Bookchin - Au-Delà de La Rareté

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Murray Bookchin

Au-delà
de la rareté
L'anarchisme dans une société d'abondance

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Présentation de Vincent Gerber

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AU-DELA DE LA RARETE

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Coordination éditoriale: David Murray
Illustration de la couverture : Pre-flooded wetlands and stilt houses. Carte postale tirée
de « Where the Grass is Greener ». © Tomorrows Thoughts Today. Liam Young
et Daryl Chen. <www.tomorrowsthoughtstoday.com>
Typographie et mise en pages Yolande Martel

L'édition originale de ce livre a été publiée en 1971 par Ramparts Press (Berkeley, CA)
sous le titre Post-Scarcity Anarchism (dernière réédition: Oakland, AK Press, 2004).

©Les Éditions Écosociété, 2015, pour l'édition française


© Vincent Gerber, 2015, pour la présentation
© The Murray Bookchin Trust, 2015

ISBN 978-2-89719-239-6

Dépôt légal: 1er trimestre 2016


Ce livre est disponible en format numérique

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec


et Bibliothèque et Archives Canada

Bookchin, Murray, 1921-2006


•QJ
...... [Post-scarcity anarchism. França is]
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Au-delà de la rareté: l'anarchisme dans une société d 'abondance
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w (Collect ion Retrouvailles)
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c Traduction de: Post-scarcity anarchism .
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-a ISBN 978-2-89719-239-6
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1. Anarchisme. 2. Radicalisme. 3. Écologie.
l.D 1. Titre. II. Titre: Post-scarcity anarchism. Français.
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III. Collection : Collection Retrouvailles.
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HX833.B6614 2016 335'.83 C2015-942348-l
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01
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>- Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l'aide accordée à notre programme
0.
u
0 de publication. Nous reconnaissons l'aide financière du gouvernement du Canada par
l'entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d'édition.
Nous remercions le gouvernement du Québec de son soutien par l'entremise du
Programme de crédits d 'impôt pour l'édition de livres (gestion SODEC) et la SODEC
pour son soutien financier.
SODEC
Canada Québec ::
Murray Bookchin

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AU-DELA DE LA RARETE
L'anarchisme dans une société
d'abondance

Traduit de l'anglais (États- Unis) par


Helen Arnold, Daniel Blanchard, Vincent Gerber
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et Annick Stevens
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Présentation de Vincent Gerber
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TABLE DES MATIERES

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P resentat1on .......................................... . 9

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

Au-delà de la rareté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

Écologie et pensée révolutionnaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70

Vers une technologie libératrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

Les formes de la liberté .................................. 154

•QJ
......
•QJ
Écoute, camarade ! ...................................... 183
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Note sur les groupes d'affinité ............................ 233
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Les événements de mai-juin 1968 en France
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w 1 - France: un mouvement pour la vie . .................... 236
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Les événements de mai-juin 1968 en France
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N 2 - France: extrait d'une lettre ........................... 247
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·c Désir et besoin ........................................ .258
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u Postface ............................................... 273
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À la mémoire de Josef Weber
et Allan Hoffman

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PRESENTATION

L A VIE EST UN CITRON.


veux qu'on me rembourse.
Parfaitement. La vie est un citron et je

La formule n'est pas de moi. Elle provient de paroles d'une


chanson, peu connue au demeurant, de Meat Loafl. Comment?
D'ordinaire, on ne cite pas des intellectuels de haut vol, dont la
parole fait autorité, plutôt que des chanteurs de rock passés de
mode? C'est vrai, mais on peut, je crois, trouver autant d'ensei-
gnements dans la musique que dans les essais théoriques. La
culture est aussi, parfois, politique. Un moyen de transmission
faisant l'économie des mots et de la démonstration pour se con-
•QJ

•QJ
·o
centrer sur le message. Son bon sens. Une forme de clairvoyance
0
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0
intuitive qui nous touche directement.
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l/l
Alors on s'interroge. La vie est un citron. Et pourquoi pas,
c
0
:p
finalement? Jaune et belle du dehors, elle sait se montrer agui-
"'Cl
w cheuse et délicieusement attirante. Au point de désirer croquer
l/l
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_J dedans à pleines dents. Mais une fois passé à l'acte, la réalité nous
l.D
ri
0 rattrape. Et plutôt sévèrement. Caché derrière ses beaux atours,
N
@ son jus se révèle acide. Il nous agresse le palais. Notre grimace en

..c
01
dit alors long sur notre déception. Déçus, résignés, on se conten-
·c
>-
0. tera de faire comme tout le monde, de presser ce fruit défendu,
0
u de le diluer, pour n'en retirer que les quelques gouttes appré-
ciables. Le reste sera jeté, oublié. Composté, au mieux.

1. Les curieux pourront aller écouter« Life Is a Lemon and I Want My Money
Back», tiré de l'album Bat Out ofHell II, paru en 1993. À noter que les paroles sont
de Jim Steinman, la paternité de la formule lui revient donc.
10 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Où est 1'écologie sociale dans tout cela? Murray Bookchin a


lui aussi rappelé dans ses premiers écrits combien la culture
pouvait être politique - et que la révolution prendrait forme au
travers du développement d'une contre-culture alternative. Une
libération de la vie quotidienne. C'était le message de Post-Scarcity
Anarchism, et il reste valable quarante ans plus tard.
Mais le parallèle sur lequel je voudrais insister réside bel et
bien dans cette histoire de citron. Beaucoup, aujourd'hui, res-
sentent la frustration que génèrent nos existences modernes. Ce
sentiment - légitime - est engendré par la distance entre ce qu'on
souhaiterait réaliser, nos aspirations, et ce qu'on parvient à con-
crétiser réellement. Et la société actuelle est frustrante par nature.
C'est d'ailleurs l'un des moteurs qui la font avancer. D'un côté,
1' épanouissement nous est promis et se dresse devant nous, à
portée de main; de l'autre, il ne cesse de nous échapper. Nous
nous trouvons ainsi face à une illusion qui miroite en perma-
nence autour de nous : dans la rue, dans les publicités, dans la
pléiade d'offres culturelles et de loisirs proposés, dans les discours
politiques ou encore dans les promesses de la technologie - en
•QJ

fait, dans le potentiel de ce monde en général. Le «ce qui pourrait
•QJ
·o être», dirait Bookchin, qui génère une tension face à «ce qui est».
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u Car le propre de l'illusion est de ne jamais devenir réalité.
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Notre quotidien ne s'améliore pas, les inégalités se creusent, le
:p
"'Cl temps dévolu au travail (quand on en a un) continue de croître au
w
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détriment de celui dédié au loisir et au développement personnel
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ri
et social. Le mirage recule à mesure qu'on avance. Et nous y
0
N sommes à ce point habitués que la déception engendrée nous
@

..c
paraît, en fin de compte, parfaitement normale. Alors la révolte
01
·c
>-
qui avait surgi quand nous avions vaillamment mordu le citron
0.
u
0 laisse finalement place à la résignation. La vie en régime capita-
liste est un citron, il faut la presser pour en retirer un peu de jus.
La diluer. Le reste est à jeter.
Murray Bookchin aura été de ceux qui ont clamé qu'on aurait
tort de faire de cet état de fait une fatalité. Lucidement, il a rappelé
qu'il existe d'autres fruits dans lesquels mordre. Des fruits non
PRÉSENTATION 11

défendus, non pourvus de ce mécanisme de défense acide et


agressif. Les textes qui composent Post-Scarcity Anarchism nous
aident à comprendre ce rapport au monde, à dénoncer notam-
ment les illusions de la rhétorique néolibérale actuelle, avec ses
promesses hypocrites de progrès et ses conséquences catastro-
phiques sur le monde naturel et humain. En cherchant à mettre
en surface le fond du problème, Bookchin nous a rappelé quels
pépins se terraient à l'intérieur de ce bel agrume, une fois retirée
sa parure lisse et attirante. Des pépins que l'on rencontre au sein
de nos relations sociales, au travail, dans les luttes de pouvoir et
de compétition que ces relations génèrent. Dans nos relations à
l'autre, mais aussi, par extension, à la nature - et à soi-même
également.

* * *

En quoi revenir aux textes qui composent Post-Scarcity Anarchism


est-il pertinent dans le contexte qui est le nôtre? D'abord parce
que c'est dans ceux-ci que Bookchin sème les premiers germes
•QJ

d'une écologie «sociale » qu'il contribuera plus que tout autre à
•QJ
·o conceptualiser. Une écologie sociale qui peut être considérée
0
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0
u comme un projet d'analyse développé et cohérent des racines qui
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0
ont rendu notre citron de vie si peu agréable. Mais pour l'expri-
:p
"'Cl mer, Bookchin ne s'embarrassa pas d'allégorie fruitière comme je
w
l/l
QJ
le propose. Il a cherché ses propres mots. Impliqué dans l'éclosion
_J

l.D
ri
de la Nouvelle gauche (New Left) aux États-Unis, il en a adopté la
0
N position de rupture avec le lexique traditionnel de la gauche
@

..c
marxiste classique. Les «camarades prolétaires », la «lutte des
01
·c
>-
classes », les «rapports sociaux de production » relevaient d'un
0.
u
0 vocabulaire issu d'un temps différent et auquel les générations
nées après la Seconde Guerre mondiale peinaient à s' identifier2 •

2. Qu'on ne se méprenne pas: s'il en a abandonné le lan gage et certaines


caractéristiques dont il était critique - le centralisme, le productivisme, l'autori-
tarisme, etc. - , Bookchin n 'a jamais complètement rompu avec l'analyse marxiste
et s'appuie passablement sur elle. De la même manière, il a très ouvertement puisé
12 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

À la place, les mots-dés du dictionnaire qu'a utilisé Bookchin


furent « êtres humains », « écologie » et surtout «hiérarchie» et
«domination». Et ce n'était pas juste une question de vocabu-
laire, mais bien de concept. Mettre le doigt sur la domination
sociale et la hiérarchie, ou plus justement les dominations sociales
et les hiérarchies, renvoie bien au-delà d'un système économique
vicié. Cela touche l'ensemble d'entre nous qui les subissons au
quotidien, directement, à notre niveau - à tous les niveaux.
De plus en plus, notre rapport au monde devient une course
continuelle dans laquelle nous cherchons à être au-dessus de
l'autre, que ce soit pour des questions d'estime et de prestige ou
pour rafler les places (ou les marchés) convoités - et ce pouvoir
de décider selon ses propres vues, qui les accompagne généra-
lement. Toujours ce rapport: dominant ou dominé, décider ou
se soumettre, gagnant ou perdant. On n'est que très rarement
confronté à une relation d'équité ou de partage. Presque jamais à
une volonté de coopération avec l'autre ou de réflexion commune
sur les besoins - sauf s'il y a un profit potentiel à la clé, évidem-
ment. Et cela même au sein de la sphère privée. Pour Bookchin, le
•QJ

constat est clair: nous sommes passés d'une économie de marché
•QJ
·o à une société de marché. La concurrence et la hiérarchie se sont
0
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u répandues partout, unies dans un mariage de raison sous un
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modèle qu'on nomme par convenance «capitalisme».
:p
"'Cl Bien sûr, les tenants de ce modèle socioéconomique (les ven-
w
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deurs de citrons) nous diront qu'il engendre l'excellence, que la
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l.D
ri
concurrence sert de source de motivation pour donner le meilleur
0
N de soi - ce qui reste à prouver. Or la vraie question qu'il faut nous
@

..c
poser est: à quel prix? Car la concurrence fait aussi ressortir nos
01
·c
>-
pires instincts. La domination engendre nécessairement l'exclu-
0.
0
u
dans de nombreuses traditions de gauche (marxiste, a n archiste, socialiste-
utopique, féministe, etc.) dans le but avoué d 'en faire une synthèse. Cela n'en fait
pas moins l'un des penseurs les plus originaux du xxesiècle, notamment de par
le vent de renouveau qu'il a insufflé sur des domaines comme la technologie,
l'écologie, la pensée révolutionnaire et la domination, qu'il a intégrés de manière
pertinente au sein des propositions théoriques de la gauche.
PRÉSENTATION 13

sion, la démoralisation, et finalement le mal-être et la perte


d'estime pour ceux qui se retrouvent en bas de l'échelle. La
logique mathématique est implacable: quand l'un gagne, l'autre
perd. On l'oublie trop souvent, car la chaîne est longue entre le
haut et le bas de l'échelle, mais les faits sont là, indéniables. Soit
on m'assujettit, soit j'assujettis. Alors, oui, le meilleur gagne peut-
être. Mais si c'est en ravageant tout sur son passage, la victoire
sera aigre. On peut jouer au jeu de la croissance ou la mort, mais
ce pourrait bien être les deux. Et voilà l'acidité de mon agrume.
C'est la logique même du système. Et la nature, embarquée mal-
gré elle dans cette compétition et cette usure, en est toujours la
première victime.
Ce constat établi, Bookchin a alors posé les questions cruciales :
«comment changer? » et «vers quoi se tourner? » Autrement dit,
comment repenser la société pour la fonder sur des bases neutres,
libérées de la domination de l'humain par l'humain? Il a alors
complété son vocabulaire militant d'autres termes et concepts,
comme« décentralisation»,« après-rareté», «démocratie directe»
ou encore« éco-technologie ».Et l'image de sa société non hiérar-
•QJ

chique, non concurrentielle, prit forme.
•QJ
·o Ses propositions étaient multiples, mais pointaient toutes vers
0
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u un même objectif: aller vers une simplification, un retour à l'es-
l/l
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sentiel. Soit une société épurée de l'inutile, du gaspillage induit
:p
"'Cl par une production globalisée et où la couche étouffante d'admi-
w
l/l
QJ
nistratif économique et étatique serait remplacée par une auto-
_J

l.D
ri
gestion locale. Les choix politiques y reviendraient au corps
0
N auto-institué des citoyennes et citoyens. Chacun et chacune serait
@

..c
partie prenante de la vie politique et aurait directement son mot
01
·c
>-
à dire sur les débats qui l'animent. Les ressources naturelles et
0.
u
0 matérielles dont la population dépend deviendraient un patri-
moine commun. Elles seraient gérées dans le but de répondre aux
besoins véritables et rendues disponibles pour chacun et chacune
quand il ou elle en a besoin. Sans restriction. Vous êtes malade :
vous allez voir la personne apte à vous soigner. Vous avez faim:
vous vous rendez vers un lieu d'approvisionnement et prenez ce
14 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

dont vous avez besoin (il y a de toute façon largement assez pour
tout le monde). Vous avez besoin d'un meuble, d'un outil, d'un
nouveau vêtement ou d'un objet quelconque: vous passez chez
l'artisan capable de vous le procurer, voire de vous le façonner sur
mesure. Sans pression. Sans objectif de profit à atteindre. Sans
contrepartie? Si, en retour, vous offrez vous-même vos capacités
à la société. Et c'est normal.
C'était l'idée d'une société d'abondance, rendue possible selon
Bookchin par les progrès de la technologie moderne (un principe,
il est vrai, régulièrement et légitimement remis en question, mais
défendable dans le cadre posé par Bookchin lui-même). Une
abondance de biens à disposition, mais surtout de temps à consa-
crer à des activités personnelles ou professionnelles redevenues
agréables et chargées de sens. Autant d'éléments si nécessaires à
notre bien-être que l'économie de marché ne parvient pas à nous
offrir. Murray Bookchin estimait ainsi qu'aujourd'hui, et pour la
première fois dans l'histoire humaine, nous pouvions sortir de la
lutte constante pour la survie pour, enfin, commencer à vivre.
Une vie de qualité, forte de toutes les richesses qu'elle a à offrir.
•QJ

Pourquoi s'en priver? Cette société a potentiellement tout pour
•QJ
·o porter ses fruits.
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0
u Une utopie? Certes, mais qui se voulait réaliste. Développé
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une première fois au sein des textes qui composent ce recueil, le
:p
"'Cl projet imaginé par Murray Bookchin n'avait pas la prétention
w
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QJ
d 'être un simple exercice intellectuel et coupé du monde. Il s'agis-
_J

l.D
ri
sait bien d'un programme militant. Aussi utopiques soient-ils
0
N dans leurs fondements, chacun des éléments de proposition
@

..c
avancés par l'écologie sociale peut être mis en place concrète-
01
·c
>-
ment, si tant est que nous nous en donnons les moyens. Non sans
0.
u
0 difficultés, non sans temps d'adaptation, c'est certain, et non sans
fausses pistes non plus - Bookchin le reconnaîtra d'ailleurs plus
tard pour certains développements technologiques (les ordina-
teurs notamment) qu'il entrevoyait alors. On s'en rend compte à
la lecture, ses propositions étaient aussi imprégnées de sa réalité
américaine. Lui-même admettait sans peine s'adresser en premier
PRÉSENTATION 15

lieu à ses concitoyens : ils étaient, après tout, les habitants de la


nation qui symbolisait, et c'est toujours le cas, le cœur névral-
gique des problèmes qu'il dénonçait 3•

* * *

Publié pour la première fois en 1971 aux États-Unis, Post-Scarcity


Anarchism a largement propulsé Murray Bookchin au rang des
principaux penseurs modernes de l'anarchisme - et del' écologie
politique également, dont le New-Yorkais est un des précurseurs.
Premier ouvrage signé de son nom (il utilisait jusque-là divers
pseudonymes), il regroupe ses articles les plus importants écrits
dans les années 1960. On y retrouve ce qui deviendra les fonde-
ments de sa pensée: le concept de société d'« abondance» (post-
scarcity, littéralement « ayant dépassé la rareté » ou « post-rareté »,
qui se situe« au-delà de la rareté »4 ), les possibilités modernes et
libératrices des technologies, un plaidoyer pour la réduction
de la taille des mégapoles et la formation d' écocommunautés
décentralisées et confédérées, une critique appuyée du marxisme
•QJ
......
•QJ
·o 3. Les récents développements de sa pensée au Kurdistan laissent penser que
0
l/l
0 les fondements de son écologie sociale, notamment son modèle politique confé-
u
w déraliste, pourraient bien prendre vie là où on ne l'attendait pas. Cela montre que
l/l
c son message ne se limite pas aux contrées dominées par l'héritage occidental.
0
:p
-a Voir entre autres les articles sur le suj et publié par les sites <www.new-compass.
w net/> et <http: //roa rmag.org/>, de même que la brochure du leader kurde
l/l
QJ
_J Abdullah ôcalan, Confédéralisme démocratique (International Initiative Editions,
l.D
ri 2011) et le site de l'Institute for Social Ecology, <www.social-ecology.org/>.
0
N 4. Comme beaucoup d'expressions inventées par Bookchin, celle de «post-
@ scarcity »fait référence à un concept difficile à rendre dans un équivalent français.
......
..c
01
Le principe qu'elle sous-entend, dans la définition que lui donne Bookchin, est
·c celle d 'un monde où la rareté a été dépassée: elle a cédé la place à l'abondance.
>-
0.
0 Abondance des moyens d 'existence - nourriture, vêtements, logements, etc. -
u
mais aussi de liens, de possibilités, et donc de liberté. Elle ne doit pas être com-
prise dans le sens productiviste ou consumériste d 'un accès à une pléthore de
biens commerciaux divers, mais bien d'une vie qui n'a pas à se soucier d 'assouvir
ses moyens d 'existence (le domaine de la survie) et qui peut donc se consacrer
pleinement à assouvir ses désirs réels. Voir Vincent Gerber et Floréal Romero,
Murray Bookchin, pour une écologie sociale et radicale, Neuvy-en-Champagne,
Le passager clandestin, coll. « Les Précurseurs de la décroissance », 2014, p. 20-21.
16 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

dogmatique et une étude historique des mouvements révolution-


naires et d'émancipation populaire. Cela à une époque où ces
questions étaient peu discutées. Comme il l'écrivait lors de la
réédition du livre en 1986 :
Il n'existait pas de mouvement écologique quand j'ai écrit« Écologie
et pensée révolutionnaire» (1964), pas de mouvement de « techno-
logie appropriée» quand j'ai écrit «Vers une technologie libéra-
trice» (1965), pas de mouvement communautaire quand j'ai écrit
«Les formes de la liberté» (1968). Il faudrait garder en tête que les
propositions pour utiliser l'énergie solaire et le vent, par exemple,
ont été abandonnées par les spécialistes du domaine quand mon
essai sur la technologie a été rédigé, et aucune attention sérieuse
n'était portée à la communauté en tant que phénomène politique
quand j'explorais le besoin d'institutions libératrices. [... ] Non
seulement il aura fallu plus d'une décennie aux marxistes pour
considérer ces questions autrement que triviales, mais aussi pour
leur faire renoncer à les traiter, au mieux, de «petit bourgeois», ou
au pire d'outrageusement «réactionnaires »5 •

Bookchin avait la prétention de sortir la pensée socialiste du


XIXe siècle qui l'a vu naître pour la faire entrer dans ces temps
•QJ
......
•QJ
·o nouveaux nés après la Seconde Guerre mondiale. Un travail
0
l/l
0
d'actualisation qui serait d'ailleurs à poursuivre aujourd'hui.
u
w
l/l
Si l'ensemble de ce recueil était resté inédit en français, une
c
0
:p large part des articles qui le composent avaient déjà fait l'objet
-a
w
l/l
d'une traduction, notamment au sein du recueil Pour une société
QJ
_J écologique (Paris, Christian Bourgois éditeur, 1976) et de quelques
l.D
ri
0 revues aujourd'hui disparues6 • Plusieurs textes phares de l' éco-
N
@ logie sociale s'y retrouvent. D'abord «Écologie et pensée révolu-
......
..c
01
·c
>-
0.
0
u
5. Murray Bookchin, Post-Scarcity Anarchism, 2e édition, Montréal, Black
Rose Books, 1986, p. 44.
6. Merci aux traducteurs d 'alors, notamment Daniel Blanchard et Helen
Arnold, ainsi qu'au Centre international de recherches sur l'anarchisme (CIRA)
de Lausanne qui m'a permis de retrouver certaines d e ces traductions. Celles-ci
ont fait l'objet d 'une révision et ont été ad aptées aux dernières éditions du recueil.
PRÉSENTATION 17

tionnaire » (1964)7, qui est une première synthèse claire et le point


de départ de ce que l'auteur commence à nommer «l'écologie
sociale». L'article montre le cul-de-sac autant écologique qu'hu-
main de nos institutions, devenues oppressives et destructrices
pour nous comme pour la nature. Un appel au besoin de recons-
truire la société sur d'autres bases, écologistes et libertaires, et
au besoin d'« humaniser l'humanité». Bookchin y fait également
preuve d'une grande perspicacité d'esprit. On le voit mettre en
garde, 25 ans avant la mise sur pied du Groupe intergouver-
nemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC), contre
l'augmentation constatée d'émissions de dioxyde de carbone
dans l'atmosphère, de crainte que cela provoque un effet de serre
pouvant amener « des types de perturbations atmosphériques
de plus en plus dangereuses». Il avait ainsi déjà très bien saisi les
implications à venir du phénomène du réchauffement climatique,
dont la problématique ne sera soulevée sérieusement qu'à la fin
des années 1980. On remarquera aussi cette appréhension des
appareils électroniques, pouvant devenir des intermédiaires trop
présents dans les relations sociales. Il est aisé de constater tout
•QJ

l'impact qu'ils ont depuis pris sur notre quotidien. Le texte a ainsi
•QJ
·o conservé toute sa pertinence aujourd'hui. Et il peut être considéré
0
l/l

w
0
u comme posant les fondements de l'écologie sociale.
l/l
c
0
«Pour une technologie libératrice» (1965) se penche de son
:p
"'Cl côté sur le potentiel libérateur du développement technologique.
w
l/l
QJ
Bookchin y défriche également la question des énergies renouve-
_J

l.D
ri
lables, avec en ligne de mire la réduction drastique du temps
0
N dévolu au travail ainsi que la suppression des besognes pénibles
@

..c
et inhumaines au profit des tâches plus créatives. De ces éco-
01
·c
>-
technologies qu'il présente, ces nouvelles formes d'utilisation et
0.
u
0 de techniques, certaines seront même testées sur le terrain par les

7. Selon les sources officielles, «Écologie et pensée révolutionnaire» aurait


été publié pour la première fois en 1964, dans les pages de la revue Comment, mais
il ne reste pas de copie de cette version. La version qui fut publiée dans la première
édition de Post-Scarcity Anarchism est annoncée de 1965 par l'auteur et est la seule
connue aujourd' hui.
18 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

militants de l'écologie sociale. Ce fut notamment le cas au sein


de l'Institute for Social Ecology (ISE), l'institut de recherche
progressiste fondé par Bookchin et Dan Chodorkoff dans le
Vermont en 19748 . Si l'on peut parfois sourire en lisant aujourd,hui
ce texte, et être critique également devant la foi, parfois naïve,
portée dans le futur développement des technologies qu, il trans-
met, il faut se souvenir que l'automatisation du travail industriel
dans la production et le développement des technologies vertes
commençaient alors seulement à devenir une réalité concrète.
c) était une époque où les progrès étaient importants et (encore)
prometteurs - bien que déjà contaminés par la logique du profit.
Cette dernière a d'ailleurs eu le dessus sur le projet libérateur.
Enfin, et dans un genre différent, on ne peut manquer de
s'attarder sur «Écoute, camarade! » (1969). Ce pamphlet sous
forme de coup de gueule marquait une critique du marxisme et
des groupes communistes, pour appeler de ses vœux au renou-
vellement d'un projet de gauche au travers de lignes plus liber-
taires. Un texte qui se voulait une tentative d'empêcher la SDS
(Students for a Democratic Society), le mouvement radical emblé-
•QJ
...... matique de la contre-culture étatsunienne de la fin des années
•QJ
·o 1960, d'être récupérée par les courants marxistes-léninistes, dont
0
l/l

w
0
u le Progressive Labor Party (PLP) dénoncé dans le texte. Avec
l/l
c
0
malheureusement le triste destin que l'on sait, soit la dissolution
:p
-a du mouvement en groupes rivaux.
w
l/l
QJ
Certains textes réunis ici se voient également traduits en
_J

l.D
ri
français pour la première fois. C'est le cas de «Désir et besoin »,
0
N
@
......
..c
01
8. L'Institut d 'écologie sociale fut un des centres pionniers du genre à offrir
·c des cours d 'écotechnologie, d'écoféminisme et d'autres domaines alternatifs et
>-
0.
0 radicaux. Les cours et les expériences in situ y ont duré une trentaine d 'années,
u
prenant fin avec la vente en 2006 du terrain de Maple Hill, dernier lieu à avoir
hébergé physiquement l'Institut. Aujourd ' hui, l'ISE se consacre à sa mission
éducative de diffusion des idées de l'écologie sociale, en plus d'organiser un
séminaire annuel et de collaborer au Prescott College Master of Arts Program,
en Arizona, qui offre à ses étudiants une maîtrise en écologie sociale. Les intéres-
sés peuvent visionner sur le site <www.ecologiesociale.ch> ou sur YouTube la
vidéo d 'une interview de Dan Chodorkoff qui retrace les activités de l'Institut.
PRÉSENTATION 19

les deux parties de« Les événements de mai-juin 1968 »,mais aussi
« Les formes de la liberté », texte central et une des premières
recherches de Bookchin sur le fonctionnement des révolutions et
des démocraties directes populaires, qui deviendra par la suite
une de ses principales préoccupations. Inédit, c'est également le
cas du texte «Au-delà de la rareté »9 • Un article partiellement
traduit retrouvé dans le fonds du CIRA de Lausanne sous forme
de manuscrit annoté mais qui n'a, semble-t-il, jamais été publié.
En revanche, le choix a été fait de ne pas retenir un texte del' édi-
tion originale:« A discussion on <<Listen, Marxist !"».Cela essen-
tiellement pour resserrer le propos et éviter trop de répétitions
avec les textes déjà réunis, le texte reprenant dans ses grandes
lignes les arguments développés dans« Listen, Marxist ! »(l'article
fait le résumé des principaux débats qu'a suscités la publication de
ce dernier). Par contre, la nouvelle introduction de l'édition de
1986 fait l'objet ici d'un résumé en guise de postface, dans lequel
Bookchin revient sur l'héritage des années 196010•
Écrits il y a près de cinquante ans pour la plupart, ces textes
sont indéniablement ancrés dans une époque de confiance, de
•QJ
...... découvertes scientifiques importantes, mais aussi de nouvelles
•QJ
·o aspirations, qu'elles soient d'égalité (avec le mouvement des droits
0
l/l

w
0
u civiques aux États-Unis et les luttes féministes), écologistes, paci-
l/l
c
0
fistes, culturelles, sexuelles ... Post-Scarcity Anarchism voit le jour
:p
-a si près des poussées révolutionnaires de la fin des années 1960
w
l/l
QJ
que leur parfum empreint d'optimisme imprègne bon nombre
_J

l.D
ri
0
N 9. En réalité, un texte avait déjà été publié en français sous le titre de
@ «Au-delà de la rareté », dans le recueil Pour une société écologique cité plus haut.
......
..c
01
Mais il s'agissait de l'introduction de Bookchin à Post-Scarcity Anarchism et non
·c de l'article qui portait ce nom-là au sein du recueil.
>-
0.
0 10. La version originale anglaise de Post-Scarcity Anarchism a connu plu-
u
sieurs rééditions. La première édition est parue en 1971 chez Ramparts Press, et
fut rapidement rééditée ensuite chez Wildwood House à Londres en 1974. Une
deuxième édition révisée et contenant une nouvelle introduction a par la suite été
publiée en 1986 chez Black Rose Books, avant d'être l'objet, en 2004, d 'une ultime
édition chez AK Press, dans la collection « Working Series », bonifiée d'une pré-
face inédite de l'auteur, non reproduite ici. Les traductions ici présentées se basent
sur les premières éditions du recueil.
20 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

de ses pages. Ces textes demeurent, de l'avis de beaucoup de


commentateurs, parmi les plus inspirants de l'auteur. Les relire
aujourd'hui a ainsi quelque chose de salvateur, dans une époque
qui en a bien besoin.
Avec le recul, on constate que certaines expressions utilisées
par Bookchin à l'époque ont malgré tout évolué, se précisant ou
se modifiant par la suite. Les concepts« d'après-rareté» et« d' éco-
communauté » particulièrement se sont faits de plus en plus rares
dans les écrits des décennies qui ont suivi11 • Le lieu de vie est
devenu la« commune» et le modèle d'échange une «économie de
gestion» basée sur la notion d'usufruit. De même, le principe de
«révolution spontanée» a été passablement revu. Bookchin en est
venu à militer davantage en faveur d'une stratégie de contre-
pouvoir, non hiérarchique et non étatique, à développer en marge
des institutions existantes - mais qui permettrait de construire
les formes institutionnelles à même d'opérer une sortie de l'État
et du capitalisme. Sa pensée a ainsi évolué, tout comme le contexte
politique et culturel s'est profondément modifié. Les appels à
l'utopie, au désir - à l'Éros ! - raisonnaient fort dans les années
•QJ

1960, mais ils étaient certainement moins porteurs 15 à 20 ans
•QJ
·o plus tard. Qu'importe, on gardera en souvenir la verve, par
0
l/l

w
0
u moments presque lyrique, qui se dégage de certains de ces écrits.
l/l
c
0
C'est vrai, les années 1960 sont derrière nous. Nous sommes
:p
"'Cl aujourd'hui en 2015. Pourtant, on aspire encore et toujours au
w
l/l
QJ
changement. Et un revirement radical n'est plus guère une affaire
_J

l.D
ri
d'utopie. Il s'agit plutôt d'une question de logique, reconnue
0
N aujourd'hui même par les scientifiques honnêtes. Et sans doute
@

..c
l'utopie retrouvée est-elle même la voie à suivre pour sortir la tête
01
·c
>-
haute de l'absurdité autodestructrice du monde actuel. D'ailleurs,
0.
u
0 Bookchin lui-même a toujours tenu à conserver une certaine part
d'utopie dans tous ses écrits. Le projet communaliste qu'il mit de

11. Plus rares, mais sans disparaître: Bookchin rappelait encore le besoin de
développer «l'après-rareté» comme condition préalable pour le développement
d 'une société communaliste dans «The Future of the Left », un de ses derniers
textes rédigé en 2002.
PRÉSENTATION 21

l'avant dans les dernières années de sa vie s'inscrivait également


dans une vision éminemment utopiste, qu'il revendiquait.
Mais encore faut-il commencer par y croire. Commencer par
cesser d'écouter toutes ces voix qui nous répètent inlassablement
qu'il n'y a pas d'alternatives crédibles et qu'à ce titre, la dégrada-
tion continue de nos existences et de nos lieux de vie est un mal
nécessaire. Il faut dissiper cette illusion, faire taire ces voix et
refuser de mordre dans ce citron. Oui, il est légitime de lui préfé-
rer un autre fruit. Mais il nous revient la responsabilité de le
choisir. De le vouloir. Et même de le créer. À sa manière, pour le
coup plus philosophique et politique que rock'n'roll, Murray
Bookchin nous a transmis le cri revendicateur de « Remboursez ! »
Et ce n'est que par ce refus, cette volonté de changement, d'en
vouloir plus, que la vie pourrait, comme il se doit, ressembler à la
Terre d'Eluard, «bleue comme une orange». Une orange bien
mûre et sucrée dans laquelle on mord avec ravissement.

Vincent Gerber
Octobre 2015
•QJ
......
•QJ
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1::
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0.
0
u
Introduction

L E COURS NORMAL DE NOTRE EXISTENCE est complètement


immergé dans le présent> à tel point que nous sommes bien
souvent incapables de voir les différences qui séparent la période
où nous vivons de celles qui l'ont précédée, ne serait-ce qu'à une
génération d'écart. Cet enfermement dans le contemporain peut
s'opérer de façon très insidieuse. Nous nous trouvons ainsi par-
fois à notre insu enchaînés aux aspects les plus réactionnaires de
la tradition) qu'il s'agisse d'idéologies et de valeurs dépassées) de
formes hiérarchisées d'organisation ou de comportements poli-
•QJ

tiques à sens unique. À moins d'élargir notre assise dans la vie
•QJ
·o contemporaine par une perspective plus riche> nous risquons fort
0
l/l
0
u de fausser notre compréhension du monde, tant dans ce qu'il est
w
l/l
c présentement que dans ses innombrables potentialités d'avenir.
0
:p
"'Cl
Car le monde se transforme profondément, plus profondé-
w
l/l
QJ
ment que nombre d'entre nous ne semblent l'admettre. Jusqu'à
_J

l.D
ri
une date toute récente, le développement de la société humaine
0
N s'est fait autour des problèmes abrupts de l'inévitable rareté maté-
@
.µ rielle et de leurs pendants subjectifs : le déni> le renoncement et la
..c
01
·c culpabilité. Les grandes fractures historiques qui ont détruit les
>-
0.
u
0 sociétés organiques primitives et ont opposé l'homme à l'homme
et l'humain à la nature furent engendrées par les problèmes de la

Traduction d e Daniel Blanchard et Helen Arnold initialement parue dans le


recueil Pour une société écologique (Paris, Christian Bourgois, 1976) sous le titre
«Au-delà de la rareté» [NdÉ] .
24 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

survie, du maintien pur et simple de l'existence humaine1• C'est la


rareté des biens matériels qui a fourni leur justification historique
à la famille patriarcale, à la propriété privée, à la domination de
classe et à l'État; c'est elle qui a alimenté les grands conflits de la
société hiérarchique, dressant la ville contre la campagne, l'esprit
contre la sensibilité, le travail contre le jeu, l'individu contre la
société et finalement l'individu contre lui-même.
Il est parfaitement vain de se demander aujourd'hui si cette
évolution longue et tortueuse aurait pu prendre un chemin dif-
férent, moins cruel. Cette évolution est, pour l'essentiel, derrière
nous. À l'image de la pomme légendaire qu'on doit consommer
entièrement dès lors qu'on a mordu dedans, il aura fallu que
la société hiérarchique suive jusqu'au bout son cours sanglant
avant qu'on puisse exorciser ses institutions diaboliques. Quoi
qu'il en soit, notre place dans ce drame historique diffère fon-
damentalement de celle de quiconque dans le passé. Vivant au
xxe siècle, nous sommes à proprement parler les héritiers de
l'histoire humaine, les légataires de l'effort immémorial de l'être
humain pour s'affranchir de l'accablement du travail et de l'insé-
•QJ

curité matérielle. Pour la première fois depuis le fond des âges,
•QJ
·o ce siècle - et il est le seul - a porté l'humanité à un niveau de
0
l/l

w
0
u développement technologique qualitativement nouveau, d'où elle
l/l
c
0
peut jeter sur son expérience un regard entièrement neuf.
:p
"'Cl Notre siècle a fini par déboucher sur la perspective de l'abon-
w
l/l
QJ
dance matérielle pour tous, les moyens d'existence étant dispo-
_J

l.D
ri
nibles en suffisance sans qu'il soit besoin de se tuer chaque jour
0
N au travail. Nous avons découvert des ressources tant pour l'usage
@

..c
individuel qu'industriel, qu'on ignorait encore trente ans plus tôt.
01
·c
>-
Nous avons conçu des machines à fabriquer automatiquement
0.
u
0 des machines. Nous avons mis au point des dispositifs qui per-

1. Par «sociétés organiques », j'entends des formes d'organisation dans les-


quelles la communauté est unie par des liens de parenté et par une communauté
d 'intérêts en ce qui concerne les moyens de subsistance. Ces sociétés organiques
ne sont pas en core scindées en classes et en bureaucraties exploiteuses telles qu'on
les observe d ans les sociétés hiérarchiques.
INTRODUCTION 25

mettent d'effectuer les travaux pénibles avec infiniment plus


d'efficacité que la force musculaire, qui surpassent en adresse
industrieuse les mains les plus exercées, ou dont la puissance de
calcul dépasse en rapidité et en précision celle de l'esprit humain
le plus doué. Le concours de cette technologie d'un type nouveau
nous permet d'envisager de produire de quoi se nourrir, se vêtir
et se loger ainsi qu'une vaste gamme d'objets divers sans que
l'humanité dissipe son précieux temps et ses réserves inappré-
ciables d'énergie créatrice en travaux ineptes. Bref, pour la pre-
mière fois dans l'histoire, nous touchons au seuil d'une société
ayant dépassé la rareté [post-scarcity society].
Il nous faut ici insister sur le mot «seuil», car la société
actuelle n'a absolument pas réalisé les possibilités, que recèle sa
technologie, de dépasser la rareté. Ni les «privilèges» matériels
que le capitalisme moderne accorde en apparence aux classes
moyennes, ni son gaspillage effréné des ressources n'expriment
la rationalité, l'humanisme, la non-aliénation, implicites dans
l'idée d'une société au-delà de la rareté. Comprendre cet« au-delà
de la rareté » comme une simple abondance de biens sociaux
•QJ

disponibles serait aussi absurde que de considérer un organisme
•QJ
·o vivant comme une addition purement quantitative de substances
0
l/l

w
0
u chimiques2 • La rareté est bien autre chose que la rareté des res-
l/l
c
0
sources; si ce mot a un sens pour l'être humain, il doit englober
:p
"'Cl les relations sociales et le système culturel qui créent l'insécurité
w
l/l
QJ
dans le psychisme. Au sein des sociétés organiques, cette insécu-
_J

l.D
ri
rité peut résulter de l'oppression exercée par le monde naturel et
0
N de la précarité des limites du monde humain; dans une société
@

..c
hiérarchique, elle résulte des limites et de la répression imposée
01
·c
>-
0.
0 2. D'où l'absurdité de l'usage que fait Tom Hayden [un des leaders de la
u
Nouvelle gauche à l'époque, il a écrit en 1962 «The Port Huron Statement », le
manifeste fondateur du mouvem ent SDS, Students for a Democratic Society
(NdT)] de l'expression «au-delà de la rareté » dans son ouvrage The Trial. La
crainte d'Hayden de voir la culture de la jeunesse sombrer dans un« hédonisme
post-rareté » (post-scarcity hedonism) et devenir socialement passive suggère qu'il
a encore beaucoup à apprendre pour pleinement saisir le sens de l'expression
«au-delà de la rareté » et la nature de la culture de la jeunesse.
26 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

par l'exploitation de classe. De même, l'expression «au-delà de la


rareté » a une signification fondamentale qui dépasse la pure et
simple abondance des moyens d'existence: elle désigne le type
d'existence que ces moyens permettent. Dans une société au-delà
de la rareté, les relations entre les hommes et le psychisme de
l'individu reflèteront pleinement la liberté, la sécurité et l'autono-
mie que cette abondance rend possibles. Une telle société, en un
mot, est l'accomplissement des potentialités sociales et culturelles
que recèle une technologie de l'abondance.
Bien loin d'accorder des «privilèges» aux classes moyennes,
le capitalisme tend à les avilir plus encore que les autres couches
sociales. L'abondance sert au système à faire du petit-bourgeois le
complice de sa propre oppression: d'abord, il le ravale au rang de
marchandise, d'objet lancé sur le marché, puis il intègre ses
besoins mêmes dans le système de la marchandise. Ainsi tyran-
nisée par les vicissitudes du système, la personnalité petite bour-
geoise est totalement dominée par l'insécurité. Ses drogues - des
biens de consommation, encore et encore - sont ses poisons. En
ce sens, rien n'est plus opprimant aujourd'hui que le« privilège »,
•QJ

car le psychisme del' être humain« privilégié » n'est jusqu'en son
•QJ
·o tréfonds que champ ouvert à l'exploitation et à la domination.
0
l/l

w
0
u Mais, par une ironie de la dialectique, il se trouve que le poi-
l/l
c
0
son est aussi l'antidote. La capacité du capitalisme de créer l'abon-
:p
"'Cl dance - drogue qui lui permet d'exercer sa domination - peuple
w
l/l
QJ
d 'étranges images les songes de ses victimes. Traversant le cau-
_J

l.D
ri
chemar de la domination, la vision de la liberté suscite l'intuition
0
N que ce qui est pourrait être autrement si seulement l'abondance
@

..c
était mise au service de l'humain. De même que l'abondance
01
·c
>-
s'insinue dans l'inconscient pour le manipuler, de même l'in-
0.
u
0 conscient s'insinue dans l'abondance pour la libérer. La contra-
diction fondamentale du capitalisme aujourd'hui réside dans la
tension entre ce qui est et ce qui pourrait être - entre la réalité de
la domination et la potentialité de la liberté. La destruction de la
société bourgeoise est en germe dans les moyens mêmes qu'elle
utilise pour se protéger, c'est-à-dire une technologie de l'abon-
INTRODUCTION 27

dance qui, pour la première fois dans l'histoire, est capable de


produire la base matérielle de la libération. Le système est, en un
sens, complice des forces qui le minent. Pour citer Hegel, « il est
trop [tard pour lutter] et chaque remède ne fait qu'aggraver la
maladie3 ».
Si la défense de la société bourgeoise tend à se retourner
contre elle-même, c'est aussi vrai des efforts entrepris pour la
détruire. La plus grande force du capitalisme aujourd'hui réside
dans son aptitude à subvertir les objectifs révolutionnaires par
l'idéologie de la domination. Ce qui lui confère cette force, c'est
que l' «idéologie bourgeoise » n'est pas purement bourgeoise. Le
capitalisme est l'héritier de l'histoire, le légataire de toutes les
énergies répressives des sociétés hiérarchiques précédentes, et
l'idéologie bourgeoise s'est constituée à partir des éléments les
plus anciens de la domination et du conditionnement social -
éléments si anciens, si invétérés, apparemment si indiscutables,
que nous les prenons souvent pour la «nature humaine ». Il n'est
pas d'illustration plus éloquente de la puissance de cet héritage
culturel que la pénétration au plus profond du projet socialiste
•QJ

des valeurs de la hiérarchie, du sexisme et du sacrifice. Ce sont
•QJ
·o ces éléments qui fournissent les enzymes catalyseurs des relations
0
l/l

w
0
u sociales quotidiennes dans la société bourgeoise et aussi dans ce
l/l
c
0
qu'on appelle le «mouvement révolutionnaire ».
:p
"'Cl La hiérarchie, le sexisme et l'esprit de sacrifice ne dispa-
w
l/l
QJ
raissent pas avec l'instauration d'un «centralisme démocra-
_J

l.D
ri
tique », d'un «leadership révolutionnaire», d 'un «État ouvrier »
0
N ou d'une «économie planifiée ». Au contraire, la hiérarchie, le
@

..c
sexisme et l'esprit de sacrifice fonctionnent d'autant mieux que
01
·c
>-
le centralisme se présente comme « démocratique », les diri-
0.
u
0 geants comme « révolutionnaires», l'État comme appartenant
aux «ouvriers » et la production des marchandises comme « pla-
nifiée ». Dans la mesure où le projet socialiste ne reconnaît même

3. G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. d e Bernard Bourgeois,


Paris, Vrin, 2006, p. 467.
28 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

pas l'existence de ces éléments, ni, à plus forte raison, leur rôle
néfaste, la« révolution» elle-même devient la façade de la contre-
révolution. N'en déplaise à Marx, ce qui tend à «dépérir» après ce
type de« révolution», ce n'est pas l'État, c'est la conscience même
de la domination.
En réalité, une large part de ce que la théorie socialiste appelle
«économie planifiée » a déjà été réalisée par le capitalisme; aussi
le capitalisme d'État n'a-t-il guère de mal à adopter comme idéo-
logie officielle des pans entiers de la doctrine marxiste. De plus,
dans les pays capitalistes évolués, le progrès de la technologie a
rendue caduque l'une des plus importantes raisons de l'instaura-
tion d'un «État socialiste», à savoir la nécessité, selon les termes
de Marx et d'Engels, d'« augmenter au plus vite la quantité des
forces productives 4 ».Continuer à ergoter sur l'« économie plani-
fiée » et l'« État socialiste» - notions nées à un stade antérieur du
capitalisme et à un stade inférieur du développement technolo-
gique - relève du crétinisme sectaire. Le projet révolutionnaire
doit s'élargir aux dimensions colossales des possibilités de société
qu'offre notre époque; car si les conditions préalables de la liberté
•QJ

se sont développées bien au-delà des rêves les plus audacieux du
•QJ
·o passé, il en est de même pour la représentation que l'on peut se
0
l/l

w
0
u faire de cette liberté. Parvenus au seuil d'une société au-delà de
l/l
c
0
la rareté, nous voyons mûrir la dialectique du social et se préciser
:p
"'Cl tant ce qu'il faut abolir que ce qu'il faut créer. Nous devons mettre
w
l/l
QJ
fin non seulement aux relations sociales existant dans la société
_J

l.D
ri
bourgeoise, mais aussi à cet héritage de domination qu'ont accu-
0
N mulé des millénaires d'organisation hiérarchique. Ce que nous
@

..c
devons créer à la place de la société bourgeoise, ce n'est pas seu-
01
·c
>-
lement la société sans classes du projet socialiste, mais l'utopie
0.
u
0 non répressive du projet anarchiste.

4. Karl Marx et Friedrich Engels (1848), Le manifeste du Parti communiste,


Paris, 10/18, 1962, p. 44.
INTRODUCTION 29

* * *

Nous avons surtout parlé jusqu'ici de la capacité technologique


de la société bourgeoise, de son potentiel dans la formation d'une
société au-delà de la rareté et de la tension qui résulte entre ce qui
est et ce qui pourrait être. Qu'on n'aille pas s'imaginer cette ten-
sion comme une vague notion flottant parmi d'autres concepts
philosophiques. Cette tension est une réalité, qui s'exprime quoti-
diennement dans la vie de millions de gens. Ne serait-ce qu'intui-
tivement, on commence à trouver intolérables les conditions
sociales, économiques et culturelles d'existence qu'on acceptait
passivement il n'y a guère qu'une dizaine d'années. La montée
tout au long des années 1960 du mouvement de libération des
Noirs, qui a avivé la perception qu'a le peuple noir de tous les
aspects de son oppression, est une preuve explosive de cette évo-
lution. Au mouvement noir s'est joint le mouvement de libération
des femmes, celui de la jeunesse, des enfants, des homosexuels. Il
n'est pour ainsi dire pas de groupe ethnique ou professionnel qui
ne connaisse une effervescence inconcevable pour la génération
•QJ

•QJ
précédente. Le renversement qui fait des «privilèges» d'hier les
·o «droits » d'aujourd'hui se propage de façon quasi vertigineuse
0
l/l
0
w
u parmi les étudiants, les jeunes en général, les femmes, les minori-
l/l
c
0
tés ethniques et, à terme, parmi les couches mêmes sur lesquelles
:p
"'Cl le système s'est traditionnellement appuyé. Mais le concept de
w
l/l
QJ
« droit» lui-même est frappé de suspicion en tant qu'il implique
_J

l.D
ri
une élite condescendante qui octroie ou refuse « droits » et « pri-
0
N vilèges » à des inférieurs. La lutte contre l'élitisme et la hiérarchie
@

..c
en tant que tels supplante la lutte pour les « droits ». Ce n'est plus
01
·c
>-
tant la justice que l'on exige que la liberté. La susceptibilité aux
0.
u
0 abus - même les plus bénins selon les critères antérieurs - atteint
une acuité inimaginable naguère.
L'euphémisme libéral qui désigne cette tension entre le réel et
le potentiel, c'est «la montée des espérances». Mais ce que cette
formule sociologisante est incapable de traduire, c'est que ces
« espérances » vont continuer à «monter » jusqu'à la réalisation
30 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

même de l'utopie. Et cela, pour une raison très simple. Car l'ai-
guillon qui force ainsi ces « espérances » à « monter» - ou plutôt
à grimper avec chaque« droit» nouveau reconnu-, c'est l'irratio-
nalité fondamentale du système capitaliste. Dès lors que la cyber-
nétique et l'automatisation permettent de réduire presque à rien
le travail, rien ne peut apparaître plus inepte à la jeunesse que de
trimer pendant toute une vie. Dès lors que l'industrie moderne
est en mesure de produire l'abondance pour tous, rien n'apparaît
plus pervers aux pauvres que d'avoir à passer toute leur vie dans
la misère. Dès lors qu'existent les ressources qui permettraient
l'égalité sociale, l'assujettissement dans lequel sont maintenus les
minorités ethniques, les femmes et les homosexuels est ressenti
par eux comme un crime. Des contradictions de ce type, on
pourrait en énoncer autant qu'il a surgi de problèmes qui font les
affres actuelles de notre société.
Dans son effort pour maintenir la rareté, le travail, la pauvreté
et la soumission en dépit de la possibilité croissante de dépasser
la rareté et de vivre dans le loisir, l'abondance et la liberté, le capi-
talisme se révèle de plus en plus clairement comme la société la
•QJ

plus irrationnelle, la plus factice de l'histoire. La société apparaît
•QJ
·o désormais comme une force totalement aliénée, autant qu'alié-
0
l/l

w
0
u nante. Elle se pose comme l'« autre», pour ainsi dire, face aux
l/l
c
0
désirs et aux pulsions les plus profonds de l'humanité. De plus en
:p
"'Cl plus largement, le possible détermine et informe l'appréhension
w
l/l
QJ
quotidienne du réel au point que tout ce qui touche à la société -
_J

l.D
ri
et même ses «séductions » - apparaît comme totalement insensé,
0
N comme engendré par un énorme délire collectif.
@

..c
Il n'est guère étonnant dans ces conditions que surgissent des
01
·c
>-
sous-cultures qui prônent, contre l'alimentation synthétique en
0.
u
0 vigueur, l'alimentation naturelle, contre la famille monogamique,
la famille étendue, contre la répression sexuelle, la liberté sexuelle,
contre l'atomisation, le tribalisme, contre la vie urbaine, la vie
communautaire, contre la compétition, l'entraide, contre la pro-
priété, le communisme et, enfin, contre la hiérarchie et l'État,
l'anarchisme. Lacte même de refuser la vie selon les contraintes
INTRODUCTION 31

bourgeoises jette les premiers jalons d'un mode de vie utopique.


La négation devient affirmation: le rejet du présent devient for-
mulation du futur, et cela, au cœur même de la putréfaction du
capitalisme. Fuir le système revient à rentrer dedans - à s'engager
dans une forme de relations sociales tâtonnantes, expérimentales
et encore très ambigües, mais qui sont celles de l'utopie. Pris
comme fin en soi, ce style de vie n'est pas l'utopie; il peut même
être lamentablement inabouti. Mais si on le considère comme une
étape, ce style de vie et les itinéraires qui y conduisent sont indis-
pensables à la redéfinition du révolutionnaire, à l'évaluation
consciente qu'il lui appartient de faire de ce qu'il faudra transfor-
mer s'il veut que la révolution aboutisse. Le révolutionnaire doit
se poser le problème du style de vie s'il tient à préserver son
intégrité et à disposer des ressources psychologiques qui l'empê-
cheront de laisser subvertir le projet révolutionnaire par les
valeurs bourgeoises.

* * *
•QJ

La tension entre le réel et le possible, entre le présent et l'avenir,
•QJ
·o atteint des proportions apocalyptiques avec la crise écologique
0
l/l

w
0
u que nous connaissons. Bien qu'une bonne partie de ce livre traite
l/l
c
0
des problèmes de l'environnement, il convient dès à présent de
:p
"'Cl formuler quelques conclusions générales. Toute tentative pour
w
l/l
QJ
résoudre la crise de l'environnement à l'intérieur du cadre bour-
_J

l.D
ri
geois est à dénoncer comme chimérique. Le capitalisme est
0
N intrinsèquement anti-écologique. La concurrence et l'accumula-
@

..c
tion sont la loi de son fonctionnement, que l'on peut résumer avec
01
·c
>-
Marx comme «la production pour la production ». Toute chose,
0.
u
0 même rare ou sacrée, « a son prix » et est bonne pour le marché.
Une société de ce type traite nécessairement la nature comme
une ressource brute, bonne à être exploitée et pillée. La destruc-
tion du monde naturel ne résulte pas d'une folie mégalomane
mais découle inexorablement de la logique même de la produc-
tion capitaliste.
32 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Il ne faut pas dénoncer à la légère l'attitude schizoïde du public


à l'égard de la technologie, attitude qui associe la terreur et l'es-
poir. Elle exprime en effet instinctivement une vérité fondamen-
tale: cette même technologie, qui pourrait libérer l'être humain
dans une société organisée en vue de satisfaire ses besoins, ne
peut que le détruire dans une société visant uniquement «la
production pour la production». Il est bien certain que l'ambi-
valence manichéenne imputée à la technologie n'est pas un trait
de la technologie comme telle. La capacité de créer et celle de
détruire que recèle la technologie moderne ne sont que les deux
faces de la dialectique sociale, le reflet de la positivité et de la
négativité de la société hiérarchique. S'il y a quelque vérité à
soutenir, comme Marx, que la société hiérarchique fut« histori-
quement nécessaire» afin de «dominer» la nature, on ne doit pas
oublier pour autant que cette notion de «domination de la nature»
est elle-même issue de la domination de l'humain par l'humain.
L'être humain et la nature ont toujours été associés en tant que
victimes de la société hiérarchique. Que l'un comme l'autre soient
aujourd'hui menacés d'un cataclysme écologique est la preuve
•QJ

que les instruments de production ont fini par devenir trop
•QJ
·o puissants pour servir d'instruments de domination.
0
l/l

w
0
u Aujourd'hui, au terme du développement de la société hiérar-
l/l
c
0
chique, il est devenu impossible de réconcilier ses aspects positifs
:p
"'Cl et négatifs. Leur opposition est devenue celle de deux entités
w
l/l
QJ
fondamentalement exclusives l'une de l'autre. Toutes les institu-
_J

l.D
ri
tions et les valeurs de la société hiérarchique ont épuisé leurs
0
N fonctions «historiquement nécessaires». Il n'existe plus aucune
@

..c
rationalité sociale qui justifie la propriété privée et les classes, la
01
·c
>-
monogamie et le patriarcat, la hiérarchie et l'autorité, la bureau-
0.
u
0 cratie et l'État. Ces institutions et ces valeurs, de même que la
ville, l'école et le système des privilèges, touchent à leur terme
historique. Contrairement à Marx, nous n'aurions guère d'objec-
tions à opposer à Bakounine qui disait que les institutions et les
valeurs de la société hiérarchique avaient toujours été «un mal
historiquement nécessaire». Si le verdict de Bakounine peut
INTRODUCTION 33

aujourd'hui nous sembler moralement supérieur à celui de Marx,


c'est que ces institutions ont fini par perdre toute autorité morale5 •
Du même coup, la révolution à venir et l'utopie à laquelle elle
donnera naissance doivent se concevoir comme des touts. Elles
ne sauraient laisser intact aucun aspect de la vie qui aura été
contaminé par la domination6 • De la révolution doit émerger une
société qui transcende toutes les séparations du passé et conviera
chacun à faire de sa vie une expérience multiforme, pleine et
totale.
Je désigne cette utopie par le vocable d'« anarchisme», mais
j'aurais pu aussi bien utiliser l'expression équivalente d'« anar-
cho-communisme ». Ces deux termes dénotent une société sans
État, sans classes et décentralisée, qui dépasse les contradictions
léguées par la société d'appropriation en créant un type nou-
veau, non aliéné, de relation entre les êtres humains. La société
anarchiste ou anarcho-communiste implique l'abolition de la
propriété privée, la répartition des biens en fonction des besoins
des individus, l'élimination complète des relations marchandes,
la rotation des tâches et une réduction décisive du temps consacré
•QJ
...... au travail. Une telle description ne nous donne guère cependant
•QJ
·o
0
l/l
0
u
w 5. D'où l'aspect réactionnaire du projet socialiste qui conserve les concepts
l/l
c de hiérarchie, d'autorité et d 'État comme parties intégrantes de la société post-
0
:p
-a révolutionnaire. Il en découle qu'il garde aussi les concepts de propriété(« natio-
w nalisée») et de classes(« dictature du prolétariat»). Les divers marxistes orthodoxes
l/l
QJ
_J (maoïstes, trotskystes, staliniens, plus tous les hybrides qui combinent ces trois
l.D
ri variétés) médiatisent idéologiquement la positivité et la négativité de l'évolution
0
N sociale globale - cela au moment précis où elles apparaissent plus que jamais
@ comme irréconciliables objectivement.
......
..c
01
6. D'où la signification profondément révolutionnaire du mouvement de
·c libération des femmes qui a mis à nu tant la syntaxe que le système nerveux de la
>-
0.
0 domination. Ce faisant, le mouvement a mis en question la vie quotidienne elle-
u
même et non pas seulement des abstractions telles que la «Société», les «Classes»,
le «Prolétariat». J'exprime ici mes regrets d 'avoir dû utiliser des termes tels que
«l' homme» ou «l' humanité» ainsi que le genre masculin générique dans ce livre.
À moins de recourir à des substituts tels que «gens» ou« individus», mon expres-
sion aurait été bien embarrassée. La langue aussi est à affranchir. (À noter que ce
point a été corrigé, quand le sens le permettait, dans la traduction française.
[NdT])
34 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

que l'anatomie d'une société libre. Elle laisse de côté la physio-


logie de la liberté, entendue dans le sens de processus de com-
munisation. Il lui manque la dimension subjective qui relie la
transformation de la société à la transformation du psychisme.
Il ne fait guère de doute que les anarchistes ont accordé
davantage d'attention aux problèmes subjectifs de la révolution
qu'aucun autre mouvement. Dans une perspective historique,
l'anarchisme apparaît comme l'expression d'une poussée libi-
dinale du peuple, d'une effervescence de l'inconscient social,
qui remonte, sous d'innombrables noms, aux premières luttes
de l'humanité contre la domination et l'autorité. Il est fort peu
lié à une doctrine. Il s'est toujours préoccupé activement de la
vie quotidienne, qu'il s'agisse du style de vie, de la sexualité, de
l'organisation communautaire ou de la libération des femmes.
Son objectif central a toujours été le seul qui puisse donner son
sens à une révolution sociale : reconstruire le monde de sorte que
l'être humain devienne une fin en soi, et la vie humaine, une
expérience merveilleuse et vénérée. Pour la plupart des idéologies
de la gauche radicale, cela n'a été qu'un objectif marginal. Le plus
•QJ

souvent, ces idéologies ont mis l'accent sur des abstractions plutôt
•QJ
·o que sur les êtres humains, réduisant ceux-ci à n'être que des
0
l/l

w
0
u moyens - au nom du «Peuple » et de la « Liberté », bien entendu.
l/l
c
0
La différence entre socialistes et anarchistes se manifeste non
:p
"'Cl seulement par des théories divergentes, mais aussi par des types
w
l/l
QJ
opposés d'organisation et de praxis. Les socialistes, je l'ai déjà fait
_J

l.D
ri
observer, adoptent une organisation hiérarchisée. Au contraire,
0
N les structures organisationnelles des anarchistes reposent sur le
@

..c
concept de «groupe d'affinité», collectivité d'amis intimes qui
01
·c
>-
s'intéressent autant à leurs rapports sur le plan humain qu'à leurs
0.
u
0 objectifs politiques. Par sa forme même, l'organisation anarchiste
transcende l'opposition traditionnelle entre le psychologique et
le social. Lorsque le besoin s'en fait sentir, rien n'empêche les
groupes d'affinité de se coordonner en vastes mouvements - c'est
ainsi que, partant de ces noyaux initiaux, les anarchistes espa-
gnols constituèrent une fédération forte de milliers de membres.
INTRODUCTION 35

Mais ces mouvements offrent cet avantage que le contrôle sur la


grande organisation reste entre les mains des groupes d'affinité
bien plus que des organes de coordination. De même pour l'ac-
tion, il est fait appel au volontariat et à l'autodiscipline et non au
commandement et à la coercition. Dans une telle organisation, la
praxis est libératrice sur le plan individuel autant que sur le plan
social. Par sa nature même, le groupe encourage le révolution-
naire à se révolutionner lui-même.
Cette conception libératrice de la praxis va encore plus loin
avec ce que les anarchistes appellent l'« action directe». On consi-
dère habituellement l'action directe comme une tactique, comme
une méthode pour abolir l'État sans recourir aux institutions et
aux techniques de l'État. Cette interprétation est juste, mais
insuffisante. L'action directe constitue une stratégie révolution-
naire fondamentale, car elle tend à promouvoir l'individuation
des« masses». Elle a pour fonction d'affirmer l'identité du parti-
culier au sein du général. Ses effets psychologiques sont plus
importants encore que ses résultats politiques, car l'action directe
donne aux gens conscience d'eux-mêmes en tant qu'individus qui
•QJ

peuvent infléchir leur propre destinée7.
•QJ
·o Enfin la praxis anarchiste met également l'accent sur la sponta-
0
l/l

w
0
u néité; c'est-à-dire qu'elle est conçue comme un processus interne
l/l
c
0
et non pas externe et manipulé. Quoi qu'en disent ses détracteurs,
:p
"'Cl une telle conception ne fétichise nullement l'« impulsion », quelle
w
l/l
QJ
qu'elle soit. Comme la vie même, la spontanéité peut se manifes-
_J

l.D
ri
ter à différents niveaux et peut être plus ou moins imprégnée de
0
N connaissance, de finesse et d'expérience. Dans une société libre,
@

..c
la spontanéité d'un enfant de trois ans serait difficilement du
01
·c
>-
0.
0
u
7. Ajoutons ici que le slogan «le pouvoir au peuple » ne peut se mettre en
pratique que lorsque le pouvoir, tel que l'exercent les élites, se trouve dissous dans
le peuple. Chaque individu est alors en mesure de diriger sa vie quotidienne. Si
«le pouvoir au peuple » ne signifie rien de plus que « le pouvoir aux leaders du
peuple», alors le peuple reste une masse indifférenciée, manipulable et aussi
dénuée de pouvoir après la révolution qu'avant. En dernière analyse, le peuple ne
saurait avoir le pouvoir avant de disparaître en tant que «peuple».
36 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

même ordre que celle d'une personne de trente ans. Si toutes deux
étaient libres de se développer sans contraintes, le comportement
de la personne de trente ans se baserait sur une personnalité
mieux définie et plus mature. De même, la spontanéité se verrait
façonnée différemment selon les groupes d'affinité, plus ou moins
enrichis par l'expérience et la connaissance.
Mais la spontanéité n'est pas davantage une «technique»
d'organisation que l'action directe n'est une tactique. La croyance
en l'action spontanée s'inscrit dans la croyance plus large en un
développement spontané. Chaque développement singulier doit
être libre de trouver son propre équilibre. La spontanéité est le
contraire du chaos; en libérant les forces internes, elle permet de
découvrir leur principe authentique d'ordre et de stabilité.
J'expose ailleurs comment la spontanéité de la vie sociale converge
avec la spontanéité de la nature pour créer les bases d'une société
écologique. Les principes écologiques qui présidaient au fonc-
tionnement des sociétés organiques se retrouvent dans les prin-
cipes sociaux qui définissent l'utopie. Mais aujourd'hui ces
principes sont l'émanation des progrès matériels et culturels de
•QJ

l'histoire. L'écologie naturelle se fait écologie sociale. L'utopie ne
•QJ
·o ramène pas davantage l'être humain à l'antique immédiateté du
0
l/l

w
0
u contact avec la nature que l'anarcho-communisme ne le ramène
l/l
c
0
au communisme primitif. Dans l'avenir comme à présent, les
:p
"'Cl relations des êtres humains avec la nature passeront toujours par
w
l/l
QJ
l'intermédiaire de la science, de la technique et du savoir. Mais il
_J

l.D
ri
dépend de l'aptitude de chacun à améliorer sa condition sociale
0
N pour que la science, la technique et le savoir apportent à la nature
@

..c
un enrichissement. Ou bien la révolution débouchera sur une
01
·c
>-
société écologique, avec ses enrichissements et son écotechnolo-
0.
u
0 gie, ou bien l'humanité et le monde naturel que nous connaissons
aujourd'hui périront.

* * *
INTRODUCTION 37

En toute époque révolutionnaire se produit une convergence


entre des processus en apparence séparés qui fusionnent pour
donner naissance à une crise sociale explosive. Si 1, époque révo-
lutionnaire que nous vivons nous paraît souvent plus complexe
que les précédentes, c'est que les processus qui sont en train de
converger ont un caractère plus universel que par le passé. Du
point de départ où nous nous trouvons, nous ne possédons aucun
précédent historique sur lequel nous fonder. Aux époques révo-
lutionnaires antérieures, du moins, les catégories institution-
nelles fondamentales restaient fixes: la famille, la religion, la
propriété, le travail et l'État allaient de soi, seules leurs formes
étaient remises en question 8 • La société hiérarchique n'avait pas
encore été jusqu'au bout de ces catégories. L'évolution vers un
système massif et intégré de relations sociales restait à parfaire.
Mais aujourd'hui, cette évolution est parvenue à saturation.
La société hiérarchique ne peut se réclamer d'aucun avenir et
quant à nous, l'alternative se situe entre l'utopie ou l'extinction
en tant que société. Nous sommes dans le même temps si accablés
par les débris du passé et gros de tant de possibilités pour l'avenir
•QJ

que notre sentiment d'étrangeté à l'égard du monde tourne à
•QJ
·o l'angoisse. Le passé et le futur se surimposent à la manière des
0
l/l

w
0
u images latentes dans une double exposition. Le familier est bien
l/l
c
0
là, mais comme dans les posters psychédéliques dont l'écriture
:p
"'Cl revêt l'apparence de membres humains tordus dans tous les sens,
w
l/l
QJ
il se mêle trompeusement à l'étrange. Au moindre déplacement,
_J

l.D
ri
le sens apparent du réel s'inverse. L'apprentissage de la vraie vie
0
N se présente à nous comme le seul mode de survie, le jeu comme
@

..c
le seul mode de travail, l'individuel comme le seul mode de
01
·c
>-
socialité, l'abolition du partage des rôles entre les sexes comme le
0.
u
0 seul mode de sexualité, la tribu comme la seule forme de famille,
la sensualité comme la seule rationalité. Cette intrication de

8. La Révolution russe n'a rien changé à cette situation, ni même d'ailleurs


les révolutions «socialistes» qui ont eu lieu depuis. Les catégories institution-
nelles n'ont pas disparu ; tout au plus ont-elles changé de nom.
38 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

l'ancien et du nouveau, ses invraisemblables renversements, ne


relèvent pas du banal «double jeu» de l'ordre établi; c'est un fait
objectif qui exprime les immenses transformations sociales en
gestation.
Toute époque révolutionnaire, de plus, non seulement ras-
semble des processus apparemment séparés, mais les fait aussi
converger en un point privilégié du temps et de l'espace lorsque
la crise sociale sévit avec le plus d'acuité. Au XVIIe siècle, ce
centre fut l'Angleterre; aux XVIIIe et XIXe siècles, la France; au
début du xxe, la Russie. Le centre de la crise sociale de la fin du
xxe siècle, ce sont les États-Unis - colosse industriel qui assure
plus de la moitié de la production mondiale avec à peine plus de
5 % de la population du globe. C'est la Rome du capitalisme
mondial, la clé de voûte de son arc impérial, son atelier et sa
boutique, le haut lieu de sa magie financière, le temple de sa
culture et son arsenal. C'est également le centre de la contre-
révolution mondiale - et le centre de la révolution sociale qui
peut balayer la société hiérarchique en tant que système histo-
rique étendu au monde entier.
•QJ

Ignorer la position stratégique qu'occupent les États-Unis,
•QJ
·o tant historiquement que géographiquement, serait faire preuve
0
l/l

w
0
u d'un incroyable aveuglement. S'abstenir de tirer toutes les impli-
l/l
c
0
cations de cette position stratégique et d'agir en conséquence
:p
"'Cl serait une négligence criminelle. Les enjeux sont trop élevés pour
w
l/l
QJ
qu'on tolère l'obscurantisme. L'Amérique, il faut le souligner, a la
_J

l.D
ri
société la plus évoluée du monde. L'Amérique, plus que tout autre
0
N pays, est grosse de la crise sociale la plus importante de l'histoire.
@

..c
Il n'est pas un seul des problèmes que soulèvent l'abolition de la
01
·c
>-
société hiérarchique et la construction de l'utopie qui ne se pose
0.
u
0 là en termes plus aigus qu'ailleurs. C'est là qu'on trouve les res-
sources qui permettront d'effacer et de transcender ce que Marx
appelait la « préhistoire» de l'humanité. C'est là également que les
contradictions engendrent les formes de lutte révolutionnaire les
plus avancées. La ruine de l'édifice institutionnel étatsunien ne
résulte pas de je ne sais quelle «perte de vitalité » d 'ordre mys-
INTRODUCTION 39

tique, ni de ses mésaventures impérialistes dans le Tiers-monde,


mais principalement de la surmaturité de son potentiel techno-
logique. Comme un fruit mûr, la structure menace de tomber à
la première secousse. Cette secousse peut provenir du Tiers-
monde, d'une crise économique majeure ou même d'une répres-
sion politique prématurée, mais la chute est inéluctable.
Une crise de cette envergure permet de toucher du doigt les
problèmes fondamentaux de la société hiérarchique dans tous les
aspects de la vie, qu'ils soient individuels ou sociaux, écologiques
ou politiques, matériels ou moraux. Toute critique en acte sape
l'édifice de la nation et de l'empire. Écarter l'expression d'un
mécontentement au nom d'arguments sectaires empruntés à des
époques de conflits sociaux d'un contenu entièrement différent,
c'est de l'aveuglement pur et simple. Dans sa logique ultime, la
lutte de libération des Noirs est la lutte contre l'impérialisme; de
même, la lutte pour l'équilibre écologique est la lutte contre la
production marchande; de même encore, la lutte pour la libéra-
tion des femmes est la lutte pour la liberté humaine.
Il est certain qu'une grande partie de ce mécontentement peut
•QJ

être canalisée par les institutions établies, du moins pour un
•QJ
·o temps. Mais seulement pour un temps. La crise sociale est trop
0
l/l

w
0
u profondément ancrée dans l'histoire mondiale pour que les ins-
l/l
c
0
titutions établies soient en mesure de la contenir. Si le système
:p
"'Cl n'est pas parvenu à assimiler le mouvement noir, les hippies et
w
l/l
QJ
l'effervescence étudiante des années 1960, ce n'est pas par manque
_J

l.D
ri
de moyens ni de souplesse institutionnelle. En dépit des Cassandre
0
N de la « gauche» américaine, ces mouvements ont, dans l'ensemble,
@

..c
rejeté ce que les institutions avaient à leur offrir. Plus exactement,
01
·c
>-
leurs revendications se sont accrues chaque fois que l'une d'entre
0.
u
0 elles était satisfaite. En même temps, ces mouvements gagnaient
en ampleur. Rayonnant à partir de quelques centres urbains
isolés, l'esprit radical des Noirs, des hippies et des étudiants se
répandait à travers le pays et pénétrait dans les lycées aussi bien
que dans les universités, dans les banlieues comme dans les
ghettos, dans les campagnes comme dans les villes.
40 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Contester la valeur de ces mouvements sous prétexte que ceux


qui y participent sont souvent des jeunes blancs des classes
moyennes, c'est faire une pétition de principe. Il n'y a peut-être
pas de meilleur témoignage de l'instabilité de la société bour-
geoise que le nombre de militants révolutionnaires qui pro-
viennent de couches relativement prospères. On oublie trop
volontiers que dans les années 1950 sévissait un autre genre de
Cassandre, la «génération orwellienne », qui dénonçait la fabri-
cation par le système bureaucratique d'une jeunesse américaine
d'un conformisme sans accroc à l'égard du pouvoir en place. À
en croire les prédictions de cette époque, la société bureaucra-
tique trouverait son soutien principal dans les jeunes générations.
La génération vieillissante des années 1930, prétendait-on, serait
le dernier dépositaire des valeurs révolutionnaires et humanistes.
C'est exactement l'inverse qui s'est produit. La génération des
années 1930 s'est révélée l'un des segments les plus opiniâtrement
réactionnaires de la société tandis que les jeunes des années 1960
en devenaient la frange la plus révolutionnaire.
Dans ce paradoxe apparent, la contradiction entre la rareté et
•QJ

le dépassement potentiel de la rareté éclate en une confrontation
•QJ
·o ouverte. Une génération dont la mentalité a été entièrement
0
l/l

w
0
u modelée par la rareté - par la dépression et par l'insécurité des
l/l
c
0
années 1930 - s'oppose à une autre génération dont le psychisme
:p
"'Cl est influencé par la potentialité d'une société au-delà de la rareté.
w
l/l
QJ
Le vrai privilège des jeunes blancs des classes moyennes, c'est de
_J

l.D
ri
rejeter leur faux« privilège ». À l'opposé de leurs parents obsédés
0
N par la dépression, les jeunes se retrouvent désenchantés face à un
@

..c
consumérisme maladif qui apaise mais ne satisfait jamais. Entre
01
·c
>-
les générations, le fossé est bien réel. Il manifeste un fossé objec-
0.
u
0 tif qui sépare de plus en plus l'Amérique d'aujourd'hui de sa
propre histoire d'un passé qui devient archaïque. Il reste certes à
l'enterrer, mais une génération est apparue qui pourrait bien être
celle des fossoyeurs.
Reprocher à cette génération ses« origines bourgeoises », c'est
se comporter comme ces crétins qui ne se rendent pas compte que
INTRODUCTION 41

leurs propos les plus sérieux ne soulèvent que les rires. Quiconque
vit dans une société bourgeoise a des «origines bourgeoises»,
qu'il soit ouvrier ou étudiant, jeune ou vieux, Noir ou Blanc.
Dans quelle mesure on devient un bourgeois, cela dépend exclu-
sivement de ce qu'on accepte de la société bourgeoise. Dès lors
que les jeunes rejettent la consommation, la morale du travail, la
hiérarchie et l'autorité, ils sont plus «prolétariens» que le prolé-
tariat - et cette absurdité sémantique devrait nous encourager à
enterrer les restes desséchés de l'idéologie socialiste en même
temps que ce passé archaïque dont elle est l'émanation.
Si, pourtant, une telle absurdité retient encore l'attention
aujourd'hui, c'est en raison de l'anémie du projet révolutionnaire
aux États-Unis. Les révolutionnaires étatsuniens doivent encore
trouver le discours adéquat face aux problèmes de l'Amérique.
Les problèmes du « Premier monde » ne sont pas ceux du Tiers-
monde; et l'on ne saurait mettre en relation les uns et les autres
par un retour à des idéologies qui ont des préoccupations du
XIXe siècle. Dans la mesure où les révolutionnaires étatsuniens
empruntent directement leurs schémas et leurs slogans à l'Asie et
•QJ

à l'Amérique latine, ils font un tort considérable au Tiers-monde.
•QJ
·o Ce dont le Tiers-monde a besoin, c'est d'une révolution aux États-
0
l/l

w
0
u Unis et non de sectes isolées et incapables de modifier le cours
l/l
c
0
des choses. Mettre en œuvre cette révolution serait la manifesta-
:p
"'Cl tion la plus efficace qui soit d 'internationalisme et de solidarité
w
l/l
QJ
avec les peuples opprimés du reste du monde; et cela impliquerait
_J

l.D
ri
une démarche théorique et pratique qui affronte les problèmes
0
N spécifiques des États-Unis. Un révolutionnaire étatsunien ne peut
@

..c
qu'être internationaliste du fait de la position que l'Amérique
01
·c
>-
occupe dans le monde; aussi n' éprouvé-je aucun besoin de m'ex-
0.
u
0 cuser de l'intérêt que je porte à ce pays.
Les articles qui forment ce recueil doivent être considérés
comme un tout. Ce qui les unit est essentiellement l'idée que
les rêves de libération les plus visionnaires sont aujourd'hui
devenus d'une nécessité irréfutable. Tous les articles sont écrits
selon la perspective que la société hiérarchique, après plusieurs
42 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

millénaires sanglants, a finalement atteint le point culminant de


son développement. Le problème de la rareté, duquel a émergé
les formes de propriété, de classes, l'État et tout l'attirail culturel
de domination, peut à présent être résolu par une société d'après-
rareté. En atteignant le point où la rareté peut être éliminée, nous
découvrons qu'une société d'après-rareté n'est pas seulement
désirable ou possible, mais qu'elle est absolument nécessaire si
la société entend survivre. Le développement primordial des
préconditions matérielles pour la liberté rend l'accomplissement
de la liberté une nécessité sociale.

