Après La Conquête Coloniale (M'Hamed Oualdi)
Après La Conquête Coloniale (M'Hamed Oualdi)
Après La Conquête Coloniale (M'Hamed Oualdi)
M’hamed OUALDI
Recensé : Mary Dewhurst Lewis, Divided Rule. Sovereignty and Empire in French Tunisia,
1881-1938, Berkeley, University of California Press, 2014, 320 p.
Depuis ces dernières années, l’histoire des empires coloniaux est florissante1. Tout en
s’inscrivant dans ce courant, Divided Rule frappe par sa démarche. Mary D. Lewis ne limite
pas son analyse à un espace colonial, ni même aux relations entre un centre et une périphérie
impériale. Elle observe, plus largement, des connexions inter- et intra-impériales autour d’un
territoire précis : la Tunisie, transformée par la France entre 1881 et 1883 en protectorat,
c’est-à-dire en portion d’empire conservant une administration intérieure, mais déléguant la
gestion de sa police, de ses finances et de ses affaires extérieures à la puissance française.
Suivant des « géographies de pouvoir » (p. 5), Mary D. Lewis éclaire, pour une
période qui s’étend des années 1880 aux années 1930, des enjeux internationaux : les
compétitions européennes autour de la colonisation française de la Tunisie. Pour ce faire, elle
se fonde sur l’examen minutieux de luttes personnelles quotidiennes entre l’autorité coloniale
française et des citoyens, sujets et protégés britanniques, italiens, maghrébins et ouest-
africains. Elle parvient ainsi à démontrer comment, même en contexte impérial, la
souveraineté d’un État en apparence colonisé ne constitue pas toujours une « hypocrisie »2,
mais, au contraire, comment cette souveraineté est constamment disputée, voire divisée.
Hiérarchie française
Par la méthode qu’elle emprunte et ses conclusions, l’auteure se refuse à juger la
colonisation française en termes « absolus et moraux ». Mieux, elle entend compléter et
dépasser une des questions forgées par les tenants des postcolonial studies : celle de la
subversion de la colonisation par les colonisés. « Si la rencontre coloniale ouvre des espaces
pour la subversion, ainsi que le suggère Homi Bhabha, comment pouvons-nous expliquer la
persistance obstinée d’un pouvoir impérial ? » Dans cette perspective et à la suite de Lauren
Benton3, Mary D. Lewis explore les dialectiques qui amènent à réaménager un ordre
1
Pierre Singaravélou (dir.), Les Empires coloniaux (XIXe-XXe siècle), Paris, Seuil, “Points”, 2013. Voir aussi, sur
La Vie des Idées, http://www.laviedesidees.fr/Permanence-des-empires.html
2
Stephen Krasner, Sovereignty : Organized Hypocrisy, Princeton, Princeton University Press, 1999.
3
Lauren Benton, Law and Colonial Cultures : Legal Regimes in World History, 1400-1900, Cambridge,
Cambridge University Press, 2002.
colonial ; autrement dit, comment les contestations permanentes de cet ordre aboutissent à des
reformulations constantes d’une domination coloniale, de ses hiérarchies juridiques et
administratives.
Ces privilèges, qui avaient permis aux représentants français de s’ingérer dans les
affaires de la province ottomane de Tunis, puis de s’imposer face aux autres forces
impérialistes, deviennent dangereux une fois la prééminence coloniale assurée : ils peuvent
être brandis par quelques-uns des 11 200 Italiens et des 7 000 sujets britanniques (en majorité
d’origine maltaise) afin de contester l’autorité française. La colonisation ne s’arrête donc pas
à la conquête militaire, elle est conditionnée par des négociations quotidiennes avec des
puissances rivales. L’administration française vise dès lors à placer des résidents européens
sous une hiérarchie judiciaire française, instaurée en Tunisie à partir de 1883.
« Protégés » et « sujets »
Selon un second niveau de conflictualité, l’autorité coloniale doit faire face aux
réclamations et aux stratégies de résistance de deux types de sujets locaux : les protégés et les
sujets qui se disent français (ou de nationalité française). Les « protégés », de plus en plus
nombreux à partir des années 1830 dans le sultanat du Maroc, dans la province de Tunis et
dans l’ensemble de l’Empire ottoman, ont longtemps bénéficié – comme leur nom l’indique –
d’une protection diplomatique européenne. Enregistrés sur des listes consulaires et souvent
issus des élites commerciales et administratives, ils ont recherché le statut de protégé qui les
protègeraient, tout comme les ressortissants européens, des pouvoirs locaux, patrimoniaux
qu’ils jugeaient arbitraires, et de façon concrète, des justices et des fiscalités locales.
Avec la conquête française de la Tunisie, ces protégés réclament plus que jamais de
continuer à bénéficier de ces exemptions. Or la puissance française est mal à l’aise avec ces
hommes de l’entre-deux, plus seulement d’ici – du local – et pas encore pleinement de là-bas
– de la métropole. Il faut bien sûr empêcher la Grande-Bretagne, l’Italie et les autres
puissances rivales d’instrumentaliser ces clients consulaires. Il faut, plus fondamentalement,
relever les barrières entre les hommes de la colonie et les indigènes : par principe, afin de
créer de la distinction sociale et raciale, mais aussi par pragmatisme, afin de leur faire payer
des impôts. Après tout, l’État tunisien n’a-t-il pas été placé sous tutelle pour l’amener à
rembourser ses dettes envers les banques françaises, italiennes et britanniques ?
Le second groupe de sujets musulmans et juifs qui, à tort ou à raison, en vertu de telle
ou telle preuve, prétendent être issus de l’Algérie coloniale ou de l’Afrique occidentale
française après 1895, pose des problèmes similaires. Là encore, ils ne veulent pas être
considérés comme des sujets locaux du souverain de Tunis, afin d’échapper à des contraintes
locales (impôts et conscription militaire). De la même manière que les Européens ont été
amenés à se retrouver sous l’aile juridique et administrative de la France, les sujets locaux,
musulmans et juifs, sont replacés sous souveraineté des gouverneurs de Tunis et agrégés à une
sphère d’appartenance juridique tunisienne. Les listes de protégés sont peu à peu épurées et
une nationalité tunisienne est créée en 1914.
C’est ici l’une des démonstrations passionnantes de cet ouvrage : l’autorité coloniale
française a créé cette nationalité tunisienne et a eu besoin de mettre en avant la souveraineté
des gouverneurs de Tunis afin de résoudre tous ces conflits d’identification et de souveraineté.