Bookchin - Au-Delà de La Rareté
Bookchin - Au-Delà de La Rareté
Bookchin - Au-Delà de La Rareté
Au-delà
de la rareté
L'anarchisme dans une société d'abondance
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AU-DELA DE LA RARETE
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Coordination éditoriale: David Murray
Illustration de la couverture : Pre-flooded wetlands and stilt houses. Carte postale tirée
de « Where the Grass is Greener ». © Tomorrows Thoughts Today. Liam Young
et Daryl Chen. <www.tomorrowsthoughtstoday.com>
Typographie et mise en pages Yolande Martel
L'édition originale de ce livre a été publiée en 1971 par Ramparts Press (Berkeley, CA)
sous le titre Post-Scarcity Anarchism (dernière réédition: Oakland, AK Press, 2004).
ISBN 978-2-89719-239-6
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AU-DELA DE LA RARETE
L'anarchisme dans une société
d'abondance
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TABLE DES MATIERES
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P resentat1on .......................................... . 9
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Au-delà de la rareté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
•QJ
......
•QJ
Écoute, camarade ! ...................................... 183
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0
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0
u
Note sur les groupes d'affinité ............................ 233
w
l/l
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:p
Les événements de mai-juin 1968 en France
-a
w 1 - France: un mouvement pour la vie . .................... 236
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Les événements de mai-juin 1968 en France
0
N 2 - France: extrait d'une lettre ........................... 247
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01
·c Désir et besoin ........................................ .258
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0
u Postface ............................................... 273
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À la mémoire de Josef Weber
et Allan Hoffman
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PRESENTATION
1. Les curieux pourront aller écouter« Life Is a Lemon and I Want My Money
Back», tiré de l'album Bat Out ofHell II, paru en 1993. À noter que les paroles sont
de Jim Steinman, la paternité de la formule lui revient donc.
10 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Car le propre de l'illusion est de ne jamais devenir réalité.
l/l
c
0
Notre quotidien ne s'améliore pas, les inégalités se creusent, le
:p
"'Cl temps dévolu au travail (quand on en a un) continue de croître au
w
l/l
QJ
détriment de celui dédié au loisir et au développement personnel
_J
l.D
ri
et social. Le mirage recule à mesure qu'on avance. Et nous y
0
N sommes à ce point habitués que la déception engendrée nous
@
.µ
..c
paraît, en fin de compte, parfaitement normale. Alors la révolte
01
·c
>-
qui avait surgi quand nous avions vaillamment mordu le citron
0.
u
0 laisse finalement place à la résignation. La vie en régime capita-
liste est un citron, il faut la presser pour en retirer un peu de jus.
La diluer. Le reste est à jeter.
Murray Bookchin aura été de ceux qui ont clamé qu'on aurait
tort de faire de cet état de fait une fatalité. Lucidement, il a rappelé
qu'il existe d'autres fruits dans lesquels mordre. Des fruits non
PRÉSENTATION 11
* * *
w
0
u comme un projet d'analyse développé et cohérent des racines qui
l/l
c
0
ont rendu notre citron de vie si peu agréable. Mais pour l'expri-
:p
"'Cl mer, Bookchin ne s'embarrassa pas d'allégorie fruitière comme je
w
l/l
QJ
le propose. Il a cherché ses propres mots. Impliqué dans l'éclosion
_J
l.D
ri
de la Nouvelle gauche (New Left) aux États-Unis, il en a adopté la
0
N position de rupture avec le lexique traditionnel de la gauche
@
.µ
..c
marxiste classique. Les «camarades prolétaires », la «lutte des
01
·c
>-
classes », les «rapports sociaux de production » relevaient d'un
0.
u
0 vocabulaire issu d'un temps différent et auquel les générations
nées après la Seconde Guerre mondiale peinaient à s' identifier2 •
w
0
u répandues partout, unies dans un mariage de raison sous un
l/l
c
0
modèle qu'on nomme par convenance «capitalisme».
:p
"'Cl Bien sûr, les tenants de ce modèle socioéconomique (les ven-
w
l/l
QJ
deurs de citrons) nous diront qu'il engendre l'excellence, que la
_J
l.D
ri
concurrence sert de source de motivation pour donner le meilleur
0
N de soi - ce qui reste à prouver. Or la vraie question qu'il faut nous
@
.µ
..c
poser est: à quel prix? Car la concurrence fait aussi ressortir nos
01
·c
>-
pires instincts. La domination engendre nécessairement l'exclu-
0.
0
u
dans de nombreuses traditions de gauche (marxiste, a n archiste, socialiste-
utopique, féministe, etc.) dans le but avoué d 'en faire une synthèse. Cela n'en fait
pas moins l'un des penseurs les plus originaux du xxesiècle, notamment de par
le vent de renouveau qu'il a insufflé sur des domaines comme la technologie,
l'écologie, la pensée révolutionnaire et la domination, qu'il a intégrés de manière
pertinente au sein des propositions théoriques de la gauche.
PRÉSENTATION 13
w
0
u un même objectif: aller vers une simplification, un retour à l'es-
l/l
c
0
sentiel. Soit une société épurée de l'inutile, du gaspillage induit
:p
"'Cl par une production globalisée et où la couche étouffante d'admi-
w
l/l
QJ
nistratif économique et étatique serait remplacée par une auto-
_J
l.D
ri
gestion locale. Les choix politiques y reviendraient au corps
0
N auto-institué des citoyennes et citoyens. Chacun et chacune serait
@
.µ
..c
partie prenante de la vie politique et aurait directement son mot
01
·c
>-
à dire sur les débats qui l'animent. Les ressources naturelles et
0.
u
0 matérielles dont la population dépend deviendraient un patri-
moine commun. Elles seraient gérées dans le but de répondre aux
besoins véritables et rendues disponibles pour chacun et chacune
quand il ou elle en a besoin. Sans restriction. Vous êtes malade :
vous allez voir la personne apte à vous soigner. Vous avez faim:
vous vous rendez vers un lieu d'approvisionnement et prenez ce
14 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
dont vous avez besoin (il y a de toute façon largement assez pour
tout le monde). Vous avez besoin d'un meuble, d'un outil, d'un
nouveau vêtement ou d'un objet quelconque: vous passez chez
l'artisan capable de vous le procurer, voire de vous le façonner sur
mesure. Sans pression. Sans objectif de profit à atteindre. Sans
contrepartie? Si, en retour, vous offrez vous-même vos capacités
à la société. Et c'est normal.
C'était l'idée d'une société d'abondance, rendue possible selon
Bookchin par les progrès de la technologie moderne (un principe,
il est vrai, régulièrement et légitimement remis en question, mais
défendable dans le cadre posé par Bookchin lui-même). Une
abondance de biens à disposition, mais surtout de temps à consa-
crer à des activités personnelles ou professionnelles redevenues
agréables et chargées de sens. Autant d'éléments si nécessaires à
notre bien-être que l'économie de marché ne parvient pas à nous
offrir. Murray Bookchin estimait ainsi qu'aujourd'hui, et pour la
première fois dans l'histoire humaine, nous pouvions sortir de la
lutte constante pour la survie pour, enfin, commencer à vivre.
Une vie de qualité, forte de toutes les richesses qu'elle a à offrir.
•QJ
.µ
Pourquoi s'en priver? Cette société a potentiellement tout pour
•QJ
·o porter ses fruits.
0
l/l
w
0
u Une utopie? Certes, mais qui se voulait réaliste. Développé
l/l
c
0
une première fois au sein des textes qui composent ce recueil, le
:p
"'Cl projet imaginé par Murray Bookchin n'avait pas la prétention
w
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QJ
d 'être un simple exercice intellectuel et coupé du monde. Il s'agis-
_J
l.D
ri
sait bien d'un programme militant. Aussi utopiques soient-ils
0
N dans leurs fondements, chacun des éléments de proposition
@
.µ
..c
avancés par l'écologie sociale peut être mis en place concrète-
01
·c
>-
ment, si tant est que nous nous en donnons les moyens. Non sans
0.
u
0 difficultés, non sans temps d'adaptation, c'est certain, et non sans
fausses pistes non plus - Bookchin le reconnaîtra d'ailleurs plus
tard pour certains développements technologiques (les ordina-
teurs notamment) qu'il entrevoyait alors. On s'en rend compte à
la lecture, ses propositions étaient aussi imprégnées de sa réalité
américaine. Lui-même admettait sans peine s'adresser en premier
PRÉSENTATION 15
* * *
w
0
u comme posant les fondements de l'écologie sociale.
l/l
c
0
«Pour une technologie libératrice» (1965) se penche de son
:p
"'Cl côté sur le potentiel libérateur du développement technologique.
w
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QJ
Bookchin y défriche également la question des énergies renouve-
_J
l.D
ri
lables, avec en ligne de mire la réduction drastique du temps
0
N dévolu au travail ainsi que la suppression des besognes pénibles
@
.µ
..c
et inhumaines au profit des tâches plus créatives. De ces éco-
01
·c
>-
technologies qu'il présente, ces nouvelles formes d'utilisation et
0.
u
0 de techniques, certaines seront même testées sur le terrain par les
w
0
u le Progressive Labor Party (PLP) dénoncé dans le texte. Avec
l/l
c
0
malheureusement le triste destin que l'on sait, soit la dissolution
:p
-a du mouvement en groupes rivaux.
w
l/l
QJ
Certains textes réunis ici se voient également traduits en
_J
l.D
ri
français pour la première fois. C'est le cas de «Désir et besoin »,
0
N
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......
..c
01
8. L'Institut d 'écologie sociale fut un des centres pionniers du genre à offrir
·c des cours d 'écotechnologie, d'écoféminisme et d'autres domaines alternatifs et
>-
0.
0 radicaux. Les cours et les expériences in situ y ont duré une trentaine d 'années,
u
prenant fin avec la vente en 2006 du terrain de Maple Hill, dernier lieu à avoir
hébergé physiquement l'Institut. Aujourd ' hui, l'ISE se consacre à sa mission
éducative de diffusion des idées de l'écologie sociale, en plus d'organiser un
séminaire annuel et de collaborer au Prescott College Master of Arts Program,
en Arizona, qui offre à ses étudiants une maîtrise en écologie sociale. Les intéres-
sés peuvent visionner sur le site <www.ecologiesociale.ch> ou sur YouTube la
vidéo d 'une interview de Dan Chodorkoff qui retrace les activités de l'Institut.
PRÉSENTATION 19
les deux parties de« Les événements de mai-juin 1968 »,mais aussi
« Les formes de la liberté », texte central et une des premières
recherches de Bookchin sur le fonctionnement des révolutions et
des démocraties directes populaires, qui deviendra par la suite
une de ses principales préoccupations. Inédit, c'est également le
cas du texte «Au-delà de la rareté »9 • Un article partiellement
traduit retrouvé dans le fonds du CIRA de Lausanne sous forme
de manuscrit annoté mais qui n'a, semble-t-il, jamais été publié.
En revanche, le choix a été fait de ne pas retenir un texte del' édi-
tion originale:« A discussion on <<Listen, Marxist !"».Cela essen-
tiellement pour resserrer le propos et éviter trop de répétitions
avec les textes déjà réunis, le texte reprenant dans ses grandes
lignes les arguments développés dans« Listen, Marxist ! »(l'article
fait le résumé des principaux débats qu'a suscités la publication de
ce dernier). Par contre, la nouvelle introduction de l'édition de
1986 fait l'objet ici d'un résumé en guise de postface, dans lequel
Bookchin revient sur l'héritage des années 196010•
Écrits il y a près de cinquante ans pour la plupart, ces textes
sont indéniablement ancrés dans une époque de confiance, de
•QJ
...... découvertes scientifiques importantes, mais aussi de nouvelles
•QJ
·o aspirations, qu'elles soient d'égalité (avec le mouvement des droits
0
l/l
w
0
u civiques aux États-Unis et les luttes féministes), écologistes, paci-
l/l
c
0
fistes, culturelles, sexuelles ... Post-Scarcity Anarchism voit le jour
:p
-a si près des poussées révolutionnaires de la fin des années 1960
w
l/l
QJ
que leur parfum empreint d'optimisme imprègne bon nombre
_J
l.D
ri
0
N 9. En réalité, un texte avait déjà été publié en français sous le titre de
@ «Au-delà de la rareté », dans le recueil Pour une société écologique cité plus haut.
......
..c
01
Mais il s'agissait de l'introduction de Bookchin à Post-Scarcity Anarchism et non
·c de l'article qui portait ce nom-là au sein du recueil.
>-
0.
0 10. La version originale anglaise de Post-Scarcity Anarchism a connu plu-
u
sieurs rééditions. La première édition est parue en 1971 chez Ramparts Press, et
fut rapidement rééditée ensuite chez Wildwood House à Londres en 1974. Une
deuxième édition révisée et contenant une nouvelle introduction a par la suite été
publiée en 1986 chez Black Rose Books, avant d'être l'objet, en 2004, d 'une ultime
édition chez AK Press, dans la collection « Working Series », bonifiée d'une pré-
face inédite de l'auteur, non reproduite ici. Les traductions ici présentées se basent
sur les premières éditions du recueil.
20 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u moments presque lyrique, qui se dégage de certains de ces écrits.
l/l
c
0
C'est vrai, les années 1960 sont derrière nous. Nous sommes
:p
"'Cl aujourd'hui en 2015. Pourtant, on aspire encore et toujours au
w
l/l
QJ
changement. Et un revirement radical n'est plus guère une affaire
_J
l.D
ri
d'utopie. Il s'agit plutôt d'une question de logique, reconnue
0
N aujourd'hui même par les scientifiques honnêtes. Et sans doute
@
.µ
..c
l'utopie retrouvée est-elle même la voie à suivre pour sortir la tête
01
·c
>-
haute de l'absurdité autodestructrice du monde actuel. D'ailleurs,
0.
u
0 Bookchin lui-même a toujours tenu à conserver une certaine part
d'utopie dans tous ses écrits. Le projet communaliste qu'il mit de
11. Plus rares, mais sans disparaître: Bookchin rappelait encore le besoin de
développer «l'après-rareté» comme condition préalable pour le développement
d 'une société communaliste dans «The Future of the Left », un de ses derniers
textes rédigé en 2002.
PRÉSENTATION 21
Vincent Gerber
Octobre 2015
•QJ
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0.
0
u
Introduction
l.D
ri
une date toute récente, le développement de la société humaine
0
N s'est fait autour des problèmes abrupts de l'inévitable rareté maté-
@
.µ rielle et de leurs pendants subjectifs : le déni> le renoncement et la
..c
01
·c culpabilité. Les grandes fractures historiques qui ont détruit les
>-
0.
u
0 sociétés organiques primitives et ont opposé l'homme à l'homme
et l'humain à la nature furent engendrées par les problèmes de la
w
0
u développement technologique qualitativement nouveau, d'où elle
l/l
c
0
peut jeter sur son expérience un regard entièrement neuf.
:p
"'Cl Notre siècle a fini par déboucher sur la perspective de l'abon-
w
l/l
QJ
dance matérielle pour tous, les moyens d'existence étant dispo-
_J
l.D
ri
nibles en suffisance sans qu'il soit besoin de se tuer chaque jour
0
N au travail. Nous avons découvert des ressources tant pour l'usage
@
.µ
..c
individuel qu'industriel, qu'on ignorait encore trente ans plus tôt.
01
·c
>-
Nous avons conçu des machines à fabriquer automatiquement
0.
u
0 des machines. Nous avons mis au point des dispositifs qui per-
w
0
u chimiques2 • La rareté est bien autre chose que la rareté des res-
l/l
c
0
sources; si ce mot a un sens pour l'être humain, il doit englober
:p
"'Cl les relations sociales et le système culturel qui créent l'insécurité
w
l/l
QJ
dans le psychisme. Au sein des sociétés organiques, cette insécu-
_J
l.D
ri
rité peut résulter de l'oppression exercée par le monde naturel et
0
N de la précarité des limites du monde humain; dans une société
@
.µ
..c
hiérarchique, elle résulte des limites et de la répression imposée
01
·c
>-
0.
0 2. D'où l'absurdité de l'usage que fait Tom Hayden [un des leaders de la
u
Nouvelle gauche à l'époque, il a écrit en 1962 «The Port Huron Statement », le
manifeste fondateur du mouvem ent SDS, Students for a Democratic Society
(NdT)] de l'expression «au-delà de la rareté » dans son ouvrage The Trial. La
crainte d'Hayden de voir la culture de la jeunesse sombrer dans un« hédonisme
post-rareté » (post-scarcity hedonism) et devenir socialement passive suggère qu'il
a encore beaucoup à apprendre pour pleinement saisir le sens de l'expression
«au-delà de la rareté » et la nature de la culture de la jeunesse.
26 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Mais, par une ironie de la dialectique, il se trouve que le poi-
l/l
c
0
son est aussi l'antidote. La capacité du capitalisme de créer l'abon-
:p
"'Cl dance - drogue qui lui permet d'exercer sa domination - peuple
w
l/l
QJ
d 'étranges images les songes de ses victimes. Traversant le cau-
_J
l.D
ri
chemar de la domination, la vision de la liberté suscite l'intuition
0
N que ce qui est pourrait être autrement si seulement l'abondance
@
.µ
..c
était mise au service de l'humain. De même que l'abondance
01
·c
>-
s'insinue dans l'inconscient pour le manipuler, de même l'in-
0.
u
0 conscient s'insinue dans l'abondance pour la libérer. La contra-
diction fondamentale du capitalisme aujourd'hui réside dans la
tension entre ce qui est et ce qui pourrait être - entre la réalité de
la domination et la potentialité de la liberté. La destruction de la
société bourgeoise est en germe dans les moyens mêmes qu'elle
utilise pour se protéger, c'est-à-dire une technologie de l'abon-
INTRODUCTION 27
w
0
u sociales quotidiennes dans la société bourgeoise et aussi dans ce
l/l
c
0
qu'on appelle le «mouvement révolutionnaire ».
:p
"'Cl La hiérarchie, le sexisme et l'esprit de sacrifice ne dispa-
w
l/l
QJ
raissent pas avec l'instauration d'un «centralisme démocra-
_J
l.D
ri
tique », d'un «leadership révolutionnaire», d 'un «État ouvrier »
0
N ou d'une «économie planifiée ». Au contraire, la hiérarchie, le
@
.µ
..c
sexisme et l'esprit de sacrifice fonctionnent d'autant mieux que
01
·c
>-
le centralisme se présente comme « démocratique », les diri-
0.
u
0 geants comme « révolutionnaires», l'État comme appartenant
aux «ouvriers » et la production des marchandises comme « pla-
nifiée ». Dans la mesure où le projet socialiste ne reconnaît même
pas l'existence de ces éléments, ni, à plus forte raison, leur rôle
néfaste, la« révolution» elle-même devient la façade de la contre-
révolution. N'en déplaise à Marx, ce qui tend à «dépérir» après ce
type de« révolution», ce n'est pas l'État, c'est la conscience même
de la domination.
En réalité, une large part de ce que la théorie socialiste appelle
«économie planifiée » a déjà été réalisée par le capitalisme; aussi
le capitalisme d'État n'a-t-il guère de mal à adopter comme idéo-
logie officielle des pans entiers de la doctrine marxiste. De plus,
dans les pays capitalistes évolués, le progrès de la technologie a
rendue caduque l'une des plus importantes raisons de l'instaura-
tion d'un «État socialiste», à savoir la nécessité, selon les termes
de Marx et d'Engels, d'« augmenter au plus vite la quantité des
forces productives 4 ».Continuer à ergoter sur l'« économie plani-
fiée » et l'« État socialiste» - notions nées à un stade antérieur du
capitalisme et à un stade inférieur du développement technolo-
gique - relève du crétinisme sectaire. Le projet révolutionnaire
doit s'élargir aux dimensions colossales des possibilités de société
qu'offre notre époque; car si les conditions préalables de la liberté
•QJ
.µ
se sont développées bien au-delà des rêves les plus audacieux du
•QJ
·o passé, il en est de même pour la représentation que l'on peut se
0
l/l
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0
u faire de cette liberté. Parvenus au seuil d'une société au-delà de
l/l
c
0
la rareté, nous voyons mûrir la dialectique du social et se préciser
:p
"'Cl tant ce qu'il faut abolir que ce qu'il faut créer. Nous devons mettre
w
l/l
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fin non seulement aux relations sociales existant dans la société
_J
l.D
ri
bourgeoise, mais aussi à cet héritage de domination qu'ont accu-
0
N mulé des millénaires d'organisation hiérarchique. Ce que nous
@
.µ
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devons créer à la place de la société bourgeoise, ce n'est pas seu-
01
·c
>-
lement la société sans classes du projet socialiste, mais l'utopie
0.
u
0 non répressive du projet anarchiste.
* * *
l.D
ri
une élite condescendante qui octroie ou refuse « droits » et « pri-
0
N vilèges » à des inférieurs. La lutte contre l'élitisme et la hiérarchie
@
.µ
..c
en tant que tels supplante la lutte pour les « droits ». Ce n'est plus
01
·c
>-
tant la justice que l'on exige que la liberté. La susceptibilité aux
0.
u
0 abus - même les plus bénins selon les critères antérieurs - atteint
une acuité inimaginable naguère.
L'euphémisme libéral qui désigne cette tension entre le réel et
le potentiel, c'est «la montée des espérances». Mais ce que cette
formule sociologisante est incapable de traduire, c'est que ces
« espérances » vont continuer à «monter » jusqu'à la réalisation
30 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
même de l'utopie. Et cela, pour une raison très simple. Car l'ai-
guillon qui force ainsi ces « espérances » à « monter» - ou plutôt
à grimper avec chaque« droit» nouveau reconnu-, c'est l'irratio-
nalité fondamentale du système capitaliste. Dès lors que la cyber-
nétique et l'automatisation permettent de réduire presque à rien
le travail, rien ne peut apparaître plus inepte à la jeunesse que de
trimer pendant toute une vie. Dès lors que l'industrie moderne
est en mesure de produire l'abondance pour tous, rien n'apparaît
plus pervers aux pauvres que d'avoir à passer toute leur vie dans
la misère. Dès lors qu'existent les ressources qui permettraient
l'égalité sociale, l'assujettissement dans lequel sont maintenus les
minorités ethniques, les femmes et les homosexuels est ressenti
par eux comme un crime. Des contradictions de ce type, on
pourrait en énoncer autant qu'il a surgi de problèmes qui font les
affres actuelles de notre société.
Dans son effort pour maintenir la rareté, le travail, la pauvreté
et la soumission en dépit de la possibilité croissante de dépasser
la rareté et de vivre dans le loisir, l'abondance et la liberté, le capi-
talisme se révèle de plus en plus clairement comme la société la
•QJ
.µ
plus irrationnelle, la plus factice de l'histoire. La société apparaît
•QJ
·o désormais comme une force totalement aliénée, autant qu'alié-
0
l/l
w
0
u nante. Elle se pose comme l'« autre», pour ainsi dire, face aux
l/l
c
0
désirs et aux pulsions les plus profonds de l'humanité. De plus en
:p
"'Cl plus largement, le possible détermine et informe l'appréhension
w
l/l
QJ
quotidienne du réel au point que tout ce qui touche à la société -
_J
l.D
ri
et même ses «séductions » - apparaît comme totalement insensé,
0
N comme engendré par un énorme délire collectif.
@
.µ
..c
Il n'est guère étonnant dans ces conditions que surgissent des
01
·c
>-
sous-cultures qui prônent, contre l'alimentation synthétique en
0.
u
0 vigueur, l'alimentation naturelle, contre la famille monogamique,
la famille étendue, contre la répression sexuelle, la liberté sexuelle,
contre l'atomisation, le tribalisme, contre la vie urbaine, la vie
communautaire, contre la compétition, l'entraide, contre la pro-
priété, le communisme et, enfin, contre la hiérarchie et l'État,
l'anarchisme. Lacte même de refuser la vie selon les contraintes
INTRODUCTION 31
* * *
•QJ
.µ
La tension entre le réel et le possible, entre le présent et l'avenir,
•QJ
·o atteint des proportions apocalyptiques avec la crise écologique
0
l/l
w
0
u que nous connaissons. Bien qu'une bonne partie de ce livre traite
l/l
c
0
des problèmes de l'environnement, il convient dès à présent de
:p
"'Cl formuler quelques conclusions générales. Toute tentative pour
w
l/l
QJ
résoudre la crise de l'environnement à l'intérieur du cadre bour-
_J
l.D
ri
geois est à dénoncer comme chimérique. Le capitalisme est
0
N intrinsèquement anti-écologique. La concurrence et l'accumula-
@
.µ
..c
tion sont la loi de son fonctionnement, que l'on peut résumer avec
01
·c
>-
Marx comme «la production pour la production ». Toute chose,
0.
u
0 même rare ou sacrée, « a son prix » et est bonne pour le marché.
Une société de ce type traite nécessairement la nature comme
une ressource brute, bonne à être exploitée et pillée. La destruc-
tion du monde naturel ne résulte pas d'une folie mégalomane
mais découle inexorablement de la logique même de la produc-
tion capitaliste.
32 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Aujourd'hui, au terme du développement de la société hiérar-
l/l
c
0
chique, il est devenu impossible de réconcilier ses aspects positifs
:p
"'Cl et négatifs. Leur opposition est devenue celle de deux entités
w
l/l
QJ
fondamentalement exclusives l'une de l'autre. Toutes les institu-
_J
l.D
ri
tions et les valeurs de la société hiérarchique ont épuisé leurs
0
N fonctions «historiquement nécessaires». Il n'existe plus aucune
@
.µ
..c
rationalité sociale qui justifie la propriété privée et les classes, la
01
·c
>-
monogamie et le patriarcat, la hiérarchie et l'autorité, la bureau-
0.
u
0 cratie et l'État. Ces institutions et ces valeurs, de même que la
ville, l'école et le système des privilèges, touchent à leur terme
historique. Contrairement à Marx, nous n'aurions guère d'objec-
tions à opposer à Bakounine qui disait que les institutions et les
valeurs de la société hiérarchique avaient toujours été «un mal
historiquement nécessaire». Si le verdict de Bakounine peut
INTRODUCTION 33
w
0
u moyens - au nom du «Peuple » et de la « Liberté », bien entendu.
l/l
c
0
La différence entre socialistes et anarchistes se manifeste non
:p
"'Cl seulement par des théories divergentes, mais aussi par des types
w
l/l
QJ
opposés d'organisation et de praxis. Les socialistes, je l'ai déjà fait
_J
l.D
ri
observer, adoptent une organisation hiérarchisée. Au contraire,
0
N les structures organisationnelles des anarchistes reposent sur le
@
.µ
..c
concept de «groupe d'affinité», collectivité d'amis intimes qui
01
·c
>-
s'intéressent autant à leurs rapports sur le plan humain qu'à leurs
0.
u
0 objectifs politiques. Par sa forme même, l'organisation anarchiste
transcende l'opposition traditionnelle entre le psychologique et
le social. Lorsque le besoin s'en fait sentir, rien n'empêche les
groupes d'affinité de se coordonner en vastes mouvements - c'est
ainsi que, partant de ces noyaux initiaux, les anarchistes espa-
gnols constituèrent une fédération forte de milliers de membres.
INTRODUCTION 35
w
0
u néité; c'est-à-dire qu'elle est conçue comme un processus interne
l/l
c
0
et non pas externe et manipulé. Quoi qu'en disent ses détracteurs,
:p
"'Cl une telle conception ne fétichise nullement l'« impulsion », quelle
w
l/l
QJ
qu'elle soit. Comme la vie même, la spontanéité peut se manifes-
_J
l.D
ri
ter à différents niveaux et peut être plus ou moins imprégnée de
0
N connaissance, de finesse et d'expérience. Dans une société libre,
@
.µ
..c
la spontanéité d'un enfant de trois ans serait difficilement du
01
·c
>-
0.
0
u
7. Ajoutons ici que le slogan «le pouvoir au peuple » ne peut se mettre en
pratique que lorsque le pouvoir, tel que l'exercent les élites, se trouve dissous dans
le peuple. Chaque individu est alors en mesure de diriger sa vie quotidienne. Si
«le pouvoir au peuple » ne signifie rien de plus que « le pouvoir aux leaders du
peuple», alors le peuple reste une masse indifférenciée, manipulable et aussi
dénuée de pouvoir après la révolution qu'avant. En dernière analyse, le peuple ne
saurait avoir le pouvoir avant de disparaître en tant que «peuple».
36 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
même ordre que celle d'une personne de trente ans. Si toutes deux
étaient libres de se développer sans contraintes, le comportement
de la personne de trente ans se baserait sur une personnalité
mieux définie et plus mature. De même, la spontanéité se verrait
façonnée différemment selon les groupes d'affinité, plus ou moins
enrichis par l'expérience et la connaissance.
Mais la spontanéité n'est pas davantage une «technique»
d'organisation que l'action directe n'est une tactique. La croyance
en l'action spontanée s'inscrit dans la croyance plus large en un
développement spontané. Chaque développement singulier doit
être libre de trouver son propre équilibre. La spontanéité est le
contraire du chaos; en libérant les forces internes, elle permet de
découvrir leur principe authentique d'ordre et de stabilité.
J'expose ailleurs comment la spontanéité de la vie sociale converge
avec la spontanéité de la nature pour créer les bases d'une société
écologique. Les principes écologiques qui présidaient au fonc-
tionnement des sociétés organiques se retrouvent dans les prin-
cipes sociaux qui définissent l'utopie. Mais aujourd'hui ces
principes sont l'émanation des progrès matériels et culturels de
•QJ
.µ
l'histoire. L'écologie naturelle se fait écologie sociale. L'utopie ne
•QJ
·o ramène pas davantage l'être humain à l'antique immédiateté du
0
l/l
w
0
u contact avec la nature que l'anarcho-communisme ne le ramène
l/l
c
0
au communisme primitif. Dans l'avenir comme à présent, les
:p
"'Cl relations des êtres humains avec la nature passeront toujours par
w
l/l
QJ
l'intermédiaire de la science, de la technique et du savoir. Mais il
_J
l.D
ri
dépend de l'aptitude de chacun à améliorer sa condition sociale
0
N pour que la science, la technique et le savoir apportent à la nature
@
.µ
..c
un enrichissement. Ou bien la révolution débouchera sur une
01
·c
>-
société écologique, avec ses enrichissements et son écotechnolo-
0.
u
0 gie, ou bien l'humanité et le monde naturel que nous connaissons
aujourd'hui périront.
* * *
INTRODUCTION 37
w
0
u images latentes dans une double exposition. Le familier est bien
l/l
c
0
là, mais comme dans les posters psychédéliques dont l'écriture
:p
"'Cl revêt l'apparence de membres humains tordus dans tous les sens,
w
l/l
QJ
il se mêle trompeusement à l'étrange. Au moindre déplacement,
_J
l.D
ri
le sens apparent du réel s'inverse. L'apprentissage de la vraie vie
0
N se présente à nous comme le seul mode de survie, le jeu comme
@
.µ
..c
le seul mode de travail, l'individuel comme le seul mode de
01
·c
>-
socialité, l'abolition du partage des rôles entre les sexes comme le
0.
u
0 seul mode de sexualité, la tribu comme la seule forme de famille,
la sensualité comme la seule rationalité. Cette intrication de
w
0
u d'un incroyable aveuglement. S'abstenir de tirer toutes les impli-
l/l
c
0
cations de cette position stratégique et d'agir en conséquence
:p
"'Cl serait une négligence criminelle. Les enjeux sont trop élevés pour
w
l/l
QJ
qu'on tolère l'obscurantisme. L'Amérique, il faut le souligner, a la
_J
l.D
ri
société la plus évoluée du monde. L'Amérique, plus que tout autre
0
N pays, est grosse de la crise sociale la plus importante de l'histoire.
@
.µ
..c
Il n'est pas un seul des problèmes que soulèvent l'abolition de la
01
·c
>-
société hiérarchique et la construction de l'utopie qui ne se pose
0.
u
0 là en termes plus aigus qu'ailleurs. C'est là qu'on trouve les res-
sources qui permettront d'effacer et de transcender ce que Marx
appelait la « préhistoire» de l'humanité. C'est là également que les
contradictions engendrent les formes de lutte révolutionnaire les
plus avancées. La ruine de l'édifice institutionnel étatsunien ne
résulte pas de je ne sais quelle «perte de vitalité » d 'ordre mys-
INTRODUCTION 39
w
0
u profondément ancrée dans l'histoire mondiale pour que les ins-
l/l
c
0
titutions établies soient en mesure de la contenir. Si le système
:p
"'Cl n'est pas parvenu à assimiler le mouvement noir, les hippies et
w
l/l
QJ
l'effervescence étudiante des années 1960, ce n'est pas par manque
_J
l.D
ri
de moyens ni de souplesse institutionnelle. En dépit des Cassandre
0
N de la « gauche» américaine, ces mouvements ont, dans l'ensemble,
@
.µ
..c
rejeté ce que les institutions avaient à leur offrir. Plus exactement,
01
·c
>-
leurs revendications se sont accrues chaque fois que l'une d'entre
0.
u
0 elles était satisfaite. En même temps, ces mouvements gagnaient
en ampleur. Rayonnant à partir de quelques centres urbains
isolés, l'esprit radical des Noirs, des hippies et des étudiants se
répandait à travers le pays et pénétrait dans les lycées aussi bien
que dans les universités, dans les banlieues comme dans les
ghettos, dans les campagnes comme dans les villes.
