Bayard Georges Moi Eric Le Rouge

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MOI,
ERIC LE ROUGE

VIKING QUI LE PREMIER VOGUA


VERS LyOUEST À LA RECHERCHE
D'UN NOUVEAU MONDE.

« — Tu ne me fais pas peur, chienne enragée !


Personne ne m'a jamais fait peur. Tu n'auras pas Eric
Thorvaldson ! Jamais, tu m'entends !

La mer redouble de violence, en réponse à mes


menaces. Il faudra peut-être abattre le mât... Les hom-
mes souquent dur pour rester face à la vague. La coque
vibre sous les coups de boutoir de l'océan. Je ruisselle, à
demi aveuglé par les embruns.

— Foudre d'Odin ! Je te materai, moi, Eric ! Tu


n'es qu'une chienne folle ! »

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Bayard Georges

Michel − Hachette 1958-1985, 39 volumes.

1. Michel Mène l'Enquête (1958)


2. Michel et la Falaise Mystérieuse (1958)
3. Les Étranges Vacances de Michel (1959)
4. Michel Fait Mouche (1959)
5. Michel au Val d'Enfer (1960)
6. Michel et les Routiers (1960)
7. Michel Poursuit des Ombres (1961)
8. Michel et le Brocanteur (1961)
9. Michel et Monsieur X (1962)
10. Michel Fait du Cinéma (1962)
11. Michel au Refuge Interdit (1963)
12. Michel et la Soucoupe Flottante (1963)
13. Michel Maître à Bord (1964)
14. Michel en Plongée (1964)
15. Michel chez les Gardians (1965)
16. Michel à Rome (1965)
17. Michel et le Complot (1966)
18. Michel Mousquetaire (1967)
19. Michel et le Trésor Perdu (1971)
20. Michel et la Voiture-Fantôme (1971)
21. Michel fait du Vol à Voile (1973)
22. Michel dans l'Avalanche (1974)
23. Michel fait un Rallye (1975)
24. Michel et les Castors du Rhône (1975)
25. Michel Connait la Musique (1976)
26. Michel et les Deux Larrons (1977)
27. Michel et le Rapport Secret (1977)
28. Michel Entre Deux Feux (1978)
29. Michel et la Super-Maquette (1978)
30. Michel et les Maléfices (1979)
31. Michel à la Fontaine du Diable (1979)
32. Michel et la preuve par sept (1980)
33. Michel et les Faussaires (1980)
34. Michel chez les Trotters (1981)
35. Michel et le Vase de Soissons (1981)
36. Michel fait de la Planche à Voile (1982)
37. Michel Aux Antilles (1983)
38. Michel et les Casseurs (1984)
39. Michel Fait Surface (1985) 

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Cécile − Hachette 1982-1987, 9 volumes.

40. Cécile et la panthère noire (1982)


41. Cécile et la villa du prince (1982)
42. Cécile et le taxi des neiges (1982)
43. Cécile et les bas-rouges (1983)
44. Cécile et la tapisserie volée (1983)
45. Cécile et les rockers (1984)
46. Cécile prend le mors aux dents (1984)
47. Un casse-tête pour Cécile (1985)
48. Cécile et la boîte à musique 

César − Hachette 1964-1980, 6 volumes.

49. César fait du karting (1964)


50. César suit le tour de France (1964)
51. César marin d'eau douce (1965) maison Bernard
52. César fait du ski (1978)
53. César et la clef du mystère (1979)
54. César au royaume de la chine (1980) (l'intrigue de ce dernier titre a été reprise
dans  Cécile et la boîte à musique, du même auteur) 

Romans hors série


55. L’École des détectives, Hachette, Paris, coll. « Bibliothèque verte ». 1959
56. Les 5000 francs d'Alain Cloche-Dur, Hachette, 1959
57. Les Fidji chantent à minuit, Delagrave, Paris. 1960
58. Les Pionniers du déluge, Delagrave, Paris. 1962
59. Le Mystère de l'Anita, Delagrave, Paris. 1966
60. Moi, Eric le Rouge  1988

Sous le pseudonyme de Georges Travelier


61. La Chanson du cabestan  éditions Fleurus, Paris, collection « Caravelles ». 1957
62. Amérique an mille   Fleurus/Gautier-Languereau, Paris, coll. « Jean-François » 1959
63. Le mystère de la rose 1959
64. Le Secret de la Dune Bleue 1959
65. Enquête à Hambourg − Illustrations de Noël Gloesner ; Fleurus, Paris. 1961
66. S.O.S. Pikkolo − Illustrations de Noël Gloesner ; Fleurus, Paris. 1961
67. L'Urganda, yacht fantôme  ; Fleurus, Paris, coll. « Monique ». 1962

Sous le pseudonyme de Jean-Pierre Decrest


68. À manipuler avec précaution Hachette, Paris, coll. 1979
69. Le Réseau Pluton Hachette 1979 

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MOI,
ERIC LE ROUGE

VIKING QUI LE PREMIER VOGUA


VERS LyOUEST À LA RECHERCHE
D'UN NOUVEAU MONDE.

TEXTE, GEORGES BAYARD


ILLUSTRATIONS, MORGAN

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MOI,
ERIC LE ROUGE

La glace s'étend devant nous, lisse et brillante. Les patins


crissent, griffent la surface du lac gelé. Les clameurs des
spectateurs se répercutent dans la vallée enneigée. Encore une
encablure avant le virage et nous reviendrons vers l'arrivée. Je
me maintiens dans les trois premiers. Pourtant je dois être le
plus jeune des vingt concurrents de la course. Je n'ai que dix
ans, mais je suis déjà très grand pour mon âge. Quatre pieds
un pouce. L'air glacé pique mes joues humides de sueur. Le
poteau qui marque le virage approche, je force l'allure. Les
dents serrées, tous muscles bandés, je me répète ce que mon
père m'a dit, avant le départ: «Montre-leur, à ces Islandais, ce
qu'est un Norvégien ! » Et je vais le leur montrer !

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Eyolf vire en tête, suivi de Snorri. Je vire à mon tour. Ulf
surgit à droite, me donne un grand coup d'épaule qui me
surprend. Je tombe à plat ventre, incapable de freiner la
glissade. Ma tête a heurté la glace et je reste étourdi, un
instant. Les autres ne m'ont pas attendu. Je les vois s'éloigner à
longues enjambées. Une brusque bouffée de colère me remet
sur pied et je repars. L'indignation décuple mes forces. Je me
rapproche du groupe. Trop tard, je franchis la ligne d'arrivée
bon dernier. Sur mon élan je fonce vers Ulf qui ricane. Il me
domine d'une tête. Des deux poings joints, je lui assène une
bourrade en pleine poitrine et je crie :
— Pourquoi m'as-tu bousculé, tête d'âne ?
Il m'envoie son poing dans l'œil et nous nous agrippons
par nos blouses. Les patins nous rendent maladroits et bientôt
nous roulons sur la glace. Je cogne de toutes mes forces au
milieu d'un cercle de garçons qui nous excitent de la voix:
— Assomme, Ulf!
— Mords, le Rouge !
Je n'ai pas besoin d'encouragements. La colère et la
hargne m'aveuglent. Si bien que les autres prennent peur et
finissent par nous séparer. Ulf saigne du nez. Mon œil droit est
fermé mais je ne, sens pas la douleur. Je me débats pour tenter
de me libérer des mains qui me paralysent. En vain.
— On se retrouvera, Ulf! Tu n'es qu'un lâche !
— Tu n'es pas un Islandais, Eric le Rouge ! Tu n'es qu'un
banni ! crache Ulf.
Il a touché le point sensible. Ce n'est pas moi, le banni,
mais Thorvald mon père, Thorvald Asvaldson. Je m'appelle
Eric Thorvaldson, c'est-à-dire Eric, fils de Thorvald.
Comme je le regrette, ce pays du Jaederen, en Norvège,
où je suis né, où j'ai passé mon enfance, jusqu'à ce que mon
père en soit banni pour meurtre. Une bagarre qui a mal fini.

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Voilà pourquoi la famille, les serviteurs et le bétail ont dû se
réfugier en Islande il y a trois mois de cela.
Donc, je m'appelle Eric Thorvaldson, mais les autres
m'ont affublé d'un sobriquet que je n'aime pas du tout: Eric le
Rouge, parce que je suis roux, roux comme le ciel au soleil
couchant, roux comme les braises dans l'âtre.
Ulf s'est éloigné, avec les autres. Je reste seul, essoufflé
et... borgne ! On appelle les concurrents du tir à l'arc. Ma
paupière gonflée m'interdit d'y participer. Impossible de viser
le but avec un seul œil. Je n'ai plus qu'à regagner le domaine
familial, la ferme des Rocs pointus. La rage au cœur, je me
promets de ne jamais plus me laisser insulter et de n'avoir peur
de personne. Les Islandais ont intérêt à me laisser tranquille.

Dix années ont passé, qui ont fait de moi un adulte. J'ai
fini par me réconcilier avec Ulf. Les autres m'ont admis et je
suis devenu Islandais. Ulf et Snorri sont même mes meilleurs
amis. Ensemble, nous avons déniché les œufs des nids de
mouette, lutté dans les courses de chevaux, le tir à l'arc et les
parties de balle à la batte. L'hiver, nous avons joué aux échecs,
aux dés et nous nous sommes entraînés au maniement de
l'épée et de la hache.
J'ai grandi, bien sûr. Avec mes six pieds deux pouces je
domine d'une tête la plupart de mes camarades. Sous un
tumulus, mon père repose. Il a rejoint ses ancêtres. J'ai épousé
la belle Thiodild, blonde et fine, aux grands yeux gris. Mon
fils, Leif, vient de naître dans le domaine du val du Faucon,
dot de ma femme. Leif a déjà un solide appétit. Ce sera un vrai
Viking.
Quinze autres années se sont écoulées, dans le calme et la
joie de vivre. Thiodild m'a encore donné deux fils, Thorvald,
Thorstein, et une fille, Freydis. Les dieux nous sont
favorables. Il est vrai que je ne manque jamais d'offrir à Thor,

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Odin, Freyr ou Njôrd les sacrifices rituels : une chèvre, un
coq, parfois un mouton.
Le printemps est enfin venu, après le long hiver. Je
somnole dans mon grand fauteuil, devant la cheminée. J'ai dû
manger du rôti de chèvre plus qu'il n'était raisonnable, ou
boire une timbale de bière de trop! Béat, je contemple les
poutres sculptées de la grande salle. Elles viennent de la ferme
de mon père, en Norvège. Les runes qui y sont gravées
protègent la maison et ses habitants.
Thiodild, Freydis et deux servantes filent le lin près de la
fenêtre. Le ronronnement du rouet ne me dérange pas. Au
contraire, il me berce. Les bûches crépitent dans l'âtre. Tyli, le
chat blanc, le préféré de la maisonnée, se fait les griffes sur les
bottes de veau rasé que j'ai mises à sécher. Je n'ai même pas
l'énergie de le gronder et encore moins celle de l'en empêcher.
Tout est calme. Une journée heureuse, sans histoire. Pour un
peu je m'endormirais pour de bon !
Soudain, un bruit de sabots sur le pavé de la cour précède
de peu l'irruption d'un esclave par une porte ouverte à la volée.
Je me dresse si brusquement que le fauteuil tombe à la
renverse sur le chat qui miaule une protestation indignée !
— Vite, seigneur Eric, venez vite !
Les femmes se sont levées d'un bond, elles aussi, tout de
suite inquiètes. Ma somnolence fait place à une brusque
bouffée de colère. Quel est donc l'impudent qui ose ainsi venir
troubler ma digestion ? Je cherche des yeux un fouet, Je
reconnais alors Simon, un esclave capturé en Frise, dans la
Flandre et que j'ai acheté il y a quelques années. Hors
d'haleine, l'air complètement affolé, une main sur le cœur, il
plie le genou en signe de respect.
— Un malheur, seigneur Eric! Un grand malheur au val
du Faucon !

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— Le malheur, c'est toi qui vas le connaître, si tu me
viens déranger pour rien !
Thiodild a le cœur tendre. Elle m'adresse un signe,
m'incite à la clémence.
— C'est la terre, seigneur Eric, la terre qu'Acelin et Milon
piochaient. Elle a glissé!
Pour me donner le temps de la réflexion, car la nouvelle
m'ahurit, je relève le fauteuil.
— Ah ça? Serais-tu devenu fou? Aurais-tu abusé de la
bière ? Que viens-tu me chanter là ? Comment la terre aurait-
elle pu glisser ?
— Si fait, seigneur Eric! Tout un grand pan s'est éboulé
sur la ferme du seigneur Valthioft. Cela fait grand tumulte !
Je commence à admettre que Simon pourrait bien dire la
vérité. Et ma colère grandit.
— Foudre d'Odin ! Si c'est vrai, Acelin et Milon
recevront le fouet ! Comment peut-on se montrer aussi
stupide?
Les conséquences de l'accident s'imposent à moi.
— Acelin et Milon remonteront la terre sur leur dos, dans
des hottes ! Et je serai là pour les y aider ! Quelques coups de
lanière leur faciliteront la besogne ! Thiodild m'apporte une
timbale de bière que j'avale d'un trait. J'enfile mes bottes, ma
pelisse en peau de chèvre, coiffe une toque de laine et
empoigne ma canne-gourdin. Simon, en sabots, me suit
difficilement. Ma maison se trouve à deux milles de
l'extrémité du val du Faucon, là où les deux esclaves, Acelin et
Milon, défrichaient un terrain pour y semer de l'orge. Je me
demande si je n'ai pas commis une erreur en faisant arracher
les arbres dont les racines retenaient la terre. Je m'arrête à la
crête, regarde la vallée à mes pieds.
— Tonnerre de Thor ! Simon n'a pas exagéré ! Un bon
quart de champ n'a plus de terre ! La roche y est à nu ! En bas,

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une colline d'argile et d'herbe se dresse sur une partie de la
ferme de mon voisin. Tout un pré a disparu !
Des silhouettes s'agitent tout au fond. La distance est
grande; difficile de voir nettement ce qui se passe. Pourtant,
les blouses et les bonnets de toile blanche de mes deux
esclaves sont reconnaissables.
Les tuniques rouges de trois autres personnages désignent
des maîtres. Valthioft et ses gens, sans doute ? Bonne occasion
pour accepter mes responsabilités. Mes esclaves ont fait tort
au voisin. Ce tort sera réparé, foi d'Eric!

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Je m'élance dans la descente. Le pauvre Simon se tord les
pieds, glisse, tombe et repart. Il perd un de ses sabots qui roule
jusqu'en bas. On s'agite beaucoup chez mon voisin. Mais la
colline de terre me cache bientôt la scène. Elle est haute d'une
dizaine d'aunes. Je la contourne et je débouche chez Valthioft.
— Foudre d'Odin ! Que se passe-t-il?
Acelin et Milon gisent sur le sol, inanimés, aux pieds
d'Eyolf la Vase et de Harfh, deux parents de Valthioft. Le
troisième homme m'est inconnu. Tous me lorgnent en
ricanant.
— Mais, mais vous les avez tués ?
Eyolf et Harfn manient encore leur épée rougie. La colère
me suffoque.
— Vous avez tué mes esclaves ? Vous avez osé ? De quel
droit? C'était à moi de les punir !
J'ai hurlé au point de me briser la voix. Les autres
ricanent de plus belle. Eyolf a l'audace de faire un pas vers
moi, de me brandir son arme sous le nez. D'un ton méprisant,
il lance :
— Tu voulais qu'ils soient punis ? Ils le sont ! On a fait
ton travail ! De quoi te plaindrais-tu ? Harfn éclate de rire et
ajoute:
— Faut être fou pour faire piocher sur ces pentes! Tu
aurais mieux fait de rester en Norvège... le Rouge !
Un voile pourpre obscurcit ma vue. Je n'ai jamais
supporté une moquerie et encore moins une insulte. Me traiter
de fou, moi ? De deux coups de gourdin bien appliqués, je
punis les deux insolents qui s'écroulent. Le troisième s'enfuit.
A peine calmé par cette riposte, j'empoigne Acelin, le charge
sur mon épaule. Simon en fait autant de Milon, le plus léger
des deux, et nous remontons vers la maison.
Mon geste m'a un peu soulagé; il m'a rendu l'honneur
bafoué par ces deux assassins. Je leur ai fait payer leur insulte.

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J'avais quitté la maison, plein de bonnes intentions, prêt à
réparer la maladresse de mes esclaves. Et il a fallu que je
tombe sur deux brutes sanguinaires.
Je pourrais en appeler au God, le chef du district, et au
Thing, le Parlement, pour la mort d'Acelin et de Milon, mais
j'ai toujours pensé qu'il valait mieux laisser les autorités en
dehors de mes affaires.
La pente est rude, la roche glissante. Je m'arrête de temps
en temps pour reprendre mon souffle. Simon n'en peut plus !
Eyolf et Harfn sont toujours sans mouvement sur le sol. Des
lâches, très forts contre des malheureux désarmés, mais un
coup de bâton suffit à les endormir !

Un mois s'est écoulé depuis cet événement. Le Parlement


vient de me condamner au bannissement pour meurtre ! Je
dois quitter ma maison du coude du fleuve pour aller
m'installer dans l'île des Bœufs ! Car Eyolf la Vase et Harfh ne
se sont pas réveillés. Mon coup de gourdin les a envoyés
rejoindre leurs ancêtres dans l'autre monde. Il est vrai que je
ne suis pas maître de ma force quand je suis en colère. Deux
parents de Valthioft, Gerstein et Odd des Sables ont lancé des
poursuites contre moi, devant le Parlement. Et ils ont eu gain
de cause.
Comme à son habitude, ma femme réagit avec courage à
ce coup du sort. Elle accueille la nouvelle de mon
bannissement avec calme et résignation.
— Nous bâtirons une autre maison, Eric, me dit-elle. Ton
père a connu la même situation. Peut-être même aurons-nous
de meilleures terres qu'ici ?
Elle sourit, ses beaux yeux gris pétillent et je me sens un
peu consolé de l'injustice qui m'est faite. D'ici, je n'emporterai
que les meubles et les poutres sculptées de runes de la grande
salle. Le bétail et les esclaves aussi, bien entendu.

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Le rade hiver est proche. La nouvelle maison de l'île des
Bœufs ne sera pas terminée à temps. Thor-brand Snorrison, un
voisin devenu un ami, le constate avec moi.
— Qu'à cela ne tienne, Eric ! Ma ferme des Ber-cails,
dans l'île du Sud, est assez grande pour f héberger, toi et les
tiens, jusqu'au printemps.
J'accepte avec joie. L'hiver est rade, en Islande. Ma ferme
du val du Faucon, au coude du Fleuve, était chauffée grâce à
l'eau d'un geyser. Mais, dans l'île des Bœufs, il n'y en a pas.
Tiens, Thorgest arrive. C'est un autre voisin, membre du
Parlement, qui fut l'un des rares à prendre ma défense.
Nous bavardons du procès, puis des progrès de la
construction. Thorgest avise les poutres sculptées qui orneront
ma salle.
— Elles sont très belles Eric ! dit-il. Je donnerais gros
pour en avoir de semblables chez moi !
— Elles viennent de la maison de mon père, en Norvège.
Elles ont suivi nos déplacements. J'y tiens beaucoup.
Thorgest paraît songeur. Tout à coup, il demande :
— Et que vas-tu en faire de tes poutres, durant cet hiver?

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— Ce que je vais en faire ? Mais... les laisser ici,
protégées par de la toile suiffée.
Il hoche la tête et finit par proposer:
— Ne pourrais-tu me les prêter? Jusqu'au printemps
prochain? Ainsi, j'en profiterais un peu et les admirerais à
loisir?
La demande me surprend un peu. Mais, après tout, les
poutres seront mieux chez lui que dehors, pour affronter les
rigueurs de l'hiver.
— Soit ! Mais par Odin, prends-en bien soin ! Et nous
topons.
— Je vais envoyer mes esclaves les chercher. Merci
encore Eric !
Je ne suis pas mécontent de la solution que je viens
d'accepter. Car ces poutres sont sacrées.