* * *

Si l'humanité veut vivre une relation équilibrée avec la nature,


nous devons nous tourner vers l'écologie pour définir les lignes
essentielles sur comment le futur devrait être organisé. À nou-
veau, nous découvrons que ce qui est désirable est aussi néces-
saire. Le désir humain pour l'expression spontanée, pour ne pas
refouler, pour la diversité des expériences et des environnements
•QJ

qui nous entourent et pour un milieu adapté à l'échelle humaine
•QJ
·o doit aussi être réalisé pour parvenir à un équilibre écologique. Les
0
l/l

w
0
u problèmes écologiques de notre vieille société révèlent donc les
l/l
c
0
méthodes qui permettront de façonner la nouvelle. L'intuition
:p
"'Cl qui dit que tous ces processus convergent vers une manière de
w
l/l
QJ
vivre entièrement nouvelle se trouve confirmée de la manière la
_J

l.D
ri
plus concrète dans la culture jeune. La génération montante, qui
0
N a été largement épargnée par la psychose de la rareté propre à ses
@

..c
parents, a anticipé le développement qui nous attend. Dans les
01
·c
>-
manières de penser et les pratiques des jeunes, qui vont du triba-
0.
u
0 lisme jusqu'à l'affirmation radicale de la sensualité, on trouve les
configurations culturelles qui pointent vers une utopie future.

* * *
INTRODUCTION 43

Si je consacre l'essentiel de mes analyses à ce qui est nouveau dans


l'évolution actuelle de la société, ce n,est absolument pas que
j'ignore pour autant ce qui est ancien. L'exploitation, le racisme,
la pauvreté, la lutte des classes et l'impérialisme continuent de
sévir autour de nous et, à bien des égards, leur emprise sur la
société est même plus forte que jamais. De telles questions ne
disparaîtront évidemment pas de la théorie et de la pratique
révolutionnaires avant d,avoir été définitivement réglées. Je ne
m'estime toutefois pas en mesure d'apporter grand-chose de neuf
à l'analyse de ces problèmes, dont tant d'autres ont déjà traité en
profondeur. Si, en revanche, j'insiste sur la problématique de
l'utopie, c'est qu'on n'a encore presque pas examiné notre époque
sous l'angle de ses potentialités. Si on ne s'efforce pas d'explorer
celles-ci plus avant, ce sont les problèmes traditionnels du mou-
vement d'extrême gauche eux-mêmes que nous aborderons de
façon erronée - traditionnelle, précisément. Notre appréhension
du familier s'en trouvera faussée. Même si les problèmes de l'alié-
nation n'éliminent pas ceux de l'exploitation, l'évolution de
ceux-ci est profondément conditionnée par l'évolution de ceux-là.
•QJ

Expliquons ce point par un exemple. Le mouvement ouvrier
•QJ
·o traditionnel ne réapparaîtra jamais. En dépit de quelques révoltes
0
l/l

w
0
u de la base, les revendications de salaire sont en général trop bien
l/l
c
0
endiguées par le syndicalisme bourgeois pour servir de base à un
:p
"'Cl renouveau des anciennes formes socialistes d'associations de
w
l/l
QJ
travailleurs. Il se peut fort bien que les ouvriers constituent des
_J

l.D
ri
organisations radicales pour arracher par la lutte des transforma-
0
N tions qualitatives de leur existence et de leur travail - et, en fin de
@

..c
compte, la gestion ouvrière de la production. Mais ils ne consti-
01
·c
>-
tueront ce type d'organisations que lorsqu'ils percevront la même
0.
u
0 tension entre le réel et le possible que tant de jeunes ressentent
aujourd'hui. Je crois qu'il leur faudra changer de valeurs à bien
des égards, et pas seulement en ce qui concerne l'usine mais aussi
la vie quotidienne. C'est seulement lorsque les problèmes de la vie
l'emporteront sur ceux de l'usine que ceux-ci se fondront dans
ceux-là. Alors un jour peut-être, la grève économique deviendra
44 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

grève sociale et débouchera sur un assaut massif contre la société


bourgeoise.
Les jeunes des milieux ouvriers sont de plus en plus sensibi-
lisés aux mœurs et aux valeurs des jeunes de la classe moyenne et
c'est là un des signes les plus prometteurs de la perméabilité de
l'usine aux idées révolutionnaires. Sitôt qu'il a pris racine quelque
part, le progrès culturel, tout comme le progrès technique, se
répand irrésistiblement, surtout parmi des gens dont l'esprit n'a
pas été endurci par l'âge et le conditionnement. La culture des
jeunes, cette liberté des sens et de l'esprit, a un pouvoir inné de
séduction. Sa diffusion dans les écoles secondaires et même élé-
mentaires est l'un des phénomènes sociaux les plus subversifs du
monde actuel.
Les textes de ce livre marquent une élaboration approfondie
des idées soulevées dans les pages précédentes. Ils mettent un
accent nouveau sur des questions de liberté, d'environnement,
des rôles sexuels et des modes de vie, de même qu'ils avancent de
larges alternatives utopiques à l'ordre social actuel. Porter une
attention particulière à ces questions, j'en suis convaincu, est
•QJ

absolument indispensable au développement du projet révolu-
•QJ
·o tionnaire aux États-Unis.
0
l/l

w
0
u La plupart des articles ont été écrit entre 1965 et 1968, soit il y
l/l
c
0
a quelques années si l'on regarde le calendrier, mais il y a des
:p
"'Cl siècles idéologiquement parlant. Le mouvement hippie commen-
w
l/l
QJ
çait à peine quand « Écologie et pensée révolutionnaire» a été
_J

l.D
ri
publié, et la désastreuse convention de la SDS de juin 1969 n'avait
0
N pas encore eu lieu quand la rédaction d'« Écoute, camarade! » s'est
@

..c
achevée. La plupart des articles ont été publiés dans la revue
01
·c
>-
Anarchos en tant que pamphlet de ce même collectif. Quelques-
0.
u
0 uns ont été publiés dans des publications alternatives ou republiés
dans des revues de la «Nouvelle gauche». À part certaines sup-
pressions et l'ajout de quelques paragraphes, la majorité de mes
modifications n'ont été que stylistiques.
Un article, «Les formes de la liberté », a été passablement
modifié, pour ôter toute mauvaise interprétation de mes considé-
INTRODUCTION 45

rations sur les conseils ouvriers. Que ces formes soient néces-
saires pour remplacer le modèle économique et gérer celui-ci en
période post-révolutionnaire est un point de vue que j'ai promu
pendant des années - avec la condition, bien sûr, que ces conseils
(je préfère le terme« comité d'usine») soient entièrement contrô-
lés par des assemblées de travailleurs. À l'origine, cet article
limitait la discussion sur les conseils ouvriers à une critique de
leurs défauts en tant qu'organe législatif. En réécrivant des parties
de «Les formes de la liberté», j'ai essayé de séparer la fonction
administrative de ces organes de celle de la création de loi.
La dédicace de ce livre à Josef Weber et Allan Hoffman est
plus qu'un simple geste sentimental envers deux de mes plus
proches camarades. Josef Weber, un révolutionnaire allemand
décédé en 1958 à l'âge de 58 ans, a formulé il y a plus de vingt ans
les grandes lignes du projet utopique développé ici. Il était égale-
ment pour moi un lien vivant avec tout ce qui était essentiel et
libertaire dans la grande tradition du socialisme allemand à
l'époque préléniniste. D'Allan Hoffman, dont la mort dans un
accident de camion cette année à l'âge de 28 ans fut une perte
•QJ

irremplaçable pour le mouvement communal en Californie, j'ai
•QJ
·o acquis un sens plus large de la globalité recherchée par la contre-
0
l/l

w
0
u culture et les mouvements de révolte des jeunes.
l/l
c
0
Je dois beaucoup à mes frères et sœurs du groupe Anarchos
:p
"'Cl pour cette perpétuelle fertilisation croisée d'idées, ainsi que pour
w
l/l
QJ
la chaleur de vraies relations humaines. Dans un sens, les élé-
_J

l.D
ri
ments de valeur de ce livre puisent leur inspiration dans l'enga-
0
N gement de bon nombre de gens que je connais dans le Lower East
@

..c
Side à New York, à !'Alternative U et dans des groupes et des
01
·c
>-
collectifs à travers tout le pays.
0.
u
0 À eux: Salud !

New York
Août-octobre 1970
Au-delà de la rareté
(1967-1968)

Conditions préalables et possibilités


Toutes les révolutions du passé qui ont réussi ont été des révolu-
tions particularistes de classes minoritaires qui cherchaient à
faire prévaloir leurs intérêts propres sur ceux de la société dans
son ensemble. Les grandes révolutions bourgeoises des temps
modernes ont offert une idéologie de reconstitution politique
radicale, mais en réalité elles ont confirmé la domination sociale
•QJ

de la bourgeoise, donnant une expression politique officielle à
•QJ
·o l'ascendant économique du capital. Les notions hautaines de
0
l/l

w
0
u «nation », de «citoyen libre », d'« égalité devant la loi» ont dissi-
l/l
c mulé la réalité quotidienne marquée par l'État centralisé, des
0
:p
"'Cl
êtres humains isolés et atomisés et la domination de l'intérêt
w
l/l
QJ
bourgeois. Malgré leurs revendications idéologiques radicales, les
_J

l.D
ri
révolutions particularistes ont remplacé la domination d'une
0
N classe par une autre, un système d'exploitation par un autre, un
@

..c
système de labeur par un autre et un système de répression psy-
01
·c
>-
chologique par un autre.
0.
u
0 Ce qui est unique dans l'époque où nous vivons, c'est que la
révolution de type particulariste a été remplacée par la possibilité
d'une révolution généralisée - complète, et qui bouleverserait

Traduction de Daniel Blanchard et Helen Arnold de« Post-Scarcity Anarchism »,


révisée et complétée par Vincent Gerber [NdÉ].
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 47

toutes les structures. La société bourgeoise, si tant est qu'elle a


réussi autre chose, a réussi à révolutionner les moyens de produc-
tion à une échelle sans précédent. Cette révolution de la techno-
logie, culminant dans la cybernétique, a créé les bases objectives,
quantitatives, d'un monde qui ne connaîtrait pas la domination
de classe, l'exploitation, le labeur et les besoins matériels. Il existe
désormais les moyens nécessaires au développement de l'être
humain entier, de l'humain complet, libéré de la culpabilité des
conséquences qu'entraînent des méthodes d'instruction autori-
taires; de l'humain qui s'abandonne au désir et la saisie sensuelle
du merveilleux. Il est maintenant possible de concevoir l'expé-
rience humaine future en termes de processus cohérents par
lesquels les bifurcations de la pensée et de l'activité, de l'esprit et
de la sensualité, de la discipline et de la spontanéité, de l'indivi-
dualité et de la communauté, de l'humain et de la nature, de la
ville et de la campagne, de l'éducation et de la vie, du travail et
du jeu sont toutes résolues, harmonisées et organiquement mariées
dans un règne de la liberté qualitativement nouveau. Autant la
révolution particulariste a produit une société particulariste et
•QJ

divisée, autant la révolution généralisée peut générer une com-
•QJ
·o munauté organiquement unifiée et aux multiples facettes. La
0
l/l

w
0
u grande blessure ouverte par la société de propriété sous la forme
l/l
c
0
de la «question sociale» peut désormais être guérie.
:p
"'Cl Il est évident que la liberté doit être conçue en termes humains
w
l/l
QJ
et non en termes qui s'appliquent à l'animal - en termes de vie et
_J

l.D
ri
non de survie. Les hommes ne brisent pas leurs chaînes d'esclave
0
N et ne deviennent pas pleinement humains en se défaisant de la
@

..c
domination sociale et en obtenant la liberté dans sa forme abs-
01
·c
>-
traite. Ils doivent aussi être libres concrètement : libres du besoin
0.
u
0 matériel, du labeur, du fardeau de devoir dévouer la plus grande
part de leur temps - et donc évidemment la plus grande partie
de leur vie - à lutter contre le besoin. La grande contribution
de Karl Marx à la théorie moderne de la révolution consiste
en son énumération des conditions matérielles préalables à la
liberté humaine, dans son insistance quant au fait que la liberté
48 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

présuppose du temps libre et l'abondance matérielle, de manière


à ce qu'on puisse abolir le temps libre en tant que privilège social.
Il faut ajouter que les conditions préalables de la liberté ne
doivent pas être confondues avec les conditions de la liberté. La
possibilité de libération ne constitue pas la réalité de libération.
Les progrès de la technologie, qui sont en soi positifs, n'en ont pas
moins un côté clairement négatif et socialement régressif. S'il est
certain que les progrès de la technologie augmentent le potentiel
historique de la liberté, il est également vrai que le contrôle exercé
par la bourgeoisie sur la technologie consolide l'organisation
établie de la société et de la vie quotidienne. La technologie et
les ressources issues de l'abondance donnent au capitalisme les
moyens d'intégrer de larges sections de la société dans le système
hiérarchique et autoritaire aujourd'hui établi. Elles apportent
au système l'armement, les appareils de détection et les médias
de propagande utilisables autant contre les menaces ennemies
que dans la réalité de la répression massive quotidienne. De
par leur nature centralisatrice, les ressources issues de l' abon-
dance renforcent les tendances au monopole, à la centralisation
•QJ

et à la bureaucratisation dans la sphère politique. En résumé,
•QJ
·o elles apportent à l'État des moyens historiquement sans précé-
0
l/l

w
0
u dents pour manipuler et mobiliser la totalité de l'environnement
l/l
c
0
naturel - et cela pour perpétuer la hiérarchie, l'exploitation et
:p
"'Cl l'absence de liberté.
w
l/l
QJ
Cependant, il faut insister sur le fait que cette manipulation
_J

l.D
ri
et cette mobilisation de l'environnement est extrêmement pro-
0
N blématique et contient de nombreux germes de crises. Loin
@

..c
d 'entraîner une pacification (car on peut difficilement parler ici
01
·c
>-
d'une harmonisation), les tentatives de la société bourgeoise pour
0.
u
0 s'assurer le contrôle de l'exploitation de l'environnement, aussi
bien naturel que social, ont des conséquences dévastatrices. De
nombreux volumes ont été écrits sur la pollution de l'atmosphère
et des voies d'eau, sur la destruction du tapis forestier et du sol,
sur les matières toxiques dans les aliments et les liquides. Plus
menaçantes encore, en raison de leurs conséquences ultimes, sont
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 49

la pollution et la destruction de l'écologie nécessaire à la vie d'un


organisme aussi complexe que celui de l'être humain. La concen-
tration des déchets radioactifs dans les organismes vivants est
une menace pour la santé et le patrimoine génétique de la presque
totalité des espèces. La contamination mondiale par les pesticides
qui empêchent la production d'oxygène chez le plancton ou par
le niveau quasiment toxique du plomb provenant des gaz d' échap-
pement sont autant d'exemples d'une pollution durable qui
menace l'intégrité biologique de toutes les formes avancées de la
vie - l'être humain inclus.
De façon non moins alarmante, nous devons drastiquement
revoir nos notions traditionnelles de ce que constitue un envi-
ronnement polluant. Quelques décennies en arrière, il aurait
été absurde de décrire le dioxyde de carbone et la chaleur en
tant que polluants au sens habituel du terme. À présent, les
deux pourraient bien se profiler comme de sérieuses sources
de déséquilibres écologiques futurs et représenter une menace
majeure pour la stabilité de la planète. En tant que résultat des
activités domestiques et industrielles de combustion, la quantité
•QJ

de dioxyde de carbone dans l'atmosphère s'est accrue de près de
•QJ
·o 25 % en une centaine d'années, et elle pourrait bien doubler d'ici
0
l/l

w
0
u la fin du siècle. Le fameux «effet de serre» que l'accroissement
l/l
c
0
de la quantité de ce gaz devrait produire est discutée dans les
:p
"'Cl médias: comme on le suppose, le gaz va probablement empêcher
w
l/l
QJ
l'évacuation de la chaleur de la planète dans l'espace, causant
_J

l.D
ri
une élévation générale des températures qui fera fondre les glaces
0
N polaires, ce qui produira l'inondation de vastes zones côtières.
@

..c
La pollution thermale, qui est principalement le résultat des
01
·c
>-
eaux chaudes déchargées par les centrales nucléaires et conven-
0.
u
0 tionnelles, a eu des effets désastreux sur l'écologie des lacs, des
rivières et des estuaires. Une augmentation de la température
des eaux ne va pas seulement porter atteinte aux activités phy-
siologiques et reproductives des poissons, mais aussi amener la
prolifération des algues, qui représentent déjà un gros problème
dans les voies fluviales.
50 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Écologiquement, l'exploitation et la manipulation dont la


bourgeoisie est responsable sont en train de saper la capacité
même de la terre d'entretenir des formes de vie avancées. La crise
est en train de s'aggraver par le fort accroissement de la pollution
de l'air et de l'eau, par une accumulation croissante des déchets
non dégradables, des résidus de plomb, des pesticides et des
additifs alimentaires toxiques; par l'expansion des villes en de
vastes ceintures urbaines; par l'accroissement du stress dû aux
embouteillages, au bruit et à ce mode de vie de m asse ; et par les
cicatrices gratuites infligées à la terre en raison de l'exploitation
minière, de la déforestation et de la spéculation immobilière.
Finalement, la terre a été pillée en quelques décennies à une
échelle sans précédent dans toute l'histoire de la présence de
l'espèce humaine sur la planète.
Socialement, cette exploitation et cette manipulation bour-
geoise ont conféré à la vie quotidienne le caractère d'une insup-
portable torture en raison de son vide et de son ennui. Au fur et
à mesure que la société était transformée en usine et en marché,
les raisons de vivre étaient réduites à la production pour la pro-
'2 duction - et la consommation pour la consommation1•
•QJ
·o
0
l/l
~ La dialectique de la rédemption
l/l

~ Existe-t-il une dialectique de la rédemption, une dialectique


~ rédemptrice qui pourrait guider le développement de la société
l/l
~ dans la direction d'une société anarchiste dans laquelle les gens
l.D
c; retrouveraient un contrôle complet sur leur vie quotidienne? Ou
N
@

..c
01
·c 1. Il vaut la peine de remarquer ici que l'apparition de la« société de consom-
>-
0.
0 mation» nous fourn it à l'évidence u n exemple frappant de différence entre le
u
capitalisme industriel du temps de Marx et le capitalisme d 'État contemporain.
Selon Marx, le capitalisme, en tant que système organisé à partir du principe de
la «production pour la production », aboutit à la misère économique croissante
du prolétariat. La« p roduction pour la production » a pour corollaire aujourd'hui
la «consommation pour la consommation », dans laquelle la misère croissante
prend un caractère spirituel plutôt qu'une forme proprement économique - c'est
la privation de vie, le dépérissement faute de vie.
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 51

est-ce que la dialectique sociale trouve sa fin avec le capitalisme


industriel, ses possibilités se retrouvant bloquées par l'utilisation
d'une technologie avancée et utilisée à des fins répressives et
cooptatives ?
Il nous faut ici prendre en considération les limites du marxisme,
projet qui ancrait - et c'est compréhensible qu'il en ait été ainsi dans
une période de pénurie matérielle - la dialectique sociale et les
contradictions du capitalisme dans le seul champ de l'économie.
Cela a été dit, Marx examine les conditions préalables pour se
libérer, et non les conditions de libération elles-mêmes. La cri-
tique marxiste est enracinée dans le passé, dans une ère de besoin
matériel et de développement technologique relativement limité.
Même sa théorie humaniste de l'aliénation tourne principalement
autour de la question du travail et de l'aliénation de l'humain du
produit de son labeur. Aujourd'hui cependant, le capitalisme
parasite notre futur, c'est un vampire qui survit grâce à la tech-
nologie et sur les ressources de la liberté. Le capitalisme industriel
de l'époque de Marx organisait ses rapports marchands autour
du système qui prévalait alors, celui de la rareté matérielle, tandis
•QJ

que le capitalisme d'État d'aujourd'hui les organise autour d'un
•QJ
·o système d'abondance matérielle. Il y a un siècle, la pénurie était
0
l/l

w
0
u une chose qu'on était forcé de supporter; aujourd'hui, on est forcé
l/l
c
0
de la maintenir par la contrainte - d'où l'importance prise par
:p
"'Cl l'État dans l'ère où nous vivons. Le capitalisme moderne n'a pas
w
l/l
QJ
résolu ces contradictions2 ni mis fin à cette dialectique sociale. Ce
_J

l.D
ri
sont plutôt elles qui se sont étendues du domaine économique à
0
N celui des hiérarchies présentes dans la société, du domaine « his-
@

..c
torique » abstrait vers les détails infimes de la vie de tous les jours,
01
·c
>-
de l'arène de la survie à celle de la vie.
0.
u
0 La dialectique de l'État capitaliste bureaucratique est née de la
contradiction entre le caractère répressif de la société marchande

2. Les contradictions économiques du capitalisme n'ont pas disparu, mais le


système peut planifier de telle manière que celles-ci n'ont plus le caractère explo-
sif qu'elles avaient à l' époque.
52 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

et l'énorme potentiel libérateur ouvert par les avancées techno-


logiques. Cette contradiction oppose également l'organisation
exploiteuse de la société au monde naturel - un monde qui inclut
non seulement l'environnement naturel, mais aussi la« nature»
humaine: ses impulsons issues d'Éros. La contradiction qui
existe entre des sociétés organisées selon le principe de l'exploi-
tation et l'environnement naturel va bien au-delà de toute coop-
tation : l'atmosphère, les voies d'eau, le sol et l'écologie qu'exige
la survie de l'espèce humaine ne peuvent se voir rachetés par des
réformes, des concessions ou des modifications des stratégies
politiques. Il n'y a pas de moyens technologiques assez puissants
pour reproduire l'oxygène de l'atmosphère en quantité suffisante
pour maintenir la vie sur cette planète. Il n'existe rien qu'on
puisse substituer au système hydrologique de la terre. Il n'existe
pas de techniques capables d'éliminer la pollution massive que
produisent dans l'environnement les isotopes radioactifs, les
pesticides, les déchets de plomb et de pétrole. Il n'y a rien non
plus qui laisse penser que la société bourgeoise va modérer dans
un futur proche sa perturbation des processus écologiques vitaux,
•QJ

son exploitation des ressources naturelles, son utilisation de
•QJ
·o l'atmosphère et des cours d'eau en tant que décharges pour ses
0
l/l

w
0
u déchets ou son mode cancérigène d'urbanisation et d'exploitation
l/l
c
0
de la terre.
:p
"'Cl On observe une contradiction encore plus flagrante entre la
w
l/l
QJ
mutation de la société à des fins d'exploitation et les pulsions
_J

l.D
ri
érotiques humaines - une contradiction qui se manifeste par la
0
N banalisation et l'appauvrissement des expériences vécues, dans
@

..c
une société de masse, impersonnelle et manipulée par la bureau-
01
·c
>-
cratie. Des impulsions humaines qui ont leur origine dans Éros
0.
u
0 peuvent être réprimées et sublimées, mais elles ne peuvent jamais
être éliminées. Elles sont renouvelées à chaque naissance d'un
être humain et à chaque nouvelle génération. Il n'est donc pas
surprenant que ce soit aujourd'hui la jeunesse, plus que tout autre
classe économique ou couche sociale, qui énonce les impulsions
vitales dont est dépositaire la nature de l'humanité - les demandes
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 53

pressantes du désir, de la volupté, et l'attrait pour le merveilleux.


Ainsi, la matrice biologique, de laquelle la société hiérarchique a
émergé il y a bien longtemps, fait sa réapparition à un autre
niveau dans une ère qui marque la fin de la hiérarchie. Mais
aujourd'hui, cette matrice est saturée par un phénomène social.
À moins de manipuler le protoplasme même dans l'embryon
humain, on ne pourra annuler les impulsions de vie, si ce n'est
bien entendu en annihilant l'humain lui-même.
Les contradictions à l'intérieur du capitalisme d'État bureau-
cratique imprègnent toutes les formes hiérarchiques surdévelop-
pées par la société bourgeoise. Les formes hiérarchiques qui ont
alimenté pendant si longtemps le développement d'une société
basée sur la propriété et qui ont facilité ses progrès - État, cité,
économie centralisée, bureaucratie, famille patriarcale, ordina-
tion du marché - ont maintenant atteint leurs limites historiques.
Elles ont épuisé leur fonction sociale en tant que moyen stabili-
sateur. La question n'est pas de savoir si ces formes hiérarchiques
ont toujours été «progressives» dans le sens marxiste du terme.
Comme l'écrit Raoul Vaneigem: «Mais peut-être ne suffit-il pas
•QJ

de dire que le pouvoir hiérarchisé protège l'humanité depuis des
•QJ
·o millénaires comme l'alcool protège le fœtus en l'empêchant de
0
l/l

w
0
u pourrir ou de croître 3• » Aujourd'hui, ces formes constituent la
l/l
c
0
cible de toutes les forces révolutionnaires qu'engendre le capita-
:p
"'Cl lisme moderne. Quelle que soit la conséquence ultime des formes
w
l/l
QJ
hiérarchiques - catastrophe nucléaire ou désastre écologique,
_J

l.D
ri
selon le point de vue - il n'en reste pas moins que ces formes sont
0
N une menace, désormais, à la survie même de l'humanité.
@

..c
Avec le développement de formes hiérarchiques en quelque
01
·c
>-
chose qui menace jusqu'à l'existence même de l'humanité, la
0.
u
0 dialectique sociale, loin d'être effacée, acquière une dimension
nouvelle. Elle pose la «question sociale» d'une façon entièrement
nouvelle. Alors qu'auparavant, comme l'a souligné Marx, l'être

3. Raoul Vaneigem, «Banalités de base (II) », Internationale Situationniste,


n° 8, janvier 1963, p. 34.
54 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

humain devait se rendre maître des conditions de sa survie pour


pouvoir vivre, il doit maintenant se rendre maître des conditions
de la vie pour pouvoir survivre. En raison de cette inversion de
la relation entre survie et vie, la révolution prend un sens et une
urgence entièrement nouveaux. Nous n'avons plus en face de nous
le fameux choix que propose Marx, celui du socialisme ou de la
barbarie ; nous avons en face de nous le choix bien plus radical
entre l'anarchisme et l'anéantissement. Les problèmes des besoins
essentiels et de la survie ne font plus qu'un avec les questions de
la liberté et de la vie. Ils se passent désormais de toute médiation
théorique, d'étapes de« transition», d'organisations centralisées,
pour faire le lien entre ce qui existe et ce qui est possible. Le
possible, en fait, est maintenant la seule chose qui peut exister.
C'est pourquoi les problèmes de transition, dont les marxistes ont
débattu pendant près d'un siècle, sont éliminés non pas seule-
ment par l'avancée technologique, mais par la dialectique sociale
elle-même. Les problèmes de la reconstruction sociale ont été
réduits à des éléments pratiques qui peuvent être résolus sponta-
nément par des actes de société auto-libérateurs.
•QJ

La révolution, de ce fait, acquiert non seulement un nouveau
•QJ
·o sens de l'urgence; elle permet encore des espérances nouvelles.
0
l/l

w
0
u On découvre, dans le tribalisme des hippies, dans les styles de vie
l/l
c
0
marginaux, dans la sexualité libre de millions de jeunes, dans les
:p
"'Cl groupes d'affinité des anarchistes, des formes d'affirmation qui
w
l/l
QJ
font immédiatement suite à des actes de négation et de refus.
_J

l.D
ri
L'inversion de la « question sociale» entraîne aussi une inversion
0
N de la dialectique sociale; un « oui » surgit automatiquement et
@

..c
simultanément avec un «non» .
01
·c
>-
Les solutions trouvent leur point de départ dans les pro-
0.
u
0 blèmes. Quand il arrive au cours de l'histoire que l'État, la cité, la
bureaucratie, l'économie centralisée, la famille patriarcale et le
marché atteignent leurs limites historiques, ce qui est posé, ce
n'est plus une transformation des formes, mais la négation abso-
lue de toutes les formes hiérarchiques en tant que telles. La néga-
tion absolue de l'État, c'est l'anarchisme - une situation dans
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 55

laquelle les hommes libèrent non seulement 1'« histoire», mais


toutes les circonstances et conditions immédiates de leur vie
quotidienne. La négation absolue de la cité, c'est la communauté
- une communauté humaine dans laquelle l'environnement
social est décentralisé dans des communautés souples dans leurs
articulations et équilibrées écologiquement. La négation absolue
de la bureaucratie, ce sont des relations immédiates, par opposi-
tion à des relations médiates, par intermédiaires - soit une situa-
tion dans laquelle le principe de représentation (par le vote, les
élections, etc.) est remplacé par des relations de face à face dans
l'assemblée générale d'individus libres. La négation absolue de
l'économie centralisée, c'est une éco-technologie au niveau régio-
nal - une situation dans laquelle les instruments de production
sont directement accordés sur les ressources écologiques. La
négation absolue de la famille patriarcale, c'est une sexualité
libérée - dans laquelle toutes les formes de réglementation de la
sexualité sont transcendées dans l'expression spontanée et sans
entrave de l'érotisme entre êtres égaux. La négation absolue de
l'organisation en marché, c'est le communisme - dans lequel
•QJ
...... l'abondance collective et la coopération transforme le travail en
•QJ
·o jeu et le besoin en désir.
0
l/l
0
u
w
l/l
c
0
Spontanéité et utopie
:p
-a
w Ce n'est pas par hasard qu'à un moment donné de l'histoire, où
l/l
QJ
_J le pouvoir hiérarchique et la manipulation ont atteint les propor-
l.D
ri
0 tions les plus menaçantes, soit remis en question les concepts
N
@ mêmes de hiérarchie, de pouvoir et de manipulation. Cette
......
..c
01
remise en question provient d'une redécouverte de la spontanéité
·c
>-
0. et de son importance - redécouverte favorisée par l'écologie, par
0
u une conception croissante du développement personnel et par
une compréhension neuve du processus révolutionnaire dans la
société.
Ce que l'écologie nous a montré, c'est que dans la nature
l'équilibre est obtenu par la variation organique et la complexité,
56 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

non par l'homogénéité et la simplification. Par exemple, plus la


flore et la faune d'un écosystème sont variées, plus la population
d'un fléau potentiel (insectes ou animaux) restera stable. Plus on
diminue la diversité de l'environnement, plus la population de ce
fléau potentiel sera capable de fluctuer, échappant vraisemblable-
ment à tout contrôle en fin de compte. Laissé à lui-même, un
écosystème tend spontanément vers la différenciation organique,
vers une plus grande variété de flore et de faune et vers une diver-
sité dans le nombre de proies et de prédateurs. Cela ne signifie pas
que l'interférence humaine doit être évitée. Le besoin d'une
agriculture productive - qui est en elle-même une forme d'inter-
férence avec la nature - doit toujours demeurer en arrière-pensée
d'une approche écologique de l'agriculture et de la gestion des
forêts. Non moins important est le fait que l'être humain peut
souvent produire des changements dans un écosystème, qui
pourraient améliorer de façon tangible sa qualité écologique.
Mais ces efforts nécessitent de la finesse et de la compréhension
et non pas l'utilisation de la force et la manipulation brutale.
Cette conception de l'administration, ce respect nouveau et
•QJ

l'importance accordée à la spontanéité ont des conséquences
•QJ
·o étendues pour la technologie et la communauté humaine. On
0
l/l

w
0
u peut en fait les appliquer à la représentation sociale de l'humain
l/l
c
0
dans une société libérée. Elles remettent en question l'idéal capi-
:p
"'Cl taliste de l'agriculture, considérée comme une opération d'usine
w
l/l
QJ
et organisée autour d'immenses propriétés agricoles centralisées;
_J

l.D
ri
elle remet en question les formes de monoculture hautement
0
N spécialisées, la réduction des terres à un plancher d'usine, la
@

..c
substitution de processus chimiques à des processus organiques,
01
·c
>-
l'emploi de travailleurs en équipe comme dans un atelier, etc.
0.
u
0 Mais si la culture alimentaire veut devenir un mode de coopéra-
tion avec la nature plutôt qu'une lutte entre deux adversaires,
l'agriculteur doit se familiariser avec les principes de l'écologie
de la terre: il doit acquérir une nouvelle sensibilité envers les
besoins et les possibilités de celle-ci. Cela présuppose de faire
revenir l'agriculture à une échelle humaine, la restauration d'uni-
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 57

tés agricoles de grandeur moyenne, la diversification des cultures ;


en résumé, cela présuppose un système de culture écologique
décentralisé.
Le même raisonnement s'applique au contrôle de la pollution.
Le développement d'immenses complexes d'usines et l'utilisation
de sources d'énergies individuelles ou duales sont responsables de
la pollution atmosphérique. Ce n'est qu'en développant des unités
industrielles plus modestes, en diversifiant les sources d'énergie
par l'usage extensif d'énergie propre (énergie solaire, énergie du
vent, énergie de l'eau) qu'il sera possible de réduire la pollution
industrielle. Les moyens pour engendrer ce changement techno-
logique radical sont aujourd'hui à notre portée. Les ingénieurs
ont développé des alternatives miniaturisées aux opérations
industrielles de grande échelle - des petites machines polyva-
lentes et des méthodes sophistiquées permettant de convertir
l'énergie du soleil, du vent et de l'eau en une électricité utilisable
autant pour l'industrie que pour les besoins domestiques. Ces
alternatives sont souvent même plus productives et occasionnent
moins de gaspillage que les installations à grande échelle qui
•QJ

existent aujourd'hui4 •
•QJ
·o Les implications d'une agriculture et d'une industrie à petite
0
l/l

w
0
u échelle sont évidentes pour la communauté humaine : si l'huma-
l/l
c
0
nité veut mettre en application les principes essentiels à la gestion
:p
"'Cl d 'un écosystème, l'unité de base de la vie commune dans la
w
l/l
QJ
société doit elle-même devenir un écosystème - une écocommu-
_J

l.D
ri
nauté. Elle doit elle aussi devenir diversifiée, souple et équilibrée.
0
N Ce concept de communauté n'est en aucune façon motivé exclusi-
@

..c
vement par le besoin d'un équilibre durable entre l'être humain et
01
·c
>-
le monde naturel; il est aussi en accord avec l'idéal utopique d'un
0.
u
0 être équilibré, d'un individu dont les sensibilités, la large gamme
d'expériences et le style de vie sont nourris par un grand nombre
de stimuli, par une diversité d'activités et par une échelle sociale

4. Pour une discussion d étaillée de ces technologies «miniaturisées», voir


inf ra,« Vers une technologie libératrice».
58 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

qui demeure en permanence dans les limites de la compréhension


de tout être humain. Ainsi, les conditions et les moyens de la sur-
vie deviennent les conditions et les moyens de la vie elle-même;
le besoin devient le désir et le désir devient le besoin. Ce point est
atteint quand les plus grandes formes de décomposition sociale
deviennent la source de la plus haute forme d'intégration sociale,
amenant les nécessités écologiques les plus urgentes à converger
avec les plus hauts idéaux utopiques.
S'il est vrai, comme le remarque Guy Debord, que «la vie
quotidienne est la mesure de tout: de l'accomplissement ou plutôt
du non-accomplissement des relations humaines; de l'emploi du
temps vécu5 »,une question se pose: qui sommes-« nous», nous
dont les vies quotidiennes doivent se réaliser? Et comment faire
surgir ce moi libéré, capable de transformer le temps en vie,
l'espace en communauté, les relations humaines en merveilleux?
La libération du moi implique par-dessus tout un processus
social. Dans une société qui a réduit le moi à l'état de marchandise
- en un objet qu'on manufacture pour pouvoir l'échanger -, il ne
peut y avoir de satisfaction et d'accomplissement de celui-ci. Il
•QJ

ne peut y avoir le moindre départ de création d'une individualité
•QJ
·o (selfhood), d'émergence d'un «moi» qui recherche la réalisation
0
l/l

w
0
u - et qui se définit en grande partie au travers des obstacles qu'il
l/l
c
0
doit surmonter pour atteindre sa réalisation. Dans une société
:p
"'Cl dont le ventre est tendu jusqu'au point d'éclater en une révolution,
w
l/l
QJ
qui se retrouve dans une série chronique et sans fin de pénibles
_J

l.D
ri
labeurs, dont la condition réelle est celle d'une urgence montante,
0
N une seule pensée et un seul acte est pertinent aujourd'hui: donner
@

..c
naissance. Tout environnement, privé ou social, qui ne fait pas de
01
·c
>-
cet élément le point central de l'expérience humaine est un leurre
0.
u
0 et diminue la partie de soi qu'il nous reste après avoir absorbé
notre dose de poison quotidien dans cette vie au sein de la société
bourgeoise.

5. Guy Deb ord , «Perspectives d e modifications conscientes dan s la vie


quotidienne», dans l'In ternationale situationniste, n° 6, août 1961, p. 21.
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 59

Il est clair que le but de la révolution, aujourd,hui, doit être la


libération de la vie quotidienne. Toute révolution qui passe à côté
de ce but ou le manque est une contre-révolution. Par-dessus tout,
c,est nous, nos vies de tous les jours, avec tous leurs moments,
toutes leurs heures et tous leurs jours, qui doivent être libérés, et
non des universels tels que 1,« Histoire » et la « Société »6 • Le « moi »
doit toujours être identifiable dans la révolution, et non écrasé par
elle. Il n,est pas de mots plus sinistres dans le vocabulaire« révo-
lutionnaire» que celui de «masses». La libération révolutionnaire
doit être une auto-libération, une révolution qui atteint la dimen-
sion sociale, qui s, étend à la société tout entière, et non une
«libération des masses» ou une «libération de classe » derrière
lesquelles on voit se profiler la domination d'une élite, d'une
hiérarchie, d,un État. Si une révolution échoue à produire une
nouvelle société, par l'action et la mobilisation des révolution-
naires eux-mêmes, si elle n'implique pas la création d'un« moi»
au cours du processus de révolution, la révolution va une fois de
plus laisser de côté ceux dont les vies sont vécues au jour le jour,
et laisser la vie quotidienne inaltérée. De la révolution doit sortir
•QJ

un «moi» capable de s'emparer complètement de la vie quoti-
•QJ
·o dienne, non une vie quotidienne qui prendrait, une fois de plus,
0
l/l

w
0
u complètement possession du moi. La forme la plus avancée en
l/l
c
0
termes de conscience de classe devient ainsi une conscience de
:p
"'Cl soi - la concrétisation dans la vie de tous les jours des grands
w
l/l
QJ
principes libérateurs universels.
_J

l.D
ri
Ne serait-ce que pour cette seule raison, le mouvement révo-
0
N lutionnaire se préoccupe profondément de style de vie. Il faut
@

..c
essayer de vivre la révolution dans sa totalité, non seulement tenter
01
·c
>-
d'y participer. Le mouvement révolutionnaire doit se préoccuper
0.
0
u
6. Malgré son prétendu intérêt à la dialectique, la gauche traditionnelle doit
encore prendre au sérieux !'« universel concret » d'Hegel et le voir non passim-
plement en tant que concept philosophique, mais en tant que programme social.
Cela n'a été fait que dans les premiers écrits de Marx, dans les écrits des grands
utopistes (Charles Fourier et William Morris) et, à notre époque, par la jeunesse
d ésillusionnée.
60 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

profondément de la façon dont vivent les révolutionnaires, de


leurs relations avec l'environnement qui est le leur et de leur degré
d'émancipation individuelle. En cherchant à changer la société,
les révolutionnaires ne peuvent pas éviter les changements en
eux-mêmes, l'exigence de la reconquête de leur propre existence.
À l'instar du mouvement auquel ils participent, les révolution-
naires doivent tenter d'être le reflet des conditions de la société
qu'ils essaient de réaliser - au moins autant qu'il soit possible
aujourd'hui.
Les trahisons et les échecs des cinquante dernières années ont
donné force d'axiome à l'observation suivante: il ne saurait y
avoir de séparation entre le processus révolutionnaire et l'objectif
révolutionnaire. Une société dont le but fondamental est l'auto-
gestion dans toutes les facettes de la vie ne peut se réaliser que par
une implication et une action personnelle. Cela implique un
modèle d'administration qui soit toujours détenu par le moi. Le
pouvoir de l'humain sur l'humain ne peut être détruit que par le
processus même dans lequel celui-ci acquière le pouvoir sur sa
propre vie et dans lequel non seulement il se «découvre » lui-
•QJ

même, mais, plus significativement, dans lequel il exprime toutes
•QJ
·o les dimensions sociales de sa personnalité.
0
l/l

w
0
u Une société libertaire ne peut se réaliser que par une révo-
l/l
c
0
lution libertaire. La liberté ne peut être «livrée» à l'individu
:p
"'Cl comme le «produit fini » d'une «révolution»; l'assemblée et la
w
l/l
QJ
communauté ne peuvent être établies par une loi ou par décret.
_J

l.D
ri
Un groupe révolutionnaire peut rechercher, volontairement et
0
N consciemment, à promouvoir la création de ces formes, mais si
@

..c
une assemblée et une communauté ne parviennent pas à émer-
01
·c
>-
ger organiquement, si leur croissance n'est pas nourrie par le
0.
u
0 processus de démassification, par l'action personnelle et par
la réalisation de soi, elles ne seront rien d'autre que des struc-
tures, à l'instar des soviets dans la Russie post-révolutionnaire.
Assemblée et communauté humaines doivent naître à l'inté-
rieur, au cœur même du processus révolutionnaire; en fait, c'est
le processus révolutionnaire lui-même qui ne doit faire qu'un
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 61

avec la formation de l'assemblée et de la communauté, avec la


destruction du pouvoir, de la propriété, de la hiérarchie et de
l'exploitation.
Le concept de révolution en tant qu'action personnelle n'est
en rien propre à notre époque. L'implication individuelle a été
le trait dominant de toutes les grandes révolutions de l'histoire
moderne. Elle a marqué les journées des sans-culottes en 1792 et
1793, les fameux« Cinq jours» de février 1917 à Saint-Pétersbourg,
le soulèvement du prolétariat de Barcelone en 1936, les premiers
jours de la révolution hongroise de 1956, les événements de mai et
juin 1968 à Paris. Presque tous les soulèvements révolutionnaires
contemporains ont été amorcés spontanément par l'activité indé-
pendante des « masses » - et souvent purement et simplement à
l'encontre des stratégies hésitantes recommandées par les orga-
nisations révolutionnaires. Chacune de ces révolutions a été
caractérisée par des initiatives individuelles exceptionnelles,
par un esprit joyeux et une solidarité qui ont transformé la
vie quotidienne en un festival. Cette dimension surréaliste du
processus révolutionnaire, avec son explosion de force libidi-
•QJ

nale bien implantée, forme comme une grimace au travers des
•QJ
·o pages de l'histoire, comme le visage d'un satyre miroitant dans
0
l/l

w
0
u l'eau. Ce n'est pas sans raison que les commissaires bolcheviks
l/l
c
0
ont brisé les bouteilles de vin du Palais d'Hiver dans la nuit du
:p
"'Cl 7 novembre 1917.
w
l/l
QJ
Le puritanisme et l'éthique du travail de la gauche tradition-
_J

l.D
ri
nelle prennent racine dans une des forces les plus puissantes qui
0
N s'opposent aujourd'hui à la révolution - la capacité de l'environ-
@

..c
nement bourgeois à s'infiltrer dans le cadre révolutionnaire
01
·c
>-
même. Les origines de ce pouvoir reposent dans la nature mar-
0.
u
0 chande de l'être humain sous le capitalisme, une qualité qui se
voit presque automatiquement transférée au groupe organisé - et
que le groupe, à son tour, renforce au sein de ses membres.
Comme le remarquait avec justesse Josef Weber, tous les groupes
organisés «ont tendance à se rendre autonomes, c'est-à-dire à
s'aliéner de leurs objectifs initiaux, et à devenir une fin en soi
62 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

dans les mains de ceux qui les administrent7 ». Ce phénomène est


tout aussi vrai lorsqu'il s'agit d'organisations révolutionnaires que
lorsqu'il s'agit d'organisations étatiques ou semi-étatiques, de
partis officiels ou de syndicats.
Le problème de l'aliénation ne peut être complètement résolu
en dehors du processus révolutionnaire lui-même, mais il peut en
être protégé par une prise de conscience avancée de l'existence du
problème, et partiellement éliminé par une dissolution volontaire
et drastique du révolutionnaire et de son groupe. Cette dissolu-
tion ne peut commencer que quand le groupe révolutionnaire
reconnaît qu'il est un catalyseur dans le processus révolution-
naire, et non pas une «avant-garde». Le groupe révolutionnaire
doit clairement voir que son but n'est pas la prise du pouvoir, mais
sa dissolution - et donc, bien entendu, il doit prendre en compte
la question du pouvoir dans son ensemble: son contrôle par le bas
et par le haut ne peut être résolu que s'il n'existe plus de haut ni
de bas.
Il faut avant tout que tout groupe révolutionnaire se débar-
rasse de toutes les formes du pouvoir - statuts, hiérarchies,
•QJ

propriété, opinions rétrogrades, fétiches, accessoires, étiquettes
•QJ
·o officielles - et de toutes les caractéristiques bureaucratiques et
0
l/l

w
0
u bourgeoises, des plus subtiles aux plus évidentes, car ces caracté-
l/l
c
0
ristiques renforcent consciemment et inconsciemment l'autorité
:p
"'Cl et la hiérarchie. Le groupe doit demeurer ouvert au regard public,
w
l/l
QJ
non seulement dans ses décisions, mais dans la manière dont il
_J

l.D
ri
parvient à celles-ci. Il doit être profondément cohérent, c'est-à-
0
N dire que sa théorie doit être sa pratique et sa pratique, sa théorie.
@

..c
Il doit supprimer dans son existence quotidienne toute relation de
01
·c
>-
marchandises et d 'usage entre ses membres et se constituer selon
0.
u
0 les principes mêmes d'organisation de la société qu'il cherche
à réaliser - communauté, assemblée, spontanéité. Il doit être,
dans la superbe formule de Josef Weber, «toujours marqué par

7. Josef Weber, «The Great Utopia», Contemporary Issues, vol. 2, n° 5, 1950,


p.12.
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 63

la simplicité et la clarté, des milliers de personnes non préparées


doivent toujours pouvoir y entrer, il doit toujours demeurer
transparent et contrôlé par tous 8 ». Ce n'est que lorsque le mouve-
ment révolutionnaire ne fera plus qu'un avec cette communauté
humaine décentralisée qu'il cherche à promouvoir qu'il pourra
éviter de se muer en un nouvel obstacle élitaire au développement
social. Il sera alors apte à se dissoudre dans la révolution, à la
façon du fil chirurgical qui se dissout dans une plaie en train de
se cicatriser.

Perspectives
Le processus le plus important en train de se produire aujourd'hui
aux États-Unis est la désinstitutionalisation radicale de la struc-
ture sociale bourgeoise. Une irrévérence évidente et de grande
envergure et une profonde déloyauté se développent face aux
valeurs, aux formes, aux aspirations et, par-dessus tout, aux
institutions de l'ordre établi. À une échelle sans précédent dans
l'histoire américaine, des millions de personnes abandonnent
leurs engagements face à la société dans laquelle ils vivent. Ils ne
•QJ

•QJ
·o
croient plus à ses discours. Ils ne respectent plus ses symboles. Ils
0
l/l
0
n'en acceptent plus les buts et, plus significativement, ils refusent
u
w
l/l
presque intuitivement de vivre selon ses codes institutionnels et
c
0
:p
sociaux.
"'Cl
w Ce refus grandissant va très loin. Il va d'une opposition à la
l/l
QJ
_J guerre jusqu'à un écœurement de la manipulation politique sous
l.D
ri
0 toutes ses formes. Ayant commencé par un rejet du racisme, il a
N
@ remis en question l'existence du pouvoir hiérarchique en tant que

..c
01
tel. Dans son aversion des valeurs de la classe moyenne et de son
·c
>-
0. style de vie, il a rapidement évolué vers un rejet de la société de
0
u consommation. D'une irritation face à la pollution environne-
mentale, il s'est tourné vers un rejet des cités américaines et de
l'urbanisme moderne. En résumé, il tend à transcender chaque

8. Ibid., p. 19 (je souligne).


64 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

critique particulière de la société et à évoluer vers une opposition


généralisée de l'ordre bourgeois dans une ampleur qui n'en finit
pas de croître.
À cet égard, la période que nous vivons ressemble intimement
au mouvement qui balaya la France au XVIIIe siècle - période
qui refaçonna complètement la conscience des Français et pré-
para les conditions de la Révolution de 1789. Alors, tout comme
aujourd'hui, les vieilles institutions étaient lentement démolies
par une action moléculaire partant du bas, bien avant d'avoir
été abattues par une action révolutionnaire de masse. Ce mou-
vement moléculaire du moment établit une atmosphère géné-
rale de désordre: désobéissance personnelle qui augmente jour
après jour, tendance à ne pas «marcher» avec le système, ten-
tatives apparemment «mesquines» mais néanmoins critiques
de contourner les restrictions dans tous les domaines de la vie
quotidienne. La société, de ce fait, devient désordonnée, indis-
ciplinée, dionysiaque - une situation qui se révèle au plus haut
point dans la croissance des chiffres officiels de la criminalité.
Une large critique du système se développe - suivant, d'une part,
•QJ

le mouvement des Lumières d 'il y a deux siècles et, d'autre part,
•QJ
·o la critique radicale qui existe aujourd'hui. Elle s'infiltre par en
0
l/l

w
0
u bas et accélère le mouvement moléculaire de la base. Que ce soit
l/l
c
0
par un geste de colère, un «soulèvement » ou un changement
:p
"'Cl conscient de style de vie, un nombre grandissant de personnes
w
l/l
QJ
- qui ne se sentent pas plus de liens avec un quelconque mouve-
_J

l.D
ri
ment révolutionnaire qu'avec la société elle-même - commence
0
N spontanément à s'engager et faire leur propre propagande par le
@

..c
fait provocatrice.
01
·c
>-
En l'analysant en détail, ce processus social de désintégration
0.
u
0 se voit nourri par plusieurs sources. Il se développe avec toutes
les inégalités, mais aussi toutes les contradictions, qui ont marqué
chaque période révolutionnaire. Dans la France du XVIIIe siècle,
l'idéologie radicale oscillait entre un scientisme rigide et un
romantisme mou. Les notions de liberté étaient ancrées dans un
idéal logique et précis de contrôle de soi, ainsi que dans une vague
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 65

et instinctive norme de spontanéité. Rousseau était en désaccord


avec d'Holbach et Diderot s'opposait à Voltaire. Néanmoins,
aujourd'hui, avec le recul, on se rend compte que non seulement
l'un transcende l'autre, mais aussi qu'il le présuppose par un
développement cumulatif vers la révolution.
Le même développement irrégulier, contradictoire et cumula-
tif existe aujourd'hui - et, dans plusieurs cas, il suit même une
ligne très directe. Le mouvement « beat » a créé une brèche impor-
tante dans les solides valeurs de la classe moyenne des années 1950.
Une brèche qui a été fortement élargie par l'action illégale des
pacifistes, par les artisans du mouvement pour les droits civiques,
par les résistants à la conscription et autres hippies chevelus. De
plus, la réponse réactive de la jeunesse rebelle américaine a produit
des formes de liberté et d'affirmation utopiques d'une valeur
inestimable, comme le droit à l'amour sans restriction, le sens de
la communauté, le reniement de l'argent et des biens de consom-
mation, la croyance dans l'entraide et un respect nouveau pour la
spontanéité. Bien qu'il soit aisé pour les révolutionnaires de criti-
quer certains pièges dans ces orientations vers des valeurs sociales
•QJ

et personnelles, il n'en reste pas moins qu'elles ont joué un rôle
•QJ
·o préparatoire décisif dans la formation de la tendance actuelle vers
0
l/l

w
0
u l'indiscipline, la spontanéité, le radicalisme et la liberté.
l/l
c
0
Un deuxième parallèle qu'on peut établir entre le siècle des
:p
"'Cl Lumières et le nôtre, quant aux valeurs révolutionnaires, réside
w
l/l
QJ
dans l'éveil de la foule - le soi-disant« populo» ou« bas peuple»
_J

l.D
ri
- en tant que principal moteur de protestation sociale. Les formes
0
N typiques, et institutionnalisées, d'insatisfaction publique - soit
@

..c
de nos jours, des élections, des manifestations et des meetings de
01
·c
>-
masse parfaitement cadrés - tendent à s'effacer au profit de l'ac-
0.
u
0 tion directe des foules. Cette transition de protestations forte-
ment organisées, qu'on pouvait prévoir à l'intérieur du cadre
institutionnalisé de la société existant, vers des assauts spora-
diques, spontanés, presque insurrectionnels, situés en dehors des
formes socialement acceptables (et même dirigées contre elles),
reflète un changement profond dans la psychologie populaire. Les
66 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

«émeutiers» ont bel et bien commencé, bien que ce ne soit que


partiellement et intuitivement, à se couper de ces normes de
comportement profondément établies qui, traditionnellement,
unissaient les «masses » à l'ordre établi. Ils ont activement ren-
versé les structures institutionnalisées de l'autorité, cet ensemble
de réflexes conditionnés et depuis longtemps cultivés, de même
que les modèles de soumission maintenus vivants par la culpabi-
lité qui relie quelqu'un au système plus efficacement encore que
la peur de la violence de la police ou les représailles juridiques.
Contrairement à l'opinion des psychologues sociaux, qui voient
dans ces modes d'action directe la soumission de l'individu à une
entité collective terrifiante appelée la «populace », la vérité est que
ces « émeutes» et ces actions des foules représentent les premiers
tâtonnements de la masse en direction de l'individualisation de
ses membres. La masse tend à se démassifier, en ce sens qu'elle
commence à s'affirmer par un refus des réponses automatiques
qui, elles, massifient réellement: celles sécrétées par la famille
bourgeoise, l'école et les médias de masse. En outre, les actions
des foules impliquent une redécouverte de la rue et de l'effort qui
•QJ

permettrait de la libérer. En fin de compte, c'est en effet dans la
•QJ
·o rue que le pouvoir doit être dissous, car la rue, lieu où la vie
0
l/l

w
0
u quotidienne est endurée, soufferte et grignotée comme par un
l/l
c
0
acide, lieu aussi de la confrontation avec le pouvoir et de la lutte
:p
"'Cl pour s'en emparer, doit être transformée en un lieu où la vie
w
l/l
QJ
quotidienne se savoure, se crée et s'alimente. Les rebellions de la
_J

l.D
ri
foule ont marqué le début non seulement d'une transmutation de
0
N la révolte privée en une révolte sociale, mais aussi celui du retour,
@

..c
à partir des abstractions de la révolte sociale, vers les problèmes
01
·c
>-
et réalités de la vie de tous les jours.
0.
u
0 Finalement, tout comme au Siècle des Lumières, nous assis-
tons à la manifestation d'une couche, déjà immense et qui va
croissante, de déclassés 9 , ce corps social composé d'individus
laissés pour compte en provenance de toutes les couches sociales.

9. En français dans le texte [N dT].


AU-DELÀ DE LA RARETÉ 67

La classe moyenne de notre ère, endettée de façon chronique et


socialement insécurisée, peut presque être comparée à la noblesse
de la France prérévolutionnaire, chroniquement insolvable et
volage. Alors, tout comme aujourd'hui, on vit surgir un gigan-
tesque flot, composé de gens instruits, vivant d'expédients, sans
carrière fixe ni racines sociales bien établies. Au bas de chacune
de ces structures se retrouve aussi un grand nombre de pauvres
chroniques : des vagabonds, des gens à la dérive, des employés à
temps partiel ou sans emploi et autres sans-culottes10 turbulents
et menaçants - qui survivent de l'aide publique et grâce aux
déchets produits par la société -, les pauvres des bas quartiers
parisiens, les Noirs des ghettos américains.
Mais les parallèles s'arrêtent là. Le Siècle des Lumières fran-
çais est une période de transition révolutionnaire, du féodalisme
au capitalisme - sociétés basées toutes deux sur la pénurie maté-
rielle et économique, la domination de classe, l'exploitation, la
hiérarchie sociale et le pouvoir étatique. La résistance populaire
au jour le jour qui a marqué le xv111e siècle et a trouvé son point
culminant dans une révolution ouverte a été bien vite disciplinée
•QJ

par le nouvel ordre industriel émergent - ainsi que par l'emploi de
•QJ
·o la force brutale. La grande masse des déclassés et des sans-culottes
0
l/l

w
0
u a été largement absorbée par le monde de la fabrique et domptée
l/l
c
0
par la discipline industrielle. Les intellectuels jusqu'alors sans
:p
"'Cl racines et les nobles sans attaches ont trouvé des places sécuri-
w
l/l
QJ
sées au sein des hiérarchies économiques, politiques, sociales et
_J

l.D
ri
culturelles du nouvel ordre bourgeois. D'une condition sociale
0
N et culturelle plutôt fluide, largement répandue dans sa structure
@

..c
et dans ses relations, la société s'est à nouveau durcie en des
01
·c
>-
classes rigides, individualisées, et en des formes institutionnelles :
0.
u
0 l'ère victorienne classique apparaît non seulement en Angleterre
mais, à différents degrés, dans toute l'Europe de l'Ouest et en
Amérique. La critique s'est consolidée en une apologie, la révolte
en réforme, les déclassés en classes clairement délimitées, les

10. En français dans le texte [NdT].


68 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

«populaces» en électorat politique. Les «émeutes» devinrent


les défilés bien élevés que nous nommons «manifestations », et
l'action spontanée directe se transforma en rituels électoraux.
Notre époque est aussi une époque de transition, mais avec
une différence neuve et profonde. Lors de la dernière des grandes
insurrections des sans-culottes, on vit ceux-ci se dresser au grand
cri de «Du pain et la constitution de 93 ! » Les sans-culottes noirs
des ghettos américains se soulèvent sous le slogan de «Black is
beautiful ! » Entre les deux slogans se retrouve un développement
d'une importance sans précédent. Les déclassés du xv111e siècle se
sont formés au cours d'une lente transition, quand l'ère agricole
laissait sa place à l'ère industrielle. Ils ont émergé d'une pause
tenue dans la transition historique d'un régime de labeur à un
autre. La demande pour le pain aurait pu être entendue n'importe
quand au cours de l'évolution de la société de propriété privée.
Les nouveaux déclassés du xxe siècle sont le résultat de la faillite
de toutes les formes sociales basées sur le labeur. Ils sont le pro-
duit final du processus d'évolution de la société de propriété
privée elle-même et des problèmes sociaux issus de la lutte pour
•QJ

les biens de subsistance matérielle. Dans une période où l'avancée
•QJ
·o technologique et la cybernétique ont remis en question l'exploi-
0
l/l

w
0
u tation de l'homme par l'homme, le labeur ainsi que le besoin
l/l
c
0
matériel dans chacune de leurs expressions, crier «Black is beau-
:p
"'Cl tiful » ou « Faites l'amour, pas la guerre » marque la transforma-
w
l/l
QJ
tion de l'exigence traditionnelle, centrée sur la survie, en une
_J

l.D
ri
exigence historiquement nouvelle, centrée sur la vie11 • Ce qui se
0
N trouve aujourd'hui à la base de tous les conflits sociaux aux États-
@

..c
Unis, c'est la volonté de réalisation des potentialités humaines
01
·c
>-
0.
0 11. Les lign es ci-dessus ont été écrites en 1966. Depuis, nous avons pu voir
u
les graffiti sur les murs de Paris, pendant la révolution de mai-juin : «L'imagination
au pouvoir »,« Je prends mes désirs pour des réalités parce que je crois en la réalité
de mes désirs», «Ne travaille jam ais», «Plus je fais l'amour, plus je veux faire la
révolution », «Une vie sans temps morts», «Plus tu consommes, moins tu vis»,
«La culture, c'est l'inversion de la vie»,« On n'achète pas son bonheur, on le vole »,
«La société est une fleu r carnivore». Ce n e sont pas là des graffiti, c'est u n pro-
gramme de vie et de désir.
AU-DELÀ DE LA RARETÉ 69

dans un mode de vie rempli, équilibré et global. En résumé, les


potentiels pour une révolution aux États-Unis sont à présent
ancrés comme potentiels au sein des personnes elles-mêmes.
Ce dont nous sommes les témoins aujourd'hui, c'est l'écrou-
lement d'un siècle et demi d'embourgeoisement et l'éclatement
de toutes les institutions bourgeoises, à un moment de 1'histoire
où les concepts les plus audacieux de l'utopie sont réalisables. Et il
n'est rien que l'ordre bourgeois actuel puisse substituer à la
destruction de ces institutions traditionnelles, si ce n'est la mani-
pulation bureaucratique et le capitalisme d'État. Ce processus
s'exprime aux États-Unis de la façon la plus dramatique. Dans
une période d' à peine plus d'une décennie ou deux, nous avons
vu l'anéantissement du «rêve américain», ou, ce qui est plus ou
moins la même chose, la destruction continue aux États-Unis du
mythe de l'abondance matérielle, basé sur les relations mar-
chandes entre les êtres humains, que ne peut cacher la pauvreté
inhérente de la vie bourgeoise. La culmination de ce processus en
une révolution ou dans un anéantissement va maintenant dépen-
dre, dans une large mesure, de la capacité des révolutionnaires à
•QJ
...... développer la prise de conscience sociale et à défendre la spon-
•QJ
·o tanéité de la démarche révolutionnaire contre toute idéologie
0
l/l

w
0
u autoritaire, qu'elle soit de « gauche » ou de droite.
l/l
c
0
:p
-a New York
w
l/l
QJ
Octobre 1967 - décembre 1968
_J

l.D
ri
0
N
@
......
..c
01
·c
>-
0.
0
u
Écologie et pensée révolutionnaire
(1965)

EPUIS LA RENAISSANCE, le développement de la pensée


D révolutionnaire a été marqué, à presque chaque étape, par
l'influence prédominante d'une science, en relation bien souvent
avec une école philosophique.
À l'époque de Copernic et de Galilée, c'est l'astronomie qui a
aidé la pensée critique à passer du monde médiéval imprégné de
superstitions à celui du rationalisme, du naturalisme et de l'hu-
manisme. Au Siècle des Lumières, qui culmine avec la Révolution
•QJ

•QJ
·o
française, ce sont les progrès accomplis par la mécanique et la
0
l/l
0
mathématique qui ont contribué à l'essor des idées libératrices.
u
w
l/l
Quant à l'époque victorienne, elle s'est trouvée ébranlée dans ses
c
0
:p fondements par les théories évolutionnistes en biologie et en
"'Cl
w anthropologie, par l'économie politique marxiste et par la psy-
l/l
QJ
_J chologie freudienne.
l.D
ri
0 Aujourd'hui, l'ordre social établi a parfaitement assimilé ces
N
@ sciences jadis libératrices. Disons même que la science en tant

..c
01 que telle nous apparaît de plus en plus comme un instrument de
·c
>-
0. contrôle des processus mentaux de l'homme et de conditionne-
0
u ment de son être matériel. Et cette suspicion jetée sur la science

Traduction de Daniel Blanchard et Helen Arnold de « Ecology and Revolutionary


Thought », initialement parue dans le recueil Pour une société écologique (Paris,
Christian Bourgois, 1976) [NdÉ].
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 71

et la méthode scientifique est loin d'être infondée. «Bien des


gens sensibles, en particulier parmi les artistes, craignent que
la science ne flétrisse et n'avilisse les choses, qu'elle ne les sépare
au lieu de les relier, faisant ainsi œuvre de mort plutôt que de
création», écrit Abraham Maslow1• Mais ce qui est plus important
encore, c'est que la science a perdu sa vertu critique. Pénétrées
pour l'essentiel d'un esprit fonctionnel et instrumental, ces mêmes
sciences qui autrefois menaçaient de rompre les chaînes de l'être
humain, servent aujourd'hui à les perpétuer, à les dorer. Même
la philosophie a cédé à l'instrumentalisme et tend à n'être guère
plus qu'un ensemble de combinaisons logiques; elle est la bonne
à tout faire de l'ordinateur et non du révolutionnaire.
Il existe pourtant une science qui peut encore retrouver et
même surpasser la valeur libératrice des sciences et des philoso-
phies d'autrefois. On la dénomme de façon relativement vague
«écologie », terme forgé il y a cent ans par Haeckel pour désigner
«l'étude de l'ensemble des relations de l'animal avec son environ-
nement tant organique qu'inorganique2 ».À première vue, la défi-
nition de Haeckel est bien anodine; et de ce fait, l'écologie, conçue
•QJ

restrictivement comme une branche de la biologie, se limite sou-
•QJ
·o vent à une série de mesures biométriques par lesquelles sur le
0
l/l

w
0
u terrain les chercheurs déterminent des chaînes alimentaires ou
l/l
c
0
dressent l'inventaire statistique de populations animales. Il existe
:p
"'Cl une écologie sanitaire qui ne heurterait nullement les susceptibi-
w
l/l
QJ
lités de !'Association médicale américaine et une conception de
_J

l.D
ri
l'écologie sociale en tous points conforme aux théories les plus
0
N élaborées de la Commission d'urbanisme de la ville de New York.
@

..c
Mais dans une perspective plus large, le propos de l'écologie,
01
·c
>-
c'est l'équilibre de la nature. Or, pour autant que la nature englobe
0.
u
0 l'être humain, ce dont traite cette science, c'est fondamentale-
ment de l'harmonisation des rapports entre l'humain et la nature.

1. Abraham Maslow, Toward a Psychology ofBeing, New York, Van Nostrand,


1962, p. viii.
2. Cité dans Angus M. Woodbury, Princip les of General Ecology, New York,
Blakiston, 1954, p. 4.
72 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Une telle approche a des implications explosives, non seulement


parce que l'écologie est intrinsèquement une science critique - à
un point que n'ont jamais atteint les constructions les plus radi-
cales de l'économie politique - mais aussi parce que c'est une
science qui intègre et qui synthétise. Et ce dernier aspect, si l'on
en tire toutes les implications, rejoint en gros la critique anar-
chiste de la société. Car, en dernière analyse, il est impossible de
parvenir à une harmonie de l'être humain avec la nature sans
édifier une communauté humaine qui vive dans un équilibre
durable avec son environnement naturel.

La nature critique de l'écologie


La force critique de l'écologie est un trait unique dans le monde
scientifique actuel, caractérisé par une docilité générale. Elle
découle de son objet, de son domaine propre. Les problèmes dont
traite l'écologie sont indépassables : on ne saurait les négliger sans
mettre en péril la survie de l'espèce humaine et même la survie
de la planète. Cette force critique ne tient pas tant à la puissance
de la raison humaine, si haut que la science, dans ses périodes
•QJ

•QJ
·o
révolutionnaires, ait porté celle-ci, qu'à la puissance souveraine
0
l/l
0
de la nature même. Il se peut que l'humain soit manipulable,
u
w
l/l
comme le prétendent les propriétaires des médias de masse ou
c
0
:p
que les éléments de la nature soient manipulables, ainsi que le
"'Cl
w démontrent les ingénieurs; mais ce qu'enseigne l'écologie, c'est
l/l
QJ
_J que le monde naturel en tant que totalité, c'est-à-dire la nature
l.D
ri
0 envisagée sous tous ses aspects, ses cycles et ses interconnexions,
N
@ dénie à l'être humain toute prétention à la maîtrise de la planète.

..c
01
La désertification du bassin méditerranéen, où jadis foisonnait
·c
>-
0. une végétation tant naturelle que cultivée, témoigne pour l'his-
0
u toire de la revanche que peut prendre la nature sur le parasitisme
humain.
Mais l'histoire n'offre aucun précédent comparable, en
ampleur comme en gravité, aux ravages causés par l'homme
- ni aux revanches prises par la nature - depuis le début de la
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 73

Révolution industrielle et surtout depuis la Deuxième Guerre


mondiale. Les exemples antérieurs de parasitisme humain
étaient essentiellement locaux; ce n'étaient, précisément, que des
exemples du potentiel destructeur de l'espèce humaine. Ils étaient
souvent compensés par de remarquables améliorations appor-
tées à l'écologie naturelle d'une région, telles que l'admirable
remodelage du sol opéré au cours des siècles par la paysannerie
européenne ou, dans les Andes, par les cultures en terrasses des
Incas de l'ère précolombienne.
Comme l'impérialisme, c'est à l'échelle du globe que s'étend
aujourd'hui la destruction de l'environnement. Elle déborde
même les limites terrestres, comme le prouvent les récentes alté-
rations de la ceinture Van Allen. Le parasitisme del' être humain
moderne ne se limite pas à perturber l'atmosphère, le climat,
les ressources hydriques, le sol, la flore et la faune d'une région;
il compromet pratiquement tous les cycles fondamentaux de
la nature et menace la stabilité de l'environnement à l'échelle
planétaire.
Pour illustrer l'envergure des méfaits de l'homme moderne,
•QJ

rappelons qu'on estime à 600 millions de tonnes la quantité de
•QJ
·o dioxyde de carbone que dégage chaque année l'utilisation des
0
l/l

w
0
u combustibles fossiles (pétrole et charbon), soit environ 0,03 % de
l/l
c
0
la masse totale de l'atmosphère, sans compter tous les autres pro-
:p
"'Cl duits toxiques. Depuis la Révolution industrielle, la masse totale
w
l/l
QJ
de dioxyde de carbone contenue dans l'atmosphère s'est accrue de
_J

l.D
ri
25 %. On a de très solides raisons théoriques de soutenir que cette
0
N couverture de plus en plus épaisse de dioxyde de carbone, en
@

..c
empêchant la dispersion du rayonnement thermique de la Terre,
01
·c
>-
va donner naissance à des perturbations atmosphériques de plus
0.
u
0 en plus dangereuses et risque, à terme, de provoquer la fonte des
calottes glaciaires des pôles et la submersion de vastes étendues de
terres. Si éloigné dans le temps que puisse paraître ce déluge, la
modification de la proportion de dioxyde de carbone par rapport
aux autres gaz de l'atmosphère est un signe alarmant de l'impact
que l'être humain peut avoir sur les équilibres naturels.
74 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Un problème écologique plus immédiat réside dans la pollu-


tion par l'homme d'un très grand nombre de cours d'eau ter-
restres. Ce qui compte ici ce n'est pas tant le fait que l'on souille
tel ruisseau, telle rivière ou tel lac, ce qui a été fait de tout temps,
c'est l'extension qu'a prise ce phénomène au cours des deux der-
nières générations. Aux États-Unis, pratiquement toutes les eaux
de surface sont aujourd'hui polluées. Un grand nombre de cours
d'eau américains sont des décharges publiques et ne jouent en fait
que le rôle d'extension du réseau de tout-à-l'égout. C'est par
euphémisme qu'on les désigne comme des lacs ou des rivières.
Une très grande partie des eaux souterraines ne sont plus potables
et de nombreuses épidémies locales d'hépatite virale ont pour
origine la pollution des eaux captées aux environs des villes. À la
différence de la pollution des eaux de surface, celle des eaux en
sous-sol est extrêmement difficile à éliminer et tend à persister
pendant des dizaines d'années après qu'on en a supprimé les
causes.
Un article paru dans un magazine populaire a pu à juste titre
décrire les cours d'eau américains comme des« eaux qui se meu-
•QJ

rent». Mais pour désespérante et apocalyptique qu'elle paraisse,
•QJ
·o cette formule peut s'appliquer au monde entier. Les eaux de la
0
l/l

w
0
u planète sont littéralement en train de mourir. Les rivières et les
l/l
c
0
lacs d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine tout autant que les
:p
"'Cl cours d'eau depuis longtemps surexploités des pays industriels
w
l/l
QJ
sont en cours de destruction, en tant que sources de vie, du fait
_J

l.D
ri
de la pollution massive. (Je ne vise pas seulement ici les polluants
0
N radioactifs des bombes et réacteurs nucléaires qui affectent toute
@

..c
la flore et la faune des océans; les déversements de produits
01
·c
>-
pétroliers posent eux aussi un problème de pollution colossal et
0.
u
0 détruisent chaque année la vie marine en énormes proportions.)
Il n'est pratiquement pas de secteur de la biosphère qui
échappe aux phénomènes de ce genre. Il faudrait des pages et des
pages pour rendre compte des pertes immenses de terre arable
qui surviennent chaque année dans tous les continents, des décès
causés par la pollution de l'air des grands centres urbains, de la
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 75

diffusion planétaire d'agents aussi toxiques que le plomb et les


isotopes radioactifs, de la « chimicalisation » de notre environne-
ment et même de notre menu quotidien, envahi qu'il est par les
résidus de pesticides et les additifs alimentaires. Combinées
comme les pièces d'un puzzle, ces atteintes à l'environnement
dessinent une œuvre de destruction sans précédent au cours de
la longue histoire de l'humanité sur Terre.
On pourrait évidemment définir l'être humain comme un
parasite à pouvoir de destruction très élevé qui menace d'anni-
hiler son hôte - à savoir le monde naturel - avant de s'annihiler
lui-même. Pour l'écologie, toutefois, le terme de« parasite», loin
d'être une solution, pose au contraire un problème. Les écolo-
gistes savent qu'un parasite destructeur de ce type manifeste
en général la rupture d'un équilibre. De fait, nombre d'espèces
qui semblent extrêmement destructrices dans un ensemble de
conditions données se révèlent très utiles dans des conditions dif-
férentes. Ce qui confère à l'écologie une fonction profondément
critique, c'est la question que soulève la capacité destructive de
l'homme, à savoir: quelle est la rupture d'équilibre qui a fait de
•QJ

l'être humain un parasite destructeur? Qu'est-ce qui a engendré
•QJ
·o une forme de parasitisme telle qu'elle provoque de graves per-
0
l/l

w
0
u turbations des cycles naturels et même menace l'existence de
l/l
c
0
l'humanité ?
:p
"'Cl Ce n'est pas seulement dans la nature quel' être humain a créé
w
l/l
QJ
des déséquilibres, c'est aussi, et plus fondamentalement, dans sa
_J

l.D
ri
relation avec son prochain et dans la structure même de la société
0
N et les déséquilibres qu'il a provoqués dans le monde naturel
@

..c
résultent de ceux qu'il a provoqués dans la société. Il y a un siècle,
01
·c
>-
on pouvait encore considérer que la pollution de l'air et de l'eau
0.
u
0 résultait de la course au profit et à la puissance à laquelle se
livraient barons d'industrie et bureaucrates. De nos jours, cette
explication morale apparaît comme une simplification grossière.
Il ne fait pas de doute que les entreprises bourgeoises professent
pour la plupart le mépris du bien public, ainsi qu'en témoigne
l'attitude des trusts del' énergie, de l'acier et de l'automobile face
76 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

aux problèmes de la pollution. Mais il y a un problème plus grave


que celui du comportement des dirigeants de ces firmes, c'est
celui de la taille des entreprises elles-mêmes, celui de leur gigan-
tisme et de tout ce qu'il implique pour la région où elles sont
implantées, pour ses collectivités humaines comme pour ses
cours d'eau, celui de leurs besoins en matières premières et en
eau, celui de leur place dans la division nationale du travail.
Ce que l'on observe aujourd'hui, c'est une crise dans l' éco-
logie sociale. La société moderne, telle que nous la connaissons,
tout particulièrement aux États-Unis et en Europe, repose sur
d'immenses zones urbaines, sur une agriculture hautement
industrialisée et, coiffant le tout, un appareil d'État hypertrophié,
bureaucratisé et anonyme. Si on laisse de côté toute considération
morale pour ne considérer que la structure matérielle d'une telle
société, on ne peut manquer d'être frappé par les incroyables
problèmes de logistique qu'elle doit résoudre - problèmes de
transport, d'approvisionnement (en matières premières, en biens
manufacturés et en denrées alimentaires), d'organisation écono-
mique et politique, de localisation des industries, etc. Une société
•QJ
...... urbanisée et centralisée de ce type représente pour n'importe
•QJ
·o quelle étendue continentale une charge accablante.
0
l/l
0
u
w
l/l
c
0
Diversité et simplicité
:p
-a
w Mais le nœud du problème est même plus profond encore.
l/l
QJ
_J L'obligation faite à l'humain de dominer la nature découle direc-
l.D
ri
0 tement de la domination de l'humain sur l'humain. La famille
N
@ patriarcale a introduit le germe de la domination dans la cellule
......
..c
01
de base des relations sociales; la période antique l'a développé en
·c
>-
0. séparant l'esprit de la réalité - ou, plutôt, la pensée du travail
0
u productif; il s'est nourri ensuite des tendances antinaturalistes
du christianisme. Mais c'est seulement lorsque les relations com-
munautaires, féodales ou paysannes se furent dissoutes en rela-
tions mercantiles que la planète elle-même se trouva réduite au
statut de ressource à exploiter. Cette tentative vieille de plusieurs
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 77

siècles culmine dans le capitalisme moderne. La nature concur-


rentielle de la société bourgeoise dresse non seulement chaque
être humain contre les autres, mais aussi l'ensemble de l'huma-
nité contre le monde naturel. De même que les hommes, la nature
en tous ses aspects est convertie en marchandise, en un matériau
à transformer et à vendre. Le libéralisme baptise ces processus
«croissance»,« société industrielle» ou« fléau urbain». Mais à la
racine du phénomène, on trouve toujours la domination de
l'humain sur l'humain.
L'expression « société de consommation » complète cette des-
cription de l'ordre social actuel en tant que« société industrielle».
Les besoins sont modelés par les médias de masse pour stimuler
une demande publique pour des marchandises complètement
inutiles, chacune d'elles conçues pour se détériorer après une
période de temps prédéterminée. La mise en coupe réglée de la
terre par le capital accompagne la mise en coupe réglée de l'esprit
humain par le marché. La terminologie libérale ne vise qu'à
camoufler la signification sociale de la crise écologique.
On a beau crier haro sur la croissance démographique, les
•QJ

•QJ taux qui ont une importance stratégique pour la crise écologique
·o
0
l/l
0
ne sont pas ceux de la croissance démographique en Inde mais
u
w
l/l
bien ceux de la production aux États-Unis, qui représente la moi-
c
0
:p
tié de la production mondiale. À ce propos encore, le libéralisme
"'Cl
w use d'euphémismes tels que l'« abondance» pour ne pas parler
l/l
QJ
_J tout crûment de «gaspillage». Les États-Unis, qui consacrent
l.D
ri
0 le neuvième de leur capacité industrielle aux productions de
N
@ guerre, saccagent littéralement la planète et brisent des liaisons

..c écologiques essentielles à la survie de l'humanité. Si les projec-
01
·c
>- tions actuelles concernant l'industrie se vérifient, les trente der-
0.
0
u nières années du siècle verront le quintuplement de la production
d'énergie électrique, fondée essentiellement sur le charbon et les
combustibles nucléaires. Inutile de décrire la charge colossale de
déchets radioactifs et autres effluents qu'un tel accroissement va
faire peser sur l'écologie de la planète.
78 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

À plus court terme, la situation n'est pas moins inquiétante.


