispait et
devenait agressif.
Comble de malchance, émotion ou atteinte du mal qui le
rongeait, il perdit soudain sa voix.
J’eus toutes les peines du monde, une fois entrée en scène, à
rétablir la situation.

Le spectacle rencontra beaucoup de succès, nous l’avons joué à


Paris d’août à janvier, puis sommes partis en tournée. Mais chaque
soir je craignais le pire. Jean-Claude avait beaucoup grossi, il
s’essoufflait vite, et je souffrais de le voir se balader en coulisse, lui
qui était le charme même, sa robe de chambre entrebâillée sur son
intimité. Un jour, nous étions à Fréjus, il arriva tout excité au théâtre.
« Ma marraine m’a téléphoné, elle tourne dans le coin. Elle m’a
promis de venir ce soir, c’est merveilleux ! » me dit-il. Sa marraine,
c’était Jeanne Moreau, pour qui il professait la plus vive admiration.
Il était comme un petit garçon devant elle, débordant d’amour et
anxieux de lui plaire. Quant à moi, si j’appréciais la grande actrice,
j’étais moins convaincue par sa personnalité, hautaine et peu
chaleureuse. Après le spectacle, nous sommes allés dîner tous les
trois dans un restaurant proche. Jean-Claude, nerveux, attendait que
l’oracle se prononce : qu’avait pensé Jeanne de la pièce, et surtout
qu’avait-elle pensé de lui – et de moi accessoirement. Mais Jeanne
grignotait en bavardant de choses et d’autres, sans dire le moindre
mot du spectacle auquel elle venait d’assister. Le repas touchait à sa
fin, le visage de Jean-Claude s’assombrissait, quand soudain entra
dans le restaurant Stéphane Bari, qui tenait un rôle épisodique de
maître d’hôtel dans la pièce et n’avait que quelques répliques. Du
plus loin qu’elle le vit, Jeanne lui fit de grands signes. Il s’approcha,
elle lui saisit les mains, pâmée : « Je vous ai trouvé merveilleux !
Tant d’émotion ! Tellement juste, tellement simple ! Bravo, merci,
merci ! »
Stéphane Bari, qui n’en demandait pas tant, était sidéré, Jean-
Claude étouffait de rage et je dois reconnaître que je souriais
intérieurement, tant la situation était caricaturale. La marraine tant
vénérée avait montré au petit garçon de quoi elle était capable.

Jean-Claude mourut cinq ans plus tard, sans avoir jamais avoué
de quel mal il souffrait, fanfaronnant, donnant le change, une grande
écharpe blanche nouée autour du cou. On dit qu’elle dissimulait une
pompe à morphine qu’il actionnait discrètement quand la douleur se
faisait insupportable.
Il n’avait pas son pareil pour animer une soirée. Quelques jours
avant sa disparition, nous avions assisté ensemble à un dîner au
ministère de la Culture, à l’invitation de Renaud Donnedieu de
Vabres. Il s’était montré étincelant, tenant l’assistance sous son
charme, racontant avec tendresse mille histoires hilarantes sur les
grandes actrices qu’il avait adorées, Marie Bell, Marlène Dietrich,
Elvire Popesco.
Je garde de lui un collier, des boucles d’oreilles, un petit cœur
bleu trois fois cassé, trois fois recollé et que j’emporte partout avec
moi, comme un porte-bonheur.
Et le rosier que j’ai planté à l’angle de la maison.
C’était un seigneur, un homme d’un autre temps. Notre époque
n’était pas la sienne.

*
Fugueuses, de Pierre Palmade et Christophe Duthuron, que Muriel
Robin et moi avons joué en 2007 au théâtre des Variétés, était une
pièce très différente de celles que j’avais interprétées jusque-là.
Deux femmes, aussi dissemblables que possible, se croisent par
hasard sur le bord d’une nationale et poursuivent leur route
ensemble. Margot, quarante ans, a décidé de fuir le domicile familial
le jour des dix-huit ans de sa fille, lasse d’avoir tout donné à sa
famille sans rien en recevoir. Elle fait la rencontre de Claude, quatre-
vingts ans, qui s’est échappée de la maison de retraite où son fils l’a
placée pour s’en débarrasser.
À vrai dire, il ne s’agissait pas réellement d’une pièce au sens
strict du terme, mais d’une suite de sketchs, deux one woman shows
croisés, un spectacle qui tenait autant du théâtre que du cabaret –
ou son équivalent moderne, le café-théâtre. Grand découvreur de
talents, le producteur, Jean-Marc Dumontet, s’était d’abord illustré
dans le domaine de l’humour, avec Nicolas Canteloup, puis Alex
Lutz et beaucoup d’autres.
L’exercice était tout à fait nouveau pour moi. Comme d’habitude,
j’étais assaillie par le doute. Qui m’obligeait à quitter ma zone de
confort ? Pourquoi m’embarquer dans cette aventure ?

Comme on peut s’en douter, j’étais Claude, octogénaire évadée


d’un EHPAD. Pierre Palmade, qui m’avait vue dans mes
précédentes pièces, avait écrit le rôle pour moi. Mais il n’était pas
envisagé au départ que Muriel Robin tiendrait le rôle de Margot. En
tant que comédienne, le théâtre ennuyait Muriel. Jouer tous les soirs
le même texte la gonflait, comme elle disait. Elle se sentait contrainte
par le carcan des mots, par les gestes répétés à l’avance et
reproduits tels quels pendant toute la durée des représentations.
Privée d’inattendu, elle étouffait.
Palmade plaidait en faveur d’Isabelle Mergault. Sans doute était-
elle un peu jeune pour le rôle, mais j’étais toute disposée à faire une
lecture avec elle. On verrait vite si le couple fonctionnait ou pas.
La lecture à la table est un exercice compliqué. On hésite entre
jouer vraiment le rôle ou l’esquisser, mettre le ton, comme on disait à
l’école quand on récitait une poésie, ou dire les mots à blanc. Cette
lecture préliminaire se passe en présence de l’auteur, du metteur en
scène, et avec des partenaires qu’on rencontre parfois pour la
première fois. Il y règne une certaine anxiété. On craint de décevoir
ou d’en faire trop.
Ce jour-là, Isabelle Mergault arriva en retard, sans s’excuser ni
même prendre le temps de nous saluer. Elle enleva son blouson de
cuir, s’assit et attaqua sans attendre, comme quelqu’un qui n’a pas
que ça à faire. Et de fait, elle enchaîna ses répliques un peu comme,
sur un tournage de film, on fait ce qu’on appelle une italienne entre
comédiens, juste avant la prise, simplement pour vérifier qu’on sait
le texte.
À ce train-là, ce fut vite emballé. Isabelle referma la brochure,
remit son blouson, salua tout le monde de la main et fila vers
d’autres rendez-vous.
J’étais catastrophée. Fugueuses, où les tableaux s’enchaînaient à
un rythme effréné, nécessitait une parfaite coordination et une
complicité sans faille des interprètes. Un peu comme dans un
numéro de trapèze volant : si le voltigeur ne s’entend pas avec le
receveur, il a de grandes chances de se retrouver au tapis.
L’air de rien, Muriel suivait l’affaire par l’intermédiaire de son ami
Palmade.
À partir de là, nos souvenirs divergent.
Version A (la mienne), Muriel m’appelle et me dit : « J’apprends
que Pierre pense à Isabelle Mergault pour jouer Margot ? Mais c’est
pas Isabelle, le rôle, c’est moi ! »
Version B (celle de Muriel), me voyant sur le point de renoncer à
la pièce, elle me dit, bonne copine : « Allez, va, ne pleure pas ! Je
vais te la faire, ta Margot… »
Je me garderai de trancher. Sans doute que depuis le début je
me disais : « Mon Dieu, mais c’est un rôle pour Muriel ! Si seulement
elle acceptait de le jouer… »
Je l’ai pensé tellement fort que la chose s’est faite. Non
seulement Muriel était Margot, mais je ne pouvais rêver meilleure
partenaire. C’est une bosseuse acharnée, une professionnelle
extraordinaire. Elle avait le timing, les gestes, les répliques
tombaient pile-poil, je n’avais qu’à mettre mes pas dans les siens.
D’un bout à l’autre des représentations, elle fut aux petits soins
pour moi, allant, je l’ai dit, jusqu’à me prêter son habilleuse, Sandra,
qu’elle jugeait plus débrouillarde que la mienne.
Il n’y avait qu’un moment pénible, quand chaque soir, après les
rappels, regagnant les loges, elle poussait un grand soupir et me
disait : « Plus que quatre-vingt-neuf ! » Et le lendemain : « Plus que
quatre-vingt-huit ! »
Comme les bidasses qui, chaque matin, du temps où les garçons
faisaient leur service militaire, clamaient « Trente au jus ! » pour
indiquer le nombre de jours qui leur restaient à tirer d’ici la quille,
Muriel égrenait le compte à rebours des jours qui nous séparaient de
l’ultime représentation !
Muriel… Ma Mumu…

*
La toute première fois que je la vis, c’était en 1988, au
Tintamarre, un café-théâtre rue des Lombards, où Loulou et moi
avions assisté à la centième de son spectacle Les majorettes se
cachent pour mourir. Muriel conserve une photo où elle figure entre
nous deux ce soir-là.
Loulou m’avait dit : « Souviens-toi de cette fille, on n’a pas fini
d’en entendre parler ! »

Deux ans plus tard, le 1er août 1990, alors que nous venions
d’applaudir Clémentine Célarié qui jouait sa pièce, Marcella, à
l’Européen, nous avons aperçu Muriel à la sortie du théâtre.
« Qu’est-ce que vous faites ?
— Je rentre chez moi.
— Venez dîner avec nous. »
Nous avons traversé la place de Clichy pour aller manger des
fruits de mer chez Charlot, le roi des coquillages.
La conversation s’anima tout de suite et Loulou, très en verve,
éprouva d’emblée une vive sympathie pour Muriel. D’un ton où se
mêlaient bienveillance paternelle et charme latin, il lui fit même,
chose étrange, des compliments enflammés sur ses genoux : « Vous
avez de très beaux genoux. C’est très rare, les beaux genoux. »
Muriel m’avoua qu’elle se prit plus d’une fois, par la suite, à
regarder ses genoux dans la glace en se demandant ce que Loulou
leur trouvait d’exceptionnel.
Loulou était déjà âgé, mais il continuait à composer et gardait
l’espoir de placer une chanson qu’il venait de terminer à son ami
Yves Montand.
Il en était très fier. Elle s’appelait C’est un pianiste américain.
« Écoutez ça, dit-il à Muriel ce soir-là, c’est un shuffle » et, battant
la mesure sur la table, il se mit à fredonner :
« C’est un pianiste américain… tchac, tchac, tchac… Qu’on applaudit
avec un whisky à la main… tchac, tchac… »
Yves ne chanta jamais C’est un pianiste américain, mais la chanson
figure sur Feelings, le CD d’hommage à Loulou paru en 2001, et c’est
Muriel qui tint à l’interpréter, en souvenir de cette soirée.

À minuit, Muriel nous dit : « On est le 2, c’est mon anniversaire,


je vous offre le champagne. »
2 août 1990 : 2, le chiffre de maman, août huitième mois de
l’année, notre chiffre à tous deux, Loulou et moi.
On y croit ou on n’y croit pas, mais pour moi notre amitié était
née sous d’heureux auspices.

*
Éric Stemmelen, le directeur des programmes de France 2,
voulait faire une captation de Fugueuses. Jean-Marc Dumontet y était
favorable, je l’étais aussi. Pas Muriel, qui s’y opposait farouchement.
Je lui dis : « Moi, ça me fait plaisir de la faire. Pour qu’on en garde le
souvenir. Toi et moi ensemble. Si tu ne veux pas, alors dis-le à
Stemmelen une bonne fois pour toutes. »
Un soir, Éric vint me voir dans ma loge aux Variétés. Je lui dis :
« Écoute, moi je suis partante, mais Muriel ne veut pas de cette
captation. »
Muriel nous rejoignit pour une coupe de champagne et campa
fermement sur ses positions : « Je ne ferai pas la captation, voilà.
Inutile d’insister. » Sur ce, elle nous dit bonsoir et partit de son côté.
Je proposai à Éric d’aller dîner aux Galopins, une brasserie près de
la Bourse, où nous avions nos habitudes, Muriel et moi. Et comme je
m’en doutais, la première personne que nous avons aperçue en
entrant était Muriel, assise toute seule devant une douzaine
d’huîtres. Je l’invitai à se joindre à nous, ce qu’elle fit, et bien
évidemment il fut de nouveau question de la captation. Muriel, me
voyant tellement triste, finit par dire oui, mais je sais qu’elle se laissa
convaincre à regret, uniquement pour me faire plaisir.
Personne n’eut à s’en plaindre, y compris Muriel.
Le samedi 5 janvier 2008, la retransmission de Fugueuses en
direct depuis le théâtre des Variétés enregistra sur France 2 une
audience record de près de huit millions de téléspectateurs.

Il est d’usage de réaliser, la veille de la diffusion, une captation


dite de sécurité, pour le cas où un incident se produirait le jour même.
Judicieuse précaution. Le vendredi, dans la scène du pont, je me
cassai le métatarse, un os du pied. Fidèle aux préceptes de Loulou,
je continuai à jouer comme si de rien n’était. Mais sitôt ma sortie de
scène, la douleur, enfin libérée, se déchaîna. On me conduisit à
l’hôpital, où on me posa une attelle et m’administra des calmants.
Allais-je pouvoir jouer le lendemain ? Rien n’était moins sûr.
Le samedi, nous jouions d’ordinaire en matinée, à seize heures
trente. On décida d’annuler la représentation. La journée se passa
dans l’anxiété, mais finalement, le soir, pour le direct, dissimulant du
mieux possible mon boitillement, j’entrai en scène comme si rien ne
s’était passé. Le fait de savoir qu’en même temps que je jouais pour
les neuf cents spectateurs présents dans la salle j’étais vue par
plusieurs millions de téléspectateurs me galvanisa. Muriel fut
éblouissante et son énergie, sa puissance comique, m’aida à donner
le meilleur de moi-même, malgré les circonstances.
En coulisse, Sandra m’attendait avec une bombe de froid pour
calmer la douleur. Hop ! un petit coup de spray et je repartais en
scène. Le public, sachant l’accident survenu la veille,
m’applaudissait à la moindre occasion pour m’encourager. Et se
tordit de rire lorsque, à un moment, je prononçai cette réplique qui
ne faisait pas tant d’effet les autres soirs : « Ça me fait une belle
jambe ! »

Ce samedi soir était le dernier jour. Les quatre-vingt-quinze


représentations étaient bouclées, c’était fini et bien fini, le rideau
allait définitivement tomber sur ce qui resterait la plus belle aventure
théâtrale de ma vie.
Juste avant, au moment où Margot me lançait les clés du
camping-car en disant : « Jusqu’à Madrid, Claude, c’est toi qui
conduis ! », une pluie de roses s’abattit sur la scène. Les
spectateurs pensèrent qu’il s’agissait d’un effet habituel. J’étais la
seule à comprendre que c’était Muriel qui m’avait réservé cette
magnifique surprise, et que quoi qu’elle en dise, quels que soient les
soupirs déchirants qu’elle poussait chaque soir en dévidant le
compte à rebours : « Plus que deux… Plus qu’une… », elle avait été
heureuse de partager ces quatre-vingt-quinze moments de bonheur
avec moi.
Il m’est arrivé de revoir la captation de Fugueuses et ce qui me
touche à chaque fois c’est de nous voir, à la fin de la pièce, toutes
les deux en larmes, blotties dans les bras l’une de l’autre.
France 2 a rendu l’antenne rapidement, mais le soir de la
dernière nous sommes restées plus de vingt minutes en scène à
saluer et à chanter Ce n’est qu’un au revoir avec le public. Le plus
grand regret de ma vie professionnelle, c’est que nous n’ayons pas
joué cette pièce plus longtemps, et notamment en tournée. Je
souhaite le même bonheur aux deux comédiennes qui reprendront
un jour Fugueuses. Merci Pierre Palmade, merci Christophe Duthuron,
pour le magnifique cadeau que fut cette pièce.
13
Allô, Line ? C’est Rodion !

J’avais vu, bien des années plus tôt, Edwige Feuillère et Guy
Tréjan jouer Le Bateau pour Lipaïa, de l’auteur russe Alexei Arbouzov,
à la Comédie des Champs-Élysées. Edwige m’avait dit : « Vous êtes
encore bien trop jeune, mais un jour vous jouerez cette pièce. »
Alors que nous tournions ensemble un téléfilm à Marseille, vingt-cinq
ans plus tard, Pierre Arditi me reparla de la pièce : « Tu devrais lire
Le Bateau pour Lipaïa. Tu serais magnifique là-dedans. » Et
Dominique, avec qui j’en parlai, approuva chaudement. Je lus donc
la pièce, dans l’adaptation de Pol Quentin.
L’action se situe dans un établissement thermal, à Riga, en
URSS. Lidia, une femme d’âge mûr, optimiste et un peu fofolle,
parvient à attirer l’attention puis la sympathie de Rodion, le médecin-
chef de l’établissement, dépressif et grognon. Une relation
mouvementée se noue entre ces deux personnes si dissemblables.
Dire que la pièce m’enthousiasma serait mentir, mais il y avait
matière à un duel attachant pour peu qu’on convainque un grand
acteur de jouer le rôle de Rodion.
À peu près au même moment, Arte diffusa le beau documentaire
de Philippe Kohly, Line Renaud, une histoire de France, qui m’était
consacré. Le téléphone sonna à La Jonchère à une heure et demie
du matin. Sans préambule, une voix me dit : « Line, c’est formidable,
ce portrait. Il faut qu’on fasse quelque chose tous les deux ! » Ne
sachant pas qui était à l’autre bout du fil, bien que cette voix me dise
vaguement quelque chose, je répondis : « Pourquoi pas ? Si vous
êtes un réalisateur écrivez-moi un film, si vous êtes un acteur jouons
ensemble au théâtre ! » Renonçant à l’anonymat, mon interlocuteur
se fit connaître : « Line, c’est Alain ! » Mais bien sûr ! C’était Alain
Delon.
J’admirais Alain depuis toujours, j’étais habituée à le voir
apparaître de temps à autre dans ma vie, amical, enthousiaste, puis
se volatiliser aussi vite qu’il était venu. C’est un être à part, je le
prenais tel qu’il était. Mais cette fois-là, un peu par hasard, je le
croisai peu de temps après au théâtre, il vint s’asseoir à côté de moi
et me répéta : « Alors, Line ? Qu’est-ce qu’on fait ensemble ? » Et
moi, sans réfléchir, je répondis : « Le Bateau pour Lipaïa. Je t’envoie la
pièce demain. » Ce que je fis, par porteur. Le soir même, Alain me
rappelait. « C’est magnifique, on y va ! Laisse-moi faire ! Je
m’occupe de tout. »
Il prit contact avec le Théâtre de Paris, que dirigeait Stéphane
Hillel. Le projet enthousiasma ce dernier, la pièce fut programmée
pour janvier 2009, Anne Bourgeois devait en assurer la mise en
scène.
Alain m’appelait quasiment tous les jours.
« Allô, Line ? C’est Rodion ! » Car c’était devenu une plaisanterie
entre nous, j’étais Lidia, il était Rodion, du nom de nos personnages
dans la pièce.
Pour mes quatre-vingts ans, le 2 juillet 2008, j’organisai une
grande fête au Pré Catelan. Alain Delon était là, affectueux,
prévenant. Il découpa le gâteau avec moi, c’était l’idylle.
Puis soudain, plus rien. Plus un seul coup de téléphone, plus un
signe de vie. Je ne m’inquiétai pas outre mesure. Après tout, il
m’avait dit de le laisser faire. Je savais que les discussions
financières entre Stéphane Hillel et Delon étaient tendues, je me
gardais de m’en mêler. Comme d’habitude on irait jusqu’à l’extrême
bord de la rupture puis tout s’arrangerait comme par miracle et on
sablerait le champagne.
Je me trompais.

Un matin, je reçus un coup de fil de l’AFP.


« Alors, Line, Le Bateau pour Lipaïa ne se fait plus ?
— Première nouvelle !
— Alain Delon vient de l’annoncer. Il n’est pas arrivé à se mettre
d’accord financièrement avec le théâtre. »
Ce que confirma, dans la journée, un communiqué d’Alain ainsi
rédigé : « Annoncée avant l’été, la représentation au Théâtre de
Paris de la pièce Le Bateau pour Lipaïa avec Line Renaud et Alain
Delon n’aura pas lieu. Des divergences essentielles divisant certains
des protagonistes sont apparues qui excluent, hélas, une telle
entreprise. Les conflits d’intérêts, au cours des négociations, ont
démontré que les préoccupations principales de l’actionnariat du
théâtre étaient appelées à prévaloir sur les aspirations artistiques
des deux acteurs. »
Quelles étaient « les préoccupations de l’actionnariat du
théâtre » ? En quoi étaient-elles inconciliables avec les « aspirations
artistiques des deux acteurs » ? Je l’ignorais et l’ignore encore.
Delon s’exprimait en mon nom sans m’avoir consultée. J’attendis
en vain un coup de téléphone d’Alain. Il ne vint pas. Je l’ai rencontré
vingt fois depuis, il n’en a jamais plus été question entre nous.
Le Bateau n’appareilla jamais pour Lipaïa.
Est-ce un mal ? La pièce valait-elle la peine d’être exhumée ? Et
Alain n’a-t-il pas fait monter les enchères parce qu’il n’avait pas
tellement envie, réflexion faite, d’incarner sur scène un vieux
médecin acariâtre dans une station thermale soviétique en 1967 ?

*
Même si j’évitai de faire la grimace, la pilule avait un goût amer.
Mais comme cent fois dans ma carrière, un événement favorable
vint à point nommé compenser un coup dur.
Le jour même où j’apprenais par l’AFP le naufrage du Bateau pour
Lipaïa, Israël Horovitz, un auteur américain que je connaissais
seulement de réputation, m’appela. « Bonjour, Line, l’une de mes
pièces va être montée au théâtre Marigny. Elle s’appelle My Old Lady.
En français Très Chère Mathilde. Voulez-vous être mon Old Lady ? »
En réalité, ce qui paraissait tenir du miracle n’en était pas tout à
fait un. Horovitz et Pierre Lescure – qui depuis un an avait pris la
succession de Robert Hossein à la tête de Marigny – avaient d’abord
pensé à moi, mais j’étais censée jouer Le Bateau pour Lipaïa aux
mêmes dates. Apprenant que le projet tombait à l’eau, Horovitz
s’était rué sur son téléphone.
Il me raconta brièvement le sujet.
Mathilde, quatre-vingt-huit ans, le personnage qu’il me destinait,
coule des jours paisibles avec sa fille unique, Chloé, dans un
immense appartement qu’elle a vendu en viager, il y a plus de vingt
ans, à un riche Américain, Max Gold. À la mort de Max, son fils
Mathias débarque à Paris pour récupérer le bien dont il vient
d’hériter, sans savoir qu’il est occupé par les deux femmes.
Commence une cohabitation forcée qui va lui réserver bien des
surprises.
Le texte, que je lus peu après, me plut beaucoup, mais je
souhaitais quelques changements. Horovitz m’assura qu’il n’y aurait
aucun problème. Il modifierait tout ce que je voudrais, nous en
parlerions le moment venu.

Vint la question du metteur en scène. Pierre Lescure, qui avait


été chargé par François Pinault, propriétaire du théâtre, de redonner
du lustre à une salle peu à peu désertée, pensait à un grand nom.
Pourquoi pas Roman Polanski ?
Horovitz, lui, plaidait en faveur d’un inconnu de trente ans,
totalement ignoré des scènes parisiennes, qui venait de mettre en
scène l’une de ses pièces, Trois semaines après le paradis, dans le Off
du Festival d’Avignon. Il s’appelait Ladislas Chollat et Horovitz avait
beaucoup apprécié son travail. Peu au fait des luttes fratricides qui,
en France, divisaient en deux mondes irréconciliables théâtre public
et théâtre privé, il ne voyait pas pourquoi on ne ferait pas confiance
à ce garçon talentueux.
Pierre Lescure n’était pas chaud, c’est peu de le dire, et je dois
admettre que je partageais ses réticences. Par courtoisie pour
Horovitz, nous pouvions difficilement refuser de rencontrer son
candidat. Ladislas vint me voir rue du Bois-de-Boulogne. Nous
avons discuté un petit moment, je le trouvai intelligent, sympathique,
et ce qu’il me dit de la pièce me sembla tout à fait pertinent.
Il comprenait très bien que je ne puisse pas choisir un metteur en
scène sans rien savoir de son travail. Il reprenait Trois semaines après
le paradis, la pièce de Horovitz, à Amiens et me proposa de venir voir
le spectacle.
J’aurais pu en rester là et m’en tirer avec des formules polies,
mais poussée par la curiosité je lui téléphonai le lendemain et lui dis
que je serais heureuse de venir à Amiens, comme il me l’avait
proposé.
Sans doute fut-il très surpris par mon appel, mais il n’en laissa
rien paraître. Quelques jours plus tard, je me retrouvai dans la salle
de la Comédie de Picardie, assise au milieu de spectateurs qui
devaient se demander ce que je fichais là.
Sitôt que la lumière s’éteignit, la pièce me captiva. Certes, ce
n’était pas du tout le genre de spectacle que j’avais l’habitude de
voir. Un texte très noir autour de l’attentat du 11 Septembre, un seul
comédien en scène – excellent Daniel San Pedro –, un extrême
dépouillement. Mais justement, ce dénuement mettait en valeur le
talent du metteur en scène, qui, avec peu de moyens, grâce à un
magnifique travail sur la lumière, parvenait à rendre toute l’angoisse
de ce père qui sait que son fils se trouvait à proximité du World
Trade Center au moment de l’attentat et se demande s’il est encore
vivant.
À la fin, je restai un instant assise dans la salle, très ébranlée par
ce que je venais de voir.
Pendant ce temps Ladislas, mort d’angoisse, m’attendait à
l’extérieur. Je suppose que ces quelques minutes furent parmi les
plus pénibles de sa vie. Il devait penser que j’avais détesté la pièce
et que l’affaire était définitivement pliée. Finalement, il me rejoignit à
l’intérieur et s’assit à mes côtés. Je lui dis : « Je n’avais jamais vu un
spectacle de ce genre. C’est entendu. Vous ferez la mise en scène
de Très Chère Mathilde. Je sais que vous m’emmènerez là où je ne
suis jamais allée. »
Sur la route du retour, je m’interrogeai. Avais-je pris la bonne
décision ? Mais plus je retournais la question, plus j’étais certaine de
mon choix. Chaque pièce que j’avais jouée jusqu’à présent avait été
une expérience nouvelle, une avancée, l’exploration d’un terrain
inconnu. Je n’avais pas essayé de reproduire, d’un spectacle à
l’autre, les recettes qui m’avaient réussi précédemment.
En choisissant ce débutant plutôt qu’une pointure confirmée, je
ne faisais pas œuvre de charité, je prenais un pari gagnant.
Depuis, en dix ans, Ladislas s’est imposé comme l’un des
metteurs en scène les plus importants de la scène parisienne. Il a
monté plus d’une trentaine de spectacles, aussi bien des classiques
que des pièces contemporaines ou des spectacles musicaux, avec
les distributions les plus prestigieuses. Qui ne se souvient du Père,
de Florian Zeller, qui remporta trois Molières ?

