Alexis

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Vincent ENGEL, Alexis

J’ignore ce que je dois faire, à présent. On devrait le savoir, pourtant, que


tout finit et qu’on n’a jamais trop de temps pour s’y préparer ; mais ici, c’est
différent. Tout le monde dit ça quand son tour arrive, sans doute. À cette
nuance près : ce n’est pas mon tour.
Un coup d’œil aux écrans… Ils sont tous là, à leur place. Ils n’en ont
jamais bougé, ils ne savent même pas qu’ils pourraient aller voir ailleurs.
Ni qu’ils n’iront jamais nulle part. Bientôt, on viendra les chercher comme
on le faisait avant pour ceux qui étaient appelés ; mais personne ne les
attendra. Personne ne les appellera plus jamais, et c’est pour ça qu’ils
partiront. Pour toujours. Quant à moi, je n’ai pas la force de me demander
ce que je deviendrai. L’administration y pourvoira, comme elle pourvoit à
tout. Y compris à ses incohérences. Surtout.

Alexis est assis dans son coin. Il ne sait pas que, grâce à la caméra, je
l’épie. Aucun de mes pensionnaires ne le sait, au demeurant, ni ce qu’est
une caméra, ni le mot pour la désigner. Que connaissent-ils, d’ailleurs ? Et
qui ? Je me suis souvent demandé comment ils pouvaient percevoir leur
existence, s’ils étaient conscients d’exister. On leur a imposé une vie
tellement étrange, au nom de la vie… Cette question me hante. Ce n’est
pas prévu dans mon contrat, alors je n’en parle à personne. À la limite, les
responsables voudraient que je m’interroge aussi peu que mes
pensionnaires – mes agneaux, comme je les nomme parfois. Ça parait
pourtant difficile. Quoique… allez savoir. C’est comme pour les chiens : qui
peut dire ce que pense un chien ? Mes agneaux ont souvent un regard de
chien reconnaissant quand je leur apporte à manger. De chien serein, qui
ne craint pas d’être privé ; la nourriture est mauvaise, mais ils n’en ont
jamais reçu d’autre. Et puis, quand je dis qu’elle est mauvaise, c’est une
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question de gout ; je n’aimerais pas les boites pour animaux, sans doute.
C’est pareil. Sauf que pour les responsables, ce ne sont pas des animaux.
Ni des humains. Quoi, alors ? Un jour, un ministre de passage a dit, en
riant : « des roues de secours vivantes ». Pour ceux qui ne veulent pas
crever…
Je n’ai jamais compris comment la décision avait été prise de lancer ce
projet. J’étais un enfant, je ne m’intéressais pas à tout ça. Je n’imaginais
pas que je serais obligé d’accepter le premier boulot venu, ou plutôt le
dernier, celui dont personne ne voudrait. Sauf les désespérés, les malades
de la vie. Sauf moi.
J’ai retrouvé, ensuite, des coupures de presse de l’époque ; les débats
avaient été animés, tumultueux. Et maintenant qu’ils abandonnent tout, que
dira-t-on ?
Quand je me suis présenté pour l’entretien d’embauche, le directeur qui
m’a reçu n’y est pas allé par quatre chemins.
- Tous vos prédécesseurs sont partis après quelques mois. Dépression
nerveuse. Grave. En hôpital psychiatrique. Ils avaient perdu tous leurs
amis, leurs proches. Il faut le savoir : le salaire que vous toucherez
n’effacera pas le plus pénible ; ce n’est qu’un baume de faible puissance.
Si vous avez le moindre doute, partez. Si vous restez, ne venez jamais vous
plaindre. Je vous aurai prévenu.
Je ne me suis jamais plaint. J’ai accepté cette horreur silencieuse et
aseptisée, la douce mort blanche sans cri qui prend mes agneaux par la
main comme pour une valse qui ne s’interrompra jamais. Je les ai regardés
vivre, semblables à des plantes auxquelles on refuserait d’avouer que le
vent et le soleil existent, plongés dans une vie qui n’est qu’une attente plus
ou moins longue de la résurrection d’un autre. Un autre qui leur ressemble
pourtant tellement, et qui leur est étranger jusqu’à l’indifférence. Un autre

