Linventaire Des Manuscrits de La Bibliot

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NOTES ET DOCUMENTS

L’INVENTAIRE DES MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHÈQUE DE LA


GRANDE MOSQUÉE DE KAIROUAN (693/1293-4)

Une contribution à l’histoire du mˆlikisme kairouannais1.

par

E. VOGUET

De par la richesse des manuscrits qu’il renferme, le fonds ancien de la bibliothèque


de la Grande Mosquée de Kairouan -la mosquée S“d“ ’Uqba- a retenu l’attention
des autorités dès la Ž n du XIXe siècle. Il a été retrouvé dans la maq§ra, une petite
pièce située à droite du mihrâb de la salle de prière, en 1897 par Muúammad
Bayram Bey. A la suite de sa visite à Kairouan, celui-ci prononça une allocution
devant le comité des géographes égyptiens pour dénoncer les très mauvaises con-
ditions de conservation des manuscrits2. Son appel fut entendu par M. Roy, alors
Secrétaire Général du Gouvernement du Protectorat Français3, qui Ž t restaurer la
bibliothèque et rédiger un premier inventaire, daté de 1901, aujourd’hui conservé
à la Bibliothèque du Centre d’Etudes de la Civilisation et des Arts Islamiques de
Raqqada4. Une seconde liste, établie par le Cheikh Muúammad ÿarrˆd, alors qu’il
était Conservateur de la bibliothèque, vint compléter et corriger la première5. EnŽ n,
en 1950, Muúammad al-Baúl“ al-Nayyˆl, alors Directeur du Comité chargé de l’ad-
ministration des waqf-s 6, entreprit, avec l’aide de ‘UÆmˆn ]arˆd, le Secrétaire

1
Cet article présente les résultats de la maîtrise d’histoire que j’ai eVectuée sous la
direction de F. Micheau, Université de Paris I, durant l’année 1998-1999.
2
Cette allocution a été publiée dans le numéro du mois d’avril 1897 de la revue al-
Muqta af.
3
Il envoya une lettre à M. Bayram Bey qui fut publiée dans le numéro suivant d’al-
Muqta af.
4
Cet inventaire recense 39405 feuillets coraniques, 3774 feuillets d’ouvrages de science,
ainsi que des feuillets dispersés, très abîmés regroupés en 263 chemises.
5
Selon M. al-Rammˆú, Directeur du Centre d’Etudes de la Civilisation et des Arts
Islamiques, « l’original de ce catalogue a été perdu mais une copie est conservée à la Bibliothèque
Nationale Égyptienne au Caire » (voir son article publié dans I. Óabbh, êiyˆna wa îifÅ al-
Ma¢  ˆt al-Islˆmiya, Actes du troisième congrès de la Fondation al-Furqˆn sur le patri-
moine islamique, Londres, 18-19 novembre 1995, p. 37).
6
Les archives de la Grande Mosquée dépendent de la société oYcielle de gérance
des fondations pieuses.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2003 Arabica, tome L,4


Also available online – www.brill.nl
notes et documents 533

délégué aux waqf-s, la rédaction d’un ultime inventaire qui fut illustré par des pho-
tographies de Mu§tafa BÒÒa. Cette dernière liste est utilisée comme Catalogue
des Manuscrits de la Bibliothèque du Centre d’Etudes de la Civilisation et des Arts
Islamiques de Raqqada7.
C’est dans ce mouvement de redécouverte du fonds kairouannais qu’Ibrahim
Óabbú édita, en 1956, le texte d’un ancien inventaire daté de 693/1293-948. Ce
document, qui fait l’objet de la présente étude, est daté de la Ž n du VIIe/XIIIe
siècle, mais répertorie un fonds beaucoup plus ancien, composé essentiellement de
manuscrits des IIIe/IXe-IVe/Xe siècles. Les informations d’un plus vieil inventaire
sont reprises littéralement dans cette nouvelle liste (comme cela est signalé à plusieurs
reprises au cours du document) puis complétées: tous les changements qui ont
depuis modiŽ é le fonds sont mentionnés (dégradations, pertes, regroupements de
feuillets . . .). Malheureusement la date de rédaction de ce premier inventaire n’est
pas donnée9, et ce document n’a pas été conservé.
L’inventaire de 693/1293-94 est actuellement en dépôt au Centre d’Études de
la Civilisation et des Arts Islamiques de Raqqada dans le carton no 28910. Il a été
rédigé sur onze folios de parchemin (format 23,5X32,2) dont seulement neuf nous
sont parvenus. Ce document est très sobre, la reliure est simple, l’écriture
« maghrébine » à l’encre brune est lisible sans être particulièrement soignée. La
plupart des lettres sont munies de leurs points diacritiques; le texte, écrit au recto
et au verso de chaque feuillet, n’est pas vocalisé. Comme tout acte juridique il
débutait vraisemblablement (les deux premiers feuillets sont perdus) par une invo-
cation du type de celle que l’on trouve au début de l’inventaire de la bibliothèque
al-Aúmadiyya d’Alep:
Au nom de Dieu clément et miséricordieux -louange à Allah, Dieu du monde- bénédiction et
paix sur notre seigneur et sieur Muúammad, sur sa famille et sur tous ses compagnons. Voici
les noms des magniŽques et nobles ouvrages (. . .) dont l’énumération détaillée suit dans ce cahier 11.

La liste des ouvrages conservés dans la bibliothèque ne suit pas de véritable classe-
ment, même si elle commence par mentionner les copies complètes du Coran.
Chacun de ces manuscrits coraniques fait l’objet d’une notice très précise qui men-
tionne, de façon récurrente, le style calligraphique utilisé, la nature du support, la