Mais nous n’en étions pas là, Ladislas était alors inconnu au-delà
du cercle de ce qu’on appelait la décentralisation théâtrale, et il
n’entrait pas du tout dans les plans de Pierre Lescure.
Dès le lendemain, j’appelai celui-ci. Sa réaction, comme il était
prévisible, ne fut pas des plus enthousiastes. Mais il ne put faire
moins que de me promettre d’aller voir le spectacle à Amiens,
comme je l’avais fait moi-même.
La suite, c’est Ladislas qui me l’a racontée. Ses coups de
téléphone répétés, les atermoiements de Pierre, la difficulté de
trouver une date pour entreprendre une telle expédition.
Amiens, vous vous rendez compte, Amiens ! Autant dire le bout
du monde…
Pour finir, dans un coup de génie, Ladislas dit à Pierre : « Je
vous envoie un chauffeur ! » C’était presque une réplique de théâtre.
Il n’avait jamais envoyé un chauffeur à personne et il ignorait même
ce que cela voulait dire concrètement. Mais Pierre, soufflé, ne put
reculer. Rendez-vous fut pris.
C’est alors que l’affolement gagna Ladislas. Où trouver le
chauffeur, la voiture et l’argent pour payer les deux ? Il avait un
copain qui présentait bien et possédait un costume sombre, ça ferait
l’affaire. Lui-même passa une journée à laver, dépoussiérer, faire
reluire sa petite Peugeot 205 et, le jour dit, l’étrange équipage vint
attendre Pierre avenue de Marigny. Le pseudo-chauffeur ouvrit la
portière arrière, Lescure se tassa comme il put sur le siège, les
genoux remontant sur la poitrine, et les voilà partis pour Amiens.
Par mesure d’économie, le copain de Ladislas évita l’autoroute à
péage et emprunta l’itinéraire bis. Il se perdit sur les petites routes
de Picardie. Pierre, furibard, voyait l’heure tourner, Ladislas, de son
côté, retardait au-delà du raisonnable le début de la représentation,
on frôlait la catastrophe.
Finalement, le chauffeur improvisé retrouva in extremis le chemin
du théâtre. Dépliant sa grande carcasse, Pierre Lescure parvint à
s’extraire de la voiture et le spectacle put enfin commencer. Pierre
est un homme de bonne foi. À peine assis à sa place, il oublia les
péripéties du voyage et se laissa gagner par l’intensité du spectacle,
qu’il aima énormément.
Pour le principe – et sans doute aussi pour se laisser le temps de
convaincre les propriétaires du théâtre –, il demanda un délai de
réflexion, mais son opinion était faite, il était tout autant disposé que
moi à tenter l’aventure.
Si bien que lorsque Ladislas, inquiet de ne plus entendre parler
de rien, l’appela dix jours plus tard, Lescure lui répondit sans
s’émouvoir : « Comment, vous n’êtes pas au courant ? Excusez-moi,
j’ai oublié de vous prévenir. Vous êtes engagé. »

*
Comme souvent, lorsque les choses se finissent bien, on oublie
les difficultés rencontrées en cours de route. Les répétitions de Très
Chère Mathilde furent pourtant émaillées de nombreux incidents.
Si, pour le rôle de Chloé, le charme et la vitalité de Raphaëline
Goupilleau nous avaient tout de suite convaincus, il n’en était pas de
même pour le rôle de Mathias. Notre choix s’était d’abord porté sur
Stéphane Freiss, mais je constatai bien vite qu’il y avait
incompatibilité d’humeur entre nous. Je ne l’incrimine pas, c’est un
constat, et dans ce cas mieux vaut divorcer tout de suite que braver
la tempête tous les soirs. C’est Samuel Labarthe qui le remplaça et
entra très vite dans un rôle qui, entre autres difficultés, l’obligeait à
jouer tout son personnage avec un fort accent américain.
Israël Horovitz assistait souvent aux répétitions. Sa présence
était pesante, il se mêlait de tout sans vergogne. Très francophile,
adorant Paris, il parlait français, mais beaucoup moins bien qu’il ne
le croyait. Certaines nuances lui échappaient, ce qui occasionnait de
multiples malentendus.
Je m’interroge encore sur cet amour démonstratif qu’il avait de
notre pays. Ne considérait-il pas la France comme un pays de conte
de fées et les Français comme des êtres sympathiques et
pittoresques, mais qui ne comptaient pas pour grand-chose ?
Depuis le début, il reculait sans cesse le moment de discuter des
changements qu’il m’avait pourtant promis de prendre en
considération. Certains étaient minimes. Un me semblait
indispensable. À un moment, Mathilde, mon personnage, évoquant
les souvenirs de la guerre, affirme que François Mitterrand était au
courant, dès 1942, de l’existence des chambres à gaz et de
l’extermination des Juifs. C’était à mes yeux tout à fait discutable et
inutilement polémique. Et je me voyais mal, moi réputée
chiraquienne, en train de proférer sur scène de telles accusations
contre Mitterrand. On y aurait vu une prise de position partisane,
outrée autant qu’invraisemblable.
À force d’insister, je parvins à coincer Horovitz et à lui exprimer
nettement mon point de vue. Il refusa tout net de modifier la réplique.
« Vous direz le texte tel qu’il est ou j’exigerai qu’on vous remplace !
menaça-t-il.
— N’hésitez surtout pas. Par qui ?
— Danielle Darrieux !
— Oh, faites ! C’est une excellente comédienne et de plus une
amie. »
C’est lui qui céda. La réplique devint : « Votre père était persuadé
que Roosevelt avait retardé l’entrée en guerre parce que la destruction des
Juifs par Hitler ne le concernait pas. »
C’était Roosevelt qui trinquait à la place de Mitterrand !
Attisée par cette escarmouche, une forte inimitié s’installa entre
Israël Horovitz et moi. Un jour il en vint à me dire : « Je ferai un film
avec cette pièce et vous n’en serez pas. » Ce sur quoi je
m’exclamai : « Thank God ! » (Merci, mon Dieu !)
Horovitz réalisa lui-même, en 2014, My Old Lady, avec Maggie
Smith, Kevin Klein et Kristin Scott Thomas. Ce fut un bide noir.
Tout cela, il est vrai, contribuait à électriser l’ambiance des
répétitions, d’autant que la première approchait et que j’avais le
sentiment que nous n’étions pas prêts du tout à affronter le public.
Horovitz retouchait la pièce par petits bouts, une scène par-ci,
une réplique par-là. Le texte avait été tellement remanié que des
problèmes de cohérence globale apparaissaient et nous finissions
par ne plus savoir ce que nous devions apprendre ou non. Pour
éviter la catastrophe, Ladislas, Samuel, Raphaëline et moi avons
pris sur nous de réaliser les ajustements nécessaires et de corriger
ce qui devait l’être.
Malgré ces soucis, grâce à notre parfaite entente, nous n’avons
jamais cessé de travailler avec acharnement, et le 28 janvier 2009,
soir de la première représentation au théâtre Marigny, nous étions fin
prêts. Au final, alors que le public nous acclamait, Samuel Labarthe,
tout en saluant, me souffla entre ses dents : « Hélène est enceinte.
— Un garçon ou une fille ?
— Une fille.
— Comment vous allez l’appeler ?
— Mathilde, bien sûr ! »
Samuel est aujourd’hui l’un de mes meilleurs amis. J’adore
l’homme, j’admire le comédien et, pour ma plus grande joie, je suis
la marraine de Mathilde.

Armelle Héliot, dans Le Figaro, intitula sa chronique : « Line


Renaud, l’art du partage ». Je la cite parce qu’elle rend hommage
avec un égal enthousiasme à tous ceux qui contribuèrent à la
réussite du spectacle. « Ladislas Chollat signe une mise en scène
fluide, naturelle, sans effets inutiles, mais très juste. Il dirige à
merveille trois virtuoses. Line Renaud est lumineuse. Elle incarne
une femme forte, intellectuelle, intelligente mais sans sécheresse.
Une femme qui a aimé et qui aime. Une femme généreuse. Il y a de
la douleur dans ce personnage et Line Renaud le donne à
comprendre avec tact. C’est superbe. Raphaëline Goupilleau est
Chloé, une femme encore jeune qui n’a plus d’espérance mais qui
se réveille enfin. Elle est très bien, comme toujours. Face à ces deux
beaux personnages, à ces deux grandes comédiennes, il y a un
artiste époustouflant. On admire depuis le Conservatoire Samuel
Labarthe. Ici, il est encore plus étonnant que d’habitude. D’abord
parce qu’il doit jouer avec l’accent américain et qu’il le fait avec un
naturel confondant. Ensuite parce qu’il donne au personnage
complexe et déchiré imaginé par Horovitz une épaisseur humaine,
une densité, une vulnérabilité en même temps et que ce travail, cette
interprétation est tout simplement admirable.
« Faut-il en dire plus ? Non. Un des meilleurs spectacles que l’on
puisse voir à Paris ces temps-ci. Courez-y ! »

Quels qu’aient été nos différends, je reste reconnaissante à


Israël Horovitz d’avoir pensé à moi pour incarner son Old Lady et
admirative de son travail.
On peut être grand auteur et méchant homme.

*
Bien souvent, depuis que nous travaillions ensemble, Ladislas
m’avait parlé de Harold et Maude, la pièce que l’auteur américain
Colin Higgins avait tirée du célèbre film dont il avait écrit le scénario.
Ladislas avait lui-même joué à quatorze ans, dans une troupe
amateur, le rôle de Harold, un jeune homme obnubilé par la mort, qui
court les enterrements et simule des suicides rocambolesques qui
effraient la bonne et exaspèrent sa mère.
« Vous seriez une Maude extraordinaire ! me disait Ladislas.
Vous avez le même appétit de vie, la même malice, la même
énergie. Elle ne baisse jamais les bras, c’est une lutteuse. La pièce
n’a pas été montée à Paris depuis quinze ans, pourquoi ne la ferait-
on pas ensemble ? »
Je me souvenais vaguement du film et j’avais vu la pièce,
adaptée par Jean-Claude Carrière, avec Denise Grey dans le rôle de
Maude. J’en étais sortie bluffée, d’autant que, ce soir-là, Denise
célébrait ses quatre-vingt-douze ans. Devant son énergie et la
qualité intacte de son jeu, je m’étais dit que je n’aurais plus jamais
peur de vieillir. Créé en France par Madeleine Renaud, Harold et
Maude avait plus récemment était repris par Danielle Darrieux aux
Bouffes Parisiens. « La prochaine Maude, ce sera Line ! » avait
confié Danielle à Jean-Claude Brialy.
Je relus la pièce et me sentis, il est vrai, très proche de Maude,
cette femme de quatre-vingts ans, anticonformiste et pleine
d’optimisme, qui rencontre Harold dans une église et lui enseigne sa
philosophie du bonheur. La confrontation entre les deux
personnages était insolite et drôle, et leur relation, amicale puis
amoureuse, traitée avec beaucoup de finesse. Certes les mœurs
avaient évolué, mais on comprenait que le film ait pu faire scandale
à sa sortie, en 1971, au point d’être interdit aux moins de dix-huit
ans dans certains pays.
De ses origines cinématographiques, la pièce avait conservé son
rythme, la multiplicité des scènes, des décors et des situations, et
toute une série de trucages – on dirait aujourd’hui d’effets spéciaux –
occasionnés par les suicides de Harold.
Je voyais bien le parti que pouvait en tirer un metteur en scène
imaginatif et ingénieux comme l’est Ladislas, et peu à peu sa
suggestion prit corps dans mon esprit. Comme il arrive tant de fois, il
s’écoula près de trois ans entre le moment où l’idée fut lancée et
celui où elle vit le jour.
Entre-temps, Jean-Marc Dumontet et Laurent Ruquier avaient
pris la direction du théâtre Antoine. Je m’étais très bien entendue
avec le premier au moment de Fugueuses et j’adore le second. Ce
sont eux, à ma grande satisfaction, qui accueillirent le spectacle.

J’étais Maude, mais qui serait Harold ? Ladislas se lança dans


un casting géant. Je crois qu’il rencontra plus de cinquante jeunes
comédiens. Thomas Solivérès passa des premiers essais
suffisamment convaincants pour que Ladislas me demande de venir
lui donner la réplique. Ce test suffit à me convaincre. Nous tenions
notre Harold. Il en avait l’âge, le charme, la naïveté, le côté buté, il
était beau sans mièvrerie, avec, dans son maintien, quelque chose
d’un peu étrange. Je ne pouvais imaginer meilleur choix. Ladislas
partageait pleinement mon avis, d’autant que Thomas, qui avait
commencé très jeune – figurations, pubs, petits rôles –, était
visiblement expérimenté et répondait avec précision à ses
indications. Si on ajoute à cela son intelligence, sa drôlerie, sa
gentillesse, sa modestie, on aura fait le tour de ses qualités. Le fait
de se trouver brutalement projeté dans la lumière, les compliments,
le succès aurait pu le changer. Il n’en fut rien. Tel il était, tel il
demeura tout au long des répétitions, des représentations à Paris,
puis de la tournée. Ce fut une grande chance de le rencontrer et je
me réjouis de voir la magnifique carrière qu’il fait depuis.

La distribution comportait également, entre autres excellents


comédiens, Claire Nadeau, hilarante dans sa composition de
Mme Chasen, la mère despotique et loufoque de Harold, Sophie
Bouilloux, parfaite en bonne effarouchée, Christian Pereira, impavide
docteur Matthews.
Ladislas et sa scénographe, Emmanuelle Roy, avaient conçu un
dispositif ingénieux à base de tournettes, ce mécanisme simple qui
autorise des changements de décor à vue. On passait ainsi
instantanément de la respectable demeure où vivent Harold et sa
mère au dépotoir sympathique où se complaît Maude, d’un cimetière
à une plage, d’une église à un cabinet médical. Les spectateurs
s’amusaient de voir la scène virevolter comme un manège, les murs
s’envoler dans les cintres ou glisser dans les coulisses, remplacés
par d’autres éléments apparus comme par magie. Hors champ, ce
tourbillon perpétuel s’accompagnait pour nous, acteurs, d’une
galopade assurément moins gracieuse. Nous quittions le plateau
d’un côté pour nous précipiter aussitôt de l’autre, croisant nos
partenaires qui couraient en sens inverse. Chaque représentation
était un défi dont nous sortions haletants mais très heureux.

Le spectacle remporta un grand succès durant cent trois


représentations au théâtre Antoine. En juin, nous nous sommes
séparés quelques mois, impatients de nous retrouver début 2013
pour une longue tournée à travers la France, la Belgique et la
Suisse.

*
J’ai dit comment ma mère, de même que ma grand-mère et mon
arrière-grand-mère avant elle, avait toute sa vie souffert de maux de
ventre. Ma mère en mourut. Entre-temps, les médecins avaient mis
un nom scientifique, diverticulite aiguë, sur ces malaises qui,
auparavant, étaient improprement qualifiés de tranchées,
ballonnements, crampes, brûlures et autres spasmes. J’avais connu
moi-même de sérieuses alertes. Sans doute qu’avec l’âge de tels
incidents se reproduiraient de plus en plus fréquemment et qu’une
crise grave surviendrait un jour.
La tournée de Harold et Maude, qui s’annonçait si heureuse, vira
au supplice. Que j’aie pu, avant d’abandonner la partie, donner plus
de trente représentations dans vingt villes différentes tient du
miracle. Presque chaque soir, je faisais une petite hémorragie. Je ne
mangeais plus, je n’avais plus de force, j’étais épuisée.
Début mars, profitant de quelques jours de répit entre deux
dates, j’avais été hospitalisée à l’Institut mutualiste Montsouris pour
passer des examens. Très affaiblie, j’étais repartie jouer à Lyon.
Marie-Annick m’accompagnait.
Je n’avais plus de salive, je devais boire, boire et boire encore.
Sandra dissimulait des petites bouteilles d’eau dans tous les coins
du décor. Je parvins au bout de la représentation, le public me fit
une standing ovation, des spectateurs jetèrent des fleurs sur la scène.
Je ne sais comment je tenais sur mes jambes.
Le lendemain, on m’hospitalisa, complètement déshydratée. Le
soir, pourtant, je jouai à Voiron, le lendemain à Aix-les-Bains, puis
nous sommes partis dans l’Est, Verdun, Mutzig, avant de revenir en
Suisse, Fribourg, Genève.
Je n’en pouvais plus.
Le samedi 6 avril, le spectacle se donna au palais des Congrès,
au Mans. David, mon chauffeur, me ramena dans la nuit à Paris.
Quelques instants après l’arrivée à La Jonchère, alors que je venais
de monter dans ma chambre, une violente hémorragie se déclara.
Marie-Annick appela aussitôt mon médecin, le docteur Bertrand, et
on m’emmena à l’hôpital le plus proche. Comme convenu en pareil
cas, Marie-Annick téléphona également à Claude, qui arriva
quelques instants plus tard avec Frédéric, son mari. Claude réalisa
tout de suite la gravité de la situation et parvint à joindre le
professeur Hannoun, grand spécialiste des maladies digestives. Les
patients viennent du monde entier le consulter dans le service qu’il
dirige à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. « Amenez-la immédiatement,
dit-il à Claude, je l’attends. » J’ai donc été transportée en pleine nuit
à la Pitié où, après m’avoir auscultée, le professeur Hannoun décida
de m’opérer le lendemain à la première heure, faute de quoi je
risquais de faire une hémorragie massive.
Je restai huit semaines à l’hôpital et en sortis miraculeusement
guérie. Un mois de convalescence et, dès la fin du mois de juin,
j’entreprenais à Bordeaux le tournage d’un téléfilm, Belinda et moi !
Sans l’intervention du professeur Hannoun, je serais morte
aujourd’hui. Je lui voue une reconnaissance éternelle.

*
Jouer au théâtre est un exercice épuisant, physiquement,
nerveusement, émotionnellement. Autant on peut, au cinéma ou à la
télévision, accepter un rôle un peu faiblard entre deux autres plus
marquants, autant l’effort que demande le théâtre soir après soir
exige une conviction totale. On peut se tromper, on peut s’illusionner
sur la qualité d’une pièce, mais il est tout simplement impossible de
monter sur scène si on éprouve le moindre doute.
Voilà pourquoi je refuse d’emblée beaucoup de propositions et
j’hésite longtemps devant d’autres. Je me méfie des emballements.
C’est d’un marathon qu’il s’agit. Il faut être assuré de tenir la
distance.
J’aimerais beaucoup jouer un spectacle court, une heure tout au
plus, comme on le fait maintenant, à dix-neuf heures, dans les
théâtres parisiens. Une pièce à deux personnages ou, pourquoi pas,
un seul-en-scène. J’avais demandé à Muriel Robin de m’écrire une
comédie. Elle a essayé mais a vite renoncé. « Tu es solaire, m’a-t-
elle dit. On ne fait pas rire avec un personnage solaire. Moi, mon
truc, c’est le dépressif. » J’aime beaucoup Muriel, mais je n’allais
tout de même pas tomber dans la dépression pour stimuler son
inspiration !

J’attendrai. L’occasion viendra peut-être. Un texte m’arrivera par


la poste, écrit par un jeune poète originaire du Béarn ou du
Limousin. Ou bien qui sait ? De Roubaix, de Béthune ou d’Arras.
À vos plumes, autrices et auteurs, j’ai hâte de vous lire !
14
Rue Washington

On a souvent affirmé, et j’ai laissé dire, que j’avais abandonné la


chanson au profit de la revue sous la poussée de la vague yéyé.
Explication commode mais en partie inexacte. Il suffit de
comparer les dates. Henri Varna vint me voir fin 1957 à Barcelone,
où je donnais mon tour de chant. C’est là que le patron du Casino de
Paris me proposa de mener sa prochaine revue. À cette époque,
Eddy Mitchell avait quinze ans, Johnny et Jacques Dutronc
quatorze, Sylvie treize, Sheila douze et France Gall dix. Bien malin
qui aurait imaginé que ces gamins allaient mettre la chanson
française sens dessus dessous quelques années plus tard.
Mais alors, qu’est-ce qui m’a poussée à accepter la proposition
de M. Varna ? Je savais très bien qu’elle me tiendrait éloignée de la
chanson pour un long moment, sinon définitivement. Car dans ce
milieu, céder sa place signifie la perdre. On sait quand on part,
personne ne dit que le public vous attendra au retour.
Ce n’était pas la première fois qu’Henri Varna revenait à la
charge, pourquoi céder à ce moment-là ? J’ai longtemps occulté la
réponse. Récemment, elle m’est apparue comme une évidence : je
n’en pouvais plus, j’en avais assez de la chanson. Loulou m’en avait
dégoûtée.
Me l’avouer n’allait pas de soi. Loulou, c’était mon idole depuis
toujours, celui dont les chansons m’enthousiasmaient lorsque, toute
jeune, je les entendais à la radio. Il était mon pygmalion, l’homme
qui m’avait tout appris. Comment aurait-il pu détruire ce qu’il avait
créé avec tant d’amour ?
Comment ? Par souci de perfection, par désir d’aller toujours
plus loin, de faire toujours mieux, d’améliorer sans cesse son œuvre.
Insensiblement, les enregistrements en studio s’étaient
transformés en épreuves. J’en sortais triste et découragée. Non pas
que Loulou soit brutal ou qu’il se comporte en tyran, mais il n’était
jamais satisfait. Pire encore, il s’appliquait à le cacher. Mais ses
efforts étaient si maladroits que j’aurais de loin préféré qu’il se mette
en colère et me dise une bonne fois ce qui motivait sa déception.
Le savait-il lui-même ?

*
Entre mes premiers 78-tours après-guerre et les microsillons de
la fin des années 1950, les contraintes techniques avaient bien
changé. J’avais commencé par enregistrer sur cire. Les techniciens
travaillaient dans des cabines à l’abri de la poussière, vêtus de
blouses et de gants blancs, comme des préparateurs dans un
laboratoire. Tout le monde enregistrait en même temps, voix,
rythmique, instruments, chœurs. La moindre correction était
impossible. Pour la Cabane, je m’en souviens, je disposais de cinq
cires – autrement dit, j’avais droit à cinq essais. Il fallait faire avec.
Rude exercice mais, l’échec étant exclu, une fois au moins nous
étions bons tous à la fois.
Avec l’arrivée de l’enregistrement magnétique et du microsillon,
on a pris l’habitude d’enregistrer séparément le soliste et chaque
groupe d’instruments, on a multiplié les prises, on les a mélangées –
un petit bout dans celle-ci, un autre dans celle-là – et les possibilités
de corriger d’éventuelles imperfections se sont considérablement
améliorées. Curieusement, ces facilités techniques, loin d’apaiser
Loulou, le rendirent encore plus exigeant. Lorsqu’on avait fini un titre
et qu’on passait au suivant, je regardais vers la cabine, à travers la
glace, guettant son approbation. Jamais il ne se tournait vers moi,
jamais il ne me faisait un signe pour me dire qu’il était content.
Jamais.
Après la séance, comme nous rentrions en voiture à La Jonchère
– il ne m’adressait pas la parole depuis notre départ du studio –, je
lui demandais : « Ça va, Loulou, ça s’est passé comme tu
voulais ? » Et invariablement il me répondait avec un soupir :
« Moui… Mais quel dommage qu’on ne puisse pas tout refaire dans
trois semaines. Là, ton subconscient aurait travaillé, ce serait
beaucoup mieux. »

Des années plus tard, nous étions à la maison, on nous apporta


le premier tirage d’une compilation de mes succès. Loulou le plaça
sur le plateau du tourne-disque et lança l’écoute. Je l’observais du
coin de l’œil. Qu’allait-il trouver pour se rendre malheureux ? Quelle
imperfection, quel détail infime allaient gâcher son plaisir ? Mais non,
il restait en arrêt devant l’appareil, les mains dans les poches, l’air
extasié. À un moment, il se tourna vers moi : « Tu te rends compte si
tu chantes bien ? Comme tu es rythmée ! Comme tu es en place ! »
Je le regardai, stupéfaite.
« Tu pouvais pas me le dire plus tôt ? »

*
Si les yéyés n’étaient pas encore là, si l’expression même
n’existait pas, il est vrai qu’en cette fin des années 1950 on sentait
grandir un appétit de changement. On voulait du neuf, dans tous les
domaines. La « nouvelle vague » annoncée par Françoise Giroud
dans L’Express, fin 1957, s’apprêtait à submerger le vieux monde.
À seulement trente ans, j’avais encore toute ma place dans la
chanson. Mais mon instinct m’avertissait que pour durer je devais
me renouveler. Me faire plus rare, cesser d’enregistrer la énième
version des succès à la mode, me concentrer sur mon propre
répertoire, travailler avec de nouveaux auteurs. Mais pour cela,
j’aurais dû affronter Loulou, qui n’était pas italien pour rien. Jaloux,
possessif – j’étais sa chose –, il n’avait pas la moindre intention de
me partager avec ses confrères, auxquels d’ailleurs il n’accordait
pas grand talent. Prodigieusement doué, il aurait pu être l’initiateur
des changements dont je ressentais la nécessité, mais, l’âge venant,
il composait moins et toujours à la dernière minute.