40 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u modelée par la rareté - par la dépression et par l'insécurité des
l/l
c
0
années 1930 - s'oppose à une autre génération dont le psychisme
:p
"'Cl est influencé par la potentialité d'une société au-delà de la rareté.
w
l/l
QJ
Le vrai privilège des jeunes blancs des classes moyennes, c'est de
_J
l.D
ri
rejeter leur faux« privilège ». À l'opposé de leurs parents obsédés
0
N par la dépression, les jeunes se retrouvent désenchantés face à un
@
.µ
..c
consumérisme maladif qui apaise mais ne satisfait jamais. Entre
01
·c
>-
les générations, le fossé est bien réel. Il manifeste un fossé objec-
0.
u
0 tif qui sépare de plus en plus l'Amérique d'aujourd'hui de sa
propre histoire d'un passé qui devient archaïque. Il reste certes à
l'enterrer, mais une génération est apparue qui pourrait bien être
celle des fossoyeurs.
Reprocher à cette génération ses« origines bourgeoises », c'est
se comporter comme ces crétins qui ne se rendent pas compte que
INTRODUCTION 41
leurs propos les plus sérieux ne soulèvent que les rires. Quiconque
vit dans une société bourgeoise a des «origines bourgeoises»,
qu'il soit ouvrier ou étudiant, jeune ou vieux, Noir ou Blanc.
Dans quelle mesure on devient un bourgeois, cela dépend exclu-
sivement de ce qu'on accepte de la société bourgeoise. Dès lors
que les jeunes rejettent la consommation, la morale du travail, la
hiérarchie et l'autorité, ils sont plus «prolétariens» que le prolé-
tariat - et cette absurdité sémantique devrait nous encourager à
enterrer les restes desséchés de l'idéologie socialiste en même
temps que ce passé archaïque dont elle est l'émanation.
Si, pourtant, une telle absurdité retient encore l'attention
aujourd'hui, c'est en raison de l'anémie du projet révolutionnaire
aux États-Unis. Les révolutionnaires étatsuniens doivent encore
trouver le discours adéquat face aux problèmes de l'Amérique.
Les problèmes du « Premier monde » ne sont pas ceux du Tiers-
monde; et l'on ne saurait mettre en relation les uns et les autres
par un retour à des idéologies qui ont des préoccupations du
XIXe siècle. Dans la mesure où les révolutionnaires étatsuniens
empruntent directement leurs schémas et leurs slogans à l'Asie et
•QJ
.µ
à l'Amérique latine, ils font un tort considérable au Tiers-monde.
•QJ
·o Ce dont le Tiers-monde a besoin, c'est d'une révolution aux États-
0
l/l
w
0
u Unis et non de sectes isolées et incapables de modifier le cours
l/l
c
0
des choses. Mettre en œuvre cette révolution serait la manifesta-
:p
"'Cl tion la plus efficace qui soit d 'internationalisme et de solidarité
w
l/l
QJ
avec les peuples opprimés du reste du monde; et cela impliquerait
_J
l.D
ri
une démarche théorique et pratique qui affronte les problèmes
0
N spécifiques des États-Unis. Un révolutionnaire étatsunien ne peut
@
.µ
..c
qu'être internationaliste du fait de la position que l'Amérique
01
·c
>-
occupe dans le monde; aussi n' éprouvé-je aucun besoin de m'ex-
0.
u
0 cuser de l'intérêt que je porte à ce pays.
Les articles qui forment ce recueil doivent être considérés
comme un tout. Ce qui les unit est essentiellement l'idée que
les rêves de libération les plus visionnaires sont aujourd'hui
devenus d'une nécessité irréfutable. Tous les articles sont écrits
selon la perspective que la société hiérarchique, après plusieurs
42 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
* * *
w
0
u problèmes écologiques de notre vieille société révèlent donc les
l/l
c
0
méthodes qui permettront de façonner la nouvelle. L'intuition
:p
"'Cl qui dit que tous ces processus convergent vers une manière de
w
l/l
QJ
vivre entièrement nouvelle se trouve confirmée de la manière la
_J
l.D
ri
plus concrète dans la culture jeune. La génération montante, qui
0
N a été largement épargnée par la psychose de la rareté propre à ses
@
.µ
..c
parents, a anticipé le développement qui nous attend. Dans les
01
·c
>-
manières de penser et les pratiques des jeunes, qui vont du triba-
0.
u
0 lisme jusqu'à l'affirmation radicale de la sensualité, on trouve les
configurations culturelles qui pointent vers une utopie future.
* * *
INTRODUCTION 43
w
0
u de la base, les revendications de salaire sont en général trop bien
l/l
c
0
endiguées par le syndicalisme bourgeois pour servir de base à un
:p
"'Cl renouveau des anciennes formes socialistes d'associations de
w
l/l
QJ
travailleurs. Il se peut fort bien que les ouvriers constituent des
_J
l.D
ri
organisations radicales pour arracher par la lutte des transforma-
0
N tions qualitatives de leur existence et de leur travail - et, en fin de
@
.µ
..c
compte, la gestion ouvrière de la production. Mais ils ne consti-
01
·c
>-
tueront ce type d'organisations que lorsqu'ils percevront la même
0.
u
0 tension entre le réel et le possible que tant de jeunes ressentent
aujourd'hui. Je crois qu'il leur faudra changer de valeurs à bien
des égards, et pas seulement en ce qui concerne l'usine mais aussi
la vie quotidienne. C'est seulement lorsque les problèmes de la vie
l'emporteront sur ceux de l'usine que ceux-ci se fondront dans
ceux-là. Alors un jour peut-être, la grève économique deviendra
44 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u La plupart des articles ont été écrit entre 1965 et 1968, soit il y
l/l
c
0
a quelques années si l'on regarde le calendrier, mais il y a des
:p
"'Cl siècles idéologiquement parlant. Le mouvement hippie commen-
w
l/l
QJ
çait à peine quand « Écologie et pensée révolutionnaire» a été
_J
l.D
ri
publié, et la désastreuse convention de la SDS de juin 1969 n'avait
0
N pas encore eu lieu quand la rédaction d'« Écoute, camarade! » s'est
@
.µ
..c
achevée. La plupart des articles ont été publiés dans la revue
01
·c
>-
Anarchos en tant que pamphlet de ce même collectif. Quelques-
0.
u
0 uns ont été publiés dans des publications alternatives ou republiés
dans des revues de la «Nouvelle gauche». À part certaines sup-
pressions et l'ajout de quelques paragraphes, la majorité de mes
modifications n'ont été que stylistiques.
Un article, «Les formes de la liberté », a été passablement
modifié, pour ôter toute mauvaise interprétation de mes considé-
INTRODUCTION 45
rations sur les conseils ouvriers. Que ces formes soient néces-
saires pour remplacer le modèle économique et gérer celui-ci en
période post-révolutionnaire est un point de vue que j'ai promu
pendant des années - avec la condition, bien sûr, que ces conseils
(je préfère le terme« comité d'usine») soient entièrement contrô-
lés par des assemblées de travailleurs. À l'origine, cet article
limitait la discussion sur les conseils ouvriers à une critique de
leurs défauts en tant qu'organe législatif. En réécrivant des parties
de «Les formes de la liberté», j'ai essayé de séparer la fonction
administrative de ces organes de celle de la création de loi.
La dédicace de ce livre à Josef Weber et Allan Hoffman est
plus qu'un simple geste sentimental envers deux de mes plus
proches camarades. Josef Weber, un révolutionnaire allemand
décédé en 1958 à l'âge de 58 ans, a formulé il y a plus de vingt ans
les grandes lignes du projet utopique développé ici. Il était égale-
ment pour moi un lien vivant avec tout ce qui était essentiel et
libertaire dans la grande tradition du socialisme allemand à
l'époque préléniniste. D'Allan Hoffman, dont la mort dans un
accident de camion cette année à l'âge de 28 ans fut une perte
•QJ
.µ
irremplaçable pour le mouvement communal en Californie, j'ai
•QJ
·o acquis un sens plus large de la globalité recherchée par la contre-
0
l/l
w
0
u culture et les mouvements de révolte des jeunes.
l/l
c
0
Je dois beaucoup à mes frères et sœurs du groupe Anarchos
:p
"'Cl pour cette perpétuelle fertilisation croisée d'idées, ainsi que pour
w
l/l
QJ
la chaleur de vraies relations humaines. Dans un sens, les élé-
_J
l.D
ri
ments de valeur de ce livre puisent leur inspiration dans l'enga-
0
N gement de bon nombre de gens que je connais dans le Lower East
@
.µ
..c
Side à New York, à !'Alternative U et dans des groupes et des
01
·c
>-
collectifs à travers tout le pays.
0.
u
0 À eux: Salud !
New York
Août-octobre 1970
Au-delà de la rareté
(1967-1968)
w
0
u «nation », de «citoyen libre », d'« égalité devant la loi» ont dissi-
l/l
c mulé la réalité quotidienne marquée par l'État centralisé, des
0
:p
"'Cl
êtres humains isolés et atomisés et la domination de l'intérêt
w
l/l
QJ
bourgeois. Malgré leurs revendications idéologiques radicales, les
_J
l.D
ri
révolutions particularistes ont remplacé la domination d'une
0
N classe par une autre, un système d'exploitation par un autre, un
@
.µ
..c
système de labeur par un autre et un système de répression psy-
01
·c
>-
chologique par un autre.
0.
u
0 Ce qui est unique dans l'époque où nous vivons, c'est que la
révolution de type particulariste a été remplacée par la possibilité
d'une révolution généralisée - complète, et qui bouleverserait
w
0
u grande blessure ouverte par la société de propriété sous la forme
l/l
c
0
de la «question sociale» peut désormais être guérie.
:p
"'Cl Il est évident que la liberté doit être conçue en termes humains
w
l/l
QJ
et non en termes qui s'appliquent à l'animal - en termes de vie et
_J
l.D
ri
non de survie. Les hommes ne brisent pas leurs chaînes d'esclave
0
N et ne deviennent pas pleinement humains en se défaisant de la
@
.µ
..c
domination sociale et en obtenant la liberté dans sa forme abs-
01
·c
>-
traite. Ils doivent aussi être libres concrètement : libres du besoin
0.
u
0 matériel, du labeur, du fardeau de devoir dévouer la plus grande
part de leur temps - et donc évidemment la plus grande partie
de leur vie - à lutter contre le besoin. La grande contribution
de Karl Marx à la théorie moderne de la révolution consiste
en son énumération des conditions matérielles préalables à la
liberté humaine, dans son insistance quant au fait que la liberté
48 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u dents pour manipuler et mobiliser la totalité de l'environnement
l/l
c
0
naturel - et cela pour perpétuer la hiérarchie, l'exploitation et
:p
"'Cl l'absence de liberté.
w
l/l
QJ
Cependant, il faut insister sur le fait que cette manipulation
_J
l.D
ri
et cette mobilisation de l'environnement est extrêmement pro-
0
N blématique et contient de nombreux germes de crises. Loin
@
.µ
..c
d 'entraîner une pacification (car on peut difficilement parler ici
01
·c
>-
d'une harmonisation), les tentatives de la société bourgeoise pour
0.
u
0 s'assurer le contrôle de l'exploitation de l'environnement, aussi
bien naturel que social, ont des conséquences dévastatrices. De
nombreux volumes ont été écrits sur la pollution de l'atmosphère
et des voies d'eau, sur la destruction du tapis forestier et du sol,
sur les matières toxiques dans les aliments et les liquides. Plus
menaçantes encore, en raison de leurs conséquences ultimes, sont
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 49
w
0
u la fin du siècle. Le fameux «effet de serre» que l'accroissement
l/l
c
0
de la quantité de ce gaz devrait produire est discutée dans les
:p
"'Cl médias: comme on le suppose, le gaz va probablement empêcher
w
l/l
QJ
l'évacuation de la chaleur de la planète dans l'espace, causant
_J
l.D
ri
une élévation générale des températures qui fera fondre les glaces
0
N polaires, ce qui produira l'inondation de vastes zones côtières.
@
.µ
..c
La pollution thermale, qui est principalement le résultat des
01
·c
>-
eaux chaudes déchargées par les centrales nucléaires et conven-
0.
u
0 tionnelles, a eu des effets désastreux sur l'écologie des lacs, des
rivières et des estuaires. Une augmentation de la température
des eaux ne va pas seulement porter atteinte aux activités phy-
siologiques et reproductives des poissons, mais aussi amener la
prolifération des algues, qui représentent déjà un gros problème
dans les voies fluviales.
50 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u une chose qu'on était forcé de supporter; aujourd'hui, on est forcé
l/l
c
0
de la maintenir par la contrainte - d'où l'importance prise par
:p
"'Cl l'État dans l'ère où nous vivons. Le capitalisme moderne n'a pas
w
l/l
QJ
résolu ces contradictions2 ni mis fin à cette dialectique sociale. Ce
_J
l.D
ri
sont plutôt elles qui se sont étendues du domaine économique à
0
N celui des hiérarchies présentes dans la société, du domaine « his-
@
.µ
..c
torique » abstrait vers les détails infimes de la vie de tous les jours,
01
·c
>-
de l'arène de la survie à celle de la vie.
0.
u
0 La dialectique de l'État capitaliste bureaucratique est née de la
contradiction entre le caractère répressif de la société marchande
w
0
u déchets ou son mode cancérigène d'urbanisation et d'exploitation
l/l
c
0
de la terre.
:p
"'Cl On observe une contradiction encore plus flagrante entre la
w
l/l
QJ
mutation de la société à des fins d'exploitation et les pulsions
_J
l.D
ri
érotiques humaines - une contradiction qui se manifeste par la
0
N banalisation et l'appauvrissement des expériences vécues, dans
@
.µ
..c
une société de masse, impersonnelle et manipulée par la bureau-
01
·c
>-
cratie. Des impulsions humaines qui ont leur origine dans Éros
0.
u
0 peuvent être réprimées et sublimées, mais elles ne peuvent jamais
être éliminées. Elles sont renouvelées à chaque naissance d'un
être humain et à chaque nouvelle génération. Il n'est donc pas
surprenant que ce soit aujourd'hui la jeunesse, plus que tout autre
classe économique ou couche sociale, qui énonce les impulsions
vitales dont est dépositaire la nature de l'humanité - les demandes
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 53
w
0
u pourrir ou de croître 3• » Aujourd'hui, ces formes constituent la
l/l
c
0
cible de toutes les forces révolutionnaires qu'engendre le capita-
:p
"'Cl lisme moderne. Quelle que soit la conséquence ultime des formes
w
l/l
QJ
hiérarchiques - catastrophe nucléaire ou désastre écologique,
_J
l.D
ri
selon le point de vue - il n'en reste pas moins que ces formes sont
0
N une menace, désormais, à la survie même de l'humanité.
@
.µ
..c
Avec le développement de formes hiérarchiques en quelque
01
·c
>-
chose qui menace jusqu'à l'existence même de l'humanité, la
0.
u
0 dialectique sociale, loin d'être effacée, acquière une dimension
nouvelle. Elle pose la «question sociale» d'une façon entièrement
nouvelle. Alors qu'auparavant, comme l'a souligné Marx, l'être
w
0
u On découvre, dans le tribalisme des hippies, dans les styles de vie
l/l
c
0
marginaux, dans la sexualité libre de millions de jeunes, dans les
:p
"'Cl groupes d'affinité des anarchistes, des formes d'affirmation qui
w
l/l
QJ
font immédiatement suite à des actes de négation et de refus.
_J
l.D
ri
L'inversion de la « question sociale» entraîne aussi une inversion
0
N de la dialectique sociale; un « oui » surgit automatiquement et
@
.µ
..c
simultanément avec un «non» .
01
·c
>-
Les solutions trouvent leur point de départ dans les pro-
0.
u
0 blèmes. Quand il arrive au cours de l'histoire que l'État, la cité, la
bureaucratie, l'économie centralisée, la famille patriarcale et le
marché atteignent leurs limites historiques, ce qui est posé, ce
n'est plus une transformation des formes, mais la négation abso-
lue de toutes les formes hiérarchiques en tant que telles. La néga-
tion absolue de l'État, c'est l'anarchisme - une situation dans
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 55
w
0
u peut en fait les appliquer à la représentation sociale de l'humain
l/l
c
0
dans une société libérée. Elles remettent en question l'idéal capi-
:p
"'Cl taliste de l'agriculture, considérée comme une opération d'usine
w
l/l
QJ
et organisée autour d'immenses propriétés agricoles centralisées;
_J
l.D
ri
elle remet en question les formes de monoculture hautement
0
N spécialisées, la réduction des terres à un plancher d'usine, la
@
.µ
..c
substitution de processus chimiques à des processus organiques,
01
·c
>-
l'emploi de travailleurs en équipe comme dans un atelier, etc.
0.
u
0 Mais si la culture alimentaire veut devenir un mode de coopéra-
tion avec la nature plutôt qu'une lutte entre deux adversaires,
l'agriculteur doit se familiariser avec les principes de l'écologie
de la terre: il doit acquérir une nouvelle sensibilité envers les
besoins et les possibilités de celle-ci. Cela présuppose de faire
revenir l'agriculture à une échelle humaine, la restauration d'uni-
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 57
w
0
u échelle sont évidentes pour la communauté humaine : si l'huma-
l/l
c
0
nité veut mettre en application les principes essentiels à la gestion
:p
"'Cl d 'un écosystème, l'unité de base de la vie commune dans la
w
l/l
QJ
société doit elle-même devenir un écosystème - une écocommu-
_J
l.D
ri
nauté. Elle doit elle aussi devenir diversifiée, souple et équilibrée.
0
N Ce concept de communauté n'est en aucune façon motivé exclusi-
@
.µ
..c
vement par le besoin d'un équilibre durable entre l'être humain et
01
·c
>-
le monde naturel; il est aussi en accord avec l'idéal utopique d'un
0.
u
0 être équilibré, d'un individu dont les sensibilités, la large gamme
d'expériences et le style de vie sont nourris par un grand nombre
de stimuli, par une diversité d'activités et par une échelle sociale
w
0
u - et qui se définit en grande partie au travers des obstacles qu'il
l/l
c
0
doit surmonter pour atteindre sa réalisation. Dans une société
:p
"'Cl dont le ventre est tendu jusqu'au point d'éclater en une révolution,
w
l/l
QJ
qui se retrouve dans une série chronique et sans fin de pénibles
_J
l.D
ri
labeurs, dont la condition réelle est celle d'une urgence montante,
0
N une seule pensée et un seul acte est pertinent aujourd'hui: donner
@
.µ
..c
naissance. Tout environnement, privé ou social, qui ne fait pas de
01
·c
>-
cet élément le point central de l'expérience humaine est un leurre
0.
u
0 et diminue la partie de soi qu'il nous reste après avoir absorbé
notre dose de poison quotidien dans cette vie au sein de la société
bourgeoise.
w
0
u complètement possession du moi. La forme la plus avancée en
l/l
c
0
termes de conscience de classe devient ainsi une conscience de
:p
"'Cl soi - la concrétisation dans la vie de tous les jours des grands
w
l/l
QJ
principes libérateurs universels.
_J
l.D
ri
Ne serait-ce que pour cette seule raison, le mouvement révo-
0
N lutionnaire se préoccupe profondément de style de vie. Il faut
@
.µ
..c
essayer de vivre la révolution dans sa totalité, non seulement tenter
01
·c
>-
d'y participer. Le mouvement révolutionnaire doit se préoccuper
0.
0
u
6. Malgré son prétendu intérêt à la dialectique, la gauche traditionnelle doit
encore prendre au sérieux !'« universel concret » d'Hegel et le voir non passim-
plement en tant que concept philosophique, mais en tant que programme social.
Cela n'a été fait que dans les premiers écrits de Marx, dans les écrits des grands
utopistes (Charles Fourier et William Morris) et, à notre époque, par la jeunesse
d ésillusionnée.
60 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Une société libertaire ne peut se réaliser que par une révo-
l/l
c
0
lution libertaire. La liberté ne peut être «livrée» à l'individu
:p
"'Cl comme le «produit fini » d'une «révolution»; l'assemblée et la
w
l/l
QJ
communauté ne peuvent être établies par une loi ou par décret.
_J
l.D
ri
Un groupe révolutionnaire peut rechercher, volontairement et
0
N consciemment, à promouvoir la création de ces formes, mais si
@
.µ
..c
une assemblée et une communauté ne parviennent pas à émer-
01
·c
>-
ger organiquement, si leur croissance n'est pas nourrie par le
0.
u
0 processus de démassification, par l'action personnelle et par
la réalisation de soi, elles ne seront rien d'autre que des struc-
tures, à l'instar des soviets dans la Russie post-révolutionnaire.
Assemblée et communauté humaines doivent naître à l'inté-
rieur, au cœur même du processus révolutionnaire; en fait, c'est
le processus révolutionnaire lui-même qui ne doit faire qu'un
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 61
w
0
u l'eau. Ce n'est pas sans raison que les commissaires bolcheviks
l/l
c
0
ont brisé les bouteilles de vin du Palais d'Hiver dans la nuit du
:p
"'Cl 7 novembre 1917.
w
l/l
QJ
Le puritanisme et l'éthique du travail de la gauche tradition-
_J
l.D
ri
nelle prennent racine dans une des forces les plus puissantes qui
0
N s'opposent aujourd'hui à la révolution - la capacité de l'environ-
@
.µ
..c
nement bourgeois à s'infiltrer dans le cadre révolutionnaire
01
·c
>-
même. Les origines de ce pouvoir reposent dans la nature mar-
0.
u
0 chande de l'être humain sous le capitalisme, une qualité qui se
voit presque automatiquement transférée au groupe organisé - et
que le groupe, à son tour, renforce au sein de ses membres.
Comme le remarquait avec justesse Josef Weber, tous les groupes
organisés «ont tendance à se rendre autonomes, c'est-à-dire à
s'aliéner de leurs objectifs initiaux, et à devenir une fin en soi
62 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u bourgeoises, des plus subtiles aux plus évidentes, car ces caracté-
l/l
c
0
ristiques renforcent consciemment et inconsciemment l'autorité
:p
"'Cl et la hiérarchie. Le groupe doit demeurer ouvert au regard public,
w
l/l
QJ
non seulement dans ses décisions, mais dans la manière dont il
_J
l.D
ri
parvient à celles-ci. Il doit être profondément cohérent, c'est-à-
0
N dire que sa théorie doit être sa pratique et sa pratique, sa théorie.
@
.µ
..c
Il doit supprimer dans son existence quotidienne toute relation de
01
·c
>-
marchandises et d 'usage entre ses membres et se constituer selon
0.
u
0 les principes mêmes d'organisation de la société qu'il cherche
à réaliser - communauté, assemblée, spontanéité. Il doit être,
dans la superbe formule de Josef Weber, «toujours marqué par
Perspectives
Le processus le plus important en train de se produire aujourd'hui
aux États-Unis est la désinstitutionalisation radicale de la struc-
ture sociale bourgeoise. Une irrévérence évidente et de grande
envergure et une profonde déloyauté se développent face aux
valeurs, aux formes, aux aspirations et, par-dessus tout, aux
institutions de l'ordre établi. À une échelle sans précédent dans
l'histoire américaine, des millions de personnes abandonnent
leurs engagements face à la société dans laquelle ils vivent. Ils ne
•QJ
.µ
•QJ
·o
croient plus à ses discours. Ils ne respectent plus ses symboles. Ils
0
l/l
0
n'en acceptent plus les buts et, plus significativement, ils refusent
u
w
l/l
presque intuitivement de vivre selon ses codes institutionnels et
c
0
:p
sociaux.
"'Cl
w Ce refus grandissant va très loin. Il va d'une opposition à la
l/l
QJ
_J guerre jusqu'à un écœurement de la manipulation politique sous
l.D
ri
0 toutes ses formes. Ayant commencé par un rejet du racisme, il a
N
@ remis en question l'existence du pouvoir hiérarchique en tant que
.µ
..c
01
tel. Dans son aversion des valeurs de la classe moyenne et de son
·c
>-
0. style de vie, il a rapidement évolué vers un rejet de la société de
0
u consommation. D'une irritation face à la pollution environne-
mentale, il s'est tourné vers un rejet des cités américaines et de
l'urbanisme moderne. En résumé, il tend à transcender chaque
w
0
u bas et accélère le mouvement moléculaire de la base. Que ce soit
l/l
c
0
par un geste de colère, un «soulèvement » ou un changement
:p
"'Cl conscient de style de vie, un nombre grandissant de personnes
w
l/l
QJ
- qui ne se sentent pas plus de liens avec un quelconque mouve-
_J
l.D
ri
ment révolutionnaire qu'avec la société elle-même - commence
0
N spontanément à s'engager et faire leur propre propagande par le
@
.µ
..c
fait provocatrice.
01
·c
>-
En l'analysant en détail, ce processus social de désintégration
0.
u
0 se voit nourri par plusieurs sources. Il se développe avec toutes
les inégalités, mais aussi toutes les contradictions, qui ont marqué
chaque période révolutionnaire. Dans la France du XVIIIe siècle,
l'idéologie radicale oscillait entre un scientisme rigide et un
romantisme mou. Les notions de liberté étaient ancrées dans un
idéal logique et précis de contrôle de soi, ainsi que dans une vague
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 65
w
0
u l'indiscipline, la spontanéité, le radicalisme et la liberté.
l/l
c
0
Un deuxième parallèle qu'on peut établir entre le siècle des
:p
"'Cl Lumières et le nôtre, quant aux valeurs révolutionnaires, réside
w
l/l
QJ
dans l'éveil de la foule - le soi-disant« populo» ou« bas peuple»
_J
l.D
ri
- en tant que principal moteur de protestation sociale. Les formes
0
N typiques, et institutionnalisées, d'insatisfaction publique - soit
@
.µ
..c
de nos jours, des élections, des manifestations et des meetings de
01
·c
>-
masse parfaitement cadrés - tendent à s'effacer au profit de l'ac-
0.
u
0 tion directe des foules. Cette transition de protestations forte-
ment organisées, qu'on pouvait prévoir à l'intérieur du cadre
institutionnalisé de la société existant, vers des assauts spora-
diques, spontanés, presque insurrectionnels, situés en dehors des
formes socialement acceptables (et même dirigées contre elles),
reflète un changement profond dans la psychologie populaire. Les
66 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u quotidienne est endurée, soufferte et grignotée comme par un
l/l
c
0
acide, lieu aussi de la confrontation avec le pouvoir et de la lutte
:p
"'Cl pour s'en emparer, doit être transformée en un lieu où la vie
w
l/l
QJ
quotidienne se savoure, se crée et s'alimente. Les rebellions de la
_J
l.D
ri
foule ont marqué le début non seulement d'une transmutation de
0
N la révolte privée en une révolte sociale, mais aussi celui du retour,
@
.µ
..c
à partir des abstractions de la révolte sociale, vers les problèmes
01
·c
>-
et réalités de la vie de tous les jours.
0.
u
0 Finalement, tout comme au Siècle des Lumières, nous assis-
tons à la manifestation d'une couche, déjà immense et qui va
croissante, de déclassés 9 , ce corps social composé d'individus
laissés pour compte en provenance de toutes les couches sociales.
w
0
u a été largement absorbée par le monde de la fabrique et domptée
l/l
c
0
par la discipline industrielle. Les intellectuels jusqu'alors sans
:p
"'Cl racines et les nobles sans attaches ont trouvé des places sécuri-
w
l/l
QJ
sées au sein des hiérarchies économiques, politiques, sociales et
_J
l.D
ri
culturelles du nouvel ordre bourgeois. D'une condition sociale
0
N et culturelle plutôt fluide, largement répandue dans sa structure
@
.µ
..c
et dans ses relations, la société s'est à nouveau durcie en des
01
·c
>-
classes rigides, individualisées, et en des formes institutionnelles :
0.
u
0 l'ère victorienne classique apparaît non seulement en Angleterre
mais, à différents degrés, dans toute l'Europe de l'Ouest et en
Amérique. La critique s'est consolidée en une apologie, la révolte
en réforme, les déclassés en classes clairement délimitées, les
w
0
u tation de l'homme par l'homme, le labeur ainsi que le besoin
l/l
c
0
matériel dans chacune de leurs expressions, crier «Black is beau-
:p
"'Cl tiful » ou « Faites l'amour, pas la guerre » marque la transforma-
w
l/l
QJ
tion de l'exigence traditionnelle, centrée sur la survie, en une
_J
l.D
ri
exigence historiquement nouvelle, centrée sur la vie11 • Ce qui se
0
N trouve aujourd'hui à la base de tous les conflits sociaux aux États-
@
.µ
..c
Unis, c'est la volonté de réalisation des potentialités humaines
01
·c
>-
0.
0 11. Les lign es ci-dessus ont été écrites en 1966. Depuis, nous avons pu voir
u
les graffiti sur les murs de Paris, pendant la révolution de mai-juin : «L'imagination
au pouvoir »,« Je prends mes désirs pour des réalités parce que je crois en la réalité
de mes désirs», «Ne travaille jam ais», «Plus je fais l'amour, plus je veux faire la
révolution », «Une vie sans temps morts», «Plus tu consommes, moins tu vis»,
«La culture, c'est l'inversion de la vie»,« On n'achète pas son bonheur, on le vole »,
«La société est une fleu r carnivore». Ce n e sont pas là des graffiti, c'est u n pro-
gramme de vie et de désir.
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 69
w
0
u autoritaire, qu'elle soit de « gauche » ou de droite.
l/l
c
0
:p
-a New York
w
l/l
QJ
Octobre 1967 - décembre 1968
_J
l.D
ri
0
N
@
......
..c
01
·c
>-
0.
0
u
Écologie et pensée révolutionnaire
(1965)
w
0
u terrain les chercheurs déterminent des chaînes alimentaires ou
l/l
c
0
dressent l'inventaire statistique de populations animales. Il existe
:p
"'Cl une écologie sanitaire qui ne heurterait nullement les susceptibi-
w
l/l
QJ
lités de !'Association médicale américaine et une conception de
_J
l.D
ri
l'écologie sociale en tous points conforme aux théories les plus
0
N élaborées de la Commission d'urbanisme de la ville de New York.
@
.µ
..c
Mais dans une perspective plus large, le propos de l'écologie,
01
·c
>-
c'est l'équilibre de la nature. Or, pour autant que la nature englobe
0.
u
0 l'être humain, ce dont traite cette science, c'est fondamentale-
ment de l'harmonisation des rapports entre l'humain et la nature.
w
0
u combustibles fossiles (pétrole et charbon), soit environ 0,03 % de
l/l
c
0
la masse totale de l'atmosphère, sans compter tous les autres pro-
:p
"'Cl duits toxiques. Depuis la Révolution industrielle, la masse totale
w
l/l
QJ
de dioxyde de carbone contenue dans l'atmosphère s'est accrue de
_J
l.D
ri
25 %. On a de très solides raisons théoriques de soutenir que cette
0
N couverture de plus en plus épaisse de dioxyde de carbone, en
@
.µ
..c
empêchant la dispersion du rayonnement thermique de la Terre,
01
·c
>-
va donner naissance à des perturbations atmosphériques de plus
0.
u
0 en plus dangereuses et risque, à terme, de provoquer la fonte des
calottes glaciaires des pôles et la submersion de vastes étendues de
terres. Si éloigné dans le temps que puisse paraître ce déluge, la
modification de la proportion de dioxyde de carbone par rapport
aux autres gaz de l'atmosphère est un signe alarmant de l'impact
que l'être humain peut avoir sur les équilibres naturels.