Au cours des cinq prochaines années, la production de bois
augmentera probablement de 20 % ; celle de papier, de 5 % par an;
celle des emballages de carton, de 3 % par an ; celle de matières
plastiques (qui représentent aujourd'hui de 1 à 2 % des ordures
ménagères), de 7 % par an. Or, ces productions sont parmi les plus
gravement polluantes. On ne saurait sans doute mieux illustrer
l'absurdité de l'activité industrielle moderne qu'en rappelant la
diminution du nombre des bouteilles de bière consignées (et
réutilisables) de 54 milliards d'unités en 1960 à 26 milliards
aujourd'hui. Pendant ce temps, les bouteilles non réutilisables
passaient de 8 à 21 milliards d'unités et les canettes métalliques
de 38 à 53 milliards. D'où évidemment un problème colossal
d'évacuation de ces déchets solides.
Si on conçoit la planète comme une masse de minéraux inertes,
elle peut assurément fort bien s'accommoder d'un accroissement
aussi insensé de la production d'ordures. Mais sûrement pas si on
la conçoit comme un tissu vivant et complexe. La seule question
est de savoir si elle survivra à ce pillage assez longtemps pour
•QJ

•QJ
·o
permettre à l'être humain de remplacer le système destructeur
0
l/l
0
actuel par une société humaniste et fondée sur les principes de
u
w
l/l
l'écologie.
c
0
:p On insiste souvent auprès des écologistes pour qu'ils déter-
"'Cl
w
l/l
minent avec une précision scientifique le point de rupture écolo-
QJ
_J

l.D
gique de la nature, le moment où le monde naturel enterrera
ri
0
N
l'espèce humaine. Autant demander au psychiatre le moment
@

exact où le névrosé se transformera en un psychotique irration-
..c
01
·c nel. Il ne faut pas espérer obtenir de réponse à ce genre de ques-
>-
0.
0
tion. En revanche, l'écologiste est en mesure de fournir quelques
u
repères stratégiques pour comprendre les directions dans les-
quelles l'humanité semble s'être engagée depuis son divorce
d'avec la nature.
Du point de vue de l'écologie, nous sommes en passe de sim-
plifier dangereusement notre environnement. La ville moderne
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 79

représente un empiètement régressif du synthétique sur le natu-


rel, de l'inorganique (ciment, métal et verre) sur l'organique,
le remplacement de stimuli variés quant à leur nature et leur
origine par des stimuli grossiers et élémentaires. Les vastes zones
urbaines qui s'étendent continuellement dans les régions indus-
trialisées du globe lèsent gravement la vue et l'ouïe; le brouillard
les étouffe et les encombrements les paralysent.
Ce processus de simplification de l'environnement, qui le
ramène de plus en plus vers l'élémentaire et le grossier, n'a pas
qu'une dimension matérielle, elle est aussi culturelle. La nécessité
de manier d'énormes populations urbaines, de transporter, de
nourrir, de faire travailler, d'instruire et de divertir de quelque
façon quotidiennement des millions de gens rassemblés sur un
espace très restreint conduit à un très grave déclin des valeurs
civiques et sociales. Une conception de masse des relations entre
les humains, avec une tendance au totalitarisme, à la centrali-
sation et à l'embrigadement, relègue dans le passé les valeurs
individuelles. Les techniques bureaucratiques de gestion de la
société tendent à remplacer les méthodes humanistes. Tout ce qui
•QJ

est spontanéité, créativité et individualité est cerné par le stan-
•QJ
·o dardisé, le conditionné, le massifié. L'espace alloué à l'individu
0
l/l

w
0
u est sans cesse grignoté par les restrictions qu'impose un appareil
l/l
c
0
social impersonnel et sans visage. Tout ce qui fait la qualité
:p
"'Cl unique de la personne se trouve de plus en plus étroitement assu-
w
l/l
QJ
jetti, pour être reconnu, au contrôle du plus petit commun déno-
_J

l.D
ri
minateur de la masse. C'est sur le mode quantitatif, statistique,
0
N comme dans une fourmilière, que l'on traite les êtres humains au
@

..c
détriment de toute approche mettant l'accent sur la singularité
01
·c
>-
individuelle, la libre expression et la richesse culturelle.
0.
u
0 La même simplification régressive de l'environnement se
produit dans l'agriculture3. Cette population manipulée des villes

3. Pour des aperçus de ces problèmes, le lecteur peut consulter The Ecology
of Invasions de Charles S. Elton (New York, Wiley, 1958), Sail and Civilisation
d 'Edward Hyams (Londres, Thames and Hudson, 1952), Our Synthetic Environ-
ment pa r Murray Bookchin [pseudo. Lewis Herber] (New York, Knopf, 1962) et
80 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

modernes, il faut la nourrir et cela implique l'extension de l'agri-


culture industrielle. Les plantes vivrières doivent être cultivées de
façon à permettre au maximum la mécanisation - non pour
réduire la pénibilité du travail des hommes, mais pour accroître
l'efficacité et la productivité, pour rentabiliser les investissements
et exploiter ainsi la biosphère. Cela implique également le nivel-
lement du terrain qui sera ramené, pour ainsi dire, à n'être rien
de plus que le plancher d'une usine, et on réduira autant que
possible tous les accidents topographiques. La croissance des
végétaux sera étroitement contrôlée pour qu'elle coïncide avec
l'échéancier serré des usines de produits alimentaires. Labourage,
fertilisation, ensemencement et récolte seront effectués sur la plus
grande échelle possible, souvent au mépris de l'écologie naturelle
du pays. On consacrera de vastes étendues à une même culture,
ce qui favorise la mécanisation mais aussi la diffusion des para-
sites et des maladies. Car la culture d'une espèce unique est le
milieu idéal pour leur prolifération. On devra donc recourir
largement aux agents chimiques pour faire face aux problèmes
créés par les insectes, les mauvaises herbes et les maladies des
•QJ

plantes, pour régulariser la production et pour maximiser l'ex-
•QJ
·o ploitation du sol. Le vrai symbole de l'agriculture moderne n'est
0
l/l

w
0
u plus la faucille, ni même le tracteur; c'est l'avion. Le cultivateur
l/l
c
0
moderne ce n'est plus le paysan ni même l'agronome, qui entre-
:p
"'Cl tenaient une relation intime avec les qualités particulières du sol
w
l/l
QJ
qu'ils cultivaient; c'est le pilote ou le chimiste pour qui le sol n'est
_J

l.D
ri
qu'une simple matière première minérale.
0
N Le processus de simplification est encore aggravé par les excès
@

..c
de la division du travail au niveau régional et même national. Des
01
·c
>-
étendues de plus en plus vastes de la planète sont vouées à des
0.
u
0 fonctions industrielles de plus en plus spécialisées ou réduites à
n'être que des dépôts de matières premières. D'autres encore ne

Printemps Silencieux (1962) de Rachel Carson (Marseille, Wildproject, 2014


[2009]). Il ne faudrait d 'ailleurs pas lire ce dernier comme une diatribe contre les
pesticides, mais comme un plaidoyer pour la diversification écologique.
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 81

sont plus que des centres urbains consacrés essentiellement aux


échanges. Des villes et des régions et même des pays et des conti-
nents entiers sont définis par des productions spécifiques:
Pittsburgh, Cleveland et Youngstown, c'est l'acier; New York, c'est
la finance; la Bolivie, l'étain; l'Arabie, le pétrole; l'Europe et les
États-Unis, les biens manufacturés; le reste du monde, ce sont des
matières premières de tel ou tel type. Les écosystèmes complexes
qui constituent les diverses régions des continents disparaissent
sous une organisation qui fait de nations entières des entités
économiques rationalisées, simples étapes de la chaîne de pro-
duction planétaire. À plus ou moins court terme, les campagnes
les plus attrayantes succomberont à la bétonnière, tout comme la
plus grande partie de la côte Est des États-Unis, qui n'est déjà plus
que lotissements et zones pavillonnaires. Ce qui restera des beau-
tés naturelles sera défiguré par les bidonvilles de tentes et de
caravanes, par les autoroutes touristiques, les motels, les restau-
rants et les nappes de mazout des bateaux à moteur.
Le fait capital, c'est quel' être humain est en train de défaire
l'œuvre del' évolution du vivant. En créant de vastes aggloméra-
•QJ

•QJ
·o
tions de ciment, de métal et de verre, en dévastant ou en minant
0
l/l
0
les écosystèmes complexes et subtils qui constituent toute la
u
w diversité locale du monde naturel, bref en remplaçant un envi-
l/l
c
0
:p ronnement organique et complexe par un environnement inor-
"'Cl
w
l/l
ganique et simplifié, l'homme est en train de démonter la
QJ
_J

l.D
pyramide biotique qui l'a porté durant d'innombrables millé-
ri
0
N
naires. Lorsqu'il remplace les liaisons écologiques complexes
@

dont dépendent tous les êtres vivants supérieurs par des liaisons
..c
01
·c
plus élémentaires, l'être humain ramène peu à peu la biosphère à
>-
0.
0
un stade qui ne permettra plus que la survie d'êtres vivants
u
beaucoup plus simples. Si ce grand renversement du processus
évolutif devait se poursuivre, il n'est nullement fantaisiste de
penser que les conditions qui permettent les formes supérieures
de vie seront détruites à jamais et que la Terre ne sera plus en
mesure d'assurer la survie de l'espèce humaine.
82 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Ce qui donne à l'écologie sa vertu critique, ce n'est pas uni-


quement le fait d'être la seule de toutes les sciences à adresser à
l'humanité cet avertissement terrible; c'est aussi la dimension
sociale dans laquelle un tel message s'insère. Du point de vue
de l'écologie, le renversement de l'évolution organique résulte
des contradictions violentes qui opposent la ville à la campagne,
l'État à la collectivité, l'industrie à l'agriculture, la production
de série à l'artisanat, le centralisme au régionalisme, l'échelle
bureaucratique à l'échelle humaine.

La nature reconstructive de l'écologie


Jusqu'à récemment, les tentatives pour résoudre les contradic-
tions engendrées par l'urbanisation, la centralisation, la bureau-
cratisation grandissante et l'étatisme apparaissaient comme de
vains barrages opposés au «progrès» et on les qualifiait de chimé-
riques et de réactionnaires. On considérait l'anarchiste comme
un visionnaire égaré, un renégat social, un nostalgique du village
ou de la cité médiévale. Celui qui aspirait à une société décentra-
lisée, à une communauté humaniste en harmonie avec la nature
•QJ

•QJ
·o
et avec les besoins de l'individu - l'individu spontané, non asservi
0
l/l
0
à l'autorité -, ce ne pouvait être qu'un romantique, un artisan
u
w
l/l
déclassé ou un intellectuel « inadapté ». La dénonciation del' éta-
c
0
:p
tisme et de la centralisation semblait d'autant moins convain-
"'Cl
w cante qu'elle se fondait essentiellement sur des considérations
l/l
QJ
_J éthiques, sur une conception utopique, «irréaliste», de ce que
l.D
ri
0 l'être humain pourrait être et non de ce qu'il est. À ces dénoncia-
N
@ tions, les adversaires de la pensée anarchiste - les libéraux, la

..c
01
droite et la gauche autoritaire - répliquaient en se targuant d'être,
·c
>-
0. eux, la voix de la réalité historique et de fonder leurs conceptions
0
u étatistes et centralistes dans le monde de l'objectivité et de la
pratique.
Le temps n'est pas tendre pour les batailles d'idées. Quelle
qu'ait pu être, il y a quelques années, la validité des thèses liber-
taires ou non libertaires, l'évolution historique a vidé de leur sens
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 83

pratiquement toutes les objections aux idées anarchistes. La ville


moderne et l'État, la technologie de masse fondée sur le charbon
et l'acier et héritée de la Révolution industrielle, les systèmes plus
récents et plus rationalisés de production de série avec l'organisa-
tion du travail dominée par la chaîne, la nation centralisée, la
machine bureaucratique - tout cela a atteint sa limite. Quel qu'ait
pu être le rôle progressiste ou libérateur de ces productions histo-
riques, elles ne sont plus à présent que régressives et oppressives.
Régressives non seulement parce qu'elles abrutissent les hommes
et vident la collectivité de toutes ses valeurs de solidarité, de
cohésion, de moralité et de culture; mais aussi d'un point de vue
objectif, d'un point de vue écologique. Car elles ne se contentent
pas de dégrader l'esprit humain et la société, elles s'attaquent à la
viabilité de la planète et à la survie de tous les êtres.
On ne saurait assez souligner que les conceptions anarchistes
de communauté équilibrée, de démocratie directe, de technologie
au service de l'être humain, de société décentralisée ne sont pas
seulement désirables mais nécessaires. Sous l'effet de l'évolution
de la société, ces idées libertaires ont perdu leur caractère éthique
•QJ

et subjectif et appartiennent désormais au monde de l'objectivité
•QJ
·o et de la pratique. Ce qui relevait naguère du visionnaire et de
0
l/l

w
0
u l'irréalisable est maintenant ce dont la réalisation presse le plus.
l/l
c
0
En revanche, ce que l'on considérait comme le domaine de la
:p
"'Cl pratique et de l'objectivité est devenu absolument impraticable et
w
l/l
QJ
impropre à assurer le développement de l'être humain dans le
_J

l.D
ri
sens d'un plus grand épanouissement et d'une plus grande liberté.
0
N Les idées libertaires ont désormais des arguments très forts à
@

..c
faire valoir pour exiger d'être mises en pratique .
01
·c
>-
La vigueur du «non » que ces idées opposent aux conditions
0.
u
0 actuelles de vie explique le succès foudroyant d'une sorte d'anar-
chisme intuitif parmi la jeunesse d'aujourd'hui. Son amour de la
nature est une réaction contre la ville synthétique et ses mornes
produits. Ses vêtements et ses manières non formalistes tra-
duisent le refus du formalisme, de la standardisation et de l' ins-
titutionnalisation de l'existence moderne. Son penchant pour
84 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

l'action directe s'oppose à la bureaucratisation et à la centralisa-


tion de la société. Sa tendance à vivre en marge, à éviter le travail
et le carriérisme exprime une rancœur croissante à l'égard de la
routine abrutissante que développe la production de masse à
l'usine, au bureau ou à l'université. Son extrême individualisme
constitue de façon élémentaire une décentralisation de fait de la
vie sociale; la personne se retire de la masse.
L'apport le plus riche del' écologie réside dans son pouvoir de
transformer ce rejet souvent nihiliste de la situation actuelle en
une affirmation vigoureuse de la vie, en un programme de
reconstruction de la société sur des bases humanistes. Et ce mes-
sage positif del' écologie peut se résumer en un seul mot: « diver-
sité». Pour l'écologie, c'est la différenciation organique, et non
son contraire, la standardisation mécanique, qui permet de réa-
liser l'équilibre et l'harmonie dans la nature, dans la société et,
en conséquence, dans nos comportements. Éclairons cette thèse
en examinant ses implications pratiques.
Voyons d'abord ce que signifie le principe de diversité - que
Charles Elton désigne par «conservation de la variété» - lorsqu'on
•QJ

l'applique à la biologie et plus précisément à l'agriculture. La
•QJ
·o recherche en ce domaine va des modèles mathématiques de Lotka
0
l/l

w
0
u et Volterra jusqu'aux enquêtes approfondies sur le terrain, en
l/l
c
0
passant par des expériences telles que celles de Bause portant sur
:p
"'Cl des protozoaires et des mites dans des environnements contrôlés.
w
l/l
QJ
Elles démontrent clairement que les fluctuations des populations
_J

l.D
ri
animales et végétales depuis les densités anodines jusqu'aux
0
N densités parasitaires dépendent essentiellement du nombre d'es-
@

..c
pèces que comporte 1' écosystème en question et de la plus ou
01
·c
>-
moins grande diversité de l'environnement. Plus grande est la
0.
u
0 variété des proies et des prédateurs, plus stable est la population;
plus le milieu est diversifié dans sa faune et dans sa flore, moins
un déséquilibre écologique a de chances de se produire. La stabi-
lité est fonction de la variété et de la diversité: dès qu'inter-
viennent une simplification du milieu et une diminution de la
variété des espèces animales et végétales, les fluctuations de
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 85

populations s'accentuent, échappent aux mécanismes régulateurs


et tendent à prendre des proportions parasitaires.
En ce qui concerne la lutte contre les parasites, les écologistes
sont nombreux à penser que l'on pourrait éviter l'utilisation
répétée de produits chimiques toxiques tels que les herbicides
et les insecticides en laissant jouer davantage les forces vivantes
de la nature. On devrait accorder plus de place à la sponta-
néité naturelle, aux diverses forces biologiques qui constituent
un état écologique donné. «Des entomologistes européens
envisagent maintenant de contrôler la totalité de l'ensemble
plantes-insectes», note Robert L. Rudd. «C'est ce qu'on appelle la
manipulation de la biocénose4 • Le milieu biocénétique est varié,
complexe et dynamique. Bien que les variations individuelles
soient nombreuses, aucune espèce ne se développera normale-
ment jusqu'à des densités parasitaires. Les conditions particu-
lières qui permettent la prolifération d'une seule espèce sont très
rarement réunies dans un écosystème complexe. Si ardu que cela
soit, nous devrions nous fixer comme objectif le contrôle de la
biocénose ou de l' écosystème5 • »
•QJ
...... «Manipuler» valablement la biocénose présuppose toutefois
•QJ
·o une décentralisation très poussée de l'agriculture. Partout où c'est
0
l/l

w
0
u possible, l'agriculture industrielle devra céder la place à une
l/l
c
0
véritable agronomie du sol et des cultures. Le plancher d'usine
:p
-a deviendra potager et jardin. Je ne veux pas dire par là que nous
w
l/l
QJ
devrions abandonner tous les acquis de la culture en grand et de
_J

l.D
ri
la mécanisation. Mais ce sur quoi j'insiste, c'est qu'il convient de
0
N cultiver les champs comme s'il s'agissait d'un jardin, avec une
@
......
..c
01
·c 4. L'utilisation par Rudd du mot «manipulation» risque de donner l' impres-
>-
0.
0 sion erronée qu'on peut rendre compte d'une situation écologique en termes
u
purement mécaniques. J'insiste sur le fait que la connaissance que nous pouvons
acquérir d'une situation écologique et l'utilisation pratique que l'on peut faire de
cette connaissance sont affaires de finesse et non de puissance. C'est ce qu'ex-
prime très bien Charles Elton lorsqu'il écrit: «II est nécessaire de diriger l'avenir
du monde, mais non pas comme une partie d'échecs; plutôt comme un bateau. »
5. Robert L. Rudd, «Pesticides : The Real Peril », The Na tion, vol. 189, 1959,
p.401.
86 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

flore diversifiée et bien soignée, équilibrée par une faune et un


couvert d'arbres adaptés à la région. En outre, la décentralisation
est précieuse non seulement pour le développement de l'agricul-
ture, mais pour celui de l'agriculteur. Pratiquée dans un authen-
tique esprit écologique, la culture vivrière présuppose chez
l'agriculteur une connaissance précise de toutes les particularités
du terrain où il exerce, de la géographie physique du pays, de ses
divers sols - ceux qui conviennent aux cultures, à la forêt, aux
pâturages -, de ses micro-climats et une étude continuelle des
effets produits par les animaux et les végétaux nouvellement
introduits. Il devra affiner sa sensibilité aux possibilités et aux
besoins de la terre au point de devenir même un élément vivant
du contexte agricole. Or, on ne saurait espérer que l'agriculteur
atteindra un tel niveau de sensibilité et d'intégration si on ne
ramène pas l'agriculture à l'échelle humaine, si elle n'est pas mise
tout entière à portée de l'individu. Pour répondre aux exigences
del' écologie en matière agricole, il faut en revenir à des exploita-
tions de dimensions moyennes.
Le même raisonnement s'applique au développement des
•QJ

ressources énergétiques. La Révolution industrielle a accru la
•QJ
·o quantité d'énergie utilisée par les humains. Il est certes exact que
0
l/l

w
0
u les sociétés préindustrielles recouraient essentiellement à l' éner-
l/l
c
0
gie animale et à la force musculaire humaine. Mais en maintes
:p
"'Cl régions d'Europe, des systèmes complexes de production d' éner-
w
l/l
QJ
gie avaient été mis au point qui intégraient subtilement des
_J

l.D
ri
sources diverses d'énergie, telles que le vent et les cours d'eau,
0
N ainsi que toute une gamme de combustibles - bois, tourbe, char-
@

..c
bon, sucres végétaux et graisses animales .
01
·c
>-
La Révolution industrielle a balayé et en grande partie détruit
0.
u
0 ces systèmes énergétiques locaux pour les remplacer d'abord par
un système à un seul élément, le charbon, puis par un système à
deux éléments, le charbon et le pétrole. La région disparut en tant
que cadre d'un système énergétique intégré - de fait, c'est le
concept même d'intégration au travers de la diversité qui se trouva
caduc. Comme nous l'avons indiqué plus haut, de nombreuses
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 87

régions se vouèrent essentiellement à la mine, se limitant à


l'exploitation d'une seule ressource, tandis que d'autres étaient
converties en vastes zones industrielles, souvent spécialisées dans
un petit nombre de productions. Nul besoin de passer en revue
les effets désastreux de cet effondrement des structures régionales
pour ce qui est de la pollution de l'air et de l'eau, de la dévastation
de grandes étendues de campagne et de l'épuisement proche de
nos précieux hydrocarbures.
On pourrait, bien entendu, avoir recours aux combustibles
nucléaires, mais on a froid dans le dos à la seule pensée de la
masse de déchets radioactifs mortels qu'il faudrait évacuer si les
réacteurs nucléaires devaient devenir l'unique source de produc-
tion d'énergie. À terme, un système énergétique fondé sur les
substances radioactives entraînerait une contamination quasi
généralisée de l'environnement, d 'abord insidieuse puis massive
et causant des destructions visibles. L'autre solution, c'est d'appli-
quer les principes écologiques à la résolution des problèmes
énergétiques, de redonner vie aux anciens systèmes énergétiques
régionaux intégrant des sources diverses telles que l'énergie
•QJ

éolienne, hydraulique et solaire. Et pour cela, nous disposons
•QJ
·o aujourd'hui de procédés bien plus diversifiés que dans le passé.
0
l/l

w
0
u Les capteurs et cellules solaires, les turbines éoliennes et le
l/l
c
0
potentiel hydroélectrique pris isolément ne peuvent résoudre les
:p
"'Cl problèmes énergétiques ni le déséquilibre écologique issus de
w
l/l
QJ
l'utilisation des combustibles classiques. Mais si on les combine
_J

l.D
ri
entre eux pour composer un système énergétique organiquement
0
N développé à partir des ressources régionales, ils peuvent ample-
@

..c
ment suffire aux besoins d 'une société décentralisée. Sous les
01
·c
>-
latitudes à fort ensoleillement, on s'appuierait davantage sur
0.
u
0 l'énergie solaire que sur les carburants combustibles. Dans les
régions à forte turbulence atmosphérique, les éoliennes pour-
raient constituer l'élément majeur; sur les côtes qui s'y prêtent ou
dans les régions bien pourvues en cours d'eau, on aurait surtout
recours à l'hydroélectricité. Dans tous les cas, on utiliserait une
véritable mosaïque de sources d'énergie non combustibles, les
88 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

combustibles classiques ou nucléaires servant à combler les


lacunes. Et on peut espérer qu'ultérieurement, les procédés de
productions d'énergie sans combustion seront suffisamment
perfectionnés pour qu'on puisse se passer totalement des res-
sources énergétiques dangereuses.
Mais, comme pour l'agriculture, l'application des principes
écologiques au domaine énergétique présuppose une décentrali-
sation très poussée de la société et une conception authentique-
ment régionaliste de l'organisation sociale. Le fonctionnement
d'une grande ville exige d'énormes quantités de charbon et de
pétrole. Au contraire, l'énergie du soleil, du vent et des marées ne
nous parvient que de façon éparse; à l'exception près de quelques
usines marémotrices spectaculaires, les procédés actuels ne four-
nissent guère plus de quelques milliers de kilowattheures à la fois.
Il est peu probable que l'on réalise un jour des capteurs solaires
capables de fournir autant d'électricité qu'une grosse centrale
thermique et on imagine tout aussi mal une batterie d'éoliennes
qui serait en mesure d'éclairer l'île de Manhattan. Si les maisons
et les usines restent concentrées, les dispositifs permettant de
•QJ

produire de l'énergie propre resteront des gadgets. Mais si on
•QJ
·o réduit la dimension des communautés urbaines et qu'on les dis-
0
l/l

w
0
u perse largement sur le territoire, rien ne s'opposerait à ce que l'on
l/l
c
0
combine ces divers procédés de telle sorte qu'ils soient en mesure
:p
"'Cl de nous procurer tous les avantages de la civilisation industrielle.
w
l/l
QJ
L'utilisation efficace du soleil, du vent, des marées et des fleuves
_J

l.D
ri
exige le démembrement de la mégalopolis. Un nouveau type de
0
N communauté, soigneusement ajusté aux particularités et aux
@

..c
ressources de la région, doit remplacer les agglomérations tenta-
01
·c
>-
culaires que nous connaissons.
0.
u
0 Un plaidoyer en faveur de la décentralisation ne peut assuré-
ment pas se limiter à l'analyse des problèmes agricoles et éner-
gétiques. La même démonstration peut se faire pour pratiquement
tous les problèmes « logistiques » de notre époque. Prenons l'exem-
ple des transports. On a écrit des volumes sur les effets néfastes
des véhicules à essence, sur les gaspillages qu' ils entraînent, sur
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 89

leur responsabilité dans la pollution atmosphérique des villes, sur


le bruit qu'ils génèrent, sur l'énormité du tribut de morts que l'on
acquitte chaque année dans les villes et sur les autoroutes. Dans
une civilisation fortement urbanisée, il serait vain de penser
remplacer ces véhicules nocifs par des véhicules à batteries d'ac-
cumulateurs qui sont propres, efficaces, pratiquement silencieux
et certainement moins dangereux; car les plus perfectionnées des
voitures électriques ont besoin de recharger leurs accumulateurs
tous les 150 kilomètres environ, ce qui exclut leur utilisation
généralisée dans les grandes villes. Dans une agglomération
décentralisée de dimensions réduites, au contraire, les véhicules
électriques conviendraient parfaitement aux transports urbains
et même régionaux.
Personne n'ignore plus aujourd'hui que les véhicules à essence
contribuent énormément à la pollution de l'air des villes et on
recherche activement les procédés techniques qui permettraient
de faire oublier les impacts les plus nocifs de l'automobile. Il est
caractéristique de notre époque qu'elle s'efforce de résoudre
toutes les irrationalités qu'elle engendre par une astuce illusoire:
•QJ

brûleurs de gaz d'échappement pour les émanations toxiques,
•QJ
·o antibiotiques pour les problèmes de santé ou tranquillisants pour
0
l/l

w
0
u les troubles psychiques. Mais ce n'est pas avec des astuces qu'on
l/l
c
0
résoudra le problème de la pollution atmosphérique. La cause
:p
"'Cl fondamentale de la pollution atmosphérique, ce sont les densités
w
l/l
QJ
élevées de population, c'est la concentration d'un trop grand
_J

l.D
ri
nombre de gens dans un espace trop réduit. Des millions de gens,
0
N entassés dans une ville, engendrent nécessairement une grave
@

..c
pollution locale, ne serait-ce que par leurs activités journalières .
01
·c
>-
Il leur faut brûler du combustible dans leur maison et dans leur
0.
u
0 lieu de travail; construire ou démolir des édifices (les poussières
que ces travaux dégagent entrent pour une part importante dans
la pollution de l'air), évacuer des quantités énormes de déchets,
circuler sur les routes en utilisant des véhicules à pneus (les par-
ticules produites par l'usure des pneus et du revêtement routier
sont un facteur non négligeable de pollution). Quels que soient
90 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

les dispositifs anti-pollution que l'on adaptera aux voitures et aux


usines> il est clair que les améliorations qu) ils apporteront à la
qualité de l'air seront plus qu'annulées par la croissance future de
la mégalopolis.
L'anarchisme ne se limite pas à la décentralisation des groupes
humains. Si j'ai examiné cet aspect-là de façon un peu détaillée>
c'est pour montrer qu'une société anarchiste n'est pas un idéal
perdu dans la nuit des temps> elle est devenue la condition préa-
lable à la mise en pratique des principes de l'écologie. Résumons
le message critique de l'écologie: si on réduit la variété du monde
naturel, on compromet son unité; on détruit les forces indispen-
sables à l'harmonie et à l'équilibre durable de la nature et ce qui
est encore plus grave, on engage l'évolution du monde naturel
dans un processus de régression absolue qui risque à terme de
rendre l'environnement impropre aux formes supérieures de la
vie. Résumons également son message positif: si l'on désire faire
progresser l'unité et la stabilité du monde naturel, ainsi que son
harmonie> il faut préserver et développer la variété. Il est bien cer-
tain que de rechercher la variété pour la variété n'a guère de sens.
•QJ

Dans la nature> la variété s'engendre spontanément. L'aptitude
•QJ
·o d'une nouvelle espèce à survivre est mise à l'épreuve par les
0
l/l

w
0
u rigueurs du climat, par sa capacité de résister aux prédateurs et
l/l
c
0
par ses possibilités d'établir et d'enrichir sa niche écologique.
:p
"'Cl Mais l'espèce qui réussit à enrichir sa niche dans l'environnement
w
l/l
QJ
enrichit également l'état écologique de l'ensemble. Pour reprendre
_J

l.D
ri
l'expression de E. A. Gutkind> elle «contribue à l'expansion de
0
N l'environnement6 »,tant pour elle-même que pour les espèces avec
@

..c
lesquelles elle entretient des relations équilibrées .
01
·c
>-
Comment ces concepts s'appliquent-ils à la théorie de la
0.
u
0 société? Bien des lecteurs se contenteraient> je crois> de l'idée
que> l'être humain faisant partie de la nature> un environne-
ment naturel en expansion donne un fondement plus riche au

6. E. A. Gutkind, Le crépuscule des villes, trad. de Gérard Montfort, Paris,


Stock, 1966.
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 91

développement de la société. En fait, la réponse à cette question


se situe à un niveau plus profond que ne le croient souvent les éco-
logistes et les libertaires. Revenons au principe écologique selon
lequel l'unité et l'équilibre résultent de la diversité, et reportons-
nous à un passage du livre d'Herbert Read sur «La philosophie de
l'anarchisme», qui nous fournira un premier élément de réponse.
Pour introduire son concept de «mesure du progrès», Read écrit:
«Le progrès se mesure au degré de différenciation interne d'une
société. Si l'individu n'est que l'unité de base d'une masse inté-
grée, son existence sera étriquée, morne et mécanique. Si l'indi-
vidu constitue une unité pour lui-même, et dispose d'espace et
de possibilités d'action personnelle, il sera peut-être plus exposé
aux accidents et aux coups du sort, mais il pourra du moins se
développer et s'exprimer. Il pourra se développer au vrai sens du
terme, développer la conscience qu'il a de sa force, de sa vitalité,
de sa joie. »
La pensée de Read n'est malheureusement pas pleinement
développée, mais elle constitue un point de départ intéressant. Ce
qui frappe au premier chef, c'est que l'écologiste comme l'anar-
•QJ

chiste insistent fortement sur la spontanéité. L'écologiste, dans la
•QJ
·o mesure où il n'est pas qu'un simple technicien, tend à rejeter la
0
l/l

w
0
u notion de «pouvoir sur la nature». Il préfère parler de «se frayer
l/l
c
0
un chemin » dans une situation écologique donnée, de gérer un
:p
"'Cl écosystème plutôt que de le recréer. De son côté, l'anarchiste parle
w
l/l
QJ
de spontanéité sociale, il aspire à libérer les potentialités de la
_J

l.D
ri
société et de l'humanité, à donner libre cours à la spontanéité des
0
N gens. L'un et l'autre, chacun selon son optique, considèrent l'auto-
@

..c
rité comme une inhibition, comme une pesanteur qui limite le
01
·c
>-
potentiel créateur de la nature comme de la société. Leur objectif
0.
u
0 n'est pas de régner sur tel ou tel domaine, mais de le libérer. Ils
considèrent l'intuition, la raison et la connaissance comme des
moyens permettant d'accomplir les potentialités d'une situation,
de donner son plein développement à la logique de cette situation
et non de remplacer ce possible par des idées préconçues et de
fausser son évolution au nom de dogmes.
92 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Pour en revenir à la citation de Read, il en ressort que l' éco-


logiste et l'anarchiste considèrent l'un et l'autre la différenciation
comme un indice de progrès. L'écologiste emploie l'expression de
«pyramide biotique» pour parler du progrès biologique; l'anar-
chiste, le mot «individuation» pour caractériser le progrès social.
Si on pousse plus loin l'idée de Re ad, on constate que, pour
l'anarchiste comme pour l'écologiste, une diversification crois-
sante engendre une unité plus forte . Le développement de la
totalité se réalise grâce à la diversification et à l'enrichissement de
ses parties.
De même que l'écologiste s'efforce de diversifier l'écosystème
et de favoriser le libre jeu des espèces entre elles, de même l'anar-
chiste vise à diversifier la vie sociale et à éliminer toutes les
entraves s'opposant à son développement. L'anarchisme n'est pas
seulement une société sans État; c'est aussi une société harmo-
nieuse qui expose l'être humain aux stimuli variés de la vie
agraire et de la vie urbaine, de l'activité physique aussi bien
qu'intellectuelle, de la sensualité comme de la spiritualité, qui
suscite la solidarité communautaire comme l'épanouissement
•QJ

personnel, la spécificité régionale comme la fraternité planétaire,
•QJ
·o la spontanéité autant que l'autodiscipline et qui supprime le tra-
0
l/l

w
0
u vail pénible et donne un nouvel essor à l'artisanat. Pour notre
l/l
c
0
société schizophrénique, ce sont là autant de buts qui s'excluent.
:p
"'Cl C'est la structure de la société actuelle qui les fait apparaître
w
l/l
QJ
comme des couples antagoniques; c'est la séparation entre la ville
_J

l.D
ri
et la campagne, la spécialisation du travail, l'atomisation des
0
N individus. Et il serait bien présomptueux de penser qu'on peut
@

..c
résoudre ces contradictions sans avoir une conception d'ensemble
01
·c
>-
de la structure matérielle de la société anarchiste. On trouve
0.
u
0 certes une certaine représentation d'une telle société dans les
Nouvelles de nulle part de William Morris et dans les écrits de
Pierre Kropotkine. Mais ce ne sont là que des aperçus rapides.
Ces auteurs ne pouvaient pressentir les bouleversements techno-
logiques qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, ni l'apport de
l'écologie. Ce n'est pas ici mon propos de me lancer dans les
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 93

descriptions utopiennes, mais seulement de dégager quelques


lignes directrices qui ressortent de cette analyse d'ensemble. Et
ce faisant, je tiens à insister non seulement sur les principes éco-
logiques qui les fondent, mais aussi sur les principes humanistes.
S'il importe que la société anarchiste soit décentralisée, ce
n'est pas seulement pour établir durablement des rapports har-
monieux entre l'être humain et la nature, mais aussi pour fournir
une nouvelle dimension à l'harmonie entre les humains. Les Grecs,
on le rappelle souvent, auraient vu d'un œil horrifié une cité qui,
par son gigantisme tant spatial que numérique, aurait interdit
toute relation personnelle et même familière entre ses citoyens.
Réduire les dimensions des communautés humaines est une
nécessité élémentaire, d'abord pour résoudre les problèmes de
pollution et de transport, ensuite pour créer des communautés
véritables. En un certain sens, il nous faut humaniser l'humanité.
Les relations entre les gens devraient s'effectuer le moins possible
par l'intermédiaire des appareils électroniques tels que téléphone,
télégraphe, radio et télévision. Lors de l'élaboration des décisions
collectives - et l'ecclesia de l'Athènes antique est un modèle en ce
•QJ

domaine - il importe que tous les membres de la communauté
•QJ
·o aient la possibilité d'évaluer à fond quiconque intervient dans
0
l/l

w
0
u l'assemblée. Pour cela, il faut qu'ils soient en mesure d'étudier ses
l/l
c
0
attitudes et ses expressions et de peser ses motivations tout autant
:p
"'Cl que ses idées, donc que l'occasion leur soit donnée de se rencon-
w
l/l
QJ
trer et de discuter face à face.
_J

l.D
ri
Ces communautés réduites devraient avoir une économie
0
N équilibrée et diversifiée, d'une part, pour utiliser pleinement les
@

..c
matières premières et les sources d'énergie locales, d'autre part,
01
·c
>-
pour enrichir l'expérience agricole et industrielle de leurs mem-
0.
u
0 bres ; de sorte que celui qui a un penchant pour la mécanique se
trouve encouragé à plonger ses mains dans la glèbe, l'intellectuel
à exercer ses muscles, le paysan « né » à se familiariser avec le
fonctionnement d'un laminoir. Séparer l'ingénieur de la terre,
l'intellectuel de la bêche et le paysan de l'atelier entraîne une sur-
spécialisation professionnelle qui favorise dangereusement la
94 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

prise du pouvoir par les spécialistes. Une autre conséquence grave


de la spécialisation, c'est qu'elle empêche la société d'atteindre un
but essentiel: l'humanisation de la nature par la technique et la
naturalisation de la société par le biologique.
Une telle communauté anarchiste se rapprocherait, je crois,
d'un écosystème parfaitement analysable; elle serait diversifiée,
équilibrée et harmonieuse. On peut discuter pour savoir si cet
écosystème devrait revêtir la forme d'une entité urbaine, avec un
centre clairement identifié, comme la cité grecque ou la commune
médiévale, ou bien si, comme le suggère Gutkind, la société se
composerait plutôt de groupes épars, sans centre défini. En tout
état de cause, l'échelle écologique de telles communautés serait
déterminée par le plus petit écosystème capable de faire vivre une
population de dimension raisonnable.
Une communauté qui, dans une large mesure, se suffirait à
elle-même, liée de façon manifeste à son milieu pour ses moyens
de subsistance, acquerrait un respect nouveau pour les interrela-
tions organiques desquelles elle dépend. À long terme, je suis
persuadé que la recherche d'une autosuffisance relative se révéle-
•QJ

rait d'une plus grande efficacité économique que l'excessive divi-
•QJ
·o sion du travail qui prévaut aujourd'hui. Il y aurait sans doute
0
l/l

w
0
u beaucoup d'industries faisant double emploi d'une communauté
l/l
c
0
à l'autre; mais la familiarité de chaque groupe avec son environ-
:p
"'Cl nement particulier et son enracinement écologique lui permet-
w
l/l
QJ
traient d'user avec bien plus d'intelligence et d'amour de cet
_J

l.D
ri
environnement. Je pense que, loin d'engendrer le provincialisme,
0
N l'autosuffisance relative permettrait un nouvel épanouissement
@

..c
individuel et communautaire; cette union avec le milieu stimu-
01
·c
>-
lerait la communauté.
0.
u
0 La rotation des responsabilités civiques, techniques et profes-
sionnelles développerait les facultés de l'individu, ouvrant de
nouvelles dimensions à l'épanouissement personnel. On peut
penser qu'une société harmonieuse donnera naissance à un indi-
vidu harmonieux, complet. Cette notion de complétude, ce sont,
dans le monde occidental, les Athéniens qui ont été les premiers
ÉCOLOGIE ET PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE 95

à nous en donner une idée malgré toutes leurs tares et leurs limi-
tations. «La polis, écrit H.D.F. Kitto, était faite pour le dilettante.
Son idéal était que tous les citoyens (en plus ou moins grand
nombre, selon que la polis était démocratique ou oligarchique)
jouent leur rôle dans toutes ses nombreuses activités, idéal qui
dérive de la conception homérique de l 'arètè, excellence en tous
domaines et activité harmonieuse et complète. L'arètè implique
un respect de la totalité de la vie et de son unité et méprise par
conséquent toute spécialisation, toute efficacité. Ou plutôt, elle a
une conception beaucoup plus élevée de l'efficacité; une efficacité
qui ne réside pas dans un aspect particulier de la vie, mais dans
la vie même7• » Une société anarchiste aurait certainement un
idéal plus vaste, mais pas moins élevé.
Si une communauté écologique se réalise jamais, la vie sociale
suscitera une diversification subtile du monde humain comme du
monde naturel et les réunira en un tout harmonieux et équilibré.
De la communauté locale à la région et aux continents entiers, on
assistera à une différenciation bigarrée des groupes humains et
des écosystèmes, chacun développant ses possibilités singulières
•QJ

et exposant ses membres à une large gamme de stimuli écono-
•QJ
·o miques, culturels et psychologiques. Les groupes humains pré-
0
l/l

w
0
u senteront une variété passionnante, souvent vivement contrastée
l/l
c
0
selon qu'ils auront à adapter leur architecture et leurs industries
:p
"'Cl à des écosystèmes semi-arides, bocagers, forestiers ...
w
l/l
QJ
La tournure d'esprit qui aujourd'hui organise les différences
_J

l.D
ri
entre les êtres humains ou les autres êtres vivants selon des cri-
0
N tères hiérarchiques et définit l'autre en termes de «supériorité»
@

..c
ou d'« infériorité », sera remplacée par une approche écologique
01
·c
>-
de la diversité. On respectera et même on enrichira les diffé-
0.
u
0 rences entre les individus. La relation traditionnelle qui oppose
le « sujet» à l'« objet» se transformera dans son essence; l'« exté-
rieur», le « différent», 1'« autre » seront perçus comme les parties
d'un tout qui est d'autant plus riche qu'il est plus complexe. Ce

7. H. D. F. Kitto, The Greeks, Chicago, Aldine, 1951, p. 16.


96 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

sens nouveau de l'unité exprimera une harmonie d'intérêts entre


les individus et entre la société et la nature. Libéré de la routine
oppressive, des répressions et des angoisses qui le paralysent, des
peines du travail, du fardeau des faux besoins, des entraves de
l'autorité et des obligations irrationnelles, l'individu sera enfin
en mesure, pour la première fois dans l'histoire, de réaliser ses
possibilités de membre de la communauté humaine et du monde
naturel.

New York
Février 1965

•QJ
.......
•QJ
·o
0
l/l
0
u
w
l/l
c
0
:p
-a
w
l/l
QJ
_J

l.D
ri
0
N
@
.......
.c
01
·c
>-
0.
0
u
Vers une technologie libératrice
(1965)

les sentiments
J
AMAIS DEPUIS LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE,
populaires à l'égard de la technologie n'ont été aussi contradic-
toires qu'au cours des dernières décennies. Durant les années
1920 et même encore assez tard dans les années 1930, l'opinion
publique accueillait en général l'innovation technique avec bien-
veillance et identifiait les progrès de l'industrie au bien-être
humain. À cette époque, il suffisait aux apologistes de l'URSS de
présenter Staline comme l'« industrialisateur » de la Russie
•QJ

•QJ
·o
moderne pour faire pardonner ses méthodes les plus brutales et
0
l/l
0
ses crimes les plus monstrueux. À cette époque également, les
u
w
l/l
critiques les plus efficaces que l'on adressait à la société capitaliste
c
0
:p se fondaient sur cette évidence irrécusable qu'était la stagnation
"'Cl
w économique et technique des États-Unis et de l'Europe occiden-
l/l
QJ
_J tale. Pour beaucoup de gens, il semblait y avoir une relation
l.D
ri
0 directe et précise entre progrès technique et progrès social ; le mot
N
@ fétiche d'« industrialisation» faisait accepter les pires abus des

..c
01 plans et des programmes économiques .
·c
>-
0. Une telle attitude nous paraît aujourd'hui naïve. À l'exception
0
u peut-être des savants et des techniciens qui conçoivent les

Traduction de Daniel Blanchard et Helen Arnold de « Towards a Liberatory


Technology », initialement parue dans le recueil Pour une société écologique
(Paris, Christian Bourgois, 1976) [NdÉ].
98 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

machines, la plupart des gens éprouvent à l'égard de l'innovation


technique un sentiment qu'on pourrait qualifier de schizoïde, car
partagé entre la terreur de l'extermination nucléaire et l'espoir de
l'abondance matérielle, du loisir et de la sécurité. La technologie
semble être en conflit avec elle-même. À la bombe s'oppose le
réacteur, au missile intercontinental le satellite de télécommuni-
cations. La même branche de la technologie se présente à la fois
comme l'amie et comme l'ennemie de l'humanité; et même les
sciences traditionnellement tournées vers l'humain, telles que la
médecine, occupent une position ambivalente - ainsi qu'en
témoignent, d'un côté, les progrès prometteurs de la chimiothé-
rapie et, de l'autre, la menace représentée par les recherches sur
la guerre bactériologique.
On n'est donc pas surpris de constater que cette tension entre
la peur et l'espoir se résout de plus en plus souvent en faveur de
la peur sous la forme d'un rejet indiscriminé de la technologie.
Celle-ci apparaît de plus en plus comme un démon, doué d'une
vie propre et malfaisante, qui a toutes les chances de mécaniser
l'humanité, voire de l'exterminer. Le profond pessimisme que
•QJ

cette attitude engendre est souvent tout aussi simpliste que l'opti-
•QJ
·o misme qui régnait précédemment. Le danger est réel que nous
0
l/l

w
0
u abandonnions toute appréciation sobre de la technologie, que
l/l
c
0
nous tournions le dos à ses aspects libérateurs et, pire encore, que
:p
"'Cl nous nous soumettions de façon fataliste à son utilisation à des
w
l/l
QJ
fins de destruction. Si nous ne voulons pas être frappés de para-
_J

l.D
ri
lysie par cette nouvelle forme de fatalisme social, il nous faut
0
N trouver un équilibre.
@

..c
Cet article se propose d'examiner trois problèmes. Le premier
01
·c
>-
est de savoir quel est le potentiel libérateur de la technologie
0.
u
0 moderne, tant sur le plan matériel que sur le plan moral. Ensuite,
quelles sont les tendances, s'il en existe, qui transforment la
machine dans un sens qui permette son utilisation par une
société organique, tournée vers l'être humain. Enfin, quelles sont
les techniques et les ressources nouvelles qui se prêtent à un usage
écologique, c'est-à-dire tendant à l'équilibre de la nature, au plein
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 99

développement des régions naturelles et à la formation de com-


munautés organiques et humanistes.
Ce dont il s'agit ici, c'est essentiellement de potentialité. Je ne
prétends nullement que la technologie soit nécessairement libé-
ratrice ni constamment profitable au développement de l'être
humain; pas plus que je ne crois que les machines et la mentalité
technologique nous condamnent à être leurs esclaves, ce qui est
apparemment l'opinion de Juenger et d'Ellul1. Ce que je veux
montrer, c'est qu'un mode de vie organique dépourvu d'armature
technologique serait aussi incapable de fonctionner qu'un être
humain dépourvu de squelette. La technologie est le fondement
structurel d'une société; c'est dans le cadre qu'elle définit que
viennent s'inscrire l'économie et la plupart des institutions.

Technologie et liberté
L'année 1848 marque un tournant dans l'histoire des révolutions
modernes. C'est alors que le marxisme fait son entrée sur la scène
idéologique sous la forme du Manifeste du Parti communiste et
que le prolétariat représenté par les ouvriers parisiens s'impose
•QJ
.......
•QJ
·o
pour la première fois comme force politique autonome sur les
0
l/l
0
barricades de juin. Remarquons également qu'en ce milieu de
u
w
l/l
siècle culmine la technologie traditionnelle fondée sur la machine
c
0
:p
à vapeur inaugurée un siècle et demi plus tôt avec la machine de
-a
w Newcomen.
l/l
QJ
_J Ce qui est frappant dans la convergence de ces repères idéo-
l.D
ri
0 logique, politique et technologique, c'est combien le Manifeste du
N
@ Parti communiste et les barricades de juin étaient en avance sur
.......
.c
01
·c
>-
0.
0 1. Friedrich George Juenger comme Jacques Ellul pensent que la dégradation
u
de l' être humain par la machine est intrinsèquement liée au développement de la
technologie et concluent donc leurs an alyses sur une note de résign ation déses-
pérée. C'est précisément à ce type de fatalisme socia l que je pense ici, et plus
particulièrement à celui qu'exprime Ellul dont les idées se rattachent davantage
que celles de Juenger aux conditions actuelles. Cf. Jacques Ellul, La Technique ou
l'enjeu du siècle (Paris, Armand Colin, 1954), et Fried rich George Juenger, The
Failure of Technology (Chicago, Regnery, 1956).
100 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

leur temps. Dans les années 1840, la Révolution industrielle tour-


nait essentiellement autour de l'industrie textile, de la sidérurgie
et des moyens de transport. L'invention de la machine à filer
d'Arkwright, de la machine à vapeur de Watt et du métier à tisser
mécanique de Cartwright avaient permis de constituer l'usine
textile, cependant que diverses innovations majeures dans la
sidérurgie permettaient d'alimenter en produits métalliques peu
chers et de haute qualité la construction d'usines et de chemins
de fer. Mais ces innovations, pour importantes qu'elles fussent,
n'étaient pas accompagnées de transformations de la même
envergure dans les autres branches de la technologie industrielle.
Tout d'abord, la plupart des machines à vapeur ne dépassaient pas
quinze chevaux et les meilleurs hauts fourneaux ne produisaient
guère plus qu'une centaine de tonnes de fer par semaine - contre
les quelque mille tonnes que produisent quotidiennement les
hauts fourneaux modernes. Mais surtout, l'innovation technique
n'avait pas encore affecté de façon conséquente les autres secteurs
del' économie. Les techniques extractives, par exemple, n'avaient
guère changé depuis la Renaissance. Le mineur continuait à
•QJ

attaquer le minerai au pic et à la barre à mine et les systèmes de
•QJ
·o drainage, de ventilation et d'évacuation ne présentaient pas de
0
l/l

w
0
u perfectionnements importants par rapport aux descriptions
l/l
c
0
classiques d'Agricola écrites trois siècles plus tôt. L'agriculture
:p
"'Cl sortait à peine de son sommeil séculaire. Les cultures vivrières
w
l/l
QJ
avaient certes gagné en extension, mais l'étude des sols restait
_J

l.D
ri
exceptionnelle et la moisson se faisait encore presque toujours à
0
N la main, bien qu'une moissonneuse mécanique eût été réalisée dès
@

..c
1822. Les bâtiments, pour massifs et ornés qu'ils fussent, étaient
01
·c
>-
construits essentiellement à la force des bras : la grue et le treuil
0.
u
0 à main étaient pratiquement les seuls engins mécaniques du
chantier. L'acier restait un métal rare : en 1850, il coûtait encore
250 dollars la tonne et il fallut attendre le convertisseur Bessemer
pour que les techniques de production d'acier sortent de leur
stagnation séculaire. Enfin, et bien que la précision des outils eût
accompli de grands progrès, il faut rappeler que les tentatives de
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 101

Charles Babbage pour construire un ordinateur mécanique com-


plexe se heurtèrent à l'insuffisance des techniques d'usinage de
l'époque.
Si j'ai énuméré ces quelques faits marquants de l'évolution
technologique, c'est que tant leurs promesses que leurs limita-
tions ont exercé une influence profonde sur la pensée révolution-
naire du XIXe siècle. Les innovations de la technologie textile et
sidérurgique ont ouvert de nouveaux horizons à la pensée socia-
liste et utopique. Il apparut au théoricien révolutionnaire que,
pour la première fois dans l'histoire, il pouvait appuyer son rêve
de société libérée sur une perspective concrète d'abondance
matérielle et de loisirs accrus pour la masse des gens. On put
affirmer que le socialisme se fonderait sur l'intérêt et non sur une
problématique noblesse d'âme de l'être humain. L'innovation
technique avait transformé l'idéal socialiste de vague espérance
humanitaire en programme pratique.
Mais cette nouvelle dimension pratique obligea beaucoup de
penseurs socialistes, en particulier Marx et Engels, à regarder en
face les limitations technologiques de leur époque. Ils furent
•QJ

confrontés à un problème de stratégie: dans toutes les révolutions
•QJ
·o du passé le développement technologique était en dessous du
0
l/l

w
0
u niveau qui aurait permis aux individus de se libérer du besoin, du
l/l
c
0
travail et de la lutte pour les nécessités matérielles de l'existence.
:p
"'Cl Si élevés et si enthousiasmants qu'aient été les idéaux révolution-
w
l/l
QJ
naires, la vaste majorité du peuple, accablé par la pauvreté, avait
_J

l.D
ri
dû quitter la scène de l'histoire après la révolution pour retourner
0
N au travail, remettant la gestion de la société aux mains d'une
@

..c
nouvelle classe oisive d'exploiteurs. En vérité, à un faible niveau
01
·c
>-
de développement technologique, toute tentative pour égaliser la
0.
u
0 richesse sociale, loin d'éliminer la pauvreté, l'aurait étendue à
l'ensemble de la société, recréant ainsi toutes les conditions pour
l'appropriation des biens matériels, la définition de nouvelles
formes de propriété et finalement un nouveau système de domi-
nation de classe. Le développement des forces productrices « est
une condition pratique préalable absolument indispensable»,
102 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

écrivaient Marx et Engels en 1846 dans !'Idéologie allemande,


«car, sans lui, c'est la p énurie qui deviendrait générale, et avec le
besoin, c'est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait
et l'on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue2 • »
Toutes les utopies, les théories et les programmes révolution-
naires du début du x1xesiècle ont été confrontés aux problèmes
de la nécessité - à savoir, comment répartir le travail et les biens
matériels dans des conditions de développement technologique
relativement bas. L'emprise que ces problèmes ont exercée sur la
pensée révolutionnaire ne peut se comparer qu'à celui du péché
originel sur la théologie chrétienne. L'obligation pour les hommes
de consacrer une part substantielle de leur temps à un travail
pénible et pauvrement rémunéré constitue un postulat essentiel
de toute idéologie socialiste, qu'elle soit autoritaire ou libertaire,
utopique ou scientifique, marxiste ou anarchiste. Dans la notion
marxiste d'économie planifiée transparaît implicitement le fait,
incontestable au temps de Marx, que le socialisme porterait
encore la tare d'une rareté relative des biens. Les êtres humains
devraient planifier - c'est-à-dire restreindre - la répartition des
•QJ

biens et rationaliser - c'est-à-dire intensifier - le travail. Travailler,
•QJ
·o en régime socialiste, serait une obligation que tout individu
0
l/l

w
0
u normalement constitué aurait à remplir. Cette conception austère
l/l
c
0
est celle de Proudhon lui-même dans Qu'est-ce que la propriété ?
:p
"'Cl quand il écrit: «Oui, la vie est un combat: mais ce combat n'est
w
l/l
QJ
point de l'homme contre l'homme, il est de l'homme contre la
_J

l.D
ri
nature, et chacun de nous doit y payer de sa personne3• » Cette
0
N rudesse presque biblique de l'accent mis sur la lutte et le devoir
@

..c
donne le ton de la pensée socialiste pendant la Révolution indus-
01
·c
>-
trielle.
0.
u
0 La façon de résoudre le problème de la rareté et du travail -
problème millénaire que la première Révolution industrielle n'a

2. Karl Marx et Friedrich Engels (1846), L'idéologie allem ande, Paris, Éditions
sociales, 1977, p. 69.
3. Pierre Joseph Proudhon (1840), Qu'est-ce que la prop riété?, Paris, Le Livre
de poche, 2009, p. 257.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 103

fait que perpétuer - a produit dans les idées révolutionnaires le


grand clivage entre socialisme et anarchisme. Dans l'éventualité
d'une révolution, la liberté resterait circonscrite par la nécessité.
Mais comment ce monde de la nécessité serait-il« administré»?
Comment déciderait-on de la répartition des biens et des tâches?
Marx laissait cette responsabilité à un pouvoir étatique, transi-
toire et «prolétarien » bien sûr, mais néanmoins un organe coerci-
tif et placé au-dessus de la société. Selon Marx, l'État« dépérirait»
- au fur et à mesure que la technologie se développerait et élargi-
rait le domaine de la liberté, accordant à l'humanité l'abondance
matérielle et le loisir de gérer directement ses affaires. Cet étrange
calcul, au terme duquel l'État jouerait le rôle de médiateur entre
la nécessité et la liberté, différait très peu politiquement du cou-
rant radical de la démocratie bourgeoise du siècle dernier. De
l'autre côté, l'espérance anarchiste d'une destruction immédiate
de l'État reposait largement sur la croyance en la viabilité des
instincts sociaux humains. Bakounine, par exemple, estimait que
la coutume suffirait à soumettre les tendances antisociales d'un
individu aux valeurs et aux besoins de la collectivité sans que la
•QJ

société doive utiliser la contrainte. Kropotkine, dont l'influence
•QJ
·o en ce qui concerne les spéculations de cet ordre fut plus impor-
0
l/l

w
0
u tante parmi les anarchistes, invoquait le penchant humain à
l/l
c
0
l'entraide - instinct essentiellement social - comme garant de
:p
"'Cl la solidarité dans la communauté anarchiste. Il avait tiré cette
w
l/l
QJ
notion de son étude de l'évolution animale et sociale.
_J

l.D
ri
Le fait est, cependant, que dans les deux cas - marxisme ou
0
N anarchisme - la réponse au problème de la rareté et du travail est
@

..c
bourrée d'ambigüités. Le royaume de la nécessité affirmait bru-
01
·c
>-
talement sa présence : la théorie et la spéculation seules étaient
0.
u
0 impuissantes à conjurer le spectre de la misère matérielle. Les
marxistes pouvaient bien espérer administrer la nécessité par le
moyen de l'État, et les anarchistes l'assumer grâce à des commu-
nautés libres, mais étant donné les limites du développement
technologique au siècle passé, en dernière analyse les deux écoles
s'en remettaient à un acte de foi pour régler le problème de la
104 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

misère et du travail. Les anarchistes étaient en droit d'avancer


contre les marxistes que tout État transitoire, si révolutionnaire
que soit sa rhétorique et si démocratique que soit sa structure, se
perpétuerait de lui-même; il tendrait à devenir une fin en soi et
à conserver les conditions matérielles et sociales qu'il était préci-
sément censé éliminer. Pour qu'un État« dépérisse» (c'est-à-dire
pour qu'il œuvre à sa propre disparition), ses chefs et ses bureau-
crates devraient être dotés de qualités morales surhumaines. En
retour, les marxistes pouvaient invoquer l'histoire pour montrer
que la coutume et les penchants mutualistes n'ont jamais été des
barrières efficaces contre les pressions du besoin matériel, les
assauts de la propriété ou le développement de l'exploitation et de
la domination de classe. En conséquence, ils rejetaient l'anar-
chisme en le traitant de doctrine morale, simple avatar de la
mystique de l'homme naturel et de ses vertus sociales innées.
Le problème de la misère et du travail - du royaume de la
nécessité - ne fut jamais résolu de façon satisfaisante par l'un ou
l'autre de ces deux corps de doctrine. Il reste cependant au crédit
des anarchistes d'avoir maintenu sans compromis leur idéal élevé
•QJ

de la liberté - idéal de l'organisation spontanée, de la commu-
•QJ
·o nauté et de l'abolition de toute autorité - , bien que cet idéal reste
0
l/l

w
0
u une vision de l'avenir de l'humanité, du temps où la technologie
l/l
c
0
aurait éliminé totalement le règne de la nécessité. Le marxisme,
:p
"'Cl lui, n'a cessé de compromettre son idéal de liberté, le mitigeant
w
l/l
QJ
douloureusement de phases de transition et de manœuvres poli-
_J

l.D
ri
tiques, jusqu'à n'être plus aujourd'hui qu'une idéologie du pou-
0
N voir brut, de l'efficacité pragmatique et de la centralisation de la
@

..c
société, à peine discernable des idéologies du capitalisme moderne
01
·c
>-
d'État4 •
0.
0
u

4. Selon moi, le développement de l'État «ouvrier » en Russie justifie en


profondeur la critique anarchiste de l'étatisme marxiste. Les marxistes modernes
feraient bien de se référer à l'analyse par Marx lui-même du fétichisme de la
marchandise d ans Le Capital pour comprendre comment, sous le règn e de la
marchandise, toute chose (y compris l'État) tend à devenir une fin en soi.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 105

Rétrospectivement, on s'étonne de voir combien de temps le


problème de la misère et du travail a étendu son ombre sur la
théorie révolutionnaire. En l'espace de neuf décennies seulement
- entre 1850 et 1940 - la société occidentale a inventé, traversé et
dépassé deux âges essentiels de l'histoire technologique: l'âge
paléotechnique du charbon et de l'acier et l'âge néotechnique de
l'énergie électrique, des produits chimiques de synthèse et des
moteurs à combustion interne. Paradoxalement, ces deux étapes
de la technologie ont paru mettre en évidence l'importance du
travail dans la société. À mesure que le nombre d'ouvriers d'in-
dustrie augmentait par rapport aux autres classes sociales, le
travail - plus précisément le travail productif et pénible5 - acqué-
rait un rang de plus en plus élevé dans la pensée révolutionnaire.
Durant cette période, la propagande socialiste prit souvent les
accents d'un hymne au travail. Non seulement le travail« enno-
blissait», mais on célébrait les ouvriers comme les seuls individus
utiles dans la société. On leur prêtait une sorte d'intuition supé-
rieure qui faisait d'eux les arbitres de la philosophie, de l'art et de
l'organisation sociale. Cette éthique puritaine du travail qui était
•QJ

celle de la gauche ne s'estompa pas avec le temps; elle connut
•QJ
·o même un regain de vigueur dans les années 1930. À cette époque,
0
l/l

w
0
u le chômage de masse fit de l'emploi et de l'organisation sociale de
l/l
c
0
la force de travail les thèmes centraux de la propagande socialiste.
:p
"'Cl Le message socialiste, au lieu de mettre l'accent sur l'émancipa-
w
l/l
QJ
tion de l'être humain à l'égard du travail, dépeignait la société
_J

l.D
ri
idéale comme une ruche bourdonnante d'activité industrielle,
0
N avec du travail en abondance pour tous. Les communistes don-
@

..c
naient la Russie comme exemple d'un pays où tout individu
01
·c
>-
normalement constitué avait un emploi et où la main-d'œuvre
0.
0
u
5. Il existe en anglais une distinction entre« toi! » (travail pénible) et « work »
autrefois traduisible en français par le terme «ouvrage». Que ce dernier soit
tombé en désuétude, sauf pour signifier une activité tout à fait secondaire, sans
importance («ouvrage de dame », par exemple), traduit bien le sentiment actuel
que tout travail ne peut être que pénible. La distinction reste pourtant toujours
aussi essentielle et, dans ce texte, elle est centrale. [NdT]
106 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

manquait constamment. Aussi surprenant que cela nous paraisse,


il n'y a guère qu'une génération, le socialisme était assimilé à une
société entièrement vouée au travail et la liberté, à la sécurité
matérielle garantie par le plein emploi. Le monde de la nécessité
avait insidieusement envahi et corrompu l'idéal de la liberté.
Si les conceptions socialistes de la génération qui nous a pré-
cédés nous paraissent aujourd'hui anachroniques, ce n'est pas
que nous ayons accompli un progrès théorique. Les trois der-
nières décennies et tout particulièrement la fin des années 1950
marquent un tournant dans le développement technologique, une
véritable révolution qui rend caduques toutes les valeurs, les
théories politiques et les perspectives de société nourries par
l'humanité depuis le début des temps historiques. Après des
millénaires de progression dans la souffrance, les pays du monde
occidental - et potentiellement tous les autres - voient se dessiner
la possibilité d'une ère d'abondance matérielle et de suppression
presque totale du travail, la plupart des biens nécessaires à la vie
étant produits par des machines. Comme nous le verrons, une
nouvelle technologie est apparue qui permettrait de remplacer le
•QJ

règne de la nécessité par le règne de la liberté. Pour des millions
•QJ
·o d'Américains et d'Européens, c'est là un fait si évident qu'il ne
0
l/l

w
0
u requiert ni explications compliquées ni exégèse théorique. Cette
l/l
c
0
révolution technologique et les perspectives qu'elle ouvre à la
:p
"'Cl société tout entière sont le fondement réel des modes de vie radi-
w
l/l
QJ
calement nouveaux qui se répandent parmi la jeunesse actuelle
_J

l.D
ri
en même temps que, très rapidement, elle se dégage des valeurs
0
N de ses aînés et des traditions immémoriales qui plaçaient le tra-
@

..c
vail au centre de tout. Même la revendication récente d'un revenu
01
·c
>-
annuel garanti reflète, quoique bien faiblement, la nouvelle réalité
0.
u
0 qui imprègne la mentalité des jeunes. Grâce à l'apparition de la
technologie cybernétique, un nombre sans cesse croissant de
jeunes se mettent à croire fermement à la possibilité d'une vie
débarrassée des peines du travail.
Le vrai problème qui se pose à nous aujourd'hui n'est pas de
savoir si cette technologie nouvelle peut subvenir à nos besoins
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 107

dans une société sans travail, mais si elle peut nous aider à créer
une société humaine, si elle peut contribuer à la définition de
relations entièrement nouvelles entre les être humains. La reven-
dication d'un revenu annuel garanti s'inspire encore de ce qu'il y
a de quantitatif dans les promesses de la technologie - la possibi-
lité de satisfaire les besoins matériels sans se tuer au travail. Cette
approche quantitative est déjà en retard par rapport au dévelop-
pement technologique, dont la promesse nouvelle est d'ordre
qualitatif - celle de modes de vie décentralisés et communau-
taires, ce que je choisis d'appeler les formes écologiques d'asso-
ciation humaine 6 •
Les questions que je pose diffèrent totalement de celles que
suscitent habituellement la technologie moderne: celle-ci ouvre-
t-elle une nouvelle dimension de la liberté humaine? Peut-elle
non seulement libérer l'être humain du besoin et du travail mais
aussi le conduire vers une forme de communauté libre, harmo-
nieuse et équilibrée - une écocommunauté qui permettrait le
total déploiement de ses potentialités? Peut-elle, enfin, amener
l'humanité par-delà le royaume de la liberté, dans celui de la vie
•QJ
...... et du désir?
•QJ
·o
0
l/l

w
0
u Les potentialités de la technologie moderne
l/l
c
0
:p
Je vais essayer de répondre à ces questions en mettant en évidence
-a
w un trait nouveau de la technologie moderne. Pour la première fois
l/l
QJ
_J

l.D
ri
0
N 6. Je dois ajouter qu'une approche exclusivement quantitative des nouvelles
@ technologies n 'est pas seulement économiquement arch aïque, mais moralement
......
..c
01
régressive. Cette approche fait sienne le vieux principe de justice, plutôt que le
·c nouveau principe de liberté. Historiquement, la justice dérive d 'un monde de
>-
0.
0 besoin matériel et de labeur ; il sous-entend des ressources relativement rares et
u
réparties par un principe moral qui serait soit «juste» ou «injuste». La justice, et
même la justice «égalitaire», est un concept de limitation, qui implique le déni
des biens et le sacrifice de temps et d 'én ergie à la production. Une fois que nous
aurons transcendé le concept de justice - en fait, une fois que nous serons passés
des potentialités quantitatives à celles plus qualitatives de la technologie moderne
- nous entrerons dans le domaine inexploré de la liberté, basé sur l'organisation
spontanée et l'accès complet aux moyens de subsistance.
108 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

dans l'histoire, le champ de la technologie est absolument ouvert.


