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LES STRATÉGIES D'INNOVATION DES GRANDES FIRMES FACE À

LA COOPÉTITION
Philippe Baumard

Lavoisier | « Revue française de gestion »

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2007/7 n° 176 | pages 135 à 145
ISSN 0338-4551
ISBN 9782746219670
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http://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2007-7-page-135.htm
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!Pour citer cet article :


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Philippe Baumard, « Les stratégies d'innovation des grandes firmes face à la coopétition »,
Revue française de gestion 2007/7 (n° 176), p. 135-145.
DOI 10.3166/rfg.176.135-146
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DOSSIER DOI:10.3166/RFG.176.135-145 © 2007 Lavoisier, Paris.

PAR PHILIPPE BAUMARD

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Les stratégies d’innovation


des grandes firmes
face à la coopétition

L
Les situations dites a dimension coopétitive des stratégies des
« coopétitives »,
grandes firmes est telle aujourd’hui qu’on peut se
deviennent la logique
dominante de nombreux
demander s’il n’existe pas un intérêt à question-
secteurs industriels. Leur ner directement l’obsolescence des modèles stratégiques
particularité commune est utilisées par ces mêmes firmes.
d’entraver une stratégie Somme toute, l’héritage des différentes écoles de pensée
indépendante et de la stratégie d’entreprise reste fidèle à l’héritage de ses
discrétionnaire d’innovation
fondateurs. On y distingue toujours la firme de son envi-
en contraignant les firmes
à partager l’exploration
ronnement, et de ses concurrents. On considère toujours
et/ou l’exploitation d’actifs comme acquise l’idée qu’une stratégie se formule au
critiques avec des firmes sein de l’entreprise, sous l’égide de son conseil d’admi-
concurrentes. Cette nistration, pour servir ses buts, et dans l’alcôve secrète-
nouvelle donne
ment gardée de ses hauts échelons hiérarchiques.
« coopétitive » pose la
question de l’adaptation
De fait, les nouvelles écoles néo-institutionnelles ques-
des stratégies d’innovation tionnent la réalité d’une formulation interne de la straté-
des grandes firmes pouvant gie d’entreprise. Elles montrent comment ce que l’on
leur permettre de maintenir perçoit « le fait du Roi », du stratège, de l’équipe diri-
leur place dans le jeu geante, peut être le produit complexe d’emprunts ; d’ho-
coopétitif, sans perdre leur
mologies ; de discours circulants ; d’appropriation d’in-
capacité individuelle
d’innovation.
novations entendues d’un autre dirigeant ; ou encore de
modes managériales, comme le soulignaient si bien
Abrahamson (1991). Elles mettent en avant aussi bien la
force de façonnage de la « cage de fer » des institutions
(Abrahamson et Fombrun, 1992), que la capacité des
firmes à déformer, forger et dévoyer cette même cage de
fer institutionnelle pour servir ses intérêts stratégiques.
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Mais la firme reste la firme ; qu’elle soit processus de formulation des stratégies

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perçue comme le produit d’une négociation d’innovation des firmes, en s’appuyant sur
complexe entre ses parties prenantes dans deux domaines d’application : l’innovation
l’approche de la stakeholders theory ou de rupture et les menaces géostratégiques.
qu’elle soit simplement réduite au détermi-
nisme de ses ressources, à l’écologie de ses 1. Paradoxe, double contrainte ou
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environnements institutionnels et écono- simple dissonance ?


