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B HISTOIRES
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Gallimard
Bibliothèque
illustrée des histoires
A N TO I N E D E B A E C QU E
GALLIMARD
Les Éditions Denoël ont publié en 1967 l’essai de Roger Boussinot intitulé Le cinéma est mort. Vive le
cinéma ! Les Éditions Gallimard les remercient pour avoir autorisé la reprise de ce titre.
Couverture :
Photogrammes de Zabriskie Point, de Michelangelo Antonioni, 1970.
Afin de vérifier la plupart des hypothèses avancées dans ce livre, j’ai pu béné-
ficier des discussions qui ont entouré deux sessions de cours sur la « Mort du
cinéma » professées à l’École normale supérieure (2017-2018 et 2019-2020), de
riches échanges avec Alice Leroy, que je remercie tout particulièrement pour sa
relecture précise et stimulante, ainsi que pour les recherches iconographiques,
et de conversations, le plus souvent informelles, ou à l’occasion de séminaires
et de colloques, avec les personnes suivantes, auxquelles les différents chapitres
de cet ouvrage doivent beaucoup : Martin Barnier, Karol Beffa, Christian-
Marc Bosséno †, Jean-Loup Bourget, Marc Cerisuelo, Stephan Crasneanscki,
Georges Didi-Huberman, Mitra Farahani, Pascale Ferran, Christophe Gauthier,
Amos Gitai, Yannick Haenel, Noël Herpe, Danièle Hibon, Hervé Joubert-
Laurencin, Nicolas Klotz, André S. Labarthe †, Gilles Mouëllic, Damien
Odoul, Dominique Païni, Élisabeth Perceval, Nicolas Philibert, Jérôme Prieur,
Vanessa Schwartz, Cécile Sorin, Élodie Tamayo, Jean-Baptiste Thoret, Laurent
Véray, Dimitri Vezyroglou, Frédéric Worms, Adèle Yon, Dork Zabunyan, Clélia
Zernik.
A. de B.
introduction
Bientôt, c’en serait fini de tout ça, des HLM, des autos, des villes, des cinémas.
Peut-être que quelqu’un de très vieux, un ancêtre, se souviendrait encore, et
expliquerait aux jeunes qu’il y avait des cinémas, que c’était des images qui
bougeaient, qui parlaient. Et les jeunes ne comprendront pas.
Alexandre, dans La Maman et la Putain,
de Jean Eustache, 1973.
Lors de l’été 1953, André Bazin s’interroge : « Le cinéma est-il mortel1 ? » La
principale plume critique du temps, co-fondateur des Cahiers du cinéma, rédac-
teur au Parisien libéré, chroniqueur à L’Observateur, essayiste à Esprit, esquisse
une « méditation » sur le cinéma, plus exactement sur « la notion de l’évolu-
tion de la vie du cinéma », comme si le septième des arts était, autant qu’une
simple mécanique, un organisme vivant, donc mortel. Le contexte est particu-
lier : en quelques années, Hollywood vient de perdre près de la moitié de son
public dans les salles américaines, le cinéma se trouvant brutalement concur-
rencé outre-Atlantique par la montée en puissance de la télévision dans bien
des foyers. Les principales majors de l’industrie cinématographique tentent de
répliquer et lancent, pour reconquérir les regards, le Cinémascope, le Cinérama,
1. Paris Match, couverture, 18-25 juillet 1953.
La mort du cinéma et Marilyn appelée à disparaître
font la une sensationnelle de la presse populaire.