7
Ce Centre possède aujourd’hui un Ž chier informatisé de tous les manuscrits de
l’ancienne bibliothèque de la Grande Mosquée.
8
I. Óabbh, « Si[ill Qad“m li-Maktaba ]ˆmi’ al-Qayrawˆn », Ma<allat Ma’had al-
Ma¢  ˆt, 2, 1956, p. 339-372.
9
Cette première liste mentionne des legs d’Ab l-Qˆsim al-Suyr“, un célèbre faq“h
mort en 462/1067, elle est donc nécessairement postérieure à cette date. Elle mentionne
également un ouvrage d’al-La¢m“ (m. 498/1104), juriste kairouannais qui s’exila à Sfax
au moment de la destruction de Kairouan à la Ž n du Ve/XIe siècle. Cette liste a donc
vraisemblablement été rédigée au début du VIe/XIIe.
10
J’ai pu consulter l’original de ce document; le Centre a, par ailleurs, accepté de
m’en fournir une photocopie, ce qui m’a permis de comparer le texte original et l’édi-
tion qu’en a faite I. Óabbh. Une traduction en français de cet inventaire se trouve en
annexe de mon mémoire.
11
Cité dans Y. Eche, Les bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, en
Syrie et en Égypte au moyen-âge, Damas, Institut Français de Damas, 1967, p. 318-9.
534 notes et documents

couleur de l’encre, la manière dont la vocalisation est notée, le nombre de lignes


que contient chaque page, le format du manuscrit, la qualité de la reliure et le
signe distinctif apposé sur chacun des volumes et sur le coVret qui les rassemble.
Pour les autres ouvrages, l’inventaire est beaucoup plus concis parce qu’il s’agit de
copies vouées à un usage courant: les titres sont systématiquement mentionnés,
mais l’auteur et la catégorie à laquelle l’ouvrage se rattache ne sont pas toujours
précisés. On trouve à la Ž n l’authentiŽ cation du document par le juge dont l’identité
complète est déclinée, ainsi qu’une description sommaire de l’acte qui vient d’être
établi, suivie des signatures des sept témoins qui ont assisté le juge et qui garan-
tissent l’authenticité de cet inventaire.
Nous présentons ci-après une liste abrégée des ouvrages mentionnés dans l’in-
ventaire. Les titres, comme les noms des auteurs, sont rapportés tels qu’ils sont
donnés dans le texte original; par souci de clarté, une numérotation a été ajoutée.

Liste des ouvrages mentionnés dans l’inventaire :

1 à 57: Mu§úaf-s 88: Ta’l“qa al-Tamh“d


58: al-Mudawwana wa l-Mu¢tali a 89: al-’Utbiyya
59: al-Muwwˆziyya 90: al-Makˆn . . . (une lacune dans le
60: Wˆ¶iú as-Sunan d’Ibn îab“b manuscrit)
61: Mu¢ta§ar al-Wˆ¶iúa 91: Anwˆ’ Mu¢talifa
62: Samˆ’ d’Ibn îab“b 92: A[wiba d’Ab ’UÆmˆn Ibn al-îadˆd
63: Samˆ’ d’Ibn al-Qˆsim 93: al-IrÒˆd d’al-Ma’ˆl“
64: Muwa  a" d’Ibn Bukayr et 94: al-Mula¢¢a§ d’Ab l-îassan al-Qˆbis“
autres Muwa  a’ 95: al-Muwa  a"
65: Samˆ’ d’AÒhab 96: Farˆ"i¶ de Óuqrˆn
66: al-Musta¢ra[a 97: Ma[ˆlis d’A§ba© Ibn al-Fara[
67: Mu¢ta§ar d’Ibn ‘Abd al-îakam 98: al-Ta§ˆr“f de Yaúyˆ Ibn Muúammad
68: Tafs“r al-Qur"ˆn de Yaúyˆ Ibn 99: Wˆ¶iú as-Sunan
as-Salˆm 100: Samˆ’ d’Ibn îab“b
69 à 71: Ýitmat al-Qur"ˆn 101: al-Bu¢ˆr“
72: al-Mudawwana wa l-Mu¢tali a 102: Muwa  a" de Mˆlik Ibn Anas, recen-
73: al-Muwwˆziyya sion de Saúnn Ibn Sa’“d
74: I¢ti§ˆr d’Ibn Ab“ Zayd 103: I¢ti§ˆr d’Ab Muúammad Ibn Ab“
75: Tafs“r al-Muwa  a" Zayd
76: Kitˆb Muslim 104: Mu¢ta§ar d’Ab Muúammad Ibn
77: al-Bu¢ˆr“ Ab“ Zayd
78 et 79: Tab§ira d’al-La¢m“ 105: al-Nawˆdir d’Ab Muúammad Ibn
80: Tafs“r al-Qur"ˆn de Yaúyˆ Ibn Ab“ Zayd
al-Salˆm 106: Ta¢l“§ az-Ziyˆdˆt qu’Ab Muúammad
81: Ta’l“qa d’Ab Isúˆq al-Tnis“ Ibn Ab“ Zayd a ajouté à son I¢ti§ˆr al-
82: Samˆ’ d’AÒhab Mudawwana
83: al-Luma’ f“ u§l al-Žqh 107: Ta’l“qa du Cheikh Ab Isúˆq al-
84: al-Mu©n“ f“ u§l al-d“n Tnis“
85: Waƈ"iq d’Ibn Mu©“Æ 108: al-TahÅ“b
86 et 87: al-Taqr“b wa l-IrÒˆd 109: Óamˆ"il de Mˆlik Ibn Anas
notes et documents 535

110: Masˆ"il al-Ýilˆf 116: Tab§ira d’Ab l-îasan al-La¢m“


111: al-Sadˆd f“ u§l al-d“n 117 à 120: Kitˆb al-’az“z
112: al-Taqr“b wa l-IrÒˆd 121: al-Mudawwana
113: Mustaq§iya limˆ f“ Muwa  a" Mˆlik de 122: Ta’l“qa d’Ab Isúˆq al-Tnis“
Yaúyˆ Ibn Muzayn 123: Kitˆb al-’az“z
114: Amlˆ" du Cheikh Ab ’Umrˆn al- 124: Ta¢l“§ al-Kifˆya min Kitˆb al-Hidˆya
Fˆs“ du qˆ¶“ al-]al“l Ab Bakr Ibn al-ÿayib
115: al-Mudawwana wa l-Mu¢tali a 125: Ýitma al-Qur"ˆn

Ces ouvrages ont presque tous été identiŽ és et le tableau qui suit en est un réca-
pitulatif ordonné12. Les ouvrages ont été répartis en trois groupes : un premier
rassemble les Corans, les tafs“r-s (commentaires coraniques) et les recueils de úad“Æ-s
(Traditions du Prophète), un deuxième réunit les ouvrages de Žqh (droit), un dernier,
enŽ n, regroupe les ouvrages d’u§l al-d“n (fondements de la religion).

