S Chaker 2018 Officialisation Du Berbère Par L'etat Algérien

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Accueil > Actualité > Officialisation du berbère par l’Etat algérien : (...)

dimanche 16 décembre 2018


par Masin

A l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire, l’association Tamazgha [1],


domiciliée à Paris, a donné un rendez-vous exceptionnel à la diaspora berbère le 1er
et le 2 décembre 2018. Programme varié, public assidu et revendications tous
azimuts dont les contours étaient la reconnaissance et la promotion de la langue, la
culture et le savoir berbère mais aussi la résistance et la lutte. Et pour ce, le
professeur Salem Chaker, spécialiste de linguistique berbère, a été l’invité
d’honneur. Il a inauguré le week-end de Tamazgha avec une conférence-débat
intitulée « Après l’officialisation de leur langue, les Berbères ont-ils encore un
avenir ? » [2] . En effet, le statut institutionnel accordé à la langue berbère en 2016
comme langue officielle par l’Etat algérien s’avère être une des questions les plus
complexes, les plus surprenantes dans l’histoire des langues en Afrique du Nord.
Un État de fait qui suscite beaucoup d’interrogations qu’a essayé d’élucider le
directeur l’Encyclopédie berbère, Salem Chaker.

Pour tenter de comprendre les enjeux relatifs à l’officialisation du berbère,


notamment par l’Etat algérien, il est nécessaire de rappeler le contexte
sociolinguistique qui a précédé cette institutionnalisation.

Etat des lieux

Pendant la colonisation française, les revendications identitaires berbères étaient


étouffées. Les premières demandes linguistiques et culturelles pour la
reconnaissance du berbère se sont transformées en une “crise anti-berbériste” qui
avait éclatée au sein du mouvement national en 1949. Cette crise a été provoquée
par “une falsification de l’histoire par la direction du PPA-MTLD qui a écrit dans
une mémorandum d’une cinquantaine de pages adressé à l’ONU, fin 1948, où il est
précisé que l’Algérie est une nation arabe et musulmane depuis des siècles [3].
Cette falsification de l’histoire n’a pas laissé indifférents les militants kabyles du
Mouvement national algérien tels : Bennaï Ouali, Amar Ould Hamouda et Rachid
Ali Yahia. Dans ces conditions, des tensions au sein du Mouvement national ont vu
le jour et nombre de berbéristes ont été liquidés physiquement. Suite à cette crise,
la question berbère est reléguée au second plan au profit d’une libération nationale
et d’une Algérie indépendante : "cette crise berbériste fut si traumatisante pour
l’organisation nationaliste dans son ensemble comme pour les militants kabyles
que ceux-ci n’osèrent plus renouveler l’expérience de peur de compromettre le
combat pour l’indépendance du Pays" [4]. En 1962, avec l’indépendance de
l’Algérie, l’idéologie nationale s’est clairement inscrite dans une logique
d’exclusion et de négation de l’identité berbère. Une négation qui s’est faite au
profit d’une conception arabo-islamique du peuple algérien. Du reste le discours du
président Ben Bella en 1963 "Nous sommes des arabes, nous sommes des arabes"
en dit long sur la stratégie politique mise en place depuis cette période comme si
l’unification de la nation passait naturellement par l’éradication du berbère. Salem
Chaker le résume si bien : " Au Maghreb, l’idéologie dominante, l’arabo-
islamisme, est globalement hostile à la langue berbère dont l’existence même est
souvent perçue comme un danger pour l’unité nationale ". Selon le professeur du
berbère, à partir des années 90, l’Etat a changé de stratégie étant donné que la
situation est devenue plus que jamais sensible, essentiellement après le printemps
berbère de 1980. Une stratégie plus ou moins tolérante qui a marqué le début de
l’institutionnalisation du berbère. Au niveau éducatif " l’Algérie a créé des
départements de, langue et culture berbères dans les deux universités situées en
Kabylie : Tizi-Ouzou (1990) et Béjaïa/Bougie (1991). A partir d’octobre 1995, ce
Pays a autorisé un enseignement facultatif du berbère dans les établissements
d’enseignement secondaire (collège et lycée) [5] ". Sur le plan juridique, le berbère
a accédé au statut de langue nationale en 2002, et en 2016 l’Etat algérien a procédé
à l’inscription de tamazight comme deuxième langue officielle, à côté de la langue
arabe, dans la constitution algérienne. Entre autres questions qui semblent
préoccuper le professeur Salem Chaker, celles qui portent sur la signification de
cette officialisation et la portée de cette évolution constitutionnelle. Autrement dit,
suite à ces dites "évolutions”, les Berbères sont-ils sortis de l’ostracisme et de la
minorisation ? Ces gestes étatiques garantiront-ils le maintien et la pérennité de la
langue berbère ? La réalité semble être plus compliquée que ce que l’Etat algérien
tente de faire croire. Si la langue berbère a pu résister, plusieurs paramètres sont à
prendre en considération, selon le professeur Salem Chaker. En l’absence de ces
paramètres, le berbère est voué à la disparition.

