Le Cas Zemmour

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Des mêmes auteurs

Noël Mamère et Patrick Farbiaz :


Contre Valls. Réponse aux néoconservateurs, Les petits matins, 2016.
Changeons le système, pas le climat. Manifeste pour un autre monde, Flammarion, 2015.
Contre Zemmour. Réponse au Suicide français, Les petits matins, 2014.

Noël Mamère :
L’Écologie pour sauver nos vies, Les petits matins, 2020.
Les Terrestres, avec Raphaelle Macaron, Éditions du Faubourg, 2020.
Les Mots verts. Pour une écologie du langage (avec Stéphanie Bonnefille), Éditions de l’Aube, 2016.
Gens de Garonne, roman, Ramsay, 2000.
La Dictature de l’audimat, La Découverte, 1988.

Patrick Farbiaz :
L’Écologie populaire face au grand confinement, Éditions du Croquant, 2020.
Les Gilets jaunes : documents et textes, Éditions du Croquant, 2019.
Lettres rebelles, Le passager clandestin, 2014.
Désobéir au colonialisme, Le passager clandestin, 2013.
Couverture : Thierry Oziel
Maquette : Marie-Édith Alouf et Marie Dibe
Correction : Sandra Pizzo

© Les petits matins, 2022


Les petits matins, 10, rue de Chantilly, 75009 Paris
www.lespetitsmatins.fr

ISBN : 978-2-36383-341-9

Diffusion : Interforum – Volumen


Distribution : Interforum

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous


pays.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


NOËL MAMÈRE ET PRATICK FARBIAZ

LE CAS
ZEMMOUR
COMMENT EN EST-ON
ARRIVÉ-LÀ ?
Pour Ellie et Joseph,
pour qu’ils gardent les yeux ouverts
TABLE DES MATIÈRES
Des mêmes auteurs

Page de copyright

Page de titre

Dédicace

Avant-propos

Première partie - Le fond de l'air est brun

Deuxième partie - Un projet, une strategie, un mouvement

Troisième partie - La galaxie Zemmour

Quatrième partie - Zemmour mot à mot


Avant-propos

Le revoilà ! Sept ans après notre Contre Zemmour. Réponse au Suicide


français 1, qui se voulait à la fois coup de gueule contre la droitisation
rampante de la France et déconstruction d’un discours révisionniste de plus
en plus écouté, Éric Zemmour revient. Il a troqué le costume de l’écrivain
réac à succès contre celui, plus difficile à porter, d’homme politique. Grisé
par son succès médiatique, la fièvre sondagière et l’écho donné à ses
provocations multiples, l’homme se verrait bien président de la République.
L’histoire de la Ve République a certes montré que même des clowns
peuvent être candidats à l’élection présidentielle… Sauf que Zemmour n’est
pas un clown, mais un homme dangereux. Parce que nous le considérons
plus que jamais comme tel, nous avons décidé de revenir sur le « cas
Zemmour » en le resituant dans le contexte politique actuel.

Terreau fertile
Il suffit de considérer ce qui s’est passé dans notre pays depuis la
parution du Suicide français pour comprendre qu’Éric Zemmour n’a pas
prospéré seul. Il a « poussé » sur un terreau politique fertile, nourri à la fois
par les événements tragiques qui ont ensanglanté la France et par une
faillite de la gauche et de la droite confondues, dont les partis historiques
sont à l’agonie. De renoncements en lâchetés, ces derniers ont réduit le
champ politique, conduisant à l’affrontement entre Emmanuel Macron et
Marine Le Pen en 2017. Depuis, le premier a jeté aux poubelles le fameux
« en même temps » qui avait fait son succès pour braconner sans relâche sur
les terres de la droite (et au-delà) dans la perspective de 2022 ; la seconde a
supprimé de son vocabulaire les mots de son père pour mieux séduire ceux
que le premier tente de retenir… Mais ni l’un ni l’autre n’avaient prévu
l’arrivée de ce troisième larron qui bouscule l’ordre des choses tel un chien
dans un jeu de quilles.
Le Pen et Macron visent le même segment de clientèle et constituent
tous deux une imposture politique : elle reste d’extrême droite ; il n’a
jamais été de gauche et regarde toujours la France avec les yeux d’un petit-
bourgeois provincial qui enjoint aux chômeurs de « traverser la rue » pour
trouver du travail et pour lequel les aides sociales coûtent « un pognon de
dingue ». Le troisième larron, qui s’y connaît en imposture, fait monter les
enchères de ses obsessions et se voit déjà ramasser la mise à la fin de la
partie.
Quel est le résultat de cette compétition malsaine ? Un pays divisé
comme jamais, où le clash est une culture et le débat un archaïsme. Un pays
inquiet après les vagues terroristes qui l’ont endeuillé, aujourd’hui fragilisé
par une pandémie devenue un fait social total. Un pays qui voit se
rapprocher dangereusement la menace du dérèglement climatique, sachant
qu’elle n’attendra pas la génération qui vient pour se réaliser. Un pays miné
par la crainte du déclassement et malade de ses inégalités. Un pays où
certains ne font plus confiance qu’aux réseaux sociaux… C’est dire
l’ampleur de la régression démocratique et sociale qui est à l’œuvre dans un
contexte de rétrécissement inquiétant de nos libertés.
Tel est le décor politique de la France de 2022, dans lequel Éric
Zemmour espère jouer le premier rôle. Il s’y sent à l’aise et connaît son
texte par cœur, rabâché depuis Le Suicide français en 2014, jusqu’à La
France n’a pas dit son dernier mot 2, qui lui a servi de lancement de
campagne. Rien de plus facile, en effet, dans un monde fragilisé que de
souffler sur les braises du ressentiment, de crier à la submersion par l’islam,
de dénoncer la trahison des « élites » et de livrer en pâture des boucs
émissaires aussitôt perçus comme des menaces et des étrangers dans leur
propre pays.

Mécanique de la provocation
Éric Zemmour n’est pas le premier dans ce rôle : il arrive en terrain
connu. D’autres avant lui, à gauche comme à droite, ont joué à ce jeu
dangereux et continuent à se comporter en pyromanes prêts à brûler
cyniquement les vaisseaux de la démocratie pour leurs intérêts électoraux.
Dans cette atmosphère incendiaire, le chroniqueur multicarte est à son aise,
lui qui n’aime rien tant que mettre le feu aux poudres : 2022, c’est son
heure ! Il occupe l’espace médiatique pour multiplier les provocations et
s’installer dans le paysage comme une habitude. Il avance. Mais il serait
naïf de croire qu’il ne roule que pour son compte. Derrière cette façade qui
cherche à banaliser des horreurs pour les maquiller en évidences se
dissimulent des puissances économiques et politiques qui ont trouvé en
Zemmour le bon petit soldat au service de leurs intérêts. Tant qu’il plaira
aux foules, ils ne le lâcheront pas. Zemmour, leur idiot utile…
Ces forces, qui conjuguent l’intégrisme et le capitalisme conservateur,
ressemblent à s’y méprendre à celles qui ont ouvert les portes de la Maison-
Blanche à Donald Trump en 2016. Trump, le modèle de Zemmour. Comme
l’ex-président états-unien, il commence par une provocation, relayée de
préférence sur CNews – c’est là que cela fonctionne le mieux en raison de
l’audience –, aussitôt suivie de « débats » enflammés sur les chaînes
concurrentes d’information en continu. Puis quelques intellectuels et
philosophes de plateaux se précipitent pour gloser sur la nouvelle saillie du
jour, au nom de la « défense des valeurs » – et qu’importe s’ils le légitiment
un peu plus au passage. Puis lesdites provocations suscitent des éditoriaux
indignés à gauche, tandis qu’à droite on se demande : « Et si Zemmour
posait les bonnes questions ? », tout en prenant soin de garder ses distances
avec un homme qui sent tout de même le soufre. L’émission « L’heure des
pros », toujours sur CNews, assure le service après-vente ; Europe 1,
désormais dans le giron du groupe Bolloré, en rajoute une couche pour être
sûr que tout le monde a bien compris, et les réseaux sociaux font le reste.
Mission accomplie !
Le show est réussi. Zemmour fait le buzz et donne le ton. Au point que
les ténors à droite de l’orchestre politique n’interprètent plus que les
partitions de l’insécurité, de l’identité et de l’immigration et que, à gauche,
certains se taisent quand un syndicaliste policier ose affirmer devant eux :
« Le problème de la police, c’est la justice », tandis que d’autres, tel Arnaud
Montebourg, assimilent les étrangers en situation irrégulière à des
« délinquants » auxquels il faudrait interdire d’envoyer de l’argent à leurs
familles. Face à une telle confusion politique, Zemmour apparaît comme
celui qui remet de l’ordre ! Pour ce qui est des questions aussi existentielles
pour l’espèce humaine que le dérèglement climatique, l’effondrement de la
biodiversité, l’explosion des inégalités, on verra plus tard.

De quoi Zemmour est-il le nom ?


La machine infernale fonctionne à pleins tubes. Celui à propos duquel
Le Monde avait titré, à l’été 2021, « Présidentielle : Éric Zemmour, une
ambition qui intrigue » est devenu un fait politique qu’il faut analyser pour
ce qu’il est et pour ce qu’il dit de l’état de notre société. Pourquoi
Zemmour ? De quoi Zemmour est-il le nom ? Ces questions valent d’être
posées quand on voit prospérer sous nos yeux l’incarnation du cauchemar
français.
Si le pays est aussi divisé aujourd’hui, si la défiance est partout, si le
repli sur soi et les questions identitaires sans cesse remises sur le tapis tuent
les débats sur les questions sociales, pourtant prioritaires, si le poison du
complotisme gagne toutes les couches de la société, ce n’est pas la faute du
seul Zemmour. Celui-ci ne fait que profiter d’une situation délétère
entretenue par ceux qui prétendent le combattre. On ne peut donc analyser
son ascension sans l’inscrire dans ce contexte.
Qui aurait sérieusement envisagé sa candidature à l’élection
présidentielle au moment de la publication de son précédent best-seller ? Si
elle émerge aujourd’hui, c’est que quelque chose s’est brisé dans la relation
des citoyens à leurs dirigeants, dans leur rapport à la politique : le désir a
cédé la place au mépris et au ressentiment, cocktail détonant qui ouvre la
porte à tous les aventuriers. Zemmour est à la fois le symptôme d’un monde
qui refuse de voir son mode de vie se transformer et ses certitudes
s’effondrer, le résultat de tous les renoncements de la gauche et de la droite
républicaine depuis des décennies et l’héritage direct du macronisme. Il
n’est que l’arbre qui cache une forêt politique en décomposition.
Ce que nous écrivions en 2014 annonçait malheureusement ce que nous
vivons aujourd’hui. Parce que nous nous approchons dangereusement d’une
ligne rouge que l’on pensait infranchissable il y a encore quelques années, il
est indispensable de porter un regard critique et politique sur le contexte
dans lequel agit Zemmour, puis, comme nous l’avions fait pour le Suicide
français, de démonter le moteur de La France n’a pas dit son dernier mot,
ressassement d’obsessions, de haines et de révisions de l’histoire qui
trouvent malheureusement un écho dans une partie non négligeable de
l’opinion.
« Qui ne dit mot consent », dit l’adage. Cet essai se veut un manuel de
combat à l’usage des citoyens qui refusent de consentir à l’infâme.
PREMIÈRE PARTIE

LE FOND DE L’AIR EST BRUN


« Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie mais son
évolution en temps de crise. »
Bertolt Brecht

Éric Zemmour peut être vu comme un mini-iceberg dans l’archipel de la


contre-révolution nationaliste et ethniciste en cours. De l’Inde à la Turquie,
du Brésil à la Hongrie, de la Pologne à l’extrême droite italienne et à la
droite israélienne radicalisée, la montée en puissance des forces politiques
ou des régimes autoritaires et identitaires est une caractéristique de notre
époque. Donald Trump en a été le « porte-Twitter » mondialisé et Vladimir
Poutine en reste le « parrain ».

Le contexte international
Jamais, depuis la Seconde Guerre mondiale, le monde n’avait assisté à
l’accession simultanée au pouvoir de tant de forces réactionnaires ou
néoconservatrices. Leur modèle ? Le capitalisme autoritaire de la Chine,
caractérisé par un État fort « débarrassé » des contraintes de l’État de droit,
qui contrôle les affects de ses citoyens afin qu’ils soient tous « libres
d’obéir ». L’extension de ce domaine orwellien sur tous les continents n’est
pas un hasard. Des conditions objectives ont fait surgir ces monstres. Trois
transformations y ont contribué.
La première tient à l’accélération de la mondialisation néolibérale. En
donnant un pouvoir de plus en plus important à la finance capitaliste, hors
de toute forme de contrôle politique démocratique, elle a profondément
modifié les rapports de force entre classes dominantes et dominées. Cette
dynamique néolibérale affecte les politiques publiques. Elle est devenue si
puissante que, par la voix d’institutions telles que la Banque centrale
européenne (BCE), le Fonds monétaire international (FMI), l’Organisation
mondiale du commerce (OMC) ou la Banque mondiale, elle peut imposer
aux États-nations, ainsi qu’à leurs peuples, des conditions qui lui sont
favorables. Le chantage fait à la Grèce en 2013 – accentuer des politiques
de rigueur déjà dévastatrices ou sortir de l’euro – est à cet égard
emblématique. Ce processus de long terme de transformation des États
capitalistes, par lequel les mécanismes traditionnels du parlementarisme
sont marginalisés, aboutit à une sorte d’étatisme autoritaire censé résister à
ce que les néoconservateurs appellent « le déclin de la démocratie ».
Contrairement à ce qu’en disent ses thuriféraires, la mondialisation n’est
nulle part « heureuse ». Au contraire, elle alimente le repli sur soi, les
fractures sociales et ethniques au sein des peuples et des nations, que
Zemmour et l’extrême droite instrumentalisent en montrant du doigt les
« mondialistes », ennemis supposés des « patriotes ».
La peur qui suscite ce repli et ces fractures n’est pas qu’un sentiment.
Elle s’appuie sur des réalités. Les inégalités au niveau mondial n’ont cessé
de s’accroître. Les zones grises où règnent les mafias criminelles se sont
étendues. Les guerres de basse intensité prolifèrent, tout comme le racisme
et la xénophobie. Vingt ans après le 11 septembre 2001, ce qu’on appelait
« politique étrangère » s’est mué en politique intérieure mondiale. Le
terrorisme, les phénomènes migratoires et le réchauffement climatique sont
des questions qui se posent à chaque État. Mais, alors qu’elles impliquent
des réactions transnationales, la coopération tend à se réduire. Face à une
Organisation des Nations unies transformée en coquille vide, une étrange
valse s’organise donc entre des États-nations autoritaires aspirant à devenir
des empires et des entreprises multinationales fortes et sans contrôle,
devenues quant à elles des empires sans frontières.
La deuxième transformation est liée à la révolution numérique et à la
puissance des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Ces
multinationales sont aujourd’hui en situation de quasi-monopole dans leurs
secteurs d’activité. Selon un modèle économique qui pousse à consommer
toujours plus, elles agissent en prédateurs qui s’exonèrent des
réglementations internationales et étatiques (par exemple, le droit du
travail), refusent de contribuer au bien commun et aux services publics,
pratiquent une évasion fiscale systématique et refusent de payer l’impôt.
Même si Facebook s’appelle aujourd’hui Metaverse, ses pratiques restent
les mêmes sous un autre nom.
Partout dans le monde, les autorités publiques se sont laissé prendre de
vitesse par les Gafam, dont le poids économique et politique est devenu tel
qu’il met en danger non seulement les équilibres sociaux et
environnementaux, mais aussi les libertés individuelles et publiques et le
fonctionnement démocratique de nos sociétés. La révélation du projet
« Pegasus » a montré comment toutes les données de nos téléphones
portables peuvent être récupérées, transmises et utilisées par les autorités.
Dans une large indifférence, nous assistons à une mutation inquiétante vers
un « capitalisme de surveillance 1 ». Une société de contrôle se met en place,
avec l’assentiment de la classe politique et d’une partie du corps social,
anesthésié par la peur. Une peur qui va de pair avec la propagation des fake
news et des rumeurs circulant à la vitesse de la lumière sur les réseaux
sociaux. Du jour au lendemain, elles s’imposent comme des faits et
permettent aux complotistes de tout poil de délivrer des vérités alternatives.
En outre, la fracture numérique accroît le clivage générationnel : des
millions de personnes âgées voient leur monde se rétrécir quand les services
publics ne sont plus accessibles que par l’intermédiaire d’un écran. La
vitesse avec laquelle les algorithmes et l’intelligence artificielle s’imposent
à tous transforme radicalement notre rapport au réel. Dans cette société
digitalisée, il y a de moins en moins de place pour l’humain. La réaction,
somme toute normale, de certains est donc de se replier sur leur territoire et
leur famille… et d’accorder du crédit à ceux qui se prétendent hors du
« système » pour mieux le combattre.
La troisième transformation, structurelle, se trouve dans la réaction à la
montée inexorable du dérèglement climatique. Le « fascisme fossile 2 » est
devenu la bannière de ceux qui nient cette menace existentielle et veulent à
tout prix continuer à exploiter les énergies carbonées pour conserver les
parts de marché des majors pétrolières. Pour eux, le négationnisme est la
norme. L’extermination des peuples d’Amazonie dans le Brésil de
Bolsonaro, le gaz de schiste qui cannibalise les terres agricoles aux États-
Unis, les guerres, les coups d’État, la défense des dictatures : tout est bon
pour continuer d’extraire du gaz et du pétrole, au péril de la planète.
Comme TotalEnergies en Ouganda. Les États ratifient l’accord de Paris de
2015, mais leur impuissance et leur immobilisme sont si grands face à la
crise climatique et à ceux qui la provoquent que les experts du Giec
multiplient les alertes sans être réellement entendus. Et que l’on est en droit
de s’interroger sur les engagements de la COP 26, où les effets de tribune
ont masqué une hypocrisie criminelle pour les générations qui viennent.
Beaucoup de « bla-bla-bla », selon l’expression fameuse de Greta
Thunberg, et peu de résultats en vue.
Pendant ce temps, la crise climatique, avec son cortège d’inégalités
sociales, pousse déjà des millions de réfugiés hors d’Afrique, d’Asie et du
Moyen-Orient. Ainsi, la guerre en Syrie a trouvé en partie son origine dans
quatre années consécutives de sécheresse qui ont poussé les paysans vers
les villes. Et nous n’en sommes qu’au commencement. Selon les
projections de la Banque mondiale, 216 millions de personnes migreront
d’ici à 2050.
En France, l’addiction au nucléaire, encouragée par le soutien
d’Emmanuel Macron à ce puissant lobby, interdit tout débat rationnel sur la
question pourtant essentielle de l’énergie et freine le développement des
énergies renouvelables. Parmi ses alliés, Éric Zemmour, évidemment
climatosceptique. Il s’est converti au consensus gauche-droite sur les
supposées vertus du nucléaire, tout en récitant le nouveau mantra des
ennemis de l’écologie : « Les éoliennes, ça suffit ! », au nom de la défense
du patrimoine et du paysage de la France d’antan. Développer des mini-
centrales nucléaires dangereuses et productrices de déchets pour des
milliers d’années, en revanche, ne lui pose aucun problème…

Le contexte français
Le fric-frac électoral d’Emmanuel Macron en 2017 a acté l’explosion
des partis de gouvernement. Mais, loin de résoudre la crise de la
représentation politique, le macronisme a contribué à faire le lit d’Éric
Zemmour. En construisant un bloc libéral autoritaire avec les bourgeoisies
de gauche et de droite, dont l’objectif est la gestion des affaires et la
préservation des intérêts des plus aisés, il a participé à son émergence.
Le mouvement des Gilets jaunes a constitué une réponse des classes
populaires à ce pouvoir « à droite et à droite » – et non pas « ni de droite ni
de gauche ». Au-delà des revendications sur la taxe carbone et le pouvoir
d’achat, il s’est en effet mobilisé autour d’un triple enjeu : le droit au
respect, le droit à la dignité et le droit de décider. Emmanuel Macron a
bafoué les deux premiers ; entre « les ouvrières illettrées » et « ceux qui ne
sont rien », les insultes permanentes aux couches les plus défavorisées de la
population ont développé une hostilité sociale qui s’est traduite sur les
ronds-points et dans les manifestations du samedi. Quant au droit de
décider, il a pris la forme du référendum d’initiative citoyenne (RIC) :
contre la gouvernance verticale du monarque républicain et son mépris
social, l’exigence d’une démocratie réelle a rejoint les demandes de justice
sociale des débuts du mouvement.
Mais Emmanuel Macron n’a pas seulement insulté cette fraction de la
société. Parce qu’il est un idéologue libéral sans expérience du compromis
politique, il a appliqué dans tous les domaines une thérapie de choc, comme
il l’avait promis dans son livre Révolution. Le « président des riches » a
commencé par supprimer les comités d’hygiène, de sécurité et des
conditions de travail (CHSCT) et l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).
Il a loué les « premiers de cordée » du CAC 40 et des start-up et mis à mal
les aides sociales, à commencer par l’aide personnalisée au logement
(APL). Ce traitement imposé à haute dose avant la pandémie de covid-19 a
polarisé la société française comme jamais depuis la guerre d’Algérie. Éric
Zemmour bénéficie aujourd’hui de ce climat délétère.

La stratégie du choc social


La stratégie d’Emmanuel Macron a un but essentiel : en finir avec
l’« exception française » que constitue notre modèle social. Alors qu’Éric
Zemmour veut appliquer le programme de François Fillon en matière
économique, l’actuel président, lui, a largement mis en œuvre cette
politique de destruction du compromis des Trente Glorieuses, déjà bien
entamé par Nicolas Sarkozy et François Hollande. Il n’a cessé de lancer des
contre-réformes : atteintes au code du travail, privatisation accélérée de la
SNCF, réforme de l’assurance-chômage et des retraites… Jamais un
gouvernement n’aura été aussi loin pour briser les contre-pouvoirs dans les
entreprises et affaiblir l’ensemble des syndicats, y compris leur frange
réformiste. Le précariat est devenu la règle, la sous-traitance s’étend dans le
privé et, dans le public, une privatisation rampante s’exerce dans tous les
secteurs, notamment celui de la santé, où des lits ont été supprimés et des
services fermés, y compris pendant la pandémie de covid-19. Dans la
fonction publique, qu’elle soit d’État ou territoriale, le point d’indice n’a
pas bougé depuis dix ans. Le blocage des salaires empêche de facto
l’embauche des travailleurs de première ligne, comme les infirmières et les
aides-soignantes, tentées de se tourner vers le secteur privé. En même
temps, la financiarisation de l’économie et son contrôle par les
multinationales s’étendent.
La violence sociale et son corollaire, la souffrance sociale, sont vécus
d’autant plus fortement que les inégalités n’ont jamais été aussi fortes. La
suppression de l’ISF n’est, à cet égard, qu’une goutte d’eau dans les profits.
Le quatrième rapport sur les inégalités, publié en juin 2021 par
l’Observatoire des inégalités, précise que le taux de pauvreté est passé de
7,7 % en 2009 à 8,2 % en 2019, soit 5,3 millions de personnes qui vivent
avec moins de 885 euros par mois. Les jeunes adultes constituent la tranche
d’âge où le risque d’être pauvre est le plus élevé et pour qui la situation
s’est le plus dégradée en quinze ans. Sans compter les effets des
confinements sur leur santé mentale. Les 10 % du haut de l’échelle des
revenus touchent en moyenne 7,1 fois plus que les 10 % du bas. Le taux de
chômage des ouvriers non qualifiés est cinq fois plus élevé (17,7 %) que
celui des cadres supérieurs (3,5 % en 2019, selon l’Insee). Le macronisme
est une fabrique de pauvres.
La politique fiscale de ce quinquennat finissant a accru les gains des
privilégiés comme jamais sous la Ve République. Les dividendes des
multinationales reversés aux actionnaires ont augmenté en 2019 de plus de
60 %. Engie, qui a relevé le prix du gaz, a octroyé 1,3 milliard d’euros à ses
actionnaires en 2020, et Sanofi 4 milliards, alors que ces entreprises
reçoivent de l’argent des plans de soutien de l’État.
Le macronisme a, de fait, créé un séparatisme, qui n’est pas exactement
celui que le gouvernement agite en guise de leurre pour faire oublier les
dégâts sociaux de sa politique. C’est le séparatisme des riches : de plus en
plus riches, ils ont leurs écoles, leurs cliniques privées, leurs lieux de
vacances… Ils se séparent du peuple et se « retirent du monde », pour
reprendre l’expression du philosophe Bruno Latour.
Tandis qu’Éric Zemmour nous rebat les oreilles des quartiers « sous
contrôle islamique », nous assistons, muets, au développement de ghettos
de riches qui se barricadent dans le triangle Neuilly-Auteuil-Passy, dans la
banlieue ouest, sur le littoral ou dans certaines stations de ski… Des
enclaves dont sont exclus les pauvres, et même ceux qui travaillent pour les
riches, priés d’aller habiter plus loin.
Que ferait Zemmour président dans ce domaine ? Il continuerait à
l’identique ce programme néolibéral, en y ajoutant des mesures contre les
immigrés, comme la suppression de l’aide médicale d’État (AME) ou
l’imposition de quotas dans certaines professions… En réalité, il n’y a pas
si loin de Macron à Zemmour dans la défense de l’ordo-libéralisme.

La stratégie du choc sécuritaire


Depuis les attentats terroristes de 2015, le choc sécuritaire s’est étendu
au-delà de la question terroriste. La sécurité nationale, entendue comme une
valeur supérieure à l’État de droit, touche tous les domaines et s’appuie sur
un trépied : l’état d’exception, la brutalité du maintien de l’ordre et la
surveillance généralisée.
L’état d’exception dure depuis 2015. De l’état d’urgence (décrété le
13 novembre 2015 pour faire face au terrorisme et levé le 1er novembre
2017) à l’état d’urgence sanitaire (instauré par la loi du 23 mars 2020, levé
le 10 juillet puis remobilisé le 17 octobre jusqu’au 1er juin 2021 et encore
prorogé), la France aura vécu plus de la moitié de ces six années sous
l’empire d’un régime dérogatoire au droit commun. Une partie de cet état
d’exception a été intégrée dans le droit commun dès les premiers mois de la
présidence Macron. Les lois sur la « sécurité globale » et le « séparatisme »,
qui renforcent la criminalisation de groupes sociaux entiers, complètent cet
arsenal répressif. Elles autorisent une surveillance massive de la population,
un fichage étendu et un contrôle idéologique, telle l’injonction à adhérer
aux « valeurs de la République ». Peu à peu, chacun apprend à être contrôlé
en permanence, tenu en laisse par son smartphone.
Le gouvernement a fait le choix d’un maintien de l’ordre brutal et
disproportionné face aux Gilets jaunes et aux mouvements sociaux. Une
répression doublée d’une criminalisation. Des milliers d’arrestations et de
condamnations, des centaines de blessés, des manifestants mutilés, de
nombreuses comparutions immédiates, une utilisation intensive du LBD, de
grenades de désencerclement, le recours massif aux brigades de répression
de l’action violente motorisées (Brav-M) et à toutes les polices en soutien
aux CRS, les nasses, les journalistes bousculés et empêchés de travailler, les
gardes à vue et arrestations préventives, les gazages et matraquages
systématiques, les évacuations violentes, les drones et hélicoptères, le
déploiement de blindés… Le choix de la force et de l’affrontement est
toujours la tentation d’un pouvoir affaibli.
L’escalade répressive et l’utilisation intensive des moyens de police ont
encouragé les syndicats de police les plus radicaux, comme Alliance, à
pratiquer une surenchère qui a débouché sur la manifestation de mai 2021
au cours de laquelle on a entendu cette incroyable interpellation par le
secrétaire général de cette organisation syndicale : « Le problème de la
police, c’est la justice. » Pas étonnant, dans la mesure où gauche et droite
confondues coproduisent des lois sécuritaires depuis vingt ans. Elles
portent, en effet, la lourde responsabilité d’avoir accoutumé les Français à
vivre dans une société où le juge, garant de nos libertés, passe après le
policier, le préfet et le procureur, et où l’on n’est plus seulement jugé sur ses
actes mais sur son apparence ou ses intentions supposées. Pour reprendre
l’expression de l’avocat François Sureau, on laisse « aux chiens de garde le
soin de redessiner la maison 3 ».
Ce choix de la répression et de la violence policière est à l’œuvre depuis
longtemps dans les quartiers populaires et touche particulièrement les
pauvres, les précaires, les jeunes et les migrants. Il l’est également contre
les zones à défendre (ZAD) et les mouvements écologistes. Les victimes de
ces politiques ont des noms : Rémi Fraisse à Sivens, Adama Traoré à
Beaumont-sur-Oise, pour ne citer que les plus emblématiques. Si Éric
Zemmour arrivait au pouvoir aujourd’hui, il n’aurait plus qu’à piocher dans
cet arsenal répressif pour réprimer et diaboliser tout mouvement qui
s’opposerait à sa politique.