Loulou et moi vivions en parfaite harmonie. Nous ne prenions


aucune décision l’un sans l’autre, nous étions associés en tout. Le
soir, lorsque nous nous couchions, si par extraordinaire il y avait eu
un motif de discorde, une discussion un peu vive entre nous dans la
journée, il me disait « Pardon, Jacqueline », je lui disais « Excuse-
moi, Loulou ». Il prenait ma main, je prenais la sienne et c’était
oublié. Je préférais de loin mettre ma carrière de chanteuse entre
parenthèses plutôt que de provoquer une tempête dont j’ignorais
l’issue.

Pourtant j’adorais chanter. Dès ma rencontre avec Loulou, j’avais


souhaité progresser, travailler ma technique. Loulou n’y était pas
favorable. « Tu vas perdre ta couleur de voix », disait-il.
Comme j’insistai, il m’emmena un jour chez l’une de ses
connaissances, la grande cantatrice Ninon Vallin. Après une longue
et brillante carrière, elle enseignait le chant à quelques élèves triés
sur le volet. Elle m’écouta attentivement et Loulou lui posa la
question : « À votre avis, doit-elle prendre des cours ? »
Ninon Vallin s’abîma dans ses réflexions. Au bout d’un instant, le
verdict tomba : « Line a un timbre bien particulier, la faire travailler
modifierait sa couleur de voix. Je vous le déconseille. »
Il ne fut plus jamais question de cours.

Lorsque nous étions en voiture, tandis que Loulou conduisait, il


m’arrivait de chanter pour mon plaisir. Et Loulou s’exclamait : « Tu as
entendu la note que tu viens de faire, là ? Je te demanderais de la
refaire, tu n’y arriverais pas ! »
Il était fier de moi, j’étais sa création. Mais l’élève avait dépassé
son pygmalion et, plutôt que de lui faire sentir qu’il n’avait plus rien à
m’apprendre, je suis allée là où nous ne risquions pas de nous
heurter.
Notre couple avant tout.

*
En acceptant l’offre d’Henri Varna, je n’avais pas l’intention de
rompre définitivement avec la chanson. J’ouvrais une parenthèse
dont j’ignorais quand elle se refermerait. Qui aurait pu prévoir que
ma première revue, Plaisirs, tiendrait l’affiche plusieurs années durant
au Casino de Paris ? Comment deviner que moi, petite Française, je
serais promue meneuse de revue à Las Vegas ? Comment me
douter que je reviendrais au Casino de Paris, en 1966, pour une
deuxième revue, Désirs de Paris ? Et qui aurait imaginé la suite de
mes aventures américaines, le Caesars Palace puis King Castle, cet
hôtel-casino que Nate Jacobson, génial et mégalomaniaque, avait
décidé d’implanter contre tout bon sens au bord du lac Tahoe, à
2 000 mètres d’altitude, dans les monts du Nevada ? Paysage
grandiose certes, mais enfoui sous la neige une grande partie de
l’année. J’en devins la directrice artistique et pendant deux ans je
négociai les contrats de Tina Turner, Peggy Lee, Woody Allen, Tony
Bennett, Harry Belafonte et autres merveilleux artistes.

Pourtant, durant ces années d’intense activité, je continuais


d’enregistrer régulièrement depuis les studios américains. Mais
comme je n’étais pas en France pour en assurer la promotion, le
succès de ces albums était mitigé. En 1972, alors que j’étais à
Miami, où je produisais Fantasy of Love pour le théâtre Play Boy, je
pris une décision : après ce spectacle, je rentrerais définitivement à
Paris. Maman et Loulou vieillissaient, ils étaient lassés de ce yoyo
perpétuel entre la France et l’Amérique, il était temps de changer de
rythme. Jacques Souplet, le directeur artistique de CBS, me dit
alors : « Ne rentre pas en France sans rien, enregistre pour nous un
nouveau disque. » Je le fis et il s’en vendit trois cent mille
exemplaires.
Parmi les onze titres entièrement nouveaux, Bye Bye, la très jolie
chanson composée par Loulou et Serge Lama, fut plébiscitée. C’est
le succès de ce disque qui nous décida à mettre sur pied la tournée
du Line Renaud Las Vegas Show, où je pus constater que mon public
m’était resté fidèle, malgré ces longues années d’absence.

Je pensais en avoir définitivement fini avec la revue. Je ne


voulais même plus en entendre parler. Mais, en 1974, des rumeurs
commencèrent à courir : le Casino de Paris était au bord de la
faillite, des promoteurs lorgnaient son emplacement, rue de Clichy, il
risquait de finir en ensemble immobilier ou en parking. Le public
commença même à m’écrire en me disant : « Line, ne laissez pas
mourir ce temple de la revue ! » Pour le reprendre, il fallait quelqu’un
qui soit à la fois amoureux du spectacle et très fortuné. J’ai pensé à
Jean Bauchet, l’ancien directeur du Moulin-Rouge, qui avait
commencé dans la vie comme danseur acrobatique et chanteur
avant de faire fortune dans l’industrie du jeu. Je pris rendez-vous
avec lui et pleurai sur le sort du Casino de Paris à l’agonie. Lui, un
fou de music-hall, ne pouvait pas laisser faire ça. Pour achever de le
convaincre, je lui dis : « Loulou et moi nous allons te produire le
spectacle. Je sais le faire, j’ai déjà produit des shows aux États-
Unis. » Il réfléchit un instant, puis me répondit : « Je ne reprendrai le
Casino que si tu mènes la nouvelle revue. Je cède si tu cèdes. » Je
cédai, la salle fut sauvée et une dernière fois je revins au Casino de
Paris pour créer Paris-Line, au printemps 1976.

J’y restai près de quatre ans. Au soir de la dernière, ma décision


était prise. J’avais cinquante ans, pour moi c’était la limite : plus
jamais je n’apparaîtrais dans une revue. Jean Bauchet avait insisté
pour que je fasse une année de plus, mais cette fois je n’avais pas
cédé. Comme je l’avais dit à Loulou, j’étais décidée à jouer d’autres
cartes. Je voulais devenir comédienne. Non pas comédienne à mi-
temps, entre deux galas. Comédienne à part entière. Ce qui
signifiait, oui cette fois définitivement, que je ne chanterais plus, de
même que Montand avait cessé de chanter à partir des
années 1960, pour s’imposer – et de façon magistrale – comme
comédien. Je n’espérais pas égaler cet exemple, mais au moins
pouvais-je m’en inspirer.
Mon dernier succès de chanteuse fut Copacabana, une chanson
de Barry Manilow que j’avais entendue en Amérique et dont j’avais
griffonné les paroles sur mes genoux dans l’avion qui me ramenait à
Paris.
Les jeunes fans, comme Michael ou Jeremy, qui rejoignirent mes
clubs ou créèrent des blogs sur Internet au début des années 2000,
savaient à peine que j’avais été une vedette de la chanson. C’est
comme comédienne, et aussi à travers mon implication dans la lutte
contre le sida, qu’ils me découvrirent et, semble-t-il, m’apprécièrent.
J’ai quitté la chanson sur la pointe des pieds, sans adieux ni
communiqué officiel. Et c’est sans annonce tonitruante que trente
ans plus tard je reviendrais pour mon plaisir, le temps d’un album,
Rue Washington, et de deux concerts à l’Olympia. Le premier Olympia
de ma carrière. Il était temps !

*
En 1994, Sony Music lança un appel à l’écriture de chansons
auprès des personnes atteintes par le VIH. Pierre Bergé et moi
venions de créer Ensemble contre le sida. L’album Entre sourire et
larmes, auquel Sony nous associa, fut notre premier projet de
disque. J’aidai autant que je pus à sa réalisation.
Pascal Obispo, Liane Foly, Jane Birkin, Axelle Renoir, Stephan
Eicher, Alain Chamfort et d’autres offrirent leur collaboration et
chacun choisit, parmi les cent soixante textes reçus, celui qu’il
souhaitait interpréter.
Au nombre des élus, un jeune prof de dessin dans un collège de
la banlieue parisienne. Il s’appelait Lionel Florence. Sa rencontre
avec Pascal Obispo, à l’occasion de ce disque, donnera par la suite
d’aussi superbes chansons que Lucie ou Savoir aimer.
Pascal, quant à lui, composa la musique et interpréta le texte
d’une jeune séropositive, Des p’tits trucs cons. Mais plus que tout, il
fut, avec son immense générosité, l’âme de cette entreprise qui
marqua, entre nous, le début d’une profonde amitié.

*
J’ai déjà évoqué le premier Sidaction diffusé simultanément par
les six principales chaînes de télévision en 1994. Après cette
exceptionnelle réussite, la deuxième édition, qui eut lieu le 6 juin
1996, fut un cruel échec, malgré une audience considérable. Au
cours de la soirée, Christophe Martet, le président d’Act Up-Paris,
provoqua un scandale mémorable en interpellant en direct Philippe
Douste-Blazy, alors ministre de la Culture, sur la question des
malades étrangers en situation irrégulière et sur le sida en prison.
« Qu’est-ce que c’est que ce pays de merde ? » lança-t-il devant
l’assistance médusée avant de quitter la salle.
S’en prendre à Philippe Douste-Blazy était particulièrement mal
venu. Alors qu’il était ministre de la Santé, celui-ci nous avait
constamment soutenus et c’est beaucoup grâce à son intervention
que nous étions parvenus à fédérer toutes les chaînes de télévision
pour le tout premier Sidaction.

On peut comprendre, à distance, l’impatience des militants d’Act


Up. Le film magnifique de Robin Campillo, 120 Battements par minute,
Grand Prix du jury à Cannes en 2017, donne une juste image de la
détresse des malades du sida et de la révolte que suscitait parmi
eux l’inertie, réelle ou supposée, des autorités de santé. Mais le fait
est que cet incident choqua profondément le public et provoqua une
chute immédiate des promesses de dons. Je reçus, dans les jours
qui suivirent, une quantité impressionnante de lettres contenant des
chèques déchirés, accompagnés de petits mots : « Pauvre Line ! »,
« C’est pas contre vous, mais on n’a plus envie de donner », etc.
Ensemble contre le sida se retrouva brutalement dans une
situation matérielle catastrophique. Impossible d’assurer le
fonctionnement quotidien de l’association, l’aide aux malades et le
financement des programmes de recherche qu’elle soutenait.
Thierry Chassagne, futur président de Warner Music France,
dirigeait à l’époque V2 Music, propriété du magnat britannique
Richard Branson. Est-ce moi qui suis venue lui proposer de produire
un album caritatif dont les bénéfices nous aideraient à poursuivre
nos activités ? Est-ce lui qui en prit l’initiative ? C’est en tout cas
Thierry qui, dès le départ, imposa l’idée d’un titre très populaire
susceptible de tirer les ventes de l’album. Ce fut Sa raison d’être et le
mérite en revient à Pascal Obispo et Lionel Florence.
À l’origine, la chanson avait été écrite pour France Gall. Mais
celle-ci, qui vivait dans le souvenir de Michel Berger, auteur pour elle
de tant de chefs-d’œuvre, renonça à l’interpréter. « C’est Michel,
mais c’est pas Michel », s’excusa-t-elle gentiment auprès de Pascal.
Il se trouve que les paroles, à quelques ajustements près,
collaient parfaitement avec le thème du sida. Le mot n’était jamais
prononcé, mais tout l’évoquait. Mieux encore, le léger décalage qui
subsistait permettait d’éviter le piège du démonstratif ou du
grandiloquent.
Thierry Chassagne engagea un jeune directeur artistique, Jean-
Valère Albertini, pour s’occuper à plein temps du projet. Jean-Valère
connaissait bien Pascal Obispo et s’entendait parfaitement avec lui.
Tous deux se mirent au travail.
Pascal avait décidé que chaque ligne de texte serait chantée par
un interprète différent, à la manière d’un gigantesque relais. Il avait
fait son découpage, il lui fallait quarante-deux interprètes. Lorsqu’il
m’exposa pour la première fois son projet, dans son studio à
Suresnes, je crus à une plaisanterie.
« Quarante-deux ! Mais comment feras-tu ?
— Ils viendront chacun leur tour enregistrer leur phrase en
studio.
— Et pour le clip ?
— Ils reviendront.
— C’est un projet de fou ! »

« On était comme des enfants, me racontera plus tard Jean-


Valère. On inscrivait en face de chaque ligne le nom des artistes
avec lesquels on avait envie de travailler sans se poser la question
de savoir s’ils accepteraient ou pas, s’ils seraient libres ou non. »
Après avoir beaucoup rêvé vint le moment d’obtenir l’accord des
intéressés. Je fis une lettre type, Pascal en appela certains, moi
d’autres, Jean-Valère passait derrière pour relancer les indécis ou
les négligents. Au final, il y eut très peu de refus. De Julien Clerc à
Patricia Kaas, de Johnny Hallyday à Hélène Segara, de Maurane à
Francis Cabrel, c’est toute la chanson française qui donna son
accord de principe.
En dépit de mes prévisions pessimistes, le projet de fou
commençait à prendre tournure.
Pourtant, une partie de moi continuait à penser : « Ils n’y
arriveront jamais ! » Mais l’autre souhaitait plus que tout qu’ils
réussissent. Dans l’obstination de Pascal Obispo, dans son
insouciance apparente, dans sa façon de s’impliquer à mille pour
cent dans ce projet, je reconnaissais quelque chose de moi. Toute
ma vie je m’étais lancée dans les entreprises les plus insensées.
Toute ma vie j’avais entendu Loulou crier casse-cou et multiplier les
mises en garde. En avais-je jamais tenu compte ?

À raison de quatre ou cinq artistes par jour, le puzzle se mit peu


à peu en place. Il y eut bien quelques accrocs, mais dans l’ensemble
le planning fut à peu près respecté. Au jour dit, à l’heure dite, les
artistes, disciplinés, faisaient le pèlerinage de Suresnes,
enregistraient leur phrase et repartaient. Et comme l’avait prévu
Pascal, ils revinrent pour le clip, superbement réalisé par Gilles
Lellouche et Tristan Aurouet. C’est moi qui concluais, dans un plan
tourné à l’aéroport de Roissy.

Il fallut encore six mois de travail pour parachever l’album. Il


comportait, outre Sa raison d’être, onze chansons et deux textes, l’un
de Jean-Claude Carrière dit par Juliette Gréco, l’autre d’Alain
Souchon dit par Chiara Mastroianni et Stanislas Merhar. Patrick
Bruel écrivit une chanson spécialement pour le disque, Patricia Kaas
donna un remix de La Vie en rose, Hélène Segara et Garou
chantèrent en duo, de même qu’Axelle Renoir et Alain Souchon,
Johnny enregistra une version alternative du titre Regarde-moi t’aimer,
que Pascal Obispo avait composé pour l’album Ce que je sais.
Le clip puis l’album remportèrent un immense succès. Le single
de Sa raison d’être n’avait pas été commercialisé. Si on voulait la
chanson, il fallait acheter le disque, qui se vendit à sept cent mille
exemplaires.
Pour Sa raison d’être, Pascal Obispo et Lionel Florence
abandonnèrent tous leurs droits au Sidaction.
Grâce à leur générosité, grâce à l’implication extraordinaire de
tous les participants, grâce au public qui fit un succès au disque,
Ensemble contre le sida, devenu Sidaction, put surmonter ses
difficultés et poursuivre son action aux côtés des malades, des
médecins et des chercheurs engagés dans la lutte contre le fléau.

*
Pour expliquer comment, alors que je pensais ne plus jamais
chanter, j’ai décidé, à quatre-vingts ans, d’enregistrer un album et,
plus étonnant encore, de monter sur la scène de l’Olympia, il faut
que je fasse un grand bond en arrière.
10 décembre 1965, je rentre des États-Unis. Une petite foule est
venue m’accueillir à l’aéroport du Bourget. Au pied de l’avion, ma
mère, ma grand-mère, Henri Varna, le patron du Casino de Paris, où
commenceront bientôt les répétitions de ma deuxième revue, Désirs
de Paris. Mais aussi des fans, tous ces gens fantastiques qui, depuis
le début de ma carrière, me suivent avec ferveur, collectionnent
disques, affiches et programmes, qui sont au courant de mes
moindres faits et gestes et, mystérieusement informés, me guettent
jusqu’à pas d’heure à la porte du restaurant, du théâtre ou de
l’immeuble où j’ai passé la soirée. Quelle que soit la fatigue, je
m’attarde un moment à bavarder avec eux. Chaque semaine, je
consacre une journée, aidée par ma mère, à répondre à leur
courrier. J’en connais beaucoup par leur prénom, je suis tenue au
courant des naissances, baptêmes et enterrements. Le temps
passant, ils se renouvellent et s’additionnent.
Parmi ceux qui se pressent ce jour-là, un groupe de très jeunes
gens se montre particulièrement exubérant. C’est, me dit-on, mon
nouveau club de fans. Ils chantent, envoient des baisers, agitent des
ballons en forme de cœur rouges, bleus ou argent. À leur tête un
garçon de dix-neuf ans. Il vient de Brest, il gagne sa vie en exerçant
des petits boulots, vendeur à la Samaritaine, employé de vestiaire
aux Folies Bergère. Il s’appelle Hervé Saouzanet. C’est un
passionné de music-hall, il connaît ma carrière mieux que moi-
même. Quelques années plus tard, il deviendra mon secrétaire et
restera mon plus proche collaborateur pendant plus de trente ans.
J’ai dit, à propos de Michael ou de Jeremy, qu’ils savaient à
peine que j’avais été une vedette de la chanson. C’est à la
chanteuse au contraire qu’Hervé, quels que soient mes succès de
comédienne, vouait un véritable culte. Toute sa vie, il n’aura de
cesse que je revienne à la chanson.
« Vous ne réalisez pas que vous avez un nouveau public qui ne
vous connaît pas comme chanteuse et qui n’attend que ça ! C’est du
gâchis ! »
Mais je tenais bon. Chanteuse ou comédienne, j’avais choisi et,
dans cette logique, j’avais tout fait pour qu’on oublie ma carrière au
music-hall. Un seul écart et je perdrais le bénéfice de tant d’années
d’efforts. À chaque nouvel assaut, ma réponse était la même :
« Hervé, je ne reviendrai jamais à la chanson ! »

*
Jean-Valère Albertini, qui avait si bien piloté le projet Sa raison
d’être, m’avouera qu’à cette époque je l’impressionnais beaucoup.
Craignant de s’adresser directement à moi, il préférait passer par
Hervé. Celui-ci, qui était très jaloux de son pouvoir, appréciait cette
déférence à son égard et vit tout le parti qu’il pouvait en tirer.
Plutôt que de multiplier en pure perte les tentatives pour me
convaincre, pourquoi ne pas monter un projet et me le proposer clés
en main ? Jean-Valère disposait de nombreux contacts dans les
maisons de disques, il était en rapport avec tout ce que la nouvelle
génération comportait de talents et travaillait alors pour son compte.
Pour Hervé, c’était l’homme de la situation.
Un soir de l’automne 2009, vers dix-huit heures, alors que Jean-
Valère s’apprêtait à quitter son bureau, rue Bouchardon, il reçut un
appel d’Hervé.
« Qu’est-ce que tu en penserais si Line revenait à la chanson ?
— C’est une idée fantastique !
— Je te préviens tout de suite, Line ne veut pas en entendre
parler. La chanson, pour elle, c’est terminé. Elle est totalement
investie dans sa carrière d’actrice. Est-ce que tu serais prêt à
travailler avec moi ?
— Quand tu veux. »
Mise au courant, je laissai faire, persuadée que l’aventure
tournerait court.

Ils se mirent à l’ouvrage, appelèrent des auteurs, des


compositeurs, leur dirent qu’ils étaient en train de travailler sur un
nouvel album de Line Renaud, le premier depuis trente ans. Il faut
croire que je n’avais pas une trop mauvaise image, l’aspect
événementiel joua à fond, ils furent bien accueillis et obtinrent en
peu de temps de très belles signatures.
Quelques mois plus tard, Hervé me dit qu’ils avaient trois titres à
me proposer. Est-ce que je voulais bien venir les écouter rue
Bouchardon ? « Pourquoi rue Bouchardon ? Pourquoi pas ici, au
bureau ?
— On sera mieux rue Bouchardon. »
Je n’insistai pas, pensant que Jean-Valère disposait là-bas d’un
studio où l’écoute serait meilleure. Je m’y rendis au volant de ma
petite Smart, me garai dans une rue étroite, derrière le théâtre de la
Renaissance, et gravis les escaliers exigus d’un immeuble pas très
reluisant. Arrivée sur le palier, je compris qu’il ne s’agissait pas d’un
studio, mais d’un local qui aurait pu tout aussi bien abriter un
fabricant de casquettes ou un courtier d’assurances.
Hervé était malin. Je pense que si cette séquence d’écoute avait
eu lieu dans mon bureau, rue du Bois-de-Boulogne, ou dans un lieu
professionnel, je n’aurais pas réagi de la même façon. Ici, le côté
bricolé, provisoire, limite amateur, faisait que je ne me sentais pas
prise au piège. Rien n’était fait, rien n’était décidé, rien ne prêtait à
conséquence.

J’écoutai un premier titre, puis un second. Je sentais les regards


anxieux de Jean-Valère et d’Hervé braqués sur moi. Je hochais la
tête sans savoir que dire. Je trouvais ça ni bien ni mal, je ne me
sentais pas concernée.
On passa au troisième titre. La chanson s’appelait Une minute.
Elle avait été écrite spécialement pour moi par des auteurs
canadiens avec qui Jean-Valère était en rapport. C’était une bonne
chanson, moderne, rythmée, pleine d’humour, à la fois légère et
sentimentale. Dès les premières notes, je me surpris à imaginer ce
que je pourrais en faire et l’idée me vint que la comédienne que
j’étais devenue ne demandait qu’à rejoindre la chanteuse que j’avais
été. L’expérience que j’avais acquise au théâtre, au cinéma ou à la
télévision allait enrichir tout ce que j’avais appris lors de mes années
de music-hall.
Quand une heure plus tard je repris le volant de ma Smart,
l’hypothèse d’un retour à la chanson, totalement exclue à mon
arrivée, était passée au stade « très improbable ». C’était un tout
petit progrès, mais un progrès tout de même. Hervé et Jean-Valère,
eux, tenaient enfin une direction. Des chansons à texte, rythmées,
qui, par leur thème et leur développement, pouvaient donner lieu à
une véritable interprétation, comme de mini-scénarios.
Insensiblement, je fis mien leur projet. À mon grand étonnement,
Michel Delpech, Marc Lavoine, Jean-Loup Dabadie promirent des
textes. Ils arrivèrent, magnifiques : Les Torrents d’amour, Je t’ai suivi, je
te suivrai, La Mémoire dévêtue…
Pourtant quelque chose résistait encore en moi. Ce disque était
le premier que j’enregistrerais sans Loulou, sans son accord, sans
ses conseils, sans sa présence derrière la vitre du studio, anxieux,
taciturne, en quête d’une inaccessible perfection. Qu’en pensait-il ?
Était-il jaloux, furieux ? Se disait-il que je me fourvoyais ? Que j’étais
en train de faire la bêtise de ma vie ?
J’attendais un signe.
Il se manifesta, comme toujours, de la façon la plus imprévue. Un
jour, Jean-Valère me dit incidemment que l’album serait enregistré
aux Labomatic Studios, 10, rue Washington. Je poussai un cri. Rue
Washington ! C’est de là que tout était parti pour moi, c’est là que
j’avais rencontré Loulou pour la première fois, aux éditions Micro,
dont les bureaux étaient au 14 ! Un peu plus loin dans la rue, côté
avenue de Friedland, j’avais débuté à la radio dans l’émission
Première Chance, de Jean Delettre !
Et pour emporter définitivement ma décision, j’appris encore que
le réalisateur de l’album serait Dominique Blanc-Francard, le fils de
Jean-Marie Blanc-Francard, l’ingénieur du son favori de Loulou.
Combien de fois l’avais-je entendu dire : « Ah, si on pouvait avoir
Blanc-Francard ! » Ou à l’inverse : « Quel dommage qu’on n’ait pas
eu Blanc-Francard ! »
Comment Loulou aurait-il pu signifier plus clairement qu’il
m’approuvait ?

Il dut pourtant sentir qu’au fond de moi un doute subsistait et qu’il


devait intervenir plus clairement encore. Nous avions prévu de faire
une photo, rue Washington, pour la pochette du disque. La séance
avait été très compliquée à organiser car, cet été-là, non seulement
j’enregistrais l’album, mais je tournais le film de Pascale Pouzadoux
La Croisière pour le cinéma. J’étais stressée, je me posais beaucoup
de questions. Avais-je fait le bon choix ?
Alors que j’arpentais la rue, je vis que le photographe n’avait pas
un appareil récent, tel qu’on en voit partout, mais un modèle ancien
dont l’apparence m’était familière. Je lui demandai : « C’est quoi
votre appareil ? » Il me répondit : « Un Hasselblad ! » Aussitôt mes
derniers doutes s’envolèrent : Loulou adorait prendre des photos et
ne jurait que par l’Hasselblad, son appareil préféré.
Plus moyen d’hésiter. Loulou m’encourageait à chanter de
nouveau. L’album se ferait et il aurait pour titre Rue Washington.