miques, dans les approches respectives de Les situations stratégiques dites « coopé-
la Resource Based View ou de l’écologie titives » (Bengtsson et Kock, 2000 ;
des populations. Elle reste « la firme » dans Brandenburger et Nalebuff, 1996) se carac-
le sens où l’existence d’une volonté cen- térisent par la présence simultanée, séquen-
trale, – ou d’une velléité pour les théories tielle, ou géographiquement distincte de
les plus sceptiques ou cyniques –, animée plusieurs firmes en situation à la fois de
par le concert conjoint ou disjoint de ses coopération et de concurrence. Pellegrin et
dirigeants et actionnaires – n’oublions pas Fenneteau (2007), dans ce même numéro,
la théorie de l’agence – constitue l’essence soulignent le caractère paradoxal de ces
même de l’ontologie d’une firme. situations, et le piège dialectique dans
Si nous admettons l’hypothèse d’une trans- lequel sont enfermées les firmes qui y sont
formation profonde de l’environnement contraintes. Qu’elles soient séquentielles,
compétitif en environnement « coopétitif », ou qu’elles soient géographiques, les straté-
ne conviendrait-il pas de s’interroger sur gies coopétitives renvoient de toutes façons
l’adéquation des processus de formulation à un ancrage ambigu de la firme dans son
de la stratégie traditionnels à une telle univers stratégique. Si on peut comparti-
configuration ? En d’autres termes, si la menter l’espace et le temps, on ne peut
supériorité technologique, économique et aussi facilement compartimenter une légiti-
stratégique d’une firme est le produit d’an- mité, une réputation, un capital de marque
crages ambigus qui lui sont exogènes, dont ou la découverte et l’exploitation d’un actif
elle partage l’ambition et les capacités de critique.
transformation avec des partenaires qui Le cas de l’industrie de défense américaine,
sont aussi ses concurrentes, faut-il conti- détaillé par Depeyre et Dumez dans ce
nuer à développer une pensée stratégique numéro (2007, p. 99) est à ce titre archéty-
endogène ? Ou faut-il conférer à la formula- pal : l’ambiguïté des systèmes coopétitifs a
tion de la stratégie le même caractère exo- été résolue par le client par le principe du
gène, la même ambiguïté causale, la même « winner take all », laissant au premier rang
équivocité qui caractérisent aujourd’hui la de l’appel d’offres le soin de gérer l’archi-
poursuite de l’avantage concurrentiel dans tecture d’interaction qui permettra de
la réalité des affaires, ou celle de la géostra- répondre à la demande, mais imposant une
tégie ? hiérarchie maîtrise d’œuvre - sous-traitance
L’objet de cet article, en explorant des pra- afin de préserver l’efficience de ce qui
tiques novatrices de formulation de straté- serait autrement des dyades compétitives
gies en Grande-Bretagne et en Californie, en situation de coopération forcée. L’orga-
est de discuter les évolutions possibles des nisation de l’industrie de la défense en
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« systèmes de systèmes » est bien sûr un avantages concurrentiels, dans la mesure

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élément moteur de ces nouvelles architec- où cette innovation sera in fine dévoilée,
tures imposées de coopération - concur- que la firme aboutisse au premier ou au
rence ; mais essayons de nous placer du second rang.
côté de l’industriel dans la perspective d’un Cette situation dite « coopétitive » s’est
caractère durable d’une telle configuration : généralisée à l’ensemble des industries sous
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doit-il intégrer ex-ante la donnée du partage l’effet conjoint de la globalisation et la


architectural ex-post, et ainsi adopter une transformation des systèmes techniques en
formulation de la stratégie qui intègre à la « systèmes de systèmes ». Elle devient une
fois l’interdépendance stratégique présu- condition sine qua none de collaboration
mée et la gestion conjointe de l’univers avec les nouvelles puissances que sont la
stratégique ? Ou doit-il adopter un mode de Chine et l’Inde, ou les puissances technolo-
formulation de la stratégie lui permettant de giques émergentes telles que l’Égypte. La
préserver ses objectifs concurrentiels, tout transaction concurrentielle, l’acte de vente,
en étant capable d’absorber la dimension s’accompagne systématiquement dans un
coopétitive de l’exécution des contrats environnement coopétitif d’une contrepar-
potentiellement remportés ? tie en apprentissage, que ce soit un transfert
Dans une perspective d’interdépendance de savoir direct sur la technologie acquise,
stratégique à la Philips (1960), la certitude ou une contrepartie plus géopolitique d’ins-
d’être en relation de concurrence ou de tallation de capacités R&D dans le pays
coopération dans le futur, soit en étant le client.
fournisseur de premier rang, soit avec le La coopétition au lieu de conduire à une
concurrent ayant obtenu cette position, architecture globale de coopération -
devrait encourager la firme à considérer la concurrence sur le développement techno-
double contrainte comme un élément logique, tend au contraire à renforcer
exogène de sa stratégie. Cette posture l’avantage asymétrique du client. Ce der-
stratégique conduit néanmoins à une nier est dans une position du faible au fort,
logique d’opportunisme stratégique, de l’apprenant à l’incombant, mais bénéfi-
comme l’illustre le cas de l’alliance Boeing cie de la forte codification des actifs, et
- SAIC qui remporte en 2002 le contrat des donc d’une capacité à retourner très rapide-
Future Combat Systems, présenté par ment la situation asymétrique à son avan-
Depeyre et Dumez (2007, p. 99 de ce tage. La relative liberté de déplacement et
numéro). Le coût de cet opportunisme stra- d’imitation des actifs entraîne une confi-
tégique est ressenti à l’échelon de second guration où l’ensemble coopétitif historique
rang, où Boeing - SAIC sont contraints à produit de l’innovation pour le nouvel
une situation de coopération avec General entrant.
Dynamics, un concurrent direct sur l’inté- Dans une telle configuration, une formula-
gration de systèmes. La logique de la tion de la stratégie d’innovation fondée sur
coopétition bute sur celle de l’innovation. une lecture par l’entrée de la firme, et de
Les firmes sont placées dans une situation son point de vue central, peut s’avérer
où il difficile de préserver la discrétion de désastreuse. Atkinson et Moffat (2005)
leurs actifs critiques, et donc leurs futurs soulignent l’incohérence qu’il y a à
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garder des systèmes de commandement, de l’intersection des segments et des compor-