La société de vigilance
C’est dans ce contexte que le 8 octobre 2019, profitant de l’hommage
rendu à quatre agents de la préfecture de police de Paris tués par un
fonctionnaire musulman fanatisé, le Président a appelé à une « société de
vigilance ». Écoutons-le : « Une société de vigilance. Voilà ce qu’il nous
revient de bâtir. Savoir repérer au travail, à l’école, les relâchements, les
déviations. Cela commence par vous, fonctionnaires, serviteurs de l’État. »
Il était aussitôt relayé par son ministre de l’Intérieur de l’époque,
Christophe Castaner, qui s’interrogeait sur les hommes portant la barbe. Le
message était clair : méfiez-vous des musulmans, derrière chacun d’eux se
cache peut-être un terroriste ! Un an plus tard, la ministre de
l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, appliquera cette politique de
« vigilance » dans l’enseignement supérieur en appelant ouvertement à la
chasse aux « islamo-gauchistes » et au « wokisme », autres ennemis
supposés de la République et de l’universalisme, qui infesteraient les
universités et la recherche. Selon son collègue Jean-Michel Blanquer, cette
« idéologie » pèserait « sur la France et sa jeunesse », le ministre de
l’Éducation nationale ajoutant sans rire que « ces mouvements sont une
profonde vague déstabilisatrice pour la civilisation. Ils remettent en cause
l’humanisme, issu lui-même de longs siècles de maturation de notre
société ». Rien de moins ! Mais lui-même a trouvé encore plus radical au
marché de la surenchère avec Sarah El Haïry, secrétaire d’État chargée de la
Jeunesse et de l’Engagement : « Ce qui m’effraie encore plus que
Zemmour, c’est les discours intersectionnels. » Les obsessions de
l’essayiste réactionnaire seraient donc moins dangereuses que la « woke
culture » !
Mais de quoi parle-t-on ? Le wokisme ne constitue ni une politique ni
une idéologie construite et défendue par un mouvement organisé. Comme
l’expliquent Lénaïg Bredoux et Mathieu Dejean 4, le terme « woke », qui
signifie « éveillé », a émergé aux États-Unis à partir de 2014 et l’apparition
du mouvement Black Lives Matter (Les vies des Noirs comptent) après
l’assassinat par la police de Michael Brown à Ferguson (Missouri). Dans
l’imaginaire des luttes afro-américaines, il est un appel à la « vigilance »,
comme celui que lança Martin Luther King en 1965, dans son discours
« Rester éveillé pendant une grande révolution » (Remaining awake through
a great revolution). Depuis, cet appel à la vigilance s’est étendu à la
question des injustices sociales, des luttes pour le climat, des violences
policières et sexuelles, aux mouvements féministes… À toutes les
discriminations, en somme.
Aujourd’hui, en France, le « wokisme », tant détesté par nos nouveaux
réactionnaires déguisés en défenseurs de l’universalisme et de la laïcité
pensée comme une religion, n’est rien d’autre que l’expression du « réveil »
d’une nouvelle génération qui veut sortir du placard les sujets occultés
pendant tant d’années par une société qui a peur de se regarder en face.
Voilà pourquoi, poursuivent Lénaïg Bredoux et Mathieu Dejean, « tout le
temps perdu par le camp de l’émancipation sociale à se défendre d’être
woke ne fait que renforcer [l’emprise des adversaires du wokisme]. Il valide
aussi l’agenda de l’extrême droite et la diversion organisée par le pouvoir
pour éviter de débattre du creusement des inégalités, des effets de la
suppression de l’ISF, de l’avenir de l’école publique, de la colère des profs
un an après l’assassinat de Samuel Paty 5 ». On ne saurait mieux dire !
À voir comment s’enflamment les débats, il est facile de comprendre à
qui ils profitent. Éric Zemmour et l’extrême droite en font leur beurre,
tandis que les apprentis sorciers du macronisme finiront par payer la note
d’un tel cynisme.
Contrairement à la société « éveillée » que réclament ceux qu’ils
dénoncent, les promoteurs de la société de vigilance (qu’il faut traduire par
« surveillance ») instillent sans relâche le poison du soupçon. Au risque
d’ouvrir la porte à la délation, à la constitution de fichiers privés dans les
entreprises ou les institutions, à la mise en œuvre de « milices » citoyennes,
dont les premières victimes seront les personnes considérées comme non
conformes à la norme sociale.
En appelant à l’auto-surveillance et en multipliant les injonctions
sécuritaires, Emmanuel Macron et une partie de son gouvernement ont
encouragé la « zemmourisation » des esprits qui gangrène notre pays. Toute
personne pauvre, racisée, précarisée devient suspecte dans cette société
« vigilante ». Une société du « tous contre tous » que l’imprécateur n’aurait
plus qu’à institutionnaliser.

Un poison lent
Pour le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci, la tendance à la
« fascisation » prospère quand le pouvoir en place est confronté à un déficit
de consentement de la population et qu’il doit de plus en plus exercer son
autorité sous une forme répressive, au moyen de l’intimidation. Il suffit que
le pouvoir d’en haut joue cette carte pour que cette tendance s’exerce aussi
en bas. C’est ce que l’on observe notamment dans l’armée et la police.
Le mercredi 21 avril 2021, soixante ans jour pour jour après la tentative
de coup d’État des généraux liés à l’OAS, en pleine guerre d’Algérie, une
vingtaine de généraux à la retraite rendent public sur le site du magazine
Valeurs actuelles un appel au « retour de l’honneur » qui s’inscrit dans une
tradition historique putschiste, raciste et colonialiste. Les antiracistes
« racialistes, indigénistes, décoloniaux », dénoncés dans cet appel,
travailleraient à diviser la France et à déboulonner des statues. Les « hordes
de banlieues » seraient conquises par l’islamisme. Les black blocs
« encagoulés » déborderaient les forces de l’ordre. Lourd de menace,
l’appel se conclut par l’évocation d’une guerre civile et « l’intervention [des
militaires] d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs
civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire
national ». Il annonce même des morts par milliers ! Devenu une pétition, il
est signé par plus d’un millier de militaires. Son but ? Installer un climat de
guerre civile rampante dans le pays à l’approche de l’élection présidentielle
de 2022.
Quelques heures après la publication de cette pétition, Marine Le Pen et
Éric Zemmour se précipitent pour apporter leur soutien à ce millier de
signataires factieux. Une semaine auparavant, le même périodique avait
lancé un « appel à l’insurrection » signé de Philippe de Villiers. Puis, à la
suite d’un article de Mediapart 6 sur des documents internes à la promotion
2019 de l’École nationale de la magistrature, on apprenait qu’une enquête
était ouverte pour des inscriptions racistes telles que « La France aux
Français » ou « Dehors les Arabes » rédigées par des étudiants qui allaient
devenir magistrats quelques semaines plus tard.
C’est encore Mediapart qui a fait état de l’apparition de réseaux
néonazis dans l’armée 7, tandis qu’une librairie libertaire de Lyon, la Plume
noire, était attaquée par des identitaires et que le conseil régional
d’Occitanie était envahi, à Montpellier, par l’Action française. Comme l’a
écrit la Commission nationale consultative des droits de l’homme
(CNCDH) : « Tel un virus, le racisme mute et chaque mutation le rend plus
dangereux 8. »
La police aussi a ses séditieux. Le 19 mai 2021, à l’appel de syndicats
d’extrême droite, des milliers de policiers manifestent dans toute la France
et à Paris, devant l’Assemblée nationale, à la suite de l’assassinat d’une de
leurs collègues. En présence d’Éric Zemmour, de Manuel Valls et,
malheureusement, de quelques responsables de la gauche et des écologistes
égarés, ils s’en prennent directement à la justice, qu’ils accusent de laxisme,
et remettent en cause le principe fondamental de la séparation des pouvoirs.
La police, de fait, s’émancipe de plus en plus du pouvoir politique et du
droit – c’est-à-dire de toute forme de contrôle externe. C’est visible à
travers la radicalisation droitière des principaux syndicats policiers
(Alliance et Unité SGP Police-FO) et au nombre de violences policières
couvertes par la hiérarchie 9. Ajoutons à cela les envolées d’un Luc Ferry
appelant les policiers « à se servir de leurs armes » contre les Gilets jaunes,
et l’on comprendra mieux pourquoi la police est devenue un enjeu central
dans le débat présidentiel. Une police dont « la culture professionnelle et les
pratiques doivent être remises en cause », selon la CNCDH. Nous en
sommes loin !
Éric Zemmour a donc beau jeu de s’appuyer sur cette dangereuse dérive
d’une partie de l’armée et de la police, car elle constitue pour lui une double
entrée : d’une part, les révoltés réactionnaires veulent défier le « système » ;
d’autre part, ils aspirent au rétablissement de la « loi » et de l’« ordre ». Ce
mélange de fausse subversion et d’ultraconservatisme bien réel permet au
chantre du retour à la « France d’avant » de faire feu de tout bois.

Le complotisme d’en bas


La dégradation du débat public se caractérise aussi par la circulation des
thèses complotistes. Même s’ils n’occupent pas le même espace qu’au
e e
XIX siècle et au début du XX , quand le « complot juif » porté par Édouard
Drumont et Maurice Barrès ou la « conspiration des Sages de Sion » étaient
omniprésents, les récits conspirationnistes et racistes progressent de
nouveau grâce aux réseaux sociaux. Internet permet d’intégrer des
communautés de repli dans lesquelles on ne se sent plus seul, où par effet
de loupe on a l’impression qu’on est très nombreux à penser de la même
manière et qu’en conséquence on ne peut pas avoir tort. Les personnes qui
ont vécu un processus de désaffiliation sociale retrouvent dans ces
nouveaux « liens » un réseau de sociabilité qui les enferme, tel un piège,
dans le complotisme. En sortir signifierait un retour à l’exclusion sociale.
La théorie du complot utilise généralement un bouc émissaire : le Juif,
le musulman, l’Arabe, l’homosexuel… qui permet de repérer un ennemi
visible dans l’espace public et facilite la fusion entre le récit et la réalité,
comme on a pu le voir avec le siège du Capitole, le 6 janvier 2021 à
Washington, par des partisans de Donald Trump chauffés à blanc.
Ces théories se développent dans tous les domaines. Au moment du
premier confinement, le mouvement des Gilets jaunes et celui du climat
avaient convergé sur une demande d’espérance autour de ce mot d’ordre :
« fin du monde, fin du mois, même combat ». Cette convergence avait
débouché sur une multitude d’appels à un monde plus juste et plus humain.
Mais les deuxième et troisième confinements ont créé un climat d’éco-
anxiété tel qu’ils sont devenus le terreau d’une pensée nourrie par les
produits idéologiques les plus polluants. Dès l’automne 2020 fleurissaient
les théories conspirationnistes, obscurantistes, déclinistes. Là encore, l’ex-
président états-unien avait donné le la. Il refusait de porter un masque,
considérait le covid-19 comme une simple grippe, multipliait les
déclarations farfelues et désignait des boucs émissaires faciles en parlant de
« virus chinois ». Ses laudateurs ont vite pris le relais en désignant Bill
Gates, les Juifs et la maçonnerie comme les vrais coupables de la crise
sanitaire. C’est sur ce terrain qu’a proliféré la communauté « QAnon », en
produisant un récit selon lequel une « cabale pédo-sataniste et reptilienne »
voulait prendre le contrôle du monde et des esprits pour imposer sa
dictature nazi-sanitaire… Ce vent de folie – au sens propre – a traversé
l’Atlantique pour inonder l’Europe, où il alimente des débats hystériques et
violents sur les réseaux sociaux, que Zemmour tente de formaliser
politiquement.
DEUXIÈME PARTIE

UN PROJET, UNE STRATEGIE,


UN MOUVEMENT
Éric Zemmour est en quelque sorte un auto-entrepreneur politique. À
l’époque de la désaffection et de la défiance envers la politique partisane et
politicienne, il dispose d’un atout considérable : ne pas avoir de parti au
sens où on l’entend traditionnellement. Il en joue en se mettant en scène en
homme libre, sans attaches, authentique et sincère. Après Macron et dans
une certaine mesure Mélenchon, la formule de l’homme seul incarnant le
« dégagisme » des vieilles élites discréditées est en soi un atout. L’homme,
néanmoins, a un projet : la révolution conservatrice ; une stratégie : l’union
des droites ; un mode d’action et d’organisation lisible et efficace. Comme
l’actuel président de la République, il ne s’encombre ni de parti ni de
procédure démocratique : il contourne le système institutionnel en imposant
sa marque.

Un projet : les révolutions conservatrices

ANNÉES 1920 : L’ALLEMAGNE DE WEIMAR


Ce qu’on appelle la « révolution conservatrice » est un courant de
pensée avant tout culturel qui s’est développé en Allemagne après 1918, en
opposition à la République de Weimar, et qui se caractérisait par un refus de
la démocratie et du parlementarisme. Cette mouvance regroupait des
personnalités aussi différentes que les écrivains Thomas Mann et Ernst
Jünger, les philosophes Oswald Spengler et Martin Heidegger, le père de la
géopolitique Karl Haushofer, l’économiste Werner Sombart, le juriste Carl
Schmitt, le pédagogue Alfred Bäumler ou l’avocat activiste Edgar Julius
Jung. Ces auteurs réfléchissaient aux grandes questions de leur temps : la
technique, l’État, la ville, l’identité, la guerre, la crise religieuse, le
marxisme et le libéralisme, la justice sociale, la question nationale et
l’édification européenne, etc. Ils se réclamaient de l’idéalisme, du
spiritualisme, voire du vitalisme, et se proposaient de reconstituer une
société sur la base de communautés naturelles, structurées et hiérarchisées,
menées par une nouvelle aristocratie du mérite et de l’action.
Mouvement intellectuel, la révolution conservatrice renvoyait l’image
d’une droite ni libérale ni nazie et très modérément chrétienne. Elle fut
aussi une expérience existentielle d’une grande richesse avec ses
mouvements de jeunesse, ses organisations paysannes, ses « sociétés
d’hommes » et ses cercles religieux. Dans l’Allemagne de Weimar, le
conservatisme se vivait comme un mouvement révolutionnaire capable de
restaurer des valeurs et des institutions en crise ou disparues dans la
tourmente de la Première Guerre mondiale. Quoique non lié au nazisme, ce
courant en sema les graines en labourant le terrain intellectuel. Quant à Éric
Zemmour, s’il cite peu la révolution conservatrice, par peur de l’amalgame
avec l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, il en reprend en grande partie les
thématiques, comme on peut le constater de meeting en meeting.

ANNÉES 1980 : LES ÉTATS-UNIS DE REAGAN…

En 1980, Ronald Reagan arrive au pouvoir aux États-Unis, et avec lui


une nouvelle droite et un nouveau projet de révolution conservatrice. Cette
révolution n’est pas seulement politique, elle est d’abord économique,
culturelle et morale. Une partie du peuple états-unien, humiliée par les
revers au Vietnam et le recul de l’Amérique dans de nombreux domaines,
excédée par la révolte des soixante-huitards, part en croisade dès 1978
contre l’hégémonie des idées libérales. Le mouvement conservateur n’est
pas un parti, c’est d’abord, comme l’écrit Guy Sorman, « un état d’esprit
diffus, relayé par des intellectuels, des sectes religieuses, des associations
de citoyens 1 ».
Comme dans le cas d’Éric Zemmour aujourd’hui, il s’agit pour le
président états-unien – ancien acteur et gouverneur de la Californie –
d’incarner un mouvement de fond qui allie les intérêts des riches et des
pauvres. Pour ce faire, il amalgame des revendications disparates intégrées
à un récit sur la grandeur de l’Amérique, où l’on trouve pêle-mêle
l’interdiction de l’avortement, le rétablissement de la prière dans les écoles
publiques, l’abolition des quotas sociaux et de la politique de discrimination
positive, l’épuration des livres scolaires et, ce qui intéresse les capitalistes
au plus haut point, la réduction drastique des impôts et le démantèlement de
ce qu’il reste du New Deal rooseveltien.
Ce qui va faire le succès de Reagan a commencé en fait le 11 septembre
1973 au Chili, avec le coup d’État fomenté par la CIA et les généraux.
Installer Augusto Pinochet à la place de Salvador Allende n’avait pas pour
seul objectif de se prémunir d’une révolution populaire qui aurait pu se
répandre dans d’autres parties du continent, à l’instar du précédent de Cuba.
Il s’agissait surtout de promouvoir un modèle économique et social dont les
initiateurs étaient connus sous le nom d’« École de Chicago », dont le
« prophète » était Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976, père
de l’école monétariste, qui affrontait directement le keynésianisme et a
influencé des générations d’économistes. Au Chili, on les appelait d’ailleurs
les « Chicago Boys », formés à l’université pontificale de Santiago, dans le
cadre d’un partenariat signé en 1956 avec l’université de la capitale de
l’Illinois.
Sur ce modèle, la révolution conservatrice américaine alliera l’État
minimum, la morale et les nouvelles technologies – car les années 1980 aux
États-Unis sont aussi celles de Macintosh et de Microsoft, de la fin du
monopole d’IBM et des grandes chaînes de télévision, de la création de
fichiers informatiques de masse pour doper l’efficacité des campagnes
électorales, du développement des radios et télévisions locales chrétiennes
évangéliques. La gauche libérale, quant à elle, est encore dans l’ancien
monde, dominé par CBS, NBC, ABC et les meetings à l’ancienne. Les
reaganiens racontent leur histoire sur le ton du « c’était mieux avant » mais,
dans la réalité, ils se sont déjà adaptés au monde d’après et ils l’emportent
culturellement et politiquement.
Tel est aussi le pari d’Éric Zemmour.

… ET LE ROYAUME-UNI DE THATCHER
Le 3 mai 1979, Margaret Thatcher remporte pour la première fois les
élections générales au Royaume-Uni, alors qu’elle est peu connue de ses
concitoyens. Arrivée à la tête du parti conservateur quatre ans auparavant,
elle va gouverner durant onze ans et transformer durablement son pays avec
des recettes antisociales éprouvées. Résultat : de 1979 à 1992, on passera de
9 % à 25 % de la population vivant avec des ressources inférieures à la
moitié du revenu moyen, soit environ 14 millions de personnes !
La révolution thatchérienne va démanteler le pouvoir syndical en
l’affaiblissant durant la longue grève des mineurs, organiser la privatisation
de secteurs entiers de l’économie, notamment le réseau ferroviaire,
s’attaquer à l’hôpital public, déréguler le marché du travail, transformer le
régime fiscal britannique et « libérer » le secteur financier. Cette entreprise
de déconstruction sera poursuivie par Tony Blair, avec le New Labour, dans
les années suivant la démission de la Dame de fer.
Aujourd’hui, Valérie Pécresse comme Éric Zemmour se réclament de
l’héritage du thatchérisme.
ANNÉES 2016-2020 : TRUMP ET LE « BLOC BLANC »
À la surprise générale, en 2016, Donald Trump remporte l’élection
présidentielle aux États-Unis après avoir pris la tête du Parti républicain. Un
tournant.
En 2015, en France, ce sont les attentats terroristes qui marquent
l’année. François Hollande, avec la « déchéance de nationalité », tente de
courir derrière la droite et l’extrême droite. Vainement. Il en rajoute avec la
loi El Khomri sur le travail, avant d’être contraint de se retirer piteusement,
dans l’incapacité de défendre sa place de président. Avec l’aide de Manuel
Valls et de quelques autres, on peut dire qu’il a tué la gauche.
En 2016, aux États-Unis, Hillary Clinton a suivi sensiblement le même
parcours : snobant Bernie Sanders, la candidate démocrate propose la même
politique néolibérale que son mari, Bill Clinton, poursuivie par Barack
Obama et, déjà, Joe Biden. Donald Trump, le milliardaire médiatique,
décide d’aller directement au contact du peuple en s’adressant aux ouvriers
blancs délaissés par les démocrates. Il leur parle de fierté de l’Amérique, de
reconquête face au déferlement migratoire latino et aux Noirs
« délinquants ». Il y ajoute ce que Reagan n’avait pas osé : une misogynie
débridée et un sexisme assumé. Aux capitalistes, il promet des recettes
inspirées de ses prédécesseurs : État réduit au régalien, baisses d’impôts
massives et déréglementation, notamment en matière d’environnement,
avec, cerise sur le gâteau, l’exploitation sans entraves du gaz de schiste. Son
climatoscepticisme le sert : rien ne doit entraver les énergies carbonées – et
surtout pas la COP 21 et ses décisions absurdes… Sa coalition est
complétée par les bataillons des évangéliques. Bien qu’athée, le candidat
républicain n’hésite pas à donner une dimension religieuse à ses
promesses : en finir avec la Cour suprême et ses juges trop progressistes,
refuser l’avortement… Il désigne en outre un ennemi, la Chine, et ne
s’encombre guère des vestiges du multilatéralisme. Ses mesures sont
lisibles, claires, et, comme dirait Éric Zemmour, mobilisent « la bourgeoisie
patriote et le petit peuple ».
Le trumpisme est l’expression la plus achevée de la révolution
conservatrice de droite ayant détourné à son profit la révolte mondiale
contre les élites politiques, économiques et culturelles. La force du
45e président des États-Unis est d’avoir su séduire cette masse d’Américains
dont la vie a été bouleversée par la mondialisation capitaliste et la
désindustrialisation, atteints dans leur corps, leur famille, leur
environnement, leur territoire. Se sentant abandonnés par les démocrates, ils
se sont jetés dans ses bras. En 2016 comme en 2020, des millions
d’électeurs des États du Midwest ont rejoint l’électorat conservateur du sud
et de l’ouest des États-Unis. L’année de son élection, Donald Trump avait
recueilli 81 % des voix des évangéliques et 60 % de celles des Blancs
catholiques, pour beaucoup des non-diplômés de l’enseignement supérieur,
aux revenus modestes. Moins des cols blancs ou des employés de bureau (la
nouvelle classe moyenne) que des propriétaires de petites entreprises, des
entrepreneurs indépendants et des ouvriers qualifiés. À côté de cette base
populaire, de nombreux citoyens aisés, voire fortunés, ont rejoint Donald
Trump. Nombre de riches, en effet, n’ont pas de problème avec le
nationalisme blanc : du moment que les impôts baissent et que la
déréglementation se poursuit, leurs affaires sont préservées.
Le récit est le même des deux côtés de l’Atlantique. Les électeurs se
tournent naturellement vers ceux qui mettent des mots sur leurs maux et
leur montrent du doigt des boucs émissaires : Noirs et Latinos aux États-
Unis, Arabo-musulmans et Noirs en France.
Sur le plateau de « Face à l’info », sur CNews, le 6 janvier 2021, Éric
Zemmour le résumait ainsi : « Ceux qui ont déconstruit et finalement
désagrégé l’Amérique, ce n’est pas Trump, ce sont les mouvements des
années 1960 d’extrême gauche, qui naissent dans les campus américains
contre la guerre du Vietnam… En vérité, cette classe populaire américaine
attendait son champion, aucun n’osait lever l’étendard et affronter ces
mouvements de gauche qui tenaient les médias, la finance, les Gafam. Et
Trump s’est levé et il s’est battu. » Ce dernier n’est plus au pouvoir, mais
Zemmour, lui, y prétend aujourd’hui, d’où cette conclusion : « Les classes
populaires, et désormais les classes moyennes de tous les pays occidentaux,
vivent un double basculement : le grand remplacement et le grand
déplacement social. Ces deux mouvements vont continuer. Le populisme,
c’est le cri des peuples qui ne veulent pas mourir. Et ces peuples-là vont
continuer à se battre, et il faudra simplement qu’il y ait quelqu’un qui,
comme Trump, lève le drapeau et accepte de combattre pour ça. » Suivez
son regard !
Zemmour se réfère au trumpisme parce que ce dernier représente tout à
la fois un prêt-à-penser politique, un style de gouvernance et un mouvement
populiste qui cherche à s’affranchir de tout intermédiaire politique. La
rhétorique du trumpisme est simple et directe : elle refuse les idéologies
sophistiquées et réclame une forte ferveur pour le leader. Mais le
trumpisme, c’est aussi un contenu, mélange désinhibé de nationalisme, de
fierté blanche et de recherche de boucs émissaires, qui instrumentalise la
question identitaire à son profit.
Pour des sociétés apeurées par la fin de la suprématie de la civilisation
occidentale, Trump et son mouvement incarnent à la fois l’avenir et le rêve
américain sous sa forme viriliste et conquérante, auréolé du succès financier
et médiatique. Enfin, l’enthousiasme des électeurs états-uniens pour leur
héros, en dépit de tous les scandales qui l’entourent, a plus à voir avec un
fan-club qu’avec un parti, au point que les caciques du Parti républicain ont
été débordés par l’idolâtrie qui l’a entouré.
Le trumpisme a fait émerger ce que le sociologue Ugo Palheta 2 nomme
un « bloc blanc », qui a donné un aperçu de sa détermination lors de
l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. Pour ce groupe, il s’agit de
sauvegarder à tout prix la suprématie blanche, de consolider ses privilèges
et sa domination sur le reste des communautés.
Bien sûr, la situation états-unienne ne peut être transposée à l’identique
en France, mais les ingrédients propices à l’apparition d’un tel bloc existent
et servent de fond de sauce à la soupe de Zemmour. Il suffit pour s’en
convaincre de réécouter ce qu’il disait le 6 mai 2014 sur RTL : « Seules les
sociétés homogènes comme le Japon, ayant refusé de longue date
l’immigration de masse et protégées par des barrières naturelles, échappent
à la violence de la rue. » Il ajoutait : « Notre territoire, privé de la protection
de ses anciennes frontières par les traités européens, renoue dans les villes,
mais aussi dans les campagnes, avec les grandes razzias, pillages
d’autrefois, les Normands, les Huns, les Arabes. Les grandes invasions
d’après la chute de Rome sont désormais remplacées par des bandes de
Tchétchènes, de Roms, de Kosovars, de Maghrébins, d’Africains, qui
dévalisent, violentent ou dépouillent. » Fermez le ban !
Ce « bloc blanc » s’est déjà imposé au Brésil, où Jair Bolsonaro s’est
appuyé sur l’armée, les évangéliques et la population blanche pour
s’emparer du pouvoir. Malgré toutes ses dérives et sa désastreuse gestion du
covid-19, il bénéficie toujours d’un socle fort. On peut observer la même
chose en Colombie. En Europe, le Brexit s’est construit sur des bases
identiques, et des tendances similaires voient le jour au sein des droites
d’Espagne (où Vox et le Partido popular tendent à converger) et d’Europe
du Nord (où les partis d’extrême droite sont aux portes du pouvoir).
Trump et Zemmour ont ceci en commun qu’ils génèrent un
autoritarisme populaire, reposant sur deux phénomènes complémentaires :
la confrontation radicale et le consentement de la part d’une majorité
« silencieuse » à un ordre rétabli où « tout était mieux avant ».
Le trumpisme est le dernier étage de la fusée censée conduire le
candidat Zemmour au firmament du pouvoir, mais ce dernier n’a pas oublié
les leçons des révolutions conservatrices des années 1920 et 1980 pour
mener à bien son projet d’union des droites.

Une stratégie : l’union des droites


En 2016, quatorze ans après la publication de son livre Le Rappel à
l’ordre 3, l’historien des idées Daniel Lindenberg faisait le point sur la
montée en puissance du néoconservatisme : « C’est bien au cœur du champ
politique et médiatique, et non plus seulement à “Saint-Germain-des-Prés”,
que le catéchisme néoréactionnaire prospère. On continue pourtant de
l’euphémiser alors qu’il prend de moins en moins de gants. L’infatigable
Patrick Buisson aidant, il existe désormais un continuum qui va de l’aile
dure de la droite républicaine aux Identitaires en passant par Philippe de
Villiers, l’hebdomadaire Valeurs actuelles, le site Figaro Vox et l’inévitable
Éric Zemmour. Pour citer ce dernier, qui a entre autres qualités le sens de la
formule, il ne s’agit de rien moins que de “déconstruire les
déconstructeurs”. En clair, d’en finir avec les principes issus de 1789. Et
pourtant on continue à parler benoîtement de “déclinisme” à propos de cette
révolution conservatrice qui avance désormais à visage de plus en plus
découvert. On persiste à jeter un voile sur des discours malsains 4. »
L’analyse demeure d’une confondante actualité.
L’ambition d’Éric Zemmour est de conquérir le statut d’idéologue en
chef d’un Mai 68 à rebours qui passe par une guerre culturelle dont il se
veut le porte-parole. Il s’appuie sur la crise morale, identitaire et sociale qui
mine nos valeurs démocratiques pour tenter une recomposition des droites
qui passerait par la fusion d’une partie des Républicains, des orphelins de
François Fillon et des déçus de Marine Le Pen. Il se voit comme la
passerelle obligée entre la droite extrême ou « hors les murs » et l’extrême
droite. Le 28 septembre 2019, il présente ainsi sa stratégie à la Convention
de la droite, organisée par Marion Maréchal : face à la « guerre
d’extermination contre l’homme blanc hétérosexuel », il faut réaliser une
union des droites pour défendre « le seul ennemi à abattre, le seul à qui on
fait porter le poids du péché mortel de la colonisation, de l’esclavage, de la
pédophilie, du capitalisme et du saccage de la planète. Le seul à qui on
interdit les comportements les plus naturels de la virilité depuis la nuit des
temps ». Devant tant de périls, il importe en somme de construire un « bloc
pour la conservation et la pérennité de l’identité française ». Ce que nous
nommons le « bloc blanc ».
Derrière cette défense de « l’homme blanc hétérosexuel et catholique »,
c’est bien l’immigré et le musulman que le polémiste entend accuser : « En
France, comme dans toute l’Europe, tous nos problèmes sont aggravés par
l’immigration : école, logement, chômage, déficits sociaux, ordre public,
prisons […]. Et tous nos problèmes aggravés par l’immigration sont
aggravés par l’islam. C’est la double peine. » Aux héros revendiqués d’Éric
Zemmour – Louis XIV, Napoléon, Charles de Gaulle et Charles Maurras –
il faut ajouter… François Mitterrand, puisque son idée fixe est d’inverser le
modèle stratégique de l’union de la gauche en promouvant l’union des
droites, c’est-à-dire la coalition de la « bourgeoisie patriote » conservatrice
et des classes populaires sans boussole. Après avoir pris d’assaut la SFIO,
Mitterrand avait en effet transformé ce qui restait de la vieille maison
vermoulue en machine de guerre électorale. Éric Zemmour rêve de faire de
même avec Les Républicains (LR), tout en donnant le baiser de la mort au
Rassemblement national (RN). Les premiers refusent, mais le parti est en
décomposition. Difficile, dans ces conditions, d’empêcher les fuites vers
celui qui regroupe autour de lui les petites chapelles de l’extrême droite et
qui a créé une dynamique médiatique propre à contourner cet obstacle.
Ce projet d’union des droites ne date pas d’aujourd’hui. Patrick
Buisson, Philippe de Villiers et Éric Zemmour y pensent depuis longtemps.
Dans Les Inrocks, Julien Rebucci a raconté par le menu cette quête de
l’unité des droites 5. « Le bon, la brute et le truand », comme les a rebaptisés
le journaliste, ont pris pour habitude de se retrouver régulièrement au
premier étage du restaurant La Rotonde, à Montparnasse. Dans le rôle du
théoricien, Patrick Buisson veut convaincre ses deux acolytes de se mettre
en avant, de s’engager. Il développe sa conception 6 selon laquelle il y aurait
trois peuples : le demos, l’ethnos et le peuple social. Le premier est celui de
la communauté civique : il constitue l’État-nation mais, avec la
mondialisation, il a été dépossédé de sa souveraineté. Le deuxième, peuple
de référence de Buisson, auquel s’adresse le discours de l’identité nationale,
partage par filiation ou par éducation un univers commun de références, de
valeurs et de comportements : c’est celui qui habite le « village
coutumier », où le clocher de l’église symbolise l’appartenance chrétienne.
Le troisième, le peuple social, ou peuple-classe, autrefois représenté par le
PCF et la CGT, voit aujourd’hui sa puissance symbolique contestée par son
déclassement social et le déclin de l’industrie, mais aussi par les migrations
et le féminisme, qui lui font perdre sa force originelle et sa diversité. Dès
lors, le « bloc blanc » se doit de réunir les trois peuples en les réarmant
moralement et idéologiquement et en leur désignant un ennemi :
l’islamisme, cheval de Troie de la décomposition du peuple français.
Devant « l’évaporation des formes politiques partisanes », Patrick
Buisson prédit : « Ce qui va se passer aura lieu en dehors des partis. Une
nébuleuse prend corps. » Tandis qu’Éric Zemmour constate, non sans
arrière-pensées quant à son destin : « Pendant vingt ans, j’ai pensé que le
paysage politique français allait se recomposer autour du clivage de
Maastricht. Cela ne s’est pas fait. Personne n’a osé être Mitterrand, s’allier
avec le Front national pour récupérer l’électorat populaire. »
La jeune garde d’extrême droite, représentée entre autres par Geoffroy
Lejeune, est sur la même ligne. Dans un récit fictionnel inspiré de faits
réels 7, il imagine Zemmour candidat à la présidentielle. Il raconte ce
déjeuner à la Rotonde : « Marine Le Pen est de gauche, Sarkozy est un
traître, Hollande est mort, explique ce jour-là l’idéologue Patrick Buisson à
ses convives. Il y a un espace pour toi, Éric. La solution, c’est toi qui l’as
entre les mains. Ta mission te dépasse. » Cette stratégie est confirmée par
un autre sabra, Alexandre Devecchio, journaliste au Figaro : « Un candidat
gaullo-bonapartiste, dont on ignore encore aujourd’hui le nom, pourrait
rassembler sur une ligne populaire, souverainiste et conservatrice. » Pour
ses amis comme pour lui, il s’agit de trouver un « Macron populiste, en
quelque sorte. Le camp progressiste défait en 2022 ou après, le visage de la
France mais aussi de toute l’Europe en serait fondamentalement
transformé 8 ».