10 Le cinéma est mort, vive le cinéma !
l’écran panoramique ou des films en 3D. Mais cela n’enraye pas la baisse sévère
et rapide du nombre de spectateurs, suivie par celle de la production de films, au
moins aussi importante. Se pose à nouveau une question angoissante et urgente,
dont s’empare le débat public, puisqu’on la retrouve en couverture de Paris
Match trois semaines à peine avant la parution du texte de Bazin, s’inscrivant en
gros titre sous le regard de braise de Marilyn Monroe, qui n’en peut mais : « Le
cinéma va-t-il disparaître2 ? »
Bazin envisage sérieusement l’hypothèse, non comme un scoop journalis-
tique, mais tel un « jeu de l’esprit » inscrit dans l’évolution générale des formes :
lorsqu’une technologie fait l’histoire puis s’en efface. « Peut-être n’est-ce même
que par une illusion d’optique de l’histoire, fugace comme le dessin d’une
ombre par le soleil, que nous avons pu pendant cinquante ans croire à l’exis-
tence du cinéma ? » Le cinéma est mortel, donc, et va mourir, car il ne repré-
senterait qu’un stade particulier de l’évolution des « moyens de reproduction
mécaniques » du réel, qui ont leur origine au xixe siècle avec la photographie
et le phonographe, et dont la télévision serait simplement l’évolution la plus
récente, nouvelle technologie que le critique envisage même, à court terme, en
couleurs et en relief, ce qui détruirait sur-le-champ les tentatives de résistance du
cinéma par le spectaculaire de la vision, le « grand écran bigger than life » source
d’une émotion indispensable à l’homme. Une fois son temps passé, comme « la
production de betteraves chez les paysans français si le gouvernement ne sou-
tenait plus artificiellement le prix de l’alcool français », le cinéma disparaîtrait.
Au-delà d’une situation alarmante que Bazin envisage avec une belle hau-
teur de vue, sans trancher entre optimisme et pessimisme, donnant libre cours
à une ironie joyeuse — un « doute optimiste », dit-il —, le critique imagine
une double réponse à la mort annoncée du cinéma. D’un côté, un « retour aux
sources populaires, au quasi-anonymat des débuts du cinéma ». Ainsi, en cessant
de prétendre à l’art, peut-être le film retrouverait-il son véritable génie « qui n’est
pas celui des cinémas d’exclusivité, mais celui des bruyantes salles populaires ».
En regagnant ses origines, le cinéma pourrait-il se sauver ? Bazin n’y croit guère,
car il n’entrevoit que « décadence » dans un cinéma qui ne subsisterait que sous
des « formes larvaires », rabaissé au niveau des comics de la grande presse améri-
caine, c’est-à-dire « en deçà de l’art ». L’autre ressource du cinéma, au contraire,
Le cinéma est mort, vive le cinéma ! 11
Une demi-douzaine d’années plus tard, le cinéma n’est pas mort… Comment
s’est-il redressé de son agonie, du moins en France ? En réunissant précisément les
deux hypothèses d’André Bazin, au moment où le critique disparaît à quarante
ans, emporté par la leucémie : le cinéma se fait pauvre d’un côté, retournant à
ses origines, et, de l’autre, affirme son statut d’œuvre d’art à travers l’émergence
de jeunes auteurs. Un « Art pauvre », synthèse audacieuse qui porte la Nouvelle
Vague et signe toutes ses innovations formelles, un art pauvre et subventionné,
qui plus est, comme pour conférer un caractère quasi prophétique à l’utopie
bazinienne.
Voici donc, ici tracé par André Bazin, le fil suivi par cet essai : comment envi-
sager sans tremblement, sans alarmisme, sans hystérie, sans dénégation non plus,
la mort du cinéma, et comment découvrir au sein de cette hypothèse sérieuse-
ment mortifère toute une série de ressources qui relancent le cinéma vers la vie
et lui rendent son énergie propre. Ce qui lui permet de se réinventer périodique-
ment, à peu de chose près aussi souvent qu’on l’a envisagé déclinant, agonisant,
mourant, mort, cadavre. Ce livre part à la recherche de ces moments-là, où,
presque dès les origines du cinéma, il a été question de sa mort et des mutations
révélatrices de ses images.
CRISE(S) DU CINÉMA
Le cinéma est dans la tension entre art et histoire. Le cinéma est né à l’âge du
grand soupçon sur l’histoire, au temps où l’on pensait qu’un art nouveau était
en train de naître, qui inscrirait directement le produit de la pensée dans le mou-
vement des formes. Il est apparu comme l’art le plus propre à réaliser ce rêve11.
Le cinéma est mort, vive le cinéma ! 15
Je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup
contribué à l’appauvrissement du genre artistique français. De jour en jour, l’art
diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le
peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu’il rêve, mais ce
16 Le cinéma est mort, vive le cinéma !
ver, si peu que ce soit, par l’énergie de la pensée. J’affirme que le cinéma signifie
la mort, la mort de ce peuple puis de tous les peuples18.
comme chez André Bazin, le constat des différents états historiques du statut
de l’œuvre l’art.