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formulation des stratégies, qui maintien- tements des clients. L’introduction de
nent une logique hiérarchique et architec- YouTube, des technologies VoIP, la crois-
turale dans un environnement où la logique sance rapide de Google en sont des
d’innovation repose sur le caractère exo- illustrations.
gène, agile et informel de la production de Dans une telle situation, que peut faire la
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ruptures. L’industrie des télécommunica- grande firme ? Elle ne peut se soustraire à la


tions illustre cet emprisonnement : les opé- logique d’innovation architecturale, récur-
rateurs historiques fournissent les innova- rente, analytique, incrémentale, qui est à la
tions architecturales aux cycles longs qui source de son assise sur les marchés. Elle
servent d’appuis à des nouveaux entrants doit s’engager dans une stratégie d’innova-
plus agiles, qui prennent les positions les tion interprétative, agile, exploitant les asy-
plus rentables et les plus durables grâce à métries de connaissance et d’actifs que
des stratégies asymétriques. Tandis que les génèrent un environnement coopétitif.
opérateurs historiques comme AT&T, Richard Lester, dans un débat organisé par
Orange, DT subissent une situation de Dumez (2005, p. 70) suggère qu’il faut être
dégradation des revenus de leurs innova- capable d’engager la firme dans une
tions architecturales, les nouveaux entrants démarche interprétative, sans toutefois que
utilisent ces mêmes architectures pour cela se fasse au détriment de son architec-
introduire des innovations de rupture à ture analytique.

MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
Les observations conduites pour cet article ont été réalisées dans deux cadres distincts.
Le premier est celui d’un projet personnel sur le thème des méthodes asymétriques de
conduite stratégique. Il se rapproche d’une recherche intervention de type « recherche
de plein air » au sens de Berry et al. (2003) ayant pour but de découvrir des organisa-
tions intégrant des démarches asymétriques au sein de leurs processus de formulation
stratégique. L’ARAG m’a invité dans ce cadre à participer à un de leurs ateliers, orga-
nisé avec l’OTAN à Prague en mars 2007. Ces ateliers d’interprétation collective d’en-
jeux stratégiques sont conduits sous le principe du Chatham House Rule1 qui s’énonce
ainsi : « Lors d’une rencontre, ou partie de celle-ci, est tenue sous la règle de Chatham
House, les participants sont libres d’utiliser l’information qu’ils reçoivent, mais ne peu-
vent révéler ni l’identité ni l’affiliation des orateurs, ni de tout autre participant. »
Ce cadre a constitué une contrainte dans la mesure où la recherche ne pouvait porter que
sur le processus de formulation, et ne pouvait en aucun faire l’objet d’une divulgation
quand au contenu et aux objectifs de ses processus, pas plus qu’à une description de ses
acteurs. La recherche intervention sur les processus de formulation des stratégies des
firmes pose ce problème récurrent de la négociation de l’accès à la donnée primaire