*
Pour moi, l’histoire de ce disque restera celle d’une suite de
petits miracles. Miracle quand Thierry Chassagne, enthousiaste,
décida de produire l’album ; miracle la rencontre avec Flavien
Compagnon, mon pianiste et mon répétiteur ; miracle mes premiers
cours de chant, à quatre-vingt-deux ans, avec Éric Tavelli, moi qui
avais toujours voulu travailler ma voix.
Miracle encore ma rencontre avec Christophe Maé, un soir, à
Nantes, alors que j’étais en tournée avec Très Chère Mathilde. Je
dînais après le spectacle avec Samuel Labarthe et Raphaëline
Goupilleau dans la seule brasserie ouverte à cette heure. La salle
était déserte en dehors de notre table et d’une autre où était installé
un petit groupe de jeunes gens. Assis de trois quarts, dos à moi, un
garçon dont la silhouette me disait quelque chose. N’était-ce pas
Christophe Maé ? Nous ne nous connaissions pas, mais j’adorais sa
chanson On s’attache, son timbre de voix si particulier, le mélange de
tendresse et de hargne qu’il mettait dans ses interprétations.
J’appelai mine de rien : « Christophe ! » Le garçon se retourna.
C’était bien lui. Son visage s’illumina. « Line Renaud ? Ça alors ! »
Et se tournant vers ses copains : « Line Renaud ! Vous vous rendez
compte ? » C’est le genre de moment où je me sens vraiment très
vieille. Comme un monument dont on s’étonne qu’il tienne encore
debout.
Il vint m’embrasser, incroyablement sympathique et chaleureux.
Nous nous sommes mis à bavarder. Il me raconta son enfance à
Carpentras, son père boulanger, le CAP de pâtissier passé à seize
ans, l’apprentissage dans la boutique paternelle, les croissants à
quatre heures du matin, ses débuts de chanteur dans les bars, l’été
sur la côte, l’hiver dans les stations de ski.
À un moment, je lui dis : « Pourquoi vous ne m’écririez pas une
chanson pour mon album ? » Et lui, sans même hésiter : « D’accord.
Je vous fais ça. »
Deux semaines plus tard, il me téléphona. « Ça y est, je l’ai,
votre chanson. C’est une valse. Est-ce que je peux venir vous la
chanter ? »
Une valse ? J’étais horrifiée. Je me dis : « Décidément, il me
prend pour une vieille, il m’a écrit une valse musette. Comment je
vais faire pour refuser ? »
Il vint à La Jonchère avec sa guitare et dès les premières notes
je fus rassurée : sa valse était pleine de couleurs et de joie de vivre.
C’était une valse péruvienne, me précisa-t-il. Ne me demandez pas
ce qui différencie une valse péruvienne d’une valse brésilienne ou
argentine. Elle s’appelait Dans ma tête, c’est l’un des plus jolis titres
de mon album.

Et que dire de cet autre miracle, alors que nous avions


pratiquement bouclé l’album ? Un jour la porte du studio s’ouvrit et
apparut un jeune homme mince qui s’appuyait sur une canne. C’était
Grand Corps Malade. « J’enregistre à côté, on m’a dit que vous étiez
là, je voulais vous saluer. »
Toujours le monument qu’on visite, mais avec tant de
gentillesse ! Et moi, spontanément : « J’aimerais tellement que vous
m’écriviez un texte… »
Le lendemain, il m’appela. « Je viens de vous faxer quelque
chose. Vous me direz ce que vous en pensez. » En effet, la bande
de papier sortait de l’appareil. Je lus le texte. Quelle merveille !

Je ne sais par quoi commencer, puisque rien n’est fini


J’écris cette lettre aux temps passés
Les jours heureux, les jours de pluie
Alors ma plume se déplace en dessinant mes souvenirs
Il y en a tant, je manque de place, j’écris cette lettre à
mes sourires…

J’en avais le souffle coupé. C’était tellement moi ! C’était


tellement ce que j’avais envie de dire !
Au bout du fil, Grand Corps Malade s’inquiéta.
« Ça ne vous plaît pas, Line ? »
Ma voix s’étrangla. « C’est tellement beau, je ne sais pas quoi
dire. Si, une chose…
— Dites, dites.
— Merci. »

Le texte s’appelle J’écris cette lettre. Je l’ai dit le plus simplement


possible, sans effets superflus. Et j’ai éprouvé, en l’enregistrant,
autant d’émotion qu’à sa lecture.

J’écris cette lettre à mon présent, j’ai les deux pieds sur
mon chemin
Je regarde droit devant, j’écris cette lettre aux
lendemains.

*
Deux miracles encore.
Un jour, j’ai appelé Johnny à Los Angeles. « Mon Johnny, je suis
dans ta maison !
— Ah bon ? À Marnes-la-Coquette ?
— Non, ta maison de disques, chez Warner !
— Formidable. Et si on faisait quelque chose tous les deux ? »
Quelle belle idée ! J’étais sa marraine de métier, nous n’avions
jamais enregistré ensemble. Nous avons donc chanté en duo, lui à
Los Angeles, moi à Paris, Ce monde est merveilleux, la magnifique
chanson popularisée par Louis Armstrong. Je suis très heureuse que
le disque conserve ce beau témoignage de notre amitié.

Le second miracle, c’est mon entente avec Mylène Farmer.


J’avais fait sa connaissance après un concert au Stade de France,
en 2009, où j’étais allée la féliciter dans sa loge. Elle vint dîner en
tête à tête avec moi à La Jonchère, nous avons longuement parlé.
Son énergie vitale est impressionnante. Mais c’est aussi quelqu’un
qui doute.
Difficile d’imaginer deux personnalités aussi différentes que les
nôtres. Elle se protège, je m’expose, elle n’aime pas se montrer,
j’adore sortir, rencontrer du monde, elle est timide, j’irais parler au
pape s’il le fallait. Naturellement, je vois ce que ces catégories ont
d’artificiel. On n’est jamais complètement une chose ou son
contraire. La preuve ? Tout le monde prédisait que Mylène
n’accepterait jamais de chanter en duo avec moi sur un album qui
n’était pas le sien. Elle le fit pourtant, avec une générosité qui me
toucha profondément. Ce fut la chanson C’est pas l’heure, dont elle
écrivit les paroles et dont Laurent Boutonnat composa la musique.
Un grand souvenir.

Un jour que nous étions en train de travailler à La Jonchère avec


Flavien, mon pianiste, nous avons fait une pause sur la terrasse. Au
moment de rentrer dans la maison, on entendit un grand fracas
derrière nous. La lourde lanterne en fonte au-dessous de laquelle je
me trouvais dix secondes plus tôt venait de s’effondrer.
De tous les miracles dont j’ai dressé la liste, celui-ci fut le plus
décisif. Car sans vouloir exagérer mon rôle, il aurait été difficile de
mener à bien cet album si la lanterne m’avait pulvérisée !

*
Rue Washington parut à l’automne 2010. L’album fut rapidement
certifié disque d’or, ce qui signifie que Warner en vendit plus de
cinquante mille exemplaires. Pour un disque conçu en toute liberté
et dont l’objectif n’était pas principalement le succès financier, c’était
un exploit.
Je n’avais pas ménagé mes forces pour la promotion du disque,
courant de radios en télés, écumant émissions de variétés et talk-
shows. Je peux dire maintenant que j’ai détesté ça. C’était horrible,
j’avais l’impression de faire un pas en arrière.
Sans trop savoir comment je me suis retrouvée sur la scène des
NRJ Music Awards à Cannes pour remettre le trophée du Concert
de l’année. Les vainqueurs étaient les Black Eyed Peas, gros
vendeurs de disques paraît-il, mais de parfaits inconnus pour moi. Je
savais que je n’étais pas à ma place et j’en souffrais.
Fort heureusement, au moment de les présenter, la réplique
m’est venue, à l’américaine : « Vous avez eu beaucoup de chance
que je n’aie pas fait de concert cette année, sinon je vous aurais
déchirés ! » La salle s’est marrée, je ne m’en étais pas si mal tirée.
Tout ça uniquement pour faire plaisir à Hervé !

J’étais fière de ne pas avoir déçu mes producteurs, satisfaite du


travail accompli, de nombreux projets m’attendaient, je pensais en
être quitte avec la chanson, et pour toujours.
Mais Hervé ne l’entendait pas de cette oreille. Pour lui, le disque
n’était qu’une étape. Maintenant, je devais remonter sur scène. Et
pas n’importe quelle scène, la plus prestigieuse d’entre elles :
l’Olympia, où je ne m’étais jamais produite.
« À quoi ça sert d’avoir fait ce disque si vous n’en profitez
pas ? »
Adolescent, Hervé était venu m’entendre chanter, à Brest. Sans
doute cultivait-il l’espoir qu’un jour je ferais revivre à son intention cet
instant qui avait déterminé le cours de sa vie.
De même que pour l’album, je résistai, mais avec moins
d’énergie. Car je pouvais difficilement nier que j’avais pris un très
grand plaisir à chanter de nouveau. L’atmosphère des studios, le
travail avec les musiciens, cette routine à laquelle j’étais rompue
depuis mon plus jeune âge et que je retrouvais comme on enfile un
vêtement un peu ancien mais confortable, tout cela m’avait
beaucoup plu. En rester là m’aurait laissé, il est vrai, un sentiment
d’inachevé. Au fond, je ne demandais qu’à me laisser convaincre.
Jean-Claude Camus était prêt à produire le spectacle,
insensiblement le projet prit corps : quelques dates en tournée, deux
soirées à l’Olympia, une captation pour France 3.
J’entrepris de travailler plusieurs après-midi par semaine avec
Michel Amsellem, remarquable chef d’orchestre et directeur musical,
dans les studios au sous-sol de la rue du Bois-de-Boulogne.
Ensemble, nous choisissions, parmi mes anciennes chansons,
celles qui viendraient s’ajouter aux nouvelles, les essayions pour voir
comment elles se mariaient les unes aux autres. Michel rebondissait
sur mes propositions et les enrichissait, très vite je me pris au jeu.
Un jour, comme notre travail avançait, je proposai à Hervé de
descendre les deux étages qui séparaient son bureau du studio et
d’assister à notre répétition. J’étais encore dans le doute, j’avais
besoin d’un retour, de savoir ce qui allait et ce qui n’était pas encore
au point.
À peine avions-nous commencé qu’Hervé entra dans une colère
folle. « C’est n’importe quoi ! Vous allez au casse-pipe ! Pas
question de faire l’Olympia dans ces conditions ! Il faut tout
arrêter ! »
J’étais atterrée. Mais connaissant Hervé, je gardai mon calme et
essayai de placer la discussion sur un terrain plus constructif. Peine
perdue. Hervé hurlait de plus belle. J’étais une grande dame de la
chanson française ! Je devais à tout prix casser mon image de
chanteuse populaire !
Le différend couvait depuis longtemps. Hervé aurait voulu que je
chante un répertoire résolument « auteur ». Il me voyait comme
Barbara. Ce qui était en même temps flatteur et ridicule. J’étais aussi
peu Barbara qu’elle avait été Line Renaud.
Il m’incitait à reprendre l’un des titres de la dame en noir, Drouot.
Ce n’était pas forcément une mauvaise idée, mais plutôt que de
chanter les paroles j’aurais voulu les dire, à la façon d’un poème.
Cette idée l’avait mis en rage, comme l’avait profondément vexé
mon refus d’une chanson qu’avait écrite, à sa demande, le
compositeur italien Franco Battiato.

Ainsi, au moment même où son rêve prenait corps, Hervé


s’acharnait à le briser. Les occasions de conflit se multipliaient. Je
prenais sur moi, je temporisais, tout en sachant que la situation ne
pourrait pas s’éterniser.
Pour les soixante ans d’Hervé, j’avais organisé une fête à La
Jonchère, à laquelle étaient conviés soixante de ses amis. Sous une
tente magnifiquement décorée, tout le monde attendait le héros du
jour. Je l’accueillis à son arrivée et vis tout de suite qu’il avait sa tête
des mauvais jours.
Prenant soin de ne pas le brusquer, je le saisis par la main et lui
dis : « Viens, Hervé, on y va !
— Laissez-moi ! » hurla-t-il en retirant brutalement sa main de la
mienne.
J’aurais dû ce soir-là dire à Hervé : « Pars ! On fera ton
anniversaire sans toi et j’expliquerai à tes amis ton fichu caractère. »
Mais je ne l’ai pas fait. Il passa la soirée recroquevillé dans un coin
de la tente, ne parlant à personne.
Il ne supportait pas de vieillir.

Dans les mois et les années qui suivirent, sa santé ne cessa de


se dégrader. Il buvait trop, fumait trois paquets par jour, se bourrait
de médicaments. Lorsque nous marchions ensemble dans la rue, il
s’arrêtait tous les dix mètres pour reprendre son souffle.
Nous avions l’habitude de nous téléphoner chaque soir pour faire
le point sur la journée et préparer celle du lendemain. Ce qui avait
toujours été un rendez-vous amical était devenu un exercice de
haute voltige. Je pesais soigneusement le moindre mot pour éviter
de le froisser. Un soir, une parole malheureuse dut m’échapper, il se
mit à tempêter. « Je vous préviens, Line, si ça continue comme ça,
j’arrête de travailler avec vous ! »
C’était la phrase à ne pas dire. La réponse fusa sans que je
puisse la retenir : « Eh bien, c’est d’accord, Hervé. On arrête. »
Sans doute Hervé crut-il que je laisserais passer un jour ou deux,
puis que je le rappellerais comme je le faisais d’habitude. Mais cette
fois, je ne rappelai pas. En quelques secondes, une collaboration de
trente ans avait pris fin pour toujours.

*
Avec ou sans Hervé, l’Olympia était programmé, la machine était
lancée.
Aux tête-à-tête de la rue du Bois-de-Boulogne avaient succédé
des répétitions avec orchestre sur un plateau des studios TSF à
Aubervilliers. Pour la conception visuelle et la mise en scène, je
rêvais de travailler avec Franco Dragone. J’avais admiré le show de
Céline Dion qu’il avait monté à Las Vegas, ainsi que ses
merveilleuses créations pour le Cirque du Soleil. Il m’avait fait visiter
ses ateliers à La Louvière, en Belgique, véritable usine à rêves d’où
sortaient, à destination du monde entier, des spectacles,
performances, événements plus stupéfiants les uns que les autres.
Pour ma plus grande joie, Franco accepta. Il dessina un
admirable rideau de scène et créa des éclairages et des effets
visuels d’une rare beauté. Comme tous les grands artistes, Franco
Dragone était capable de concevoir des dispositifs d’une extrême
complexité tout autant que d’autres, épurés et minimalistes, comme
le superbe habillage qu’il imagina pour accompagner la chanson de
Jacques Brel Le Plat Pays, que j’avais mise au programme.

Les récitals qui précédèrent l’Olympia, à Bruxelles, Amiens, Lille,


se passèrent parfaitement bien. Depuis l’entrée, avec la chanson de
Michel Berger Pour être moins seul, que je chantais a capella, dans la
pénombre, jusqu’au final, où le public reprenait en chœur Ma cabane
au Canada, le spectacle ne connut aucun incident majeur.
J’avais demandé à Alex Lutz de m’aider à écrire des lines, ces
petits intermèdes semi-improvisés dont j’avais pris l’habitude aux
États-Unis et qui permettent de créer un contact familier avec le
public en l’interpellant, ou en pratiquant l’autodérision.
Par exemple, Julien Clerc, à la fin de la chanson que nous
chantions ensemble, me félicitait : « Line, bravo ! Pour retenir un
texte comme ça, il faut une sacrée mémoire ! » Ce à quoi je
répondais : « Eh bien, justement, figure-toi que le producteur y a
pensé ! Il m’a dit : “Line, on va te mettre des prompteurs !” Je lui ai
dit : “Jean-Claude, ne te lance pas dans des frais, je n’ai pas besoin
de ça !” Il m’a répondu : “Mais écoute, tout le monde le fait !” J’ai pas
voulu le vexer, on a installé les prompteurs. Mais maintenant je peux
vous le dire, ça ne sert absolument à rien, car pour les lire, il faudrait
que je mette mes lunettes ! »

À Bruxelles, pour la première, j’étais morte de peur, d’autant que


je n’avais jamais chanté en public avec les ears, ces oreillettes qui
permettent d’entendre le retour de l’orchestre ainsi que les
informations – top de départ, note introductive – données par le
directeur musical ou la régie. Inutile de dire que cette technique
n’existait pas dans les années 1950. J’étais horriblement gênée par
ces petites choses logées au fond de l’oreille, dont je n’étais pas
sûre de comprendre l’utilité et qui me donnaient l’impression d’être
coupée du public. Mais le miracle de la scène se produisit une fois
encore et vint balayer doutes et appréhensions.
Muriel vint me voir à Amiens. Je l’avais avertie : « Si je suis
ridicule, n’hésite pas, dis-le-moi. Il est encore temps de tout
annuler. » Elle suggéra quelques raccourcissements, mais dans
l’ensemble trouva le spectacle réussi et me rassura.
J’étais prête à affronter Paris.

*
Si le premier Olympia de ma carrière, le mardi 24 mai 2011, se
déroula sans difficulté, je renonce à faire la liste des catastrophes
qui se succédèrent le lendemain. Il me suffira de raconter celle qui
précéda directement mon entrée en scène. Alors que je me reposais
dans ma loge, une heure avant la représentation, on frappa à la
porte. C’était Johnny, accompagné de son manager, Gilbert Coullier.
J’étais évidemment heureuse de les voir, mais un peu surprise qu’ils
soient là si tôt. Je supposais qu’ils étaient simplement venus me dire
un petit bonjour et qu’ils iraient dîner ou passer un moment au bar
en me laissant me préparer. Mais pas du tout. Ils s’installèrent, je ne
pus faire autrement que de leur proposer un verre, et après le
premier un second.
J’avais prévu de faire quelques ultimes réglages en scène avec
mes musiciens. Je le leur dis, pensant qu’ils quitteraient ma loge par
la même occasion. Ils répondirent : « Pas de problème, on t’attend »
et se servirent un autre verre.
Décidément, il y avait anguille sous roche.
À peine avais-je gagné la scène et commencé à répéter que des
hurlements retentirent en coulisse. Je reconnus la voix de Johnny,
me précipitai et l’aperçus en train de boxer Jean-Claude Camus, son
ancien producteur, avec lequel il s’était mortellement fâché. Tout
s’expliquait. Il était venu avec Gilbert Coullier dans l’intention de le
provoquer et le résultat ne s’était pas fait attendre.
J’étais anéantie. Mais bizarrement, j’éprouvais en même temps
le sentiment rassurant que j’avais fait le plein de catastrophes. Il ne
pouvait rien m’arriver de pire. Hélas, ce n’était pas le cas.

Comme prévu, la télévision avait enregistré la première


représentation et devait filmer la deuxième par sécurité. Avant que
celle-ci commence, le réalisateur me demanda si je voulais bien faire
un petit raccord dans ce qui avait été tourné la veille. Pour cela, est-
ce que je pouvais passer ma robe de scène ? J’acceptai sans
difficulté. Mais au moment de l’enfiler, impossible d’entrer dedans.
C’était incompréhensible. Je n’avais tout de même pas pris cinq kilos
dans la nuit ?
L’habilleuse prit un air contrit. Entre les deux représentations,
croyant bien faire, elle avait envoyé les robes chez le teinturier et
celles-ci avaient rétréci !
Heureusement Sandra avait une copine qui travaillait chez
Kenzo, boulevard de la Madeleine. Elle parvint à faire rouvrir l’atelier
et retoucher l’une des robes. Tout habiles qu’elles soient, les
couturières, en revanche, ne purent rien faire pour la robe longue
que je portais au final. Elle m’arrivait au ras des genoux ! Je chantai
avec une simple petite robe noire et personne, y compris moi, ne
s’en porta plus mal.

*
Jean-Valère, à ma demande, avait appelé Hervé pour l’inviter le
premier soir. Hervé l’avait envoyé balader sans ménagement.
« Comment peux-tu oser me proposer de venir après ce qui s’est
passé ? »
Mais dans l’après-midi, le téléphone de Jean-Valère ne cessa de
sonner. C’était Hervé, qui lui réclamait des places. Trop tard,
l’Olympia était comble. Jean-Valère offrit de lui en trouver pour le
lendemain. Hervé se récria. Le lendemain ? Pour qui le prenait-on !
Le soir même ou jamais.
Mais le lendemain, bien sûr, il était là et vint trouver Nicole
Sonneville, qui resta intraitable.
C’est ainsi – et je ne peux le raconter sans en avoir le cœur
serré – que celui qui avait tant insisté pour que je revienne à la
chanson, qui avait tant espéré me voir un jour de nouveau chanter
sur scène, eut pour seule satisfaction de voir mon nom scintiller en
lettres rouges au fronton de l’Olympia et le public se presser aux
portes.

*
En août 2014, Hervé fut hospitalisé. Je fus prévenue par son
frère Jean, qui m’expliqua que depuis tout jeune Hervé était soigné
pour des troubles du comportement. Ce que je prenais pour des
bizarreries de caractère aggravées par l’âge était en réalité bien plus
profond et bien plus ancien.
J’allai le voir à l’hôpital avec Dominique Besnehard. Il ne parlait
plus, il tourna vers moi un regard sans expression. Je m’assis sur le
bord du lit, pris sa main dans la mienne. Il me sembla sentir deux
pressions de ses doigts sur ma paume.
J’aime à croire qu’il m’avait reconnue.
15
Ma raison d’être

Les médecins ont tenu parole. Pour mes quatre-vingt-onze ans,


le 2 juillet 2019, ils m’ont accordé l’autorisation de fêter mon
anniversaire à la Jonchère. Quel bonheur de rentrer chez moi,
même brièvement ! Marie-Annick avait eu à cœur d’organiser en
secret une petite fête en mon honneur. Quand je suis sortie de
l’ambulance, assise dans un fauteuil roulant, j’ai reconnu avec
émotion, parmi ceux qui m’applaudissaient, Claude, Muriel, Nicole,
mais aussi Dany Boon, Jean-Claude Camus, Franck Saura ainsi
qu’Anne Holmes, la responsable des fictions de France Télévisions.
Nous nous sommes installés sous le cèdre bleu. Eddy, l’aide-
soignant qui m’accompagnait, consentit à ce que je boive un fond de
coupe de champagne, bien que l’alcool me soit interdit.
Marie-Annick et Jacinthe avaient prévu un grand barbecue, un
repas simple et convivial. L’atmosphère était certes un peu
mélancolique, personne n’oubliait, moi la première, que j’étais là
seulement pour quelques heures. Mais tous cherchaient à me
distraire. Muriel nous fit rire en testant sur nous quelques-uns des
sketchs de son spectacle Et pof !. Dany m’annonça qu’il était en train
de m’écrire un rôle dans son prochain film. Pour lui, pas de doute,
j’allais m’en sortir, comme toujours. J’en étais beaucoup moins
certaine, mais je gardai mes craintes pour moi.
Dans la foulée, Nicole m’apprit qu’Éric Lavaine avait un sujet
pour moi, une participation dans un de ses films aux côtés de
Josiane Balasko. Depuis le temps que je voulais tourner avec elle !
J’accueillis ces projets comme des cadeaux, des cadeaux
d’anniversaire. Serais-je capable de travailler dans un avenir
proche ? Cela me semblait peu probable. Pourtant j’ai bel et bien
tourné le film d’Éric Lavaine quelques mois plus tard et tout s’est très
bien passé.
Mais en ce 2 juillet, nous n’en étions pas là.

À dix-sept heures, en retard sur l’horaire, j’ai abandonné mes


invités sur la pelouse de La Jonchère pour rentrer à l’hôpital. J’étais
dévastée de quitter ma maison, mes amis, mes chiens, ma vie
d’avant l’AVC.
J’ai retenu mes larmes tout au long de la route. Mais arrivée
dans ma chambre, je n’ai pas pu résister. Pour la première fois
depuis le 10 avril, j’ai craqué, moi qui étais si fière de mon courage.
Marie-Annick m’a pris la main, nous sommes restées toutes les
deux côte à côte un long moment, moi sanglotant, elle silencieuse.
Peu à peu mes pleurs se sont calmés. Elle m’a tendu un mouchoir.
« Fallait que ça sorte », a-t-elle conclu.
Il n’y avait rien d’autre à ajouter.

*
Dans le long article que m’a consacré Le Monde en
décembre 2019, le journaliste écrit : « Au milieu des années 1980,
[Line Renaud] a déniché un nouveau filon tout à fait original qui ne
risquait pas, hélas, de s’épuiser et qui la rendait encore plus
fréquentable aux yeux des politiques. Liz Taylor lui transmet le
flambeau de la lutte contre le sida pour la France. »
Cette phrase m’a blessée. Certes, quelques lignes plus loin, ce
même journaliste atténue, voire annule son affirmation précédente
en ajoutant : « Il faut une tonne de courage pour oser être une des
premières à s’engager. Le peuple de droite, le sien, considère que le
sida est la maladie méritée des pédés. » Mais des deux affirmations
contradictoires, laquelle le lecteur du Monde retiendra : qu’avec le
sida j’avais trouvé un bon filon pour soigner ma cote personnelle, ou
qu’à l’époque il n’allait pas de soi, pour Line Renaud, de se ranger
aux côtés des victimes du cancer des homosexuels, comme on disait
alors, et pas seulement parmi le peuple de droite ?
Au fond, qu’importe ? Mon engagement dans la lutte contre le
sida n’a pas procédé d’un calcul. Je n’ai pas pesé longuement
avantages et inconvénients. J’ai foncé sans bien réfléchir et sans
imaginer que cette cause deviendrait l’engagement de ma vie. Je
n’avais pas répété mon rôle, j’ai improvisé du mieux que j’ai pu.

Rien ne serait arrivé si, au début des années 1980, je n’avais pas
fait de fréquents séjours aux États-Unis. J’ai vécu en direct l’irruption
du sida dans la vie quotidienne de la société américaine, j’ai été
témoin du déferlement de bobards et de haine qu’a provoqué la
découverte du mal mystérieux qui frappait les homosexuels. J’ai vu
les enfants hémophiles qu’on chassait des écoles, j’ai vu des gens
refuser de serrer la main de personnes qu’ils ne connaissaient pas.
On prétendait qu’il suffisait de se trouver en présence d’un
homosexuel, de respirer le même air que lui, pour être infecté. À
plus forte raison de l’embrasser ou de boire dans le verre où il avait
bu. On invoquait la juste punition divine, on accablait d’injures « ces
pervers qui, par leurs pratiques répugnantes, mettaient en danger la
santé des Américains ». Qu’il faille les admettre dans des hôpitaux
et les soigner était loin de faire l’unanimité. « Laissez-les crever ! »
entendait-on couramment. « Dieu a créé Adam et Ève, pas Adam et
Steve », proclamait la droite religieuse et conservatrice.