74 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u planète sont littéralement en train de mourir. Les rivières et les
l/l
c
0
lacs d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine tout autant que les
:p
"'Cl cours d'eau depuis longtemps surexploités des pays industriels
w
l/l
QJ
sont en cours de destruction, en tant que sources de vie, du fait
_J
l.D
ri
de la pollution massive. (Je ne vise pas seulement ici les polluants
0
N radioactifs des bombes et réacteurs nucléaires qui affectent toute
@
.µ
..c
la flore et la faune des océans; les déversements de produits
01
·c
>-
pétroliers posent eux aussi un problème de pollution colossal et
0.
u
0 détruisent chaque année la vie marine en énormes proportions.)
Il n'est pratiquement pas de secteur de la biosphère qui
échappe aux phénomènes de ce genre. Il faudrait des pages et des
pages pour rendre compte des pertes immenses de terre arable
qui surviennent chaque année dans tous les continents, des décès
causés par la pollution de l'air des grands centres urbains, de la
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 75
w
0
u turbations des cycles naturels et même menace l'existence de
l/l
c
0
l'humanité ?
:p
"'Cl Ce n'est pas seulement dans la nature quel' être humain a créé
w
l/l
QJ
des déséquilibres, c'est aussi, et plus fondamentalement, dans sa
_J
l.D
ri
relation avec son prochain et dans la structure même de la société
0
N et les déséquilibres qu'il a provoqués dans le monde naturel
@
.µ
..c
résultent de ceux qu'il a provoqués dans la société. Il y a un siècle,
01
·c
>-
on pouvait encore considérer que la pollution de l'air et de l'eau
0.
u
0 résultait de la course au profit et à la puissance à laquelle se
livraient barons d'industrie et bureaucrates. De nos jours, cette
explication morale apparaît comme une simplification grossière.
Il ne fait pas de doute que les entreprises bourgeoises professent
pour la plupart le mépris du bien public, ainsi qu'en témoigne
l'attitude des trusts del' énergie, de l'acier et de l'automobile face
76 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
l.D
gique de la nature, le moment où le monde naturel enterrera
ri
0
N
l'espèce humaine. Autant demander au psychiatre le moment
@
.µ
exact où le névrosé se transformera en un psychotique irration-
..c
01
·c nel. Il ne faut pas espérer obtenir de réponse à ce genre de ques-
>-
0.
0
tion. En revanche, l'écologiste est en mesure de fournir quelques
u
repères stratégiques pour comprendre les directions dans les-
quelles l'humanité semble s'être engagée depuis son divorce
d'avec la nature.
Du point de vue de l'écologie, nous sommes en passe de sim-
plifier dangereusement notre environnement. La ville moderne
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 79
w
0
u est sans cesse grignoté par les restrictions qu'impose un appareil
l/l
c
0
social impersonnel et sans visage. Tout ce qui fait la qualité
:p
"'Cl unique de la personne se trouve de plus en plus étroitement assu-
w
l/l
QJ
jetti, pour être reconnu, au contrôle du plus petit commun déno-
_J
l.D
ri
minateur de la masse. C'est sur le mode quantitatif, statistique,
0
N comme dans une fourmilière, que l'on traite les êtres humains au
@
.µ
..c
détriment de toute approche mettant l'accent sur la singularité
01
·c
>-
individuelle, la libre expression et la richesse culturelle.
0.
u
0 La même simplification régressive de l'environnement se
produit dans l'agriculture3. Cette population manipulée des villes
3. Pour des aperçus de ces problèmes, le lecteur peut consulter The Ecology
of Invasions de Charles S. Elton (New York, Wiley, 1958), Sail and Civilisation
d 'Edward Hyams (Londres, Thames and Hudson, 1952), Our Synthetic Environ-
ment pa r Murray Bookchin [pseudo. Lewis Herber] (New York, Knopf, 1962) et
80 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u plus la faucille, ni même le tracteur; c'est l'avion. Le cultivateur
l/l
c
0
moderne ce n'est plus le paysan ni même l'agronome, qui entre-
:p
"'Cl tenaient une relation intime avec les qualités particulières du sol
w
l/l
QJ
qu'ils cultivaient; c'est le pilote ou le chimiste pour qui le sol n'est
_J
l.D
ri
qu'une simple matière première minérale.
0
N Le processus de simplification est encore aggravé par les excès
@
.µ
..c
de la division du travail au niveau régional et même national. Des
01
·c
>-
étendues de plus en plus vastes de la planète sont vouées à des
0.
u
0 fonctions industrielles de plus en plus spécialisées ou réduites à
n'être que des dépôts de matières premières. D'autres encore ne
l.D
pyramide biotique qui l'a porté durant d'innombrables millé-
ri
0
N
naires. Lorsqu'il remplace les liaisons écologiques complexes
@
.µ
dont dépendent tous les êtres vivants supérieurs par des liaisons
..c
01
·c
plus élémentaires, l'être humain ramène peu à peu la biosphère à
>-
0.
0
un stade qui ne permettra plus que la survie d'êtres vivants
u
beaucoup plus simples. Si ce grand renversement du processus
évolutif devait se poursuivre, il n'est nullement fantaisiste de
penser que les conditions qui permettent les formes supérieures
de vie seront détruites à jamais et que la Terre ne sera plus en
mesure d'assurer la survie de l'espèce humaine.
82 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u l'irréalisable est maintenant ce dont la réalisation presse le plus.
l/l
c
0
En revanche, ce que l'on considérait comme le domaine de la
:p
"'Cl pratique et de l'objectivité est devenu absolument impraticable et
w
l/l
QJ
impropre à assurer le développement de l'être humain dans le
_J
l.D
ri
sens d'un plus grand épanouissement et d'une plus grande liberté.
0
N Les idées libertaires ont désormais des arguments très forts à
@
.µ
..c
faire valoir pour exiger d'être mises en pratique .
01
·c
>-
La vigueur du «non » que ces idées opposent aux conditions
0.
u
0 actuelles de vie explique le succès foudroyant d'une sorte d'anar-
chisme intuitif parmi la jeunesse d'aujourd'hui. Son amour de la
nature est une réaction contre la ville synthétique et ses mornes
produits. Ses vêtements et ses manières non formalistes tra-
duisent le refus du formalisme, de la standardisation et de l' ins-
titutionnalisation de l'existence moderne. Son penchant pour
84 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u et Volterra jusqu'aux enquêtes approfondies sur le terrain, en
l/l
c
0
passant par des expériences telles que celles de Bause portant sur
:p
"'Cl des protozoaires et des mites dans des environnements contrôlés.
w
l/l
QJ
Elles démontrent clairement que les fluctuations des populations
_J
l.D
ri
animales et végétales depuis les densités anodines jusqu'aux
0
N densités parasitaires dépendent essentiellement du nombre d'es-
@
.µ
..c
pèces que comporte 1' écosystème en question et de la plus ou
01
·c
>-
moins grande diversité de l'environnement. Plus grande est la
0.
u
0 variété des proies et des prédateurs, plus stable est la population;
plus le milieu est diversifié dans sa faune et dans sa flore, moins
un déséquilibre écologique a de chances de se produire. La stabi-
lité est fonction de la variété et de la diversité: dès qu'inter-
viennent une simplification du milieu et une diminution de la
variété des espèces animales et végétales, les fluctuations de
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 85
w
0
u possible, l'agriculture industrielle devra céder la place à une
l/l
c
0
véritable agronomie du sol et des cultures. Le plancher d'usine
:p
-a deviendra potager et jardin. Je ne veux pas dire par là que nous
w
l/l
QJ
devrions abandonner tous les acquis de la culture en grand et de
_J
l.D
ri
la mécanisation. Mais ce sur quoi j'insiste, c'est qu'il convient de
0
N cultiver les champs comme s'il s'agissait d'un jardin, avec une
@
......
..c
01
·c 4. L'utilisation par Rudd du mot «manipulation» risque de donner l' impres-
>-
0.
0 sion erronée qu'on peut rendre compte d'une situation écologique en termes
u
purement mécaniques. J'insiste sur le fait que la connaissance que nous pouvons
acquérir d'une situation écologique et l'utilisation pratique que l'on peut faire de
cette connaissance sont affaires de finesse et non de puissance. C'est ce qu'ex-
prime très bien Charles Elton lorsqu'il écrit: «II est nécessaire de diriger l'avenir
du monde, mais non pas comme une partie d'échecs; plutôt comme un bateau. »
5. Robert L. Rudd, «Pesticides : The Real Peril », The Na tion, vol. 189, 1959,
p.401.
86 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u les sociétés préindustrielles recouraient essentiellement à l' éner-
l/l
c
0
gie animale et à la force musculaire humaine. Mais en maintes
:p
"'Cl régions d'Europe, des systèmes complexes de production d' éner-
w
l/l
QJ
gie avaient été mis au point qui intégraient subtilement des
_J
l.D
ri
sources diverses d'énergie, telles que le vent et les cours d'eau,
0
N ainsi que toute une gamme de combustibles - bois, tourbe, char-
@
.µ
..c
bon, sucres végétaux et graisses animales .
01
·c
>-
La Révolution industrielle a balayé et en grande partie détruit
0.
u
0 ces systèmes énergétiques locaux pour les remplacer d'abord par
un système à un seul élément, le charbon, puis par un système à
deux éléments, le charbon et le pétrole. La région disparut en tant
que cadre d'un système énergétique intégré - de fait, c'est le
concept même d'intégration au travers de la diversité qui se trouva
caduc. Comme nous l'avons indiqué plus haut, de nombreuses
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 87
w
0
u Les capteurs et cellules solaires, les turbines éoliennes et le
l/l
c
0
potentiel hydroélectrique pris isolément ne peuvent résoudre les
:p
"'Cl problèmes énergétiques ni le déséquilibre écologique issus de
w
l/l
QJ
l'utilisation des combustibles classiques. Mais si on les combine
_J
l.D
ri
entre eux pour composer un système énergétique organiquement
0
N développé à partir des ressources régionales, ils peuvent ample-
@
.µ
..c
ment suffire aux besoins d 'une société décentralisée. Sous les
01
·c
>-
latitudes à fort ensoleillement, on s'appuierait davantage sur
0.
u
0 l'énergie solaire que sur les carburants combustibles. Dans les
régions à forte turbulence atmosphérique, les éoliennes pour-
raient constituer l'élément majeur; sur les côtes qui s'y prêtent ou
dans les régions bien pourvues en cours d'eau, on aurait surtout
recours à l'hydroélectricité. Dans tous les cas, on utiliserait une
véritable mosaïque de sources d'énergie non combustibles, les
88 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u perse largement sur le territoire, rien ne s'opposerait à ce que l'on
l/l
c
0
combine ces divers procédés de telle sorte qu'ils soient en mesure
:p
"'Cl de nous procurer tous les avantages de la civilisation industrielle.
w
l/l
QJ
L'utilisation efficace du soleil, du vent, des marées et des fleuves
_J
l.D
ri
exige le démembrement de la mégalopolis. Un nouveau type de
0
N communauté, soigneusement ajusté aux particularités et aux
@
.µ
..c
ressources de la région, doit remplacer les agglomérations tenta-
01
·c
>-
culaires que nous connaissons.
0.
u
0 Un plaidoyer en faveur de la décentralisation ne peut assuré-
ment pas se limiter à l'analyse des problèmes agricoles et éner-
gétiques. La même démonstration peut se faire pour pratiquement
tous les problèmes « logistiques » de notre époque. Prenons l'exem-
ple des transports. On a écrit des volumes sur les effets néfastes
des véhicules à essence, sur les gaspillages qu' ils entraînent, sur
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 89
w
0
u les troubles psychiques. Mais ce n'est pas avec des astuces qu'on
l/l
c
0
résoudra le problème de la pollution atmosphérique. La cause
:p
"'Cl fondamentale de la pollution atmosphérique, ce sont les densités
w
l/l
QJ
élevées de population, c'est la concentration d'un trop grand
_J
l.D
ri
nombre de gens dans un espace trop réduit. Des millions de gens,
0
N entassés dans une ville, engendrent nécessairement une grave
@
.µ
..c
pollution locale, ne serait-ce que par leurs activités journalières .
01
·c
>-
Il leur faut brûler du combustible dans leur maison et dans leur
0.
u
0 lieu de travail; construire ou démolir des édifices (les poussières
que ces travaux dégagent entrent pour une part importante dans
la pollution de l'air), évacuer des quantités énormes de déchets,
circuler sur les routes en utilisant des véhicules à pneus (les par-
ticules produites par l'usure des pneus et du revêtement routier
sont un facteur non négligeable de pollution). Quels que soient
90 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u rigueurs du climat, par sa capacité de résister aux prédateurs et
l/l
c
0
par ses possibilités d'établir et d'enrichir sa niche écologique.
:p
"'Cl Mais l'espèce qui réussit à enrichir sa niche dans l'environnement
w
l/l
QJ
enrichit également l'état écologique de l'ensemble. Pour reprendre
_J
l.D
ri
l'expression de E. A. Gutkind> elle «contribue à l'expansion de
0
N l'environnement6 »,tant pour elle-même que pour les espèces avec
@
.µ
..c
lesquelles elle entretient des relations équilibrées .
01
·c
>-
Comment ces concepts s'appliquent-ils à la théorie de la
0.
u
0 société? Bien des lecteurs se contenteraient> je crois> de l'idée
que> l'être humain faisant partie de la nature> un environne-
ment naturel en expansion donne un fondement plus riche au
w
0
u notion de «pouvoir sur la nature». Il préfère parler de «se frayer
l/l
c
0
un chemin » dans une situation écologique donnée, de gérer un
:p
"'Cl écosystème plutôt que de le recréer. De son côté, l'anarchiste parle
w
l/l
QJ
de spontanéité sociale, il aspire à libérer les potentialités de la
_J
l.D
ri
société et de l'humanité, à donner libre cours à la spontanéité des
0
N gens. L'un et l'autre, chacun selon son optique, considèrent l'auto-
@
.µ
..c
rité comme une inhibition, comme une pesanteur qui limite le
01
·c
>-
potentiel créateur de la nature comme de la société. Leur objectif
0.
u
0 n'est pas de régner sur tel ou tel domaine, mais de le libérer. Ils
considèrent l'intuition, la raison et la connaissance comme des
moyens permettant d'accomplir les potentialités d'une situation,
de donner son plein développement à la logique de cette situation
et non de remplacer ce possible par des idées préconçues et de
fausser son évolution au nom de dogmes.
92 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u vail pénible et donne un nouvel essor à l'artisanat. Pour notre
l/l
c
0
société schizophrénique, ce sont là autant de buts qui s'excluent.
:p
"'Cl C'est la structure de la société actuelle qui les fait apparaître
w
l/l
QJ
comme des couples antagoniques; c'est la séparation entre la ville
_J
l.D
ri
et la campagne, la spécialisation du travail, l'atomisation des
0
N individus. Et il serait bien présomptueux de penser qu'on peut
@
.µ
..c
résoudre ces contradictions sans avoir une conception d'ensemble
01
·c
>-
de la structure matérielle de la société anarchiste. On trouve
0.
u
0 certes une certaine représentation d'une telle société dans les
Nouvelles de nulle part de William Morris et dans les écrits de
Pierre Kropotkine. Mais ce ne sont là que des aperçus rapides.
Ces auteurs ne pouvaient pressentir les bouleversements techno-
logiques qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, ni l'apport de
l'écologie. Ce n'est pas ici mon propos de me lancer dans les
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 93
w
0
u l'assemblée. Pour cela, il faut qu'ils soient en mesure d'étudier ses
l/l
c
0
attitudes et ses expressions et de peser ses motivations tout autant
:p
"'Cl que ses idées, donc que l'occasion leur soit donnée de se rencon-
w
l/l
QJ
trer et de discuter face à face.
_J
l.D
ri
Ces communautés réduites devraient avoir une économie
0
N équilibrée et diversifiée, d'une part, pour utiliser pleinement les
@
.µ
..c
matières premières et les sources d'énergie locales, d'autre part,
01
·c
>-
pour enrichir l'expérience agricole et industrielle de leurs mem-
0.
u
0 bres ; de sorte que celui qui a un penchant pour la mécanique se
trouve encouragé à plonger ses mains dans la glèbe, l'intellectuel
à exercer ses muscles, le paysan « né » à se familiariser avec le
fonctionnement d'un laminoir. Séparer l'ingénieur de la terre,
l'intellectuel de la bêche et le paysan de l'atelier entraîne une sur-
spécialisation professionnelle qui favorise dangereusement la
94 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u beaucoup d'industries faisant double emploi d'une communauté
l/l
c
0
à l'autre; mais la familiarité de chaque groupe avec son environ-
:p
"'Cl nement particulier et son enracinement écologique lui permet-
w
l/l
QJ
traient d'user avec bien plus d'intelligence et d'amour de cet
_J
l.D
ri
environnement. Je pense que, loin d'engendrer le provincialisme,
0
N l'autosuffisance relative permettrait un nouvel épanouissement
@
.µ
..c
individuel et communautaire; cette union avec le milieu stimu-
01
·c
>-
lerait la communauté.
0.
u
0 La rotation des responsabilités civiques, techniques et profes-
sionnelles développerait les facultés de l'individu, ouvrant de
nouvelles dimensions à l'épanouissement personnel. On peut
penser qu'une société harmonieuse donnera naissance à un indi-
vidu harmonieux, complet. Cette notion de complétude, ce sont,
dans le monde occidental, les Athéniens qui ont été les premiers
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 95
à nous en donner une idée malgré toutes leurs tares et leurs limi-
tations. «La polis, écrit H.D.F. Kitto, était faite pour le dilettante.
Son idéal était que tous les citoyens (en plus ou moins grand
nombre, selon que la polis était démocratique ou oligarchique)
jouent leur rôle dans toutes ses nombreuses activités, idéal qui
dérive de la conception homérique de l 'arètè, excellence en tous
domaines et activité harmonieuse et complète. L'arètè implique
un respect de la totalité de la vie et de son unité et méprise par
conséquent toute spécialisation, toute efficacité. Ou plutôt, elle a
une conception beaucoup plus élevée de l'efficacité; une efficacité
qui ne réside pas dans un aspect particulier de la vie, mais dans
la vie même7• » Une société anarchiste aurait certainement un
idéal plus vaste, mais pas moins élevé.
Si une communauté écologique se réalise jamais, la vie sociale
suscitera une diversification subtile du monde humain comme du
monde naturel et les réunira en un tout harmonieux et équilibré.
De la communauté locale à la région et aux continents entiers, on
assistera à une différenciation bigarrée des groupes humains et
des écosystèmes, chacun développant ses possibilités singulières
•QJ
.µ
et exposant ses membres à une large gamme de stimuli écono-
•QJ
·o miques, culturels et psychologiques. Les groupes humains pré-
0
l/l
w
0
u senteront une variété passionnante, souvent vivement contrastée
l/l
c
0
selon qu'ils auront à adapter leur architecture et leurs industries
:p
"'Cl à des écosystèmes semi-arides, bocagers, forestiers ...
w
l/l
QJ
La tournure d'esprit qui aujourd'hui organise les différences
_J
l.D
ri
entre les êtres humains ou les autres êtres vivants selon des cri-
0
N tères hiérarchiques et définit l'autre en termes de «supériorité»
@
.µ
..c
ou d'« infériorité », sera remplacée par une approche écologique
01
·c
>-
de la diversité. On respectera et même on enrichira les diffé-
0.
u
0 rences entre les individus. La relation traditionnelle qui oppose
le « sujet» à l'« objet» se transformera dans son essence; l'« exté-
rieur», le « différent», 1'« autre » seront perçus comme les parties
d'un tout qui est d'autant plus riche qu'il est plus complexe. Ce
New York
Février 1965
•QJ
.......
•QJ
·o
0
l/l
0
u
w
l/l
c
0
:p
-a
w
l/l
QJ
_J
l.D
ri
0
N
@
.......
.c
01
·c
>-
0.
0
u
Vers une technologie libératrice
(1965)
les sentiments
J
AMAIS DEPUIS LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE,
populaires à l'égard de la technologie n'ont été aussi contradic-
toires qu'au cours des dernières décennies. Durant les années
1920 et même encore assez tard dans les années 1930, l'opinion
publique accueillait en général l'innovation technique avec bien-
veillance et identifiait les progrès de l'industrie au bien-être
humain. À cette époque, il suffisait aux apologistes de l'URSS de
présenter Staline comme l'« industrialisateur » de la Russie
•QJ
.µ
•QJ
·o
moderne pour faire pardonner ses méthodes les plus brutales et
0
l/l
0
ses crimes les plus monstrueux. À cette époque également, les
u
w
l/l
critiques les plus efficaces que l'on adressait à la société capitaliste
c
0
:p se fondaient sur cette évidence irrécusable qu'était la stagnation
"'Cl
w économique et technique des États-Unis et de l'Europe occiden-
l/l
QJ
_J tale. Pour beaucoup de gens, il semblait y avoir une relation
l.D
ri
0 directe et précise entre progrès technique et progrès social ; le mot
N
@ fétiche d'« industrialisation» faisait accepter les pires abus des
.µ
..c
01 plans et des programmes économiques .
·c
>-
0. Une telle attitude nous paraît aujourd'hui naïve. À l'exception
0
u peut-être des savants et des techniciens qui conçoivent les
w
0
u abandonnions toute appréciation sobre de la technologie, que
l/l
c
0
nous tournions le dos à ses aspects libérateurs et, pire encore, que
:p
"'Cl nous nous soumettions de façon fataliste à son utilisation à des
w
l/l
QJ
fins de destruction. Si nous ne voulons pas être frappés de para-
_J
l.D
ri
lysie par cette nouvelle forme de fatalisme social, il nous faut
0
N trouver un équilibre.
@
.µ
..c
Cet article se propose d'examiner trois problèmes. Le premier
01
·c
>-
est de savoir quel est le potentiel libérateur de la technologie
0.
u
0 moderne, tant sur le plan matériel que sur le plan moral. Ensuite,
quelles sont les tendances, s'il en existe, qui transforment la
machine dans un sens qui permette son utilisation par une
société organique, tournée vers l'être humain. Enfin, quelles sont
les techniques et les ressources nouvelles qui se prêtent à un usage
écologique, c'est-à-dire tendant à l'équilibre de la nature, au plein
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 99
Technologie et liberté
L'année 1848 marque un tournant dans l'histoire des révolutions
modernes. C'est alors que le marxisme fait son entrée sur la scène
idéologique sous la forme du Manifeste du Parti communiste et
que le prolétariat représenté par les ouvriers parisiens s'impose
•QJ
.......
•QJ
·o
pour la première fois comme force politique autonome sur les
0
l/l
0
barricades de juin. Remarquons également qu'en ce milieu de
u
w
l/l
siècle culmine la technologie traditionnelle fondée sur la machine
c
0
:p
à vapeur inaugurée un siècle et demi plus tôt avec la machine de
-a
w Newcomen.
l/l
QJ
_J Ce qui est frappant dans la convergence de ces repères idéo-
l.D
ri
0 logique, politique et technologique, c'est combien le Manifeste du
N
@ Parti communiste et les barricades de juin étaient en avance sur
.......
.c
01
·c
>-
0.
0 1. Friedrich George Juenger comme Jacques Ellul pensent que la dégradation
u
de l' être humain par la machine est intrinsèquement liée au développement de la
technologie et concluent donc leurs an alyses sur une note de résign ation déses-
pérée. C'est précisément à ce type de fatalisme socia l que je pense ici, et plus
particulièrement à celui qu'exprime Ellul dont les idées se rattachent davantage
que celles de Juenger aux conditions actuelles. Cf. Jacques Ellul, La Technique ou
l'enjeu du siècle (Paris, Armand Colin, 1954), et Fried rich George Juenger, The
Failure of Technology (Chicago, Regnery, 1956).
100 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u perfectionnements importants par rapport aux descriptions
l/l
c
0
classiques d'Agricola écrites trois siècles plus tôt. L'agriculture
:p
"'Cl sortait à peine de son sommeil séculaire. Les cultures vivrières
w
l/l
QJ
avaient certes gagné en extension, mais l'étude des sols restait
_J
l.D
ri
exceptionnelle et la moisson se faisait encore presque toujours à
0
N la main, bien qu'une moissonneuse mécanique eût été réalisée dès
@
.µ
..c
1822. Les bâtiments, pour massifs et ornés qu'ils fussent, étaient
01
·c
>-
construits essentiellement à la force des bras : la grue et le treuil
0.
u
0 à main étaient pratiquement les seuls engins mécaniques du
chantier. L'acier restait un métal rare : en 1850, il coûtait encore
250 dollars la tonne et il fallut attendre le convertisseur Bessemer
pour que les techniques de production d'acier sortent de leur
stagnation séculaire. Enfin, et bien que la précision des outils eût
accompli de grands progrès, il faut rappeler que les tentatives de
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 101
w
0
u niveau qui aurait permis aux individus de se libérer du besoin, du
l/l
c
0
travail et de la lutte pour les nécessités matérielles de l'existence.
:p
"'Cl Si élevés et si enthousiasmants qu'aient été les idéaux révolution-
w
l/l
QJ
naires, la vaste majorité du peuple, accablé par la pauvreté, avait
_J
l.D
ri
dû quitter la scène de l'histoire après la révolution pour retourner
0
N au travail, remettant la gestion de la société aux mains d'une
@
.µ
..c
nouvelle classe oisive d'exploiteurs. En vérité, à un faible niveau
01
·c
>-
de développement technologique, toute tentative pour égaliser la
0.
u
0 richesse sociale, loin d'éliminer la pauvreté, l'aurait étendue à
l'ensemble de la société, recréant ainsi toutes les conditions pour
l'appropriation des biens matériels, la définition de nouvelles
formes de propriété et finalement un nouveau système de domi-
nation de classe. Le développement des forces productrices « est
une condition pratique préalable absolument indispensable»,
102 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u normalement constitué aurait à remplir. Cette conception austère
l/l
c
0
est celle de Proudhon lui-même dans Qu'est-ce que la propriété ?
:p
"'Cl quand il écrit: «Oui, la vie est un combat: mais ce combat n'est
w
l/l
QJ
point de l'homme contre l'homme, il est de l'homme contre la
_J
l.D
ri
nature, et chacun de nous doit y payer de sa personne3• » Cette
0
N rudesse presque biblique de l'accent mis sur la lutte et le devoir
@
.µ
..c
donne le ton de la pensée socialiste pendant la Révolution indus-
01
·c
>-
trielle.
0.
u
0 La façon de résoudre le problème de la rareté et du travail -
problème millénaire que la première Révolution industrielle n'a
2. Karl Marx et Friedrich Engels (1846), L'idéologie allem ande, Paris, Éditions
sociales, 1977, p. 69.
3. Pierre Joseph Proudhon (1840), Qu'est-ce que la prop riété?, Paris, Le Livre
de poche, 2009, p. 257.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 103
w
0
u tante parmi les anarchistes, invoquait le penchant humain à
l/l
c
0
l'entraide - instinct essentiellement social - comme garant de
:p
"'Cl la solidarité dans la communauté anarchiste. Il avait tiré cette
w
l/l
QJ
notion de son étude de l'évolution animale et sociale.
_J
l.D
ri
Le fait est, cependant, que dans les deux cas - marxisme ou
0
N anarchisme - la réponse au problème de la rareté et du travail est
@
.µ
..c
bourrée d'ambigüités. Le royaume de la nécessité affirmait bru-
01
·c
>-
talement sa présence : la théorie et la spéculation seules étaient
0.
u
0 impuissantes à conjurer le spectre de la misère matérielle. Les
marxistes pouvaient bien espérer administrer la nécessité par le
moyen de l'État, et les anarchistes l'assumer grâce à des commu-
nautés libres, mais étant donné les limites du développement
technologique au siècle passé, en dernière analyse les deux écoles
s'en remettaient à un acte de foi pour régler le problème de la
104 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u une vision de l'avenir de l'humanité, du temps où la technologie
l/l
c
0
aurait éliminé totalement le règne de la nécessité. Le marxisme,
:p
"'Cl lui, n'a cessé de compromettre son idéal de liberté, le mitigeant
w
l/l
QJ
douloureusement de phases de transition et de manœuvres poli-
_J
l.D
ri
tiques, jusqu'à n'être plus aujourd'hui qu'une idéologie du pou-
0
N voir brut, de l'efficacité pragmatique et de la centralisation de la
@
.µ
..c
société, à peine discernable des idéologies du capitalisme moderne
01
·c
>-
d'État4 •
0.
0
u
w
0
u le chômage de masse fit de l'emploi et de l'organisation sociale de
l/l
c
0
la force de travail les thèmes centraux de la propagande socialiste.
:p
"'Cl Le message socialiste, au lieu de mettre l'accent sur l'émancipa-
w
l/l
QJ
tion de l'être humain à l'égard du travail, dépeignait la société
_J
l.D
ri
idéale comme une ruche bourdonnante d'activité industrielle,
0
N avec du travail en abondance pour tous. Les communistes don-
@
.µ
..c
naient la Russie comme exemple d'un pays où tout individu
01
·c
>-
normalement constitué avait un emploi et où la main-d'œuvre
0.
0
u
5. Il existe en anglais une distinction entre« toi! » (travail pénible) et « work »
autrefois traduisible en français par le terme «ouvrage». Que ce dernier soit
tombé en désuétude, sauf pour signifier une activité tout à fait secondaire, sans
importance («ouvrage de dame », par exemple), traduit bien le sentiment actuel
que tout travail ne peut être que pénible. La distinction reste pourtant toujours
aussi essentielle et, dans ce texte, elle est centrale. [NdT]
106 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u requiert ni explications compliquées ni exégèse théorique. Cette
l/l
c
0
révolution technologique et les perspectives qu'elle ouvre à la
:p
"'Cl société tout entière sont le fondement réel des modes de vie radi-
w
l/l
QJ
calement nouveaux qui se répandent parmi la jeunesse actuelle
_J
l.D
ri
en même temps que, très rapidement, elle se dégage des valeurs
0
N de ses aînés et des traditions immémoriales qui plaçaient le tra-
@
.µ
..c
vail au centre de tout. Même la revendication récente d'un revenu
01
·c
>-
annuel garanti reflète, quoique bien faiblement, la nouvelle réalité
0.
u
0 qui imprègne la mentalité des jeunes. Grâce à l'apparition de la
technologie cybernétique, un nombre sans cesse croissant de
jeunes se mettent à croire fermement à la possibilité d'une vie
débarrassée des peines du travail.
Le vrai problème qui se pose à nous aujourd'hui n'est pas de
savoir si cette technologie nouvelle peut subvenir à nos besoins
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 107
dans une société sans travail, mais si elle peut nous aider à créer
une société humaine, si elle peut contribuer à la définition de
relations entièrement nouvelles entre les être humains. La reven-
dication d'un revenu annuel garanti s'inspire encore de ce qu'il y
a de quantitatif dans les promesses de la technologie - la possibi-
lité de satisfaire les besoins matériels sans se tuer au travail. Cette
approche quantitative est déjà en retard par rapport au dévelop-
pement technologique, dont la promesse nouvelle est d'ordre
qualitatif - celle de modes de vie décentralisés et communau-
taires, ce que je choisis d'appeler les formes écologiques d'asso-
ciation humaine 6 •
Les questions que je pose diffèrent totalement de celles que
suscitent habituellement la technologie moderne: celle-ci ouvre-
t-elle une nouvelle dimension de la liberté humaine? Peut-elle
non seulement libérer l'être humain du besoin et du travail mais
aussi le conduire vers une forme de communauté libre, harmo-
nieuse et équilibrée - une écocommunauté qui permettrait le
total déploiement de ses potentialités? Peut-elle, enfin, amener
l'humanité par-delà le royaume de la liberté, dans celui de la vie
•QJ
...... et du désir?
•QJ
·o
0
l/l
w
0
u Les potentialités de la technologie moderne
l/l
c
0
:p
Je vais essayer de répondre à ces questions en mettant en évidence
-a
w un trait nouveau de la technologie moderne. Pour la première fois
l/l
QJ
_J
l.D
ri
0
N 6. Je dois ajouter qu'une approche exclusivement quantitative des nouvelles
@ technologies n 'est pas seulement économiquement arch aïque, mais moralement
......
..c
01
régressive. Cette approche fait sienne le vieux principe de justice, plutôt que le
·c nouveau principe de liberté. Historiquement, la justice dérive d 'un monde de
>-
0.
0 besoin matériel et de labeur ; il sous-entend des ressources relativement rares et
u
réparties par un principe moral qui serait soit «juste» ou «injuste». La justice, et
même la justice «égalitaire», est un concept de limitation, qui implique le déni
des biens et le sacrifice de temps et d 'én ergie à la production. Une fois que nous
aurons transcendé le concept de justice - en fait, une fois que nous serons passés
des potentialités quantitatives à celles plus qualitatives de la technologie moderne
- nous entrerons dans le domaine inexploré de la liberté, basé sur l'organisation
spontanée et l'accès complet aux moyens de subsistance.