Corans, Mu§úaf-s al-Qur"ˆn 66


commentaires et Tafs“r-s 3 72
recueils de úad“Æ-s
îad“Æ-s 3
Textes 3
Muwa  a" Commentaires 7 11
Résumés 1
Textes 4
Fiqh Mudawwana Commentaires 11 21
45
Résumés 6
U§l al-fiqh 1
Jurisprudence 5
Controverse 2
Samˆ’ 5
U§l al-d“n 5
Ouvrages non
identiWés 3
Total des ouvrages 125
répertoriés

12
Les résultats donnés dans ce tableau ont été établis à partir des données de l’in-
ventaire tel qu’il nous est parvenu; ces chiVres ne sont bien sûr qu’indicatifs puisque
deux feuillets du manuscrit sont perdus et qu’il y a quelques manques sur ceux qui sont
conservés.
536 notes et documents

Ce tableau fait clairement apparaître la précellence quantitative des Corans qui


représentent plus de la moitié des ouvrages répertoriés (66 sur 125). Ceci n’est pas
étonnant dans la mesure où il s’agit de l’inventaire de la bibliothèque d’une mosquée.
Ce qu’il faut surtout souligner c’est la beauté et la richesse de ces mu§úaf-s. Souvent
dons des dirigeants politiques ou de leur entourage à la Grande Mosquée, il s’agit
d’ouvrages de luxe, fruits du travail de longue haleine d’un grand nombre de spé-
cialistes. Certains de ces manuscrits, exposés au Musée de Raqqada, sont célèbres
et ont été présentés dans de nombreuses expositions13. On peut citer, à titre d’ex-
emple, le célèbre « Coran Bleu », copié à l’encre dorée sur parchemin teint à
l’indigo14. Il s’agit probablement du premier manuscrit que mentionne l’inventaire;
sa description, malheureusement tronquée, est la suivante: « f“ bayt ’d raba’a maúala
bi- l-nuúˆs al-mumawwah bi l-Åahab : f“ saba’a a[zˆ", bi-l-[aram al-kab“r, maktba bi-l-Åahab
bi-¢a   kf“ f“ raqq akúal », « dans un coVret de bois carré orné de cuivre doré, sept volumes
de grand format écrits à l’encre dorée, écriture kouŽque sur parchemin bleu15 ».
A côté de ces nombreux Corans, les commentaires coraniques et les recueils de
úad“Æ-s prophétiques sont peu représentés, sans doute parce que ces matières n’oc-
cupaient qu’une faible place dans l’enseignement religieux à Kairouan. L’inventaire
ne mentionne que trois exemplaires d’exégèse coranique, deux d’Ibn Sallˆm et un
de son petit-Ž ls Yaúyˆ. Le tafs“r d’Ibn Sallˆm est l’un des plus anciens : Ab Zakariyˆ
Yaúyˆ b. Sallˆm b. Ab“ ïa’laba at-Taym“ est né en 124/741-742 à Kfa et mort
en 200/815 en Egypte. Il était úanaŽ te et conformément aux conceptions de ce
maÅhab, il défendit le ra’y ( jugement personnel) et critiqua Mˆlik. En dépit de cette
orientation juridique, qui n’est pas celle majoritaire en Ifr“qiya où le maÅhab malikite
domine largement, son commentaire du Coran s’est imposé en Ifr“qiya comme en
témoigne la présence de plusieurs manuscrits dans le fonds kairouannais. L’ouvrage
de son petit-Ž ls Yaúyˆ Ibn Muúammad (m. 280/893), qui était également úanaŽ te,
est plus systématiquement fondé sur la grammaire et la langue. La bibliothèque de
la Grande Mosquée en possède de nombreux fragments, ce qui conŽ rme que
l’orientation juridique des auteurs de tafs“r-s coraniques avait peu d’importance. Les

13
Voir notamment les catalogues des expositions: De Carthage à Kairouan : 2000 ans
d’art et d’histoire en Tunisie, Catalogue de l’exposition du Musée du Petit Palais de la Ville
de Paris, (20 octobre 1982-27 février 1983); Splendeur et Majesté, Corans de la Bibliothèque
Nationale, IMA/BN, 1987; Itinéraire du Savoir en Tunisie : les temps forts de l’histoire tunisienne,
H. Annabi, M. Chapoutot-Remadi, S. Kamarti (éditeurs), ouvrage conçu et élaboré à
l’occasion d’une exposition de documents anciens “Itinéraire du Savoir en Tunisie” pro-
duite par la Saison Tunisienne en France à l’Institut de Monde Arabe (mars-juin 1995),
Paris, CNRS Editions et Alif-Les Editions de la Méditerranée, 1995; Trésors Fatimides du
Caire, exposition présentée à l’Institut du Monde Arabe, du 28 avril au 30 août 1998,
catalogue, direction scientiŽ que M. Barrucand, Paris, Institut du Monde Arabe, 1998.
14
L’origine de ce manuscrit a fait l’objet de plusieurs hypothèses: on a d’abord
attribué ces pages à l’Iran du IIIe/IXe siècle, mais après réexamen paléographique et
historique on pense aujourd’hui que ce Coran a été réalisé en Afrique du Nord au
IVe/Xe siècle. Voir J. M. Bloom, « The Blue Koran: an early Fatimid kuŽ c manuscript
from the Maghrib », Les Manuscrits du Moyen-Orient. Essais de codicologie et de paléographie,
Actes du Colloque d’Istambul (26-29 mai 1986), Paris, éd. de l’Institut Français d’Etudes
Anatoliennes et de la Bibliothèque Nationale, 1989, p. 95-99.
15
« Si[ill Qad“m . . . », op. cit., p. 345.
notes et documents 537

recueils de traditions prophétiques ne sont également que faiblement représentés,