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Chapitre II
L'hiver est passé. Le printemps est là. Les rosiers sauvages
sont déjà en boutons.
La construction est bien avancée. Dix esclaves travaillent
sur le chantier. Je viens souvent les surveiller, les encourager.
Le bruit des rabots, des herminettes et des scies, celui des
marteaux taillant la pierre me réjouissent. Le charpentier, un
solide gaillard très brun, barbe et moustaches, s'approche.
— Seigneur Eric, il serait temps d'installer les poutres de
la salle. Et je n'ai pas de bois pour ça !
Il a raison. J'envoie des esclaves dans l'île du Sud,
récupérer mon bien chez Thorgest. En même temps je fais
prendre chez elle la sorcière pour qu'elle procède à la
cérémonie de l'installation des poutres. Le sacrifice d'une
poule blanche de l'année suffira. Des amis m'entourent. Styr,
Thorbjôr, Eyolf de l'île du Porc et Thorbrand, l'ami qui m'a
hébergé cet hiver. J'en suis .fier. Malgré mon bannissement, je
reste un personnage important à leurs yeux. Ils me le prouvent:
ils ont revêtu la broigne, coiffé le casque à cornes et leur épée
est accrochée à une riche ceinture ornée de clous d'argent et
d'or. Ils rient et boivent la bière que j'ai fait servir.
Thorbadja, la voyante, arrive. Je la conduis dans la salle où
le charpentier a préparé la place des poutres. La poule blanche
caqueté dans son panier. Les esclaves regardent la sorcière
avec des mines effrayées. Le temps passe... Thorbadja
s'impatiente.
— Je dois mener un autre sacrifice à l'autre bout de l'île,
dit-elle. Il faut commencer ! Commencer... sans les poutres ?
Enfin, l'un des esclaves que j'ai envoyé chez Thorgest arrive
en courant.
— Maître, maître, le seigneur Thorgest dit qu'il ne sait pas
de quelles poutres vous voulez parler ! balbutie-t-il.

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Tonnerre de Thor. Je n'en crois pas mes oreilles. Les autres
me regardent, attendent une explication. Mes idées
tourbillonnent, j'en reste bouche bée.
— Répète ? Tu auras mal compris !
— Nenni, seigneur Eric. Le seigneur Thorgest est très
étonné. Il a répété qu'il n'a jamais eu de poutres vous
appartenant !
Thorgest a de la chance de ne pas se trouver à portée. Je
crois que je serais capable de l'étrangler pour ce mensonge ! Je
vais, je viens, je ne sais plus où j'en suis. Une seule idée
claire : pour une raison que je ne comprends pas, Thorgest a
décidé de garder mes poutres. Thorbadja intervient.
— Puisque vous n'avez pas de runes, le sacrifice n'est pas
nécessaire. Faites-moi reconduire, je vous prie.
Qu'elle aille où elle voudra ! J'ai autre chose à faire que de
saigner une poule blanche en l'honneur des dieux qui se
désintéressent de mes poutres ! On amène la charrette et la
sorcière s'en va, furieuse. Tous ceux qui m'entourent sont
consternés. Mécontenter une voyante, c'est peut-être prendre le
risque qu'elle se venge en jetant un mauvais sort sur la maison.
Je n'ai pas le choix. D'autant que je commence à comprendre.
Thorgest a voulu se moquer d'un esclave. En me voyant, il
m'expliquera et nous rirons ensemble.
— Je vais aller reprendre mon bien. Thorgest exagère.
— Je viens avec toi, dit Styr.
Les autres décident de nous accompagner. J'emmène aussi
les quatre esclaves qui ont essuyé le refus.
A la Grande Demeure, la ferme de Thorgest, notre arrivée
ne paraît pas déranger les femmes et les esclaves qui
continuent à vaquer à leurs occupations.
— Le seigneur Thorgest est absent pour la journée, me
répond l'une des servantes.

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Absent? Alors qu'il a parlé à mon envoyé? Je ne repartirai
certainement pas sans mes poutres! Thorbrand s'est éloigné. Je
le vois interroger un vieil esclave; puis il revient vers nous.
— Suivez-moi, dit-il. Je sais où elles sont !
Il nous entraîne vers une grange dont la porte est
légèrement entrouverte.
— Dans le foin. Les poutres sont ici !
Nous déplaçons l'herbe sèche à grandes brassées. La
poussière vole et Eyolf éternue. Ailleurs, la scène serait
comique. Ces Vikings, casqués, revêtus de leurs vêtements de
cérémonie, en train de fouiller le foin. Presque tout de suite,
les poutres apparaissent. Elles ont été cachées là récemment, la
poussière n'a pas encore eu le temps de se déposer sur elles.
La joie m'envahit. Je caresse le bois poli par des années
d'entretien.
— Hâtons-nous, conseille Thorbrand. Tu auras tout le
temps de les contempler en ta maison !
Les esclaves empoignent les poutres et nous partons.
Chose étrange, il n'y a plus personne dans la cour.
Nous arrivons sur la rive du golfe. Les lourds madriers
sont chargés sur le canot qui va les emporter à l'île des Bœufs
lorsqu'une galopade nous met en alerte. Sept cavaliers foncent
sur nous, l'épée à la main. Je reconnais Thorgest, ses deux fils.
Les quatre autres me sont inconnus.
— Foudre d'Odin ! Qu'est-ce que ça signifie ? Mes
compagnons ont déjà tiré l'épée. J'en fais autant
mais je donne l'ordre aux esclaves de s'éloigner dans le
canot et de porter les poutres à la maison.
Les cavaliers sont sur nous. Ils ont l'avantage du nombre
et aussi d'être à cheval. Je pique les naseaux du premier
cheval. Il se cabre, désarçonne son cavalier qu'Eyolf cloue au
sol d'un coup d'épée. Un autre, blessé à la cuisse, fait demi-
tour et s'enfuit. Styr a réussi à agripper un troisième par le

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pied, à le jeter à terre avant de l'occire. Je ferraille un instant
contre Thorgest, le blesse à la main et envoie son épée voltiger
au loin. Il tourne bride, rameute ses gens et s'éloigne au galop.
Nous restons tous les quatre devant les deux victimes de
la folie de Thorgest. Ses deux fils ! Nous ne sommes pas
encore remis de la surprise.
— Les malheureux, dit Eyolf.
Je n'ai pas voulu cette bataille. Mais elle m'a échauffé le
sang et je regrette qu'elle prenne fin aussi vite. C'est Thorgest
qu'il aurait fallu punir !
— Ne restons pas ici, conseille Thorbrand. Ils pourraient
revenir en force !
Je ne songe même pas à me divertir en constatant que,
dans la bagarre, son casque a perdu une corne, arrachée d'un
coup d'épée qui l'a atteint à l'épaule. Nos aïeux ont été avisés
de réserver cette sorte de casque pour les cérémonies. Nos
casques de combat sont lisses et les épées glissent dessus.
Le second canot nous emporte dans l'île des Boeufs. Le
charpentier est déjà affairé à mettre les poutres en place.
— Je ne comprends pas ce que Thorgest espérait, dit
Styr.
Thiodild soigne la blessure de Thorbrand, heureusement
peu profonde. Sa broigne l'a protégé.
— Le God et le Parlement vont devoir sévir! conclut
Styr.
Je ne suis pas un tendre. Mais la mort des deux fils de
Thorgest gâche ma joie de voir les poutres se dresser dans la
salle. Je suis loin de m'attendre à ce qui va arriver par la suite !
La maison de l'île des Bœufs ne sera pas achevée. Du
moins pas par moi. Je me sens devenir fou de rage. Comme
Styr l'avait prévu, le God et le Parlement ont sévi. Thorgest a
prétendu que je lui avais vendu les poutres. Malgré le
témoignage de mes amis — à cause, aussi, de ma mésaventure

21
du val du Faucon, du meurtre d'Eyolf la Vase et de Harfn —
c'est moi qui suis condamné au bannissement pour trois
années... et hors d'Islande.
Hors d'Islande? Retourner en Norvège, où je n'ai que le
souvenir du bannissement de mon père ? Y payer l'impôt au
roi ? Jamais ! L'angoisse me gagne. Où aller?

22
Thorbrand a réuni nos amis, aux Bercails, où je suis
revenu avec ma famille. D'ordinaire les repas sont très gais, la
bière et l'hydromel aidant. Les invités tentent de maintenir la
tradition. Mais je n'ai pas le cœur à rire ; Thiodild s'efforce de
soutenir mon moral. Pour le moment, j'écoute Halfdan, qui
rapporte de Norvège des nouvelles toutes fraîches.
— Le roi a encore augmenté les impôts, dit-il. Personne
n'est content de cet état de choses !
Il ne nous apprend rien. Nombre de nos compagnons sont
venus en Islande pour échapper à l'impôt royal !
— Nous avons de bonnes nouvelles des Vikings installés
dans le royaume des Francs, avec Rollon. Les successeurs de
celui-ci sont devenus des seigneurs francs. Des ducs, comme
on les appelle. Et le pays qu'ils ont conquis est devenu le
duché de Normandie !
— C'est là-bas que tu devrais te rendre, Jarl Eric, suggère
Thorbrand. On dit que le royaume des Francs jouit d'un climat
beaucoup plus doux que le nôtre. Et surtout que les seigneurs
n'y paient pas l'impôt !
Peu me chaut, de me rendre en pays franc ou ailleurs. Je
dois obéir à la loi, cette loi qui m'est une injustice !
— Tu te trompes, Thorbrand, reprend Halfdan. Notre
Eric n'est pas de la race des sédentaires. Je doute que les
Vikings de cette Normandie méritent encore ce beau nom !
— Ils ont une excuse, peut-être, intervient Thiodild.
Cela fait plus de soixante hivers qu'ils ont reçu cette portion
du territoire des Francs. Un climat trop doux peut amollir les
meilleurs ! Ma femme parle peu, toujours à bon escient. Elle
sait beaucoup de choses, s'intéresse à tout. Elle sait même lire
et écrire ! Moi pas ! La conversation se poursuit. Je n'y prête
guère attention jusqu'au moment où un mot me tire
brusquement de ma rêverie.

23
— Mais oui, cela fait plus de quatre-vingts hivers que
Gunnbjôrn les a aperçues, ces terres nouvelles ! dit Halfdan.
Terres nouvelles? Le mot magique qui fait rêver tout
Viking digne de ce nom.
— Personne ne s'en est soucié depuis. Je m'éveille tout à
fait et demande :
— Et où dit-on qu'il les aurait aperçues, Gunnbjôrn, ces
terres nouvelles ?
Halfdan réfléchit à peine.
— A quatre ou cinq jours de navigation d'ici, vers l'ouest!
— Foudre d'Odin, c'est là que je vais aller !
J'ai crié fort, dans l'enthousiasme et le soulagement
d'avoir enfin pris ma décision. Les autres me regardent en
silence puis les acclamations éclatent.
— Bien parlé !
— La race des Vikings est toujours vivante !
— Nous t'aiderons, Eric !
Je me laisse griser par ces manifestations d'amitié. Elles
atténuent un peu la blessure d'amour-propre de ma
condamnation.
— Je vais montrer au God et au Parlement ce qu'ils
perdent en me bannissant. Si jamais on me revoit en Islande je
veux bien n'être plus Eric... le Rouge !

Je contemple les deux bateaux qui vont emporter toute


ma famille et mes gens à la découverte des terres de l'ouest. Il
y a un drakkar et un bateau plus gros, un esnèque.
— Tu fais bien de prendre un esnèque, constate
Thorbrand. Tu n'aurais jamais eu assez de place sur le drakkar
pour tout emporter !
— Mes poutres, surtout ! Elles me coûtent assez cher ces
runes, pour que je ne les abandonne pas.

24
Le drakkar naviguera en éclaireur. L'esnèque — que nous
appelons encore le «bœuf de la mer» — est moins fin de
lignes, moins facile à manœuvrer aussi. Mais il porte
davantage de voile et va aussi vite. Leif, mon fils aîné» le
commandera. Tout mon bétail y tiendra à l'aise. Les femmes
aussi.
Les esclaves vont et viennent, de la terre aux bateaux.
Leurs bonnets de toile cachent la moitié arrière de leur tête.
Car, pour les empêcher de s'enfuir et permettre de les retrouver
facilement s'ils le faisaient, leur crâne est rasé à moitié. Les
cheveux ne repoussent pas vite et un fugitif serait facilement
reconnu. J'ai décidé d'affranchir une famille d'esclaves avant
mon départ.
Dans la grande salle des Bercails, des piliers soutiennent
le toit d'un bout à l'autre. Ils sont loin d'être aussi beaux que
mes poutres et surtout ne sont pas gravés de runes. Des
exclamations et des rires dominent parfois le brouhaha d'une
foule nombreuse. Trois cheminées réchauffent l'atmosphère.
Entre les piliers et les murs latéraux, des tables et des bancs
sont rangés. Des pots de bière trônent sur les tables. Thorbrand
a placé un fauteuil, le sien, au milieu de la pièce. C'est mon
siège de Jarl. Les maîtres, mes amis et des voisins, en longue
tunique de laine, rouge, bleue ou verte, le casque à cornes sur
la tête, garnissent les tables au premier rang. Selon la loi
viking, leurs épouses restent derrière et debout. Seule,
Thiodild a droit à un autre fauteuil, en face du mien.
Conduits par Leif, un homme et une femme, vêtus de la
tenue de lin blanc des esclaves, entrent dans la salle, suivis de
trois jeunes enfants. Ils sont visiblement intimidés, avancent
en hésitant, très pâles. Un coup de gong retentit. Les
conversations s'arrêtent. Le couple et les enfants se sont placés
devant le fauteuil. Je me lève et fais un pas vers eux.

25
— Jean Bastien, tu es entré dans cette famille il Y a bien
des lunes, déjà !
Je ne peux m'empêcher de penser que c'est contre son gré
que cet homme et les siens se trouvent en Islande, vendus par
le marchand d'esclaves !

26
— Tu as reçu pour ta part la terre de ta libération afin que
tu la travailles à ton compte et produises le prix de ton rachat !
Le reconnais-tu ?
Le silence se prolonge. Thorbrand est obligé de souffler
au pauvre homme sa réponse :
— Oui, seigneur Eric, je l'ai reçue !
— As-tu su la faire fructifier? As-tu su épargner pour ton
rachat ?
— Oui, seigneur Eric.
A vrai dire, en raison de mon bannissement, Jean Bastien
n'a rien reçu du tout. Mais, pour rien au monde je ne
renoncerais aux coutumes vikings et aux formules de nos
cérémonies.
— As-tu la somme ?
Bastien me tend un petit sac de peau que je soupèse.
— Le poids y est, Jean Bastien ! Approche de la liberté !
Je saisis le collier de fer qui enserre le cou de l'esclave.
Les rivets en ont été enlevés auparavant et le collier tombe sur
le sol.
— Par Odin, père des peuples, adversaire des loups et
dieu des morts, je t'accueille parmi nous comme affranchi !
Une acclamation vibrante jaillit de l'assistance. On tend à
Bastien une timbale de bière et on m'en donne une. Nous
buvons ensemble. Puis, de nouveau, j'obtiens le silence en
élevant la main.
— Désires-tu aussi racheter ta compagne et tes enfants ?
Trop ému, sans doute, Bastien se contente d'accepter d'un
signe de tête. Le collier de la jeune femme tombe à son tour
sur le sol Les enfants ne le porteront jamais. Je rejoins mon
fauteuil.
— Qu'on apporte la bière de liberté !
Portant les cruches, les servantes circulent entre les tables
où les maîtres ont pris place. Au bout d'un certain temps, le

27
tumulte est à son comble. Bastien et les siens ne savent
visiblement pas quelle contenance adopter dans une assemblée
à laquelle ils ne sont pas habitués. Les enfants agrippent la
jupe de leur mère. Thiodild, toujours charitable, s'aperçoit de
leur trouble et vient bavarder avec eux. Thorbrand s'approche
de moi.
— Il serait peut-être temps que tu achètes des vents
favorables, me dit-il.
— Pas tout de suite ! Juste une semaine avant mon
départ!
Il rit. Son visage se plisse d'une grimace malicieuse.
— Aurais-tu peur qu'en achetant trop tôt, les dieux
oublient leurs promesses ?
— Bien sûr que...
Je m'interromps, conscient que Thorbrand vient de se
moquer de moi. Je le soupçonne d'être, comme je le suis, assez
tiède à l'égard de Thor et d'Odin. Mais il faut bien respecter la
coutume !

28
Chapitre III
Le temps a passé. Dans une semaine je quitterai l'Islande.
Thorbadja va arriver. Bastien, le nouvel affranchi, est parti la
chercher en charrette. Une fois de plus nous sommes réunis
dans la grande salle des Bercaîls. Thiodild a préparé le haut
fauteuil de la voyante. Elle y a placé un cous.sin garni de
plumes de coq. Ainsi le veut le rite.
Thorbadja entre dans la salle. Tout le monde se lève. Son
manteau bleu foncé est serré à la taille par une ceinture d'or
ciselé, garnie de pierres rares. Elle porte un bizarre collier de
verre brillant. Ses cheveux, presque blancs, s'échappent en
deux longues tresses d'un bonnet de peau d'ours et tombent
jusqu'à terre. Un silence respectueux a remplacé le brouhaha
des conversations. Les assistants admirent le bâton de cuivre
gravé, serti de pierres, qui sert de canne à la vieille femme.
C'est à peine si l'on ose regarder aussi le sachet en écorce de
bouleau suspendu à son cou. C'est dans cet étui qu'elle
conserve les «charmes» indispensables à sa magie. Ses
chaussures sont en veau tacheté et les poils en sont hérisses !
Ce qui ne manque pas d'effrayer les femmes.
Je vais accueillir Thorbadja. La tenant par la main, je la
conduis au bout de la table déjà servie pour le repas de
cérémonie.
Thorbadja goûte le bouillon de chèvre avec une cuillère
de cuivre qu'elle a tirée de son sac. Puis, toujours pour
respecter le rite, on sert un plat qui ne comporte que des
cœurs: renne, ours, phoque, bœuf, chèvre, mouton et poulet.
Personne ne parle. Il convient de respecter le silence
recueilli de la voyante. Lorsque le repas est achevé, Thorbadja
se lève, me fait signe de la suivre en compagnie de la femme
la plus âgée de l'assistance. Nous gagnons la pièce voisine où

29
nous sommes seuls. La voyante récite le Vardlokkur, l'appel
aux. dieux tuté-laires, et l'autre femme répète après elle les
phrases sacrées. Lorsqu'elle a fini, je lui tends le sac de peau
contenant la somme convenue.
— Tu auras bonne traversée, Eric Thorvaldson, dit la
voyante. Les dieux sont avec toi. Ils te protégeront!
Je me dis qu'ils auraient aussi bien fait de me protéger
avant ! Mais ce ne sont pas des choses à avouer à une sorcière
qui vient de parler directement avec Thor et avec Odin! Je la
reconduis à la charrette et reviens dans la salle.
— Mes amis, nous aurons des vents favorables. Les dieux
viennent de le promettre à Thorbadja ! Qu'on apporte
l'hydromel et qu'on boive au succès de notre expédition !
Nouvelle acclamation. Tous se voient déjà en mer, à la
recherche des terres inconnues.

Thorbadja n'a pas menti. Thor et Odin soufflent dans la


voile rouge et blanche, gonflée comme une outre pleine. Les
vents nous sont favorables. L'océan est resté calme, pour une
fois. Les hommes n'ont pas eu à écoper trop souvent. C'est
qu'un drakkar, très bas sur l'eau et sans pontage, embarque
facilement un paquet de mer quand une grosse vague déferle.
L'esnèque, avec son bordage plus élevé et son château arrière,
ne connaît pas ce problème.
Trois jours déjà que nous avons quitté le mouillage du
roc de l'Aigle, devant le mont des Neiges. Halfn a parlé de
quatre à cinq jours de navigation à l'ouest. Thordson, mon
second, se tient d'habitude à la proue. Je le vois se diriger vers
l'arrière où je maintiens l'avi-ron-gouvernail, assis sur un siège
dont les montants sont sculptés aux effigies de Thor et d'Odin.
— Ne crois-tu pas qu'il serait temps de lâcher un corbeau,
Eric ? demande-t-il.