108 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u mental - et ça marcherait. Ce que je veux montrer, c'est que
l/l
c l'existence d'une masse de gadgets à la fois versatiles, sûrs et bon
0
:p marché ainsi que de gens parfaitement au fait de leurs modes
-a
w étranges de fonctionnement fait de la réalisation d'appareils auto-
l/l
QJ
_J matiques presque une routine sans problème. Il ne s'agit plus de
l.D
ri
0 savoir si on peut les construire, mais si ça en vaut la peine7.
N
@
......
..c
Bush met ici en évidence les deux caractéristiques majeures de ce
01
·c qu'on appelle la « seconde révolution industrielle »: à savoir, d'une
>-
0.
u
0 part, l'énormité du potentiel de la technologie moderne et, d'autre
part, le fait que seules des questions de coût et non des facteurs
w
0
u ne commença à s'épanouir qu'aux XVIIIe et XIXe siècles.
l/l
c
0
Les hommes qui incarnent l'application de la science à la
:p
"'Cl technique ne sont pas les bricoleurs inventifs comme Edison, mais
w
l/l
QJ
plutôt des chercheurs aux préoccupations universelles tels que
_J
l.D
ri
Faraday, dont la démarche systématique aboutit à un apport de
0
N connaissances nouvelles à la fois sur le plan des principes scien-
@
.µ
..c
tifiques et sur celui de la technique. Cette synthèse, jadis œuvre
01
·c
>-
d'un génie solitaire, est à présent réalisée par une équipe anonyme.
0.
u
0 Bien que le travail en équipe présente des avantages évidents, il
souffre aussi de tous les maux des organes bureaucratiques qui se
8. C'est le cas notamment dans les plantations d e coton du sud des États-
Unis, dans les usines de montage de voitures et dans la confection.
llO AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u ment mécanisée où un grand nombre de ces opérations sont
l/l
c
0
confiées à des machines conduites par quelques opérateurs et
:p
"'Cl enfin à l'unité de production automatique et cybernétique qui
w
l/l
QJ
remplace ces opérateurs par des techniciens qui supervisent
_J
l.D
ri
l'ensemble et par du personnel d 'entretien hautement qualifié.
0
N Autre transformation importante: la machine qui, à ses débuts,
@
.µ
..c
était une extension du système musculaire de l'être humain tend
01
·c
>-
à devenir une extension de son système nerveux. Autrefois, outils
0.
u
0 et machines accroissaient le pouvoir musculaire de l'être humain
sur les matières premières et les forces naturelles. Les dispositifs
mécaniques et les moteurs mis au point aux XVIIIe et XIXe siècles
ne remplaçaient pas les muscles, ils amplifiaient leur efficacité.
Bien que les machines aient permis un accroissement colossal de
la production, elles requéraient toujours pour pouvoir fonctionner
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE lll
w
0
u dispositifs qui tiennent lieu de jugement, d'adresse et de mémoire.
l/l
c
0
Il est en outre nécessaire de maîtriser parfaitement l'application
:p
"'Cl de ces divers types de dispositifs aux conditions de fonctionne-
w
l/l
QJ
ment qui sont celles de la production industrielle; enfin, leur
_J
l.D
ri
utilisation effective présuppose que l'on sache adapter les
0
N machines existantes ou en inventer de nouvelles pour tout ce qui
@
.µ
..c
est de la manutention, de l'assemblage, de l'emballage et du trans-
01
·c
>-
port des produits finis ou semi-finis.
0.
u
0 L'utilisation dans l'industrie de mécanismes autorégulateurs
n'est pas nouvelle. Le régulateur à boule de James Watt, inventé
en 1788 pour contrôler automatiquement la machine à vapeur,
est l'un des premiers exemples de dispositifs de ce type. Ce
régulateur, fixé à la soupape de la machine, consiste en deux
boules de métal montées librement sur un axe qui tourne plus
112 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Une étape importante du développement des mécanismes
l/l
c
0
autorégulateurs a été la découverte d'appareils sensoriels: ther-
:p
"'Cl mocouples, cellules photoélectriques, appareils à rayons X, came-
w
l/l
QJ
ras de télévision et transmetteurs radars. Utilisés ensemble ou
_J
l.D
ri
isolément, ils confèrent aux machines un degré stupéfiant d'auto-
0
N nomie. Même sans ordinateur, ces instruments permettent au
@
.µ
..c
personnel d'effectuer de loin des opérations très risquées en les
01
·c
>-
contrôlant à distance. Ils permettent également de transformer
0.
u
0 des systèmes ouverts en systèmes clos, élargissant ainsi le domaine
des tâches automatisées. Par exemple, une lampe électrique reliée
à une horloge constitue un système ouvert relativement simple;
son fonctionnement dépend entièrement de facteurs mécaniques.
Reliée à une cellule photoélectrique qui l'éteint à l'approche du
jour, cette lampe donnera un éclairage adapté aux variations
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 113
w
0
u vues de créativité qui incombaient jusqu'ici à des personnes dans
l/l
c
0
l'industrie, la science, l'ingénierie, la documentation et les trans-
:p
"'Cl ports. L'homme moderne, en effet, a produit un «esprit» électro-
w
l/l
QJ
nique pour coordonner, produire et évaluer la plupart de ses
_J
l.D
ri
opérations industrielles routinières. Utilisés adéquatement à
0
N l'intérieur de la fonction pour laquelle ils ont été conçus, les
@
.µ
..c
ordinateurs sont plus rapides et plus efficaces que l'humain lui-
01
·c
>-
même.
0.
u
0 Quelle est la signification concrète de cette nouvelle révo-
lution industrielle? Quelles sont ses implications immédiates
et prévisibles pour le travail ? Nous essaierons de répondre à
ces questions en examinant l'exemple de l'usine de moteurs
automobiles Ford à Cleveland, qui nous permettra d'évaluer le
potentiel libérateur de la nouvelle technologie pour l'ensemble
114 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u tion en mille fois moins de temps. Un travail de plus de seize
l/l
c
0
heures s'accomplit en une minute! Et sans aucune intervention
:p
"'Cl humaine! Un tel dispositif peut contrôler non seulement une
w
l/l
QJ
chaîne de montage mais la totalité d'un processus de transforma-
_J
l.D
ri
tion industrielle9 ! »
0
N Il n'y a aucune raison pour que les principes techniques qui
@
.µ
..c
régissent la cybernétique de la fabrication de moteurs automo-
01
·c
>-
biles ne puissent pas s'appliquer à pratiquement n'importe quel
0.
u
0 domaine de la fabrication en série - de l'industrie métallur-
gique à l'industrie alimentaire, del' électronique à la fabrication
des jouets, de la préfabrication des ponts à celle des maisons.
w
0
u industrie qui ne puisse être complètement automatisée si on est
l/l
c
0
prêt à repenser le produit, l'usine et les méthodes de fabrication
:p
"'Cl et de manutention. En réalité, s'il est difficile de prévoir quand,
w
l/l
QJ
où et comment une industrie donnée sera automatisée, ce n'est
_J
l.D
ri
pas tant du fait des problèmes exceptionnels qu'on peut s'attendre
0
N à rencontrer que des bonds gigantesques qu'accomplit en quelques
@
.µ
..c
années la technologie moderne. Si l'on fait le point de la mise en
01
·c
>-
œuvre de l'automatisation à un moment donné, on doit savoir
0.
u
0 qu'il est provisoire. Toute description de la situation d'une indus-
trie pour ce qui est de l'automatisation est dépassée avant même
d'être écrite.
Il y a pourtant une branche de l'économie où tout progrès
technique vaut d'être décrit, car c'est là que le travail fait le plus
violence aux humains. Si l'on peut juger du niveau moral d 'une
ll6 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u pelleteuse géante dans une mine à ciel ouvert ou une moisson-
l/l
c
0
neuse dans les Grandes Plaines. À supposer même qu'il y ait
:p
"'Cl besoin d'une intervention humaine, l'effort nécessaire à l'ouvrier
w
l/l
QJ
chargé de surveiller ces appareils et ces machines à partir d'un
_J
l.D
ri
poste sûr et confortable serait minime.
0
N Le jour approche - il est aisé de le prévoir - où une économie
@
.µ
..c
rationnellement organisée serait à même de fabriquer automa-
01
·c
>-
tiquement de petites usines «prêtes à l'emploi», ne requérant
0.
u
0 aucun travail humain. Les pièces seraient produites de sorte que
la plupart des tâches d'entretien soient réduites au simple geste de
retirer d'une machine un élément défectueux pour le remplacer
par un autre - un geste aussi simple que de prendre et de replacer
un plateau dans un libre-service. Enfin, ce serait des machines qui
fabriqueraient et répareraient elles-mêmes les machines subvenant
ll8 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Mais il faut se demander aussi si la technologie nouvelle ne se
l/l
c
0
prêterait pas à un système de production à petite échelle, à base
:p
"'Cl régionale, et structurée matériellement à l'échelle humaine. Dans
w
l/l
QJ
un tel modèle d'organisation industrielle, toutes les décisions
_J
l.D
ri
économiques sont entre les mains de la communauté locale. Dans
0
N l'exacte mesure où la production matérielle est ainsi décentralisée
@
.µ
..c
et placée à l'échelon local, s'affirme la primauté de la communauté
01
·c
>-
sur les institutions nationales - à supposer que de telles institu-
0.
u
0 tions nationales gardent une envergure significative. Dans ces
conditions, c'est à l'assemblée populaire de la communauté locale,
fonctionnant sur le mode de la démocratie directe, qu'échoit la
gestion totale de la vie sociale. Il s'agit de savoir si la société future
s'organisera en fonction de la technologie ou si la technologie est
maintenant suffisamment souple pour pouvoir être organisée en
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 119
w
0
u sorte, d'une machine unique longue de près de 800 mètres et
l/l
c
0
capable de transformer une plaque d'acier de 10 tonnes, de 20
:p
"'Cl centimètres d'épaisseur et de 140 de large, en une fine feuille de
w
l/l
QJ
métal de deux millimètres d 'épaisseur. Une telle installation
_J
l.D
ri
comprenant fours, bobineuses, laminoirs, concasseuses à scories
0
N et bâtiments peut coûter des dizaines de millions de dollars et
@
.µ
..c
occuper une vingtaine d'hectares. Elle produit 300 tonnes de
01
·c
>-
feuilles d'acier à l'heure. Pour être exploité efficacement, ce lami-
0.
u
0 noir continu doit être couplé avec de grandes batteries de fours à
coke, des fours à sole, des trains à bloom, etc. Les surfaces occu-
pées par de tels équipements peuvent atteindre des kilomètres
carrés. Un complexe métallurgique de cette dimension s'inscrit
dans une division du travail à l'échelle nationale, il doit être relié
à des sources de matières premières hautement concentrées
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 121
w
0
u d'envisager de ramener le complexe métallurgique à des dimen-
l/l
c
0
sions compatibles avec celles d'une communauté locale, c'est la
:p
"'Cl mise au point par Tadeusz Sendzimir de l'usine planétaire, qui
w
l/l
QJ
réduit le train de laminage continu à chaud à un poste planétaire
_J
l.D
ri
simple et à un petit poste de finition. Des barres d'acier chauffé,
0
N épaisses de six centimètres, passent à travers deux couples de
@
.µ
..c
petits rouleaux entraîneurs chauffés et à travers un train de
01
·c
>-
laminoirs montés, ainsi que deux cylindres d'appui, dans deux
0.
u
0 cages circulaires. En faisant tourner les cages et les cylindres
d'appui à des vitesses différentes, on obtient comme résultat que
les laminoirs tournent dans deux directions. La plaque d'acier est
ainsi soumise à une pression extraordinaire qui l'amène à une
épaisseur de deux millimètres et demi. Il s'agit là d'un véritable
coup de génie technique: ce jeu de petits laminoirs avec ses deux
122 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u de laminoirs continu à chaud. Pourtant, c'est cette capacité
l/l
c
0
réduite de notre hypothétique complexe qui constitue une de ses
:p
"'Cl caractéristiques les plus séduisantes. De plus, l'acier produit par
w
l/l
QJ
un tel complexe étant plus durable, la communauté aurait besoin
_J
l.D
ri
de renouveler moins souvent son stock d'objets en acier. Enfin,
0
N étant donné que ce complexe de dimensions réduites ne consom-
@
.µ
..c
merait que des quantités relativement petites de minerai, de
01
·c
>-
combustible et d'agents réducteurs, de nombreuses collectivités
0.
u
0 pourraient se contenter des sources locales de matières premières.
Ainsi, les sources les plus concentrées et qui occupent actuelle-
ment une place en quelque sorte centrale seraient gardées en
réserve, les frais de transport seraient réduits et l'indépendance
de ces collectivités à l'égard de l'économie centralisée tradition-
nelle se trouverait renforcée. Ce qui, à première vue, pourrait
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 123
w
0
u - et ces fonctions analysées correctement peuvent être groupées
l/l
c
0
et mises en œuvre de façon à s'appliquer à n'importe quelle
:p
"'Cl pièce11 ».
w
l/l
QJ
Par exemple, idéalement, une perceuse conçue selon les termes
_J
l.D
ri
de Leaver et Brown serait capable de percer un trou du diamètre
0
N d'un fil mince aussi bien qu'un trou laissant passer un tuyau.
@
.µ
..c
Autrefois, on considérait que des machines ayant des capacités
01
·c
>-
aussi étendues n'étaient pas rentables. Mais, vers le milieu des
0.
u
0 années 1950, on en mit au point et on commença à en utiliser un
certain nombre. C'est ainsi qu'en 1954 on fabriqua en Suisse pour
l'usine Ford de Rivière Rouge à Dearborn, au Michigan, une
11. Eric W. Leaver and John J. Brown, «Machines without Men », Fortune,
novembre 1946.
124 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Il est certain que les machines étroitement spécialisées conti-
l/l
c
0
nueraient d'exister et d'assurer la production de masse d'un
:p
"'Cl grand nombre de marchandises. Dès à présent, des collectivités
w
l/l
QJ
décentralisées pourraient employer presque telles quelles un
_J
l.D
ri
grand nombre des machines automatiques, très spécialisées,
0
N actuellement en service. La mise en bouteille ou en boîte, par
@
.µ
..c
exemple, est effectuée par des machines automatiques, intégrées
01
·c
>-
et de peu d 'encombrement. On peut également envisager que la
0.
u
0 taille des machines utilisées dans l'industrie textile ainsi que
dans le conditionnement des produits chimiques ou alimentaires
serait réduite. L'abandon généralisé de l'automobile classique au
profit de véhicules électriques - voitures particulières, cars ou
camions - permettrait, sans aucun doute, de diminuer considé-
rablement les dimensions des usines qui les construiraient.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 125
w
0
u utilisant le travail servile en Afrique du Nord et dans la péninsule
l/l
c
0
italienne.
:p
"'Cl De nos jours, le développement technologique et la croissance
w
l/l
QJ
des villes ont distendu le lien de l'humain avec la nature jusqu'au
_J
l.D
ri
point de rupture. L'homme occidental se retrouve confiné dans
0
N un milieu urbain en grande partie synthétique, matériellement
@
.µ
..c
très éloigné de la terre, et sa relation avec le monde naturel est
01
·c
>-
entièrement médiatisée par des machines. Il n'a que de vagues
0.
u
0 notions sur la façon dont sont produits la plupart des objets qu'il
utilise et ses aliments n'ont plus qu'une ressemblance très loin-
taine avec les animaux et les plantes dont ils sont tirés. Rangé
dans une des cases de son milieu urbain aseptisé - presque asi-
laire d'aspect et de structure -, l'être humain moderne se voit
même refuser le rôle de spectateur des processus agricoles et
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 127
w
0
u moins les jardins, les vergers, les troupeaux, la basse-cour et une
l/l
c
0
grande variété d'espèces tant animales que végétales. » Indigné
:p
"'Cl par les conséquences sociales de la Révolution industrielle, Fourier
w
l/l
QJ
ajoutait: «Ils ne connaissent pas ce principe dans cette Angleterre
_J
l.D
ri
qui expérimente avec des artisans et le travail industriel seuls et
0
N qui ne sauraient suffire à préserver l'unité sociale12 • »
@
.µ
..c
Pourtant, affirmer comme le fait Fourier que le citadin
01
·c
>-
moderne devrait connaître à nouveau les joies des «travaux des
0.
u
0 champs » peut sembler de l'humour noir. Un retour à l'agricul-
ture paysanne comme du temps de Fourier n'est ni possible ni
souhaitable. Charles Gide avait certainement raison quand il
w
0
u Un certain nombre des progrès technologiques les plus pro-
l/l
c
0
metteurs réalisés dans le domaine agricole depuis la Seconde
:p
"'Cl Guerre mondiale peuvent s'adapter aussi bien à une exploitation
w
l/l
QJ
du sol à petite échelle et selon des formes écologiques qu'à la
_J
l.D
ri
culture industrielle dans d'immenses domaines capitalistes, qui
0
N est devenue dominante ces dernières décennies. Prenons un
@
.µ
..c
exemple. L'affouragement du bétail par convoyeurs automatiques
01
·c
>-
est un aspect de la mécanisation rationnelle du travail agricole
0.
u
0 qui, par l'utilisation de machines classiques, permet d'éliminer
les travaux pénibles. On relie par exemple une batterie de silos à
un système de convoyeurs et on peut alors, sans autre effort que
d'actionner quelques manettes, mélanger divers aliments et les
w
0
u chauds, ont fréquemment une cabine climatisée. Ils peuvent être
l/l
c
0
utilisés non seulement pour la traction, mais également, grâce à
:p
"'Cl des accessoires amovibles, pour le forage de trous, le levage
w
l/l
QJ
d'objets pondéreux ou même la fourniture d'énergie à des éléva-
_J
l.D
ri
teurs à grains. On a mis au point des charrues qui s'adaptent à
0
N toutes les vicissitudes du labourage. Les modèles les plus poussés
@
.µ
..c
sont même dotés d'un système à commande hydraulique qui les
01
·c
>-
soulève ou les abaisse selon le profil du champ. Des plantoirs
0.
u
0 mécaniques existent pour presque toutes les sortes de semences.
Certains plantoirs permettent de pratiquer le «labourage mini-
mum»: ils injectent dans le sol simultanément la semence, l'en-
grais et le pesticide (évidemment !) ; en rassemblant ainsi en une
seule plusieurs opérations différentes, ils réduisent le tassement
du sol que produit souvent le passage répété de lourdes machines.
130 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u aux insectes prédateurs, aux maladies et au froid. Bien souvent,
l/l
c
0
ces espèces représentent un net progrès par rapport aux types
:p
"'Cl naturels anciens et elles ont permis d'ouvrir à la culture vivrière
w
l/l
QJ
de vastes étendues qui y étaient jusque-là réfractaires.
_J
l.D
ri
Arrêtons-nous un instant pour considérer comment notre
0
N communauté libre pourrait s'intégrer à son environnement natu-
@
.µ
..c
rel. Nous supposerons que cette collectivité ne se sera établie
01
·c
>-
qu'après une minutieuse étude écologique, portant aussi bien sur
0.
u
0 les ressources atmosphériques et aquatiques du site que sur son
climat, ses formations géologiques, ses matières premières, ses
sols, sa flore et sa faune naturelles. La démographie du groupe est
consciemment limitée à ce que requiert l'équilibre écologique.
L'exploitation de la région est entièrement régie par les principes
écologiques de façon à maintenir un équilibre entre les êtres
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 131
w
0
u de la communauté ou de l'ensemble des communautés qui par-
l/l
c
0
tagent ses ressources. Chaque communauté possède de nombreux
:p
"'Cl jardins potagers et d'agrément, des tonnelles attrayantes, des
w
l/l
QJ
parcs, des ruisseaux et des mares hébergeant poissons et oiseaux
_J
l.D
ri
aquatiques. La campagne, qui fournit nourriture et matières
0
N premières, forme non seulement les environs immédiats de la
@
.µ
..c
communauté, accessibles à pied pour n'importe qui, mais la
01
·c
>-
pénètre également. Bien que ville et campagne conservent cha-
0.
u
0 cune leur singularité, que l'on apprécie hautement et que l'on met
en valeur, la nature est partout présente dans la ville et celle-ci,
en revanche, a comme caressé la nature, y laissant une douce
empreinte d'humanité.
Je pense qu'une communauté libre considérera l'agriculture et
l'élevage comme une activité aussi pleine de sens et d 'agrément
132 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u est synonyme de survie et de bien-être. La collectivité fera tout
l/l
c
0
son possible pour trouver sur place de quoi satisfaire ses besoins ;
:p
"'Cl pour utiliser les ressources locales en énergie, minéraux, bois, sol,
w
l/l
QJ
eau, flore et faune d'une façon à la fois rationnelle et humaniste,
_J
l.D
ri
respectueuse des principes écologiques. Dans cet esprit, on peut
0
N prévoir l'utilisation de techniques nouvelles, actuellement encore
@
.µ
..c
en pleine gestation, dont beaucoup se prêteraient merveilleu-
01
·c
>-
sement à une économie décentralisée. Je pense en particulier
0.
u
0 aux méthodes permettant d'extraire de la terre, de l'eau ou de
l'air des corps très dilués ou même à l'état de traces, à l'énergie
solaire, éolienne, hydroélectrique et géothermique, à l'utilisation
de pompes à chaleur, de carburants végétaux, de bassins solaires,
de convertisseurs thermo-électriques et, peut-être, à la réaction
thermo-nucléaire contrôlée.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 133
l.D
ri
sources apparemment inexploitables ou de qualité médiocre
0
N retrouvent une valeur économique grâce au progrès technique.
@
.µ
..c
Tout au long du x1xe siècle et au début du xxe, la chaîne du Mesabi
01
·c
>-
dans le Minnesota a fourni aux aciéries étatsuniennes des mine-
0.
u
0 rais extrêmement riches qui ont contribué largement au déve-
loppement rapide de la métallurgie nationale. Le déclin de ces
réserves a placé le pays devant le problème de l'extraction de la
taconite, minerai de qualité inférieure d'une teneur en fer d'envi-
ron 40 %. L'extraction par les méthodes courantes en est pratique-
ment impossible; il faut une heure à une foreuse (classique) pour
134 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u chimiste Jacob Rosin, dès lors qu'un élément est décelable en
l/l
c
0
laboratoire, on peut espérer parvenir à l'extraire en quantités
:p
"'Cl suffisantes pour servir à l'industrie.
w
l/l
QJ
Depuis plus d'un demi-siècle, la source principale de l'azote
_J
l.D
ri
commercialisé dans le monde est l'atmosphère. C'est à partir de
0
N l'eau de mer que l'on obtient le magnésium, le chlore, le brome et
@
.µ
..c
la soude caustique; le soufre provient des sulfates de chaux et des
01
·c
>-
effluents industriels. On pourrait récupérer pour l'usage industriel
0.
u
0 de grandes quantités de l'hydrogène libéré par l'électrolyse de
l'eau salée et qu'en général les usines de chlore brûlent ou rejettent
dans l'atmosphère. De même, le traitement des fumées fournirait
d'énormes quantités de carbone (relativement rare dans la nature)
que l'on pourrait remettre dans le circuit del' économie au lieu de
le disperser dans l'atmosphère avec d'autres composés gazeux.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 135
l.D
d'autres fins. Et si on pouvait utiliser l'énergie solaire à tout ou
ri
0
N
partie des travaux culinaires, pour le chauffage de l'eau, pour la
@
.µ
fonte des métaux et la production d'électricité, nos besoins en
..c
01
·c
combustibles fossiles se trouveraient ramenés à relativement peu
>-
0.
0
de chose. Les appareils fonctionnant à l'énergie solaire et pouvant
u
assurer presque toutes ces fonctions existent. On sait chauffer
les maisons, cuire les aliments, faire bouillir de l'eau, fondre des
métaux et alimenter un réseau en électricité à partir de la seule
énergie solaire; mais on ne sait pas faire tout cela avec une effica-
cité suffisante sous toutes les latitudes du globe et on bute encore
136 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u augure favorablement des possibilités offertes par les régions de
l/l
c
0
même climat ou plus chaudes.
:p
"'Cl Pour ce qui est des latitudes plus froides, on peut aborder le
w
l/l
QJ
problème de deux façons: ou bien mettre en œuvre des procédés
_J
l.D
ri
beaucoup plus complexes, permettant de ramener la consomma-
0
N tion de combustibles classiques à peu près à ce qu'elle est dans les
@
.µ
..c
maisons Thomason; ou bien en rester à des procédés simples
01
·c
>-
impliquant un appoint de combustibles classiques pour 10 à 50 %
0.
u
0 des besoins. Comme le fait remarquer Hans Thirring:
L'avantage décisif du chauffage solaire réside dans le fait que les
frais de fonctionnement sont nuls, excepté le coût - minime - de
l'électricité qui actionne les ventilateurs. Ainsi, pour toute la durée
d 'existence d 'une maison, le prix de son chauffage est égal au
simple prix du matériel installé une fois pour toutes. De plus, ce
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 137
14. Hans Thirring, Energy for Man, New York, Harper & Row, 1958, p. 266.
138 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u de compte, il reste que les fours solaires sont propres et efficaces
l/l
c
0
lorsqu'ils sont en bonnes conditions, et qu'ils produisent des
:p
"'Cl métaux d'une qualité extrêmement élevée, inégalable par les
w
l/l
QJ
procédés classiques en usage actuellement.
_J
l.D
ri
Autre domaine prometteur de la recherche en cours, celui de
0
N la conversion de l'énergie solaire en électricité. En théorie, une
@
.µ
..c
surface d'environ un mètre carré, placée perpendiculairement
01
·c
>-
aux rayons solaires, reçoit une énergie égale à un kilowatt. «Étant
0.
u
0 donné que dans les zones arides du globe, note Thirring, des
millions de mètres carrés de désert sont disponibles pour la
production énergétique, on peut calculer que l'implantation de
centrales solaires sur 1% seulement de ces superficies représente-
rait une puissance installée bien supérieure à celle que l'on obtient
en additionnant toutes les centrales thermiques et hydroélec-
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 139
w
0
u dules, des machines à coudre et autres engins. On prévoit que le
l/l
c
0
prix de revient de ces piles pourra être réduit jusqu'au point où
:p
"'Cl elles pourront répondre aux besoins domestiques et même à ceux
w
l/l
QJ
d'installations industrielles de petite taille.
_J
l.D
ri
Enfin, l'énergie solaire peut être utilisée d'une autre façon
0
N encore: en emmagasinant la chaleur dans une masse d'eau.
@
.µ
..c
Depuis longtemps déjà, des ingénieurs cherchent le moyen de
01
·c
>-
convertir en électricité les différences de températures produites
0.
u
0 dans la mer par la chaleur du soleil. En théorie, un bassin solaire
d'un kilomètre carré et construit selon certaines conditions
pourrait fournir annuellement trente millions de kilowatts/
heure d'électricité; ce qui équivaut à la production d'une centrale
w
0
u tallation des conditions extrêmement favorables. Un barrage à cet
l/l
c
0
endroit fournirait chaque année autant d'électricité qu'un million
:p
"'Cl de tonnes de charbon. Autre site parfait pour une centrale maré-
w
l/l
QJ
motrice, la baie de Passamaquoddy à la frontière entre le Maine
_J
l.D
ri
et le Nouveau-Brunswick. En URSS, des sites favorables existent
0
N dans la baie de Mezen dans l'Arctique. L'Argentine projette la
@
.µ
..c
construction d 'un barrage à marée en travers de l'estuaire du
01
·c
>-
fleuve Deseado, près de Puerto Deseado sur la côte atlantique. De
0.
u
0 nombreuses autres régions littorales se prêteraient à la produc-
tion d'électricité à partir de la force des marées, mais, la France
16. Henry Tabor, «Solar En ergy», dan s Ruth Gruber (dir.), Science and the
Ne w N ations, New York, Basic Books, 1961, p. 109.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 141
w
0
u du charbon, du pétrole ou de l'atome, la pompe à chaleur semble
l/l
c
0
être d'un fonctionnement trop coûteux; la quantité d'électricité
:p
"'Cl qu'elle consomme rendrait son prix de revient prohibitif. Mais
w
l/l
QJ
dans une société décentralisée, utilisant l'énergie solaire et
_J
l.D
ri
éolienne et où le «prix de revient» est subordonné aux besoins
0
N humains, la pompe à chaleur serait un appareil de chauffage idéal
@
.µ
..c
sous les latitudes tempérées et subarctiques. Elle n'exige pas de
01
·c
>-
cheminées coûteuses, elle ne pollue pas l'atmosphère et supprime
0.
u
0 toutes les corvées de remplissage et de vidage des chaudières. La
mise à profit du soleil, des vents ou des différences de température
pour produire de l'électricité ou de la chaleur rendrait parfaite-
ment autonome le chauffage des maisons ou des usines ; aucun
apport extérieur ne serait nécessaire et de précieuses ressources
en hydrocarbures seraient ainsi épargnées.
142 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
l.D
ri
installations hydroélectriques semblerait encore à l'avantage des
0
N turbines éoliennes puisque les premières reviennent à 300 dollars
@
.µ
..c
le kilowatt17 ». L'énergie éolienne représente dans de nombreuses
01
·c
>-
régions du monde un énorme potentiel de production électrique.
0.
u
0 En Angleterre, par exemple, où trois années ont été consacrées au
recensement minutieux des sites qui se prêteraient à l'installation
de centrales éoliennes, on a abouti à la conclusion que les turbines
w
0
u des temps immémoriaux, l'être humain a toujours voué une
l/l
c
0
sorte d'attachement sensuel et de respect. Ce sont ces éléments
:p
"'Cl premiers qui ont engendré chez lui la conscience de sa dépen-
w
l/l
QJ
dance à l'égard du milieu naturel, sentiment qui a puissamment
_J
l.D
ri
réfréné ses activités destructrices. La révolution industrielle et
0
N l'urbanisation du monde qui l'a accompagnée ont obscurci l'expé-
@
.µ
..c
rience humaine du rôle de la nature: le soleil s'est trouvé caché
01
·c
>-
derrière un écran de fumée, le vent arrêté dans sa course par des
0.
u
0 constructions énormes, le sol souillé par la prolifération urbaine.
La dépendance vitale de l'être humain à l'égard du monde natu-
rel a cessé d'être perceptible; elle a pris un caractère théorique,
devenant matière à livres savants, à monographies, conférences
et expériences en laboratoire. Certes, cette approche théorique
nous a fourni quelques aperçus (au mieux, partiels) sur le monde
144 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u développerait un authentique sens de la localité, chaque ressource
l/l
c
0
trouverait sa place dans un équilibre stable, fusion organique
:p
"'Cl d'éléments naturels, sociaux et technologiques. L'art, assimilant
w
l/l
QJ
la technologie, redeviendrait un art social, expression de la com-
_J
l.D
ri
munauté en tant que totalité vivante. Le groupe serait à même de
0
N reconsidérer ses dimensions, le rythme de la vie les modes de
@
.µ
..c
travail, l'architecture, les moyens de transport et de communica-
01
·c
>-
tion pour les ramener à l'échelle humaine. La voiture électrique,
0.
u
0 silencieuse, propre, pas trop rapide, pourrait assurer pour l'essen-
tiel les transports urbains à la place de l'automobile bruyante,
polluante et dangereuse, et des monorails pourraient relier entre
elles les communautés, ce qui permettrait de réduire le nombre
d'autoroutes qui défigurent le paysage. L'artisanat retrouverait sa
dignité et complèterait la production industrielle; il pourrait
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 145
w
0
u déterminants du processus productif. Son travail n'est pas une
l/l
c
0
simple dépense d'énergie; c'est aussi l'ouvrage personnel d'un
:p
"'Cl individu qui met toute sa sensibilité dans le façonnage et la déco-
w
l/l
QJ
ration d'un objet qui devra servir à d 'autres personnes. C'est
_J
l.D
ri
l'artisan qui conduit son outil et non l'inverse. Quel que soit le
0
N rapport aliéné qui risque d'apparaître entre l'artisan et son pro-
@
.µ
..c
duit, il se trouve immédiatement surmonté, ainsi que le fait
01
·c
>-
remarquer Friedrich Wilhelmsen, «par un jugement artistique
0.
u
0 - un jugement sur l'objet à fabriquer19 ». L'outil accroît les pouvoirs
de l'artisan en tant qu'être humain; il le met en mesure d'exercer
son talent et de transmettre sa personnalité à la matière brute.
w
0
u L'homme-machine, c'est l'idéal bureaucratique20 • Mais cet
l/l
c
0
idéal est sans arrêt bafoué par la renaissance de ce qui est vivant,
:p
-a par la réémergence de la jeunesse et par les contradictions qui
w
l/l
QJ
secouent la bureaucratie. Pour chaque génération le processus
_J
l.D
ri
d'assimilation doit être recommencé, et chaque fois la résistance
0
N est violente. Engorgée de gens médiocres, la bureaucratie fait
@
......