1. http://www.chathamhouse.org.uk/about/chathamhouserule/
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(Benghozi, 1990) qui s’est doublé, dans ce cas spécifique, de conditions de maintien au

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secret dans l’accès aux données (Mitchell, 1993). Il a donc été ajouté à la participation
à ce processus de trois jours à Prague des séries d’entretien avec les organisateurs, avant
et après la tenue du processus.
La seconde étude de cas servant de support à la réflexion théorique a été menée à
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Berkeley pendant un séjour de recherche à l’université de Californie. Elle constitue à


proprement parler une « théorisation directe sur le terrain » au sens de Bartunek et Louis
(1996, p. 6). Le contact initial avec les laboratoires Intel-Berkeley a été réalisé dans le
cadre d’une recherche menée avec le soutien de France Télécom R&D sur les modèles
économiques disruptifs, menée à l’Institut de recherche en économie et en gestion de
l’université de Berkeley.
On ne peut parler d’un design de recherche « insider/outsider » (Bartunek et al., 1992)
dans la mesure où les séries d’entretiens et l’observation directe ont été menées à deux
reprises séquentielles, depuis l’extérieur, puis de l’intérieur de l’université de Californie.
Une partie de ses visites concernaient un projet de développement de technologies de
type RFID (senseurs) nanométriques combinant une ingénierie radiographique, biolo-
gique et mécanique en collaboration avec le BSAC (Berkeley Sensor and Actuator Cen-
ter2) de l’université. Cette partie de l’observation a permis d’obtenir une information
plus complète sur les processus de management de l’innovation de ce centre, qui par
ailleurs pratique une politique de source ouverte, et rend donc publique l’intégralité des
résultats de ses recherches. La recherche d’une quelconque validité externe n’était pas
le propos de cette instrumentation. L’ensemble des observations ci-après retranscrites
doivent donc être entendues dans un sens uniquement propositionnel.

2. Deux exemples de processus réflexion stratégique de long terme, et des


d’innovation coopétitifs préconisations de court terme pour son orga-
Les deux organisations que nous nous pro- nisation hôte et pour le gouvernement bri-
posons de commenter semblent avoir réussi tannique. L’ARAG est une organisation en
à concilier l’existence d’une architecture réseau, formée d’un groupe de noyaux, défi-
analytique d’innovation avec celle d’une nis comme des « mécanismes administratifs
organisation coopétitive de détection des qui fournissent un cadre d’accueil d’experts
ruptures. Il s’agit des laboratoires Intel-Ber- très variés pour répondre à un ensemble
keley3 et de l’ARAG britannique. L’ARAG d’enjeux spécifiques ». Travaillant à partir de
est l’Advanced Research and Assessment sources ouvertes, les experts de l’ARAG ani-
Group de l’académie de Défense britan- ment des réseaux de réflexion et de résolu-
nique4. Sa fonction est de fournir une tion d’enjeux stratégiques dans des

2. http://www-bsac.eecs.berkeley.edu/
3. http://www.intel-research.net/berkeley/
4. http://www.defac.ac.uk/colleges/arag
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domaines politiques, sociaux, économiques novation. Cette fois, les enjeux ne sont pas

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et militaires. En d’autres termes, l’ARAG est les menaces émergentes menaçant une
un centre de formulation de stratégie, endo- nation, mais les technologies disruptives
gène à son gouvernement, mais exogène à la pouvant remettre en cause les modèles éco-
fois dans sa constitution et dans le déploie- nomiques d’Intel, ou générer des innova-
ment de ses processus de formulation. tions de rupture, tout en conservant l’orga-
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Deux observations peuvent être faites nisation architecturale d’Intel, dans un