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qu’ils ne rencontreront jamais, et qu’ils sont pourtant destinés à fréquenter
jusqu’à sa mort, qui subviendra toujours plus tard que la leur.
Je sais, ceci est nébuleux. Je ne suis pas philosophe. Ce que j’écris, ce
n’est même pas pour le relire. J’ai beaucoup de temps libre, pour mon
malheur. Contre cela aussi, le directeur à l’embauche m’avait mis en garde.
Je reste dans la salle de contrôle, devant mon mur d’écrans, un pour
chaque chambre, cent chambres de six personnes. On devrait dire
« cellules », si le mot n’était pas proscrit. Quelle importance ; ils ne
connaissent ni celui-là ni un autre. Alors, quand j’ai achevé mes tâches
quotidiennes, je viens m’asseoir ici et surveiller, comme un gardien de
phare guetterait sur une mer asséchée un raz-de-marée. Je quitte le
programme de gestion du centre, et je tape. Mon histoire. Non, pas mon
histoire. Leur vie. Sans histoire.
Il m’arrive de me saouler de mots. Hier, j’ai écrit avec une fierté de
dément que je régnais sur un troupeau de six cents âmes. J’ai effacé ce
dernier mot ; l’administration insiste, à juste titre, sur le fait qu’ils n’en ont
pas – elle parle plutôt de « conscience », parce qu’elle répugne toujours à
évoquer ce qui lui est par trop étranger. Je règne sur le vide. Comme
beaucoup de souverains.
Il y a deux semaines, j’ai essayé de faire rire Alexis ; et c’est moi qui me
suis esclaffé lorsque je me suis dit que je faisais le clown. Un comble. Alexis
m’a regardé, incrédule, effrayé peut-être, si c’est possible. Puis, il a
grimacé. Mais il s’est arrêté en chemin. Je suis reparti, dégouté.
On m’avait prévenu : ne pas m’attacher. Personne ne doit s’attacher aux
pensionnaires. L’argent que l’on consacre à leur vie dispense de les aimer.
Je me souviens d’un argument d’un partisan de ce projet, il y a trente ans :
« Le sacrifice que nous attendons d’eux n’est que peu de chose, dans les
circonstances qui détermineront leur existence, par rapport à ceux qui
seront exigés de nous. Mais c’est le prix à payer pour une société plus

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juste ». On invoque toujours l’avenir d’un monde meilleur quand on veut
justifier une monstruosité. Je sais, ce n’est pas mon rôle de penser ainsi,
mais ce n’est pas ma faute ; ce ne sont que mes doigts sur le clavier.
J’ai essayé d’expliquer à Alexis pourquoi il était là. Pas là dans ce centre,
mais là sur la terre. C’est vraiment malheureux ; si un père veut dévoiler à
son enfant pourquoi il vit, il ne pourra jamais trouver une explication
totalement satisfaisante. L’enfant répondre toujours : « Et pourquoi ceci ?
Ou pourquoi cela ? » Moi, par contre, je peux tout détailler à Alexis, et lui
ne peut rien entendre. Mais je lui ai dit malgré tout. Il m’a écouté, je crois :
une musique peu mélodieuse, mais un passe-temps néanmoins. Je suis
parti sans achever, ce qui l’a laissé aussi imperturbable. Et c’est une chance
évidemment. D’autant que cette belle explication s’effondre aujourd’hui.

Mes supérieurs n’en reviennent pas que je sois au poste depuis dix ans.
Sans faillir. Pas un signe de faiblesse. Un roc. Ils me regardent avec une
légère inquiétude ; suis-je tout à fait humain ? Sans doute pensent-ils que
mes pensionnaires ont déteint sur moi, et que c’est ce qui menace tout
gardien qui parviendrait à franchir un certain cap sans sombrer dans la folie.
Une défense. Ils ne me parlent presque plus. Ils vérifient si je m’acquitte
consciencieusement de ma tâche – et comme la machine fonctionne sans
l’ombre d’une panne, ils s’en retournent. Sans rendre visite à mes agneaux.
Ils ne savent pas que j’écris.
Ils n’ont pas trouvé mes archives.
Je les ai ressorties ce matin, après avoir entendu la nouvelle à la radio.
Je suis descendu dans le minuscule patio qui jouxte mon appartement - le
seul espace vert du complexe, dans lequel les pensionnaires ne peuvent
pas pénétrer et dont ils ignorent l’existence. J’ai mis les coupures de journal
jaunies sur la table, dans le désordre. J’en ai pêché quelques-unes, au
hasard.