Au carrefour de trois courants


Cette stratégie d’union des droites est donc ancienne et prouve encore
une fois qu’Éric Zemmour n’avance pas seul. Il se situe ainsi au carrefour
de trois courants.
D’abord, les « nostalgériques » de la colonisation. Anciens de l’OAS
enracinés dans le sud de la France, ces militants considèrent non seulement
que le bilan de la colonisation est « positif », mais qu’il s’agit maintenant de
combattre pied à pied « ceux qui nous envahissent ». De Perpignan à Nice,
de Suresnes à Toulon, des dizaines de villes refusent d’appliquer la loi sur le
19 mars 1962 et laissent s’installer plaques de rues, stèles et musées à la
gloire de l’OAS et de l’Algérie française… Ce sont les mêmes qui ont
dénoncé Emmanuel Macron quand il s’est rendu au pont de Bezons, le
16 octobre 2021, pour saluer la mémoire des victimes algériennes du
massacre du 17 octobre 1961 – 148 morts, selon les historiens – alors que le
Président s’est malheureusement contenté de déclarer : « Les crimes
commis cette nuit-là sous l’autorité de Maurice Papon sont inexcusables
pour la République. » Comme si ce dernier avait agi seul et non en tant que
préfet de police de Paris, sous les ordres d’un ministre de l’Intérieur, d’un
Premier ministre et d’un président de la République…
Deuxième courant : les identitaires. Ce groupe exalte l’identité française
contre ceux qu’il accuse de vouloir contaminer la nation française. Ses
membres estiment que la France doit se défendre pour préserver son sol de
l’« invasion » islamique. Ils recrutent notamment chez les jeunes, tel le
mouvement Génération Z, qui soutient la candidature d’Éric Zemmour à la
présidentielle. Même si le polémiste se distingue de ceux qui prônent par
ailleurs les identités régionalistes – contraires au souverainisme et au
nationalisme exacerbés de l’admirateur de Barrès et de Maurras.
Le troisième courant, enfin, est celui des catholiques intégristes et
nationalistes, qui cherchent dans les racines de l’Europe judéo-chrétienne le
moyen de redonner une mission civilisatrice à la France éternelle. La
France des beaux quartiers et des terres traditionalistes, comme la Vendée,
constitue leur base territoriale. Ils s’organisent à travers les phalanges du
Printemps français ou de Civitas. La loi sur le mariage pour tous a été
l’occasion de les faire sortir de la marginalité et de constituer autour d’eux
un climat propre à façonner une opinion militante mobilisée, animée par la
volonté d’en découdre, ici et maintenant, avec ce monde qu’ils estiment
décadent.

De la Restauration au « rappel
à l’ordre » : la guerre idéologique
En fin de compte, comment en est-on arrivé à l’émergence de la
« pensée Zemmour », ce bric-à-brac idéologique des nouveaux réacs ?
Outre les révolutions conservatrices évoquées plus haut, il nous faut
considérer notre propre histoire pour comprendre que le projet d’union des
droites porté par Éric Zemmour vient de loin. Produit de l’idéologie
française et du travail intellectuel de l’extrême droite, il se développe dès le
e
XIX siècle, à partir de la Restauration, en coalisant différents courants
opposés à la République. La Révolution française constituant le mal absolu,
toutes ses valeurs doivent être combattues pour que la roue tourne dans le
sens contraire de l’histoire.
Au XIXe siècle, les réactionnaires comme Joseph de Maistre ou Édouard
Drumont parviennent ainsi à fédérer des courants d’opinion puissants. Si
Émile Zola et Jean Jaurès se révèlent comme les porte-étendard de
l’intelligentsia libérale et de gauche dans l’affaire Dreyfus, ils sont
minoritaires face à la droite antisémite de l’époque et au sein d’une gauche
sensible aux sirènes nationalistes, rétive à la défense des droits humains.
Comme l’a montré l’historien israélien Zeev Sternhell, la synthèse du
socialisme et du nationalisme se réalise d’abord en France, avant d’essaimer
en Italie et en Allemagne. Charles Maurras considère par exemple Pierre-
Joseph Proudhon, le théoricien de l’anarchie, comme le père d’un
socialisme français compatible avec sa doctrine royaliste.
Les années 1930 donnent du grain à moudre à cette extrême droite
divisée entre réactionnaires classiques, amis du colonel de La Roque
(président des Croix-de-Feu puis du Parti social français), et fascistes issus
du PCF, organisés dans le Parti populaire français de Jacques Doriot, mais
déjà alimentée par une constellation d’intellectuels et d’hommes de plume
dévoués. Entre 1940 et 1945, la nébuleuse de l’extrême droite se réunit à
Vichy, sous l’égide de Philippe Pétain, mais la tache de la collaboration va
la marginaliser durant un quart de siècle. C’est le poujadisme et le combat
pour l’Algérie française qui la font resurgir, sans que cela se traduise
durablement en une force politique. Quelques intellectuels autour d’Alain
de Benoist, très influencés par la lecture de Gramsci (pourtant d’un bord
radicalement opposé), considèrent alors qu’il faut régénérer la pensée de ce
courant politique déliquescent en l’adaptant au monde moderne. Ils se
réunissent les 5 et 6 mai 1968 et fondent le Groupement de recherche et
d’études pour la civilisation européenne (Grece) 9, qui se définit comme
« une société de pensée à vocation intellectuelle ».
Alain de Benoist et ses amis souhaitent influencer la droite française en
élaborant une « nouvelle culture de droite » selon un corpus idéologique
cohérent, mélange de tradition judéo-chrétienne et d’idéologie marxiste, et
en proposant une vision du monde capable d’affronter la pensée dominante.
Pour y parvenir, les membres du Grece abandonnent le champ de la
politique proprement dite au profit de ce qu’ils appellent la
« métapolitique », qu’ils définissent comme « le domaine des valeurs ne
relevant pas du politique au sens traditionnel du terme, mais ayant une
incidence directe sur la constance ou l’absence de consensus social régi par
le politique 10 ». C’est ainsi que le Grece approfondira un certain nombre de
thèmes autour des inégalités, du différentialisme et de l’ethnicité, irriguant
la droite et l’extrême droite durant des décennies.
Un autre cercle intellectuel, le Club de l’horloge, créé par Jean-Yves Le
Gallou et Bruno Mégret en 1974, travaille sur le même mode que le Grece,
mais dans une version nationale-libérale et non païenne. Son projet :
réaliser l’union entre les différents courants de la droite. Alain Madelin le
fréquente. Ministre en 1986, il prend à son cabinet Michel Leroy, le
secrétaire général du club, comme chargé des études et discours.
Le Club 89, fondé par Alain Juppé, présente un point commun avec le
Club de l’horloge. Avec des objectifs plus politiques, il reprend les idées du
Grece tout en revisitant la tradition républicaine. Il est ainsi le véritable
inventeur de la notion de « préférence nationale », futur axe central du
programme du Front national (FN), que les créateurs du Club de l’horloge
décident de rejoindre à la fin des années 1980. Ils y formeront des centaines
de cadres, dont beaucoup se retrouvent aujourd’hui aux côtés de Marine Le
Pen ou d’Éric Zemmour.
On le voit, c’est d’abord sur la base des idées que des passerelles se
créent entre droite et extrême droite. Ainsi, dans les années 1990, le
programme du RPR (l’ancêtre de l’UMP puis de LR) revendiquera le droit
du sang et la déchéance de nationalité.
Pour contrer la volonté de dédiabolisation de Marine Le Pen, un courant
naît dans les marges du FN : des groupuscules racistes se développent
autour de l’essayiste Alain Soral et de l’humoriste Dieudonné. Ils dénoncent
ce qu’ils appellent le « politiquement correct » et encouragent les replis
communautaristes. Sans se joindre directement aux obsédés de l’identité
française menacée, ils alimentent par leur rhétorique et leurs interventions
dans l’espace public une agitation néo-racialiste qui s’exprimera
bruyamment dans la rue avec le Printemps français et le geste de la
« quenelle », bras d’honneur au système rappelant le salut nazi.
Pour élargir leur influence, ces groupes s’appuient sur les réseaux
sociaux de la fachosphère, qui commencent à tourner à plein régime. Le
« Jour de colère » du 26 janvier 2014 (quatre-vingts ans après le défilé des
ligues fascistes du 6 février 1934) acte la naissance d’une droite radicale qui
rêve d’en découdre avec l’État « socialiste », tandis qu’une droite
catholique ultramontaine, venue des campagnes et des banlieues chics,
affirme sa présence avec la Manif pour tous.
De fait, la radicalisation du peuple de droite sur les valeurs
traditionnelles de la famille et pour le retour à l’ordre moral prend à contre-
pied l’UMP, qui hésite à se positionner sur un terrain où elle ne peut que
perdre les voix d’une partie des classes moyennes, et notamment des jeunes,
effrayés par la montée d’un Tea Party (mouvement contestataire états-unien
de type libertarien) à la française.
Ce contre-Mai 68 rampant des intellectuels d’extrême droite puise aussi
à d’autres sources, parfois issues de la gauche. Tel le groupe Riposte laïque,
créé par un ancien de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et une
fondatrice du Mouvement de libération des femmes (MLF).
Comme les néoconservateurs américains, les nouveaux réactionnaires
français se déploient dans les médias, le champ académique et la littérature.
Dans cette galaxie, on trouve des magazines comme Causeur, Valeurs
actuelles, Le Figaro Magazine, des sites Internet comme Atlantico, des
radios comme Radio Courtoisie ou Alouette FM, des journalistes comme
Ivan Rioufol et Élisabeth Lévy, des écrivains tels que Michel Houellebecq,
Maurice G. Dantec, Renaud Camus, Richard Millet, les essayistes Alain
Finkielkraut, Pierre-André Taguieff, Michèle Tribalat, Alain de Benoist, etc.
Même si elle ne participe pas directement à leurs initiatives politiques, cette
mouvance accompagne la montée en puissance des néoconservateurs.
En 2002, dans son Rappel à l’ordre, Daniel Lindenberg montrait que
derrière les cibles préférées de ces personnages (laxisme moral, nouveaux
barbares, droit-de-l’hommisme, etc.) se profilait une « synthèse idéologique
de combat contre tous ceux qui, de près ou de loin, auraient contribué à
dissoudre l’État souverain dans le marais des droits individuels, la nation
dans le grand bouillon euromondialiste, le peuple dans la société civile et la
culture dans la jeunesse multi-ethnique 11 ». Tout était dit il y a vingt ans
déjà, dans ce livre qui provoqua beaucoup de débats au moment de sa
sortie.
Le héraut de cette pensée réactionnaire – non cité par Daniel
Lindenberg parce qu’il n’existait pas encore médiatiquement – est
aujourd’hui Éric Zemmour. Son Suicide français puis, aujourd’hui, La
France n’a pas dit son dernier mot sont l’expression achevée de cette
synthèse idéologique entre extrême droite et néoconservateurs, via les
thèmes récurrents du « grand remplacement » et de la double menace de
l’immigration et de l’islam.
C’est Antonio Gramsci qui a théorisé le concept de « guerre
idéologique ». Il considérait la reconquête de l’hégémonie culturelle comme
un préalable à la conquête du pouvoir. Pour lui, la force historique d’un
camp politique se mesure à sa faculté d’imposer son hégémonie ou, tout au
moins, sa domination culturelle.
Comme nous venons de le voir, l’extrême droite a accompli cet effort
dès les années 1970 avec la Nouvelle Droite et sa bataille idéologique.
Cinquante ans plus tard, Éric Zemmour en est l’héritier en même temps que
le vulgarisateur. C’est en cela que notre bateleur médiatique devenu
prétendant à la présidence de la République est dangereux. Parce qu’il
donne consistance à ce viatique raciste et inégalitaire auprès du grand
public et qu’il lui apporte une caution intellectuelle.

Une « guerre de civilisations » ?


Dans sa « guerre de civilisations » contre l’islam et sa croisade contre le
déclin de l’Occident, Éric Zemmour se réfère souvent au Choc des
civilisations, de Samuel Huntington 12. Ce politologue de Harvard, rompant
avec l’optimisme affiché par Francis Fukuyama dans La Fin de l’histoire,
juste après la chute du mur de Berlin 13, estime que le XXIe siècle sera soumis
à une multiplication d’affrontements. De nature non plus idéologique, ni
même économique, mais culturelle, ces conflits ne mettront plus aux prises
les différents États-nations comme jusqu’à présent, mais les principales
civilisations mondiales : « Le rideau de velours de la culture a remplacé le
rideau de fer de l’idéologie. […] Dans les années à venir, les conflits qui
risquent de s’étendre sont ceux qui se produisent le long des failles entre
civilisations. Si guerre mondiale il doit y avoir dans le futur, ce sera une
guerre entre civilisations. »
À l’appui de sa thèse, Huntington fait tout d’abord remarquer que les
différences d’ordre culturel sont plus importantes que les oppositions
politico-idéologiques, dans la mesure où elles sont « le résultat d’une
production multiséculaire et ne vont pas s’estomper de sitôt ». Il décrit
ensuite des relations de conflit obéissant à des critères ethnoculturels
auxquels le monde assiste depuis quelques années, comme en ex-
Yougoslavie, dont l’origine, pour lui, remonte à la séparation de l’Empire
romain en un empire d’Occident et un empire d’Orient, et surtout à
l’influence de la civilisation musulmane léguée par les envahisseurs
ottomans.
Pour valider sa théorie, Samuel Huntington est obligé de simplifier le
monde et de dessiner des blocs cohérents, homogènes et organisés. Éric
Zemmour s’appuie largement sur cette analyse. Et, pour que ça marche, il
est lui aussi obligé de simplifier, d’omettre, de déformer ou de réviser
l’histoire. Il doit adapter un récit millénaire pour le faire entrer dans cette
logique de blocs. Ainsi, lors de son discours à la Convention de la droite, en
septembre 2019, il prononce ces mots : « L’islam avait déjà été le drapeau
de l’Orient contre la Grèce de l’Antiquité et le christianisme. Il n’a pas
changé depuis le Moyen Âge. » Or l’Orient qui attaque la Grèce de
l’Antiquité dans les guerres médiques n’a rien à voir avec l’islam… qui
n’existe pas au Ve siècle avant Jésus-Christ puisqu’il est né au cours du
e e
VII siècle… après J.-C. ! Les Perses du V siècle avant J.-C. ne sont pas
musulmans, ils prient Ahura Mazda, une divinité zoroastre.
Pour Éric Zemmour, le choc des civilisations est la réponse au « déclin
de l’Occident » évoqué un siècle plus tôt par le philosophe allemand
Oswald Spengler, mais il en tire une lecture qui n’est pas celle de l’auteur. Il
prédit, lui, une sorte de guerre civile généralisée dans tout l’Occident. Une
guerre de basse intensité ici, de haute intensité ailleurs, mais ayant cours
partout. L’Apocalypse qu’il annonce est un fantasme, mais on sait depuis
longtemps qu’il existe des prophéties auto-réalisatrices et qu’elles peuvent
être meurtrières…
Force est de constater que, faute de concurrence, la vision de l’histoire
portée par Éric Zemmour séduit. Celui-ci est aujourd’hui le général en chef
de la guerre culturelle commencée en 1969 par ses amis du Grece et du
Club de l’horloge, plus que jamais à ses côtés. Ce sont eux qui fixent
l’agenda d’une bonne partie de la droite républicaine contaminée par ce
poison aux effets durables, eux qui ont poussé Marine Le Pen, décidément
trop « molle » (pour reprendre l’expression du ministre de l’Intérieur Gérald
Darmanin), à proposer un référendum sur l’immigration qui n’a pourtant
aucune chance d’être agréé par le Conseil constitutionnel, ce « truc » gênant
dont Zemmour ne veut plus ; eux qui poussent Emmanuel Macron et les
siens à donner des gages sur l’immigration ; eux qui droitisent le paysage
intellectuel français.
La nature a horreur du vide, l’idéologie aussi. C’est ce vide idéologique,
ce néant du présentisme, qui est occupé sans faillir par le chef de file des
nouveaux réactionnaires.
TROISIÈME PARTIE

LA GALAXIE ZEMMOUR
La défiance généralisée envers les partis politiques traditionnels permet
de construire un « parti gazeux », comme Emmanuel Macron et Jean-Luc
Mélenchon l’ont montré : à partir des réseaux sociaux et de l’incarnation
médiatique d’Éric Zemmour, une petite équipe déterminée peut se lancer à
l’assaut de la citadelle France. Encore faut-il s’assurer de disposer d’un
vivier de soutiens propre à constituer un socle. Ce vivier, le candidat le
possède. Il y a d’abord les zemmouristes pur jus. Depuis l’été 2021, sous la
houlette d’une dizaine d’individus aux profils hétérogènes, deux cent
cinquante bénévoles implantés sur l’ensemble du territoire démarchent des
élus locaux pour collecter les précieux parrainages permettant de se
présenter à l’élection présidentielle. Tout est parti d’une page Facebook
intitulée « Les Amis d’Éric Zemmour », créée au printemps 2021 et suivie
aujourd’hui par plus de dix mille personnes. Très vite, ce mouvement s’est
mué en association agréée, en qualité d’association de financement du parti
lui-même nommé « Les Amis d’Éric Zemmour ». Déclarée le 30 avril 2021
et autorisée deux mois plus tard par la Commission nationale des comptes
de campagnes, elle constitue l’outil juridique qui permet d’enregistrer tous
les frais acquittés pour la campagne, avant que le polémiste ne se présente.
C’est cette association qui a payé les actions militantes menées depuis
juin 2021 sur l’ensemble du territoire, comme les dix mille affiches
« Zemmour président » collées en une nuit par les militants de Génération Z
au lendemain des régionales. L’association possède maintenant son local de
400 mètres carrés et un site Internet devenu celui du candidat en campagne,
à côté de la multitude d’espaces créés par ses soutiens pour récolter les
adresses e-mail de sympathisants et solliciter des dons. Un espace intitulé
« J’agis » propose de prendre part à la campagne Zemmour 2022. Le site
dispose même d’une boutique officielle, dont un tee-shirt du meilleur goût
estampillé « Faites Zemmour pas la guerre ».
Dès 2019, le « Neurchi de Zemmour » (NdZ), sur Facebook, est lancé.
Il s’agit d’un groupe privé qui permet l’échange de détournements
humoristiques, de montages vidéo et même de reprises musicales des
séquences phares du polémiste. Son surnom, aussi sobre qu’efficace : le
« Z ». Fréquenté par quelque 56 000 utilisateurs, c’est ce groupe qui va
engendrer Génération Z, le mouvement des jeunes zemmouristes. Stanislas
Rigault, son président, revendique deux mille militants de 16 à 34 ans, pour
une moyenne d’âge de 24-25 ans. Le rôle de ces derniers, issus pour la
plupart de la jeunesse dorée conservatrice, est de coller des affiches, de
distribuer des tracts, de communiquer sur les réseaux sociaux ou encore de
structurer le mouvement.
Il y a aussi les comités de soutien locaux ou régionaux, dans lesquels on
retrouve d’anciens élus ou sympathisants du RN, de Debout la France, le
parti de Nicolas Dupont-Aignan, ou encore de LR, mais aussi plusieurs
figures politiques plus ou moins connues du grand public, qui ont exercé
des mandats locaux ou été sous le feu des projecteurs ces dernières années.
Ces comités de soutien sont le sas à partir duquel vont se rassembler des
composantes politiques. On y trouve, en vrac, les déçus du lepénisme, des
jeunes marinistes, des exclus du FN et du RN, tel Jacques Bompard, qui a
constitué dès 2010 sa Ligue du Sud autour de la ville d’Orange.
Pour tous ceux-là, Éric Zemmour est la mauvaise conscience du FN
(puis du RN), lequel s’est trop normalisé à leurs yeux. Ils ont participé à la
convention de la droite organisée par Robert Ménard et Marion Maréchal.
Ils en veulent à Marine Le Pen d’avoir trop « triangulé » avec la gauche en
demandant la retraite à 60 ans ou de n’avoir pas défilé avec la Manif pour
tous en son temps. À ceux-là, il faut ajouter les centaines de militants
simplement recalés ou remplacés autoritairement lors des élections locales.
À ce débauchage des troupes lepénistes s’agrège la nébuleuse de
l’extrême droite éclectique : catholiques intégristes, Génération identitaire,
Action française, etc. Ils rejoignent l’attelage par opportunisme politique.
Eux aussi ont été déçus par la trajectoire de Marine Le Pen. Alors ils
s’engouffrent derrière un homme qui reprend leurs discours et leurs valeurs,
y compris sur Pétain et les Juifs. L’Action française, fondée en 1898,
revendique aujourd’hui trois mille membres, une implantation dans
soixante-dix villes et l’ouverture d’une à trois nouvelles antennes locales
chaque mois en France. La présidente du Rassemblement national avait
qualifié ses membres d’« idiots ». « Je ne savais même pas qu’ils existaient
encore », avait-elle déclaré après leur intrusion dans l’hémicycle du conseil
régional d’Occitanie aux cris d’« islamo-gauchistes, traîtres à la France », le
25 mars 2021. Pour les royalistes, face à une Marine Le Pen qui les ignore
ou les insulte, la France a besoin d’un « troisième homme » : c’est
Zemmour !
Il y a enfin les déçus du fillonisme : Sens commun, issu de la Manif
pour tous, s’est transformé en Mouvement conservateur, séduit par l’ultra-
conservatisme d’Éric Zemmour. La « bourgeoisie patriote » dont parle
l’essayiste se recrute dans ses rangs. Ils refusent le macronisme, détestent la
gauche et se réclament du catholicisme militant. En septembre 2021, ce
mouvement a organisé la Journée du conservatisme, occasion pour sa
présidente, Laurence Trochu, de déclarer : « Zemmour est un grand
conservateur. Il a pris le temps de l’analyse et du diagnostic, et cela lui
donne l’audace de déployer des solutions qui s’attaquent aux racines des
problèmes que nous avons sous les yeux. Je crois que sa force, comme ce
fut le cas d’Emmanuel Macron, est de transcender les partis. » De
nombreux membres du Mouvement conservateur sont encore chez LR. Ils
ont assuré l’élection de François Fillon en 2016 à la primaire du parti. Cette
fois-ci, ils se sont mis en marche pour Éric Zemmour…
À côté de ces forces organisées, la mouvance Zemmour compte un
certain nombre d’intellectuels, tel Michel Onfray. « Les constats nous
rassemblent, les solutions nous séparent », a déclaré le philosophe, qui ne
cesse de faire la courte échelle au candidat réactionnaire avec sa revue
Front populaire, lancée en 2020 pour réunir les souverainistes « de droite,
de gauche et de nulle part », ou lors d’une « conversation » avec lui au
palais des Congrès de Paris, devant trois mille sept cents spectateurs ayant
payé leur place entre 24 et 44 euros – Zemmour, c’est aussi du business !
« Une conversation, au sens profond et oublié du terme, entre deux
honnêtes hommes », a pu écrire Élisabeth Lévy dans sa revue Causeur,
référence des néoconservateurs, financée par Charles Gave et soutien de la
candidature d’Éric Zemmour. À ces noms on peut ajouter ceux de Paul-
Marie Couteaux, Eugénie Bastié, Gabrielle Cluzel (de Boulevard Voltaire),
Mathieu Bock-Côté, etc., qui occupent les plateaux de CNews, les studios
d’Europe 1 et d’ailleurs ou écrivent dans Valeurs actuelles. On le voit, la
« planète Z » ne manque ni de militants ni de relais d’opinion prêts à suivre
le candidat Zemmour dans cette aventure présidentielle.

La fachosphère et ses influenceurs


L’arme secrète d’Éric Zemmour, c’est l’utilisation d’Internet et des
réseaux sociaux. S’il s’est fait connaître par l’intermédiaire des médias de
masse (« On n’est pas couché », sur France 2, de 2006 à 2011, CNews, avec
« Face à l’info », Paris Première, Le Figaro, Le Figaro Magazine, RTL), le
polémiste s’appuie aussi sur des sites d’extrême droite pour toucher des
secteurs entiers de la population. À commencer par la jeunesse.
« Fdesouche », le plus connu de ces réseaux, est dirigé par Pierre Sautarel
depuis 2005. Ce geek a aidé toutes les chapelles liées à cette mouvance
politique, de Marine Le Pen aux Identitaires. Il rencontre Éric Zemmour
dans un dîner en ville en octobre 2014 1. S’il n’est pas dans son réseau, il
relaye ses idées, fort de ses 2,4 millions de clics mensuels. L’arrivée de
l’extrême droite dans le grand monde d’Internet remonte à plus de vingt
ans. En avril 1996, le Front national devient le premier parti de France à se
doter d’un site Web. Depuis, les sites de toutes les obédiences d’extrême
droite se sont multipliés. Jusqu’à devenir une entité que l’on nomme la
« fachosphère ».
L’un des aspects marquants de cette galaxie, c’est sa diversité. On y
trouve pêle-mêle des nostalgiques du fascisme et des groupes skinhead, des
sites révisionnistes et négationnistes, des catholiques traditionalistes et des
formations New Age ou néo-mystiques, des néonazis et nationalistes-
révolutionnaires, des sites d’éditeurs, de critiques ou de fanzines relayant
ces idées, des portails musicaux… Les sites les plus connus sont Égalité et
Réconciliation, Novopress, Fdesouche, Polemia, Riposte laïque, Nouvelles
de France… Chacun d’entre eux collecte des millions de vues.
L’autre originalité de la fachosphère, c’est sa propension à investir tous
les champs du Web et tous les supports : des sites d’information aux chaînes
YouTube en passant par les Web TV et la pornographie amateur. Sa force
réside dans son caractère mouvant et multi-support. Mouvant, car les
acteurs qui la composent ont souvent navigué dans plusieurs eaux.
Fdesouche, Altermedia, Boulevard Voltaire ou l’Observatoire des
journalistes et de l’information médiatique (Ojim) empruntent les codes des
sites d’information tout en pratiquant abusivement la reprise d’articles parus
dans d’autres médias. Ils les sélectionnent avec soin avant de les adapter
légèrement pour qu’ils collent à leur propos. Une technique qui permet de
faire fonctionner ces sites sans gros besoins de main-d’œuvre et de publier à
un rythme intense. Le site TV Libertés, qui possède sa propre chaîne
YouTube, reprend les codes classiques des émissions de télévision. Des
vidéastes amateurs tels que Vincent Reynouard, Hervé Ryssen ou Boris Le
Lay produisent sur YouTube des contenus qui rassemblent une audience
non négligeable en dépit de moyens dérisoires.
Ces espaces se nomment eux-mêmes « sites de réinformation », un
concept d’extrême droite théorisé par Henry de Lesquen, l’ancien président
de Radio Courtoisie, et repris par Jean-Yves Le Gallou, un proche d’Éric
Zemmour. Réinformer signifie « refaçonner » les identités politiques
d’utilisateurs qui auraient été trop longtemps confrontés à une prétendue
pensée mainstream.
Ainsi, la vidéo intitulée « Le gauchisme est-il pareballes ? », mise en
ligne le 6 juin 2021 et retirée le lendemain, a fait plus de 100 000 vues en
vingt-quatre heures. À la suite de sa diffusion, le parquet de Paris a ouvert
une enquête contre le youtubeur Papacito, qui y proférait insultes et
menaces à l’égard de journalistes. Dans cette vidéo, il entendait vérifier « si
le matériel de base du mec qui vote Jean-Luc Mélenchon va lui permettre
de résister à la potentielle attaque d’un terroriste sur notre territoire ».
Accompagné du youtubeur Code-Reinho, il tirait sur un mannequin grimé
en « gauchiste » (représentant l’électeur de LFI), avant de le poignarder à
plusieurs reprises. La scène était ponctuée de propos violents censés être
humoristiques tels que « la tolérance, c’est toujours bien de la faire
appliquer avec un flingue en plus ». Elle a fait réagir la Toile, mais aussi les
politiques. Personnellement visé par Papacito, Jean-Luc Mélenchon a porté
plainte.
De son vrai nom Ugo Gil Jimenez, Papacito, youtubeur toulousain de
35 ans, avait plus de 100 000 abonnés sur sa plateforme avant la suspension
de son compte. Ce créateur de contenus s’est fait connaître pour sa passion
du Moyen Âge, de la virilité, des armes, et pour son fantasme d’une
« France d’avant ». Avec son complice Code-Reinho, spécialiste des armes
à feu, d’autres vidéastes et TikTokeurs tels que le Raptor Dissident,
également condamné pour ses provocations racistes, homophobes et
sexistes, il a construit un véritable écosystème.
Pour ces influenceurs de la fachosphère, il s’agit non seulement de
réinformer, mais aussi et surtout de faire vivre leur propre marque. Ce
« self-branding » correspond à leur individualisme forcené, qui les rend
rétifs à toute récupération politique. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient
aimantés par le positionnement décalé d’Éric Zemmour vis-à-vis de la
politique partisane.