quand à son organisation : d’une part, la ensemble séparé. Comme l’ARAG, les
dimension coopétitive est endogène à son laboratoires Intel-Berkeley reposent sur un
organisation ; et d’autre part, elle ne dispose principe de sources ouvertes et sur le carac-
pas de deux processus conjoints en interne, tère exogène de ses ressources et de ses pro-
de formulation, et en externe, de recueil des cessus. Le laboratoire, situé à Berkeley, est
retours des systèmes d’interprétation composé pour moitié de chercheurs de
ouverts. L’interprétation des enjeux, la for- l’université de Californie, et pour moitié de
mulation des réponses et la pensée straté- chercheurs d’Intel. Il est fondé sur un
gique de l’organisation sont fondées sur la modèle de recherche collaborative et
réunion de groupes d’experts dont la diver- ouverte (RCO), qui entraîne l’abandon de la
sité est maximisée, tant d’un point de vue propriété intellectuelle par Intel, et par les
juridictionnel (industrie, gouvernement, chercheurs de Berkeley, afin d’encourager
recherche) que d’un point de vue géogra- des processus de collaboration qui s’éten-
phique (suivant le découpage coopétitif des dent à des organisations par ailleurs concur-
enjeux traités). Les experts invités à inter- rentes d’Intel. Dans cette configuration,
préter collectivement les situations straté- Intel soutient délibérément la découverte
giques sont ainsi systématiquement dans d’innovations de rupture pour l’ensemble
une situation de coopération et concur- de l’industrie, et contribue donc à en ren-
rence, pris individuellement, autant que forcer la logique coopétitive.
dans une logique de coalitions. En d’autres Les deux approches présentent de fortes
termes, la formulation des stratégies adé- similarités. Elles sont toutes les deux fon-
quates pour faire face aux ruptures géostra- dées sur un principe d’externalité. Plutôt
tégiques est le produit d’une interprétation que subir les transformations des architec-
coopétitive par les acteurs mêmes de ces tures technologiques émergentes, Intel, en
enjeux. L’expert invité à participer à cette coopérant avec la recherche publique de
formulation, qui peut être en situation de Berkeley, détient le leadership d’explora-
concurrence directe sur l’enjeu, bénéficie tion sur des technologies disruptives. Si la
de l’apport de l’intelligence collective, qui logique est coopétitive, et détachée de toute
constitue le système d’incitation à sa parti- logique de propriété intellectuelle, la firme
cipation à l’effort de formulation. maîtrise néanmoins l’orientation straté-
Le laboratoire Intel-Berkeley, dont le sys- gique de sa recherche. Un des premiers pro-
tème a été dupliqué à Pittsburgh et à Seattle, jets du laboratoire a ainsi été de développer
repose sur une conception similaire de for- un système d’exploitation de très petite
mulation coopétitive d’une stratégie d’in- taille pour les applications senseurs - cap-
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teurs de type RFID. La performance de ces but. Ces deux organisations suggèrent

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technologies progressent à deux fois la qu’une méthode de formulation de stratégie
vitesse de la loi de Moore. Elles constituent d’innovation dans un environnement
donc aussi bien une opportunité intéres- coopétitif repose sur la nécessité d’une for-
sante pour la firme, qu’une sérieuse possi- mulation coopétitive et préemptive, c’est-à-
bilité d’émergence de technologies disrup- dire une formulation de la stratégie qui ne
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tives menaçant ses positions acquises. repose pas sur une dialectique séquentielle
ou géographique de phases compétitives et
3. Enseignements pour la formulation coopératives, mais qui intègre la dimension
de stratégies d’innovation coopétitives coopétitive dans le processus de formula-
Ces deux organisations fournissent un tion lui-même.
exemple de processus de formulation de Goerzen et Beamish (2005) avait déjà mon-
stratégies qui intègrent la dimension coopé- tré l’intérêt de la firme multinationale à mul-
titive au niveau de la pensée stratégique. Au tiplier les points de contacts et à augmenter
lieu de subir une configuration de coopéti- leur diversité des partenaires au sein de ses
tion imposée, comme dans l’exemple SAIC réseaux coopératifs d’innovation. Ce fai-
- Boeing - General Dynamics, décrit par sant, ils n’avaient pas questionné la logique
Depeyre et Dumez dans ce même numéro dominante en amont de tels processus, c’est-
(2007, p. 99), elles contribuent à « forger la à-dire le passage d’une logique de pensée
cage de fer » (Abrahamson et Fombrun, stratégique individualiste à une logique de
2002) avant que celle-ci ne prenne forme, et pensée stratégique co-évolutionniste.
ne vienne bouleverser la logique straté- L’exemple d’Intel et de l’ARAG suggère
gique respective de leur industrie ou de leur que la préemption de la « cage de fer »
gouvernement. nécessite d’intégrer cette cage de fer dans le
Outre le caractère préemptif et homothé- processus de formulation lui-même. Cette
tique du processus de formulation à un futur intégration ne repose plus sur la manipula-
environnement coopétitif, ces deux organi- tion ex-ante des déterminants institutionnels
sations amènent des réflexions théoriques de l’industrie ou de l’environnement géos-
intéressantes sur la distinction habituelle- tratégique (l’influence ou le lobbying tradi-
ment établie entre stratégie, influence, et tionnel), mais sur l’interprétation coopé-
exécution. Aussi bien dans le cas de l’ARAG titive et partagée des futurs environnements
que dans celui d’Intel-Berkeley, l’acte de de coopération et de concurrence, ou la
formulation est aussi un acte de façonnage modification directe par ces principales pre-
des déterminants des futures - concurrence. nantes de l’évolution de cet environnement.
Tout en participant à la formulation de Ces approches permettent également de
réponses stratégiques (ARAG), ou de pro- résoudre par sa préemption le caractère
totypes rapides explorant les ruptures équivoque et paradoxal de la situation
offertes par la technique (Intel-Berkeley), future de coopétition. Le caractère
les organisations parties prenantes intègrent coopétitif d’un univers stratégique a pour
une conception du futur univers stratégique première conséquence une plus grande
dont l’animation initiale a été conduite par rigidité du système d’exploitation, pris en
l’organisation coopétitive générée dans ce étau entre la nécessité de retenues impo-
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sées sur les domaines de collaboration les nouvelles formes organisationnelles