Au début des années 1980, les médias liaient systématiquement


sida et homosexualité. On s’est pourtant très vite aperçus que la
maladie faisait des ravages bien au-delà de la communauté gay.
C’est ainsi qu’Elizabeth Glaser, la femme de Paul Michael
Glaser, l’interprète de Starsky dans la série Starsky et Hutch, m’avait
expliqué qu’elle avait été contaminée lors d’une transfusion
sanguine, après une importante hémorragie survenue lors de
l’accouchement de sa fille Ariel, en 1981.
Ariel décéda du sida en 1988. Elizabeth avait transmis le virus à
sa fille en l’allaitant. Elle en mourut elle-même six ans plus tard, à
quarante-sept ans.
Le sida ne choisit pas sa cible.

*
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours connu des
homosexuels, j’ai toujours su, même jeune, ce qu’était
l’homosexualité, ça ne m’a jamais gênée. Il y avait un garçon proche
de la famille, un vague cousin, Gérard, dont tout le monde savait
qu’il était pédéraste, comme on disait alors. Il aimait coudre, il venait
voir ma grand-mère qui était couturière, et la regardait travailler.
Grand-mère était assez en avance sur son temps. Elle disait à
Gérard : « Ça n’a pas l’air d’aller fort, Gérard.
— Non, c’est fini avec Antonio.
— Amène-le-moi, je vais lui parler. »
Antonio, qui la craignait, venait la voir. « Antonio, tu fais une
bêtise. Tu ne retrouveras jamais quelqu’un d’aussi bien que
Gérard ! » Le couple repartait cahin-caha.

On dit parfois que je soutiens la cause homosexuelle. Il n’y a pas


de cause homosexuelle. L’homosexualité n’est pas un choix ou un
mode de vie. Il y a juste des hommes ou des femmes qui aiment des
personnes du même sexe. Je bondis quand j’entends dire que
l’homosexualité est « contre nature », alors que c’est la nature qui
détermine, à la naissance, la préférence sexuelle de chacun.
L’environnement familial, l’éducation, faut-il le rappeler, ne jouent
aucun rôle dans l’affaire.
Je suis fermement attachée à ce que chacun puisse vivre sa
sexualité sans contrainte et sans honte. Pourtant je sais qu’en 2020,
certains parents admettent encore très mal l’homosexualité de leur
enfant. Ils le rejettent ou se sentent coupables. À eux, je souhaite
dire qu’il n’y a pas de culpabilité à avoir, car il n’y a pas de faute.
Comprenez votre enfant, aidez-le. Il n’a pas demandé à être
homosexuel, il l’est et n’aspire qu’à être heureux tel que l’a fait la
nature.

*
En 1985, Elizabeth Taylor créa avec deux chercheurs la
Fondation américaine pour la recherche sur le sida, l’AmfAR.
Peu de temps avant, Liz avait déclaré : « Je regardais tous les
reportages sur cette nouvelle maladie et je me demandais pourquoi
personne ne faisait rien. Ensuite, je me suis rendu compte que j’étais
comme eux. Je ne faisais rien pour aider… »
La création de l’AmfAR répondait à ce besoin d’action concrète.
En prenant la tête du mouvement, Liz savait qu’elle entraînerait à sa
suite les plus grands noms d’Hollywood et que cette mobilisation des
artistes modifierait profondément la donne.

Le 16 septembre, l’association organisa, à l’hôtel Bonaventure de


Los Angeles, un dîner baptisé Commitment to Life, « engagement
pour la vie ». La manifestation fut retransmise en direct coast to coast
par la télévision. Deux mille cinq cents convives avaient payé de
deux cent cinquante à cinq cents dollars le couvert pour participer à
cette soirée qui permit de récolter, avec les dons et la vente
d’œuvres d’art, plus de trois millions de dollars.
Il m’arrive de me demander ce qui se serait passé si je n’avais
pas assisté à ce dîner. Il s’en est fallu de peu. J’étais à Los Angeles
pour mettre sur pied la production de la version américaine de Folle
Amanda, j’avais reculé déjà plusieurs fois la date de mon retour en
France, c’est finalement assez tard que je répondis à l’invitation de
Liz.

Tout est démesuré aux États-Unis. La salle de bal de l’hôtel


Bonaventure, où se déroulait l’événement, était grande comme un
terrain de football. Le repas n’avait rien d’extraordinaire pour le prix,
mais quel spectacle ! Quels moments d’émotion !
Elizabeth Taylor, en quelques mots très simples, présenta la
soirée : « Ce que nous avons de mieux à faire, à ce stade, c’est
d’aider nos amis qui ont le sida en leur donnant du soutien, de
l’argent et de l’amour. » À la suite de quoi Burt Reynolds lut un
message du président Reagan. Pour la première fois, le Président
prononçait le mot « sida ». C’était la preuve qu’Elizabeth était en
passe de gagner son pari. Ce que les scientifiques n’avaient pas
obtenu, l’action des artistes, par son retentissement sur l’opinion
public, y était parvenue. On ne pourrait plus ignorer le sida.
Quelques sifflements accueillirent le message de Reagan.
Quelqu’un cria : « Dépensez plus d’argent ! » Burt Reynolds, qui
était du genre rugueux, s’arrêta de lire et interpella le contradicteur :
« Je me fiche de tes convictions politiques. Cet homme a passé du
temps à nous envoyer un télégramme. Si ça ne te plaît pas que je le
lise, va faire un tour dehors ! » Les sifflets s’arrêtèrent.
Signe également d’un changement notoire d’attitude vis-à-vis du
sida, l’intervention courageuse de Betty Ford, l’ancienne première
dame, qui déclara : « Il n’y a pas de honte à passer par l’épreuve de
la maladie, quelle qu’elle soit. Moi-même, j’ai lutté deux fois : contre
le cancer et contre l’alcoolisme. L’essentiel est de vaincre la peur. »
Avec cet art consommé des Américains pour mêler émotion,
spectacle et attractions, la soirée fit se succéder, sans un instant de
répit, les événements les plus divers. Mais sans aucun doute, le
moment le plus bouleversant fut la lecture par Burt Lancaster d’un
message de Rock Hudson.
Quelques semaines plus tôt, l’acteur, qui avait été le partenaire
de Liz dans Géant, avait révélé, après l’avoir longtemps dissimulé,
qu’il était atteint du sida. Alors qu’il était hospitalisé à Paris,
officiellement soigné pour un cancer du foie, son attachée de presse
avait lu un communiqué qui disait : « M. Rock Hudson est atteint du
syndrome d’immunodéficience acquise, déjà diagnostiqué l’année
passée aux États-Unis. »
Ce fut la première personnalité à parler ouvertement du mal dont
il était atteint. Il ne tarda pas à en payer le prix, au sens propre du
terme : aucune compagnie aérienne n’acceptant de le transporter, il
dut louer à ses frais un 747 afin de rentrer à Los Angeles.
Aux États-Unis mêmes, les actrices avec lesquelles il avait
échangé des baisers de cinéma s’émurent : ne les avait-il pas
infectées ? On prétendit que Linda Evans, qui avait embrassé
l’acteur lors d’une scène de Dynastie, envisageait de porter plainte
contre lui. Linda Evans, lors de la soirée, vint en personne démentir
la rumeur.
L’immense salle du Bonaventure se figea dans un silence glaçant
quand Burt Lancaster, lunettes sur le nez, lut le message de Rock
Hudson : « Je ne suis pas heureux d’être malade, je ne suis pas
heureux d’avoir le sida. Mais si cela peut aider les autres, je saurai
au moins que mon propre malheur a eu des effets positifs. »

*
Il m’est difficile d’expliquer à quel point je fus impressionnée par
cette soirée. L’ampleur de la mobilisation, son efficacité immédiate,
l’émotion qui se dégageait des différentes interventions me firent
saisir le poids d’une parole forte, relayée par des personnalités
déterminées à se faire entendre. J’étais assise à une table où se
trouvaient de grands médecins et des chercheurs, ils étaient
unanimes : la lutte contre le sida, qui, malgré tous leurs efforts,
peinait à s’imposer, était en passe d’accéder, grâce à ce coup de
projecteur, au rang de grande cause nationale.
Au fur et à mesure du déroulement de la soirée, une idée
s’insinua en moi : pourquoi ne ferions-nous pas la même chose en
France ? Chez nous aussi, le sida connaissait un taux de
progression effrayant, les préjugés homophobes s’exprimaient sans
retenue, les personnes infectées hésitaient à révéler le mal dont
elles souffraient de peur d’être proscrites, la recherche manquait
cruellement de moyens, sans même parler de la prévention, quasi
inexistante. Les artistes français devaient, à l’exemple de leurs amis
américains, utiliser le crédit dont ils disposaient auprès du public
pour populariser la lutte contre le sida.
Qu’on n’aille pas croire que je me sentais appelée, telle Jeanne
d’Arc, à revêtir mon armure et à prendre la tête du combat. J’étais
bien loin d’imaginer la suite, et si on m’avait dit le temps et les efforts
que j’y consacrerais, j’aurais poliment décliné l’offre. Mais lorsque le
correspondant de France-Soir, présent dans la salle, vint, à la fin de la
soirée, me demander si le même événement pourrait se produire en
France, c’est sans la moindre hésitation que je lui répondis : « Oui,
bien sûr, et je suis certaine que beaucoup d’artistes accepteraient
d’y participer.
— Vous aussi ?
— Naturellement. »
L’article parut à Paris deux jours plus tard. Je fus stupéfaite de
constater le nombre d’appels que je reçus. « Pourquoi tu
n’organiserais pas une soirée ? Tout le monde te suivrait ! me
téléphona Dalida.
— Mais c’est impossible, voyons, je reste à peine quelques
semaines à Paris et je repars aux États-Unis pour répéter The
Incomparable Loulou.
— On s’y mettra tous. On t’aidera.
— Impossible, je te dis. J’ai un rôle entier à apprendre en
anglais. Où veux-tu que je prenne le temps ? »

Le 2 octobre, le monde apprit la nouvelle de la mort de Rock


Hudson dans sa propriété de Beverly Hills. Sachant que j’avais
assisté à la fameuse soirée au cours de laquelle Burt Lancaster avait
lu le message de l’acteur, Noël Mamère me demanda de venir en
parler au journal de treize heures d’Antenne 2.
Ce que je dis alors, très simplement, insistait sur ce qui me
paraissait essentiel à l’époque : vaincre l’effroi qui s’était emparé de
toute une société menacée par un mal inconnu, lutter contre les
préjugés, la discrimination.
D’emblée, Noël Mamère me demanda si j’avais l’intention de
faire en France ce que Liz Taylor avait fait aux États-Unis. Je n’allais
pas répondre : « Surtout pas ! » Je confirmai. En quelques
secondes, j’ai signé un engagement que je continue d’honorer,
trente-cinq ans plus tard.
J’ai profité de ma notoriété pour donner l’alerte. Tant mieux si ma
voix a porté.

*
Mon intervention au journal de Noël Mamère déclencha, chez les
artistes, une vague de sympathie extraordinaire. Les messages
affluèrent. Nana Mouskouri, Raymond Devos, Thierry Le Luron,
Michel Leeb réagirent dans les minutes qui suivirent. Tous disaient la
même chose : « Vas-y Line, on te suit ! » Je tentai bien de résister,
mon prochain départ aux États-Unis, la pièce à apprendre en
anglais, non vraiment, je n’avais pas le temps. « Faites-le, vous ! Je
vous soutiendrai. »
Peine perdue. Mes protestations ne rencontraient aucun écho.
L’idée venait de moi, c’était à moi de m’en charger.

Mais la réaction qui emporta ma décision fut celle de M. Fretel, le


secrétaire général de l’Institut Pasteur. Il m’appela l’après-midi
même pour me décrire l’état d’extrême pauvreté dans lequel
travaillaient les chercheurs. « Si je vous disais que nous n’avons
même pas de centrifugeuse ! » Je ne savais pas très bien à quoi
servait une centrifugeuse, mais la façon dont cet homme m’en parlait
suffit à me convaincre.
À peine avais-je raccroché que je rappelai tous mes amis :
« C’est d’accord, on fonce ! »
Il fallait d’abord créer une association. Je n’avais, est-il besoin de
le préciser, aucune expérience en la matière. Jacques Chirac
m’orienta vers un conseiller maître à la Cour des comptes,
M. Michardière. Je le rencontrai, il m’écouta attentivement et accepta
de m’aider, à titre bénévole et strictement privé. Il restera dix ans à
mes côtés. Grâce à lui, quelques jours plus tard, les statuts de
l’Association des artistes contre le sida étaient déposés.

Contrainte de repartir aux États-Unis, je m’étais fixé d’organiser


d’ici mon départ deux événements marquants. J’en fis l’annonce au
cours d’une conférence de presse fin octobre. D’abord un dîner de
gala au Paradis Latin le lundi 25 novembre, puis, le 11 décembre,
une émission télévisée sur France 3, Au nom de l’amour, de Pierre
Bellemare, entièrement consacrée au sida, émission au cours de
laquelle une grande collecte de fonds serait organisée.

Nous disposions d’à peine quelques semaines pour mettre sur


pied le gala. C’était absolument fou, mais l’inconscience est parfois
bien plus utile que la prudence dans ce genre de circonstances. Je
me mis en quête d’une salle, partout on me demandait des sommes
folles. Le mot sida faisait peur. Les grands hôtels, les restaurants
chics craignaient une mauvaise publicité. Heureusement, Jean
Kriegel, le patron du Paradis Latin, accepta de nous accueillir et,
mieux encore, offrit généreusement les six cents repas qui seraient
servis ce soir-là. Philippine de Rothschild prit en charge les vins,
d’autres le champagne. Toutes les agences de publicité, par contre,
refusèrent de démarcher les annonceurs pour le programme dont la
vente devait contribuer aux bénéfices de la soirée. Là encore, le mot
sida faisait peur. Pas commercial du tout, le sida ! J’ouvris les pages
jaunes de l’annuaire et contactai moi-même les grandes maisons
habituées de ce genre de demi-mécénat. Mon premier appel, je
m’en souviens, fut pour la Maison de la Truffe, place de la
Madeleine. Le directeur acheta sans discuter un quart de page.
« Avec plaisir, madame Renaud », me dit-il aimablement. Ce premier
succès me donna du courage, tous les emplacements furent vendus
en quarante-huit heures.

Le gala eut bien lieu à la date prévue et connut un très grand


succès. Il rapporta un million de francs de l’époque − environ deux
cent cinquante mille euros d’aujourd’hui. Malgré de graves
problèmes de dos, Liz Taylor fit le voyage depuis les États-Unis.
J’allai l’accueillir à l’aéroport. « Line, tu ne sais pas à quoi tu
t’attaques ! » me dit-elle à sa sortie de l’avion.
Sa présence transforma un gala de charité comme il s’en produit
des centaines chaque année à Paris en événement médiatique. Nul
ne put ignorer la mobilisation des artistes en faveur de la lutte contre
le sida. De clandestine, honteuse, cachée, sujette à tous les
mensonges et à toutes les hypocrisies, la maladie devenait un sujet
dont on parlait de plus en plus ouvertement. Ce n’était qu’une étape,
mais elle a compté.

*
Au nom de l’amour, que Pierre Bellemare animait alors sur
France 3, était une émission très populaire. Lorsque je lui avais
demandé d’en consacrer une au sida, Pierre me donna tout de suite
son accord, mais le thème de chaque émission était défini plusieurs
semaines à l’avance et il n’y avait aucune date disponible avant le
mois de mars. Après discussion avec la direction de la chaîne, il
accepta de bouleverser son calendrier. J’en demande pardon aux
solitaires, à qui l’émission du 11 décembre 1985 était initialement
consacrée, mais c’est finalement le sida qui occupa la soirée.
Comme beaucoup des documents filmés dont je parle dans ce
livre, on peut visionner cette émission sur le site de l’INA, l’Institut
national de l’audiovisuel. Elle est austère, aussi complète qu’on
pouvait l’être à l’époque sur le sujet, courageuse. Je ne sais si une
grande chaîne oserait en faire autant aujourd’hui, y compris sur le
service public. Les témoins sont nombreux, médecins, chercheurs,
malades. Certains sont bouleversants. Je me souviens d’un grand
professeur de médecine qui ne put retenir ses larmes lorsqu’il
évoqua le cas d’enfants atteints du sida hospitalisés dans son
service.
Le but de l’émission était d’informer, mais aussi de récolter des
fonds. Encouragés par l’inimitable Jean-Paul Rouland, les
téléspectateurs étaient invités à formuler leurs promesses de dons
au nom de l’Association des artistes contre le sida.
Au cours de la soirée, de nombreux artistes, François Perrier,
Marlène Jobert, Miou-Miou, Pierre Richard, Josiane Balasko, Jean
Rochefort, vinrent lancer des appels à la générosité.
Interrogée par Pierre Bellemare, j’avais expliqué le plus
clairement possible, au début de l’émission, comment seraient
distribuées les sommes recueillies. Une partie irait à la recherche,
par l’intermédiaire de l’Institut Pasteur, l’autre aux projets cliniques,
sous le contrôle de la Fondation pour la recherche médicale, et la
troisième aux malades, grâce à l’association Aides, créée l’année
précédente par Daniel Defert.
Malgré la concurrence de Belmondo sur une chaîne, d’un match
de football sur l’autre, malgré son caractère délibérément
pédagogique et son sujet douloureux, l’émission fit un score
honorable. Mais surtout, à la fin de la soirée, la collecte avait permis
de réunir la somme incroyable de dix millions de francs, environ trois
millions d’euros, dont énormément de tout petits dons.
Si bien que lorsque maman, qui tenait la comptabilité de
l’association, recevait un chèque d’un montant un peu élevé, elle
s’inquiétait. Minutieuse et scrupuleusement honnête, elle craignait
que le donateur ne se soit embrouillé entre anciens et nouveaux
francs et l’appelait pour vérifier. « Vous êtes certain que vous ne
vous êtes pas trompé ? »
C’était de l’artisanat. Mais quel enthousiasme, quel dévouement,
quelle satisfaction de se sentir utile, si peu que ce soit !
L’Institut Pasteur reçut cette fameuse centrifugeuse qui lui faisait
tant défaut, l’association Aides, qui n’avait même pas les moyens de
louer un bureau pour assurer son indispensable permanence
téléphonique à l’écoute des malades, put travailler dans des
conditions un petit peu meilleures, la Fondation pour la recherche
médicale trouva de quoi financer de nouveaux programmes de
recherche.
Pactole ou goutte d’eau ? Quand on a connu l’extrême pénurie,
la moindre amélioration est appréciable. Si notre toute jeune
association pouvait apporter ce petit soulagement, n’était-ce pas
déjà beaucoup ?

Je n’avais pas appris une ligne de mon texte, mais en reprenant


l’avion pour les États-Unis, j’éprouvais le sentiment qu’une fenêtre
s’était ouverte dans ma vie et que, par un détour imprévu, je
retrouvais les valeurs de solidarité qui avaient marqué mon enfance.

*
En lançant l’Association des artistes contre le sida, j’étais entrée
sans le savoir dans une communauté d’un genre tout à fait
particulier et à bien des égards exemplaire : la communauté VIH-
sida. L’appellation n’est pas très glamour, j’en conviens, mais elle
recouvre une expérience humaine d’une rare qualité.
Face à la tragédie que constituait la propagation du virus du sida,
il s’est produit, dans ces années-là, une mobilisation, une solidarité
qui a réuni chercheurs, médecins, personnel soignant, patients et
représentants des patients.
Les malades n’étaient plus considérés comme des personnes
assistées, totalement dépendantes des spécialistes, des sachants.
On les écoutait, non par charité ou de façon condescendante, mais
parce qu’ils étaient considérés comme des experts de leur propre
maladie.
Chacun pouvait apporter sa compétence et son savoir-faire. Un
seul objectif : mettre un terme à cette saleté de sida.

Moi qui venais d’un monde bien différent, j’ai trouvé


naturellement ma place dans cette communauté. J’y ai rencontré
des êtres d’une valeur morale exceptionnelle, au premier rang
desquels je place Françoise Barré-Sinoussi, aujourd’hui présidente
de Sidaction.
Scientifique de premier plan, mais aussi militante infatigable de la
lutte contre le sida, Françoise n’est pas une femme d’appareil. Elle
n’a aucun goût pour les luttes de pouvoir. Les honneurs, les places
ne l’intéressent pas. De ce fait, mes rapports avec l’Institut Pasteur
sont longtemps passés par le professeur Luc Montagnier, qui était
son responsable administratif. Selon une coutume discutable, le nom
du responsable est associé à toute découverte faite dans les
services dont il a la charge. Représentant en titre de l’excellence
scientifique française dans la lutte contre le sida, le professeur
Montagnier a parcouru le monde entier auréolé de ce prestige, a
parlé au nom de la France dans toute une série d’instances
internationales, accaparé avantages et subsides.
En fait, Luc Montagnier était l’exact contraire de Françoise Barré-
Sinoussi. Assoiffé de gloire quand elle était d’une modestie proche
de l’humilité, âpre au gain là où elle était parfaitement désintéressée.
Je ne dirais pas que la réputation de Luc Montagnier était
totalement usurpée mais, pour l’avoir beaucoup côtoyé, j’affirmerais
que son action, loin d’être bénéfique, s’est révélée peu à peu nocive.
Nos relations ne cessèrent de se dégrader. Arrogant, désinvolte,
il usa de son statut pour faire avaliser sans réel contrôle des projets
dont l’intérêt scientifique se révéla par la suite douteux.
C’est ainsi qu’une partie de l’argent récolté à l’occasion du
Sidaction 1994 servit à l’installation d’un « centre intégré de
recherches biocliniques sur le sida », situé dans l’enceinte de
l’hôpital Saint-Joseph, à Paris. Baptisé, on le devine, centre Luc-
Montagnier, cet établissement ne connut jamais d’activité effective,
pas plus que les centres analogues que Luc Montagnier ouvrit peu
après à Abidjan puis en Suisse.

J’ai raconté comment, à la suite du scandale provoqué par


Act Up, le Sidaction 1996 fut un échec et plongea notre association
dans les plus grandes difficultés. Fin juin, une réunion du conseil
d’administration eut lieu dans le bureau de Pierre Bergé, avenue
Marceau, pour examiner la situation. Nous n’avions plus un sou en
caisse, il fallait revoir tous les programmes d’aide à la recherche et
aux associations.
Montagnier arrivait toujours en retard aux réunions, l’air
surchargé, laissant entendre qu’il avait bien plus important à faire
ailleurs. Il déboula cette fois encore une demi-heure après tout le
monde et, sans se préoccuper du sujet en discussion, demanda la
parole. Sa phrase introductive ne variait jamais : « Je suis très
pressé, j’irai droit au but ! » Il partait à Abidjan, il lui fallait cent mille
francs « symboliques » − environ quinze mille euros – pour, disait-il,
arriver avec quelque chose.
Nous étions sidérés. Saisie d’une rage folle, incapable de me
contrôler, je me levai et lui dis : « Vous êtes peut-être un bon
professeur, bien que vous soyez plus souvent dans les avions que
dans votre laboratoire, mais vous êtes un sale bonhomme ! » Et paf !
je lui balançai ma paire de lunettes en plein figure.
Montagnier, abasourdi, quitta la salle en me traitant de furie. La
furie ne s’est jamais excusée.
16
Le sida, on n’en meurt pas ?

Fin 1982, le docteur Willy Rozenbaum, chef de clinique à l’hôpital


Claude-Bernard à Paris, ainsi qu’un groupe de jeunes médecins qui
soignent dans leur service des patients atteints du sida, prennent
contact avec leurs collègues de l’Institut Pasteur spécialisés en
virologie. Ils ont observé que leurs malades souffrent de ganglions
généralisés et pensent que l’agent infectieux pourrait se trouver
dans l’un de ces ganglions. Le laboratoire de Jean-Claude
Chermann, où travaille Françoise Barré-Sinoussi, juge l’hypothèse
intéressante. La décision est prise de prélever un ganglion sur un
malade volontaire et de l’analyser.

La biopsie ganglionnaire est pratiquée à Claude-Bernard le lundi


3 janvier 1983 au matin. Une collaboratrice de Willy Rozenbaum,
Françoise Brun-Vézinet, est chargée de remettre le prélèvement à
l’équipe de Jean-Claude Chermann. Elle arrive vers midi à l’Institut
Pasteur et ne trouve personne dans le service. Françoise Barré-
Sinoussi est bien là, mais pratique des examens dans une pièce de
culture dans laquelle il est interdit d’entrer.
Françoise Brun-Vézinet se rend alors dans un bâtiment voisin, où
est installée l’unité d’oncologie virale du professeur Montagnier, et
remet la biopsie à celui-ci, qui la met en culture avant de la
transférer à ses véritables destinataires.
Certains disent que la principale contribution de Luc Montagnier
à l’identification du rétrovirus responsable du sida fut d’avoir
réceptionné le colis, ce qui lui valut le prix Nobel de médecine.
Certains, mais pas Françoise Barré-Sinoussi. Elle ne dément ni ne
confirme. Tout au plus déplore-t-elle vivement que Jean-Claude
Chermann n’ait pas été associé au prix. Le reste ne l’intéresse pas,
comme la laisse indifférente la longue querelle entre le professeur
Montagnier et Robert Gallo, aux États-Unis, chacun revendiquant
l’antériorité de la découverte.
Ce qui compte pour elle, c’est qu’en l’espace de quelques
semaines le virus ait été isolé et qu’on ait pu déterminer qu’il était
bien l’agent responsable du sida. Le 20 mai 1983, un article signé
Françoise Barré-Sinoussi, Jean-Claude Chermann et Luc
Montagnier paraît dans la revue américaine Science. Il annonce la
découverte d’un nouveau rétrovirus, nommé alors LAV
(lymphoadenopathy associated virus), qui sera renommé plus tard VIH,
pour virus de l’immunodéficience humaine.
L’isolement du virus VIH marquait le point de départ d’intenses
recherches internationales pour lutter contre l’infection. Il a
notamment permis de mettre au point très rapidement des tests de
diagnostic de l’infection VIH.