Ses possibilités de développement, c'est-à-dire de création de
machines pouvant remplacer la main-d'œuvre, sont pratique-
ment illimitées. Elle est passée du domaine de l'invention à celui
du design, de la découverte fortuite à l'innovation systématique.
Le sens de ce progrès qualitatif à été formulé, avec une remar-
quable désinvolture d'ailleurs, par Vannevar Bush, ex-directeur
de !'Office de la recherche et du développement scientifiques:
Supposons qu'il y a cinquante ans quelqu'un ait proposé la réalisa-
tion d'un appareil permettant à une automobile de suivre automa-
tiquement, et même si son conducteur s'endormait, une ligne
blanche tracée au milieu de la route. On se serait moqué de lui et
son idée aurait été qualifiée d'absurde. Voilà ce qui se serait passé
il y a cinquante ans. Mais supposons que quelqu'un propose un
semblable appareil aujourd'hui et soit prêt à en payer le prix, lais-
sant de côté la question de son utilité véritable. Un nombre illimité
de firmes se déclareraient en mesure de passer un contrat pour la
construction d 'un tel dispositif. Celui-ci ne requerrait aucune
réelle invention. Pour des milliers de jeunes gens, ce serait un jeu
de le dessiner. Il leur suffi.rait de sortir de leur placard quelques
•QJ
......
•QJ
cellules photoélectriques, lampes thermoïoniques, servoméca-
·o nismes et relais pour construire, au besoin, un prototype expéri-
0
l/l

w
0
u mental - et ça marcherait. Ce que je veux montrer, c'est que
l/l
c l'existence d'une masse de gadgets à la fois versatiles, sûrs et bon
0
:p marché ainsi que de gens parfaitement au fait de leurs modes
-a
w étranges de fonctionnement fait de la réalisation d'appareils auto-
l/l
QJ
_J matiques presque une routine sans problème. Il ne s'agit plus de
l.D
ri
0 savoir si on peut les construire, mais si ça en vaut la peine7.
N
@
......
..c
Bush met ici en évidence les deux caractéristiques majeures de ce
01
·c qu'on appelle la « seconde révolution industrielle »: à savoir, d'une
>-
0.
u
0 part, l'énormité du potentiel de la technologie moderne et, d'autre
part, le fait que seules des questions de coût et non des facteurs

7. Congrès américain, Join Committee on the Economie Report, Automation


and Technological Change: Hearings before the Subcommittee on Economie
Stabilization, 34e Congrès, lère session, U.S. Gov. Printing Office, Washington,
1955, p. 81.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 109

humains lui imposent des limitations. Je ne vais pas m'appesantir


sur le fait que le facteur coût, autrement dit la recherche du profit,
inhibe l'application des innovations technologiques. Il est bien
connu que, dans un bon nombre de branches de l'économie, il est
plus avantageux d'utiliser la main-d'œuvre que les machines8 • Il
me paraît plus important d'examiner les transformations qui ont
fait reculer presque à l'infini les limites de la technologie et de
traiter d'un certain nombre d'applications pratiques qui ont
profondément modifié le rôle de la main-d'œuvre dans l'industrie
et l'agriculture.
Le facteur le plus visible qui a conduit à la nouvelle techno-
logie, c'est la mise en œuvre de plus en plus systématique de
l'abstraction scientifique, des mathématiques et des méthodes
analytiques pour résoudre les problèmes les plus pragmatiques
de l'industrie. C'est là un phénomène relativement récent. Tradi-
tionnellement, la spéculation et la généralisation étaient des
activités très nettement séparées de ce qui touchait à la technique.
Cette coupure reflétait celle qui existait entre classes oisives et
classes productives dans les sociétés antique et médiévale. Mis à
•QJ

part les travaux inspirés de quelques rares individus, la science
•QJ
·o appliquée n'eut guère d'existence propre avant la Renaissance et
0
l/l

w
0
u ne commença à s'épanouir qu'aux XVIIIe et XIXe siècles.
l/l
c
0
Les hommes qui incarnent l'application de la science à la
:p
"'Cl technique ne sont pas les bricoleurs inventifs comme Edison, mais
w
l/l
QJ
plutôt des chercheurs aux préoccupations universelles tels que
_J

l.D
ri
Faraday, dont la démarche systématique aboutit à un apport de
0
N connaissances nouvelles à la fois sur le plan des principes scien-
@

..c
tifiques et sur celui de la technique. Cette synthèse, jadis œuvre
01
·c
>-
d'un génie solitaire, est à présent réalisée par une équipe anonyme.
0.
u
0 Bien que le travail en équipe présente des avantages évidents, il
souffre aussi de tous les maux des organes bureaucratiques qui se

8. C'est le cas notamment dans les plantations d e coton du sud des États-
Unis, dans les usines de montage de voitures et dans la confection.
llO AU-DELÀ DE LA RARETÉ

traduisent par la médiocrité et le manque d'imagination dans le


traitement des problèmes.
Un second facteur, moins évident celui-là, est lié à la crois-
sance industrielle. Celle-ci n'a pas eu seulement un impact tech-
nologique et a abouti à bien davantage que le simple remplacement
des humains par des machines. L'un des moyens les plus efficaces
d'accroître la production aura été la réorganisation continuelle
du travail, l'extension et la complexification de la division du
travail. L'ironie de l'histoire a voulu que l'impitoyable parcellisa-
tion des tâches, leur fragmentation en séries d'opérations intolé-
rablement infimes et la simplification féroce du processus de
travail préfigurent et préparent la machine qui recomposera en
une seule opération mécanique toutes les tâches séparées d'un
grand nombre d'ouvriers. Historiquement, il serait difficile de
comprendre l'apparition de la production industrielle de masse
et le remplacement croissant de l'ouvrier par la machine sans
suivre l'évolution du processus de travail depuis le stade de l'arti-
sanat où un travailleur hautement qualifié effectue des opérations
diverses et nombreuses, en passant par le purgatoire de l'usine où
•QJ

ces tâches sont fractionnées et réparties entre une multitude
•QJ
·o d'ouvriers non qualifiés ou semi-qualifiés, jusqu'à l'usine haute-
0
l/l

w
0
u ment mécanisée où un grand nombre de ces opérations sont
l/l
c
0
confiées à des machines conduites par quelques opérateurs et
:p
"'Cl enfin à l'unité de production automatique et cybernétique qui
w
l/l
QJ
remplace ces opérateurs par des techniciens qui supervisent
_J

l.D
ri
l'ensemble et par du personnel d 'entretien hautement qualifié.
0
N Autre transformation importante: la machine qui, à ses débuts,
@

..c
était une extension du système musculaire de l'être humain tend
01
·c
>-
à devenir une extension de son système nerveux. Autrefois, outils
0.
u
0 et machines accroissaient le pouvoir musculaire de l'être humain
sur les matières premières et les forces naturelles. Les dispositifs
mécaniques et les moteurs mis au point aux XVIIIe et XIXe siècles
ne remplaçaient pas les muscles, ils amplifiaient leur efficacité.
Bien que les machines aient permis un accroissement colossal de
la production, elles requéraient toujours pour pouvoir fonctionner
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE lll

la force physique et le cerveau humain, même lorsqu'il s'agis-


sait d'opérations tout à fait routinières. Le progrès technique se
mesurait strictement en termes de productivité du travail: un
individu utilisant telle machine produisait autant que cinq,
dix, cinquante ou cent personnes avant l'introduction de cette
machine. Le marteau-pilon de Nasmyth, présenté au public en
1851, était capable de façonner des poutrelles de fer en quelques
coups, soit l'équivalent de plusieurs heures de travail à la main.
Mais il exigeait encore la force musculaire et l'intelligence d'une
demi-douzaine d'individus en bonne condition physique pour
introduire, maintenir et retirer les pièces de métal. Peu à peu, l'in-
vention d'appareils de manutention permit de réduire le nombre
des servants, mais ceux-ci, en tant que conducteurs de machines,
continuaient à représenter une partie indispensable du processus
productif.
La réalisation de machines entièrement automatiques capables
d'accomplir les opérations complexes de la fabrication en série
implique la mise en œuvre réussie de trois principes technolo-
giques au moins: elles doivent comporter un mécanisme incor-
•QJ

poré de correction de leurs propres erreurs ; des organes sensoriels
•QJ
·o qui remplacent la vue, l'ouïe et le toucher de l'ouvrier; et enfin des
0
l/l

w
0
u dispositifs qui tiennent lieu de jugement, d'adresse et de mémoire.
l/l
c
0
Il est en outre nécessaire de maîtriser parfaitement l'application
:p
"'Cl de ces divers types de dispositifs aux conditions de fonctionne-
w
l/l
QJ
ment qui sont celles de la production industrielle; enfin, leur
_J

l.D
ri
utilisation effective présuppose que l'on sache adapter les
0
N machines existantes ou en inventer de nouvelles pour tout ce qui
@

..c
est de la manutention, de l'assemblage, de l'emballage et du trans-
01
·c
>-
port des produits finis ou semi-finis.
0.
u
0 L'utilisation dans l'industrie de mécanismes autorégulateurs
n'est pas nouvelle. Le régulateur à boule de James Watt, inventé
en 1788 pour contrôler automatiquement la machine à vapeur,
est l'un des premiers exemples de dispositifs de ce type. Ce
régulateur, fixé à la soupape de la machine, consiste en deux
boules de métal montées librement sur un axe qui tourne plus
112 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

ou moins vite selon la vitesse de la machine. Si celle-ci se met


à marcher trop vite, la force centrifuge repousse les boules qui
referment la soupape; inversement, si la soupape ne laisse pas
entrer suffisamment de vapeur pour que la machine tourne à la
cadence souhaitée, les boules retombent à l'intérieur, provoquant
l'ouverture de la soupape. On retrouve le même principe dans les
thermostats qui équipent les appareils de chauffage.
Ces deux dispositifs illustrent ce qu'on appelle aujourd'hui le
«principe de rétroaction» (feedback principle). Dans l'appareil-
lage électronique moderne, le fait qu'une machine s'écarte de sa
norme de fonctionnement produit des signaux électriques que
l'appareil de contrôle utilise pour corriger cet écart. Pour cela, il
amplifie ces signaux et les renvoie à d'autres mécanismes qui eux
agissent sur la machine. C'est ce qu'on appelle un système clos,
par opposition au système ouvert - un interrupteur à main ou le
levier qui actionne un ventilateur électrique - dans lequel l'or-
gane de contrôle agit sans tenir compte de la fonction de l'appa-
reil. L'interrupteur allume ou éteint la lumière, qu'il fasse jour ou
nuit; le ventilateur tourne à la même vitesse, qu'il fasse frais ou
•QJ

chaud dans la pièce. Il est automatique au sens courant du terme,
•QJ
·o mais il n'est pas autorégulateur.
0
l/l

w
0
u Une étape importante du développement des mécanismes
l/l
c
0
autorégulateurs a été la découverte d'appareils sensoriels: ther-
:p
"'Cl mocouples, cellules photoélectriques, appareils à rayons X, came-
w
l/l
QJ
ras de télévision et transmetteurs radars. Utilisés ensemble ou
_J

l.D
ri
isolément, ils confèrent aux machines un degré stupéfiant d'auto-
0
N nomie. Même sans ordinateur, ces instruments permettent au
@

..c
personnel d'effectuer de loin des opérations très risquées en les
01
·c
>-
contrôlant à distance. Ils permettent également de transformer
0.
u
0 des systèmes ouverts en systèmes clos, élargissant ainsi le domaine
des tâches automatisées. Par exemple, une lampe électrique reliée
à une horloge constitue un système ouvert relativement simple;
son fonctionnement dépend entièrement de facteurs mécaniques.
Reliée à une cellule photoélectrique qui l'éteint à l'approche du
jour, cette lampe donnera un éclairage adapté aux variations
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 113

quotidiennes du début et de la fin du jour. Son fonctionnement


est désormais asservi à sa fonction.
L'ordinateur ouvre une dimension totalement nouvelle des
systèmes de contrôle industriels. L'ordinateur est en mesure
d'effectuer toutes les tâches routinières qui encombraient l'esprit
du travailleur à la génération précédente. L'ordinateur digital
moderne est en quelque sorte un calculateur électronique capable
d'opérer des opérations arithmétiques bien plus rapidement que
l'esprit humain. C'est un facteur crucial: la rapidité avec laquelle
l'ordinateur agit, cette incommensurable supériorité quantitative
sur le cerveau humain pour ce qui est du calcul, a une significa-
tion qualitative profonde. Grâce à sa rapidité et à sa mémoire
capable de stocker des millions de bits d'information (et son
usage de l'arithmétique binaire), l'ordinateur est capable d'effec-
tuer des opérations assimilables à un grand nombre d'opérations
logiques les plus complexes de l'esprit humain. On peut discuter
pour savoir si l'« intelligence» de l'ordinateur est ou sera un jour
capable de création et d'innovation (il faut dire que la technologie
des ordinateurs connaît presque annuellement des bouleverse-
•QJ

ments radicaux), mais ce qui est certain, c'est qu'il peut prendre
•QJ
·o en charge toutes les tâches intellectuelles fastidieuses et dépour-
0
l/l

w
0
u vues de créativité qui incombaient jusqu'ici à des personnes dans
l/l
c
0
l'industrie, la science, l'ingénierie, la documentation et les trans-
:p
"'Cl ports. L'homme moderne, en effet, a produit un «esprit» électro-
w
l/l
QJ
nique pour coordonner, produire et évaluer la plupart de ses
_J

l.D
ri
opérations industrielles routinières. Utilisés adéquatement à
0
N l'intérieur de la fonction pour laquelle ils ont été conçus, les
@

..c
ordinateurs sont plus rapides et plus efficaces que l'humain lui-
01
·c
>-
même.
0.
u
0 Quelle est la signification concrète de cette nouvelle révo-
lution industrielle? Quelles sont ses implications immédiates
et prévisibles pour le travail ? Nous essaierons de répondre à
ces questions en examinant l'exemple de l'usine de moteurs
automobiles Ford à Cleveland, qui nous permettra d'évaluer le
potentiel libérateur de la nouvelle technologie pour l'ensemble
114 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

de l'industrie de transformation. Avant l'introduction de la


cybernétique dans l'industrie automobile, il fallait dans cette
usine environ 300 ouvriers utilisant une vaste gamme d'outils et
de machines pour fabriquer un moteur. De la fonderie à l'achè-
vement de l'usinage, le processus exigeait un très grand nombre
d'heures de travail. La mise au point de ce qu'on appelle un
complexe « automatisé » a ramené ce nombre à moins de quinze
minutes. Des 300 ouvriers qui étaient nécessaires à l'origine, il
ne resta plus qu'une poignée de contrôleurs qui surveillent les
tableaux de contrôle automatique. Ultérieurement, l'ensemble fut
couplé à un ordinateur et transformé ainsi en un système cyber-
nétique clos. L'ordinateur contrôle la totalité de l'usinage grâce à
une impulsion électronique de trois dix-millionièmes de seconde.
Mais ce système est déjà dépassé. «Les ordinateurs de la
génération suivante, écrit Alice Mary Hilton, fonctionnent mille
fois plus vite, soit sur une période de trois dix-milliardièmes de
seconde. Des vitesses de l'ordre du millionième ou du milliar-
dième de seconde ne sont pas vraiment intelligibles par nos cer-
veaux limités. Mais ce que nous pouvons assurément saisir, c'est
•QJ

que le progrès a été de un à mille en un an ou deux. On peut
•QJ
·o traiter mille fois plus d'information; ou encore autant d'informa-
0
l/l

w
0
u tion en mille fois moins de temps. Un travail de plus de seize
l/l
c
0
heures s'accomplit en une minute! Et sans aucune intervention
:p
"'Cl humaine! Un tel dispositif peut contrôler non seulement une
w
l/l
QJ
chaîne de montage mais la totalité d'un processus de transforma-
_J

l.D
ri
tion industrielle9 ! »
0
N Il n'y a aucune raison pour que les principes techniques qui
@

..c
régissent la cybernétique de la fabrication de moteurs automo-
01
·c
>-
biles ne puissent pas s'appliquer à pratiquement n'importe quel
0.
u
0 domaine de la fabrication en série - de l'industrie métallur-
gique à l'industrie alimentaire, del' électronique à la fabrication
des jouets, de la préfabrication des ponts à celle des maisons.

9. Alice Mary Hilton, « Cyberculture », Fellowship of Reconciliation paper,


Berkeley, 1964, p. 8.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE ll5

L'automatisation est d'ores et déjà introduite totalement ou par-


tiellement dans un grand nombre de phases de la production
d'acier, dans la fabrication des outils et des matrices, des équipe-
ments électroniques, dans la chimie industrielle. Ce qui retarde
l'automatisation complète de toutes les phases de l'industrie
moderne, c'est l'énormité du coût du remplacement du matériel
existant par le matériel nouveau et plus sophistiqué, mais c'est
aussi le conservatisme inné d'un grand nombre de grosses firmes.
C'est enfin, ainsi que je l'ai déjà relevé, qu'il reste meilleur mar-
ché, pour maintes industries, d'utiliser la main-d'œuvre plutôt
que les machines.
Il est évident que chaque industrie a ses problèmes particu-
liers et l'application à telle usine d'une technologie qui supprime
le travail rencontrerait sans aucun doute une foule de difficultés
spécifiques très ardues à résoudre. Dans bien des industries, cela
pourrait impliquer un remodelage du produit et de l'agencement
spatial de l'usine. Mais tirer argument de ces difficultés pour
décréter que l'automatisation complète est inapplicable à telle ou
telle industrie serait aussi aventuré que cela l'était il y a 80 ans
•QJ

d'affirmer que le vol était impossible parce que les hélices ne
•QJ
·o tourneraient jamais assez vite. Il n'y a pratiquement aucune
0
l/l

w
0
u industrie qui ne puisse être complètement automatisée si on est
l/l
c
0
prêt à repenser le produit, l'usine et les méthodes de fabrication
:p
"'Cl et de manutention. En réalité, s'il est difficile de prévoir quand,
w
l/l
QJ
où et comment une industrie donnée sera automatisée, ce n'est
_J

l.D
ri
pas tant du fait des problèmes exceptionnels qu'on peut s'attendre
0
N à rencontrer que des bonds gigantesques qu'accomplit en quelques
@

..c
années la technologie moderne. Si l'on fait le point de la mise en
01
·c
>-
œuvre de l'automatisation à un moment donné, on doit savoir
0.
u
0 qu'il est provisoire. Toute description de la situation d'une indus-
trie pour ce qui est de l'automatisation est dépassée avant même
d'être écrite.
Il y a pourtant une branche de l'économie où tout progrès
technique vaut d'être décrit, car c'est là que le travail fait le plus
violence aux humains. Si l'on peut juger du niveau moral d 'une
ll6 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

société par le sort qu'elle réserve aux femmes, on peut juger de sa


sensibilité à l'égard de la souffrance humaine par les conditions
de travail qui prévalent dans les industries de matières premières,
et en particulier dans les mines et les carrières. Dans le monde
antique, on réservait souvent la mine à la main-d'œuvre pénale,
aux criminels les plus endurcis, aux esclaves les plus intraitables
et aux prisonniers de guerre les plus honnis. La mine est la
concrétisation quotidienne du mythe de l'enfer; un monde abru-
tissant, sinistre, mort, où le travail ne peut être que mécanique.
Les champs, les forêts, les cours d'eau et les océans forment un
milieu vivant. La mine est le cadre des minerais, des minéraux, des
métaux. [... ] En déchiquetant et en creusant le contenu de la terre
le mineur ne voit pas la forme des choses, il ne voit que la matière
brute et jusqu'à ce qu'il arrive à son filon, elle n'est qu'un obstacle
qu'il brise avec obstination et envoie à la surface. Si le mineur voit
des formes sur les murs de sa caverne, quand la flamme de sa
bougie vacille, ce ne sont que les déformations monstrueuses de
son pic ou de son bras qui lui font peur. Le jour a été aboli et le
rythme de la nature brisé. La production continue de jour et de
nuit, est apparue ici pour la première fois. Le mineur doit travailler
•QJ
......
•QJ à la lumière artificielle, même lorsque le soleil brille à l'extérieur.
·o
0
l/l
Dans les veines les plus profondes, il doit travailler avec la ventila-
0
w
u tion artificielle: triomphe du « milieu conditionné » 10 •
l/l
c
0
:p La suppression de l'exploitation minière comme domaine
-a
w
l/l
d'activité humaine symboliserait à elle seule le triomphe d'une
QJ
_J technologie libératrice. Qu'il soit déjà possible au moment où
l.D
ri
0
N
j'écris de citer un cas où cela a été réalisé augure des possibilités
@ de nous libérer du travail que porte avec elle la technologie de
......
..c
01 notre temps. Le « mineur continu» a été le premier pas décisif
·c
>- dans cette direction. Cette haveuse gigantesque munie de lames
0.
0
u de trois mètres de long découpe huit tonnes de charbon à la
minute sur le front de taille. C'est grâce à cette machine, combi-

10. Lewis Mumford, Technique et civilisation, trad. de Denise Moutonnier,


Paris, Seuil, 1950, p. 71.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 117

née avec des convoyeuses mobiles, des foreuses mécaniques et le


boulonnage des toits, que la main-d'œuvre employée dans les
mines de la Virginie-Occidentale, par exemple, a pu être réduite
au tiers de ce qu'elle était en 1948 tandis que le rendement indivi-
duel doublait presque. À ce stade, cependant, la mine de charbon
avait encore besoin de mineurs pour mettre en place les machines
et les faire fonctionner. Les plus récents progrès de la technologie
évincent complètement le mineur en remplaçant le servant de la
machine par des appareils à radar.
L'adjonction de tels appareils sensoriels à des machines auto-
matiques permettrait non seulement d'éliminer l'ouvrier des
grandes mines à haut rendement dont l'économie a besoin, mais
aussi des secteurs de l'agriculture qui fonctionnent sur le modèle
de l'industrie moderne. Bien que l'industrialisation et la mécani-
sation de l'agriculture soient hautement contestables (je revien-
drai là-dessus plus loin), c'est un fait que, si la société en décide
ainsi, elle peut automatiser de larges secteurs de l'agriculture
industrielle, depuis le ramassage du coton jusqu'à la récolte du
riz. Des appareils sensoriels de guidage automatique ou des
•QJ

caméras de télévision pour le contrôle à distance permettraient
•QJ
·o de faire fonctionner n'importe quelle machine, que ce soit une
0
l/l

w
0
u pelleteuse géante dans une mine à ciel ouvert ou une moisson-
l/l
c
0
neuse dans les Grandes Plaines. À supposer même qu'il y ait
:p
"'Cl besoin d'une intervention humaine, l'effort nécessaire à l'ouvrier
w
l/l
QJ
chargé de surveiller ces appareils et ces machines à partir d'un
_J

l.D
ri
poste sûr et confortable serait minime.
0
N Le jour approche - il est aisé de le prévoir - où une économie
@

..c
rationnellement organisée serait à même de fabriquer automa-
01
·c
>-
tiquement de petites usines «prêtes à l'emploi», ne requérant
0.
u
0 aucun travail humain. Les pièces seraient produites de sorte que
la plupart des tâches d'entretien soient réduites au simple geste de
retirer d'une machine un élément défectueux pour le remplacer
par un autre - un geste aussi simple que de prendre et de replacer
un plateau dans un libre-service. Enfin, ce serait des machines qui
fabriqueraient et répareraient elles-mêmes les machines subvenant
ll8 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

aux besoins d'une production industrielle d'un niveau si élevé.


Une telle technologie, si elle était tout entière orientée vers la
satisfaction des besoins humains et libérée de toute considération
de profit ou de perte, permettrait d'éliminer les tourments de la
misère et de l'effort - cet impôt levé sous forme de frustration, de
souffrances et d'inhumanité par une société fondée sur la rareté
et le travail.
Les possibilités créées par l'application de la cybernétique à la
technologie ne se limiteraient pas à la satisfaction des besoins
matériels humains. Nous aurions aussi la liberté nécessaire pour
nous demander comment la machine, l'usine et la mine pour-
raient servir à promouvoir la solidarité humaine, à établir une
relation équilibrée avec la nature et une communauté véritable-
ment organique, une « écocommunauté ». Notre technologie
nouvelle reposerait-elle sur la même division du travail à l'échelle
nationale que celle qui existe aujourd'hui? L'organisation indus-
trielle du type courant - qui n'est qu'une extension des formes
engendrées par la Révolution industrielle - entraîne la centrali-
sation. Assurément, un système de gestion ouvrière établi sur la
•QJ

base de l'usine et de la communauté locale pourrait contribuer
•QJ
·o largement à l'élimination de cette caractéristique.
0
l/l

w
0
u Mais il faut se demander aussi si la technologie nouvelle ne se
l/l
c
0
prêterait pas à un système de production à petite échelle, à base
:p
"'Cl régionale, et structurée matériellement à l'échelle humaine. Dans
w
l/l
QJ
un tel modèle d'organisation industrielle, toutes les décisions
_J

l.D
ri
économiques sont entre les mains de la communauté locale. Dans
0
N l'exacte mesure où la production matérielle est ainsi décentralisée
@

..c
et placée à l'échelon local, s'affirme la primauté de la communauté
01
·c
>-
sur les institutions nationales - à supposer que de telles institu-
0.
u
0 tions nationales gardent une envergure significative. Dans ces
conditions, c'est à l'assemblée populaire de la communauté locale,
fonctionnant sur le mode de la démocratie directe, qu'échoit la
gestion totale de la vie sociale. Il s'agit de savoir si la société future
s'organisera en fonction de la technologie ou si la technologie est
maintenant suffisamment souple pour pouvoir être organisée en
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 119

fonction de la société. Pour répondre à cette question, nous


devons examiner plus à fond certains traits de la technologie
nouvelle.

Nouvelle technologie et échelle humaine


En 1945, J. Presper Eckert ]r. et John W. Mauchly, de l'Université
de Pennsylvanie, révélaient au public ENIAC, le premier ordi-
nateur digital entièrement conçu selon les principes de l' électro-
nique. Commandé pour résoudre des problèmes de balistique,
ENIAC était le fruit de près de trois ans de travaux de conception
et de construction. L'engin était énorme. Il pesait plus de trente
tonnes, contenait 18 800 tubes à vide ainsi qu'un demi-million
de connexions qu'Eckert et Mauchly ont mis deux ans et demi
à souder, un immense réseau de résistances et des kilomètres
de fil. Un puissant climatiseur était nécessaire pour refroidir
les composants électroniques de l'ordinateur. Celui-ci tombait
souvent en panne ou bien avait un comportement aberrant,
d'où un temps considérable passé en entretien et réparations.
Et pourtant, selon tous les critères antérieurs de la technologie
•QJ

•QJ
·o
des ordinateurs, ENIAC était une merveille de l'électronique. Il
0
l/l
0
pouvait effectuer 5 000 opérations à la seconde, avec une impul-
u
w
l/l
sion de 100 000 périodes à la seconde. Aucune des calculatrices
c
0
:p
mécaniques ou électro-mécaniques en usage à l'époque ne pou-
"'Cl
w vait approcher une telle vitesse de calcul.
l/l
QJ
_J Quelque vingt ans plus tard, la Computer Control Company
l.D
ri
0 de Framingham, au Massachusetts, mettait en vente le DDP-124.
N
@ Il s'agissait d'un petit ordinateur compact, ressemblant à s'y

..c
01
méprendre à une radio de chevet. Avec sa machine à écrire et sa
·c
>-
0. mémoire électronique, l'ensemble tient sur un bureau standard.
0
u Le DDP-124 effectue plus de 285 000 opérations à la seconde. Sa
mémoire interne peut s'étendre à 33 000 mots - alors que la
«mémoire» d'ENIAC, reposant sur des circuits pré-établis, était
dépourvue de la souplesse des ordinateurs actuels. Les impul-
sions sur lesquelles fonctionne le DDP-124atteignent1,75 milliard
120 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

à la seconde. Il n'a aucun besoin d'un système de refroidissement,


il est totalement sûr et pose très peu de problèmes d'entretien.
Son prix de revient représente une infime fraction de celui de
l'ENIAC.
Pourtant, il n'y a entre les deux ordinateurs qu'une différence
de degré et non de nature. Mis à part leurs systèmes de mémoire,
ce sont deux ordinateurs digitaux, fonctionnant selon les mêmes
principes électroniques. L'ENIAC comportait essentiellement des
éléments électroniques traditionnels (tubes à vide, résistances,
etc.) et des kilomètres de fil, alors que le DDP-124 est constitué de
micro-circuits. Avec ces micro-circuits, on peut faire tenir sur
une surface égale à une fraction d'un centimètre carré l' équiva-
lent des principaux composants électroniques de l'ENIAC.
Parallèlement à la miniaturisation des composants d'ordina-
teurs, les formes traditionnelles de la technologie connaissent des
perfectionnements remarquables, dans le sens d 'une complexité
croissante et d'une réduction continuelle de la taille des machines.
C'est ainsi, par exemple, qu'on est déjà parvenu à des résultats
sensationnels pour ce qui est de la taille des installations de
•QJ

laminage à chaud continu. Ces usines sont parmi les plus vastes
•QJ
·o et les plus coûteuses de l'industrie moderne. Il s'agit, en quelque
0
l/l

w
0
u sorte, d'une machine unique longue de près de 800 mètres et
l/l
c
0
capable de transformer une plaque d'acier de 10 tonnes, de 20
:p
"'Cl centimètres d'épaisseur et de 140 de large, en une fine feuille de
w
l/l
QJ
métal de deux millimètres d 'épaisseur. Une telle installation
_J

l.D
ri
comprenant fours, bobineuses, laminoirs, concasseuses à scories
0
N et bâtiments peut coûter des dizaines de millions de dollars et
@

..c
occuper une vingtaine d'hectares. Elle produit 300 tonnes de
01
·c
>-
feuilles d'acier à l'heure. Pour être exploité efficacement, ce lami-
0.
u
0 noir continu doit être couplé avec de grandes batteries de fours à
coke, des fours à sole, des trains à bloom, etc. Les surfaces occu-
pées par de tels équipements peuvent atteindre des kilomètres
carrés. Un complexe métallurgique de cette dimension s'inscrit
dans une division du travail à l'échelle nationale, il doit être relié
à des sources de matières premières hautement concentrées
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 121

(situées généralement à une grande distance) et à de vastes mar-


chés nationaux et internationaux. Même si on l'automatise tota-
lement, ses exigences de fonctionnement et de gestion dépassent
de très loin les capacités d'une petite communauté décentralisée.
Le type de gestion qu'il impose engendre une organisation sociale
centralisée.
Heureusement, nous avons à présent des solutions de rechange
- à beaucoup d'égards plus efficaces - à ce complexe métallur-
gique moderne. On peut remplacer les hauts fourneaux et les
fours à sole par toute une gamme de fours électriques, en général
de dimensions relativement réduites qui produisent de la fonte et
de l'acier de bonne qualité. Ils fonctionnent non seulement au
coke mais aussi à l'anthracite, au charbon de bois et même au
lignite. Ou bien on peut recourir au procédé HyL qui utilise du
gaz naturel pour transformer des fournées de minerai très
concentré en fer spongieux, ou encore au procédé Wiberg qui fait
agir du charbon de bois, de l'oxyde de carbone et de l'hydrogène.
En tout cas, il est à présent possible de se passer de fours à coke,
de hauts fourneaux, de fours à sole et même peut-être d'agents
•QJ

réducteurs solides.
•QJ
·o Mais l'une des étapes les plus importantes qui permettent
0
l/l

w
0
u d'envisager de ramener le complexe métallurgique à des dimen-
l/l
c
0
sions compatibles avec celles d'une communauté locale, c'est la
:p
"'Cl mise au point par Tadeusz Sendzimir de l'usine planétaire, qui
w
l/l
QJ
réduit le train de laminage continu à chaud à un poste planétaire
_J

l.D
ri
simple et à un petit poste de finition. Des barres d'acier chauffé,
0
N épaisses de six centimètres, passent à travers deux couples de
@

..c
petits rouleaux entraîneurs chauffés et à travers un train de
01
·c
>-
laminoirs montés, ainsi que deux cylindres d'appui, dans deux
0.
u
0 cages circulaires. En faisant tourner les cages et les cylindres
d'appui à des vitesses différentes, on obtient comme résultat que
les laminoirs tournent dans deux directions. La plaque d'acier est
ainsi soumise à une pression extraordinaire qui l'amène à une
épaisseur de deux millimètres et demi. Il s'agit là d'un véritable
coup de génie technique: ce jeu de petits laminoirs avec ses deux
122 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

cages circulaires remplace les quatre énormes postes de dégros-


sissage et les six postes de finissage du train de laminage à chaud
continu.
La méthode Sendzimir exige beaucoup moins d'espace que
l'autre méthode. De plus, si l'on utilise la fonte continue, on peut
se passer des grandes et coûteuses usines de laminage pour la
production des plaques d'acier. Dans le futur, un complexe sidé-
rurgique qui combinerait fours électriques, fonte continue, lami-
nage selon le procédé Sendzimir et réduction continue à froid
n'occuperait qu'une petite partie de la superficie requise par une
installation conventionnelle. Il serait parfaitement capable de
satisfaire les besoins en acier de plusieurs collectivités de dimen-
sions raisonnables et cela en consommant peu de combustible.
L'ensemble que je viens de décrire n'est pas conçu pour
répondre à la demande d'un pays entier. Au contraire, il est des-
tiné à satisfaire les besoins en acier de petites ou moyennes col-
lectivités et de pays industriellement peu développés. La plupart
des fours électriques produisent de 100 à 250 tonnes de fonte par
jour contre 3 000 tonnes pour un grand haut fourneau. Une usine
•QJ

planétaire donne seulement une centaine de tonnes d'acier
•QJ
·o laminé à l'heure, soit, en gros, le tiers de la production d'un train
0
l/l

w
0
u de laminoirs continu à chaud. Pourtant, c'est cette capacité
l/l
c
0
réduite de notre hypothétique complexe qui constitue une de ses
:p
"'Cl caractéristiques les plus séduisantes. De plus, l'acier produit par
w
l/l
QJ
un tel complexe étant plus durable, la communauté aurait besoin
_J

l.D
ri
de renouveler moins souvent son stock d'objets en acier. Enfin,
0
N étant donné que ce complexe de dimensions réduites ne consom-
@

..c
merait que des quantités relativement petites de minerai, de
01
·c
>-
combustible et d'agents réducteurs, de nombreuses collectivités
0.
u
0 pourraient se contenter des sources locales de matières premières.
Ainsi, les sources les plus concentrées et qui occupent actuelle-
ment une place en quelque sorte centrale seraient gardées en
réserve, les frais de transport seraient réduits et l'indépendance
de ces collectivités à l'égard de l'économie centralisée tradition-
nelle se trouverait renforcée. Ce qui, à première vue, pourrait
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 123

sembler un éparpillement inefficace et coûteux de l'effort, par


rapport à l'implantation de quelques grands complexes sidérur-
giques centralisés, s'avérerait à long terme plus efficace en même
temps que socialement plus désirable.
La nouvelle technologie n'a pas seulement produit des com-
posants électroniques miniaturisés et des équipements lourds de
dimensions réduites, mais aussi des machines hautement poly-
valentes. Pendant plus d'un siècle, la conception des machines a
tendu vers une spécialisation technique croissante, la mise au
point d'engins ne pouvant servir qu'à un seul type d'opérations,
contribuant ainsi à la rigoureuse parcellarisation du travail en
usine. Les processus de fabrication industrielle étaient entière-
ment subordonnés au produit. Avec le temps, cette approche
étroitement pragmatique, ainsi que le font observer Eric W.
Leaver et John J. Brown,« a écarté l'industrie de la ligne de déve-
loppement rationnel del' équipement industriel. Cela a conduit à
une spécialisation de plus en plus antiéconomique [... ]. La spé-
cialisation des machines en fonction de l'objet à produire oblige
à se débarrasser de la machine lorsque la production de cet objet
•QJ

est abandonnée. Pourtant, l'activité des machines peut se rame-
•QJ
·o ner à quelques fonctions fondamentales : façonner, couper, etc.
0
l/l

w
0
u - et ces fonctions analysées correctement peuvent être groupées
l/l
c
0
et mises en œuvre de façon à s'appliquer à n'importe quelle
:p
"'Cl pièce11 ».
w
l/l
QJ
Par exemple, idéalement, une perceuse conçue selon les termes
_J

l.D
ri
de Leaver et Brown serait capable de percer un trou du diamètre
0
N d'un fil mince aussi bien qu'un trou laissant passer un tuyau.
@

..c
Autrefois, on considérait que des machines ayant des capacités
01
·c
>-
aussi étendues n'étaient pas rentables. Mais, vers le milieu des
0.
u
0 années 1950, on en mit au point et on commença à en utiliser un
certain nombre. C'est ainsi qu'en 1954 on fabriqua en Suisse pour
l'usine Ford de Rivière Rouge à Dearborn, au Michigan, une

11. Eric W. Leaver and John J. Brown, «Machines without Men », Fortune,
novembre 1946.
124 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

aléseuse-fraiseuse horizontale qui répondait parfaitement à la


définition de Leaver et Brown. Équipée d'un dispositif de réglage
optique composé de cinq microscopes, elle perce des trous plus
petits que le chas d'une aiguille ou plus gros qu'un poing. Elle est
précise au dix millième de pouce (0,0025 mm, NdT).
On ne saurait surestimer l'importance de machines disposant
d'une aussi large gamme de possibilités. Elles permettent la
fabrication de produits très variés dans une même usine. Une
collectivité petite ou moyenne utilisant des machines polyva-
lentes pourrait pourvoir à une large part de ses besoins en pro-
duits industriels sans avoir à supporter la charge d'équipements
sous-employés. Cela réduirait le besoin d'usines spécialisées ainsi
que les pertes entraînées par les mises au rebut d'outils encore en
état de servir. L'effort investi à remanier les machines en fonction
des nouveaux produits serait considérablement réduit. Ces rema-
niements porteraient davantage sur les aspects de dimensionne-
ment que sur la conception d'ensemble. Enfin, les machines
polyvalentes sont relativement faciles à automatiser. Les modifi-
cations qu'entraînerait leur utilisation dans un ensemble automa-
•QJ

tisé auraient trait aux circuits électriques et à la programmation
•QJ
·o plutôt qu'à la forme et à la structure des machines.
0
l/l

w
0
u Il est certain que les machines étroitement spécialisées conti-
l/l
c
0
nueraient d'exister et d'assurer la production de masse d'un
:p
"'Cl grand nombre de marchandises. Dès à présent, des collectivités
w
l/l
QJ
décentralisées pourraient employer presque telles quelles un
_J

l.D
ri
grand nombre des machines automatiques, très spécialisées,
0
N actuellement en service. La mise en bouteille ou en boîte, par
@

..c
exemple, est effectuée par des machines automatiques, intégrées
01
·c
>-
et de peu d 'encombrement. On peut également envisager que la
0.
u
0 taille des machines utilisées dans l'industrie textile ainsi que
dans le conditionnement des produits chimiques ou alimentaires
serait réduite. L'abandon généralisé de l'automobile classique au
profit de véhicules électriques - voitures particulières, cars ou
camions - permettrait, sans aucun doute, de diminuer considé-
rablement les dimensions des usines qui les construiraient.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 125

Beaucoup des équipements centralisés restants pourraient être


décentralisés efficacement si leur taille était réduite au minimum
et leur exploitation partagée entre plusieurs collectivités.
Je ne prétends pas que toutes les activités économiques
humaines puissent être décentralisées totalement, mais assu-
rément, la plupart peuvent être ramenées à l'échelle humaine
et du groupe local. Ceci en tout cas est certain: il est en notre
pouvoir de transférer le centre du pouvoir économique de l' éche-
lon national à l'échelon local et d'en retirer l'exercice aux ins-
tances bureaucratiques pour le confier aux assemblées populaires
locales. Ce bouleversement aurait une profonde signification
révolutionnaire, car il donnerait un puissant ancrage écono-
mique à la souveraineté et à l'autonomie de la collectivité locale.

L'usage écologique de la technologie


J'ai traité jusqu'à présent de la possibilité d'éliminer les souf-
frances du travail et de l'insécurité matérielle ainsi que la centra-
lisation du pouvoir économique: problèmes qui, s'ils relèvent de
l'« utopie», sont du moins concrets. Je voudrais maintenant abor-
•QJ

•QJ
·o
der un problème qui peut paraître tout à fait subjectif mais dont
0
l/l
0
l'importance, néanmoins, s'impose: il s'agit de l'urgence de faire
u
w
l/l
en sorte que la dépendance de l'humain vis-à-vis du monde
c
0
:p
naturel constitue une part visible et vivante de sa culture.
"'Cl
w En réalité, il n'y a là un problème que pour une société ayant
l/l
QJ
_J atteint un degré élevé d'urbanisation et d'industrialisation. Dans
l.D
ri
0 presque toutes les cultures préindustrielles, la relation de l'être
N
@ humain avec son environnement naturel était clairement définie,

..c
01
viable et sacralisée par tout le poids de la tradition. Les change-
·c
>-
0. ments de saison, les variations de précipitations, les cycles vitaux
0
u des plantes et des bêtes dont dépendaient la nourriture et les
vêtements des hommes, les caractères particuliers à la région
occupée par le groupe - tout cela était familier et compréhensible
et suscitait chez les humains un sentiment de crainte religieuse,
de communion avec la nature et, de façon plus pragmatique, de
126 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

respectueuse dépendance. Un regard en arrière sur les premières


civilisations occidentales ne rencontre que de rares exemples de
tyrannies assez absolues et impitoyables pour dénier de tels rap-
ports. Les invasions barbares et, plus insidieusement, l'essor des
civilisations commerciales ont peut-être ruiné le respect que les
cultures agraires portaient à la nature, mais le développement
normal des systèmes agricoles, quel qu'ait été le poids de l'exploi-
tation à laquelle ils ont soumis les humains, a rarement eu pour
effet la destruction du sol et du sous-sol. Même aux pires périodes
d'oppression qu'aient connues dans !'Antiquité l'Égypte et la
Mésopotamie, les classes dirigeantes ont toujours veillé à l'entre-
tien des digues et des canaux et se sont efforcées de rationaliser
les productions vivrières. Même les anciens Grecs, ayant en
partage un pays de montagnes, de forêts et au sol léger gravement
endommagé par l'érosion, ont su mettre en valeur une grande
partie de leurs terres arables en recourant à l'arboriculture et à la
viticulture. Il a fallu attendre le développement de l'agriculture
industrielle et des sociétés hautement urbanisées pour que l'envi-
ronnement naturel soit exploité sans aucun ménagement. Parmi
•QJ

les pires exemples de destruction des sols que nous offre !'Anti-
•QJ
·o quité figurent les énormes exploitations agricoles commerciales
0
l/l

w
0
u utilisant le travail servile en Afrique du Nord et dans la péninsule
l/l
c
0
italienne.
:p
"'Cl De nos jours, le développement technologique et la croissance
w
l/l
QJ
des villes ont distendu le lien de l'humain avec la nature jusqu'au
_J

l.D
ri
point de rupture. L'homme occidental se retrouve confiné dans
0
N un milieu urbain en grande partie synthétique, matériellement
@

..c
très éloigné de la terre, et sa relation avec le monde naturel est
01
·c
>-
entièrement médiatisée par des machines. Il n'a que de vagues
0.
u
0 notions sur la façon dont sont produits la plupart des objets qu'il
utilise et ses aliments n'ont plus qu'une ressemblance très loin-
taine avec les animaux et les plantes dont ils sont tirés. Rangé
dans une des cases de son milieu urbain aseptisé - presque asi-
laire d'aspect et de structure -, l'être humain moderne se voit
même refuser le rôle de spectateur des processus agricoles et
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 127

industriels grâce auxquels il satisfait ses besoins matériels. Il est


un pur consommateur, un réceptacle inerte. Il n'est peut-être pas
équitable de dire qu'il manque de respect pour l'environnement
naturel; le fait est qu'il n'a guère de notions de ce que l'écologie
veut dire ou de ce dont l'environnement a besoin pour que son
équilibre soit préservé.
L'équilibre entre l'humain et la nature doit être rétabli. J'ai
tenté de montrer dans «Écologie et pensée révolutionnaire » que
l'avenir de l'espèce humaine sera gravement compromis si nous
ne parvenons pas à rétablir cet équilibre de quelque façon. Je
voudrais expliquer comment un usage écologique de la nouvelle
technologie pourrait réveiller en l'être humain le sens de sa
dépendance à l'égard de l'environnement; comment, en réintro-
duisant le monde naturel dans l'expérience humaine, nous pou-
vons contribuer à l'accomplissement de la plénitude de l'être
humain.
Les utopistes classiques ont parfaitement compris que le pre-
mier pas dans cette direction serait de mettre fin à l'opposition
entre la ville et la campagne. «Il est impossible, écrivait Fourier
•QJ

il y a près d'un siècle et demi, d'organiser une association stable
•QJ
·o et bien équilibrée sans y inscrire les travaux des champs, ou du
0
l/l

w
0
u moins les jardins, les vergers, les troupeaux, la basse-cour et une
l/l
c
0
grande variété d'espèces tant animales que végétales. » Indigné
:p
"'Cl par les conséquences sociales de la Révolution industrielle, Fourier
w
l/l
QJ
ajoutait: «Ils ne connaissent pas ce principe dans cette Angleterre
_J

l.D
ri
qui expérimente avec des artisans et le travail industriel seuls et
0
N qui ne sauraient suffire à préserver l'unité sociale12 • »
@

..c
Pourtant, affirmer comme le fait Fourier que le citadin
01
·c
>-
moderne devrait connaître à nouveau les joies des «travaux des
0.
u
0 champs » peut sembler de l'humour noir. Un retour à l'agricul-
ture paysanne comme du temps de Fourier n'est ni possible ni
souhaitable. Charles Gide avait certainement raison quand il

12. F. M. C. Fourier, Selections f rom the Works ofFourier, Londres, S. Sonnen-


sch ein and Co., 1901, p. 93.
128 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

faisait remarquer que le travail agricole «n'est pas forcément plus


attrayant que le travail d'usine. Ce n'est pas pour rien qu'il a
toujours été considéré comme le type même du dur labeur, de la
vie de sacrifice13 • »Fourier ne répond pas à cette objection lorsqu'il
suggère que ses phalanstères cultiveront principalement des
fruits et des légumes et non des céréales. Si nous ne pouvions rien
envisager d'autre que les techniques d'exploitation du sol qui sont
en usage actuellement, la seule solution de rechange à l'agricul-
ture paysanne serait la culture hautement spécialisée et centrali-
sée, dont les techniques reproduisent les méthodes de l'industrie
moderne. Bien loin d'avoir atteint un équilibre entre la ville et la
campagne, nous nous trouverions devant un environnement
synthétique qui aurait totalement absorbé le monde naturel.
Si l'on admet que la terre et la collectivité doivent être maté-
riellement réunies, que la vie de la collectivité doit se dérouler
dans un contexte agricole qui rende explicite la dépendance de
l'humain vis-à-vis de la nature, nous devons trouver le moyen de
réaliser cette transformation sans que la collectivité soit accablée
de travail. En bref, le problème est de savoir comment on peut, à
•QJ

la fois, ne pas renoncer à la mécanisation et pratiquer un élevage
•QJ
·o et une agriculture écologiques à 1'échelle humaine.
0
l/l

w
0
u Un certain nombre des progrès technologiques les plus pro-
l/l
c
0
metteurs réalisés dans le domaine agricole depuis la Seconde
:p
"'Cl Guerre mondiale peuvent s'adapter aussi bien à une exploitation
w
l/l
QJ
du sol à petite échelle et selon des formes écologiques qu'à la
_J

l.D
ri
culture industrielle dans d'immenses domaines capitalistes, qui
0
N est devenue dominante ces dernières décennies. Prenons un
@

..c
exemple. L'affouragement du bétail par convoyeurs automatiques
01
·c
>-
est un aspect de la mécanisation rationnelle du travail agricole
0.
u
0 qui, par l'utilisation de machines classiques, permet d'éliminer
les travaux pénibles. On relie par exemple une batterie de silos à
un système de convoyeurs et on peut alors, sans autre effort que
d'actionner quelques manettes, mélanger divers aliments et les

13. Charles Gide, «Introduction to Fourier », dans ibid., p. 14.


VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 129

acheminer jusqu'au bétail. Une opération qui demandait une


demi-journée de travail de cinq à six hommes maniant la fourche
et le seau est effectuée maintenant par une seule personne en
quelques minutes. Ce type de mécanisation est intrinsèquement
neutre: il peut servir à nourrir d'immenses troupeaux ou seule-
ment quelques centaines de têtes; les silos peuvent contenir des
aliments naturels aussi bien que synthétiques; de tels engins
peuvent être installés dans des élevages diversifiés de taille rela-
tivement réduite, ou bien dans de vastes ranchs à bovins, ou
encore dans des élevages laitiers de toutes dimensions. En somme,
ce procédé d'affouragement peut être mis au service de l'exploi-
tation commerciale la plus abusive comme de l'application la plus
sensible des principes écologiques.
Cela vaut pour la plupart des machines agricoles qui ont été
conçues ces dernières années, ou qui ont été remaniées pour les
rendre plus polyvalentes. Le tracteur moderne, par exemple, est
un chef-d'œuvre d'ingéniosité mécanique. Les modèles de jardin,
d'une extraordinaire souplesse d'emploi, se prêtent à des tâches
très variées; légers et extrêmement maniables, ils peuvent suivre
•QJ

les contours du terrain le plus difficile sans endommager le sol.
•QJ
·o Les tracteurs lourds, en particulier ceux utilisés dans les pays
0
l/l

w
0
u chauds, ont fréquemment une cabine climatisée. Ils peuvent être
l/l
c
0
utilisés non seulement pour la traction, mais également, grâce à
:p
"'Cl des accessoires amovibles, pour le forage de trous, le levage
w
l/l
QJ
d'objets pondéreux ou même la fourniture d'énergie à des éléva-
_J

l.D
ri
teurs à grains. On a mis au point des charrues qui s'adaptent à
0
N toutes les vicissitudes du labourage. Les modèles les plus poussés
@

..c
sont même dotés d'un système à commande hydraulique qui les
01
·c
>-
soulève ou les abaisse selon le profil du champ. Des plantoirs
0.
u
0 mécaniques existent pour presque toutes les sortes de semences.
Certains plantoirs permettent de pratiquer le «labourage mini-
mum»: ils injectent dans le sol simultanément la semence, l'en-
grais et le pesticide (évidemment !) ; en rassemblant ainsi en une
seule plusieurs opérations différentes, ils réduisent le tassement
du sol que produit souvent le passage répété de lourdes machines.
130 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

La gamme des engins permettant d'effectuer mécaniquement


les récoltes a atteint des proportions vertigineuses. Il en existe
pour toutes les sortes de vergers, de plantations de baies, les
vignobles, les potagers et les cultures de plein champ. Les instal-
lations d'engrangement, de stockage et d'affouragement ont été
complètement bouleversées par l'introduction des transporteurs
à vis et à bande, des silos hermétiques, des climatiseurs, des
évacuateurs automatiques de fumier, etc. Ce sont des machines
qui décortiquent les produits récoltés, les nettoient, les mesurent,
les congèlent ou les mettent en boîtes, les emballent et les mettent
en caisse. Construire des canaux d'irrigation bétonnés n'est plus
qu'une simple opération mécanique confiée à une ou deux exca-
vatrices. Quant à la pauvreté d'un sol ou à son mauvais drainage,
on y remédie grâce aux machines de terrassement et à des char-
rues qui pénètrent au-delà de la couche arable.
Certes, une large part de la recherche agronomique est consa-
crée à la mise au point de produits chimiques nocifs et à l'obten-
tion de productions d'une valeur nutritive douteuse. Mais on peut
mettre à son actif d'extraordinaires progrès dans l'enrichissement
•QJ

génétique des végétaux cultivables. Parmi les nouvelles espèces
•QJ
·o de céréales ou de légumes, nombreuses sont celles qui résistent
0
l/l

w
0
u aux insectes prédateurs, aux maladies et au froid. Bien souvent,
l/l
c
0
ces espèces représentent un net progrès par rapport aux types
:p
"'Cl naturels anciens et elles ont permis d'ouvrir à la culture vivrière
w
l/l
QJ
de vastes étendues qui y étaient jusque-là réfractaires.
_J

l.D
ri
Arrêtons-nous un instant pour considérer comment notre
0
N communauté libre pourrait s'intégrer à son environnement natu-
@

..c
rel. Nous supposerons que cette collectivité ne se sera établie
01
·c
>-
qu'après une minutieuse étude écologique, portant aussi bien sur
0.
u
0 les ressources atmosphériques et aquatiques du site que sur son
climat, ses formations géologiques, ses matières premières, ses
sols, sa flore et sa faune naturelles. La démographie du groupe est
consciemment limitée à ce que requiert l'équilibre écologique.
L'exploitation de la région est entièrement régie par les principes
écologiques de façon à maintenir un équilibre entre les êtres
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 131

humains et l'environnement. Avec ses productions industrielles


également bien dosées et diversifiées, cette communauté consti-
tue une unité singulière à l'intérieur de la matrice naturelle; elle
est socialement et esthétiquement en harmonie avec la région
qu'elle occupe.
Dans cette communauté, l'agriculture est hautement mécani-
sée mais elle associe aussi étroitement que possible les cultures,
les pâturages et les bois. La diversité de la flore et de la faune est
encouragée afin de limiter les dégâts des agents nuisibles ainsi que
pour embellir le paysage. La culture à grande échelle n'est pra-
tiquée que lorsqu'elle ne contredit pas les impératifs écologiques
locaux. Les cultures vivrières étant nécessairement diverses,
l'exploitation se fait par petites unités séparées par des rideaux
d'arbres, des haies, des pacages et des prés. En pays vallonné,
accidenté ou montagneux, les fortes pentes sont plantées d'arbres
pour éviter l'érosion et retenir l'eau. Le sol est analysé arpent par
arpent, soigneusement, et n'est utilisé que pour les cultures qui
lui conviennent le mieux. Tout est fait pour mêler la ville et la
campagne sans sacrifier l'apport spécifique de chacune à l'expé-
•QJ

rience des êtres humains. C'est l'unité écologique de la région
•QJ
·o qui détermine les frontières sociales, culturelles et biologiques
0
l/l

w
0
u de la communauté ou de l'ensemble des communautés qui par-
l/l
c
0
tagent ses ressources. Chaque communauté possède de nombreux
:p
"'Cl jardins potagers et d'agrément, des tonnelles attrayantes, des
w
l/l
QJ
parcs, des ruisseaux et des mares hébergeant poissons et oiseaux
_J

l.D
ri
aquatiques. La campagne, qui fournit nourriture et matières
0
N premières, forme non seulement les environs immédiats de la
@

..c
communauté, accessibles à pied pour n'importe qui, mais la
01
·c
>-
pénètre également. Bien que ville et campagne conservent cha-
0.
u
0 cune leur singularité, que l'on apprécie hautement et que l'on met
en valeur, la nature est partout présente dans la ville et celle-ci,
en revanche, a comme caressé la nature, y laissant une douce
empreinte d'humanité.
Je pense qu'une communauté libre considérera l'agriculture et
l'élevage comme une activité aussi pleine de sens et d 'agrément
132 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

que l'artisanat. Ses membres, à même de se décharger des tâches


pénibles sur les machines, auront à l'égard de la culture vivrière la
même attitude ludique et inventive que bien des gens ont à l'égard
du jardinage. L'agriculture retrouvera pleinement sa part dans la
vie sociale, comme occasion d'une activité physique agréable et,
grâce aux exigences de l'écologie, comme problème intellectuel,
scientifique et même esthétique. Les individus réaliseront avec
le monde vivant qui les entoure la même fusion organique que
le groupe humain avec la région qu'il occupe. Ils retrouveront le
sens de l'unité avec la nature qui a existé chez les humains depuis
l'origine. La nature et les formes organiques de pensée qu'elle
suscite toujours referont partie intégrante de la culture; elle
réapparaîtra avec une nouvelle fraîcheur dans la peinture, la lit-
térature, la philosophie, la danse, l'architecture, l'ameublement et
dans les gestes mêmes de la vie quotidienne. Un nouvel animisme
imprégnera profondément la culture et le psychisme humain. On
n'exploitera plus un pays, mais on l'utilisera aussi pleinement que
possible. Cela est essentiel pour que la dépendance d'une collec-
tivité à l'égard de son milieu repose sur une base stable et pour
•QJ

que les êtres humains retrouvent un respect profond et constant
•QJ
·o envers les besoins du monde naturel, respect qui, pour l'humain,
0
l/l

w
0
u est synonyme de survie et de bien-être. La collectivité fera tout
l/l
c
0
son possible pour trouver sur place de quoi satisfaire ses besoins ;
:p
"'Cl pour utiliser les ressources locales en énergie, minéraux, bois, sol,
w
l/l
QJ
eau, flore et faune d'une façon à la fois rationnelle et humaniste,
_J

l.D
ri
respectueuse des principes écologiques. Dans cet esprit, on peut
0
N prévoir l'utilisation de techniques nouvelles, actuellement encore
@

..c
en pleine gestation, dont beaucoup se prêteraient merveilleu-
01
·c
>-
sement à une économie décentralisée. Je pense en particulier
0.
u
0 aux méthodes permettant d'extraire de la terre, de l'eau ou de
l'air des corps très dilués ou même à l'état de traces, à l'énergie
solaire, éolienne, hydroélectrique et géothermique, à l'utilisation
de pompes à chaleur, de carburants végétaux, de bassins solaires,
de convertisseurs thermo-électriques et, peut-être, à la réaction
thermo-nucléaire contrôlée.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 133

Il existe une sorte d'archéologie industrielle qui révèle en


maintes régions les indices d'une activité économique autre-
fois florissante et abandonnée depuis longtemps par nos pré-
décesseurs. Dans la vallée de l'Hudson, la vallée du Rhin, les
Appalaches et les Pyrénées, on trouve des vestiges de mines et
d'ouvrages métallurgiques hautement perfectionnés, des restes
d'industries locales, l'empreinte sur le sol d'exploitations agri-
coles désertées depuis longtemps - autant de traces de groupes
humains dont la prospérité reposait sur les matières premières
et les ressources locales. Ces centres ont dépéri lorsque leurs
productions se sont trouvées évincées du marché par la grande
industrie de dimension nationale utilisant les techniques de
la production de masse et les sources concentrées de matières
premières. Mais les anciennes ressources sont souvent encore dis-
ponibles pour une utilisation sur place; «sans valeur» dans une
société hyper-urbanisée, elles se prêteraient parfaitement à une
exploitation par des communautés décentralisées et n'attendent
que la mise en œuvre de techniques industrielles adaptées à une
production de qualité à petite échelle. Si l'on faisait sérieusement
•QJ

l'inventaire des ressources disponibles dans maintes régions
•QJ
·o désertées du globe, la possibilité pour des groupes humains de
0
l/l
0
w
u satisfaire sur place un grand nombre de leurs besoins matériels
l/l
c
0
apparaîtrait beaucoup plus réelle qu'on ne l'imagine.
:p
"'Cl Le développement incessant de la technologie tend à enrichir
w
l/l
QJ
ces possibilités locales. Voyons, par exemple, comment des res-
_J

l.D
ri
sources apparemment inexploitables ou de qualité médiocre
0
N retrouvent une valeur économique grâce au progrès technique.
@

..c
Tout au long du x1xe siècle et au début du xxe, la chaîne du Mesabi
01
·c
>-
dans le Minnesota a fourni aux aciéries étatsuniennes des mine-
0.
u
0 rais extrêmement riches qui ont contribué largement au déve-
loppement rapide de la métallurgie nationale. Le déclin de ces
réserves a placé le pays devant le problème de l'extraction de la
taconite, minerai de qualité inférieure d'une teneur en fer d'envi-
ron 40 %. L'extraction par les méthodes courantes en est pratique-
ment impossible; il faut une heure à une foreuse (classique) pour
134 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

entamer la taconite sur une profondeur de trente centimètres.


Mais, récemment, l'extraction de la taconite a été rendue possible
grâce à la mise au point d'une foreuse par jet de flamme capable
de découper le minerai à une vitesse de huit à dix mètres à
l'heure. On fore d'abord des trous de mine à la flamme puis on
fait sauter le minerai qui est ensuite mis en condition pour son
utilisation par l'industrie grâce à des procédés modernes de
concassage, de tri et d'agglomération.
On approche vraisemblablement du moment où il sera pos-
sible d'extraire du sol, de la mer et d'une large proportion des
déchets et effluents gazeux des matières premières extrêmement
diffuses ou diluées. Certains des métaux les plus précieux sont en
réalité fort communs, mais ils n'existent que sous forme très
diluée ou à l'état de traces. Il n'est guère de morceau de sol ou de
roche qui ne contienne des traces d'or, de l'uranium en quantités
plus notables et plus encore d'autres éléments utiles à l'industrie
tels que le magnésium, le zinc, le cuivre et le soufre. Cinq pour
cent environ de l'écorce terrestre est constituée de fer. Comment
pourrons-nous mobiliser ces ressources? En principe au moins,
•QJ

la solution réside dans les méthodes d'analyse que les chimistes
•QJ
·o emploient pour détecter ces éléments. Ainsi que l'explique le
0
l/l

w
0
u chimiste Jacob Rosin, dès lors qu'un élément est décelable en
l/l
c
0
laboratoire, on peut espérer parvenir à l'extraire en quantités
:p
"'Cl suffisantes pour servir à l'industrie.
w
l/l
QJ
Depuis plus d'un demi-siècle, la source principale de l'azote
_J

l.D
ri
commercialisé dans le monde est l'atmosphère. C'est à partir de
0
N l'eau de mer que l'on obtient le magnésium, le chlore, le brome et
@

..c
la soude caustique; le soufre provient des sulfates de chaux et des
01
·c
>-
effluents industriels. On pourrait récupérer pour l'usage industriel
0.
u
0 de grandes quantités de l'hydrogène libéré par l'électrolyse de
l'eau salée et qu'en général les usines de chlore brûlent ou rejettent
dans l'atmosphère. De même, le traitement des fumées fournirait
d'énormes quantités de carbone (relativement rare dans la nature)
que l'on pourrait remettre dans le circuit del' économie au lieu de
le disperser dans l'atmosphère avec d'autres composés gazeux.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 135

L'obstacle auquel se heurte la chimie industrielle pour extraire


de la mer et des roches courantes des substances intéressantes est
celui du coût de l'énergie exigée. Les deux méthodes qui existent
- échange ionique et chromatographie - pourraient être mises au
point pour une utilisation industrielle et servir à isoler dans des
solutions les substances désirées; mais la quantité d'énergie
requise pour leur mise en œuvre serait excessivement coûteuse
en termes de richesses réelles. À moins de découvertes (que rien
ne laisse espérer) dans les techniques d'extraction, il est haute-
ment improbable que le problème puisse être résolu en recourant
aux sources d'énergie classiques, c'est-à-dire aux combustibles
fossiles tels que le charbon et le pétrole.
En réalité, ce n'est pas que nous manquions d'énergie dans
l'absolu. C'est que nous commençons à peine à apprendre à
capter les sources d'énergie pratiquement illimitées qui existent.
L'énergie brute du rayonnement solaire qui atteint la surface
de la Terre est évaluée à plus de trois mille fois la consomma-
tion annuelle du monde actuel. Une fraction de cette énergie se
convertit en vent ou est utilisée par la végétation pour la photo-
•QJ

•QJ
·o
synthèse, mais ce qui reste disponible pour d'autres usages est
0
l/l
0
fabuleux. Le problème est de recueillir cette énergie pour satis-
u
w faire une partie de nos besoins. Si on savait, par exemple, capter
l/l
c
0
:p l'énergie solaire pour le chauffage domestique, de 20 à 30 % des
"'Cl
w
l/l
ressources énergétiques classiques se trouveraient libérées pour
QJ
_J

l.D
d'autres fins. Et si on pouvait utiliser l'énergie solaire à tout ou
ri
0
N
partie des travaux culinaires, pour le chauffage de l'eau, pour la
@

fonte des métaux et la production d'électricité, nos besoins en
..c
01
·c
combustibles fossiles se trouveraient ramenés à relativement peu
>-
0.
0
de chose. Les appareils fonctionnant à l'énergie solaire et pouvant
u
assurer presque toutes ces fonctions existent. On sait chauffer
les maisons, cuire les aliments, faire bouillir de l'eau, fondre des
métaux et alimenter un réseau en électricité à partir de la seule
énergie solaire; mais on ne sait pas faire tout cela avec une effica-
cité suffisante sous toutes les latitudes du globe et on bute encore
136 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

sur de nombreux problèmes techniques que seul pourra résoudre


un effort de recherche intensif.
À l'heure où j'écris, il a déjà été construit un bon nombre de
maisons chauffées - et fort bien - à l'énergie solaire. Aux États-
Unis, les plus connues d'entre elles sont les bâtiments expérimen-
taux du MIT dans le Massachusetts, la maison Lof à Denver et les
maisons Thomason à Washington (DC). Le système Thomason,
dont le coût en combustible atteint à peine cinq dollars par an,
semble être le plus pratique pour le moment. Il consiste à capter
la chaleur du soleil sur le toit de la maison et à la transporter, par
l'intermédiaire d'eau en circulation, jusqu'au sous-sol où elle est
emmagasinée dans un réservoir. Incidemment, cette eau peut
également servir à rafraîchir la maison et constitue une réserve
d'urgence en cas d'incendie. Ce système est simple et assez bon
marché. Situées à Washington, près du 40e parallèle, ces maisons
se trouvent ainsi en lisière de la « zone solaire» qui couvre les
latitudes de zéro à quarante degrés nord et sud, et qui est la partie
du globe où l'utilisation industrielle ou domestique des rayons
solaires peut procurer les meilleurs rendements. Que le système
•QJ

Thomason ne requière qu'un appoint minime d'énergie conven-
•QJ
·o tionnelle pour assurer le chauffage d'une maison à Washington
0
l/l

w
0
u augure favorablement des possibilités offertes par les régions de
l/l
c
0
même climat ou plus chaudes.
:p
"'Cl Pour ce qui est des latitudes plus froides, on peut aborder le
w
l/l
QJ
problème de deux façons: ou bien mettre en œuvre des procédés
_J

l.D
ri
beaucoup plus complexes, permettant de ramener la consomma-
0
N tion de combustibles classiques à peu près à ce qu'elle est dans les
@

..c
maisons Thomason; ou bien en rester à des procédés simples
01
·c
>-
impliquant un appoint de combustibles classiques pour 10 à 50 %
0.
u
0 des besoins. Comme le fait remarquer Hans Thirring:
L'avantage décisif du chauffage solaire réside dans le fait que les
frais de fonctionnement sont nuls, excepté le coût - minime - de
l'électricité qui actionne les ventilateurs. Ainsi, pour toute la durée
d 'existence d 'une maison, le prix de son chauffage est égal au
simple prix du matériel installé une fois pour toutes. De plus, ce
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 137

matériel fonctionne automatiquement, sans produire ni fumée, ni


suie, ni émanations et élimine tous les travaux de chargement du
foyer, d'approvisionnement, de nettoyage, de réparation, etc.
L'appoint du chauffage solaire au système énergétique d'un pays
contribuerait à l'accroissement de sa richesse et si on équipait de
systèmes de chauffage solaire toutes les maisons des régions dont
le climat s'y prête, on réaliserait chaque année des millions de livres
sterling d'économie de combustible. Telkes, Hottel, Lof, Bliss et les
autres chercheurs qui ont ouvert la voie au chauffage solaire ont fait
véritablement œuvre de pionniers et leur importance apparaîtra de
plus en plus clairement dans l'avenir14 •

Actuellement, les applications les plus répandues des systèmes


à énergie solaire servent à la cuisson des aliments et au chauffage
de l'eau. Des milliers de fourneaux solaires sont employés dans
les pays en développement, au Japon et dans les régions chaudes
des États-Unis. Un fourneau solaire consiste tout simplement en
un réflecteur en forme de parapluie avec une grille sur laquelle on
peut faire griller de la viande ou bouillir un litre d'eau en quinze
minutes si l'ensoleillement est bon. Sans danger, propre et trans-
portable, un tel fourneau n'exige ni combustible ni allumettes et
•QJ

•QJ
·o
ne dégage aucune fumée désagréable. Un four solaire portatif
0
l/l
0
peut atteindre des températures supérieures à 200 °C et est encore
u
w
l/l
plus maniable et de dimensions plus réduites qu'un fourneau
c
0
:p
solaire. Quant aux chauffe-eau solaires, ils sont fort répandus
"'Cl
w tant dans les maisons individuelles que dans les appartements en
l/l
QJ
_J immeuble, dans les laveries ou les piscines. On en compte environ
l.D
ri
0
25 000 en Floride et leur vogue gagne la Californie.
N
@ Du point de vue du savoir technique, quelques-uns des pro-

..c
01
grès les plus spectaculaires dans l'emploi de l'énergie solaire ont
·c
>-
0.
été réalisés par l'industrie, bien que ces applications soient - au
0
u mieux - marginales et en grande partie expérimentales. La plus
simple est le four solaire. Le capteur est en général constitué soit
d'un miroir parabolique unique, soit, plus couramment, d'un

14. Hans Thirring, Energy for Man, New York, Harper & Row, 1958, p. 266.
138 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

assemblage de très nombreux miroirs paraboliques montés dans


un grand bâti. Un héliostat, miroir plus petit, installé horizonta-
lement et qui suit le mouvement du soleil, réfléchit les rayons à
l'intérieur du collecteur. Plusieurs centaines de ces fours sont en
usage. L'un des plus grands, le four de Félix Trombe, à Mont-
Louis, a une puissance de 75 kW et sert principalement à l'expé-
rimentation à haute température. Les rayons solaires ne contenant
aucune impureté, ce four peut fondre une cinquantaine de kilos
de métal sans entraîner aucune des contaminations chimiques
inévitables avec les méthodes classiques. Un four solaire construit
par l'intendance de l'armée américaine à N attick, au Massachusetts,
atteint quelque 3 000 °C, soit une température suffisante pour
faire fondre des poutrelles d'acier en« 1».
Certes, les fours solaires ont bien des limitations, mais celles-
ci ne sont pas insurmontables. Leur efficacité est considéra-
blement réduite par la brume, le brouillard, les nuages et les
poussières atmosphériques ainsi que par la masse de matériaux
d'origine éolienne qui dévie les appareils et fausse la convergence
exacte des rayons. On cherche actuellement à remédier à certains
•QJ

de ces inconvénients à l'aide de toits à glissières, de couvertures
•QJ
·o pour les miroirs et de constructions protectrices solaires. En fin
0
l/l

w
0
u de compte, il reste que les fours solaires sont propres et efficaces
l/l
c
0
lorsqu'ils sont en bonnes conditions, et qu'ils produisent des
:p
"'Cl métaux d'une qualité extrêmement élevée, inégalable par les
w
l/l
QJ
procédés classiques en usage actuellement.
_J

l.D
ri
Autre domaine prometteur de la recherche en cours, celui de
0
N la conversion de l'énergie solaire en électricité. En théorie, une
@

..c
surface d'environ un mètre carré, placée perpendiculairement
01
·c
>-
aux rayons solaires, reçoit une énergie égale à un kilowatt. «Étant
0.
u
0 donné que dans les zones arides du globe, note Thirring, des
millions de mètres carrés de désert sont disponibles pour la
production énergétique, on peut calculer que l'implantation de
centrales solaires sur 1% seulement de ces superficies représente-
rait une puissance installée bien supérieure à celle que l'on obtient
en additionnant toutes les centrales thermiques et hydroélec-
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 139

triques existant dans le monde15 • »Dans la pratique, l'orientation


préconisée par Thirring s'est heurtée à des considérations de prix
de revient et de marché (la demande d'électricité est très faible
dans les pays en développement à climat chaud qui se prêtent le
mieux à la réalisation d'un tel projet) et surtout au conservatisme
des ingénieurs en matière de production électrique. Ce sont les
batteries solaires qui ont bénéficié de l'essentiel des efforts de la
recherche, et cela, en grande partie du fait des «programmes
spatiaux».
Les batteries solaires, ou photopiles, fonctionnent sur le prin-
cipe de l'effet thermo-électrique. Si on réunit des lames d'anti-
moine et de bismuth, par exemple, pour former une boucle et si
on crée une différence de température en chauffant l'un des bouts,
on obtient de l'électricité. Les travaux sur les photopiles effectués
au cours des dix dernières années ont abouti à des appareils d'un
rendement énergétique de 15 % et les 20 ou 25 % semblent pouvoir
être atteints dans un futur proche. (À titre comparatif, l'efficacité
du moteur à essence est évaluée à environ 11 %.) Groupées en
grands panneaux, les photopiles servent déjà à propulser des
•QJ

voitures électriques et des petits bateaux et à alimenter en courant
•QJ
·o des lignes téléphoniques, des radios, des électrophones, des pen-
0
l/l

w
0
u dules, des machines à coudre et autres engins. On prévoit que le
l/l
c
0
prix de revient de ces piles pourra être réduit jusqu'au point où
:p
"'Cl elles pourront répondre aux besoins domestiques et même à ceux
w
l/l
QJ
d'installations industrielles de petite taille.
_J

l.D
ri
Enfin, l'énergie solaire peut être utilisée d'une autre façon
0
N encore: en emmagasinant la chaleur dans une masse d'eau.
@

..c
Depuis longtemps déjà, des ingénieurs cherchent le moyen de
01
·c
>-
convertir en électricité les différences de températures produites
0.
u
0 dans la mer par la chaleur du soleil. En théorie, un bassin solaire
d'un kilomètre carré et construit selon certaines conditions
pourrait fournir annuellement trente millions de kilowatts/
heure d'électricité; ce qui équivaut à la production d'une centrale

15. Ibid., p. 269.


140 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

importante fonctionnant douze heures par jour tout au long de


l'année.L'électricité s'obtient sans aucune dépense en combustible
et par la seule vertu « d'une étendue d'eau sous le soleil», comme
le dit Henry Tabor16• Il suffit de capter la chaleur accumulée au
fond du bassin en faisant passer l'eau chaude par un échangeur
de chaleur, après quoi, l'eau est renvoyée dans le bassin. Dans un
pays chaud, 25 900 kilomètres carrés de bassins utilisés de cette
manière produiraient assez d'électricité pour couvrir les besoins
de 400 millions d'individus.
Les marées constituent encore une autre source, pratiquement
inexploitée, d'énergie électrique. Le procédé consiste à retenir à
marée haute les eaux de l'océan dans un bassin naturel- une baie
ou une embouchure de fleuve - pour les relâcher à marée basse
en les faisant passer par des turbines. Les sites convenables ne
manquent pas où les marées ont une amplitude suffisante pour
produire del' électricité en grande quantité. Les Français ont déjà
construit à l'embouchure de la Rance, à Saint-Malo, une grande
usine marémotrice dont la production attendue est de 544 mil-
lions de kilowatts/heure par an, et on planifie d'en ériger une
•QJ

autre dans la baie du Mont-Saint-Michel. En Angleterre, le
•QJ
·o confluent de la Severn et de la Wye présente pour une telle ins-
0
l/l

w
0
u tallation des conditions extrêmement favorables. Un barrage à cet
l/l
c
0
endroit fournirait chaque année autant d'électricité qu'un million
:p
"'Cl de tonnes de charbon. Autre site parfait pour une centrale maré-
w
l/l
QJ
motrice, la baie de Passamaquoddy à la frontière entre le Maine
_J

l.D
ri
et le Nouveau-Brunswick. En URSS, des sites favorables existent
0
N dans la baie de Mezen dans l'Arctique. L'Argentine projette la
@

..c
construction d 'un barrage à marée en travers de l'estuaire du
01
·c
>-
fleuve Deseado, près de Puerto Deseado sur la côte atlantique. De
0.
u
0 nombreuses autres régions littorales se prêteraient à la produc-
tion d'électricité à partir de la force des marées, mais, la France

16. Henry Tabor, «Solar En ergy», dan s Ruth Gruber (dir.), Science and the
Ne w N ations, New York, Basic Books, 1961, p. 109.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 141

exceptée, aucun pays ne s'est sérieusement préoccupé d'exploiter


cette ressource.
Les différences de température dans la mer ou dans le sol
pourraient également fournir d'importantes quantités d' électri-
cité ou de chaleur à usage domestique. Un écart de température
de 17 °C n'est pas rare dans les couches superficielles des eaux
tropicales; et le long des côtes sibériennes, on constate en hiver
30 °C d'écart entre l'eau sous la banquise et l'atmosphère. Dans
le sol, la température s'accroît avec la profondeur, donnant ainsi
des différences de température avec la surface. Des pompes à
chaleur permettraient de mettre à profit ces écarts à des fins
industrielles ou pour le chauffage domestique grâce à des tur-
bines à vapeur. La pompe à chaleur fonctionne comme un réfri-
gérateur mécanique: un réfrigérant en circulation entraîne à
l'extérieur la chaleur d'un milieu donné, la dissipe, et la récupère
ensuite pour relancer le processus. Dans les mois d'hiver, les
pompes mettant en circulation le réfrigérant dans un puits peu
profond pourraient absorber la chaleur du sous-sol immédiat
pour la libérer dans la maison. L'été, on inverserait le processus:
•QJ

la chaleur de la maison serait refoulée dans le sol. Dans une
•QJ
·o économie hyper-centralisée, reposant entièrement sur l'emploi
0
l/l

w
0
u du charbon, du pétrole ou de l'atome, la pompe à chaleur semble
l/l
c
0
être d'un fonctionnement trop coûteux; la quantité d'électricité
:p
"'Cl qu'elle consomme rendrait son prix de revient prohibitif. Mais
w
l/l
QJ
dans une société décentralisée, utilisant l'énergie solaire et
_J

l.D
ri
éolienne et où le «prix de revient» est subordonné aux besoins
0
N humains, la pompe à chaleur serait un appareil de chauffage idéal
@

..c
sous les latitudes tempérées et subarctiques. Elle n'exige pas de
01
·c
>-
cheminées coûteuses, elle ne pollue pas l'atmosphère et supprime
0.
u
0 toutes les corvées de remplissage et de vidage des chaudières. La
mise à profit du soleil, des vents ou des différences de température
pour produire de l'électricité ou de la chaleur rendrait parfaite-
ment autonome le chauffage des maisons ou des usines ; aucun
apport extérieur ne serait nécessaire et de précieuses ressources
en hydrocarbures seraient ainsi épargnées.
142 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

J'ai mentionné les vents comme source possible d'énergie.


Beaucoup de régions du globe se prêteraient en effet à leur utili-
sation pour la production à grande échelle d'électricité. Environ
un quatorzième de l'énergie solaire qui atteint la surface de la
terre est transformée en vent. Une grande partie de celui-ci forme
le courant-jet (jet stream), à une altitude de dix à treize mille
mètres; mais une large part de l'énergie éolienne reste disponible
à quelques dizaines de mètres au-dessus du sol. Un rapport de
l'ONU, cherchant à apprécier en termes de prix de revient l'inté-
rêt de produire de l'électricité à partir du vent, montre qu'en
beaucoup de régions des installations éoliennes perfectionnées
pourraient fournir del' électricité à un coût global de deux cen-
times le kilowatt/heure, soit à peu près celui del' électricité com-
mercialisée actuellement. Plusieurs génératrices éoliennes ont
déjà fonctionné avec succès. La célèbre génératrice de 1 250 kW
de Grandpa's Knob près de Rutland, dans le Vermont, a réussi à
alimenter en courant alternatif le réseau de la Central Vermont
Public Service Co. ; seul le manque de pièces de rechange durant
la Seconde Guerre mondiale a rendu son entretien difficile.
•QJ

Depuis lors, des génératrices plus grandes et d'un meilleur ren-
•QJ
·o dement ont été conçues. P. H . Thomas, travaillant pour le compte
0
l/l
0
w
u de la Commission fédérale de l'électricité aux États-Unis, a fait
l/l
c
0
les plans d'une centrale éolienne de 7 500 kW dont le coût initial
:p
"'Cl d'installation serait de 68 dollars le kilowatt. Même avec un prix
w
l/l
QJ
de revient double, estime Eugene Ayres, «la comparaison avec les
_J

l.D
ri
installations hydroélectriques semblerait encore à l'avantage des
0
N turbines éoliennes puisque les premières reviennent à 300 dollars
@

..c
le kilowatt17 ». L'énergie éolienne représente dans de nombreuses
01
·c
>-
régions du monde un énorme potentiel de production électrique.
0.
u
0 En Angleterre, par exemple, où trois années ont été consacrées au
recensement minutieux des sites qui se prêteraient à l'installation
de centrales éoliennes, on a abouti à la conclusion que les turbines

17. Eu gene Ayres, «Major Sources of Energy », American Petroleum Institute


Proceedings, section 3, Division of Refining, vol. 28 (Ili), 1948, p. 117.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 143

à vent les plus récentes permettraient d'obtenir une puissance


installée de plusieurs millions de kilowatts, permettant ainsi
d'économiser chaque année de deux à quatre millions de tonnes
de charbon.
Il ne faut cependant pas se faire d'illusions à propos de l'ex-
traction de substances minérales très diluées, à propos de l' éner-
gie du soleil ou des vents ou des pompes à chaleur. À l'exception
peut-être del' énergie des marées ou de l'exploitation des matières
premières d'origine marine, ces ressources ne sauraient fournir
à l'être humain les quantités massives de matières premières et
d'énergie qu'exigent des populations extrêmement concentrées et
une industrie hyper-centralisée. Les quantités d'énergie que
peuvent produire appareils solaires, turbines éoliennes ou
pompes à chaleur sont limitées. Leur emploi conjugué et sur un
plan local suffirait largement aux besoins de petites collectivités,
mais on n'est pas près de voir de telles installations capables
d'alimenter en électricité des villes telles que New York, Londres
ou Paris.
Pourtant, cette limitation en dimensions pourrait être pro-
•QJ

fondément bénéfique d'un point de vue écologique. Le soleil, le
•QJ
·o vent et la terre sont des réalités d'expérience auxquelles, depuis
0
l/l

w
0
u des temps immémoriaux, l'être humain a toujours voué une
l/l
c
0
sorte d'attachement sensuel et de respect. Ce sont ces éléments
:p
"'Cl premiers qui ont engendré chez lui la conscience de sa dépen-
w
l/l
QJ
dance à l'égard du milieu naturel, sentiment qui a puissamment
_J

l.D
ri
réfréné ses activités destructrices. La révolution industrielle et
0
N l'urbanisation du monde qui l'a accompagnée ont obscurci l'expé-
@

..c
rience humaine du rôle de la nature: le soleil s'est trouvé caché
01
·c
>-
derrière un écran de fumée, le vent arrêté dans sa course par des
0.
u
0 constructions énormes, le sol souillé par la prolifération urbaine.
La dépendance vitale de l'être humain à l'égard du monde natu-
rel a cessé d'être perceptible; elle a pris un caractère théorique,
devenant matière à livres savants, à monographies, conférences
et expériences en laboratoire. Certes, cette approche théorique
nous a fourni quelques aperçus (au mieux, partiels) sur le monde
144 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

naturel; mais sa sécheresse même nous coupe de la nature, et ne


nous apporte ni la conscience de l'unité que nous formons avec
elle ni la satisfaction du besoin que nos sens ont d'elle. C'est une
part de nous-mêmes que nous avons ainsi perdue, celle qui fait de
nous des êtres sensibles. Nous nous sommes exclus de la nature.
Notre cadre de vie, nos techniques sont devenus totalement
inanimés, univers parfaitement inorganique dans lequel l'être
humain et sa pensée deviennent également inanimés.
Réintroduire le soleil, le vent, la terre - en fait, les fondements
de la vie - dans la technologie, dans les procédés dont se sert
l'être humain pour survivre, réactiverait de façon révolutionnaire
les liens de l'humain et de la nature. Rétablir cette dépendance
de telle sorte que chaque groupe humain prenne à travers elle
conscience de la singularité de chaque région - qu'il prenne
conscience non seulement de sa dépendance en général à l'égard
de la nature, mais de la façon dont cette dépendance se manifeste
spécifiquement dans telle région ayant telle et telle qualité -
conférerait à ce renouvellement un caractère véritablement éco-
logique. On verrait se former un véritable système écologique, un
•QJ

réseau délicatement tissé de richesses locales, recevant continuel-
•QJ
·o lement les apports de la science et de l'art. À mesure que se
0
l/l

w
0
u développerait un authentique sens de la localité, chaque ressource
l/l
c
0
trouverait sa place dans un équilibre stable, fusion organique
:p
"'Cl d'éléments naturels, sociaux et technologiques. L'art, assimilant
w
l/l
QJ
la technologie, redeviendrait un art social, expression de la com-
_J

l.D
ri
munauté en tant que totalité vivante. Le groupe serait à même de
0
N reconsidérer ses dimensions, le rythme de la vie les modes de
@

..c
travail, l'architecture, les moyens de transport et de communica-
01
·c
>-
tion pour les ramener à l'échelle humaine. La voiture électrique,
0.
u
0 silencieuse, propre, pas trop rapide, pourrait assurer pour l'essen-
tiel les transports urbains à la place de l'automobile bruyante,
polluante et dangereuse, et des monorails pourraient relier entre
elles les communautés, ce qui permettrait de réduire le nombre
d'autoroutes qui défigurent le paysage. L'artisanat retrouverait sa
dignité et complèterait la production industrielle; il pourrait
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 145

devenir une sorte d'activité artistique inscrite dans le quotidien.