ils sont au nombre de trois dont deux exemplaires du recueil de úad“Æ-s du célèbre
colligeur al-Bu¢ˆr“. Cet ouvrage, qui jouit d’une autorité préférentielle dans l’Islam
sunnite était, avec le recueil de Muslim b. al-Ha[[ˆ[ (m. 261/875), dont l’inven-
taire répertorie également un exemplaire, le plus utilisé en Ifr“qiya.
Le tableau met ensuite clairement en évidence l’importance des livres de Žqh.
Le mˆlikisme, maÅhab dominant en Ifr“qiya, s’est propagé dans la région essen-
tiellement par l’étude du Muwa  a" de Mˆlik Ibn Anas (m. 179/795)16. L’inventaire
mentionne trois manuscrits de ce code de législation, qui concerne les rites et pra-
tiques de la religion et qui fut transmis et diVusé par les multiples recensions
(riwˆya-s) dues aux disciples de Mˆlik. Une seule de ces recensions est mentionnée
explicitement dans le texte de l’inventaire, celle d’Ibn Bukayr (m. 231/845)17 qui
était l’une des plus connues et des plus utilisées. Pourtant le fonds kairouannais en
possède beaucoup d’autres : des fragments de la riwˆya de ’Al“ Ibn Ziyˆd (m.
183/799)18, des fragments de celle d’Ibn al-Qˆsim (m. 191/806)19, de celle de ’Abd
Allˆh Ibn Wahab al-Mi§r“ (m. 197/812)20 ou encore de celle d’Ab Mu§’ab (m.
242/857)21. On peut distinguer deux groupes parmi ces recensions: celles qui sont
l’œuvre d’Ifr“qiyens qui ont fait le voyage en Orient comme ’Al“ Ibn Ziyˆd al-
Tnis“ et celles établies par des Orientaux et rapportées en Ifr“qiya comme celle
d’Ibn al-Qˆsim. Cette dernière riwˆya arriva dans la région par l’intermédiaire d’un
personnage de première importance dans la diVusion du mˆlikisme : Saúnn Ibn
Sa’“d. Saúnn est l’auteur du second texte que l’on retrouve fréquemment men-
tionné dans l’inventaire, la Mudawwana22 qui est en fait un commentaire-complément
du Muwa  a". Il se présente comme une compilation de réponses aux questions
posées au faq“h Ibn al-Qˆsim à propos de la doctrine de Mˆlik. L’inventaire, en
faisant apparaître l’importance quantitative des exemplaires des textes du Muwa  a"
et de la Mudawwana que renfermait la bibliothèque, témoigne du rôle qu’ont tenu
ces deux textes dans l’élaboration juridique à Kairouan. On constate pourtant que
la liste ne répertorie que trois manuscrits du texte complet du Muwa  a" et quatre
de la Mudawwana, alors qu’elle mentionne sept commentaires du premier et douze
du second. Ceci conŽ rme la tendance générale, dans l’étude du Žqh, à recourir aux
gloses des textes fondateurs plutôt qu’aux textes eux-mêmes; ces commentaires de-
viennent ainsi à leur tour des ouvrages de référence. Concernant le Muwatta", l’in-
ventaire signale, outre la Mudawwana, un autre tafs“r très connu: la Wa¶“úa d’Ibn

16
Sur la diVusion et l’importance de ce maÅhab en Ifr“qiya, voir notamment M. Talbi,
« Kairouan et le mˆlikisme espagnol », Etudes d’orientalisme dédiées à la mémoire de Lévi-
Provençal, Paris, Maisonneuve et Larose, tome I, 1962, p. 317-337.
17
F. Sezgin, Geschichte des arabischen Schriftums, Leiden, E. J. Brill, 1967, I, p. 460, n° 4.
18
J. Schacht, « On some manuscripts in the librairies of Kairouan and Tunis »,
Arabica, 14, 1967, p. 227-228, no 2.
19
Ibidem, p. 228, no 3.
20
Ibidem, p. 230, no 4.
21
F. Sezgin, I, p. 460, no 6.
22
Sur cet ouvrage voir M. Muranyi, Die Rechtsbücher des Qairawˆners Saúnn b. Sa’ “d :
Entstehungsgeschichte und Werküberlieferung, Stuttgart, Steiner et Beirut, Deutsche Morgenländische
Gesellschaft, 1999, 196 p.
538 notes et documents

îab“b (m. 238/853)23. Concernant la Mudawwana, de très célèbres commentaires


sont également mentionnés : deux exemplaires de la Musta¢ra[a ou ’Utbiyya d’al-
’Utb“ (m. 255/868)24, deux de la Muwwˆziyya d’Ibn al-Muwwˆz (m. 281/895)25, un
du Kitˆb an-Nawˆdir wa l-Ziyˆdˆt d’Ibn Ab“ Zayd (m. 386/996)26, trois de la Ta’liqa
d’Ab Isúˆq at-Tnis“ (m. 443/1051)27 et trois de la Tab§ira d’al-La¢m“ (m.
498/1104)28. Ces tafs“r-s sont connus comme des textes à part entière, textes que
l’on ne consulte pas seulement comme de simples commentaires, mais de manière
indépendante, sans référence aux textes originels qui se trouvent même parfois com-
plètement évincés. On peut faire les mêmes constatations concernant les résumés
du Muwa  a" cités dans l’inventaire, comme le Mula¢¢a§ d’Ibn al-Qˆbis“ (m. 403/1012)29,
et les résumés de la Mudawwana comme le Mu¢ta§ar d’Ibn ’Abd al-îakam (m. 214/
829)30, l’I¢ti§ˆr d’Ibn Ab“ Zayd (m. 386/996)31 ou leTahÅ“b d’al-Barˆd’“ (m. Ž n
IVe/Xe)32.
Les dates de rédaction de ces ouvrages, comprises entre la Ž n du IIe/VIIIe siècle
et le début du Ve/XIIe, témoignent d’un ajustement constant des textes fonda-
teurs aux pratiques juridiques kairouannaises. Les auteurs de ces commentaires ou
résumés sont d’ailleurs, pour une bonne part, des Kairouannais (Ab Isúˆq al-
Tnis“, Ibn Ab“ Zayd, al-La¢m“, al-Qˆbis“, al-Barˆd’“). La présence d’ouvrages de
Cordouans (Ibn îab“b et al-’Utb“), ouvrages qui furent rapportés à Kairouan ou
copiés par des Kairouannais33, est également un témoignage de l’ouverture de ces
juristes aux interprétations qui ont cours dans d’autres régions mˆlikites. Le mˆli-
kisme kairouannais se caractérise donc, au moins jusqu’au début du VIe/XIIe
siècle, par son renouvellement et par l’eVort d’adaptation de ses fuqahˆ". Ainsi, si
les origines de ce maÅhab sont orientales, il y eut une évolution, voire même une
appropriation de ce rite par l’Ifr“qiya, ce qui permet véritablement de parler de
mˆlikisme kairouannais34.