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31
Je suis le chef. Je n'aime pas trop qu'on me donne des
conseils, fût-ce mon second ! Mais je dois avouer qu'il a
raison. Nous avons navigué plein ouest, jusqu'à présent, sans
apercevoir l'ombre d'une île. Peut-être, en effet, serait-il temps
d'«interroger» un corbeau?
— Tu as raison, Thordson. J'y pensais, justement !
Apporte-moi la cage.
Les hommes de la bordée de veille ont entendu, ils
s'agglutinent devant mon siège. Ils savent ce que je vais faire.
Ils sont aussi impatients que moi. L'inaction leur pèse de plus
en plus. Et aussi sont-ils curieux de découvrir la terre inconnue
vers laquelle nous allons. Jouer aux dés, aux échecs, ou
aiguiser une hache ou une épée, empenner des flèches, tout
cela devient, à la longue, fastidieux.
J'empoigne un corbeau dans la cage, ailes réunies. C'est
un animal vigoureux, bien nourri. Son œil noir est vif. Il
proteste à sa manière en croassant et en agitant les pattes.
Lorsqu'il est assez éveillé, je le pose sur le bord du siège. Il
piété un instant, ouvre, referme ses ailes et se décide enfin.
Tous les yeux sont fixés sur lui. Il tournoie d'abord autour du
mât, paraît sur le point de se poser sur la vergue puis monte,
monte en longs zigzags. S'il aperçoit une terre au-delà de notre
horizon, il cessera de monter et piquera droit dessus. Je n'aurai
plus qu'à prendre un nouveau cap dans la direction qu'il aura
suivie. Tout l'équipage n'a d'yeux que pour le corbeau.
Mais il cesse de monter, redescend en planant, décrit de
larges cercles. Un murmure désappointé s'élève. Ce n'est pas
encore aujourd'hui que nous débarquerons. Fatigué, le corbeau
se pose au sommet du mât. Inutile de l'appeler. A l'heure du
repas, il viendra de lui-même mendier des miettes de morue
séchée et regagnera sa cage sans protester.
Les hommes reprennent leurs places et leurs occupations.
J'en vois qui gravent des runes sur une planchette. Elles

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orneront leur future maison et attireront sur elle la protection
des dieux. D'autres tressent de fines lanières de peau de
phoque pour en faire des cordages.
Deux jours encore à lâcher en vain des corbeaux. La mer
s'est adoucie. Il doit exister un courant chaud dans les parages.
C'est peut-être une chance pour nous. Qui dit courant dit
contre-courant. Que l'un d'eux se dirige vers la terre inconnue
et la navigation en sera facilitée. L'esnèque nous suit
facilement, à distance. Leif est déjà un bon marin. Il s'est
rendu à plusieurs reprises en Norvège pour y-vendre des peaux
tannées et des cordages.
Pendant que je maintiens le cap à l'ouest, j'ai tout loisir de
réfléchir. S'il ne s'agissait pas d'une injustice, la décision du
Parlement ne me déplairait pas. Nous, les Vikings, ne sommes
jamais aussi heureux que lorsque l'étrave du drakkar fend les
vagues d'une mer démontée. En tentant de me voler les
poutres, Thorgest m'a rendu service, sans le vouloir. J'étais
sédentaire depuis trop longtemps. Je vais être le premier à
explorer cette terre nouvelle, à m'installer où je voudrai, au
lieu de me contenter de ce que les autres ont laissé, comme
cela est arrivé à mon père, à son arrivée en Islande, après son
bannissement.
Je vérifie le cap. Le ciel est couvert et je n'ai aucun repère
visible pour me diriger. Je tire ma pierre solaire de sa boîte.
C'est une pierre calcaire, cristallisée. Elle est montée sur une
baguette et possède une face plate. Elle est un peu sorcière,
elle aussi ! Elle voit à travers les nuages. Quand sa face plate
est tournée vers le soleil — invisible pour nous — elle brille
faiblement. Ainsi, par temps couvert, comme aujourd'hui,
sachant approximativement l'heure qu'il est, je peux, grâce à
ma pierre, savoir où sont l'est, l'ouest, le nord ou le sud.
Pour connaître l'heure, certains marins utilisent un
sablier. Mais, parce que je ne uis pas patient et qu'il faut

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retourner trop souvent l'ampoulette, je préfère me fier à mon
estimation. D'autres emploient une horloge à eau, une
clepsydre. Mais si l'on oublie de regarnir à temps le réservoir à
eau, impossible de savoir l'heure !

Le sixième jour, au lever du soleil, les nuages ont


disparu. La joie éclate à bord. Certains chantent. Deux autres
s'empoignent pour un assaut de lutte, au milieu des rires. Je
suis satisfait de commander à d'aussi rudes gaillards. Ils feront
du bon travail là où nous allons. Le temps passe. Tout à coup,
tous s'immobilisent, se taisent. La voix de Thordson retentit
encore.
— Terre au nord !
Mots magiques, suivis d'un silence incrédule, puis d'une
énorme clameur ! La fine ligne sombre qui marque l'horizon
est certainement une terre. Thordson ne s'est pas trompé.
Je caresse de la main les effigies de Thor et d'Odin. La
voyante ne m'a pas menti. Elle a su parler aux dieux. Il faut
avouer que, pour plus de sûreté, je leur ai aussi sacrifié un
veau, avant le départ. J'ai payé le prix. Il est juste que les dieux
m'en donnent pour mon argent.

Tous les compagnons sont debout au bordage. Ils


discutent ferme. Je gouverne au nord et laisse le soleil à ma
droite. Le drakkar ralentit. La voile carrée ne donne son plein
effet que par vent arrière. Et nous l'avons maintenant de trois
quarts arrière. L'esnèque a changé de cap à son tour. Avec un
temps de retard. Son homme de proue devait somnoler un peu!
— Mangez et équipez-vous. Nous ignorons ce que nous
allons trouver dans ce pays ! Je fais distribuer une double
ration de bière. Le tonneau qui se trouve au pied du mât se
vide dans les seaux. La bonne humeur règne à bord. Le repas
achevé, chacun revêt sa broigne, se coiffe de son casque et

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prend ses armes dans le coffre. Ainsi, nous serons prêts à toute
éventualité. Je sens bouillonner en moi une force nouvelle.
Quoi qu'il arrive, quoi que nous découvrions sur cette terre qui
grandit à l'horizon, nous avons réussi à trouver un pays
inconnu.
La terre se précise. Une étrange lumière baigne son
sommet. Je me souviens des dires des Anciens, rapportant le
récit de Gunnbjôrn. Celui-ci ne s'est pas trompé. Il fallait bien
cinq à six jours de navigation pour arriver là. Et sa description
du pays me revient en mémoire. Elle m'a fait si souvent
rêver... La terre nouvelle, selon Gunnbjôrn, serait couverte de
glace sur ses sommets. La lumière que j'aperçois, ce doit être
le reflet du soleil levant sur les glaciers ! Donc, je ne me suis
pas trompé ! La côte n'est plus qu'à quelques encablures.
— Thorgeir ! Fais enlever la tête de dragon de l'étrave.
C'est qu'il ne faut pas que sa gueule grimaçante effraie les
esprits protecteurs du pays où nous arrivons. Un beau pays où
l'herbe abonde, au pied des montagnes.
— Je l'appellerai... les Terres vertes ! Groenland en
islandais.
Occupé à admirer le paysage, j'en oublie la coutume.
— Thorgeir, viens m'aider !
A nous deux, nous démontons les côtés sculptés de mon
siège et nous jetons les effigies de Thor et d'Odin à la mer.
Malgré moi, une légère anxiété m'étreint.
— Carguez la voile! Quatre hommes aux avirons!
La joie est telle, a bord, que la voile est roulée en un clin
d'œil. Les quatre rameurs suffisent à maintenir le drakkar dans
le sillage des deux bois qui s'éloignent vers la côte. Grâce à
eux, les dieux vont nous indiquer l'endroit le plus favorable
pour débarquer. De nouveau, je bous d'impatience. Accoudés
au bordage, les autres discutent ferme. Les anneaux de fer plat
qui couvrent les broignes et les casques polis luisent au soleil.

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J'imagine l'effet que doit produire notre apparition sur les
habitants de ce pays, s'il y en a !
— Tonnerre de Thor ! Foudre d'Odin ! Les dieux ne sont
pas pressés !
Je jure souvent et je veille à ne pas invoquer l'un plutôt
que l'autre. Comme s'ils m'avaient entendu, les dieux se sont
décidés. Les bois ont touché la côte. Une côte rocheuse,
élevée, peu accueillante ! Les hommes sont tous aux avirons,
maintenant, prêts à rejoindre les montants de mon siège.
J'examine l'endroit désigné. Pas longtemps. Impossible de
débarquer en cet endroit ! A croire que ni Thor ni Odin n'ont
été marins !
— Skuff, viens ici !

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C'est un jeune géant, aussi grand que moi et fort comme
Mois hommes. Sa moustache est encore mince mais ses
épaules sont larges.
— Skuff, prends le canot et rapporte-moi les bois ! Nous
débarquerons ailleurs !
Il me regarde comme s'il n'avait pas compris.
— Mais, seigneur Eric, les dieux?
— Quoi, les dieux ? Ils se sont trompés ! ne discute pas,
nous avons assez attendu !
Il ouvre la bouche, ne dit rien et obéit. Le canot avance à
la godille. Parmi les hommes, les avis sont partagés. Aux
éclats de voix qui me parviennent, je comprends que ma
décision effraie certains. Ils redoutent la vengeance des dieux,
dont je refuse de suivre l'avis.
— Ne craignez rien! C'est moi qui subirai la colère des
dieux... s'ils osent se manifester!
Les esprits se calment. Skuff rapporte les bois et je
reprends ma place sur le siège.
Une heure plus tard, nous nous engageons dans un fjord,
large et bien protégé par les montagnes. Une terre herbue,
fertile, s'étale à perte de vue. Aucune trace d'habitations.
Quelques arbustes forment des bosquets de place en place.
Nous élongeons deux îles rocheuses avant d'atteindre
l'extrémité du fjord. Depuis la côte, la distance devrait être
d'une dizaine de milles. Une plage découpe une ouverture
accessible dans le rivage. Bon endroit pour échouer le drakkar.
Malgré l'impatience de tous, malgré la mienne, ce n'est
pas encore le moment ! Un drakkar échoué est une proie facile
pour un attaquant. Qui sait si des habitants du lieu ne se
seraient pas dissimulés derrière les bosquets, attendant
l'occasion propice pour nous surprendre ?
— Thorall, Rajnar, prenez une dizaine d'hommes et allez
voir ce qui se passe dans les bosquets ! Avancez en deux

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groupes. Le deuxième formé d'archers prêts à tirer. Ils
couvriront la retraite des autres en cas de besoin.
La patrouille débarque, s'éloigne, observée par le reste de
l'équipage qui voudrait bien être à sa place. Nous n'avons peur
de personne. Mais c'est la tactique que les Vikings ont
toujours appliquée. Lorsqu'un ennemi supérieur en nombre est
susceptible de nous attaquer, nous préférons reculer et attendre
une bonne occasion de le surprendre.
L'esnèque arrive à son tour. L'homme de proue sonde la
profondeur de l'eau.
— Foudre d'Odin, Leif aurait pu attendre ! Si les choses
se gâtaient pour la patrouille, s'il fallait nous éloigner
rapidement, l'esnèque gênerait mes mouvements !
Leif l'a compris. Il met en panne et dégage le passage.
Ensuite, il vient me retrouver.
— Quel beau pays, n'est-ce pas, père ?
— Et personne ne nous en disputera la possession, à ce
que je crois.
— Tu as envoyé des éclaireurs ?
— Deux précautions valent mieux qu'une. Nous
débarquerons quand nous serons certains que personne ne peut
nous surprendre. La patrouille est de retour.
— Personne, annonce Thorall, le chasseur. Mais du gibier
en abondance. Des élans, des bouquetins, des lièvres, nous ne
manquerons pas de viande !
— Eh bien, dans ce cas, en chasse, Thorall. Nous
débarquons !
Les tentes sont dressées; les foyers préparés. Après la
quasi-immobilité du bord, les compagnons s'activent en riant.
Je foule l'herbe épaisse et je vois déjà en pensée les maisons
que nous allons construire dès demain. Une seule chose
m'inquiète: l'absence d'arbres. Comment édifier les maisons
sans bois ? Il va falloir trouver de la pierre. Et puis, rien

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n'empêchera Leif de faire quelques voyages jusqu'en Islande
pour rapporter des madriers.

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Chapitre IV
UN mois déjà que nous sommes arrivés. Trois maisons se
dressent non loin du fjord. J'ai appelé la mienne Brattahild, ce
qui veut dire les rudes pentes, car elle est protégée par une
colline abrupte.
Le Groenland est un vrai paradis. Notre bétail, taureau et
génisses, les chèvres et les moutons y trouvent une herbe
abondante. Rajnar et Thorall rapportent de leurs expéditions
des rennes, des élans, parfois un phoque ou deux. Ils se sont
battus à plusieurs reprises contre des morses. Skuff, au filet de
barrage ou de fond, pêche plus de saumons, de harengs et de
morues que nous ne pouvons en consommer.
En Islande, nos maisons étaient construites en troncs
dressés. Ici, le manque de bois nous a obligés à les bâtir en
pierre. Un mur double, avec de la terre tassée entre les parois.
En prévision du grand froid, les maisons sont enterrées, à la
moitié de leur hauteur. Je n'ai pas oublié le sauna, où les
esclaves versent de l'eau sur des pierres rougies au feu afin de
libérer la vapeur dans laquelle nous nous baignons, avant de
nous jeter dans l'eau froide du fjord.
Le God de Brattahild c'est moi ! Je suis le chef politique
et religieux, et aussi le juge.
J'aime me promener à cheval, jusqu'à l'océan. Un jour, je
longe la côte. Soudain, mon cheval fait un écart. Je le
maintiens ferme et le punis d'un coup d'éperon. Il est nerveux,
agite les oreilles et se conduit d'une manière qui ne lui est pas
habituelle. Il s'arrête, se cabre si soudainement qu'il s'en faut
de peu que je ne sois désarçonné.
Stupéfait, je découvre la cause de sa frayeur! Une baleine
s'est échouée sur une plage de sable et elle souffle encore un
jet d'eau par son évent. Pas d'hésitation ! Une aubaine de cette
importance ne se laisse pas perdre ! Vite, demi-tour !

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A Brattahild, la nouvelle provoque l'enthousiasme. Six
cavaliers me suivent bientôt. Une charrette nous rejoindra. La
baleine n'a pas bougé. D'un coup de lance bien appliqué,
Rajnar met fin à ses souffrances. Le dépeçage nous occupe
jusqu'à la tombée de la nuit. Ce sont des masses de viande, de
graisse qui vont constituer une bonne réserve de nourriture.
Thorall intervient.
— Il faut garder les côtes de la baleine, dit-il. Elles nous
serviront de rouleaux pour haler les bateaux sur la rive, avant
l'hiver !
Trois voyages de la charrette ont été nécessaires pour tout
transporter. A l'arrivée, une surprise. Skuff, le pêcheur, a fait
creuser une fosse, en a garni les parois de pierres sèches et il a
envoyé des esclaves chercher de la glace dans la montagne.
Les morceaux de baleine sont entassés dans cette fosse entre
deux couches de glace. La température n'est pas très élevée,
mais cette nourriture se conservera plus longtemps. Les
femmes ont déjà découpé les premiers quartiers de viande
pour le repas du soir.
Oui, vraiment, le Groenland est un paradis.

Peu à peu, c'est un village qui prend forme. Chaque


famille s'est taillé un domaine, dans la plaine, au pied de
montagnes. J'ai dû intervenir, à plusieurs reprises, en tant que
God, pour régler des différends, calmer des mécontents. Mes
poutres sont en place, dans la grande salle.
J'ai découvert deux étangs dont les rives fournissent de la
tourbe. Dans une cheminée, cela ne vaut pas de bonnes bûches
mais, ici, le bois est trop précieux pour être brûlé. Et voilà
qu'un matin, en débarrassant l'âtre de la cendre, un esclave fait
une découverte. Il vient me chercher et je trouve, dans la
cendre, des billes rousses, de la grosseur d'une noisette. Elles
sont lourdes, pour leur taille, et très dures. J'ignore ce que

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peuvent être ces billes. Et je n'en vois pas davantage l'utilité.
Leif, que j'ai consulté, avoue son ignorance. Mais un esclave,
qui est aussi le forgeron de notre établissement, nous
renseigne.
— C'est du fer, seigneur Eric. On appelle cela de la
limonite. On en trouve assez souvent dans les marais.
Du fer ? La nouvelle est d'importance.
— Et tu sais traiter ce minerai ?
— Bien sûr, seigneur Eric. Il suffit de le faire fondre et de
l'épurer, en le martelant !
Nous allons pouvoir fabriquer nos outils et nos armes et
devenir indépendants des marchands d'Islande ou de Norvège.

Ma maison est achevée avant l'hiver. Elle mesure plus de


quarante pieds de long sur douze de large. Un remblai de terre
et d'herbe augmente l'épaisseur des murs et la protège du froid.
J'ai fait construire une étable qui pourra contenir une
quarantaine de bêtes. Le garde-manger déborde de poissons
fumés. La laiterie garde le petit-lait, le fromage et le beurre.
Nous manquerons sans doute de bière, avant la fin de l'hiver.
Dès le printemps, Leif ira chercher de l'orge et du miel en
Norvège, pour l'hydromel.
Nous avons une nouvelle monnaie d'échange. Les dents
de narval et de morse peuvent remplacer l'ivoire, dans la
bijouterie. Et nous n'en manquons pas, pour le plus grand
plaisir de nos femmes !
Le premier hiver a été pénible. Pendant sept longs mois
nous sommes restés prisonniers de nos maisons. Mais, surtout,
le foin a manqué pour les bêtes. Elles ont été nourries de
poisson et de déchets de viande. Elles étaient si faibles qu'il a
fallu les porter jusqu'au pré, dès la fin de l'hiver. Le lait s'est
fait rare. Je vais aviser à faire construire un fenil plus grand.

45
Les trois années de mon bannissement sont écoulées. Je
pourrais retourner en Islande. Mais je n'en ai nulle envie !
Peut-être le ferai-je quand même, mais certainement pas pour
m'y installer de nouveau. L'idée me vient d'y aller pour décider
d'autres colons à venir nous rejoindre ici. L'Islande est
surpeuplée. La place ne manque pas au Groenland. La vie
serait plus agréable pour ceux qui voudraient me suivre !

J'ai profité d'un voyage de Leif en Norvège pour


l'accompagner jusqu'en Islande, à bord de mon drakkar.
L'esnèque poursuit sa route, chargé de fourrures, de cordages
en peau de phoque, de dents de narval ou de morse. Leif est
assez bon marin pour effectuer le trajet directement du
Groenland en Norvège. Il nous reviendra, son bateau chargé
de bois, de farine, de légume et de miel.
Mon arrivée ne passe pas inaperçue. Jamais je n'ai été
aussi bien traité par tout le monde. Tous veulent m'entendre
parler du Groenland ! Les Terres vertes enfièvrent les
imaginations. Pour les Islandais, devenus sédentaires par la
force des choses, c'est l'aventure qui s'offre à nouveau.
Je retourne dans l'île du Sud, où mon brave Thorbrand a
achevé la maison que j'avais commencée, avant mon

46
bannissement. Je suis là depuis deux jours lorsqu'un jeune
homme demande à me voir.
— Je suis envoyé par le seigneur Thorgest. Nous
échangeons un regard, Thorbrand et moi. Que peut bien me
vouloir le voleur de mes poutres ?
— Le seigneur Thorgest serait très honoré si le seigneur
Eric acceptait de venir, en sa maison, boire la bière de l'amitié,
ajoute le visiteur.
Foudre d'Odin, je rêve ? Et puis, peu à peu, l'envie me
vient de prouver à mon ennemi qu'il m'a rendu service, au lieu
de me nuire comme il l'a cru.
— C'est entendu. Dis à Thorgest que je serai chez lui
demain. Sa curiosité sera satisfaite !
Lorsque j'entre chez Thorgest, le lendemain, je suis loin
de m'attendre à ce qu'il va me dire. Sur le conseil de
Thorbrand, je suis venu casqué et armé. Trois parents de mon
ami m'attendent au dehors, prêts à toute éventualité. Mais à
mon grand étonnement, Thorgest déborde de cordialité.
— Le passé est oublié, Eric Thorvaldson, dit-il. J'ai
appris que tu as redécouvert les terres de Gunn-bjôrn et que tu
t'y trouves bien.
J'ai peine à croire en sa sincérité. Mais, la bière aidant, je
finis par me détendre et par vanter la beauté du Groenland.
Nous bavardons ainsi longuement, buvant force timbales de
bière. Je viens de parler de mon projet d'emmener avec moi
d'autres colons.
— Justement, dit Thorgest. Je me demandais s'il y aurait
une place pour moi dans ton nouveau domaine.
Je me garde bien de montrer ma surprise.
— Une place pour toi? Peut-être, mais à une condition !
Son visage s'éclaire.
— Toutes les conditions que tu voudras !