Le goût de la qualité, j'en suis sûr, remplacerait les critères pure-
ment quantitatifs qui dominent la production d'aujourd'hui; le
respect pour la durabilité des produits et la conservation de
matériaux remplacerait les mesquins critères de boutiquier qui
ont abouti à l'« obsolescence incorporée »18 et à la consommation
effrénée. Une telle collectivité pourrait devenir comme le moule
artistiquement façonné de l'existence, une source inspirante de
culture et, pour l'individu, le foyer d'une solidarité humaine
inépuisable.

Une technologie au service de la vie


Ce que la révolution future exigera en premier lieu de la techno-
logie, c'est qu'elle produise une surabondance de biens avec un
minimum de travail; cela afin de permettre au peuple révolution-
naire de se consacrer à l'activité sociale, de demeurer en révolution
permanente. Jusqu'à présent, toutes les révolutions sociales ont
échoué parce que le fracas des machines couvrait les appels du
tocsin. Les tâches triviales, mornes, de production des moyens de
•QJ

•QJ
·o
survie empoisonnaient les rêves de liberté et d'abondance. Un
0
l/l
0
regard sur les dures réalités de l'histoire nous montre que tant
u
w
l/l
que la révolution a continué à signifier pour le peuple sacrifices
c
0
:p
et privations, elle n'a pas pu empêcher le pouvoir de retomber aux
"'Cl
w mains des « professionnels » de la politique, des médiocres de
l/l
QJ
_J Thermidor. Les Girondins libéraux l'ont bien compris quand,
l.D
ri
0 cherchant à étouffer l'ardeur révolutionnaire des assemblées
N
@ populaires parisiennes - les Sections de 1793 - , ils décrétèrent que

..c
01
les réunions devraient se terminer à dix heures du soir, soit avant
·c
>-
0. que les ouvriers rentrent de leur travail. Le décret s'est révélé
0
u
18. Bookchin utilise ici le terme d e « built-in obsolescence », un concept
aujourd ' hui popularisé sous le nom d '« obsolescence programmée», et qu'il
dénonce déjà dans les années 1960. Cela nous rappelle à quel point ce procédé
économique, accomplissement logique d 'une société fonctionnant sur la consom-
m ation et la croissance, est connu depuis des décennies et combien les lanceurs
d 'alerte de l' époque ont été largement ignorés [NdT].
146 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

inefficace mais il visait juste. Au fond, la tragédie des révolutions


passées, c'est que, tôt ou tard, les assemblées ont fermé leurs
portes «à dix heures du soir». La fonction la plus essentielle de la
technologie moderne doit être de maintenir les portes de la révolu-
tion ouvertes à jamais!
Il y a près d'un demi-siècle, alors que théoriciens sociaux-
démocrates et communistes bavardaient sur r idéal du «travail
pour tous», les dadaïstes, ces merveilleux déments, réclamaient
le chômage pour tous. Le temps n'a en rien affaibli le sens de cette
revendication. Au contraire, il lui a donné une forme et un
contenu concrets. Dès lors que le travail est réduit à son strict
minimum ou disparaît entièrement, les problèmes de la survie
cèdent la place à ceux de la vraie vie et la technologie elle-même,
de servante des besoins immédiats de r être humain, se trans-
forme en partenaire de sa créativité.
Regardons cela de plus près. On a beaucoup écrit sur la tech-
nologie comme extension de 1'humain. Cette expression est trom-
peuse, si elle désigne toute la technologie en bloc. Elle est valable
essentiellement pour l'artisanat traditionnel et peut-être pour les
•QJ

premiers stades du machinisme. L'artisan domine son outil; son
•QJ
·o travail, ses goûts artistiques et sa personnalité sont les éléments
0
l/l

w
0
u déterminants du processus productif. Son travail n'est pas une
l/l
c
0
simple dépense d'énergie; c'est aussi l'ouvrage personnel d'un
:p
"'Cl individu qui met toute sa sensibilité dans le façonnage et la déco-
w
l/l
QJ
ration d'un objet qui devra servir à d 'autres personnes. C'est
_J

l.D
ri
l'artisan qui conduit son outil et non l'inverse. Quel que soit le
0
N rapport aliéné qui risque d'apparaître entre l'artisan et son pro-
@

..c
duit, il se trouve immédiatement surmonté, ainsi que le fait
01
·c
>-
remarquer Friedrich Wilhelmsen, «par un jugement artistique
0.
u
0 - un jugement sur l'objet à fabriquer19 ». L'outil accroît les pouvoirs
de l'artisan en tant qu'être humain; il le met en mesure d'exercer
son talent et de transmettre sa personnalité à la matière brute.

19. Friedrich Wilhelmsen, p réface à Friedrich G. Juengel, Th e Failure of


Technology, Chicago, Regnery, 1956, p. vii.
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 147

Le développement de la machine tend à rompre le rapport


intime entre l'être humain et les moyens de production. La
machine réduit l'ouvrier à un ensemble de gestes prédéterminés
sur lesquels il n'exerce aucun pouvoir. Elle se manifeste désor-
mais comme une force étrangère - à la fois séparée des moyens
de survie et en même temps indissolublement liée à leur produc-
tion. La technologie n'est plus une« extension del' être humain»,
mais une puissance qui le domine et gouverne sa vie selon les
desseins de la bureaucratie industrielle; car il ne s'agit pas de
personnes mais d'une bureaucratie, d'une machine sociale. La
production en série, en devenant le mode dominant de produc-
tion, fait de l'être humain une extension de la machine, et cela
non seulement à l'égard des mécaniques à l'œuvre dans la pro-
duction mais aussi à l'égard des mécaniques sociales à l'œuvre
dans le fonctionnement de la société. L'être humain cesse ainsi
d'être sa propre fin. La loi de fer «produire pour produire»
impose à l'individu une personnalité de plus en plus passive dont
l'aboutissement est l'être humain-consommateur, entité écono-
mique dont les goûts, les valeurs et les pensées sont fabriqués par
•QJ
...... des «équipes » bureaucratiques. Standardisé par les machines,
•QJ
·o l'être humain est devenu une machine.
0
l/l

w
0
u L'homme-machine, c'est l'idéal bureaucratique20 • Mais cet
l/l
c
0
idéal est sans arrêt bafoué par la renaissance de ce qui est vivant,
:p
-a par la réémergence de la jeunesse et par les contradictions qui
w
l/l
QJ
secouent la bureaucratie. Pour chaque génération le processus
_J

l.D
ri
d'assimilation doit être recommencé, et chaque fois la résistance
0
N est violente. Engorgée de gens médiocres, la bureaucratie fait
@
......
..c
01
·c 20. L'« homme idéal » de la bureaucratie est un individu dont les pensées les
>-
0.
0 plus intimes peuvent être interceptées par des détecteurs de mensonge, des dis-
u
positifs d 'écoute électronique et des sérums de vérité. L'« homme idéal » de la
bureaucratie politique est un individu dont l'existence peut être modelée par des
produits chimiques et mutagènes et socialement assimilée par les médias.
L'homme idéal de la bureaucratie industrielle, c'est un être dont les envies les plus
personnelles peuvent être envahies par un conditionnement publicitaire à l'effi-
cacité assurée. L'« homme idéal » de la bureaucratie militaire, c'est un individu
dont la vie peut être enrégimentée en vue du génocide.
148 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

continuellement des «erreurs». Ses réactions sont toujours en


retard par rapport aux situations nouvelles; insensible, elle est en
proie à l'inertie et est toujours ballottée au gré des situations.
Dans toute brèche dans la machine bureaucratique s'engouffrent
les forces de la vie.
Mais comment combler ce qui sépare les hommes vivants des
machines mortes sans sacrifier ni les êtres humains ni les
machines ? Comment transformer la technologie au service de la
survie en technologie au service de la vie ? Il n'y a évidemment
aucune réponse définitive à ces questions. Les humains libres
pourront choisir entre une vaste gamme de solutions, et toutes
seront peut-être le résultat d'inventions technologiques imprévi-
sibles. Ils choisiront peut-être une société hyper-technologique,
reléguant les machines automatisées dans les sous-sols de l'his-
toire, où elles resteraient entièrement coupées de la vie sociale, de
la collectivité et de la créativité. Presque cachées, les machines
travailleraient pour l'être humain. On verrait des collectivités
libres postées à la sortie de la chaîne industrielle automatisée avec
des caddies pour ramener les marchandises à la maison. La sépa-
•QJ

ration entre l'humain et la machine ne serait pas comblée, elle
•QJ
·o serait seulement ignorée.
0
l/l

w
0
u Je crois que cela ne résoudrait rien. Ce serait nous couper
l/l
c
0
d'une expérience vitale, du stimulant de l'activité productrice, et
:p
"'Cl du stimulant qu'est la machine. La technologie peut jouer un rôle
w
l/l
QJ
très important dans le développement de la personnalité humaine.
_J

l.D
ri
Comme le dit Lewis Mumford: tout art a son côté technique qui
0
N exige l'autotransformation de la spontanéité en un ordre exprimé,
@

..c
le besoin de rester en contact avec le monde objectif pendant les
01
·c
>-
moments de subjectivité les plus sublimes et les plus extasiés.
0.
u
0 À mon avis, une société libérée ne cherchera pas à nier la
technologie: précisément parce qu'étant libre elle pourra trouver
un équilibre. Elle voudra peut-être assimiler la machine à la
création artisanale. Je veux dire par là qu'ayant enlevé à la pro-
duction sa pénibilité, la machine permettrait à l'être humain d'en
faire une création artistique. Dès lors, la machine participera de
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 149

la créativité humaine. Pourquoi ne pas utiliser des machines


automatisées et cybernétisées de telle façon qu'elles assument
l'extraction, la préparation et le transport des matières premières
puis le dégrossissage des produits et laissent aux membres de la
communauté les derniers stades de la fabrication impliquant
habileté manuelle et sens artistique. La plupart des pierres dont
sont faites les cathédrales ont été soigneusement taillées et appa-
reillées de façon à faciliter leur assemblage - travail ingrat et
répétitif qui s'effectue aujourd'hui vite et sans effort grâce à des
machines. Les moellons mis en place, les artisans intervenaient;
au travail pénible succédait la création. Dans une communauté
libérée, la combinaison de la machine et de l'outil artisanal pour-
rait atteindre un degré de sophistication et d'interdépendance
créatrice inégalable. La vision de William Morris d'un retour à
l'artisanat serait débarrassée de ses pointes nostalgiques. On
serait vraiment fondé à parler d'un progrès qualitatif de la tech-
nique, d'une technologie au service de la vie.
Ayant acquis un respect vivifiant pour son milieu naturel et
ses ressources, la collectivité libre, décentralisée, donnera une
•QJ

nouvelle définition du mot« besoin». Le« royaume de la néces-
•QJ
·o sité» de Marx, au lieu de s'étendre sans arrêt, tendra à se réduire;
0
l/l

w
0
u les besoins seront humanisés et relativisés par un sens élevé de la
l/l
c
0
vie et de la créativité. La qualité et la beauté remplaceront l'obses-
:p
"'Cl sion actuelle de la quantité et de la standardisation, la recherche de
w
l/l
QJ
la durabilité remplacera celle de l'obsolescence; au lieu de la valse
_J

l.D
ri
saisonnière des styles, on appréciera les objets que l'on soigne et
0
N à travers lesquels on goûte la sensibilité singulière d'un artiste ou
@

..c
d'une génération. Affranchis de la manipulation bureaucratique,
01
·c
>-
les êtres humains pourront redécouvrir le charme d'une vie maté-
0.
u
0 rielle simple, désencombrée, et comprendre à nouveau ce que
signifient des objets qui existent pour l'être humain par oppo-
sition avec ces objets qu'on nous impose. Les rites répugnants
du marchandage et de l'accumulation céderont devant ces actes
chargés de sens que sont le faire et le donner. Les choses cesseront
d'être les prothèses indispensables au soutien d'un moi misérable
150 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

et aux relations entre des personnalités avortées; elles refléteront


des individualités autonomes, créatrices, en plein essor.
Une technologie au service de la vie peut jouer un rôle décisif
dans l'association entre plusieurs collectivités; elle peut servir de
nerf à la notion de confédération. Le danger d'une division natio-
nale du travail et de la centralisation industrielle, c'est que la
technologie commence à dépasser l'échelle humaine, devienne
de plus en plus incompréhensible et se prête donc à la manipula-
tion bureaucratique. À partir du moment où une collectivité
délaisse le contrôle véritablement matériel de la technologie et de
l'économie, les institutions centrales acquièrent le pouvoir de
disposer de la vie de chacun et deviennent coercitives. Une tech-
nologie au service de l'humain doit avoir sa base dans la collec-
tivité locale et être à la mesure de la collectivité locale et régionale.
À ce niveau, le partage des usines et des ressources peut contri-
buer à la solidarité entre différentes collectivités; elle peut leur
permettre de se confédérer non seulement sur la base d'intérêts
intellectuels et culturels communs, mais aussi sur la base de
besoins matériels communs. S'il s'appuie sur les ressources et les
•QJ

caractéristiques uniques de chaque région, un équilibre peut être
•QJ
·o trouvé entre l'autarcie, le confédéralisme industriel et une divi-
0
l/l

w
0
u sion nationale du travail.
l/l
c
0
La société est-elle si« complexe» que l'idée d'une technologie
:p
"'Cl décentralisée au service de la vie soit incompatible avec une
w
l/l
QJ
civilisation industrielle évoluée? À cette question, je réponds
_J

l.D
ri
catégoriquement non. Une large part de la «complexité» de la
0
N société actuelle provient du mode de gestion paperassière, mani-
@

..c
pulatrice et gaspilleuse de l'entreprise capitaliste. Le petit bour-
01
·c
>-
geois est saisi d'une terreur sacrée devant les systèmes de
0.
u
0 classement mis au point par la bourgeoisie, devant les rangées de
placards remplis de factures, de livres de comptes, de statistiques,
de formulaires fiscaux et de dossiers. Il reste médusé par la« com-
pétence» des chefs d'entreprise, des ingénieurs, des stylistes, des
opérateurs financiers et de tous ceux qui fabriquent le consensus
du marché. Il est totalement mystifié par l'État - sa police, ses
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 151

tribunaux, ses prisons, ses bureaux administratifs, ses secréta-


riats, par l'édifice morbide et pestilentiel de la coercition, du
pouvoir et de la domination. La société moderne est en effet
vouée à une incroyable complexité si nous acceptons ses pré-
misses : la propriété, la «production pour la production», la
concurrence, l'accumulation capitaliste, l'exploitation, la finance,
la centralisation, la coercition, la bureaucratie et la domination
de l'humain par l'humain. À chacun de ces termes se rattachent
des institutions qui en sont la pratique, avec leurs bureaux, leurs
millions d'employés, leurs tonnes de papier, leurs machines à
écrire, leurs téléphones, leurs rangées interminables de fichiers.
Comme dans les romans de Kafka, ces objets sont bien réels mais
curieusement nébuleux.
L'économie, elle, a plus de réalité et parle davantage à l'esprit
et aux sens, mais elle devient inextricable dès lors qu'on admet
qu'il doit exister mille formes différentes de boutons, une gamme
infinie de couleurs et de qualités de tissus pour donner l'illusion
de l'invention et de la nouveauté, des salles de bains débordant
de cosmétiques et de médicaments, des cuisines encombrées de
•QJ

gadgets stupides. Si, de cet abominable amoncellement de détri-
•QJ
·o tus, on décide de sauver un ou deux objets utiles et bien faits et si
0
l/l

w
0
u l'on élimine l'économie monétaire, le pouvoir étatique, le système
l/l
c
0
du crédit, la paperasserie et la police qui ne servent qu'à mainte-
:p
"'Cl nir la société en état de besoin forcé, d'insécurité et de soumis-
w
l/l
QJ
sion, le fonctionnement de la société ne deviendrait pas seulement
_J

l.D
ri
assez humain, mais assez simple.
0
N Il ne s'agit pas de minimiser ce fait que l'existence d'un seul
@

..c
mètre de fil électrique de bonne qualité exige une mine de cuivre
01
·c
>-
avec tout son équipement, une usine d'isolant, une fonderie et
0.
u
0 une tréfilerie, un réseau de transport, etc. - et pour chacune de
ces choses, d'autres mines, d'autres usines, d'autres ateliers, etc.
On ne trouve pas partout des mines de cuivre, surtout du type de
celles qui se prêtent aux méthodes actuelles d'exploitation. En
revanche, on pourrait récupérer suffisamment de cuivre et
d'autres métaux utiles dans les rebuts de la société moderne pour
152 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

pourvoir aux besoins des générations futures. Mais admettons


que le cuivre tombe dans la vaste catégorie des biens dont l'appro-
visionnement exige un réseau national de répartition. La division
du travail que nous connaissons actuellement répond-elle pour
autant à un besoin? Nullement. Tout d'abord, le cuivre pourrait,
comme d'autres produits, être réparti entre les communautés
libres, pour qu'elles en assurent l'exploitation ou qu'elles en
fassent usage. Et cela n'exige absolument pas l'intermédiaire
d'institutions bureaucratiques centralisées. Ensuite, et cela est
plus important encore, la communauté établie dans une région
riche en cuivre ne serait pas simplement une communauté de
mineurs. L'exploitation du cuivre ne serait que l'une de ses nom-
breuses activités économiques, intégrées en un ensemble harmo-
nieux, équilibré, organique. La même chose vaudrait pour les
communautés implantées dans des régions particulièrement
favorables à certaines cultures vivrières, ou pour celles qui dis-
posent de ressources rares et qui n'ont de valeur que pour la
société globale. Chaque communauté tendrait à l'autarcie sur le
plan local ou régional. Elle s'efforcerait d'atteindre la complétude
•QJ

économique parce que c'est cette complétude qui engendre des
•QJ
·o individus complets, capables de vivre en symbiose avec leur
0
l/l

w
0
u milieu naturel. Même si une portion substantielle de l'économie
l/l
c
0
devait tomber sous le coup d'une division nationale du travail, le
:p
"'Cl poids social del' économie n'en reposerait pas moins sur les com-
w
l/l
QJ
munautés locales. Et s'il n'existe pas de distorsion entre celles-ci,
_J

l.D
ri
il n'y a pas de raison pour qu'une partie de l'humanité soit sacri-
0
N fiée aux intérêts de l'ensemble.
@

..c
La solidarité et la sympathie continuent bien d'exister entre
01
·c
>-
les êtres humains. Mille comportements en offrent la preuve. Cela
0.
u
0 ne nous étonne pas qu'un adulte risque sa vie pour sauver un
enfant, que des mineurs prennent des risques mortels pour essayer
de délivrer des camarades emmurés par un éboulement ou que
des soldats bravent un feu nourri pour ramener à l'abri un cama-
rade blessé. Ce qui nous choque plutôt, c'est qu'une jeune femme
puisse être assassinée à coups de poignard en plein quartier
VERS UNE TECHNOLOGIE LIBÉRATRICE 153

résidentiel de New York sans que ses appels au secours obtiennent


la moindre réponse.
Pourtant, cette société n'offre aucun fondement à la solidarité.
Celle-ci n'existe qu'en dépit de la société, contre toutes ses réalités.
Comment imaginer le comportement humain si ses qualités
profondes trouvaient à s'exprimer pleinement, si l'individu pou-
vait respecter, aimer même, la société? Nous sommes les rejetons
d'une histoire violente, sanglante, ignoble, les produits finis de la
domination de l'humain par l'humain. Il se peut que nous ne
sachions pas mettre un terme à cette domination. Le futur nous
conduira peut-être, nous et notre triste civilisation, dans un
«crépuscule des dieux» (Gotterdiimmerung) wagnérien. Ce serait
si idiot ! Mais il se peut aussi que nous parvenions à mettre fin à
la domination de l'humain par l'humain. Il se peut que nous
brisions la chaîne qui nous lie au passé. Ne serait-ce pas le comble
de l'absurdité et de l'impudence que de juger du comportement
des générations futures d'après des critères que nous honnissons
aujourd'hui? Demain, les hommes enfin libérés n'auront plus
aucune raison de faire preuve de cupidité, et une communauté ne
•QJ

s'efforcera pas d'en dominer d'autres sous le prétexte qu'elle dis-
•QJ
·o pose du monopole du cuivre; les spécialistes en informatique
0
l/l

w
0
u n'auront pas pour ambition de réduire en esclavage les mécani-
l/l
c
0
ciens; et plus personne ne ressentira le besoin d'écrire des romans
:p
"'Cl à l'eau de rose représentant des vierges fragiles et tuberculeuses.
w
l/l
QJ
On ne peut en revanche que demander une chose aux êtres libres
_J

l.D
ri
à venir: de nous pardonner d'avoir mis si longtemps et d'avoir eu
0
N tant de peine à sortir de notre condition. Avec Brecht, deman-
@

..c
dons-leur de ne pas trop nous en vouloir et de se rendre compte
01
·c
>-
que nous avons vécu au plus profond d'un enfer social.
0.
u
0 Mais alors, ils sauront certainement quoi penser sans qu'on
ait à le leur dire.

New York
Mail965
Les formes de la liberté
(1968)

L A LIBERTÉ POSSÈDE ses propres formes. Aussi personnalisées,


individualisées ou dadaïstes que puissent être les attaques
contre les institutions actuelles, une révolution libératrice pose
toujours la question des formes d'organisation sociale appelées à
remplacer celles du moment. À un moment ou un autre, les révo-
lutionnaires doivent se demander comment seront gérées la terre
et les usines dont ils tirent leurs moyens d 'existence. Ils doivent
s'interroger sur les mécanismes de prise de décisions, qui vont
•QJ

•QJ
·o
affecter la communauté tout entière. Ainsi, si la pensée révolution-
0
l/l
0
naire veut être considérée sérieusement, elle doit se pencher sans
u
w détours sur les problématiques et les formes de la gestion sociale.
l/l
c
0
:p Elle doit ouvrir au débat public les questions qu'implique le déve-
"'Cl
w loppement créatif de formes d'organisation sociale libératrices.
l/l
QJ
_J Bien qu'aucune théorie de la libération ne puisse remplacer l'expé-
l.D
ri
0 rience, il existe suffisamment d'expériences historiques - et de
N
@ formulations théoriques des problèmes corollaires - pour nous

..c
01 indiquer quelles formes sociales sont cohérentes avec la réalisation
·c
>-
0. d'une liberté personnelle et sociale la plus complète possible.
0
u Savoir quelles structures sociales vont remplacer celles exis-
tantes dépend de quelles relations les personnes libres décident
d'établir entre elles. Toute relation personnelle possède une

Traduction de Vincent Gerber de «The Forms ofFreedom» [NdÉ].


LES FORMES DE LA LIBERTÉ 155

dimension sociale, de même que toute relation sociale possède


une importante part personnelle. Généralement, ces deux aspects
et leurs relations sont obscurcis, et donc difficilement percep-
tibles. Les institutions issues de sociétés hiérarchiques - comme
les institutions étatiques - produisent l'illusion que les relations
sociales existent dans un milieu séparé, dans des sphères poli-
tiques ou bureaucratiques distinctes et spécialisées. En réalité, il
n'existe pas de dimension politique ou sociale qui soit strictement
« impersonnelle » ; toutes les institutions sociales du passé et du
présent dépendent des relations quotidiennes entre les gens, en
particulier dans ces aspects de la vie de tous les jours nécessaires à
la survie - la production et la distribution des moyens d'existence,
l'éducation de l'enfant, la conservation et la reproduction de la
vie. La libération de l'être humain - non pas dans un vague sens
«historique», moral ou philosophique, mais bien dans les détails
mêmes les plus intimes de la vie de tous les jours - est un acte
profondément social qui soulève la question des formes sociales
en tant que manière d'être en relation les uns avec les autres.
La relation entre le social et l'individu requiert une attention
•QJ

spéciale à notre époque, car les liens personnels n'ont jamais été
•QJ
·o aussi impersonnels et les relations sociales n'ont jamais été aussi
0
l/l

w
0
u asociales. La société bourgeoise a conduit toutes les relations entre
l/l
c
0
individus jusqu'à leur plus haut point d'abstraction, en les dépouil-
:p
"'Cl lant de leur contenu humain et en les traitant en tant qu'objets.
w
l/l
QJ
L'objet - la marchandise - a repris à son compte des rôles qui
_J

l.D
ri
autrefois appartenaient à la communauté. Les relations d'échange
0
N (concrétisées la plupart du temps sous la forme de relations
@

..c
d'argent) supplantent presque tous les autres modes d'interactions
01
·c
>-
humaines. À cet égard, le système marchand bourgeois devient le
0.
u
0 point historique culminant de toutes les sociétés, précapitalistes
autant que capitalistes, dans lesquelles les relations humaines sont
médiatisées\ plutôt qu'exercées de façon directe ou en face-à-face.

1. Bookchin utilise le terme mediated, pour p arler de relations «indirectes»,


qui ont cours via un intermédiaire (littéralement, un « médiateur») et non en face
156 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

La médiation des relations sociales


Pour placer ce développement dans une perspective plus vaste,
regardons brièvement en arrière dans le temps pour déterminer
ce que la médiation des relations sociales a fini par signifier.
Les plus anciens« spécialistes» qui se sont immiscés entre les
gens - les prêtres et les chefs tribaux qui intervenaient constam-
ment dans les relations sociales - ont établi les conditions for-
melles pour l'instauration de la hiérarchie et de l'exploitation. Ces
conditions furent ensuite consolidées et approfondies par les
avancées technologiques - avancées qui ont généré suffisamment
de surplus de biens matériels pour qu'une minorité de personnes
puissent vivre aux dépens du plus grand nombre. L'assemblée
tribale, au sein de laquelle tous les membres de la communauté
décidaient et dirigeaient leurs affaires communes de façon directe,
s'est dissoute au profit de chefferies et la communauté s'est retrou-
vée divisée en classes sociales.
Malgré la croissante intronisation du contrôle social par une
poignée de personnes, voire une seule personne, le fait demeure
qu'au sein des sociétés précapitalistes les hommes restent au cœur
•QJ

•QJ
·o
de la médiation entre personnes: le conseil a ainsi supplanté
0
l/l
0
l'assemblée de la communauté et la chefferie a ensuite supplanté
u
w
l/l
le conseil. En revanche, dans la société bourgeoise, la médiation
c
0
:p des relations sociales par des personnes fut remplacée par leur
"'Cl
w médiation par des choses, par des marchandises. Et une fois
l/l
QJ
_J qu'elle a amené le lien social au plus haut point d'impersonnalité,
l.D
ri
0 la société marchande se tourne vers le processus de médiation en
N
@ tant que tel; elle remet en question toutes les formes d 'organisa-

..c
01 tion sociale en se basant sur la représentation indirecte, sur la
·c
>-
0. gestion des affaires publiques par une minorité, sur l'existence si
0
u caractéristique de concepts et de pratiques telles que «les élec-
tions », «la législation », «l'administration ».

à face. Un terme clé dans ce texte, traduit par« médiatisé», afin de rester le plus
près du sens que lui donnait l'auteur. Le sens ne doit cependant pas être compris
dans son acception frança ise traditionnelle de lien avec les médias [NdT].
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 157

L'évidence la plus frappante de ce recentrage social se trouve


parmi les aspirations exprimées presque intuitivement par un
nombre grandissant de jeunes Américains vers le tribalisme et la
communauté. Ces aspirations sont «régressives» seulement dans
le sens où elles retournent temporellement vers des formes de
liberté préhiérarchiques. Elles sont profondément progressives
dans le sens où elles retournent structurellement vers des formes
de liberté non hiérarchiques.
Par contre, les revendications révolutionnaires traditionnelles
pour des formes d'organisation en conseils (ce que Hannah Arendt
décrit comme« l'héritage révolutionnaire») ne rompent pas com-
plètement avec le terreau des sociétés hiérarchiques. Les comités
de travailleurs sont à l'origine des comités de classe. Sauf si l'on
estime que les travailleurs sont susceptibles d'être guidés vers des
actes révolutionnaires contre la société hiérarchique en raison de
leurs intérêts en tant que travailleurs (supposition que je réfute
catégoriquement), ces conseils peuvent être utilisés autant pour
perpétuer la société de classe que pour la détruire 2• De fait, on
devrait se rendre compte que la forme du conseil possède plu-
•QJ

sieurs limitations structurelles qui favorisent le développement
•QJ
·o de la hiérarchie. Pour le moment, disons seulement que les plus
0
l/l

w
0
u grands défenseurs des comités de travailleurs ont tendance à
l/l
c
0
percevoir les personnes en tant qu'entités économiques avant
:p
"'Cl tout, et cela qu'elles travaillent ou non. Cette conception laisse
w
l/l
QJ
l'unidirectionalité du moi complètement intacte. La personne est
_J

l.D
ri
considérée en tant qu'individu divisé, le produit d 'un développe-
0
N ment social qui sépare l'humain de l'humain et chaque individu
@

..c
de lui-même .
01
·c
>-
Cette unidirectionalité n'est pas complètement corrigée par les
0.
u
0 revendications pour une autogestion de la production par les
travailleurs et par la réduction du nombre d'heures de travail par
semaine, car ces exigences laissent absolument intactes la nature

2. Pour u ne discussion sur le mythe de la classe ouvrière, voir infra, «Écoute,


camarade !»
158 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

du processus de travail et la qualité du temps libre des ouvriers. Si


les conseils de travailleurs et l'autogestion de la production ne
transforment pas le travail en une activité joyeuse, le temps libre
en une expérience magnifique et le lieu de travail en une commu-
nauté, alors ils demeureront des structures tout au plus formelles
et, en définitive, des structures de classes. Ils perpétueront les
limitations du prolétariat en tant que produit des conditions
sociales bourgeoises. Aucun mouvement revendiquant l'établisse-
ment de comités de travailleurs ne peut bien entendu être consi-
déré comme révolutionnaire à moins de tenter de promouvoir des
transformations radicales dans son environnement de travail.
En définitive, les organisations sous forme de comités relèvent
de formes de relations médiatisées plutôt que de relations directes.
À moins que ces relations médiatisées ne soient limitées par des
relations directes, laissant les décisions politiques à ces dernières
et la seule administration aux premières, ces comités vont tendre
à devenir des foyers de pouvoir. À moins que ces comités ne
soient finalement chapeautés par une assemblée populaire, et que
les usines se voient intégrées au sein d'un nouveau type de com-
•QJ

munauté, il est certain qu'autant les conseils que les usines per-
•QJ
·o pétueront l'aliénation de l'homme par l'homme et celle existant
0
l/l

w
0
u entre la personne et le travail. Le degré de liberté dans une société
l/l
c
0
peut en soi être déterminé par le type de relations unissant les
:p
"'Cl gens en son sein. Si ces relations sont ouvertes, non aliénées et
w
l/l
QJ
créatives, la société sera libre. Si les structures qui existent inhi-
_J

l.D
ri
bent les relations ouvertes, par coercition ou en cherchant à les
0
N médiatiser, alors la liberté n'existera pas, qu'il y ait ou non une
@

..c
gestion de la production par les travailleurs. Car la seule chose
01
·c
>-
que les travailleurs vont diriger sera la production - les condi-
0.
u
0 tions préalables de la vie, non les conditions de la vie elle-même.
Aucun mode d'organisation sociale ne peut être isolé des condi-
tions sociales qu'il organise. Autant les comités que les assem-
blées ont fait progresser les intérêts des sociétés hiérarchiques en
même temps que ceux de la révolution. Prétendre que les formes
de la liberté peuvent être traitées seulement en tant que formes
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 159

structurelles serait aussi absurde que prétendre que des concepts


légaux ne peuvent être traités qu'en tant que questions de juris-
prudence. La forme de la liberté et son contenu, tout comme la
loi et la société, se déterminent mutuellement. De la même
manière, il existe des formes d'organisation qui promeuvent les
buts de la liberté et d'autres qui les altèrent, ainsi que des condi-
tions sociales qui favorisent parfois l'un et parfois l'autre. Selon
leur degré, ces formes modifient l'individu qui les utilise ou
inhibent son développement futur.
Cet article ne conteste pas le besoin de mise en place de comi-
tés de travailleurs - ou plus précisément de comités d'usine - en
tant que moyen révolutionnaire d'appropriation de l'économie
bourgeoise. Au contraire, l'expérience a démontré de façon répé-
tée que les comités d'usine sont vitaux en tant que structure ini-
tiale d'administration économique. Mais aucune révolution ne
peut s'appuyer sur des conseils et des comités en tant que mode
définitif, ou même juste exemplaire, d'organisation sociale, pas
plus que la «gestion de la production par les travailleurs » peut
être considérée comme une vision définitive d'administration
•QJ

économique. Aucune de ces deux relations n'est suffisamment
•QJ
·o large pour révolutionner le travail, le temps libre, le besoin et les
0
l/l

w
0
u structures de la société dans son ensemble. Dans cet article, je
l/l
c
0
considère comme acquis l'aspect révolutionnaire des conseils et
:p
"'Cl des comités; mon propos est plus d'examiner les traits conserva-
w
l/l
QJ
teurs en leur sein, qui entachent le projet révolutionnaire.
_J

l.D
ri
Chercher des modèles d'institutions sociales au sein des révo-
0
N lutions soi-disant «prolétariennes» des cent dernières années a
@

..c
toujours été à la mode. La Commune de Paris de 1871, les soviets
01
·c
>-
russes de 1905 et 1917, les syndicats révolutionnaires espagnols des
0.
u
0 années 1930 et les conseils hongrois de 1956 ont tous été étudiés
en tant qu'exemples d'organisation sociale future. Mais, et cela
vaut la peine de le demander, qu'est-ce que ces modèles d'organi-
sation ont en commun? La réponse est: très peu, exceptions faites
de leurs limitations en tant que modèles médiatisés. L'Espagne,
comme nous le verrons, nous offre une exception bienvenue: les
160 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

autres expériences furent trop brèves ou simplement trop faussées


pour fournir plus qu'un matériau utile à la création de mythes.
La Commune de Paris peut être révérée pour plusieurs raisons
différentes - pour son sens enivrant de libération libidinale, pour
son radicalisme populaire, pour son impact profondément révo-
lutionnaire sur les opprimés ou pour son grand héroïsme dans
la défaite. Mais la Commune elle-même, vue en tant qu'entité
structurelle, ne représentait à peine plus qu'un conseil municipal
populaire. Plus démocratique et plébéien que les corps civiques
similaires, le conseil n'en était pas moins structuré autour de
préceptes parlementaires. Il était composé de représentants élus
par les «citoyens», groupés en fonction de circonscriptions géo-
graphiques. En combinant la législation avec l'administration, la
Commune était à peine plus avancée que les organismes munici-
paux des États-Unis aujourd'hui.
Par chance, le Paris révolutionnaire a largement ignoré la
Commune après son instauration. L'insurrection, la gestion
concrète des affaires de la cité, et finalement la lutte contre les
Versaillais, ont été entreprises principalement par les clubs popu-
•QJ

laires, les comités de vigilance des quartiers et les bataillons de la
•QJ
·o Garde nationale. Même si la Commune de Paris (le conseil muni-
0
l/l

w
0
u cipal) avait survécu, on peut fortement douter qu'elle ait pu éviter
l/l
c
0
d'entrer en conflit avec ces formations issues de la rue et autres
:p
"'Cl milices peu structurées. En effet, à la fin du mois d'avril 1871, près
w
l/l
QJ
de six semaines après le début de l'insurrection, la Commune
_J

l.D
ri
intronisait un« tout-puissant» comité de Salut public, un organe
0
N qui rappelait à la mémoire la dictature jacobine et la Terreur qui,
@

..c
un siècle plus tôt, lors de la Révolution française, supprima non
01
·c
>-
seulement la droite, mais aussi la gauche. Dans les deux cas, l'his-
0.
u
0 toire n'a laissé à la Commune que près de trois semaines de vie
seulement, dont deux se sont évaporées dans l'agonie des combats
sur les barricades contre Thiers 3 et les Versaillais.

3. Adolphe Thiers dirigeait le gouvernement qui a signé l'armistice avec la


Prusse, déclenchant la mise sur pied de la Commune de Pa ris. [NdT]
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 161

Ce n'est pas calomnier la Commune de Paris que de lui sous-


traire un fardeau« historique» qu'elle n'a en réalité jamais endossé.
La Commune était un festival de rue, ses partisans étaient en
premier lieu des artisans, des intellectuels itinérants, les reliquats
sociaux d'une ère précapitaliste et ses rebuts. Considérer ces
couches sociales en tant que «prolétaires» revient à caricaturer
le mot jusqu'à l'absurde. Le prolétaire industriel représentait une
minorité parmi les communards 4 •
La Commune fut la dernière grande rébellion des sans-culottes
français, une classe qui persistait à Paris un siècle encore après la
Grande Révolution. Au bout du compte, cette importante couche
sociale mixte de la société n'a pas été détruite par les armes des
Versaillais, mais bien par l'avancée de l'industrialisme.
La Commune de Paris de 1871 était surtout un conseil de
ville, établi pour coordonner l'administration municipale dans
une période de troubles révolutionnaires. Les soviets russes
de 1905 étaient, eux, surtout des organisations de combat, éta-
blies pour coordonner des grèves quasi insurrectionnelles à
St-Pétersbourg. Ces comités étaient presque entièrement basés
•QJ
...... sur les usines et les syndicats : il y avait un délégué pour 500
•QJ
·o travailleurs (quand des fabriques séparées et des magasins en
0
l/l

w
0
u contenaient un plus petit nombre, elles étaient regroupées pour
l/l
c
0
:p
-a
w 4. Si on devait considérer la masse de communards en tant que «prolétaires »,
l/l
QJ
_J ou décrire toute couche sociale en tant que «prolétaire» (comme le font les
l.D
ri situationnistes français) seulement parce qu'elle ne possède aucun contrôle sur
0
N ses propres conditions de vie, on devrait alors tout autant nommer «prolétaires »
@ les esclaves, les serfs, les paysans et de larges sections de la classe moyenne.
......
..c Cependant, créer de telles antithèses abusives entre « prolétaires» et bourgeois
01
·c supprime toutes les particularités qui caractérisent ces classes en tant que couches
>-
0.
0 sociales spécifiques et historiquement limitées. Cette approche hasardeuse de
u
l'analyse sociale retire au prolétariat industriel et à la bourgeoise toutes les carac-
téristiques historiquement uniques que Marx pensait leur avoir découvertes (un
projet théorique qui s'est révélé inadéquat, bien que nullement faux); elle nous
éloigne des responsabilités d 'une critique sérieuse du marxisme et du développe-
ment du capitalisme du « laissez-faire» [en français d ans le texte original, NdT]
en direction du capitalisme d'État, tout en prétendant maintenir une continuité
avec le projet marxiste.
162 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

des questions de vote), et, avec eux, des délégués des syndicats
et des partis politiques. Le mode d'organisation en soviets a pris
sa forme la plus stable et la plus claire à St-Petersbourg, quand le
soviet accueillait près de 400 délégués à son apogée, en incluant
les représentants des syndicats professionnels nouvellement
créés. Le soviet de St-Pétersbourg s'est rapidement développé,
passant d'un large comité de grève à un parlement regroupant
toutes les classes opprimées, élargissant sa représentation, ses
exigences et ses responsabilités. Des délégués des cités au dehors
de St-Pétersbourg étaient admis et des demandes politiques ont
commencé à dominer les demandes économiques. De même, des
liens ont été établis avec les organisations paysannes et leurs délé-
gués furent admis dans les délibérations de l'institution. Inspirés
par l'expérience de St-Pétersbourg, des soviets ont commencé à
émerger dans les principales villes et villages de Russie et ils se
sont développés de façon à devenir un pouvoir révolutionnaire
naissant, opposé à toutes les institutions gouvernementales de
l'autocratie russe.
Le soviet de St-Pétersbourg a duré moins de deux mois.
•QJ

La plupart de ses membres ont été arrêtés en décembre 1905.
•QJ
·o Le soviet a été en grande partie déserté par le prolétariat de
0
l/l

w
0
u St-Pétersbourg, qui ne s'est jamais soulevé en une insurrection
l/l
c
0
armée et dont les grèves diminuaient en taille et en militan-
:p
"'Cl tisme tandis que le syndicalisme revivait à la fin de l'automne.
w
l/l
QJ
Ironiquement, les dernières classes sociales qui ont continué
_J

l.D
ri
à lutter au-delà du militantisme précoce du soviet ont été les
0
N étudiants de Moscou, qui se sont soulevés le 22 décembre et
@

..c
qui, durant cinq jours d'une guérilla urbaine gérée avec brio,
01
·c
>-
ont réduit la police locale et les forces militaires à une quasi
0.
u
0 impuissance. Les étudiants n'ont reçu que très peu de soutien des
travailleurs de la ville. Leurs batailles de rue auraient d'ailleurs
pu continuer indéfiniment, en dépit de la massive apathie prolé-
tarienne, si la garde du tsar n'avait pas été transportée à Moscou
par les employés des chemins de fer sur l'une des rares lignes
opérationnelles de la cité.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 163

Les soviets de 1917 étaient les véritables héritiers des soviets


de 1905 - et différencier les uns des autres, comme le font occa-
sionnellement certains auteurs, est une erreur. Tout comme leurs
prédécesseurs douze ans plus tôt, les soviets de 1917 étaient large-
ment basés sur les usines, les syndicats et les partis, mais ils ont
été élargis pour inclure les délégués de groupes issus de l'armée
et un nombre non négligeable d'intellectuels radicaux rebelles.
Les soviets de 1917 font apparaître toutes les limitations du
« soviétisme ». Bien que les soviets aient été inestimables en tant
qu'organisations de lutte locale, leurs congrès nationaux se sont
de plus en plus révélés être des organes représentatifs. Les congrès
étaient organisés autour de lignes très hiérarchiques. Les soviets
locaux au sein des cités, des villes et des villages élisaient des
délégués pour les organes de quartiers et régionaux; ces délégués
élus faisaient de même pour les congrès nationaux. Dans les villes
plus importantes, la représentation aux différents congrès se
faisait de façon moins médiatisée, sans être directe pour autant
- du votant d'une grande ville jusqu'au soviet municipal et du
soviet municipal jusqu'au congrès. Dans les deux cas, le congrès
•QJ

était séparé de la masse des votants par un ou plusieurs niveaux
•QJ
·o représentatifs.
0
l/l

w
0
u Les congrès des soviets étaient prévus pour se réunir tous les
l/l
c
0
trois mois. Mais cela occasionnait l'écoulement d'un trop grand
:p
"'Cl laps de temps entre les sessions. Le premier congrès, qui s'est tenu
w
l/l
QJ
en juin 1917, rassemblait quelque 800 délégués; les congrès sui-
_J

l.D
ri
vants étaient plus larges encore, avec quelque 1 000 délégués, voire
0
N plus. Pour «expédier » le travail et apporter une continuité de
@

..c
fonctionnement entre les sessions trimestrielles, le congrès élisait
01
·c
>-
un comité exécutif, fixé à 200 personnes maximum en 1918 et
0.
u
0 étendu à 300 en 1920. Cet organe devait plus ou moins demeurer
en session permanente, mais lui aussi a été considéré comme
difficile à gérer. Après la Révolution d'octobre, la plupart de ses
responsabilités ont été déléguées à un Conseil des commissaires
du peuple, plus restreint. Une fois qu'ils ont acquis le contrôle du
Second congrès des soviets (en octobre 1917), les bolcheviques ont
164 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

pu facilement centraliser le pouvoir au sein du Conseil des com-


missaires et plus tard au sein du Bureau politique du Parti com-
muniste. Les groupes d'opposition au sein des soviets ont alors
soit quitté le Second congrès, soit ils ont plus tard été exclus de
tous les organes soviétiques. Les réunions trimestrielles des
Congrès purent dès lors être mises à l'écart: le comité exécutif
bolchevique et le Conseil des commissaires du peuple ne les a
simplement plus convoquées. Finalement, les Congrès n'étaient
réunis plus qu'un fois l'an. De la même façon, les intervalles entre
les réunions de district et les soviets régionaux sont devenus de
plus en plus longs et même les réunions du comité exécutif, créé
par les congrès en tant qu'organe en session permanente, sont
devenues de moins en moins fréquentes jusqu'au point où elles
n'eurent plus lieu que trois fois par an. Ainsi, le pouvoir des
soviets locaux est passé aux mains du comité exécutif, le pouvoir
du comité exécutif est passé aux mains du Conseil des commis-
saires du peuple et, finalement, le pouvoir du Conseil des com-
missaires du peuple a fini dans les mains du Bureau politique du
Parti communiste.
•QJ

Si les soviets russes ont été incapables de fournir la structure
•QJ
·o d'une véritable démocratie populaire, cela doit être imputé non
0
l/l

w
0
u seulement à leur structure hiérarchique propre, mais aussi à leur
l/l
c
0
ancrage social limité. Les bataillons de militaires insurgés, dont
:p
"'Cl à l'origine les soviets tiraient leur force de frappe, étaient très
w
l/l
QJ
instables, en particulier après l'écroulement final des armées
_J

l.D
ri
tsaristes. L'Armée rouge nouvellement formée a été recrutée,
0
N disciplinée, centralisée et fermement contrôlée par les bolche-
@

..c
viques. À l'exception des bandes partisanes et des forces navales,
01
·c
>-
le corps militaire soviétique est demeuré politiquement inerte
0.
u
0 durant toute la guerre civile. De même, les villages paysans sont
retournés à leurs préoccupations et se montraient indifférents aux
problèmes nationaux. Cela ne laissait que les usines comme socle
politique principal des soviets. On rencontre ici une contradiction
de base dans les concepts de classe du pouvoir révolutionnaire: le
socialisme prolétarien, justement parce qu'il accentue le fait que
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 165

le pouvoir doit être basé exclusivement sur 1'usine, crée les condi-
tions pour une structure politique centralisée et hiérarchisée.
Même en renforçant sa position sociale par un système
d'« autogestion », l'usine n'est pas pour autant un organisme social
autonome. La quantité de contrôle social que l'usine peut exercer
est assez limité, car chaque usine est hautement dépendante
d'autres usines et de ressources en matières premières pour ses
opérations, c'est-à-dire pour son existence même. Ironiquement,
les soviets, en se basant en premier lieu sur l'usine et en isolant
celle-ci de son environnement local, ont déplacé le pouvoir de
la communauté et des régions vers la nation, autrement dit de
la base de la société vers ses sommets. Le système de soviets
représentait un échafaudage compliqué de relations sociales
médiatisées, enchevêtrées selon des structures de classe à l'échelle
nationale.
Peut-être que le seul exemple où un système d 'autogestion
de la classe des travailleurs a réussi en tant que mode d 'orga-
nisation de classe fut l'Espagne, où l'anarcho-syndicalisme a
attiré sous sa bannière un grand nombre de travailleurs et de
•QJ

•QJ
·o
paysans. Les anarcho-syndicalistes espagnols ont consciemment
0
l/l
0
cherché à limiter toute tendance vers la centralisation. La CNT
u
w (Confederaci6n Nacional del Trabajo), le plus grand groupement
l/l
c
0
:p anarcho-syndicaliste en Espagne, a créé une organisation double,
"'Cl
w
l/l
avec un système comprenant un comité élu, qui devait contrôler
QJ
_J

l.D
les organes locaux, et les congrès nationaux. Les assemblées
ri
0
N
avaient le pouvoir de révoquer leurs délégués à ce comité et
@

d'annuler les décisions qui y étaient prises. Pour toutes sortes
..c
01
·c
de raisons pratiques, les plus «hauts » organes de la CNT fai-
>-
0.
0
saient office d'organes de coordination. Quant à l'efficacité de
u
ce schéma d'organisation, ne nous y trompons pas: il confiait à
chaque membre de la CNT un sens élevé de responsabilité, une
influence directe, immédiate et personnelle sur les activités et la
politique du syndicat. Cette responsabilité était exercée avec une
grandeur d 'esprit qui faisait de la CNT le plus large mouvement
166 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

révolutionnaire, ainsi que le plus militant, en Europe, durant les


décennies de l'entre-deux-guerres.
La révolution espagnole de 1936 a mis à l'épreuve le système
de la CNT, et celui-ci a plutôt bien fonctionné. À Barcelone, les
travailleurs de la CNT se sont emparés des usines, des transports
publics et des services publics et les ont gérés selon des principes
anarcho-syndicalistes. Cela reste un fait reconnu et attesté par
des visiteurs de presque toutes les convictions politiques que
l'économie de la cité a fonctionné avec un succès et une efficacité
remarquables - malgré le sabotage systématique pratiqué par le
gouvernement bourgeois républicain et le Parti communiste
espagnol. L'expérience s'est finalement effondrée dans la pagaille
quand les troupes d'assaut du gouvernement ont occupé Barcelone
en mai 1937, après le soulèvement du prolétariat.
Malgré leur influence considérable, les anarchistes espagnols
n'avaient pratiquement aucune attache en dehors de certaines
franges de la classe ouvrière et de la paysannerie. Le mouvement
était limité avant tout à la Catalogne industrielle, aux zones de la
côte méditerranéenne, à l'Aragon rural et à l'Andalousie. Ce qui
•QJ

a détruit cette expérience, c'est son isolement à l'intérieur de
•QJ
·o l'Espagne elle-même, ainsi que les imposantes forces - autant
0
l/l

w
0
u républicaines que fascistes, et autant stalinistes que bourgeoises
l/l
c
0
- qui ont été mobilisées contre elle5•
:p
"'Cl Il serait vain d'examiner en détail les modes d'organisation
w
l/l
QJ
sous forme de conseils qui ont émergé en Allemagne en 1918,
_J

l.D
ri
dans les Asturies en 1934 et en Hongrie en 1956. Les conseils alle-
0
N mands ont été complètement pervertis: la soi-disant «majorité »
@

..c
social-démocrate (réformiste) a réussi à prendre le contrôle des
01
·c
>-
conseils nouvellement formés et à les utiliser à des fins contre-
0.
u
0 révolutionnaires. En Hongrie et dans les Asturies, les conseils

S. Cela n e justifie en rien les décisions politiques désastreuses prises par


plusieurs «leaders» anarchistes. Bien que ces derniers se trouvaient face à la
possibilité d'établir une dictature en Catalogne, à laquelle ils n'étaient pas prépa-
rés (et avec raison!), cela n'était pas une excuse pour élaborer des tactiques
opportunistes au cours du processus.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 167

ont été rapidement détruits par la contre-révolution, mais il


n'y a aucune raison de croire que, s'ils avaient pu se développer
davantage, ils auraient évité le sort des soviets russes. L'Histoire
montre que les bolcheviques n'étaient pas les seuls à détour-
ner le mode d'opération des conseils. Même dans l'Espagne
anarcho-syndicaliste, il existe des preuves qu'en 1937, le système
de fonctionnement de la CNT sous forme de comités commençait
à s'opposer au système d'assemblées. Quelle qu'aurait pu en être
l'issue, l'expérience entière a pris fin avec l'assaut des commu-
nistes et du gouvernement républicain contre Barcelone.
Ainsi, le fait demeure que les modes d'organisation en conseils
ne sont pas immunisés contre la centralisation, la manipulation
et la perversion. Ils n'en restent pas moins une forme particulière,
partiale et médiatisée, d'administration sociale. Au mieux, ils
peuvent servir de tremplin vers une société décentralisée; au pire,
ils peuvent être facilement intégrés dans des formes hiérarchiques
d'organisation sociale.

Assemblée et communauté
•QJ
......
•QJ
·o
Tournons-nous maintenant vers l'assemblée populaire pour avoir
0
l/l
0
un aperçu de formes de relations sociales non médiatisées.
u
w
l/l
L'assemblée constituait probablement la base structurelle des
c
0
:p
anciens clans et des sociétés tribales jusqu'à ce que ses fonctions
-a
w soient accaparées par les chefs et les conseils. Elle apparaît sous
l/l
QJ
_J la forme de l'ecclésia dans l'Athènes classique; et aussi plus tard,
l.D
ri
0 sous une forme mixte et souvent pervertie, dans les villes médié-
N
@ vales et de la Renaissance en Europe. Enfin, les assemblées ont
......
..c
01
émergé à Paris sous la forme de «sections», en tant qu'institu-
·c
>-
0. tions révolutionnaires de la Révolution française. L'ecclésia et les
0
u sections parisiennes méritent une étude très attentive. Toutes
deux se sont développées dans les cités les plus complexes de leur
temps et toutes deux ont pris une forme très élaborée, liant sou-
vent les individus de différentes origines sociales en une commu-
nauté d'intérêts remarquable, bien que souvent éphémère. Et,
168 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

sans minimiser leurs limites, on peut dire qu'elles ont développé


des méthodes de fonctionnement si réussies dans leur nature
libertaire que même les utopies les plus imaginatives ont échoué
à égaler dans leurs spéculations ce qu'elles ont accompli dans la
pratique.
L'ecclésia d'Athènes trouvait probablement son origine dans
les anciennes assemblées des tribus grecques. Mais avec le déve-
loppement de la propriété et des classes sociales, celles-ci furent
remplacées par une structure sociale féodale, ne persistant que
dans la mémoire sociale des gens. Pour un temps, la société
athénienne semblait suivre une voie dangereuse vers un déclin
interne, voie que Rome allait suivre plusieurs siècles plus tard.
Une large classe de paysans endettés, un nombre croissant de
métayers - quasiment des serfs - et un large groupe d'ouvriers
urbains et d'esclaves se trouvaient polarisés face à un petit
nombre de puissants magnats terriens et une classe moyenne
marchande de parvenus. Vers le sixième siècle avant J.-C., les
conditions étaient mûres à Athènes et dans !'Attique (la région
agricole environnante) pour une guerre sociale dévastatrice.
•QJ

Le cours de l'histoire d'Athènes a été inversé par les réformes
•QJ
·o de Solon. Dans une série de mesures drastiques, la paysannerie a
0
l/l

w
0
u été ramenée vers une condition économiquement viable, les pro-
l/l
c
0
priétaires terriens ont été dépouillés de la plus grande part de leur
:p
"'Cl pouvoir, l'ecclésia était rétablie et un système de justice relative-
w
l/l
QJ
ment équitable était mis en place. Cette tendance vers la démo-
_J

l.D
ri
cratie populaire a continué à se déployer sur presque un siècle et
0
N demi, jusqu'à atteindre une forme qui n'avait pour ainsi dire
@

..c
jamais été égalée ailleurs. À l'époque de Périclès, les Athéniens
01
·c
>-
avaient perfectionné leur polis jusqu'au point où elle représentait
0.
u
0 le triomphe de la rationalité à l'intérieur des limitations maté-
rielles du monde antique.
Structurellement, la base de la polis athénienne était l'ecclésia.
À chaque prytanie (le dixième jour de l'année), peu après le lever
du soleil, des milliers de citoyens masculins de tout !'Attique
commençaient à se rassembler sur le Pnyx, une colline située
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 169

directement à l'extérieur d'Athènes, pour le rassemblement de


l'assemblée. Là, à l'air libre, ils déambulaient joyeusement au sein
de groupes d'amis jusqu'à ce que l'intonation solennelle des
prières annonce l'ouverture de l'assemblée. L'ordre du jour, établi
sous les trois rubriques de« sacré», «profane» et« affaires étran-
gères», avait été distribué plusieurs jours auparavant avec l'an-
nonce de l'assemblée. Bien que l'ecclésia ne pouvait ajouter ou
faire avancer aucun point absent de l'ordre du jour, ses sujets
pouvaient être remaniés selon la volonté de l'assemblée. Aucun
quorum n'était nécessaire, sauf pour des décrets affectant nomi-
nalement des citoyens.
L'ecclésia jouissait d'une complète souveraineté sur toutes les
institutions et les fonctions politiques de la société athénienne.
Elle décidait des questions de guerre et de paix, élisait et desti-
tuait ses généraux, renouvelait les campagnes militaires, débattait
et votait sur les politiques intérieures et étrangères, redressait les
torts occasionnés, examinait et passait en revue les actions des
conseils administratifs et bannissait les citoyens indésirables. À
tout moment, près d'une personne sur six au sein du corps des
•QJ

citoyens était occupée à l'administration des affaires de la com-
•QJ
·o munauté. Près de 1 500 hommes, désignés principalement par
0
l/l

w
0
u tirage au sort, composaient les commissions chargées de la col-
l/l
c
0
lecte des taxes, de la gestion du transport maritime, des aména-
:p
"'Cl gements publics et de l'approvisionnement en nourriture, tout
w
l/l
QJ
comme ils étaient chargés de la préparation des plans des cons-
_J

l.D
ri
tructions publiques. L'armée, composée entièrement de conscrits
0
N de chacune des dix tribus de l'Attique, était dirigée par des offi-
@

..c
ciers élus. La police d'Athènes était, elle, composée de citoyens
01
·c
>-
archers et d 'esclaves scythes de l'État.
0.
u
0 L'ordre du jour de l'ecclésia était préparé par un organe appelé
le Conseil des 500. De peur que le conseil acquière une forme
d'autorité sur l'ecclésia, les Athéniens limitaient soigneusement
sa composition et ses fonctions. Le Conseil était divisé en dix
sous-comités, composés à partir d'un certain nombre de listes de
citoyens qui, chacun à leur tour, étaient élus pour une année par
170 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

les tribus. Chacun de ces sous-comités avait à charge un dixième


de l'année. Chaque jour, un président était sélectionné au hasard
parmi les cinquante personnes du sous-comité alors en charge de
la polis. Durant cette charge de 24 heures, le président du Conseil
détenait le sceau de l'État ainsi que les clés de la citadelle et des
archives publiques et agissait comme s'il était à la tête du pays.
Une fois choisi, il ne pouvait plus occuper cette position une
nouvelle fois .
Chacune des dix tribus élisait chaque année 600 citoyens pour
servir de «juges » - ce que nous appellerions des «jurés» - au sein
des tribunaux athéniens. Chaque matin, ils marchaient pénible-
ment vers le temple de Thésée, où ils étaient tirés au sort pour les
procès du jour. Chaque tribunal était constitué d'au moins
201 jurés et les procès se montraient équitables, selon tous les
standards historiques des pratiques judiciaires.
Considéré dans son ensemble, ce modèle formait un remar-
quable système d'administration sociale: dirigée par des ama-
teurs, la polis athénienne a ramené l'élaboration et l'administration
générale de la politique à une affaire entièrement publique. « Il n'y
•QJ

avait pas de privilèges de classe, aucun groupe d'experts politi-
•QJ
·o ciens, aucune bureaucratie; aucun organe d'hommes, comme le
0
l/l

w
0
u Sénat romain, qui seul comprenait les secrets de l'État, était
l/l
c
0
considéré avec respect et en qui on avait confiance en tant que
:p
"'Cl dépositaire de la sagesse de la communauté tout entière », fait
w
l/l
QJ
remarquer W. Warde Fowler. «À Athènes, on ne retrouve aucune
_J

l.D
ri
disposition, et aucun besoin de croire en l'expérience de qui que
0
N ce soit. Chaque homme entrait intelligemment dans l'application
@

..c
minutieuse de ses devoirs temporaires et personnels et, autant
01
·c
>-
qu'on puisse en juger, s'en acquittait avec application et inté-
0.
u
0 grité6. » Et le fait est que le compte rendu de Fowler est, pour
l'essentiel, exact, aussi surprenant que cela puisse paraître pour

6. W. Warde Fowler, Th e City and the State of the Greek s and Ro m ans,
Londres, Macmillan & Co, 1952, p. 168.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 171

une société de classes qui avait besoin de l'esclavage et déniait aux


femmes tout rôle à jouer au sein de la polis.
Bien entendu, la grandeur de ces réalisations repose sur le fait
qu'Athènes, malgré l'esclavage et ses caractéristiques patriarcales
et de classes qu'elle partageait avec la société classique, s'est déve-
loppée en une démocratie fonctionnelle, dans le sens littéral du
terme. Non moins significatif est le fait, peut-être réconfortant
pour notre époque, que ces réalisations se sont produites quand
il semblait que la polis se précipitait à corps perdu sur la voie de
la décomposition sociale. À son plus haut point, la démocratie
athénienne a fortement modifié les caractéristiques les plus abu-
sives et inhumaines de l'ancienne société. Les charges reposant
sur le dos des esclaves étaient faibles en comparaison avec d'autres
époques historiques - sauf quand les esclaves se voyaient employés
au sein d'entreprises capitalistes. Généralement, il était permis
aux esclaves d'accumuler leurs propres fonds. Dans les fermes des
paysans de !'Attique, ils travaillaient en principe sous les mêmes
conditions et partageaient la même nourriture que leurs maîtres.
À Athènes, on ne pouvait les distinguer par leurs habits, leurs
•QJ

manières et leur allure des citoyens ordinaires - source d'ailleurs
•QJ
·o de commentaires ironiques de la part des visiteurs étrangers. Dans
0
l/l

w
0
u plusieurs métiers d'artisanat, non seulement ils travaillaient aux
l/l
c
0
côtés des hommes libres, mais ils occupaient des positions de
:p
"'Cl supervision sur des hommes libres autant que sur d'autres esclaves.
w
l/l
QJ
L'image d'Athènes en tant qu'économie esclavagiste qui a
_J

l.D
ri
fondé sa civilisation et ses généreuses perspectives humanistes
0
N sur le dos de personnes humaines transformées en biens meubles
@

..c
est donc fausse - «fausse dans son interprétation du passé et dans
01
·c
>-
ses affirmations pessimistes du futur, et par dessus tout volon-
0.
u
0 tairement fausse dans son appréciation cynique de la nature
humaine », observe Edward Zimmerman. «Les sociétés, tout
comme les humains, ne peuvent pas vivre cloisonnées. Elles ne
peuvent espérer accomplir des prouesses en s'amendant des uti-
lisations faites de leur loisir en raison des vies qu'elles ont bruta-
lisées pour l'acquérir. L'art, la littérature, la philosophie et tous
172 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

ces grands produits du génie d'une nation ne sont pas les seules
pousses délicates d'une culture séquestrée sous serre ; elles doi-
vent être solidement enracinées et être continuellement nourries,
au sein de la vaste terre commune de la vie nationale. Si nous
recherchons des leçons à tirer, voilà quelque chose que l'on pour-
rait apprendre de la Grèce antique7• »
À Athènes, l'assemblée populaire a émergé comme le produit
final d'une transformation sociale radicale. À Paris, plus de deux
millénaires plus tard, celle-ci a vu le jour comme le levier de la
transition sociale elle-même, en tant que forme révolutionnaire
et force insurrectionnelle. Les sections parisiennes du début des
années 1790 ont joué un grand rôle en tant qu'organes de lutte,
tout comme les soviets de 1905 et 1917, avec cette différence fon-
damentale que les relations ayant cours à l'intérieur des sections
ne connaissaient pas de structure hiérarchique. La souveraineté
reposait dans les assemblées révolutionnaires elles-mêmes, et non
au-dessus d'elles.
Les sections parisiennes étaient directement issues du système
de vote mis en place lors des élections pour les États généraux.
•QJ

En 1789, la monarchie avait alors divisé la capitale en soixante
•QJ
·o districts électoraux, chacun formant une assemblée de citoyens
0
l/l

w
0
u dit «actifs » - autrement dit, payeurs de taxes: l'électorat éligible
l/l
c
0
de la cité. On comptait sur ces assemblées pour élire un corps
:p
"'Cl d'électeurs qui, à son tour, devait choisir les soixante représen-
w
l/l
QJ
tants de la capitale. Après avoir exercé leur fonction électorale,
_J

l.D
ri
les assemblées auraient dû disparaître, mais elles sont restées
0
N en fonction, en défi à la monarchie, et se sont constituées en des
@

..c
organes municipaux permanents. Petit à petit, elles sont deve-
01
·c
>-
nues des assemblées de quartier, composées de tous les citoyens
0.
u
0 « actifs », variant dans leur forme, leur envergure et leur pouvoir
d'un district à l'autre.

7. Edward Zimmerman, The Greek Commonwealth , 5eéd ., New York, Modern


Library, 1931, p. 408-409.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 173

La loi municipale de mai 1970 a réorganisé les soixante


districts en quarante-huit sections. Le but de la loi était de
restreindre les assemblées populaires, mais les sections 1'ont
simplement ignorée. Elles ont continué à élargir leur base et à
étendre leur contrôle sur Paris. Le 30 juillet 1792, la section du
Théâtre-Français balayait la distinction entre citoyens « actifs»
et «passifs », invitant les plus pauvres et les plus destitués des
sans-culottes à participer à l'assemblée. D'autres sections ont suivi
le Théâtre-Français, et, dès cette période, les sections devinrent
d'authentiques organes populaires - et bien entendu la véritable
âme de la Révolution française. Ce sont les sections qui ont
formé la nouvelle Commune révolutionnaire du 10 août, qui ont
organisé l'attaque sur les Tuileries et qui finalement ont éliminé
la monarchie bourbonienne. Ce sont elles qui se sont montrées
décisives en bloquant les efforts des Girondins pour soulever les
provinces contre les révolutionnaires de Paris. Et, après 1791, ce
sont les sections qui ont nourri la révolution avec son remar-
quable élan gauchiste, illustré par ses encouragements continus,
par ses délégations et ses inlassables manifestations armées.
•QJ

Cependant, les sections n'étaient pas seulement des organi-
•QJ
·o sations de combat; elles représentaient d'authentiques formes
0
l/l

w
0
u d'autogestion. Les sections individuelles maintenaient l'ordre
l/l
c
0
dans leur quartier, élisaient leurs propres juges, étaient res-
:p
"'Cl ponsables de la distribution de la nourriture, apportaient l'aide
w
l/l
QJ
publique aux pauvres et contribuaient au bon fonctionnement de
_J

l.D
ri
la Garde nationale. Avec les déclarations de guerre d'avril 1792, les
0
N sections se sont attribuées des charges supplémentaires, comme
@

..c
le recrutement des volontaires pour l'armée révolutionnaire et
01
·c
>-
la prise en charge de leurs familles - les sections récoltaient les
0.
u
0 dons pour l'effort de guerre et équipaient et réapprovisionnaient
des bataillons entiers. Durant la période dite du « maximum»,
quand des contrôles étaient établis sur les prix et les salaires
pour se prémunir d'une inflation galopante, les sections ont pris
la responsabilité du maintien des prix fixés par le gouvernement.
Pour approvisionner Paris, elles envoyaient leurs représentants à
174 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

la campagne pour acheter et transporter de la nourriture et veiller


à sa distribution à des prix honnêtes.
Il faut garder à l'esprit que ces activités complexes et extrême-
ment importantes n'étaient pas prises en charge par des bureau-
crates, mais principalement par des commerçants ordinaires et
des artisans. Cette lourde besogne assumée par les sections se
voyait effectuée après les heures de travail, durant le temps libre
de leurs membres. Les assemblées populaires des sections se
réunissaient généralement durant les soirées dans les églises du
quartier. Ces assemblées étaient généralement ouvertes à tous les
adultes du voisinage. Lors de périodes d'urgence, les assemblées
se tenaient quotidiennement et des réunions spéciales pouvaient
être convoquées à la demande de 50 membres. La plupart des
responsabilités administratives étaient effectuées par les comités,
mais les assemblées populaires établissaient toute la politique des
sections, passant en revue tout le travail des comités et rempla-
çant leurs membres comme ils l'entendaient.
Les 48 sections étaient coordonnées par la Commune de Paris,
le conseil municipal de la capitale. Quand des urgences se présen-
•QJ

•QJ
·o
taient, les sections coopéraient souvent les unes avec les autres, via
0
l/l
0
des délégués ad hoc. Cependant, cette forme de coopération
u
w
l/l
depuis le bas ne s'est jamais concrétisée en une relation perma-
c
0
:p nente. La Commune de Paris de la Révolution française n'est
"'Cl
w
l/l
jamais devenue une institution autoritaire fossilisée; elle s'est
QJ
_J

l.D
transformée quasiment lors de chaque urgence politique et sa
ri
0
N
stabilité, sa forme et ses fonctions dépendaient largement des
@

souhaits des sections. Par exemple, lors des jours qui ont précédé
..c
01
·c le soulèvement d'août 1792, les sections ont suspendu l'ancien
>-
0.
0
conseil municipal, elles ont fait enfermer Pétion, le maire de Paris,
u
et ont repris, avec leurs préfets révolutionnaires, toute l'autorité
de la Commune et le commandement de la Garde nationale. Une
procédure similaire a été suivie neuf mois plus tard quand les
députés girondins ont été expulsés de la Convention, à la diffé-
rence que la Commune et Pache, le maire de Paris, avaient donné
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 175

leur accord (après plusieurs« signes» persuasifs) au soulèvement


des sections radicales.
Ayant compté sur les sections pour renforcer leur emprise sur
la Convention, les Jacobins ont commencé à utiliser cette dernière
pour détruire les sections. En septembre 1793, la Convention
limitait les assemblées des sections à deux par semaine. Trois
mois plus tard, les sections étaient privées de leur droit d'élire les
juges de paix et on leur soustrayait tout rôle dans l'organisation
de la relève du travail. La centralisation radicale de la France que
les Jacobins ont entreprise entre 1793et1794 a achevé de détruire
les sections8 • On a refusé aux sections tout contrôle sur la police
et leurs responsabilités administratives ont été placées dans les
mains de bureaucrates salariés. À partir de janvier 1794, la fer-
veur des sections se retrouvait complètement minée. Comme le
fait remarquer Michelet: « Les assemblées générales des sections
étaient mortes et tout leur pouvoir était passé aux mains des
comités révolutionnaires, mais eux-mêmes n'étaient plus des
organes élus, simplement des groupes d'officiels nommés par
les autorités et qui n'avaient plus beaucoup de vie à l'intérieur
•QJ

non plus. » Les sections avaient été subverties par les leaders
•QJ
·o révolutionnaires qu'elles avaient élevés au pouvoir au sein de la
0
l/l

w
0
u Convention. Quand l'heure était venue pour Robespierre, Saint-
l/l
c
0
Just et Lebas de faire appel aux sections contre la Convention,
:p
"'Cl la majorité d'entre elles n'ont quasiment rien fait pour eux. Par
w
l/l
QJ
esprit de vengeance, la section révolutionnaire de Gravilliers - les
_J

l.D
ri
hommes qui ont soutenu Jacques Roux et les enragés en 1793 avec
0
N tant de sincérité - ont alors placé leurs armes au service des ther-
@

..c
midoriens et ont marché contre les robespierristes - ces leaders
01
·c
>-
0.
0
u
8. Il est à noter que Marx était un grand admirateur des Jacobins pour avoir
«centralisé » la France. Dans sa fameuse «Adresse du comité central à la Ligue
des communistes» (1850), il modelait sur leur politique ses stratégies pour 1'Alle-
magne. Cet aveuglement eut beaucoup de répercussions - et l'accentuation ins-
titutionnelle qui en découla révèle sa grande insensibilité pour l'autogestion et
l'autotransformation d 'un peuple lors d 'un mouvem ent révolutionnaire. Voir
infra, «Écoute, camarade! »
176 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

jacobins qui, quelques mois plus tôt, avaient conduit Roux à se


suicider et guillotiné les porte-parole de la gauche.

D'« ici» à «là-bas»


Il n'est guère besoin de s'épandre sur les différents facteurs qui
ont altéré les assemblées de l'Athènes antique et du Paris révolu-
tionnaire. Dans les deux cas, le mode d'organisation en assemblée
a été détruit non seulement de l'extérieur, mais aussi de l'inté-
rieur: par le développement d'antagonismes de classes. Il n'existe
aucune forme d'organisation sociale, aussi intelligemment conçue
soit-elle, qui soit capable de surmonter les fondements d'une
société. Sans les ressources matérielles, la technologie et un
niveau de développement économique capable de surmonter les
antagonismes de classes existants, Athènes et Paris ne pouvaient
réaliser qu'une approximation des formes de la liberté, et encore,
temporairement seulement et uniquement pour gérer les menaces
très sérieuses d'un délabrement social total. Athènes a conservé
son ecclésia durant plusieurs siècles principalement parce que la
polis demeurait en contact avec les formes d'organisation tribale.
•QJ

•QJ
·o
Paris a mis sur pied son mode d'organisation en sections sur une
0
l/l
0
période de plusieurs années en grande partie parce que les sans-
u
w
l/l
culottes avaient été précipitamment portés à la tête de la révolu-
c
0
:p
tion par une combinaison exceptionnelle de circonstances
"'Cl
w fortuites. Et autant l'ecclésia que les sections ont été minées par
l/l
QJ
_J les éléments mêmes qu'elles avaient pour but de réviser, mais
l.D
ri
0 qu'elles se trouvaient incapables d'éliminer: la propriété, les
N
@ antagonismes de classes et l'exploitation. Ce qui est remarquable

.c
01
à leur égard, c'est qu'elles ont néanmoins fonctionné, malgré les
·c
>-
0. énormes problèmes auxquelles elles se trouvaient confrontées et
0
u les importants obstacles qu'elles devaient surmonter.
Il faut garder à l'esprit qu'Athènes et Paris étaient de grandes
cités, pas des villages de paysans. C'était des centres urbains
complexes et très développés selon les normes de leur époque.
Athènes comptait une population de plus d'un quart de million
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 177

d'habitants, Paris plus de 700 000. Les deux villes se trouvaient


engagées dans le commerce international; toutes deux se voyaient
aux prises avec des problèmes logistiques complexes; toutes deux
avaient une multitude de besoins qui ne pouvaient être satisfaits
que par un système d'administration publique relativement éla-
boré. Bien que chacune n'avait alors qu'une fraction de la popu-
lation de New York ou de Londres aujourd'hui, leur avantage
dans ce domaine se voyait annulé par un système très rudimen-
taire de communication et de transport ainsi que, dans le cas de
Paris, par le besoin des membres de l'assemblée de dévouer la plus
grande partie de leur temps à un travail éreintant. Malgré cela,
Paris non moins qu'Athènes étaient gérées par des non profes-
sionnels : par des hommes qui, durant plusieurs années et dans
leur temps libre, voyaient dans l'administration de la cité un
terreau révolutionnaire. Les principaux moyens par lesquels ils
ont réalisé leur révolution, organisé ses conquêtes et, finalement,
les ont préservées face à une contre-révolution de l'intérieur et
face à une invasion de l'extérieur, ont été les assemblées publiques
de quartier. Rien ne semble prouver que ces assemblées et les
•QJ

comités qu'elles ont produits étaient inefficaces ou incompétents
•QJ
·o techniquement. Au contraire, ils ont réveillé une forme d'initia-
0
l/l

w
0
u tive populaire, une résolution dans l'action et un sens du but
l/l
c
0
révolutionnaire qu'aucune bureaucratie professionnelle, aussi
:p
"'Cl radicale que soient ses prétentions, ne pourrait jamais espérer
w
l/l
QJ
atteindre. Il vaut bien sûr la peine de souligner qu'Athènes a fondé
_J

l.D
ri
la philosophie occidentale, les mathématiques, le théâtre, l'histo-
0
N riographie et les arts de même que le Paris révolutionnaire a
@

..c
contribué de façon décisive à la culture de son époque et à la
01
·c
>-
pensée politique du monde occidental. Ces réalisations ne se
0.
u
0 firent pas au sein de l'État traditionnel, structuré autour d'un
appareil bureaucratique, mais dans un système de relations sans
intermédiaires, une démocratie de face -à-face organisée en
assemblées populaires.
L'exemple des sections nous fournit un modèle rudimentaire
d'organisation en assemblée dans une grande ville, et durant une
178 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

période de transition révolutionnaire, d'un État politiquement


centralisé vers une société potentiellement décentralisée. L'ecclésia
nous apporte un modèle rudimentaire d'organisation en assem-
blée dans une société décentralisée. Le mot« modèle» est utilisé
délibérément. L'ecclésia et les sections étaient des expériences
vécues, pas des visions théoriques. Mais, pour cette raison juste-
ment, elles ont confirmé par la pratique beaucoup de spéculations
théoriques anarchistes qui ont souvent été écartées, car jugées
trop «visionnaires» et «irréalistes».
L'objectif de dissoudre la société de propriété privée, le sys-
tème de classes, la centralisation et l'État est aussi vieux que
l'émergence historique de la propriété, des classes et des États.
Au départ, les rebelles pouvaient s'appuyer sur les clans, les
tribus et les fédérations; c'était encore une époque où le passé
était plus à portée de main que le futur. Par la suite, le passé
s'est complètement retiré de la vision humaine et des mémoires
- sauf peut-être en tant que rêve persistant de l'« Âge d'or» ou
du «Jardin d'Éden »9• À partir de là, la notion de libération
devient spéculative et théorique - et comme toutes les visions
•QJ

strictement théoriques, son contenu s'est retrouvé imprégné
•QJ
·o du matériel social du présent. D'où le fait que l'utopie, de More
0
l/l

w
0
u jusqu'à Bellamy, est une image non pas d'un hypothétique futur,
l/l
c
0
mais d'un présent poussé jusqu'à sa conclusion la plus logique
:p
"'Cl et rationnelle - ou la plus absurde. L'utopie a ses esclaves, ses
w
l/l
QJ
rois, ses princes, ses oligarques, ses technocrates, ses élites, ses
_J

l.D
ri
banlieusards et une bonne dose de petite bourgeoisie. Même
0
N à gauche, il est devenu coutumier de définir son but, soit une
@

..c
société sans propriété et sans État, comme une série d'approxima-
01
·c
>-
tions, d'étapes par lesquelles on parviendrait au but recherché par
0.
u
0 l'entremise d'un recours à l'État. Le pouvoir médiatisé, composé
d'intermédiaires, est entré dans la vision du futur. Pire: comme

9. Ce n'est guère avant les années 1860 et les travaux de Bachofen et Morgan
que l'humanité a redécouvert son passé communal. Depuis, cette découverte est
devenue une arme purement critique dirigée contre la propriété et la famille
bourgeoise.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 179

le montre le développement de la Russie, il a été renforcé jusqu'au


point où l'État n'est plus aujourd'hui simplement le« comité exé-
cutif» d'une classe particulière, mais une condition humaine. La
vie elle-même est devenue bureaucratisée.
En envisageant la dissolution complète de la société existante,
on ne peut pas échapper à la question du pouvoir - que ce soit le
pouvoir sur nos propres vies, la« prise de pouvoir» ou la dissolu-
tion du pouvoir. En passant du présent au futur, d'« ici» à «là-
bas »,nous devons nous demander: qu'est-ce que le pouvoir? Sous
quelles conditions se dissout-il? Et que signifie sa dissolution ?
Comment les formes de la liberté, les relations directes de vie
sociale, émergent-elles depuis une société stratifiée, une société
dans laquelle l'état de non liberté est porté jusqu'à l'absurde -
jusqu'à la domination pour la domination ?
Partons du fait historique que presque tous les bouleverse-
ments révolutionnaires ont commencé spontanément10 : en témoi-
gnent les trois jours de «désordre » qui ont précédé la prise de la
Bastille en juillet 1789, la défense de l'artillerie de Montmartre qui
a conduit à la Commune de Paris de 1871, les fameux «cinq jours »
•QJ
...... de février de 1917 à Petrograd, le soulèvement de Barcelone en
•QJ
·o juillet 1936, le coup d'État de Budapest et l 'expulsion de l'armée
0
l/l

w
0
u russe en 1956. Quasiment toutes les grandes révolutions sont
l/l
c
0
venues d'en bas, du mouvement moléculaire des «masses », de
:p
-a leur individuation11 progressive et de leur explosion - une explo-
w
l/l
QJ
sion qui prenait invariablement les «révolutionnaires» autori-
_J

l.D
ri
taires complètement par surprise.
0
N
@
......
..c 10. Ici, «l'histoire » a quelque chose à nous apprendre - justement parce que
01
·c ces soulèvements spontanés n e sont pas qu'un moment de l'histoire, mais diverses
>-
0.
0 manifestations de ce même phénomène qu'est la révolution. Quiconque se déclare
u
lui-même révolutionnaire et n'étud ie pas ces évén ements dans leur contexte
propre, en profondeur et sans idées préconçues, est un amateur qui joue à la
révolution.
11. Par ce néologisme (in dividuation), Bookchin entend la formation de la
personnalité de l'individu, de son moi, en contraste avec le développement d e
«masses» homogénéisées. Il sous-entend un mélange de prise de conscience et
d 'autoresponsabilité [NdT] .
180 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Il ne peut y avoir aucune séparation entre le processus révo-


lutionnaire et le but révolutionnaire. Une société basée sur l'auto-
gestion doit être instaurée par l'autogestion. Cela implique de
forger un moi (oui, littéralement une formation au cours du
processus révolutionnaire) et un mode d'administration dont le
moi peut s'emparer1 2 • Si on définit le« pouvoir» comme le pouvoir
de l'homme sur l'homme, le pouvoir peut seulement être détruit
par le processus même dans lequel l'humain acquiert le pouvoir
sur sa propre vie et dans lequel non seulement il se « découvre»
lui-même mais, plus significativement, formule son être dans
toutes ses dimensions sociales.
Ainsi conçue, la liberté ne peut être «livrée» à l'individu en
tant que« produit fini» d'une révolution - et encore moins d'une
révolution obtenue par des philistins sociaux obnubilés par les
privilèges de l'autorité et du pouvoir. Les assemblées et les com-
munautés ne peuvent naître par législation ou par décret. Bien
sûr, un groupe révolutionnaire peut délibérément et consciem-
ment chercher à promouvoir la création de ces formes; mais si on
ne permet pas à l'assemblée ou à la communauté d'apparaître de
•QJ

façon organique, si leur croissance n'est pas initiée, développée et
•QJ
·o portée à maturité par les processus sociaux à l'œuvre, elles ne
0
l/l

w
0
u seront pas vraiment des formes populaires. Les assemblées et les
l/l
c
0
communautés doivent émerger de l'intérieur du processus révo-
:p
"'Cl lutionnaire lui-même. En fait, le processus révolutionnaire doit
w
l/l
QJ
être la formation d'une assemblée et d'une communauté- et avec
_J

l.D
ri
lui, la suppression du pouvoir. Les assemblées et les communau-
0
N tés doivent devenir des «mots de combat » et non des panacées
@

..c
lointaines. Elles doivent être crées en tant que moyens de lutte
01
·c
>-
contre la société actuelle, non en tant qu'abstractions théoriques
0.
u
0 ou programmatiques.