La « pensée blanche »
C’est donc dans ce champ politique et idéologique dévasté que
Zemmour peut désormais faire croître et prospérer ses idées nauséabondes.
À l’instar d’Emmanuel Macron, il pratique le « en même temps » : et de
droite et d’extrême droite. Il utilise à la fois l’histoire comme roman
national et la géographie comme un enfermement dans les frontières, tout
en pratiquant une sociologie de bazar. Au moyen de références historiques,
littéraires et politiques, il a bricolé une sorte de créature de Frankenstein
idéologique dans laquelle se rencontrent Jacques Bainville et Victor Hugo,
Maurice Barrès et Taine, Ernest Renan et Édouard Drumont, Louis XIV et
Napoléon, Clovis et Jeanne d’Arc, de Gaulle et Pétain… Il y a pourtant un
fil conducteur dans cette pensée en kit : le suprématisme blanc.
L’ancien champion de football Lilian Thuram a écrit un livre pour
démontrer que, selon son analyse, depuis des siècles et notamment le début
de l’esclavage, une « pensée blanche 2 » mine la société occidentale. « Le
racisme n’est pas tant une affaire d’individus déviants que l’expression
d’une idéologie structurelle, la “pensée blanche”, écrit-il, façonnée pour
assurer la domination d’un système économique et politique spécifique, le
capitalisme occidental. » Ce n’est pas la pensée des Blancs, mais une
pensée constituée par en haut, à partir du Code noir, qui a perduré et s’est
renforcée avec le colonialisme et le néocolonialisme, au nom de
l’universalisme, qui a connu son apogée au XIXe siècle. Arthur de Gobineau
et Édouard Drumont en ont fait une pensée structurée autour de l’ordre
racialiste et antisémite. La confusion entre la pensée sociologique encore
embryonnaire et la pensée biologique va marquer les XIXe et XXe siècles.
Selon cette dernière, si les sociétés sont différentes, c’est parce qu’elles sont
déterminées biologiquement. Il y aurait donc des races et des civilisations
aux statuts différents. La « race blanche » et la civilisation occidentale
seraient supérieures aux autres ; pour cette raison, elles auraient le droit et
le devoir de civiliser les « races inférieures » en les colonisant. Et tant que
cette « mission » ne sera pas réalisée, les barrières entre les races et les
civilisations seront infranchissables.
Drumont met en musique ces théories racistes. Comme l’a justement
noté l’historien Gérard Noiriel 3, les ressemblances entre Zemmour et lui
sont frappantes, au-delà du fait qu’ils sont tous les deux journalistes.
Ambitieux et frustrés, ils cherchent à échapper à leur destin en utilisant leur
plume provocatrice pour se hausser du col. Drumont a fait avec les Juifs ce
que Zemmour reproduit avec les musulmans. Le « grand remplacement » de
Drumont ne visait pas les mêmes cibles, mais il utilisait le même
raisonnement essentialiste en réduisant tout individu à l’appartenance à sa
communauté : un Juif a-t-il volé ? C’est normal, tous les Juifs sont des
voleurs… Un musulman a-t-il commis un acte terroriste ? C’est normal,
tous les musulmans sont des terroristes… À l’époque de la provocation en
ligne, cette rhétorique de la haine essentialiste trouve aisément des adeptes.
La pensée blanche de Zemmour fait donc système. Elle a une
grammaire, une sémantique, un contenu. Et un objectif politique précis :
enraciner une vision du monde en vue de construire une coalition blanche
qui unira les « boubours » (« bourgeois bourrins 4 ») et un peuple mythifié,
celui des « petits blancs », dont il s’est extrait, tel un « transclasse ».
Du Suicide français à La France n’a pas dit son dernier mot, Zemmour
déroule la même pensée. En fait, il n’arrête pas de dire son dernier mot !
QUATRIÈME PARTIE

ZEMMOUR MOT À MOT


En 2014, Le Suicide français avait provoqué notre colère,
insuffisamment partagée selon nous. Accablés par le succès en librairie de
ce catalogue d’obsessions mortifères, nous pensions, à rebours, au Indignez-
vous ! de Stéphane Hessel, qui avait lui aussi remporté un vif succès quatre
ans plus tôt. En une trentaine de pages devenues phénomène d’édition,
l’ancien résistant avait réussi à réveiller l’esprit de résistance d’une partie
de la jeunesse. Comme l’avait fait cent cinquante ans avant lui l’Américain
Henry David Thoreau avec sa « désobéissance civile », référence
incontestée de tous les désobéissants d’hier et d’aujourd’hui sur tous les
continents. Il avait donc suffi de quatre petites années pour que
l’indignation d’un nonagénaire à la jeunesse inaltérable et semeur d’espoir
cède la place à la soumission aux questions identitaires d’un quinquagénaire
tourné vers un passé délétère et qui nous promettait l’enfer de l’entre-soi.
La France « éternelle » contre la France en mouvement. La France
« essentielle » contre la France multiculturelle. Stéphane Hessel n’est plus ;
Zemmour a désormais la soixantaine et il s’est porté candidat à la
présidence de la République. Zemmour, ce cauchemar français.
Pour l’auteur du Suicide français comme pour celui de La France n’a
pas dit son dernier mot, l’obsession reste la même : « venger » cette France
détruite par le « grand basculement » des années 1970, résultat de l’alliance
entre la « bourgeoisie des métropoles » et l’islam. Si le premier ouvrage
nous avait indignés, le second nous soulève le cœur. Parce que nous savons
que le diable se niche dans les détails, nous l’avons lu ligne par ligne, sans
nous laisser enfumer par sa galerie de portraits plus proche du people que
de Saint-Simon, et sans nous arrêter aux fautes d’orthographe (s’il n’y avait
que cela !) qui ont tant fait jaser les commentateurs au moment de sa sortie.

Surenchère à droite
Entre ces deux parutions, Éric Zemmour a pris l’importance que l’on
sait dans le débat – au point de devenir un danger réel pour la droite comme
pour l’extrême droite. Ni l’une ni l’autre ne savent plus comment se
débarrasser de ce sparadrap qui leur colle aux doigts. La première se livre à
des contorsions inquiétantes et à la transgression de ses « valeurs » ; la
seconde, dépassée par son clone, sombre dans la surenchère en défiant,
entre autres, le Conseil constitutionnel avec sa proposition de référendum
sur l’immigration. Sous le voile du politiquement correct réapparaît son vrai
visage.
Zemmour agit comme le révélateur de photos déjà anciennes.
Souvenons-nous du « seuil de tolérance » de François Mitterrand (1989),
des « bonnes questions » et des « mauvaises réponses » de Jean-Marie Le
Pen dans la bouche de Laurent Fabius (1991), du « bruit et des odeurs » de
Jacques Chirac (1991), de l’« invasion migratoire » de Valéry Giscard
d’Estaing (1991), du « Si certains n’aiment pas la France, qu’ils ne se
gênent pas pour la quitter » de Nicolas Sarkozy (2006) – décalque du « La
France, aimez-la ou quittez-la » de Le Pen père…
En 2019, peu après la sortie du Destin français 1, Laurent Wauquiez,
secrétaire général des Républicains, avait accueilli son auteur en ses murs
par ces mots : « Éric est ici chez lui », ajoutant qu’il incarnait « un sursaut
des valeurs »… Des valeurs selon lesquelles « l’assistanat est un cancer »,
comme l’avait déclaré quelque temps auparavant ledit Wauquiez. Depuis,
les digues se sont bel et bien rompues et le flot est en train de submerger la
droite. Michel Barnier, ancien commissaire européen, n’est-il pas allé
jusqu’à proposer un « bouclier constitutionnel » temporaire en matière de
politique migratoire pour empêcher l’application de conventions et de
traités internationaux pourtant ratifiés par la France ? Guillaume Peltier, le
numéro deux de LR, n’a-t-il pas proposé une cour de justice spéciale « sans
appel possible » pour enfermer les individus radicalisés ? On a même
entendu un candidat à la candidature LR, Éric Ciotti, affirmer qu’il voterait
pour Éric Zemmour dans le cas d’un second tour face à Emmanuel
Macron ! Et l’un des vice-présidents du même parti, Gilles Platret, a parlé le
5 octobre 2021 sur CNews d’une « épuration ethnique » qui serait menée
par un « bloc musulman […] dans certains quartiers »… Sans parler des
débats de la primaire LR, dont la plupart des thèmes semblaient une fois de
plus dictés par le polémiste d’extrême droite.
« C’est quelque chose qui bouge les lignes », comme dirait Robert
Ménard, élu maire de Béziers avec le soutien de l’extrême droite. En effet !
Un sondage indique que 25 % des électeurs de François Fillon en 2017 et
35 % des 26-34 ans seraient prêts à voter Zemmour en 2022…
Il faut l’admettre, Éric Zemmour n’est plus seulement le polémiste
multicondamné qui faisait monter les audiences de CNews avec ses
provocations aux relents racistes, mais le candidat à une élection
présidentielle dans laquelle il apparaît davantage comme un concurrent que
comme un figurant. Il faut donc prendre très au sérieux le danger qu’il
représente, car nous sommes bien en face d’une idéologie délétère qui
prétend parler au nom du peuple tout en attisant ses craintes, voire les
haines de certains, et en réveillant de bas instincts politiques. « Que ces
délires meurtriers ne soient plus aujourd’hui, en France, des pensées
marginales mais tiennent lieu d’opinion acceptable dans le débat médiatique
est la question posée par l’affaire Zemmour 2 », écrivait le journaliste Edwy
Plenel avant que le polémiste ne se déclare candidat.
Comment, en effet, en est-on arrivé là ? À cette inscription du
personnage au cœur d’un débat politique qu’il a contaminé ? Il ne s’agit
plus seulement de le critiquer, mais de déconstruire ses discours fallacieux
et ses détournements de l’histoire qui remettent en cause les principes et
valeurs sur lesquels notre pays s’est construit. Comme si les totems et
tabous qui constituent le ciment de notre société étaient en train de
disparaître de notre horizon politique.
C’est à travers ce filtre qu’il faut lire La France n’a pas dit son dernier
mot, puisque ce livre suscite un débat public sans précédent sur l’identité,
l’histoire et les valeurs de la France contemporaine. Et nous demander
pourquoi ce qui n’est somme toute qu’un gros pamphlet réactionnaire de
plus, reposant sur des présupposés simplistes mais efficaces, suscite un tel
engouement.
Le long détricotage historique, souvent redondant, auquel se livre
Zemmour dans ce nouvel ouvrage comme dans les précédents repose sur les
mêmes leitmotivs, entre leçons de morale pétainiste, vérités révélées et
fantasmes obsessionnels. On connaît la chanson : la France se meurt,
victime d’une longue déchéance, rythmée par les renoncements successifs
d’élites dépravées. Ces « traîtres » auraient livré le pays aux multinationales
étrangères qui contrôlent notre économie, tandis que le « grand
remplacement » des Français de souche par les immigrés arabes, noirs et
musulmans conduirait à une « halalisation » du pays. « Nous sommes dans
une guerre de civilisations qui risque d’emporter notre pays et toute
l’Europe dans la tourmente 3 », rien de moins ! Ce bradage de l’identité
nationale serait facilité par la faiblesse coupable d’hommes « transformés
en femmes » à l’issue de quarante années de féminisme et d’homosexualité
propagés par les médias, en particulier la télévision.

Dérapages non contrôlés


Ces obsessions déroulées sur 352 pages ne sont pas que des
élucubrations d’un sous-produit de la réaction. Leur fonction politique et
idéologique est précise : créer les conditions favorables à l’émergence d’un
néoconservatisme à la française dont l’auteur se veut le champion.
La France n’a pas dit son dernier mot vient donc à la suite d’un long
entraînement, à coups de compilations de ses chroniques 4, d’essais 5, de
romans et d’émissions télévisées dans lesquelles il prend un malin plaisir à
pratiquer des dérapages de moins en moins contrôlés. Comme ce 6 mars
2010, dans l’émission de Canal + « Salut les Terriens », avec Thierry
Ardisson, son complice de l’époque, où il avance que « la plupart des
trafiquants sont noirs et arabes, c’est comme ça, c’est un fait ». Le même
jour, sur France Ô, il osait expliquer que les recruteurs « ont le droit [de ne
pas embaucher] des Arabes et des Noirs… C’est la vie ». Dans les deux cas,
il a été condamné pour provocation à la discrimination raciale. Ce qui ne
l’empêche pas de répéter les mêmes phrases dans son dernier livre, sous
prétexte d’un mauvais procès. Rien ne semble l’arrêter dans l’exaltation des
pulsions sexistes, homophobes, racistes et xénophobes. Souvenons-nous
que, bien avant les troupes de la Manif pour tous, il avait été le premier à
poursuivre de sa vindicte la nouvelle ministre de la Justice, Christiane
Taubira : « Elle a choisi ses victimes – les femmes, les jeunes – et ses
bourreaux – les hommes blancs… Christiane Taubira sait aussi redevenir
douce et compatissante, compréhensive, une maman pour ses enfants. Ces
pauvres enfants qui volent, trafiquent, torturent, menacent, rackettent,
violentent, tuent aussi, parfois 6. »
Avec la polémique sur le maréchal Pétain « sauveur de Juifs français »,
Éric Zemmour a franchi une nouvelle étape dans le révisionnisme
historique. Rien d’étonnant pour celui qui considérait Dieudonné comme un
« comique » à la « talentueuse truculence désacralisatrice 7 » quand ce
dernier remettait « le prix de l’infréquentabilité » au négationniste Robert
Faurisson. Et qui encense encore l’humoriste multicondamné en le
qualifiant de « progressiste » qui, « en bon héritier de l’esprit soixante-
huitard, se moque de la nouvelle religion civile de la Shoah érigée depuis
des décennies dans l’Éducation nationale et le discours médiatique 8 ».

Non, Pétain n’a pas protégé les Juifs


français
Quand il ne tresse pas des louanges aux vivants, Éric Zemmour n’hésite
pas à faire parler les morts. Ainsi, pour les besoins de sa défense du
maréchal Pétain, il ose réveiller la mémoire de Simone Veil, laquelle doit se
retourner dans son tombeau du Panthéon, à double titre. Quand il écrit, à
propos de sa loi sur l’IVG : « Dans son esprit, [sa loi] devait devenir inutile
grâce aux progrès de la contraception » (comme si madame Veil n’avait
jamais pensé aux victimes de viols et d’abus sexuels, par exemple…), et
quand il ajoute cette monstruosité : « Même son regard sur Vichy ne se
fondait pas dans la doxa imposée par l’historien Robert Paxton – selon
lequel le régime de Vichy fut le principal responsable de la déportation des
Juifs de France. Elle avait écrit dans ses mémoires des phrases très
éloignées de l’accusation unilatérale qui avait dicté la novlangue
contemporaine et n’oubliait pas le havre de paix qu’avait représenté la zone
libre pour les Juifs persécutés 9. »
La zone libre « havre de paix » pour les Juifs ? Du pur révisionnisme
pour accréditer le prétendu « patriotisme » de Pétain et nous faire croire que
la déportation et l’extermination des Juifs de France étaient de la seule
responsabilité des criminels nazis. Comme si le régime de Vichy avait
participé à ce crime de masse contre son gré, alors qu’il fut à l’origine du
statut des Juifs et s’associa aux nazis dans l’accomplissement de la
« solution finale ». Vichy a effectivement participé à la déportation de
74 000 Juifs, dont 24 000 étaient français. Les chiffres sont là, dans leur
réalité brutale et imparable. Des milliers et des milliers d’enfants furent
arrachés à leurs parents, sur ordre du gouvernement, par la police de Vichy,
qui était censée les protéger. Ils étaient 4 000, dont 3 000 Français, lors de
la rafle du Vel’ d’Hiv’ en juillet 1942. Jamais Vichy n’a autant livré de Juifs
français que ce jour-là…
La manière dont Éric Zemmour falsifie les faits part toujours d’une
réalité : sur six Juifs français arrêtés en 1940, un seul sera déporté, alors que
les Juifs étrangers le seront trois fois plus. Cela signifie-t-il pour autant que
Vichy a protégé les Juifs français ? On n’arrive pas à la même conclusion
que l’auteur quand on se pose cette question : si Vichy n’avait pas mis sa
police à la disposition de l’occupant, y aurait-il eu plus ou moins de Juifs
déportés ? C’est bien la police de Vichy – 16 000 gardiens de la paix à
Paris – qui a fait le sale boulot en lieu et place d’une police allemande aux
effectifs trop réduits – dix personnes au service des affaires juives de la
Gestapo – pour procéder aux rafles et aux arrestations.
Contrairement à ce qu’affirme Éric Zemmour, la convention d’armistice
ne permettait pas à l’occupant d’exiger la livraison de femmes et d’enfants
juifs. Les nazis vont donc négocier avec Vichy. À l’été 1942, quelques mois
après qu’ils ont décidé de mettre en œuvre la « solution finale », Philippe
Pétain ne mène pas une politique de « moindre mal » mais de collaboration
clairement antisémite. « Je vous donnerai le nombre de Juifs que vous
désirez » : tel est le marché monstrueux passé entre René Bousquet, le chef
de la police de Vichy, et les autorités allemandes, qui réclament 40 000
Juifs. Un marchandage assorti d’une clause selon laquelle c’est Vichy qui
sélectionnera les Juifs, y compris ceux de la zone libre, que, pourtant,
l’occupant ne lui demandait pas. Il en va ainsi de la rafle du 26 août 1942,
en zone libre, six semaines après celle du Vel’ d’Hiv’, sur la seule initiative
du régime de Vichy : 6 584 Juifs, étrangers ou apatrides (faute d’avoir
obtenu la nationalité française que l’immense majorité réclamait depuis
longtemps), sont arrêtés puis transférés au camp de Drancy et déportés à
Auschwitz, où ils seront immédiatement assassinés. Juifs étrangers et
français seront plus de dix mille à être envoyés dans les camps par la police
de Vichy. Voilà quelle était la réalité du « havre de paix » décrit par
Zemmour.
Par ailleurs, que signifie « Juifs français » ? Un enfant polonais,
scolarisé depuis plusieurs années en France, devait-il être considéré comme
« étranger » ? Un Juif d’Algérie à qui Pétain avait retiré sa nationalité
française était-il un « étranger » ? Un Juif de Roumanie installé depuis
longtemps en France, en situation régulière, sans pouvoir obtenir la
nationalité, était-il un « étranger » ? C’est un peu comme si, aujourd’hui, on
qualifiait d’étrangers – ce que fait Zemmour, au demeurant – les immigrés
d’Afrique et du Maghreb qui n’ont pas la nationalité française mais sont
installés sur le sol français depuis cinquante ans. L’administration de Vichy
n’a pas retiré aux Juifs la nationalité française accordée aux étrangers en
1927, mais elle a voté dès le 22 juillet 1940, aux premiers jours de son
existence, une loi lui permettant de lancer les dénaturalisations de Juifs. Il
lui fallait marquer la rupture avec cette loi phare de la IIIe République sur la
nationalité, présentée par l’historien Patrick Weil comme « l’une des plus
ouvertes, des plus libérales » de l’histoire, puisqu’elle fixait à trois années
le délai de présence en France pour obtenir la naturalisation. Pétain voulait
à la fois régler ses comptes avec la République et faire des dénaturalisations
le fleuron de sa politique de « redressement national ». Il fallait « purifier la
société » de ses « éléments douteux ». Même si les Juifs n’étaient pas
désignés dans le texte de loi, ils en furent les premières cibles. Le Temps,
journal vichyste, commentant cette loi, avait titré : « La France aux
Français »… Ça vient de loin !
La commission de révision des nationalisations retirera leur nationalité
à 15 000 Juifs… qui pourront, dès lors, être comptabilisés comme étrangers.
Ainsi, le projet de Vichy n’était peut-être pas de livrer les Juifs français,
mais son but était bien de s’en prendre aux étrangers et aux naturalisés. Si,
en 1943, il n’y avait pas eu les protestations en zone libre d’autorités
religieuses, tel monseigneur Chappoulie, ils auraient été déportés comme
les étrangers.
Cette même année, les autorités allemandes réclament de nouveau à
Vichy leurs « naturalisés » de la loi de 1927. Elles veulent leurs 40 000
Juifs. Pierre Laval signe un décret de dénaturalisation, mais celui-ci ne
paraît pas au Journal officiel. Quand les nazis reviennent à la charge, il
refuse, tenant compte de la défaite des troupes allemandes à Stalingrad et du
renversement de Mussolini en Italie, signes d’une faiblesse de l’occupant.
Les Allemands annulent les opérations.
Pour autant, le refus opposé à cette demande de dénaturalisation
collective des Juifs ne peut être interprété comme la volonté de Pétain de
« protéger » les Juifs naturalisés, comme le prétend Éric Zemmour. Tous les
historiens s’accordent à dire aujourd’hui que ce refus s’explique par la
volonté de Vichy de procéder à un système de dénaturalisation au cas par
cas, pour laisser à son administration la mainmise sur les questions de
nationalité. « Pendant près de cinq années, la politique de retrait de
nationalité a ainsi identifié, repéré, désigné les Juifs naturalisés, puis les a
exposés au regard des autorités, a multiplié les enquêtes à leur sujet et les a
rendus ensuite particulièrement vulnérables en les dépossédant de la relative
protection statutaire de la nationalité française. Ce faisant, les
dénaturalisations ont sans conteste participé à la mise en œuvre sur le
territoire français de la Solution finale 10 », explique l’historienne Claire
Zalc. Jusqu’au bout, comme en atteste la rafle de Bordeaux, en 1944, sous
l’autorité de Maurice Papon.
Dans son journal, l’avocat Lucien Vidal-Naquet, exclu du barreau en
1942 après la promulgation des lois antijuives, arrêté en mai 1944 par un
policier français et un policier allemand, mort à Auschwitz un mois plus
tard, avait écrit en janvier 1943 : « Certains persistent à déclarer qu’il ne
s’agit que de mesures “normales” n’ayant affecté que les étrangers. C’est
faux, matériellement faux, de la fausseté la plus criante. J’ajoute que si cela
était vrai, le crime n’en serait pas moins éclatant 11. » Tout est dit.
Pourtant, au chapitre intitulé « Saint Jacques », consacré à Jacques
Chirac, sur le mode du « Je me souviens », de Georges Perec, Éric
Zemmour enfonce le clou : « Je me souviens du “discours du Vel’ d’Hiv”,
encensé par les médias. Un an plus tôt, le président Mitterrand [qui retrouve
subitement grâce à ses yeux !] avait rugi une dernière fois avant de mourir :
“Celui qui demande à la France de s’excuser pour Vichy n’aime pas la
France” 12. »
Mais qui aime le plus la France : celui qui exonère Vichy de ses crimes,
tel Éric Zemmour, ou celui qui admet qu’il ne s’agissait pas d’une
« parenthèse » mais du produit d’une histoire dont nous sommes tous
comptables ? Ici, on pense à L’Étrange Défaite de Marc Bloch 13, récit
admirable devenu la référence par excellence des crises politiques, dans
lequel il écrivait : « J’appartiens à une génération qui a mauvaise
conscience. » Elle n’a rien voulu voir, ni voulu mettre en garde, expliquait-
il en substance. « Paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire »,
concluait-il cet « examen de conscience » écrit à chaud, en 1940, juste après
la défaite française face aux troupes allemandes. Le grand médiéviste,
fusillé par les Allemands en 1944 pour faits de résistance, y analysait la
faillite du commandement militaire, mais renvoyait aussi dos à dos Front
populaire et conservateurs, et plaçait le fardeau du désastre autant sur le dos
des syndicats que sur celui du pacifisme réactionnaire. Une défaite de
l’ensemble de la société, sanctionnée par les pleins pouvoirs à Pétain.
« Aucune norme morale, individuelle et personnelle de conduite ne pourra
nous excuser de toute responsabilité collective 14 », écrivait Hannah Arendt.
De Pétain à Papon, réviser l’histoire
à des fins électorales
Mais pourquoi Zemmour s’obstine-t-il à jouer cette partition d’un Vichy
« acceptable » ? À y regarder de plus près, ce révisionnisme historique
remplit plusieurs fonctions. La plus évidente est l’enfumage. Avec la
réhabilitation du pétainisme, il s’agit de faire sauter un tabou de plus pour
tenter de fédérer toutes les chapelles de l’extrême droite et de la droite
extrême, tout en opérant un hold-up idéologique sur leurs fonds de
commerce respectifs. Sinon, comment comprendre ce débat nauséabond,
introduit par effraction, sur le sort des Juifs de France ?
En professionnel de la communication politique, le polémiste sait bien
que le scandale arrivera par ce biais. Il en joue ouvertement. Mais il sait
aussi que sa position sous-entend que l’antisémitisme peut se débattre et
que ce n’est donc plus un délit puisqu’on peut discuter sereinement devant
les téléspectateurs ou les auditeurs de l’innocence du capitaine Dreyfus.
Toute sa rhétorique va dans le même sens : il s’agit de montrer que la
Résistance est complémentaire du régime de Vichy. Et Charles de Gaulle de
Philippe Pétain ! Ce dernier accomplit une tâche peut-être plus importante
que de libérer le territoire : il purifie les âmes d’une « société de la
jouissance ». D’ailleurs, pour Zemmour, la trilogie des valeurs « travail,
famille, patrie » est le principe constitutif qui manque à la France pour
enrayer son déclin dû au triptyque « liberté, égalité, fraternité » : elle est la
condition pour que la France redevienne la France. Cette « France
coupable », selon lui, d’avoir jugé Papon en un « procès inique et épique »
pour son rôle dans la déportation des Juifs de Gironde 15. Il y revient
longuement. Comme s’il s’agissait, pour lui, d’absoudre celui qui fut un
rouage de la machine vichyste contre les Juifs, comme les archives de la
préfecture de Gironde le prouvent.
Pétain et Papon sauveurs de Juifs ! Éric Zemmour cite pour preuve le
cas de la sœur de Michel Slitinsky (l’homme qui sortit « l’affaire Papon 16 »
en 1983 avec l’universitaire Michel Bergès et qui passa sa vie à le traquer),
à laquelle Maurice Papon a effectivement évité la déportation. « La
distinction de Vichy entre Juifs étrangers et Juifs français avait parfois
quelque utilité », répète Zemmour contre la réalité historique. Car, pour lui,
ce procès n’aurait jamais dû avoir lieu. Il serait l’œuvre de la famille
Klarsfeld et du « lobby juif », qui « veulent imposer l’idée que la politique
d’apartheid de Vichy à l’égard des israélites a préparé et facilité la politique
d’extermination allemande ». N’en déplaise à l’auteur, la vérité est là :
Vichy a bien été complice de l’extermination des Juifs d’Europe. Et Papon
l’un des instruments de cette abomination. Éric Zemmour appelle Pierre
Messmer, Maurice Druon, Olivier Guichard et Philippe Séguin à la
rescousse, pour accuser ce procès d’avoir été celui de la France, « la France
coupable en bloc ». Il aurait « dissous » la responsabilité des nazis pour
mieux reprocher au général de Gaulle d’avoir gardé des fonctionnaires de
Vichy, tel Papon, à la Libération. Mais ça ne change rien à la responsabilité
de ce dernier dans la déportation des Juifs, seul et unique objet de cet
événement judiciaire historique survenu bien tardivement. Le même Papon,
devenu préfet de police de Paris, réprimera avec la violence que l’on sait la
manifestation d’Algériens organisée par la fédération de France du FLN, le
17 octobre 1961. Entre 48 et 148 morts selon les sources. Et, un an plus
tard, la manifestation contre l’OAS à l’initiative du PCF et d’autres
organisations de gauche se soldera par la mort de neuf manifestants à la
station de métro Charonne, à Paris.
Pour avoir bien connu Michel Slitinsky, qui, à 17 ans, échappa de
justesse à la police de Papon en s’échappant par les toits de l’immeuble
qu’elle avait investi, nous pouvons affirmer ici qu’il n’a jamais eu le
sentiment d’être le « jouet d’une opération politicienne montée par le
Canard et les socialistes », comme l’affirme Zemmour. Bien au contraire !
Et pour avoir beaucoup fréquenté Jacques Ellul, dont le nom figure sur la
liste des « Justes parmi les nations » au mémorial de Yad Vashem, ainsi que
ses amis, nous pouvons confirmer que Maurice Papon était très actif dans la
déportation des Juifs vivant en Gironde. Le réseau protestant dont Jacques
Ellul était membre, relié au SOE (Special Operations Executive) anglais, a
joué un rôle majeur dans le sauvetage de familles juives que la police de
Papon s’apprêtait à livrer aux nazis. C’est ainsi qu’avec l’aide de quelques
protestants bordelais courageux, il proposa de l’aide au grand rabbin de
Bordeaux. Pour sauver ces Juifs traqués, il bénéficiait de l’active complicité
d’une petite-nièce du docteur Schweitzer, secrétaire à la préfecture de
Gironde, qui recopiait clandestinement – dans des conditions plus que
périlleuses – les listes de rafles à venir et les transmettait au réseau.
Non, Papon et sa police ne faisaient pas la distinction entre Juifs
français et étrangers. Non, ce procès n’était pas, comme l’écrit Zemmour,
« l’aboutissement – on n’ose écrire l’apothéose – d’un changement de
paradigme entamé dans les années 1970 [où], peu à peu, le héros a été
supplanté par la victime ; la guerre des nations et des empires par
l’extermination des Juifs ». Et il est honteux d’affirmer que « les Klarsfeld
tenaient leur condamnation symbolique. Les Allemands aussi ; ils n’étaient
désormais plus seuls à porter leur croix 17 ».
On comprend mieux pourquoi Éric Zemmour ne veut pas débattre avec
Arno Klarsfeld et pourquoi il milite pour l’abrogation de la loi Gayssot, qui
punit la contestation de l’existence d’un ou de plusieurs crimes contre
l’humanité. « Le négationnisme constitue une agression contre l’histoire : la
recherche historique ne se confond pas avec la falsification ou la
manipulation consciente des faits 18 », expriment de façon limpide Serge et
Arno Klarsfeld.
Voilà comment on tente de faire d’un bourreau une victime et un héros.
Voilà comment on revisite l’histoire en toute impunité pour mieux servir
son récit et comment, de livres en tribunes, on essaie d’effacer une période
qui fait tache dans la fable de la France éternelle. Voilà comment on finit
par assimiler Vichy au redressement de la France décadente de 1940, cette
France qui doit récompenser les méritants, les « vrais » Français, chasser les
étrangers et réprimer ceux qui s’opposent à la « révolution nationale ».