47
Je prends le temps de paraître réfléchir, alors que ma
riposte est toute prête depuis un moment.
— Il y aura une place pour toi, si tu promets de ne plus
chercher à me voler mes poutres !
Un instant, son visage se crispe de fureur. Ce rappel ne
lui est pas agréable. Puis il se domine, parvient à sourire avant
d'éclater d'un rire bruyant. D'un geste il me désigne les piliers
de sa grande salle.
— Tu vois, j'ai fait sculpter mes propres poutres, Je les
emporterai au Groenland, tu n'as rien à craindre.
Nous topons. Notre accord est scellé. Thorgest sera un
Groenlandais de plus !
Partout, j'ai reçu le même accueil au cours de cet hiver. Si
bien que je dénombre au moins vingt-cinq bateaux prêts à
gagner les Terres vertes, le printemps prochain. Sept cents
colons que tente l'aventure, avec du matériel et du bétail à'
profusion. Je ne passerai qu'un hiver en Islande, mais il aura
été profitable.

Je suis de nouveau au gouvernail de mon drakkar. C'est le


début du printemps. Dans quatre jours, cinq au plus, je me
retrouverai au Groenland. Je connais la route maintenant. Je
vais gagner une journée, au moins, sur la durée du trajet de la
découverte, il y a presque quatre années de cela. Vingt-cinq
bâtiments prendront la même direction dans deux jours. Ce
délai m'est nécessaire pour faire préparer les mouillages
qu'imposé une telle flottille. J'ai indiqué la route à tous les
chefs de bâtiments. Les fortes marées de printemps ne vont
plus tarder, c'est le moment de partir.

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Chapitre V
Trois jours de navigation. Une fois encore, l'océan se
tient tranquille. Le vent souffle du nord-est et je n'ai aucune
difficulté à maintenir le cap. Chose étrange. J'ai vécu dix
années en Norvège, quinze en Islande et, pourtant, j'éprouve
l'impression de rentrer chez moi, dans ce pays où je n'ai passé
que trois hivers ! Cette nuit-là, je me repose sous la tente
pendant que Thordson tient l'aviron-gouvernail.
— Seigneur Eric, seigneur Eric, la tempête !
Le hurlement du vent et le choc des vagues contre la
coque annoncent un gros coup de mer ! Des nuages bas filent
à la hauteur du mât. Du moins pourrait-on le croire. La lune
disparaît de temps à autre derrière des masses noires. Ses
rayons éclairent par moments de véritables montagnes d'eau
qui nous enserrent, déferlent sur l'étrave du bâtiment avec le
claquement d'un coup de tonnerre. Les hommes achèvent de
rouler la voile. D'autres s'activent aux rames, pour maintenir le
bateau le nez à la vague.
— Tendez le hauban, à fond !
Il faut absolument que la coque du drakkar soit tendue
comme un arc dont le mât serait la flèche. Sinon, soulevée par
une grosse lame, elle se briserait comme un fétu de paille. Je
regrette de ne pas avoir acheté des vents favorables à une
voyante et de n'avoir offert aucun sacrifice aux dieux. Peut-
être se vengent-ils de ma négligence ? Je laisse Thordson au
gouvernail et je me glisse à l'avant. Dressé sur l'étrave, je
tends le poing vers la mer.
— Tu ne me fais pas peur, chienne enragée! Personne ne
m'a jamais fait peur ! Tu n'auras pas Eric Thorvaldson !
Jamais, tu m'entends !
Un Viking doit toujours menacer qui le menace,

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homme, bête ou élément ! Le vent redouble de violence,
en réponse à mes menaces. Il faudra peut-être abattre le mât ?
Les hommes souquent dur pour rester face à la vague. La
coque vibre sous les coups de boutoir de l'océan. Je ruisselle, à
demi aveuglé par les embruns. Derrière moi, les écopes
rejettent à la mer l'eau qui envahit la cale.
— Foudre d'Odin ! Je te materai, moi, Eric ! Tu n'es
qu'une chienne folle !
La lutte dure toute la nuit. Vingt fois nous avons cru que
c'était fini, qu'une lame plus grosse que les autres allait avoir
raison du drakkar, par le travers. Plus d'un s'est vu au
Walhalla, ce paradis des braves, où l'on boit l'hydromel et la
bière versés par les Walkyries.
Brusquement, au lever du jour, le vent cesse de souffler
en rafales. Il est temps, les hommes sont épuisés. Ils hissent la
voile qui se gonfle d'une brise soutenue, mais sans violence.

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51
Les écopes achèvent d'assécher le bateau et la vie
reprend. J'examine tout. La coque n'a pas souffert. Seuls, trois
boucliers de bois du bordage ont été arrachés. Sans
importance.
— Par Odin, j'espère que ceux-qui nous suivent auront
échappé à cette furie ! dit Thordson.
Le ciel est encore couvert. Le vent a dû nous faire
dériver. Impossible de déterminer où nous sommes, avec
exactitude. La pierre solaire donne un faible reflet. Cela me
suffit : je pique plein nord. Je cours un risque, je le sais, celui
d'élonger le Groenland par l'ouest sans le voir, si nous avons
beaucoup dérivé. Mais je me fie à l'instinct que je possède
pour la navigation. Va pour le nord !
J'ai gagné ! Le lendemain, le Groenland brille de tous ses
glaciers. Je suis étonné d'être ému à ce point. L'herbe est déjà
très verte, les cascades ne sont plus figées par le gel; elles
scintillent au soleil qui a fini par percer les nuées.
— Nos amis Islandais verront que je n'ai pas exagéré en
leur vantant la beauté des Terres vertes !
L'Ericfjord est libre de glace. Les arrivants pourront s'y
engager facilement pour débarquer. Le drakkar avance au
rythme des rames sur une eau tranquille et lisse, d'où
jaillissent des saumons de temps à autre. Enfin... Brattahild!
Une agréable vision: toutes les cheminées fument.

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Rajnar, que j'avais désigné pour me remplacer en mon
absence, attend sur le ponton, souriant. Nous nous
embrassons.
— Par Odin ! Tu nous attendais ? Comment as-tu su que
nous arrivions ?
Rajnar éclate de rire. Il désigne Simon, le jeune esclave
devenu un homme maintenant, qui se tient à l'écart.
— Cela fait déjà douze jours qu'il veille sur la côte. Il
vient d'accourir, au grand galop, annoncer ton arrivée !
Cet accueil me plaît. Je fais signe à Simon d'approcher.
— Ne crois-tu pas qu'il serait temps que tu rachètes ta
liberté, Simon? Nous organiserons la cérémonie dans un jour
ou deux ! Seras-tu prêt !
La joie qui illumine le visage du garçon se communique
aux témoins de la scène. Une acclamation s'élève.
— Sais-tu, Rajnar, que vingt-cinq esnèques seront ici
dans deux ou trois jours ? Avec sept centaines de colons ?
J'ai parlé fort, pour que tous m'entendent. Une nouvelle
acclamation salue l'annonce, éveille un écho dans la
montagne.
- Le repas est prêt, seigneur Eric, annonce Simon. Dans la
grande salle de votre demeure. Nous allons changer nos
vêtements de laine, qui sont encore humides et raidis par le
sel.
Jamais nous ne fîmes meilleur festin. L'atmosphère un
peu enfumée ne nous a pas empêchés de savourer les quartiers
de phoque rôtis à point. J'ai donné des ordres pour que tout
soit prêt à accueillir les nouveaux colons. Qu'ils se sentent
chez eux tout de suite ! Les mouillages sont préparés. Les
tentes aussi. Les servantes ont brassé de nouvelles jarres de
bière avec l'orge rapportée d'Islande. Ici, l'été est trop court
pour que l'on puisse cultiver des céréales. Thorall et Rajnar

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tuent du gibier en quantité. Des monceaux de plaques de
tourbe sèchent sur des claies.
A ma connaissance, jamais personne n'a été attendu avec
autant d'amitié que les nouveaux colons. Le pays lui-même
semble vouloir fêter leur arrivée. Le soleil brille dans un ciel
où aucun nuage ne dissimule un bleu éclatant. Les montagnes
luisent et les cascades scintillent. Je suis fier de mon pays.
Deux guetteurs veillent à l'entrée de l'Ericfjord. Un de
chaque côté. Moi-même, je me rends souvent sur la côte, à
cheval. Le troisième jour de notre retour, j'aperçois au loin
deux fumées. Je tressaille de joie et d'impatience. Les
guetteurs viennent d'allumer chacun un feu qui servira de
repère aux arrivants. Car c'est cela que signifient ces fumées :
des bateaux sont en vue.
Un dernier coup de galop et je débouche sur la côte. Neuf
voiles gonflées grossissent à vue d'œil.

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Neuf? Seulement? Je me raisonne. Après la nuit de
tempête que nous avons tous subie, sans doute les autres
auront-ils été retardés ?
Les neuf esnèques sont arrivés à Brattahild. Deux sont
bien mal en point. Bordage enfoncé, voile déchirée.
— J'ai bien cru que nous y resterions ! m'avoue Erlind
Thorbergson, le chef d'un des bateaux abîmés. Mais surtout,
trois de mes hommes ont été emportés par une lame et nous
n'avons rien pu tenter pour les sauver.

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— Et les autres bâtiments ?
— Je crois que certains ont fait demi-tour au premier
coup de vent. Combien ? Je n'en sais rien.
De grandes tables offrent aux arrivants, plus de deux
cents colons, une nourriture abondante. Phoque, saumon,
morue fraîche, cuissots de renne et de la bière en abondance.
Certains s'assoient dans l'herbe et finissent par s'y endormir.
La fatigue a raison de leur enthousiasme.
J'ai fait préparer la charpente d'un grand abri. Mes
hommes y tendent les neufs voiles et cela donne un air de fête
au village. Nos maisons peuvent accepter une vingtaine de
femmes et d'enfants. Les autres dormiront à bord des bateaux,
ou sous l'abri, en attendant que leurs fermes s'édifient. Je
rassemble les chefs. Ils constituent désormais le Thing de
notre établissement.
— Mes amis, je suis heureux, nous sommes tous heureux
de vous voir ici. Nous vous aiderons à vous installer. Mais il
est nécessaire d'organiser notre vie. Rajnar et Thorall
connaissent tous les coins de chasse du pays. Skuff, tous les
lieux de pêche. Je conseille à vos hommes d'accepter de
travailler, de chasser et de pêcher avec eux.
L'accord se fait sur tous les points. L'essentiel est
d'assurer le ravitaillement de cette population nouvelle.
Le lendemain, ce sont cinq autres bateaux qui se
présentent et un peu moins de cent colons qui débarquent à
leur tour. Nous avons de la place dans nos étables pour une
partie du bétail. Le reste doit être parqué dans les prés, avec
des chaînes et des piquets.
Tout un travail d'organisation s'impose du fait du grand
nombre des arrivants. Chaque clan choisit son emplacement et
cela ne va pas sans querelles. Je dois, en tant que God,
intervenir chaque jour une dizaine de fois pour régler les

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différends. Les chasseurs suffisent à peine pour ravitailler tout
ce monde en viande.
Un mois s'est écoulé depuis notre retour. Aucun autre
bateau ne s'est présenté au mouillage. Nous ne connaîtrons le
sort des absents que lorsque nous retournerons en Islande.
Et puis, un matin, l'esnèque de Leif apparaît dans le fjord.
Il rapporte quantité de troncs de pin et du ravitaillement.
— On est sans nouvelles en Islande, me dit Leif. On ne
sait qu'une chose : quatre bâtiments ont réussi à faire demi-
tour et à se réfugier à Breida.
— Quatre... seulement ?
Je suis atterré. Cela signifie que sept des bateaux ont
disparu dans la tempête ? Avec environ deux cents de nos
compagnons !
— Les malheureux !
— Père, certains ont pu se réfugier dans quelque île
inconnue ?
— Peut-être. C'est le seul espoir... Ils pourront peut-être
réparer leur bâtiment, et nous les verrons arriver, du moins
quelques-uns d'entre eux.
L'été est passé. L'automne approche et avec lui le gel qui
saisira le fjord. Nous sommes très occupés à tirer les bateaux à
terre, pour leur éviter d'être brisés par la glace. Un véritable
village s'élève maintenant autour de Brattahild. Le garde-
manger a été agrandi. Il y a belle lurette qu'une baleine ne s'est
pas échouée, mais rennes, phoques et ours s'accumulent. La
montagne nous fournit la glace en abondance. Bientôt,
d'ailleurs, elle ne sera plus nécessaire. Dès septembre ou
octobre, la température extérieure suffira à la conservation.
Fin août, Leif revient de son troisième voyage en
Norvège et en Islande. Le dernier avant le printemps prochain.
Il n'est pas seul. Un esnèque que je ne connais pas le suit. Un
instant, j'ai

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l'espoir qu'il s'agit d'un des disparus du printemps.
Mais c'est Herjolf, mon meilleur ami d'Islande ! Je me
précipite à sa rencontre. Nous nous embrassons.
— Eric, mon ami, quelle joie de te revoir ! Ton fils m'a
fort bien traité, à bord de son bâtiment !
— Quelle bonne idée, Herjolf, de venir nous rendre visite
! Tu vas pouvoir te rendre compte que je n'ai pas exagéré la
beauté de ce pays !
— Je vois. Que de travail vous avez accompli ! Un doute
me vient
— J'espère que tu as pris tes précautions, à Reykjavik?
Parce que tu ne pourras guère y retourner qu'au printemps
prochain !
Le visage d'Herjolf s'assombrit.
— C'est que je ne suis point ici en visite, Eric ! J'ai
l'intention de te demander de m'accepter parmi vous!
La surprise et la joie me rendent muet un instant. Herjolf
s'y méprend :
— Aurais-tu une raison de me refuser ce plaisir, mon ami
? me demande-t-il.
Je le serre de nouveau dans mes bras.
— Te refuser ? Mais tu n'y penses pas ! J'ai été seulement
très étonné ! Comment as-tu pu te résoudre à abandonner ta
ferme en Islande ? Toi, un commerçant avisé?
Il rit, me frappe sur l'épaule.

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— Justement! J'ai pensé que, dans un pays neuf, on
pouvait aussi commercer avec profit !
— Bien raisonné! Nous manquions d'un commerçant ! Tu
arrives à point !
Nous bavardons un moment et je montre à Herjolf toutes
nos installations. Il ne tarit pas d'éloges.
— Au fait, et ton fils, Bjarni, où est-il en ce moment? Il
approuve ta décision?

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— A dire vrai, il l'ignore. Il est en Norvège actuellement.
Quand il reviendra en Islande il trouvera la maison vide. C'est
même la seule chose qui me chagrine. Il a toujours eu
l'habitude de passer l'hiver avec moi. Il sera seul cette année.
Herjolf a choisi un emplacement pour son installation. Il
va devoir se hâter de construire sa maison avant l'hiver. Nous
l'aiderons, bien entendu. Il a adopté la rive d'un autre fjord,
que nous baptisons aussitôt l'Herjolfness, le cap Herjolf.

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Chapitre VI

1l m'arrive de regarder travailler les femmes. Quand elles


ne filent pas le lin ou la laine, elles tissent, tricotent, teignent
les tissus. Elles cousent nos vêtements et les leurs. Ce sont
elles, encore, qui approprient les peaux avant de les tanner.
Elles font cuire les viandes, les bouillies d'orge, de fèves, ou
les potées de chou. Elles traient les chèvres et les vaches, et
broient le grain! Mais ici, au Groenland, elles consacrent
beaucoup de temps à fumer la viande et le poisson, ainsi qu'à
la préparation des fromages et du beurre.
Egil, notre forgeron, est habile homme. Il a su tirer du
minerai de fer trouvé dans la tourbière des épées solides, bien
forgées, des pelles, des houes utiles au jardinage et même des
clous et des rivets pour réparer les bateaux. Si les arbres ne
faisaient pas aussi cruellement défaut pour la construction, et
aussi pour les flambées dans la cheminée, le Groenland serait
le meilleur des pays.
Je continue à me promener à cheval, ou à dos de mule.
J'aime me retrouver au bord de l'océan. Humer l'air marin,
regarder le mouvement incessant des vagues me rend heureux.
En ce moment, c'est la période des grandes marées d'automne.
La tempête n'est pas loin. J'ai laissé mon cheval à distance,
attaché à un bosquet. Il redoute la violence et le bruit de la
mer. Debout sur un rocher, je m'obstine à défier l'océan qui
s'acharne à l'assaut du cap. Il précipite des vagues énormes.
La mer est mon vrai royaume. La nécessité peut faire de
moi un agriculteur, un éleveur sédentaire, je reste un marin,
passionné par l'aventure! Je rêve de gouverner mon drakkar et
de partir une fois encore à la découverte de terres nouvelles. Je
ne compte que quarante-neuf hivers. Il n'est pas trop tard. Une
vague, plus hargneuse que les autres, vient d'éclabousser mes

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bottes de veau rasé. Je tends le poing, mais l'injure meurt sur
mes lèvres... Là-bas, à l'horizon, un trait sombre apparaît,
disparaît, danse sur la houle.
— Foudre d'Odin, qu'est-ce que c'est ? Je scrute le fétu
dont la mer se joue. Ma vue n'est plus ce qu'elle était. Mais je
parviens à deviner qu'il pourrait s'agir d'un tronc d'arbre,
moins éloigné que je ne l'avais cru tout d'abord. Une aubaine!
Certes, nous trouvons souvent du bois flotté, apporté par un
courant. Il en existait beaucoup à notre arrivée, accumulés par
les ans. Nous les avons repêchés et ils ont fini dans nos
cheminées ou, quand c'était possible, dans la charpente de nos
toits.
Je vais aller prévenir des esclaves, qu'ils surveillent cet
arbre et sachent où il va toucher la côte. Pas question de le
laisser perdre ! Mais le bois flotté vient de virer, et ce que
j'aperçois, aucun doute, c'est le profil d'un drakkar ! Je
distingue même le mât. La voile est carguée, puisqu'elle n'est
pas visible. S'il est pris par le revers, il doit embarquer
beaucoup d'eau et l'on doit écoper ferme à bord !
Je ne tiens plus d'impatience. Quel peut être l'imprudent
assez fou pour oser naviguer à cette époque de l'année quand
la brume cache souvent les icebergs ? Autre chose m'intrigue.
D'où peut-il venir pour arriver ici par le sud-ouest? Il aura été
déporté, il aura dérivé à cause du vent ?
Un instant, un espoir insensé traverse mon esprit. Et si
c'était un des bâtiments disparus au printemps ? A-t-il pu se
réfugier dans une île et y réparer ses avaries ? Bien vite,
j'abandonne cet espoir. Après si longtemps, c'est impossible !
Et, "brusquement, une autre idée me vient, une idée qui fait
naître en moi une des colères dont je suis coutumier. Et si
c'était un ennemi, venu nous surprendre ? L'espoir du pillage
et d'un riche butin a pu inciter l'équipage à prendre un si gros

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risque. D'ailleurs, s'ils ont abattu la voile si loin de la côte,
c'est pour être moins visibles !
Foudre d'Odin, on va voir ce qu'on va voir ! Je vais
retourner à Brattahild alerter les hommes. Les pillards vont
avoir une fameuse surprise! Je détache mon cheval et
l'entraîne par la bride, un moment. Inutile de révéler la
présence d'un cavalier aux arrivants. Lorsque je suis certain
d'être hors de vue, je saute sur le dos de la bête et au galop !
L'espoir de la bataille me fait presser ma monture. Il y a bien
longtemps que je n'ai pas eu l'occasion de manier la hache et
l'épée, autrement qu'à l'exercice. Pour un peu j'éclaterais de
rire et me frotterais les mains à l'idée de me battre !
Un dernier coup d'oeil aux arrivants. Tiens, ils ne
viennent pas droit sur l'Ericfjord ? Ils piquent plus à l'est.
L'aspect de mon fjord ne doit pas plaire au chef de
l'expédition! Mais alors, c'est vers l'Herjolfness qu'ils se
dirigent? Vers la maison de mon ami... Raison de plus pour
faire vite !
A Brattahild, Leif et plusieurs compagnons se mesurent à
l'épée. D'autres s'exercent au tir à l'arc, sur une cible de paille.
Plus loin, dans le pré, d'autres encore lancent le javelot contre
un mannequin bourré de foin et suspendu à une potence. C'est
à peine si le galop de mon cheval éveille la curiosité. Leif
m'aperçoit et se précipite vers moi.
— Que se passe-t-il, père ? Je saute à terre dans la plus
grande précipitation.
— Un drakkar inconnu se dirige vers l'Herjolf-ness.
Deux compagnons nous rejoignent.
— Un drakkar ? En cette saison ? s'exclame Leif en
regardant les deux autres.
Je me rends compte qu'il a failli me demander si j'en étais
sûr ! La colère me fait bouillir de nouveau.