23
F. Sezgin, I, p. 468 et C. Brockelmann, Geschichte der Arabischen Literatur, Leyde,
1943-1949, I, p. 149-150, S. I, p. 231.
24
Des exemplaires conservés à Raqqada sont mentionnés par C. Brockelmann, I,
p. 186 et S. I, p. 300, ainsi que par F. Sezgin, I, p. 472, no 2.
25
Voir J. Schacht, « On some manuscripts in the librairies of Kairouan and Tunis »,
p. 247.
26
C. Brockelmann, S. I, p. 302 et F. Sezgin, I, p. 481.
27
Selon H. R. Idris « les Ma’ˆlim citent parmi ses ouvrages {ceux d’al-Tnis“}: Kitˆb
al-Ta’ liqa ’ alˆ l-Mudawwana », dans « Une des phases de la lutte du Mˆlikisme contre le
Òi’isme sous les Zirides (XIe siècle). Al-Tnis“, juriste kairouannais et sa célèbre fatwa
sur les Òi’ites », Les Cahiers de Tunisie, 1956, p. 508-517, (p. 511).
28
F. Sezgin, I, p. 471.
29
C. Brockelmann, S. I, p. 298 et F. Sezgin, I, p. 463.
30
F. Sezgin, I, p. 300; voir également J. E. Brockopp, Early Mˆlik“ Law: Ibn ’Abd al-
îakam and his major compendium of jurisprudence, Leiden, Brill, 2000, 312 p.
31
J. Schacht, « On some manuscripts in the librairies of Kairouan and Tunis »,
p. 251-252 et F. Sezgin, I, p. 470.
32
C. Brockelmann, I, p. 188 et S. I, p. 302 et F. Sezgin, I, p. 470-471.
33
C’est par exemple le cas de la ’Utbiyya qu’Ibn Ab“ Zayd Ž t copier en grand nom-
bre comme l’indique un des manuscrits de ce texte conservé à Raqqada.
34
Voir par exemple, A. M. Turki, « Le Muwa  a" de Mˆlik, ouvrage de Žqh entre le
notes et documents 539

A côté des sommes du Žqh mˆlikite qui viennent d’être citées, un seul ouvrage
d’u§l al-Žqh (fondements du droit) est répertorié dans l’inventaire. Intitulé Luma’ f“
u§l al-Žqh, il s’agit probablement d’un traité du célèbre al-Óirˆz“ (m. 476/1083)35.
Le fait que l’inventaire ne mentionne qu’un ouvrage se rattachant à cette disci-
pline met clairement en évidence combien celle-ci était peu répandue en Ifr“qiya.
Tous les ouvrages identiŽ és et présentés jusque-là sont des ouvrages théoriques
sur lesquels se fonde l’enseignement juridique ifr“qiyen. Mais l’inventaire mentionne
également deux célèbres textes concernant la pratique du droit36: les Waƈ"iq d’Ibn
M©“Æ le Tolédan (m. 459/1067)37, recueil d’actes notariaux qui concilient la loi
coranique et la pratique juridique d’Ifr“qiya, dont la présence dans le fond kairouan-
nais témoigne de l’in uence d’al-Andalus sur l’Ifr“qiya en matière de jurisprudence;
et les Farˆ"id de Óuqrˆn (m. 186/802), ouvrage qui concerne la science des droits
de succession38. Ces textes de la pratique se caractérisent, comme les écrits théoriques,
par la méthode des questions-réponses, habituelle en matière d’élaboration juridique.
On trouve d’ailleurs, également mentionné dans l’inventaire, un recueil de Anwa’
(demandes, sollicitations auprès d’un juriste), un compte rendu de ma[ˆlis (réunions
de faq“h-s) d’Ibn al-Fara[, des Amlˆ" (opinions, avis) d’Ab ’Imrˆn al-Fˆs“39.
Tous ces ouvrages de Žqh sont des textes mˆlikites. Pourtant, certains manuscrits
cités dans l’inventaire rendent compte d’autres courants juridico-religieux qui exis-
taient à Kairouan. La cohabitation et la confrontation entre écoles a, en eVet,

úad“Æ et le ra"y, ou Comment aborder l’étude du mˆlikisme kairouannais au IVe/Xe


siècle », Studia Islamica, 86, 1997, p. 5-35.
35
Sur aÒ-Óirˆz“, voir EI, « al-áirˆz“ », tome IV, p. 392 (HeVening) et EI 2, tome
IX-1, p. 500-501 (Chaumont). Ce dernier indique qu’une édition critique et traduction
en français du Kitˆb al-Luma’ f“ u§l al-Žqh sont à paraître.
36
Sur cette question voir C. Müller, Gerischtspraxis im Stadtstaat Cordoba, zum Recht der
Gesellschaft in einer mˆlikitisch-islamischen Rechtstradition des 5./11. Jahrhunderts, Leiden, Brill,
1999, 468 p.
37
P. Chalmeta, « Sources pour l’histoire socio-économique d’al-Andalus: Essai de sys-
tématisation et de bibliographie », Annales Islamologiques, tome XX, 1984, p. 1-14 et
C. Brockelmann, S. I., p. 664; ce texte est édité: Aúmad B. Mu©“Æ al-ÿlay ul“, Al-
muqni’ f“ ’ilm al-Òur  ( formulario notarial), Introduction et édition critique de F. J. Aguirre
Sadaba, Madrid, Fuentes Arabico-Hispanas, 5, 1994, 421 p. + introduction.
38
Dans les Ma’ˆlim al-"Imˆn, il est en eVet signalé que Óuqrˆn était un savant en
matière de droit de succession, et qu’il est l’auteur d’un ouvrage de Farˆ"i¶ (Dabba© et
Ibn Nˆ[“, Ma’ˆlim al-"Imˆn f“ Ma’rifat Ahl al-Qayrawˆn, éd. I. Óabbú, tome I, 1968,
p. 280). Selon F. Bahri (Les hommes du pouvoir et les hommes du savoir en Ifriqiyya A©labide
(184-296/800-909), Thèse de Doctorat, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, décem-
bre 1993, p. 597), cette œuvre fut transmise oralement durant la seconde moitié du
VIIIe siècle; elle n’est mentionnée ni dans C. Brockelmann ni dans F. Sezgin.
39
Ces deux derniers recueils ne sont mentionnés ni dans C. Brockelmann ni dans
F. Sezgin. Sur Ibn al-Fara[, un Egyptien qui eut de nombreux maîtres ifr“qiyens, voir
Ab l-’Arab Muúammad b. Tam“m al-Qayrawˆn“, Tabˆqˆt ’Ulamˆ" Ifr“qiya wa Tnis, éd.
’Al“ aÒ-Óabb“ et Na’“m îasan al-Yˆf“, Tunis, al-Dˆr al-Tnisiyya li l-NaÒr, 1968,
p. 1; et sur Ab ’Imrˆn al-Fˆs“, qui eut lui de nombreux étudiants kairouannais, voir
H. R. Idris, « Une des phases de la lutte du Mˆlikisme sous les Zirides (XIe siècle). Al-
Tnis“, op. cit.
540 notes et documents

