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La vraie vie est ailleurs

Anne-Françoise Benhamou

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Anne-Françoise Benhamou. La vraie vie est ailleurs. Revue d’esthétique, Jean Michel Place, 1994,
Jeune théâtre, p. 211-216. �hal-01099666�

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! 1

ANNE-FRANÇOISE BENHAMOU

La vraie vie est ailleurs

[Revue%d'esthétique!n°26!"Jeune!théâtre",!Jean2Michel!Place!éd.,!1994]!

"Quand tout sera passé, on regardera ce temps-ci – ces trente ou quarante dernières
années – comme un âge d'or du théâtre en France. Rarement on aura vu naître tant
d'expériences et s'affronter tant d'idées sur ce que doit être la scène et ses pouvoirs."1
Vilar certes ni Serreau n'étaient absents de la pensée de Vitez lorsqu'en 1985 il écrivait
ces mots. Mais sans doute pensait-il aussi à cette époque de théâtre dont il était une
figure de proue, à cette génération de metteurs en scène apparus en France dans les
années soixante et qui avaient fait du théâtre le champ de leur débat artistique :
Chéreau ; Mnouchkine ; et encore : Sobel, Lavaudant, Lassalle, Bourdet, Mesguich ;
l'expérience à l'allemande mais si française aussi du TNS, groupant intellectuels,
peintres et gens de théâtre... Et toujours Planchon. Et tout à fait "ailleurs" : Claude
Régy.

Mettons de côté pour le moment ce dernier cas et risquons une hypothèse : un des
dénominateurs communs de ces esthétiques si différentes les unes des autres était – c'est
ce qui fait qu'on peut parler d'une génération – un certain engagement politique, ou du
moins, le rapport originel de la démarche de bon nombres d'artistes avec un vécu
politique : venus du situationnisme, du maoïsme, proches du P.C. ou sans appartenance,
ces metteurs en scène développèrent tous chacun à leur manière un art profondément
critique.
On se contentera ici de deux exemples. Qu'on relise le livre consacré au Ring par Patrice
Chéreau et son équipe2 ; on mesurera alors la teneur fortement historique et politique de
la dramaturgie engagée ; et, dans un tout autre répertoire, l'abord "sadien" de Marivaux
par le même Chéreau lui permettait de penser à travers l'étreinte des corps les jeux du
pouvoir aussi bien que les rapports amoureux. Jamais d'ailleurs un spectacle de Chéreau
ne parle de l'amour sans y entrevoir les linéaments d'un rapport de force où se dit une
situation du monde. Jamais chez lui la sphère du désir n'est abordée pour elle-même,
dissociée d'une perception politique. Le choix de La Reine Margot de Dumas pour son

1!L'Art%du%théâtre!n°1,!Actes!Sud,!printemps!1985.!
2!P.!Boulez,!P.!Chéreau!et%al.!,!Histoire%d'un%ring,!coll."Pluriel",!Robert!Laffont,!1980.!
La vraie vie est ailleurs (1994) 2

retour au cinéma le prouve avec éclat : le libertinage amoureux et la Saint-Barthélémy y


sont des sujets d'égale importance, que Chéreau a voulu traiter ensemble.
Politique, aussi, le projet de Vitez d'en finir avec tout naturalisme (déclaré ou dégradé)
et de travailler sur la convention et l'histoire des formes : projet parfaitement adéquat à
celui, dans le domaine de la réflexion sur la littérature, de la nouvelle critique et de la
guerre qu'elle menait contre l'autre, l'ancienne. Contemporains d'une génération de
grands intellectuels (Foucault, Lacan, Barthes, Althusser) soutenus par le réel travail
d'une critique ambitieuse, cultivée et elle-même engagée (Théâtre populaire puis
Travail théâtral), les metteurs en scène de cette génération firent de magnifiques
spectacles qui pour la plupart étaient aussi des prises de position – quitte à montrer,
comme le fit Vitez, que même la diction de l'alexandrin peut témoigner de conceptions
différentes de l'histoire, que dans la manière de respecter ses douze pieds se raconte
l'usage que le présent fait du passé, et finalement qu'il y a un enjeu politique à affirmer
un travail sur la forme : le parrainage de Meyerhold est ici particulièrement signifiant.