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64
— Je ne suis pas encore gâteux au point d'avoir des
visions, Leif Ericson ! Quand je dis qu'un drakkar arrive, c'est
qu'il arrive !
J'ai crié si fort que les autres ont entendu. En un clin d'œil
j'ai autour de moi une trentaine de gaillards dont la vue me
calme un peu.
— Il se pourrait même que ce soient des pirates ! Je vais
partir avertir Herjolf. Sortez les chevaux, armez-vous et venez
me rejoindre !
Je prends tout juste le temps d'aller chez moi afin de
revêtir ma broigne, coiffer mon casque et ceindre mon épée.
J'imagine ce qui serait arrivé si par hasard je n'étais pas
allé me promener sur la côte ! Mon brave ami Herjolf n'a
jamais manié une épée et moins encore une hache ! Il a été
commerçant toute sa vie. Les pillards n'auraient jamais
rencontré d'adversaire moins préparé à se défendre !
Les trois maisons qu'Herjolf a fait construire — et dont
une seule est achevée — sont en vue. Les esclaves que je lui ai
prêtés ont bien travaillé. Je commence à m'inquiéter !
Personne n'est visible autour de la maison d'Herjolf ! Seul, un
esclave écaille des poissons. Je fonce sur lui.
— Où est ton maître ?
Il désigne du bras la direction de la côte.
— Foudre d'Odin ! Ils sont tous partis accueillir le
drakkar ! Ils ne se doutent pas de ce qui les attend ! Herjolf est
vraiment trop naïf !
Qu'est-ce que je disais ! Ils sont tous là, sans armes, à
contempler l'océan comme si c'était la première fois qu'ils le
voyaient ! Les malheureux ! Heureusement, je suis là ! Mon
arrivée est à peine remarquée. Seul, le drakkar les intéresse. Il
est encore à deux milles de l'embouchure du fjord. Un homme
se détache du groupe, accourt vers moi.

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— Eric, mon ami, c'est le plus beau jour de ma vie !
s'écrie Herjolf, hors d'haleine.
Je me retiens de répliquer que, sans moi, c'était peut-être
aussi le dernier !
— Eric, c'est Bjarni. C'est mon fils qui arrive. Je ne
l'attendais certes pas. Comme tu le sais, il revient de Norvège.
Un pêcheur m'a prévenu.
Bjarni ? Je rengaine mon épée inutile.
— Mais tu pars en expédition? Seul?
Le galop de la troupe de Leif me dispense de répondre à
la question. Je suis partagé entre la joie que me communique
mon ami et la cruelle déception de manquer la belle bataille
que j'espérais. Le drakkar n'est plus maintenant qu'à quelques
encablures. Les rameurs souquent ferme, soulagés sans doute
d'être arrivés. J'aperçois Bjarni, à l'arrière, sur le siège de chef.
La voile roulée s'allonge au-dessus de la tente rayée rouge et
bleu. Parce que l'arrivée est une fête, tous portent, à bord du
bateau, le casque de cérémonie, orné de cornes. Les visages
sont souriants. Une clameur monte du rivage, à laquelle les
rameurs répondent.
J'imagine la fatigue de l'équipage, qui a dû ramer pendant
si longtemps pour faire face à la grande marée et à ses vagues
énormes. Le fin bâtiment avance maintenant dans le fjord. La
foule des curieux progresse en même temps que lui. Herjolf
n'a pas prévu d'embarcadère car il n'a pas eu le temps d'y
songer. Leif s'éloigne et découvre une plage où le drakkar
pourra s'échouer. Il fait signe à Bjarni de gouverner droit
dessus.
Les spectateurs profitent de l'élan du bateau pour le tirer à
moitié hors d'eau. Il doit mesurer vingt aunes de long et quatre
ou cinq de large. La coque à clins est faite de bon chêne.
Herjolf vient vers moi, la main sur l'épaule de son fils. La peau
du visage de celui-ci est brûlée par l'eau de mer.

66
— Viendrais-tu t'installer aux Terres vertes, Bjarni ? Tu
ne pourrais me faire un plus grand plaisir ! Le Groenland a
besoin de gaillards comme toi !
Il rit avant de répondre :
— Cela se pourrait, seigneur Eric, cela se pourrait.
Maintenant que mon père vous a rejoint, la maison de famille
est ici ! Quant à m'installer moi aussi, nous verrons au
printemps prochain. Avec votre permission je passerai l'hiver
ici, dans la maison de mon père!
— Ton père est mon ami, tu le sais ! ce qui est à moi est à
lui. Tu n'as pas besoin de ma permission pour rester avec
nous, si tu le désires !
— Je ne vous en remercie pas moins, seigneur Eric. Mais,
dites-moi, est-ce votre habitude, ici, de revêtir la broigne et de
vous déplacer armés et casqués? Le pays ne serait-il pas sûr?
J'éclate de rire.
— Pas du tout, Bjarni. Imagine-toi que je me promène
souvent sur la côte, devant l'océan. J'ai aperçu
un drakkar que je ne connaissais pas. J'ai cru de bonne foi
que ce pouvait être des pirates qui se dirigeaient vers la
maison de ton père, pour la piller ! Au fait, tu arrives très tard.
C'est le voyage de Norvège qui t'a retardé à ce point ? Tu as
risqué gros en naviguant à cette époque de l'année. Les
brumes, les icebergs...
— J'ai été retardé, en effet. Et j'aurai beaucoup de choses
à vous raconter un jour prochain.
— J'y compte bien ! D'ailleurs, je vais prévenir ton père
que je vous invite tous, disons, après-demain ! Quand vous
serez un peu reposés. Rien de tel qu'un bon repas pour
bavarder à l'aise. Et nous prendrons des dispositions pour ton
installation, si tu te décides. Je t'aiderai comme j'ai aidé ta
famille.

67
— Grand merci, seigneur Eric. Rien ne pourrait me faire
plus grand plaisir !
— Va te reposer, maintenant.

68
Chapitre VII

Nous chevauchons côte à côte, Leif et moi, au retour vers


Brattahild.
— Tu n'as rien remarqué, père? me demande mon fils.
— Remarqué ? Où ça ?
— Bjarni porte la croix, ce qui signifie qu'il s'est fait
baptiser, lui aussi !
La nouvelle n'a rien de surprenant. Du moins ai-je
entendu dire que le roi de Norvège s'est fait chrétien et
renonce à nos anciens dieux. Il semble qu'il ait entraîné avec
lui nombre de jeunes seigneurs. Mais un mot me fait tiquer.
— Qu'entends-tu par «lui aussi» ? Leif me paraît quelque
peu embarrassé.
— Je suis baptisé, moi aussi. Le roi a tenu à me présenter
lui-même au baptême.
— Tiens donc ! Belle nouvelle ! Et tu ne redoutes pas la
colère des vrais Dieux? Thor, Odin et Freyr ne te suffisaient-
ils pas ?
En réalité, je suis loin d'être un fanatique des dieux
vikings. J'observe un certain nombre de rites, je pratique les
sacrifices coutumiers, quand il le faut, mais lorsque j'ai décidé
quelque chose, ce ne sont pas les dieux qui m'empêchent
d'agir. Pourtant, de là à oublier la religion des anciens, il y a
un abîme.
-Herjolf doit être bien surpris, dis-je. Il est comme moi,
fidèle aux anciennes coutumes. Il ne sortira rien de bon de tout
cela. Leif n'insiste pas.
— Au fait, j'ai appris une chose intéressante en
conversant avec un des compagnons de Bjarni, reprend-il. Je
sais pourquoi ils ont été retardés !

69
— Les icebergs ?
— Ils en ont rencontré un, c'est vrai, ce qui les a obligés à
se dérouter vers le sud, plus qu'ils ne le voulaient. Mais
surtout, ils ont découvert des terres nouvelles !
Dans ma surprise, j'ai tiré sur la rêne et mon cheval
s'arrête. Leif revient vers moi.
— Des terres nouvelles? Et il ne m'en a rien dit? Par
Odin, que ne m'as-tu prévenu auparavant? J'aurais pu
interroger Bjami! Maintenant il me faut attendre deux jours
avant de savoir !
Leif sourit. Il est habitué à mon impétuosité.
— Tu sais, père, ces terres nouvelles ne disparaîtront pas
d'ici là !
N'empêche que si je ne comprenais pas que les arrivants
ont besoin de se reposer, je ferais volontiers demi-tour pour
satisfaire ma curiosité.
Jamais sans doute journées ne m'ont paru aussi longues,
aussi interminables. J'ai trompé mon impatience en surveillant
les préparatifs de la fête. Mais les femmes y auraient bien
suffi.
Enfin, le grand jour est arrivé. Des pièces de chèvre, de
mouton et de porc rôtissent sur les fourches de bois. Un jeune
esclave passe son temps à huiler la viande dorée, boursouflée
par places, avec un morceau de peau de mouton qui a gardé sa
laine.
Sur la longue table, en forme de U, le pain des grandes
occasions, voisine avec les jarres de bière et les écuelles de
terre cuite. Au milieu, deux grands fauteuils nous attendent,
Herjolf et moi. En face, un autre est réservé à Thiodild. Les
convives seront assis sur des bancs ou des tabourets. Un seul
regret. Dans les trois cheminées, la tourbe fumotte sans donner
les belles flambées des bûches d'Islande ou de Norvège.

70
71
Mes invités arrivent enfin. Je les accueille à la porte de la
maison. Les visages gardent encore la brûlure des embruns.
Mais les tuniques de laine, rouges, vertes, bleues, serrées à la
taille par des chaînettes d'or, les bottes retenues par des lacets
de peau, croisées sur les jambes, témoignent d'un effort
d'élégance qui me plaît. Les pelisses de peau d'ours s'entassent
dans un coin de la salle, avec les toques de peau de chèvre, à
poils blancs. Je place tout le monde. Herjolf et Bjarni à côté de
moi.
— Alors, Bjarni, comment trouves-tu notre nouvelle
terre, le Groenland?
— Seigneur Eric, c'est un très beau pays. Et quand on
découvre votre établissement, on ne peut qu'avoir envie de s'y
installer !
Les conversations vont bon train. Les esclaves circulent
et remplissent les timbales de bonne bière fraîche. Les
premiers plats arrivent.
Tiens, Bjarni, Leif et nombre de leurs compagnons font
un signe étrange, avant de se servir. Ils portent un doigt au
front, à l'estomac puis aux deux épaules. Leurs lèvres remuent
pour des paroles que je comprends pas. Un moment, ils ont
joint les mains. Herjolf et moi échangeons un regard amusé.
— La nouvelle religion, me souffle Herjolf. Sur le même
ton, je réponds :
— Nos dieux sont moins exigeants! Ils nous laissent au
moins manger en paix, sans s'occuper de notre appétit !
Après l'étrange cérémonie, les conversations reprennent.
Bientôt, on ne s'entend plus. Avec une petite fourche à deux
dents, je pique dans le plat et garnis mon assiette. Tous les
convives en font autant et les conversations cessent. A pleines
mains, nous dévorons les quartiers de chèvre rôtie. La sauce
coule sur les mentons. Nous nous essuyons avec des tranches
de pain. Le premier plat achevé, nous buvons de nouveau une

72
timbale de bière à la santé de nos voisins. Les exclamations se
succèdent, les rires aussi. Je me tourne vers Bjarni.
— Et maintenant, si tu nous racontais ton voyage. Vous
avez dû en voir de rudes, tes hommes et toi, en cette saison ?
Bjarni sourit.
— Vous ne vous trompez pas, seigneur Eric. La brume a
souvent dissimulé les icebergs. Des montagnes de glace
énormes. C'est ce qui nous a obligés à nous dérouter vers le
sud et a allongé notre voyage plus que nous ne l'aurions voulu.
— Tu aurais pu te perdre ! C'est malheureusement arrivé
à d'autres! Sans doute étaient-ils moins bons marins que toi et
ton équipage ?
— La Providence était avec nous, seigneur Eric. Après
deux semaines de navigation, nous avons aperçu une terre
inconnue.
— Une terre inconnue? Comment pouvais-tu être certain
que ce n'était pas le Groenland?
Bjarni hoche la tête et sourit de plus belle.
— Grâce à vous, Eric ! En Islande, nombre de gens se
souvenaient de la description que vous leur aviez faite de ce
pays et je savais le reconnaître !
— Ah oui ? Et comment ça ?
— Les Terres vertes, avec leurs glaciers sur la montagne,
m'a-t-on expliqué. Or la terre où nous sommes arrivés tout
d'abord n'était qu'un désert de pierres, de pierres plates. Nous
avons poursuivi notre route vers le sud. Bien nous en a pris.
Cette fois ce fut une autre terre, vallonnée, très boisée.
— Des arbres! La seule chose qui nous fasse défaut ici !
Mais continue !
— Pendant deux autres jours, nous nous sommes trouvés
en pleine mer avant de découvrir un pays magnifique, avec
de grands arbres et beaucoup d'herbe.

73
A ce récit, le sang commence à couler plus vite dans mes
veines ! J'ai hâte d'en savoir davantage.
— Et alors, dis-moi dans le détail ce que vous avez
découvert dans ce pays inconnu.
Bjarni me regarde, comme s'il ne comprenait pas ma
question.
— Découvert ? répète-t-il.
— Oui, quand vous avez abordé cette terre nouvelle, qu'y
avez-vous trouvé ?
— Ma foi, rien ! Nous avons élongé la côte un jour ou
deux, puis, comme les vents devenaient favorables, nous
sommes repartis vers le nord !
Je n'en crois pas mes oreilles. Le sang me monte
brutalement à la tête, le souffle me fait défaut. Foudre d'Odin !
Un Viking découvre une terre nouvelle et tout ce qu'il trouve à
faire, c'est de s'en aller ! Il a élongé les côtes... Je bois d'un
trait une timbale de bière et manque m'étouffer !
— Alors, tu as eu la chance de découvrir des terres
nouvelles et tu ne les as a point explorées ? Bjarni me regarde
d'un air si stupéfait que, si je ne le connaissais pas, je pourrais
douter de son intelligence. Il est mon hôte. Son père est mon

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ami. Je maîtrise à grand-peine ma colère. Tous les regards sont
fixés sur moi. J'ai l'impression que ma tête va éclater. Mon
visage doit virer au violet. Faut-il que la race des Vikings soit
dégénérée pour qu'un marin puisse passer devant des terres
nouvelles sans les visiter ?
— Par Odin, je partirais sur l'heure, si j'étais moins
chargé d'ans !
C'est tout ce que j'ai trouvé à dire de moins outrageant
pour Bjarni. Mais je vois bien qu'il est touché. Autour de la
table, Leif et nos compagnons arborent de larges sourires. En
eux aussi, le sang viking a été remué par l'évocation de terres
inconnues. La vieille dualité de notre race bouillonnne en eux
comme en moi. Nous sommes devenus des agriculteurs, des
éleveurs et des chasseurs, mais nous n'en restons pas moins
des marins et des guerriers.
A l'évocation des terres élongées par Bjarni et ses
hommes, j'ai l'impression que les murs de la salle viennent de
reculer à la limite d'un immense horizon. Je respire à pleins
poumons, non plus la fumée du feu de tourbe, mais l'air salé
du grand large. Pendant le reste du repas, je laisse les autres
bavarder malgré les efforts d'Herjolf pour me faire participer à
la conversation. Je rêve que je suis à bord de mon drakkar,
prêt à débarquer, avec mes compagnons, sur la côte boisée,
verdoyante, du pays inconnu que Bjarni s'est contenté
d'élonger !
Je ne dis rien à personne les jours suivants. Je me
promène, d'une maison à l'autre, en réfléchissant. Je ne
regrette qu'une chose: qu'il soit trop tard en saison pour
entreprendre une expédition. Il faut attendre le printemps
prochain maintenant. Parce que je n'ai plus qu'une idée en
tête : explorer les terres nouvelles que Bjarni a découvertes.

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Leif me regarde de temps en temps d'un air surpris. Il se
demande ce qui m'arrive. Je ne lui dirai rien avant d'avoir réglé
tous les détails de mon projet ! Herjolf vient me voir.
— Tu sais que Bjarni m'a expliqué, dit-il. Il a bien fait de
se hâter de revenir ici. Il était trop tard pour explorer ces terres
nouvelles !
— Bien sûr, Herjolf, bien sûr !
Et parce qu'il m'irrite, avec son indulgence, j'ajoute
aussitôt :
— D'ailleurs, aucune importance, mon ami. Parce que
j'irai, moi, découvrir ce pays-là !

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Cette fois, ses yeux s'arrondissent, il reste bouche bée,
incapable d'articuler une parole. Puis, il me demande :
— Comment peux-tu envisager de quitter Brattahild? Tu
as une belle maison. Une bonne ferme pour ton bétail. L'ours,
le renne, le phoque et le poisson sont en abondance. Tu réussis
à cultiver l'oyat et les raves. Non, vraiment, je ne te comprends
pas ! Comment peux-tu envisager d'abandonner tout cela ? Et
moi, ton ami, qui suis venu te rejoindre avec tellement de
plaisir?
— Je sais, Herjolf, je sais. Mais tu es un commerçant, un
bon commerçant! Peut-être, en effet, ne peux-tu pas me
comprendre. Je reste un marin, vois-tu. Et un marin ne
résistera jamais à l'appel d'une terre nouvelle ! Herjolf ne
paraît pas convaincu.
— Quand même, répète-t-il. Quand même. Partir à
l'aventure, sans savoir ce que l'on trouvera. Peut-être des gens
décidés à défendre leur pays, des gens très nombreux !
Il a sans doute raison. Mais je suis incapable
d'abandonner mon projet. Ces terres nouvelles m'attirent
irrésistiblement. Envers et contre tous, j'irai les explorer et, si
elles sont ce que Bjarni en a dit, m'y installer !

Le printemps est enfin arrivé. Pendant tout l'hiver, nous


avons préparé le départ. Leif a été tout de suite d'accord. Nous
tenons conseil dans la grande salle.
— Je pense que nous devrions emmener quelques bêtes
avec nous. Nous ignorons quelles ressources ce pays nous
offrira.
Tyrker, le vieux Saxon, n'est pas d'accord.
— Tu n'y penses pas, Eric, dit-il. Tu as pensé à leur
nourriture? A raison de vingt-cinq livres de foin par tête et par
jour, il faut choisir ! Ou faire ramer les vaches, ou embarquer
des hommes ! La place n'est point pour les deux à la fois !

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Un grand éclat de rire souligne cette opinion. D'une
certaine manière, Tyrker a raison. Je n'ai pas l'intention
d'emmener un esnèque. Nous pouvons avoir à explorer un
fleuve et le grand bateau n'est pas assez manœuvrier.
— Soit, Tyrker, nous nous contenterons d'emmener une
génisse et un taureau !
— Emportons-nous des corbeaux? demande Thorgeir.
Tyrker, encore lui, feint de ne pas comprendre :

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— Des corbeaux? Pour quoi faire? Leur chair n'est point
préférable, tant s'en faut, à la morue séchée ! Et l'un d'eux ne
nourrit point son homme !
Personne n'est dupe de sa plaisanterie et nous
emporterons des corbeaux, comme lorsque nous sommes
arrivés ici.
— Il nous faut des vents favorables, intervient Rajnar.
Thorbadja va nous manquer.
Je vois bien que Leif et les nouveaux convertis répugnent
à cette pratique païenne. Mais je reste le chef et je tiens à le
faire savoir:
— Je ferai aux dieux un sacrifice suffisant pour qu'ils
nous soient favorables.
Leif et les autres répètent le même geste étrange que je
leur ai vu faire avant le repas. Curieuse pratique. Je ne m'y
ferai jamais ! Nous avons fait radouber notre meilleur drakkar,
le plus long et le plus large. Pour une raison de commodité il
est maintenant à l'ancre à l'entrée du fjord. Il sera plus facile
là-bas de faire monter le taureau et la génisse. Thiodild et les
servantes ont préparé les paniers de beurre, de fromage, les
fruits confits dans le miel et les jarres de bière qui ont permis
de remplir le tonneau, au pied du mât. Tout est prêt.

Nous venons de quitter Brattahild, au milieu d'un grand


concours de gens. Beaucoup nous envient de connaître encore
l'aventure ! J'ai dû choisir trente-cinq compagnons, parmi les
plus forts et les plus sûrs. Comme il convient au chef, je suis
en tête du cortège, sur la mule grise, ma préférée. Je somnole
un peu, bercé par le rythme de son allure. Le chemin qui con-
duit au mouillage est cahoteux, plein de trous. Mais je suis
tranquille. Ma mule a le pied sûr, elle peut emprunter les pistes
les plus mauvaises sans trébucher.