donné lieu à un certain nombre de controverses dont quelques ouvrages cités dans
l’inventaire témoignent: les Masˆ"il al-Ýilˆf attribuées à Ibn al-Warrˆq al-Marwaz“
(m. 329/941)40 auraient été rédigées pour défendre l’école mˆlikite; les A[wiba d’Ibn
al-îaddˆd (m. 299/911) seraient les réponses de celui-ci aux question soulevées
lors des rudes controverses Ò“’ites avec ’Ab“d Allah al-Mahd“. EnŽ n, l’inventaire
mentionne un certain nombre de samˆ’ de juristes mˆlikites célèbres tels Ibn al-
Qˆsim (191/806) ou AÒhab (m. 204/820). Ces samˆ’, qui se présentent sous forme
de cahiers (daftar), ne semblent pas être ici de simples certiŽ cats d’audition, mais
s’apparentent à des listes d’autorités de savants, regroupant les i[ˆza-s que ces
juristes ont obtenus41.
On pourrait, compte tenu du fait que le fonds répertorié est celui d’une insti-
tution religieuse, s’attendre à trouver des ouvrages de théologie. Mais seuls quelques
rares manuscrits concernent les u§l al-d“n, les sources et fondements de la religion :
le Mu©n“ f“ u§l al-d“n du qˆ¶“ al-Hamdˆn“ (m. 415/1024), un extrait d’un ouvrage
de propagande des principes mu’tazilites42 qu’il est plutôt étonnant de trouver men-
tionné dans l’inventaire ; l’IrÒˆd d’Ab l-Ma’ˆl“ également connu sous le nom d’al-
]uwayn“ (m. 478/1085) qui est un résumé de son Óˆmil, ouvrage qui développe
la doctrine aÒ’arite43 ; le Sadˆd f“ u§l al-d“n, ouvrage qui n’a pas été identiŽ é, mais
dont le titre permet qu’il soit classé ici.
Le fonds répertorié n’a donc rien de très original, il est en parfaite concordance
avec le rôle que la Grande Mosquée de Kairouan a joué : diVuser le rite mˆlikite
de manière à l’ancrer profondément dans les mentalités et assurer le quasi-mono-
pole de l’enseignement juridique au détriment des études théologiques. En revanche,
tout un pan de l’activité intellectuelle kairouannaise n’apparaît pas à travers l’étude
de cette liste. Il n’y a absolument aucune mention de textes concernant les sciences
annexes comme la grammaire, la linguistique, la lexicologie ou l’histoire (s“ra notam-
ment) alors même que des exemplaires de ce genre d’ouvrages ont été retrouvés
parmi les manuscrits de la bibliothèque de la mosquée. Il n’y a aucun ouvrage de
mathématiques ou de médecine, cette dernière matière ayant pourtant connu à
Kairouan une période d’intense développement, mais ayant bénéŽ cié d’autres lieux
de diVusion.

Si cet inventaire, par les renseignements qu’il fournit sur les ouvrages étudiés à
Kairouan, permet de souligner l’importance du mˆlikisme dans la région, il met
également en lumière les modes de constitution de ce fonds. En eVet, en rappor-
tant fréquemment le nom des légataires des ouvrages répertoriés, il atteste que la
bibliothèque a été presque exclusivement constituée par des waqf-s. Ces waqf-s sont

40
F. Sezgin, I, p. 476.
41
Sur ce genre de document, voir A. Vajda, « La liste d’autorités de Man§r Ibn
Sal“m Wa[“h al-D“n al-Hamdˆn“ », extrait du Journal Asiatique (année 1965), Paris,
Imprimerie Nationale, Société Asiatique et Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1965.
42
« Si[ill Qad“m . . . », op. cit., p. 363, n. 3.
43
C. Brockelmann, I, p. 486 et S. I, p. 672. Un manuscrit de cet ouvrage a fait
l’objet d’un article de J. D. Luciani, « Un manuscrit arabe de la Bibliothèque Nationale
d’Alger (l’Irchad) », Revue Africaine, 70, 1929, p. 58-67, où l’auteur mentionne de nom-
breuses autres copies du texte.
notes et documents 541

le fait d’individus privés et ne concernent, chaque fois, qu’un seul ouvrage. Ainsi
si l’on retrouve plusieurs fois le nom d’un même légataire, c’est qu’il a établi
plusieurs waqf-s et non qu’il aurait légué un ensemble d’ouvrages. Il n’est en eVet
mentionné nulle part qu’il y ait eu un waqf primitif important qui aurait composé
la base du fonds. La bibliothèque ne prévoyant pas d’achat de livres, c’est donc
principalement par ces donations individuelles qu’elle s’est constituée.
On distingue deux groupes de donateurs : les fuqahˆ" spécialisés dans l’étude et
la pratique du droit, et les dirigeants politiques ainsi que leur entourage. Les pre-
miers ont légué essentiellement des ouvrages de Žqh mˆlikite, les seconds, de lux-
ueuses copies du Coran: on peut citer, à titre d’exemple, le « Coran de la nour-
rice », copié et enluminé par ’Al“ Ibn Aúmad al-Warrˆq en 410/1020 pour la
nourrice de l’émir ziride Bˆdis; ou le Coran légué par l’émir lui-même en 441/104944.
Une annotation de Bˆdis Ž gure sur ce dernier manuscrit et témoigne de la volonté
de celui-ci d’obtenir la bienveillance et l’appui des ulémas kairouannais45. La dona-
tion est faite au proŽ t de la Grande Mosquée, et de manière plus large, à l’ensem-
ble de la société kairouannaise : les waqf-s d’objets mobiliers -comme les livres-
doivent, selon le rite mˆlikite, être d’utilité publique, directement proŽ tables à la
communauté.