Un âge d'or, certes. Mais à la fin de la décennie, cet optimisme n'était plus de mise : les
aventures collectives s'étaient brisées (TNS) ou avaient cessé d'être collectives (le
Soleil) ; les CDN s'entreproduisaient sans conviction ; on voyait sur leurs scènes des
spectacles de plus en plus "professionnels" et de plus en plus creux. La masse d'argent
que Lang et le pouvoir socialiste avaient mise dans le théâtre n'avait pas donné lieu à
plus de spectacles mais à des spectacles plus chers, tant du point de vue des décors que
des interprètes. C'est alors que naquit chez les metteurs en scène – sous couvert
d'amener au théâtre un nouveau public mais aussi à cause d'une véritable pénurie de
pensée – le goût du casting. On vit donc sur scène des stars du cinéma (Depardieu dans
Tartuffe pour l'ouverture du TNS par Lassalle, et plus tard Jeanne Moreau dans la
Célestine de Vitez, et plus récemment Daniel Auteuil dans Scapin et Woyzeck chez
Vincent) ; on vit aussi quelques comédiens de théâtre jouer aux stars de cinéma. Ce ne
fut pas probant. Il y eut plus grave, pas sur le plan esthétique mais sur le plan
symbolique : Vincent entrant au Français (ça pouvait encore avoir l'air d'un noyautage)
suivi bientôt de Vitez ; là, c'était plus troublant. Une génération entière d'acteurs et de
spectateurs formé par Vitez s'interrogea. Élitaire pour tous, tout le monde le savait, il ne
pourrait plus l'être dans les murs d'un théâtre dont rien ne fera qu'il ne soit pas avant
tout, osons ce mot , bourgeois. On ne pouvait pourtant, lui, le soupçonner de trahison. Il
dit, comme toujours des choses très belles et très sincères sûrement sur le choix qu'il
avait fait d'endosser le vieux rôle d'administrateur général. Mais qu'allait-il donc faire à
la Comédie Française? Figaro (dont nous croyions qu'il le détestait) puis Galilée
(méditation sur le compromis?). Rien qui pût surpasser la merveille du Soulier de Satin,
ce spectacle répété dans la hâte et d'une certaine façon dans la précarité, ce spectacle
La vraie vie est ailleurs (1994) 3

dont on oublie trop maintenant qu'il fut une prise de risque majeure, cette œuvre
testamentaire lancée avec juvénilité dans la nuit avignonnaise. Puis il mourut, laissant
un grand vide. Il était un artiste, il était aussi, pour beaucoup, un repère, éthique,
politique.
De tous les metteurs en scène de sa génération, Vitez est certainement avec Régy celui
qui aujourd'hui compte le plus3, celui qui a marqué le plus profondément, directement
par son enseignement ou indirectement par le grand courant d'air qu'il a fait circuler
dans le théâtre, les metteurs en scène actuels. Parce que Régy a mis au centre de son
travail l'acteur et sa présence, parce que Vitez a montré avec génie et avec grâce que le
sens était avant tout dans le jeu avec la théâtralité – ce qui était une autre manière
d'accorder à l'acteur une place centrale.

Mais revenons à ce creux de la fin des années quatre-vingt (qui correspond – est-ce
vraiment un hasard? – à la confirmation des premières déceptions devant le socialisme
au pouvoir : non, on ne parviendrait pas à "changer la vie"). Période de déclin si l'on
mesure les spectacles de la plupart des artistes qu'on a cités avec ceux qu'ils firent
précédemment (exceptons comme toujours Régy, impavidement fidèle à lui même, et
Chéreau, qui avait pris un chemin de traverse en se consacrant à l'œuvre de Koltès). Ce
fut aussi la période d'apparition d'une autre génération -, d'abord discrètement, puis,
depuis trois ou quatre ans, de façon affirmée : la fameuse "relève". Pas de doute, le
théâtre vit et frémit à nouveau, des "familles" se reforment : tout ce numéro, d'ailleurs,
en témoigne.