..c
01
·c 20. L'« homme idéal » de la bureaucratie est un individu dont les pensées les
>-
0.
0 plus intimes peuvent être interceptées par des détecteurs de mensonge, des dis-
u
positifs d 'écoute électronique et des sérums de vérité. L'« homme idéal » de la
bureaucratie politique est un individu dont l'existence peut être modelée par des
produits chimiques et mutagènes et socialement assimilée par les médias.
L'homme idéal de la bureaucratie industrielle, c'est un être dont les envies les plus
personnelles peuvent être envahies par un conditionnement publicitaire à l'effi-
cacité assurée. L'« homme idéal » de la bureaucratie militaire, c'est un individu
dont la vie peut être enrégimentée en vue du génocide.
148 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Je crois que cela ne résoudrait rien. Ce serait nous couper
l/l
c
0
d'une expérience vitale, du stimulant de l'activité productrice, et
:p
"'Cl du stimulant qu'est la machine. La technologie peut jouer un rôle
w
l/l
QJ
très important dans le développement de la personnalité humaine.
_J
l.D
ri
Comme le dit Lewis Mumford: tout art a son côté technique qui
0
N exige l'autotransformation de la spontanéité en un ordre exprimé,
@
.µ
..c
le besoin de rester en contact avec le monde objectif pendant les
01
·c
>-
moments de subjectivité les plus sublimes et les plus extasiés.
0.
u
0 À mon avis, une société libérée ne cherchera pas à nier la
technologie: précisément parce qu'étant libre elle pourra trouver
un équilibre. Elle voudra peut-être assimiler la machine à la
création artisanale. Je veux dire par là qu'ayant enlevé à la pro-
duction sa pénibilité, la machine permettrait à l'être humain d'en
faire une création artistique. Dès lors, la machine participera de
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 149
w
0
u les besoins seront humanisés et relativisés par un sens élevé de la
l/l
c
0
vie et de la créativité. La qualité et la beauté remplaceront l'obses-
:p
"'Cl sion actuelle de la quantité et de la standardisation, la recherche de
w
l/l
QJ
la durabilité remplacera celle de l'obsolescence; au lieu de la valse
_J
l.D
ri
saisonnière des styles, on appréciera les objets que l'on soigne et
0
N à travers lesquels on goûte la sensibilité singulière d'un artiste ou
@
.µ
..c
d'une génération. Affranchis de la manipulation bureaucratique,
01
·c
>-
les êtres humains pourront redécouvrir le charme d'une vie maté-
0.
u
0 rielle simple, désencombrée, et comprendre à nouveau ce que
signifient des objets qui existent pour l'être humain par oppo-
sition avec ces objets qu'on nous impose. Les rites répugnants
du marchandage et de l'accumulation céderont devant ces actes
chargés de sens que sont le faire et le donner. Les choses cesseront
d'être les prothèses indispensables au soutien d'un moi misérable
150 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u sion nationale du travail.
l/l
c
0
La société est-elle si« complexe» que l'idée d'une technologie
:p
"'Cl décentralisée au service de la vie soit incompatible avec une
w
l/l
QJ
civilisation industrielle évoluée? À cette question, je réponds
_J
l.D
ri
catégoriquement non. Une large part de la «complexité» de la
0
N société actuelle provient du mode de gestion paperassière, mani-
@
.µ
..c
pulatrice et gaspilleuse de l'entreprise capitaliste. Le petit bour-
01
·c
>-
geois est saisi d'une terreur sacrée devant les systèmes de
0.
u
0 classement mis au point par la bourgeoisie, devant les rangées de
placards remplis de factures, de livres de comptes, de statistiques,
de formulaires fiscaux et de dossiers. Il reste médusé par la« com-
pétence» des chefs d'entreprise, des ingénieurs, des stylistes, des
opérateurs financiers et de tous ceux qui fabriquent le consensus
du marché. Il est totalement mystifié par l'État - sa police, ses
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 151
w
0
u l'on élimine l'économie monétaire, le pouvoir étatique, le système
l/l
c
0
du crédit, la paperasserie et la police qui ne servent qu'à mainte-
:p
"'Cl nir la société en état de besoin forcé, d'insécurité et de soumis-
w
l/l
QJ
sion, le fonctionnement de la société ne deviendrait pas seulement
_J
l.D
ri
assez humain, mais assez simple.
0
N Il ne s'agit pas de minimiser ce fait que l'existence d'un seul
@
.µ
..c
mètre de fil électrique de bonne qualité exige une mine de cuivre
01
·c
>-
avec tout son équipement, une usine d'isolant, une fonderie et
0.
u
0 une tréfilerie, un réseau de transport, etc. - et pour chacune de
ces choses, d'autres mines, d'autres usines, d'autres ateliers, etc.
On ne trouve pas partout des mines de cuivre, surtout du type de
celles qui se prêtent aux méthodes actuelles d'exploitation. En
revanche, on pourrait récupérer suffisamment de cuivre et
d'autres métaux utiles dans les rebuts de la société moderne pour
152 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u milieu naturel. Même si une portion substantielle de l'économie
l/l
c
0
devait tomber sous le coup d'une division nationale du travail, le
:p
"'Cl poids social del' économie n'en reposerait pas moins sur les com-
w
l/l
QJ
munautés locales. Et s'il n'existe pas de distorsion entre celles-ci,
_J
l.D
ri
il n'y a pas de raison pour qu'une partie de l'humanité soit sacri-
0
N fiée aux intérêts de l'ensemble.
@
.µ
..c
La solidarité et la sympathie continuent bien d'exister entre
01
·c
>-
les êtres humains. Mille comportements en offrent la preuve. Cela
0.
u
0 ne nous étonne pas qu'un adulte risque sa vie pour sauver un
enfant, que des mineurs prennent des risques mortels pour essayer
de délivrer des camarades emmurés par un éboulement ou que
des soldats bravent un feu nourri pour ramener à l'abri un cama-
rade blessé. Ce qui nous choque plutôt, c'est qu'une jeune femme
puisse être assassinée à coups de poignard en plein quartier
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 153
w
0
u n'auront pas pour ambition de réduire en esclavage les mécani-
l/l
c
0
ciens; et plus personne ne ressentira le besoin d'écrire des romans
:p
"'Cl à l'eau de rose représentant des vierges fragiles et tuberculeuses.
w
l/l
QJ
On ne peut en revanche que demander une chose aux êtres libres
_J
l.D
ri
à venir: de nous pardonner d'avoir mis si longtemps et d'avoir eu
0
N tant de peine à sortir de notre condition. Avec Brecht, deman-
@
.µ
..c
dons-leur de ne pas trop nous en vouloir et de se rendre compte
01
·c
>-
que nous avons vécu au plus profond d'un enfer social.
0.
u
0 Mais alors, ils sauront certainement quoi penser sans qu'on
ait à le leur dire.
New York
Mail965
Les formes de la liberté
(1968)
w
0
u asociales. La société bourgeoise a conduit toutes les relations entre
l/l
c
0
individus jusqu'à leur plus haut point d'abstraction, en les dépouil-
:p
"'Cl lant de leur contenu humain et en les traitant en tant qu'objets.
w
l/l
QJ
L'objet - la marchandise - a repris à son compte des rôles qui
_J
l.D
ri
autrefois appartenaient à la communauté. Les relations d'échange
0
N (concrétisées la plupart du temps sous la forme de relations
@
.µ
..c
d'argent) supplantent presque tous les autres modes d'interactions
01
·c
>-
humaines. À cet égard, le système marchand bourgeois devient le
0.
u
0 point historique culminant de toutes les sociétés, précapitalistes
autant que capitalistes, dans lesquelles les relations humaines sont
médiatisées\ plutôt qu'exercées de façon directe ou en face-à-face.
à face. Un terme clé dans ce texte, traduit par« médiatisé», afin de rester le plus
près du sens que lui donnait l'auteur. Le sens ne doit cependant pas être compris
dans son acception frança ise traditionnelle de lien avec les médias [NdT].
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 157
w
0
u grands défenseurs des comités de travailleurs ont tendance à
l/l
c
0
percevoir les personnes en tant qu'entités économiques avant
:p
"'Cl tout, et cela qu'elles travaillent ou non. Cette conception laisse
w
l/l
QJ
l'unidirectionalité du moi complètement intacte. La personne est
_J
l.D
ri
considérée en tant qu'individu divisé, le produit d 'un développe-
0
N ment social qui sépare l'humain de l'humain et chaque individu
@
.µ
..c
de lui-même .
01
·c
>-
Cette unidirectionalité n'est pas complètement corrigée par les
0.
u
0 revendications pour une autogestion de la production par les
travailleurs et par la réduction du nombre d'heures de travail par
semaine, car ces exigences laissent absolument intactes la nature
w
0
u entre la personne et le travail. Le degré de liberté dans une société
l/l
c
0
peut en soi être déterminé par le type de relations unissant les
:p
"'Cl gens en son sein. Si ces relations sont ouvertes, non aliénées et
w
l/l
QJ
créatives, la société sera libre. Si les structures qui existent inhi-
_J
l.D
ri
bent les relations ouvertes, par coercition ou en cherchant à les
0
N médiatiser, alors la liberté n'existera pas, qu'il y ait ou non une
@
.µ
..c
gestion de la production par les travailleurs. Car la seule chose
01
·c
>-
que les travailleurs vont diriger sera la production - les condi-
0.
u
0 tions préalables de la vie, non les conditions de la vie elle-même.
Aucun mode d'organisation sociale ne peut être isolé des condi-
tions sociales qu'il organise. Autant les comités que les assem-
blées ont fait progresser les intérêts des sociétés hiérarchiques en
même temps que ceux de la révolution. Prétendre que les formes
de la liberté peuvent être traitées seulement en tant que formes
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 159
w
0
u structures de la société dans son ensemble. Dans cet article, je
l/l
c
0
considère comme acquis l'aspect révolutionnaire des conseils et
:p
"'Cl des comités; mon propos est plus d'examiner les traits conserva-
w
l/l
QJ
teurs en leur sein, qui entachent le projet révolutionnaire.
_J
l.D
ri
Chercher des modèles d'institutions sociales au sein des révo-
0
N lutions soi-disant «prolétariennes» des cent dernières années a
@
.µ
..c
toujours été à la mode. La Commune de Paris de 1871, les soviets
01
·c
>-
russes de 1905 et 1917, les syndicats révolutionnaires espagnols des
0.
u
0 années 1930 et les conseils hongrois de 1956 ont tous été étudiés
en tant qu'exemples d'organisation sociale future. Mais, et cela
vaut la peine de le demander, qu'est-ce que ces modèles d'organi-
sation ont en commun? La réponse est: très peu, exceptions faites
de leurs limitations en tant que modèles médiatisés. L'Espagne,
comme nous le verrons, nous offre une exception bienvenue: les
160 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u cipal) avait survécu, on peut fortement douter qu'elle ait pu éviter
l/l
c
0
d'entrer en conflit avec ces formations issues de la rue et autres
:p
"'Cl milices peu structurées. En effet, à la fin du mois d'avril 1871, près
w
l/l
QJ
de six semaines après le début de l'insurrection, la Commune
_J
l.D
ri
intronisait un« tout-puissant» comité de Salut public, un organe
0
N qui rappelait à la mémoire la dictature jacobine et la Terreur qui,
@
.µ
..c
un siècle plus tôt, lors de la Révolution française, supprima non
01
·c
>-
seulement la droite, mais aussi la gauche. Dans les deux cas, l'his-
0.
u
0 toire n'a laissé à la Commune que près de trois semaines de vie
seulement, dont deux se sont évaporées dans l'agonie des combats
sur les barricades contre Thiers 3 et les Versaillais.
w
0
u contenaient un plus petit nombre, elles étaient regroupées pour
l/l
c
0
:p
-a
w 4. Si on devait considérer la masse de communards en tant que «prolétaires »,
l/l
QJ
_J ou décrire toute couche sociale en tant que «prolétaire» (comme le font les
l.D
ri situationnistes français) seulement parce qu'elle ne possède aucun contrôle sur
0
N ses propres conditions de vie, on devrait alors tout autant nommer «prolétaires »
@ les esclaves, les serfs, les paysans et de larges sections de la classe moyenne.
......
..c Cependant, créer de telles antithèses abusives entre « prolétaires» et bourgeois
01
·c supprime toutes les particularités qui caractérisent ces classes en tant que couches
>-
0.
0 sociales spécifiques et historiquement limitées. Cette approche hasardeuse de
u
l'analyse sociale retire au prolétariat industriel et à la bourgeoise toutes les carac-
téristiques historiquement uniques que Marx pensait leur avoir découvertes (un
projet théorique qui s'est révélé inadéquat, bien que nullement faux); elle nous
éloigne des responsabilités d 'une critique sérieuse du marxisme et du développe-
ment du capitalisme du « laissez-faire» [en français d ans le texte original, NdT]
en direction du capitalisme d'État, tout en prétendant maintenir une continuité
avec le projet marxiste.
162 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
des questions de vote), et, avec eux, des délégués des syndicats
et des partis politiques. Le mode d'organisation en soviets a pris
sa forme la plus stable et la plus claire à St-Petersbourg, quand le
soviet accueillait près de 400 délégués à son apogée, en incluant
les représentants des syndicats professionnels nouvellement
créés. Le soviet de St-Pétersbourg s'est rapidement développé,
passant d'un large comité de grève à un parlement regroupant
toutes les classes opprimées, élargissant sa représentation, ses
exigences et ses responsabilités. Des délégués des cités au dehors
de St-Pétersbourg étaient admis et des demandes politiques ont
commencé à dominer les demandes économiques. De même, des
liens ont été établis avec les organisations paysannes et leurs délé-
gués furent admis dans les délibérations de l'institution. Inspirés
par l'expérience de St-Pétersbourg, des soviets ont commencé à
émerger dans les principales villes et villages de Russie et ils se
sont développés de façon à devenir un pouvoir révolutionnaire
naissant, opposé à toutes les institutions gouvernementales de
l'autocratie russe.
Le soviet de St-Pétersbourg a duré moins de deux mois.
•QJ
.µ
La plupart de ses membres ont été arrêtés en décembre 1905.
•QJ
·o Le soviet a été en grande partie déserté par le prolétariat de
0
l/l
w
0
u St-Pétersbourg, qui ne s'est jamais soulevé en une insurrection
l/l
c
0
armée et dont les grèves diminuaient en taille et en militan-
:p
"'Cl tisme tandis que le syndicalisme revivait à la fin de l'automne.
w
l/l
QJ
Ironiquement, les dernières classes sociales qui ont continué
_J
l.D
ri
à lutter au-delà du militantisme précoce du soviet ont été les
0
N étudiants de Moscou, qui se sont soulevés le 22 décembre et
@
.µ
..c
qui, durant cinq jours d'une guérilla urbaine gérée avec brio,
01
·c
>-
ont réduit la police locale et les forces militaires à une quasi
0.
u
0 impuissance. Les étudiants n'ont reçu que très peu de soutien des
travailleurs de la ville. Leurs batailles de rue auraient d'ailleurs
pu continuer indéfiniment, en dépit de la massive apathie prolé-
tarienne, si la garde du tsar n'avait pas été transportée à Moscou
par les employés des chemins de fer sur l'une des rares lignes
opérationnelles de la cité.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 163
w
0
u Les congrès des soviets étaient prévus pour se réunir tous les
l/l
c
0
trois mois. Mais cela occasionnait l'écoulement d'un trop grand
:p
"'Cl laps de temps entre les sessions. Le premier congrès, qui s'est tenu
w
l/l
QJ
en juin 1917, rassemblait quelque 800 délégués; les congrès sui-
_J
l.D
ri
vants étaient plus larges encore, avec quelque 1 000 délégués, voire
0
N plus. Pour «expédier » le travail et apporter une continuité de
@
.µ
..c
fonctionnement entre les sessions trimestrielles, le congrès élisait
01
·c
>-
un comité exécutif, fixé à 200 personnes maximum en 1918 et
0.
u
0 étendu à 300 en 1920. Cet organe devait plus ou moins demeurer
en session permanente, mais lui aussi a été considéré comme
difficile à gérer. Après la Révolution d'octobre, la plupart de ses
responsabilités ont été déléguées à un Conseil des commissaires
du peuple, plus restreint. Une fois qu'ils ont acquis le contrôle du
Second congrès des soviets (en octobre 1917), les bolcheviques ont
164 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u seulement à leur structure hiérarchique propre, mais aussi à leur
l/l
c
0
ancrage social limité. Les bataillons de militaires insurgés, dont
:p
"'Cl à l'origine les soviets tiraient leur force de frappe, étaient très
w
l/l
QJ
instables, en particulier après l'écroulement final des armées
_J
l.D
ri
tsaristes. L'Armée rouge nouvellement formée a été recrutée,
0
N disciplinée, centralisée et fermement contrôlée par les bolche-
@
.µ
..c
viques. À l'exception des bandes partisanes et des forces navales,
01
·c
>-
le corps militaire soviétique est demeuré politiquement inerte
0.
u
0 durant toute la guerre civile. De même, les villages paysans sont
retournés à leurs préoccupations et se montraient indifférents aux
problèmes nationaux. Cela ne laissait que les usines comme socle
politique principal des soviets. On rencontre ici une contradiction
de base dans les concepts de classe du pouvoir révolutionnaire: le
socialisme prolétarien, justement parce qu'il accentue le fait que
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 165
le pouvoir doit être basé exclusivement sur 1'usine, crée les condi-
tions pour une structure politique centralisée et hiérarchisée.
Même en renforçant sa position sociale par un système
d'« autogestion », l'usine n'est pas pour autant un organisme social
autonome. La quantité de contrôle social que l'usine peut exercer
est assez limité, car chaque usine est hautement dépendante
d'autres usines et de ressources en matières premières pour ses
opérations, c'est-à-dire pour son existence même. Ironiquement,
les soviets, en se basant en premier lieu sur l'usine et en isolant
celle-ci de son environnement local, ont déplacé le pouvoir de
la communauté et des régions vers la nation, autrement dit de
la base de la société vers ses sommets. Le système de soviets
représentait un échafaudage compliqué de relations sociales
médiatisées, enchevêtrées selon des structures de classe à l'échelle
nationale.
Peut-être que le seul exemple où un système d 'autogestion
de la classe des travailleurs a réussi en tant que mode d 'orga-
nisation de classe fut l'Espagne, où l'anarcho-syndicalisme a
attiré sous sa bannière un grand nombre de travailleurs et de
•QJ
.µ
•QJ
·o
paysans. Les anarcho-syndicalistes espagnols ont consciemment
0
l/l
0
cherché à limiter toute tendance vers la centralisation. La CNT
u
w (Confederaci6n Nacional del Trabajo), le plus grand groupement
l/l
c
0
:p anarcho-syndicaliste en Espagne, a créé une organisation double,
"'Cl
w
l/l
avec un système comprenant un comité élu, qui devait contrôler
QJ
_J
l.D
les organes locaux, et les congrès nationaux. Les assemblées
ri
0
N
avaient le pouvoir de révoquer leurs délégués à ce comité et
@
.µ
d'annuler les décisions qui y étaient prises. Pour toutes sortes
..c
01
·c
de raisons pratiques, les plus «hauts » organes de la CNT fai-
>-
0.
0
saient office d'organes de coordination. Quant à l'efficacité de
u
ce schéma d'organisation, ne nous y trompons pas: il confiait à
chaque membre de la CNT un sens élevé de responsabilité, une
influence directe, immédiate et personnelle sur les activités et la
politique du syndicat. Cette responsabilité était exercée avec une
grandeur d 'esprit qui faisait de la CNT le plus large mouvement
166 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u républicaines que fascistes, et autant stalinistes que bourgeoises
l/l
c
0
- qui ont été mobilisées contre elle5•
:p
"'Cl Il serait vain d'examiner en détail les modes d'organisation
w
l/l
QJ
sous forme de conseils qui ont émergé en Allemagne en 1918,
_J
l.D
ri
dans les Asturies en 1934 et en Hongrie en 1956. Les conseils alle-
0
N mands ont été complètement pervertis: la soi-disant «majorité »
@
.µ
..c
social-démocrate (réformiste) a réussi à prendre le contrôle des
01
·c
>-
conseils nouvellement formés et à les utiliser à des fins contre-
0.
u
0 révolutionnaires. En Hongrie et dans les Asturies, les conseils
Assemblée et communauté
•QJ
......
•QJ
·o
Tournons-nous maintenant vers l'assemblée populaire pour avoir
0
l/l
0
un aperçu de formes de relations sociales non médiatisées.
u
w
l/l
L'assemblée constituait probablement la base structurelle des
c
0
:p
anciens clans et des sociétés tribales jusqu'à ce que ses fonctions
-a
w soient accaparées par les chefs et les conseils. Elle apparaît sous
l/l
QJ
_J la forme de l'ecclésia dans l'Athènes classique; et aussi plus tard,
l.D
ri
0 sous une forme mixte et souvent pervertie, dans les villes médié-
N
@ vales et de la Renaissance en Europe. Enfin, les assemblées ont
......
..c
01
émergé à Paris sous la forme de «sections», en tant qu'institu-
·c
>-
0. tions révolutionnaires de la Révolution française. L'ecclésia et les
0
u sections parisiennes méritent une étude très attentive. Toutes
deux se sont développées dans les cités les plus complexes de leur
temps et toutes deux ont pris une forme très élaborée, liant sou-
vent les individus de différentes origines sociales en une commu-
nauté d'intérêts remarquable, bien que souvent éphémère. Et,
168 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u été ramenée vers une condition économiquement viable, les pro-
l/l
c
0
priétaires terriens ont été dépouillés de la plus grande part de leur
:p
"'Cl pouvoir, l'ecclésia était rétablie et un système de justice relative-
w
l/l
QJ
ment équitable était mis en place. Cette tendance vers la démo-
_J
l.D
ri
cratie populaire a continué à se déployer sur presque un siècle et
0
N demi, jusqu'à atteindre une forme qui n'avait pour ainsi dire
@
.µ
..c
jamais été égalée ailleurs. À l'époque de Périclès, les Athéniens
01
·c
>-
avaient perfectionné leur polis jusqu'au point où elle représentait
0.
u
0 le triomphe de la rationalité à l'intérieur des limitations maté-
rielles du monde antique.
Structurellement, la base de la polis athénienne était l'ecclésia.
À chaque prytanie (le dixième jour de l'année), peu après le lever
du soleil, des milliers de citoyens masculins de tout !'Attique
commençaient à se rassembler sur le Pnyx, une colline située
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 169
w
0
u tirage au sort, composaient les commissions chargées de la col-
l/l
c
0
lecte des taxes, de la gestion du transport maritime, des aména-
:p
"'Cl gements publics et de l'approvisionnement en nourriture, tout
w
l/l
QJ
comme ils étaient chargés de la préparation des plans des cons-
_J
l.D
ri
tructions publiques. L'armée, composée entièrement de conscrits
0
N de chacune des dix tribus de l'Attique, était dirigée par des offi-
@
.µ
..c
ciers élus. La police d'Athènes était, elle, composée de citoyens
01
·c
>-
archers et d 'esclaves scythes de l'État.
0.
u
0 L'ordre du jour de l'ecclésia était préparé par un organe appelé
le Conseil des 500. De peur que le conseil acquière une forme
d'autorité sur l'ecclésia, les Athéniens limitaient soigneusement
sa composition et ses fonctions. Le Conseil était divisé en dix
sous-comités, composés à partir d'un certain nombre de listes de
citoyens qui, chacun à leur tour, étaient élus pour une année par
170 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Sénat romain, qui seul comprenait les secrets de l'État, était
l/l
c
0
considéré avec respect et en qui on avait confiance en tant que
:p
"'Cl dépositaire de la sagesse de la communauté tout entière », fait
w
l/l
QJ
remarquer W. Warde Fowler. «À Athènes, on ne retrouve aucune
_J
l.D
ri
disposition, et aucun besoin de croire en l'expérience de qui que
0
N ce soit. Chaque homme entrait intelligemment dans l'application
@
.µ
..c
minutieuse de ses devoirs temporaires et personnels et, autant
01
·c
>-
qu'on puisse en juger, s'en acquittait avec application et inté-
0.
u
0 grité6. » Et le fait est que le compte rendu de Fowler est, pour
l'essentiel, exact, aussi surprenant que cela puisse paraître pour
6. W. Warde Fowler, Th e City and the State of the Greek s and Ro m ans,
Londres, Macmillan & Co, 1952, p. 168.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 171
w
0
u plusieurs métiers d'artisanat, non seulement ils travaillaient aux
l/l
c
0
côtés des hommes libres, mais ils occupaient des positions de
:p
"'Cl supervision sur des hommes libres autant que sur d'autres esclaves.
w
l/l
QJ
L'image d'Athènes en tant qu'économie esclavagiste qui a
_J
l.D
ri
fondé sa civilisation et ses généreuses perspectives humanistes
0
N sur le dos de personnes humaines transformées en biens meubles
@
.µ
..c
est donc fausse - «fausse dans son interprétation du passé et dans
01
·c
>-
ses affirmations pessimistes du futur, et par dessus tout volon-
0.
u
0 tairement fausse dans son appréciation cynique de la nature
humaine », observe Edward Zimmerman. «Les sociétés, tout
comme les humains, ne peuvent pas vivre cloisonnées. Elles ne
peuvent espérer accomplir des prouesses en s'amendant des uti-
lisations faites de leur loisir en raison des vies qu'elles ont bruta-
lisées pour l'acquérir. L'art, la littérature, la philosophie et tous
172 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
ces grands produits du génie d'une nation ne sont pas les seules
pousses délicates d'une culture séquestrée sous serre ; elles doi-
vent être solidement enracinées et être continuellement nourries,
au sein de la vaste terre commune de la vie nationale. Si nous
recherchons des leçons à tirer, voilà quelque chose que l'on pour-
rait apprendre de la Grèce antique7• »
À Athènes, l'assemblée populaire a émergé comme le produit
final d'une transformation sociale radicale. À Paris, plus de deux
millénaires plus tard, celle-ci a vu le jour comme le levier de la
transition sociale elle-même, en tant que forme révolutionnaire
et force insurrectionnelle. Les sections parisiennes du début des
années 1790 ont joué un grand rôle en tant qu'organes de lutte,
tout comme les soviets de 1905 et 1917, avec cette différence fon-
damentale que les relations ayant cours à l'intérieur des sections
ne connaissaient pas de structure hiérarchique. La souveraineté
reposait dans les assemblées révolutionnaires elles-mêmes, et non
au-dessus d'elles.
Les sections parisiennes étaient directement issues du système
de vote mis en place lors des élections pour les États généraux.
•QJ
.µ
En 1789, la monarchie avait alors divisé la capitale en soixante
•QJ
·o districts électoraux, chacun formant une assemblée de citoyens
0
l/l
w
0
u dit «actifs » - autrement dit, payeurs de taxes: l'électorat éligible
l/l
c
0
de la cité. On comptait sur ces assemblées pour élire un corps
:p
"'Cl d'électeurs qui, à son tour, devait choisir les soixante représen-
w
l/l
QJ
tants de la capitale. Après avoir exercé leur fonction électorale,
_J
l.D
ri
les assemblées auraient dû disparaître, mais elles sont restées
0
N en fonction, en défi à la monarchie, et se sont constituées en des
@
.µ
..c
organes municipaux permanents. Petit à petit, elles sont deve-
01
·c
>-
nues des assemblées de quartier, composées de tous les citoyens
0.
u
0 « actifs », variant dans leur forme, leur envergure et leur pouvoir
d'un district à l'autre.
w
0
u d'autogestion. Les sections individuelles maintenaient l'ordre
l/l
c
0
dans leur quartier, élisaient leurs propres juges, étaient res-
:p
"'Cl ponsables de la distribution de la nourriture, apportaient l'aide
w
l/l
QJ
publique aux pauvres et contribuaient au bon fonctionnement de
_J
l.D
ri
la Garde nationale. Avec les déclarations de guerre d'avril 1792, les
0
N sections se sont attribuées des charges supplémentaires, comme
@
.µ
..c
le recrutement des volontaires pour l'armée révolutionnaire et
01
·c
>-
la prise en charge de leurs familles - les sections récoltaient les
0.
u
0 dons pour l'effort de guerre et équipaient et réapprovisionnaient
des bataillons entiers. Durant la période dite du « maximum»,
quand des contrôles étaient établis sur les prix et les salaires
pour se prémunir d'une inflation galopante, les sections ont pris
la responsabilité du maintien des prix fixés par le gouvernement.
Pour approvisionner Paris, elles envoyaient leurs représentants à
174 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
l.D
transformée quasiment lors de chaque urgence politique et sa
ri
0
N
stabilité, sa forme et ses fonctions dépendaient largement des
@
.µ
souhaits des sections. Par exemple, lors des jours qui ont précédé
..c
01
·c le soulèvement d'août 1792, les sections ont suspendu l'ancien
>-
0.
0
conseil municipal, elles ont fait enfermer Pétion, le maire de Paris,
u
et ont repris, avec leurs préfets révolutionnaires, toute l'autorité
de la Commune et le commandement de la Garde nationale. Une
procédure similaire a été suivie neuf mois plus tard quand les
députés girondins ont été expulsés de la Convention, à la diffé-
rence que la Commune et Pache, le maire de Paris, avaient donné
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 175
w
0
u Convention. Quand l'heure était venue pour Robespierre, Saint-
l/l
c
0
Just et Lebas de faire appel aux sections contre la Convention,
:p
"'Cl la majorité d'entre elles n'ont quasiment rien fait pour eux. Par
w
l/l
QJ
esprit de vengeance, la section révolutionnaire de Gravilliers - les
_J
l.D
ri
hommes qui ont soutenu Jacques Roux et les enragés en 1793 avec
0
N tant de sincérité - ont alors placé leurs armes au service des ther-
@
.µ
..c
midoriens et ont marché contre les robespierristes - ces leaders
01
·c
>-
0.
0
u
8. Il est à noter que Marx était un grand admirateur des Jacobins pour avoir
«centralisé » la France. Dans sa fameuse «Adresse du comité central à la Ligue
des communistes» (1850), il modelait sur leur politique ses stratégies pour 1'Alle-
magne. Cet aveuglement eut beaucoup de répercussions - et l'accentuation ins-
titutionnelle qui en découla révèle sa grande insensibilité pour l'autogestion et
l'autotransformation d 'un peuple lors d 'un mouvem ent révolutionnaire. Voir
infra, «Écoute, camarade! »
176 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u tive populaire, une résolution dans l'action et un sens du but
l/l
c
0
révolutionnaire qu'aucune bureaucratie professionnelle, aussi
:p
"'Cl radicale que soient ses prétentions, ne pourrait jamais espérer
w
l/l
QJ
atteindre. Il vaut bien sûr la peine de souligner qu'Athènes a fondé
_J
l.D
ri
la philosophie occidentale, les mathématiques, le théâtre, l'histo-
0
N riographie et les arts de même que le Paris révolutionnaire a
@
.µ
..c
contribué de façon décisive à la culture de son époque et à la
01
·c
>-
pensée politique du monde occidental. Ces réalisations ne se
0.
u
0 firent pas au sein de l'État traditionnel, structuré autour d'un
appareil bureaucratique, mais dans un système de relations sans
intermédiaires, une démocratie de face -à-face organisée en
assemblées populaires.
L'exemple des sections nous fournit un modèle rudimentaire
d'organisation en assemblée dans une grande ville, et durant une
178 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u jusqu'à Bellamy, est une image non pas d'un hypothétique futur,
l/l
c
0
mais d'un présent poussé jusqu'à sa conclusion la plus logique
:p
"'Cl et rationnelle - ou la plus absurde. L'utopie a ses esclaves, ses
w
l/l
QJ
rois, ses princes, ses oligarques, ses technocrates, ses élites, ses
_J
l.D
ri
banlieusards et une bonne dose de petite bourgeoisie. Même
0
N à gauche, il est devenu coutumier de définir son but, soit une
@
.µ
..c
société sans propriété et sans État, comme une série d'approxima-
01
·c
>-
tions, d'étapes par lesquelles on parviendrait au but recherché par
0.
u
0 l'entremise d'un recours à l'État. Le pouvoir médiatisé, composé
d'intermédiaires, est entré dans la vision du futur. Pire: comme
9. Ce n'est guère avant les années 1860 et les travaux de Bachofen et Morgan
que l'humanité a redécouvert son passé communal. Depuis, cette découverte est
devenue une arme purement critique dirigée contre la propriété et la famille
bourgeoise.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 179
w
0
u russe en 1956. Quasiment toutes les grandes révolutions sont
l/l
c
0
venues d'en bas, du mouvement moléculaire des «masses », de
:p
-a leur individuation11 progressive et de leur explosion - une explo-
w
l/l
QJ
sion qui prenait invariablement les «révolutionnaires» autori-
_J
l.D
ri
taires complètement par surprise.