Ce qui me touche dans la démarche de Françoise Barré-Sinoussi


et a beaucoup contribué à nous rapprocher, c’est que l’impératif
scientifique n’a jamais pris le pas sur la dimension humaine de son
travail. Si elle se hâte tant, durant les premiers mois de l’année
1985, c’est qu’elle a conscience de l’urgence : ces malades du sida,
jeunes pour la plupart, n’ont pas le temps d’attendre. Leur
dégradation physique augmente de jour en jour. Beaucoup d’entre
eux disparaîtront avant de pouvoir bénéficier d’éventuels
développements thérapeutiques. C’est une période lourde, tragique,
pleine de drames, d’émotions. Françoise m’a raconté comment des
malades, avertis par la presse, venaient spontanément à Pasteur se
renseigner auprès des chercheurs : « Les mesures de sécurité
n’étaient pas celles qu’on connaît aujourd’hui. Ils demandaient à
l’entrée, on leur indiquait le chemin, ils arrivaient directement dans
les labos. Ils voulaient qu’on leur explique quel était le virus que
nous venions de découvrir, comment il fonctionnait dans le corps,
comment on allait s’y prendre pour les en débarrasser. C’était la
première fois qu’une chose pareille se produisait. »
Mais ce qui se produisit d’encore plus inhabituel, c’est que loin
de les éconduire, les chercheurs, Françoise la première, prenaient le
temps de les écouter et de leur répondre, non seulement persuadés
qu’ils leur devaient cette attention, mais convaincus que les malades
avaient quelque chose à leur apprendre.
Le 6 octobre 2008, quand on lui annonça qu’elle avait reçu le prix
Nobel, elle se trouvait au Cambodge, à l’Institut Pasteur de Phnom-
Penh.
Danielle Messager, une journaliste de France Inter, l’appella :
« J’avais peur de ne pas arriver à vous joindre, avec cette grande
nouvelle.
— Pourquoi, quelle nouvelle ?
— Comment, vous n’êtes pas au courant ? Vous venez de
recevoir le prix Nobel de médecine avec le professeur Montagnier ! »
Absorbée par son travail de formation auprès de jeunes
chercheurs, Françoise avait complètement oublié que c’était le jour
où étaient annoncés les noms des lauréats.
Pierre Bergé lui prêta une robe longue de Saint Laurent, et c’est
ainsi vêtue qu’elle fit son entrée, le 10 décembre suivant, au bras du
roi de Suède dans la grande salle de l’hôtel de ville de Stockholm.
Qu’elle ait été fière de la distinction qui lui était remise, cela ne fait
pas de doute. Qu’elle en ait tiré orgueil, certainement pas. Sauf,
peut-être, au nom des femmes, si peu souvent reconnues et si peu
souvent honorées.

*
La politique, les politiques, ont joué leur rôle dans cette période
confuse. Pour des raisons difficiles à discerner, le sida a longtemps
été considéré comme chasse gardée par la gauche. Sans doute
parce qu’il a frappé, à l’origine, un certain nombre d’artistes ou
d’intellectuels de renom, et que la gauche avait tendance à s’arroger
le monopole de la culture, et d’autre part parce que les premiers cas
constatés l’étaient chez des homosexuels, catégorie censée être
honnie des gens de droite. Je ne pousserai pas plus loin l’analyse,
mais je peux témoigner qu’en m’aventurant dans ce domaine, j’ai
suscité, moi femme réputée de droite, une certaine méfiance.
Qu’est-ce que je venais faire là ? Pierre Bergé lui-même, mon cher
Pierre Bergé, à qui me liera par la suite une si belle amitié, se posa
vraisemblablement la même question. Je n’étais pas de son monde.
Il était l’élite, moi j’étais le peuple. Pour dire les choses, je pense que
si nous avons pu unir nos forces en créant Ensemble contre le sida
un an avant l’élection présidentielle de mai 1995, c’est que François
Mitterrand, grand politique, avait prévu longtemps à l’avance que
Jacques Chirac lui succéderait. Mon étiquette chiraquienne, qui
faisait mauvais genre, devenait soudain attractive.
Pierre Bergé et moi avons appris à nous connaître. La réalité a
balayé les vaines préventions, les rapports humains l’ont emporté
sur l’idéologie. Pierre était, de prime abord, extrêmement intimidant.
On avait du mal à accrocher. Il était froid et pouvait devenir
rapidement agressif si on lui résistait. Il revêtait volontairement un
masque pour se protéger des autres. Quand la confiance
s’instaurait, le masque tombait et on découvrait un homme
incroyablement généreux, d’une humanité extraordinaire.
L’épisode des lunettes jetées à la tête du professeur Montagnier
marqua un tournant dans notre relation. Aux yeux de cet homme
d’affaires au comportement parfaitement maîtrisé, un tel manque de
sang-froid aurait dû me faire perdre tout crédit. C’est le contraire qui
se produisit.
Il y avait une complémentarité parfaite entre nous. Avec Pierre, il
fallait que ça aille vite, il admettait mal la contradiction, son opinion
était la bonne, un point c’est tout. Au contraire, je suis patiente et
portée à la conciliation. Je me souviens d’une réunion
particulièrement houleuse dans le bureau d’Étienne Mougeotte,
en 1994, pour l’organisation du premier Sidaction. Toutes les
organisations étaient là, ça se passait mal, chacun défendait sa
boutique, l’atmosphère était électrique. À un moment, les
représentants d’Act Up se sont levés et ont dit puisque c’est comme ça,
on s’en va. Je leur ai couru après. Comment suis-je parvenue à les
convaincre, je n’en sais rien, toujours est-il qu’ils ont consenti à
regagner la salle et qu’un accord a été conclu.
Je n’étais pas une militante rompue aux effets de tribune. Je
n’entendais rien aux manœuvres de couloir, aux alliances tactiques,
aux coups bas, aux marchandages. Je voyais le but à atteindre et
pensais qu’entre personnes de bonne foi on finissait toujours par
trouver un terrain d’entente.
Comme le dit aujourd’hui Françoise Barré-Sinoussi avec une
pointe de nostalgie : « Les deux ensemble, vous et Pierre Bergé,
vous formiez un binôme extraordinaire. »

*
Un épisode illustre, de la pire des façons, l’intrusion de la
politique dans les controverses autour du sida au début des années
1980. Il mérite d’être raconté.
Le lundi 28 octobre 1985, en fin d’après-midi, le professeur
Philippe Even, chef du service pneumologie à l’hôpital Laennec, est
reçu à sa demande au ministère des Affaires sociales et de la Santé,
avenue de Ségur, avec deux de ses collègues, un cancérologue et
un immunologiste. Ils ont fait, disent-ils, une découverte
« sensationnelle » et pensent être sur la piste d’un traitement contre
le sida.
Depuis quelques jours – en fait moins d’une semaine –, deux
patients atteints du sida ont été soignés avec un traitement à base
de ciclosporine, un médicament utilisé dans les transplantations pour
éviter les rejets de greffe. Au dire de Philippe Even, les résultats
biologiques observés sur les deux patients sont « spectaculaires ».
Mise au courant par son directeur de cabinet, la ministre Georgina
Dufoix, sans la moindre vérification, sans aucun respect d’un
quelconque protocole scientifique, fait publier le jour même un
communiqué de presse évoquant « une méthode de traitement
originale », qui semble « dessiner un espoir raisonnable » de
guérison chez les patients atteints de VIH.
Pis encore, elle cautionne la tenue d’une conférence de presse,
le lendemain, au cours de laquelle le professeur Even et ses deux
collègues, devant la presse du monde entier, réitèrent leurs
affirmations : grâce à la prise quotidienne de ciclosporine, les
malades atteints du sida peuvent espérer une « amélioration
spectaculaire » de leur état.
Le lendemain, France-Soir titre à la une : « SIDA : Nouveau
succès français – Trois chercheurs de l’hôpital Laennec ont obtenu
des “résultats biologiquement extraordinaires” sur deux patients. »
Quelques jours plus tard, le samedi 9 novembre, France-Soir titre
à nouveau : « SIDA : le malade traité à Laennec va beaucoup mieux.
Il a pu rentrer chez lui pour quelques jours. »
Hélas, ce même 9 novembre, le malade en question décède. Le
lundi suivant, on apprend la mort du deuxième patient.
On reconnaîtra au passage certains emballements irrationnels
qui ont émaillé la pandémie de coronavirus. Georgina Dufoix
objecta, comme on a pu l’entendre récemment à propos de tel ou tel
remède miracle, que l’information qui lui était parvenue provenait
« de gens sérieux et reconnus comme tels », ce qui est exact. Mais
qu’est-ce qui a pu justifier son empressement ?
On a dit que cette gigantesque et tragique méprise avait été
provoquée par le désir de doubler les Américains dans la découverte
d’un traitement contre le sida. Ce qui ne diminuerait en rien la faute.
Mais je crains que les raisons de cette précipitation soient à
chercher dans des calculs de basse politique.
On se rappelle que j’avais donné, le 25 octobre, une conférence
de presse au cours de laquelle avaient été présentés deux
événements organisés par notre Association des artistes contre le
sida, un dîner de gala au Paradis Latin et une émission de Pierre
Bellemare consacrée au sida. Mon engagement dans la lutte contre
le sida, celui de nombreux artistes à mes côtés, la présence
annoncée d’Elizabeth Taylor avaient eu un grand retentissement.
Quatre jours plus tard exactement, proclamer qu’une découverte
« sensationnelle » était en passe de résoudre le problème du sida
représentait, pour la socialiste Georgina Dufoix comme pour son
entourage, une excellente opération : on coupait l’herbe sous les
pieds de la chiraquienne Line Renaud, qui avait imprudemment lancé
une campagne de collecte de fonds au profit d’une cause qui n’avait
plus lieu d’être !
Comme souvent, ces médiocres combinaisons se révélaient
contre-productives et le piège se refermait sur les doigts de ses
instigateurs. On pourrait en rire si l’on oubliait que les malades
atteints du sida, à ce moment et pour longtemps encore, avaient la
mort pour seule perspective. Susciter de faux espoirs par jeu
politicien n’en était que plus critiquable.

*
Est-ce à dire que la droite ait été exemplaire ? Loin de là. Mais il
serait injuste de ne pas reconnaître qu’elle a évolué, au cours de
cette période, et que certains de ses représentants ont fait preuve
d’un grand courage en s’opposant au conservatisme de leur camp.
N’oublions pas qu’un Jean-Marie Le Pen réclamait qu’on
enferme les sidaïques, comme il appelait les patients atteints du sida,
dans des sidatoriums car, prétendait-il, les malades pouvaient être
contaminants par leur sueur, leur salive et même leurs larmes !
Jacques Chirac, par nature et sans doute aussi sous l’influence
de Claude, était très ouvert sur les questions sociétales. Il suivait
mon action avec sympathie et la soutenait de toutes les façons
possibles. Entre mars 1986 et mai 1988, sous la présidence de
François Mitterrand, il devint Premier ministre d’un gouvernement de
cohabitation. Sa ministre de la Santé, Michèle Barzach, une femme
de caractère, est gynécologue de formation. Nous avons eu
plusieurs fois l’occasion de nous entretenir avec elle de la lutte
contre le sida. Elle était particulièrement sensible à la prévention,
dramatiquement insuffisante. La publicité pour les préservatifs, je le
rappelle, était alors interdite − ou, plus exactement, il était interdit de
dire que le préservatif était un moyen de protection contre les
maladies sexuellement transmissibles.
Le 23 juin 1986, Michèle Barzach accepta l’invitation d’Antenne 2
et se rendit au journal de vingt heures où elle répondit aux questions
de Bernard Rapp. Pour la première fois, le mot « préservatif » fut
prononcé à de multiples reprises sur une chaîne publique, à une
heure de grande écoute − ce qui aux yeux de beaucoup constituait
un véritable scandale −, et un ministre en exercice préconisait son
usage. « C’est le seul moyen concret de protection dont nous
disposons aujourd’hui », dit Michèle Barzach. Et elle proclama dans
la foulée son intention de faire abroger la loi qui en interdisait la
publicité. Jacques Chirac la couvrit. « Sans son soutien, je n’aurais
rien pu faire », dit-elle.
Soutien qui lui fut également indispensable lorsqu’elle voulut, un
an plus tard, faire passer un décret autorisant la vente libre de
seringues en pharmacie. « Michèle, vous dépassez les bornes ! »
bougonna alors Charles Pasqua, le ministre de l’Intérieur. « Les
toxicomanes sont des délinquants ! » tonna Albin Chalandon,
ministre de la Justice. Contre l’avis de la presque totalité des
membres de son gouvernement, Chirac signa finalement ce décret
qui permit une limitation de la contamination des toxicomanes par le
VIH.

Mais c’est aussi en tant que maire de Paris que Jacques Chirac
s’impliqua dans la prévention contre le sida. Le 28 août 1987,
quelques heures avant le légendaire concert de Madonna qui réunit
cent mille personnes sur la pelouse du parc de Sceaux, nous avions
reçu ensemble la star dans les salons de l’Hôtel de Ville. Madonna
m’avait alors remis un chèque de cinq cent mille francs − la moitié
de la recette escomptée de son concert − au profit de la lutte contre
le sida.
Quelques mois plus tard, Jacques Chirac rencontra à ma
demande Stéphane Mantion, fondateur de l’Association des jeunes
contre le sida. Jacques, selon son habitude, ne perdit pas son temps
en vaines précautions. « Alors, lui dit-il, d’après ma copine Line,
vous trouvez que je ne suis pas bon sur le sida ? Expliquez-moi ce
que je dois faire ! » Il l’engagea comme contractuel, chargé de
proposer des actions pour lutter contre la propagation du sida dans
la capitale. À la fin des années 1980, il y avait encore beaucoup
d’incrédulité et de déni dans le monde gay. Faire prendre conscience
de la réalité même du sida était loin d’être évident. L’une des
premières actions de notre Association des artistes contre le sida
avait été d’installer, dans le hall de l’hôpital Bichat, un stand de
documentation sur la maladie. Les jeunes venaient en douce
prendre les publications, mais il ne fallait surtout pas qu’ils se
sentent observés. Ceux qui tenaient le stand détournaient le regard
pour qu’ils n’aient pas honte de se servir.
Dans le même esprit, les Jeunes contre le sida avaient ouvert,
rue Dante, une première boutique pour distribuer ou vendre tout ce
qui était publié sur le sida, livres, brochures, etc., avec comme
slogan : « Mettre le sida en vitrine ». C’est là que les éducateurs, qui
ne disposaient d’aucun matériel, venaient s’approvisionner.
Lors d’une visite de la princesse Diana à Paris, l’ambassade du
Royaume-Uni et Jack Lang lui avaient préparé un programme, mais
la princesse insista pour visiter en priorité la boutique de la rue
Dante. Je vins la saluer. Le local faisait moins de douze mètres
carrés, il n’y avait pas assez de chaises pour tout le monde, on
s’installa sur le trottoir, les journalistes massés en face.
Dans le cadre de ses fonctions à la Mairie de Paris, Stéphane
obtint de Jacques Chirac que soit ouvert en 1992, au cœur du
Marais, presque sous les fenêtres de l’Hôtel de Ville, une boutique
similaire. La princesse Diana me fit l’honneur de l’inaugurer avec
moi. Ce fut la préfiguration des kiosques infos sida et toxicomanie,
toujours en activité et toujours indispensables.

*
Pendant des années, je me suis rendue très régulièrement à
l’hôpital Bichat ou à Saint-Antoine pour visiter les malades. Certains
étaient en phase terminale. Je leur parlais, j’essayais de leur donner
du courage, je leur montrais qu’ils n’étaient pas seuls.
Autour de moi c’était l’hécatombe. Au détour d’un couloir, il
m’arrivait de retrouver des copains, comme Bernard Dutemps, un
attaché de presse que le sida avait rendu aveugle. « Approche-toi,
ma Line, je ne te vois plus », m’avait-il dit la dernière fois que je lui
avais rendu visite. Il était si malade, si désespéré, qu’il s’est suicidé
quelques jours plus tard en avalant ses clés.
Je pense aussi à Michel, mon coiffeur pendant plus de vingt ans,
qui m’avait suivie partout, y compris pendant mes années
américaines. Quand je me rendis à l’hôpital, on m’indiqua sa
chambre. J’arpentai le couloir sans la trouver, je pensais m’être
trompée d’étage quand j’entendis qu’on m’appelait. C’était Michel.
J’étais passée quatre fois devant sa porte grande ouverte sans le
reconnaître, tellement il avait changé. Son visage était couvert de
tumeurs violacées provoquées par le sarcome de Kaposi. Il s’est
péniblement dressé sur ses avant-bras pour m’embrasser et,
naturellement, je n’ai pas refusé son étreinte. Nous avons passé un
long moment ensemble, nous avons causé et ri comme autrefois,
mais sur le parking de l’hôpital je me suis effondrée.

C’est à ce moment que j’ai pensé que chacun devait être libre de
pouvoir décider de sa propre mort. S’il n’y a plus d’espoir, pourquoi
s’infliger des épreuves inutiles ? Quand ma mère était en fin de vie
et qu’elle souffrait tant, je lui disais : « Tu as du courage, maman »,
et elle me répondait tristement : « Qu’est-ce que je peux faire
d’autre ? » Endurer jusqu’au bout était la seule option dont elle
disposait.
Aussi, lorsque Jean-Luc Romero a créé l’Association pour le droit
de mourir dans la dignité (ADMD), j’ai été l’une des premières à le
rejoindre. Je suis d’ailleurs membre du comité d’honneur de
l’association et j’ai été la marraine de l’ADMD Tour, une opération de
communication visant à sensibiliser les gens sur cette question.

*
Tant de souvenirs me reviennent, riches d’émotion. Ai-je apporté
à cette cause autant qu’elle m’a donné ? C’est vrai, je n’ai pas
ménagé ma peine. Mais qu’aurais-je fait de mieux, de plus
important, dont je serais plus fière si j’avais économisé le temps que
j’y ai consacré ?
Mon nom a permis d’ouvrir des portes qui, sans mon
intervention, seraient restées bouclées. Joint à ceux de mes amis
artistes, il a aidé à récolter des dizaines de millions en faveur de la
lutte contre le sida, non seulement en France mais aussi à l’étranger,
et tout particulièrement sur le continent africain.

Je me souviens d’un voyage au Congo avec le professeur


Gentilini, président de la Croix-Rouge française, et Stéphane
Mantion qui en était devenu le directeur général. L’aide d’Elf avait
permis l’ouverture d’une maternité ainsi que d’un centre de
traitement ambulatoire, un CTA, pour le dépistage du sida. J’avais
promis de venir inaugurer ces équipements, j’avais tenu parole.
Que de progrès accomplis depuis le début des années 1980,
quand la caste politique et les autorités religieuses africaines niaient
farouchement l’existence du sida sur leur territoire ! Lors de ce
voyage au Congo, dans les années 1990, j’ai pu constater que les
choses avaient bien changé. Les gens criaient : « Le sida, il est là ! »
comme un slogan. Dans les écoles, les enfants montaient des
saynètes autour du sida. On parlait de la maladie partout, les
populations réclamaient de l’aide, le temps du déni était passé.
Le discours du président Jacques Chirac lors de la conférence
d’Abidjan sur la lutte contre le sida en Afrique, en décembre 1997,
marqua l’un des temps forts de cette prise de conscience.

J’ai encore en tête les images et les sonorités de cette matinée à


Pointe-Noire, je revois la foule qui, dans une atmosphère
indescriptible, attendait l’arrivée du président Sassou-Nguesso.
Une femme s’écroula soudain. Enceinte, elle était sur le point de
mettre son enfant au monde. On l’emmena dans la salle de travail
de la maternité flambant neuve. J’accompagnai le mouvement et
assistai à l’accouchement. Je vis sortir le nouveau-né, une petite
fille, un médecin me tendit des ciseaux. Je le regardai, hébétée,
craignant de comprendre. Venue pour couper un ruban symbolique,
il me demandait de couper le cordon ombilical. Tremblante, je
m’exécutai.
On donna mon prénom, Line, à la petite fille. Sa maman, fuyant
la guerre civile, avait marché huit mois dans la forêt, où elle avait été
violée à plusieurs reprises. On lui avait fait un test de dépistage du
VIH. Miracle, elle était négative.

*
Mais le moindre progrès nécessite des investissements. La
recherche coûte cher, et sans recherche, pas d’avancée significative
dans la lutte contre le sida. Cette chasse perpétuelle au
financement, cet appel au don sans cesse renouvelé, il faut, comme
on dit, s’y coller, utiliser son carnet d’adresses sans crainte de lasser,
frapper à toutes les portes et faire preuve d’imagination.
Ainsi le dîner de la mode organisé chaque année depuis 2003 en
partenariat avec la Fédération de la haute couture et de la mode,
réunit des personnalités du monde de la mode du cinéma et des
médias en faveur de la lutte contre le sida.
Dans un domaine bien différent, le chef cuisinier de l’Élysée,
Guillaume Gomez, vint me proposer en 2009 de lancer une
opération baptisée Chefs solidaires. Il s’agissait de mobiliser contre
le virus du sida les restaurateurs, traiteurs, pâtissiers, les écoles
hôtelières, ceux qu’on appelle les professionnels des métiers de
bouche.
Chacun était invité à laisser libre cours à son imagination à
travers une action au profit de Sidaction : conception d’un menu
spécial ou d’une recette exceptionnelle, mise en place d’un
événement inattendu. Une fois encore, ce qui semblait insensé à
première vue réussit au-delà de nos espérances. Des grands chefs
aux petits artisans, beaucoup répondirent à notre appel et
rivalisèrent d’imagination. Encore aujourd’hui, l’opération Chefs
solidaires contribue chaque année à la lutte contre le sida.

Mais je dois aussi parler des nombreux artistes qui ont offert les
gains de leurs spectacles à Sidaction et leur exprimer ma gratitude
− hélas parfois post mortem. Ce fut notamment le cas de George
Michael à l’occasion du concert qu’il donna à l’Opéra de Paris le
9 septembre 2012. Sidaction fut le destinataire intégral des
bénéfices du gala qui permit de collecter deux cent quatre-vingt-neuf
mille euros.
Selon le même principe − un gala suivi d’un dîner VIP −, Elton
John, Shirley Bassey, Amália Rodriguez, Mikhaïl Barychnikov et
d’autres ont généreusement offert à Sidaction la recette de leur
concert, qui est venue s’ajouter au produit des dîners payants.

*
Le jeudi 3 avril 2014, en pleine soirée de lancement du Sidaction,
Gilles Bouleau, présentateur du journal de vingt heures de TF1,
demanda à Pierre Bergé : « Est-ce que c’est dur aujourd’hui de faire
appel à la générosité des Français alors que, grâce aux progrès
scientifiques, le sida est une maladie chronique ? » Conscient
d’avoir été maladroit, il rectifia : « Non pas une maladie normale,
c’est une maladie grave, mais, comme d’autres maladies
chroniques, on n’en meurt pas… » Pierre bondit : « Je vous arrête !
Comment, on n’en meurt pas ? » Et peu après, il ajouta : « C’est
malheureusement à cause de paroles comme celles que vous venez
de prononcer que les gens se sont éloignés de cette recherche et
des dons pour le sida. »

Aujourd’hui, d’une façon globale, il y a une banalisation du VIH.


On considère que le problème est réglé. Ce n’est malheureusement
pas le cas. Il est vrai que sur trente-huit millions de personnes qui
vivent avec le VIH-sida dans le monde, 62 % – soit vingt-trois
millions – sont sous traitement. Ils vont globalement bien, ils ne
transmettent plus le virus. C’est un résultat remarquable.
Il n’en reste pas moins que 38 % des personnes infectées ne
reçoivent aucun traitement. Le coût des soins joue un rôle, mais
aussi la mauvaise organisation ou l’inadaptation des systèmes de
santé. Il ne faut pas oublier non plus que beaucoup de personnes
n’osent pas faire le test parce qu’elles ont peur du résultat. Peur de
la maladie, mais surtout peur du regard des autres. Et comment ne
pas déplorer que plus de soixante-dix pays dans le monde ont une
politique répressive vis-à-vis des populations à risque : les gays et
lesbiennes, les transgenres, les travailleuses du sexe, les usagers
de drogue.
Chez nous, en France, on observe un certain relâchement des
comportements de prévention, tout particulièrement dans le cadre de
la transmission sexuelle du VIH. La jeunesse n’a plus peur du sida.
Le port du préservatif est souvent négligé, le dépistage ignoré,
tandis que dans les écoles la prévention reste quasi inexistante. On
assiste également à un développement inquiétant de nouvelles
activités à risque, en particulier le chemsex, ces pratiques sexuelles
de groupe avec consommation de produits psychoactifs.
Certaines femmes migrantes, qui ne sont pas infectées par le
VIH à leur arrivée en France, contractent le virus sur notre territoire.
Sans papiers, donc sans possibilité de trouver du travail, vivant dans
des conditions de précarité épouvantables, comment pourraient-
elles échapper, pour certaines d’entre elles, au viol ou à la
prostitution ?