3!Il!faut!ici!s'inscrire!en!faux!de!la!manière!la!plus!vigoureuse!contre!un!article!de!Gilles!Costaz!paru!
dans!Cripure%(n°10,!octobre2novembre!1993):!"La!chute!de!la!maison!Vitez".!Costaz!y!traite!à!propos!de!
deux! spectacles! du! Festival! d'Avignon,! dont! le! "rat[age]"! lui! paraît! symptomatique,! de! "l'échec,!
provisoire! mais! troublant,! d'artistes! d'une! génération! qui! vivait! sur! l'enseignement! d'Antoine! Vitez".!
Echec! qu'il! analyse! en! deux! temps! :! "C'est! bien! d'un! problème! de! modestie! qu'il! s'agit.! De! modestie!
devant! un! texte! ou! devant! un! projet.! Et! les! générations! Vitez! ont! appris! à! être! les! moins! modestes!
possible.! Les! plus! inventives! mais! les! moins! modestes.! Tout! leur! était! permis,! tout! leur! était! possible,!
tous!les!jeux!étaient!à!jouer,!toutes!les!déconstructions!étaient!à!construire.!Mai!68!faisait!de!la!mise!en!
scène!![...]!Mais!la!modestie?!Ou!si!l'on!préfère,!l'humilité?!D'accord,!ce!sont!des!vertus!dont!on!peut!se!
passer.! Elles! étaient! mises! en! avant! par! le! théâtre! d'avant,! celui! des! Pitoëff,! Jouvet,! Dullin,! auquel!
personne!ne!pense!plus!beaucoup!mais!dont!les!méthodes!n'étaient!sans!doute!pas!inférieures!à!celles!
des! gourous! qui! leur! succédèrent.! Ceux2là! prônaient! le! respect,! tandis! que! ceux2ci! soutenaient!
l'irrespect![...]!Mais!après!tout,!ce!n'est!pas!le!péché!le!plus!grave.!Ce!qui!apparaissait!en!Avignon!était!
un!problème!plus!profond:!c'était!l'épuisement!d'une!certaine!méthode!théâtrale.!Celle!qui!consiste!à!
prendre!les!textes!à!l'envers,!à!les!biseauter,!à!mêler!ce!qui!était!séparé,!à!sautiller!d'un!ton!à!un!autre,!à!
passer! du! deuxième! au! dixième! degré! en! quelques! secondes! [...]! à! s'amuser! en! affirmant! qu'on! est!
sérieux,!à!abuser!de!sa!toute!puissance,!à!faire!des!écrans!en!prétendant!qu'ils!révèlent!tout,!etc."!Dans!
cet!étonnant!amalgame!de!remontrances!morales!et!de!clichés!sur!les!abus!de!pouvoir!des!metteurs!en!
scène,! on! peut! mesurer! la! régression! d'un! certain! discours! critique! et! surtout! la! teneur! sourdement!
politique!(à!travers!le!rappel!aux!vertus!de!soumission!et!de!modestie)!de!ce!qui!se!donne!comme!un!
jugement!esthétique.!Il!est!donc!besoin,!aujourd'hui!encore,!de!rappeler!que!le!sens!d'un!texte!n'est!pas!
fixé! une! fois! pour! toutes,! que! la! mise! en! scène! n'est! une! affaire! de! respect,! que! le! jeu! est! une!
exploration!du!réel?!Vitez!est!toujours!dérangeant?!Tant!mieux.!!
La vraie vie est ailleurs (1994) 4

Y a-t-il communauté entre ces démarches si diverses qu'elles donnent l'impression d'un
éparpillement, d'un émiettement, d'autant plus que beaucoup de ces metteurs en scène
affectionnent les formes et les textes mineurs, contrairement à leurs aînés? Non, sans
doute. Y a-t-il parité entre ces esthétiques? Non encore ; si parler de mise en scène
contemporaine revient à mettre sur un même plan toutes les productions, le danger
devient grand de n'en plus parler du tout, faute d'avoir quoi que ce soit à en dire. Faut-il
alors, pour tenter justement de poser les bases d'un discours critique, situer le théâtre
d'aujourd'hui par rapport à celui d'hier, celui dont on a parlé au début de cet article? Ce
n'est probablement pas la seule voie ; mais c'est en tous cas un moyen d'échapper au
ronronnement vide du discours médiatique. Car aussi légitime que soit, dans un autre
domaine, l'agacement des jeunes cinéastes français à se voir sans cesse référés à la
Nouvelle Vague, on peut regretter, pour ce qui est du théâtre, que la séduction du
nouveau, le désir de chair fraîche des journalistes et des producteurs occultent certaines
continuités ainsi que des ruptures délibérées, signifiantes – qui sont une autre forme de
continuité, par la contradiction. Bref, que la relative facilité avec laquelle s'impose
aujourd'hui une nouvelle génération d'artistes ne soit accompagnée d'aucune véritable
réflexion sur leur travail. D'aucun véritable travail sur leur réflexion.4