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(« self restraining », voir dans ce numéro d’innovation. Lado et al. (1997) ont mon-
l’article de Depeyre et Dumez), et l’épais- tré l’intérêt de combiner coopération et
seur d’une architecture de collaboration, concurrence dans la recherche de rentes
souvent imposée par le client, qui com- technologiques, qu’ils nomment la « quête
bine, régule et compartimente coopération syncrétique » de rentes. Leur recherche
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et concurrence. Dans un tel contexte, l’ex- suggère qu’une organisation coopétitive


ploration nécessaire à la formulation de de l’exploration est supérieure aux
nouvelles stratégies se heurte à l’ensemble formes, prises indépendamment, compé-
de ces contraintes, entraînant des effets titives ou coopératives. M’Chirgui (2005)
imprévisibles dans la lourde structure de conforte ces résultats en montrant que
dépendance qui lient les firmes, et les l’industrie de la SmartCard doit la vélo-
conduisant parfois à l’échec (Henderson et cité et l’efficience de son système d’inno-
Clark, 1990). L’enjeu devient alors le vation à l’existence de liens étroits de
maintien d’une diversité suffisante dans le coopétition à l’amont et à l’aval de sa
réseau d’innovation afin de générer une chaîne de valeur.
variété suffisante de cognition ; mais ce Lenfle et Midler (2002) suggèrent qu’une
faisant, la firme prend alors le risque de compétition par l’innovation intensive
menacer la stabilité et la congruence de nécessite « la reformulation des probléma-
son réseau d’innovation structuré. tiques chemin-faisant », favorisant aussi
Granovetter suggère dans son article « La bien l’exploration conjointe que l’expéri-
force des liens faibles » (1973) que la faible mentation comme outil d’introduction de
densité et le caractère sporadique des variations. Intel-Berkeley poursuit la créa-
liens est ainsi plus appropriée à l’accès tion coopétitive de rentes futures, dans une
d’information externe. Les recherches de démarche entièrement fondée sur le proto-
Nooteboom et Gilsing (2004) suggèrent au typage rapide, et délibérément émergente.
contraire qu’une structure de liens à forte La direction de son laboratoire est tour-
densité est plus efficace pour l’exploration nante, tous les deux ans, et partagée tour à
dans une telle configuration. On retrouve ce tour entre un chercheur de Berkeley et un
même principe organisationnel dans les ingénieur d’Intel. Les équipes de
deux cas présentés : au lieu de recourir au chercheurs conjointes disposent d’une
sondage sporadique d’experts, comme liberté d’exploration et d’expérimentation,
pourrait le faire une organisation tradition- qui est ainsi renforcée par une rupture de
nelle de la stratégie d’entreprise, les deux commandement auto-infligée. L’ARAG
organisations reposent sur des réseaux confie l’animation des processus de formu-
d’exploration aux liens denses, récurrents, lation de stratégies de réponse à des enjeux
acceptant et exploitant la situation de critiques à des « associés » extérieurs, qui
coopération - concurrence. peuvent appartenir à des nations amies, non
Les succès obtenus par l’ARAG et par les pour le moins concurrentes sur des enjeux
laboratoires Intel-Berkeley corroborent géostratégiques critiques.
ainsi les recherches récentes menées sur
Les stratégies d’innovation des grandes firmes 143