Le cinéma est l’art qui fait des ravages dans l’histoire. Il détruit, liquide,
emporte, renouvelle, tout à la fois agent destructeur et salvateur. Il est l’art de
la crise, celui qui provoque la catastrophe : au rythme de ses images galopent
les cavaliers de l’apocalypse. Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique s’opère la « liquidation de l’aura », selon le terme même employé par
Benjamin. Le film provoque une crise de l’art en rompant les liens traditionnels
que l’œuvre entretient, d’une part, avec la représentation du monde et le public,
d’autre part, avec elle-même. Toute la modernité artistique, selon Benjamin,
tient dans cette relecture de la catastrophe cinématographique : l’œuvre ne peut
se perpétuer qu’en sacrifiant son aura traditionnelle.
Le penseur se déclare prêt à payer ce prix. D’abord, car toute restauration
de l’unicité de l’aura lui paraît artificielle ; de plus, le nouvel art opérant cette
liquidation lui semble le seul à pouvoir, techniquement, formellement et poli-
tiquement, « coller » à la réalité du monde contemporain tel qu’il est en train de
muer. Benjamin insiste sur ces capacités techniques de la caméra et en relève les
conséquences sur la perception de la réalité [ill. 2 et 3] :
nouvelle réalité, il possède les capacités d’en cerner les dangers, la vitesse, l’élar-
gissement ou le rétrécissement, aussi bien l’imaginaire collectif que l’inconscient
visuel. C’est par là que le cinéma se projette dans la pensée du devenir : il filme
au présent la crise du passé aussi bien que l’inconscient visuel de demain.
Benjamin, cependant, n’est ni passéiste ni futuriste. Sa lucidité est fondée
sur le sens du présent : son texte dessine la catastrophe hic et nunc, puisque la
destruction de l’aura engendre dans l’instant même des formes modernes. Cette
position est d’abord historique. Walter Benjamin, dans le cru de son existence,
est pris entre deux apocalypses, pleinement intégrées dans son texte : la Grande
Guerre comme modèle dévoyé de la reproductibilité technique — c’est la mort
qu’elle a fabriquée en masse ; le fascisme comme esthétisation dévoyée de la
politique — « Tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul
point. Ce point est la guerre »26, lance-t-il dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique. Entre ces deux écueils, le chemin est étroit : la catas-
trophe y conduit, sans sécurité ni assurance. Mais qu’est-ce qu’une catastrophe
benjaminienne ? « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe.
Que les choses continuent à “aller ainsi”, voilà la catastrophe »27, répond-il dans
un texte de 1938. Ailleurs, il indique, sous le sceau du mystère, cette voie étroite
qui n’est ni restauration de la tradition, ni célébration du patrimoine, ni certi-
tude aveugle placée dans le progrès : sont sauvées les œuvres « lorsqu’on met en
évidence chez [elles] la fêlure »28.
Cette « fêlure », dessinée dans le présent comme un regard orienté à la fois vers
le passé et vers le futur — ce qui diverge dans l’histoire —, seul le cinéma l’enre-
gistre et la met en forme, car il est l’art apocalyptique par excellence, celui qui
détruit le passé en liquidant la tradition artistique et, dans le même temps, sauve
l’histoire, parce qu’il la projette immédiatement dans le futur. Ce que Walter
Benjamin exprime dans Sur le concept d’histoire en lançant sa cinquième thèse
par une formule d’une terrible fulgurance : « La véritable image du passé se fau-
file devant nous29. » La présence toute-puissante de l’image cinématographique
lui permet d’historiciser la réalité en la saisissant à même le monde : le cinéma
est l’art qui détruit l’art, capte l’instant de l’histoire et sauve cette dernière en
la préservant pour le futur par la technique, par la reproduction, en la donnant
massivement à voir par la reproductibilité.