Avançons donc, sur ce terrain quasiment vierge, notre seconde hypothèse : un certain
théâtre critique est mort, mais une part de l'intérêt, de la valeur, de la beauté de certaines
œuvres théâtrales d'aujourd'hui est de chercher à renouer, différemment, avec le
politique. Ou encore : d'inventer une nouvelle définition du lien du théâtre avec le réel.
Et donc, de lui redonner la nécessité et l'urgence qu'il avait perdues. Précisons : à une
époque où les représentations se multiplient, où toutes semblent mensongères, où
personne ne songe plus à se fier à un discours sur les choses quel qu'il soit, il ne faut pas
s'étonner que le théâtre ait renoncé à proposer des "fables" ou des "lectures". En
revanche, on peut se réjouir que certains des artistes œuvrant dans ce champ
éminemment social et actuel qu'est celui du théâtre cherchent à dépasser la désillusion,
le renoncement à tout sens, la gratuité, le repli sur l'intime, la régression, le narcissisme
pour tenter d'offrir à leurs spectateurs la possibilité non tant de se reconnaître que de se
resituer par rapport au monde. Le théâtre, disait à peu près Grüber, doit nous aider à
vivre. Et c'est dans cet esprit que certains metteurs en scènes – on en citera deux –
cherchent à nous faire plonger dans l'émotion pour que nous trouvions à travers elle un
autre rapport à nous-mêmes, et donc à la réalité. Une traversée qui n'est pas sans rapport
avec la psychanalyse – "le théâtre est un endroit où on suspend un peu la vie pour
pouvoir y retourner" dit l'un d'entre eux. Un rapport de boomerang du théâtre au monde

4!Ce!numéro!de!la!Revue%d'esthétique!vient!heureusement!démentir!ces!propos...!
La vraie vie est ailleurs (1994) 5

qui n'est pas sans évoquer (paradoxalement) Brecht – "on ne peut pas reprendre contact
avec la réalité si on n'a pas éprouvé la faille" dit l'autre – à cette différence près que c'est
en passant par l'émotion que Marc François et Stéphane Braunschweig (nommons-les
enfin), dont les spectacles sont hantés pour le premier par le manque et la mutilation,
pour le second par la perte et la folie, nous proposent de "renaître au monde", "de
"retourner au réel".
Faire du théâtre un endroit où, de par la mise à nu de l'acteur, explose à l'intérieur du
spectateur la gangue des fausses représentations, des défenses, des dénégations et des
illusions, c'est aussi vouloir donner à l'expérience théâtrale (celle de chacun des
spectateurs en miroir de celle de l'acteur) un profond engagement dans la communauté.
Une teneur politique, si l'on veut bien nous accorder qu'est politique aujourd'hui tout ce
qui contribue à placer l'individu au lieu où sa parole cesse d'être aliénée. En tous cas,
c'est là définir une nécessité sociale du théâtre ; non du théâtre comme œuvre, mais du
théâtre comme acte et expérience, lieu du faux de la fiction et du vrai de l'émotion, où la
perte de soi de l'acteur nous conduit à regarder en face notre défaite permanente vis à
vis du réel. La regarder pour refuser toute capitulation, car c'est bien d'une sortie du
tragique qu'il s'agit, sous le signe du deuil et de la réflexion pour Stéphane
Braunschweig, sous le signe de la douleur acceptée et de l'espérance pour Marc
François.