12. Ce que Wilhelm Reich et, plus tard, Herbert Marcuse ont rendu évident,
c'est que le «moi » est une dimension non seulement personnelle, mais aussi
sociale. Le moi qui trouve son expression dans l'assemblée et la communauté est
littéralement l'assemblée et la communauté ayant trouvé leu r propre expression
- une complète adéquation de la forme et du contenu.
LES FORMES DE LA LIBERTÉ 181

On n'insistera jamais assez sur ce point. Les futures assem-


blées populaires dans les blocs de maisons, le voisinage ou les
quartiers - les sections révolutionnaires à venir - se tiendront à
un niveau social supérieur à celui de tous les comités, syndicats,
partis et clubs d'aujourd'hui qui s'ornent de façon retentissante
du titre de « révolutionnaire ». Elles seront le noyau vivant de
l'utopie au sein de la décomposition du corps de la société bour-
geoise. Les rassemblements à l'intérieur d'auditoires, de théâtres,
de cours, de halls, de parcs et - à l'instar de leurs ancêtres, les sec-
tions de 1793 - d'églises seront les lieux privilégiés de la « démas-
sification ». Car l'essence véritable du processus révolutionnaire,
ce sont les gens qui agissent en tant qu'individus.
À ce stade, l'assemblée se verra peut-être confrontée non
seulement au pouvoir de l'État bourgeois - le fameux problème
du «pouvoir parallèle » -, mais aussi au danger de la naissance
d'un nouvel État. Tout comme les sections parisiennes, elle aura
à lutter non seulement contre la Convention, mais aussi contre
les tendances vers la création de formes sociales médiatisées 13 •
La forme du comité d 'usine, qui sera de façon quasi certaine
•QJ

celle adoptée par l'industrie, devra être initiée directement par
•QJ
·o les assemblées de travailleurs au sein des usines. De la même
0
l/l

w
0
u manière, les comités de quartier et les différents conseils devront
l/l
c
0
s'enraciner complètement au sein de l'assemblée de quartier. Ils
:p
"'Cl doivent être responsables de chaque point devant l'assemblée,
w
l/l
QJ
tout comme eux et leur travail doivent être placés sous le regard
_J

l.D
ri
constant de l'assemblée, et ultimement leurs membres doivent
0
N être soumis à une potentielle révocation immédiate par celle-
@

..c
ci. En résumé, le centre de gravité spécifique de la société doit
01
·c
>-
être déplacé vers sa base - la population armée en assemblée
0.
u
0 permanente.

13. Tout en disséminant des idées, le travail le plus important des anarchistes
sera de défendre la spontanéité du mouvement populaire en engageant continuel-
lement les partisans de l'autoritarisme dans un duel théorique et organisationnel.
182 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Aussi longtemps que le lieu principal de l'assemblée reste la


cité bourgeoise moderne, la révolution fait face à un environne-
ment récalcitrant. Par sa structure et sa nature intrinsèque, la cité
bourgeoise favorise la centralisation, la massification et la mani-
pulation. Inorganique, gargantuesque et organisée comme une
usine, la cité tend à inhiber le développement d'une communauté
organique et épanouie. Dans son rôle de solvant universel, l'as-
semblée doit tenter de dissoudre la cité elle-même.
On peut envisager de voir des jeunes gens renouveler la vie
sociale de la même façon qu'ils renouvellent l'espèce humaine. En
délaissant la cité, ils pourraient entreprendre de fonder de petites
communautés écologiques au sein desquelles les personnes âgées
seraient toujours plus nombreuses à trouver refuge. De larges
fonds seraient mobilisés pour leur exploitation; de minutieuses
études écologiques et des suggestions seraient mises à leur dis-
position par les gens les plus compétents et les plus imaginatifs
disponibles. Les cités modernes commenceraient à flétrir, se
ratatiner et disparaître, comme l'ont fait leurs ancêtres des millé-
naires auparavant. Au sein de la nouvelle communauté écologique
•QJ

épanouie, l'assemblée trouverait son environnement authentique
•QJ
·o et son véritable refuge. La forme et le contenu correspondraient
0
l/l

w
0
u alors entièrement. Le voyage de « ici » à «là-bas », des sections à
l/l
c
0
l'ecclésia, des cités aux communautés, serait achevé. L'usine ne
:p
"'Cl serait dès lors plus un élément particulier; elle deviendrait dans
w
l/l
QJ
ce contexte une partie organique de la communauté. En ce sens,
_J

l.D
ri
ce ne serait même plus une usine. La dissolution de l'usine au sein
0
N de la communauté achèverait la dissolution des derniers vestiges
@

..c
d'une société de propriété, de classes et, par-dessus tout, d'une
01
·c
>-
société médiatisée, en une nouvelle forme de polis. Dès lors, la
0.
u
0 véritable pièce de théâtre de la vie humaine pourrait se déployer,
dans toute sa beauté, son harmonie, sa créativité et sa joie.

New York
Janvier 1968
,
Ecoute, camarade !
(1969)

T OUTES LES VIEILLES CONNERIES des années 1930 nous


reviennent: tous ces poncifs sur «la ligne de classe», «le rôle
de la classe ouvrière», les «cadres », le «parti d'avant-garde» et
la «dictature du prolétariat». Et cela sous une forme plus gros-
sière que jamais. Le Progressive Labor Party n'en est pas le seul
exemple, c'en est seulement le pire. On retrouve les mêmes fou-
taises dans les diverses branches du SDS (Students for a Demo-
cratic Society), dans les clubs marxistes et socialistes des campus
•QJ
......
•QJ
·o
universitaires, sans parler des groupes trotskistes, des Clubs de
0
l/l
0
l'Internationale socialiste ainsi qu'au sein de la Youth Against
u
w
l/l
War and Fascism1•
c
0
:p
-a Traduction de « Listen, Marxist ! » d 'un auteur inconnu, révisée par Vincent
w
l/l
QJ Gerber, initialement parue en 1972 dans le numéro 30 de la défunte revue
_J

l.D Anarchisme et non-violence [NdÉ].


ri
0
N 1. À la fin des années 1960 aux États-Unis, le Students for a Democratic
@ Society (SDS) était le plus important groupe militant du mouvement dit de la
......
..c «Nouvelle gauche ». Issu des mouvements étudiants qui se développèrent au cours
01
·c de cette décennie, le SDS revendiquait la démocratie directe, le pacifisme, et
>-
0.
0 pratiquait l'action directe au travers de la désobéissance civile. L'association
u
regroupait différentes factions, dont le Revolutionary Youth Movement qui
s'opposait au Worker Student Alliance - section dirigée par le Progressive Labor
Party (PLP), un groupe à tendance maoïste issu de la dissolution du Parti com-
muniste américain. Leur opposition a conduit à l'échec de la convention de
Chicago en 1969 et à la dissolution du SDS en différentes tendances. Bookchin,
avec son groupe Anarchos, se place directement d ans ce débat avec ce texte,
distribué lors de cette convention, dénonçant la tentative du PLP de détourner le
184 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Dans les années 1930, au moins, cela se comprenait. Les États-


U nis étaient paralysés par la crise économique chronique la plus
profonde et la plus longue de leur histoire. Les grandes offensives
menées par le CIO (Congress of Industrial Organizations), leurs
spectaculaires grèves sur le tas, leur militantisme et leurs heurts
sanglants avec la police paraissaient être les seules forces vivantes
capables de s'attaquer aux murs du capitalisme. Le climat poli-
tique mondial était électrisé par la guerre civile espagnole, la
dernière des révolutions ouvrières classiques. À ce moment-là,
toutes les sectes de la gauche américaine pouvaient s'identifier à
leurs propres colonnes à Madrid et à Barcelone. C'était il y a
trente ans. C'était l'époque où on aurait considéré comme dingue
quiconque aurait crié «Faites l'amour, pas la guerre». On criait
plutôt« Faites des emplois, pas la guerre»; le cri d'un âge dominé
par la pénurie. C'était l'époque où la réalisation du socialisme
exigeait des « sacrifices» et une longue «période de transition»
vers une économie d'abondance matérielle. Pour un jeune de 18
ans en 1937, la notion même de cybernétique appartenait à la
science-fiction, un rêve comparable aux voyages dans l'espace. Ce
•QJ

type de 18 ans en a maintenant 50 et ses racines plongent dans
•QJ
·o une époque si lointaine qu'elle diffère qualitativement des réalités
0
l/l

w
0
u de l'Amérique contemporaine. Le capitalisme est devenu un
l/l
c
0
capitalisme partiellement étatique, que l'on pouvait à peine entre-
:p
"'Cl voir il y a trente ans. Et on voudrait que nous retournions aux
w
l/l
QJ
« analyses de classes », aux « stratégies », aux « cadres » et aux
_J

l.D
ri
modes d'organisation de cette lointaine époque, au mépris com-
0
N plet des problèmes nouveaux et des possibilités nouvelles apparus
@

..c
depuis .
01
·c
>-
Quand apprendrons-nous à créer un mouvement révolution-
0.
u
0 naire tourné vers le futur au lieu du passé? Quand commence-
rons-nous à tirer la leçon de ce qui est en train de naître plutôt

SDS vers des lignes marxistes-léninistes. Les Clubs de l'Internationale socialiste


et Youth Against War and Fascism sont deux autres mouvements militants à
tendance marxiste de cette époque aux États-Unis [NdT].
ÉCOUTE, CAMARADE! 185

que de ce qui meurt? C'est exactement ce que Marx essayait de


faire à sa manière. Il a essayé d'insuffler un esprit futuriste aux
mouvements révolutionnaires des années 1840 et 1850: «La tra-
dition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd
sur le cerveau des vivants», écrivait-il dans Le 18 Brumaire de
Louis Bonaparte. «Et même quand ils semblent occupés à se
transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait
nouveau, c'est précisément à ces époques de crise révolutionnaire
qu'ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu'ils emprun-
tent leurs noms, leurs mots d'ordre et leurs costumes, pour
apparaître sur la nouvelle scène de l'histoire sous ce déguisement
respectable et avec un langage emprunté. C'est ainsi que Luther
prit le masque de l'apôtre Paul, que la révolution de 1789 à 1814 se
drapa successivement dans le costume de la République romaine,
puis dans celui de l'Empire romain, et que la Révolution de 1848
ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la
tradition révolutionnaire de 1793à1795. [... ] La révolution sociale
du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement
de l'avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant
•QJ

d'avoir liquidé complètement toute superstition à l'égard du
•QJ
·o passé. [... ] La révolution du XIXe doit laisser les morts enterrer les
0
l/l

w
0
u morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débor-
l/l
c
0
dait le contenu, maintenant, c'est le contenu qui déborde la
:p
"'Cl phrase2 • »
w
l/l
QJ
En est-il autrement aujourd'hui, alors que nous approchons
_J

l.D
ri
du XXIe siècle ? Les morts marchent de nouveau parmi nous,
0
N drapés dans le nom de Marx, l'homme qui voulait enterrer les
@

..c
morts du XIXe siècle. La révolution contemporaine ne sait que
01
·c
>-
parodier, à son tour, la révolution d'Octobre 1917 et la guerre
0.
u
0 civile de 1918-1920, avec ses «lignes de classes », son parti bolche-
vique, sa « dictature du prolétariat », sa morale puritaine et même

2. Karl Marx (1851), Le 18 brum aire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions


sociales, 1969, disponible sur <http://classiques.uqac. ca/classiques/ Marx_
karl/18_brumaine_louis_bonaparte/18_ brumaine_louis_bonaparte.pdf>, p. 13
et 16.
186 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

son slogan « Tout le pouvoir aux soviets ». La révolution contem-


poraine totale, multidirectionnelle, qui saura finalement résoudre
la « question sociale » née de la pénurie, de la domination et de la
hiérarchie, suit la tradition des révolutions unidimensionnelles,
partielles et incomplètes du passé, qui ne firent que transformer
la « question sociale » en remplaçant une hiérarchie, un système
de domination par un autre. Au moment où la société bourgeoise
elle-même est en train de désintégrer les classes sociales à qui elle
devait sa stabilité retentissent les cris trompeurs réclamant une
«ligne de classe». Au moment où toutes les institutions politiques
de la société entrent dans une période de profonde décadence
retentissent les cris sans substance de «parti politique » et «État
ouvrier ». Au moment où la hiérarchie en tant que telle est remise
en question retentissent les cris de «cadres », « avant-garde» et
«leaders». Au moment où la centralisation et l'État ont atteint un
degré de négativité historique proche de l'explosion retentissent
les appels en faveur d'un« mouvement centralisé » et d'une « dic-
tature du prolétariat ».
Cette recherche de la sécurité dans le passé, ces efforts pour
•QJ

trouver refuge dans un dogme fixé une fois pour toutes et dans
•QJ
·o une hiérarchie organisationnelle installée, tous ces substituts à
0
l/l

w
0
u une pensée et à une pratique créatrices démontrent amèrement
l/l
c
0
combien les révolutionnaires sont peu capables de «transformer
:p
"'Cl eux-mêmes et la nature » - et encore moins de transformer la
w
l/l
QJ
société tout entière. Le profond conservatisme des «révolution-
_J

l.D
ri
naires » du PLP 3 est d'une évidence douloureuse: le parti autori-
0
N taire remplace la famille autoritaire; le leader et la hiérarchie
@

..c
autoritaires remplacent le patriarche et la bureaucratie universi-
01
·c
>-
0.
0 3. Ces lignes ont été écrites quand le Progressive Labor Party (PLP) exerçait
u
une grande influence au sein de la SDS (Students for a Democratic Society). Bien
que le PLP ait aujourd'hui (en 1971, date de la réédition de ce pamphlet dans le
recueil Post-Scarcity Anarchism, [NdT]) perdu beaucoup d'influence dans le
mouvement étudiant, cette organisation reste un bon exemple de la mentalité et
des valeurs qui dominent au sein de la Vieille Gauche. Cette description vaut donc
également pour la plupart des groupes marxistes-léninistes, ce pourquoi ce
passage et d 'autres faisant référence au PLP n'ont pas été grandement modifiés.
ÉCOUTE, CAMARADE! 187

taire; la discipline exigée par le mouvement remplace celle de la


société bourgeoise; le code autoritaire d'obéissance politique
remplace l'État; le credo de la «moralité prolétarienne» remplace
les mœurs du puritanisme et l'éthique du travail. L'ancienne
substance de la société d'exploitation reparaît sous une apparence
nouvelle, drapée dans le drapeau rouge, décorée du portrait de
Mao (ou de Castro ou du Che) et arborant Le Petit Livre rouge et
autres litanies sacrées.
La majorité de ceux qui restent au PLP aujourd'hui le méritent
bien. S'ils sont capables d'accepter une organisation qui colle ses
propres slogans sur des photos du DRUM4 ; s'ils acceptent de
lire une revue qui demande si Marcuse est « un trouillard ou un
flic » ; s'ils acceptent une « discipline » qui les réduit à de simples
automates préprogrammés et dénués d'expression; s'ils acceptent
de manipuler d'autres organisations grâce à des techniques révol-
tantes empruntées aux fosses d'aisance du monde parlementaire
et affairiste bourgeois; s'ils acceptent de parasiter toutes les
actions et toutes les situations politiques pour promouvoir la
croissance de leur propre parti, même si c'est au prix del' échec de
•QJ

l'action parasitée; s'ils acceptent tout cela, ils sont au-dessous de
•QJ
·o tout mépris. Que ces gens-là s'appellent des « rouges» et appellent
0
l/l

w
0
u «chasse aux sorcières » toute attaque contre eux est du mac-
l/l
c
0
carthysme à l'envers. Pour plagier la succulente description du
:p
"'Cl stalinisme que l'on doit à Trotski, ils représentent la syphilis de
w
l/l
QJ
la jeune gauche d 'aujourd'hui. Et pour la syphilis, il n'y a qu'un
_J

l.D
ri
traitement: les antibiotiques, pas la discussion.
0
N Nous nous adressons ici aux révolutionnaires honnêtes, ceux
@

..c
qui se sont tournés vers le marxisme, le léninisme ou le trots-
01
·c
>-
kisme parce qu'ils cherchent ardemment une perspective sociale
0.
u
0 cohérente et une stratégie révolutionnaire efficace. Nous nous
adressons aussi à tous ceux que l'arsenal théorique de l'idéo-
logie marxiste impressionne et qui, en l'absence d'alternative

4. Le Dodge Revolutionary Union Movement, un groupe membre de la Ligue


d es Travailleurs Noirs Révolutionnaires, basée à Détroit.
188 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

systématique, se sentent disposés à flirter avec elle. À ceux-là,


nous nous adressons comme à des frères et à des sœurs et nous
leur demandons d'accepter de participer à une discussion sérieuse
et à une réévaluation d'ensemble. Nous croyons que le marxisme
a cessé d'être applicable à notre temps, non parce qu'il est trop
visionnaire ou trop révolutionnaire, mais parce qu'il n'est ni assez
visionnaire ni assez révolutionnaire. Nous croyons qu'il est né
d'une période de pénurie et qu'il constitue une brillante critique
de cette période et particulièrement du capitalisme industriel;
nous pensons qu'une période nouvelle est en train de naître, une
période que le marxisme n'avait pas adéquatement cernée et dont
les contours ne furent anticipés que partiellement et de manière
biaisée. Nous prétendons que le problème n'est ni d'abandonner le
marxisme ni de l'abroger, mais de le transcender dialectiquement
comme Marx transcende la philosophie hégélienne, l'économie
ricardienne et la tactique et les modes d'organisation blanquistes.
Nous avançons que, à un stade de développement du capitalisme
plus avancé que celui dont traita Marx il y a un siècle, et à un
stade de développement technologique plus avancé que ce que
•QJ
...... Marx aurait pu anticiper, une critique nouvelle est nécessaire. De
•QJ
·o celle-ci sortiront de nouveaux modes de lutte, d 'organisation, de
0
l/l

w
0
u propagande, et un style de vie nouveau. Appelez ceux-ci comme
l/l
c
0
vous voudrez, même «marxisme » si cela vous chante. Nous
:p
-a avons choisi de nommer cette nouvelle approche « anarchisme
w
l/l
QJ
de l'après-rareté » pour un certain nombre de raisons qui devien-
_J

l.D
ri
dront plus claires dans les pages qui suivent.
0
N
@
......
..c
Les limites historiques du marxisme
01
·c
>-
0. C'est une idée totalement absurde que de penser qu'un homme,
0
u qui a réalisé ses travaux théoriques majeurs entre 1840et1880, ait
pu «prévoir» la dialectique complète du capitalisme. Si nous
pouvons toujours apprendre beaucoup des analyses de Marx,
nous pouvons apprendre encore plus à partir des erreurs que
devaient commettre inévitablement des hommes dont la pensée
ÉCOUTE, CAMARADE! 189

était limitée par une ère de pénurie matérielle et une technologie


qui exigeait à peine l'emploi del' électricité. Nous pouvons appren-
dre combien notre propre époque est différente de celles de toute
l'histoire passée, combien les potentialités auxquelles nous
sommes confrontés sont qualitativement nouvelles, et à quel point
sont uniques les problèmes, les analyses et la praxis auxquels nous
aurons à faire face si nous voulons faire une révolution et non un
autre avortement historique.
Il ne s'agit pas de savoir si le marxisme est une «méthode»
qui doit être réappliquée à une nouvelle situation, ou s'il faut
élaborer un « néo-marxisme» pour surmonter les limitations du
«marxisme classique». C'est une mystification pure et simple que
d'essayer de sauver le label marxiste en donnant la prépondérance
à la méthode sur le système, ou en ajoutant « néo » à un mot sacré,
si toutes les conclusions pratiques du système contredisent pla-
tement ces efforts 5• C'est pourtant ce qui préoccupe les exégètes
marxistes à l'heure actuelle. Les marxistes s'appuient sur le fait
que le système fournit une interprétation remarquable du passé
pour ignorer volontairement qu'il se fourvoie totalement lorsqu'il
•QJ
...... s'occupe du présent et de l'avenir. Ils citent la cohérence que le
•QJ
·o matérialisme historique et l'analyse de classe ont donné à l'inter-
0
l/l

w
0
u prétation de l'histoire, les analyses économiques que Le Capital
l/l
c
0
a fournies à propos du développement du capitalisme industriel,
:p
-a l'intérêt des analyses de Marx sur les premières révolutions et
w
l/l
QJ
les conclusions tactiques qu'il en a tirées; ils citent tout cela sans
_J

l.D
ri
0
N
@ 5. Le marxisme est surtout une théorie de la praxis, ou plutôt, pour remettre
......
..c
01
les choses dans la bonne perspective, une praxis de la théorie. C'est là la véritable
·c signification de la transformation, par Marx, de la dialectique du plan subjectif
>-
0.
0 (auquel les jeunes hégéliens voulaient borner la perspective d 'Hegel), au plan
u
objectif, de la critique philosophique à l'action sociale. Si la théorie et la praxis
sont séparées, le marxisme n'est pas tué : il se suicide. C'est sa caractéristique la
plus noble et la plus admirable. Les tentatives des crétins qui suivent le sillage de
Marx pour garder vivant le système grâce à une mosaïque de corrections, d 'exé-
gèses et surtout d 'érudition à la Maurice Dobb ou George Novack constituent des
insultes dégradantes à la mémoire de Marx et une pollution infecte de tout ce
pour quoi il s'est battu.
190 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

jamais une seule fois reconnaître que des problèmes qualitati-


vement nouveaux sont apparus qui n'existaient même pas à son
époque. Est-il concevable que les problèmes et les méthodes histo-
riques de l'analyse de classe, basés entièrement sur une inévitable
pénurie, puissent être transplantés à une époque d'abondance
potentielle? Est-il concevable qu'une analyse économique, cen-
trée essentiellement sur un système de «libre concurrence» du
capitalisme industriel puisse être transférée à un système planifié
de capitalisme, dans lequel l'État et les monopoles s'allient pour
manipuler la vie économique? Est-il concevable qu'un arsenal
tactique et stratégique, formulé à une époque où l'acier et le
charbon constituaient les bases de la technologie industrielle, soit
appliqué à une époque basée sur des sources d'énergie radicale-
ment nouvelles, sur l'électronique, sur la cybernétique ?
Un corpus théorique, qui était libérateur il y a un siècle, est
devenu de nos jours une camisole de force. On nous demande de
nous concentrer sur la classe ouvrière comme «agent » révolu-
tionnaire à une époque où le capitalisme produit visiblement des
révolutionnaires dans virtuellement toutes les couches de la
•QJ

société, et particulièrement parmi la jeunesse. On nous demande
•QJ
·o d'élaborer nos méthodes tactiques en fonction d'une «crise éco-
0
l/l

w
0
u nomique chronique » à venir, malgré le fait qu'aucune crise sem-
l/l
c
0
blable n'a eu lieu depuis trente ans6 • On nous demande d'accepter
:p
"'Cl une « dictature du prolétariat » - une « longue période de transi-
w
l/l
QJ
tion» dont la fonction n'est pas simplement de supprimer les
_J

l.D
ri
contre-révolutionnaires, mais surtout de développer une techno-
0
N logie d'abondance alors que cette technologie existe déjà. On
@

..c
nous demande d'orienter nos « stratégies» et nos « tactiques » en
01
·c
>-
fonction de la pauvreté et de la misère matérielle à une époque où
0.
u
0 les sentiments révolutionnaires sont engendrés par la banalité de
la vie dans des conditions d'abondance matérielle. On nous

6. Les marxistes ne parlent plus beaucoup aujourd'hui ouvertement de « crise


[économique] chronique du capitalisme» - bien que ce concept soit le point
central des théories économiques du marxisme.
ÉCOUTE, CAMARADE! 191

demande d'établir des partis politiques, des organisations cen-


tralisées, des hiérarchies et des élites « révolutionnaires » et un
nouvel État à une époque où les institutions politiques en tant que
telles sont sur leur déclin et où la centralisation, la hiérarchie,
l'élitisme et l'État sont remis en question à une échelle jamais
atteinte auparavant dans l'histoire de la société hiérarchique.
Bref, on nous demande de revenir au passé, de réduire au lieu
de grandir, de faire entrer de force la réalité palpitante d'au-
jourd'hui, avec ses espoirs et ses promesses, dans le moule débi-
litant des préconceptions d'une époque dépassée. On nous
demande de nous appuyer sur des principes qui ont été transcen-
dés, non seulement théoriquement, mais par le développement
même de la société. L'Histoire n'est pas restée immobile depuis
que Marx, Engels, Lénine et Trotski sont morts; elle n'a pas non
plus suivi la direction simpliste qui avait été prévue par des pen-
seurs - aussi brillants qu'ils fussent - dont l'esprit était enraciné
dans le x1xe siècle ou les premières années du xxe. Nous avons vu
le capitalisme réaliser lui-même plusieurs des tâches qui étaient
imparties au socialisme (le développement d'une technologie
•QJ

d'abondance); nous l'avons vu «nationaliser» des propriétés,
•QJ
·o fondre l'économie et l'État là où cela était nécessaire. Nous avons
0
l/l

w
0
u vu la classe ouvrière neutralisée en tant qu'« agent du changement
l/l
c
0
révolutionnaire», malgré une lutte, constante, dans un cadre
:p
"'Cl bourgeois pour des salaires plus élevés, des horaires de travail
w
l/l
QJ
réduits et des bénéfices «sociaux». La lutte des classes dans le sens
_J

l.D
ri
classique n'a pas disparu; elle a subi un sort bien plus morbide en
0
N étant cooptée dans le capitalisme. La lutte révolutionnaire dans
@

..c
les pays capitalistes avancés s'est déplacée vers un terrain histori-
01
·c
>-
quement nouveau: une lutte entre une génération jeune qui n'a
0.
u
0 pas connu de crise économique chronique et la culture, les valeurs
et les institutions d'une génération plus vieille et conservatrice
dont les perspectives de vie ont été formées par la pénurie, la
culpabilité, la renonciation, l'éthique du travail et la poursuite de
la sécurité matérielle. Nos ennemis ne sont pas seulement la haute
bourgeoisie et l'appareil d'État, mais aussi tout un courant qui
192 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

trouve son soutien chez les libéraux, les sociaux-démocrates, les


laquais des médias corrompus, les partis « révolutionnaires » du
passé et, aussi pénible que cela puisse paraître aux acolytes du
marxisme, les ouvriers dominés par la hiérarchie de l'usine, par
la routine industrielle et par l'éthique du travail. Les divisions
recoupent aujourd'hui toutes les classes traditionnelles. Elles
soulèvent un éventail de problèmes qu'aucun marxiste s'appuyant
sur des analogies avec les sociétés de pénurie ne pouvait prévoir.

Le mythe du prolétariat
Laissons de côté tous les débris idéologiques du passé et allons
directement aux racines théoriques du problème. La plus grande
contribution de Marx à la pensée révolutionnaire de notre époque
est sa dialectique du développement social: le grand mouvement
qui, à partir du communisme primitif, et à travers la propriété
privée, doit mener au communisme dans sa forme la plus aboutie
- une société communautaire fondée sur une technologie libéra-
trice. D'après Marx, l'être humain passe donc ainsi de la domi-
nation de l'humain par la nature, à la domination de l'humain
•QJ

•QJ
·o
par l'humain et, finalement, à la domination de la nature par
0
l/l
0
l'humain à partir de la domination sociale en tant que telle7. À
u
w
l/l
l'intérieur de cette dialectique générale, Marx examine la dialec-
c
0
:p
tique du capitalisme lui-même, un système social qui constitue
"'Cl
w le dernier « stade » historique de la domination de l'humain
l/l
QJ
_J par l'humain. Ici, Marx apporte non seulement une profonde
l.D
ri
0 contribution à la pensée de notre temps (particulièrement par
N
@ sa brillante analyse des rapports marchands), mais il exemplifie

..c
01
les limitations intellectuelles que le temps et l'espace imposent
·c
>-
0. encore à la pensée contemporaine.
0
u La plus sérieuse de ces limitations se retrouve dans sa tenta-
tive d'explication de la transition du capitalisme au socialisme,

7. Pour des raisons écologiques, nous n'acceptons plus la notion de « domi-


nation de la nature par l' être humain » dans le sens simpliste auquel pensait Marx
il y a un siècle. À ce propos, voir supra, «Écologie et pensée révolutionnaire».
ÉCOUTE, CAMARADE! 193

d'une société de classes à une société sans classes. Il est extrême-


ment important de souligner le fait que cette explication a été
élaborée presque entièrement par analogie avec la transition de
la féodalité au capitalisme, c'est-à-dire d'une société de classes à
une autre société de classes, d'un système de propriété à un autre.
En conséquence, Marx note que, de même que la bourgeoisie s'est
développée à l'intérieur de la féodalité à cause de l'antagonisme
entre ville et campagne (ou plus précisément entre artisanat et
agriculture), de même le prolétariat moderne se développe à
l'intérieur du capitalisme grâce au progrès de la technologie
industrielle. Ces deux classes, nous dit-on, possèdent des intérêts
qui leur sont propres - en fait des intérêts sociaux révolution-
naires qui les font se retourner contre l'ancienne société qui les a
engendrées. Si la bourgeoisie s'est assurée le contrôle de la vie
économique bien avant d'avoir renversé la société féodale, le
prolétariat obtient quant à lui sa propre puissance révolutionnaire
par le fait qu'il est « discipliné, unifié, organisé », par le système
industriel8 • Dans les deux cas, le développement des forces pro-
ductives devient incompatible avec le système traditionnel des
•QJ
......
•QJ
·o
0
l/l
0
u
w 8. Il est plutôt ironique que les marxistes qui parlent du «pouvoir éco-
l/l
c nomique» du prolétariat ne font en fait que reprendre des positions anarcho-
0
:p
-a syndicalistes, positions auxquelles Marx s'est toujours farouchement opposé.
w Marx ne s'intéressait pas au «pouvoir économique» du prolétariat, mais à son
l/l
QJ
_J pouvoir politique: en particulier, au fait qu'il constituerait à terme la majorité de
l.D
ri la population. Il était convaincu que les travailleurs de l'industrie deviendraient
0
N révolutionnaires essentiellement du fait du dénuement matériel que devait obli-
@ gatoirement engendrer la tendance de l'accumulation capitaliste; que, organisés
......
..c
01
par le système industriel et disciplinés par la routine industrielle, ils deviendraient
·c capables de constituer des syndicats et, surtout, des partis politiques, qui dans
>-
0.
0 certains pays seraient obligés d'employer des méthodes insurrectionnelles et dans
u
d 'autres (en particulier l'Angleterre, les États-Unis et plus tard Engels ajouta la
France) pourraient bien accéder au pouvoir par les élections et donc instaurer le
socialisme par voie législative. Il est caractéristique de voir que de nombreux
marxistes ont été aussi malhonnêtes avec Marx et Engels que le PLP l'a été avec
les lecteurs de Challenge [le journal officiel du PLP (NdT)] en ne traduisant pas
d 'importantes observations ou en déformant grossièrement la signification et les
raisons pour lesquelles Marx en était arrivé à des conclusions de ce genre.
194 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

relations sociales, «le tégument 9 éclate». La vieille société est


remplacée par la nouvelle.
La question critique qui se pose alors est la suivante : peut-on
expliquer la transition d'une société de classes à une société sans
classes au moyen de la même dialectique qui rend compte de la
transition d'une société de classes à une autre ? Il ne s'agit pas là
d'un problème théorique où l'on jonglerait avec des abstractions
logiques, mais au contraire d'un problème très réel et très concret
de notre époque. Entre le développement de la bourgeoisie dans
la société féodale, et celui du prolétariat à l'intérieur du capita-
lisme, il y a des différences profondes que Marx n'a pas réussi à
prévoir ou à traiter avec clarté. La bourgeoisie contrôlait la vie
économique bien avant de prendre le pouvoir d'État; elle était
devenue la classe dominante matériellement, culturellement et
idéologiquement avant d'affirmer sa domination politique. Le
prolétariat, au contraire, ne contrôle pas la vie économique. En
dépit de son rôle indispensable dans le processus industriel, la
classe ouvrière ne représente même pas la majorité de la popula-
tion et sa position économique stratégique est de plus en plus
•QJ
...... érodée par l'électronique et les autres développements technolo-
•QJ
·o giques10. D'où le fait que pour que le prolétariat se serve du pou-
0
l/l

w
0
u voir qu'il détient dans le cadre d'une révolution sociale, il faudrait
l/l
c
0
qu'il passe par une prise de conscience extrêmement forte. Jusqu'à
:p
-a présent, cette prise de conscience a été continuellement bloquée
w
l/l
QJ
par le fait que le milieu industriel est l'un des derniers bastions
_J

l.D
ri
0
N 9. En biologie, le tégument désigne l'enveloppe protectrice de la graine [NdT].
@ 10. Débarrassons-nous, en passant, de la notion erronée selon laquelle un
......
..c
01
prolétaire est simplement quelqu'un qui n'a rien d 'autre à vendre que sa force de
·c travail. Il est vrai que Marx a défini le prolétariat en ces termes, mais il a aussi
>-
0.
0 élaboré une dialectique historique du développement du prolétariat. Le proléta-
u
riat s'est développé à partir d'une classe sans propriété, exploitée, qui a atteint sa
forme la plus «mûre » dans le prolétariat industriel. Cette classe, d'après Marx,
en était la forme la plus avancée, correspondant à la forme la plus avancée du
capital. Dans les dernières années de sa vie, Marx en est venu à mépriser les
ouvriers parisiens, qui étaient engagés d'une manière prépondérante d ans la
fabrication de biens de luxe, citant «nos ouvriers allemands » - les plus robotisés
d 'Europe - comme le prolétariat «modèle » du monde entier.
ÉCOUTE, CAMARADE! 195

de l'éthique du travail, du système hiérarchique de gestion, de


l'obéissance aux chefs et, depuis peu, de la production engagée
dans la fabrication de gadgets et d'armements superflus. L'usine
ne sert pas seulement à « discipliner», «unifier» et « organiser»
les travailleurs, elle le fait d'une manière totalement bourgeoise.
Dans les usines, la production capitaliste reproduit non seule-
ment durant chaque jour de travail les relations sociales du
capitalisme, comme Marx l'a noté, mais elle reproduit aussi la
psyché, les valeurs et l'idéologie du capitalisme.
Marx avait suffisamment ressenti ce fait pour rechercher des
raisons, plus contraignantes que le simple fait de l'exploitation ou
des conflits sur les salaires et les horaires, pour propulser le pro-
létariat vers une action révolutionnaire. Dans sa théorie générale
de l'accumulation capitaliste, il essaya de décrire les dures lois
objectives qui forcent le prolétariat à assumer un rôle révolution-
naire. En conséquence, il élabora sa fameuse théorie de la paupé-
risation: la concurrence entre capitalistes les contraint à baisser
les prix, ce qui conduit à une réduction continuelle des salaires et
à un appauvrissement absolu des ouvriers. Le prolétariat est alors
•QJ
...... forcé de se révolter parce que, avec le processus de concurrence
•QJ
·o et de centralisation du capital, «s'accroît la masse de misère,
0
l/l

w
0
u d'oppression, d'esclavage, de dégradation »11 •
l/l
c
0
Mais le capitalisme n'est pas resté immobile depuis Marx. On
:p
-a ne pouvait attendre de Marx, qui écrivait au milieu du XIXe siècle,
w
l/l
QJ
_J

l.D
ri 11. Décrire la théorie de la paupérisation de Marx en termes internationaux
0
N plutôt qu'en termes nationaux (comme Marx le fit) n'est qu'un subterfuge. D'abord,
@ cet escamotage théorique esquive les raisons pour lesquelles la paupérisation ne
......
..c
01
s'est pas produite à l'intérieur de la forteresse capitaliste, seul point de départ
·c technologiquement adéquat pour une société sans classes. Ensuite, si nous devons
>-
0.
0 mettre notre espoir dans le monde colonial en tant que prolétariat, cette position
u
cache un dan ger réel : le génocide. L'Amérique et son alliée récente, la Russie, ont
toutes les d eux les moyens techniques de bombarder le monde sous-développé
jusqu'à soumission. Cette menace est tapie à l'horizon historique: la transforma-
tion des États-Unis en un véritable empire fasciste de type nazi. C'est une idiotie
pure de dire que ce pays est un «tigre de papier». C'est un tigre thermonucléaire,
et la classe dirigeante américaine, du fait de l'absence de limites culturelles, est
capable d 'encore plus de perversité que l'allemande.
196 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

qu'il saisisse toutes les conséquences de ses analyses sur la cen-


tralisation du capital et le développement de la technologie. On
ne pouvait lui demander de prévoir que le capitalisme se dévelop-
perait non seulement du mercantilisme aux formes industrielles
dominant son époque - de monopoles commerciaux aidés par
l'État aux unités industrielles hautement compétitives - mais
aussi que, avec la centralisation du capital, il reviendrait à ses
origines mercantiles à un plus haut niveau de développement et
adopte à nouveau des formes monopolistiques aidées par l'État.
L'économie tend à se fondre dans l'État et le capitalisme com-
mence à «planifier» son développement au lieu de le laisser
dépendre uniquement de la concurrence et des forces du marché.
Le système n'abolit certainement pas la lutte de classes, mais il
s'arrange pour la contenir, utilisant ses immenses ressources
technologiques pour assimiler les parties les plus stratégiques de
la classe ouvrière.
Ainsi la théorie de la paupérisation se trouve totalement
émoussée. Aux États-Unis, la lutte de classes au sens traditionnel
n'a pu se développer en guerre de classes. Elle se joue entièrement
•QJ

à l'intérieur d'un cadre bourgeois. Le marxisme devient en fait
•QJ
·o une idéologie. Il est assimilé par les formes les plus avancées du
0
l/l

w
0
u capitalisme d'État - en particulier en Russie. Par une incroyable
l/l
c
0
ironie de 1'histoire, le « socialisme » marxien se révèle être en
:p
"'Cl grande partie le capitalisme d'État lui-même, que Marx n'a pas
w
l/l
QJ
su prévoir dans la dialectique du capitalisme12 • Le prolétariat, au
_J

l.D
ri
lieu de devenir une classe révolutionnaire au sein du capitalisme,
0
N se révèle être un organe du corps de la société bourgeoise.
@

..c
La question que nous devons donc poser, aujourd'hui, est de
01
·c
>-
savoir si une révolution qui cherche à réaliser une société sans
0.
u
0 classes peut naître d'un conflit entre des classes traditionnelles

12. Lénine sentit cela et décrivit le« socialisme» comme «rien d 'autre qu'un
monopole capitaliste d'État créé au bénéfi ce de tout le peuple » (Cf. Lénine «La
catastrophe imminente et les moyens de la conjurer ».) Ceci est une affirmation
extraordinaire si l'on réfléchit à ses implications, et elle forme un paquet de
contradictions.
ÉCOUTE, CAMARADE! 197

dans une société de classes, ou si une telle révolution sociale ne


peut naître que de la décomposition des classes traditionnelles,
en fait, de l'apparition d'une« classe» entièrement nouvelle, dont
l'essence même est d'être une non-classe, et plutôt une couche
croissante de révolutionnaires. Pour répondre à cette question
nous en apprendrons plus en retournant à l'ample dialectique que
Marx a développée au sujet de la société humaine dans son
ensemble, que par le modèle qu'il emprunte au passage de la
société féodale à la société capitaliste. Tout comme les clans
parentaux primitifs commençaient à se différencier en classes, il
y a de nos jours une tendance à la décomposition des classes dans
des sous-cultures complètement nouvelles qui, sous plusieurs
aspects, s'apparentent à des relations non capitalistes. Ce ne sont
plus des groupes strictement économiques; en fait, ils reflètent la
tendance du développement social à transcender les catégories
sociales de la société de pénurie. Ils constituent en effet une pré-
formation culturelle, une forme grossière et ambiguë, du mouve-
ment de la société de rareté à une société d'abondance.
Le processus de décomposition des classes doit être compris
•QJ

dans toutes ses dimensions. Le mot« processus » doit être souli-
•QJ
·o gné ici : les classes traditionnelles ne disparaissent pas - ni, pour
0
l/l

w
0
u cette raison, la lutte de classes. Seule une révolution sociale peut
l/l
c
0
supprimer la structure dominante de classes et les conflits qu'elle
:p
"'Cl engendre. Mais la lutte des classes traditionnelle cesse d'avoir des
w
l/l
QJ
implications révolutionnaires: elle se révèle être la physiologie
_J

l.D
ri
de la société dominante, non les douleurs d'un enfantement.
0
N En fait, la lutte de classes traditionnelle est une condition de
@

..c
base de la stabilité de la société capitaliste, car elle «corrige»
01
·c
>-
ses abus (salaires, horaires, inflation, emploi, etc.). Les syndicats
0.
u
0 se constituent eux-mêmes en «contre-monopoles» à l'encontre
des monopoles industriels et sont incorporés dans l'économie
néo-mercantiliste, institutionnalisée en tant qu' état de fait. À
l'intérieur de ce paradigme, il règne des conflits plus ou moins
importants, mais pris dans leur ensemble ils renforcent le sys-
tème et servent à le perpétuer.
198 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Renforcer cette structure de classes en babillant sur le «rôle


de la classe ouvrière », renforcer cette lutte de classes tradition-
nelle en lui imputant un contenu révolutionnaire, infecter le
nouveau mouvement révolutionnaire de notre époque avec de
l'ouvriérisme, tout cela est réactionnaire en soi. Combien de fois
devra-t-on rappeler aux doctrinaires marxistes que l'histoire de
la lutte des classes est l'histoire d'une maladie, des blessures
ouvertes par la fameuse « question sociale », du développement
déséquilibré de l'être humain essayant d'obtenir le contrôle sur
la nature en dominant son semblable? Si la retombée secondaire
de cette maladie a été le développement technologique, le produit
principal en a été la répression, une horrible effusion de sang
humain et une distorsion psychique terrifiante.
Alors que cette maladie touche à sa fin, alors que les blessures
commencent à guérir dans leurs plus profonds replis, le processus
se déploie maintenant vers sa plénitude; les implications révolu-
tionnaires de la lutte de classes perdent leur sens en tant que
constructions théoriques et réalité sociale. Le processus de
décomposition embrasse non seulement la structure tradition -
•QJ

nelle de classes mais aussi la famille patriarcale, les méthodes
•QJ
·o autoritaires d'éducation, l'influence de la religion, les institutions
0
l/l

w
0
u de l'État, les mœurs engendrées par le labeur, la renonciation, la
l/l
c
0
culpabilité et la sexualité réprimée. En bref, le processus de désin-
:p
"'Cl tégration devient maintenant général et recoupe virtuellement
w
l/l
QJ
toutes les classes, valeurs et institutions traditionnelles. Il crée des
_J

l.D
ri
problèmes, des méthodes de lutte, des formes d'organisation entiè-
0
N rement nouveaux et nécessite une approche entièrement nouvelle
@

..c
de la théorie et de la praxis .
01
·c
>-
Qu'est-ce que cela veut dire concrètement? Examinons deux
0.
u
0 approches différentes, l'approche marxiste et la révolutionnaire.
Le marxiste doctrinaire voudrait nous voir approcher l'ouvrier
- ou mieux, «entrer» dans l'usine - pour l'endoctriner, lui de
préférence à n'importe qui d'autre. Pour quoi faire? Pour donner
à l'ouvrier une « conscience de classe ». Pour citer les exemples les
plus néanderthaliens de la vieille gauche: on se coupe les cheveux,
ÉCOUTE, CAMARADE! 199

on s'affuble de vêtements conventionnels, on abandonne l'herbe


pour les cigarettes et la bière, on danse conventionnellement, on
simule des manières «rudes» et on arbore une contenance sévère,
figée et pompeuse13 •
Bref, on devient la pire caricature de l'ouvrier: non pas un
«petit bourgeois dégénéré», mais bien un bourgeois dégénéré. On
devient une imitation de l'ouvrier dans la même mesure où
l'ouvrier est une imitation de ses maîtres. De plus, derrière cette
métamorphose de l'étudiant en « ouvrier » se cache un cynisme
vicieux, car on essaye d'utiliser la discipline inculquée par le
milieu industriel pour discipliner l'ouvrier dans le milieu du
parti. On essaye d'utiliser le respect de l'ouvrier pour la hiérarchie
industrielle pour lui faire épouser la hiérarchie du parti. On met
en œuvre ce procédé révoltant qui, s'il réussit, ne peut conduire
qu'au remplacement d'une hiérarchie par une autre, tout en pré-
tendant être concerné par les soucis économiques quotidiens des
ouvriers. Même la théorie marxiste se trouve dégradée dans cette
image avilie de l'ouvrier (Cf. n'importe quel numéro de Challenge,
ce National Inquirer de la gauche: rien n'ennuie plus les ouvriers
•QJ

que ce genre de littérature). À la fin, l'ouvrier est assez fin pour
•QJ
·o savoir qu'il obtiendra de meilleurs résultats dans la lutte de tous
0
l/l
0
w
u les jours à travers la bureaucratie syndicale qu'à travers la bureau-
l/l
c
0
cratie d'un parti marxiste. Les années 1940 ont révélé cela de
:p
"'Cl façon si spectaculaire qu'en un an ou deux, les syndicats ont
w
l/l
QJ
réussi à vider par milliers (et pratiquement sans protestation de
_J

l.D
ri
la base) les marxistes qui avaient fait un travail préparatoire
0
N considérable au sein du mouvement ouvrier pendant plus d'une
@

..c
décennie, et ce, jusque dans les postes les plus importants des
01
·c
>-
organisations syndicales internationales.
0.
u
0 En fait, l'ouvrier devient un révolutionnaire non pas en deve-
nant plus ouvrier, mais en se débarrassant de sa « condition

13. À ce sujet, la Vieille gauche projette sa propre image de néanderthalien


sur l'ouvrier am éricain. En fait, cette image représente beau coup mieu x le
bureaucrate syndicaliste, ou le commissaire stalinien.
200 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

ouvrière». Et en cela il n'est pas seul: la même chose s'applique au


paysan, à l'étudiant, à l'employé, au soldat, au bureaucrate, au
professeur et au marxiste. L'ouvrier n'est pas moins« bourgeois»
que le paysan, l'étudiant, l'employé, le soldat, le bureaucrate, le
professeur et le marxiste. Sa «condition ouvrière» est la maladie
dont il souffre, l'affliction sociale qui s'est cristallisée dans ses
dimensions individuelles. Lénine l'avait compris dans Que faire?
mais il ne fit que s'introduire dans l'ancienne hiérarchie avec un
drapeau rouge et un verbiage révolutionnaire. L'ouvrier com-
mence à être révolutionnaire quand il se débarrasse de sa« condi-
tion ouvrière », quand il commence à détester ses statuts de classe
hic et nunc, quand il commence à vomir les caractéristiques que
précisément les marxistes apprécient le plus en lui: son éthique
du travail, son caractère conditionné par la discipline indus-
trielle, son respect de la hiérarchie, son obéissance au chef, sa
consommation, ses vestiges de puritanisme. Dans ce sens, l'ou-
vrier devient révolutionnaire dans la mesure où il se dépouille de
ses statuts de classe et réalise une conscience de non-classe. Il
dégénère - et il dégénère magnifiquement. Ce dont il se dépouille,
•QJ
...... c'est précisément de ces chaînes de classe qui le lient à tous les
•QJ
·o systèmes de domination. Il abandonne ces intérêts de classe qui
0
l/l

w
0
u l'enchaînent à la consommation, au pavillon de banlieue et à une
l/l
c
0
vision comptable de la vie14 •
:p
-a
w
l/l
QJ
_J 14. Dans ce sens, l'ouvrier commence à se rapprocher des formes humaines
l.D
ri de transition sociale qui ont fourni à l'histoire ses éléments les plus révolution-
0
N naires. En général, le «prolétariat» a été plus révolutionnaire dans des périodes
@ transitoires, quand il était le moins «prolétarisé» par le système industriel. Les
......
..c grands foyers des révolutions ouvrières classiques ont été Petrograd et Barcelone,
01
·c où les ouvriers venaient d'être déracinés du milieu paysan, et Paris, où ils étaient
>-
0.
0 encore artisans ou venaient directement de ce milieu. Ces ouvriers avaient les
u
plus grandes difficultés à s'acclimater à la domination industrielle et devinrent
une source continue de troubles sociaux et révolutionnaires. Au contraire, une
classe ouvrière stable et h éréditaire tend à être étonnamment non révolution-
naire. Même dans le cas souvent cité des ouvriers allemands (qui, comme on le
sait, étaient d'après Marx et Engels des modèles pour le prolétariat européen),
la majorité n e soutint pas les spartakistes en 1919. Ils envoyèrent de grandes
majorités d e sociaux-démocrates officiels au congrès des conseils ouvriers, puis
ÉCOUTE, CAMARADE! 201

Les événements les plus prometteurs dans les usines aujour-


d'hui, c'est l'apparition de jeunes ouvriers qui fument de l'herbe,
déconnent au travail, passent d'un emploi à l'autre, se laissent
pousser les cheveux, demandent plus de temps libre plutôt que
plus d'argent, volent, harcèlent toutes les autorités, font des grèves
sauvages, et contaminent leurs camarades de travail. Encore plus
prometteuse est l'apparition de ce type de personnes dans les
écoles commerciales et professionnelles qui sont les réservoirs
de la classe ouvrière à venir. Plus les ouvriers, les étudiants et
les lycéens relient leur style de vie aux différents aspects de la
culture anarchique des jeunes, plus le prolétariat cessera d'être
une force de conservation de l'ordre établi pour devenir une force
révolutionnaire.
C'est une situation qualitativement nouvelle qui surgit quand
on a à faire face à la transformation d'une société de classes,
répressive, fondée sur la pénurie matérielle, vers une société sans
classes, libératrice et fondée sur l'abondance matérielle. À partir
des structures de classes traditionnelles en décomposition se crée
un nouveau type humain, en nombre toujours plus grand: le
•QJ
...... révolutionnaire. Ce révolutionnaire commence à contester non
•QJ
·o seulement les prémisses économiques et politiques de la société
0
l/l

w
0
u hiérarchique, mais la hiérarchie en tant que telle. Non seulement
l/l
c
0
il soutient la nécessité d'une révolution sociale, mais il essaye de
:p
-a vivre d'une manière révolutionnaire dans la mesure où cela est
w
l/l
QJ
possible dans la société existante15• Non seulement il attaque les
_J

l.D
ri
0
N plus tard au Reichstag, et se rallièrent logiquement au Parti social-démocrate,
@ jusqu'en 1933.
......
..c
01
15. Ce style de vie révolutionnaire peut se développer dans les usines aussi
·c bien que dans la rue, dans les écoles aussi bien que dans les taudis et dans les
>-
0.
0 banlieues résidentielles de la Bay Area à l'East Sicle. Son essence est le défi et la
u
«propagande par le fait» qui érod e toutes les mœ urs, les institutions, tous les
mots d 'ordre du pouvoir dominant. Quand une société est au seuil d 'une période
révolutionnaire, les usines, les écoles, et les quartiers deviennent la véritable scène
du «jeu » révolutionnaire, un jeu qui a un fondement extrêmement sérieux. Les
grèves deviennent chroniques et sont déclenchées pour elles-mêmes, pour briser
la croûte d e la routine, pour défier la société presque quotidiennement, pour
secouer les normes bourgeoises. Cette nouvelle humeur des ouvriers, des étudiants
202 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

formes dérivées de notre héritage de répression, mais il improvise


de nouvelles formes de libération qui tirent leur poésie du futur.
Cette préparation du futur, cette expérimentation de formes
de relations sociales libératrices, post-rareté, serait illusoire si le
futur impliquait la substitution d'une société de classes par une
autre. Par contre, elle est indispensable si le futur implique une
société sans classes, bâtie sur les ruines d'une société de classes.
Qui sera alors «l'agent» du changement révolutionnaire? Litté-
ralement, la grande majorité de la société, venue de toutes les
classes traditionnelles et fondue dans une force révolutionnaire
commune par la décomposition des institutions, des formes
sociales, des valeurs et des styles de vie de la structure de classe
dominante. Typiquement, son élément le plus avancé est la jeu-
nesse - une génération qui, aujourd'hui, n'a pas connu de crise
économique chronique et qui est de moins en moins tournée vers
le mythe de la sécurité matérielle, si répandu chez les représen-
tants de la génération des années 1930.
S'il est vrai qu'une révolution ne peut être réalisée sans le sou-
tien, actif ou passif, des ouvriers, il n'en est pas moins vrai qu'elle
•QJ

ne peut être réalisée sans le soutien actif ou passif des paysans,
•QJ
·o des techniciens, des professeurs. Surtout, une révolution ne peut
0
l/l

w
0
u être réalisée sans le soutien de la jeunesse, dans laquelle la classe
l/l
c
0
dominante recrute ses forces armées. En effet, si la classe domi-
:p
"'Cl nante conserve sa puissance armée, la révolution est perdue, quel
w
l/l
QJ
que soit le nombre d'ouvriers qui sy seront ralliés. Ceci a été clai-
_J

l.D
ri
rement démontré en Espagne dans les années 1930, en Hongrie
0
N dans les années 1950 et en Tchécoslovaquie dans les années 1960.
@

..c
La révolution d'aujourd'hui, par sa nature même, c'est-à-dire par
01
·c
>-
0.
0 et des habitants des quartiers est un signe avant-coureur essentiel du véritable
u
moment de la transformation révolutionnaire. Son expression la plus consciente
est l'exigence «d'autogestion », 1'ouvrier refuse d 'être un être «dirigé», un être de
classe. Ce processus était très flagrant en Espagne, à la veille de la révolution de
1936, quand dans presque toutes les villes les ouvriers appelaient à la grève «pour
le plaisir », pour exprimer leur indépendance, leur éveil, leur rupture avec l'ordre
social et avec les conditions de vie bourgeoises. Ceci était aussi une des caracté-
ristiques essentielles de la grève générale en France en 1968.
ÉCOUTE,CAMARADE! 203

sa recherche de la plénitude, doit rallier non seulement les soldats


et les ouvriers, mais la génération au sein de laquelle sont recrutés
les soldats, les ouvriers, les paysans, les scientifiques, les professeurs
et même les bureaucrates. En écartant les manuels de tactique du
passé, la révolution du futur doit suivre les lignes de moindre
résistance, creusant son chemin parmi les couches les plus sensi-
bilisées de la population, quelle que soit leur« position de classe».
Elle doit se nourrir de toutes les contradictions de la société bour-
geoise et non pas de contradictions préconçues empruntées aux
années 1860 ou à 1917. À partir de là, elle attirera tous ceux qui
ressentent le fardeau de l'exploitation, de la pauvreté, du racisme,
de l'impérialisme - et aussi tous ceux dont la vie est gâchée
par la surconsommation, les banlieues résidentielles, les médias
de masse, la famille, l'école, les supermarchés et la répression
sexuelle généralisée. Alors la forme de la révolution deviendra
aussi totale que son contenu: sans classes, sans propriété, sans
hiérarchie et pleinement libératrice.
S'embarquer dans ce développement révolutionnaire armé
des recettes usées du marxisme, radoter au sujet de «l'analyse
•QJ
...... de classe » et du «rôle de la classe ouvrière » revient à remplacer
•QJ
·o le présent et le futur par le passé. Brandir une telle idéologie
0
l/l

w
0
u agonisante en ergotant au sujet des « cadres », du « parti d'avant-
l/l
c
0
garde », du «centralisme démocratique » et de la «dictature du
:p
-a prolétariat », c'est de la contre-révolution pure et simple. C'est ce
w
l/l
QJ
problème de la «question organisationnelle» - la contribution
_J

l.D
ri
vitale du léninisme au marxisme - que nous allons maintenant
0
N examiner.
@
......
..c
01
·c
>-
Le mythe du parti
0.
0
u Les révolutions sociales ne sont pas «faites » par des partis, des
groupes ou des cadres; elles sont le résultat de contradictions et
de mouvements historiques de fond qui stimulent des franges
importantes de la population. Elles surviennent non seulement
(comme l'a déclaré Trotsky) parce que les «masses» trouvent
204 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

intolérable la société dans laquelle elles vivent, mais aussi à cause


des tensions qui se déclarent entre l'existant et le possible, entre
«ce qui est» et« ce qui pourrait être». La misère en elle-même ne
cause pas les révolutions; en fait, elle produit le plus souvent une
démoralisation anomique, ou pis, une lutte privée, individuelle,
pour la survie.
La révolution russe de 1917 pèse sur l'esprit des vivants comme
un cauchemar parce que, dans une large mesure, elle a été le
produit des« conditions intolérables» liées à une guerre impéria-
liste dévastatrice. Mais ce qu'elle a pu posséder de rêve fut pulvé-
risé par une guerre civile encore plus sanglante, par la famine et
par la trahison. Ce qui est ressorti de la révolution, ce n'était pas
les ruines du vieux monde, mais celles des espoirs qu'on pouvait
nourrir d'en créer un nouveau. La révolution russe fut un misé-
rable échec; elle ne fit que remplacer le tsarisme par le capitalisme
d'État16 • Les bolcheviks devinrent par la suite les victimes tra-

16. C'est un fait que Trotsky n'a jamais compris. Il n 'a jamais poursuivi
jusqu'à ses conclusions logiques son concept du «développement combiné». Il
•QJ

•QJ
comprit que la Russie tsariste, le dernier-né en matière d 'évolution bourgeoise à
·o l'européenne, devait acquérir les formes les plus avancées d 'industrie et de classes
0
l/l
0 sociales au lieu de récapituler tout le processus del' évolution bourgeoise depuis
u
w le début. Il négligea pourtant de considérer la possibilité que la Russie, déchirée
l/l
c par de terribles bouleversements intérieurs, soit en avance sur l'évolution capita-
0
:p
"'Cl
liste européenne. Hypnotisé par la formule: «propriété nationalisée = socia-
w lisme», il fut incapable de discerner que le capitalisme monopoliste a tendance à
l/l
QJ
_J s'amalgamer à l'État sous l'impulsion de sa propre dialectique interne. Les bol-
l.D
ri cheviks ayant éliminé les formes traditionnelles de l'organisation sociale bour-
0
N geoise (qui continuent à constituer un frein au développement du capitalisme
@ d'État en Europe et en Amérique) préparèrent involontairement le terrain pour

..c
01
un développement« pur» du capitalisme d'État par lequel 1'État finit par devenir
·c la classe dominante. En l'absence de l'aide d'une Europe technologiquement
>-
0.
0 avancée, la révolution russe passa à la contre-révolution intérieure ; la Russie
u
soviétique se transforma en un capitalisme d 'État qui« n'est pas au bénéfice de tout
le peuple». L'analogie faite par Lénine entre le« socialisme» et le capitalisme d 'État
devint une terrifiante réalité sous Staline. Malgré son fond humaniste, le marxisme
fut incapable de saisir à quel point sa conception du «socialisme » se rapproche
d'une étape plus avancée du capitalisme: le retour au néo-mercantilisme à un
niveau plus élevé de développement industriel. L'incapacité à comprendre cette
évolution est source de confusion théorique dévastatrice au sein du mouvement
ÉCOUTE,CAMARADE! 205

giques de leur idéologie et par milliers payèrent de leur vie les


purges des années 1930. Prétendre tirer une vérité seule et unique
de cette révolution de la pénurie est ridicule. Ce que nous pou-
vons apprendre des révolutions passées, c'est ce que toutes les
révolutions ont en commun et leurs limites rigides par rapport
aux énormes possibilités qui s'offrent maintenant à nous.
Le fait le plus marquant des révolutions passées, c'est qu'elles
commencèrent de manière spontanée. Que l'on examine les pre-
mières phases de la Révolution française de 1789, les révolutions
de 1848, la Commune de Paris, la révolution de 1905 en Russie, le
renversement du tsar en 1917, la révolution hongroise de 1956, la
grève générale de 1968 en France, les débuts sont généralement
les mêmes: une période d'agitation qui éclate spontanément en
un soulèvement de masse. Le succès du soulèvement dépend de
sa résolution et de la capacité de l'État à utiliser sa puissance
armée. En fin de compte, le soulèvement réussit si les soldats
rejoignent le peuple.
Le «glorieux parti», quand il y en a un, est invariablement en
retard sur les événements. En février 1917, l'organisation bolche-
•QJ

vique de Petrograd s'opposa aux ordres de grève à la veille même
•QJ
·o de la révolution qui était destinée à renverser le tsar. Par bonheur,
0
l/l

w
0
u les travailleurs ignorèrent les « directives » bolcheviques et se
l/l
c
0
mirent en grève quand même. Au cours des événements qui
:p
"'Cl suivirent, personne ne fut plus surpris par la révolution que les
w
l/l
QJ
partis « révolutionnaires » eux-mêmes, y compris les bolcheviks.
_J

l.D
ri
D'après le leader bolchevique Kaïourov: «On ne sentait venir
0
N aucun principe directeur des centres du parti ... Le Comité de
@

..c
Petrograd était emprisonné, et le commandant du Comité cen-
01
·c
>-
tral, le camarade Chliapnikov, se trouvait dans l'impuissance de
0.
u
0 donner des directives pour la journée suivante17• » Ce fut peut-
être une chance : avant l'arrestation du comité de Petrograd, son

révolutionnaire contemporain, comme en témoignent les scissions provoquées


par cette question dans le mouvement trotskiste.
17. Cité par Léon Trotsky, Histoire de La révolut ion russe. 1. La révolution de
f évrier, trad. de Maurice Parijanine, Paris, Seuil, coll. « Points», 1995 [1950], p. 187.
206 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

évaluation de la situation et le rôle qu'il joua furent si piteux que,


si les travailleurs l'avaient suivi, il est douteux que la révolution
aurait commencé à ce moment-là.
On pourrait raconter des histoires semblables à propos des
soulèvements qui précédèrent 1917 et de ceux qui suivirent.
Parlons du plus récent: le soulèvement étudiant et la grève géné-
rale de mai et juin 1968 en France. On a tendance à oublier
opportunément qu'il y avait, à ce moment-là à Paris, près d'une
douzaine d'organisations «étroitement centralisées» de type
bolchevique. Ce qu'on mentionne rarement, c'est que pratique-
ment tous ces groupes «d'avant-garde» affichèrent une attitude
dédaigneuse vis-à-vis du mouvement étudiant jusqu'au 7 mai,
date du début des combats de rue. Les membres du groupe
trotskiste des Jeunesses communistes révolutionnaires furent
une exception notoire, et ils se contentèrent essentiellement de
suivre les initiatives du Mouvement du 22 mars18 • Jusqu'au 7 mai,
tous les groupes maoïstes considéraient le soulèvement étudiant
comme périphérique et sans importance. La Fédération des étu-
diants révolutionnaires, trotskiste, le trouvait« aventuriste »et, le
•QJ

10 mai, ils tentèrent de faire quitter les barricades aux étudiants.
•QJ
·o Et bien entendu, le Parti communiste joua un rôle complètement
0
l/l

w
0
u traître. Bien loin de guider le mouvement populaire, les maoïstes
l/l
c
0
et les trotskistes en furent les captifs d'un bout à l'autre. La
:p
"'Cl plupart de ces groupes bolcheviques tentèrent cyniquement de
w
l/l
QJ
manipuler les assemblées étudiantes de la Sorbonne dans le but
_J

l.D
ri
de les « contrôler », y introduisant ainsi un climat de dissension
0
N qui a contribué à leur démoralisation. Finalement, et pour comble
@

..c
d'ironie, tous ces groupes bolcheviques caquetaient à l'unisson
01
·c
>-
sur la nécessité impérieuse d'une direction centralisée quand
0.
0
u
18. Le Mouvement du 22 mars joua au cours des événements le rôle de cata-
lyseur mais pas celui de direction. Il ne «commandait » pas, il instiguait, laissant
les événements se dérouler selon leur propre logique. C'est cette attitude qui a
permis aux étudiants de continuer sur leur lancée ; elle était indispensable à la
dialectique du soulèvement car, sans elle, il n'y aurait pas eu les barricades du
10 mai qui déclenchèrent à leur tour la grève généralisée des travailleurs.
ÉCOUTE,CAMARADE! 207

le mouvement populaire s'écroula - un mouvement apparu


malgré leurs directives et souvent s'opposant à elles. Toutes les
révolutions et tous les soulèvements dignes d'intérêt sont non
seulement magnifiquement anarchiques dans leur phase initiale,
mais aussi spontanément créateurs de modes de gestion révolu-
tionnaire qui leur conviennent. Dans l'histoire des révolutions
sociales, ce sont les sections parisiennes de 1793-1794 qui en
fournissent l'exemple le plus remarquable19• Les conseils ouvriers
ou «soviets» créés en 1905 par les travailleurs de Petrograd
représentent un autre mode de gestion révolutionnaire qui nous
est plus familier. Bien que moins démocratique que les sections,
le conseil ouvrier devait réapparaître dans un certain nombre
de révolutions qui suivirent. Les comités d'usine des anarchistes
espagnols de 1936 en sont un autre exemple. Enfin, les sections
réapparaissent sous la forme d'assemblées étudiantes et de comi-
tés d'action lors du soulèvement et de la grève généralisée à Paris
(en mai-juin 1968)20 • Il faut se demander à ce point quel est le
rôle du parti «révolutionnaire» dans ce genre d'événements.
Au début, comme nous l'avons vu, il a tendance à jouer un rôle
•QJ
...... inhibiteur plutôt qu'un rôle d'avant-garde. Là où il exerce son
•QJ
·o influence, il tend à ralentir le déroulement des événements plutôt
0
l/l

w
0
u que de «coordonner» les forces révolutionnaires. Cela n'est pas
l/l
c
0
un accident. Le parti est organisé selon des lignes hiérarchiques
:p
-a qui reflètent la société même à laquelle il prétend s'opposer. Malgré
w
l/l
QJ
_J

l.D
ri 19. Voir supra, «Les formes de la liberté ».
0
N 20. Avec une sublime arrogance, partiellement explicable par leur ignorance,
@ un certain nombre de groupes marxistes baptisent« soviets » pratiquement toutes
......
.c
01
ces formes d 'autogestion (de gestion révolutionnaire). Cette tentative de rassem-
·c bler toutes ces formes sous une même rubrique n 'est pas seulement trompeuse,
>-
0.
0 mais aussi délibérément obscurantiste. En fait, le véritable soviet était la moins
u
démocratique de ces formes révolutionnaires et les bolcheviks l'utilisaient astu-
cieusement pour transférer le pouvoir à leur propre parti. Le soviet n'était pas
basé sur la démocratie directe comme les sections parisiennes ou comme les
assemblées de Paris lors de Mai 68. Il n'était pas basé non plus sur l'autogestion
économique comme les comités d'usine des anarchistes espagnols. Le soviet était
en fait un parlement de travailleurs, organisé hiérarchiquement, tirant son
mandat des usines et, plus tard, des unités militaires et des villages paysans.
208 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

ses prétentions théoriques, c'est un organe bourgeois, un État


en miniature, doté d'un appareil et d'un cadre dont la fonction
est de prendre le pouvoir, pas de le dissoudre. Enraciné dans
la période prérévolutionnaire, il assimile toutes les formes, les
techniques et la mentalité de la bureaucratie. Les membres sont
formés à l'obéissance, aux préconceptions d'un dogme rigide, ils
ont appris à révérer la «direction». À l'inverse, la direction du
parti est formée à l'école du commandement, de l'autorité, de la
manipulation et de l'égocentrisme. La situation est encore pire
lorsque le parti prend part au jeu électoral. À cause des exigences
de la campagne électorale, le parti est obligé de copier dans leur
totalité les formes bourgeoises existantes; il acquiert même l'atti-
rail d'un parti électoraliste. Ce fait devient déterminant quand le
parti acquiert du matériel d'imprimerie, un siège coûteux et un
large éventail de périodiques qu'il contrôle, ou qu'il développe un
appareil de permanents rétribués - c'est-à-dire une bureaucratie
et les investissements matériels qui l'accompagnent.
Au fur et à mesure que le parti grandit, la distance qui
sépare la direction de la base croît immanquablement. Ses chefs
•QJ

deviennent des «personnalités» et perdent le contact avec la
•QJ
·o vie réelle de la base. Les groupes locaux, qui appréhendent leur
0
l/l

w
0
u véritable situation beaucoup mieux que n'importe quel chef
l/l
c
0
lointain, sont obligés de subordonner leur compréhension aux
:p
"'Cl directives venues d'en haut. La direction, à qui fait défaut toute
w
l/l
QJ
connaissance directe des problèmes locaux, réagit avec une len-
_J

l.D
ri
teur et une prudence exagérées. Bien qu'elle prétende posséder
0
N une «vue globale des choses » et une compétence théorique
@

..c
supérieure, la compétence de la direction a tendance à diminuer
01
·c
>-
en raison de la proximité du sommet de la hiérarchie. Plus on
0.
u
0 est près du niveau où les véritables décisions sont prises, plus
le processus de décision est conservateur, plus elles sont prises
en fonction d'intérêts bureaucratiques et étrangers au parti, les
préoccupations de prestige et de stabilité remplaçant la créati-
vité, l'imagination et un dévouement désintéressé aux objectifs
révolutionnaires.
ÉCOUTE,CAMARADE! 209

Aussi, plus le parti recherche l'efficacité dans la hiérarchie, les


cadres et la centralisation, moins il devient efficace d'un point de
vue révolutionnaire. Tout le monde marche au pas, mais les
ordres sont généralement incorrects, surtout quand les événe-
ments s'accélèrent et prennent des tournants inattendus, comme
cela arrive au cours de toutes les révolutions. Le parti n'est efficace
qu'à un seul point de vue : il réussit très bien à modeler la société
à sa propre image hiérarchique si la révolution réussit. Il recrée la
bureaucratie, la centralisation et l'État. Il suscite les conditions
qui justifient cette sorte de société. Alors, au lieu de «dépérir»,
l'État sous le contrôle du «glorieux parti» préserve soigneuse-
ment les conditions mêmes qui rendaient« indispensable» l'exis-
tence d'un État et d'un parti pour le« sauvegarder».
Par ailleurs, le parti est extrêmement vulnérable en période
de répression. Il suffit à la bourgeoisie de capturer sa direction
pour détruire pratiquement tout le mouvement. Avec ses chefs en
prison ou cachés, le parti est paralysé; la base habituée à l'obéis-
sance n'a plus personne à qui obéir. Elle a tendance à patauger. La
chute de motivation s'installe rapidement. Le parti se décompose,
•QJ

non seulement à cause du climat dépressif mais aussi à cause de
•QJ
·o la pauvreté de ses ressources intérieures.
0
l/l

w
0
u La description ci-dessus n'est pas un ensemble d'affirmations
l/l
c
0
hypothétiques; c'est un portrait composé de traits caractéristiques
:p
"'Cl de tous les grands partis marxistes depuis le siècle passé : les
w
l/l
QJ
sociaux-démocrates, les communistes et le parti trotskyste de
_J

l.D
ri
Ceylan (le seul de son espèce). Les «expliquer» en disant que tous
0
N ces partis ont cessé de prendre au sérieux leurs principes marxistes
@