Les « bons » et les « mauvais » Juifs


C’est en suivant cette hypothèse qu’il faut se demander pourquoi revient
sous la plume d’Éric Zemmour une dénonciation semblable à celle-ci :
« Les juifs étrangers et surtout leurs enfants – devenus français – survivants
de la Shoah ne pardonneront pas à la France sa rigueur assimilationniste
d’alors. » C’est ainsi qu’il justifie l’expulsion des Juifs étrangers par Pétain
puisque, comme les étrangers d’aujourd’hui, ils étaient indésirables et
surtout inassimilables. En effet, l’essayiste estime que les Juifs, comme les
autres, doivent avant tout s’assimiler, nier leur histoire, trouver leurs racines
chez Jeanne d’Arc et saint Louis – qui, pourtant, ne fut pas tendre avec
eux –, résister en quelque sorte à « la nature isolationniste et
communautariste de la religion juive 19 ».
Déjà, dans Le Suicide français, il s’en prenait aux jeunes Juifs
ashkénazes de la diaspora, enfants de parents déportés ou sauvés par des
Justes, qui, selon lui, ne se sentaient plus liés à leur patrie et condamnaient
par ignorance le comportement de leurs pères et le régime de Vichy. Il les
considérait même comme à l’avant-garde de la destruction de la France :
« Les dirigeants des groupuscules gauchistes sont le plus souvent juifs, fils
de ces Ashkénazes qui avaient été chassés ou livrés aux Allemands, parce
qu’ils n’étaient pas de nationalité française. Le peuple français est alors
accablé de tous les péchés d’Israël. » Cette phrase stupéfiante était suivie de
sa conclusion, cohérente : comme cette jeunesse ne peut faire son deuil de
« la religion du salut », elle se choisira « un nouveau Christ », l’immigré,
« son nouveau peuple élu ». « Ses souffrances seront celles du peuple juif ;
son bourreau – le peuple français – sera confondu dans une même
malédiction implacable. » Cette ethnopsychiatrie de bazar repose sur le
simple fait que les directions des groupes gauchistes des années 1960
et 1970 étaient souvent composées d’un nombre important d’étudiants
d’origine juive d’Europe de l’Est. Des Juifs dont les parents avaient vécu
les souffrances de la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1960 –
plusieurs d’entre eux l’ont raconté –, ils s’étaient engagés à l’extrême
gauche pour reprendre ce combat que leurs parents, croyaient-ils
faussement, avaient perdu sans combattre, sans résister à l’oppression.
Pour Zemmour, il y a donc les bons et les mauvais Français, mais aussi
les bons et les mauvais Juifs. C’est tout le sens de son chapitre « La terre et
les morts 20 », dans lequel il évoque le massacre commis en mars 2012, à
Toulouse et à Montauban, par le terroriste islamiste Mohamed Merah, qui a
tué sept personnes, dont trois enfants juifs, et fait six blessés. C’est moins le
massacre qui l’intéresse (même s’il profite de cette tragédie pour mettre
dans le même sac « Mohamed Merah et ses pareils », musulmans français,
aussitôt qualifiés de « Barbares et sans-culottes de notre temps », comme si
tous les musulmans de France étaient des terroristes en puissance) que les
obsèques du bourreau et de ses victimes.
Pour les besoins de sa démonstration sur l’assimilation, il poursuit les
morts jusque dans leurs tombeaux : « La famille de Mohamed Merah a
demandé à l’enterrer sur la terre de ses ancêtres, en Algérie. On a su aussi
que les enfants juifs assassinés devant leur école confessionnelle de
Toulouse seraient, eux, enterrés en Israël. Les anthropologues nous ont
enseigné qu’on était du pays où on est enterré. » Et de conclure par ces
mots hallucinants : « Assassins ou innocents, bourreaux ou victimes,
ennemis ou amis, ils voulaient bien vivre en France, mais pour ce qui est de
laisser leurs os, ils ne choisissaient surtout pas la France. Étrangers avant
tout et voulant le rester par-delà la mort. »
La réponse la plus juste à cette forme de négationnisme est venue de
Samuel Sandler, le père et grand-père de trois victimes du terroriste, dans
une brève adresse à Zemmour : « Je voudrais d’abord lui dire que je suis
d’accord avec lui quand il explique qu’il est dommage que des membres de
la famille Sandler ne soient pas enterrés en France. Je regrette en effet que
les cendres de ma grand-mère, Pauline Walter, se trouvent aujourd’hui en
Pologne, où elle a été déportée en mars 1943, alors qu’elle habitait
au Havre. Je pense qu’elle aurait préféré être enterrée auprès des siens, en
France, au cimetière de Wissembourg, dans le Bas-Rhin, où notre famille
est inhumée depuis le XVIIIe siècle 21. »

Hors de l’assimilation, point de salut !


Le message de Zemmour est clair : musulmans, Juifs, vous êtes priés
d’effacer vos racines, vos croyances, votre culture, et vous n’êtes de bons
musulmans et de bons Juifs qu’invisibles. Telle est son interprétation du
film Les Aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury, présenté comme une
« ode à l’assimilation à la française 22 ». Il écrit : « Le célèbre “Salomon,
vous êtes juif ?” constate l’invisibilité du Juif dans la société française, sa
“francisation” avait dit le général de Gaulle dans d’autres circonstances »…
Pour aussitôt regretter que la guerre des Six Jours (1967) et celle du
Kippour (1973, année de la sortie des Aventures de Rabbi Jacob) aient
« marqué un réveil identitaire, à la fois spirituel et national, parmi les Juifs
français, qui corrodera leur travail séculaire d’assimilation ».
Hors de l’assimilation, point de salut ! Cette obsession le conduit à faire
du général Bugeaud le « pacificateur de l’Algérie 23 ». Celui-là même qui
massacra des milliers d’Algériens musulmans et certains Juifs – parmi
lesquels des ancêtres de Zemmour – lors de la première conquête coloniale,
la première « guerre d’Algérie », entre 1832 et 1871. Pourquoi ce soutien
incompréhensible à l’homme de la « politique de la terre brûlée », dont
nous sommes nombreux aujourd’hui à réclamer qu’on débaptise les rues et
les avenues qui portent son nom ? « Pour expliquer le mécanisme
psychologique de l’assimilation », répond benoîtement Éric Zemmour,
regrettant que « chaque jour notre pays se livre à la détestation acharnée de
son histoire, à la criminalisation systématique de ses héros 24 ». Pétain,
Papon, Bugeaud héros de notre histoire, vraiment ?
En reconnaissant les massacres de Bugeaud, Zemmour admet cependant
qu’il s’est heurté à une résistance acharnée. Et se trouve en contradiction
avec sa propre thèse selon laquelle l’Algérie n’était qu’une terre vierge qui
n’existait pas avant la colonisation française. Mais les contradictions ne
l’embarrassent guère, du moment qu’elles servent son récit.
Cette exigence d’« invisibilité » du Juif et du musulman, que le
polémiste revendique au nom de l’assimilation, on la retrouve dans sa
conversation avec le sulfureux Karim Achoui 25. Elle se veut leçon
d’histoire – mais revisitée – sur le décret Crémieux, qui accorda la
citoyenneté française aux 37 000 Juifs d’Algérie le 24 octobre 1870 : « Pour
devenir des “israélites” et ne plus demeurer des “indigènes”, les Juifs ont
abandonné la loi talmudique comme règle de vie sociale pour se soumettre
au Code Napoléon ; les musulmans, eux, n’ont jamais accepté de renoncer à
la loi coranique, corpus juridique qui s’impose à tout croyant. » Faux, là
encore ! Dans la foulée de ce décret, les colons originaires d’Europe,
notamment d’Italie ou d’Espagne, sont aussi francisés en bloc, mais les
musulmans sont maintenus dans le statut d’indigène, ce qui marque le début
d’une fracture irréductible entre les deux communautés, juive et
musulmane.
Ce pseudo-constat « historique » permet à l’auteur de nous asséner ce
syllogisme : les musulmans sont prisonniers de leur religion. Elle prime. Ils
ne peuvent donc s’intégrer à la République. CQFD ! Il fait même appel à
Claude Lévi-Strauss pour justifier sa stigmatisation de l’islam, en se
référant à Tristes Tropiques, l’ouvrage majeur du grand anthropologue.
« Déjà, écrit Zemmour, il estimait que l’islam, religion virile et belliqueuse,
au contraire du christianisme, féminin et pacifique, ne supportait pas
“l’autre”, qu’il soit l’étranger, l’infidèle ou la femme 26. »
On voit que Zemmour en profite pour faire du christianisme une
religion « féminine » et « pacifique », oubliant au passage l’Inquisition, les
guerres de Religion et l’obstination de l’Église à refuser le droit à l’IVG.
Comme religion « pacifique » et « féminine », on peut faire mieux ! Mais il
se garde surtout de nous dire que, dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss
introduisait une révolution anthropologique en refusant de privilégier
l’espèce humaine par rapport aux autres espèces vivantes, animales et
végétales. Il précédait de soixante ans ses jeunes successeurs écologistes qui
popularisent l’idée que nous ne sommes pas « seuls » dans la nature, que
nous sommes des vivants parmi les vivants et que nous devons en tenir
compte pour notre propre survie. Si l’homme ne se considère plus comme
« maître et possesseur de la nature », nous le devons d’abord à Lévi-Strauss.
Un apport philosophique autrement plus important que ses considérations
négatives sur l’islam, qu’il n’est pas question de nier ici, mais qu’il est
malhonnête de détacher d’une œuvre par ailleurs considérable, dans le seul
but de servir des obsessions.
Il est à noter que Zemmour n’a jamais osé annexer Claude Lévi-Strauss
de son vivant. Il n’a donc pas eu à se préoccuper de sa réaction en écrivant
ceci : « Il avait vu les tribus amérindiennes dépérir sous la pression des
hommes blancs, trop nombreux et trop intrusifs et trop agressifs. Il devinait
que les peuples européens allaient subir ce sort funeste face à l’invasion des
peuples du Sud. » Et de se livrer à cette comparaison insultante : « Il avait
parcouru le même chemin intellectuel que le célèbre auteur du Camp des
Saints, Jean Raspail 27. » Rabaisser Lévi-Strauss au rang de Raspail, auteur
réactionnaire et sans gloire 28, il fallait oser !
Le « grand remplacement »
Le fil rouge des obsessions d’Éric Zemmour est en effet sa fixation sur
l’immigré arabe, musulman ou noir. Elle revient de livres en tribunes,
comme le marteau frappe l’enclume. Selon lui, ces étrangers non européens
ont envahi la France et transformé en deux générations les Français de
souche en minoritaires dans leur propre pays. C’est la théorie du « grand
remplacement » de l’écrivain Renaud Camus, à qui CNews a déroulé le
tapis rouge dans l’émission « Les Points sur les i », le 31 octobre 2021, pour
exposer sa théorie xénophobe devant un plateau de journalistes acquis à sa
cause, tel Ivan Rioufol déclarant : « Je ne conteste pas votre position »,
laquelle a pourtant été condamnée par la justice en 2014.
Selon cette thèse, que Zemmour reprend à son compte sans nuances, la
rupture entre l’immigration contenue et l’invasion débridée serait la
conséquence de la décision fatale prise par le président Valéry Giscard
d’Estaing en 1974 d’autoriser le regroupement familial des immigrés. Cette
décision aura certes une influence sur l’évolution de l’immigration, dans un
sens plus conforme aux valeurs constitutionnelles de la République sur le
droit de vivre en famille, mais l’introduction massive, dès l’après-guerre, de
main-d’œuvre immigrée avait déjà soulevé des questions qui n’ont fait que
s’amplifier par la suite. Ainsi, les bidonvilles, qui datent des années 1950,
ont notamment été résorbés grâce à la mobilisation des « angéliques,
gauchistes et autres droits-de-l’hommistes » dénoncés par Zemmour. Enfin,
deux ou trois ans avant que la loi ne soit votée, en 1971 et 1972, des
dizaines de travailleurs arabes avaient été assassinés par des racistes. Des
drames auxquels feront écho, quelques années plus tard, les films Dupont
Lajoie (1975) d’Yves Boisset ou Train d’enfer (1985) de Roger Hanin, que
Zemmour a poursuivis de sa vindicte, tout comme il se trouve aujourd’hui
de nouvelles cibles sur nos écrans.
Pour celui qui se revendique cinéphile, en effet, le « bon » cinéma, celui
« où les Français avaient fini par s’aimer », s’arrête à Gérard Oury, l’auteur
à succès des années 1970. Pour lui, le « grand basculement » de la France
commence dans les années 1970-1980, quand « la communauté de citoyens
se désagrège sous les coups portés d’une société des individus […] sans
racines, sans histoire, qui se rêvent “citoyens du monde” détachés de tout
ancrage national. [Qui] ne connaissent ni territoire ni peuple… C’est dans
ce vide abyssal que sont venues se loger des diasporas islamiques 29 ». C’est
donc en fonction de cette « négation » de l’histoire et même de l’humanité
d’une partie de la population de notre pays que le sourcilleux critique a
sélectionné les films objets de son courroux.
Si Éric Zemmour devait attribuer des récompenses à ce qui représente
pour lui l’horreur cinématographique, arriveraient en tête Les Indigènes, de
Rachid Bouchareb, qualifié de « gastrite coloniale » ; Un prophète, de
Jacques Audiard, taxé de « bouffonnerie prophétique » ; Intouchables,
d’Olivier Nakache et Éric Toledano ; Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?,
de Philippe de Chauveron ; Les Misérables, de Ladj Ly, qualifié de « misère
de la diversité » ; et enfin, dans la catégorie « mes séries les plus
détestées », Le Bureau des légendes, d’Éric Rochant. Autant de succès
populaires que Zemmour s’attache à criminaliser et à présenter comme les
symptômes d’une France submergée par les « autres ».
Ainsi Un prophète serait-il le « film d’un grand remplacement » et
l’occasion pour Éric Zemmour de nous rappeler que « la plupart des
trafiquants [de drogue] sont arabes ou noirs », ce qui lui a pourtant valu une
condamnation par la justice en 2010. À propos de Qu’est-ce qu’on a fait au
bon Dieu ?, il reproche au Juif, à l’Arabe, au Noir et au Chinois de ne pas
avoir « osé le grand saut de l’assimilation : le transfert d’identité, de
racines, par la culture et l’histoire de France ». Le slogan « Nos ancêtres les
Gaulois » (devenus ceux des petits Africains par la vertu du colonialisme),
présenté par Zemmour comme « le plus antiraciste qui soit », serait
« aujourd’hui proscrit, pire : méprisé » dans ce film. Selon Zemmour, « ce
qui était banal il y a cinquante ans est désormais une rareté. Aucun des
protagonistes ne se revendique ni ne s’imagine en Français. La culture,
l’histoire, la civilisation française leur sont étrangères ». Et de conclure sur
la même ritournelle : « C’est le génie et le rôle historique du cinéma
contemporain : enterrer la civilisation française et européenne sans fleurs ni
couronnes ; entériner le “grand remplacement” dans la joie et la bonne
humeur 30. »
C’est cette même « bonne humeur » qui est dénoncée dans
Intouchables, qualifié de « conte moderne » où « les Noirs et les Blancs, les
immigrés et les Français de souche, les pauvres et les riches, les beaux et les
laids, les hommes et les femmes, tout le monde s’entraide 31 ». Par ailleurs,
Zemmour s’en prend nommément à l’acteur Omar Sy, qui joue l’un des
rôles principaux, accusé d’« antiracisme arrogant et de militantisme
confessionnel », parti « à Los Angeles avec ses trois premiers sous gagnés
grâce au cinéma français », l’ingrat ! Pour lui, « la parabole était évidente :
l’Europe riche, mais paralysée, physiquement et moralement, trouvera son
salut si elle s’abandonne aux mains de l’Afrique 32 ». Conclusion : « Le
Blanc est devenu le fardeau de l’homme noir. »
C’est ainsi qu’il regarde Les Misérables. Ladj Ly, son réalisateur,
procéderait à un « grand remplacement sémantique » selon lequel « le
nouveau Gavroche est africain et vend de la drogue. Le nouveau Jean
Valjean est islamiste […]. Le film est d’abord le récit d’un fantastique
renversement : la “diversité” est uniformément noire, avec des “touches”
maghrébines… Il ridiculise tous les discours sur la République et
l’intégration. [Il] aurait dû être interdit, en tout cas dénigré ou
ostracisé 33 »… Tel n’a pas été le point de vue des jurés du Festival de
Cannes, qui ont attribué à ce film le prix du jury, ni de ceux des Césars
(meilleur film et prix du public). Soit ils sont tous aveugles, soit ce sont les
yeux de Zemmour qui sont embués par son obsession de la pureté.
La nostalgie de la colonisation
Des yeux qui voient aussi le grand remplacement dans les musées !
Ainsi du chapitre intitulé le « grand remplacement muséal 34 », consacré à la
Cité nationale de l’histoire de l’immigration, à Paris, devenue musée
national de l’Immigration.
« Peu importe que l’histoire de la France n’ait rien à voir avec celle
d’une nation d’immigration », écrit Zemmour. Faux. Comme le rappelle
François Héran, professeur au Collège de France, l’un de nos meilleurs
spécialistes de la démographie et de l’immigration, la France est bien « le
plus ancien pays d’immigration en Europe 35 ». Du fait du recul de sa
fécondité, des guerres et d’un besoin de main-d’œuvre, elle a fait venir des
migrants dès le XIXe siècle, d’abord d’Europe, puis du Maghreb. Ce que
confirme le démographe Hervé Le Bras : « Deux populations
génétiquement ou culturellement bien typées sont postulées comme étant
face à face. Or la population de la France est très diverse depuis les
origines, et celle qui a immigré en France l’est encore plus 36. »
Pour servir sa théorie du grand remplacement, dans une comparaison
hasardeuse avec les États-Unis d’Amérique, pays de migrants qui ont
massacré les Amérindiens, Zemmour pose cette question obscène : « Qui
seront les Indiens dans la France, glorieuse terre d’immigration, du
e
XXI siècle ? » Tout en affirmant que cette question « hante » l’inconscient
de millions de Français (alors que les enquêtes d’opinion montrent qu’elle
n’est pas leur première préoccupation, loin de là), il justifie la colonisation
et les guerres de conquête en exaltant le « génie » national qui, de la
République à l’Empire, a « protégé les Français et fait de la France la
puissance hégémonique en Europe et dans le monde ».
Dans la continuité de cette « démonstration », il est logique que
Zemmour mobilise le syndrome colonial. Même si une majorité de Français
a fait le deuil de la grandeur de l’Empire français, la nostalgie coloniale
possède encore une puissance d’évocation qui peut être retournée
facilement contre les immigrés, considérés comme des colonisateurs à
rebours. Les nouveaux réacs n’ont pas oublié la défaite de leurs pères
engagés dans l’Algérie française. « Génie malfaisant de l’État français,
conclut-il, quand il se retourne contre les populations au service d’un projet
humaniste et universaliste de remplacement des populations
autochtones 37. » L’humanisme et l’universalisme sont pour Éric Zemmour
les deux tares matricielles de la France contemporaine. Parce qu’elles
induiraient, à terme, la disparition du « Peuple français », lequel s’incarnait,
selon lui, dans le musée national des Arts et Traditions populaires, créé en
1937 par le Front populaire et aujourd’hui disparu, symbole de « la
civilisation originale, subtile, charmante que le peuple de France a
lentement édifiée ». Après avoir pleuré sur la disparition du « Louvre du
peuple français » – rien de moins ! – il se lamente sur l’ouverture en
juin 2013 du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée
(Mucem), à Marseille, preuve que, « dans la France des musées aussi,
l’heure est au grand remplacement ». Lequel n’a pas l’air d’inquiéter tant
que ça les Français si l’on en juge par la fréquentation du Mucem et le
succès de ses expositions !
Éric Zemmour se sentirait sans doute plus à son aise au musée du
Couteau, à Thiers, symbole du « grand effacement » puisque n’y apparaît
aucun des ouvriers immigrés qui représentaient pourtant 60 % des employés
de la coutellerie. Effacés, invisibilisés, renvoyés aux limbes du néant.
Comme ceux que Staline ne voulait plus voir sur les photos officielles.
C’est cette France-là – celle du mépris pour une population colonisée puis
exploitée au service du « progrès » – que Zemmour voudrait faire renaître.
Une France qui ne pourrait pas vivre sans un ennemi de l’intérieur. Il
devrait aller voir l’excellent film de Lina Soualem Leur Algérie, une
Algérie qui était aussi celle de ses parents et de ses ancêtres. Mais il préfère
« entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les croisades
sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et
l’industrialisation du Second Empire 38 », en annexant René Girard, ce grand
penseur du mimétisme et théoricien du « bouc émissaire », pour mieux
servir son obsession d’une « civilisation islamique qui a pris pied sur le sol
européen, avec des diasporas de plus en plus fournies, qui imposent leurs
mœurs, leurs lois, leurs imaginaires, leurs patronymes, dans une logique
colonisatrice 39 ».

Le retour de la « race »
Dans le droit fil de sa détestation de l’immigré arabo-musulman, Éric
Zemmour réhabilite la notion de race. Pour ce thuriféraire de Maurras, ce
n’est pas un gros mot à faire disparaître du vocabulaire, bien au contraire :
la race est un fait. Même s’il est contesté par les scientifiques, ce fait est
visible à l’œil nu, au coin de la rue, dans la couleur de peau, l’agressivité
« naturelle », la violence sociale inhérente aux Noirs et aux Arabes…
Cette histoire romancée permet à Éric Zemmour de revenir au
e
XIX siècle, quand il était normal et bienséant d’exalter la pureté de la race et
de pratiquer l’esclavage. On ne sous-estime plus la dangerosité d’un
candidat à l’élection présidentielle qui écrit, par exemple, que l’esclavage,
« ce sont des Africains noirs qui ont fait la chasse à d’autres Africains noirs
pour les asservir – dans le cadre d’un système esclavagiste qui préexistait à
l’arrivée des Blancs – et vendre une part de leur butin à des acheteurs
européens 40 ». Et qui, une centaine de pages plus loin, enfonce le clou :
« Ce sont des Noirs qui ont vendu leurs “frères” aux Blancs » et « les traites
transatlantiques ne tenaient pas la distance historique face à leurs
homologues islamiques 41 ».
La traite transatlantique était fondée sur la race. Ce sont les héritiers des
Lumières, et personne d’autre, qui ont asservi des millions d’Africains.
Pour assurer la prospérité de l’Europe et de l’Amérique, ils ont dépeuplé
l’Afrique, qui porte toujours les stigmates de cette déportation massive.
Quand leurs descendants l’évoquent et souhaitent qu’on s’y arrête pour
éclairer l’histoire, Éric Zemmour leur demande de se taire. Telle Danièle
Obono, députée de La France insoumise, mise en scène, en août 2020, par
l’hebdomadaire Valeurs actuelles dans une uchronie infâme qui faisait
d’elle une esclave africaine sauvée par un homme d’Église. Ce qui
provoqua aussitôt sa saisine de la justice.
« Danièle Obono n’a pas l’âme rabelaisienne ni voltairienne », déplore
sans honte Éric Zemmour, habitué des tribunaux comme l’hebdomadaire
qui lui a déjà consacré huit couvertures. « Obono s’émeut, ajoute-t-il, alors
même que tout son discours depuis des années ne cesse de rabâcher que les
descendants de l’immigration africaine sont pour l’éternité victimes de
l’esclavage et de la colonisation, persécutés par des Blancs eux-mêmes
trafiquants d’esclaves et colonisateurs pour l’éternité 42. »
En septembre 2021, Valeurs actuelles a été condamné pour cette
infamie raciste qui plaît tant à Zemmour. Lequel récidive avec Aïssa Maïga
recevant un César, accusée de « compter les Noirs devant une salle
éberluée 43 », alors que la comédienne voulait seulement souligner le peu de
place accordé aux personnes noires dans le cinéma français ainsi que leur
assignation à certains rôles archétypiques. Zemmour en profite pour
annexer – c’est devenu une méthode ! – une grande figure des luttes
anticoloniales, Frantz Fanon, l’auteur des Damnés de la Terre, qui, selon
lui, avait deviné que « la volonté inconsciente du colonisé [était] de devenir
le colonisateur de son colonisateur ». La boucle est bouclée !