Le cinéma est mort, vive le cinéma ! 23
lui faut pas craindre de traverser plusieurs morts pour continuer à exister et
inventer des formes.
qui fera ressembler La Guerre des étoiles à une séance de lecture à la bougie au
xvie siècle35. » On se doute qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux les prophètes
de mort. D’ailleurs, le mois de septembre ne compte que trente jours…
Il n’est pas nécessaire d’attendre le magnétoscope ou la télécommande. Le
cinéma meurt de mort violente une toute première fois à l’âge d’à peine deux ans,
le 4 mai 1897, dans les décombres fumants du Bazar de la Charité, cette vente
de bienfaisance près du Rond-Point des Champs-Élysées qu’un flacon d’éther
renversé à côté d’un projecteur de Cinématographe a transformé en terrifiant
brasier où l’on dénombre cent vingt-huit cadavres [ill. 7]. Le sermon prononcé à
Notre-Dame par le Révérend Père Ollivier, en présence du président Félix Faure,
n’hésite pas à voir dans cette catastrophe une vengeance divine précipitant vers
sa mort certaine la nouvelle attraction parisienne, victime de son orgueil, de son
hybris : « Vous avez retourné contre Dieu les conquêtes de la science et, de la
flamme que l’homme prétend avoir arrachée de ses mains comme le Prométhée
antique, il a fait l’instrument de ses représailles. Ce qui donnait l’illusion de la
vie a produit l’horrible réalité de la mort36. » Christian-Marc Bosséno note que,
dans les semaines qui suivent, la fréquentation des salles de projection baisse
de moitié et mettra plusieurs mois à repartir. Désormais, la bonne société évite
durablement les séances de cinéma. Puisque la « machine à abolir la mort » a,
contrairement à sa mission, tué massivement et spectaculairement, elle semble
condamnée, et le discours de la fin du cinéma s’installe durablement dans le
milieu cinématographique.
Il n’en est jamais sorti, devenant une antienne du commentaire de la fragile
santé d’une industrie — profession qui sait manier le verbe alarmiste afin de
mobiliser les pouvoirs publics — comme de la réflexivité sur l’histoire du cinéma.
Pour un Bazin jouant ironiquement, on l’a dit, avec la question « le cinéma est-il
mortel ? », au détour des années 1950, combien d’essayistes en mal d’effets d’an-
nonce — et quoi de plus fort que d’annoncer la mort des personnages princi-
paux, ce qui implique la fin de la pièce ? La prophétie morbide devient dès lors
un genre non négligeable de la critique ou de l’essai cinématographiques. Roger
Boussinot lance ainsi Le cinéma est mort Vive le cinéma !, vigoureux pamphlet
publié par Maurice Nadeau en 1967 chez Denoël. Sa vision est inquiétante,
mais stimulante, car lui apparaît, à l’apogée de la société de consommation, la
7. Couverture du Petit Journal, 16 mai 1897.
Une autre vision de la mort engendrée par le cinéma : la catastrophe de l’incendie
du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897.
30 Le cinéma est mort, vive le cinéma !
rupture entre la salle collective et l’écran familial ou individuel qui sera effective-
ment l’une des brèches par lesquelles la mort du cinéma a pu s’introduire.
Entre votre future cinémathèque personnelle dont vous lirez les œuvres selon
votre bon plaisir sur votre écran de télé, […] ou tous les kinopanoramas ultra
spectaculaires que l’on va inventer, la cassure existe et ne peut que s’élargir, de-
venir gouffre. C’est dans ce gouffre que vont disparaître les structures actuelles
du cinéma et leur pierre angulaire, la salle commerciale ordinaire en 35 mm37…
années 1910 aux années 1930, insérant dans « Le cinéma est encore mort »43
de nombreuses citations dénonçant les « pulsions morbides » d’un art thanato-
phile. Toujours en 2003, un collectif de chercheurs se demande, dans la revue
Cinergon, « Où va le cinéma ? » en proposant un état des lieux de ce qui semble
en train de disparaître dans le cinéma contemporain44. Maxime Scheinfeigel
ouvre ensuite un volume intitulé précisément Cinéma contemporain, état des
lieux, par un prologue portant la question désormais inéluctable : « Le cinéma
est mort ? »45.
Le point d’interrogation creuse le paradoxe d’un art menacé dans ses fabrica-
tion et vision traditionnelles, qui semble pourtant plus vivant que jamais dans
les espaces alternatifs où il peut s’engouffrer, se protéger, se renforcer : le musée,
la cinéphilie militante, les pratiques amateurs, et même l’Internet généralisé
et le téléphone portable. Jacques Aumont se demande quant à lui Que reste-
t-il du cinéma ? dans un stimulant volume paru en 201246. Il pose la question
avec mélancolie, mais sans nostalgie — puisque, bien sûr, « le cinéma est plus
proche de sa mort que de sa vie » —, pour en tirer un vigoureux plaidoyer pour
les formes et les valeurs esthétiques que le cinéma a inventées et « qui vont lui
survivre », transmises au « devenir » comme des outils indispensables à sa repré-
sentation du monde. Enfin, le dernier essai en date, paru en 2013, La Fin du
cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique d’André Gaudreault et Philippe
Marion47, embrasse la question avec une réjouissante ambition analytique et
rétrospective — distinguant « huit morts successives du cinéma » — en partant
des « soubresauts identitaires que le cinéma traverse aujourd’hui sous l’impact
du numérique et de l’univers médiatique actuel » et remontant vers les origines
d’une mécanique régulièrement soumise aux aléas de ses mutations48.