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Je rêve aussi. Je vois en pensée la belle contrée décrite
par Bjarni. Quelle fête ! Je m'amuse à l'idée que Bjarni doit
bien regretter, maintenant, de n'avoir pas exploré ces terres. Je
me retourne pour regarder la longue file de mes compagnons
que des curieux accompagnent.
Deux esclaves retiennent difficilement le taureau et la
génisse que nous emmenons avec un bouc et une chèvre
blanche. La voile du drakkar est neuve, tissée par Thiodild et
les servantes. La toile de la tente aussi. Elle a été suiffée pour
nous protéger des embruns. La coque a été enduite de
plusieurs couches d'huile de phoque et les joints entre les
planches calfatés avec de la corde de poil de chèvre et de la
poix. Tout a été fait pour assurer la réussite de l'expédition.
Mais que se passe-t-il? Une clameur accompagne un bruit
de galopade derrière moi. J'ai à peine de temps de me
retourner. Le taureau fonce sur moi, au grand galop, traînant
les deux esclaves agrippés à la longe, ventre à terre ! La mule
prend peur, fait un écart et je me retrouve par terre, étourdi par
la chute. Le taureau est déjà loin lorsque je parviens à
m'asseoir. Leif, Tyrker et les autres m'entourent,
m'empoignent pour m'aider à me relever.
— Aïe!
Je n'ai pu retenir un cri de douleur. La cheville droite me
fait atrocement souffrir. Thiodild surgit. Elle a tenu à nous
accompagner jusqu'au mouillage. Elle s'y entend en soins. Elle
palpe doucement ma cheville.
— L'articulation est démise, constate-t-elle.
Je ne dis rien. J'ai compris aussitôt que le voyage était
fini pour moi. Avec ma cheville déboîtée, impossible de tenir
la place du chef ! Les visages de ceux qui m'entourent sont
graves. Leif, en particulier, ne sait quelle contenance adopter.
— Nous allons attendre que tu sois remis, père, dit-il.
Dans quelques jours...

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— Non, Leif, ce ne sont pas quelque jours qu'il faudrait
attendre. Je crains bien qu'après il soit trop tard en saison pour
entreprendre le voyage. Tu vas me remplacer. Tu es bon
marin, tu réussiras.
— Personne ne peut te remplacer, père, dit-il.
— Allons, allons, je te remercie de ton compliment, mais
tu n'en vas pas moins partir comme prévu. Hisse-moi sur la
mule et en route !
Et c'est ainsi que, juché sur ma monture, je regarde
s'éloigner le drakkar que j'aurais dû diriger. Le plus dur reste à
faire : attendre le retour de Leif.

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Chapitre VIII

Je regarde s'éloigner le Groenland. A l'extrémité du


promontoire, la silhouette de mon père, Eric, se détache
sur le fond des montagnes. Je devine sa tristesse, lui qui
tenait tant à explorer les terres nouvelles. Thordson, son
second, est à sa place, à la proue. La voile gêne la vue à
l'avant et il est nécessaire qu'un homme y veille. Nous
allons traverser la zone des icebergs, ceux qui se sont
détachés l'an dernier et sont descendus vers le sud.
Pendant deux jours, la navigation a été calme. Rien
ne s'est produit, à l'exception d'un grain qui a obligé
l'équipage à écoper. Mais c'est là monnaie courante dans
une embarcation sans pontage. Ce matin, une brume
épaisse s'est abattue sur nous. La houle grossit. Le vent
n'a pas faibli.
— Hafgrim, fais prendre un ris. Mieux vaut ne pas
avancer trop vite. On n'y voit rien !
La surface de la voile est réduite.
— Thorgeir, tiens-toi à la hauteur du mât. La brume
étouffe la voix. Je tiens à ce que tu puisses me répéter ce
que Thordson criera, s'il y a lieu. J'envoie un homme
prévenir Thordson. Qu'il souffle dans sa corne le plus
souvent possible. Car le plus grave danger qui nous
guette, c'est la rencontre d'un iceberg, contre lequel nous
irions nous briser. Le son de la corne fera jouer le
phénomène de l'écho, si un obstacle se présente. Ainsi
prévenus, nous pourrons l'éviter. Bientôt la corne émet

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un son lugubre, que la brume assourdit encore. Je tends
l'oreille, pour saisir l'écho s'il vient à se produire.
Je n'aime pas naviguer ainsi, à l'aveuglette, en plein
jour. Mais c'est un phénomène fréquent, dans cette
région. La brume humide traverse les tuniques et
frigorifie les hommes qui se battent les flancs à grands
mouvements des bras. Pour moi qui ne peux lâcher l'aviron-
gouvernail, c'est un supplice. Entre les appels de la corne, le
silence est pesant, oppressant. Je maintiens le cap à l'estime,
car la pierre solaire ne peut pas être utilisée dans la brume. Le
vent souffle du nord-est. Il ne déportera pas le drakkar, du
moins pas trop, je l'espère. Interminablement les heures
s'écoulent.
Et, tout à coup, vers le milieu du jour, la corne éveille un
écho !
— Glace devant ! hurle Thorson.
— Glace devant ! répète Thorgeir. Je n'hésite pas.
— Carguez la voile ! Parés à ramer ! Arrière toute !
Arrière toute !
La bordée de quart lâche les écoutes, la voile s'abat dans
le grincement des moufles. La bordée de repos a déjà glissé les
rames dans les trous de nage et souque à une cadence
endiablée pour freiner l'élan du navire et repartir en arrière.
Les deux opérations se font simultanément. Nos ancêtres ont
su dessiner et construire un bateau très maniable. L'avant et
l'arrière, en tous points semblables de forme et pareillement
relevés, permettent de naviguer dans les deux sens sans avoir à
faire demi-tour.
Et, soudain, par un caprice fréquent de la brume, celle-ci
se déchire : le soleil apparaît en même temps qu'un
gigantesque iceberg.
— Ahhahaha!

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Sans la corne de brume, le bateau allait se briser contre ce
monstre de glace et c'en était fait de nous ! Tout s'est passé
comme si un magicien venait de faire surgir des flots une
forteresse, flanquée de tours, une forteresse de cristal dont
chaque facette lance un arc-en-ciel ! Je remercie la Providence
de nous avoir protégés de ce danger. Nous sommes immobiles
maintenant. Les rameurs, comme les autres, admirent cette
merveille que certains contemplent pour la première fois. La
brume, au-delà de l'iceberg, s'effiloche. Ses nappes sont
bousculées par le vent du nord-est.
— Hissez la voile !
Cette fois, plus question de prendre un ris. La bonne
visibilité va permettre de rattraper le retard pris ce matin. Les
rames sont rangées et bientôt la voile se gonfle à plein. Tout
de suite, il fait beaucoup moins froid. C'est l'heure du repas. Je
fais servir de l'hydromel pour célébrer la chance que nous
venons d'avoir.

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Cela fait maintenant treize jours que le Groenland à
disparu à l'horizon. J'empoigne le plus gros des corbeaux et le
projette en l'air. Tous les yeux sont fixés sur lui. Comme ses
congénères, il monte, monte, paraît hésiter, plane un instant, il
va redescendre. Toujours rien à l'horizon ! Puis, brusquement,
il pique droit vers l'ouest. Une clameur de soulagement
l'accompagne et je vire, cap à l'ouest.
J'avoue que j'apprécie la fin du voyage en pleine mer.
L'eau fraîche se fait rare et, depuis deux jours, j'ai été obligé
de la rationner. L'impatience grandit car notre allure ralentit du
fait que, maintenant, nous ne naviguons plus vent arrière. La
voile carrée ne permet pas de forcer la vitesse par vent de
travers. En fin d'après-midi, Thordson lance son cri :
— Terre devant !

Une ligne sombre, très mince, se dessine. Visiblement,


pas de montagnes. Trois heures plus tard, la voile est carguée,
les rameurs en place. La côte n'est plus qu'à deux encablures.
Pas de doute, c'est bien la terre décrite par Bjarni. Un glacier
la recouvre, à quelque distance de la côte. Pas un arbre.
Aucune tache verte qui indiquerait de l'herbe.
— Lâchez l'ancre ! Le canot à la mer !
Avec quatre compagnons, je pars à terre. Nous avons
revêtu la broigne, coiffé nos casques et ceint nos épées. J'ai
désigné un archer pour nous accompagner. Déception. De la
côte au glacier, la terre est unie comme une pierre plate.
Aucune touffe d'herbe. Pas question d'explorer plus avant un
pays aussi hostile.
— Mon père ne pourra pas nous reprocher, comme à
Bjarni, de ne pas avoir mis le pied dans ce pays! Je vais lui
donner un nom. Je l'appellerai le Helluland, pays des pierres
plates.

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L'absence d'eau fraîche nous déçoit plus que tout. Il n'y a
qu'une chose à faire, retourner à bord et chercher une terre
plus hospitalière. Nous passerons la nuit à l'ancre et dormirons
à bord, avant de repartir au matin. Deux jours après la
déconvenue de l'Helluland, c'est un pays plat, boisé, qui
apparaît. De larges bandes de sable blanc s'abaissent
doucement vers la mer. Cette fois, le canot amène tout
l'équipage à terre. Un grand feu est allumé et nos tonneaux
d'eau remplis dans un ruisseau qui va se perdre dans l'océan.
— Je veux donner à ce pays un nom qui rappelle son
aspect. Je vais l'appeler le Markland, pays de la forêt.
Nul indigène ne s'est montré, non plus qu'en Helluland.
Ce pays serait-il désert? Je tiens conseil avec

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Thordson et mes frères, Thorvald et Thorstein.
— Bjarni a parlé d'une troisième terre, rappelle Thorstein.
— Plus nous irons au sud, meilleur sera le climat ! dit
Thorvald.
L'équipage est bien reposé. Le vent continue à souffler du
nord-est. Rien ne s'oppose donc à ce que le voyage se
poursuive. Je gouverne vers la haute mer. Je me méfie des
hauts-fonds où le bateau pourrait s'échouer. Pendant deux
jours, nous avançons plein sud, sans voir autre chose que
l'océan. Le troisième jour, de nouveau, une terre est en vue.
La joie est grande à bord. Une île se présente, au nord
d'un pays plus vaste. Le soleil brille, le ciel est libre de tout
nuage. Nous abordons. Jamais je n'ai vu d'équipage aussi
enthousiaste à découvrir un pays nouveau. Mes grands
gaillards sont redevenus des enfants qui vont d'un point à un
autre, examinant tout, respirant les fleurs, goûtant aux herbes.
— Seigneur Leif ! Goûtez donc cette rosée ! me dit
Snorri, un jeune guerrier.
Il me tend une tige d'herbe. A la naissance des feuilles
une goutte de rosée brille au soleil. Je porte la tige à mes
lèvres : l'eau est sucrée ! Les premières joies de la découverte
épuisées, tout le monde à bord ! Il est temps d'aller explorer la
terre qui s'avance dans la mer sous forme d'un cap.
A la rame, le bateau se glisse entre l'île et la côte jusqu'au
moment où un choc annonce l'accident! Le drakkar s'est
échoué sur un haut-fond, à une bonne distance de la plage qui
est visible au loin. Je fais jeter l'ancre, pour parer à un retour
de la mer. Il suffit d'attendre le reflux de la marée et nous
flotterons de nouveau. L'impatience est telle qu'une bonne
moitié de l'équipage saute à l'eau pour gagner la côte à pied !
De l'eau à mi-cuisse, je les accompagne. Je ne suis pas loin de
partager leur joie. Le pays est vraiment beau. L'herbe et les
arbres y abondent. Une rivière se jette dans la mer, l'eau

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fraîche n'est pas difficile à trouver. Notre arrivée met en fuite
une nuée d'oiseaux. Nous n'avons qu'à nous baisser pour
ramasser des quantités d'oeufs.
— Leif, la marée revient, m'avertit Thordson. Il serait
temps de tirer le bateau de son échouage ! Inutile de hisser la
voile, ou de remettre les rames en place. Avec le canot, nous
halons le drakkar dans la rivière. Skuff, à son habitude, en
profite pour laisser filer une ligne.
— Jamais je n'ai vu d'aussi gros saumons ! s'exclame-t-il,
ni en si grand nombre !
Je découvre que la rivière sort d'un lac qu'elle a traversé.
C'est dans ce lac que je .vais jeter l'ancre. Le bateau sera à
l'écart des marées. Une forêt d'arbres énormes l'entoure. Par
prudence, parce que la nuit tombe et qu'il est trop tard pour
effectuer une reconnaissance, je décide que nous passerons la
nuit dans le drakkar. La dernière, sans doute, avant longtemps.

Dès le lendemain matin, Rajnar emmène trois


compagnons à la chasse. La nourriture fraîche sera la
bienvenue. Skuff pose ses filets de barrage et de fond. Les
autres abattent des arbres, des pins bien droits qui se trouvent
en abondance. Le soir même, les murs de notre maison sont
plantés. Il ne reste que le toit à construire. Avec de la mousse
et de la terre, nous boucherons les interstices entre les troncs.
Le feu de bûches est apprécié !
— C'est bien autre chose que la tourbe du Groenland !
constate Thordson. Rajnar et les autres reviennent avec un
daim, un chevreuil et un élan tués avec leurs flèches. Skuff
rapporte non seulement des saumons mais aussi des truites de
mer. C'est un festin qui se prépare pour ce soir-là et jamais les
compagnons n'ont manifesté une telle ardeur.

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Le taureau, la génisse et les chèvres paraissent trouver
l'herbe du lieu à leur goût. Il faudra songer à une réserve de
foin pour cet hiver, si nous restons ici.
La maison est achevée. De larges plaques d'écorce
couvrent le toit. L'abondance du bois permet de construire un
sauna, où l'on pourra prendre des bains de vapeur. La
proximité du lac permettra de se jeter dans son eau froide en
sortant du sauna. La glace fait défaut pour la conservation des
aliments, de la viande en particulier. Rajnar remédie à cela en
bâtissant un fumoir où les quartiers de gibier seront fumés. Les
compagnons ont trouvé un nom pour l'établissement :
Leifbudir. Le soir, nous nous regroupons devant l'âtre et
nous racontons les anciennes histoires de notre race. Une
palissade de troncs entoure notre installation. C'est une
précaution nécessaire. Aucun indigène ne s'est manifesté
jusqu'à présent. Mais mieux vaut prévoir... Un soir,
j'accompagne Simon, l'esclave que mon père a affranchi, et

90
nous nous promenons dans l'enclos, d'abord, puis, à l'extérieur.
Il évoque son pays d'origine, la Frise, dans la Flandre du Nord.
— Croyez-vous, seigneur Leif, que je le reverrai un jour?
— Pourquoi ? Tu ne te plais pas ici, avec nous ? Un
étrange sifflement, accompagné d'un choc vibrant, l'empêche
de me répondre. En même temps, le mouvement précipité
d'une ombre, à l'orée de la forêt, nous met en alerte. Il ne nous
faut pas longtemps pour trouver une flèche fichée dans un
tronc de la palissade. On vient de nous viser et il est certain
que la flèche est passée à quelques pouces de nos têtes ! Nous
rentrons en courant à la maison où des rires insouciants reten-
tissent. Notre arrivée provoque un silence étonné.
A la faible lueur de l'âtre, j'examine la flèche. Son
empennage ne ressemble pas à celui que nous utilisons. Quatre
plumes au lieu de trois.
— On vient de lancer cette flèche contre nous, dis-je.
D'un seul mouvement, les hommes se précipitent sur
leurs haches et décrochent leur bouclier rond.
— Arrêtez! Inutile de se précipiter! Ne nous exposons
pas à un ennemi dont nous ignorons le nombre et la force !
Retranchons-nous pour la nuit dans la maison. Demain, nous
aviserons! Plaise à Dieu que nous retrouvions notre drakkar
intact !
Ces paroles jettent la consternation parmi mes
compagnons. Privés de notre bâtiment, nous serions
prisonniers de la terre nouvelle, sans espoir de revoir un jour
le Groenland. Rajnar le chasseur, qui parle peu d'habitude,
propose:
— Nous n'avons qu'à diviser notre troupe en deux. Un
groupe gardera la maison, l'autre ira protéger le bateau !
Je vois bien que les autres sont de son avis. Pour eux,
comme pour moi d'ailleurs, l'inaction est la pire des choses.
Proposant le combat, Rajnar pourrait devenir leur chef!

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— Rajnar, tu es plus habile à tuer le daim et l'élan qu'à
conduire en guerre ! Si je t'écoutais, sais-tu ce qui arriverait?
J'ai parlé d'une voix ferme, mais sans colère. Il est
important que je prouve que je sais garder mon sang-froid en
toutes circonstances ! Je suis soulagé de constater que les
autres m'écoutent.
— Suivons le conseil de Rajnar. Partageons-nous en deux
troupes affaiblies, et je gage que ceux qui sortiront de cette
enceinte ne feront pas vingt pas sans tomber sous les flèches
d'ennemis invisibles, certainement les habitants de ce pays et
qui le connaissent beaucoup mieux que nous !
Je sais ce que je fais en parlant d'ennemi invisible! Mes
compagnons sont des hommes courageux. Combattre à visage
découvert leur convient, à condition que l'ennemi soit à portée
de leurs haches ou de leurs épées. Un ennemi invisible tient
pour eux de la magie !
— Puis, la moitié des hommes sur le terrain,
qu'adviendra-t-il de l'autre, de celle qui resterait ici?
Un profond silence accueille ma question. Je les regarde
tous bien en face. Les regards se baissent.
— Pris au piège, sans grande réserve de nourriture et sans
espoir de secours extérieur. Alors ? Rajnar ne veut pas
s'avouer aussi facilement vaincu.
— Pris au piège, pris au piège. Ne le sommes-nous pas
déjà, peut-être?
— Tu as raison, Rajnar. Mais demain, en plein jour, ce
qui double nos chances, la moitié d'entre nous pourra tenter
une sortie, appuyée par l'autre moitié. Un murmure de
soulagement s'élève dans les rangs des guerriers. Je sais que
j'ai gagné.
— Nous allons doubler les sentinelles, mais il faut que les
autres dorment. Nous aurons peut-être besoin de toutes nos

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forces, demain matin. Gardez vos armes près de vous, mais
dormez !
Rajnar lui-même semble avoir oublié sa proposition.
Tous les visages sont détendus. J'affecte de l'être et pourtant je
sais que désormais il va falloir compter avec les tireurs de
flèches, quels qu'ils soient. Je n'en éprouve certes aucune
crainte, mais c'est un grave problème !
La nuit s'est écoulée sans incident. Le clair de lune a
permis aux sentinelles de surveiller facilement la clairière que
nous avons ouverte dans la forêt en coupant les arbres pour
nos constructions. A la lisière du bois, aucun mouvement
suspect n'a été décelé. Sans la flèche, nous poumons croire que
nous avons rêvé !
— Commençons par manger! Nous ne savons pas ce que
nous allons rencontrer dehors. Faisons comme si cette journée
devait être consacrée au plus dur combat de notre vie !
Le repas s'achève. Tous s'équipent.
— Quelle que soit la situation que nous allons rencontrer,
nous devons nous efforcer de mettre notre navire à l'abri. Ici, à
l'intérieur de l'enceinte. De toute façon, nous aurions dû le tirer
à terre afin d'éviter qu'il soit pris dans les glaces qui pourraient
le briser. Si nous ne rencontrons pas d'ennemi, ce sera facile.
Les troncs de pin ne manquent pas pour faire des rouleaux!
Une partie des hommes se tient à la palissade, arc en
main, de façon à protéger la sortie de ceux que je conduis.
Aucune réaction. Nous pénétrons dans le bois. Il est désert.
Nous poursuivons un peu plus loin. Aucune trace d'être
humain. Nous revenons vers la maison. Je désigne cinq
hommes pour garder l'enceinte et je pars avec le reste vers le
lac. Le drakkar est intact ! Sans attendre, je fais abattre et
ébrancher des troncs de pin. Le bateau est haie sur la rive et
roulé jusqu'à l'entrée de notre fortin. Il faut agrandir l'entrée
pour lui livrer passage. Lorsqu'il est à l'abri, je fais construire

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une palissade en demi-cercle devant la porte et fabriquer une
fermeture solide. Le soir tombe quand nous en avons terminé.
— Une rude journée ! Mais cette fois, nous sommes
vraiment à l'abri de toute surprise !
Le repas du soir est morne. Plus d'un regrette la bataille
qui n'a pas eu lieu. Je fais prendre les mêmes dispositions que
la veille. Nous verrons bien !
Le lendemain matin, la nuit ayant été tranquille, je réunis
les hommes en conseil.
— Nous devons éclaircir le mystère de la flèche et
retrouver celui qui l'a tirée, vous êtes d'accord?
Ils acquiescent d'un grognement.
— Nous ne pouvons pas nous exposer ensemble. Une
grande troupe est trop visible. Je propose que cinq d'entre nous
partent en éclaireurs. Mais qu'ils ne s'éloignent pas trop de
manière à être de retour ici le soir même ! Nous verrons par la
suite ce qu'il convient de faire.
J'attends que quelqu'un propose une autre solution. Mais
Rajnar déclare aussitôt:
— J'en suis, moi !
— Moi aussi, dis-je.
Ils sont tous volontaires. Il ne reste plus qu'à tirer au sort
pour désigner les trois autres. Après un déjeuner plus copieux
encore que d'habitude, le groupe quitte l'enceinte. Nous nous
enfonçons dans la forêt, sans trop savoir où diriger nos pas.
J'ai placé les hommes en lignes, bien séparés les uns des
autres, en restant à vue. A plusieurs reprises, un bruit suspect
nous alerte. Mais, à chaque fois, il ne s'agit que d'un animal
surpris, qui décampe. Un petit ruisseau nous arrête un instant.
Nous aurons les pieds trempés, mais tant pis. L'avance se
poursuit. Je me demande si nous finirons jamais par découvrir
quelqu'un ?