La colonisation à rebours
Le laboratoire in vivo de cette submersion islamique qui vient ? La
Seine-Saint-Denis, que Zemmour compare au Kosovo, où les musulmans
sont accusés d’avoir « confiné » les Serbes orthodoxes dans des
« enclaves ». Ici, l’« enclave » est islamiste et les relégués sont les Français
« de souche ». « Les petits commerces traditionnels des villages français ont
disparu pour laisser la place aux commerces estampillés halal. La
colonisation religieuse entraîne une colonisation visuelle qui entraîne une
colonisation des âmes… Peu à peu, la Seine-Saint-Denis impose ses règles,
ses codes, qui la distinguent du reste du pays 44. » Il brosse le portrait de
l’immigré en jeune mâle d’origine arabo-musulmane, sur lequel il focalise
son attention au point de tordre le cou à la réalité. Par exemple, quand il fait
remarquer que ces jeunes gens cherchent à faire venir des filles « du bled »
plutôt que de se marier avec des Franco-Arabes déjà perverties par la
société française. La réalité est bien loin de ces élucubrations. Mais, pour
Zemmour, pas de doute : non seulement le jeune Français arabo-musulman
ne veut pas s’assimiler mais, dès qu’il cherche à s’intégrer, il devient
suspect. L’intégration comme l’insertion – malheureusement en panne dans
ce pays, comme l’a démontré le rapport « Pouvoir d’agir » de Mohamed
Mechmache et Marie-Hélène Bacqué 45 – seraient donc des moyens de
développer le communautarisme… alors que l’assignation à résidence des
pauvres et des familles d’immigrés en est la première cause.
Pour Éric Zemmour, seule compte la démonstration, même par
l’absurde, de la validité de sa thèse : l’homme blanc doit réagir contre les
jeunes de banlieue qui veulent islamiser la France et la recoloniser à
l’envers. On reconnaît les envahisseurs à leur origine et à leur couleur de
peau, mais surtout au fait qu’ils « volent, torturent, violentent et tuent ». Les
preuves sont empruntées à la rubrique des faits divers jugés « significatifs ».
Chaque fois qu’une personne arabe ou noire est impliquée dans une affaire
criminelle, il y voit une confirmation de ses thèses, nourries par une
référence à des statistiques qu’il interprète à sa guise. Comme le soir de son
débat sur BFM TV, face à Jean-Luc Mélenchon, durant lequel il compare
Hervé Le Bras au pseudo-scientifique stalinien Trofim Lyssenko, en
l’accusant de manipuler les chiffres de l’immigration. Ledit Hervé Le Bras
avait déjà reçu en 1991 le « prix Lyssenko » ironiquement décerné par le
Club de l’horloge (des amis de Zemmour) pour ses prétendues
manipulations des statistiques de l’immigration étrangère et de la natalité
française. Une distinction tout à son honneur puisqu’il figure aux côtés de
personnalités telles que Jean Jouzel, Robert Badinter ou Thomas Piketty,
tous accusés de « désinformation » au service de leur dangereuse idéologie
universaliste !
En fait, le « lyssenkiste » n’est pas celui qu’on croit. Zemmour biaise
quand il crie à « l’invasion migratoire » et à la « submersion » de la France.
La réalité est la suivante : la France compte aujourd’hui 6,8 millions
d’immigrés pour 67,3 millions d’habitants, soit 10,2 % de la population
contre 7,4 % en 1975 et 5 % en 1946. Selon la définition de l’Insee, ces
immigrés sont des personnes nées étrangères, à l’étranger, parmi lesquelles
36 % sont devenues françaises. La part d’immigrés en France est inférieure
à la moyenne des pays de l’OCDE (13,6 %). Selon Christophe Dumont,
directeur de la division des migrations internationales à l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE), « il y a une
illusion de l’importance de l’immigration. Elle a augmenté récemment sous
l’impulsion des crises humanitaires, de l’immigration familiale et de travail,
mais les effectifs sont le résultat des flux des décennies passées, et
l’immigration a été très réduite des années 1980 aux années 2010 46 ». La
France est donc loin d’être « envahie ». Les immigrés et leurs enfants
vivant sur le sol français, quelquefois depuis plusieurs générations,
représentent un quart de la population. Il est malhonnête de les faire entrer
dans la catégorie « immigration ».
Il n’y a pas de « cinquième colonne » !
Mais peu importe pour Zemmour, convaincu que la perception de la
réalité vaut vérité, même si elle est fausse. Il peut donc triturer allégrement
les chiffres pour justifier sa vision du grand remplacement. C’est avec cette
méthode à la Lyssenko (pour le coup) qu’il accusait dans Le Suicide
français les jeunes Français d’origine maghrébine de nourrir les troupes de
la « cinquième colonne » chargée de détruire la France. Ce qu’il confirme
en d’autres termes dans son ouvrage de 2021.
La « cinquième colonne » est une expression inventée par le général
Franco pendant la guerre civile espagnole : « Les quatre colonnes qui
s’approchent de Madrid seront aidées par une cinquième colonne qui s’y
trouve déjà. » Elle désignerait donc un ennemi intérieur prêt à aider
l’envahisseur. La formule a fait florès. Chaque fois que naît le sentiment
d’une trahison à grande échelle, elle est utilisée pour organiser une chasse
aux sorcières. Les réactionnaires français l’emploient pour renforcer
l’exclusion des étrangers ou des Français d’origine étrangère du champ
politique.
Le département de la Seine-Saint-Denis serait donc l’aile avancée de la
« cinquième colonne » en marche, dont Zemmour a trouvé le symbole : le
petit Aylan, cet enfant syrien mort d’épuisement sur une plage, dont l’image
a ému le monde entier… mais apparemment pas Éric Zemmour. Il faut
vraiment souffrir d’une peur pathologique de l’Autre pour faire preuve de si
peu d’humanité devant un tel drame. Pour lui, ces « migrants » qui fuient
les guerres, les dictatures et la misère sont de « faux » réfugiés et de « vrais
clandestins qui forcent l’entrée de l’Europe », où ils sont malheureusement
pris en charge par « des associations catholiques, protestantes ou
gauchistes… Un jour prochain, qu’Allah bénisse ce jour, ils seront l’armée
des croyants qui islamisera l’Europe. Pour la plus grande félicité de ces
mécréants 47 ». De ce point de vue, l’image du petit corps d’un enfant
échoué sur la plage n’aurait donc été qu’une opération de propagande dont
l’objectif, toujours le même, est de « servir une invasion et un
asservissement des peuples qui se laisseraient circonvenir. Vaincre par la
force de la faiblesse, donc. Mais toujours vaincre 48 ».

« Menace » démographique et nativisme


Quand il n’est pas dans les médias, Éric Zemmour s’arrange toujours
pour que ceux-ci soient les témoins de ses faits et gestes politiques, surtout
lorsqu’ils servent son récit sur le « grand remplacement ». Ainsi de son
voyage à Budapest, en octobre 2021, aux côtés de Marion Maréchal et du
gratin de l’extrême droite d’Europe centrale, pour participer au « sommet
de la démographie » organisé par Viktor Orban, le Premier ministre
hongrois, et en présence de Mike Pence, l’ancien vice-président de Donald
Trump, auteur de ces mots lancés à la tribune : « Légaliser l’avortement a
contribué au déclin démographique. » Pence pensait évidemment à la fin
annoncée de la suprématie blanche, à laquelle s’accroche désespérément
une moitié de l’Amérique. Tel l’État du Texas, qui a interdit l’IVG avec la
complicité silencieuse de la Cour suprême, aux mains des conservateurs
proches de Trump. Souvenons-nous aussi de ce décret abject adopté en
2017 par son administration, qui interdisait l’entrée sur le sol des États-Unis
des ressortissants de sept pays à majorité musulmane.
Pour les amis de Mike Pence présents à Budapest, l’immigration
musulmane représentait la principale menace démographique. N’y a-t-on
pas entendu Marion Maréchal affirmer, sous les applaudissements d’Éric
Zemmour : « Certaines projections indiquent que les Français d’origine
française seront minoritaires en 2050 ou 2060. Il n’est pas exclu que la
France devienne alors une République islamique » ? Peu importe que le
futur soit ainsi fantasmé, qu’il ne repose sur aucune donnée sérieuse, voire
sur des chiffres inexacts. Comme le souligne Hervé Le Bras, « le “grand
remplacement” est un acte de foi sans rapport avec les observations
empiriques, tout comme la société sans classes pour les staliniens ou la
société aryenne pour les nazis 49 ».
Pour Marion Maréchal comme pour Éric Zemmour, puisque les femmes
françaises (en partie grâce au droit à l’IVG) enfantent moins, on a fait appel
à des Maghrébines et à des Africaines pour soutenir la transition
démographique en danger. Même si l’expression « grand remplacement »
n’a pas été prononcée par les intervenants, elle a surplombé ce « sommet
international » au parfum de « nativisme », cette idéologie inventée au
e
XVIII siècle aux États-Unis par les Wasp (White Anglo-Saxon Protestants),
descendants des premiers colons, pour s’opposer aux autres migrants
européens et préserver la pureté de la race. S’estimant les « vrais » citoyens,
ils considéraient les nouveaux migrants comme des indésirables.
Avant de traverser l’Atlantique, cette idéologie a séduit les Américains
en plusieurs circonstances. À commencer par Gerald L. K. Smith, ce
politicien qui, en 1936, avait lancé une campagne pour contrer « l’influence
toxique » des Juifs, des syndicats et des mouvements des droits civiques.
C’est à lui que Donald Trump a emprunté le slogan « America first ». Les
pires soupes se font aussi dans les vieux chaudrons.
De notre côté de l’Atlantique, cette idéologie se traduit par « les
Français d’abord », la « préférence nationale », ou la « priorité nationale »
dans le discours aujourd’hui recentré de Marine Le Pen contre ce « grand
remplacement » dont elle ne veut plus prononcer le nom.

La sacro-sainte identité
Au fil du temps, des passerelles idéologiques se sont donc construites
dans une nuit où tous les chats sont gris. Éric Zemmour ne fait aujourd’hui
que les porter à la lumière en annonçant sans ciller « la mort de la France »,
qui aurait commencé à disparaître dans les années 1960-1970, menacée par
un « grand remplacement » qualifié de « processus implacable ». Or, pour
lutter contre ce « processus implacable », quel meilleur bouclier que
l’identité ?
L’identité ? Une question « vitale » qui « rend subalternes toutes les
autres, même les plus essentielles comme l’école, l’industrie, la protection
sociale, la place de la France dans le monde », selon Zemmour, qui affirme :
« Je suis certain qu’aucun candidat – même Marine Le Pen – n’osera
imposer cette querelle identitaire et civilisationnelle au cœur de la
campagne 50. » Lui l’a fait ! En se souvenant sans doute de cette phrase du
président du Front national : « Je préfère ma famille à mes amis, mes amis à
mes voisins, mes voisins à mes compatriotes, mes compatriotes aux
Européens. » Quarante ans plus tard, identité et immigration pourrissent le
débat de la campagne présidentielle, au détriment des questions sociales et
environnementales, pourtant prioritaires. Le candidat Zemmour s’est
imposé et fait trembler l’ensemble de la classe politique, horrifiée devant le
succès de sa « créature ».
En opposant deux peuples, deux « civilisations », Zemmour s’épargne
l’explication de la complexité sociale préférant « essentialiser » ses cibles
préférées : les femmes, les immigrés, les musulmans, les Noirs, les
homosexuels, les bobos ou les artistes, en les dépersonnalisant et en les
définissant par des identités imposées. En réduisant une personne à ce
qu’elle est à sa naissance plutôt qu’en considérant l’être libre qu’elle
devient en maîtrisant sa vie, il organise une ségrégation qui assigne chaque
individu à ses origines et écrit son destin d’avance.
C’est ainsi que les femmes et les hommes, pour Éric Zemmour, sont
différents « par essence ». Leur nature féminine ou masculine détermine
non seulement leur physiologie, mais toutes sortes d’aptitudes, de savoir-
faire et de goûts personnels. Ce qui l’avait conduit à écrire dans Le Premier
Sexe : « C’est le fameux “sois un homme mon fils”, renforce tes qualités
viriles, contiens ta part féminine pour devenir un véritable homme et
qu’ainsi, avec la femme qui aura de même soigné sa féminité, vous puissiez
vous attirer et pérenniser l’espèce… Une sagesse ancestrale », concluait-il,
que notre époque appelle « stéréotype ».
Selon Zemmour, l’individu est dominé par son identité. Et, quand les
identités se conjuguent dans une communauté d’appartenance, elles nient
nécessairement le citoyen. Obsédé par l’angoisse identitaire, le polémiste
peut ainsi combattre à satiété la France « métissée » et « créolisée », en
citant Édouard Glissant pour mieux le condamner. L’expression du grand
poète antillais visait justement à résister au caractère mortifère de cette
rhétorique de l’identité. Pour lui, les identités fixes sont préjudiciables à la
sensibilité de l’être humain contemporain, engagé dans un « monde-
chaos ». Il prône l’« identitérelation » contre une identité refermée sur elle-
même et craignant « l’étrangeté ». Pour Glissant, il s’agit de « construire
une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et
des autres 51 ». Contre une conception de l’identité qui nous pousse dans
l’enfer de l’entre-soi, il défend un cosmopolitisme universel et citoyen,
seule réponse à la panique identitaire qui a saisi notre pays.
En effet, n’en déplaise à Éric Zemmour, le métissage et la créolisation
ne sont pas « le cache-sexe d’une opération beaucoup plus simple,
l’islamisation : l’introduction inexorable de la France, vieille terre
chrétienne depuis deux mille ans, dans l’ensemble islamique de
l’oumma 52 ».
Cette obsession de l’identité et cette phobie du métissage sont autant de
chemins vers une société fermée, une France isolée, aux frontières
infranchissables, qui n’aurait comme argument que son passé et serait
convaincue qu’elle est, en soi, la nation de l’excellence identitaire promise à
un avenir aussi radieux qu’infini. Mais nous savons que le repli au nom de
la pureté a toujours conduit les nations à leur perte.
Rongeur d’espérance, Zemmour ne propose rien d’autre que le
« suicide » de la France. Son idéologie de substitution fondée sur l’identité
comme principe d’organisation de la société rassure peut-être une part de
l’inconscient collectif sur sa propre existence, mais elle ne peut que nous
conduire au cimetière de l’histoire. C’est pourquoi la lutte contre ce qu’il
représente doit constituer une des priorités de l’écologie politique. En raison
de sa conscience planétaire, qui lui sert d’antidote efficace, celle-ci est la
mieux placée pour mener ce combat, sans attendre une gauche qui, dans son
ensemble, a perdu la bataille idéologique à partir des années 1980 en tentant
de trouver de petits arrangements avec le diable qui ont accouché de
Manuel Valls, des néoconservateurs et de la déchéance de nationalité. Sur
ce terrain, il n’y a de place ni pour les arrangements ni pour les raccourcis.

La « dictature » féministe
Est-ce au nom de la « pureté » de l’identité que Zemmour déteste autant
les femmes, ou plus exactement la féminisation de la société française ? Il
faudrait poser la question à un psychanalyste. Mais, si l’on comprend bien
le raisonnement tortueux de l’auteur, les femmes ont dévirilisé le mâle
français, l’ont aseptisé, lui ont enlevé tout son potentiel de combattant
patriotique. C’était si bien, la « société traditionnelle », dans laquelle
« l’appétit sexuel des hommes va de pair avec le pouvoir ; [où] les femmes
sont le but et le butin de tout homme doué qui aspire à grimper dans la
société. Les femmes le reconnaissent, l’élisent, le chérissent 53 ».
Hallucinant mais vrai ! Et de qualifier les agressions sexuelles de
Dominique Strauss-Kahn sur Nafissatou Diallo, à New York, de « ridicule
affaire ancillaire ». Il va même plus loin dans la provocation : « DSK,
menottes derrière le dos entre deux cops new-yorkais, marchant tête
baissée, c’est un renversement de mille ans de culture royale et patriarcale
française 54. » C’était si simple, en effet, le temps où « les hommes virils
préféraient prendre les femmes sans les comprendre plutôt que de les
comprendre sans les prendre », tel Donald Trump, l’un de ses modèles, qui
aimait « prendre les femmes par la chatte »…
Cette hantise de la féminisation de la société n’est pas nouvelle chez
Éric Zemmour. Dans un texte, il la fait remonter à la décision prise sous la
présidence de Georges Pompidou, en 1970, d’en finir avec la tutelle de
l’homme sur la femme en instituant la notion d’autorité parentale conjointe.
Dans un autre, il accuse le divorce – et plus encore le divorce par
consentement mutuel – d’être à l’origine de la prise de pouvoir par les
femmes dans une société désormais avachie par la libération des mœurs,
notamment l’affreuse libération sexuelle des années 1970.
Le sexe est d’ailleurs partout dans la logorrhée de Zemmour. Il agit, tel
un surmoi, comme la véritable matrice de la destruction de la société
immuable. Comprenez : quand la femme était cantonnée à son rôle de
reproductrice au service d’un mari tout-puissant. Cette vision obscurantiste
et misogyne du monde est brandie comme un bouclier censé nous protéger
de la nouvelle « dictature » féministe incarnée par le mouvement #MeToo et
les écoféministes. Pour bien comprendre de quoi il retourne, et mieux se
mobiliser contre tous ces mâles soi-disant opprimés, c’est le moment pour
tous, hommes et femmes, de s’infliger la lecture du Premier Sexe 55, ce
pamphlet viriliste qui se voulait déconstruction du Deuxième Sexe de
Simone de Beauvoir, mais n’était en réalité qu’un manifeste de haine envers
les femmes, un refus du progrès de l’égalité des sexes.
Les écoféministes d’aujourd’hui sont les héritières de Françoise
d’Eaubonne 56, la première à avoir défendu l’idée selon laquelle les femmes,
comme la nature, sont victimes de la domination masculine. Cette
déconstruction du patriarcat est aujourd’hui défendue par les militantes
féministes et écologistes, qui ont réussi à faire entrer cette question majeure
dans le débat public. Au grand dam d’Éric Zemmour, pour qui « le néo-
puritanisme féministe aveugle désormais les meilleurs esprits et fait passer
l’ignominie pour une vertu 57 », et qui n’y voit que la confirmation de ses
thèses sur la « dévirilisation » du monde.

La haine des homosexuels


Qu’en est-il de cette obsession-là ? En renonçant à exercer son pouvoir
sur sa femme et ses enfants, l’homme aurait bradé ses responsabilités
politiques et sociales, et subi une sorte d’autocastration. Son malheur aurait
été engendré par l’État, qui se serait féminisé sous la poussée des soixante-
huitards. Cet homme dévirilisé serait non seulement dominé par sa femme
ou sa compagne, mais contraint par la montée inexorable du pouvoir du
« lobby gay 58 ». L’avenir de l’homme, dans cette société féminisée, ce serait
l’homosexualité !
On ne comprend pas bien en quoi l’homosexualité pose problème à Éric
Zemmour, mais la description apocalyptique qu’il en fait est significative de
la peur entretenue par les partisans de la Manif pour tous contre la simple
reconnaissance de l’égalité des droits. « Le pacifisme des manifestants trop
bien élevés de la Manif pour tous a été leur plus grande faiblesse. La cause
de leur défaite », écrit-il comme à regret qu’ils n’en soient pas venus à la
seule « violence qui fait plier l’État 59 ». Ce rejet ne vient pas de préceptes
dictés par la foi religieuse, mais de la peur panique de voir une fois de plus
le mâle dominateur dépossédé des clés du pouvoir par un groupe
« communautarisé » qui chercherait à se substituer aux anciennes élites –
comme si, au demeurant, l’homosexualité n’avait jamais existé au sein de
ces élites !
Pour Zemmour, avant les funestes années 1970, l’homosexualité avait le
bon goût d’être discrète et l’homosexuel de se cacher. Quand Michel
Sardou jouait le beauf en se moquant de « la folle du régiment », il n’y avait
pas de confusion des genres : « Les sexes sont bien définis et les vaches
sont bien gardées » – on notera l’élégance de la formule. Sa rhétorique
homophobe l’a même conduit aux limites du négationnisme, comme en
témoignent ces phrases du Suicide français : « Dans la stratégie de
victimisation de ses porte-drapeaux les plus acharnés, [le lobby
homosexuel] ira jusqu’à réécrire l’histoire de la Seconde Guerre mondiale,
s’inventant des persécutions de la part de Vichy, qui aurait envoyé des
homosexuels dans les camps de concentration. Le gay veut être un Juif
comme les autres. » L’auteur ne fait là que reprendre à son compte (sans s’y
référer) les propos du député UMP Christian Vanneste, qui évoquait en
2012 « la fameuse légende de la déportation des homosexuels » lors d’une
diatribe contre un supposé « lobby » homosexuel en France. Ledit Vanneste,
défait aux élections législatives de 2012, rencontre Zemmour un an plus
tard à la Coupole, célèbre brasserie parisienne. Ce dernier raconte : « Il
semble réciter son Bainville [auteur monarchiste et maurrassien], que je
reconnais dans tous les méandres de sa démonstration… Il répète sans se
lasser qu’il n’y a jamais eu dans la France vichyste de convois
d’homosexuels vers les camps de concentration ; et que si l’homosexualité
n’était pas demeurée marginale, l’humanité n’aurait pas survécu 60. »
En relatant cette tirade ahurissante sans y apporter quelque nuance que
ce soit, Zemmour cautionne là encore un mensonge historique, passant sous
silence le fait que, en Europe, dix mille à quinze mille homosexuels ont été
déportés dans les camps de concentration pour cette seule raison. Et que, à
cet inventaire sinistre, il faut ajouter les homosexuels juifs, communistes ou
tziganes déportés pour motifs politiques ou raciaux. Poursuivant leur
édifiante conversation, nos deux compères constatent que « le lobby LGBT,
avec son allié féministe, est un des fers de lance de cette société diversitaire
que nous combattons tous deux ».
Quelques pages plus loin, Christiane Taubira, qui a donné son nom à la
loi instituant le mariage pour tous, est qualifiée de « parvenue littéraire », et
le « lobby LGBT » (encore !) accusé d’avoir « ruiné l’hégémonie
symbolique du modèle hétérosexuel 61 ». La France est en danger !
En relisant ces horreurs, comment ne pas repenser à ce que nous avons
entendu le 5 juin 2004 devant les grilles de la mairie de Bègles, ce fameux
jour du mariage de deux hommes 62 : « Les pédés en camp de
concentration. » Et les lettres signées de ce médecin qui, à la onzième et
dernière, dessina un four crématoire ? Nous en avons encore froid dans le
dos et nous savons que ce combat-là, comme tous les autres contre les
discriminations aux multiples visages, est loin d’être achevé.

Le Mai 68 bashing
Dans l’histoire vue par Zemmour, « révisions » et faussetés se succèdent
comme on enfile des perles. Elles arrivent au détour d’une phrase comme si
elles coulaient de source : plus c’est gros, plus ça passe. Pour lui, en fait,
l’histoire n’a guère d’importance puisqu’il passe son temps à la détourner
au profit de son récit halluciné. Le vrai « déconstructeur », c’est lui, et non
cette « idéologie progressiste » qu’il accuse d’avoir conduit notre pays à
l’abîme sous le triptyque « déconstruction, dérision, destruction […], né
dans la foulée de Mai 68, élaboré dans les années 1970 et installé dans les
années 1980 63 ».
Encore Mai 68 ! Zemmour est décidément un sacré recycleur, car il
n’est ni le premier ni le dernier à pratiquer le « Mai 68 bashing ». La
nouvelle droite ne l’a pas attendu. Dès le lendemain des « événements »,
elle en a fait un des principaux éléments de sa structuration idéologique.
Ainsi du philosophe Luc Ferry, l’un des plus mauvais ministres de
l’Éducation nationale de la Ve République, qui en a même tiré un livre : La
Pensée 68 64. Nicolas Sarkozy (influencé par ses conseillers Henri Guaino et
Patrick Buisson, que Zemmour fréquente et considère comme ses amis,
particulièrement le second, « théoricien » de l’union des droites) n’a pas
hésité à en faire un élément de campagne, en 2007, à la veille du second
tour de la présidentielle : « Dans cette élection, il s’agit de savoir si
l’héritage de Mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé une fois pour
toutes. Je veux tourner la page de Mai 68 », serinait-il. Comme beaucoup
d’autres aujourd’hui, intellectuels et politiques, qui voient dans ce
soulèvement de la jeunesse de l’époque les ferments de notre « régression ».
Mai 68 est-il responsable de la pluie et du beau temps, du chômage et
de la mondialisation libérale, comme l’affirme Zemmour ? Et d’abord, de
quel Mai 68 parle-t-on ? De la grève générale ou du mouvement étudiant ?
Des « enragés » de la Sorbonne ou de l’imagination au pouvoir qui, un mois
durant, envahit les rues, les usines et les bureaux d’une France endormie par
le gaullisme triomphant ?
Éric Zemmour, né en 1958, n’a pas vécu Mai 68 de l’intérieur. Il en fait
une lecture enfiévrée, sans rapport avec son inscription historique. Il le
réinvente en espérant ainsi dater l’origine du mal qui mine le pays… Sauf
quand il s’agit de s’annexer Charlie Hebdo, après le tragique attentat de
janvier 2015 qui décima les trois quarts de la rédaction. Occasion pour lui
de dire tout le bien qu’il pensait de Cabu, Wolinski, Charb, Bernard Marris,
pourtant contempteurs talentueux de sa France rabougrie et symboles de
« l’esprit 68 » qu’il abhorre, mais qualifiés ici de « magnifique explosion
d’hédonisme libertaire dans une société un brin compassée 65 ». Accusant
les « rebelles » de l’époque d’être devenus les « prêtres de la nouvelle
religion des droits de l’homme… Qui se sont révélés pires tyrans que ceux,
fatigués et tolérants, qu’ils avaient renversés », il épargne le magazine
satirique, qui s’est « forcément » cogné « au nouveau pouvoir des minorités
(féministes, gay, antiracistes, etc.) et surtout au nouveau sacré (islam)… Les
frères Kouachi ayant mis la dernière balle de kalachnikov dans le cercueil
de Mai 68 66». On ne sait s’il faut rire ou pleurer devant cet hommage du
vice réactionnaire à la vertu universaliste.
Selon Zemmour, il y aurait donc un avant et un après Mai 68 : les
libertaires ont gagné et la société a triomphé de l’État, de la nation et de la
République, subvertissant les normes et la morale propres à la France
éternelle de Napoléon Bonaparte et de Charles de Gaulle. Les enfants de
Mai 68 sont donc coupables d’avoir assassiné un monde, son monde, et
d’avoir organisé de fait l’invasion des capitaux américains et celle des
immigrés. Si cette reconstruction de l’histoire est sans doute jouissive pour
l’auteur de La France n’a pas dit son dernier mot, elle ne tient pas la route.
Celui qui a détruit le plus efficacement la France rêvée d’Éric Zemmour,
c’est de Gaulle lui-même, pas Mai 68. C’est son idole qui a introduit le vote
des femmes et, de fait, la « féminisation » de la vie politique. C’est de
Gaulle qui a autorisé la contraception, libéré le corps des femmes bien avant
le droit à l’avortement. C’est de Gaulle qui, de fait, a favorisé l’entrée des
femmes sur le marché du travail. Car, pour lui, le relèvement de la France
n’était pas seulement institutionnel et moral, mais d’abord économique. Il
passait par l’adaptation du capitalisme au monde nouveau issu de la
Seconde Guerre mondiale et par la « compétitivité » des grandes entreprises
françaises. C’est lui qui, étant aux commandes de 1958 à 1969, soit à
l’apogée des Trente Glorieuses, a « inventé » Elf, mis EDF sur l’orbite du
nucléaire, encouragé le développement de Renault, soutenu le
développement faramineux de Bouygues. Il avait besoin, pour son projet, de
libérer de la main-d’œuvre et de transformer la France paysanne en une
société urbaine. Ce qu’il a fait avec détermination, détruisant tous les
fondements du monde paysan, comme l’ont décrit Henri Mendras 67 et
Bernard Charbonneau 68. Deux lois d’orientation agricole, en 1960 et 1962,
et le rôle meurtrier du Crédit agricole, auprès duquel se sont endettés tant et
tant de paysans pour s’adapter à la « révolution verte », en ont fait plus pour
achever une certaine société française que les barricades du joli Mai.
La France du capitalisme fusionnant la finance et l’industrie, c’est
encore de Gaulle qui l’a créée de toutes pièces, pas Daniel Cohn-Bendit.
C’est lui qui, après avoir accéléré la décolonisation et mis fin à l’Empire
français cher aux partisans de l’Algérie française et de la France coloniale, a
envoyé chercher dans les villages les plus reculés de l’Algérie, du Maroc,
de Tunisie et d’Afrique noire la force des hommes pour travailler sur les
chaînes automobiles françaises et construire ces quartiers sans âme
devenus, deux décennies plus tard, les « ghettos aux mains des
communautés » que vilipende Zemmour livre après livre. C’est de Gaulle
qui, malgré sa rhétorique nationaliste, a poursuivi l’œuvre de Jean Monnet
en confortant la construction de l’Europe par la réconciliation franco-
allemande. Qui a développé cette société de consommation et du spectacle
combattue par la jeunesse révoltée de Mai 68.
Décidément aveuglé par son admiration tout enfantine du grand homme,
Éric Zemmour se trompe de cible. Le responsable et le coupable de la
destruction du monde de Péguy et de Maurras, c’est Charles de Gaulle lui-
même, qu’il encense comme un demi-dieu et dont il regrette à demi-mot
qu’il n’ait pas fait tirer sur les manifestants pacifiques de Mai 68.