0
N
@
......
..c 10. Ici, «l'histoire » a quelque chose à nous apprendre - justement parce que
01
·c ces soulèvements spontanés n e sont pas qu'un moment de l'histoire, mais diverses
>-
0.
0 manifestations de ce même phénomène qu'est la révolution. Quiconque se déclare
u
lui-même révolutionnaire et n'étud ie pas ces évén ements dans leur contexte
propre, en profondeur et sans idées préconçues, est un amateur qui joue à la
révolution.
11. Par ce néologisme (in dividuation), Bookchin entend la formation de la
personnalité de l'individu, de son moi, en contraste avec le développement d e
«masses» homogénéisées. Il sous-entend un mélange de prise de conscience et
d 'autoresponsabilité [NdT] .
180 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u seront pas vraiment des formes populaires. Les assemblées et les
l/l
c
0
communautés doivent émerger de l'intérieur du processus révo-
:p
"'Cl lutionnaire lui-même. En fait, le processus révolutionnaire doit
w
l/l
QJ
être la formation d'une assemblée et d'une communauté- et avec
_J
l.D
ri
lui, la suppression du pouvoir. Les assemblées et les communau-
0
N tés doivent devenir des «mots de combat » et non des panacées
@
.µ
..c
lointaines. Elles doivent être crées en tant que moyens de lutte
01
·c
>-
contre la société actuelle, non en tant qu'abstractions théoriques
0.
u
0 ou programmatiques.
12. Ce que Wilhelm Reich et, plus tard, Herbert Marcuse ont rendu évident,
c'est que le «moi » est une dimension non seulement personnelle, mais aussi
sociale. Le moi qui trouve son expression dans l'assemblée et la communauté est
littéralement l'assemblée et la communauté ayant trouvé leu r propre expression
- une complète adéquation de la forme et du contenu.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 181
w
0
u manière, les comités de quartier et les différents conseils devront
l/l
c
0
s'enraciner complètement au sein de l'assemblée de quartier. Ils
:p
"'Cl doivent être responsables de chaque point devant l'assemblée,
w
l/l
QJ
tout comme eux et leur travail doivent être placés sous le regard
_J
l.D
ri
constant de l'assemblée, et ultimement leurs membres doivent
0
N être soumis à une potentielle révocation immédiate par celle-
@
.µ
..c
ci. En résumé, le centre de gravité spécifique de la société doit
01
·c
>-
être déplacé vers sa base - la population armée en assemblée
0.
u
0 permanente.
13. Tout en disséminant des idées, le travail le plus important des anarchistes
sera de défendre la spontanéité du mouvement populaire en engageant continuel-
lement les partisans de l'autoritarisme dans un duel théorique et organisationnel.
182 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u alors entièrement. Le voyage de « ici » à «là-bas », des sections à
l/l
c
0
l'ecclésia, des cités aux communautés, serait achevé. L'usine ne
:p
"'Cl serait dès lors plus un élément particulier; elle deviendrait dans
w
l/l
QJ
ce contexte une partie organique de la communauté. En ce sens,
_J
l.D
ri
ce ne serait même plus une usine. La dissolution de l'usine au sein
0
N de la communauté achèverait la dissolution des derniers vestiges
@
.µ
..c
d'une société de propriété, de classes et, par-dessus tout, d'une
01
·c
>-
société médiatisée, en une nouvelle forme de polis. Dès lors, la
0.
u
0 véritable pièce de théâtre de la vie humaine pourrait se déployer,
dans toute sa beauté, son harmonie, sa créativité et sa joie.
New York
Janvier 1968
,
Ecoute, camarade !
(1969)
w
0
u de l'Amérique contemporaine. Le capitalisme est devenu un
l/l
c
0
capitalisme partiellement étatique, que l'on pouvait à peine entre-
:p
"'Cl voir il y a trente ans. Et on voudrait que nous retournions aux
w
l/l
QJ
« analyses de classes », aux « stratégies », aux « cadres » et aux
_J
l.D
ri
modes d'organisation de cette lointaine époque, au mépris com-
0
N plet des problèmes nouveaux et des possibilités nouvelles apparus
@
.µ
..c
depuis .
01
·c
>-
Quand apprendrons-nous à créer un mouvement révolution-
0.
u
0 naire tourné vers le futur au lieu du passé? Quand commence-
rons-nous à tirer la leçon de ce qui est en train de naître plutôt
w
0
u morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débor-
l/l
c
0
dait le contenu, maintenant, c'est le contenu qui déborde la
:p
"'Cl phrase2 • »
w
l/l
QJ
En est-il autrement aujourd'hui, alors que nous approchons
_J
l.D
ri
du XXIe siècle ? Les morts marchent de nouveau parmi nous,
0
N drapés dans le nom de Marx, l'homme qui voulait enterrer les
@
.µ
..c
morts du XIXe siècle. La révolution contemporaine ne sait que
01
·c
>-
parodier, à son tour, la révolution d'Octobre 1917 et la guerre
0.
u
0 civile de 1918-1920, avec ses «lignes de classes », son parti bolche-
vique, sa « dictature du prolétariat », sa morale puritaine et même
w
0
u une pensée et à une pratique créatrices démontrent amèrement
l/l
c
0
combien les révolutionnaires sont peu capables de «transformer
:p
"'Cl eux-mêmes et la nature » - et encore moins de transformer la
w
l/l
QJ
société tout entière. Le profond conservatisme des «révolution-
_J
l.D
ri
naires » du PLP 3 est d'une évidence douloureuse: le parti autori-
0
N taire remplace la famille autoritaire; le leader et la hiérarchie
@
.µ
..c
autoritaires remplacent le patriarche et la bureaucratie universi-
01
·c
>-
0.
0 3. Ces lignes ont été écrites quand le Progressive Labor Party (PLP) exerçait
u
une grande influence au sein de la SDS (Students for a Democratic Society). Bien
que le PLP ait aujourd'hui (en 1971, date de la réédition de ce pamphlet dans le
recueil Post-Scarcity Anarchism, [NdT]) perdu beaucoup d'influence dans le
mouvement étudiant, cette organisation reste un bon exemple de la mentalité et
des valeurs qui dominent au sein de la Vieille Gauche. Cette description vaut donc
également pour la plupart des groupes marxistes-léninistes, ce pourquoi ce
passage et d 'autres faisant référence au PLP n'ont pas été grandement modifiés.
ÉCOUTE, CAMARADE! 187
w
0
u «chasse aux sorcières » toute attaque contre eux est du mac-
l/l
c
0
carthysme à l'envers. Pour plagier la succulente description du
:p
"'Cl stalinisme que l'on doit à Trotski, ils représentent la syphilis de
w
l/l
QJ
la jeune gauche d 'aujourd'hui. Et pour la syphilis, il n'y a qu'un
_J
l.D
ri
traitement: les antibiotiques, pas la discussion.
0
N Nous nous adressons ici aux révolutionnaires honnêtes, ceux
@
.µ
..c
qui se sont tournés vers le marxisme, le léninisme ou le trots-
01
·c
>-
kisme parce qu'ils cherchent ardemment une perspective sociale
0.
u
0 cohérente et une stratégie révolutionnaire efficace. Nous nous
adressons aussi à tous ceux que l'arsenal théorique de l'idéo-
logie marxiste impressionne et qui, en l'absence d'alternative
w
0
u propagande, et un style de vie nouveau. Appelez ceux-ci comme
l/l
c
0
vous voudrez, même «marxisme » si cela vous chante. Nous
:p
-a avons choisi de nommer cette nouvelle approche « anarchisme
w
l/l
QJ
de l'après-rareté » pour un certain nombre de raisons qui devien-
_J
l.D
ri
dront plus claires dans les pages qui suivent.
0
N
@
......
..c
Les limites historiques du marxisme
01
·c
>-
0. C'est une idée totalement absurde que de penser qu'un homme,
0
u qui a réalisé ses travaux théoriques majeurs entre 1840et1880, ait
pu «prévoir» la dialectique complète du capitalisme. Si nous
pouvons toujours apprendre beaucoup des analyses de Marx,
nous pouvons apprendre encore plus à partir des erreurs que
devaient commettre inévitablement des hommes dont la pensée
ÉCOUTE, CAMARADE! 189
w
0
u prétation de l'histoire, les analyses économiques que Le Capital
l/l
c
0
a fournies à propos du développement du capitalisme industriel,
:p
-a l'intérêt des analyses de Marx sur les premières révolutions et
w
l/l
QJ
les conclusions tactiques qu'il en a tirées; ils citent tout cela sans
_J
l.D
ri
0
N
@ 5. Le marxisme est surtout une théorie de la praxis, ou plutôt, pour remettre
......
..c
01
les choses dans la bonne perspective, une praxis de la théorie. C'est là la véritable
·c signification de la transformation, par Marx, de la dialectique du plan subjectif
>-
0.
0 (auquel les jeunes hégéliens voulaient borner la perspective d 'Hegel), au plan
u
objectif, de la critique philosophique à l'action sociale. Si la théorie et la praxis
sont séparées, le marxisme n'est pas tué : il se suicide. C'est sa caractéristique la
plus noble et la plus admirable. Les tentatives des crétins qui suivent le sillage de
Marx pour garder vivant le système grâce à une mosaïque de corrections, d 'exé-
gèses et surtout d 'érudition à la Maurice Dobb ou George Novack constituent des
insultes dégradantes à la mémoire de Marx et une pollution infecte de tout ce
pour quoi il s'est battu.
190 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u nomique chronique » à venir, malgré le fait qu'aucune crise sem-
l/l
c
0
blable n'a eu lieu depuis trente ans6 • On nous demande d'accepter
:p
"'Cl une « dictature du prolétariat » - une « longue période de transi-
w
l/l
QJ
tion» dont la fonction n'est pas simplement de supprimer les
_J
l.D
ri
contre-révolutionnaires, mais surtout de développer une techno-
0
N logie d'abondance alors que cette technologie existe déjà. On
@
.µ
..c
nous demande d'orienter nos « stratégies» et nos « tactiques » en
01
·c
>-
fonction de la pauvreté et de la misère matérielle à une époque où
0.
u
0 les sentiments révolutionnaires sont engendrés par la banalité de
la vie dans des conditions d'abondance matérielle. On nous
w
0
u vu la classe ouvrière neutralisée en tant qu'« agent du changement
l/l
c
0
révolutionnaire», malgré une lutte, constante, dans un cadre
:p
"'Cl bourgeois pour des salaires plus élevés, des horaires de travail
w
l/l
QJ
réduits et des bénéfices «sociaux». La lutte des classes dans le sens
_J
l.D
ri
classique n'a pas disparu; elle a subi un sort bien plus morbide en
0
N étant cooptée dans le capitalisme. La lutte révolutionnaire dans
@
.µ
..c
les pays capitalistes avancés s'est déplacée vers un terrain histori-
01
·c
>-
quement nouveau: une lutte entre une génération jeune qui n'a
0.
u
0 pas connu de crise économique chronique et la culture, les valeurs
et les institutions d'une génération plus vieille et conservatrice
dont les perspectives de vie ont été formées par la pénurie, la
culpabilité, la renonciation, l'éthique du travail et la poursuite de
la sécurité matérielle. Nos ennemis ne sont pas seulement la haute
bourgeoisie et l'appareil d'État, mais aussi tout un courant qui
192 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
Le mythe du prolétariat
Laissons de côté tous les débris idéologiques du passé et allons
directement aux racines théoriques du problème. La plus grande
contribution de Marx à la pensée révolutionnaire de notre époque
est sa dialectique du développement social: le grand mouvement
qui, à partir du communisme primitif, et à travers la propriété
privée, doit mener au communisme dans sa forme la plus aboutie
- une société communautaire fondée sur une technologie libéra-
trice. D'après Marx, l'être humain passe donc ainsi de la domi-
nation de l'humain par la nature, à la domination de l'humain
•QJ
.µ
•QJ
·o
par l'humain et, finalement, à la domination de la nature par
0
l/l
0
l'humain à partir de la domination sociale en tant que telle7. À
u
w
l/l
l'intérieur de cette dialectique générale, Marx examine la dialec-
c
0
:p
tique du capitalisme lui-même, un système social qui constitue
"'Cl
w le dernier « stade » historique de la domination de l'humain
l/l
QJ
_J par l'humain. Ici, Marx apporte non seulement une profonde
l.D
ri
0 contribution à la pensée de notre temps (particulièrement par
N
@ sa brillante analyse des rapports marchands), mais il exemplifie
.µ
..c
01
les limitations intellectuelles que le temps et l'espace imposent
·c
>-
0. encore à la pensée contemporaine.
0
u La plus sérieuse de ces limitations se retrouve dans sa tenta-
tive d'explication de la transition du capitalisme au socialisme,
w
0
u voir qu'il détient dans le cadre d'une révolution sociale, il faudrait
l/l
c
0
qu'il passe par une prise de conscience extrêmement forte. Jusqu'à
:p
-a présent, cette prise de conscience a été continuellement bloquée
w
l/l
QJ
par le fait que le milieu industriel est l'un des derniers bastions
_J
l.D
ri
0
N 9. En biologie, le tégument désigne l'enveloppe protectrice de la graine [NdT].
@ 10. Débarrassons-nous, en passant, de la notion erronée selon laquelle un
......
..c
01
prolétaire est simplement quelqu'un qui n'a rien d 'autre à vendre que sa force de
·c travail. Il est vrai que Marx a défini le prolétariat en ces termes, mais il a aussi
>-
0.
0 élaboré une dialectique historique du développement du prolétariat. Le proléta-
u
riat s'est développé à partir d'une classe sans propriété, exploitée, qui a atteint sa
forme la plus «mûre » dans le prolétariat industriel. Cette classe, d'après Marx,
en était la forme la plus avancée, correspondant à la forme la plus avancée du
capital. Dans les dernières années de sa vie, Marx en est venu à mépriser les
ouvriers parisiens, qui étaient engagés d'une manière prépondérante d ans la
fabrication de biens de luxe, citant «nos ouvriers allemands » - les plus robotisés
d 'Europe - comme le prolétariat «modèle » du monde entier.
ÉCOUTE, CAMARADE! 195
w
0
u d'oppression, d'esclavage, de dégradation »11 •
l/l
c
0
Mais le capitalisme n'est pas resté immobile depuis Marx. On
:p
-a ne pouvait attendre de Marx, qui écrivait au milieu du XIXe siècle,
w
l/l
QJ
_J
l.D
ri 11. Décrire la théorie de la paupérisation de Marx en termes internationaux
0
N plutôt qu'en termes nationaux (comme Marx le fit) n'est qu'un subterfuge. D'abord,
@ cet escamotage théorique esquive les raisons pour lesquelles la paupérisation ne
......
..c
01
s'est pas produite à l'intérieur de la forteresse capitaliste, seul point de départ
·c technologiquement adéquat pour une société sans classes. Ensuite, si nous devons
>-
0.
0 mettre notre espoir dans le monde colonial en tant que prolétariat, cette position
u
cache un dan ger réel : le génocide. L'Amérique et son alliée récente, la Russie, ont
toutes les d eux les moyens techniques de bombarder le monde sous-développé
jusqu'à soumission. Cette menace est tapie à l'horizon historique: la transforma-
tion des États-Unis en un véritable empire fasciste de type nazi. C'est une idiotie
pure de dire que ce pays est un «tigre de papier». C'est un tigre thermonucléaire,
et la classe dirigeante américaine, du fait de l'absence de limites culturelles, est
capable d 'encore plus de perversité que l'allemande.
196 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u capitalisme d'État - en particulier en Russie. Par une incroyable
l/l
c
0
ironie de 1'histoire, le « socialisme » marxien se révèle être en
:p
"'Cl grande partie le capitalisme d'État lui-même, que Marx n'a pas
w
l/l
QJ
su prévoir dans la dialectique du capitalisme12 • Le prolétariat, au
_J
l.D
ri
lieu de devenir une classe révolutionnaire au sein du capitalisme,
0
N se révèle être un organe du corps de la société bourgeoise.
@
.µ
..c
La question que nous devons donc poser, aujourd'hui, est de
01
·c
>-
savoir si une révolution qui cherche à réaliser une société sans
0.
u
0 classes peut naître d'un conflit entre des classes traditionnelles
12. Lénine sentit cela et décrivit le« socialisme» comme «rien d 'autre qu'un
monopole capitaliste d'État créé au bénéfi ce de tout le peuple » (Cf. Lénine «La
catastrophe imminente et les moyens de la conjurer ».) Ceci est une affirmation
extraordinaire si l'on réfléchit à ses implications, et elle forme un paquet de
contradictions.
ÉCOUTE, CAMARADE! 197
w
0
u cette raison, la lutte de classes. Seule une révolution sociale peut
l/l
c
0
supprimer la structure dominante de classes et les conflits qu'elle
:p
"'Cl engendre. Mais la lutte des classes traditionnelle cesse d'avoir des
w
l/l
QJ
implications révolutionnaires: elle se révèle être la physiologie
_J
l.D
ri
de la société dominante, non les douleurs d'un enfantement.
0
N En fait, la lutte de classes traditionnelle est une condition de
@
.µ
..c
base de la stabilité de la société capitaliste, car elle «corrige»
01
·c
>-
ses abus (salaires, horaires, inflation, emploi, etc.). Les syndicats
0.
u
0 se constituent eux-mêmes en «contre-monopoles» à l'encontre
des monopoles industriels et sont incorporés dans l'économie
néo-mercantiliste, institutionnalisée en tant qu' état de fait. À
l'intérieur de ce paradigme, il règne des conflits plus ou moins
importants, mais pris dans leur ensemble ils renforcent le sys-
tème et servent à le perpétuer.
198 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u de l'État, les mœurs engendrées par le labeur, la renonciation, la
l/l
c
0
culpabilité et la sexualité réprimée. En bref, le processus de désin-
:p
"'Cl tégration devient maintenant général et recoupe virtuellement
w
l/l
QJ
toutes les classes, valeurs et institutions traditionnelles. Il crée des
_J
l.D
ri
problèmes, des méthodes de lutte, des formes d'organisation entiè-
0
N rement nouveaux et nécessite une approche entièrement nouvelle
@
.µ
..c
de la théorie et de la praxis .
01
·c
>-
Qu'est-ce que cela veut dire concrètement? Examinons deux
0.
u
0 approches différentes, l'approche marxiste et la révolutionnaire.
Le marxiste doctrinaire voudrait nous voir approcher l'ouvrier
- ou mieux, «entrer» dans l'usine - pour l'endoctriner, lui de
préférence à n'importe qui d'autre. Pour quoi faire? Pour donner
à l'ouvrier une « conscience de classe ». Pour citer les exemples les
plus néanderthaliens de la vieille gauche: on se coupe les cheveux,
ÉCOUTE, CAMARADE! 199
l.D
ri
la base) les marxistes qui avaient fait un travail préparatoire
0
N considérable au sein du mouvement ouvrier pendant plus d'une
@
.µ
..c
décennie, et ce, jusque dans les postes les plus importants des
01
·c
>-
organisations syndicales internationales.
0.
u
0 En fait, l'ouvrier devient un révolutionnaire non pas en deve-
nant plus ouvrier, mais en se débarrassant de sa « condition
w
0
u l'enchaînent à la consommation, au pavillon de banlieue et à une
l/l
c
0
vision comptable de la vie14 •
:p
-a
w
l/l
QJ
_J 14. Dans ce sens, l'ouvrier commence à se rapprocher des formes humaines
l.D
ri de transition sociale qui ont fourni à l'histoire ses éléments les plus révolution-
0
N naires. En général, le «prolétariat» a été plus révolutionnaire dans des périodes
@ transitoires, quand il était le moins «prolétarisé» par le système industriel. Les
......
..c grands foyers des révolutions ouvrières classiques ont été Petrograd et Barcelone,
01
·c où les ouvriers venaient d'être déracinés du milieu paysan, et Paris, où ils étaient
>-
0.
0 encore artisans ou venaient directement de ce milieu. Ces ouvriers avaient les
u
plus grandes difficultés à s'acclimater à la domination industrielle et devinrent
une source continue de troubles sociaux et révolutionnaires. Au contraire, une
classe ouvrière stable et h éréditaire tend à être étonnamment non révolution-
naire. Même dans le cas souvent cité des ouvriers allemands (qui, comme on le
sait, étaient d'après Marx et Engels des modèles pour le prolétariat européen),
la majorité n e soutint pas les spartakistes en 1919. Ils envoyèrent de grandes
majorités d e sociaux-démocrates officiels au congrès des conseils ouvriers, puis
ÉCOUTE, CAMARADE! 201
w
0
u hiérarchique, mais la hiérarchie en tant que telle. Non seulement
l/l
c
0
il soutient la nécessité d'une révolution sociale, mais il essaye de
:p
-a vivre d'une manière révolutionnaire dans la mesure où cela est
w
l/l
QJ
possible dans la société existante15• Non seulement il attaque les
_J
l.D
ri
0
N plus tard au Reichstag, et se rallièrent logiquement au Parti social-démocrate,
@ jusqu'en 1933.
......
..c
01
15. Ce style de vie révolutionnaire peut se développer dans les usines aussi
·c bien que dans la rue, dans les écoles aussi bien que dans les taudis et dans les
>-
0.
0 banlieues résidentielles de la Bay Area à l'East Sicle. Son essence est le défi et la
u
«propagande par le fait» qui érod e toutes les mœ urs, les institutions, tous les
mots d 'ordre du pouvoir dominant. Quand une société est au seuil d 'une période
révolutionnaire, les usines, les écoles, et les quartiers deviennent la véritable scène
du «jeu » révolutionnaire, un jeu qui a un fondement extrêmement sérieux. Les
grèves deviennent chroniques et sont déclenchées pour elles-mêmes, pour briser
la croûte d e la routine, pour défier la société presque quotidiennement, pour
secouer les normes bourgeoises. Cette nouvelle humeur des ouvriers, des étudiants
202 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u être réalisée sans le soutien de la jeunesse, dans laquelle la classe
l/l
c
0
dominante recrute ses forces armées. En effet, si la classe domi-
:p
"'Cl nante conserve sa puissance armée, la révolution est perdue, quel
w
l/l
QJ
que soit le nombre d'ouvriers qui sy seront ralliés. Ceci a été clai-
_J
l.D
ri
rement démontré en Espagne dans les années 1930, en Hongrie
0
N dans les années 1950 et en Tchécoslovaquie dans les années 1960.
@
.µ
..c
La révolution d'aujourd'hui, par sa nature même, c'est-à-dire par
01
·c
>-
0.
0 et des habitants des quartiers est un signe avant-coureur essentiel du véritable
u
moment de la transformation révolutionnaire. Son expression la plus consciente
est l'exigence «d'autogestion », 1'ouvrier refuse d 'être un être «dirigé», un être de
classe. Ce processus était très flagrant en Espagne, à la veille de la révolution de
1936, quand dans presque toutes les villes les ouvriers appelaient à la grève «pour
le plaisir », pour exprimer leur indépendance, leur éveil, leur rupture avec l'ordre
social et avec les conditions de vie bourgeoises. Ceci était aussi une des caracté-
ristiques essentielles de la grève générale en France en 1968.
ÉCOUTE,CAMARADE! 203
w
0
u agonisante en ergotant au sujet des « cadres », du « parti d'avant-
l/l
c
0
garde », du «centralisme démocratique » et de la «dictature du
:p
-a prolétariat », c'est de la contre-révolution pure et simple. C'est ce
w
l/l
QJ
problème de la «question organisationnelle» - la contribution
_J
l.D
ri
vitale du léninisme au marxisme - que nous allons maintenant
0
N examiner.
@
......
..c
01
·c
>-
Le mythe du parti
0.
0
u Les révolutions sociales ne sont pas «faites » par des partis, des
groupes ou des cadres; elles sont le résultat de contradictions et
de mouvements historiques de fond qui stimulent des franges
importantes de la population. Elles surviennent non seulement
(comme l'a déclaré Trotsky) parce que les «masses» trouvent
204 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
16. C'est un fait que Trotsky n'a jamais compris. Il n 'a jamais poursuivi
jusqu'à ses conclusions logiques son concept du «développement combiné». Il
•QJ
.µ
•QJ
comprit que la Russie tsariste, le dernier-né en matière d 'évolution bourgeoise à
·o l'européenne, devait acquérir les formes les plus avancées d 'industrie et de classes
0
l/l
0 sociales au lieu de récapituler tout le processus del' évolution bourgeoise depuis
u
w le début. Il négligea pourtant de considérer la possibilité que la Russie, déchirée
l/l
c par de terribles bouleversements intérieurs, soit en avance sur l'évolution capita-
0
:p
"'Cl
liste européenne. Hypnotisé par la formule: «propriété nationalisée = socia-
w lisme», il fut incapable de discerner que le capitalisme monopoliste a tendance à
l/l
QJ
_J s'amalgamer à l'État sous l'impulsion de sa propre dialectique interne. Les bol-
l.D
ri cheviks ayant éliminé les formes traditionnelles de l'organisation sociale bour-
0
N geoise (qui continuent à constituer un frein au développement du capitalisme
@ d'État en Europe et en Amérique) préparèrent involontairement le terrain pour
.µ
..c
01
un développement« pur» du capitalisme d'État par lequel 1'État finit par devenir
·c la classe dominante. En l'absence de l'aide d'une Europe technologiquement
>-
0.
0 avancée, la révolution russe passa à la contre-révolution intérieure ; la Russie
u
soviétique se transforma en un capitalisme d 'État qui« n'est pas au bénéfice de tout
le peuple». L'analogie faite par Lénine entre le« socialisme» et le capitalisme d 'État
devint une terrifiante réalité sous Staline. Malgré son fond humaniste, le marxisme
fut incapable de saisir à quel point sa conception du «socialisme » se rapproche
d'une étape plus avancée du capitalisme: le retour au néo-mercantilisme à un
niveau plus élevé de développement industriel. L'incapacité à comprendre cette
évolution est source de confusion théorique dévastatrice au sein du mouvement
ÉCOUTE,CAMARADE! 205
w
0
u les travailleurs ignorèrent les « directives » bolcheviques et se
l/l
c
0
mirent en grève quand même. Au cours des événements qui
:p
"'Cl suivirent, personne ne fut plus surpris par la révolution que les
w
l/l
QJ
partis « révolutionnaires » eux-mêmes, y compris les bolcheviks.
_J
l.D
ri
D'après le leader bolchevique Kaïourov: «On ne sentait venir
0
N aucun principe directeur des centres du parti ... Le Comité de
@
.µ
..c
Petrograd était emprisonné, et le commandant du Comité cen-
01
·c
>-
tral, le camarade Chliapnikov, se trouvait dans l'impuissance de
0.
u
0 donner des directives pour la journée suivante17• » Ce fut peut-
être une chance : avant l'arrestation du comité de Petrograd, son
w
0
u traître. Bien loin de guider le mouvement populaire, les maoïstes
l/l
c
0
et les trotskistes en furent les captifs d'un bout à l'autre. La
:p
"'Cl plupart de ces groupes bolcheviques tentèrent cyniquement de
w
l/l
QJ
manipuler les assemblées étudiantes de la Sorbonne dans le but
_J
l.D
ri
de les « contrôler », y introduisant ainsi un climat de dissension
0
N qui a contribué à leur démoralisation. Finalement, et pour comble
@
.µ
..c
d'ironie, tous ces groupes bolcheviques caquetaient à l'unisson
01
·c
>-
sur la nécessité impérieuse d'une direction centralisée quand
0.
0
u
18. Le Mouvement du 22 mars joua au cours des événements le rôle de cata-
lyseur mais pas celui de direction. Il ne «commandait » pas, il instiguait, laissant
les événements se dérouler selon leur propre logique. C'est cette attitude qui a
permis aux étudiants de continuer sur leur lancée ; elle était indispensable à la
dialectique du soulèvement car, sans elle, il n'y aurait pas eu les barricades du
10 mai qui déclenchèrent à leur tour la grève généralisée des travailleurs.
ÉCOUTE,CAMARADE! 207
w
0
u que de «coordonner» les forces révolutionnaires. Cela n'est pas
l/l
c
0
un accident. Le parti est organisé selon des lignes hiérarchiques
:p
-a qui reflètent la société même à laquelle il prétend s'opposer. Malgré
w
l/l
QJ
_J
l.D
ri 19. Voir supra, «Les formes de la liberté ».
0
N 20. Avec une sublime arrogance, partiellement explicable par leur ignorance,
@ un certain nombre de groupes marxistes baptisent« soviets » pratiquement toutes
......
.c
01
ces formes d 'autogestion (de gestion révolutionnaire). Cette tentative de rassem-
·c bler toutes ces formes sous une même rubrique n 'est pas seulement trompeuse,
>-
0.
0 mais aussi délibérément obscurantiste. En fait, le véritable soviet était la moins
u
démocratique de ces formes révolutionnaires et les bolcheviks l'utilisaient astu-
cieusement pour transférer le pouvoir à leur propre parti. Le soviet n'était pas
basé sur la démocratie directe comme les sections parisiennes ou comme les
assemblées de Paris lors de Mai 68. Il n'était pas basé non plus sur l'autogestion
économique comme les comités d'usine des anarchistes espagnols. Le soviet était
en fait un parlement de travailleurs, organisé hiérarchiquement, tirant son
mandat des usines et, plus tard, des unités militaires et des villages paysans.
208 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u véritable situation beaucoup mieux que n'importe quel chef
l/l
c
0
lointain, sont obligés de subordonner leur compréhension aux
:p
"'Cl directives venues d'en haut. La direction, à qui fait défaut toute
w
l/l
QJ
connaissance directe des problèmes locaux, réagit avec une len-
_J
l.D
ri
teur et une prudence exagérées. Bien qu'elle prétende posséder
0
N une «vue globale des choses » et une compétence théorique
@
.µ
..c
supérieure, la compétence de la direction a tendance à diminuer
01
·c
>-
en raison de la proximité du sommet de la hiérarchie. Plus on
0.
u
0 est près du niveau où les véritables décisions sont prises, plus
le processus de décision est conservateur, plus elles sont prises
en fonction d'intérêts bureaucratiques et étrangers au parti, les
préoccupations de prestige et de stabilité remplaçant la créati-
vité, l'imagination et un dévouement désintéressé aux objectifs
révolutionnaires.
ÉCOUTE,CAMARADE! 209
w
0
u La description ci-dessus n'est pas un ensemble d'affirmations
l/l
c
0
hypothétiques; c'est un portrait composé de traits caractéristiques
:p
"'Cl de tous les grands partis marxistes depuis le siècle passé : les
w
l/l
QJ
sociaux-démocrates, les communistes et le parti trotskyste de
_J
l.D
ri
Ceylan (le seul de son espèce). Les «expliquer» en disant que tous
0
N ces partis ont cessé de prendre au sérieux leurs principes marxistes
@
.µ
..c
ne sert qu'à camoufler une autre question: pourquoi cet abandon?
01
·c
>-
La vérité est que tous ces partis ont été cooptés par la société
0.
u
0 bourgeoise parce qu'ils étaient organisés bourgeoisement. Ils
portaient en eux, dès leur naissance, le germe de la trahison.