Ce document, répertoriant un fonds livresque ancien, nous renseigne surtout sur


les débuts du mˆlikisme en Ifr“qiya et sur son développement au cours des pre-
miers siècles de la présence de l’Islam dans la région. Mais cet inventaire, en tant
que document daté du VIIe/XIIIe siècle, peut également fournir, explicitement ou
implicitement, des informations sur la vie religieuse et intellectuelle à Kairouan
durant cette dernière période.
Le seul renseignement concret que nous puissions en tirer est le nom du juge
qui a dressé l’acte et ceux des témoins (Òuhd ) qui l’ont authentiŽ é. Concernant les
témoins, leurs noms, que l’on ne trouve que sous forme de signatures portées au
bas du document, sont souvent illisibles. Pourtant, certains signataires peuvent être
identiŽ és. Ils appartiennent à de grandes et vieilles familles kairouannaises, tel Qˆsim
Ibn HˆÒim Ibn ’Abd Allah Ibn HˆÒim, vraisemblablement descendant d’un ancien
qˆ¶“ de Kairouan, Muúammad ’Abd Allah HˆÒim Ibn Masrr (m. 363/973-74)46.
Le quatrième Òˆhid porte la nisba d’une célèbre lignée kairouannaise, les al-Fˆs“47.

44
Ces deux manuscrits, conservés respectivement sous les cotes 7-35 et 30-58, sont
exposés au Musée de Raqqada.
45
M. Muranyi, « Notas sobre la transmission escrita de la Mudawwana en Ifr“qiya
segun algunos manuscritos recientemente descubierto », al-Qantara: Revista de Estudios
Arabes, 10, 1989, p. 215-231 (p. 224-225).
46
Sur lequel voir Dabbˆ© et Ibn Nˆ[“, op. cit. (tome IV), Tunis/Le Caire, I, 1968,
II, 1972, III et IV, 1978: tome II, p. 235-238 et tome III, p. 99-100.
47
S. D. Goitein, « La Tunisie du XIe siècle à la lumière des documents de la Geniza
du Caire », Etudes d’Orientalisme dédiées à la mémoire de Lévi-Provençal, Paris, Maisonneuve
et Larose, tome II, p. 559-579, aYrme en eVet ( p. 560) que dans de nombreux cas le
nom d’al-Fˆs“ ne désignait pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser, une famille
originaire de Fès, mais bien une vieille famille de Kairouan.
542 notes et documents

Le juge, Ab l-’Abbˆs al-Rab“’a, appartient lui aussi à un groupement ethnique


important de la ville, les Rab“’a48, mais nous n’avons malheureusement pas retrouvé
son nom dans les Ma’ˆlim al-"Imˆn de Dabba© et Ibn Nˆ[“.
L’historiographie traditionnelle, nourrie des textes mˆlikites, a longtemps aYrmé
qu’à partir de la seconde moitié du Ve/XIe siècle Kairouan était entrée dans une
phase de déclin général dont elle ne s’était jamais remise. Mais on constate, en
fait, que la ville ne s’est pas vidée de ses savants après les « invasions hilaliennes »
et qu’une élite intellectuelle et sociale s’est renouvelée et maintenue à Kairouan
jusqu’au VIIe/XIIIe siècle. Cette élite, essentiellement composée de juristes, était
sollicitée et encouragée par les dirigeants politiques qui, désormais établis à Tunis,
étaient à la recherche d’un relais de leur autorité. Ainsi les souverains se mon-
trèrent conciliants vis-à-vis des savants de la ville. La mosquée suscita même l’in-
térêt de certains d’entre eux: Ab îaf§ ’Umar (683-694/1284-95), par exemple, y
entreprit une série de rénovations, la même année que la rédaction de l’inventaire.
Le règne de cet émir se caractérise par une relative stabilité politique, dont il proŽ ta
pour entreprendre quelques travaux d’architecture religieuse49. La mosquée de
Kairouan proŽ ta de ces initiatives : il y Ž t construire deux nouvelles portes extérieures
mentionnées par les inscriptions épigraphiques50.
Si Kairouan a perdu son rôle de centre d’élaboration et de diVusion du rite
mˆlikite, le fonds de la bibliothèque de la mosquée, comme la mosquée elle-même,
n’ont pas été oubliés et proŽ tent encore de la renommée de la ville. On constate
même un regain d’intérêt pour les vieux livres. En témoignent la rédaction de l’in-
ventaire de 693/1293-94, mais également un récit comme celui d’al-’Abdar“ qui
passa à Kairouan aux environs de 690/1290. Il décrit, en eVet, les somptueux
manuscrits qu’il a pu admirer à la bibliothèque :
Nous sommes entrés dans la mosquée et nous avons visité la bibliothèque; on a sorti pour nous
de nombreux Livres Coraniques d’une écriture orientale parmi lesquels quelques-uns étaient écrits
entièrement avec de l’or; sur certains il était mentionné qu’il s’agissait de legs pieux anciens qui
remontaient à l’époque de Saúnn et même avant lui; parmi ces ouvrages, il y avait également
le Muwa  a" d’Ibn al-Qˆsim et autres. J’ai vu un exemplaire complet du Coran, rassemblé
entre deux ais de bois reliées, sans aucune marque d’usure ou de détérioration, d’une écriture
orientale remarquablement équilibrée, d’une longueur de deux empans et demi et d’une largeur
d’un et demi; on nous a indiqué qu’il avait été envoyé au Maghreb par ’UÆmˆn-qu’Allah soit
satisfait de lui-51.

48
F. Dagorn, « Quelques ré exions sur les inscriptions arabes des nécropoles kairouan-
naises », Revue de l’Occident Musulman Méditerrannéen, 13-16, 1973, p. 239-258, signale
(p. 243) l’existence de sept épitaphes kairouannaises portant ce nom. Ces inscriptions
de stèles funéraires ont été répertoriées et publiées par B. Roy et P. Poinssot, Inscriptions
arabes de Kairouan, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1950-1983, 3 tomes; voir par exem-
ple les numéros 132, 496, 517, 555, 568 et 572.
49
R. Brunschvig, La Berbérie Orientale sous les Hafsides des origines à la Žn du XV e siècle,
Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien Maisonneuve, 1947, tome I, p. 89.
50
Combe, Sauvaget, Wiet, Répertoire Chronologique d’Epigraphie Arabe, Institut Français
d’Archéologie Orientale, Le Caire, tome XIII, p. 118-119, no 4969.
51
Al-’Abdar“, Riúla, éd. Al-Duktr ’Al“ Ibrˆh“m Karw“ et al-Duktr RuÒˆkir al-
Faúúˆm, Damas, Dˆr Sa’d al-D“n li l-ÿibˆ’a wa al-NaÒr wa l-Tawz“’, 1999, p. 59.
notes et documents 543