Pourquoi le cinéma est-il ainsi intrinsèquement lié à la mort ? Écriture des fan-
tômes, il fut dès sa naissance, et demeure pour toujours un art mortifère, celui
de la résurrection des morts. Le devenir du cinéma, dès la Belle Époque, tient
précisément dans son rapport aux morts. Il est né comme une victoire fantasmée
34 Le cinéma est mort, vive le cinéma !
D’autres imaginent la mort non seulement des corps enregistrés par la caméra,
mais des spectateurs eux-mêmes, comme dans cette sorte de « projection-catas-
trophe » racontée par le journaliste Georges Berner dans La Cinématographie
française à l’occasion de la première de La Capitulation de Paris, gros budget hol-
lywoodien de fantaisie qui mettrait en forme spectaculaire la destruction de la ville :
La publicité faite par le producteur américain amena dans l’une des plus grandes
salles parisiennes un public monstre, douze mille personnes. Le film qui était
non seulement en relief, en couleur, sonore et parlant, était aussi odoriférant.
Il se produisit un certain petit dérangement inexplicable dans les appareils de
cinéma. Toujours est-il qu’au moment du clou du film, la salle trembla sou-
dain sur ses bases aux coups de canon lancés par les lanternes de projection.
Le cinéma est mort, vive le cinéma ! 35
Le cinéma est tout à la fois un art des morts et une technique tueuse, double-
ment lié à la pulsion morbide, par la vision qui entraîne le souvenir et par la pro-
jection qui captive, effraye et finit par détruire ses spectateurs eux-mêmes. Cette
puissance mémorielle et létale du cinéma ne fait que s’accentuer avec les guerres
et la violence du siècle qui peuplent les écrans de cadavres, « ces morts vivants,
disait Daney, venus faire la manche au nom des milliers d’obscurs tombés sur
tous les terrains d’opération du monde »53. Cependant, à ce mythe du cinéma
fantomatique et tueur répond celui d’un art prométhéen de la résurrection des
morts. Abel Gance, dans une célèbre séquence de J’accuse, imagine et met en
scène en 1917 ces centaines de cadavres qui se relèvent du champ de bataille
pour venir réclamer des comptes aux vivants. C’est la puissance plastique elle-
même qui réveille les corps et rend visuellement la vie aux soldats, grâce au génie
formel d’un cinéaste qui peut lancer : « On mesure le nombre des vies du cinéma
au nombre de ses morts54. » Cocteau écrit quant à lui : « La mort nous fait des
promesses par cinématographe55. »
André Malraux, dans Esquisse d’une psychologie du cinéma, reconnaît dans l’ori-
gine du septième art la technique d’embaumement des momies égyptiennes56.
Cette hypothèse contrefactuelle et stimulante vient confirmer la ligne histo-
rique du cinéma comme aboutissement d’une filiation de l’ars moriendi, l’art
des morts. Le cinéma est ce qui résiste au temps, intuition que reprend André
Bazin dans l’un de ses premiers textes, dès 1944, « L’ontologie de l’image pho-
tographique »57 ; le théoricien évoque lui aussi l’embaumement qui met l’image
au service de la mémoire des morts. Bazin pousse l’analogie jusqu’à évoquer le
suaire christique, le cinéma devenant une technique d’inscription de la réalité
semblable au voile de Véronique sur lequel se seraient imprimés pour toujours
les traits du Christ mourant sur la croix, alors rendu symboliquement à la vie
éternelle. Ainsi, non seulement la mort et la résurrection sont des métaphores
propres à rendre compte de l’enregistrement cinématographique, mais encore
36 Le cinéma est mort, vive le cinéma !
cela que le septième art, peut-être parce qu’il s’estimait le plus grand, s’est tou-
jours cru le plus éphémère.