Le parti bolchevique échappa à ce sort entre 1904 et 1917 pour
une seule et unique raison; il était illégal pendant le plus gros des
années qui précédèrent la révolution. Comme il était continuel-
lement dispersé et reconstitué, il ne réussit jamais, jusqu'à sa prise
210 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u de bannir les factions. À ce moment-là, la plupart des Gardes
l/l
c
0
blancs avaient été écrasés et les interventionnistes étrangers
:p
"'Cl avaient retiré leurs troupes de Russie.
w
l/l
QJ
On n'insiste pas assez sur le fait que les bolcheviks centrali-
_J
l.D
ri
sèrent leur parti jusqu'à un point tel qu'ils furent coupés de la
0
N classe ouvrière. Mais on a rarement étudié ce rapport (de la
@
.µ
..c
centralisation à l'isolement) dans les milieux léninistes plus
01
·c
>-
récents, bien que Lénine lui-même fût assez honnête pour admet-
0.
u
0 tre qu'il existait. La Révolution russe n'est pas seulement l'histoire
du parti bolchevique et de ses sympathisants. Sous le vernis des
événements officiels décrits par les historiens soviétiques, il y eut
un développement plus fondamental: le mouvement spontané
des ouvriers et paysans révolutionnaires, qui devait se heurter
violemment aux pratiques bureaucratiques des bolcheviks. En
ÉCOUTE, CAMARADE! 211
w
0
u en avoir expulsé la bourgeoisie. Le fameux décret de Lénine du
l/l
c
0
14 novembre 1917, acceptant la notion de contrôle ouvrier, ne fit
:p
"'Cl qu'entériner le fait accompli; les bolcheviks n'osèrent pas, à partir
w
l/l
QJ
de ce moment-là, s'opposer aux ouvriers. Ils commencèrent cepen-
_J
l.D
ri
dant immédiatement à rogner le pouvoir des comités d'usine. En
0
N janvier 1918, à peine deux mois après avoir «décrété» le contrôle
@
.µ
..c
ouvrier, les bolcheviks faisaient passer l'administration des usines
01
·c
>-
des mains des comités à celles des syndicats bureaucratiques.
0.
u
0 L'histoire selon laquelle les bolcheviks auraient patiemment expé-
rimenté le contrôle ouvrier et l'auraient trouvé «inefficace» et
«chaotique» est un mythe. Leur «patience » ne dura que quelques
semaines. Non contents de mettre un terme au contrôle ouvrier
direct quelques semaines après le décret du 14 novembre, ils
abolirent le contrôle par les syndicats peu de temps après l'avoir
212 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
l.D
l'attitude des bolcheviks vis-à-vis du contrôle ouvrier et des com-
ri
0
N
munes agricoles l'esprit essentiellement bourgeois et la mentalité
@
.µ
de leur parti, esprit et mentalité émanant non seulement de leurs
..c
01
·c théories mais du mode d'organisation de celui-ci. En décembre
>-
0.
0
1918, Lénine déclenche une attaque contre les communes sous
u
prétexte qu'on forçait des paysans à en faire partie. En fait, l'orga-
nisation de cette forme communiste d'autogestion ne donna lieu
qu'à peu, sinon pas, de coercition. Robert G. Wesson, qui étudia
dans le détail les communes soviétiques, conclut que «ceux qui
entrèrent dans les communes durent le faire dans une large
214 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u 124 sièges à une conférence provinciale de Moscou, contre 154
l/l
c
0
aux partisans du comité central.
:p
"'Cl Le 2 mars 1921, les «marins rouges » de Kronstadt entrèrent
w
l/l
QJ
en rébellion ouverte sous la bannière de la «Troisième Révolution
_J
l.D
ri
des Travailleurs». Les libres élections aux soviets, la liberté de
0
N parole et de la presse pour les anarchistes et pour la gauche socia-
@
.µ
..c
liste, des syndicats libres et la libération de tous les prisonniers
01
·c
>-
politiques appartenant à des partis socialistes formaient le cœur
0.
u
0 du programme de Kronstadt. La révolte fut qualifiée de «complot
de Gardes blancs» en dépit du fait que la grande majorité des
membres du parti communiste de Kronstadt se joignirent aux
w
0
u lution». Les ouvriers exprimèrent des exigences économiques,
l/l
c
0
mais aussi politiques, anticipant en cela l'action que devaient
:p
"'Cl mener les marins de Kronstadt quelques jours plus tard. Le
w
l/l
QJ
24 février, les bolcheviks décrétèrent l'« état de siège» à Petrograd
_J
l.D
ri
et arrêtèrent les «meneurs», réprimant à l'aide d'élèves officiers
0
N les manifestations ouvrières. Les bolcheviks ne se contentèrent
@
.µ
..c
donc pas de réprimer une «mutinerie de marins », ils écrasèrent,
01
·c
>-
par la force armée, la classe ouvrière elle-même. C'est à ce moment
0.
u
0 que Lénine exigea qu'on bannisse les factions du Parti commu-
niste russe. La centralisation du parti était maintenant complète
et la route grande ouverte pour Staline.
w
0
u pour corriger les déformations bureaucratiques qui sévissent au
l/l
c
0
sein du parti et de l'État. Cet organisme tombe entre les mains
:p
"'Cl de Staline et devient lui-même bureaucratique. Lénine suggère
w
l/l
QJ
alors de réduire l'importance de !'Inspection et de la fondre à la
_J
l.D
ri
Commission de contrôle. Il propose d'élargir le comité central.
0
N Tel organisme doit être agrandi, un deuxième fondu à un autre,
@
.µ
..c
un troisième modifié ou aboli. Cet étrange ballet organisationnel
01
·c
>-
continuera jusqu'à sa mort; comme si le problème pouvait être
0.
u
0 résolu par des moyens organisationnels. Comme l'admet Mosche
Lewin, un admirateur évident de Lénine, le leader bolchevique
« approchait les problèmes de gouvernement comme un chef
d'exécutif d'esprit élitiste. Il n'appliquait pas les méthodes de
l'analyse sociale à sa politique de gouvernement et se contentait
de considérer celle-ci purement sous l'angle des méthodes d'orga-
ÉCOUTE, CAMARADE! 217
nisation 25 ».S'il est vrai que dans les révolutions bourgeoises,« les
phrases dépassent le contenu», dans la révolution bolchevique,
la forme remplace le contenu. Les soviets remplacèrent les tra-
vailleurs et leurs comités d'usine, le parti remplaça les soviets, le
comité central remplaça le parti, et le bureau politique remplaça
le comité central. Autrement dit, les moyens remplacèrent la fin.
Cette incroyable substitution du contenu par la forme est l'un
des traits caractéristiques du marxisme-léninisme. En France,
pendant les événements de Mai 1968, toutes les organisations
bolcheviques étaient prêtes à détruire l'assemblée étudiante de
la Sorbonne afin d'augmenter leur influence et leur nombre.
Leur préoccupation principale n'était pas la révolution ou les
authentiques structures sociales créées par les étudiants, mais
l'accroissement de leurs partis.
La prolifération de la bureaucratie, en Russie, n'aurait pu être
stoppée que par des forces sociales vivantes. Si le prolétariat et la
paysannerie russes étaient parvenus à accroître le domaine de
l'autogestion par le développement de comités d'usine stables, de
communes rurales et de soviets libres, il est possible que l'histoire
•QJ
.µ
du pays eut pris une tournure radicalement différente. On ne peut
•QJ
·o pas douter que l'échec des révolutions socialistes en Europe, après
0
l/l
w
0
u la Première Guerre mondiale, ait abouti à l'isolement de la révo-
l/l
c
0
lution russe. La pauvreté matérielle de la Russie et la pression du
:p
"'Cl monde capitaliste qui l'encerclait militaient clairement contre le
w
l/l
QJ
développement d'une société libertaire, socialiste. Mais il n'est
_J
l.D
ri
pas évident que la Russie dut suivre la voie du capitalisme d'État.
0
N Contrairement à ce qu'attendaient Lénine et Trotsky, la révolu-
@
.µ
..c
tion fut vaincue par des forces internes et non par une invasion
01
·c
>-
d'armées étrangères. Si le mouvement de fond avait réussi à res-
0.
u
0 taurer les conquêtes initiales de la révolution de 1917, une struc-
ture sociale diversifiée et pluraliste aurait pu se développer, basée
sur le contrôle ouvrier de l'industrie, sur une libre économie
paysanne en agriculture et sur l'interaction vivante des idées, des
25. Moshe Lewin, Lenin's Last Struggle, New York, Pantheon, 1968, p. 122.
218 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u munistes en Europe et aux États-Unis.
l/l
c
0
:p
-a 26. En interprétant ce mouvement fondamental des ouvriers et des paysans
w russes comme une série de «conspirations de Gardes blancs», «d 'actions de
l/l
QJ
_J résistance des koulaks» et «de complots du capitalisme international », les bol-
l.D
ri cheviks s'abaissèrent à un niveau théorique extraordinairement bas et ne réus-
0
N sirent qu'à se tromper eux-mêmes. La dégradation spirituelle du parti qui
@ s'ensuivit devait le préparer à la politique de la police secrète, à la calomnie dirigée
......
..c
01
contre les personnes, aux procès de Moscou et à l'annihilation du vieux cadre
·c bolchevique. On constate le retour cette odieuse mentalité dans des articles du
>-
0.
0 PLP comme «Marcuse : Cop-out or Cop? » [«Marcuse: trouillard ou flic?»] -
u
dont le thème central est de montrer que Marcuse est un agent de la CIA (voir
Progressive Labor, février 1969). Dans cet article, la légende d 'un e photographie
de manifestant parisien indique «Marcuse est arrivé trop tard à Paris pour
empêcher les actions de Mai». Les opposants au PLP sont invariablement décrits
dans ce torchon comme« anti-gauche »et« anti-travailleurs ». Si la gauche amé-
ricaine ne répudie pas cette approche policière et ces attaques personnelles, elle
le paiera chèrement dans les années à venir.
ÉCOUTE, CAMARADE! 219
w
0
u ère d'inévitable pénurie matérielle. L'attitude de Marx vis-à-vis
l/l
c
0
de la «révolution prolétarienne» est très différente. Il chante avec
:p
"'Cl enthousiasme les louanges de la Commune de Paris et la qualifie
w
l/l
QJ
de «modèle pour tous les centres industriels de France». «Ce
_J
l.D
ri
régime, écrit-il, une fois établi à Paris et dans les centres secon-
0
N daires, l'ancien gouvernement centralisé dans les provinces aussi
@
.µ
..c
aurait dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-
01
·c
>-
mêmes ». (Nous soulignons.) Bien entendu, l'unité de la nation ne
0.
u
0 disparaîtrait pas et il y aurait un gouvernement central pendant
la transition vers le communisme, mais ses attributs seraient
limités.
w
0
u Une fois cela compris, on peut alors replacer le legs théorique
l/l
c
0
de Marx dans une perspective plus significative: celle qui permet
:p
"'Cl d'en séparer les fructueuses contributions de leurs chaînes histo-
w
l/l
QJ
riquement limitées et vraiment paralysantes pour notre époque.
_J
l.D
ri
La dialectique marxiste, les nombreuses contributions fondamen-
0
N tales fournies par le matérialisme historique, la superbe critique
@
.µ
..c
des rapports marchands, de nombreux éléments des théories
01
·c
>-
économiques, la théorie de l'aliénation, et surtout la notion que la
0.
u
0 liberté a besoin de conditions matérielles préalables: tout cela est
un apport durable pour la pensée révolutionnaire.
Pour les mêmes raisons, l'insistance de Marx au sujet du
prolétariat industriel considéré comme« l'agent» du changement
révolutionnaire, son «analyse de classe» pour expliquer le passage
d'une société de classes à une société sans classes, son concept de
222 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
l.D
un mouvement viscéral de l'humanité contre la contrainte sous
ri
0
N
toutes ses formes, qui remonte à l'époque même où apparurent
@ la société de propriété, le pouvoir de classe et l'État. Depuis cette
.µ
..c
01
·c époque, les opprimés ont résisté à toutes les formes d'emprison-
>-
0.
0 nement du développement spontané de l'ordre social. Quel que
u
soit le nom qu'on choisisse de lui donner, l'anarchisme a toujours
surgi au premier plan de la scène sociale dans les plus impor-
tantes périodes de transition entre deux ères historiques. Le
déclin du vieux monde féodal fut le témoin de l'apparition de
mouvements de masse qui, dans certains cas, avaient un caractère
ÉCOUTE, CAMARADE! 223
w
0
u «masses » étaient en effet toujours obligées de retourner à leur
l/l
c
0
travail quotidien et, de ce fait, elles jouissaient rarement de la
:p
"'Cl liberté d'établir des organes d'autogestion capables de durer au-
w
l/l
QJ
delà de la révolution.
_J
l.D
ri
Cependant des anarchistes tels que Bakounine ou Kropotkine
0
N avaient raison de critiquer Marx pour son insistance au sujet du
@
.µ
..c
centralisme et ses notions élitistes d'organisation. Le centralisme
01
·c
>-
a-t-il été, dans le passé, absolument nécessaire au progrès tech-
0.
u
0 nologique ? L'État national était-il indispensable à l'expansion
du commerce? Est-ce que le mouvement ouvrier a bénéficié de
l'apparition d'entreprises économiques extrêmement centralisées
et d'États « indivisibles » ? Nous avons toujours tendance à accep-
ter sans les critiquer ces principes marxistes, en grande partie
parce que le capitalisme s'est développé dans un milieu politique
224 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u parlementaires par des organes d'autogestion. Ce qui est authen-
l/l
c
0
tiquement marxiste dans le pamphlet de Lénine, c'est l'exigence
:p
"'Cl d'un« centralisme strict», l'acceptation d'une « nouvelle» bureau-
w
l/l
QJ
cratie et l'identification des soviets à l'État.
_J
l.D
ri
Les anarchistes du siècle passé étaient profondément préoc-
0
N cupés par le problème de la réalisation del' industrialisation sans
@
.µ
..c
écrasement de l'esprit révolutionnaire des «masses» et sans
01
·c
>-
retarder par de nouveaux obstacles leur émancipation. Ils crai-
0.
u
0 gnaient que la centralisation ne renforce la capacité de la bour-
geoisie à résister à la révolution et n'inspire aux travailleurs le
sens de l'obéissance. Ils essayèrent de sauver toutes les formes
communautaires précapitalistes (telles que le mir russe ou le
pueblo espagnol) qui auraient pu fournir un tremplin vers une
société libre, d'un point de vue non seulement structurel, mais
ÉCOUTE, CAMARADE! 225
w
0
u La véritable question qui se pose ici, ce n'est pas l'organisation
l/l
c
0
contre la non-organisation, mais plutôt quelle sorte d'organisa-
:p
"'Cl tion les anarcho-communistes essayent d'établir. Ce que les dif-
w
l/l
QJ
férentes sortes d'organisations anarcho-communistes ont en
_J
l.D
ri
commun, c'est qu'elles se développent organiquement à partir de
0
N la base, au lieu d'être conçues au sommet. Ce sont des mouve-
@
.µ
..c
ments sociaux qui combinent un style de vie créatif et révolution-
01
·c
>-
naire à une théorie créative et révolutionnaire, et non des partis
0.
0
u
28. Le terme «anarchiste» est un terme générique, comme celui de « socia-
liste», et il y a probablement autant de sortes différentes d'anarchistes qu'il y en
a de socialistes. Dans les deux cas, l'éventail va des individus dont les vues sont
une extension du libéralisme (les «anarchistes individualistes», les sociaux-
démocrates), jusqu'aux communistes révolutionnaires (les anarcho -commu-
nistes, les marxistes, léninistes et trotskystes révolutionnaires).
226 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u ture hiérarchique et centralisée. Suivant les besoins et les circons-
l/l
c
0
tances, les groupes d'affinité peuvent atteindre cette efficacité au
:p
"'Cl moyen d'assemblées, de comités d'action ou de congrès locaux,
w
l/l
QJ
régionaux ou nationaux. Mais ils s'opposent vigoureusement à
_J
l.D
ri
l'établissement d'une structure organisationnelle qui deviendrait
0
N une fin en soi, de comités qui stagnent après avoir accompli leurs
@
.µ
..c
tâches pratiques, d'une «direction » qui réduit le «révolution-
01
·c
>-
naire» à un robot inintelligent.
0.
u
0 Ces conclusions ne sont pas le résultat d'impulsions fantai-
sistes et «individualistes » ; elles ont été engendrées par une étude
rigoureuse des révolutions passées, de l'impact qu'ont eu les
partis centralisés sur le processus révolutionnaire et de la nature
29. Voir « Note sur les groupes d 'affinité» à la suite de cet article [NdT].
ÉCOUTE,CAMARADE! 227
w
0
u faible niveau technologique. Aujourd'hui, même cette dernière
l/l
c
0
excuse a disparu du fait du développement d'une technologie
:p
"'Cl pouvant dépasser la pénurie, en particulier aux États-Unis et en
w
l/l
QJ
Europe de l'Ouest. Nous avons maintenant atteint un point où les
_J
l.D
ri
«masses» peuvent commencer presque tous les jours à étendre
0
N énergiquement le «règne de la liberté », au sens marxien - c'est-
@
.µ
..c
à-dire acquérir le temps libre nécessaire pour réaliser le plus haut
01
·c
>-
degré d'autogestion.
0.
u
0 Ce que les événements de Mai 1968 en France ont montré,
c'est qu'il n'y avait pas besoin d'un parti de type bolchevique,
mais qu'il y avait besoin d'une plus grande conscience au sein des
«masses». Paris a démontré qu'une organisation est nécessaire
w
0
u férencient-ils donc des partis de type bolchevique? Certainement
l/l
c
0
pas sur des points tels que le besoin d'organisation, de coordi-
:p
"'Cl nation, de planification, de propagande sous toutes ses formes,
w
l/l
QJ
ou sur la nécessité d'un programme social. Ils s'en distinguent
_J
l.D
ri
fondamentalement par le fait qu'ils croient que les véritables
0
N révolutionnaires doivent travailler dans le cadre des formes d 'ins-
@
.µ
..c
titutions créées par la révolution, et non dans celui des institutions
01
·c
>-
créées par le parti. Cela veut dire que ce qui les intéresse, ce
0.
u
0 sont les organes révolutionnaires d'autogestion et non « l'orga-
nisation» révolutionnaire; ce sont les formes sociales et non
les formes politiques. Les anarcho-communistes cherchent à
persuader les comités, les assemblées ou les soviets d'usine de
se transformer d'eux-mêmes en véritables organes d'autogestion
populaire; ils ne cherchent pas à les dominer, à les manipuler ou
ÉCOUTE,CAMARADE! 229
w
0
u mêmes; d'arracher de leur propre personnalité cette propension
l/l
c
0
à l'autoritarisme et à l'élitisme qui, dans une société basée sur la
:p
"'Cl propriété, est assimilée presque dès la naissance. Si le mouvement
w
l/l
QJ
anarchiste se sent concerné par le style de vie, ce n'est pas seule-
_J
l.D
ri
ment parce qu'il se préoccupe de sa propre intégrité, mais aussi
0
N de l'intégrité de la révolution elle-même31 • Au milieu de la multi-
@
.µ
..c
tude déconcertante de courants idéologiques de notre époque,
01
·c
>-
0.
0 31. C'est cet objectif, pourrions-nous ajouter, qui motive le dadaïsme anar-
u
chiste, la fête anarchiste, et qui fait apparaître des rides de consternation sur les
faces de bois des types du PLP. Le «trip » anarchiste fait éclater les valeurs internes
h éritées de la société hiérarchique, fait exploser les rigidités créées par le proces-
sus bourgeois de socialisation. C'est une tentative pour abattre le sur-moi qui
exerce un effet paralysant sur la spontanéité, l'imagination et la sensibilité; en
fait, c'est une tentative de restauration du désir, du possible et du merveilleux, de
la révolution en tant que joyeuse fête libératrice.
230 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u libre.
l/l
c
0
Ces problèmes étant mis de côté, nous sommes cependant
:p
"'Cl toujours confrontés à la question que Marx souleva en 1850 :
w
l/l
QJ
quand allons-nous commencer à puiser notre poésie dans le futur
_J
l.D
ri
au lieu du passé? Nous devons laisser les morts enterrer les morts.
0
N Le marxisme est mort parce qu'il était enraciné dans une ère de
@
.µ
..c
pénurie matérielle; parce que ses possibilités étaient limitées
01
·c
>-
par le besoin matériel. Le message social le plus important du
0.
u
0 marxisme est que la liberté nécessite des conditions matérielles
préalables: il faut survivre pour pouvoir vivre. Grâce au dévelop-
pement d'une technologie que la science-fiction la plus délirante
n'aurait jamais pu concevoir du temps de Marx, les possibilités
d'une société ayant dépassé la rareté s'offrent maintenant à nous.
Toutes les institutions de la société basée sur la propriété, les
ÉCOUTE, CAMARADE! 231
w
0
u lisation de la jeunesse et la répression sexuelle. Pour ce qui est de
l/l
c
0
la question de gagner le prolétariat à la cause révolutionnaire,
:p
"'Cl nous devons garder en tête que la condition préalable à l'existence
w
l/l
QJ
de la bourgeoisie est le développement du prolétariat. Le capita-
_J
l.D
ri
lisme, en tant que système social, présuppose l'existence des deux
0
N classes, il est perpétué par le développement des deux classes. On
@
.µ
..c
ne commence à miner le pouvoir de classe que dans la mesure où
01
·c
>-
on encourage la déclassification des classes non bourgeoises, au
0.
u
0 moins institutionnellement, psychologiquement et culturellement.
Pour la première fois dans l'histoire, et grâce au progrès
technologique de notre époque, la phase anarchiste qui a ouvert
toutes les grandes révolutions du passé peut être préservée et
devenir une condition permanente. Les institutions anarchistes
de cette phase - les assemblées, les comités d'usine, les comités
232 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
New York
Mail969
•QJ
......
•QJ
·o
0
l/l
0
u
w
l/l
c
0
:p
-a
w
l/l
QJ
_J
l.D
ri
0
N
@
......
..c
01
·c
>-
0.
0
u
Note sur les groupes d'affinité
w
0
u l'infiltration policière. En raison de l'intimité des relations qui
l/l
c
0
unissent les membres d'un tel groupe, y pénétrer est souvent dif-
:p
"'Cl ficile, et même si une infiltration a lieu, il n'existe pas dans un tel
w
l/l
QJ
groupe d'appareil central capable de fournir à ceux qui l'infiltre-
_J
l.D
ri
raient une vue d'ensemble du mouvement en tant qu'organisme
0
N et en tant que tout. Même dans des conditions aussi difficiles,
@
.µ
..c
les groupes d'affinité peuvent garder le contact à travers leurs
01
·c
>-
périodiques et leur littérature.
0.
u
0 D'autre part, durant les périodes où les activités peuvent se
déployer davantage, rien n'empêche les groupes d'affinité de
w
0
u sées au développement des individus par la société bourgeoise.
l/l
c
0
Chacun fonctionne à la manière d'un noyau et d'un foyer et tente
:p
-a de faire avancer le mouvement révolutionnaire spontané des
w
l/l
QJ
individus jusqu'au point où, finalement, le groupe est à même de
_J
l.D
ri
disparaître, en se fondant et se dissolvant dans les formes orga-
0
N niques de la société que la révolution aura créées.
@
......
..c
01
·c
>-
0.
0
u
l.D
ri
pulvérisé le mythe selon lequel le bien-être et les ressources de
0
N la société industrielle moderne sont capables d'absorber toute
@
.µ
..c
opposition révolutionnaire. Les événements de mai-juin ont
01
·c
>-
0.
0
u Traduction d 'Annick Stevens de «The May-June Events in France: 1 - France: a
Movement for Life ». Ce texte et celui qui suit forment un diptyque écrit par
Murray Bookchin en juillet 1968, peu après son voyage à Paris. Il tire ses sources
de ses entretiens réalisés sur place peu après les événements de Mai 68. A noter
que Bookchin lui-même n'utilise pas l'expression « Mai 68 » - puisque non encore
consacrée - mais parle plutôt des «événements de mai et juin ». Nous avons
néanmoins introduit par endroits la référence par souci de clarté [NdT].
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 237
w
0
u résulte clairement que ces graffiti (qui forment maintenant le
l/l
c
0
contenu de différents livres) ont saisi l'imagination de milliers de
:p
-a personnes. Ils ont touché le nerf révolutionnaire de la cité.
w
l/l
QJ
_J
l.D
ri
Le mouvement majoritaire spontané
0
N
@ La révolte fut un mouvement majoritaire au sens où il traversa
......
..c
01
presque toutes les classes sociales en France. Il a intégré non
·c
>-
0. seulement les étudiants et les travailleurs, mais aussi les techni-
0
u ciens, les ingénieurs, les employés de bureau de presque toutes les
couches de l'État, la bureaucratie industrielle et commerciale. Il
a gagné les professions libérales et les ouvriers, les intellectuels et
les joueurs de football, les présentateurs de télévision et les tra-
vailleurs du métro. Il a même touché la gendarmerie de Paris et
238 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
l.D
millions de gens, réveillé des sens qu'ils n'avaient jamais pensé
ri
0
N
posséder, fait éclater une joie et une exaltation qu'ils n'avaient
@
.µ
jamais pensé pouvoir éprouver. Les langues étaient déliées, les
..c
01
·c oreilles et les yeux acquéraient une nouvelle acuité. On chantait
>-
0.
0
en ajoutant aux vieux airs de nouvelles paroles, souvent grivoises.
u
Les salles d'usine devenaient salles de danse. Les inhibitions
sexuelles qui avaient glacé la vie de tant de jeunes gens en France
se brisaient au fil des jours. Ce n'était pas une révolte solennelle,
un coup d 'État planifié bureaucratiquement et manœuvré par un
parti « d'avant-garde » ; c'était spirituel, satirique, inventif et
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 239
w
0
u grève, dans tous les domaines de l'économie, et à vrai dire dans
l/l
c
0
tous les domaines de la vie même. La conscience la plus avancée
:p
"'Cl de cette tâche semble être apparue moins parmi les travailleurs
w
l/l
QJ
des industries traditionnelles, où la CGT, contrôlée par les com-
_J
l.D
ri
munistes, exerçait un pouvoir fort, que parmi ceux des indus-
0
N tries techniquement plus avancées, comme dans l'électronique.
@
.µ
..c
(J'insiste sur le fait qu'il s'agit là d'une conclusion hypothétique,
01
·c
>-
tirée d'un certain nombre d'épisodes dispersés mais influents
0.
u
0 qui m'ont été racontés par de jeunes militants dans les comités
d'action étudiants-travailleurs).
Autorité et hiérarchie
La lumière que jette la révolte de mai-juin sur le problème de
l'autorité et de la hiérarchie est de la plus haute importance.
Elle a défié sur ce point non seulement les processus conscients
des individus, mais aussi leurs principales habitudes incons-
cientes et socialement conditionnées. (Il est inutile de montrer
longuement que les habitudes de l'autorité et de la hiérarchie
sont instillées dans l'individu dès le tout début de la vie: dans le
milieu familial, dans l'éducation de l'enfant chez lui et à l'école,
dans l'organisation du travail, du loisir et de la vie quotidienne.
Ce formatage de la structure du caractère par ce qui ressemble à
des normes« archétypales »d'obéissance et de commandement
constitue l'essence même de ce qu'on appelle la «socialisation»
des jeunes.)
La mystique de l'« organisation» bureaucratique, celle des
hiérarchies et des structures imposées, formalisées, pénètre les
mouvements les plus radicaux dans les périodes non révolu-
tionnaires. La remarquable disposition de la gauche à dévelop-
per des tendances autoritaires et hiérarchiques révèle l'ancrage
•QJ
.µ
•QJ
·o
profond du mouvement radical dans la société dont il cherche
0
l/l
0
expressément à se débarrasser. En ce sens, presque chaque orga-
u
w
l/l
nisation révolutionnaire est une source potentielle de contre-
c
0
:p révolution. C'est seulement lorsque l'organisation révolutionnaire
"'Cl
w est« structurée» de telle manière qu'elle reflète les formes directes
l/l
QJ
_J et décentralisées de la liberté initiée par la révolution, seulement
l.D
ri
0 lorsqu'elle encourage chez le révolutionnaire les modes de vie
N
@ et de personnalité de la liberté, que ce potentiel contre-révolu-
.µ
..c
01 tionnaire peut être affaibli. Alors seulement il est possible que le
·c
>-
0. mouvement révolutionnaire se dissolve dans la révolution pour
0
u disparaître dans ses nouvelles formes sociales directement démo-
cratiques, comme un fil chirurgical dans une blessure cicatrisée.
La révolution en acte déchire tous les tendons qui main-
tiennent l'autorité et la hiérarchie dans l'ordre établi. L'entrée
directe du peuple dans l'arène sociale est l'essence véritable de la
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 241
w
0
u de façon romantique au Che, à Mao, à Lénine ou à Trotsky (et
l/l
c
0
souvent aux quatre à la fois), mais à ceux qui ont abdiqué toute
:p
"'Cl identité, initiative et volonté face à la discipline et à la hiérarchie
w
l/l
QJ
des organisations. Même s'ils ont été bien intentionnés, leur
_J
l.D
ri
tâche a été celle de « discipliner» la révolte, plus exactement de
0
N la dé-révolutionner en y intégrant les habitudes d'obéissance et
@
.µ
..c
d'autorité que leurs organisations avaient assimilées à partir de
01
·c
>-
l'ordre établi. Ces habitudes, encouragées par la participation à
0.
u
0 des organisations fortement structurées - modelées en fait sur
la société même à laquelle les « révolutionnaires» prétendaient
s'opposer -, les ont menés aux manœuvres parlementaires, aux
entrevues secrètes et aux tentatives de « contrôler» les formes
révolutionnaires de la liberté créées par la révolution. Elles ont
répandu dans l'assemblée de la Sorbonne le vent empoisonné de
242 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u ne travaillaient pas pour la «prise du pouvoir», mais pour sa
l/l
c
0
dissolution.
:p
-a
w
l/l
QJ
La dialectique de la révolution moderne
_J
l.D
ri
0 Les événements de mai et juin en France révèlent de manière sai-
N
@ sissante et dramatique la remarquable dialectique de la révolution.
......
..c
01
La misère quotidienne d'une société est mise en lumière par les
·c
>-
0. possibilités de réalisation du désir et de la liberté. Plus ces possibi-
0
u lités sont grandes, plus est intolérable la misère quotidienne. Pour
cette raison, il importe peu que la société française ait été plus
prospère ces dernières années qu'à n'importe quelle autre époque
de son histoire. La prospérité, sous sa forme bourgeoise profon-
dément faussée, indique seulement que les conditions matérielles
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 243
w
0
u L'étendue de la grève montre que presque toutes les couches
l/l
c
0
de la société française étaient profondément mécontentes et que
:p
"'Cl la révolution était ancrée non pas dans une classe particulière,
w
l/l
QJ
mais en quiconque se sentait dépossédé, exclu, dépouillé de la vie.
_J
l.D
ri
L'élan révolutionnaire venait d'une couche sociale qui, plus que
0
N tout autre, aurait dû «s'accommoder» de l'ordre existant: la
@
.µ
..c
jeunesse. Ce sont les jeunes qui ont été nourris de la pâtée de la
01
·c
>-
« civilisation » gaulliste et qui n'ont pas vécu le contraste entre les
0.
u
0 aspects relativement attirants de la culture d'avant-guerre et la
médiocrité de la culture actuelle. Mais cette pâtée n'a pas atteint
son but. Son pouvoir de cooptation et d'absorption était finale-
ment plus faible que ne le suspectaient la plupart des critiques de
la société française. La société gavée de pâtée ne pouvait résister
à la poussée vers la vie, en particulier chez les jeunes.
244 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u fait que les valeurs du « lumpen »en termes d 'habillement, d'art
l/l
c
0
et de modes de vie se soient répandues parmi les jeunes Français
:p
"'Cl aurait dû faire voir que le potentiel de «désordre» et d'action
w
l/l
QJ
directe se développait derrière une façade de protestation poli-
_J
l.D
ri
tique conventionnelle.
0
N Par un remarquable retournement d'ironie dialectique, un
@
.µ
..c
processus de « désenbourgeoisement » était en marche au moment
01
·c
>-
même où la France atteignait des records sans précédents de
0.
u
0 richesse matérielle. Quelle qu'ait pu être la popularité personnelle
de de Gaulle, un processus de désinstitutionnalisation se produi-
sait au moment même où le capitalisme d'État semblait plus ancré
dans la structure sociale qu'il ne l'avait jamais été dans le passé.
La tension entre la morne réalité et les possibilités libératrices se
renforçait alors même que la société française semblait plus
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 245
w
0
u ser. Mais utiliser les formes sociales créées par la révolution pour
l/l
c
0
des objectifs de manipulation, opérer en secret dans le dos de la
:p
"'Cl révolution, s'en méfier et la remplacer par le« glorieux parti», est
w
l/l
QJ
injustifiable, criminel et impardonnable. Ou bien la révolution
_J
l.D
ri
absorbe finalement tous les organes politiques, ou bien les organes
0
N politiques deviennent des fins en soi, sources inévitables de
@
.µ
..c
bureaucratie, de hiérarchie et d'esclavage humain .