Bien sûr, on a mis au point un nouveau moyen de prévention − la


prep, ou prophylaxie pré-exposition – très efficace pour les
personnes entretenant des relations sexuelles à risque.
Bien sûr, le traitement post-exposition, qui agit comme une pilule
du lendemain anti-VIH, permet de se prémunir en cas d’imprudence.
Bien sûr, les traitements actuels permettent d’améliorer la santé
des personnes vivant avec le VIH, et offrent une stratégie efficace
pour prévenir la transmission du virus. Mais c’est un traitement à vie.
Si on arrête le traitement, le virus repart. C’est pourquoi il n’est pas
possible de renoncer à la découverte d’un vaccin contre le virus du
sida. Les recherches doivent se poursuivre. Hélas, les moyens
donnés aux scientifiques restent notoirement insuffisants.
Est-ce que c’est dur, aujourd’hui, de faire appel à la générosité
des Français ? Oui, et particulièrement après l’épidémie de
coronavirus qui risque d’entraîner, pour beaucoup, de graves
difficultés financières. Mais était-ce beaucoup plus facile il y a
quarante ans, lorsqu’on essayait d’intéresser ces mêmes Français
au prétendu « cancer des homosexuels » ?
C’était un pari fou. Nous l’avons tenté et si, dans ce domaine,
aucune victoire n’est définitive, du moins avons-nous marqué des
points.
Tant qu’on aura besoin de moi, je serai de ce combat.
17
Mes amis sont mes amours

Le désespoir qui m’avait saisie au retour de ma courte équipée,


le jour de mon anniversaire, eut un effet salutaire : je compris qu’il
fallait à tout prix que je quitte l’hôpital, que je retrouve mes marques,
que je renoue avec la vie. J’avais tenu le coup aussi longtemps que
possible, la limite était atteinte. C’est mon équilibre qui était en jeu,
et plus encore mon intégrité mentale.
Dès lors, je mobilisai toute mon énergie pour rentrer chez moi le
plus rapidement possible. Encore fallait-il un minimum
d’organisation : La Jonchère n’avait pas été conçue pour accueillir
une personne handicapée. C’est une maison de deux étages et ma
chambre est au premier. Il aurait fallu quatre paires de bras, et pas
n’importe lesquels, pour me hisser là-haut chaque soir et m’en
redescendre le matin. Je ne parle pas des installations sanitaires,
totalement inadaptées quand on est en fauteuil roulant.
En somme, il s’agissait de prévoir dans les moindres détails une
hospitalisation à domicile, aussi bien du point de vue des
équipements que du personnel.
Marie-Annick fut le général en chef de cette opération. Dès le
4 juillet, grâce à la coopération de l’hôpital Stell, le kinésithérapeute
et l’ergothérapeute chargés de ma rééducation se déplacèrent à La
Jonchère et étudièrent avec elle les conditions de ma future
installation. Il fut décidé que je prendrais mes quartiers dans la jolie
petite maison d’amis en rez-de-chaussée, qui donne sur la place
Loulou-Gasté, à l’arrière de la maison principale. C’est là que
seraient disposés le lit médicalisé et le matériel adapté pour la
toilette et la vie quotidienne. Ils décidèrent des barres d’appui et des
rampes d’accès qu’il était nécessaire de prévoir à différents endroits
de la maison, ils envisagèrent toutes les situations et se posèrent
toutes les questions afin de m’assurer le maximum de sécurité,
d’autonomie et d’alléger autant que possible la tâche des auxiliaires
de vie qui prendraient soin de moi.

Restait à obtenir l’autorisation de sortie du professeur Pascal-


Mousselard, chef du service de chirurgie orthopédique et
traumatologique de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, qui me suivait
depuis mon accident. Le rendez-vous était fixé au 9 juillet. On peut
imaginer mon état d’anxiété dans l’attente de sa décision. Allait-il
juger que mes progrès étaient suffisants pour que je puisse
m’affranchir d’une surveillance quotidienne ?
Il y a toujours un moment de suspense avant l’énoncé du verdict.
Le professeur Pascal-Mousselard palpa longuement ma cheville,
examina avec soin les dernières radios, les sourcils froncés. Je n’en
menais pas large. Puis il leva la tête, me sourit et prononça enfin les
paroles que j’attendais depuis trois mois : « Eh bien, madame, je
crois qu’on va vous laisser rentrer chez vous ! »
Qu’aurais-je décidé dans le cas contraire ? Je préférais ne pas
l’envisager. Je ne voyais qu’une chose : j’allais enfin retrouver La
Jonchère, le lieu qui depuis tant d’années était ma source de vie.
Le professeur autorisait une reprise d’appui progressive, c’est-à-dire
qu’avec mille précautions je pourrais poser à nouveau mon pied par
terre. Par ailleurs, j’étais astreinte à des séances de rééducation
quotidiennes en hôpital de jour.
C’était la peine minimum. Elle me convenait parfaitement.

Le vendredi 12 juillet 2019 à onze heures, « Mme Fleur » quittait


officiellement l’hôpital Stell de Rueil-Malmaison, où elle avait
séjourné quatre-vingt-cinq jours. Vingt minutes plus tard, et cinq
kilomètres plus loin, Line Renaud était définitivement de retour chez
elle, à La Jonchère.
Il y eut, à mon départ, des pleurs, des embrassades, une
émotion sincère. Francine, Nathalie, Eddy, Dominique, Aïssé, ces
femmes, ces hommes qui m’avaient tant aidée, je les voyais agiter la
main, à travers les vitres de l’ambulance qui s’éloignait, et j’étais
remplie de reconnaissance à leur égard.

*
Comme j’en avais rêvé, de ce retour ! J’imaginais qu’une
parenthèse malheureuse allait se refermer, que ce stupide accident
et ses conséquences seraient vite oubliés, qu’aussitôt rendue à mon
cadre familier je reprendrais le cours de ma vie. Je n’avais pas prévu
que, bien au contraire, me retrouver chez moi me ferait mesurer tout
ce que je ne pouvais plus faire, tout ce qui m’était à présent interdit :
le simple bonheur d’aller et venir, de faire quelques pas dans le
jardin pour voir comment poussaient mes roses ou si les légumes
que Luis nous promettait avaient quelque chance de se retrouver sur
notre table avant que les campagnols s’en soient régalés.
Contraintes momentanées ? Handicap passager ? Moi l’éternelle
optimiste, je commençais à en douter. Ma cheville me faisait
terriblement souffrir, particulièrement la nuit. Est-ce que c’était
normal ? Oui, m’avait dit le professeur Pascal-Mousselard. Mais
souffrir autant, aussi continûment ? Je ne pouvais décemment pas
l’appeler tous les jours pour lui poser la question ou lui demander de
m’examiner.
« Ça va passer », disaient mes proches.
Qu’en savaient-ils ? Et qui sait si, en cachette, ils ne
s’inquiétaient pas eux-mêmes de mon état ?

Trois jours après mon retour à La Jonchère, je reprenais le


chemin de l’hôpital Stell pour les séances de rééducation. Une
ambulance venait me chercher au début de l’après-midi, conduite
par les deux mêmes ambulanciers, Guillaume et Stéphane. Ce
dernier avait récupéré toutes mes chansons sur Spotify. Il les passait
en boucle ! J’en avais presque oublié certaines. Toute modestie mise
à part, je trouvais que je chantais franchement bien. Ces allers-
retours étaient de bons moments pour moi. La simplicité, la gaieté
de ces deux garçons me faisaient oublier mes pensées grises. Je
retrouvais l’envie de me battre, la volonté de prendre au sérieux ma
rééducation. Il fallait que je m’en sorte, ce n’était pas le moment de
lâcher.

Aux deux disciplines que je pratiquais depuis les prmiers jours


qui avaient suivi l’accident, l’orthophonie et l’ergothérapie, étaient
venus s’ajouter les exercices quotidiens avec Antoine, le
kinésithérapeute. Il était très jeune, presque enfantin, ce qui ne
diminuait en rien son autorité. Je l’appelais mon ange.
Fin juin, mon plâtre avait été découpé pour permettre
d’entreprendre la rééducation. La partie arrière était conservée,
comme une attelle, le corps principal était rendu amovible. On le
retirait à chaque début de séance et on le replaçait à la fin.
J’étais couchée sur une table de verticalisation, le pied droit
enserré dans une botte assez semblable aux Moon Boots, qui ont
remplacé les après-skis ; on faisait basculer le plateau en mesurant
très exactement la pression exercée par une prise d’appui
progressive. J’ai gardé en tête le chiffre de départ : seulement dix
pour cent de mon poids pesait sur mon pied droit. Il faudra six
semaines d’augmentation régulière de la pression pour que, début
septembre, le chirurgien autorise enfin la reprise d’appui complète.
Le calme et l’extrême douceur d’Antoine me permirent de
traverser cette phase de rééducation sans souci notable. Mais
chaque séance engendrait une grande fatigue. Passer de plusieurs
mois de position couchée ou assise à la position dressée, même
temporaire et partielle, nécessitait un effort auquel mon corps n’était
plus accoutumé. Chaque séance s’achevait par un quart d’heure de
cryothérapie pour éviter que ma cheville ne gonfle après l’effort.
Généralement, je m’assoupissais quelques instants. Mon corps
s’octroyait une pause sans me demander mon avis.

*
Si les semaines qui ont suivi mon retour à La Jonchère ont
parfois été si dures, c’est aussi que j’ai éprouvé pleinement non pas
la solitude, mais le fait de vivre seule, ce qui n’est pas la même
chose.
Solitaire, je ne l’étais pas. Marie-Annick, Jacinthe, ceux qui vivent
quotidiennement avec moi, mes filles de cœur, Claude et Muriel,
mes amis proches, Nicole, Dominique, Virginie, Annie, m’ont
entourée de leurs soins et de leur affection. Mais seule, oui, depuis
la mort de Loulou. Privée de cette proximité quotidienne, de cette
communauté de cœur et de pensée, de cet échange permanent qui
fonde le couple.
Toutes les femmes, elles sont nombreuses, qui ont survécu à
leur époux me comprendront. Certaines même, qui ont entretenu
des relations difficiles avec leur mari et pour qui sa disparition aurait
pu représenter une forme de libération, regrettent l’intimité perdue.
À qui parler sans retenue ? À qui se confier sans filtre ? Même
maladroite, même conflictuelle, cette fréquentation de chaque instant
est irremplaçable. La perdre nous en fait mesurer le prix.
Loulou avait vingt ans de plus que moi. Je l’ai vu vieillir, s’affaiblir,
décliner, et dans la dernière année de sa vie son état s’est aggravé
au point que je ne pouvais douter de l’issue. À voix basse,
entrecoupé de pauses, notre dialogue, ininterrompu depuis
cinquante ans, s’est poursuivi jusqu’au dernier jour. Lorsque Loulou
est mort, c’est son silence qui m’a frappée plus que tout. Cet homme
ne me parlerait plus, ne m’entendrait plus, ne me répondrait plus. Et
les mots que je lui destinais, je n’aurais plus personne à qui les dire.
Vingt-cinq ans plus tard, c’est de ce silence que je souffre encore
comme au premier jour de sa disparition.

*
Quelques années avant son départ, Loulou avait dit : « Plus de
travaux ! J’en ai assez des travaux ! » Usé, malade, il ne supportait
plus de vivre dans un éternel chantier.
Nous en avions tant fait depuis ce jour de 1949 où, escaladant la
colline de La Jonchère, traversant la forêt de la Malmaison et nous
taillant un chemin dans un maquis inextricable, nous avions soudain
découvert, émerveillés, l’admirable vue qu’on avait de là-haut sur
Paris et les boucles de la Seine.
Dessouchant, faisant sauter d’énormes blocs de rocher, amenant
l’eau et l’électricité, nous avons peu à peu bâti ce port d’attache
autour duquel s’est ancrée notre vie.
Nous l’embellissions sans cesse, chaque étape nous remplissait
de joie : le grand salon avec ses larges baies vitrées au milieu des
années 1950, la piscine que m’offrit M. Varna, le patron du Casino
de Paris, lorsque, au bout de six mois de représentations
ininterrompues, je l’implorai pour prendre des vacances en été.
« Vous n’y pensez pas ! C’est au mois d’août que le Casino fait
ses meilleures recettes. D’abord ça ne sert à rien, les vacances. On
s’y ennuie affreusement. Dites-moi un peu ce que vous pensez faire,
pendant ces vacances ?
— Rien. Absolument rien. M’étendre au bord de l’eau et dormir,
dormir, dormir… »
Il réfléchit un instant.
« Écoutez, si c’est ça, vous n’avez absolument pas besoin de
partir à l’autre bout de la terre. »
Il fit creuser en un temps record une piscine à La Jonchère et,
dès la mi-juillet, nous avons pu nous y baigner avec tous mes
partenaires de la revue.

Pour respecter la tranquillité de Loulou, nous n’avons pas fait la


moindre réparation pendant quinze ans. À sa mort, la maison était
dans un triste état. D’abord j’ai voulu la vendre. À quoi bon un si
grand espace pour moi seule ? Et pourquoi m’imposer,
quotidiennement, la vue de ces lieux imprégnés, dans les moindres
détails, de la présence de Loulou ?
Puis j’ai réfléchi et, tout au contraire, j’ai décidé d’y rester, de
maintenir ce lien essentiel avec l’être que j’avais aimé et qui resterait
à jamais mon inspirateur et mon guide. Non seulement j’effectuerais
les travaux indispensables, mais je rénoverais entièrement,
j’agrandirais et j’embellirais La Jonchère.
Ma mère, toujours prudente, était affolée. Pourquoi dépenser tant
d’argent ? Était-ce bien prudent ? Habituée à faire durer une robe ou
une paire de chaussures au prétexte que, si ça avait tenu jusque-là,
ça ferait bien un an de plus, elle essayait timidement de me
tempérer : « Tu as besoin de refaire la cuisine ? Elle est encore bien,
la cuisine… »

Je travaillais énormément, mes responsabilités au sein de


Sidaction absorbaient le peu de temps libre qui me restait, comment
engager d’importants travaux et les surveiller dans ces conditions ?
Un homme se trouva sur ma route, qui, miraculeusement, me
déchargea de ces soucis. Je l’appellerai M., il est encore en vie, il
est désormais veuf, mais a des enfants que j’estime. Je veux pouvoir
évoquer ma relation avec lui sans blesser personne.
Mais, pour que tout soit clair, je dirai tout de suite que cette
proximité qui dura plus de dix ans, pour étroite qu’elle ait été, n’a
jamais été une relation intime. Ce qui signifie, pour être encore plus
précise, que le désir passager, l’abandon accidentel n’y ont jamais
eu la moindre part. M. fut un accompagnateur, un chevalier servant,
encore que cette expression un rien précieuse ne colle pas très bien
à sa personnalité.

C’est par l’intermédiaire de Madeleine Robinson que M., du


vivant de Loulou, entra dans notre vie. J’avais connu Madeleine,
belle actrice et personnalité hors normes, peu après la guerre, lors
d’une soirée à Lille donnée pour l’inauguration du cinéma Le
Bellevue, en présence de Mistinguett et de nombreuses
personnalités. Je garde d’elle l’image d’une femme un peu
excentrique qui dansait pieds nus, une coupe de champagne à la
main. Elle était alors une grande vedette très aimée du public. Dans
les années qui suivirent, nous nous sommes perdues de vue, mais
j’observais de loin sa carrière en dents de scie. Elle s’était installée
en Suisse, vivait de peu, travaillait bien moins que ne l’aurait mérité
son talent.
Le hasard, toujours lui, fit qu’un jour je la croisai dans un train qui
me ramenait de Genève à Paris. Nous avons bavardé pendant tout
le voyage, elle me parla de sa vie présente, de la chance qu’elle
avait eue de rencontrer un homme devenu son protecteur, qui veillait
sur elle sans rien réclamer en échange. « Au mot “Bon”, il faudrait
qu’il y ait sa photo dans le dictionnaire », me dit-elle.
Cet homme, c’était M.
J’invitai Madeleine à venir déjeuner avec lui à La Jonchère. M.
était un promoteur immobilier, spécialisé dans les lieux de vacances
et les casinos. Il était jovial, agréable, féru d’opéra et de théâtre.
Loulou, qui était curieux de tout, avait toujours été fasciné par le jeu
et par les affaires. Il apprécia la compagnie de M., qui le distrayait.
M., qui vit l’état de délabrement dans lequel se trouvait La
Jonchère, nous dit un jour : « Si vous décidiez de faire des travaux,
je pourrais vous aider. Vous n’y connaissez rien, vous allez vous
faire avoir par les entreprises. » Ce à quoi Loulou répliqua : « Pas de
travaux ! Pas de travaux ! »
Aussi, lorsque, Loulou disparu, je franchis le pas et décidai de
me lancer dans une rénovation complète de la maison, c’est tout
naturellement que je m’adressai à M. Il m’apporta immédiatement
son aide, vérifiant les plans, examinant les devis à la loupe,
négociant pied à pied avec les entreprises, contrôlant les chantiers.
Son intervention fut décisive et je lui en garde toute ma
reconnaissance.

C’est ainsi que M. entra dans ma vie.


À petits pas, subrepticement, sans que jamais rien soit décidé ou
nommé. Les travaux en cours servaient de prétexte. Il venait les
superviser, pour plus de commodité passait la nuit à La Jonchère,
occupait une chambre d’amis qui, à force d’y laisser quelques
affaires, devint la sienne.
Au début, maman était encore là. Loulou s’était toujours montré
extrêmement dur avec elle. Il y avait entre eux une sorte de
compétition. C’était à qui occuperait la première place dans mon
cœur. Ce que je traduisais ironiquement par : « Qui sera le
chouchou de la maîtresse ? » Mais, plus grave et plus humiliant pour
ma mère, Loulou éprouvait pour elle un mépris de classe. À ses
yeux, elle était une ouvrière et le resterait toujours. À table, s’il la
voyait manger volontiers, il pouvait lui dire ironiquement : « Eh bien,
Simone, vous avez rudement bon appétit, dites-moi ! » Je le
reprenais, il s’excusait, prétendait qu’il n’avait pas conscience d’avoir
été blessant, promettait de se corriger et récidivait à la première
occasion.
Au contraire, M. était prévenant, il aimait converser avec maman
et sollicitait son avis. Ma mère, qui avait vécu tant d’années dans la
crainte de se faire rabrouer, respirait enfin. Et puis, en femme de
l’ancien temps, elle était rassurée par la présence de M. Il y avait un
homme à la maison.
Lorsque fin 1996, après plus d’une année de bouleversements,
les travaux furent enfin achevés, elle lui sut gré de les avoir menés à
bien.

Nous avions enfin une maison toute neuve. Grâce à mon ami
Didier Rabes, décorateur de grand talent, avec qui j’avais maintes
fois arpenté les Puces, elle était à la fois sobre et originale,
exactement comme je la voulais.
Je me souviens, la première fois que j’ai descendu le grand
escalier avec ma mère au bras, je me suis arrêtée à mi-étage et je
lui ai dit : « Regarde, maman, tout ça c’est à nous. Et on ne doit pas
un sou !
— Tu es sûre, Jacqueline ? Tu n’as pas oublié de payer quelque
chose ?
— Non, maman. Tout est payé. »
Elle souriait. C’était sa fierté : pas de dettes !

*
Ma mère mourut à son tour, je connus des moments très durs.
Sans que je l’aie vraiment voulu, M. avait acquis droit de cité à La
Jonchère. Il me préservait de la solitude, sa présence était
commode. Il adorait le milieu artistique, la vie parisienne ; je lui ouvris
les portes d’un monde qui le faisait rêver.
Était-il un compagnon ? Il y a dans ce joli mot une notion
d’intimité qui, je le répète, était absente de notre relation. Était-il un
ami ? Pas au sens où je l’entends. L’amitié suppose une proximité
de pensée, une communauté de vues qui n’existait pas entre nous.
C’était – comment dire ? – une relation affectueuse. Situation
ambiguë, je dois le reconnaître, et il y eut, de ma part, un peu
d’inconséquence à la laisser perdurer.
Je m’agaçais de ses manies, de ses petits défauts. Moi qui avais
connu avec Loulou, cinquante ans durant, une relation harmonieuse
et paisible, je me surprenais à adopter vis-à-vis de M. une attitude
parfois agressive. « Madame, me disait Marie-Annick, comment
vous le traitez ! Un jour il va se révolter. »
Il ne se révoltait pas. Mes piques, loin de l’exaspérer,
renforçaient son contentement. Il s’enorgueillissait de me supporter.

Il y avait cependant chez lui un défaut bien réel et qui, à la


longue, entama profondément l’estime que j’avais pour lui. M. était
menteur. Menteur pour rien, sans profit. D’où lui venait cette
habitude, de quelle régression enfantine, je l’ignore. Était-ce un jeu ?
Une perversion bénigne mais terriblement agaçante ? Je ne saurais
le dire.
Je hais le mensonge, il n’est pas dans ma nature, il me fait peur.
Mon père était un menteur invétéré. J’ai vu les malheurs que ses
mensonges avaient provoqués, la crédulité de ma mère, sa douleur
atroce lorsqu’elle avait enfin ouvert les yeux, la rupture avec mon
père, dont elle ne s’était jamais vraiment remise. J’en ai gardé un
véritable traumatisme. Mais bizarrement, j’ai beaucoup de mal à
concevoir qu’on puisse me mentir et je mets longtemps à m’en
rendre compte.
Avec M., c’est l’accumulation d’indices qui m’a peu à peu alertée.
Après l’avoir pris plusieurs fois la main dans le sac, je lui posai la
question : « Pourquoi tu me mens ? Tu sais bien que j’ai horreur de
ça. » Il tourna ma question à la blague. C’était pour rire, ça n’avait
pas d’importance, il avait dit ça comme il aurait dit autre chose.
Mais le mal était fait. Je devins attentive à ses affabulations et
habile à les détecter. Comme j’entretenais d’excellents rapports avec
son épouse, nous nous appelions régulièrement pour comparer nos
informations. Elle était parfaitement au courant de l’étrange manie
de son mari et s’en accommodait mieux que moi.

M. était très ami avec un chef d’orchestre, qu’il m’avait présenté.


Un jour celui-ci me téléphona : « Line, je n’ai pas de nouvelles de M.
depuis quelque temps, je m’inquiète beaucoup. Comment va-t-il ?
— Très bien, pourquoi ?
— Mais… son cancer de la gorge ?
— M., un cancer de la gorge ? Première nouvelle ! »
M. se démena comme un beau diable pour essayer de me
prouver sa bonne foi. Son ami n’avait rien compris, il lui avait dit qu’il
était enroué et, tout de suite, l’autre avait imaginé qu’il avait un
cancer !…
Mais le mal était fait, un lien s’était rompu. M. sortit de ma vie
comme il s’y était introduit : sur la pointe des pieds.
*
L’autre matin, Marie-Annick est entrée dans ma chambre alors
que je dormais encore.
« C’est l’heure, madame.
— Oh, Marie-Annick, merci ! Vous ne pouvez pas imaginer à quel
point vous me rendez service. J’étais en train de faire un rêve
épouvantable.
— Ah bon ?
— Figurez-vous que j’étais au lit avec un monsieur, on se
préparait à faire l’amour et j’avais complètement oublié comment on
s’y prenait ! »

Il m’arrive de me dire que j’aurais peut-être dû retrouver un


homme avec qui partager la dernière partie de ma vie. Réflexion
aussitôt contredite : « Mais qu’est-ce que j’en aurais fait ? »
Deux ou trois fois j’ai pensé : « Avec celui-là peut-être. Il est bel
homme, il n’a pas l’air idiot. » Nous dînions ensemble, et tandis que
nous bavardions j’examinais mon vis-à-vis, essayant d’imaginer ma
vie au quotidien, nuits comprises, avec cet étranger. Non
décidément, j’étais bien mieux toute seule.
L’un pourtant, plus séduisant que les autres, m’avait semblé
« envisageable ». Il y eut un deuxième dîner, puis un troisième. C’est
au cours de ce dernier que je réalisai que ce monsieur avait un tic de
langage. Il commençait ou concluait chacune de ses phrases par
l’expression « en fin de compte ». Par exemple : « En fin de compte,
j’ai décidé de ne pas prendre de vacances cette année. Mais j’en
prendrai l’année prochaine en fin de compte. » Bientôt il me fut
impossible de penser à autre chose qu’au retour fatal de cet en fin de
compte. Finalement, sur une nouvelle salve, je rétorquai, exaspérée :
« En fin de compte de quoi ? » Il me regarda, sidéré. « Eh bien, en
fin de compte… », finit-il par balbutier.
Je le revois de temps en temps, il est toujours très bel homme et
je passe de charmants dîners en sa compagnie. Je l’apprécie
beaucoup, en fin de compte.

*
J’aimerais, dans les dernières pages de ce livre, évoquer
quelques amis dont le destin fut malheureux et qui, pour cela même,
me sont particulièrement chers.
J’aurai d’abord une pensée pour Thierry Le Luron, ce garçon qui
m’a si durement caricaturée dans ses sketchs et qui pourtant ne
cessa d’être pour moi le plus affectueux des amis. Je me souviens
de ses coups de téléphone :
« Ma Line, je vais encore me moquer de toi dans mon prochain
spectacle. Mais c’est gentil, c’est pour rire. Tu ne m’en veux pas,
n’est-ce pas ?
— Mais non, Thierry, tu sais bien que je ne t’en veux pas. »
Je ne lui en voulais pas, mais qu’est-ce que je souffrais ! J’étais
sa tête de Turc préférée en même temps que sa confidente. C’est
moi qu’il appela, au début de l’année 1986, alors que je me trouvais
à Las Vegas, pour me confier la terrible nouvelle : « Line, je vais te
faire beaucoup de peine. J’ai le sida. Tu ne t’en doutais pas, et aussi
étrange que ça puisse te paraître, je ne m’en doutais pas non plus. »
De même qu’il dissimula son homosexualité pour ne pas peiner sa
mère et sa grand-mère, il démentit les rumeurs qui commençaient à
courir dans Paris. Traqué par la presse people, il racontait à tout le
monde qu’il séjournait chez moi à Las Vegas. Je confirmais. Quand
les journalistes téléphonaient et demandaient à lui parler, j’inventais
une excuse. Il venait juste de partir, il allait bientôt rentrer, il visitait
les chutes du Niagara ou les montagnes Rocheuses. Étaient-ils
dupes ? Ils n’insistaient pas.