*
Quelques résonances :
Je vois un peu le plateau de théâtre comme un lieu provisoire que les personnages ne
cessent d'envisager de quitter. C'est comme un lieu où on se poserait le problème : ceci
n'est pas la vraie vie, comment faire pour s'échapper d'ici. Les solutions apparaissent
comme devant se jouer hors du plateau, comme dans le théâtre classique. [...] Et l'enjeu
du théâtre devient : quitter le plateau pour retrouver la vraie vie. Étant bien entendu que
je ne sais pas du tout si la vraie vie existe quelque part, et si, quittant finalement la
scène, les personnages ne se retrouvent pas sur une autre scène, dans un autre théâtre, et
ainsi de suite. C'est peut-être cette question, essentielle, qui permet au théâtre de durer.
J'ai toujours un peu détesté le théâtre parce que le théâtre, c'est le contraire de la vie ;
mais j'y reviens toujours et je l'aime parce que c'est le seul endroit où on dit que ce n'est
pas la vie.
Bernard-Marie Koltès, Un hangar à l'ouest

Stéphane Braunschweig, à propos du Conte d'hiver :


On dit le plus souvent que la première partie du Conte d'hiver est une tragédie, la
seconde une comédie. Mais qu'est-ce que cela signifie? Certainement pas qu'il y a une
moitié sinistre et une autre drôle parce qu'il y a des choses très drôles dans le début et
des choses sinistres dans la fin. Ce n'est pas une question de genre ou de ton ; ça a plutôt
à voir avec la façon dont le spectateur vit ce qui lui est proposé, dont Shakespeare lui
fait traverser d'abord ce qu'on pourrait appeler "l'illusion tragique", puis – pour
La vraie vie est ailleurs (1994) 6

reprendre le célèbre titre – "l'illusion comique", pour l'amener enfin, avec le dernier
acte, à un autre rapport au monde.
Ce que j'appelle "illusion tragique" c'est l'idée que comme il nous manque la possibilité
de trouver la relation juste avec le réel, comme nous échouons à le dire, à le maîtriser
par le langage, il ne peut que se dérober, s'effondrer même ; c'est le versant le plus
sombre de l'écriture de Shakespeare : la pensée que l'être humain est totalement dominé
par sa pulsion de mort, pensée qui est au principe de son pessimisme. Ce qui est
tragique alors, c'est cette sensation que le réel est en permanence en état de perte,
qu'aucun sens ne peut le racheter [...] Croire au triomphe de la pulsion de mort, c'est
perdre la vérité, la volonté, le libre arbitre, se sentir totalement déterminé ; c'est à dire
finalement reconstruire l'idée de destin, le destin étant le fait même que le réel échappe
à l'homme.
Le point de vue qui s'exprime dans la deuxième partie de la pièce, et que j'appelle
"illusion comique", est inverse : c'est croire qu'on a trouvé le rapport juste au réel, et que
pour cette raison le monde ne peut que se reconstituer. L'illusion comique c'est se
soigner de la vision tragique en se disant que le printemps succède à l'hiver, que les
fleurs repoussent et au fond qu'il y a un salut par la jeunesse et par l'amour. [...] [Mais]
la pastorale n'est pas une solution réelle : le triomphe de la vie, la célébration du désir et
de l'amour ne sont pas le dernier mot de la pièce. Il faut aller plus loin ; le cinquième
acte, à travers l'épisode énigmatique de la "résurrection" nous amène jusqu'au dehors du
théâtre pour retrouver le réel et sa complexité 5
Ce n'est pas une pièce manichéenne, qui opposerait la maladie et la santé, la raison et la
folie, la faute et l'innocence ; elle s'enfonce au contraire dans la matière compliquée,
contradictoire dont est fait l'animal humain, pour nous aider à mieux vivre notre réalité.
À la fin, il y a ce dénouement plus que bizarre [...] : est-ce un miracle, est-ce une
supercherie qui veut faire passer pour surnaturel ce qui est le résultat d'un mensonge?
La reine qui reprend vie était-elle "vraiment" morte? Shakespeare laisse planer un
doute... Et la pièce se conclut par une phrase qui ouvre sur l'ailleurs du théâtre, qui
ramène les acteurs et les spectateurs à leur réalité :
Conduis-nous hors d'ici, où nous puissions à loisir
Nous interroger et nous répondre sur le rôle
Que chacun de nous a joué dans ce vaste abîme du temps, depuis
Que nous fûmes séparés ; vite, conduis-nous loin d'ici.
Toute pièce qui finirait de cette façon m'intéresse a priori. C'est le cas de beaucoup de
pièces de Shakespeare, et bien sûr des pièces de Brecht. La Cerisaie aussi s'achève par
un appel à l’ailleurs de la scène. Le théâtre doit nous aider à ressortir de la salle. Il n'est
pas l'endroit de la vie mais un endroit où on la suspend un peu pour pouvoir y
retourner.6