01
·c
>-
Diminuer la spontanéité d'une révolution, briser la continuité
0.
u
0 entre l'auto-mobilisation et l'auto-émancipation, enlever cet
«auto » du processus pour le faire passer par l'intermédiaire des
organisations politiques et des institutions empruntées au passé,
c'est vicier les buts libérateurs de la révolution. Si celle-ci ne part
pas d'en bas, si elle n'élargit pas la «base » de la société jusqu'à
devenir la société elle-même, elle n'est qu'un simple coup d 'État.
246 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u Juillet 1968
l/l
c
0
:p
-a
w
l/l
QJ
_J
l.D
ri
0
N
@
......
..c
01
·c
>-
0.
0
u
Les événements de mai-juin 1968 en France
2 - France: extrait d'une lettre
(1968)
w
0
u générale - la plus grande grève de l'histoire. Les travailleurs
l/l
c
0
(principalement les plus jeunes d'entre eux) se sont dit: «Si les
:p
"'Cl étudiants peuvent le faire, alors nous aussi.» Et la grève géné-
w
l/l
QJ
rale est venue de l'usine Sud-Aviation de Nantes, la ville où les
_J
l.D
ri
tendances anarcho-syndicalistes étaient les plus développées. La
0
N grève s'est ensuite propagée à Paris et a impliqué pratiquement tout
@
.µ
..c
le monde, pas seulement les travailleurs industriels. Les employés
01
·c
>-
des assurances se sont mobilisés, tout comme les employés de la
0.
u
0 poste, les employés des grands magasins, les professionnels, les
enseignants, les chercheurs. Même des footballeurs ont occupé
le bâtiment de leur fédération et y ont déroulé une banderole
qui proclamait: «Le football aux footballeurs ! » Ce n'était pas
seulement la grève des travailleurs, c'était la grève du peuple, un
mouvement qui traversait presque toutes les classes sociales. Il
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 2 249
w
0
u contentés d'occuper les usines, mais les avaient faites fonctionner?
l/l
c
0
Voilà le blocage qui devait être surmonté. Si les travailleurs
:p
"'Cl avaient commencé à faire fonctionner les usines, avec une auto-
w
l/l
QJ
gestion des employés, la révolte se serait muée en une révolution
_J
l.D
ri
sociale de grande envergure.
0
N Essayons maintenant d'imaginer ce qu'il se serait passé si les
@
.µ
..c
travailleurs avaient surmonté cette barrière. Chaque usine aurait
01
·c
>-
alors élu son comité d'entreprise parmi ses propres employés
0.
u
0 pour gérer l'usine. (Pour cela, les travailleurs auraient pu bénéfi-
cier grandement de la coopération des équipes techniques, dont
la plupart des membres auraient rejoint la révolution.) J'accentue
le terme «gérer», car les décisions seraient prises par les employés
au sein de l'usine - par une assemblée de travailleurs et à même
le lieu de travail. Le comité d'entreprise se contenterait d'exécuter
250 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u des problèmes communs. Une des fonctions les plus importantes
l/l
c
0
des assemblées de quartier - c'est-à-dire les nouvelles« sections»
:p
"'Cl - serait de réorienter l'emploi des sphères non productives de
w
l/l
QJ
l'économie (la vente, les assurances, la publicité, le «gouverne-
_J
l.D
ri
ment » et d'autres domaines socialement inutiles) vers les sphères
0
N productives. Avec pour but de réduire la semaine de travail aussi
@
.µ
..c
rapidement que possible. De cette manière, tout le monde profi-
01
·c
>-
terait presque automatiquement de la nouvelle organisation de
0.
u
0 la société - autant le travailleur industriel que, disons, l'ancien
vendeur qui se verrait formé par le premier au travail dans l'usine.
Tous s'assureraient de voir combler leurs moyens de subsistance
pour une fraction du temps qui était consacré à travailler sous
des conditions bourgeoises. La révolution démentirait ainsi la
position de bon nombre de contre-révolutionnaires qui, de tout
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 2 251
w
0
u peut aujourd'hui être évité, d'une part, en faisant en sorte que
l/l
c
0
tous les comités et conseils doivent répondre de leurs décisions
:p
"'Cl directement devant les assemblées et, d'autre part, en utilisant les
w
l/l
QJ
nouvelles technologies pour réduire le temps de travail de façon
_J
l.D
ri
importante, libérant ainsi les gens pour leur permettre une par-
0
N ticipation active dans la gestion de la société.
@
.µ
..c
Au début, les différents comités, conseils et assemblées utili-
01
·c
>-
seraient les mécanismes d'approvisionnement et de distribution
0.
u
0 existants pour satisfaire les besoins matériels de la société. L'acier
arriverait ainsi à Paris de la même façon que d'habitude: par les
mêmes méthodes de commandes et par les mêmes poids lourds
et les mêmes trains, eux-mêmes probablement conduits par les
mêmes conducteurs de poids lourds et opérés par les mêmes
ingénieurs. Les réseaux de poste, de câble et de téléphone qui
252 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u profit, un grand nombre de personnes qui étaient nécessaires
l/l
c
0
dans un système de profit pourraient être libérées de leur travail
:p
"'Cl aliénant. Il en irait ainsi de beaucoup de gens qui travaillent pour
w
l/l
QJ
l'État. Ces personnes pourraient rejoindre leurs frères et sœurs
_J
l.D
ri
au sein de boulots productifs et ainsi réduire drastiquement la
0
N semaine de travail de tout le monde. Dans ce nouveau système, les
@
.µ
..c
producteurs et les communautés2 pourraient assurer ensemble la
01
·c
>-
gestion de l'économie, par le bas, en coordonnant les opérations
0.
u
0 administratives via les comités d'usine, les conseils des représen-
tants de ces comités et les comités d'action des quartiers - tous
w
0
u hautement qualifiés soit formée afin de proposer des change-
l/l
c
0
ments dans l'industrie de l'acier. On peut imaginer que cette
:p
"'Cl commission fasse des propositions pour rationaliser l'industrie
w
l/l
QJ
en fermant certaines usines et en étendant les opérations d 'autres
_J
l.D
ri
usines dans d'autres endroits du pays. En devient-elle pour autant
0
N une entité « centralisée » ? La réponse est à la fois oui et non. Oui,
@
.µ
..c
seulement dans le sens où cette commission règle les questions
01
·c
>-
qui concernent le pays tout entier; et non, car elle ne peut prendre
0.
u
0 à la place du pays tout entier des décisions devant être exécutées.
La feuille de route envisagée par ce groupe de travail doit être
examinée par tous les travailleurs des usines qui sont fermées et
par ceux dont les opérations vont être étendues. La feuille de
route en elle-même peut être acceptée, modifiée ou purement et
simplement rejetée. La commission n'a aucunement le pouvoir de
254 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
l.D
jeunes auraient été en mesure de les entraîner), un tel peuple
ri
0
N
aurait pu se mesurer à l'État. La majorité des militants avec qui
@
.µ
j'ai discuté ne pensaient pas que le gros de l'armée, composé
..c
01
·c principalement de conscrits, aurait tiré sur le peuple. Si les gens
>-
0.
0
étaient armés, chaque rue aurait pu se transformer en un bastion
u
et chaque usine en une forteresse. Est-ce que les troupes les plus
fidèles à de Gaulle se seraient opposées à eux dans ces circons-
tances ? La question mérite d'être posée. Malheureusement, la
situation n'en est jamais arrivé là, ce moment risqué auquel toute
révolution se retrouve confrontée.
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 2 255
Laissez-moi insister une fois encore sur le fait que tout ce que
j'ai esquissé ici était tout à fait possible. Je parle ici d'une réalité
qui a ouvert grand les yeux des révolutionnaires français. La seule
chose à faire était pour les travailleurs de faire fonctionner les
usines et de transformer leurs comités de grève en comités d'usine.
Ce pas décisif n'a pas été franchi, donc le peuple n'a pas été armé
et le système bourgeois de relations de propriété n'a pas été
rompu. Les stalinistes ont astucieusement détourné le mouve-
ment révolutionnaire vers des lignes politiques en appelant à la
formation d'un cabinet de coalition communo-socialiste. Ainsi,
la lutte fut canalisée dans une campagne d'élection, sur des bases
strictement bourgeoises. Pour cette raison et d'autres, la révolte
a reculé et a amené un retour de manivelle(« backlash »)de la part
de la masse qui jusque-là observait et attendait. Ces gens auraient
pu être gagnés par la révolution si elle avait réussi. Ils semblaient
jusque-là observer et se dire :« Voyons ce que vous êtes capables
de faire. » Mais une fois que la révolte a échoué, ils ont voté pour
de Gaulle. Ce dernier, au moins, avait un semblant de réalité; à
l'inverse, la révolutions' était retrouvée désagrégée par l'échec.
•QJ
.µ
Et comment les partis et groupuscules maoïstes, trotskystes et
•QJ
·o l'« avant-garde » bolchevique se sont-ils comportés? Les maoïstes
0
l/l
w
0
u se sont opposés à toutes les revendications de contrôle par les
l/l
c
0
travailleurs. (Certains d'entre eux, une fois que la révolte se fut
:p
"'Cl estompée, ont commencé à réviser leur idéologie et s'appellent
w
l/l
QJ
désormais « anarcho-maoïstes » !).Le président Mao avait exprimé
_J
l.D
ri
l'avis que le contrôle par les travailleurs était de l'anarcho-
0
N syndicalisme, soit une «déviation de petits bourgeois ». La tâche
@
.µ
..c
des ouvriers, ainsi que le scandaient les maoïstes, était de « s'em-
01
·c
>-
parer du pouvoir d'État ». Ainsi, au nom du réalisme bolchevique,
0.
u
0 la seule base pour une révolution sociale - soit l'occupation des
usines - était subordonnée à des slogans politiques abstraits qui
n'avaient aucune réalité dans la situation présente. Laissez-moi
donner un exemple: en marchant vers l'usine Billancourt de
Renault, les maoïstes portaient une large bannière dans laquelle
on pouvait lire « Vive la CGT !» - cela alors que les travailleurs les
256 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u chage électoral. Vers la fin des événements de Mai 68, ils ont
l/l
c
0
entravé le mouvement et ont rejoint la gauche électorale non
:p
"'Cl stalinienne.
w
l/l
QJ
Qu'est-ce qu'il « manquait» aux événements de Mai 68?
_J
l.D
ri
Certainement pas des partis d'« avant-garde» de type bolche-
0
N vique. La révolte fut contaminée par ces partis comme par des
@
.µ
..c
poux. Ce qui aurait été nécessaire, c'est une prise de conscience
01
·c
>-
parmi les travailleurs que les usines devaient être mises en acti-
0.
u
0 vité, et non pas seulement occupées ou bloquées. Ou, pour le dire
différemment, ce qui a manqué à la révolte, c'est un mouvement
qui aurait pu développer cette conscience parmi les travailleurs.
Un tel mouvement aurait été anarchique, semblable au Mouve-
ment du 22 Mars ou aux comités d'action qui ont occupé Censier
et ont essayé d'aider les travailleurs, et non de les dominer. Si ces
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 2 257
Paris
Juillet 1968
•QJ
......
•QJ
·o
0
l/l
0
u
w
l/l
c
0
:p
-a
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l/l
QJ
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l.D
ri
0
N
@
......
..c
01
·c
>-
0.
0
u
Désir et besoin
(1967)
Marat/Sade
La plupart des articles qui ont été écrits jusque-ici sur la pièce
«Marat-Sade» n'ont été que balivernes et les remarques les plus
banales sont même venues de son auteur, Peter Weiss1• Mais une
bonne idée peut néanmoins toujours s'échapper des mains de son
créateur et suivre sa propre dialectique. Cela se produit encore avec
Balzac, alors il n'y a aucune raison que ça n'arrive pas avec Weiss.
•QJ
La pièce est principalement un dialogue entre Désir et Besoin
......
•QJ
·o - un dialogue monté dans un contexte où l'histoire les a figés aux
0
l/l
0
u
antipodes l'un de l'autre et les a violemment opposés durant la
w
l/l
c
Grande Révolution de 1789. À cette époque, le Désir se retrouve
0
:p en conflit avec le Besoin : l'un est aristocratique, l'autre plébéien;
-a
w
l/l
l'un représente les plaisirs de l'individu, l'autre l'agonie des masses;
QJ
_J
l.D
ri
0
N
@ Traduction de Vincent Gerber de « Desire and Need » [NdÉ].
......
..c
01
1. Marat/Sade, de Peter Weiss, est une pièce de théâtre allemande publiée en
·c 1963 (et traduite en français par Jean Baudrillard en 1965). Elle présente elle-
>-
0.
0 même une pièce sur l'assassinat de Jean -Paul Marat en 1793, dirigée par le
u
Marquis de Sade et montée par les patients d 'un asile d'aliénés à Charenton en
1808 (alors que la France est sous l'empire de Napoléon). La question de la
Révolution française, ses conséquences et le sens d'une «vraie» révolution sont
au cœur de l'intrigue, notamment sous la forme d 'un dialogue entre Sade et
Marat. La pièce sera adaptée au cinéma par Peter Brook en 1967, sous le titre La
Persécution et !'Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de
l'hospice de Charenton sous la direction de Mon sieur de Sade [NdT].
DÉSIR ET BESOIN 259
w
0
u bué à Marat, allons-nous nous tirer par les cheveux, nous retour-
l/l
c
0
ner complètement depuis l'intérieur et considérer le monde avec
:p
"'Cl des yeux nouveaux? «Weiss refuse de nous le dire », dit Peter
w
l/l
QJ
Brook dans une introduction au script, puis Brook se perd dans
_J
l.D
ri
un débat sur la question de la confrontation face aux contradic-
0
N tions. Mais cela ne convainc pas. Lancé par son créateur littéraire
@
.µ
..c
et son metteur en scène, le dialogue possède son propre mouve-
01
·c
>-
ment, sa propre dialectique. Lors de la troisième visite de Corday,
0.
u
0 le marquis de Sade l'exhibe lascivement devant Marat et demande:
« [... ] sans copulation générale, quel but pourrait avoir une révo-
lution ? » Les mots du marquis de Sade sont repris par les mimes
puis par tous les «dérangés » de la pièce. Et même Brook ne peut
laisser la question sans réponse. La fin de la pièce, ambiguë dans
le script, devient dans l'adaptation filmée de Brook une orgie
260 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u cieux. Cette élite esthétique flotte au-dessus d'une guerre sociale,
l/l
c
0
comme un débris richement décoré mais qui présuppose objec-
:p
"'Cl tivement l'existence de cette aristocratie et bourgeoisie qu'elle
w
l/l
QJ
répudie en pensée.
_J
l.D
ri
Qu'en est-il alors du mouvement révolutionnaire - le mouve-
0
N ment qui cherche à atteindre ce qui se trouve sous la surface de la
@
.µ
..c
lutte sociale, dans ses profondeurs mêmes? Pour la plus grande
01
·c
>-
part, elle se passe presque entièrement de credo de sensualité. Le
0.
u
0 marxisme, le projet dominant au sein du mouvement révolution-
naire, s'offre au prolétariat en tant que doctrine sévère et sérieuse,
orientée vers le procès de travail, l'activité politique et la conquête
du pouvoir de l'État. Pour rompre tous les liens entre la poésie et
la révolution, elle nomme son socialisme «scientifique » et pro-
jette ses buts dans la rude prose de la théorie économique. Là où
262 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u précipite au travers des portes grandes ouvertes, non plus en tant
l/l
c
0
que masse, mais comme autant de personnalités éveillées. Ces
:p
"'Cl gens ne peuvent être crucifiés sur la base de formules théoriques.
w
l/l
QJ
Ils acquièrent leur réalité humaine dans l'action révolutionnaire.
_J
l.D
ri
La Commune de Paris de 1871 représente précisément ce genre
0
N de mouvement, quand ni l'esthétique ni la théorie sociale ne
@
.µ
..c
rendent compte adéquatement de la situation sociale dans son
01
·c
>-
ensemble. Les communards du district de Belleville à Paris, qui
0.
u
0 ont combattu lors des batailles sur les barricades et sont morts
par dizaines de milliers sous les armes des Versaillais, ont refusé
de limiter leur insurrection au domaine privé décrit par les
poèmes symbolistes, pas plus d'ailleurs qu'au domaine public de
l'économie marxiste. Ils demandaient le manger et la morale, le
ventre plein et la plus haute sensibilité. La Commune flottait sur
une mer d'alcool- durant des semaines, tous les habitants du dis-
trict de Belleville étaient manifestement saouls. Ne possédant pas
le caractère« classe moyenne » de leurs instructeurs, les commu-
nards de Belleville ont fait de leur insurrection un festival de joie,
de jeu et de solidarité publique. Peut-être qu'il était dit d'avance
que la prose de la société bourgeoise prendrait un jour le dessus
sur les chants de la Commune - si ce n'est dans une orgie de
massacres, alors dans les compromis et les retraites quotidiennes
réclamées par le travail, la sécurité matérielle et l'administration
sociale. Face à un conflit sanglant et une défaite quasi certaine, les
communards ont rejeté la vie avec le détachement des individus
qui, ayant goûté cette expérience au grand jour, ne pouvaient
plus retourner dans les cercueils que symbolisaient la routine, la
corvée et le déni quotidiens. Ils ont incendié la moitié de Paris,
•QJ
.µ
se battant jusqu'au dernier de façon suicidaire sur les hauteurs
•QJ
·o de leur district.
0
l/l
w
0
u Dans la Commune de Paris de 1871, on retrouve non seule-
l/l
c
0
ment l'expression de l'intérêt social, mais aussi de la libido
:p
"'Cl sociale3• Il est difficile de croire que la répression qui a suivi la
w
l/l
QJ
chute de la Commune - les fusillades de masse, les procès impi-
_J
l.D
ri
toyables, l'exil de milliers de gens vers des colonies pénitentiaires
0
N - doive sa sauvagerie à une question de vengeance de classe
@
.µ
..c
uniquement. La lecture des mémoires, journaux et lettres de cette
01
·c
>-
époque montre que le bourgeois dirigeait sa vengeance contre sa
0.
u
0 propre humanité souterraine. Dans cet embrasement spontané
de libido sociale que nous appelons la Commune de Paris, le
w
0
u pure [pure being], une pureté de l'expérience et du repos intérieur
l/l
c
0
qui ne débouche sur rien4 • En résumé, son stade ultime est la
:p
"'Cl dissolution du Désir dans la contemplation.
w
l/l
QJ
Le fait est que le moi ne peut être dissout dans un « ça»
_J
l.D
ri
intrinsèque, une «âme» mystérieuse recouverte et obscurcie par
0
N plusieurs couches de réalité. Sous cette forme abstraite, le moi
@
.µ
..c
demeure un potentiel indifférencié, un simple amas d'inclinaisons
01
·c
>-
individuelles, jusqu'à ce qu'il interagisse avec le monde réel. Sans
0.
u
0 avoir affaire au monde réel, il ne peut simplement pas être créé
au sens humain du terme. Nietzsche révèle cette caractéristique
w
0
u croissance psychique. Le Désir lui-même est l'appréhension sen-
l/l
c
0
suelle du possible, une synthèse psychique complète qui s'achève
:p
"'Cl par une « soif de ... ». Sans la souffrance de cette dialectique, sans
w
l/l
QJ
la lutte qui produit la réalisation des possibles, le développement
_J
l.D
ri
et le Désir sont dépouillés de toute différenciation et de tout
0
N contenu. Les véritables questions que soulève le concept des pos-
@
.µ
..c
sibles ne sont jamais formulées. Les vraies responsabilités aux-
01
·c
>-
quelles nous nous trouvons confrontés sont d'éliminer non pas
0.
u
0 la douleur psychique de la croissance, mais plutôt la souffrance
psychique de la déshumanisation, le tourment qui accompagne
nos existences frustrées et avortées.
Le but du subjectivisme pris à la lettre est l'immobilisme -
l'absence de peine, la réalisation d'un repos jamais troublé. Cet
immobilisme produit un calme universel qui dissout la colère
DÉSIR ET BESOIN 267
l.D
choses est la propre vanité de ce Soi, ou [encore:] celui-ci est vain
ri
0
N
[...] mais c'est seulement comme conscience de soi révoltée qu'il
@ sait son propre déchirement, et c'est dans ce savoir de celui-ci qu'il
.µ
..c s'est immédiatement élevé au-dessus de lui. [... ] Chaque fragment
01
·c
>-
0.
de ce monde réalise en elle [cette activité de parler et de juger] cette
0
u destination, que son esprit est énoncé ou que l'on parle de lui et dit
de lui ce qu'il est, avec esprit. La conscience honnête [le rôle que
Diderot s'attribue dans le dialogue7 ] prend chaque moment comme
une essentialité qui demeure et elle est cette absence de pensée sans
culture qui consiste en ce que cette conscience ne sait pas qu'elle fait
tout aussi bien l'inverse. Mais la conscience déchirée, elle, est la
conscience du renversement, et, en vérité, du renversement absolu;
le concept est ce qui domine en elle, lui qui rassemble les pensées
que l'honnêteté saisit comme éloignées les unes des autres en leur
séparation, et dont le langage est par conséquent plein d'esprit.
Le contenu du discours dans lequel l'esprit parle de lui-même et
se prononce sur lui-même est donc le renversement de tous les
concepts et de toutes les réalités, la tromperie universelle de lui-
même et des autres, et l'impudence qu'il y a à dire cette tromperie
est précisément pour cette raison la plus grande vérité. [.. .] À la
conscience tout en repos, qui, honnêtement, loge la mélodie du
bien et du vrai dans l'égalité des tons, c'est-à-dire dans une seule
et même note, ce discours apparaît comme un «bavardage fait de
sagesse et de folie [... ] »8 •
l.D
souveraineté non seulement sur les facettes extérieures du moi,
ri
0
N
mais aussi dans ses recoins les plus intimes. Il recherche la compli-
@
.µ
cité non seulement de ce qui est apparent, mais aussi des tréfonds
..c
01
·c les mieux gardés de l'esprit humain. Il essaie de mobiliser l'imagi-
>-
0.
0
naire de l'individu - comme en sont témoins la prolifération des
u
Désir et révolution
De la conscience qui se désagrège doit venir la guérison, la réin-
tégration et la progression du Désir - une nouvelle volupté basée
sur le possible. Si ce sens du possible souffre d'un manque de
contenu social et humaniste, s'il doit demeurer grossièrement
égoïste, alors il suivra simplement la logique irrationnelle de
notre ordre social et glissera vers un vicieux nihilisme9• Sur le
long terme, les choix auxquels se retrouve confronté le bohémien
moderne - branché ou excentrique - ne sont pas à faire entre un
subjectivisme socialement passif ou un réformisme engagé poli-
tiquement (la société actuelle, de par sa tendance à aller de crise
en crise, éliminera ces luxes traditionnels), mais entre l'extré-
misme réactionnaire du SS et l'extrémisme révolutionnaire de
l'anarchiste.
Dit franchement, chercher à fuir le système revient à retomber
•QJ
.......
•QJ
·o
dedans. Il n'existe aucune facette de la vie humaine qui ne soit
0
l/l
0
infiltrée par des phénomènes sociaux et il n'est pas d'expérience
u
w
l/l
sortant de l'imaginaire qui ne flotte sur les données issues de la
c
0
:p
réalité sociale. À moins que le sens du m erveilleux10, si sincère-
-a
w ment promu par les surréalistes, ait pour but de culminer dans
l/l
QJ
_J
l.D
ri
0
N 9. Il est peut-être propice de mettre ici l'accent sur le fait que le capitalisme
@ promeut l'ego en tant que tel, et non la personnalité ou l'« in dividualisme». Bien
.......
.c
01
que la société bourgeoise ait desserré les chaîn es placées sur l'ego par des sociétés
·c précapitalistes plus unitaires, l'ego qu'elle a créé était aussi flétri que celui qu'elle
>-
0.
0 a remplacé. La tendance de l'État capitaliste moderne est à l'homogén éisation et
u
à la massification de l'ego d ans une proportion qui ne peut être comparée qu'avec
les sociétés totalitaires du monde oriental antique. Le terme d '« individualisme
bourgeois», un épithète fréquemment utilisé par la gauche aujourd' hui contre les
éléments libertaires, reflète à quel point l'idéologie bourgeoise s'est infiltrée dans
le projet socialiste. Mais aussi à quel point le projet « socialiste» (pour le différen -
cier du projet communiste-libertaire) est une sorte de capitalisme d 'État.
10. En français dans le texte [NdT].
DÉSIR ET BESOIN 271
w
0
u projet révolutionnaire est à présent remise en question dans ses
l/l
c
0
formes les plus élémentaires. Toute organisation hiérarchique des
:p
"'Cl différences humaines - sexuelles, ethniques, générationnelles ou
w
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QJ
physiques - doit à présent laisser place au principe dialectique
_J
l.D
ri
de l'unité dans la diversité. Au sein de l'écologie, ce principe
0
N est déjà considéré comme acquis: la conservation - et bien sûr
@
.µ
..c
le développement - de la diversité est considérée comme une
01
·c
>-
condition préalable pour la stabilité naturelle. Toutes les espèces
0.
u
0 sont importantes (et de façon égale) dans le maintien de l'unité et
de l'équilibre de l'écosystème. Il n'y a pas de hiérarchies dans la
nature, autres que celles imposées par les modes de pensée hiérar-
chiques de l'esprit humain, mais plutôt de simples différences de
fonctionnalité entre les éléments vivants et en leur sein. Le projet
révolutionnaire demeurera incomplet et à sens unique tant qu'il
272 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u sœurs. La théorie et la pratique peuvent être unifiées dans l'action
l/l
c
0
à visée révolutionnaire. La pensée et l'intuition peuvent fusionner
:p
"'Cl dans la nouvelle vision révolutionnaire. Le conscient et l' incons-
w
l/l
QJ
cient peuvent être intégrés aux réjouissances révolutionnaires. La
_J
l.D
ri
libération ne sera peut-être pas totale - pour nous en tout cas-,
0
N mais elle peut être globale, impliquant toutes les facettes de la vie
@
.µ
..c
et de l'expérience. Son accomplissement pourrait aller au-delà de
01
·c
>-
nos visions les plus folles. Nous pouvons aller plus loin encore que
0.
u
0 ce que nous pouvons voir et imaginer. Notre Existence est le
Devenir, pas le figé. Notre Science est l'Utopie, notre Réalité est
l'Eros, notre Désir est la Révolution.
New York
Juin 1967
Postface
w
0
u plutôt de sa fragmentation. On pourrait dire la même chose de la
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0
Commune de Paris de 1871 parce que les Rothschild ont proposé
:p
"'Cl de pourvoir à ses besoins financiers. Coopter une contre-culture
w
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QJ
dans son entier, même au nom du profit, aurait implanté une
_J
l.D
ri
manière révolutionnaire de percevoir la réalité en plein cœur du
0
N système.
@
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..c
Quoiqu'il en soit, les États-Unis ne pouvaient accepter ces
01
·c
>-
changements sociaux et culturels du jour au lendemain. Les
0.
u
0 réaliser, même en partie, aurait nécessité des années d'illumina-
tion des consciences. La« Nouvelle gauche» et la contre-culture,
au départ de caractère si généreux, populiste et anarchiste, ont
w
0
u plir, de sorte que l'échec, quand il est survenu, a véritablement
l/l
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0
détruit des mouvements importants qui semblaient pourtant
:p
"'Cl pouvoir croître indéfiniment. La réaction vicieuse des États-Unis
w
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QJ
à la fusillade de l'Université d'État de Kent - «la garde nationale
_J
l.D
ri
aurait dû en tirer davantage! » représentait alors typiquement la
0
N réponse de parents énervés face à leurs enfants en état de choc -,
@
.µ
..c
la popularité de Nixon et, en fin de compte, le début de la crise
01
·c
>-
économique, ont mis un terme définitif aux années 1960.
0.
0
u
2. Les lecteurs qui ont encore une bonne connaissance de la période devraient
comparer la nature positive et joueuse du journal flamand Provos avec le dogma-
tisme rebutant des situationnistes français. La pleine mesure de la dégradation
qui a eu lieu entre 1965 et 1968 peut être comprise en juxtaposant ces deu x ten-
d ances l'une sur l'autre.
276 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
w
0
u sur son identité, le « Mouvement» a commencé à avoir peur de
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0
lui-même. Il fut pris par la peur: la peur de sa direction, de son
:p
"'Cl isolation, de son exploitation, de son manque de pouvoir; une
w
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QJ
perte de confiance en soi qui provenait de son innocence violée et
_J
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ri
de sa vulnérabilité face aux requins - commerciaux et « lumpen »
0
N - qui ont commencé à l'encercler. En fin de compte, il a succombé
@
.µ
..c
aux chocs économiques qui ont soulevé de sérieux doutes sur sa
01
·c
>-
viabilité matérielle. Les soudaines luttes des jeunes du Lower East
0.
u
0 Sicle de New York, après plusieurs meurtres hautement médiati-
sés et liés à des affaires de drogue, l'« enterrement des hippies »,
symbolique et précoce, dans le district de Haight-Ashbury à San
Francisco, et l'immolation orageuse du Students for a Democratic
Society à sa convention de Chicago en juin 1969, ont fondamenta-
lement amené cette époque à son terme.
POSTFACE 277
* * *
l.D
ri
Mais tous deux étaient des minorités au sein de minorités. Les
0
N militants noirs étaient à peine acceptés au sein de leurs propres
@
.µ
..c
communautés, sauf quand une sorte de choc était nécessaire
01
·c
>-
pour donner du poids politique à leurs leaders les plus « respon-
0.
u
0 sables». Les militants de gauche et la jeunesse de la contre-culture
n, étaient guère plus acceptés par la majorité des étudiants et
par les groupes ordinaires de jeunes gens à qui ils prétendaient
s,adresser - et, finalement, ils étaient plus effrayants qu,inspi-
rants, avec leur propension aux dogmes et aux comportements
accusateurs. Aussi importantes que ces deux tendances devinrent
278 AU-DELÀ DE LA RARETÉ
dans les années 1960, elles n'ont jamais acquis l'adhésion durable
de leurs semblables. Pas plus qu'elles n'ont cherché à la gagner par
une éducation rigoureuse et une patience indulgente.
Tout futur mouvement pour un changement social ne satis-
fera pas les besoins de notre temps - son sentiment d' impuis-
sance, d'aliénation, de ne pas être à la bonne place, de sens et de
communauté - à moins d'assembler consciemment ces parties
ensemble; pièce par pièce, dans le but d'arriver à une clarté
idéologique et une cohérence théorique. L'éducation, à mon
sens, est la première «priorité » pour favoriser la radicalisation
de notre époque. Passer rapidement à un autre vide historique
va simplement produire les mêmes peurs et le même sentiment
d'isolation qui ont mis fin aux années 1960. Cette éducation doit
clairement aborder le phénomène transclasses - la réémergence
du « Peuple», pour ainsi dire - avec lequel l'époque moderne a
débuté des siècles auparavant, et elle devra se confronter aux
problèmes qui devraient être considérés comme éthiques, et non
pas simplement économiques3 • Ce n'est que par un acte suprême
de conscience et de probité éthique que cette société peut être
•QJ
...... changée fondamentalement. Qu'elle ait besoin de «forces objec-
•QJ
·o tives» pour promouvoir cette conscience et cette éthique au-delà
0
l/l
w
0
u de ceux qui l'enseignent est une certitude, mais je maintiens plus
l/l
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0
que jamais que le groupe d'étude, non pas seulement le «groupe
:p
-a d'affinité », est la forme indispensable pour notre époque - spé-
w
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QJ
cialement au vu de la dégradation intellectuelle et culturelle
_J
l.D
ri
consternante qui la caractérise.
0
N
@
......
..c * * *
01
·c
>-
8 Ce que les années 1960 devraient nous enseigner, c'est que rien ne
remplace la prise de conscience. La vérité émergera seulement
d'une pensée perspicace et critique, d'un principe de réalité qui
w
0
u tives opposées, mais comme des époques complémentaires qui,
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c
0
prises conjointement, laissent entrevoir des alternatives plus
:p
"'Cl complètes que celles qui existaient il y a 20 ans et qui existent
w
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QJ
toujours aujourd'hui. Que nous parvenions ou non à rassembler
_J
l.D
ri
ces deux décennies complémentaires, chacune ayant tant à offrir
0
N à l'autre, au sein d'une politique reconstructive qui ouvre une
@
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nouvelle voie dans l'impasse actuelle, déterminera le futur de ce
01
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>-
siècle et une bonne part de celui à venir.
0.
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Murray Bookchin
Septembre 1985
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Dam œ ncuril de taœa pionnim (1965-70) qai ont fait D
n:nommœ, Murray Bookrhin c;onjupc .a vi8ion anan;h.istc
et iallogislie awc les ,_i"bilita prametteuea d'1111e sociéliê
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