..c
ne sert qu'à camoufler une autre question: pourquoi cet abandon?
01
·c
>-
La vérité est que tous ces partis ont été cooptés par la société
0.
u
0 bourgeoise parce qu'ils étaient organisés bourgeoisement. Ils
portaient en eux, dès leur naissance, le germe de la trahison.
Le parti bolchevique échappa à ce sort entre 1904 et 1917 pour
une seule et unique raison; il était illégal pendant le plus gros des
années qui précédèrent la révolution. Comme il était continuel-
lement dispersé et reconstitué, il ne réussit jamais, jusqu'à sa prise
210 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

du pouvoir, à se cristalliser en une machine complètement cen-


tralisée, bureaucratique et hiérarchique. De plus, il était infesté
de factions. Un intense climat fractionnel persista jusqu'en 1917
et à la guerre civile. La direction bolchevique était néanmoins
extrêmement conservatrice la majeure partie du temps, chose que
Lénine eut à combattre jusqu'en 1917, d'abord par ses efforts de
réorientation du comité central contre le gouvernement provi-
soire (le fameux conflit sur les «Thèses d'avril»), et plus tard en
le poussant à l'insurrection, en octobre. Dans les deux cas, il dut
menacer de démissionner et de porter ses vues devant la base.
En 1918, les querelles intestines au sujet du traité de Brest-
Litovsk s'aggravèrent tellement que les bolcheviks en vinrent
presque à se scinder en deux partis, en guerre l'un contre l'autre.
Les groupes d'opposition à l'intérieur du parti bolchevique -
comme les centralistes démocrates et !'Opposition ouvrière - se
livrèrent d 'amers combats jusqu'à 1919 et 1920, sans parler de
l'opposition qui se développa au sein de l'Armée rouge à propos
de la propension de Trotsky à tout centraliser. La centralisation
complète du parti bolchevique, l'accomplissement de «l'unité
•QJ

léniniste » comme on l'appellera plus tard, ne se fit qu'en 1921,
date à laquelle Lénine réussit à persuader le xeCongrès du parti
•QJ
·o
0
l/l

w
0
u de bannir les factions. À ce moment-là, la plupart des Gardes
l/l
c
0
blancs avaient été écrasés et les interventionnistes étrangers
:p
"'Cl avaient retiré leurs troupes de Russie.
w
l/l
QJ
On n'insiste pas assez sur le fait que les bolcheviks centrali-
_J

l.D
ri
sèrent leur parti jusqu'à un point tel qu'ils furent coupés de la
0
N classe ouvrière. Mais on a rarement étudié ce rapport (de la
@

..c
centralisation à l'isolement) dans les milieux léninistes plus
01
·c
>-
récents, bien que Lénine lui-même fût assez honnête pour admet-
0.
u
0 tre qu'il existait. La Révolution russe n'est pas seulement l'histoire
du parti bolchevique et de ses sympathisants. Sous le vernis des
événements officiels décrits par les historiens soviétiques, il y eut
un développement plus fondamental: le mouvement spontané
des ouvriers et paysans révolutionnaires, qui devait se heurter
violemment aux pratiques bureaucratiques des bolcheviks. En
ÉCOUTE, CAMARADE! 211

février 1917, au renversement du tsar, les ouvriers de presque


toutes les usines de Russie organisèrent spontanément des comi-
tés d'usine qui prétendirent contrôler une partie de plus en plus
importante des opérations industrielles. En juin 1917 se tint à
Petrograd une conférence des comités d'usine de toutes les Russies
qui réclama «l'organisation d'un contrôle ouvrier total sur la
production et la distribution». Les comptes rendus léninistes de
la Révolution russe mentionnent rarement les motions de cette
conférence, malgré l'alignement de celle-ci sur les bolcheviks.
Trotsky, qui appelle ces comités «les représentants les plus directs
et les plus indiscutables du prolétariat», en traite de manière
superficielle dans sa massive histoire de la révolution en trois
volumes. Pourtant, ces organes spontanés d'autogestion étaient
tellement importants que, pendant l'été 1917, Lénine, craignant
de ne pas gagner les soviets à sa cause, était prêt à larguer le slo-
gan: «Tout le pouvoir aux soviets » en faveur de: «Tout le pouvoir
aux comités d'usine». Ceci aurait projeté les bolcheviks dans une
position complètement anarcho-syndicaliste, bien qu'il soit dou-
teux qu'ils y seraient restés cantonnés bien longtemps.
•QJ

Avec la Révolution d'Octobre, tous les comités prirent le
•QJ
·o contrôle de leurs usines et de tout le processus industriel, après
0
l/l

w
0
u en avoir expulsé la bourgeoisie. Le fameux décret de Lénine du
l/l
c
0
14 novembre 1917, acceptant la notion de contrôle ouvrier, ne fit
:p
"'Cl qu'entériner le fait accompli; les bolcheviks n'osèrent pas, à partir
w
l/l
QJ
de ce moment-là, s'opposer aux ouvriers. Ils commencèrent cepen-
_J

l.D
ri
dant immédiatement à rogner le pouvoir des comités d'usine. En
0
N janvier 1918, à peine deux mois après avoir «décrété» le contrôle
@

..c
ouvrier, les bolcheviks faisaient passer l'administration des usines
01
·c
>-
des mains des comités à celles des syndicats bureaucratiques.
0.
u
0 L'histoire selon laquelle les bolcheviks auraient patiemment expé-
rimenté le contrôle ouvrier et l'auraient trouvé «inefficace» et
«chaotique» est un mythe. Leur «patience » ne dura que quelques
semaines. Non contents de mettre un terme au contrôle ouvrier
direct quelques semaines après le décret du 14 novembre, ils
abolirent le contrôle par les syndicats peu de temps après l'avoir
212 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

établi. Dès l'été 1918, pratiquement toute l'industrie russe était


placée sous une direction de type bourgeois. Comme le déclare
Lénine: «La Révolution exige [... ],justement dans l'intérêt du
socialisme, que les masses obéissent sans réserve à la volonté
unique des dirigeants du travail 21• » On accusa le contrôle ouvrier
d'être non seulement «inefficace», «chaotique» et «irréaliste»,
mais encore «petit bourgeois » ! Le « communiste de gauche »
Osinsky dénonça amèrement ces affirmations mensongères et mit
ainsi en garde le parti :« Le socialisme et l'organisation socialiste
doivent être construits par le prolétariat lui-même, sous peine de
n'être pas construits du tout et d'aboutir à la construction du
capitalisme d'État 22 • » Dans l'« intérêt du socialisme», le parti
bolchevique évinça le prolétariat de tous les domaines conquis
par celui-ci grâce à sa propre initiative et à ses propres efforts. Le
parti ne coordonna ni ne dirigea la révolution, il la domina. Le
contrôle ouvrier d'abord, puis celui des syndicats furent rempla-
cés par une hiérarchie très étudiée, aussi monstrueuse que n'im-
porte quelle structure pré-révolutionnaire. Comme les années
qui suivirent devaient le démontrer, la prophétie d'Osinsky se
•QJ
...... transforma brutalement en une amère réalité.
•QJ
·o
0
l/l
0
u
w 21. V.I. Lénine, «Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets », 1918 [dis-
l/l
c ponible sur <www.marxists.org/francais/lenin/works/1918/04/vil19180428.
0
:p
-a htm>]. Dans ce rude article, publié en avril 1918, Lénine abandonne complète-
w ment les perspectives libertaires qu'il avait mises en avant l'année précédente
l/l
QJ
_J dans L'État et la révolution. Les thèmes principaux de l'article portent sur les
l.D
ri besoins de «discipline», sur celui d'un contrôle autoritaire sur les usines et pour
0
N l'instauration du taylorisme (un système que Lénine a dénoncé avant la révolu-
@ tion, car il rendait les hommes esclaves de la machine). L'article a été écrit durant
......
..c
01
une période relativement pacifique sous la loi bolchevique près de deux mois
·c avant la révolte de la légion tchèque dans l'Oural - la révolte qui a élargi considé-
>-
0.
0 rablement le théâtre de la guerre civile et ouvert une période d'intervention
u
directe des Alliés en Russie. Finalement, l'article a été écrit près d 'un an avant la
défaite de la révolution allemande. Il serait difficile d 'expliquer «Tâches immé-
diates » simplement par la guerre civile en Russie et l' éch ec des révolutions
européennes.
22. V.V. Osinsky, «On the building of Socialism », Kommunist, n° 2, avril 1918,
cité par R. V. Daniels, The Conscience of the Revolution, Oxford, Oxford University
Press, 1961, p. 85-86.
ÉCOUTE, CAMARADE! 213

La lutte entre les bolcheviks et les «masses » russes pour


l'hégémonie ne se limitait pas aux usines. Elle fit son apparition
à la campagne autant qu'à la ville. Le déferlement de la guerre
paysanne avait porté le mouvement ouvrier. Contrairement aux
rapports léninistes, l'effet de ce flot agraire ne se limita pas à
la redistribution de la terre en parcelles privées. En Ukraine,
les paysans, influencés par les milices anarchistes de Nestor
Makhno, établirent une multitude de communes rurales selon le
principe communiste : «De chacun selon ses capacités, à chacun
selon ses besoins. » Ailleurs, dans le Nord et en Asie soviétique,
plusieurs milliers de communes s'organisèrent en partie sur
l'initiative de la gauche socialiste-révolutionnaire et dans une
large mesure sous l'impulsion du collectivisme traditionnel du
village russe: le mir. Il importe peu que ces communes aient
été nombreuses ou qu'elles aient embrassé un nombre plus ou
moins vaste de paysans; c'étaient d'authentiques organisations
populaires, le noyau d'un esprit moral et social quis' élevait bien
au-dessus des valeurs déshumanisantes de la société bourgeoise.
Dès le début, les bolcheviks virent les communes d'un mau-
•QJ

•QJ
·o
vais œil; ils finirent par les condamner. Pour Lénine, la forme
0
l/l
0
favorite de l'entreprise agricole, la forme «socialiste», était la
u
w
l/l
ferme d'État: littéralement, l'usine agricole dont l'État possède la
c
0
:p terre et le matériel, nomme la direction qui engage des paysans
"'Cl
w
l/l
sur la base d'un salaire horaire ou journalier. On retrouve dans
QJ
_J

l.D
l'attitude des bolcheviks vis-à-vis du contrôle ouvrier et des com-
ri
0
N
munes agricoles l'esprit essentiellement bourgeois et la mentalité
@

de leur parti, esprit et mentalité émanant non seulement de leurs
..c
01
·c théories mais du mode d'organisation de celui-ci. En décembre
>-
0.
0
1918, Lénine déclenche une attaque contre les communes sous
u
prétexte qu'on forçait des paysans à en faire partie. En fait, l'orga-
nisation de cette forme communiste d'autogestion ne donna lieu
qu'à peu, sinon pas, de coercition. Robert G. Wesson, qui étudia
dans le détail les communes soviétiques, conclut que «ceux qui
entrèrent dans les communes durent le faire dans une large
214 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

mesure de leur propre gré 23 ». Les communes ne furent pas sup-


primées, mais on découragea leur extension, jusqu'au moment où
Staline les fondit dans les opérations de collectivisation forcées
des années 1920 et 1930. Dès 1920, les bolcheviks étaient isolés de
la classe ouvrière et de la paysannerie russes. L'élimination du
contrôle ouvrier, la suppression de la Makhnovtchina [l'armée
paysanne insurectionnelle ukrainienne menée par Makhno,
NdT], le climat politique contraignant, l'accroissement de la
bureaucratie et l'écrasante pauvreté matérielle héritée des années
de guerre civile étaient cumulativement cause d'une profonde
hostilité contre le régime bolchevique. Avec la fin des hostilités,
un mouvement nouveau émergea des profondeurs de la société
russe, un mouvement pour une «troisième révolution », pas
pour une restauration du passé mais pour la réalisation ardem-
ment désirée des objectifs de liberté économique et politique qui
avaient rallié les masses autour du programme bolchevique de
1917. Ce mouvement nouveau trouva sa forme la plus consciente
auprès du prolétariat de Petrograd et des marins de Kronstadt. Il
se trouva aussi une expression au sein du parti: l'essor de la ten-
•QJ

dance anarcho-syndicaliste dans les rangs bolcheviques mêmes
•QJ
·o atteint un tel niveau qu'un bloc oppositionnel ainsi orienté gagna
0
l/l

w
0
u 124 sièges à une conférence provinciale de Moscou, contre 154
l/l
c
0
aux partisans du comité central.
:p
"'Cl Le 2 mars 1921, les «marins rouges » de Kronstadt entrèrent
w
l/l
QJ
en rébellion ouverte sous la bannière de la «Troisième Révolution
_J

l.D
ri
des Travailleurs». Les libres élections aux soviets, la liberté de
0
N parole et de la presse pour les anarchistes et pour la gauche socia-
@

..c
liste, des syndicats libres et la libération de tous les prisonniers
01
·c
>-
politiques appartenant à des partis socialistes formaient le cœur
0.
u
0 du programme de Kronstadt. La révolte fut qualifiée de «complot
de Gardes blancs» en dépit du fait que la grande majorité des
membres du parti communiste de Kronstadt se joignirent aux

23. Robert G. Wesson, Soviet Communes, New Brunswick (NJ), Rutgers


University Press, 1963, p. 110.
ÉCOUTE, CAMARADE! 215

marins en tant que communistes, dénonçant les chefs du parti


comme traîtres à la révolution d'Octobre. Robert Vincent Daniels
remarque, dans son étude des mouvements bolcheviques d'oppo-
sition, que« les communistes ordinaires étaient si peu sûrs [...] que
le gouvernement ne se servit d'eux ni pour l'assaut de Kronstadt,
ni pour maintenir l'ordre à Petrograd où se trouvait le principal
espoir de soutien de Kronstadt. Le plus gros des troupes utilisées
était composé de tchékistes [des membres de la police politique
bolchevique, NdT] et d'élèves officiers des écoles militaires de
l'Armée rouge. L'assaut final fut conduit par les plus hauts digni-
taires du parti. On envoya de Moscou à cet effet un groupe
important de délégués du xe Congrès du Parti 24 ». La faiblesse
interne du régime était telle que son élite devait faire elle-même
les sales boulots.
Encore plus significatif que la révolte de Kronstadt fut le
mouvement de grèves qui se développa parmi les ouvriers de
Petrograd et qui déclencha le soulèvement des marins. L'histoire
léniniste ne relate pas ces événements d'importance capitale. Les
premières grèves éclatèrent à l'usine Troubotchny, le 23 février
•QJ

1921. En quelques jours, le mouvement balaya une usine après
•QJ
·o l'autre, jusqu'à la fameuse usine Poutilov, «le creuset de la révo-
0
l/l

w
0
u lution». Les ouvriers exprimèrent des exigences économiques,
l/l
c
0
mais aussi politiques, anticipant en cela l'action que devaient
:p
"'Cl mener les marins de Kronstadt quelques jours plus tard. Le
w
l/l
QJ
24 février, les bolcheviks décrétèrent l'« état de siège» à Petrograd
_J

l.D
ri
et arrêtèrent les «meneurs», réprimant à l'aide d'élèves officiers
0
N les manifestations ouvrières. Les bolcheviks ne se contentèrent
@

..c
donc pas de réprimer une «mutinerie de marins », ils écrasèrent,
01
·c
>-
par la force armée, la classe ouvrière elle-même. C'est à ce moment
0.
u
0 que Lénine exigea qu'on bannisse les factions du Parti commu-
niste russe. La centralisation du parti était maintenant complète
et la route grande ouverte pour Staline.

24. R. V. Daniels, op. cit., p. 145.


216 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Nous avons exposé ces événements en détail parce qu'ils


mènent à une conclusion que notre nouvelle vague de marxistes-
léninistes essaie d'éviter. Le Parti bolchevique atteignit son plus
haut niveau de centralisation sous le règne de Lénine, non pas
pour mener à bien une révolution ou pour réprimer la contre-révo-
lution des Gardes blancs, mais pour réaliser sa propre contre-révo-
lution contre les forces sociales mêmes qu'il prétendait représenter.
Les factions furent interdites et un parti monolithique fut créé
non pas pour empêcher une «restauration capitaliste», mais pour
contenir un mouvement de masse des travailleurs en faveur de la
démocratie soviétique et de la liberté sociale. Le Lénine de 1921
s'opposait ainsi au Lénine de 1917.
Après cela, Lénine n'a fait que s'embourber. Cet homme, qui
cherchait avant tout à ancrer les problèmes de son parti dans les
contradictions sociales, finit par jouer à une véritable «loterie »
organisationnelle dans un dernier effort pour stopper la bureau-
cratisation qu'il avait lui-même initiée. Il n'est rien de plus tra-
gique, ni de plus pathétique, que les dernières années de Lénine.
Paralysé par un ensemble simpliste de formules marxistes, il ne
•QJ

sait penser qu'en termes de contre-mesures organisationnelles. Il
•QJ
·o propose la création d'une Inspection des ouvriers et des paysans
0
l/l

w
0
u pour corriger les déformations bureaucratiques qui sévissent au
l/l
c
0
sein du parti et de l'État. Cet organisme tombe entre les mains
:p
"'Cl de Staline et devient lui-même bureaucratique. Lénine suggère
w
l/l
QJ
alors de réduire l'importance de !'Inspection et de la fondre à la
_J

l.D
ri
Commission de contrôle. Il propose d'élargir le comité central.
0
N Tel organisme doit être agrandi, un deuxième fondu à un autre,
@

..c
un troisième modifié ou aboli. Cet étrange ballet organisationnel
01
·c
>-
continuera jusqu'à sa mort; comme si le problème pouvait être
0.
u
0 résolu par des moyens organisationnels. Comme l'admet Mosche
Lewin, un admirateur évident de Lénine, le leader bolchevique
« approchait les problèmes de gouvernement comme un chef
d'exécutif d'esprit élitiste. Il n'appliquait pas les méthodes de
l'analyse sociale à sa politique de gouvernement et se contentait
de considérer celle-ci purement sous l'angle des méthodes d'orga-
ÉCOUTE, CAMARADE! 217

nisation 25 ».S'il est vrai que dans les révolutions bourgeoises,« les
phrases dépassent le contenu», dans la révolution bolchevique,
la forme remplace le contenu. Les soviets remplacèrent les tra-
vailleurs et leurs comités d'usine, le parti remplaça les soviets, le
comité central remplaça le parti, et le bureau politique remplaça
le comité central. Autrement dit, les moyens remplacèrent la fin.
Cette incroyable substitution du contenu par la forme est l'un
des traits caractéristiques du marxisme-léninisme. En France,
pendant les événements de Mai 1968, toutes les organisations
bolcheviques étaient prêtes à détruire l'assemblée étudiante de
la Sorbonne afin d'augmenter leur influence et leur nombre.
Leur préoccupation principale n'était pas la révolution ou les
authentiques structures sociales créées par les étudiants, mais
l'accroissement de leurs partis.
La prolifération de la bureaucratie, en Russie, n'aurait pu être
stoppée que par des forces sociales vivantes. Si le prolétariat et la
paysannerie russes étaient parvenus à accroître le domaine de
l'autogestion par le développement de comités d'usine stables, de
communes rurales et de soviets libres, il est possible que l'histoire
•QJ

du pays eut pris une tournure radicalement différente. On ne peut
•QJ
·o pas douter que l'échec des révolutions socialistes en Europe, après
0
l/l

w
0
u la Première Guerre mondiale, ait abouti à l'isolement de la révo-
l/l
c
0
lution russe. La pauvreté matérielle de la Russie et la pression du
:p
"'Cl monde capitaliste qui l'encerclait militaient clairement contre le
w
l/l
QJ
développement d'une société libertaire, socialiste. Mais il n'est
_J

l.D
ri
pas évident que la Russie dut suivre la voie du capitalisme d'État.
0
N Contrairement à ce qu'attendaient Lénine et Trotsky, la révolu-
@

..c
tion fut vaincue par des forces internes et non par une invasion
01
·c
>-
d'armées étrangères. Si le mouvement de fond avait réussi à res-
0.
u
0 taurer les conquêtes initiales de la révolution de 1917, une struc-
ture sociale diversifiée et pluraliste aurait pu se développer, basée
sur le contrôle ouvrier de l'industrie, sur une libre économie
paysanne en agriculture et sur l'interaction vivante des idées, des

25. Moshe Lewin, Lenin's Last Struggle, New York, Pantheon, 1968, p. 122.
218 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

programmes et des mouvements politiques. Au minimum, la


Russie n'aurait pas été emprisonnée dans les chaînes du totalita-
risme, et le stalinisme n'aurait pas empoisonné le mouvement
révolutionnaire mondial, pavant la voie au fascisme et à la Seconde
Guerre mondiale.
La nature du Parti bolchevique devait prévenir une telle évo-
lution, malgré les «bonnes intentions» de Lénine et de Trotsky.
En détruisant le pouvoir des comités d'usine dans l'industrie, en
écrasant le Makhnovtchina, les ouvriers de Petrograd et les
marins de Kronstadt, les bolcheviks garantissaient pratiquement
le triomphe de la bureaucratie russe sur la société russe. Le parti
centralisé, une institution totalement bourgeoise, devint le refuge
de la contre-révolution sous sa forme la plus sinistre. C'est là
qu'était la contre-révolution cachée qui se drapait dans le drapeau
rouge et la terminologie de Marx. En dernière analyse, ce n'est ni
une « idéologie » ni une « conspiration de Gardes blancs » que les
bolcheviks réprimèrent en 1921, mais le combat fondamental
mené par le peuple russe pour se libérer de ses fers et saisir le
contrôle de sa propre destinée26 • Pour la Russie, cela signifiait le
•QJ
...... cauchemar de la dictature staliniste; pour la génération des
•QJ
·o années 1930, l'horreur du fascisme et la trahison des partis com-
0
l/l

w
0
u munistes en Europe et aux États-Unis.
l/l
c
0
:p
-a 26. En interprétant ce mouvement fondamental des ouvriers et des paysans
w russes comme une série de «conspirations de Gardes blancs», «d 'actions de
l/l
QJ
_J résistance des koulaks» et «de complots du capitalisme international », les bol-
l.D
ri cheviks s'abaissèrent à un niveau théorique extraordinairement bas et ne réus-
0
N sirent qu'à se tromper eux-mêmes. La dégradation spirituelle du parti qui
@ s'ensuivit devait le préparer à la politique de la police secrète, à la calomnie dirigée
......
..c
01
contre les personnes, aux procès de Moscou et à l'annihilation du vieux cadre
·c bolchevique. On constate le retour cette odieuse mentalité dans des articles du
>-
0.
0 PLP comme «Marcuse : Cop-out or Cop? » [«Marcuse: trouillard ou flic?»] -
u
dont le thème central est de montrer que Marcuse est un agent de la CIA (voir
Progressive Labor, février 1969). Dans cet article, la légende d 'un e photographie
de manifestant parisien indique «Marcuse est arrivé trop tard à Paris pour
empêcher les actions de Mai». Les opposants au PLP sont invariablement décrits
dans ce torchon comme« anti-gauche »et« anti-travailleurs ». Si la gauche amé-
ricaine ne répudie pas cette approche policière et ces attaques personnelles, elle
le paiera chèrement dans les années à venir.
ÉCOUTE, CAMARADE! 219

Les deux traditions


Il serait incroyablement naïf de penser que le léninisme fut le
produit d'un seul homme. La maladie vient de plus loin, non
seulement des limites de la théorie marxiste mais des limites de
la période historique qui enfanta le marxisme. À défaut d'avoir
compris cela, nous serons aussi aveugles vis-à-vis de la dialectique
des événements contemporains que Marx, Engels, Lénine et
Trotsky l'étaient de leur temps. Cet aveuglement serait d'autant
plus répréhensible que nous avons derrière nous un trésor d'expé-
riences qui leur faisait cruellement défaut quand ils élaboraient
leurs théories.
Karl Marx et Friedrich Engels étaient des centralisateurs, non
seulement politiquement mais aussi socialement et économique-
ment. C'est un fait qu'ils n'ont jamais nié; leurs écrits sont truffés
de panégyriques resplendissants de la centralisation politique,
organisationnelle et économique. Dès mars 1850, dans leur
fameuse «Adresse du Comité central à la Ligue des commu-
nistes», ils demandaient aux travailleurs de lutter non seulement
pour la« république allemande, une et indivisible, [mais aussi de
•QJ

•QJ
·o
lutter pour] la centralisation la plus absolue de la puissance entre
0
l/l
0
les mains de l'État». De crainte que cette requête ne soit prise à
u
w
l/l
la légère, ils la répètent tout au long du paragraphe et concluent:
c
0
:p «Comme en France en 1793, la réalisation de la centralisation la
"'Cl
w plus rigoureuse est aujourd'hui, en Allemagne, la tâche du parti
l/l
QJ
_J vraiment révolutionnaire. »
l.D
ri
0 Ce thème ne cesse de réapparaître dans les années qui suivent.
N
@ Lorsque éclate la guerre franco-prussienne, par exemple, Marx

..c
01 écrit à Engels, dans une lettre datée du 20 juillet 1870 : «Les
·c
>-
0. Français ont besoin de recevoir une volée. Si les Prussiens sont
0
u victorieux, la centralisation du pouvoir d'État sera utile à la cen-
tralisation de la classe ouvrière allemande. » Néanmoins, Marx
et Engels n'étaient pas centralisateurs parce qu'ils croyaient aux
vertus du centralisme en tant que tel. Bien au contraire, Marx et
l'anarchisme ont toujours été d'accord sur le fait qu'une société
220 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

communiste, libérée, implique une très large décentralisation, la


dissolution de la bureaucratie, l'abolition de l'État et le morcelle-
ment des grandes villes. Dans l'Anti-Dühring, Engels déclare que:
«L'abolition de l'antithèse entre ville et campagne n'est pas seule-
ment possible, c'est devenu une nécessité directe. [... ] L'empoison-
nement actuel de l'air, de l'eau et du sol ne sera arrêté que par la
fusion de la ville et de la campagne [... ] . » Pour Engels, ceci
signifie «une distribution uniforme de la population sur tout le
pays 27 » - autrement dit, la décentralisation physique des villes.
Le centralisme marxiste trouve ses origines dans des problèmes
ayant trait à la formation de l'État national. Jusqu'au milieu du
x1xe siècle, l'Allemagne et l'Italie étaient divisées en une multi-
tude de duchés, de principautés et de royaumes indépendants.
Pour Marx et Engels, l'unification de ces entités géographiques
en nations était la condition sine qua non du développement
industriel moderne et du capitalisme. Leur louange du centra-
lisme n'est pas engendrée par une mystique centraliste, mais par
les problèmes de leur temps: le développement de la technologie,
du commerce, d'une classe ouvrière unifiée et de l'État national.
•QJ

En résumé, ils étaient à ce titre préoccupés par l'émergence du
•QJ
·o capitalisme, avec les tâches de la révolution bourgeoise dans une
0
l/l

w
0
u ère d'inévitable pénurie matérielle. L'attitude de Marx vis-à-vis
l/l
c
0
de la «révolution prolétarienne» est très différente. Il chante avec
:p
"'Cl enthousiasme les louanges de la Commune de Paris et la qualifie
w
l/l
QJ
de «modèle pour tous les centres industriels de France». «Ce
_J

l.D
ri
régime, écrit-il, une fois établi à Paris et dans les centres secon-
0
N daires, l'ancien gouvernement centralisé dans les provinces aussi
@

..c
aurait dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-
01
·c
>-
mêmes ». (Nous soulignons.) Bien entendu, l'unité de la nation ne
0.
u
0 disparaîtrait pas et il y aurait un gouvernement central pendant
la transition vers le communisme, mais ses attributs seraient
limités.

27. Friedrich Engels, Herr Eugen Dühring's Revolution in Science (Anti-


Dühring), New York, International Publishers, 1942, p. 323.
ÉCOUTE, CAMARADE! 221

Notre intention n'est pas de brandir à la ronde des citations


de Marx, mais de faire valoir comment des principes clés du
marxisme, passivement acceptés aujourd'hui, sont en fait le pro-
duit d'une époque depuis longtemps transcendée par le dévelop-
pement du capitalisme aux États-Unis et en Europe occidentale.
À son époque, Marx s'occupait non seulement des problèmes de
la révolution prolétarienne, mais aussi des problèmes de la révo-
lution bourgeoise, surtout en Allemagne, en Espagne, en Italie et
en Europe de l'Est. Il traitait des problèmes de transition du
capitalisme au socialisme dans les pays capitalistes qui n'avaient
guère dépassé la technologie du charbon et de l'acier de la révo-
lution industrielle. Il s'occupait aussi des problèmes liés à la
transition de la féodalité au capitalisme dans les pays qui n'étaient
guère allés plus loin que l'artisanat et le système des corporations.
Plus généralement, disons que Marx était préoccupé avant tout
par les conditions préalables de la liberté (le développement tech-
nologique, l'unification nationale, l'abondance matérielle), plutôt
que par les conditions de celle-ci (soit la décentralisation, la for-
mation de communautés, l'échelle humaine, la démocratie
•QJ

directe). Ses théories étaient encore ancrées dans le domaine de
•QJ
·o la survie, non dans le domaine de la vie.
0
l/l

w
0
u Une fois cela compris, on peut alors replacer le legs théorique
l/l
c
0
de Marx dans une perspective plus significative: celle qui permet
:p
"'Cl d'en séparer les fructueuses contributions de leurs chaînes histo-
w
l/l
QJ
riquement limitées et vraiment paralysantes pour notre époque.
_J

l.D
ri
La dialectique marxiste, les nombreuses contributions fondamen-
0
N tales fournies par le matérialisme historique, la superbe critique
@

..c
des rapports marchands, de nombreux éléments des théories
01
·c
>-
économiques, la théorie de l'aliénation, et surtout la notion que la
0.
u
0 liberté a besoin de conditions matérielles préalables: tout cela est
un apport durable pour la pensée révolutionnaire.
Pour les mêmes raisons, l'insistance de Marx au sujet du
prolétariat industriel considéré comme« l'agent» du changement
révolutionnaire, son «analyse de classe» pour expliquer le passage
d'une société de classes à une société sans classes, son concept de
222 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

la dictature du prolétariat, son insistance sur le centralisme, sa


théorie du développement capitaliste qui tend à confondre capi-
talisme d'État et socialisme, son plaidoyer en faveur de 1'action
politique par l'intermédiaire des partis électoralistes: tout cela,
et de nombreux autres concepts qui s'y rapportent, est faux dans
le contexte contemporain - et était même, comme nous allons le
montrer, déjà trompeur à son époque. Ils ont été engendrés par
les limitations de sa vision, ou plus exactement par les limitations
de son époque. Ils ne sont compréhensibles que si l'on se rappelle
que Marx considérait le capitalisme comme un progrès histo-
rique, comme un stade indispensable avant le développement du
socialisme, et ils ne furent pratiquement applicables qu'à l'époque
où l'Allemagne, en particulier, était confrontée à des tâches
démocratiques bourgeoises et à l'unification nationale. En expo-
sant ce point de vue rétrospectif, nous n'essayons pas de dire que
Marx avait raison de tenir un tel raisonnement, mais simplement
que ce raisonnement n'est compréhensible que s'il est replacé
dans son contexte historique et local.
De même que la Révolution russe comportait un mouvement
•QJ

•QJ
·o souterrain des masses en conflit contre le bolchevisme, de même
0
l/l
0
il existe un mouvement souterrain historique en conflit avec tous
u
w
l/l
les systèmes d'autorité. Ce mouvement est entré dans l'histoire
c
0
:p sous le nom d'« anarchisme», bien qu'il n'ait jamais été doté d'un
"'Cl
w
l/l
corps de textes sacrés ou d'une idéologie unique. L'anarchisme est
QJ
_J

l.D
un mouvement viscéral de l'humanité contre la contrainte sous
ri
0
N
toutes ses formes, qui remonte à l'époque même où apparurent
@ la société de propriété, le pouvoir de classe et l'État. Depuis cette

..c
01
·c époque, les opprimés ont résisté à toutes les formes d'emprison-
>-
0.
0 nement du développement spontané de l'ordre social. Quel que
u
soit le nom qu'on choisisse de lui donner, l'anarchisme a toujours
surgi au premier plan de la scène sociale dans les plus impor-
tantes périodes de transition entre deux ères historiques. Le
déclin du vieux monde féodal fut le témoin de l'apparition de
mouvements de masse qui, dans certains cas, avaient un caractère
ÉCOUTE, CAMARADE! 223

farouchement dionysiaque, et qui réclamaient la fin de tous les


systèmes d'autorité, de privilèges et de contraintes.
Les mouvements anarchistes du passé ont échoué en grande
partie parce que la pénurie matérielle, due au faible niveau de la
technologie, faussait obligatoirement toute harmonisation orga-
nique des intérêts humains. Toute société qui ne pouvait pro-
mettre plus quel' égalité dans la pauvreté tendait irrésistiblement
à restaurer un nouveau système de privilèges. En l'absence d'une
technologie capable de réduire d'une manière appréciable la
journée de travail, l'obligation de travailler faussait les institu-
tions sociales basées sur l'autogestion. Les Girondins de la
Révolution française reconnurent avec perspicacité qu'ils pou-
vaient utiliser la journée de travail contre le Paris révolutionnaire.
Pour exclure des sections les éléments les plus radicaux, ils
essayèrent de faire passer une loi qui aurait imposé aux réunions
d'assemblées de se terminer avant 22 heures, heure à laquelle les
ouvriers parisiens revenaient de leur travail. Ce n'est donc pas
seulement les techniques pratiques manipulatoires et la trahison
des organisations «d'avant-garde» qui mirent un terme aux
•QJ

phases anarchiques des révolutions du passé, mais bien aussi les
•QJ
·o possibilités matérielles limitées de ces époques révolues. Les
0
l/l

w
0
u «masses » étaient en effet toujours obligées de retourner à leur
l/l
c
0
travail quotidien et, de ce fait, elles jouissaient rarement de la
:p
"'Cl liberté d'établir des organes d'autogestion capables de durer au-
w
l/l
QJ
delà de la révolution.
_J

l.D
ri
Cependant des anarchistes tels que Bakounine ou Kropotkine
0
N avaient raison de critiquer Marx pour son insistance au sujet du
@

..c
centralisme et ses notions élitistes d'organisation. Le centralisme
01
·c
>-
a-t-il été, dans le passé, absolument nécessaire au progrès tech-
0.
u
0 nologique ? L'État national était-il indispensable à l'expansion
du commerce? Est-ce que le mouvement ouvrier a bénéficié de
l'apparition d'entreprises économiques extrêmement centralisées
et d'États « indivisibles » ? Nous avons toujours tendance à accep-
ter sans les critiquer ces principes marxistes, en grande partie
parce que le capitalisme s'est développé dans un milieu politique
224 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

centralisé. Les anarchistes du siècle passé nous ont pourtant


avertis que l'approche centralisatrice de Marx, dans la mesure
où elle aurait une influence sur les événements, aurait pour
conséquence de tellement consolider la bourgeoisie et l'appareil
d'État que le renversement du capitalisme en deviendrait extrê-
mement difficile. En recopiant ces caractéristiques centralisa-
trices et hiérarchisantes, les partis révolutionnaires ne feraient
que reproduire la hiérarchie et la centralisation dans la société
post-révolutionnaire.
Bakounine, Kropotkine et Malatesta n'étaient pas assez naïfs
pour croire que l'anarchie pourrait être instaurée du jour au
lendemain. En imputant cette idée à Bakounine, Marx et Engels
déformèrent volontairement les conceptions des anarchistes russes.
De même, jamais les anarchistes du siècle passé n'ont cru que
l'abolition de l'État impliquait de« déposer les armes» immédia-
tement après la révolution, ainsi que Marx l'a dit d 'une manière
obscurantiste, et ainsi que Lénine l'a répété étourdiment dans
L'État et la Révolution. En fait, beaucoup de ce qui passe pour être
du« marxisme» dans L'État et la Révolution est de l'anarchisme
•QJ

pur et simple: le remplacement des corps armés professionnels
•QJ
·o par des milices révolutionnaires, le remplacement des corps
0
l/l

w
0
u parlementaires par des organes d'autogestion. Ce qui est authen-
l/l
c
0
tiquement marxiste dans le pamphlet de Lénine, c'est l'exigence
:p
"'Cl d'un« centralisme strict», l'acceptation d'une « nouvelle» bureau-
w
l/l
QJ
cratie et l'identification des soviets à l'État.
_J

l.D
ri
Les anarchistes du siècle passé étaient profondément préoc-
0
N cupés par le problème de la réalisation del' industrialisation sans
@

..c
écrasement de l'esprit révolutionnaire des «masses» et sans
01
·c
>-
retarder par de nouveaux obstacles leur émancipation. Ils crai-
0.
u
0 gnaient que la centralisation ne renforce la capacité de la bour-
geoisie à résister à la révolution et n'inspire aux travailleurs le
sens de l'obéissance. Ils essayèrent de sauver toutes les formes
communautaires précapitalistes (telles que le mir russe ou le
pueblo espagnol) qui auraient pu fournir un tremplin vers une
société libre, d'un point de vue non seulement structurel, mais
ÉCOUTE, CAMARADE! 225

aussi spirituel. C'est pour cela qu'ils insistèrent sur la nécessité de


la décentralisation, même sous le capitalisme. Au contraire des
partis marxistes, leurs organisations portaient une attention
considérable à ce qu'ils appelaient «1'éducation intégrale» - le
développement de l'être humain dans sa globalité - pour contre-
balancer l'influence avilissante et banalisante de la société bour-
geoise. Les anarchistes essayaient de vivre suivant les valeurs du
futur dans la mesure où cela était possible dans la société capita-
liste. Ils croyaient à l'action directe pour développer l'initiative
des «masses», pour préserver l'esprit de la révolution, pour
encourager la spontanéité. Ils essayèrent de développer des orga-
nisations basées sur l'aide mutuelle et la fraternité, dans lesquelles
le contrôle aurait été exercé de bas en haut, et non de haut en bas.
Nous devons nous arrêter quelques instants pour examiner
la nature des formes d'organisation anarchistes un peu plus en
détail, ne serait-ce que parce que le sujet a été obscurci par une
quantité effarante de bêtises. Les anarchistes, ou tout au moins
les anarcho-communistes, acceptent la nécessité de s'organiser 28 •
Avoir à répéter cela devrait paraître aussi absurde que de dis-
•QJ

cuter pour savoir si Marx pensait que la révolution sociale était
•QJ
·o nécessaire.
0
l/l

w
0
u La véritable question qui se pose ici, ce n'est pas l'organisation
l/l
c
0
contre la non-organisation, mais plutôt quelle sorte d'organisa-
:p
"'Cl tion les anarcho-communistes essayent d'établir. Ce que les dif-
w
l/l
QJ
férentes sortes d'organisations anarcho-communistes ont en
_J

l.D
ri
commun, c'est qu'elles se développent organiquement à partir de
0
N la base, au lieu d'être conçues au sommet. Ce sont des mouve-
@

..c
ments sociaux qui combinent un style de vie créatif et révolution-
01
·c
>-
naire à une théorie créative et révolutionnaire, et non des partis
0.
0
u
28. Le terme «anarchiste» est un terme générique, comme celui de « socia-
liste», et il y a probablement autant de sortes différentes d'anarchistes qu'il y en
a de socialistes. Dans les deux cas, l'éventail va des individus dont les vues sont
une extension du libéralisme (les «anarchistes individualistes», les sociaux-
démocrates), jusqu'aux communistes révolutionnaires (les anarcho -commu-
nistes, les marxistes, léninistes et trotskystes révolutionnaires).
226 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

politiques dont le mode de vie ne peut être distingué de celui de


leur environnement bourgeois et dont l'idéologie se réduit à des
«programmes rigides» qui ont «fait leurs preuves». Elles essayent
de refléter le plus humainement possible la société libérée qu'elles
cherchent à réaliser et non de recopier servilement le système
dominant de hiérarchie, de classes et d'autorité. Elles sont cons-
truites autour de groupes intimes de frères et de sœurs, des
groupes d'affinité29 , dont la capacité à agir en commun est fondée
sur l'initiative, des convictions librement acceptées et un profond
engagement personnel, non sur un appareil bureaucratique incarné
par des membres dociles et manipulés d'en haut par une poignée
de dirigeants omniscients.
Les anarcho-communistes ne nient pas la nécessité d'une
coordination entre les groupes, de la discipline, d'une planifica-
tion méticuleuse et de l'unité d'action. Mais ils pensent que la
coordination, la discipline, la planification et l'unité d'action
doivent être réalisés volontairement, au moyen d'une autodisci-
pline basée sur la conviction et la compréhension, et non par la
contrainte et une obéissance aveugle aux ordres venus d'en haut.
•QJ

Ils essayent d'obtenir l'efficacité imputée au centralisme au moyen
•QJ
·o du volontarisme et de l'analyse, et non en établissant une struc-
0
l/l

w
0
u ture hiérarchique et centralisée. Suivant les besoins et les circons-
l/l
c
0
tances, les groupes d'affinité peuvent atteindre cette efficacité au
:p
"'Cl moyen d'assemblées, de comités d'action ou de congrès locaux,
w
l/l
QJ
régionaux ou nationaux. Mais ils s'opposent vigoureusement à
_J

l.D
ri
l'établissement d'une structure organisationnelle qui deviendrait
0
N une fin en soi, de comités qui stagnent après avoir accompli leurs
@

..c
tâches pratiques, d'une «direction » qui réduit le «révolution-
01
·c
>-
naire» à un robot inintelligent.
0.
u
0 Ces conclusions ne sont pas le résultat d'impulsions fantai-
sistes et «individualistes » ; elles ont été engendrées par une étude
rigoureuse des révolutions passées, de l'impact qu'ont eu les
partis centralisés sur le processus révolutionnaire et de la nature

29. Voir « Note sur les groupes d 'affinité» à la suite de cet article [NdT].
ÉCOUTE,CAMARADE! 227

des transformations sociales dans une époque d'abondance maté-


rielle potentielle. Les anarcho-communistes cherchent à préserver
et à étendre la phase anarchiste qui constitue le point de départ de
toutes les grandes révolutions sociales. Davantage que les marxistes
même, ils reconnaissent que les révolutions sont le fruit de pro-
cessus historiques profonds. Aucun comité central n'a jamais
«fait» de révolution sociale. Au mieux, il peut monter un coup
d'État30 et remplacer ainsi une hiérarchie par une autre. Au pire,
s'il a une large influence, il peut freiner un processus révolution-
naire. Un comité central est un organe dont le but est de conqué-
rir le pouvoir, de recréer le pouvoir, de recueillir pour lui-même
ce que les «masses» ont réalisé grâce à leurs efforts révolution-
naires. Il faut être complètement aveugle à tout ce qui s'est passé
depuis 200 ans pour ne pas reconnaître ces faits essentiels.
Sans que cela soit valide, il est tout de même compréhensible
que, dans le passé, les marxistes aient réclamé un parti centralisé,
car la phase anarchiste de la révolution était toujours faussée par
la pénurie matérielle. Économiquement, les «masses» étaient
toujours obligées de retourner à leur labeur quotidien. Même
•QJ

en dehors des intentions réactionnaires des Girondins de 1793,
•QJ
·o la révolution fermait « à 22 heures » ; elle était stoppée par le
0
l/l

w
0
u faible niveau technologique. Aujourd'hui, même cette dernière
l/l
c
0
excuse a disparu du fait du développement d'une technologie
:p
"'Cl pouvant dépasser la pénurie, en particulier aux États-Unis et en
w
l/l
QJ
Europe de l'Ouest. Nous avons maintenant atteint un point où les
_J

l.D
ri
«masses» peuvent commencer presque tous les jours à étendre
0
N énergiquement le «règne de la liberté », au sens marxien - c'est-
@

..c
à-dire acquérir le temps libre nécessaire pour réaliser le plus haut
01
·c
>-
degré d'autogestion.
0.
u
0 Ce que les événements de Mai 1968 en France ont montré,
c'est qu'il n'y avait pas besoin d'un parti de type bolchevique,
mais qu'il y avait besoin d'une plus grande conscience au sein des
«masses». Paris a démontré qu'une organisation est nécessaire

30. En français d ans le texte [NdT].


228 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

pour propager systématiquement les idées - et non les idées


seulement, mais des idéaux qui mettent en avant le concept d'au-
togestion. Ce qui manquait aux «masses» françaises, ce n'était
pas un comité central ou un Lénine pour les « organiser» et les
«commander», c'était la conviction qu'elles auraient pu faire
fonctionner les usines au lieu de simplement les occuper. Il est
remarquable qu'aucun parti de type bolchevique en France ne fit
sienne la revendication d'autogestion; une telle revendication ne
fut le fait que des anarchistes et des situationnistes.
Une organisation révolutionnaire est nécessaire, mais il faut
toujours garder clairement à l'esprit ce qu'est sa fonction. Elle
comporte d'abord une tâche de propagande, «d'explication
patiente», comme le note Lénine. Dans une situation révolution-
naire, l'organisation révolutionnaire présente les revendications
les plus avancées : elle est prête à formuler à chaque tournant des
événements - et d'une manière extrêmement concrète - les tâches
immédiates qui doivent être remplies pour faire avancer le pro-
cessus révolutionnaire. C'est elle, enfin, qui fournit les éléments
les plus hardis aux organes de la révolution, du point de vue de
•QJ

l'action et de la décision.
•QJ
·o De quelle manière les groupes anarcho-communistes se dif-
0
l/l

w
0
u férencient-ils donc des partis de type bolchevique? Certainement
l/l
c
0
pas sur des points tels que le besoin d'organisation, de coordi-
:p
"'Cl nation, de planification, de propagande sous toutes ses formes,
w
l/l
QJ
ou sur la nécessité d'un programme social. Ils s'en distinguent
_J

l.D
ri
fondamentalement par le fait qu'ils croient que les véritables
0
N révolutionnaires doivent travailler dans le cadre des formes d 'ins-
@

..c
titutions créées par la révolution, et non dans celui des institutions
01
·c
>-
créées par le parti. Cela veut dire que ce qui les intéresse, ce
0.
u
0 sont les organes révolutionnaires d'autogestion et non « l'orga-
nisation» révolutionnaire; ce sont les formes sociales et non
les formes politiques. Les anarcho-communistes cherchent à
persuader les comités, les assemblées ou les soviets d'usine de
se transformer d'eux-mêmes en véritables organes d'autogestion
populaire; ils ne cherchent pas à les dominer, à les manipuler ou
ÉCOUTE,CAMARADE! 229

à les incorporer à un parti politique omniscient. Les anarcho-


communistes ne cherchent pas à construire une structure d'État
au-dessus de ces organes populaires révolutionnaires, mais au
contraire à dissoudre toutes les formes organisationnelles de la
période prérévolutionnaire (y compris la leur propre) dans ces
organes révolutionnaires véritables.
Ces différences avec les partis de type bolchevique sont déci-
sives. Malgré leur rhétorique et leurs slogans, les bolcheviks
russes n'ont jamais cru aux soviets; ils les considérèrent comme
des instruments du Parti bolchevique, attitude que les trotskistes
français ont fidèlement reprise vis-à-vis des assemblées étu-
diantes de la Sorbonne, les maoïstes français vis-à-vis de la CGT,
et les groupes de la vieille gauche vis-à-vis du SDS. Dès 1921, les
soviets étaient virtuellement morts, et toutes les décisions étaient
prises par le comité central bolchevique ou par le bureau poli-
tique. Non seulement les anarcho-communistes cherchent à
empêcher les partis marxistes de répéter ce coup, mais ils cher-
chent aussi à empêcher leur propre organisation de jouer un rôle
similaire. Par conséquent, ils essayent d'éviter l'apparition parmi
•QJ

eux d'une bureaucratie, d'une hiérarchie et des élites. De plus, et
•QJ
·o ce n'est pas le moins important, ils essaient de se refaçonner eux-
0
l/l

w
0
u mêmes; d'arracher de leur propre personnalité cette propension
l/l
c
0
à l'autoritarisme et à l'élitisme qui, dans une société basée sur la
:p
"'Cl propriété, est assimilée presque dès la naissance. Si le mouvement
w
l/l
QJ
anarchiste se sent concerné par le style de vie, ce n'est pas seule-
_J

l.D
ri
ment parce qu'il se préoccupe de sa propre intégrité, mais aussi
0
N de l'intégrité de la révolution elle-même31 • Au milieu de la multi-
@

..c
tude déconcertante de courants idéologiques de notre époque,
01
·c
>-
0.
0 31. C'est cet objectif, pourrions-nous ajouter, qui motive le dadaïsme anar-
u
chiste, la fête anarchiste, et qui fait apparaître des rides de consternation sur les
faces de bois des types du PLP. Le «trip » anarchiste fait éclater les valeurs internes
h éritées de la société hiérarchique, fait exploser les rigidités créées par le proces-
sus bourgeois de socialisation. C'est une tentative pour abattre le sur-moi qui
exerce un effet paralysant sur la spontanéité, l'imagination et la sensibilité; en
fait, c'est une tentative de restauration du désir, du possible et du merveilleux, de
la révolution en tant que joyeuse fête libératrice.
230 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

une question doit toujours rester au premier plan: pourquoi


essayons-nous de faire une révolution? Est-ce que nous essayons
de faire une révolution pour recréer une hiérarchie, et agiter ainsi
devant les yeux de l'humanité un rêve obscur de liberté future?
Est-ce pour développer encore plus le progrès technologique de
manière à créer une abondance de biens encore plus grande que
celle qui existe déjà? Est-ce pour «égaler» la bourgeoisie? Est-ce
pour amener le PLP au pouvoir? Ou le Parti communiste? Ou le
Socialist Workers Party? Est-ce pour émanciper des abstractions
telles que le «prolétariat», le «peuple», «l'histoire», la« société»?
Ou est-ce finalement pour dissoudre la hiérarchie, la loi et la
coercition des classes pour permettre à chaque individu de prendre
le contrôle de sa vie quotidienne? N'est-ce pas pour rendre chaque
instant aussi merveilleux qu'il pourrait l'être, et la vie de chaque
individu aussi comblée que possible? Si le véritable but de la
révolution est d'amener au pouvoir les hommes néanderthaliens
du PLP, ça n'en vaut vraiment pas la peine. Nul besoin de discuter
la question stupide de savoir si le développement individuel peut
être séparé du développement social et communautaire; les deux
•QJ

vont évidemment ensemble. La base de l'être humain entier est
•QJ
·o une société entière; la base del' être humain libre est une société
0
l/l

w
0
u libre.
l/l
c
0
Ces problèmes étant mis de côté, nous sommes cependant
:p
"'Cl toujours confrontés à la question que Marx souleva en 1850 :
w
l/l
QJ
quand allons-nous commencer à puiser notre poésie dans le futur
_J

l.D
ri
au lieu du passé? Nous devons laisser les morts enterrer les morts.
0
N Le marxisme est mort parce qu'il était enraciné dans une ère de
@

..c
pénurie matérielle; parce que ses possibilités étaient limitées
01
·c
>-
par le besoin matériel. Le message social le plus important du
0.
u
0 marxisme est que la liberté nécessite des conditions matérielles
préalables: il faut survivre pour pouvoir vivre. Grâce au dévelop-
pement d'une technologie que la science-fiction la plus délirante
n'aurait jamais pu concevoir du temps de Marx, les possibilités
d'une société ayant dépassé la rareté s'offrent maintenant à nous.
Toutes les institutions de la société basée sur la propriété, les
ÉCOUTE, CAMARADE! 231

règles de classe, la hiérarchie, la famille patriarcale, la bureaucra-


tie, la ville, l'État sont maintenant sur leur déclin. Aujourd'hui, la
décentralisation n'est pas seulement désirable en tant que moyen
pour retrouver une échelle humaine; elle devient nécessaire pour
recréer une écologie viable, pour protéger la vie de cette planète
des polluants destructeurs et de l'érosion du sol, pour préserver
le renouvellement d'une atmosphère respirable et l'équilibre de la
nature. La promotion de la spontanéité est nécessaire si l'on veut
que la révolution sociale rende à chaque individu le contrôle de
sa vie quotidienne.
Les anciennes formes de lutte ne disparaissent pas totalement,
avec la décomposition de la société de classes, mais elles sont
transcendées par les problèmes d'une société sans classes. Il n'y
aura pas de révolution sociale sans ralliement des travailleurs;
c'est pourquoi ils ont besoin de notre solidarité active chaque fois
qu'ils mènent une lutte contre l'exploitation. Nous combattons
les crimes sociaux partout où ils apparaissent, et l'exploitation
industrielle est un crime social profond. Mais de même, le racisme,
le refus du droit des peuples à l'autodétermination, l'impéria-
•QJ

lisme, la pauvreté sont des crimes sociaux graves et, pour la même
•QJ
·o raison, la pollution, l'urbanisation sauvage, la pernicieuse socia-
0
l/l

w
0
u lisation de la jeunesse et la répression sexuelle. Pour ce qui est de
l/l
c
0
la question de gagner le prolétariat à la cause révolutionnaire,
:p
"'Cl nous devons garder en tête que la condition préalable à l'existence
w
l/l
QJ
de la bourgeoisie est le développement du prolétariat. Le capita-
_J

l.D
ri
lisme, en tant que système social, présuppose l'existence des deux
0
N classes, il est perpétué par le développement des deux classes. On
@

..c
ne commence à miner le pouvoir de classe que dans la mesure où
01
·c
>-
on encourage la déclassification des classes non bourgeoises, au
0.
u
0 moins institutionnellement, psychologiquement et culturellement.
Pour la première fois dans l'histoire, et grâce au progrès
technologique de notre époque, la phase anarchiste qui a ouvert
toutes les grandes révolutions du passé peut être préservée et
devenir une condition permanente. Les institutions anarchistes
de cette phase - les assemblées, les comités d'usine, les comités
232 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

d'action - peuvent être stabilisées et devenir les éléments d'une


société libérée, les éléments d'un système nouveau d'autogestion.
Saura-t-on construire un mouvement capable de les défendre?
Peut-on créer une organisation composée de groupes d'affinité
qui soient capables de se dissoudre dans des institutions révolu-
tionnaires? Ou veut-on créer un parti hiérarchisé, centralisé,
bureaucratique, qui essayera de les dominer, de les supplanter et,
finalement, de les détruire ?
Écoute, camarade! L'organisation que nous essayons de cons-
truire est à l'image de la société que notre révolution créera. Ou
bien nous nous dépouillerons du passé - en nous-même et à
l'intérieur de nos groupes-, ou bien il n'y aura simplement pas
de futur à conquérir.

New York
Mail969

•QJ
......
•QJ
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0
l/l
0
u
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l/l
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-a
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0
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......
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01
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>-
0.
0
u
Note sur les groupes d'affinité

E TERME «GROUPE D'AFFINITÉ » est la traduction de l'expres-


L sion espagnole grupo de afinidad, qui désignait, à l'époque
pré-franquiste, une forme d'organisation qui était à la base de la
redoutable Federaci6n Anarquista Ibérica, la Fédération anar-
chiste ibérique. (La FAI était constituée des militants les plus
idéalistes de la Confédération nationale des travailleurs - la
CNT -, l'important syndicat anarcho-syndicaliste espagnol.)
Une imitation servile des formes d'organisation et des méthodes
de la FAI ne serait ni possible ni souhaitable de nos jours. Les
•QJ

•QJ
anarchistes espagnols des années 1930 étaient en effet en présence
·o
0
l/l
de problèmes sociaux entièrement différents de ceux que doivent
0
w
u affronter les anarchistes étatsuniens d'aujourd'hui. La forme du
l/l
c
0
groupe d'affinité a cependant des caractéristiques qui conviennent
:p
"'Cl
w
à n'importe quelle situation sociale. Ces caractéristiques ont été
l/l
QJ
_J
souvent adoptées intuitivement par les militants radicaux étatsu-
l.D
ri
niens, qui appellent de telles organisations des « collectifs », des
0
N «communautés », des« familles ».
@

..c Les groupes d'affinité pourraient aisément être considérés
01
·c comme une nouvelle forme de famille élargie, dans laquelle les
>-
0.
u
0
liens de parenté sont remplacés par des relations humaines pro-
fondément empathiques - des relations alimentées par des idées
et une pratique révolutionnaire communes. Bien avant que le mot

Traduction de Daniel Blanchard et Helen Arnold de «A Note on Affinity Groups »


[NdÉ].
234 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

«tribu» soit devenu un terme populaire de la contre-culture


américaine, les anarchistes espagnols avaient appelé leurs congrès
assembleas de las tribus - assemblées des tribus. Les dimensions
d'un groupe d'affinité sont délibérément maintenues dans des
limites modestes, pour permettre à tous les membres un degré
d'intimité maximal. Autonome, communautaire, directement
démocratique, le groupe combine une théorie révolutionnaire et
un style de vie révolutionnaire dans son fonctionnement quoti-
dien. Il crée un espace libre dans lequel les révolutionnaires
peuvent se ressourcer, se refaire en tant qu'individus et aussi en
tant qu' êtres sociaux.
Les groupes d'affinité sont destinés à remplir la fonction
de catalyseurs du mouvement populaire, non celle d'« avant-
garde ». Ils y contribuent par des initiatives et par une prise
de conscience; ils ne sont ni un « état-major général» ni une
source de «commandement ». Ces groupes prolifèrent au niveau
moléculaire et ont leur propre «mouvement brownien »1• Ce sont
les situations de la vie qui déterminent la fusion de tels groupes
ou leur séparation, et non un ordre bureaucratique venu d'un
•QJ

centre de commande lointain. Dans des conditions de répression
•QJ
·o politique, les groupes d 'affinité offrent une résistance élevée à
0
l/l

w
0
u l'infiltration policière. En raison de l'intimité des relations qui
l/l
c
0
unissent les membres d'un tel groupe, y pénétrer est souvent dif-
:p
"'Cl ficile, et même si une infiltration a lieu, il n'existe pas dans un tel
w
l/l
QJ
groupe d'appareil central capable de fournir à ceux qui l'infiltre-
_J

l.D
ri
raient une vue d'ensemble du mouvement en tant qu'organisme
0
N et en tant que tout. Même dans des conditions aussi difficiles,
@

..c
les groupes d'affinité peuvent garder le contact à travers leurs
01
·c
>-
périodiques et leur littérature.
0.
u
0 D'autre part, durant les périodes où les activités peuvent se
déployer davantage, rien n'empêche les groupes d'affinité de

1. En physique, un mouvement brownien est un mouvement aléatoire et


irrégulier, tel celui d 'une particule plongée dans un fluide ou un gaz, sans autre
résistance ou influence que son interaction avec d'autres particules [NdT].
NOTE SUR LES GROUPES D'AFFINITÉ 235

travailler en commun, très étroitement et à n'importe quelle


échelle, selon les exigences de la situation et de la vie. Ils peuvent
aisément se fédérer en assemblée locale, régionale ou nationale,
pour pouvoir mettre au point des stratégies communes. Ils peu-
vent aussi créer des comités d'action temporaires (du genre de
ceux des étudiants et ouvriers français en 1968) pour pouvoir
coordonner des tâches spécifiques. Les groupes d'affinité gardent
toujours leurs racines dans le mouvement populaire 2 • Ils restent
fidèles aux formes sociales imaginées par la population au cours
de la révolution, non aux impératifs d'une bureaucratie imper-
sonnelle. Leur autonomie et leur ancrage dans une réalité locale
résultent, pour ces groupes, dans le maintien d'une grande faculté
de jugement et d'une sensibilité ouverte sur des solutions nou-
velles lorsqu'elles se présentent. Intensément expérimentaux et
diversifiés dans leurs styles de vie, ces groupes agissent comme
stimulants les uns par rapport aux autres, et par rapport au
peuple en mouvement. Chacun de ces groupes essaie de se donner
les moyens de fonctionner pour l'essentiel de manière indépen-
dante. Chacun cherche à rassembler une somme de connais-
•QJ
...... sances et d'expériences aussi étendue que possible, et ce, afin de
•QJ
·o pouvoir maîtriser les limitations sociales et psychologiques impo-
0
l/l

w
0
u sées au développement des individus par la société bourgeoise.
l/l
c
0
Chacun fonctionne à la manière d'un noyau et d'un foyer et tente
:p
-a de faire avancer le mouvement révolutionnaire spontané des
w
l/l
QJ
individus jusqu'au point où, finalement, le groupe est à même de
_J

l.D
ri
disparaître, en se fondant et se dissolvant dans les formes orga-
0
N niques de la société que la révolution aura créées.
@
......
..c
01
·c
>-
0.
0
u

2. C'est-à- dire le mouvement spontané de résistance de la population [NdT].


Les événements de mai-juin 1968 en France
1 - France: un mouvement pour la vie
(1968)

La qualité de la vie quotidienne


Le soulèvement de mai-juin 1968 fut l'un des événements les plus
importants qui se soient produits en France depuis la Commune
de Paris en 1871. Il a non seulement ébranlé les fondations de la
société bourgeoise française, mais aussi soulevé des questions et
proposé des solutions d'une importance sans précédent pour la
•QJ

société industrielle moderne. Il mérite l'étude la plus attentive et
•QJ
·o la discussion la plus approfondie de la part des révolutionnaires
0
l/l
0
w
u du monde entier.
l/l
c
0
Le soulèvement de mai-juin s'est produit dans un pays indus-
:p
"'Cl trialisé, consumériste, moins développé que les États-Unis mais
w
l/l
QJ
situé essentiellement dans la même catégorie économique. Il a
_J

l.D
ri
pulvérisé le mythe selon lequel le bien-être et les ressources de
0
N la société industrielle moderne sont capables d'absorber toute
@

..c
opposition révolutionnaire. Les événements de mai-juin ont
01
·c
>-
0.
0
u Traduction d 'Annick Stevens de «The May-June Events in France: 1 - France: a
Movement for Life ». Ce texte et celui qui suit forment un diptyque écrit par
Murray Bookchin en juillet 1968, peu après son voyage à Paris. Il tire ses sources
de ses entretiens réalisés sur place peu après les événements de Mai 68. A noter
que Bookchin lui-même n'utilise pas l'expression « Mai 68 » - puisque non encore
consacrée - mais parle plutôt des «événements de mai et juin ». Nous avons
néanmoins introduit par endroits la référence par souci de clarté [NdT].
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 237

montré que les contradictions et les antagonismes du capitalisme


ne sont pas éliminés par l'étatisation et les formes avancées de
l'industrialisme, mais seulement modifiés dans leur forme et
leur caractère.
Le fait que le soulèvement ait pris tout le monde par surprise,
y compris les théoriciens les plus sophistiqués au sein des mou-
vements marxistes, situationnistes et anarchistes, souligne l'im-
portance de ces événements et soulève la nécessité de réexaminer
les sources de l'agitation révolutionnaire dans la société moderne.
Les graffiti sur les murs de Paris - «L'imagination au pouvoir»,
«Il est interdit d'interdire», «Vivre sans temps morts», «Ne
travaillez jamais» - constituent une analyse plus convaincante
de ces sources que toutes les sommes théoriques héritées du
passé. Le soulèvement a révélé que nous sommes à la fin d'une ère
et bien engagés dans le début d'une nouvelle. Les forces motrices
d'une révolution aujourd'hui, du moins dans le monde industria-
lisé, ne sont pas simplement la rareté et les besoins matériels, mais
aussi la qualité de la vie quotidienne, l'appel à une libération des
expériences, le désir de prendre le contrôle de sa propre destinée. Il
•QJ
...... importe peu que les graffiti sur les murs de Paris aient été initia-
•QJ
·o lement écrits par une petite minorité. De tout ce que j'ai vu, il
0
l/l

w
0
u résulte clairement que ces graffiti (qui forment maintenant le
l/l
c
0
contenu de différents livres) ont saisi l'imagination de milliers de
:p
-a personnes. Ils ont touché le nerf révolutionnaire de la cité.
w
l/l
QJ
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l.D
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Le mouvement majoritaire spontané
0
N
@ La révolte fut un mouvement majoritaire au sens où il traversa
......
..c
01
presque toutes les classes sociales en France. Il a intégré non
·c
>-
0. seulement les étudiants et les travailleurs, mais aussi les techni-
0
u ciens, les ingénieurs, les employés de bureau de presque toutes les
couches de l'État, la bureaucratie industrielle et commerciale. Il
a gagné les professions libérales et les ouvriers, les intellectuels et
les joueurs de football, les présentateurs de télévision et les tra-
vailleurs du métro. Il a même touché la gendarmerie de Paris et
238 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

a très certainement atteint la grande masse des conscrits de l'ar-


mée française.
La révolte fut d'abord initiée par les jeunes. Elle fut lancée par
les étudiants universitaires, puis reprise par les jeunes travailleurs
industriels, les jeunes chômeurs et les «blousons noirs » ou les
jeunes dits «délinquants» des cités. Il faut mentionner particu-
lièrement les lycéens et les adolescents, qui ont souvent montré
plus de courage et de détermination que les étudiants universi-
taires. Mais la révolte s'est étendue aux personnes plus âgées,
travailleurs cols-bleus ou cols-blancs, techniciens et experts.
Même si elle a été catalysée par des révolutionnaires conscients,
en particulier par des groupes d'affinité anarchistes dont personne
ne soupçonnait même l'existence, la grande vague du soulève-
ment a été spontanée. Personne ne l'a« convoquée», personne ne
l'a « organisée»; personne n'a réussi à la «contrôler».
Une atmosphère de fête a régné pendant toutes les journées
de mai-juin, un réveil de la solidarité et de l'aide mutuelle, ainsi
que d'une individualité et d'une expression personnelle qu'on
n'avait plus vues à Paris depuis la Commune. Les gens se redé-
•QJ

•QJ
·o
couvraient littéralement eux-mêmes et redécouvraient leurs sem-
0
l/l
0
blables humains - ou se reconstruisaient. Dans de nombreuses
u
w
l/l
villes industrielles, les travailleurs ont envahi les places, brandi
c
0
:p des drapeaux rouges, lu avidement et discuté tous les tracts qui
"'Cl
w
l/l
leur tombaient sous la main. La fièvre de vivre a contaminé des
QJ
_J

l.D
millions de gens, réveillé des sens qu'ils n'avaient jamais pensé
ri
0
N
posséder, fait éclater une joie et une exaltation qu'ils n'avaient
@

jamais pensé pouvoir éprouver. Les langues étaient déliées, les
..c
01
·c oreilles et les yeux acquéraient une nouvelle acuité. On chantait
>-
0.
0
en ajoutant aux vieux airs de nouvelles paroles, souvent grivoises.
u
Les salles d'usine devenaient salles de danse. Les inhibitions
sexuelles qui avaient glacé la vie de tant de jeunes gens en France
se brisaient au fil des jours. Ce n'était pas une révolte solennelle,
un coup d 'État planifié bureaucratiquement et manœuvré par un
parti « d'avant-garde » ; c'était spirituel, satirique, inventif et
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 239

créatif - et là réside sa force, sa capacité de mobilisation sponta-


née, son pouvoir de contagion.
Beaucoup de gens ont dépassé les limites étroites qui enfer-
maient leur vision sociale. Pour des milliers d'étudiants, la révo-
lution a renversé le statut maniéré et coincé de l'universitaire, cet
état privilégié et pompeux qui s'exprime aux États-Unis par la
«déclaration de position» et par la sociologie guindée du docu-
ment «analytique». Les travailleurs individuels qui sont entrés
dans les comités d'action de Censier1 ont cessé d'être des « tra-
vailleurs». Ils sont devenus des révolutionnaires. Et c'est précisé-
ment sur la base de cette nouvelle identité que des personnes qui
avaient passé leur vie dans des universités, des fabriques et des
bureaux ont pu se rencontrer librement, échanger des expériences
et s'engager dans des actions communes sans aucune considéra-
tion pour leurs « origines » ou « antécédents» sociaux.
La révolte avait créé les prémices de sa propre société sans
classes ni hiérarchie. Sa première tâche fut d'étendre ce nouveau
règne au reste du pays, jusqu'à chaque recoin de la société fran-
çaise. Elle fondait son espoir sur l'extension de l'autogestion sous
•QJ

toutes ses formes: dans les assemblées générales et leurs formes
•QJ
·o administratives, dans les comités d'action, dans les comités de
0
l/l

w
0
u grève, dans tous les domaines de l'économie, et à vrai dire dans
l/l
c
0
tous les domaines de la vie même. La conscience la plus avancée
:p
"'Cl de cette tâche semble être apparue moins parmi les travailleurs
w
l/l
QJ
des industries traditionnelles, où la CGT, contrôlée par les com-
_J

l.D
ri
munistes, exerçait un pouvoir fort, que parmi ceux des indus-
0
N tries techniquement plus avancées, comme dans l'électronique.
@

..c
(J'insiste sur le fait qu'il s'agit là d'une conclusion hypothétique,
01
·c
>-
tirée d'un certain nombre d'épisodes dispersés mais influents
0.
u
0 qui m'ont été racontés par de jeunes militants dans les comités
d'action étudiants-travailleurs).