L’une des dernières fois que j’ai vu Thierry c’était au moment de


la mort de Coluche, en juin 1986. Il m’appela rue du Bois-de-
Boulogne.
« Tu vas à l’enterrement de Coluche ?
— Oui.
— On va y aller ensemble, je viendrai te chercher. »
Deux heures plus tard, le téléphone sonnait à nouveau.
« Je suis au coin de la rue. Descends. »
Sa voiture était garée à l’angle. Le chauffeur m’ouvrit la portière.
J’aperçus Thierry, à demi renversé sur les coussins, le teint livide.
« Tu sais, c’est pas une bonne idée, Line, il ne faut pas que
j’arrive avec toi parce qu’il y a toutes ces rumeurs qui disent que j’ai
le sida. Si nous arrivons ensemble, c’est une confirmation.
— Tu as raison, Thierry. Vas-y de ton côté, j’irai du mien. »

Il passa les dernières semaines de sa vie dans une suite au


Crillon. Il me téléphonait souvent, tantôt surexcité – « Je vais m’en
sortir, Line. Je vais leur montrer que je ne suis pas malade ! » –,
tantôt au désespoir – « J’en peux plus, Line. Je vais crever. »
Un jour, je reçus une lettre de lui. Il me disait : « Je n’ai plus la
force de te parler, à partir de maintenant on va s’écrire. Et s’il te plaît
ne demande pas à me voir et ne viens pas me voir. »
Il mourut peu après, le 13 novembre 1986.
J’ai éprouvé une immense affection pour ce garçon qui pendant
des années fit s’esclaffer la France entière à mes dépens. Il était
pour moi comme un jeune frère insupportable et délicieux.
Il restera à jamais mon ami.
*
Il y a un niveau de célébrité qu’il vaut mieux ne jamais atteindre.
Elvis, Michael Jackson ont été des stars mondiales, divinisées de
leur vivant, adulées par des foules immenses d’un bout à l’autre de
la planète, et dont la vie privée a été un désastre. D’ailleurs, les
concernant, peut-on parler de vie privée ? Harcelés par la presse à
scandale, épiés, poursuivis, entourés d’un bataillon de gardes du
corps, abrutis de médicaments… quelle parcelle de leur intimité
échappait à la lumière crue de la popularité ? Comment un être
humain peut-il endurer un tel régime ? Tous deux sont morts
prématurément – quarante-deux ans pour Elvis, cinquante ans pour
Michael –, et leur existence s’est achevée dans la solitude et la
dépression.
Sans que je puisse les qualifier d’amis, j’ai eu, avec Elvis, et plus
encore avec Michael, une relation forte et je demeure profondément
émue par leur trajectoire à la fois glorieuse et tragique.

J’ai connu Michael Jackson à Las Vegas, lorsqu’il se produisait


avec ses frères au sein des Jackson Five. Bien que le plus jeune du
groupe, il en était le leader, grâce à ses qualités vocales
exceptionnelles. Il dansait aussi très bien, imitant à la perfection le
style de James Brown. Michael devait avoir alors à peu près onze
ans, mais son père le rajeunissait de deux ans pour accentuer son
côté jeune prodige. On raconte aussi – mais personne n’a jamais pu
le prouver – qu’il l’aurait forcé à prendre des hormones censées
ralentir sa croissance, d’où son addiction future aux substances
chimiques. Ce qui semble certain, par contre, c’est que Michael a
été un enfant maltraité, moqué par son père et souffrant de multiples
difficultés émotionnelles.
Bien des années plus tard, j’ai rencontré plusieurs fois Michael
Jackson chez Véronique et Gregory Peck, en compagnie d’Elizabeth
Taylor ou de Quincy Jones, qui avait produit et supervisé plusieurs
de ses albums, dont Thriller, sorti en 1982 et vendu à plusieurs
dizaines de millions d’exemplaires dans le monde.
Dans la vie, Michael était à l’opposé de son image de star
planétaire. J’ai le souvenir d’un garçon timide, pudique, prévenant
avec tout le monde, s’intéressant aux autres, ne se mettant jamais
en avant mais faisant parler Greg ou Liz, qu’il admirait sincèrement.
Il les interrogeait inlassablement sur leur carrière, leurs films, sur
Hollywood à la grande époque. Ensemble, nous évoquions la
France, qu’il aimait beaucoup.

En 1992, au cours de la tournée baptisée Dangerous World Tour,


Michael donna deux concerts dans notre pays, l’un à Paris, à
l’hippodrome de Vincennes, devant quatre-vingt-cinq mille
personnes, l’autre au Stadium, à Toulouse. Dans mon courrier de
fans, j’avais reçu peu avant la lettre d’une maman qui m’écrivait que
son jeune fils était atteint d’un cancer et que son rêve était de
rencontrer Michael Jackson. Touchée par sa requête, j’avais
contacté Véronique Peck, qui rapporta l’histoire à Michael. Son
équipe me contacta et, lors de son concert, il fit monter ce petit
garçon sur scène et improvisa une partie de foot avec lui.
Merveilleux moment pour un enfant dont la vie était si difficile et qui,
hélas, devait mourir quelques mois plus tard.

En 2001, pour l’émission de TF1 Tous avec Line, Michael m’envoya


un télégramme qui fut lu à l’antenne par Jean Reno. Il m’avait écrit :
« Vous êtes un trésor national. Un diamant à multiples facettes qui
brille de tous ses feux. » C’était, je m’empresse de le dire, tout à fait
exagéré, mais au-delà des mots je fus sensible à l’intention. Hélas,
j’ai perdu depuis ce télégramme, enfoui comme tant d’autres choses
dans l’inextricable fatras de mes archives, dont je repousse sans
cesse le classement.

La dernière fois que j’ai rencontré Michael, c’était dans un


restaurant de Melrose, à Los Angeles, où nous nous sommes
retrouvés à des tables voisines. Je suis allée lui serrer la main. Il
tenait son fils sur ses genoux, un beau petit garçon blond, et il avait
sa femme – ou la mère de cet enfant – en face de lui. C’est l’image
mélancolique que je garderai de lui, comme un bref moment
d’accalmie dans sa vie tumultueuse.

*
Dans les années 1980, Dalida fut l’une des premières à me
rejoindre lorsque je lançai l’Association des artistes contre le sida.
Nous étions très proches, elle et moi.
« Fais-moi rire ! » me disait-elle.
C’est vrai, nous avons beaucoup ri ensemble. Mais suis-je
parvenue, ne serait-ce qu’un instant, à la distraire de la tristesse
profonde, du pessimisme et du découragement qui l’accablaient ?
« J’ai réussi dans la vie, répétait-elle, mais pas ma vie. » Issue
d’une famille italienne installée en Égypte, née au Caire, arrivée en
France en 1954, elle connut un triomphe, deux ans plus tard, avec
Bambino et enchaîna ensuite les succès, de Gondolier à Gigi
l’Amoroso, de Come prima à Il venait d’avoir 18 ans. Un sans-faute
professionnel, une série d’échecs personnels.
Belle, intelligente, passionnée, elle était faite pour aimer et être
aimée. Pourquoi sa vie sentimentale n’a-t-elle été qu’une longue
suite de déconvenues et de drames ? Elle multiplia les liaisons,
convaincue, dès qu’elle rencontrait un homme, qu’elle avait enfin
trouvé le grand amour de sa vie. Elle était fleur bleue, ma Dali !
« Celui-là, je t’assure, c’est le bon ! » m’affirmait-elle
invariablement. J’en doutais dans la plupart des cas et
malheureusement la suite démontrait que mes craintes étaient
fondées.

C’est Lucien Morisse, directeur des programmes d’Europe 1 et


grand dénicheur de talents, qui la remarqua lors d’un concours pour
amateurs, « Les Numéros 1 de demain », organisé à l’Olympia par
Bruno Coquatrix. Ébloui par son charme oriental, il prit sa carrière en
main. Sans doute par reconnaissance, elle l’épousa en 1961, mais
demanda le divorce au bout de quelques mois.
Lucien Morisse se suicida en 1970. Bien que sa mort ne soit
aucunement liée à leur rupture, Dalida demeurera intimement
persuadée qu’elle portait malheur aux hommes qu’elle fréquentait.
D’autant qu’un terrible drame s’était produit entre-temps. En
1966, Dalida avait rencontré le chanteur italien Luigi Tenco, qui fut
sans doute le seul véritable amour de sa vie. Alors qu’ils étaient sur
le point d’annoncer leur mariage, Dalida avait persuadé Luigi,
d’abord réticent, de participer au Festival de la chanson italienne de
Sanremo. Il interpréta Ciao amore, ciao, mais par suite d’une cabale
se classa seulement en douzième position. Humilié et furieux, Luigi
Tenco rentra à l’hôtel sans assister à la fête qui suivit l’attribution des
prix. Quand elle le rejoignit plus tard dans la nuit, Dalida découvrit
son corps inanimé. Il s’était tiré une balle dans la tête.
Un mois après jour pour jour, Dalida tenta à son tour de se
supprimer en absorbant une importante dose de barbituriques. Elle
resta soixante-douze heures entre la vie et la mort.
Hélas, cette macabre série n’était pas close. En 1972, Dalida
rencontra Richard Chanfray, un aventurier qui affirmait être la
réincarnation du comte de Saint-Germain, un alchimiste ayant
fréquenté la cour de Louis XV. Petite vedette médiatique, invité de-ci
de-là sur les plateaux de télévision, il fut présenté à Dalida par
Pascal Sevran. Je fis peu après sa connaissance au cours d’un
dîner. Il était beau garçon en effet mais, pour en avoir croisé un
certain nombre dans ma vie, je repérai tout de suite l’imposteur et le
gigolo.
Quand je suggérai à Dalida qu’elle était mal embarquée, elle
protesta. Elle ne détestait pas le parfum de mystère que dégageait
Richard Chanfray. Pour tout dire, il l’amusait. Elle vécut avec lui une
relation chaotique avant de s’en lasser.
Trois ans après leur rupture, on retrouva le cadavre du pseudo-
comte de Saint-Germain dans une R5 stationnée sur les hauteurs de
Saint-Tropez. Il s’était suicidé par asphyxie en branchant un tuyau
sur le pot d’échappement de la voiture, entraînant sa nouvelle
compagne dans la mort.

Dali avait un problème dont une femme doit se garder, surtout si


elle fait notre métier : la peur de vieillir. Le temps qui passe lui était
insupportable. Je me souviens que nous avions décidé de faire de la
gymnastique toutes les deux dans un club qui venait d’ouvrir à Paris.
Au moment de l’inscription, on nous donna des fiches à remplir,
nom, prénom, âge, etc. Regardant par-dessus mon épaule, Dali me
dit : « Tu mets ta vraie date de naissance, toi ?
— Bien sûr ! Pas toi ?
— Ah ça, sûrement pas ! »

À la fin des années 1970, Dalida voulut se renouveler, chanter à


l’américaine, entourée de boys, avec changements de costumes,
strass et paillettes. Elle me demanda conseil. Je lui dis : « C’est une
bonne idée et tu réussiras très bien. Mais si tu te lances là-dedans il
faut que tu aies une bonne habilleuse. Cinquante pour cent de la
réussite de ton numéro, ce sera l’habilleuse. Puisque j’arrête la
revue, je te conseille d’engager la mienne, tu ne trouveras pas
mieux. »
C’est ainsi que Jacqueline Maleco, qui m’avait accompagnée
dans tous mes spectacles, passa avec armes et bagages dans le
camp de Dalida. À vrai dire, ce transfert m’arrangeait. D’une part je
n’aurais pas voulu que Jacqueline se retrouve sans travail, et d’autre
part j’étais un peu lassée de notre collaboration. Elle faisait
merveilleusement son travail mais, avec le temps, son zèle
protecteur finissait par me peser. Prendre un peu de distance nous
ferait du bien, quoi que je fasse dans l’avenir.
Jacqueline devint donc l’habilleuse, mais aussi la confidente, la
consolatrice de Dalida, celle qui répond toujours présent en cas
d’urgence, à tel point qu’elle finit par vivre à demeure avec elle dans
l’hôtel particulier de Montmartre. C’est elle qui, le 3 mai 1987 en fin
d’après-midi, découvrit le corps de Dalida, qui s’était donné la mort
la nuit précédente en avalant des barbituriques – mieux dosés cette
fois – avec un grand verre de whisky.
Elle avait laissé un mot ainsi rédigé : « La vie m’est
insupportable. Pardonnez-moi. »
Heureusement, grâce à Orlando, son frère cadet, Dalida, loin
d’être oubliée, demeure aujourd’hui présente dans la mémoire du
public français et international. Orlando a réenregistré beaucoup de
chansons de Dalida, conservant sa voix mais modifiant les
orchestrations et même parfois les rythmes. Il a fait vivre son
répertoire, l’a intelligemment modernisé, si bien que Dalida,
éternellement jeune, reste connue et aimée par un public sans cesse
renouvelé.

*
Toute sa vie, Johnny m’a appelée Marraine. Les quelques
minutes au cours desquelles je l’avais présenté aux téléspectateurs,
le 18 avril 1960, dans l’émission d’Aimée Mortimer L’École des
vedettes, marquaient symboliquement pour lui l’instant où sa carrière
avait débuté. Il y avait entre nous cette relation si particulière qui naît
d’une admiration et d’un respect mutuels entre personnes de
générations différentes. Il disait : « Quand je pense que ma marraine
a connu Elvis ! » Je songeais : « Il n’y a jamais eu, en France, de
vedette qui réunisse des foules aussi nombreuses et aussi diverses.
Il peut tout se permettre, ce Johnny. Le public lui pardonnera
toujours. » Qu’on se souvienne des cinq cent mille personnes qui
affluèrent sous la tour Eiffel pour le concert qu’il donna le 10 juin
2000 à l’occasion de ses quarante ans de carrière ! Auxquels
s’ajoutèrent les neuf millions de téléspectateurs qui suivirent
l’événement sur TF1. Un record absolu.

Un tel succès isole. Qu’a été la vie de Johnny ? A-t-il réellement


vécu en dehors des moments magiques où il se retrouvait face à son
public, à Bercy, au Stade de France, dans les lieux immenses où il
se produisait ? Il buvait plus que de raison, il fumait une cigarette
après l’autre. À ce point, c’était du suicide.
Où allait-il chercher sa voix ? Soumise à un tel régime, elle aurait
dû se dégrader irrémédiablement. Pourtant, il est l’un des rares
chanteurs dont la voix, loin de s’altérer avec l’âge, avait acquis, au fil
des quatre-vingts albums qu’il enregistra, une puissance, un grain,
un velouté insurpassable.
Est-ce l’alcool, la dépression, le désenchantement ? Il paraissait
souvent absent, en proie à une mélancolie dont rien ne pouvait le
tirer. À sa façon, mieux maîtrisée, plus dissimulée, Sinatra dégageait
le même sentiment de solitude et de désillusion. L’un comme l’autre
étaient définitivement prisonniers du mur protecteur qu’ils avaient
eux-mêmes bâti. On aurait voulu pouvoir venir à leur secours, les
soulager du désespoir où ils étaient plongés, mais c’était impossible.

Le succès engendre un sentiment de déception qui fait dire à la


fois « Ce n’est que ça ? » et « Qu’est-ce que je peux espérer de
plus ? ». Maurice Chevalier – dont on n’imagine pas à quel point il
fut mondialement populaire – était lui-même un grand dépressif. Je
me souviendrai toujours d’une scène dont j’avais été témoin, un soir
qu’il chantait au Sporting à Monte-Carlo. Le public, snob, mal élevé,
dînait en conversant bruyamment. À un moment, Maurice
s’interrompit. « Eh merde ! » fit-il, et il sortit de scène. Ce n’était pas
un coup de colère ou un caprice de star, mais l’expression d’une
profonde lassitude. Un silence embarrassé s’empara de la salle.
Soudain une voix, dix voix, puis toute l’assistance se mit à scander :
« Mau-rice, Mau-rice ! » Au bout d’un instant, Chevalier revint sur
scène et termina son tour de chant, sans le cliquetis des fourchettes
et des couteaux.

Cher Johnny. En décembre 2009, j’étais en voiture entre Las


Vegas et Los Angeles quand le téléphone sonna. C’était Laeticia.
« Johnny a été hospitalisé d’urgence. Il est au Cedars-Sinai à Los
Angeles ! — C’est incroyable, je suis sur la route. J’arrive tout de
suite. »
Johnny avait subi fin novembre une opération du dos à Paris.
Bien imprudemment, alors qu’il souffrait beaucoup, il avait insisté
pour regagner son domicile de Pacific Palisades à Los Angeles.
Ravagé par la douleur, il mélangeait médicaments et alcool pour
tenir le choc. Les médecins, suspectant une infection postopératoire,
l’avaient finalement hospitalisé et placé en coma artificiel pour
atténuer sa souffrance et faciliter son traitement.

Sans même passer par l’hôtel, je me suis rendue directement au


Cedars-Sinai Medical Center, dans le service de soins intensifs. J’ai
vu Johnny. Il était incroyablement beau, le visage lisse, il paraissait
détendu, apaisé, tel que je ne l’avais pas vu depuis des années.
Le lendemain, les médecins le sortirent du coma. Mais ils durent
l’attacher sur son lit. Johnny, brutalement sevré, était en manque
d’alcool…

Pour mon quatre-vingt-huitième anniversaire, en 2016, Johnny


m’avait appelée : « Line, je suis fatigué. Et si on fêtait ton
anniversaire chez moi ? » Nous nous sommes donc retrouvés à
Marnes-la-Coquette avec, entre autres, Muriel Robin, Stéphane
Bern, Vanessa Paradis et, plus inattendu, le couple présidentiel,
Brigitte et Emmanuel Macron.
Quelques mois plus tôt, Johnny chantait à Bercy pour son show
Rester vivant. Emmanuel Macron était encore ministre de l’Économie.
Brigitte avait décidé que nous nous retrouverions au ministère, situé
juste en face, pour nous y rendre ensemble. Mais ce soir-là, il y avait
un vent terrible et il tombait une petite pluie fine très désagréable. Le
temps de traverser le boulevard, nous étions trempés. J’étais
dépitée. J’avais passé une heure chez le coiffeur pour faire honneur
à mon filleul, tous mes efforts étaient ruinés par cette courte
marche !
Durant le concert, Emmanuel était assis devant moi. Enfin, assis,
c’est une façon de parler, car je l’ai vu presque tout le temps debout,
en bras de chemise, bougeant en rythme et chantant toutes les
chansons de Johnny, qu’il connaissait par cœur.

Fin juin 2017, malgré son état de santé déplorable, Johnny était
de retour sur scène à Bercy pour le concert des Vieilles Canailles.
Nous sommes à nouveau allés l’applaudir avec les Macron. Quand
nous l’avons retrouvé dans sa loge, il était assis sur une chaise dans
la pénombre, totalement épuisé. Il ne distinguait que ma voix et ma
silhouette. « Ma marraine ! Qui est avec toi ? — Tu ne les reconnais
pas ? C’est le Président et Brigitte ! »

La mort de Johnny fut pour moi un déchirement. Lors de la


cérémonie funèbre, à l’église de la Madeleine, Laeticia m’avait
demandé de prononcer quelques mots et de lire un court extrait de
Mon plus beau Noël, une chanson que Johnny avait dédiée à sa fille
Jade. Je m’étais juré de maîtriser mon émotion et surtout, surtout, de
ne pas pleurer. J’eus bien du mal à m’en tenir à ma décision. C’est
lorsque je me suis retrouvée debout, face au cercueil de Johnny, que
j’ai pleinement réalisé sa disparition. Délaissant le texte que j’avais
préparé, j’ai laissé parler mon cœur : « Mon Johnny, tu avais dix-
sept ans, j’en avais trente-deux, c’était en avril 1960, cinquante-sept
ans ont passé. Je ne peux pas croire être dans cette situation. Tu
vois, le destin en a voulu autrement, mais le contraire eût été plus
logique. »

*
Pendant des années, j’ai répété : « Pourvu que je parte avant
Loulou ! » J’imagine qu’il se disait la même chose de son côté. De
toute évidence, ses chances de l’emporter dépassaient de beaucoup
les miennes. Il s’en est allé, me laissant seule.
Maintenant, c’est l’amitié qui me tient debout, ce sont les amis,
les vrais. Je me souviens de l’une des premières fois où je me suis
trouvée en tête à tête avec Muriel, que je connaissais à peine.
C’était, il me semble, à Saint-Tropez, au mariage de Johnny avec
Adeline. Nous étions en voiture, j’ai pris sa main. « J’aimerais
beaucoup qu’on se revoie, lui ai-je dit.
— Vous devez connaître tant de monde, me répondit Muriel,
intimidée.
— Oui, mais de vrais amis, on en a très peu. »
C’est ainsi que Muriel entra dans ma vie pour ne plus en sortir.
Pourquoi elle ? Pourquoi ce jour-là ? Ça ne s’explique pas. Avec
Anne, sa compagne, elle vient d’acheter une maison non loin de la
mienne, dans le hameau de La Jonchère, pour être encore plus
proche de moi. Elle m’est devenue essentielle, elle comme quelques
autres, peu nombreux, sans qui je n’aurais aucune raison de vivre.
S’il n’y a pas d’amis, il n’y a pas de vie.

*
Toute ma vie j’ai essayé de vivre le plus normalement possible,
sortant mes chiens en forêt vêtue d’un jogging, saluant les gens que
je croisais et qui, me voyant pareille à eux, avaient à cœur de ne pas
se montrer indiscrets. Je n’ai jamais triché, je n’ai jamais voulu me
dissimuler pour vivre, je n’ai jamais refusé de faire une photo dans la
rue avec quelqu’un qui me le demandait sous prétexte que je n’étais
pas maquillée ou pas suffisamment bien coiffée. Je me suis montrée
au public telle que j’étais.
De la même manière, j’ai voulu rester simple dans l’exercice de
mon métier. Je me souviens d’une fête en plein air où je partageais
l’affiche avec Dalida, Mike Brant et Claude François. C’était à
Lavaur, dans le Tarn, durant un après-midi entier, devant huit mille
spectateurs, dans une ambiance extraordinaire. Chaque artiste avait
tenu à se déplacer avec sa propre sonorisation et ses propres
lumières, si bien qu’on pouvait à peine bouger sur scène tellement
l’espace était encombré de matériel. En ce qui me concerne, je me
suis contentée d’utiliser, avec son accord, le dispositif de Mike Brant,
à qui je succédais sur scène, et tout s’est très bien passé.
On était en septembre, il régnait une chaleur étouffante. Après
une heure et demie d’un show où je chantais et je dansais vingt-cinq
chansons, changeant plusieurs fois de costume entre les numéros,
j’étais en nage. Soucieuse de ne pas faire attendre la foule qui
piétinait dans la poussière pour obtenir un autographe, je me suis
rapidement essuyé la tête avec une serviette éponge et j’ai tiré mes
cheveux en arrière. Loulou a essayé de me retenir : « Ne te montre
pas comme ça, tu vas casser le rêve. » Ce à quoi je lui ai répondu :
« S’ils m’aiment quand je suis sur scène, ils m’aimeront au naturel. »

*
Mon optimisme est intact. J’ai survécu à l’AVC, je suis pleinement
remise et j’ai bien plus de projets que je ne pourrais en accomplir. En
cette fin d’année 2020, je tourne pour la télévision et le cinéma et je
songe à revenir au théâtre une dernière fois.
J’aime le contact avec le public, ce public qui me suit depuis plus
de soixante-quinze ans. Toutes les générations ont « leur » Line
Renaud. Pour les plus âgés la chanteuse, pour les plus jeunes
l’actrice ou la femme engagée dans la lutte contre le sida. Je suis
fan de mes fans. Leur fidélité incroyable, toutes les marques
d’amour que je reçois, c’est ce qui me tient et me donne envie de
continuer.
Mes affaires sont en ordre, le Fonds de dotation Line Renaud-
Loulou Gasté est sur les rails, Claude et Muriel prendront la relève.
En attendant, je souhaite vivre le plus longtemps possible et j’ai
même l’espoir de réussir ma traversée du siècle.
J’avais évoqué une partie de ma vie dans Et mes secrets aussi, je
tenais à vous raconter la suite.
À partir de maintenant, tout ce qui m’arrivera sera à ranger dans
le chapitre « bonus ».
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Merci la vie.
REMERCIEMENTS

Line Renaud et Bernard Stora remercient pour leur aide


précieuse :

Marie-Annick Déhu, Jacinthe Fernandes, Michael Carton, Jeremy


Picard, Claude Chirac, Muriel Robin, Nicole Sonneville, Dominique
Besnehard, Annie Nouna, Françoise Barré-Sinoussi, Jean-Valère
Albertini, Stéphane Mantion, David Lelait-Hélo, la direction et le
personnel de l’hôpital Stell à Rueil-Malmaison et tout
particulièrement Francine, Nathalie, Dominique et Eddy ; Antoine
Traineau, Martin Pénet, Luc Beraud, Pierre Bideau.
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES
Couverture © Olivier Marty

Cahier central

Page 1 © Olivier Marty

Pages 2 et 3 Collection Line Renaud

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Page 6 © Marianne Rosenstiehl

Page 7 Collection Line Renaud

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Page 9 haut © Sidaction / Vincent Isoré

Page 9 bas Collection Line Renaud

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Page 11 © ONU Sida

Page 12 haut © Gérard Schachmes

Page 12 bas Collection Line Renaud

Page 13 Collection Line Renaud

Page 14 Collection Line Renaud

Page 15 © Gérard Schachmes

Page 16 © Franck-Pascal Alquinet

Page 17 Collection Line Renaud

Page 18 © François Darmigny

Page 19 © Philippe Roux

Page 20 © TF1

Page 21 haut © E. de la Hosseraye


Page 22 bas © Pascal Ito

Page 22 © Agence Angeli / Rindoff Petroff


© Éditions Denoël, 2020.
Line
Renaud
avec Bernard Stora

En toute confidence

« J’aime le contact avec le public, ce public qui me suit depuis plus de


soixante-quinze ans. Toutes les générations ont “leur” Line Renaud.
Pour les plus âgés la chanteuse, pour les plus jeunes l’actrice ou la
femme engagée dans la lutte contre le sida. Je suis fan de mes fans. »

Au printemps 2019, Line Renaud a vu la mort de près. Durant sa


convalescence, des souvenirs qu’elle n’avait jamais évoqués
sont revenus en nombre.
Avec sa verve habituelle, dans un passionnant retour sur sa vie,
elle livre ici sans détour les secrets d’un destin exceptionnel.

Les souvenirs cachés d’une grande figure française.


DU MÊME AUTEUR

EN COLLABORATION
AVEC BERNARD STORA
Et mes secrets aussi, Robert Laffont, 2013
Une drôle d’histoire, Robert Laffont, 2017
Cette édition électronique du livre
En toute confidence de Line Renaud
a été réalisée le 11 septembre 2020 par les Éditions Denoël.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782207159910 - Numéro d’édition : 361638)
Code Sodis : U30796 - ISBN : 9782207159927.
Numéro d’édition : 361639

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