Les paramètres sécurisant une langue

La transmission intergénérationnelle

Une langue minoritaire n’induit pas un rapport avec son locuteur et n’est pas liée
seulement à l’ampleur de son utilisation. Marinette Matthey & Rosita Fibbi
affirment que le terme “minoritaire” se définit dans son rapport direct avec le
politique [6]. C’est-à-dire le degré d’investissement de l’Etat mis en place afin de
protéger une langue donnée de la disparition. Ceci dit, malgré la
constitutionnalisation de la langue berbère, le rapport que maintient l’Etat algérien
avec cette langue est un rapport de force : école foncièrement d’obédience arabo-
islamique. L’action politique nationale algérienne s’inscrit clairement en faveur de
la langue arabe. L’enseignement du berbère demeure alors facultatif et ancré en
grande partie en Kabylie, le reste dans les autres régions berbérophones,
principalement les Aurès : "Tout cela réduit quasiment à néant l’affirmation du
caractère "national" de tamazight. De facto, tamazight/amazighe est bien une
langue minoritaire à assise régionale [7]". En plus de l’utilité d’enseigner la langue
berbère au niveau national, le spécialiste de linguistique berbère, Salem Chaker,
avance que le rôle des femmes est primordial dans la transmission du berbère. La
femme est le pilier (tigejdit) de l’oralité qui a su préserver le corpus littéraire pour
ainsi assurer une meilleure transmission à ses enfants. Cependant, depuis qu’elle est
scolarisée, la femme berbère perd sa qualité de “gardienne de la langue”.

La géographie physique

Si les Berbères ont toujours su se préserver des vicissitudes des envahisseurs, cela
est dû en grande partie à leur position géographique. Un isolement rural de ces
sociétés qui a été bénéfique à leur épanouissement culturel et linguistique, car
l’inaccessibilité géographique (montagne ou désert) n’a pas facilité l’absorption du
berbère par les langues "majoritaires". Par ailleurs, cette situation n’existe plus.
L’exode rurale massif et l’immigration est un phénomène qui vide les grandes
régions berbérophones de leur substance comme c’est le cas du Rif au
Maroc, précise Salem Chaker.

L’autonomie socio-politique

La tradition socio-politique kabyle où le système d’autogestion était au cœur du


fonctionnement villageois n’est plus ce qu’elle était il y a 70 ans en arrière. Si à
cette époque, et depuis l’Antiquité, Tajmaât [8] décidait des affaires du village avec
un système de représentativité, des pratiques démocratiques ainsi qu’une séparation
de la foi des affaires de la cité, la situation n’est plus la même au jour
d’aujourd’hui. Les comités de villages, qui ont pris la place des assemblées de
villages, sont tombés entre les mains du régime algérien depuis les années 60.
Finalement, un dernier paramètre qui, pendant des siècles, a permis la survie de la
langue berbère est bien l’autarcie économique. Cependant, de nos jours,
l’industrialisation ne cesse de grignoter la surface agricole et artisanale qui faisait
que la Kabylie se suffisait à elle-même.

La langue berbère est plus que jamais “fragilisée”