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« Miracle biotechnologique. Bientôt la fin du stress des greffes… »
« Dans quelques années, les malades en attente de greffe ne devront
plus attendre la mort d’un donneur… »
C’est une façon de parler.
« Finis, les problèmes de rejet pour les greffés ! »
« La fin des scandaleux trafics d’organe. »
Ceci pour les journalistes qui voient toujours midi à leur porte. Mais il y
eut aussi d’autres voix :
« Une monstruosité éthique met fin aux dons d’organe. »
Ou :
« Le monde scientifique au-delà des délires nazis les plus fous. »
Je me demande ce que les journaux titreront les jours prochains. Et ce
qu’Alexis penserait s’il décryptait ces vieux articles qui parlent de lui comme
d’une nécessaire insignifiance. J’ai envie d’aller le chercher, de le faire sortir
de sa chambre. Il y a des départs réguliers, les autres ne s’étonneraient
pas, et lui non plus. Sauf à son retour : jamais un partant n’est revenu.
Je lui expliquerais tout. J’y perdrais mon boulot, mais qu’importe ; ce
centre va disparaitre et on me jugera trop marqué par cette expérience pour
m’accorder autre chose qu’une pension misérable. Peut-être même
m’internera-t-on à mon tour dans une cellule, sous l’œil d’une caméra dont
je perdrai le nom. Sans l’espoir de jamais servir à rien ni à personne.
Je dirai à Alexis comment cette folie a vu le jour.
Tu vois, Alexis, il y a longtemps, quand quelqu’un avait un cœur ou un
rein ou un organe quelconque qui foirait, il mourait, même si tout le reste
fonctionnait encore correctement. Puis, on a mis au point les greffes : le
malade pouvait récupérer sur quelqu’un qui venait de mourir l’organe dont
il avait besoin. Enfin, pas lui : des médecins. Il fallait faire vite, obtenir les
accords de la famille ou du mort, avant son décès évidemment. Compliqué.
Beaucoup de refus. Et puis surtout, des difficultés une fois la greffe

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effectuée, parce que l’organe donné regrettait son corps passé et que le
corps nouveau n’acceptait pas facilement cet intrus. C’est comme ça,
l’homme, c’est au plus profond de lui qu’il déteste la différence. Bref, Alexis,
c’était très compliqué. Et très couteux.
Alors les savants ont cherché et, comme cela arrive quand il y a des
bénéfices à la clé, ils ont trouvé. Ils ont créé Alexis. Et ils l’ont appelé clone.
Réplique parfaite d’un futur malade. Fortuné. Deux ou trois photocopies de
réserve, dont j’ai la garde, dans un des centres qui se sont multipliés et que
surveillent de pauvres fous comme moi. Il a fallu vaincre de fameux
obstacles de tous ordres. Si j’en crois la presse, il y a eu des manifestations
monstres, des empoignades. Mais pour justifier le profit, tous les arguments
sont bons. Et s’il le faut, on établit des lois sévères pour parfaire l’illusion.
Donc, qui pouvait se le permettre donnait quelques cellules sans
importance à partir desquelles on créait plusieurs réservoirs d’organes
vivants. Plus de problème d’attente ou d’incompatibilité. Si le cœur flanche,
un message arrive sur mon terminal, me demandant de préparer la salle
d’opération et d’y emmener un des clones du malade. Les médecins
arrivent. Par précaution, on prélève d’autres organes, au cas où une
complication imprévue surviendrait durant l’opération de l’original. Et le
reste part en fumée. Une place se libère. Un homme ou une femme est
sauvé. Un agneau disparait dans la plus parfaite indifférence de ses
semblables, du monde et de lui-même.
C’est la clé de la réussite, mon pauvre Alexis : que tu ne sois jamais
conscient de ton état d’humain. Naitre, grandir, vieillir sans penser. Les
philosophes et les théologiens avaient crié que ce serait impossible. Ils ont
eu tort. Sans éducation, sans contact avec le monde, sans jamais rien
entendre d’autre que les borborygmes de ses voisins, avec l’aide de
calmants puissants (ingrédient crucial et hautement confidentiel), les
médecins ont réussi à faire de mes agneaux des choses vivantes inertes et