L’écologie « en otage »
La vérité, c’est qu’avec Mai 68 la société a pris sa revanche sur l’État.
Trop longtemps bâillonnée, corsetée, guindée, emprisonnée, la société
française, entraînée par sa jeunesse étudiante et ouvrière, s’est soulevée
contre le gaullisme, qui lui avait imposé à la fois les traditions
réactionnaires de la France et la modernité capitaliste, avec les
conséquences de cette dernière : la consommation à tous crins et le
spectacle comme nouvel opium du peuple. Les révoltés de Mai 68 et de la
décennie qui a suivi se sont levés contre cet « ennemi » qu’est « la finance »
et le modèle de société qu’il induit. Qu’ils aient été récupérés, ou aient trahi
par la suite leurs promesses et leurs idéaux, est une autre histoire.
Rien d’étonnant, alors, qu’Éric Zemmour s’en prenne aux écologistes,
fils et filles de ce Mai 68 abhorré et ingrédients de sa soupe historique
frelatée. Par exemple quand il affirme que « c’est la véritable droite
conservatrice qui a inventé l’écologie avant que les gauchistes ne la
prennent en otage 69 ». Non, évidemment, ce n’est pas la droite conservatrice
qui a « inventé » l’écologie ! L’un des tout premiers auteurs à en parler
s’appelle Élisée Reclus, géographe, militant anarchiste et communard, dans
un texte sublime daté de 1886 et consacré au sentiment de la nature 70. Plus
tard, Ellul, Charbonneau, Gorz, penseurs majeurs de l’écologie, n’avaient
rien de la « droite conservatrice » et n’étaient pas non plus des
« gauchistes ». Pas plus que Bruno Latour aujourd’hui. Mais il faut dire que
l’écologie n’est pas la préoccupation première, ni même seconde, de
Zemmour, qui préfère attaquer les maires écologistes des grandes villes
« dont l’objectif est de viser une tradition française (le sapin de Noël, le
Tour de France) quelle qu’elle soit » et de « subventionner les
mosquées 71 », ou dénoncer « l’influence délétère des Verts qui jouent
toujours contre la France »…
Le credo écologiste de Zemmour s’arrête à Vichy et sa « terre qui ne
ment pas 72 ». Quand on mesure l’importance de la crise climatique qui
menace l’avenir de l’espèce humaine sur cette planète, comme nous le
répètent les scientifiques du Giec, on se dit que considérer l’islam et
l’immigration comme les seuls périls de notre temps relève soit de
l’ignorance, soit de l’aveuglement idéologique. À moins que ce ne soit de la
pathologie, mais nous ne sommes pas spécialistes…

Le rôle des médias


Pour toutes ces raisons, on est en droit de s’interroger sur la nécessité,
pour un politique, de débattre avec Éric Zemmour sur les plateaux de
télévision. Est-ce indispensable pour éclairer l’opinion, ou déjà
démissionner devant lui ? Jean-Luc Mélenchon a-t-il fait œuvre politique
utile, en octobre 2021, en se rendant dans le studio de BFM TV, ravie pour
sa part de ce coup médiatique ? Éric Zemmour, quant à lui, pouvait être
satisfait de l’opération : selon les commentateurs, deux « visions du
monde » s’étaient affrontées. Si le racisme et la xénophobie constituent une
« vision du monde », on peut se demander si accepter d’en débattre n’est
pas une façon de leur conférer une certaine légitimité. Ne vaut-il pas mieux
déconstruire, mot à mot, ce récit halluciné au succès inquiétant, comme
nous essayons de le faire ici ? Le débat n’est pas encore épuisé ! En tout
état de cause, la chaîne d’info en continu a pu claironner après ce débat :
« Avec 3,81 millions de téléspectateurs, nous étions la première télévision
de France. » Elle avait enfin doublé Vincent Bolloré sur son propre terrain !
C’est Vincent Bolloré, en effet, l’actuel détenteur de Vivendi, Canal +,
CNews (le Fox News à la française) et maintenant Europe 1, qui a ouvert un
boulevard à Éric Zemmour et à ses idées racistes, néocoloniales et
xénophobes en lui offrant une émission quotidienne, « Face à l’info ». Le
groupe Bolloré (79 000 salariés, 24 milliards d’euros de chiffre d’affaires en
2020) est présent dans cent trente pays et réunit des activités aussi diverses
que le transport et la logistique, les communications, la distribution
pétrolière et le stockage d’électricité. La petite papeterie familiale fondée en
1822 est peu à peu devenue un des piliers du capitalisme français. Son
dernier fait d’armes, l’OPA sur le groupe Lagardère, dont font partie
Hachette et Europe 1, l’a élevé au rang de « Citizen Kane » des médias
français, et il aurait maintenant des visées sur Le Figaro. Cette entrée dans
le groupe Lagardère s’est déjà traduite par un rapprochement des
programmes d’Europe 1 et de CNews, dont le positionnement idéologique
et politique est proche de celui d’Éric Zemmour, qui en était la tête de
gondole avant de devoir se mettre en retrait le temps de la campagne
présidentielle. Comme Robert Hersant, devenu propriétaire dans les
années 1970 et 1980 d’un puissant groupe de presse, Vincent Bolloré ne
cache pas ses convictions libérales-conservatrices. Elles occupent
aujourd’hui les écrans de ses médias, servies par des petits soldats
cathodiques obéissants et relayées par un débat politique aux allures de
soumission. Dans ce contexte, Zemmour fait office de dominateur avec
d’autant plus de détermination qu’il se sent très entouré et protégé par l’un
des symboles du capitalisme français. Il n’est pas isolé.
Vincent Bolloré n’est pas le seul à avoir fait la courte échelle au partisan
du maréchal Pétain. Avant lui, Catherine Barma, la productrice de
l’émission de France 2 « On n’est pas couché », présentée par Laurent
Ruquier, a bien exploité le filon. La mauvaise plaisanterie a duré cinq ans,
durant lesquels Éric Zemmour a eu tout le temps de se faire connaître du
grand public. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir la dent dure avec la
productrice et le présentateur de cette émission, tout en se présentant
comme une victime, sa posture de prédilection. Il se livre en effet à cette
analyse quasi révolutionnaire : « Je découvrais que ces émissions de
divertissement étaient le temple de l’individualisme consumériste, de
l’alliance entre le marché et le progressisme, entre libéraux et libertaires,
scellée après Mai 68. » Découverte bien tardive ! Mais pourquoi incriminer
Mai 68 pour critiquer une machine dont le seul but est de faire de
l’audience et d’engranger des profits ? Et le malheureux d’ajouter : « Le
public s’agglutinait devant le poste, à la grande joie de Catherine Barma et
de Laurent Ruquier, qui, tels les Thénardier du service public, voyaient les
zéros de leur compte en banque s’accumuler grâce à cette Cosette innocente
qui allait puiser de l’eau au puits… Ils gagnaient sur tous les tableaux, celui
de l’audience et de leur bonne conscience idéologique 73. » C’est
rigoureusement exact. Sauf que Zemmour oublie de dire que son succès
médiatique et la banalisation de son discours ont commencé dans cette
émission. Il était moins « Cosette » qu’un autre « Thénardier », au même
titre que ceux qui l’ont fait roi sans se poser d’autre question que celle de
leur audience. Au passage, qu’Éric Zemmour doive sa notoriété au service
public laisse pantois et en dit long sur le cynisme de médias dont les valeurs
résonnent du bruit des machines à sous.
Dans le milieu, il n’est pas rare d’entendre que les choix éditoriaux des
chaînes d’info en continu et de certaines radios, orientés vers une
légitimation de l’extrême droite, sont justifiés par une logique de
l’audimat : grâce à l’image « décomplexée » et « antisystème » qu’affichent
leurs polémistes colériques, le public serait au rendez-vous. Mais cette
stratégie de l’audience ne suffit pas à expliquer de telles décisions. En effet,
face à la lassitude que peuvent ressentir les téléspectateurs vis-à-vis d’une
forme de pensée unique déroulée sur les grandes chaînes, les responsables
de ces chaînes et stations préfèrent inviter des contestataires tenant des
propos xénophobes et racistes plutôt que de créer les conditions d’un
véritable débat contradictoire. D’où une banalisation médiatique de
l’extrême droite, accompagnée d’une montée en puissance plus ou moins
inconsciente d’une vision suprémaciste du monde.

La technique du « teasing »
Éric Zemmour a toujours exploité à plein son capital médiatique, mais,
en septembre 2021, il décide d’utiliser deux cartes maîtresses qui lui
assureront la collaboration des médias : la publication de La France n’a pas
dit son dernier mot et l’entretien d’une rumeur sur sa possible candidature à
l’élection présidentielle de 2022. Dès lors, par l’ampleur de la couverture
dont il a bénéficié (14 000 articles, de septembre à fin octobre, dans
l’ensemble de la presse française, recensés par la plate-forme de veille
média Tagaday), une bonne partie des médias ont fait de Zemmour un
« candidat » en soi, tout à la fois « comme les autres » et « hors norme ».
Nul complot là-dedans, mais des pratiques moutonnières. Un traitement de
l’actualité politique et de l’élection présidentielle uniformisé, sur le mode
du combat de catch ou de la course de petits chevaux. Une dépendance
accrue et délétère aux sondages et aux commentaires artificiels, prompts à
faire exister le rien.
Le polémiste a donc eu raison de ne pas se presser pour déclarer
officiellement sa candidature, puisque les médias l’ont fait exister dès le
mois de septembre. Il vit du buzz auquel les médias sont accros. Soit un
cocktail de provocation, de transgression, de triangulation et de disruption.
En ce sens, il n’y a pas d’un côté les réseaux sociaux mortifères et, de
l’autre, les grands médias producteurs d’informations. Les deux font la
paire, se nourrissant l’un de l’autre.
La stratégie est bien connue : Éric Zemmour sort une énormité, une
« vérité alternative » comme on dit désormais, puis il capitalise sur l’onde
médiatique ainsi provoquée avant de confirmer, de justifier ou de démentir,
c’est selon, pour s’assurer une présence répétée. C’est un professionnel !
Les médias qui se prêtent à ce jeu de rôles participent à la propagation de sa
vulgate identitaire. Loin de déraciner les peurs existentielles qu’elle suscite,
ils ne font que les alimenter. Comme l’a si bien écrit le regretté Zygmunt
Bauman : « Les craintes des populations, encouragées, alimentées et
avivées par une alliance tacite, mais étroite, entre élites politiques, médias
de masse et industries du divertissement, et avivées plus encore par la
marée montante des démagogues, sont envisagées comme une matière
première ô combien précieuse, qui se trouve habilement exploitée au
service de divers objectifs – un véritable capital politique à faire fructifier,
convoité qui plus est par les pouvoirs économiques désormais débridés,
ainsi que par leurs lobbys politiques et autres exécutants fort zélés 74. »
Quatre ans après, il n’y a pas un mot à changer.
Quand Éric Zemmour nous dit, pour justifier toutes ses énormités :
« J’ai l’impression gênante d’être le seul à dire ce que je vois et à voir ce
que je vois 75 », nous ne voyons quant à nous que lâcheté, refus de la
complexité et volonté de faire croire à un monde binaire. À l’instar des
politiques et des médias qui marchent sur ses traces avec un cynisme
exacerbé par l’enjeu présidentiel, Éric Zemmour n’est pas l’éclaireur qu’il
prétend incarner mais un éteignoir. En brossant le tableau apocalyptique
d’une France assiégée, il obscurcit les débats et ne fait que transmettre ses
propres hantises à une partie du pays qui a pourtant besoin de croire en un
destin commun. Il décrit un monde à l’opposé de celui auquel nous
aspirons, inclusif et rempli d’espérance, qui défend le « vivant », tous les
vivants, contre la dévastation planétaire et son lot de tragédies humaines.
« Il y a une impulsion, sinon une pulsion de vie opposée à la pulsion de
mort, qui abîme les psychismes (écopsychologique), épuise les ressources
humaines (burn-out) et naturelles (extractivisme) dans le mouvement
morbide du nécrocapitalisme », écrit le philosophe Jean-Philippe Pierron 76.
Selon nous, c’est dans ce mouvement-là que s’inscrit Zemmour : il nous
promet la mort dans le linceul de la pureté de la race et la beauté du
capitalisme.

Vivant et radical
Le « vivant » que nous défendons, c’est la réunion de « l’ensemble des
forces qui résistent à la mort », pour paraphraser la formule célèbre
employée par le philosophe et médecin Xavier Bichat pour définir la vie.
Résister aussi bien à la mort que nous promettent l’effondrement de la
biodiversité, le dérèglement climatique et les inégalités indécentes du
système capitaliste qu’aux fantômes de Zemmour qui conduisent au
cimetière. Pourtant, ce sont toujours les écologistes qui sont présentés
comme des marchands d’apocalypse annonçant la « fin du monde », et dont
la « radicalité » serait cause de déstabilisation de la société ! Souvenons-
nous ainsi des commentaires inquiets d’une grande partie des médias quand
Sandrine Rousseau, la « candidate de la radicalité », a déjoué tous les
pronostics de la primaire des écologistes. On a entendu des éditorialistes
disserter sur la « radicalité » et « l’écoféminisme » comme des enfants
découvrant un jouet neuf. L’Express titrera même « Le camp de la
déraison » en établissant un parallélisme entre le « grand soir » promis par
Sandrine Rousseau et le « grand remplacement » annoncé par Éric
Zemmour. Placer sur le même plan la réalité avérée du dérèglement
climatique et les fantasmes égrenés par le polémiste, ça fait
incontestablement du buzz (et des ventes), mais ce n’est qu’un
rapprochement « paresseux, diffamatoire et faussement éclairant », comme
l’a impeccablement souligné Daniel Schneidermann dans Libération 77.
Quel que soit son avenir politique, Sandrine Rousseau se trouvait en
réalité en phase avec cette génération qui n’en peut plus des « petits pas ».
Une génération qui exige justement des dispositions « radicales » pour
répondre à l’urgence de la crise climatique et qui inscrit son combat dans un
tout qui va de la convergence des luttes pour la justice sociale et
environnementale aux mobilisations contre toutes les formes de racisme et
de discriminations, en passant par le féminisme et la désobéissance civile
non-violente. Une génération qui ne se reconnaît pas plus en Éric Zemmour
que dans les partis politiques traditionnels, qui ne se perd pas dans les
débats sans fin sur la laïcité, l’identité et l’immigration. Une génération qui
veut agir pour mettre fin au statu quo qui la conduit dans le mur, qui n’en
peut plus des « grands “circus” participatifs et citoyens se concluant en loi-
cataplasme, des montagnes accouchant d’une souris, des “grands débats” et
des “en même temps”, des fausses promesses de “sans filtre”, des
“concertations” en trompe-l’œil 78 »…
Cette vague montante, exaspérée par tant de mollesse et de cynisme,
consciente de l’urgence d’agir, se rebelle contre cet effondrement politique
qui s’accomplit sous ses yeux, et ne borne pas son horizon à une élection :
elle voit plus loin. En ces temps de noces entre la démocratie d’opinion et le
capitalisme, elle a compris que l’image est devenue un actif stratégique – à
l’instar de Greta Thunberg et de tous les désobéissants. Si l’émotion
mobilise et que la mobilisation fait peur à ceux qui la manipulaient
jusqu’alors, c’est la preuve que les puissants ont aussi leur talon d’Achille,
et que la bataille n’est pas perdue.
Cette radicalité-là n’a bien entendu rien à voir avec celle exprimée par
Éric Zemmour. Les rapprocher, c’est rendre service au second et porter une
lourde responsabilité dans l’entretien d’une confusion qui peut conduire au
pire. Si Éric Zemmour n’en finit pas de dire son « dernier mot » de livre en
livre, la « génération radicale », elle, est loin de l’avoir prononcé, et nous
finirons par nous habituer à son vocabulaire. Malheureusement, pour
l’heure, c’est la radicalité mortifère de l’essayiste qui submerge les débats, à
force d’exploiter les interrogations – légitimes – de ceux qui cherchent à
comprendre comment la France de leur enfance a pu dériver aussi
rapidement, comment tout ce qui faisait société et avait un sens dans leur
vie sociale et personnelle s’est dilué en l’espace de quelques décennies dans
une société devenue « liquide ».

Zemmour et le peuple
Éric Zemmour apprécie la politique de café de commerce, là où l’on se
lâche autour d’un verre en pestant contre l’air du temps. Dire tout haut ce
que « le peuple » pense tout bas est sa spécialité… Sauf qu’il fréquente bien
moins le peuple que les élites des beaux quartiers de Paris, où journalistes et
politiques vivent beaucoup dans l’entre-soi. Autant d’agapes et de
rencontres entre les 6e et 7e arrondissements, qui deviennent motifs à
portraits – le plus souvent à charge – et à règlements de comptes.
Dans cette galerie acrimonieuse, les journalistes Edwy Plenel et Jean-
Michel Aphatie, l’ancien ministre Jacques Toubon ou les historiens Patrick
Boucheron et Gérard Noiriel devraient s’honorer d’être ainsi détestés ! Ils
représentent à peu près tout ce que notre reporter mondain voudrait jeter
aux chiens. Ne va-t-il pas jusqu’à écrire : « La “mediapartisation des
esprits” est le cancer de notre République agonisante 79 » ? À qualifier
Jacques Toubon de « Zelig ridicule » qui aurait été sous la coupe de « petits
marquis de la bien-pensance et de militants de l’antiracisme, ou du
féminisme, ou du lobby gay qui régnaient en maître sur son emploi du
temps, comme sur ses déclarations et son esprit même 80 » ? À présenter
Patrick Boucheron comme « l’archétype de cette intelligentsia française
francophobe qui se couche aux pieds de l’étranger, surtout s’il vient du Sud,
comme un brave chien attendant la caresse ou la claque de son maître 81 » ?
La haine est une seconde souffrance – à tout le moins l’expression
d’une faille narcissique. Car cette galerie de portraits qui embrasse large –
de François Bayrou à Julien Dray, d’Alain Minc à Régis Debray, de Robert
Ménard à Xavier Bertrand, de Jean-Louis Borloo à Nicolas Dupont-Aignan,
de Marine Le Pen à Alain Madelin – n’a qu’un but : servir l’ego (de taille
respectable) du portraitiste aux dépens de son sujet… En témoigne cette
conversation téléphonique surréaliste avec Emmanuel Macron :
«– Je lui dis “France”, il me dit “minorité de racailles”.
– Il me dit que les seuls ennemis sont les salafistes, je lui dis que les
salafistes ne sont que la pointe émergée de l’iceberg, que la question
cardinale est le nombre, qu’il faut arrêter l’immigration.
– Je lui dis : “J’ai un plan si vous voulez.” Il me coupe : “Ça
m’intéresse” 82. »
Si ce dialogue est authentique (en tout cas, Emmanuel Macron ne l’a
toujours pas démenti), il en dit long sur le cynisme du jeune Rastignac au
regard de classe qui nous dirige sans autre boussole que l’air du temps, prêt
à pactiser avec le diable pour satisfaire sa conquête désespérée de ce qui
pourrait lui apporter les voix de la droite, y compris la plus dure, en 2022.
Zemmour chroniqueur des beaux quartiers et conseiller du prince : nous
sommes loin du peuple qu’il prétend incarner. Mais, au fait, de quel peuple
parle-t-il ? Des Gilets jaunes « vilipendés, brocardés, insultés, traités de
demeurés, d’abrutis, de fainéants, voire de cocus […] par la bourgeoisie des
métropoles [qui] ne jure que par l’Europe et le vaste monde et qui méprise
et déteste la France périphérique 83 » ? Du mâle blanc, Français de souche,
catholique de préférence, marié et à la tête d’une famille nombreuse ? Si la
femme est au foyer, à élever ses enfants, c’est encore mieux.
Mais que représente réellement cette famille idéalisée ? Si vous
« gommez » les millions de Français d’origine étrangère, de confession
musulmane, les domiens à la couleur de peau non blanche, les
homosexuels, lesbiennes, transgenres, les mères divorcées élevant seules
leurs enfants, les femmes voilées, les « sans-couilles » dominés par leurs
compagnes, les bobos des grandes villes, la « bourgeoisie des métropoles »,
la « racaille des banlieues », les assistés et les chômeurs-qui-ne-veulent-pas-
travailler… – bref, le bestiaire habituel croisé dans les livres d’Éric
Zemmour –, il ne reste plus grand monde d’acceptable dans cette France
réduite aux couples catholiques blancs vivant selon une stricte morale
hétérosexuelle !

C’était mieux avant quoi ?


Il faut lire jusqu’au bout le récit des monomanies d’Éric Zemmour :
elles nous instruisent sur la pensée des réacs décomplexés qui vantent les
mérites du « c’était mieux avant ». Mais avant quand, au juste ? Avant Mai
68 ? Très bien. Mais où et à quelle période situer l’âge d’or ? Et qu’est-ce
qui était « mieux » ? La peste noire de l’an mille, le servage des paysans, le
génocide des Indiens d’Amérique, l’esclavage des Noirs et le commerce
triangulaire, la colonisation forcément « positive », la grande boucherie de
1914-1918, l’exécution des communards ou des ouvriers de Fourmies, le
régime de Vichy… ?
Et mieux pour qui ? Pour l’aristocratie des Capet ou pour le petit peuple
de Paris ? Pour les seigneurs ou pour les millions de paysans mourant de
faim, assaillis d’impôts, de gabelles et de dîmes par le clergé, les féodaux et
la royauté ? Pour les femmes obligées de faire plus d’enfants qu’elles n’en
peuvent nourrir ? Pour les mineurs travaillant douze heures par jour et
mourant de la silicose à 30 ou 40 ans ? Pour les ouvrières du textile rivées à
leur machine six jours sur sept ? Pour les enfants contraints de travailler dès
l’âge de 6 ans ?
En réalité, l’histoire contée par Éric Zemmour se résume à la légende de
ceux d’en haut, des riches, des castes et des héritiers qui se sont succédé
pour domestiquer ceux d’en bas. Derrière le procès sans appel des
« progressistes », on retrouve le réquisitoire des monarchistes contre la
Révolution des sans-culottes, contre la prise de pouvoir des gueux qui firent
nation contre le roi, lequel trahit aussitôt son peuple en tentant d’aller se
réfugier auprès des émigrés et de leurs sponsors de l’époque, les
monarchies d’Europe.
Comme Le Suicide français avant lui, La France n’a pas dit son dernier
mot exhale la même haine que celle des bourgeois du XIXe siècle contre le
peuple de Paris, qui prit ses affaires en main avec la Commune pour rétablir
la souveraineté de la République et de la nation.
Où donc est passé le « patriotisme » de Zemmour et de ses semblables
dans tout ce fatras ? Qui a défendu la nation, la République et la France ?
Ceux d’en haut ou ceux d’en bas ? En réduisant l’histoire à deux
personnages hors norme, Napoléon Bonaparte et Charles de Gaulle,
l’essayiste nous livre une fable décontextualisée dans laquelle de grands
hommes sauveraient la France occupée par des ennemis de l’intérieur, sans-
culottes, communards ou pacifistes. Et à ces « affreux » de l’époque s’est
ajoutée une cinquième colonne composée de gauchistes, d’écologistes,
d’Arabes, de Noirs, de femmes, d’homosexuels et d’islamistes, prêts à
fondre sur Marianne sans coup férir pour la violer et la vendre à l’encan.
Mais il y a plus : Zemmour met en accusation la société qui l’aurait
emporté contre l’État, paraphrasant (en le détournant) l’essai de Pierre
Clastres, La Société contre l’État 84. Sauf que, durant mille ans, cet État a été
privatisé par des rois, leur cour et la noblesse. Ceux-ci n’ont pas « fait » la
France, mais ils ont étendu leurs fiefs et leur pouvoir de coercition en
mettant au pas les seigneurs, les bourgeoisies des villes naissantes et la
paysannerie, en annexant les provinces, en affamant par l’impôt des
populations asservies. L’État républicain qui lui succède en 1789 renforce
cette centralisation : les nouvelles élites dirigent le pays d’une main de fer, à
partir de Paris transformé en état-major de l’administration de la
République.

Le coup des prénoms


Pour faire des petits Français bien de chez nous, on a interdit les langues
locales et réprimé violemment ceux qui voulaient vivre et travailler au pays.
À commencer par les Bretons, les Basques et les Occitans, transformés en
immigrés de l’intérieur à qui la loi du 11 germinal de l’an XI, promulguée
par Bonaparte, ordonnait qu’ils donnent à leurs enfants des prénoms
« français », tirés du calendrier des saints et des grandes figures antiques.
« Je regrette que cette loi ait été abolie par les socialistes (en 1993), écrit
Zemmour, parce qu’au contraire du nom de famille, qui symbolise l’identité
personnelle, ses origines et sa généalogie, le prénom indique que les parents
ont décidé que leur enfant se fondrait désormais dans une communauté de
destin avec le pays où ils ont choisi de vivre 85. » Et voilà comment on
travestit l’histoire. Trois siècles plus tard, ignorant délibérément le contexte
de l’époque, le polémiste va chercher Bonaparte pour proposer
l’interdiction des prénoms d’origine maghrébine ou africaine pour les
enfants issus de l’immigration, désignant ainsi encore une fois les parents
de ces enfants comme des ennemis de l’intérieur. Aussi absurde soit-elle,
cette proposition a fait les beaux jours et les beaux soirs des médias,
pendant que Zemmour se réjouissait de tant de panurgisme cathodique.
Alors, non, ce n’était pas « mieux avant », même s’il est vrai par
ailleurs que le capitalisme productiviste a cassé le lien social et les
communautés qui constituaient l’âme de cette France rurale, comme
l’explique si bien Bernard Charbonneau dans Tristes Campagnes 86, un
ouvrage encore trop ignoré. En réalité, l’agent le plus déterminé de cette
prétendue modernité a justement été l’État. En disciplinant une société à
chaque fois rétive, il a joué non seulement contre la société, mais aussi
contre la nation et le peuple souverain.

Quel programme pour le « Trump


français » ?
Contrairement à ce que prétend Éric Zemmour, en France, l’État a
toujours voulu mettre le peuple – autre nom de la société – sous le boisseau.
L’essayiste a donc, là encore, tout faux. Sauf que, dans cette France
désorientée, le mensonge vaut vérité, comme dans les États-Unis de Donald
Trump, ce « héraut d’une Amérique blanche, protestante et populaire dont
les statistiques ethniques annonçaient qu’elle serait minoritaire avant 2050.
Une Amérique blanche qui ne veut pas mourir, ni renoncer à une certaine
idée qu’elle se fait du pays que lui ont transmis ses ancêtres 87 », ainsi que
l’écrit un Zemmour admiratif qui se voit déjà dans le costume du
démagogue américain et croit à son succès… comme à la réflexion de cette
« mamie » rencontrée dans le hall du Figaro : « Cela fait des mois qu’on a
étudié la situation en France. On a bien vu les différences avec l’Amérique.
On a tout compris. Le Trump français, c’est vous 88. »
Dans cette optique, notre homme forge ses propositions, qui vont de la
remise en cause de l’État de droit à un référendum qui déciderait « de la fin
du regroupement familial – la matrice du “grand remplacement” –, de la
suppression du droit du sol, de l’encadrement strict du droit d’asile, sans
qu’une oligarchie de juges français et européens ne l’en empêche 89 ».
Autrement dit, il s’agit de se débarrasser des « contraintes » constituées par
la Cour européenne des droits de l’homme et le Conseil constitutionnel, clés
de voûte et garanties de nos libertés. De la présomption de légitime défense
pour les policiers à l’expulsion systématique des étrangers pénalement
condamnés et à la déchéance de nationalité pour les individus binationaux
condamnés pour un crime ou une succession de délits (là, nous avons
l’impression d’entendre François Hollande dans l’hémicycle du Congrès, à
Versailles, au lendemain des attentats terroristes de novembre 2015…).
Rien sur l’écologie (il vaut mieux !), sinon qu’elle est « prise en otage »
par les « gauchistes » – ce qui ne fait pas un programme. Rien sur
l’économie. Rien sur le social. Rien sur la politique étrangère. Mais la peur.
Toujours. Comme un mantra. « On peut voir dans la peur le plus sinistre des
démons qui se nichent dans les sociétés ouvertes de notre temps. Mais c’est
l’insécurité du présent et l’incertitude quant à l’avenir qui engendrent les
plus effrayantes et les moins supportables de nos peurs. Cette insécurité et
cette incertitude naissent à leur tour d’un sentiment d’impuissance : nous
avons l’impression de ne plus rien maîtriser, que ce soit individuellement, à
plusieurs ou collectivement 90 », écrivait Zygmunt Bauman, prémonitoire.

Peur et pureté : les liaisons dangereuses


L’histoire nous a montré à quoi peut conduire ce délire de pureté : aux
génocides et à la purification ethnique. Éric Zemmour lui-même, quand il
évoque les événements tragiques de Serbie et de Croatie, et ceux du
Kosovo, ne parle-t-il pas de « sentinelles de la chrétienté face à la pointe
avancée de l’islam en Europe » ? En associant ces deux piliers paranoïaques
que sont la « pureté » et la peur, il manipule une bombe à fragmentation, à
la manière d’un terroriste de la politique prêt à lancer son explosif aux
dégâts irréversibles pour servir ses ambitions prométhéennes. Si Zemmour
est aussi érudit qu’il cherche à le montrer, il doit savoir que le voleur de feu
a fini sur un rocher, le foie dévoré par un vautour. Mais il sait aussi que le
désir de « réaction » s’est répandu dans la société comme une traînée de
poudre.
La stratégie de la peur a toujours fait partie de l’arsenal réactionnaire.
Dans la musique de l’émotion, elle est la plus jouée, en solo comme en
orchestre. Elle est la plus rentable médiatiquement et politiquement. Si elle
a toujours été omniprésente dans l’histoire humaine, sa perception diffère
selon les cas. Longtemps, nous avons eu affaire à des peurs connues, sinon
prévisibles : les guerres, les famines, les catastrophes faisaient partie des
fléaux frappant chaque génération. On pouvait les circonscrire, voire leur
donner une explication par la présence du diable ou la colère de Dieu. Mais,
depuis les attentats du 11 septembre 2001, nous avons un autre rapport à la
peur, que les néoconservateurs états-uniens, aussitôt suivis par leurs
homologues d’Europe, ont transformé en objet politique. Un outil d’autant
plus efficace que le dérèglement climatique, la pandémie mondiale, les
catastrophes et la crainte de l’effondrement nous ont fait entrer dans une ère
nouvelle frappée du sceau de l’incertitude. Cette somme de toutes les peurs
a débouché sur l’invention d’un art de gouverner propre à nos sociétés
modernes que Zemmour et les siens ont très bien intégré. Ils considèrent la
peur à la fois comme une dimension de la gestion sociale intégrée par la
population, un antidote à l’incertitude et une protection contre la
« menace » incarnée par l’autre.
Cette crainte de l’imprévisible a pris une dimension nouvelle avec la
succession d’attentats terroristes qui ont ensanglanté la France ces dernières
années. En offrant la terreur en spectacle, ils ont installé dans la société une
angoisse diffuse qui empêche toute réaction collective du corps social et
qui, finalement, renforce le pouvoir de coercition des États, comme nous
l’avons constaté avec la prolongation de l’état d’urgence après les attentats
de novembre 2015 et avec l’état d’urgence sanitaire au moment de la
pandémie de covid-19. Zemmour profite de ce terreau politique pour agiter
le spectre d’un « fléau » prévisible : la « soumission » à l’islam. Dans cette
logique infernale qui conduit à l’exaltation de l’identité, il a trouvé des
alliés chez les néoconservateurs de gauche et de droite, qui hystérisent le
débat en instruisant le procès de Mai 68, de la défense des droits humains,
de l’« islamo-gauchisme », de la « cancel culture » et du « wokisme », qui
auraient envahi nos universités et colonisé les esprits, comme nous l’avons
vu précédemment.
Dans un tel contexte, Zemmour a encore un peu de temps devant lui
avant de se retrouver cloué sur le rocher de Prométhée. Il peut continuer à
« brouiller méthodiquement les frontières du “dicible” et du non-dicible. À
cultiver la provocation, l’insulte, la dénonciation ad hominem et la
transgression systématique de tous les tabous », selon la définition que
Daniel Lindenberg donnait des « nouveaux réactionnaires ».