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Au milieu de la journée, nous sommes toujours
bredouilles. Je donne l'ordre de faire demi-tour et de rejoindre
la maison.
— Nous aurons plus de chance demain ! Malgré cet
espoir, je vois bien que les hommes n'apprécient pas de jouer à
cache-cache avec un ennemi introuvable.

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Chapitre IX

La recherche des indigènes se poursuit, chaque jour, avec


des équipes différentes. Avec Rajnar, le stockage du gibier
fumé s'accélère. Si les indigènes nous surprenaient, il faudrait
être capable de soutenir un siège un peu prolongé.
Un jour, Tyrker, le vieux Saxon, part avec quatre
compagnons pour la patrouille quotidienne. La veille, l'équipe
a rapporté, découpé en quartiers, le corps d'un taureau
sauvage, un taureau bossu. Le soir, l'équipe revient à quatre
seulement. Les arrivants sont consternés : le vieux Tyrker a
disparu ! La colère me gagne. J'aime beaucoup Tyrker, qui a
été mon père nourricier, en Islande.
-Ah ça, êtes-vous devenus fous? Comment avez-vous pu
ne pas remarquer l'absence d'un des vôtres? Qui sait s'il n'a pas
été enlevé par une troupe d'indigènes que vous n'avez même
pas vue ?
Sans perdre de temps, je désigne une dizaine d'hommes,
restés au camp ce jour-là, et je prends comme éclaireur l'un de
ceux qui viennent de rentrer bredouilles pour nous indiquer
quelle direction ils ont suivie. Je crains que ce ne soit inutile.
Si ce sont des hommes qui ont tendu un traquenard, ils doivent
être loin maintenant. Pourtant, je ne peux me résoudre à ne
rien tenter. Nous progressons dans la forêt, sans trop de
précautions. Nous n'allons pas bien loin. A quelques portées
de flèches du camp, l'homme de tête s'arrête brusquement.
Devant nous, du moins c'est ce que je pense, un homme
chante à pleins poumons ! La distance ne permet pas de
comprendre ses paroles, jusqu'au moment où je reconnais
nettement la voix de Tyrker! Nous repartons, dans la direction
d'où vient le chant. Je fais

97
prendre un dispositif de combat. Qui sait si Tyrker,
prisonnier des indigènes, ne chante pas pour nous prévenir du
danger ?
Mais bientôt, nous le voyons s'avancer vers nous, les
yeux pétillant de joie. Je ne comprends pas ce qui arrive à mon
brave Tyrker. D'ordinaire, c'est un homme calme, renfermé
même, qui ne parle qu'à bon escient. Et, surtout, que je n'ai
jamais entendu chanter !
— Il a dû lui arriver un accident, dis-je. Thorall m'a
entendu. Il désigne du doigt le vieux Saxon en disant:
— Tyrker est devenu fou, c'est visible ! Il aura eu peur de
se voir perdu dans les bois !
Un murmure parcourt l'assistance. C'est là un langage
indigne d'un guerrier à l'égard d'un autre guerrier ! Il eût été
normal à l'adresse d'un ennemi défié, mais non d'un
compagnon d'arme. Cette indignation fait taire Thorall. Tyrker
pourtant finit par donner des explications.
— Je n'ai pas été plus loin que les autres, du moins pas
beaucoup plus loin !
Il laisse la phrase en suspens pour faire languir un peu
l'assistance.
— Je n'ai pas été beaucoup plus loin mais j'ai découvert
un trésor !
Je ne peux m'empêcher de sourire devant le visage plissé
de malice de mon père nourricier et la lueur d'intérêt que le
mot trésor vient d'allumer dans les yeux des compagnons.
— Un trésor, mes agneaux! Des vignes et du raisin !
— Des vignes et du raisin ?
— Oui, des vignes et du bon raisin, dont j'ai mangé tout
mon soûl. Et je m'y connais ! Je suis né au bord du Rhin, dans
un pays où la vigne et le raisin ne manquent pas. Et je vous dis
que j'ai découvert de la vigne et du raisin !

98
La nuit tombe. Il n'est plus question d'aller s'assurer de la
véracité des dires de Tyrker. Mais j'entends bien, dès le
lendemain, aller vérifier moi-même. Ce raisin, s'il existe
vraiment, sera un appoint précieux pour le ravitaillement cet
hiver. En le faisant sécher, je pourrai en rapporter une
cargaison au Groenland au printemps prochain, lorsque je
quitterai ce pays.
Une idée me vient.
— Puisque ce pays produit de la vigne et du raisin, je
l'appellerai le Vinland! Qu'il en soit ainsi désormais !
Les compagnons poussent une acclamation d'enthou-
siasme en répétant à l'envi le nom du nouveau territoire:
— Vinland ! Vinland !
Le retour au camp, ce soir-là, est particulièrement joyeux.
Nous en avons oublié le présence possible des indigènes !

Les jours suivants, nous ne faisons rien d'autre que de


récolter du raisin. Il est en si grande quantité que je suis obligé
de faire construire une réserve spéciale pour les grappes! Et
puis, un peu plus loin, Tyrker découvre du blé sauvage mûr à

99
point. Sa récolte prend encore plus d'une semaine. Nous ne
manquerons pas de nourriture, cet hiver !
La douceur du climat me convient. D'autant qu'il ne sera
pas nécessaire, sans doute, d'engranger du foin pour les bêtes.
Elles pourront paître librement autour de l'enclos. Tout au plus
sont-elles rentrées le soir, par crainte de quelque bête féroce
dont pourtant le Vinland paraît exempt.
Un matin... alerte! Au sortir du sauna, Rajnar nous
prévient. Sur le lac, il vient d'apercevoir toute une flottille de
canots qui s'avancent dans notre direction au rythme des
pagaies. Je me félicite de ce que la patrouille quotidienne ne
soit pas encore partie ! Tout le monde s'équipe en hâte :
broigne, casque et hache de guerre. Quelques archers aussi,
pour faire bonne mesure. Ainsi parés, nous sortons de l'enclos,
de manière à montrer à ces étrangers, à ces skraelings que
nous n'avons pas peur. Comme obéissant à un signal, les
arrivants lèvent ensemble leur pagaies et les agitent.
— A votre avis, que veulent dire ces signaux? Thorall, le
plus proche de moi, répond aussitôt :
— Ruse de guerre ! Je suis d'avis de charger tout de suite
ces hommes dès leur débarquement, sans leur laisser le temps
de se déployer. Et afin que nul ne s'échappe pour aller raconter
aux autres leur triste histoire, je propose que quelques-uns
d'entre nous aillent percer leurs canots !
Je vois bien qu'une fois encore la brutalité de Thorall fait
impression sur certains. Mon problème, c'est que je n'ai pas le
droit de me tromper. Si Thorall a raison et si nous n'attaquons
pas, c'en est fait de nous. Les autres sont nombreux. La
bataille sera rude mais nous finirons par succomber sous le
nombre ! Et pourtant, je pense que ces signaux sont amicaux.
Je n'aperçois aucune arme chez les arrivants.

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Bientôt, les canots accostent, ils sont tirés sur la plage et
retournés. Ce sont des canots tendus de peau. Leurs occupants
se groupent et s'arrêtent à distance respectueuse. Ils ne
manifestent aucun signe de crainte et pas davantage d'intention
belliqueuse. Ils nous contemplent avec la même curiosité que
la nôtre à leur égard.
Ils sont plus petits que nous. Leur peau est très foncée,
leurs cheveux noirs, tressés, luisent comme s'ils étaient enduits
de graisse ou d'huile. Ils portent des braies de peau et certains
ont des plumes piquées dans leur chevelure.
Nous restons face à face un instant puis, ensemble, ils se
précipitent vers leurs canots !
Je regarde mes hommes. Ils réagissent mal. Un
grondement sourd s'élève de la ligne. Les haches et les épées
s'agitent.
Tout aussitôt les skraelings reviennent vers nous, portant
des ballots de fourrures ! Ils les posent devant eux. Un grand
gaillard, qui me paraît être le chef, s'avance vers moi la main
sur le cœur. J'en fais autant. Sans un mot, sans un sourire,
l'indigène tend la main, désigne ma hache et mon épée puis les
ballots de fourrures.
Ce langage est clair : des armes contre les fourrures. Pas
d'hésitation. Nous ne sommes pas assez nombreux pour
abandonner la seule supériorité que nous ayons sur eux: nos
armes! Je ne peux pas non plus refuser ouvertement sans
risquer de fâcher ces hommes. Ils reviendraient sans doute
plus nombreux. Contre toute une tribu, notre courage serait
inutile. Je me donne le temps de réfléchir en retournant vers
les compagnons. Et l'idée me vient.
— Snorri, va chercher le ballot d'étoffe rouge !

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Tant pis pour les couvertures que j'ai emportées au cas où
les fourrures auraient manqué dans le nouveau pays. J'en
déploie une, devant les indigènes. D'abord étonnés, ceux-ci ne
tardent pas à manifester leur joie. Le chef fait un signe et un
ballot de fourrures est apporté à mes pieds. Je les palpe. Elles
sont douces au toucher, souples, et dégagent une odeur
aromatique de fumée. Nous n'aurons aucune peine à les vendre
un bon prix.

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Le chef me fait comprendre par signes qu'il désire une
bande d'étoffe de la largeur d'une main. Je la découpe aussitôt
et la lui tend. Il me donne en échange une peau de renard. Il
noue aussitôt la bande autour de sa tête. Ses compagnons
agissent de même. Bientôt, je suis obligé de réduire la largeur
de la bande qui continue à valoir une peau. Les indigènes
repartent comme ils sont venus. Le lac se trouve ponctué de
minuscules points rouges qui forment un spectacle très
plaisant.
La visite des skraelings nous a procuré un stock de peaux
magnifiques, adroitement préparées et fumées. Et cela pour le
prix dérisoire de quelques couvertures de laine rouge. J'ai
supprimé les patrouilles. La présence des indigènes n'est plus
un mystère. Inutile d'exciter leur méfiance en nous approchant
de leurs villages.
Deux jours plus tard, un autre groupe, moins important
que le précédent, arrive de la même façon, en canots, par le
lac. Eux aussi apportent des fourrures.
Malheureusement, je n'ai plus qu'une seule couverture
rouge, si bien que je ne réussis pas à satisfaire tout le monde.
Je leur propose d'autres pièces d'étoffe, en vain ! Seule la
rouge les intéresse. Une discussion animée, une véritable
dispute, dans une langue que je ne comprends pas, menace de
dégénérer en bagarre. Tout en criant, ils gesticulent, agitent les
quelques lambeaux d'étoffe rouge en leur possession.
C'est alors que se produit une scène inattendue. Harald, le
taureau, qui se promenait à son habitude hors de l'enceinte,
intéressé peut-être par le tumulte, lève la tête et mugit. Les
indigènes, brusquement silendeux, manifestent aussitôt les
signes de la plus vive frayeur. Ils tournent les talons et, sans
s'intéresser davantage à leurs ballots de fourrures, s'enfuient à
toutes jambes. Excité sans doute par les morceaux d'étoffe
qu'il voit danser devant lui au rythme de la course, le taureau

104
charge. Impossible de ne pas éclater de rire au spectacle de
cette panique. Certains de nos visiteurs se jettent à l'eau pour
échapper aux cornes de la bête !
— Thorall, Rajnar, attrapez-moi cet animal et ramenez-le
dans l'enclos. Je vais essayer de rassurer les autres !
Mais j'ai beau faire des signes pour les inviter à revenir,
leurs canots fendent l'eau à une vitesse folle et disparaissent
rapidement.
— Qu'allons-nous faire des peaux, seigneur Leif ?
demande Snorri.
— Je suppose que leurs propriétaires ne sont pas près de
revenir. Le mieux est de les partager, comme nous l'avons fait
pour les autres.
Le soir, devant l'âtre, on rit encore de la peur de nos
visiteurs.
— Ces gens-là ne sont pas des hommes ! affirme Thorall.
Ils courent plus vite que les lièvres !
— Peut-être, Thorall, peut-être, mais je crains qu'ils
n'aient pris la charge du taureau pour un geste hostile de notre
part. J'espère seulement que nous n'aurons pas à nous en
repentir sous peu !
Thorall ne répond pas. Je sais ce qu'il pense. Qu'importé
le danger, pourvu qu'on se batte ! Eric, mon père, raisonnerait
sans doute de la même manière. Mais je tiens à ramener mon
équipage intact au Groenland... si nous y retournons un jour !

Mon espoir s'est réalisé. L'hiver s'est passé sans incident.


Les skraelings n'ont pas reparu. Les sentinelles que j'ai placées
toutes les nuits n'ont repéré aucun mouvement suspect. Jamais.
Le climat est si doux que le taureau et la génisse n'ont pas
manqué d'herbe. J'ai bien fait de ne pas me préoccuper
d'emmagasiner du foin pour eux.
Le printemps est revenu.

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Malgré la beauté du pays, malgré les facilités qu'il offre
pour y vivre, je sens bien que mes compagnons souffrent de
nostalgie. Le mal du pays ! Ma proposition de calfater le
bateau et de le remettre à l'eau est bien accueillie.
Pendant toute une semaine, l'huile de poisson et la
cordelette de poil de chèvre rendent à la coque son étanchéité.
Puis le drakkar est roulé jusqu'au lac grâce aux troncs de pin.
Le chargement demande une journée de plus, Nous
abandonnons le taureau et la génisse pour pouvoir emporter du
bois. Ce sera aussi une petite compensation offerte aux
skraelings pour les peaux abandonnées par eux... s'ils
reviennent et s'ils n'ont plus peur d'Harald !

La Providence était avec nous. Les vents favorables n'ont


pas faibli une seule journée. Nous n'avons rencontré aucun
iceberg. La brume n'a jamais caché le soleil.

Le Groenland est en vue. Je souris en imaginant


l'impatience et la curiosité de mon père. Il a dû ronger son
frein, pendant cet hiver... Je ne serais pas du tout étonné s'il
décidait d'aller à son tour explorer lui-même le Vinland. Car
Eric le Rouge est un vrai Viking...

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AU REGARD DE L'HISTOIRE

Navigateurs audacieux,
voyageurs infatigables,
Eric et Leif sont les héros
d'un peuple qui bouleversa
deux siècles d'histoire de l'Europe :
les Vikings.

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Les ancêtres
d'Eric le Rouge

Eric le Rouge est le descendant d'une longue lignée d'aventuriers


des mers : les Vikings. Venus du Nord, de terres rudes et froides, ces
hommes vont, du VIIIe au XIe siècle, s'abattre sur le monde occidental,
semant l'épouvante et la désolation, mais aussi repoussant les
frontières des terres connues. Dans la grande épopée viking, il n'est
pas toujours aisé de démêler légendes et réalité, et bien des zones
d'ombre subsistent. A commencer par le sens même du nom de viking.
Pour certains, viking dériverait de l'anglais sea king, et signifierait «roi
de la mer». Plus vraisemblable est l'étymologie nordique : en vieux
norrois, vik veut dire baie, vikingr serait donc le «pirate qui hante les baies». Non
contestée est l'appartenance des Vikings au peuple Scandinave. Si les Danois, les Suédois et
les Norvégiens qui composent ce peuple ne constituent pas véritablement une unité politique,
du moins ont-ils en commun une histoire, une culture et une langue.

Tête de guerrier viking en corne d'élan du XIIe siècle, en provenance


de Sigtuna, en Suède.

Peut-être cette absence d'organisation solide explique-t-elle les


premiers raids, opérations isolées, lancées par des petites chefs
régionaux, des pillards n'agissant que pour leur propre compte ? C'est
tout à la fin du VIIIe siècle, près de deux cents ans avant qu'Eric ne
cingle vers le Groenland, que se produit le premier choc. En juin 793,
les Vikings lancent une première expédition sur la côte est de

108
l'Angleterre, à Lindisfarne. Avant l'an 800, l'Irlande et la France
subissent à leur tour les assauts Scandinaves. Ce ne sont là que brèves
incursions, attaques sporadiques. Mais, au fil des ans, l'expansion
viking prend une formidable ampleur. Les Scandinaves sillonnent
toutes les mers qui baignent l'Europe. Pendant trois siècles, leurs
navires voguent vers l'inconnu, touchent les côtes, s'enfoncent dans les
terres par fleuves et rivières de Terre-Neuve à l'Andalousie, de
l'Irlande à Kiev, de la Baltique à la Sicile.

Quand ils ne s'en vont pas piller au loin, les Vikings savent être habiles
commerçants. En Suède, la ville de Birka fut au cœur des activités
commerciales du Xe siècle. Là s'échangeaient contre les fourrures suédoises
les soies et les brocarts byzantins.

Des prédateurs insatiables

Pourquoi ce déferlement? Au IXe siècle, le climat de la


Scandinavie s'adoucissant, la population s'accroît considérablement. A
l'étroit sur leur territoire, les Vikings doivent alors chercher ailleurs un
complément de subsistance. De plus, la coutume du bannissement
comme celle qui veut que les cadets de famille s'en aillent chercher

109
fortune ailleurs contraignent nombre d'entre eux à quitter la terre
natale.
Avides d'aventures et de combats, les Vikings le sont aussi de
richesses. Prestige des armes et accumulation de butins vont les
pousser dans une quête insatiable. Dans un premier temps, il s'agit
moins d'occuper les territoires que de faire fortune, avant de s'en
retourner au pays. C'est l'époque des razzias. Lui succède celle du
tribut : si le précieux métal fait défaut, esclaves, bétail ou impôt en
tiendront lieu. Redoutable engrenage que celui du tribut ! Monnayer
avec eux leur départ a bien souvent pour effet pervers d'inciter les
Vikings à revenir sur les lieux de leurs ravages, pour exiger une
nouvelle rançon. Ainsi leurs visites se font-elles de plus en plus
fréquentes, et leurs séjours de plus en plus longs. S'inscrivant dans la
même stratégie, la prise d'otages produit les mêmes effets : plutôt que
d'emmener des esclaves qu'on revend à bas prix sur les marchés
nordiques, mieux vaut enlever et garder sur place un personnage
important, que ses proches rachètent au prix fort. C'est le cas de Louis,
abbé de Saint-Denis et petit-fils de Charlemagne, que les Vikings
capturent puis libèrent contre une forte somme en 848. Seize ans
auparavant, la même abbaye leur avait déjà racheté 68 prisonniers...
Puis, les décennies passant, renonçant à l'appel de la mer, les pirates,
peu à peu, font souche dans les pays conquis. A partir du X e siècle,
nombre de ces marins se font propriétaires fonciers, se convertissant
bientôt au christianisme et oubliant leur Nord natal.

La société viking se divise en trois classes: les esclaves, les hommes


libres et les chefs, ces derniers étant élus par une assemblée d'hommes
libres, le Thing. Le Thing prend toute décision concernant la vie collective, il
édicté les lois et rend la justice. Selon leur gravité, les affaires sont portées
devant le Thing local, le Thing régional ou J'Althing, rassemblée nationale,
qui se réunit une fois l'an.