Son récit prouve que certaines personnes connaissaient très bien ce fonds livresque,
avaient conscience de sa richesse et n’hésitaient pas à le montrer au voyageur à
la recherche de la science. Cela est peut-être un re et du regain de la vieille école
de Mˆlik durant la seconde moitié du VIIe/XIIIe siècle52.
L’étude réalisée par S. Ghrab sur les manuels utilisés au VIIIe/XIV e siècle pour
la formation d’Ibn ’Arafa53 est, de ce point de vue, également très éclairante. Les
ouvrages de base des études juridico-religieuses restent, pour nombre d’entre eux,
ceux cités dans l’inventaire de 693/1293-94. On retrouve les deux recueils de úad“Æ-s
de Bu¢ar“ et Muslim, le Muwa  a" de Mˆlik, la Mudawwana de Saúnn, le TahÅ“b
deBarˆd’“, l’IrÒˆd d’al-Ma’ˆl“, etc. Les ouvrages mentionnés dans le ’Unwˆn al-Dirˆya,
recueil de biographies d’Ab l-’Abbˆs al-ýubr“n“ (m. 704/1304) consacré aux
savants de Bougie au VIIe/XIIIe siècle, viennent conŽ rmer cette constance54.
La vieille école kairouannaise est donc encore largement in uente en matière
d’interprétation juridique et elle continue d’être une référence pour nombre de
savants mˆlikites qui restent fermement attachés à l’orthodoxie. Cependant il est
important de souligner que, si Kairouan garde une certaine renommée dans le
domaine du Žqh, ce n’est que grâce à son conservatisme intransigeant. En ce qui
concerne le savoir, il est évident que la ville n’est plus le grand centre religieux et
culturel qu’elle fut. Les voyageurs qui, partant à la recherche de la science, ont la
volonté de s’arrêter dans les grands centres culturels aŽ n d’y obtenir le maximum
d’i[ˆza-s, ne s’attardent plus à Kairouan, auparavant passage obligé sur le chemin
de la Riúla55.

L’inventaire des manuscrits de la bibliothèque de la Grande Mosquée de Kairouan


est l’une des plus vieilles listes de ce genre à nous être parvenue56 et, ne serait-ce
que de ce point de vue, est un document inestimable. Il faut pourtant revenir sur
le caractère incomplet du manuscrit qui, certes a perdu deux de ses feuillets, mais
ne répertorie, par ailleurs, que cent vingt-cinq ouvrages. Or, les ouvrages conservés
aujourd’hui à Raqqada sous la mention « kutub min al-maktaba al-’at“qa », « livres de
la vieille bibliothèque », constituent un fonds plus de dix fois supérieur à ce nombre.

52
Sur ce regain du mˆlikisme, voir R. Brunschvig, op. cit., p. 288 et suivantes.
53
S. Ghrab, Ibn ’Arafa et le Mˆlikisme en Ifr“qiya au VIII e/XIV e siècle, Thèse présentée
pour l’obtention du Doctorat d’Etat, Université de Tunis I, Publications de la Faculté
des Lettres de la Manouba, 1996, p. 254 et suivantes.
54
Ab l-’Abbˆs al-ýubr“n“, ’Unwˆn al-Dirˆya f“ man ’urifa min al-’ulamˆ" f“ l-mˆ"iati al-
sˆbi’a b“jˆya, éd. Professeur Rˆbiú Bnˆr, al-Óiraka al-Wa aniya li l-NaÒr wa l-Tawz“’,
Alger, 1981.
55
Al-’Abdar“ (Riúla, p. 159) n’y séjourne que peu de temps et décrit surtout les autres
activités de la ville, Ibn Ba   a (Voyageurs arabes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1995, p. 380) comme al-T“[ˆn“ (M. A. Rousseau, « Voyage du Scheikh et-
Tidjani dans la régence de Tunis pendant les années 706-707 et 708 de l’Hégire (1306-
1309) », Journal Asiatique, août-septembre 1852) ne font même pas le détour par Kairouan.
56
Un inventaire de la même époque est mentionné par Y. Eche, op. cit., p. 314)
pour la bibliothèque al-Aúmadiyya d’Alep, mais notre document, qui est une mise à
jour d’une liste plus ancienne, témoigne de l’existence de ce genre d’acte juridique bien
avant le XIIIe siècle.
544 notes et documents

Ceci est probablement dû au fait que la liste de 693/1293-94 se contente de met-


tre à jour un acte plus ancien, mais il est étonnant qu’une telle initiative n’ait pas
été suivie d’un nouveau travail d’inventaire. On ne peut évidemment rien conclure
de certain : un document plus complet a peut-être existé et été perdu. Quoiqu’il
en soit, le fonds kairouannais ancien possède un très grand nombre de manuscrits
d’ouvrages de Žqh. Ceci n’est pas étonnant compte tenu du rôle majeur que Kairouan
a joué dans l’élaboration et la diVusion du mˆlikisme en Ifriqiya aux IIIe/IXe-
IVe/Xe siècles : ce maÅhab s’est imposé dans toute la région et fut l’école juridique
dominante jusqu’en al-Andalus. On trouve pour cela un grand nombre de recueils
de jurisprudence ( fatwa, nawˆzil . . .) des siècles suivants qui témoignent d’un eVort
constant d’interprétation des textes fondateurs devant les nouveaux problèmes ren-
contrés par la communauté. Ces textes57 restent, contrairement aux ouvrages
théoriques de la période d’élaboration, relativement méconnus. C’est à ces recueils
de consultations juridiques, constitués par des fuqahˆ" de petites agglomérations tou-
jours en contact les unes avec les autres, qu’il faut aujourd’hui s’intéresser car,
comme le disait très joliment J. Berque, ils abondent de « petits romans (. . .) {où}
l’histoire des mœurs trouverait son compte58 ».

57
Voir par exemple les textes mentionnés par S. Ghrab dans sa thèse, op. cit., t. I,
p. 58 et suivantes.
58
J. Berque, « En lisant les Nawˆzil Mazouna », Studia Islamica, 32 (1970), p. 35.

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