Éloge du désordre
Défendre pied à pied une société ouverte, plurielle et multiculturelle
contre le projet de société fermée, monolithique et monochrome d’Éric
Zemmour, c’est refuser la guerre civile communautariste larvée qu’il veut
nous imposer. C’est surtout se donner la possibilité de mener de front la
bataille pour le climat et celle contre toutes les injustices. Car il ne peut y
avoir de transformation écologique fondée sur la justice sociale dans une
France où la haine des autres – qui n’est jamais loin de la haine de soi – est
érigée en principe. On ne change pas le monde dans un pays transformé en
prison où règne l’ordre. Pour démanteler cette société si bien « ordonnée »,
il faut introduire le « désordre » de Montaigne, selon lequel « chaque
homme porte la forme entière de l’humaine condition » – quitte à être
accusé de subversion en ces temps d’exaltation des passions tristes, dont
Éric Zemmour est le premier bénéficiaire.
Finalement, l’essayiste a raison malgré lui quand il conclut, ironique,
son chapitre censé illustrer le grand remplacement à l’œuvre : « La Seine-
Saint-Denis est l’avenir de la France » ! Il devrait méditer cette réflexion
d’Umberto Eco : « L’Europe sera un continent multiracial ou, si vous
préférez, “coloré”. Et ce sera comme ça, que cela vous plaise ou non 91. »

Mener la bataille des mots


L’impuissance serait synonyme de mort, dans un monde qui traverse
une crise existentielle. Alors comment conjurer ces « démons » dont parle
Bauman ?
D’abord en menant la bataille des mots, première condition de la
reconquête idéologique. Substituer un mot à un autre revient à modifier le
regard porté sur le phénomène observé. Les premiers coups de canon d’une
guerre ou d’une révolution sont toujours sémantiques. Celui qui impose à
l’autre son vocabulaire lui impose aussi ses valeurs, sa dialectique, et
l’amène à livrer un combat inégal sur son terrain. Parler avec les mots de
l’adversaire, c’est déjà rendre les armes. Savoir restituer aux mots leur
signification, c’est donner leur véritable sens à nos actes.
Cette déconstruction sémantique, dont Éric Zemmour n’est pas le seul
spécialiste, dure depuis une quarantaine d’années. Elle a commencé avec la
mondialisation. Les mots « compétitivité », « entreprises », « réformes » (le
vocabulaire préféré d’Emmanuel Macron) sont devenus les marqueurs
d’une idéologie qui a ringardisé des termes comme « solidarité »,
« coopération », « entraide », aussitôt remplacés par « assistanat »,
« mérite », « valeur travail ». Ce processus avait trouvé son champion dans
les années 1980 avec Bernard Tapie, barde des « nouveaux entrepreneurs »
sur les plateaux de TF1, tandis que, dans la vraie vie, il dépeçait des
entreprises rachetées à bas coût. Tapie n’est plus, mais la « start-up nation »
a su se trouver de nouveaux héros, tels les milliardaires Vincent Bolloré
Xavier Niel, François Pinault, Bernard Arnault…
Cette idéologie est loin d’avoir dit son dernier mot. Elle s’en prend
aussi à l’écologie avec des expressions passées dans le langage courant,
comme « développement durable » ou « croissance verte », qui ne signifient
plus rien tant elles sont utilisées à tort et à travers. Elles sont constitutives
d’une novlangue dont usent et abusent les multinationales pour mieux
évacuer les questions que leur pose l’écologie.
L’extrême droite travaille elle aussi depuis longtemps sur les mots.
C’est même l’une de ses grandes forces. En 1982, Yvan Blot, président du
Club de l’horloge, organisait une conférence-débat intitulée : « La bataille
des mots : quel langage pour l’opposition ? », posant les bases de
l’offensive sémantique qui serait lancée par Bruno Mégret en 1990 au Front
national en ces termes : « La “bataille des mots” devient prioritaire… Les
mots sont une arme essentielle dans le combat politique 92. » Mégret
proposait alors une série de recommandations lexicales destinées à contrer
l’analyse marxiste, hégémonique dans le débat d’idées des années 1970, et à
moderniser le langage de la droite conservatrice. « Immigrationnisme »,
« préférence nationale », « patriote », « mondialisme » ont ainsi prospéré
dans le débat public. Dix-sept ans plus tard, au soir du premier tour de
l’élection présidentielle, le 22 avril 2007, Jean-Marie Le Pen pouvait
affirmer : « Ce soir, nous avons gagné la bataille des idées. La nation et le
patriotisme, l’immigration, l’insécurité ont été mis au cœur de cette
campagne par mes adversaires qui, hier encore, écartaient ces notions avec
une moue dégoûtée. Cette victoire idéologique est un acquis irréversible du
Front national, dont je me félicite. » Il avait vu juste. Les débats de 2022 et
le succès de Zemmour le prouvent.
Face à cette offensive, la gauche critique n’a pas su créer de termes de
référence, parce que sa vision du monde en est restée à la gestion de ceux
du siècle passé. Et parce qu’elle n’a pas osé reprendre à son compte des
notions devenues vides de sens et laissées entre les mains de ses
adversaires, comme « démocratie », « justice », « décence »,
« République », « droits »… Elle n’a pas su résister à la « sémantique du
crépuscule » que décrit si bien George Orwell dans 1984, ce langage
appauvri et manichéen qui vise à assujettir les individus 93 et qui est au cœur
du projet d’Éric Zemmour.

Quel récit opposer ?


Aux imaginaires des tenants du modèle dominant, profondément
inégalitaire et productiviste, et à celui de Zemmour, identitaire, raciste et
autoritaire, il nous faut opposer un autre récit en forme d’antidote à ces
deux poisons. Notre vision du monde. Face à un capitalisme qui a remporté
par KO la bataille culturelle majeure des valeurs et des principes, la gauche
et les écologistes doivent être en mesure de construire une espérance qui
conjugue le vivant et la justice sociale, au service de la sécurité humaine. Il
faut répondre à ces quatre millions de Français qui se sentent vulnérables
face à l’emploi, à la santé, au logement, souvent victimes d’isolement 94, par
la protection et les principes de solidarité, de coopération, d’entraide et de
vivre-ensemble.
À celui qui nous raconte « son » histoire de France, qui peint des
fresques épiques avec ses traîtres et ses héros qui se battront jusqu’au bout
portés par « l’amour de la France », il faut opposer un rétablissement de la
vérité historique, notamment la reconnaissance de nos responsabilités, de
l’esclavage aux colonisations, de Vichy au Rwanda, et nous appuyer sur
quatre piliers : le cosmopolitisme, l’autonomie, le commun et
l’émancipation, ADN de la transformation écologique et sociale à engager
au plus vite.

Pour un cosmopolitisme insurgé


Les écologistes, dont la devise est « agir localement, penser
globalement », sont des humanistes cosmopolites. Ce terme –
« cosmopolite » – a longtemps souffert d’une connotation négative. Dans
les années 1930, il désignait le Juif errant, financier au nez crochu
pervertissant le monde des purs avec son argent. Les fascistes et les
staliniens l’avaient détourné de son sens originel, issu des termes grecs,
cosmos et polis, exprimant le rapport du citoyen à la Terre. En réalité, le
cosmopolitisme signifie ceci : la limite de ses ressources ayant été atteinte,
la défense de la Terre et de ceux qui l’habitent est devenue prioritaire.
Le cosmopolitisme nous permet aussi de relativiser la notion de
frontière. Même si elle continue à organiser notre monde, celle-ci doit être
rééquilibrée par une vision transnationale. Une démocratie cosmopolite
digne de ce nom défendrait non seulement l’accession à la citoyenneté pour
les immigrés, avec le droit de vote, mais aussi le droit des pauvres, des
« damnés de la terre », à la circulation par-delà les frontières, à l’instar des
riches qui le leur interdisent. Le cosmopolitisme ne rejette pas
l’appartenance à une communauté, reposant sur le hasard de la naissance,
de la religion ou de tout autre déterminant, mais il implique une
appartenance supplémentaire à une communauté universelle.
Comment ne pas s’insurger devant ceux qui nous promettent l’avenir
radieux avec le tout-numérique ou, par exemple, le plan « France 2030 »
d’Emmanuel Macron ? Celui-ci n’est qu’un nouvel avatar de la « start-up
nation » et le symbole d’une croyance aveugle dans la technique, telle la
promesse des « petits réacteurs modulaires » (SMR) ou de l’hydrogène
« vert », censés nous permettre de préserver notre mode de vie malgré la
crise écologique et sociale. Ce plan exprime en réalité un profond
conservatisme social et environnemental dissimulé sous le maquillage du
progressisme et de la modernité. C’est une conception du monde fondée sur
le déni de ce qui nous attend « en vrai », en contradiction avec les alertes du
Giec et le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie (qui ne
peut être qualifiée de repaire d’écologistes !), selon lequel « la transition
énergétique ne se fera pas sans difficultés » et qui précise : « Si tout est
laissé au marché, la transition ne se fera pas 95. »
Face à un tel aveuglement, qui n’est pas propre à la France, une
génération est en train d’inventer une forme de cosmopolitisme insurgé :
celui qui marche pour le climat, de Paris à Kampala, qui mène le combat
pour la justice climatique et contre toutes les formes de discrimination ;
celui des résistances à l’extractivisme et des ZAD contre les grands projets
inutiles.
Ce « cosmopolitisme insurgé », c’est le nouveau nom qu’il faudrait
donner à cette internationale citoyenne et écologique en train de se lever,
qui résiste à l’uniformisation du monde en reconnaissant les diversités
humaines et exige la justice pour tous, pas seulement pour le climat. Le
cosmopolitisme insurgé ne s’oppose pas à l’universalisme mais s’y
superpose, fruit de la raison humaine et de son usage qui nous veut tous
concitoyens, tous égaux. Le cosmopolite est avant tout un citoyen du monde
qui, pour défendre la planète et ceux qui l’habitent, cherche à dépasser la
guerre de tous contre tous et résiste à la montée des identités meurtrières
observée un peu partout dans le monde.
La voie de l’autonomie
L’autonomie des sociétés et des individus constitue la réponse à la
question démocratique. Le nouveau capitalisme met en cause la nature
même du projet démocratique quand il installe des oligarchies autoritaires
et libérales. Avec Cornelius Castioradis en son temps et beaucoup d’autres
aujourd’hui, nous prônons la voie de l’autonomie. Pour les écologistes, elle
désigne « le projet d’une société où tous les citoyens ont une égale
possibilité effective de participer à la législation, au gouvernement, à la
juridiction et finalement à l’institution de la société 96 ». L’individu, dans un
cadre collectif, peut reprendre le contrôle de sa vie sociale et élargir, dans la
société, des espaces d’égalité et de liberté. En favorisant l’accession à
l’autonomie individuelle de ses membres, la société autonome agit pour que
le maximum d’entre eux puisse participer effectivement à tous les pouvoirs
existants.
Développer la capacité d’autonomie des plus faibles est donc une tâche
prioritaire. Ce qui n’a pas été celle de la gauche, qui, à force de dériver vers
le libéralisme, a accru le désarroi idéologique des classes populaires. Les
sentiments de dépossession et de déclassement n’ont jamais été aussi forts,
alors que les immenses moyens technologiques dont nous disposons n’ont
pas été mis au service des individus pour leur permettre de prendre leur
destin en main. Pour le Grec lettré qu’était Castoriadis, l’avenir n’était en
aucun cas dans l’illusion égalitaire des réseaux, où tout se connecte et où
rien ne se discute vraiment, mais dans la démocratie délibérative, celle de
l’Agora originelle, avec la participation de tous, maîtres comme esclaves,
hommes et femmes.
La démocratie ne peut se réduire au changement constitutionnel, à
l’introduction de la proportionnelle ou aux référendums révocatoires. Elle
n’est pas un ensemble de techniques, mais la capacité du peuple à s’emparer
de l’agenda politique pour qu’il réponde à ses priorités.

Fabriquer du commun
La fabrication du commun répond à la crise sociale et écologique.
Partout dans le monde, des mouvements contestent l’appropriation par une
petite oligarchie des ressources naturelles, des espaces et des services
publics, des connaissances et des réseaux de communication. Ces luttes
élèvent toutes une même exigence, reposent toutes sur un même principe :
le commun. Les chercheurs Pierre Dardot et Christian Laval 97 ont démontré
que ce principe peut devenir le nouvel horizon de l’écologie politique et de
tous ceux qui veulent changer le système. Il retrouve le principe ancestral
du partage communautaire de la Terre que l’on voit se développer de plus
en plus en plus dans les écolieux. C’est le retour aux « communs » – que le
mouvement des « enclosures » anglais avait supprimé – tels que les
pâturages, les forêts, les étangs, les rivières. Avec Internet, on a assisté à
l’émergence d’une logique de communs numériques, tels Wikipédia ou
Linux, en parallèle du développement de l’économie collaborative et de
partage.
Le commun ne se résume pas aux biens communs mondiaux, qui le
seraient par nature, comme l’eau, l’air, la mer, la culture, l’éducation, les
connaissances scientifiques, Internet. Ce qui doit être mis en commun, c’est
l’accès à des conditions, à des services, à des institutions, qu’il s’agit de
créer ou de garantir comme autant de droits fondamentaux : santé,
éducation, alimentation, logement, travail. Dans tous ces domaines, la
confrontation entre la logique de marché et celle des communs est aussi
féroce qu’indépassable.
Cette bataille ne peut se mener à l’échelle nationale, elle est d’emblée
planétaire : on n’arrête pas la pollution et la destruction de la couche
d’ozone, le chômage et les délocalisations, les guerres et le terrorisme, la
financiarisation et les paradis fiscaux à la frontière des États-nations, mais
dans une fédération des communs à l’échelle du monde, en partant des
initiatives locales, régionales, européennes comme africaines, asiatiques ou
latino-américaines. Les communs se construisent par la coopération, la
mutualisation et le partage. Autant de valeurs étrangères à la logique d’Éric
Zemmour et des siens, individualiste, passéiste et régressive.

Changer notre rapport à la politique


Le commun n’est donc pas seulement un projet de société en devenir,
mais une manière de bâtir celle-ci, en changeant le rapport à la politique. Il
ouvre l’ère des solutions collectives et pose les bases d’un projet déjà
désigné dans plusieurs pays d’Amérique latine sous le nom de « société du
bien-vivre ». Que sera cette société du « buen vivir » ? Une bande dessinée
des années 1970, L’An 01, conçue par Gébé et l’équipe de Charlie Hebdo,
et un film de Jacques Doillon tiré de ladite BD nous en donnent un aperçu.
Sous-titré « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste », L’An 01 raconte
un abandon utopique, consensuel et festif de l’économie de marché et du
productivisme. La population décide d’un certain nombre de résolutions,
dont la première est : « On arrête tout » et la deuxième : « Après un temps
d’arrêt total, ne seront ranimés – avec réticence – que les services et les
productions dont le manque se révélera intolérable. Probablement : l’eau
pour boire, l’électricité pour lire le soir, la TSF pour dire : “ce n’est pas la
fin du monde, c’est l’An 01” »… Voilà une utopie qui peut apparaître
aujourd’hui totalement has been, relevant de fantasmes soixante-huitards ;
elle repose pourtant sur un imaginaire qui prône la sortie de la tyrannie de
l’économie et suppose l’élaboration en commun d’un projet de société dans
lequel les indices du bonheur valent davantage que ceux de la croissance.
Accessoirement, elle prouve que les écologistes ne sont pas les marchands
de peur que l’on dit : ils n’annoncent pas la « fin du monde », mais la fin
d’un monde qui détruit les hommes comme leur environnement.

Émancipation !
Longtemps, le débat stratégique entre ceux qui aspirent à changer le
monde s’est limité au choix existentiel entre deux options : réforme ou
révolution. Le changement social se confondait avec la révolution, la
radicalité passait par la rupture, la rupture par l’insurrection, les petits
matins par le Grand Soir… L’histoire retombait sur ses pieds, avançant
résolument vers un « progrès » infini. Le mirage s’est évanoui et l’histoire a
tranché. Aujourd’hui, passer d’un monde à l’autre, c’est refuser de souffrir
plus longtemps des dégâts humains et environnementaux du productivisme
et de la croissance à tout prix. C’est s’en prendre de manière « radicale » au
système, comme l’exige la jeunesse, marche après marche, et c’est
s’adresser en priorité aux millions de laissés-pour-compte qui n’ont plus la
force de se battre. Comment ? En partant de la spécificité des nouveaux
mouvements sociaux, qui ne se battent plus seulement contre leur
exploitation.
Le bloc écologique et social que nous appelons de nos vœux doit avoir
pour principal objectif de défendre l’humanité face aux dangers qui
menacent son existence. À commencer par le dérèglement climatique. Et se
constituer hors de la domination d’une classe représentée par un ou
plusieurs partis. Ce bloc de l’émancipation écologique et sociale ne peut se
réduire à un accord d’appareils (on en a vu les limites). C’est à partir du
mouvement social que pourra se construire une alliance dans laquelle les
courants politiques prendront leur place. En fait, il s’agit d’inverser la
pyramide pour laisser toute sa place à la société mobilisée, la seule en
mesure de redonner sens à des vieux partis politiques en décomposition et à
pouvoir exiger une écologie de transformation sans laquelle nous ne
pourrons provoquer la « grande bifurcation » du système.
La crise du politique est une crise de la démocratie que résume bien
l’expression « on ne croit plus en rien ». Ne plus croire en rien, c’est ne plus
croire en l’avenir. Les partis sont en crise parce qu’ils ne savent plus
proposer un avenir.
Notre pays ressemble aujourd’hui à un grand village « Potemkine », où
tout est faux-semblant et paraît organisé pour masquer la réalité sociale.
Derrière le décor des médias et des discours politiques colonisés par la
question identitaire se cache la réalité : le basculement dans la précarité et la
misère sociale et culturelle de millions de Français exclus d’une scène
publique qui les ignore. On pose un voile sur le retrait massif d’une
population ayant choisi les sentiers de la désaffiliation civique, de
l’abstention massive ou du vote pour l’extrême droite. Cette même
population qui peut maintenant être séduite par les discours obsessionnels
d’Éric Zemmour.
Dans ces conditions, il n’est pas question d’abandonner ce qui est
aujourd’hui la scène principale de la confrontation politique : la
communication. Il ne faut pas laisser les marchands de peur, les esclaves du
fait divers et les zélotes de la croissance dopée au nucléaire occuper
l’espace audiovisuel. Pour gagner la bataille des médias, il faut les penser
comme un champ autonome de la politique, un théâtre d’ombres qui
possède ses propres règles que nous devons apprendre à maîtriser. Il faut
donc cesser d’opposer les réseaux sociaux aux grands médias audiovisuels
ou à la presse, les médias alternatifs aux pieds nus et les grands groupes
privés. Les exemples de Mediapart, de Bastamag, de Reporterre, des Jours,
d’AOC, de The Conversation, du Vent se lève, du Un, de Lundi matin etc.
montrent qu’il est possible de s’adresser au plus grand nombre en
considérant que le journalisme reste un sport de combat au service de la
connaissance, de la justice et de l’émancipation… Et, accessoirement, en
mesure de porter la contradiction à Zemmour et à ses épigones !

Un nouvel horizon
Éric Zemmour profite de l’agonie des partis politiques de l’ère
industrielle – PCF, Parti socialiste, Les Républicains – comme Emmanuel
Macron avant lui a occupé un terrain laissé en jachère. Cette agonie est
inscrite dans l’agenda politique. Mais, en politique, les agonies peuvent
durer longtemps, sauvées provisoirement par les apparences. Pourtant, le
processus est entamé, irrévocablement. Son dénouement se produira à
chaud et non à froid. La réalité que nous vivons – des marches pour le
climat aux Gilets jaunes, des ZAD à l’écoféminisme, des assemblées
citoyennes aux coopératives – prouve que la recomposition ne s’accomplit
plus dans l’espace clos du champ politique actuel, mais dans la société
mobilisée. Celle-ci doit maintenant trouver la capacité de peser sur les
décisions pour revitaliser des fonctions politiques autres qu’électorales,
réinventer notre système de représentation en crise et, surtout, redonner du
sens à ce qui est notre destin commun.
Il est donc urgent de proposer un nouvel horizon et de réenclencher le
désir d’utopie concrète chez ceux qui se sentent de plus en plus vulnérables
face à la crise sociale et écologique. Lorsque les socialistes utopistes et
libertaires et les penseurs de l’écologie rêvaient du monde futur, ils
produisaient des utopies réalisables. Celles-ci pouvaient déboucher sur des
échecs, mais elles ont contribué à dessiner la perspective d’une société
fondée sur la coopération, le mutualisme, l’entraide… Autant de valeurs
cardinales du projet écologiste – sans doute l’un des seuls aujourd’hui en
mesure de ranimer la flamme de l’espérance dans une société qui doute
d’elle-même.
Ce qui nous manque, pour en finir avec Éric Zemmour et sa rhétorique
nauséeuse, et pour redonner confiance à celles et ceux qui ne croient plus à
rien, c’est un grand récit collectif alternatif, condition de la production d’un
nouvel imaginaire accessible à tous. Une génération se lève, indignée par
les injustices et les inégalités. Elle est en train de dessiner les contours d’un
autre monde et de donner consistance à ce récit alternatif. Les discours
souverainistes et les marchands de peur ne résisteront pas à cette vague
montante. Comme tant d’autres avant lui, Zemmour finira sans doute dans
les poubelles de l’histoire. Après avoir été loué et porté au pinacle politique,
il sera lâché, puis lynché par ceux-là mêmes qui l’ont fait roi pour mieux
effacer les traces de leur responsabilité. Mais l’urgence est au réveil des
endormis et à la révolte des rebelles qui sommeillent en chacun de nous. No
pasaran !
Octobre 2021
1. Noël Mamère et Patrick Farbiaz, Contre Zemmour. Réponse au Suicide français, Les petits
matins, 2014.
2. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Rubempré, 2021.
1. Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.
2. Zetkin Collective, Fascisme fossile. L’extrême droite, l’énergie, le climat, La Fabrique, 2020.
3. François Sureau, « Sans la liberté », Contrepoints, 1er novembre 2019.
4. Lenaïg Bredoux et Mathieu Dejean, « “Woke” : la diversion réactionnaire », Mediapart,
15 octobre 2021.
5. Ibid.
6. David Perrotin, « Enquête ouverte après des propos racistes au sein de l’École nationale de la
magistrature », Mediapart, 22 avril 2021.
7. Sébastien Bourdon, Justine Brabant et Matthieu Suc, « Une filière néonazie au sein de
l’armée française », Mediapart, 16 mars 2021.
8. Rapport annuel de la CNCDH, 18 juin 2020.
9. « L’ordre et la force, enquête sur l’usage de la force par les représentants de la loi en
France », rapport de l’Acat, 2016.
1. Guy Sorman, La Révolution conservatrice américaine, Fayard, 1983, p.41.
2. Ugo Palheta, La Possibilité du fascisme, La Découverte, 2018.
3. Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil,
2002.
4. Daniel Lindenberg, « Une révolution conservatrice qui avance à visage découvert », Le
Monde, 15 janvier 2016.
5. Julien Rebucci, « Patrick Buisson veut convaincre de Villiers ou Zemmour de se présenter en
2017 », Les Inrocks, 4 novembre 2015.
6. Patrick Buisson, La Cause du peuple, Perrin, 2016.
7. Geoffroy Lejeune, Une élection ordinaire. Politique-fiction, Ring, 2015.
8. Alexandre Devecchio, Recomposition, Le Cerf, 2019.
9. Voir Ariane Chebel d’Appollonia, L’Extrême Droite en France de Maurras à Le Pen,
Complexe, 1987.
10. Ico Maly (propos recueillis par Thomas Miessen), « L’anti-démocratie digitale : l’extrême
droite 2.0 », Démocratie, no 4, avril 2021.
11. Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre, op.cit.
12. Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.
13. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Champs Essais, 2009 [article
original, 1989 ; livre original, 1992].
1. Dominique Albertini et David Doucet, La Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte
la bataille du net, Flammarion, 2016, p. 21.
2. Lilian Thuram, La Pensée blanche, Éditions Philippe Rey, 2020.
3. Gérard Noiriel, Le Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre
de la République, La Découverte, 2019.
4. Nicolas Chemla, Anthropologie du boubour. Bienvenue dans le monde bourgeois-bourrin,
Lemieux Éditeur, 2016. Selon cet auteur, le « boubour » affiche son hostilité à la culture bobo
par un rejet des valeurs de justice sociale, de mixité sociale et de protection de l’environnement.
1. Éric Zemmour, Destin français. Quand l’histoire se venge, Albin Michel, 2018.
2. Edwy Plenel, À gauche de l’impossible, La Découverte, 2021.
3. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.265.
4. Le Bûcher des vaniteux I et II, Albin Michel, 2012 ; Z comme Zemmour, Le Cherche-Midi,
2011.
5. Avant ceux que nous avons cités ici : Le Premier Sexe, Denoël, 2010 ; Mélancolie française,
Fayard/Denoël, 2010.
6. Sur RTL le 23 mai 2012.
7. Éric Zemmour, Le Suicide français, op. cit., p. 383.
8. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.180-181. 37. Ibid., p. 240.
9. Ibid., p. 240.
10. Dans La Vie des idées, 19 mai 2016.
11. Laurent Joly, L’État contre les Juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Grasset,
2018.
12. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.293.
13. Marc Bloch, L’Étrange Défaite, Folio, 1990.
14. Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Payot, 2005.
15. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.54-60.
16. Michel Slitinsky, L’Affaire Papon, Éditions Alain Moreau, 1983.
17. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.59-60.
18. Serge et Arno Klarsfeld, « Les Juifs doivent se tenir à l’écart de l’extrême droite », Le
Monde, 11 juillet 2021.
19. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit.
20. Ibid., p. 151-152.
21. Ariane Chemin, « Samuel Sandler : “Deux ou trois choses que je voudrais dire à Éric
Zemmour” », Le Monde, 21 septembre 2021.
22. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.40.
23. Ibid., p. 336.
24. Ibid., p. 337.
25. Ibid., p. 214-215.
26. Ibid., p. 104.
27. Ibid., p. 106.
28. Monarchiste catholique traditionaliste, Jean Raspail est l’un des fondateurs, en 1973, du
Parti des forces nouvelles. Plus tard, il rejoindra le Comité national Jeanne d’Arc, une branche
de la nébuleuse du Front national.
29. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.73.
30. Ibid., p. 185.
31. Ibid., p. 142.
32. Ibid., p. 143.
33. Ibid., p. 299.
34. Ibid., p. 63.
35. François Héran, Migrations et sociétés, « Leçons inaugurales du Collège de France »,
Fayard, 2018.
36. Hervé Le Bras, « Les adeptes de la théorie du “grand remplacement” semblent suivre la
trace des totalitarismes du XXe siècle », Le Monde, 3 octobre 2021.
37. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.65.
38. Citation de René Girard, ibid., p. 312.
39. Ibid., p. 12.
40. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.274.
41. Ibid., p. 32.
42. Ibid., p. 325.
43. Ibid., p. 302.
44. Ibid., p. 76.
45. Mohamed Mechmache et Marie-Hélène Bacqué, « Pouvoir d’agir », rapport au ministre
délégué à la Ville sur la participation citoyenne, 2013.
46. Cité par Julia Pascual, « La France est loin d’être “envahie”, même si l’immigration
progresse », Le Monde, 16 octobre 2021.
47. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.212-213.
48. Ibid.
49. Hervé Le Bras, Le Monde, op. cit.
50. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.24.
51. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997.
52. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.24.
53. Ibid., p. 138.
54. Ibid., p. 139.
55. Éric Zemmour, Le Premier Sexe, op. cit.
56. Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la mort, Le passager clandestin, 2020 [1974].
57. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.19.
58. Ibid., p. 166.
59. Ibid., p. 165.
60. Ibid., p. 167.
61. Ibid. p. 169.
62. Neuf ans avant la loi promulguant le mariage pour tous, Noël Mamère, alors maire de
Bègles (Gironde), célébrait ce mariage dans sa mairie [note de l’éditrice].
63. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.7.
64. Luc Ferry et Alain Renault, La Pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain,
Gallimard, 1985.
65. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.202. 94. Ibid., p. 203.
66. Ibid., p. 203.
67. Henri Mendras, La Fin des paysans, Actes Sud, 1992.
68. Bernard Charbonneau, Tristes Campagnes, Denoël. 1973.
69. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.342.
70. Élisée Reclus est aussi l’auteur du célèbre L’Homme et la Terre, encyclopédie en huit
volumes publiée de façon posthume entre 1905 et 1908.
71. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.10.
72. Ibid. p. 87.
73. Ibid., p. 41-42.
74. Zygmunt Bauman, dans L’Âge de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant
historique (collectif), Premier Parallèle, 2017.
75. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.118.
76. Cité par Nicolas Truong, « Le “vivant”, un concept qui gagne en popularité dans la
philosophie et les combats écologiques », Le Monde, 22 septembre 2021.
77. Daniel Schneidermann, « Sandrine Rousseau, la dérangeante », Libération,
27 septembre 2021.
78. Ibid.
79. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.19.
80. Ibid., p. 187.
81. Ibid., p. 246.
82. Ibid., p. 318 à 323.
83. Ibid., p. 281-282.
84. Pierre Clastres, La Société contre l’État, Minuit, 2011 [1974].
85. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.272.
86. Bernard Charbonneau, Tristes Campagnes, op. cit.
87. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, op. cit., p.229.
88. Ibid., p. 231.
89. Ibid., p. 339.
90. Zygmunt Bauman, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Seuil, 2007.
91. Umberto Eco, Cinq questions de morale, Grasset. 2000.
92. Cécile Alduy et Stéphane Wahnich, Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau
discours frontiste, Seuil, 2015.
93. Alain Policar, « Éric Zemmour : une histoire française », The Conversation,
10 octobre 2021.
94. Selon une enquête du Credoc d’octobre 2021.
95. Fatih Birhol, directeur de l’AIE, à propos du « World Energy Outlook » (WEO), « Notre
trajectoire est inquiétante », Le Monde, 14 octobre 2021.
96. Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, Points, 2011 [Seuil, 2005].
e
97. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXI siècle, La
Découverte, 2014.

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