« Le cinéma est mort, vive le cinéma ! » Cette formule reprend, on l’a recon-
nue, la phrase rituelle de la monarchie française « Le Roi est mort ! Vive le Roi ! »
qui est l’expression même de la continuité du pouvoir selon les travaux d’Ernst
Kantorowicz sur les deux corps du roi et ceux de Ralph Giesey sur le cérémo-
nial funèbre des rois valois puis bourbons61. Commentant l’enterrement de
François Ier, l’historiographe Pierre Matthieu (1563-1621) écrit : « L’Effigie était
posée sur le cercueil pour émouvoir le peuple à honorer le corps qui était dedans,
et pour montrer que le Roi ne meurt point, et que l’administration de la Justice,
le premier et principal office du Roi ne cesse point, la Cour de Parlement l’a
toujours environné62. » Ce mannequin de cire couché ayant les traits du défunt
roi de France est un accessoire dont le rôle est à la fois spectaculaire — il émeut le
peuple en donnant à imaginer le corps mort du roi — et substitutif — il prend
la place du corps qu’il masque et remplace, signifiant symboliquement que le
roi remplit un office qui ne meurt pas, contrairement à l’être de chair et de sang
qu’il demeure malgré tout. Kantorowicz et Giesey ont montré comment la mort
du corps réel du monarque entraînait l’apparition de son effigie symbolique, son
second corps, qui figurait le roi disparu jusqu’à l’intronisation de son successeur
par la puissance initiatrice du sacre. Ainsi le corps royal ne disparaissait vraiment
jamais, et renaissait en quelque sorte de son propre pouvoir d’apparition, réel
puis symbolique. Cela était la plus puissante expression de la continuité du pou-
voir et de son incarnation au sein d’une même lignée.
Le cinéma se trouve dans une situation assez semblable. La pensée et la forme
même du cinéma se sont nourries de sa mort annoncée, qui a produit son aura
symbolique, son effigie cinématographique, sa puissance de mort et de vie, tous
ces spectres rendus à l’existence mentale par la remémoration mélancolique
propre à l’art et à la mécanique de l’enregistrement et de la projection, effigie
produisant des effets historiques, esthétiques, théoriques, critiques, et surtout…
vitaux. Car jamais le cinéma n’est mort : toutes ses petites morts, telle une suite
de secondes chances, de relances formelles, l’ont rendu plus vivant. Le cinéma
semble mort de ses crises et se redresse cependant dans l’inventivité née de ces
mêmes crises. Il n’est vivant que de sa propre mort. Car s’il est irrémédiablement
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Ce livre fait suite, dix ans plus tard, à L’histoire-caméra. Le premier livre s’at-
tachait au rapport étroit que le cinéma entretient avec l’histoire. Celui-ci s’in-
téresse au rapport que le cinéma entretient avec la mort.
Deux fils se croisent sur ce thème général. Le premier, la mort proclamée du
cinéma à chacun des bouleversements techniques du 7e Art : Louis Lumière
qui prédisait la mort prochaine de cette invention quand elle allait au contraire
conquérir les foules, le passage du muet au parlant ; l’apparition de la vidéo
et celle du numérique qui pourraient tuer l’intimité de la salle obscure par la
multiplicité infinie des écrans.
Le second est le principe même du cinéma de faire vivre les morts, la simultanéité
du développement du cinéma avec les guerres mondiales et la violence de masse :
comment filmer l’horreur ? Doit-on la montrer ? Jusqu’où aller ? Où s’arrêter ?
« La morale est affaire de travellings », dit le réalisateur Luc Moullet, formule
inversée par Godard : « Les travellings sont affaire de morale. » Ces questions ont
obsédé tous les grands cinéastes du siècle dernier, engendrant un art spécial du
montage illustré par les Gianikian, Harun Farocki et Andrei Ujică. Elles trouvent
leur apogée avec la représentation de la Shoah et la discussion de son aboutisse-
ment dans les points de vue opposés de Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah, et
de Jean-Luc Godard, dont on découvre que la hantise de la mort est au centre de
l’œuvre. Et pour la première fois de l’histoire, en 2020, les salles de cinéma ont
fermé… Or la mort du cinéma a toujours relancé ses renouvellements formels. Il
n’est vivant que de penser sa mort : « Le cinéma est mort, vive le cinéma ! »
93 illustrations
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