Navigateurs et guerriers

Les Vikings n'étaient pourtant ni plus nombreux ni mieux armés


que leurs adversaires. Mais ils possédaient, outre leur légendaire
bravoure, un inestimable atout : leurs bateaux. Moyen de transport en

110
même temps que camp mobile, le drakkar est l'instrument de la
suprématie viking. Légères, maniables, ces grandes barques
permettent des attaques foudroyantes, qui jettent l'effroi parmi les
ruraux que sont alors les Occidentaux chrétiens. Le dragon qui orne la
proue ne fait qu'ajouter à l'affolement, et quand les Vikings
débarquent, ils ne rencontrent le plus souvent que des populations
terrorisées, fuyant comme devant le diable. De fait, les attaquants, qui
semblent surgir des eaux, jouent avec une habileté proprement
diabolique de l'effet de panique que déclenchent leurs raids. La
rumeur d'épouvanté enfle, gagne l'intérieur des terres. Les drakkars,
grâce à leur faible tirant d'eau, peuvent non seulement accoster
n'importe où, mais aussi remonter les fleuves. Rien ne semble pouvoir
arrêter les conquérants.

Très soucieux de leur apparence, les Vikings sont grands amateurs de


bijoux. Homme ou femme, ils arborent volontiers colliers, broches, épingles,
fibules et ornements en tous genres, tels ces pendentifs d'argent trouvés à
Klinta, en Suède.

Quand ils ont pillé les villes côtières, mis les ports à feu et à
sang, ils s'en prennent aux villages de l'intérieur, et se révèlent aussi

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bons cavaliers que marins. Sur terre, ils font du feu un de leurs alliés
privilégiés, allumant sans compter des incendies qui ont tôt fait de
balayer les moindres velléités de résistance.

« Ainsi se réalise à peu près la menace que le Seigneur a proférée par


la bouche de son prophète: Un fléau venu du Nord se répandra sur tous les
habitants de la terre. Ermentaire, moine de Saint-Philibert de Noirmoutier,
IXe siècle.

Cette tête de dragon ornait la proue du navire Osefoerg, trouvé en 1904 à


Slagen, en Norvège. Construit au début du IXe siède, il mesurait plus de vingt
mètres de long et abritait les restes de deux femmes, ainsi qu'une grande
quantité d'objets précieux. Il s'agit en fait du tombeau de la reine Asa, grand-
mère du roi norvégien Harald Haarfager.

Pillards de lieux sacrés


Abbayes et monastères sont une des cibles d'élection des
Vikings. Certains y ont vu l'assouvissement d'une vengeance :
Charlemagne ayant humilié et décimé, au nom du Christ, les Saxons,
cousins des Scandinaves, ceux-ci n'auraient eu de cesse que de rendre
la monnaie de leur pièce aux féroces chevaliers à la croix. Il est plus
probable que, là encore, l'appât de l'or a constitué la principale

112
motivation de l'envahisseur: églises et couvents recèlent souvent de
riches trésors, qui ne peuvent qu'exciter la convoitise. En outre, les
religieux sont les derniers à tenter de s'opposer aux pillards et trouvent
bien souvent dans la fuite leur seul recours.
C'est ainsi qu'à partir de 819, les moines de Saint-Philibert de
Noirmoutier évacuent en lieu sûr trésors et reliques du monastère
chaque année au début du printemps, période propice aux incursions.
Pour tempérer la réputation de païens déchaînés, d'incendiaires
d'églises faite aux Vikings, il faut se souvenir que les récits que nous
avons de ces saccages proviennent de ceux-là mêmes qui en furent les
victimes : les moines. Sans doute, et c'est bien naturel, ont-ils quelque
peu exagéré les violences subies. Ces chroniqueurs, d'ailleurs, tout en
soulignant la cruauté des prédateurs, ne manquent pas de noter que les
Vikings, précautionneux, faisaient souvent en sorte de ne point trop
offenser les dieux chrétiens, préférant se les concilier par des
offrandes, plutôt que de risquer d'encourir leur colère.

Dans le panthéon des dieux vikings, Odin occupe la première place.


Dieu de la guerre et du savoir, il chevauche le monde sur un coursier à huit
jambes, accompagné de deux corbeaux: Hugin, la pensée, et Ménin, la
mémoire. Viennent ensuite Thor, le dieu du tonnerre, dont le rire ébranle
l'univers, et Freyr, dieu de la fertilité.

Du nord au sud et de l'est à l'ouest


On a pris l'habitude de considérer que les trois nations
Scandinaves se sont, en quelque sorte, partagé le monde. On admet
généralement que les Suédois ont pris la route de l'Orient, tandis que
Danois et Norvégiens faisaient voile à l'ouest. Dans la réalité, les
choses sont moins nettes. Sous la bannière d'un même chef combattent
souvent des troupes de nationalités différentes. Danois et Norvégiens
ont commencé par fonder des colonies dans les îles de Shetland, des
Hébrides, des Orcades et au nord de l'Ecosse. De là, ils ont poussé
vers l'île de Man, et surtout vers l'Irlande, qu'ils ont conquise, jetant
les bases des principales villes d'aujourd'hui. Le golfe de Gascogne, la
Galice, le Portugal, puis l'Andalousie et le Rif n'échappèrent pas à
leurs razzias.

113
Parallèlement, d'autres Norvégiens, à la recherche de nouveaux
territoires, s'établirent dans les îles Féroé et en Islande. Les Danois,
eux, concentrèrent leurs efforts sur l'Angleterre et le nord de l'empire
carolingien. Ils agirent moins en pirates effectuant des raids qu'en
véritable armée organisée. Rouen, Chartres et Tours furent assaillies,
Paris assiégé pendant un an. Repoussés par le comte Eudes, ils
s'installèrent autour de Rouen, finissant par créer un nouvel Etat, cédé
par le roi de France, le duché de Normandie, la terre des «hommes du
nord». En Angleterre, le royaume d'York (qui prendra le nom de
Danelaw, pays de la loi danoise) domine le sud-est du pays pendant un
demi-siècle. Quant aux Suédois, trafiquants et marchands autant que
guerriers, ils s'engagent vers la Finlande, et, de là, exploitent le
formidable réseau fluvial russe, remontent jusqu'à la mer Caspienne et
à la mer Noire. Sans véritablement fonder de colonies, ils prennent
pied à travers tout le monde slave, au point que c'est un Suédois,
Rurik, qui est à l'origine de la principale dynastie russe du Moyen
Age. Ce «premier âge» viking, qui court jusqu'à l'an 930, bouleverse
en profondeur les structures politiques de l'Occident. Il est suivi d'une
accalmie d'une cinquantaine d'années, pendant laquelle les
implantations Scandinaves de l'Atlantique se consolident, en Islande
en particulier, avec une arrivée massive d'émigrants norvégiens. La
seconde partie de l'ère viking voit la conquête de l'Angleterre par les
Danois, achevée en 1016, et qui fait de Knut le Grand le roi
d'Angleterre en même temps que du Danemark. Knut se retrouve à la
tête d'un immense empire maritime, que ses fils laissent péricliter à sa
mort, en 1035. Le coup de grâce est porté en 1066 par Guillaume le
Conquérant, duc de Normandie, qui chasse les Danois et à son tour
conquiert l'Angleterre. Il marque ainsi d'un double sceau la présence
Scandinave dans les îles Britanniques.

Ne dédaignant aucun des plaisirs de la vie, les Vikings ne ratent jamais


une occasion de se divertir. Course à pied, patinage, natation, course de
chevaux, tir à l'arc, lutte au corps à corps, domptage de taureaux sauvages
donnent lieu à des compétitions acharnées, à des paris effrénés. Plus calmes,
les jeux de dés, de dames et, surtout, d'échecs occupent les longues soirées
d'hiver.

114
A la découverte de terres inconnues
L'autre grande aventure viking de cette seconde période tient aux
exploits d'Eric le Rouge (vers 940 - vers 1010) et de son fils Leif :
c'est la découverte du Groenland, la «Terre verte», puis du Vinland.
Vers l'an 1020, un autre chef viking, Karlsefni, marche sur les traces
de Leif, embarquant à son tour pour le «Pays des vignes». Bien décidé
à s'installer sur ces terres fertiles, il doit pourtant renoncer devant
l'hostilité des Skraelings (les «Hommes laids», les «Tordus»), et s'en
retourner au Groenland au bout de trois hivers. Historiens et
géographes se sont longtemps interrogés sur ce mystérieux «Vinland»,
ce pays verdoyant décrit par les sagas. Aujourd'hui, grâce aux travaux
des archéologues, le Vinland s'identifie avec l'île de Terre-Neuve. Et
les féroces Skraelings qui en ont chassé les Vikings ne sont autres que
des Amérindiens.

Les Vikings ont une écriture, les runes, qu'ils utilisent principalement à
des fins magiques et religieuses, sous forme d'inscriptions gravées dans la

115
pierre ou l'écorce. La littérature appartient, elle, à la tradition orale, que les
conteurs, les scaldes, transmettent de génération en génération. Eddas
(poèmes) et Sagas (récits) racontent les glorieuses aventures des ancêtres.

Ainsi, cinq siècles avant Christophe Colomb, les Vikings ont


abordé en Amérique ! On célèbre d'ailleurs chaque année aux Etats-
Unis, depuis 1964, le «Jour de Leif Erikson», en hommage à celui qui
est désormais considéré comme le véritable «découvreur» de
l'Amérique du Nord.

116
La mémoire occidentale n'a longtemps gardé des Vikings que l'image
d'abominables barbares sans foi ni loi. Ce qui a surtout frappé les
imaginations, c'est la soudaineté de leurs attaques qui semait la panique chez
les populations. (Illustration de Bombled extraite de Histoire de France de
Jules Michelet, 1900).

117
Au cours de leurs expéditions
guerrières, les Vikings avaient une
prédilection pour les églises et les
monastères, qu'ils dépouillaient
consciencieusement de leurs
richesses. Nombre d'objets religieux
ont ainsi été retrouvés dans les
établissements Scandinaves, comme
ce crucifix en argent du X e siècle,
en provenance de Birka, en Suède.

Une mystérieuse disparition


Les Vikings paraissaient aussi solidement, aussi définitivement
implantés au Groenland qu'ils l'étaient en Islande... Et pourtant, la
colonie semble s'être volatilisée : selon le rapport d'un prêtre, en 1348,
on a retrouvé un des établissements vikings déserté par ses habitants,
ruiné, hanté seulement par des moutons, des chèvres et des chevaux
retournés à l'état sauvage.
Cette mystérieuse disparition a suscité bien des hypothèses. La
plus vraisemblable s'appuie sur le refroidissement du climat qui se
produisit alors, entraînant le déplacement des phoques vers le sud. Les
Esquimaux, les ayant suivis, se seraient retrouvés sur le territoire des
Vikings, et de sanglants conflits auraient éclaté. Pourtant, si l'on en
croit le témoignage d'un explorateur islandais, la rencontre des deux

118
communautés, esquimaude et viking, se serait parfois faite de façon
moins belliqueuse : un explorateur affirme avoir rencontré, en 1908,
des Esquimaux blancs, de grande taille et aux yeux clairs. On sait que
la race esquimaude est plutôt petite, la peau jaune et les yeux bridés. Il
ne peut donc guère s'agir que de Vikings assimilés ou de métis des
deux peuples.
Autre hypothèse, celle d'Helge Ingstad, un archéologue
norvégien, selon laquelle les Vikings, affaiblis par un climat de plus
en plus rude, auraient émigré en Amérique vers 1350... Ce qui ferait
d'eux non seulement les découvreurs du Nouveau Monde, mais aussi
ses premiers colons. Sur ce point d'histoire, les controverses sont loin
d'être éteintes.

Epoque viking, Trésor d'Oseberg, Musée des bateaux vikings.

Le coursier des mers et le bœuf des flots


Seigneurs de la mer, les Vikings ont porté à sa perfection l'art de
la construction navale, et le drakkar a fini par devenir le symbole
même de leur grande aventure. Abondamment célébré par les poètes
Scandinaves, le navire est aussi la dernière demeure où l'on couche les

119
morts, afin qu'ils fassent voile vers l'au-delà. Conjuguant voile carrée
et rames, équipé d'un solide gouvernail, le drakkar est un long et fin
bâtiment, peu profond, remarquablement maniable. C'est le «coursier
des mers», le «ski des brisants», le «renne du champ des proues»,
noms que lui donnent poètes et scaldes. La symétrie parfaite de la
proue et de la poupe par rapport au mât central permet au navire de se
déplacer indifféremment en avant ou en arrière, ce qui constitue un
formidable avantage en cas de bataille
navale. Proue et poupe sont en outre reliées par un hauban qui passe
par le sommet du mât, transformant le drakkar en une sorte d'arc
immense et lui évitant de se briser par le milieu, s'il est soulevé par
une forte lame. Si le drakkar, appelé également «Snekkje», est le
bâtiment des expéditions guerrières, le knorr, ou esnèque, est plutôt un
navire marchand. Plus trapu, plus rond, le «bœuf des flots» est apte à
affronter la haute mer et peut emporter à son bord, outre une trentaine
d'hommes, du bétail, du foin et des provisions. Pendant les trois
siècles que dure l'ère viking, ce sont des milliers et des milliers de
snekkjes et d'esnèques qui sortiront des chantiers navals du Nord, pour
sillonner les océans et les fleuves du monde entier.

Au Groenland, à Terre-Neuve et en Scandinavie, existent nombre de


vestiges de l'épopée viking. Grâce à leur étude, l'Histoire rejoint à jamais la
légende...

Au Groenland
Brattahild (actuellement Kagssiarssuk)
A l'est et à l'ouest du Groenland, les restes de plusieurs
centaines d'habitations témoignent de la colonie viking qui s'y
installa sous l'impulsion d'Eric le Rouge. C'est à Brattahild, au
fond de l'Eriksfjord, que l'on a pu identifier l'établissement
dont parlent les sagas comportant des fermes, des tombes,
ainsi que l'église, édifiée par Thiodild, la femme d'Eric,
convertie au christianisme.

A Terre-Neuve
L'Anse-au-Meadow

120
La découverte, en 1961, de vestiges vikings à Terre-Neuve a
apporté la preuve que les descendants d'Eric le Rouge ont bien abordé
l'Amérique cinq siècles avant Christophe Colomb. Dans l'Anse-au-
Meadow, huit grands bâtiments aux murs de boue et des milliers
d'objets en bois ou en fer ont pu leur être attribués avec certitude.
Unique à ce jour, ce site viking d'Amérique pourrait appartenir au
fameux Vinland trouvé par Leif Eriksson, fils d'Eric le Rouge.
C'est en Norvège qu'on été trouvés, à partir de 1850, les premiers
bateaux funéraires des Vikings. Enterrés sous de grands tumulus, ils
abritaient de nombreux objets et les restes de personnages importants,
qu'ils avaient pour mission d'emmener sans encombre au royaume des
morts. Restaurés, ils sont actuellement conservés et exposés au Musée
des Bateaux vikings à Oslo. D'égale importance est la découverte, en
1957, de cinq bateaux coulés dans le chenal de Skuldelev, près de
Roskilde, au Danemark. Contrairement à leurs homologues
norvégiens, il s'agit là de bateaux d'usage courant, deux navires
marchands, deux navires de guerre et un bateau de pêche datés des
environs de l'an 1000. Un musée a été tout spécialement construit pour
les abriter, à Roskilde.

Des tombeaux vikings en forme de bateau ont été découverts dans


plusieurs régions de Scandinavie. A Lindholm Hôje, au nord du Danemark,
près de 150 vaisseaux de pierre sont ainsi regroupés, véritable flotte cinglant

121
vers le royaume des morts. On y a trouvé des pièces de monnaie arabes,
témoins du trafic commercial des Vikings avec de lointaines contrées.

Les déplacements vikings du VIIIe au Xe siècle.

L'Atlantique Nord, la Méditerranée, la Baltique, la mer Noire et la


Caspienne ont été parcourus par les navires vikings. Si les Suédois se
consacraient essentiellement au commerce, Danois et Norvégiens cherchaient
à conquérir de nouveaux territoires.

122
REPERES CHRONOLOGIQUES

793  Premières attaques vikings sur la côte est de l'Angleterre.

800 Charlemagne est couronné empereur d'Occident par le


pape Léon III.

Vers 815 Les Vikings norvégiens atteignent l'Islande.

835 Création du Danelaw en Angleterre, territoire sous


domination danoise, compris entre le nord du Yorkshire et la
Tamise.Incursions vikings en Frise, sur l'Escault, la Meuse, à
Noirmoutier.

839 A l'est, les Suédois atteignent la mer d'Avoz. A l'ouest, le


chef norvégien Thorgisl conquiert l'Irlande à la tête d'une puissante
armée et fonde la ville de Dyflinn, Dublin.

841-844 Les Vikings sont sur la Seine, longent les côtes


atlantiques jusqu'à l'Espagne.

843 L'empire franc de Charlemagne est divisé en trois


royaumes.

844 Le Suédois Rurik, maître de Novgorod, fonde le premier


État russe.

845 Siège de Paris.

123
850-891 Les attaques des Vikings en France sont incessantes.

864 Les Suédois attaquent Constantinople.

888 Eudes, comte de Paris, est élu roi de France. Vers 900
er
Harald I Haarfager unifie la Norvège.

907 Menacée par l'armée d'Oleg le Sage, prince des Rus,


Constantinople verse un important tribut et accepte un traité
proclamant l'amitié entre les Grecs et les Rus.

911 Par le traité de Saint-Clair-sur-Epte, le roi de France


Charles le Simple accorde au chef viking Rollon le duché de
Normandie.

966 Baptême d'Harald «à la dent bleue», roi danois.

982 Eric le Rouge s'établit au Groenland.

987 Hugues Capet devient roi de France.

988 Le christianisme se propage chez les Rus.

992 Leif Eriksson, fils d'Eric le Rouge, découvre le Vinland,


vraisemblablement Terre-Neuve.

1000-1028 Christianisation de l'Irlande et du royaume


norvégien.

1017 Knut le Grand, roi du Danemark, devient roi


d'Angleterre.

1053 Robert Guiscard, seigneur normand émigré en Italie, bat


les troupes pontificales à Civitella et fait prisonnier le pape Léon IX.

1066 Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, bat le roi


saxon Harold à Hastings et devient roi d'Angleterre.

124
1072 Comte d'Apulie, duc de Pouille, de Calabre et de Sicile,
Robert Guiscard chasse les Arabes de Sicile. Son neveu, Roger II,
devient le premier roi de Sicile.

Georges Bayard (1918-2004) né à Amiens le 20/0/1918 et décédé le 08/10/2004 est un


écrivain français, auteur de romans pour la jeunesse. Il mena cette activité parallèlement à sa
carrière d'enseignant de 1952 à 1988. On lui doit notamment la série des Michel, publiée à
partir de 1958 chez Hachette dans la collection Bibliothèque verte. S'y sont ajoutées, par la
suite, celles des César et des Cécile chez le même éditeur. Il a publié quelques romans sous
les pseudonymes de Georges Travelier et Jean-Pierre Decrest.

Issu d'une famille modeste, Georges Bayard passe son enfance dans
la Somme à Corbie. Il étudie ensuite à l'École Normale d'Instituteurs d'Amiens dont il sort
diplômé en 1937.Lors de la Seconde Guerre mondiale, il est mobilisé en 1939 comme officier
de réserve. Après l'armistice, il rejoint la Résistance et réintègre l'armée régulière en 1944.
Ses faits d'armes lui vaudront la Croix de guerre 1939-1945 et la Médaille de la Résistance.

Il quitte l'armée en 1952 avec un diplôme d'interprétariat anglais en poche, pour


exercer le métier d'enseignant auquel sa formation le destinait. Il est d'abord nommé dans le
Nord, puis à Antony (Hauts-de-Seine) où il accomplira le reste de sa carrière. Son épouse,
Louise Marandet, par ailleurs artiste-peintre, y enseigne également.

Il rencontre le monde de la littérature pour la jeunesse quand il se voit confier la


traduction de cinq aventures de Simon Black, héros créé par l'auteur australien Yvan Southall.
Il publie ensuite de sa plume de nombreux récits et contes pour des périodiques pour enfants
et adolescents tels que Benjamin, Le Journal de Tintin, Le Journal de Mickey, etc. Après deux
premiers romans historiques (La Chanson du cabestan et Amérique an mille), il publie en
1958 chez Hachette Michel mène l'enquête puis Michel et la falaise Mystérieuse. L'un et
l'autre séduisent rapidement le public adolescent et ouvrent la voie à une longue série de
succès.

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Georges Bayard prend sa retraite en 1988 et se retire à Soyans (Drôme) où il possède
une résidence secondaire depuis 1959.

Il fut notamment au collège des Rabats à Antony un excellent professeur de Français


qui donna le goût à bien des élèves de faire du théâtre. Il avait coutume d'enregistrer sur
cassette les élèves qui déclamaient du Molière entre autres.

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