CONCLUSION : POSITIVISME le plus souvent à la logique dominante, à

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CONTRE PRAGMATISME l’inquiétude de céder à une logique de
sources ouvertes les avantages tirés d’une
Comment faire évoluer les processus de
planification stratégique discrétionnaire.
formulation de stratégie d’innovation des
Starbuck (1995) suggère qu’un moyen de
grandes firmes ? Comme le montre les deux
canaliser cette créativité organisationnelle
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cas exposés, les situations de coopétition ne


est d’accentuer délibérément les variations
mènent pas nécessairement à la double
subies par l’organisation conduisant l’inno-
contrainte ou au paradoxe. En plaçant la
vation. Les idéologies managériales chéris-
logique de formulation de la stratégie d’in-
sent les variations, à condition que celles-ci
novation dans un ensemble de processus
s’opèrent de façon incrémentale à la marge
coopétitifs et exogènes, l’ARAG et Intel-
de la structure fondamentale de l’innova-
Berkeley ont démontré qu’il était possible –
tion. Il note que les firmes s’enferment ainsi
dans une logique d’action stratégique, de
dans un cycle routinier d’amélioration qui
recherche et d’obtention de rentes (techno-
renforce les cadres cognitifs dominants
logiques pour Intel, géostratégiques pour
des dirigeants, et maintient en place des
l’ARAG) – de générer co-construction pré-
erreurs de perception répandues dans
emptive des futurs environnements de
l’organisation.
coopétition qui ne repose plus sur la mani-
Les managers privilégieront toujours les
pulation discrétionnaire des déterminants
variations produites par leur système de
environnementaux ou des actifs critiques.
croyance, qui au lieu de mitiger leurs
L’obstacle à la mise en œuvre de tels pro-
erreurs de perception, renforcent au
cessus de formulation est probablement
contraire les croyances centrales de l’orga-
plus endogène que sociétal. La mise en
nisation (Baumard et Starbuck, 2005).
place de processus faisant à appel à une
L’ARAG et Intel dans un dispositif de pro-
logique de découverte ouverte, où les parti-
totypage rapide et de découverte par l’expé-
cipants à la formulation sont invités à
rimentation ont réussi à générer une inter-
prendre une position de passagers clandes-
disciplinarité dans leur processus de
tins, rémunérés par le gain en connaissance
formulation de stratégie (Badal, 2005) qui
qu’ils en retirent, réclame une véritable
contribue à nourrir et à régénérer de l’exté-
révolution culturelle au sein des dirigeants
rieur les rigidités perceptuelles et discré-
de ces organisations. Le gouvernement bri-
tionnaires de leurs organisations respec-
tannique, aussi bien qu’Intel, l’ont vraisem-
tives. Ces deux organisations ont
blablement réalisée.
probablement ouvert, par l’expérimenta-
Les environnements coopétitifs entraînent
tion, une voie prometteuse de recherche sur
une logique d’avantage concurrentiel qui
les processus organisationnels créant un
repose sur une capacité à créer des asymé-
avantage concurrentiel durable dans des
tries de connaissance dans des systèmes
environnements coopétitifs. Ces processus
ouverts, où coopération et concurrence sont
s’inscrivent délibérément dans une perspec-
simultanées. Ils réclament une créativité
tive stratégique plus interprétative que
dans les processus de détection et de créa-
positive, plus pragmatique que théorique.
tion de ruptures stratégiques qui se heurtent
144 Revue française de gestion – N° 176/2007

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