Marc François, à propos d'Esclaves de l'amour :


Les éléments primordiaux du théâtre me semblent réunis dans un café. La cave, c'est un
peu les dessous du théâtre, et des piliers y relient la terre au ciel comme dans la tragédie
; j'aime l'importance très grande qu'y prend la verticalité, avec ces objets qu'on tire du
monde souterrain vers la lumière. Je suis fasciné aussi par cette espèce de mutilation des
corps : le comptoir qui offre du barman une image tronquée ou ces gens assis à des

5!"Le!réel!retrouvé.!Entretien!sur!Le%Conte%d'hiver",!S.!Braunschweig/!A.!F.!Benhamou,!Théâtre/Public!
n°!115,!janvier!1994.!
6!propos!recueillis!par!A.F.!Benhamou,!Maillon/%Le%Journal,!septembre2novembre!1993!
La vraie vie est ailleurs (1994) 7

tables dont on ne voit que le buste, tandis qu'en dessous leurs jambes font le mouvement
inverse, comme si elles appartenaient à une autre personne, ou comme s'ils étaient des
centaures.
Dans ce spectacle, on choisit ce qu'on veut entendre ou on ne choisit pas et on entend
tout : le vacarme des mots, des gestes, l'agencement secret des sons, du brouhaha, des
silences... On parle souvent d'éclatement à propos de mes spectacles, mais ma volonté
est au contraire de réunir. Le théâtre traditionnel m'apparaît beaucoup plus fragmenté ;
ces personnages principaux qui parlent seuls dans un silence parfait, comme si, par un
hasard absolu, ils vivaient une sorte de révélation face à des seconds rôles étonnés dans
une éternelle stupéfaction : pour moi, c'est ça l'éclatement.
Pour moi, la chute amoureuse n'est pas seulement une aliénation, même si, quand on est
amoureux d'une manière très dure, très violente, on recouvre ce qu'on vit par des mots
de désespoir. Dans la nouvelle, même le nom Wladimierz T., Wladimierz T. est ressassé
jusqu'à l'obsession ; comme si, en le répétant, on pouvait mettre le nom de la personne
aimée à l'endroit du manque. Si nous avons tant besoin de ces mots qui colmatent, c'est
que tout à coup l'état amoureux nous marginalise vertigineusement par rapport au
monde de l'économique, du labeur, de la productivité. Quand cela nous arrive tout
s'écroule, et cette réalité-là ne ressemble plus qu'à "une vaine et froide éternité", comme
dit Corneille. Mais pour moi c'est justement à ce moment-là qu'enfin on regarde,
qu'enfin on entend, qu'enfin on touche. Il me semble que c'est dans la chute amoureuse
que l'humain se révèle et naît à nouveau au monde, s'il parvient à se libérer de ces mots
qui l'aliènent. Évidemment, ça peut faire pleurer, mais ce ne sont pas forcément des
larmes de désespoir, plutôt des larmes de remise au monde.
Le théâtre – le mien en tous cas – a absolument cette fonction : être une réunification à
partir d'une mutilation. Ce sont deux choses imbriquées : on ne peut pas reprendre
contact avec la réalité si on n'a pas éprouvé la faille. Quand l'homme est mutilé, quand il
ressent l'endroit du manque, l'endroit où il n'est pas entier, là il a de chances de
redevenir enfin entier.
C'est le seul moyen de retrouver dans notre corps un corps exemplaire, un corps réuni,
qui n'est ni homme, ni femme, ni androgyne : un autre corps. Il me semble qu'une des
grandes satisfactions, au théâtre, c'est de voir par fulgurances, par hallucinations, le
corps de l'acteur devenir ce corps que l'on reconnaît sans le connaître. 7

7!propos!recueillis!par!A.F.!Benhamou,!Maillon/Le%Journal,!Strasbourg,!janvier2mars!1994.!

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