Il est clair que tous ces paramètres objectifs qui, pendant des siècles, ont permis le
maintien et la résistance de la langue berbère, ont disparu avec la colonisation,
puis l’émergence des Etat-nations actuels : fin de l’isolement géographique,
effondrement des structures sociales traditionnelles, brassages et mouvements de
populations massifs, scolarisation à large échelle, actions permanente des médias,
intégration dans le marché national et mondial…, tous ces facteurs fragilisent le
statut réel de langue berbère qui dans ce nouveau contexte peut difficilement
résister à la pression des grandes langues présentes en Afrique du Nord, arabe
(classique) et français, mais aussi et surtout à la langue véhiculaire qu’est l’arabe
maghrébin [9] De ce fait, la politique d’institutionnalisation du berbère par l’Etat
algérien ne semble pas garantir la pérennité de cette langue étant donné que le
pouvoir en place n’œuvre pas pour la réhabilitation de ces paramètres socio-
politiques, économiques et linguistiques qui seuls peuvent sécuriser cette langue. Il
est nécessaire de rappeler que cette politique linguistique constitutionnelle doit être
accompagnée par la mise en place d’un dispositif et des dispositions (Boyer, 2001 :
77) [10] qui concernent en premier lieu les vraies opportunités d’enseignement,
c’est à dire de transmission et de maintien de la langue berbère à armes égales avec
la langue arabe sur tout le territoire national. Le spécialiste en linguistique berbère
ajoute qu’en dehors d’un enseignement de type immersif et massif dans un contexte
de domination et de minorisation qui est celui du berbère, on ne voit pas comment
on pourrait rééquilibrer les choses et donner des fonctions et une position à la
langue berbère pour qu’elle puisse rivaliser avec celle de l’arabe ou du français. Il
est si désolant de le rappeler mais, d’après Salem Chaker, seul 3% de la population
scolaire reçoit l’enseignement du berbère dans les écoles algériennes, et ce malgré
son institutionnalisation. Quelle est donc la signification de cette officialisation ?

La portée concrète de l’officialisation du berbère en Algérie

Le professeur Salem Chaker qualifie l’officialisation du berbère d’une attitude


totalement “surprenante” au vu du contexte idéologique et historique de l’Afrique
du nord. Elle s’inscrit, selon lui, dans le cadre d’une stratégie dont les objectifs sont
clairement la neutralisation par l’intégration et la reconnaissance très largement
symboliques : "C’est une arme à moindre coût de contenir une revendication, de la
limiter à sa dimension strictement culturelle et symbolique" [11]. Il arrive des
instants pendant la conférence où le professeur Chaker nuance et avance que c’est
une officialisation qui pourrait octroyer à la langue berbère une certaine légitimité,
mais il est convaincu que de là à remettre en cause les dynamiques
sociolinguistiques profondes qui traversent l’Afrique du nord, cela personne ne
peut y croire un instant. C’est totalement impossible, ajoute-t-il d’un air assuré. Le
professeur de linguistique berbère conclut sur la nécessité de manifester une grande
prudence quant à toutes ces formes de parades qui servent à éloigner les Berbères
de leur véritable cause.

Fetta Belgacem,
Doctorante en journalisme / IMSIC (EJCAM / Aix Marseille)

Notes

[1] Créée en 1993 par un groupe d’étudiants de la section INALCO Paris dont les
objectifs étant la lutte pour la reconnaissance des droits identitaires, linguistique et
politiques des berbères (voir le lien)

[2] Lors de la conférence, Salem Chaker a évoqué l’officialisation de la langue


berbère aussi bien par l’Etat algérien que par la monarchie marocaine (voir
présentation de la conférence sur Tamazgha.fr)
[3] Abdenour Ali-Yahia, La Crise Berbère de 1949. Portraits de deux militants :
Ouali Bennaï et Amar Ould Hamouda. Quelle identité pour l’Algérie ?, Barzakh
Editions, Alger, 2013, 295 pages. »

[4] Ferhat Mehenni, 2002, “Identités nationales et structures étatiques dans le


contexte méditerranéen”, Actes de la rencontre Kabylie-Catalogne, Editions
Berbères, p. 70.

[5] Salem Chaker,“Le statut (institutionnel et réel) de la langue berbère”, Centre de


recherche berbère

[6] Marinette Matthey & Rosita Fibbi, 2010, “La transmission intergénérationnelle
des langues minoritaires”, Travaux neuchâtelois de linguistique, n° 52, pp. 1-7

[7] Salem Chaker, 2016, "L’officialisation du berbère en Algérie


Fictions ou réalités", Tamazgha.fr : http://tamazgha.fr/Tamazight-dans-la-
constitution.html

[8] Elle peut être définie aussi par "Agraw" (Assemblée de village qui n’avait de
similaire que l’agora des grecques et le Forum de Rome)

[9] Salem Chaker, "Langue", in Salem Chaker (dir.), 28-29 | Kirtēsii – Lutte, Aix-
en-Provence, Edisud ("Volumes", no 28-29) , 2008 [En ligne], mis en ligne le 1er
juin 2013, consulté le 6 décembre 2018.
URL : http://encyclopedieberbere.revues.org/314.

[10] Henri Boyer, 2001, Introduction à la sociolinguistique, Dunod (Coll. Topos),


104 p.

[11] Propos de Salem Chaker lors de sa conférence-débat à


l’association Tamazghale 1er décembre 2018 à Paris.

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