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inhumaines. Peut-être même heureuses, comme l’a dit un autre ministre
lors de son passage éclair ici. Du coup, la preuve est faite et les obstacles
éthiques disparaissent. On ne tue pas un être humain. À la rigueur un être
vivant, mais les bœufs en sont d’autres. Il s’agit de sauver des vies. Pas de
manger.
Quand c’est leur tour, les agneaux s’en vont sans hésitation. Ils
abandonnent pour la première fois l’univers minuscule où ils vivent depuis
qu’ils ont quitté l’unité de création et le centre spécialisé pour les clones
non autonomes (il est interdit de les appeler des « enfants »), et l’on ne
décèle même pas une lueur d’excitation dans leur prunelle. Il faut dire
qu’une de mes tâches, une fois reçue l’annonce, est d’administrer à l’élu
une dose puissante d’un calmant qui ne sert qu’à cette occasion. Le verre
du condamné, comme je le nomme en secret. C’est presque la même
cérémonie lorsque l’original des clones vient à mourir tout seul, dans un
accident par exemple, ou d’une maladie qu’aucune greffe ne peut
circonscrire. À cette différence que les médecins ne se déplacent pas : je
mène les clones rescapés des greffes éventuelles dans un petit salon où,
étendus sur des civières qu’ils trouvent sans doute plus confortables que
leur lit, ils reçoivent de mes mains une ultime dose, qui les endort
calmement. Je n’ai plus, ensuite, qu’à les pousser jusqu’à l’incinérateur où
finit également ce qui reste de leurs congénères dépecés. Il n’y a pas de
musique. Après, mes doigts me démangent, mais ce que j’écris alors n’a
aucun sens, et je ne le sauvegarde même pas.

Mais tout ça, Alexis, c’est de l’histoire ancienne. Le bon vieux temps,
comme on disait dans le bon vieux temps. La médecine a encore fait des
progrès, parce que tu n’es pas vraiment rentable. C’est que, mine de rien,
ton entretien et celui de tes copains coute une fortune. On a donc cherché
plus loin. Le clonage, c’est comme l’électronique. Ça ne pouvait que se

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miniaturiser. Et maintenant, tout le monde s’accorde, des prêtres aux
marchands. Plus d’obstacles moraux ou sociaux. Chacun pourra en
bénéficier. Sauf toi, Alexis, sauf vous, mes agneaux. Je lis le premier article
qui me parvient : « L’effroyable problème des greffes trouve enfin une
solution simple, économique et… humaine. » Ils s’en sont souvenu à
temps. À temps : quand ils ont les moyens de s’en souvenir. L’alibi, la
justification qui relèguera tout le reste au second plan. Je redoute les
opinions unanimes ; elles consacrent trop souvent un progrès de l’horreur.
Bien sûr, la découverte est remarquable : plus besoin de fabriquer une
série de clones complets, qu’il faudra nourrir et surveiller durant des
années. Toujours à partir d’une cellule, on fabrique, sur mesure et à la
demande, l’organe nécessaire. En quelques semaines. On parle déjà
d’accélérer le processus ; deux ou trois heures. Le temps d’endormir le
patient. Peut-être la clé de l’immortalité. Sauf pour toi, Alexis. Sauf pour
vous, mes agneaux. On vous éliminera dans l’euphorie de la bonne
nouvelle, avant que d’improbables consciences se demandent quel sera
votre sort. Et que pourrait-on faire, d’ailleurs ? Vous n’êtes même pas des
enfants-loups. Sous peu, le message tombera sur mon terminal :
« Organisez un cocktail à la santé de tous vos pensionnaires. Merci pour
tout. Bonne chance dans la vie. » À moins qu’un ministre me demande
d’avoir l’obligeance d’accompagner mes hôtes : « Quel sens de
l’hospitalité », s’exclamera-t-il en visitant le centre abandonné, réaffecté à
quelque nouvelle mission vitale.
Tu te demandes pourquoi je te confie tout ça, Alexis, à toi et pas à un
autre… Je l’ignore. Je ne te dis rien, d’ailleurs. J’imagine. Je tape. J’ai choisi
un agneau, je l’ai appelé Alexis. Pourquoi ? Je crois que c’était mon
prénom.

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