1. Nom du nouveau bâtiment de la Faculté des Lettres de la Sorbonne.


240 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Autorité et hiérarchie
La lumière que jette la révolte de mai-juin sur le problème de
l'autorité et de la hiérarchie est de la plus haute importance.
Elle a défié sur ce point non seulement les processus conscients
des individus, mais aussi leurs principales habitudes incons-
cientes et socialement conditionnées. (Il est inutile de montrer
longuement que les habitudes de l'autorité et de la hiérarchie
sont instillées dans l'individu dès le tout début de la vie: dans le
milieu familial, dans l'éducation de l'enfant chez lui et à l'école,
dans l'organisation du travail, du loisir et de la vie quotidienne.
Ce formatage de la structure du caractère par ce qui ressemble à
des normes« archétypales »d'obéissance et de commandement
constitue l'essence même de ce qu'on appelle la «socialisation»
des jeunes.)
La mystique de l'« organisation» bureaucratique, celle des
hiérarchies et des structures imposées, formalisées, pénètre les
mouvements les plus radicaux dans les périodes non révolu-
tionnaires. La remarquable disposition de la gauche à dévelop-
per des tendances autoritaires et hiérarchiques révèle l'ancrage
•QJ

•QJ
·o
profond du mouvement radical dans la société dont il cherche
0
l/l
0
expressément à se débarrasser. En ce sens, presque chaque orga-
u
w
l/l
nisation révolutionnaire est une source potentielle de contre-
c
0
:p révolution. C'est seulement lorsque l'organisation révolutionnaire
"'Cl
w est« structurée» de telle manière qu'elle reflète les formes directes
l/l
QJ
_J et décentralisées de la liberté initiée par la révolution, seulement
l.D
ri
0 lorsqu'elle encourage chez le révolutionnaire les modes de vie
N
@ et de personnalité de la liberté, que ce potentiel contre-révolu-

..c
01 tionnaire peut être affaibli. Alors seulement il est possible que le
·c
>-
0. mouvement révolutionnaire se dissolve dans la révolution pour
0
u disparaître dans ses nouvelles formes sociales directement démo-
cratiques, comme un fil chirurgical dans une blessure cicatrisée.
La révolution en acte déchire tous les tendons qui main-
tiennent l'autorité et la hiérarchie dans l'ordre établi. L'entrée
directe du peuple dans l'arène sociale est l'essence véritable de la
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 241

révolution. La révolution est la forme la plus avancée d'action


directe. Réciproquement, l'action directe en temps« normal» est
une préparation indispensable à l'action révolutionnaire. Dans
les deux cas, l'action sociale issue de la base se substitue à l'action
politique située dans le cadre établi et hiérarchisé. Dans les deux
cas, des changements moléculaires transforment les «masses »,
les classes et les couches sociales en individus révolutionnaires.
Cette condition doit devenir permanente si l'on veut que la révo-
lution réussisse - si l'on ne veut pas qu'elle se transforme en une
contre-révolution masquée par l'idéologie révolutionnaire. Toute
formule, toute organisation, tout programme expérimenté doit
ouvrir la voie aux exigences de la révolution. Aucune théorie,
aucun programme, aucun parti n'a de plus grande importance
que la révolution elle-même.
Parmi les plus sérieux obstacles à l'insurrection de mai-juin
se trouvaient non seulement de Gaulle et la police, mais aussi
les organisations de gauche sclérosées, comme le Parti commu-
niste qui asphyxiait les initiatives dans de nombreuses usines,
et les groupes léninistes et trotskystes qui répandaient une si
•QJ

mauvaise odeur dans les assemblées générales de la Sorbonne.
•QJ
·o Je ne parle pas ici des nombreux individus qui s'identifiaient
0
l/l

w
0
u de façon romantique au Che, à Mao, à Lénine ou à Trotsky (et
l/l
c
0
souvent aux quatre à la fois), mais à ceux qui ont abdiqué toute
:p
"'Cl identité, initiative et volonté face à la discipline et à la hiérarchie
w
l/l
QJ
des organisations. Même s'ils ont été bien intentionnés, leur
_J

l.D
ri
tâche a été celle de « discipliner» la révolte, plus exactement de
0
N la dé-révolutionner en y intégrant les habitudes d'obéissance et
@

..c
d'autorité que leurs organisations avaient assimilées à partir de
01
·c
>-
l'ordre établi. Ces habitudes, encouragées par la participation à
0.
u
0 des organisations fortement structurées - modelées en fait sur
la société même à laquelle les « révolutionnaires» prétendaient
s'opposer -, les ont menés aux manœuvres parlementaires, aux
entrevues secrètes et aux tentatives de « contrôler» les formes
révolutionnaires de la liberté créées par la révolution. Elles ont
répandu dans l'assemblée de la Sorbonne le vent empoisonné de
242 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

la manipulation. Beaucoup d'étudiants à qui j'en ai parlé étaient


absolument convaincus que ces groupes étaient prêts à détruire
l'assemblée de la Sorbonne s'ils ne parvenaient pas à la« contrô-
ler». Ces groupes ne se préoccupaient pas de la vitalité des réali-
sations révolutionnaires, mais de la croissance de leurs propres
organisations. L'assemblée, qui avait créé des formes authentiques
de liberté dans lesquelles chacun pouvait exprimer librement son
point de vue, aurait été parfaitement justifiée de bannir de son
sein tous les groupes bureaucratiquement organisés.
Il reste pour toujours au crédit du Mouvement du 22 mars de
s'être immergé dans les assemblées révolutionnaires et d'avoir
virtuellement disparu en tant qu'organisation, sauf pour le nom.
Dans ses propres assemblées, le Mouvement du 22 mars parvenait
à toutes ses décisions par le« sens de l'assemblée», et il permettait
à toutes les tendances en son sein de faire librement l'expérience
de leurs positions dans la pratique. Une telle tolérance n'empê-
chait pas pour autant son «efficacité» : ce mouvement anarchique,
de l'accord de presque tous les observateurs, a fait davantage
pour catalyser la révolte que tout autre groupe étudiant. Ce qui
•QJ
...... distingue le Mouvement du 22 mars, et des groupes tels que
•QJ
·o les anarchistes et les situationnistes, de tous les autres, est qu'ils
0
l/l

w
0
u ne travaillaient pas pour la «prise du pouvoir», mais pour sa
l/l
c
0
dissolution.
:p
-a
w
l/l
QJ
La dialectique de la révolution moderne
_J

l.D
ri
0 Les événements de mai et juin en France révèlent de manière sai-
N
@ sissante et dramatique la remarquable dialectique de la révolution.
......
..c
01
La misère quotidienne d'une société est mise en lumière par les
·c
>-
0. possibilités de réalisation du désir et de la liberté. Plus ces possibi-
0
u lités sont grandes, plus est intolérable la misère quotidienne. Pour
cette raison, il importe peu que la société française ait été plus
prospère ces dernières années qu'à n'importe quelle autre époque
de son histoire. La prospérité, sous sa forme bourgeoise profon-
dément faussée, indique seulement que les conditions matérielles
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 243

de la liberté sont atteintes, que les possibilités techniques d'une


vie nouvelle et libérée sont arrivées à maturité.
Il est évident maintenant que ces possibilités hantaient la
société française depuis longtemps, même si la plupart des gens
ne les percevaient pas. La consommation insensée de biens maté-
riels illustre, à sa manière déformée, la tension entre la morne
réalité de la société française et les possibilités libératrices de la
révolution aujourd'hui, tout comme un régime abrutissant et une
obésité excessive révèlent la tension dans un individu. Le moment
arrive finalement où le régime consumériste devient sans saveur
et l'obésité sociale insupportable. Le point de rupture est impré-
visible. Dans le cas de la France, ce furent les barricades du
10 mai, ce jour qui secoua la conscience du pays entier et fit se
poser la question aux ouvriers: « Si les étudiants, ces "fils de
bourgeois", peuvent le faire, pourquoi pas nous? » Il est clair
qu'un processus moléculaire était en marche en France, totale-
ment invisible même pour les révolutionnaires les plus conscients,
un processus que les barricades ont précipité dans une action
révolutionnaire. Après le 10 mai, la tension entre la médiocrité de
•QJ

la vie quotidienne et les possibilités d'une société libératrice a
•QJ
·o explosé dans la grève générale la plus massive de l'histoire.
0
l/l

w
0
u L'étendue de la grève montre que presque toutes les couches
l/l
c
0
de la société française étaient profondément mécontentes et que
:p
"'Cl la révolution était ancrée non pas dans une classe particulière,
w
l/l
QJ
mais en quiconque se sentait dépossédé, exclu, dépouillé de la vie.
_J

l.D
ri
L'élan révolutionnaire venait d'une couche sociale qui, plus que
0
N tout autre, aurait dû «s'accommoder» de l'ordre existant: la
@

..c
jeunesse. Ce sont les jeunes qui ont été nourris de la pâtée de la
01
·c
>-
« civilisation » gaulliste et qui n'ont pas vécu le contraste entre les
0.
u
0 aspects relativement attirants de la culture d'avant-guerre et la
médiocrité de la culture actuelle. Mais cette pâtée n'a pas atteint
son but. Son pouvoir de cooptation et d'absorption était finale-
ment plus faible que ne le suspectaient la plupart des critiques de
la société française. La société gavée de pâtée ne pouvait résister
à la poussée vers la vie, en particulier chez les jeunes.
244 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Il est tout aussi important de souligner que la vie des jeunes


en France, comme en Amérique, n'avait pas été ravagée par les
années de la Grande Dépression et par la quête de la sécurité
matérielle qui a modelé la vie de leurs aînés. Ils prenaient la réalité
actuelle de la vie française pour ce qu'elle était: médiocre, laide,
égotique, hypocrite et spirituellement destructrice. Ce simple fait,
la révolte de la jeunesse, est la preuve la plus accablante de l'inca-
pacité du système à l'emporter sur son propre terrain.
La terrible décadence intérieure de la société gaulliste, déca-
dence commencée bien avant la révolte, a pris des formes qui ne
correspondent à aucune formule traditionnelle, économiquement
orientée, de la« révolution». On a beaucoup écrit sur le« consu-
mérisme» de la société française en tant que pollution de la
stabilisation sociale. Le fait que les objets, les marchandises, aient
remplacé les attachements subjectifs traditionnels, encouragés
par l'église, l'école, les médias et la famille, aurait dû apparaître
comme la preuve d'une décomposition sociale plus grave que
celle qu'on supposait. Le fait que la conscience de classe tradi-
tionnelle soit en déclin dans la classe ouvrière aurait dû indiquer
•QJ

que les conditions étaient mûres pour une révolution sociale
•QJ
·o majoritaire, non pour une révolution de classe minoritaire. Le
0
l/l

w
0
u fait que les valeurs du « lumpen »en termes d 'habillement, d'art
l/l
c
0
et de modes de vie se soient répandues parmi les jeunes Français
:p
"'Cl aurait dû faire voir que le potentiel de «désordre» et d'action
w
l/l
QJ
directe se développait derrière une façade de protestation poli-
_J

l.D
ri
tique conventionnelle.
0
N Par un remarquable retournement d'ironie dialectique, un
@

..c
processus de « désenbourgeoisement » était en marche au moment
01
·c
>-
même où la France atteignait des records sans précédents de
0.
u
0 richesse matérielle. Quelle qu'ait pu être la popularité personnelle
de de Gaulle, un processus de désinstitutionnalisation se produi-
sait au moment même où le capitalisme d'État semblait plus ancré
dans la structure sociale qu'il ne l'avait jamais été dans le passé.
La tension entre la morne réalité et les possibilités libératrices se
renforçait alors même que la société française semblait plus
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 1 245

tranquille que jamais depuis les années 1920. Un processus d'alié-


nation s'amorçait au moment précis où les vérités de la société
bourgeoise étaient plus assurées qu'à aucune autre époque de
l'histoire de la république.
La raison en est que les questions qui créent l'agitation sociale
avaient changé qualitativement. Les problèmes de survie, de
rareté et de sacrifice avaient fait place à ceux de la vie, de l'abon-
dance et du désir. Le «rêve français», comme le «rêve améri-
cain », s'érodait et se démystifiait. La société bourgeoise avait
donné tout ce qu'elle pouvait, sur le seul terrain où elle était
capable de donner quoi que ce soit: une pléthore de biens maté-
riels médiocres obtenus au prix d'un travail absurde et abrutis-
sant. L'expérience elle-même (et non les «partis d'avant-garde»
ou les« programmes éprouvés») est devenue l'agent mobilisateur
et la source de créativité du soulèvement de mai-juin. Et c'est ce
qui devait se passer. Non seulement il est naturel qu'un soulève-
ment éclate spontanément - ce qui caractérise toutes les grandes
révolutions de l'histoire-, mais il est naturel aussi qu'il se déploie
spontanément. Cela ne signifie en rien que les groupes révolu-
•QJ

tionnaires doivent rester muets avant les événements. S'ils ont des
•QJ
·o idées et des suggestions, il est de leur responsabilité de les expo-
0
l/l

w
0
u ser. Mais utiliser les formes sociales créées par la révolution pour
l/l
c
0
des objectifs de manipulation, opérer en secret dans le dos de la
:p
"'Cl révolution, s'en méfier et la remplacer par le« glorieux parti», est
w
l/l
QJ
injustifiable, criminel et impardonnable. Ou bien la révolution
_J

l.D
ri
absorbe finalement tous les organes politiques, ou bien les organes
0
N politiques deviennent des fins en soi, sources inévitables de
@

..c
bureaucratie, de hiérarchie et d'esclavage humain .
01
·c
>-
Diminuer la spontanéité d'une révolution, briser la continuité
0.
u
0 entre l'auto-mobilisation et l'auto-émancipation, enlever cet
«auto » du processus pour le faire passer par l'intermédiaire des
organisations politiques et des institutions empruntées au passé,
c'est vicier les buts libérateurs de la révolution. Si celle-ci ne part
pas d'en bas, si elle n'élargit pas la «base » de la société jusqu'à
devenir la société elle-même, elle n'est qu'un simple coup d 'État.
246 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Si elle ne produit pas une société dans laquelle chaque indi-


vidu contrôle sa vie quotidienne, au lieu que la vie quotidienne
contrôle chaque individu, alors elle est une contre-révolution.
La libération sociale ne peut se produire que si elle est simulta-
nément autolibération - si le mouvement «de masse» est une
autoactivité qui implique le plus haut degré d'individuation et
d'éveil à soi.
Dans le mouvement moléculaire de base qui prépare les con-
ditions de la révolution, dans l'automobilisation qui la pousse vers
l'avant, dans l'atmosphère de joie qui la consolide, dans toutes ces
étapes successives, nous trouvons une permanence de l'indivi-
duation, un processus dans lequel le pouvoir est dissous, une
expansion de l'expérience personnelle et de la liberté qui s'ac-
cordent presque esthétiquement avec les possibilités de notre
époque. Voir ce processus et l'articuler, le catalyser et poser les
prochaines tâches pratiques, traiter sans équivoque les mouve-
ments idéologiques qui cherchent à «contrôler » le processus
révolutionnaire, voilà, comme l'ont montré les événements fran-
çais, les premières responsabilités du révolutionnaire aujourd'hui.
•QJ
......
•QJ
·o Paris
0
l/l

w
0
u Juillet 1968
l/l
c
0
:p
-a
w
l/l
QJ
_J

l.D
ri
0
N
@
......
..c
01
·c
>-
0.
0
u
Les événements de mai-juin 1968 en France
2 - France: extrait d'une lettre
(1968)

Le démarrage d'une révolution:


Ce qu'il s'est passé,
Ce qui aurait pu se passer
Vous vous demandez comment la révolte de mai-juin 1968 aurait
pu parvenir à se développer en une révolution sociale1. Je vais
essayer de vous exposer mes positions là-dessus aussi clairement
•QJ

•QJ
que possible. Ma réponse ne s'applique pas qu'à la France, mais
·o également à n'importe quel pays industrialisé du monde. Car ce
0
l/l
0
w
u qu'il s'est passé en France peut être considéré comme un modèle
l/l
c
0
de révolution sociale dans n'importe quel pays bourgeois aujour-
:p
"'Cl d 'hui. Je m'étonne qu'il y ait si peu de discussions aux États-Unis
w
l/l
QJ
_J
par rapport à ce qu'il se passe en France. Les événements de mai
l.D
ri
et juin 1968 marquent pourtant la première illustration vraiment
0
N claire de la manière dont une révolution peut se déployer au sein
@

..c d'un pays industriellement développé dans le contexte historique
01
·c
>-
présent. Ils doivent à ce titre être étudiés avec le plus grand soin.
0.
0
u

Traduction de Vincent Gerber de «The May-June Events in France: 2 - Excerpts


from a letter » [N dÉ].
1. Ceci est un extrait d 'une lettre écrite peu après les événements de mai et
juin 1968.
248 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Il faut bien comprendre que la grève générale n'a pas seule-


ment eu lieu en raison des griefs de salaires qui s'accumulaient
alors en France, elle a eu lieu aussi - et surtout, à mon sens - car
le peuple en avait marre. Intuitivement, inconsciemment, et
souvent même consciemment, les grévistes étaient dégoûtés du
système tout entier et l'exprimaient de bien des façons. Un dessin
humoristique diffusé en France après les événements de Mai 68
montrait un officiel de la CGT qui s'adressait aux grévistes. «Que
voulez-vous?» leur lançait-il.« Un meilleur salaire? Des horaires
réduits ? Plus de vacances? » Et à chaque fois que ce pion stalinien
posait l'une de ces questions, les grévistes ne répondaient que par
leur silence. Finalement, l'officiel de la CGT leur crie avec rage:
«Dites-le moi, bordel! Je suis votre représentant!» Et alors les
grévistes lui criaient: «Nous voulons la révolution ! »
Dans une très large mesure, cette réponse était vraie. Le des-
sin exprimait un sentiment qui, bien que très diffus bien sûr, n'en
était pas moins réel. C'est pourquoi ce dessin fut si populaire en
France à sa sortie. Il exprimait ce que beaucoup de travailleurs
(et en particulier les plus jeunes) ressentaient indistinctement - et
•QJ

peut-être même plutôt clairement.
•QJ
·o Les barricades étudiantes du 10 mai ont précipité la grève
0
l/l

w
0
u générale - la plus grande grève de l'histoire. Les travailleurs
l/l
c
0
(principalement les plus jeunes d'entre eux) se sont dit: «Si les
:p
"'Cl étudiants peuvent le faire, alors nous aussi.» Et la grève géné-
w
l/l
QJ
rale est venue de l'usine Sud-Aviation de Nantes, la ville où les
_J

l.D
ri
tendances anarcho-syndicalistes étaient les plus développées. La
0
N grève s'est ensuite propagée à Paris et a impliqué pratiquement tout
@

..c
le monde, pas seulement les travailleurs industriels. Les employés
01
·c
>-
des assurances se sont mobilisés, tout comme les employés de la
0.
u
0 poste, les employés des grands magasins, les professionnels, les
enseignants, les chercheurs. Même des footballeurs ont occupé
le bâtiment de leur fédération et y ont déroulé une banderole
qui proclamait: «Le football aux footballeurs ! » Ce n'était pas
seulement la grève des travailleurs, c'était la grève du peuple, un
mouvement qui traversait presque toutes les classes sociales. Il
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 2 249

faut le comprendre, car c'est un point très important et en lien


avec les possibilités de notre époque. À Nantes, les paysans ont
amené leurs tracteurs dans la ville pour aider le mouvement et les
dockers ont vidé les cales des bateaux pour nourrir les grévistes.
Il faut aussi préciser que les demandes les plus progressistes ont
été faites dans les nouvelles industries - par exemple dans les
usines d'électronique. Au sein de l'une de ces usines, une société
composée en grande partie de techniciens hautement qualifiés,
les employés ont publiquement déclaré: «Nous avons tout ce
que nous voulons. Nous avons obtenu d'importantes hausses de
salaire et plus de vacances lors des négociations que nous avons
eues le mois dernier [en avril]. Nous nous mettons aujourd'hui
en grève pour une seule revendication: le contrôle de l'industrie
par les travailleurs - et pas seulement au sein de notre usine, mais
dans toutes les usines de France. »
Quelle extraordinaire évolution des choses ! Et cette demande
était précisément la clé pour comprendre l'ensemble du mouve-
ment. Les travailleurs occupaient les usines. L'économie était
entre leurs mains. Il ne manquait qu'une seule chose pour que ce
•QJ

mouvement radical devienne une révolution sociale totale. En
•QJ
·o effet, que ce serait-il passé si les travailleurs ne s'étaient pas
0
l/l

w
0
u contentés d'occuper les usines, mais les avaient faites fonctionner?
l/l
c
0
Voilà le blocage qui devait être surmonté. Si les travailleurs
:p
"'Cl avaient commencé à faire fonctionner les usines, avec une auto-
w
l/l
QJ
gestion des employés, la révolte se serait muée en une révolution
_J

l.D
ri
sociale de grande envergure.
0
N Essayons maintenant d'imaginer ce qu'il se serait passé si les
@

..c
travailleurs avaient surmonté cette barrière. Chaque usine aurait
01
·c
>-
alors élu son comité d'entreprise parmi ses propres employés
0.
u
0 pour gérer l'usine. (Pour cela, les travailleurs auraient pu bénéfi-
cier grandement de la coopération des équipes techniques, dont
la plupart des membres auraient rejoint la révolution.) J'accentue
le terme «gérer», car les décisions seraient prises par les employés
au sein de l'usine - par une assemblée de travailleurs et à même
le lieu de travail. Le comité d'entreprise se contenterait d'exécuter
250 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

et de coordonner ces décisions. Ce système représente la véritable


démocratie révolutionnaire - et cela au sein même de la sphère de
production, où les moyens d'existence sont produits.
Allons encore plus loin (et ce que je décris ici était tout à fait
envisageable). Les comités d'entreprise de toutes les usines locales
pourraient alors se lier entre eux et former un conseil administra-
tif de secteur dont le rôle serait de régler les éventuels problèmes
d'approvisionnement. Chaque membre de ce conseil serait rigou-
reusement contrôlé par les employés de l'usine d'où il ou elle
provient et serait entièrement redevable devant l'assemblée de
l'entreprise. Je dois préciser que la tâche du conseil serait unique-
ment administrative. La plupart de ses fonctions seraient prises
en charge par des ordinateurs et les places au conseil seraient
occupées de manière tournante aussi souvent que possible.
En plus de cette forme d'organisation industrielle, il y aurait
aussi des organisations de quartier - des assemblées à l'image de
celles des sections de 1793 durant la Révolution française - ainsi
que des comités d'action pour se charger des tâches adminis-
tratives des assemblées de quartier. Eux aussi se formeraient en
•QJ

un conseil administratif qui pourrait travailler avec le comité
•QJ
·o d'entreprise, les deux se rencontrant périodiquement pour traiter
0
l/l

w
0
u des problèmes communs. Une des fonctions les plus importantes
l/l
c
0
des assemblées de quartier - c'est-à-dire les nouvelles« sections»
:p
"'Cl - serait de réorienter l'emploi des sphères non productives de
w
l/l
QJ
l'économie (la vente, les assurances, la publicité, le «gouverne-
_J

l.D
ri
ment » et d'autres domaines socialement inutiles) vers les sphères
0
N productives. Avec pour but de réduire la semaine de travail aussi
@

..c
rapidement que possible. De cette manière, tout le monde profi-
01
·c
>-
terait presque automatiquement de la nouvelle organisation de
0.
u
0 la société - autant le travailleur industriel que, disons, l'ancien
vendeur qui se verrait formé par le premier au travail dans l'usine.
Tous s'assureraient de voir combler leurs moyens de subsistance
pour une fraction du temps qui était consacré à travailler sous
des conditions bourgeoises. La révolution démentirait ainsi la
position de bon nombre de contre-révolutionnaires qui, de tout
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 2 251

temps, ont clamé que les anciennes conditions de vie étaient


meilleures que les nouvelles.
Ce qui est essentiel ici ne sont pas les petits détails de l'orga-
nisation générale, qui peuvent être réglés dans la pratique, mais
le fait que le pouvoir soit dissout au sein des assemblées, qu'elles
soient issues de l'usine ou du quartier. Par le passé, peu d'atten-
tion a été donnée au rôle et à l'importance des relations sans
intermédiaires et aux assemblées populaires. La notion de « repré-
sentation » a été si fortement propagée dans la pensée des groupes
révolutionnaires et du peuple que les assemblées, là où elles ont
existé, se sont formées presque accidentellement. En dehors de
l'ecclésia grecque, la plupart ont émergé non en tant que résultat
d'une volonté consciente, mais plutôt en raison de circonstances
fortuites. En général, les différents conseils et comités des révo-
lutions du passé se sont vus octroyés d'importants pouvoirs pour
la formulation des législations. La démarcation entre le travail
administratif et les décisions politiques était au mieux floue, ou
simplement inexistante. En conséquence, les comités et conseils
devinrent des agences sociales exerçant un important pouvoir
•QJ

politique sur la société. Ils devinrent le début d'un appareil d'État
•QJ
·o qui rapidement acquit le contrôle sur la société tout entière. Cela
0
l/l

w
0
u peut aujourd'hui être évité, d'une part, en faisant en sorte que
l/l
c
0
tous les comités et conseils doivent répondre de leurs décisions
:p
"'Cl directement devant les assemblées et, d'autre part, en utilisant les
w
l/l
QJ
nouvelles technologies pour réduire le temps de travail de façon
_J

l.D
ri
importante, libérant ainsi les gens pour leur permettre une par-
0
N ticipation active dans la gestion de la société.
@

..c
Au début, les différents comités, conseils et assemblées utili-
01
·c
>-
seraient les mécanismes d'approvisionnement et de distribution
0.
u
0 existants pour satisfaire les besoins matériels de la société. L'acier
arriverait ainsi à Paris de la même façon que d'habitude: par les
mêmes méthodes de commandes et par les mêmes poids lourds
et les mêmes trains, eux-mêmes probablement conduits par les
mêmes conducteurs de poids lourds et opérés par les mêmes
ingénieurs. Les réseaux de poste, de câble et de téléphone qui
252 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

étaient utilisés avant la révolution pour commander du matériel


seraient encore utilisés après. Enfin, les produits manufacturés
seraient distribués à partir des mêmes entrepôts et suivant les
mêmes points de vente, à ceci près que les caisses enregistreuses
auront été retirées. La fonction première de la nouvelle entre-
prise-comité et des conseils de quartier serait de régler tous les
goulots d'étranglement et autres pratiques obstructives qui pour-
raient survenir et de proposer des changements qui conduiraient
à une utilisation plus rationnelle des ressources existantes.
Le capitalisme a déjà mis en place les mécanismes physiques
de la circulation - la distribution et le transport - nécessaires au
maintien de la société sans aucun appareil d'État. Ceux-ci peuvent
bien sûr être largement améliorés, mais ils seraient toujours aussi
fonctionnels le jour suivant la révolution que celui d'avant. Il n'y
a besoin d'aucune police, prison, armée ou tribunal pour les
conserver. L'État est superposé sur ce système technique de dis-
tribution et il le fausse en maintenant artificiellement un système
de rareté. (On peut le considérer aujourd'hui comme la réelle
signification du« sanctuaire de la propriété».)
•QJ

Je dois une fois encore insister sur le fait que, puisque nous
•QJ
·o nous concentrons alors sur les besoins humains, et non sur le
0
l/l

w
0
u profit, un grand nombre de personnes qui étaient nécessaires
l/l
c
0
dans un système de profit pourraient être libérées de leur travail
:p
"'Cl aliénant. Il en irait ainsi de beaucoup de gens qui travaillent pour
w
l/l
QJ
l'État. Ces personnes pourraient rejoindre leurs frères et sœurs
_J

l.D
ri
au sein de boulots productifs et ainsi réduire drastiquement la
0
N semaine de travail de tout le monde. Dans ce nouveau système, les
@

..c
producteurs et les communautés2 pourraient assurer ensemble la
01
·c
>-
gestion de l'économie, par le bas, en coordonnant les opérations
0.
u
0 administratives via les comités d'usine, les conseils des représen-
tants de ces comités et les comités d'action des quartiers - tous

2. À comprendre ici au sens américain du terme d'un groupe de personnes


partageant un même espace géographique. Soit les habitants d 'un village, d 'un
grand quartier ou d'une région [NdT].
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 2 253

directement responsables devant l'assemblée de l'usine et du


quartier, tous révocables pour leurs actions. À ce stade, la société
prend le contrôle direct de ses affaires. L'État, sa bureaucratie,
ses armées, sa police, ses juges et ses prisons peuvent disparaître.
On pourrait néanmoins faire remarquer que l'ancien système
de production et de distribution demeurerait structurellement
centralisé et basé sur une division nationale du travail. En effet,
c'est absolument vrai. Mais est-ce que son contrôle devrait forcé-
ment être centralisé? Aussi longtemps que les décisions poli-
tiques sont opérées depuis le bas et que ceux qui exécutent ces
décisions sont contrôlés localement, l'administration devient
socialement décentralisée, malgré le fait que les moyens de pro-
duction demeurent fortement centralisés, comme c'est le cas
aujourd'hui. Par exemple: un ordinateur utilisé pour coordonner
les opérations d'une grande usine est un instrument qui favorise
la centralisation structurelle. Cependant, si les gens qui program-
ment et font fonctionner cet ordinateur doivent répondre entiè-
rement de ce qu'ils font auprès des travailleurs de l'usine, leurs
opérations sont socialement décentralisées.
•QJ

Pour passer de cette analogie limitée à de plus larges pro-
•QJ
·o blèmes de gestion, supposons qu'une commission de techniciens
0
l/l

w
0
u hautement qualifiés soit formée afin de proposer des change-
l/l
c
0
ments dans l'industrie de l'acier. On peut imaginer que cette
:p
"'Cl commission fasse des propositions pour rationaliser l'industrie
w
l/l
QJ
en fermant certaines usines et en étendant les opérations d 'autres
_J

l.D
ri
usines dans d'autres endroits du pays. En devient-elle pour autant
0
N une entité « centralisée » ? La réponse est à la fois oui et non. Oui,
@

..c
seulement dans le sens où cette commission règle les questions
01
·c
>-
qui concernent le pays tout entier; et non, car elle ne peut prendre
0.
u
0 à la place du pays tout entier des décisions devant être exécutées.
La feuille de route envisagée par ce groupe de travail doit être
examinée par tous les travailleurs des usines qui sont fermées et
par ceux dont les opérations vont être étendues. La feuille de
route en elle-même peut être acceptée, modifiée ou purement et
simplement rejetée. La commission n'a aucunement le pouvoir de
254 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

forcer des« décisions», elle se contente d'émettre des recomman-


dations. En sus, son personnel est contrôlé par 1'usine dans
laquelle celui-ci travaille et la localité dans laquelle il vit.
J'ajouterai que des commissions similaires pourraient être
établies pour planifier la décentralisation physique de la société
- des commissions composées d'écologistes et de technologistes.
Elles pourraient développer des plans pour de nouvelles façons
de gérer la terre dans différentes parties du pays. À l'instar des
techniciens, qui étaient confrontés à l'industrie de l'acier déjà
existante, elles n'auraient aucun pouvoir de décision. L'adoption,
la modification ou le rejet de leurs propositions resterait entière-
ment le fait des communautés concernées.
Mais je suis déjà allé bien trop loin dans le« futur». Retournons
aux événements de Mai 68. Qu'en serait-il de de Gaulle, des
généraux, de l'armée et de la police? Vient ici un autre problème
crucial auquel s'est retrouvé confrontée la révolte de mai-juin
1968. Si les travailleurs des usines d'armement n'avaient pas
seulement occupé leur usine mais les avaient faites fonctionner
pour armer les révolutionnaires, si les employés du rail avaient
•QJ

•QJ
·o
transporté ces armes jusqu'aux révolutionnaires des villes, des
0
l/l
0
cités et des villages, et si les comités d'action avaient organisé des
u
w
l/l
milices armées, alors la situation en France aurait été radicale-
c
0
:p ment différente. Un peuple armé, organisé en milices par ses
"'Cl
w
l/l
propres comités d'action (et bon nombre de réservistes parmi les
QJ
_J

l.D
jeunes auraient été en mesure de les entraîner), un tel peuple
ri
0
N
aurait pu se mesurer à l'État. La majorité des militants avec qui
@

j'ai discuté ne pensaient pas que le gros de l'armée, composé
..c
01
·c principalement de conscrits, aurait tiré sur le peuple. Si les gens
>-
0.
0
étaient armés, chaque rue aurait pu se transformer en un bastion
u
et chaque usine en une forteresse. Est-ce que les troupes les plus
fidèles à de Gaulle se seraient opposées à eux dans ces circons-
tances ? La question mérite d'être posée. Malheureusement, la
situation n'en est jamais arrivé là, ce moment risqué auquel toute
révolution se retrouve confrontée.
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 2 255

Laissez-moi insister une fois encore sur le fait que tout ce que
j'ai esquissé ici était tout à fait possible. Je parle ici d'une réalité
qui a ouvert grand les yeux des révolutionnaires français. La seule
chose à faire était pour les travailleurs de faire fonctionner les
usines et de transformer leurs comités de grève en comités d'usine.
Ce pas décisif n'a pas été franchi, donc le peuple n'a pas été armé
et le système bourgeois de relations de propriété n'a pas été
rompu. Les stalinistes ont astucieusement détourné le mouve-
ment révolutionnaire vers des lignes politiques en appelant à la
formation d'un cabinet de coalition communo-socialiste. Ainsi,
la lutte fut canalisée dans une campagne d'élection, sur des bases
strictement bourgeoises. Pour cette raison et d'autres, la révolte
a reculé et a amené un retour de manivelle(« backlash »)de la part
de la masse qui jusque-là observait et attendait. Ces gens auraient
pu être gagnés par la révolution si elle avait réussi. Ils semblaient
jusque-là observer et se dire :« Voyons ce que vous êtes capables
de faire. » Mais une fois que la révolte a échoué, ils ont voté pour
de Gaulle. Ce dernier, au moins, avait un semblant de réalité; à
l'inverse, la révolutions' était retrouvée désagrégée par l'échec.
•QJ

Et comment les partis et groupuscules maoïstes, trotskystes et
•QJ
·o l'« avant-garde » bolchevique se sont-ils comportés? Les maoïstes
0
l/l

w
0
u se sont opposés à toutes les revendications de contrôle par les
l/l
c
0
travailleurs. (Certains d'entre eux, une fois que la révolte se fut
:p
"'Cl estompée, ont commencé à réviser leur idéologie et s'appellent
w
l/l
QJ
désormais « anarcho-maoïstes » !).Le président Mao avait exprimé
_J

l.D
ri
l'avis que le contrôle par les travailleurs était de l'anarcho-
0
N syndicalisme, soit une «déviation de petits bourgeois ». La tâche
@

..c
des ouvriers, ainsi que le scandaient les maoïstes, était de « s'em-
01
·c
>-
parer du pouvoir d'État ». Ainsi, au nom du réalisme bolchevique,
0.
u
0 la seule base pour une révolution sociale - soit l'occupation des
usines - était subordonnée à des slogans politiques abstraits qui
n'avaient aucune réalité dans la situation présente. Laissez-moi
donner un exemple: en marchant vers l'usine Billancourt de
Renault, les maoïstes portaient une large bannière dans laquelle
on pouvait lire « Vive la CGT !» - cela alors que les travailleurs les
256 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

plus révolutionnaires étaient impliqués dans une lutte acharnée


contre la CGT et essayaient de renverser l'appareil bureaucratique
du syndicat tant il entravait les travailleurs. Ce que clamaient les
maoïstes, c'est «donnez-nous le contrôle de la CGT». Mais qui
voulait d'eux?
Les trotskistes? Lesquels: la Fédération des étudiants révolu-
tionnaires (FER)? La Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR)?
Leurs deux ou trois dérivés? La FER a joué un rôle ouvertement
contre-révolutionnaire à chaque moment décisif ou presque,
condamnant comme «aventureuses» toutes les actions de rue qui
ont mené à la grève générale. Les étudiants les ont eus au travers
de leur chemin dans les combats de rue devant la Sorbonne,
quand ils ont tenté de faire rentrer les étudiants à la maison, et
dans les combats sur les barricades dans la nuit du 10 mai quand
ils ont dénoncé les étudiants comme étant des romantiques.
Plutôt que de se joindre aux étudiants, ils ont tenu un «meeting
de masse » à la Mutualité. Et cela n'a pas permis d'empêcher la
FER de courir les corridors de la Sorbonne et les assemblées pour
obtenir des suffrages électoraux. Quant à la JCR, ils ont traîné les
•QJ

pieds plus souvent qu'à leur tour, amenant ainsi beaucoup de
•QJ
·o confusion dans les assemblées de la Sorbonne avec leur démar-
0
l/l

w
0
u chage électoral. Vers la fin des événements de Mai 68, ils ont
l/l
c
0
entravé le mouvement et ont rejoint la gauche électorale non
:p
"'Cl stalinienne.
w
l/l
QJ
Qu'est-ce qu'il « manquait» aux événements de Mai 68?
_J

l.D
ri
Certainement pas des partis d'« avant-garde» de type bolche-
0
N vique. La révolte fut contaminée par ces partis comme par des
@

..c
poux. Ce qui aurait été nécessaire, c'est une prise de conscience
01
·c
>-
parmi les travailleurs que les usines devaient être mises en acti-
0.
u
0 vité, et non pas seulement occupées ou bloquées. Ou, pour le dire
différemment, ce qui a manqué à la révolte, c'est un mouvement
qui aurait pu développer cette conscience parmi les travailleurs.
Un tel mouvement aurait été anarchique, semblable au Mouve-
ment du 22 Mars ou aux comités d'action qui ont occupé Censier
et ont essayé d'aider les travailleurs, et non de les dominer. Si ces
LES ÉVÉNEMENTS DE MAI-JUIN 1968 EN FRANCE 2 257

mouvements s'étaient développés avant la révolte, ou si la révolte


avait duré assez longtemps pour que ceux-ci puissent développer
une propagande d'envergure et des actions fortes, les événements
auraient pu prendre un autre cours. Mais finalement, les commu-
nistes se sont associés à de Gaulle pour détourner la révolte et
ultimement la détruire.
À mon avis, ce sont là les véritables leçons des événements de
Mai 68. En lisant ce que j'ai écrit, on comprend très clairement
pourquoi les marxistes-léninistes aux États-Unis débattent si peu
des événements de mai-juin 1968 en France: ces événements, et
même la mémoire de ceux-ci, remettent en question l'ensemble
de leurs doctrines, de leurs programmes et de leurs stratégies.

Paris
Juillet 1968

•QJ
......
•QJ
·o
0
l/l
0
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l/l
c
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0
N
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......
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01
·c
>-
0.
0
u
Désir et besoin
(1967)

Marat/Sade
La plupart des articles qui ont été écrits jusque-ici sur la pièce
«Marat-Sade» n'ont été que balivernes et les remarques les plus
banales sont même venues de son auteur, Peter Weiss1• Mais une
bonne idée peut néanmoins toujours s'échapper des mains de son
créateur et suivre sa propre dialectique. Cela se produit encore avec
Balzac, alors il n'y a aucune raison que ça n'arrive pas avec Weiss.
•QJ
La pièce est principalement un dialogue entre Désir et Besoin
......
•QJ
·o - un dialogue monté dans un contexte où l'histoire les a figés aux
0
l/l
0
u
antipodes l'un de l'autre et les a violemment opposés durant la
w
l/l
c
Grande Révolution de 1789. À cette époque, le Désir se retrouve
0
:p en conflit avec le Besoin : l'un est aristocratique, l'autre plébéien;
-a
w
l/l
l'un représente les plaisirs de l'individu, l'autre l'agonie des masses;
QJ
_J

l.D
ri
0
N
@ Traduction de Vincent Gerber de « Desire and Need » [NdÉ].
......
..c
01
1. Marat/Sade, de Peter Weiss, est une pièce de théâtre allemande publiée en
·c 1963 (et traduite en français par Jean Baudrillard en 1965). Elle présente elle-
>-
0.
0 même une pièce sur l'assassinat de Jean -Paul Marat en 1793, dirigée par le
u
Marquis de Sade et montée par les patients d 'un asile d'aliénés à Charenton en
1808 (alors que la France est sous l'empire de Napoléon). La question de la
Révolution française, ses conséquences et le sens d'une «vraie» révolution sont
au cœur de l'intrigue, notamment sous la forme d 'un dialogue entre Sade et
Marat. La pièce sera adaptée au cinéma par Peter Brook en 1967, sous le titre La
Persécution et !'Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de
l'hospice de Charenton sous la direction de Mon sieur de Sade [NdT].
DÉSIR ET BESOIN 259

l'un personnifie la satisfaction du particulier, l'autre la volonté


générale; l'un est une réaction privée, l'autre une révolution
sociale. Au jour d'aujourd'hui, Marat et Sade n'ont pas été redé-
couverts, ils ont été réinterprétés. Le dialogue se poursuit de nos
jours, mais avec des possibilités nouvelles et il tend désormais
vers une résolution finale du problème. Il s'agit donc d'une vieille
discussion, mais placée dans un contexte nouveau.
Dans la pièce de Weiss, le décor est celui d'un asile. Le dia-
logue ne peut en effet être ainsi perpétué que par des fous parmi
les fous. Des personnes saines auraient résolu les questions sou-
levées des années plus tôt. Elles les auraient résolues par la pra-
tique. Pourtant, on parle de ces questions sans fin, on les projette
comme au travers d'un millier de prismes mystiques. Pourquoi?
Parce que nous sommes fous; nous sommes devenus des cas
pathologiques. Sur ce point, Weiss n'a que trop raison; il place le
dialogue à l'endroit où il appartient, dans un asile contrôlé par des
gardes, des nonnes et un administrateur. Nous sommes fous non
seulement en raison de ce que nous avons fait, mais aussi de ce
que nous n'avons pas fait. Nous «tolérons» trop de choses. Nous
•QJ

tremblons et nous nous retranchons derrière cette «tolérance».
•QJ
·o Comment agir dès lors? Comment, en suivant le credo attri-
0
l/l

w
0
u bué à Marat, allons-nous nous tirer par les cheveux, nous retour-
l/l
c
0
ner complètement depuis l'intérieur et considérer le monde avec
:p
"'Cl des yeux nouveaux? «Weiss refuse de nous le dire », dit Peter
w
l/l
QJ
Brook dans une introduction au script, puis Brook se perd dans
_J

l.D
ri
un débat sur la question de la confrontation face aux contradic-
0
N tions. Mais cela ne convainc pas. Lancé par son créateur littéraire
@

..c
et son metteur en scène, le dialogue possède son propre mouve-
01
·c
>-
ment, sa propre dialectique. Lors de la troisième visite de Corday,
0.
u
0 le marquis de Sade l'exhibe lascivement devant Marat et demande:
« [... ] sans copulation générale, quel but pourrait avoir une révo-
lution ? » Les mots du marquis de Sade sont repris par les mimes
puis par tous les «dérangés » de la pièce. Et même Brook ne peut
laisser la question sans réponse. La fin de la pièce, ambiguë dans
le script, devient dans l'adaptation filmée de Brook une orgie
260 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

tapageuse. Les «dérangés» maîtrisent les gardes, les nonnes, les


visiteurs et les fonctionnaires; ils empoignent les femmes sur la
scène et tout le monde baise comme des fous. La réponse com-
mence à émerger presque instinctivement: la révolution qui
cherche à annuler le Besoin doit introniser le Désir pour tous. Le
Désir doit devenir le Besoin !

Désir et besoin polarisés


Le Besoin - le besoin de survivre, de s'assurer le minimum vital
pour vivre - n'aurait jamais pu produire un appel public de Désir.
Il aurait certainement pu produire un credo religieux de renon-
ciation, ou un credo républicain de vertu, mais pas un credo
public de sensualité et de sensibilité. L'intronisation du Désir en
tant que Besoin, et celui du principe de plaisir comme réalité,
devient une question publique, nourrie par la productivité de
l'industrie moderne et par la possibilité d'une société sans labeur.
Même le large mouvement populaire de rejet des vérités de la
consommation, des corvées et des banlieues issu de la jeunesse
fleurie [les hippies et la jeunesse des années 1960 (NdT)] trouve ses
•QJ

•QJ
·o
origines dans les irrationalités de l'aisance du monde moderne .
0
l/l
0
Sans l'aisance, pas de rejet. Et pour le dire carrément, la crois-
u
w
l/l
sance révolutionnaire de la technologie moderne a remis en
c
0
:p
question l'ensemble des préceptes historiques qui faisaient la
"'Cl
w promotion du renoncement, du déni et du labeur. Elle a vicié
l/l
QJ
_J chaque concept de Désir en un domaine privilégié et aristocra-
l.D
ri
0 tique de l'existence.
N
@ Cette technologie crée une nouvelle dimension du Désir,

..c
01
une dimension qui transcende complètement les notions du
·c
>-
0. marquis de Sade, ou d'ailleurs des symbolistes français, de qui
0
u nous tirons encore notre credo sur la sensibilité. Autant l'unique
chez le marquis de Sade que le dandy de Baudelaire ou le vision-
naire de Rimbaud représente un ego isolé, un individu rare qui
a fui la médiocrité et l'irréalité de la vie bourgeoise au profit de
rêveries hallucinées. En dépit du fort esprit de négation anti-
DÉSIR ET BESOIN 261

bourgeois, cette forme d'ego reste clairement une forme pri-


vilégiée. Baudelaire, l'un des écrivains symbolistes les moins
équivoques, exprime sa nature aristocratique de façon franche
dans sa notion de dandysme. Le« dandy», l'homme de la sensi-
bilité vraie selon ses dires, jouit de moments de loisirs et n'est pas
troublé par le Besoin. Ce loisir est défini par l'opposition du dandy
face à la populace, et celle du particulier sur le général. Il est ancré
dans les conditions sociales qui engendrèrent Marat et les enragés
de 1793 - le monde du Besoin. Le dandysme, c'est certain, s'affirme
contre les élites existantes, mais non contre l'élitisme; contre les
privilèges dominants, mais pas contre le principe de privilège en
tant que tel. «Le dandysme apparaît surtout aux époques tran-
sitoires, note Baudelaire avec acuité, où la démocratie n'est pas
encore toute-puissante, où l'aristocratie n'est que partiellement
chancelante et avilie. Dans le trouble de ces époques, quelques
hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force
native, peuvent concevoir le projet de fonder une espèce nouvelle
d'aristocratie, d'autant plus difficile à rompre qu'elle sera basée
sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur
•QJ

les dons célestes que le travail et l'argent ne peuvent conférer.»
•QJ
·o La vérité, cependant, est que ces dons ne sont pas envoyés par les
0
l/l

w
0
u cieux. Cette élite esthétique flotte au-dessus d'une guerre sociale,
l/l
c
0
comme un débris richement décoré mais qui présuppose objec-
:p
"'Cl tivement l'existence de cette aristocratie et bourgeoisie qu'elle
w
l/l
QJ
répudie en pensée.
_J

l.D
ri
Qu'en est-il alors du mouvement révolutionnaire - le mouve-
0
N ment qui cherche à atteindre ce qui se trouve sous la surface de la
@

..c
lutte sociale, dans ses profondeurs mêmes? Pour la plus grande
01
·c
>-
part, elle se passe presque entièrement de credo de sensualité. Le
0.
u
0 marxisme, le projet dominant au sein du mouvement révolution-
naire, s'offre au prolétariat en tant que doctrine sévère et sérieuse,
orientée vers le procès de travail, l'activité politique et la conquête
du pouvoir de l'État. Pour rompre tous les liens entre la poésie et
la révolution, elle nomme son socialisme «scientifique » et pro-
jette ses buts dans la rude prose de la théorie économique. Là où
262 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

les symbolistes français formaient une image concrète de l'homme,


défini par ses spécificités de jeu, de sexualité et de sensualité, les
deux fameux exilés en Angleterre [Marx et Engels (N dT)] ont
formé une image abstraite de l'être humain, défini par des uni-
versels de classe, de marchandises et de propriété. L'entièreté de
la personne - concrète et abstraite, sensuelle et rationnelle, per-
sonnelle et sociale - n'a jamais trouvé de représentation adéquate
dans aucun de ces deux credo2 • Et c'est une tragédie, dans le sens
hégélien du terme, que ces deux positions aient raison. Rétrospec-
tivement, il serait juste d'ajouter que la situation sociale de leur
temps était inadéquate pour parvenir à une réalisation complète
de l'humanité. D'ordinaire, la période sociale n'admet pas plus
une personnalité libérée qu'une société libérée; ses portes restent
closes à la libre expression de la sensualité et à l'exercice sans
entraves de la raison.
Mais les portes ne sont jamais solides. Il se produit des
moments où elles sont secouées dans leurs fondations - et toute
la maison avec, bien entendu - par des événements mettant
en action des forces primaires. Dans de tels moments de crise,
•QJ

quand les sens de chacun tendent vers une acuité extraordinaire
•QJ
·o en raison de l'urgence sociale, les portes craquent et le peuple se
0
l/l

w
0
u précipite au travers des portes grandes ouvertes, non plus en tant
l/l
c
0
que masse, mais comme autant de personnalités éveillées. Ces
:p
"'Cl gens ne peuvent être crucifiés sur la base de formules théoriques.
w
l/l
QJ
Ils acquièrent leur réalité humaine dans l'action révolutionnaire.
_J

l.D
ri
La Commune de Paris de 1871 représente précisément ce genre
0
N de mouvement, quand ni l'esthétique ni la théorie sociale ne
@

..c
rendent compte adéquatement de la situation sociale dans son
01
·c
>-
ensemble. Les communards du district de Belleville à Paris, qui
0.
u
0 ont combattu lors des batailles sur les barricades et sont morts

2. Un sentiment d ' inachevé hante la philosophie occidentale depuis la mort


d 'Hegel et cela explique en grande partie le travail de Kierkegaard, Schopenhauer,
Stirner, Nietzsche, des surréalistes et des existentialistes contemporains. Pour les
marxistes, écarter ce développement post-h égélien en tant qu'« idéologie b ou r-
geoise» revient à écarter le problème lui-même.
DÉSIR ET BESOIN 263

par dizaines de milliers sous les armes des Versaillais, ont refusé
de limiter leur insurrection au domaine privé décrit par les
poèmes symbolistes, pas plus d'ailleurs qu'au domaine public de
l'économie marxiste. Ils demandaient le manger et la morale, le
ventre plein et la plus haute sensibilité. La Commune flottait sur
une mer d'alcool- durant des semaines, tous les habitants du dis-
trict de Belleville étaient manifestement saouls. Ne possédant pas
le caractère« classe moyenne » de leurs instructeurs, les commu-
nards de Belleville ont fait de leur insurrection un festival de joie,
de jeu et de solidarité publique. Peut-être qu'il était dit d'avance
que la prose de la société bourgeoise prendrait un jour le dessus
sur les chants de la Commune - si ce n'est dans une orgie de
massacres, alors dans les compromis et les retraites quotidiennes
réclamées par le travail, la sécurité matérielle et l'administration
sociale. Face à un conflit sanglant et une défaite quasi certaine, les
communards ont rejeté la vie avec le détachement des individus
qui, ayant goûté cette expérience au grand jour, ne pouvaient
plus retourner dans les cercueils que symbolisaient la routine, la
corvée et le déni quotidiens. Ils ont incendié la moitié de Paris,
•QJ

se battant jusqu'au dernier de façon suicidaire sur les hauteurs
•QJ
·o de leur district.
0
l/l

w
0
u Dans la Commune de Paris de 1871, on retrouve non seule-
l/l
c
0
ment l'expression de l'intérêt social, mais aussi de la libido
:p
"'Cl sociale3• Il est difficile de croire que la répression qui a suivi la
w
l/l
QJ
chute de la Commune - les fusillades de masse, les procès impi-
_J

l.D
ri
toyables, l'exil de milliers de gens vers des colonies pénitentiaires
0
N - doive sa sauvagerie à une question de vengeance de classe
@

..c
uniquement. La lecture des mémoires, journaux et lettres de cette
01
·c
>-
époque montre que le bourgeois dirigeait sa vengeance contre sa
0.
u
0 propre humanité souterraine. Dans cet embrasement spontané
de libido sociale que nous appelons la Commune de Paris, le

3. Est-ce différent dans d 'autres grandes révolutions? Peut-on résumer la


phase ana rchiste, enivrante, qui ouvre toutes les grandes révolutions de l'histoire
seulement en une expression d 'intérêts de classe et d 'opportunités de redistribuer
les rich esses sociales?
264 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

bourgeois a contemplé la rupture avec tous les mécanismes


répressifs qui maintenaient la société hiérarchique. Il a eu un
mouvement de recul face à l'horreur et la férocité d'un homme
qui soudainement prend conscience de son instinct inconscient.

Le moi: mythe et réalité


Personne n'a vraiment appris des communards du quartier de
Belleville, avec comme conséquence que le Désir et le credo
révolutionnaire se sont développés en étant coupés l'un de l'autre.
En les séparant, tous deux se sont retrouvés défaits de leur nature
humaine. Le credo de Désir s'est évaporé en un subjectivisme
brumeux, largement vidé de toute préoccupation sociale; le credo
de la révolution s'est durci en un objectivisme dense, presque
complètement absorbé dans les techniques de manipulation
sociale. Fusionner le credo révolutionnaire avec le Désir, ou le
Désir avec le credo révolutionnaire, demeure une nécessité pres-
sante, peut-être même le problème le plus urgent de notre temps.
Des tentatives sérieuses pour accomplir cette fusion complète ont
été menées dans les années 1920, quand les surréalistes et Wilhelm
•QJ

•QJ
·o
Reich ont essayé de resynthétiser le marxisme et de le transcender
0
l/l
0
avec une conception plus large du projet révolutionnaire. Bien
u
w
l/l
que ce projet n'ait pas connu le succès escompté, il n'a pas échoué.
c
0
:p
Toutes leurs interrogations nous sont parvenues, transformées
"'Cl
w par de nouvelles formes de pensée et par l'immédiateté nouvelle
l/l
QJ
_J engendrée par les avancées technologiques de notre temps.
l.D
ri
0 Ironiquement, le plus grand obstacle pour accomplir ce projet
N
@ est le credo révolutionnaire lui-même. Le léninisme et ses déri-

..c
01
vés ont refocalisé l'attention révolutionnaire, passant des buts
·c
>-
0. sociaux aux moyens politiques et de l'utopie vers la stratégie et
0
u les tactiques. Manquant de définition claire dans ses aspirations
humaines, le mouvement révolutionnaire, en tout cas dans ses
formes d'organisation courantes, a intégré les institutions hié-
rarchiques, le puritanisme, l'éthique du travail et le paradigme
général de cette société même à laquelle il prétendait s'opposer.
DÉSIR ET BESOIN 265

Les ambitions du marxisme se limitent principalement à l'impé-


ratif de prendre le pouvoir plutôt qu'à l'exigence de sa dissolution;
et le premier implique l'existence de hiérarchies et le pouvoir
d'une élite sur la société dans son ensemble.
Presque aussi important en tant qu'obstacle au projet envisagé
par les surréalistes et par Reich est l'émergence d'un subjecti-
visme brut, indifférencié, qui projette la redécouverte de l'être
humain exclusivement en termes de découverte de soi - soit au
cours d'un voyage intérieur. Ce qui est fondamentalement erroné
dans cette forme de subjectivisme, ce n'est pas son insistance sur
la personne, sur l'individu au sens concret du terme. Bien sûr,
comme Kierkegaard l'a souligné, nous sommes étouffés par les
visées universelles de la science, de la philosophie et de la socio-
logie. L'erreur qui ronge le subjectivisme est son principe de base
qui dit que le moi peut être complètement séparé de la société, de
la subjectivité et de l'objectivité, comme la conscience de l'action.
Ironiquement, ce moi intérieur et isolé se révèle être 1'un des
universels les plus chimériques, l'une des abstractions les plus
traîtresses, un concept métaphysique dans lequel la conscience,
•QJ

au lieu de s'étendre, se contracte dans des banalités et autres
•QJ
·o trivialités. Philosophiquement, son stade ultime est l'existence
0
l/l

w
0
u pure [pure being], une pureté de l'expérience et du repos intérieur
l/l
c
0
qui ne débouche sur rien4 • En résumé, son stade ultime est la
:p
"'Cl dissolution du Désir dans la contemplation.
w
l/l
QJ
Le fait est que le moi ne peut être dissout dans un « ça»
_J

l.D
ri
intrinsèque, une «âme» mystérieuse recouverte et obscurcie par
0
N plusieurs couches de réalité. Sous cette forme abstraite, le moi
@

..c
demeure un potentiel indifférencié, un simple amas d'inclinaisons
01
·c
>-
individuelles, jusqu'à ce qu'il interagisse avec le monde réel. Sans
0.
u
0 avoir affaire au monde réel, il ne peut simplement pas être créé
au sens humain du terme. Nietzsche révèle cette caractéristique

4. Mon intérêt dans cet aspect philosophique du subjectivisme provient du


fait qu'il est avancé non seulement par les salades de Cagliostro hindous, mais
aussi par des penseurs aussi sérieux que Norman O. Brown.
266 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

quand il déclare: « [... ] votre vraie nature n'est pas dissimulée au


plus profond de vous, mais à une distance infiniment plus élevée,
au-dessus de vous, ou au moins ce que vous appelez votre moi.»
L'appropriation consciente d'un moi en grande partie formé par le
monde, et donc un jugement du monde et des actions nécessaires
pour le reconstruire sur de nouvelles bases, se révèle être une
introspection valide. À notre époque, cet ordre de conscience
de soi atteint son sommet au sein de l'action révolutionnaire. Se
révolter, vivre la révolte, voilà la reconstitution totale de l'individu
révolutionnaire, un changement aussi profond et aussi radical que
la reconstruction de la société. Dans ce processus de renoncement
de l'expérience accumulée, d'intégration et de réintégration de
nouvelles expériences, un nouveau moi grandit à partir de l'an-
cien. Pour cette raison, il est vain de prédire les comportements
des gens après une révolution en fonction des comportements qui
avaient cours avant celle-ci. Ce ne seront pas les mêmes personnes.
S'il est vrai qu'une introspection valide doit culminer dans
l'action, dans un moi retravaillé par l'expérience avec le monde
réel, ce retravail apporte un sens de direction pour autant qu'il
•QJ

aille de l'existant au possible, du « ce qui est » au« ce qui pourrait
•QJ
·o être». Cette dialectique est précisément ce que nous appelons la
0
l/l

w
0
u croissance psychique. Le Désir lui-même est l'appréhension sen-
l/l
c
0
suelle du possible, une synthèse psychique complète qui s'achève
:p
"'Cl par une « soif de ... ». Sans la souffrance de cette dialectique, sans
w
l/l
QJ
la lutte qui produit la réalisation des possibles, le développement
_J

l.D
ri
et le Désir sont dépouillés de toute différenciation et de tout
0
N contenu. Les véritables questions que soulève le concept des pos-
@

..c
sibles ne sont jamais formulées. Les vraies responsabilités aux-
01
·c
>-
quelles nous nous trouvons confrontés sont d'éliminer non pas
0.
u
0 la douleur psychique de la croissance, mais plutôt la souffrance
psychique de la déshumanisation, le tourment qui accompagne
nos existences frustrées et avortées.
Le but du subjectivisme pris à la lettre est l'immobilisme -
l'absence de peine, la réalisation d'un repos jamais troublé. Cet
immobilisme produit un calme universel qui dissout la colère
DÉSIR ET BESOIN 267

dans l'amour, l'action dans la contemplation, l'intentionnalité


dans la passivité. L'absence de différenciation émotionnelle signi-
fie la fin del' émotion réelle. Face à la recherche d,un état stable
et insensible, la croissance dialectique pourrait à juste titre exiger
son droit à l'émotion - dont le droit de haïr - et réclamer un
véritable paradigme de sensibilité, incluant la capacité d,aimer
sélectivement. L'apôtre de cette sensibilité indifférenciée (ou la
sensation, pour être plus précis) est Marshall McLuhan, et ses
fantaisies sur la communication intégrale ne sont que des effets
d,annonce [kicks and highs]. La technique s,y retrouve dégradée
en une fin en soi, et le message en un média.

Un moi qui se désagrège


Il n,en reste pas moins qu,aucun credo révolutionnaire sérieux ne
manquerait de prendre le sujet comme point de départ. Nous ne
pouvons plus discuter du monde réel aujourd,hui sans aborder en
profondeur les problèmes et besoins élémentaires de la psyché -
une psyché qui n,est ni complètement concrète, ni strictement
universelle, mais bien autant intégrée que transcendée. La redé-
•QJ

•QJ
·o
couverte de la psyché dans sa globalité est la contribution la plus
0
l/l
0
valide du subjectivisme moderne et de la philosophie existentia-
u
w
l/l
liste au credo révolutionnaire, bien que cette redécouverte de la
c
0
:p
psyché soit partiale et incomplète - et tende souvent à devenir
"'Cl
w abstraite. Dans une ère de relative aisance, alors que la sortie de la
l/l
QJ
_J misère matérielle n,est plus la source exclusive de l'agitation sociale,
l.D
ri
0 la révolution tend à acquérir des qualités fortement subjectives et
N
@ personnelles. L'opposition révolutionnaire se montre toujours plus

..c
01
centrée autour de la dégradation de la qualité de vie, des perspec-
·c
>-
0. tives s,opposant à la vie et des méthodes de la société bourgeoise.
0
u Pour le dire différemment, le révolutionnaire est créé et nourri
par l'écroulement de tous les universels bourgeois - la propriété,
la classe sociale, la hiérarchie, la libre entreprise, r éthique du
travail, le patriarcat, la famille nucléaire, etc., ad nauseam. De ces
décombres, le moi commence à développer une auto-conscience
268 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

et le Désir commence à retrouver son intégrité. Quand la fabrique


institutionnelle tout entière devient instable, quand plus personne
n'a foi en l'avenir, que ce soit au niveau de son travail ou de ses
attaches sociales, les éléments périphériques de la société tendent
à devenir son centre et les déclassés 5 commencent à élaborer les
formes les plus avancées de conscience sociale et de conscience
individuelle. C'est pour cette raison que tout travail artistique ne
peut être chargé de sens aujourd'hui que s'il est prolétarisé.
Le moi prolétarisé6 est imprégné par la négativité, il est le
reflet de la négativité de la société entière. Sa conscience res-
semble à une caricature et sa moquerie découle de sa distance des
vérités de la société bourgeoise. Mais cette moquerie constitue
précisément le dépassement du moi par rapport aux idéologies
répressives du labeur et de la renonciation. Les actes de désordre
des marginaux deviennent le noyau d'un nouvel ordre dont
la spontanéité laisse transparaître les moyens permettant de
l'instaurer.
Hegel a magnifiquement compris cela. Dans une brillante
critique du Neveu de Rameau de Diderot, il écrit:
•QJ

•QJ Le déchirement de la conscience [... ] est le ris moqueur dirigé sur
·o
0
l/l l'être-là comme sur l'embrouillement du tout et sur soi-même; il
0
w
u est en même temps la résonance expirante, qui s'entend encore, de
l/l
c
0
tout cet embrouillement. [... ]Il est la nature se déchirant elle-même
:p
"'Cl
de tous les rapports et leur déchirement conscient [... ]. Dans le
w
l/l
QJ
premier côté, celui du retour dans le Soi, la vanité de toutes les
_J

l.D
choses est la propre vanité de ce Soi, ou [encore:] celui-ci est vain
ri
0
N
[...] mais c'est seulement comme conscience de soi révoltée qu'il
@ sait son propre déchirement, et c'est dans ce savoir de celui-ci qu'il

..c s'est immédiatement élevé au-dessus de lui. [... ] Chaque fragment
01
·c
>-
0.
de ce monde réalise en elle [cette activité de parler et de juger] cette
0
u destination, que son esprit est énoncé ou que l'on parle de lui et dit

S. En françai s dans le texte [NdT].


6. Dans ce passage et la phrase précédente, Bookchin utilise le terme « lum-
pen »,d'origine allemande, et qui se comprend à la fois comme « sous-prolétariat»
(l 'expression lumpenp rolétariat est utilisée aujourd 'hui encore) ou comme maté-
riau brut, grossier [NdT] .
DÉSIR ET BESOIN 269

de lui ce qu'il est, avec esprit. La conscience honnête [le rôle que
Diderot s'attribue dans le dialogue7 ] prend chaque moment comme
une essentialité qui demeure et elle est cette absence de pensée sans
culture qui consiste en ce que cette conscience ne sait pas qu'elle fait
tout aussi bien l'inverse. Mais la conscience déchirée, elle, est la
conscience du renversement, et, en vérité, du renversement absolu;
le concept est ce qui domine en elle, lui qui rassemble les pensées
que l'honnêteté saisit comme éloignées les unes des autres en leur
séparation, et dont le langage est par conséquent plein d'esprit.
Le contenu du discours dans lequel l'esprit parle de lui-même et
se prononce sur lui-même est donc le renversement de tous les
concepts et de toutes les réalités, la tromperie universelle de lui-
même et des autres, et l'impudence qu'il y a à dire cette tromperie
est précisément pour cette raison la plus grande vérité. [.. .] À la
conscience tout en repos, qui, honnêtement, loge la mélodie du
bien et du vrai dans l'égalité des tons, c'est-à-dire dans une seule
et même note, ce discours apparaît comme un «bavardage fait de
sagesse et de folie [... ] »8 •

L'analyse d'Hegel, écrite il y a plus d'un siècle et demi, anticipe


et contient tous les éléments du «refus absolu », avancé actuelle-
•QJ
ment de façon si émouvante. Aujourd'hui, l'esprit de négativité

•QJ
·o doit s'étendre à tous les domaines de la vie s'il veut avoir quelque
0
l/l
0
u
sens; il doit exiger une honnêteté totale qui, dans les mots de
w
l/l
c
Maurice Blanchot, «ne tolère plus aucune complicité ». Diminuer
0
:p cet esprit de négativité revient à placer l'intégrité même du moi
"'Cl
w
l/l
dans la balance. L'ordre établi tend à être totalitaire: il exerce sa
QJ
_J

l.D
souveraineté non seulement sur les facettes extérieures du moi,
ri
0
N
mais aussi dans ses recoins les plus intimes. Il recherche la compli-
@

cité non seulement de ce qui est apparent, mais aussi des tréfonds
..c
01
·c les mieux gardés de l'esprit humain. Il essaie de mobiliser l'imagi-
>-
0.
0
naire de l'individu - comme en sont témoins la prolifération des
u

7. Diderot s'attribue le rôle de l'homme vertueux, le petit bourgeois, engagé


dans un dialogue avec le neveu de Rameau, qui lui est une fripouille proxénète
dans le genre de Figaro.
8. G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. de Bernard Bourgeois,
Paris, Vrin, 2006, p. 449-450 et 452-453.
270 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

techniques et des formes d'art destinées à manipuler l' incons-


cient. En résumé, il tente de prendre les commandes sur la nature
propre du possible, c'est-à-dire sur la capacité de Désir.

Désir et révolution
De la conscience qui se désagrège doit venir la guérison, la réin-
tégration et la progression du Désir - une nouvelle volupté basée
sur le possible. Si ce sens du possible souffre d'un manque de
contenu social et humaniste, s'il doit demeurer grossièrement
égoïste, alors il suivra simplement la logique irrationnelle de
notre ordre social et glissera vers un vicieux nihilisme9• Sur le
long terme, les choix auxquels se retrouve confronté le bohémien
moderne - branché ou excentrique - ne sont pas à faire entre un
subjectivisme socialement passif ou un réformisme engagé poli-
tiquement (la société actuelle, de par sa tendance à aller de crise
en crise, éliminera ces luxes traditionnels), mais entre l'extré-
misme réactionnaire du SS et l'extrémisme révolutionnaire de
l'anarchiste.
Dit franchement, chercher à fuir le système revient à retomber
•QJ
.......
•QJ
·o
dedans. Il n'existe aucune facette de la vie humaine qui ne soit
0
l/l
0
infiltrée par des phénomènes sociaux et il n'est pas d'expérience
u
w
l/l
sortant de l'imaginaire qui ne flotte sur les données issues de la
c
0
:p
réalité sociale. À moins que le sens du m erveilleux10, si sincère-
-a
w ment promu par les surréalistes, ait pour but de culminer dans
l/l
QJ
_J

l.D
ri
0
N 9. Il est peut-être propice de mettre ici l'accent sur le fait que le capitalisme
@ promeut l'ego en tant que tel, et non la personnalité ou l'« in dividualisme». Bien
.......
.c
01
que la société bourgeoise ait desserré les chaîn es placées sur l'ego par des sociétés
·c précapitalistes plus unitaires, l'ego qu'elle a créé était aussi flétri que celui qu'elle
>-
0.
0 a remplacé. La tendance de l'État capitaliste moderne est à l'homogén éisation et
u
à la massification de l'ego d ans une proportion qui ne peut être comparée qu'avec
les sociétés totalitaires du monde oriental antique. Le terme d '« individualisme
bourgeois», un épithète fréquemment utilisé par la gauche aujourd' hui contre les
éléments libertaires, reflète à quel point l'idéologie bourgeoise s'est infiltrée dans
le projet socialiste. Mais aussi à quel point le projet « socialiste» (pour le différen -
cier du projet communiste-libertaire) est une sorte de capitalisme d 'État.
10. En français dans le texte [NdT].
DÉSIR ET BESOIN 271

un credo de mort (un credo avancé avec cohérence par Villiers de


L'Isle-Adam dans Axël), l'honnêteté requiert que nous reconnais-
sions les racines sociales de nos rêves, de notre imagination et de
notre poésie. La réelle question à laquelle nous nous trouvons
confrontés est vers quoi allons-nous, où nous plaçons-nous dans
notre relation avec le tout.
De la même manière, il n'existe rien dans la réalité actuelle
qui ne soit pollué par la dégénérescence de l'ensemble. Jusqu'à ce
que l'enfant puisse être libéré de ce ventre dégénérescent, la libé-
ration doit prendre comme point de départ le diagnostic de la
maladie, la prise de conscience du problème et la volonté de
naître. L'introspection doit être corrigée par l'analyse sociale.
Notre liberté est ancrée dans une conscience révolutionnaire et
culmine dans l'action révolutionnaire.
Mais la révolution ne peut plus être emprisonnée dans le
royaume du Besoin. Elle ne peut plus se contenter de la prose
de l'économie politique. Le rôle de la critique marxiste s'est
achevé et doit être dépassé. Le sujet s'est inscrit dans le projet
révolutionnaire avec des exigences entièrement nouvelles en
•QJ

matière d'expérience, de réintégration, d'épanouissement ou de
•QJ
·o merveilleux. La structure identitaire promue dans le passé par le
0
l/l

w
0
u projet révolutionnaire est à présent remise en question dans ses
l/l
c
0
formes les plus élémentaires. Toute organisation hiérarchique des
:p
"'Cl différences humaines - sexuelles, ethniques, générationnelles ou
w
l/l
QJ
physiques - doit à présent laisser place au principe dialectique
_J

l.D
ri
de l'unité dans la diversité. Au sein de l'écologie, ce principe
0
N est déjà considéré comme acquis: la conservation - et bien sûr
@

..c
le développement - de la diversité est considérée comme une
01
·c
>-
condition préalable pour la stabilité naturelle. Toutes les espèces
0.
u
0 sont importantes (et de façon égale) dans le maintien de l'unité et
de l'équilibre de l'écosystème. Il n'y a pas de hiérarchies dans la
nature, autres que celles imposées par les modes de pensée hiérar-
chiques de l'esprit humain, mais plutôt de simples différences de
fonctionnalité entre les éléments vivants et en leur sein. Le projet
révolutionnaire demeurera incomplet et à sens unique tant qu'il
272 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

n'aura pas reconnu le besoin de retirer tous les modes de pensée


hiérarchiques, ainsi que toutes les conceptions d'« altérité» basées
sur la domination, présentes en son sein. La hiérarchie sociale est
indéniablement réelle aujourd'hui en ce sens qu'elle découle d'un
conflit d'intérêts objectivement conflictuels, un conflit qui a été
maintenu jusqu'à présent par une rareté matérielle inévitable.
Mais puisque cette organisation hiérarchique des apparences
existe justement dans la société bourgeoise à une époque où le
problème de la rareté matérielle peut être résolu, elle doit être
complètement éliminée de la communauté révolutionnaire. Et
elle doit être éliminée non seulement de l'organisation révo-
lutionnaire, mais aussi des manières de penser de l'individu
révolutionnaire et de sa structure identitaire.
Pour paraphraser Pierre Reverdy, le poète se tient maintenant
sur les remparts - non seulement en tant que rêveur, mais aussi
en tant que combattant. Vagabonder dans les rêves, s'imprégner
de l'expérience surréaliste, hisser l'imagination vers de nouveaux
sommets d'expression sont les possibilités libératrices du monde
objectif. Pour la première fois de l'histoire, l'objet et le sujet
•QJ

peuvent se rejoindre au sein du groupe d'affinité révolutionnaire
•QJ
·o - cette collectivité anarchiste et révolutionnaire de frères et de
0
l/l

w
0
u sœurs. La théorie et la pratique peuvent être unifiées dans l'action
l/l
c
0
à visée révolutionnaire. La pensée et l'intuition peuvent fusionner
:p
"'Cl dans la nouvelle vision révolutionnaire. Le conscient et l' incons-
w
l/l
QJ
cient peuvent être intégrés aux réjouissances révolutionnaires. La
_J

l.D
ri
libération ne sera peut-être pas totale - pour nous en tout cas-,
0
N mais elle peut être globale, impliquant toutes les facettes de la vie
@

..c
et de l'expérience. Son accomplissement pourrait aller au-delà de
01
·c
>-
nos visions les plus folles. Nous pouvons aller plus loin encore que
0.
u
0 ce que nous pouvons voir et imaginer. Notre Existence est le
Devenir, pas le figé. Notre Science est l'Utopie, notre Réalité est
l'Eros, notre Désir est la Révolution.

New York
Juin 1967
Postface

Post-Scarcity Anarchism, je trouve que son côté


E N RELISANT
rebelle des années 1960 constitue un antidote salvateur à
l'esprit de désenchantement et de réformisme calculé si courant
au sein du mouvement« radical» aujourd'hui. Ce livre s'inscri-
vait dans une période où des mots comme «révolution», « insur-
rection » et même «bourgeoisie » n'étaient pas considérés comme
des termes exotiques. En même temps, il se voulait une critique
réfléchie de la ferveur révolutionnaire qui animait les jeunes
radicaux que je côtoyais à cette époque: celle de leur croyance
•QJ

•QJ
sincère que la révolution était imminente. Déjà d'âge moyen dans
·o
0
l/l
les années 1960, avec une longue expérience de la gauche des
0
w
u années 1930 derrière moi, j'ai tenté de prévenir mes plus jeunes
l/l
c
0
camarades qu'« il n'y avait pas de ''situation révolutionnaire" en
:p
"'Cl
w
ce moment aux États-Unis [... ] ».En fait, comme je l'écrivais:« Il
l/l
QJ
_J
n'y a pas de perspectives de remise en cause révolutionnaire de
l.D
ri
l'ordre établi.» Mais plutôt «une prédisposition pour des idées
0
N radicales, la plus forte qu'on ait connue depuis la résurgence
@

..c populiste 70 ans auparavant [...] [mais] pour autant aucune rai-
01
·c son de croire que la majorité des Étatsuniens blancs n'accepterait,
>-
0.
u
0
et encore moins n'encouragerait, l'idée d'un changement révolu-
tionnaire en ce moment». Ces lignes ont été publiées dans le
premier numéro d'Anarchos, un magazine que j'ai lancé en 1967

Extraits de l'introduction à la 2e édition de Post-Scarcity Anarchism, publié par


Black Rose Books, Montréal, 1986. La traduction est de Vincent Gerber [NdÉ].
274 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

avec l'aide de quelques amis de New York, dans le Lower East


Side1• Ce qui me troublait profondément était d'envisager que les
espoirs révolutionnaires parmi les jeunes radicaux dépasseraient
la réalité - une peur qui se trouvait plus que justifiée, comme les
années 1970 le démontrèrent ultérieurement.
Cela dit, les années 1960 ont produit des choses magnifiques,
dont une grande partie est désormais ancrée dans la vie des
États-Unis. Le lien entre le personnel et le politique, entre la
fantaisie esthétique et la réalité sociale, entre une société non hié-
rarchique et une société sans classe, entre un processus libertaire
et ses fins révolutionnaires - le tout sans oublier son flot célèbre
d'expériences de vie communautaire, de liberté sexuelle, de
changements radicaux dans la manière de s'habiller, de manger,
dans les méthodes d'enseignement et dans la culture en tant que
telle, qui tous possédaient un côté révolutionnaire latent et se
révélaient expressément utopiques. Dire, comme c'est si souvent
le cas aujourd'hui, que cette constellation - qui sera qualifiée de
«contre-culture» - s'est vue «cooptée» est une grossière erreur.
Que le milieu des affaires, toujours à la recherche de nouvelles
•QJ

opportunités commerciales, ait utilisé des morceaux de la contre-
•QJ
·o culture à son profit n'est pas une évidence de sa cooptation, mais
0
l/l

w
0
u plutôt de sa fragmentation. On pourrait dire la même chose de la
l/l
c
0
Commune de Paris de 1871 parce que les Rothschild ont proposé
:p
"'Cl de pourvoir à ses besoins financiers. Coopter une contre-culture
w
l/l
QJ
dans son entier, même au nom du profit, aurait implanté une
_J

l.D
ri
manière révolutionnaire de percevoir la réalité en plein cœur du
0
N système.
@

..c
Quoiqu'il en soit, les États-Unis ne pouvaient accepter ces
01
·c
>-
changements sociaux et culturels du jour au lendemain. Les
0.
u
0 réaliser, même en partie, aurait nécessité des années d'illumina-
tion des consciences. La« Nouvelle gauche» et la contre-culture,
au départ de caractère si généreux, populiste et anarchiste, ont

1. Voir Robert Keller (pseud. de Murray Bookchin), « Revolution in America»,


Anarchos, n° l , février, 1968, p. 3.
POSTFACE 275

adopté une attitude dogmatique et d'autosatisfaction au fil des


années. La guerre du Vietnam et la «Révolution culturelle» en
Chine n'ont pas rendu service à ces mouvements; comme Barbara
Garson l'a fait remarquer, ces événements lui ont fourni un train
en marche sur lequel embarquer - un phénomène que l'on observe
aujourd'hui avec le Nicaragua. Que les années 1960 se soient
opposées à l'impérialisme américain est assurément admirable
et à mettre à leur crédit, mais certainement pas leur adoption du
Vietnam et de la Chine comme« modèle» de sagesse révolution-
naire et de société nouvelle. Déconnecté de l'expérience étatsu-
nienne, la « Nouvelle gauche», s'est retrouvée toujours plus isolée,
même plus que la contre-culture, qui était déjà en train des' éva-
nouir dans son propre imbroglio avec les drogues, les imprésarios
de musique et autres gourous autoproclamés. L'intolérance a
remplacé un désir compréhensif d'éduquer les gens; le dogme
marxiste-léniniste, ou plutôt davantage une sorte de stalinisme
que de marxisme, est passé d'un mouvement politique, dont les
débuts prometteurs ont été détournés, vers une forme de terro-
risme culturel, aussi intolérant que les conventions culturelles
•QJ

auxquelles il prétendait s'opposer2 • Les espoirs de changement
•QJ
·o social ont commencé à dépasser les possibilités réelles de l 'accom-
0
l/l

w
0
u plir, de sorte que l'échec, quand il est survenu, a véritablement
l/l
c
0
détruit des mouvements importants qui semblaient pourtant
:p
"'Cl pouvoir croître indéfiniment. La réaction vicieuse des États-Unis
w
l/l
QJ
à la fusillade de l'Université d'État de Kent - «la garde nationale
_J

l.D
ri
aurait dû en tirer davantage! » représentait alors typiquement la
0
N réponse de parents énervés face à leurs enfants en état de choc -,
@

..c
la popularité de Nixon et, en fin de compte, le début de la crise
01
·c
>-
économique, ont mis un terme définitif aux années 1960.
0.
0
u

2. Les lecteurs qui ont encore une bonne connaissance de la période devraient
comparer la nature positive et joueuse du journal flamand Provos avec le dogma-
tisme rebutant des situationnistes français. La pleine mesure de la dégradation
qui a eu lieu entre 1965 et 1968 peut être comprise en juxtaposant ces deu x ten-
d ances l'une sur l'autre.
276 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

Ce qui ressort le plus de cette époque était son innocence.


La vague culturelle qui a tenté d'enchanter la vie quotidienne a
sombré en raison de son incapacité à comprendre les tendances
historiques qui l'ont produite. La vie quotidienne, en effet, mas-
quait la nécessité de comprendre le contexte social plus large dans
lequel la« Nouvelle gauche» et la contre-culture ont fleuri. Ce qui
manquait cruellement était un effet stabilisateur et de maturation
de la conscience et une cohérence théorique des idées qui auraient
uni les différentes composantes au sein du «Mouvement», comme
il sera appelé plus tard, lui donnant un sens, une direction, et fina-
lement les structures organisationnelles qui étaient nécessaires
pour les relier et les rendre socialement efficaces. Le marxisme,
avec sa doctrine «d'analyse de classe» et son déterminisme éco-
nomique a eu l'effet d'un frein inertiel sur le «Mouvement», et
non celui d'une lumière éclairante. Le «Mouvement» était avant
tout transclasses: les gens s'y sont retrouvés unis par l'âge, par
un sens de la communauté, par l'origine ethnique et, plus tard,
par genre -, et non en raison de leur statut au sein des «relations
de production ». Évidemment ancré dans un cadre typiquement
•QJ

étatsunien qui évite les idées et la valeur de la théorie, sans struc-
•QJ
·o ture théorique cohérente, assiégé par des incertitudes croissantes
0
l/l

w
0
u sur son identité, le « Mouvement» a commencé à avoir peur de
l/l
c
0
lui-même. Il fut pris par la peur: la peur de sa direction, de son
:p
"'Cl isolation, de son exploitation, de son manque de pouvoir; une
w
l/l
QJ
perte de confiance en soi qui provenait de son innocence violée et
_J

l.D
ri
de sa vulnérabilité face aux requins - commerciaux et « lumpen »
0
N - qui ont commencé à l'encercler. En fin de compte, il a succombé
@

..c
aux chocs économiques qui ont soulevé de sérieux doutes sur sa
01
·c
>-
viabilité matérielle. Les soudaines luttes des jeunes du Lower East
0.
u
0 Sicle de New York, après plusieurs meurtres hautement médiati-
sés et liés à des affaires de drogue, l'« enterrement des hippies »,
symbolique et précoce, dans le district de Haight-Ashbury à San
Francisco, et l'immolation orageuse du Students for a Democratic
Society à sa convention de Chicago en juin 1969, ont fondamenta-
lement amené cette époque à son terme.
POSTFACE 277

* * *

Les années 1960 ne se reproduiront pas - il ne vaudrait d,ailleurs


mieux pas. Ce qu,elles remettaient en question était un sentiment
d,impuissance, d,aliénation, de ne pas être à la bonne place et un
besoin de sens existentiel qu,une période, riche en gadgets qui
remplissaient une vie vide de sens, ne pouvait satisfaire. Avant
tout, on y recherchait une forme de communauté authentique et
créative. Non pas que ces problèmes soient propres aux années
1960. Ils ont existé sous différentes formes et différents degrés
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais la nature dif-
férente de cette période repose dans le fait qu,elle a observé la
désintégration de la société traditionnelle en même temps qu,elle
en vivait une d,abondance matérielle sans précédent. La tension
entre la réalité de cette décrépitude sociale, dans un sens culturel,
et les perspectives de reconstruction sociale dans un sens matériel
ont inévitablement produit des troubles d,un côté, et des visions
utopiques de l'autre. Lors des soulèvements de ghettos, les Noirs
ont provoqué une agitation sociale d,une ampleur jamais vue
•QJ

•QJ
auparavant: un produit non seulement de leur misère croissante,
·o mais aussi de leurs attentes grandissantes. Comparées aux explo-
0
l/l
0
w
u sions des ghettos, les « révoltes» des campus étaient des affaires
l/l
c
0
plutôt contenues, bien que nécessaires. La jeunesse blanche,
:p
"'Cl majoritairement issue de la classe moyenne, a apporté le sens
w
l/l
QJ
nécessaire d)une vision, tel qu,elle était ou espérait r être.
_J

l.D
ri
Mais tous deux étaient des minorités au sein de minorités. Les
0
N militants noirs étaient à peine acceptés au sein de leurs propres
@

..c
communautés, sauf quand une sorte de choc était nécessaire
01
·c
>-
pour donner du poids politique à leurs leaders les plus « respon-
0.
u
0 sables». Les militants de gauche et la jeunesse de la contre-culture
n, étaient guère plus acceptés par la majorité des étudiants et
par les groupes ordinaires de jeunes gens à qui ils prétendaient
s,adresser - et, finalement, ils étaient plus effrayants qu,inspi-
rants, avec leur propension aux dogmes et aux comportements
accusateurs. Aussi importantes que ces deux tendances devinrent
278 AU-DELÀ DE LA RARETÉ

dans les années 1960, elles n'ont jamais acquis l'adhésion durable
de leurs semblables. Pas plus qu'elles n'ont cherché à la gagner par
une éducation rigoureuse et une patience indulgente.
Tout futur mouvement pour un changement social ne satis-
fera pas les besoins de notre temps - son sentiment d' impuis-
sance, d'aliénation, de ne pas être à la bonne place, de sens et de
communauté - à moins d'assembler consciemment ces parties
ensemble; pièce par pièce, dans le but d'arriver à une clarté
idéologique et une cohérence théorique. L'éducation, à mon
sens, est la première «priorité » pour favoriser la radicalisation
de notre époque. Passer rapidement à un autre vide historique
va simplement produire les mêmes peurs et le même sentiment
d'isolation qui ont mis fin aux années 1960. Cette éducation doit
clairement aborder le phénomène transclasses - la réémergence
du « Peuple», pour ainsi dire - avec lequel l'époque moderne a
débuté des siècles auparavant, et elle devra se confronter aux
problèmes qui devraient être considérés comme éthiques, et non
pas simplement économiques3 • Ce n'est que par un acte suprême
de conscience et de probité éthique que cette société peut être
•QJ
...... changée fondamentalement. Qu'elle ait besoin de «forces objec-
•QJ
·o tives» pour promouvoir cette conscience et cette éthique au-delà
0
l/l

w
0
u de ceux qui l'enseignent est une certitude, mais je maintiens plus
l/l
c
0
que jamais que le groupe d'étude, non pas seulement le «groupe
:p
-a d'affinité », est la forme indispensable pour notre époque - spé-
w
l/l
QJ
cialement au vu de la dégradation intellectuelle et culturelle
_J

l.D
ri
consternante qui la caractérise.
0
N
@
......
..c * * *
01
·c
>-
8 Ce que les années 1960 devraient nous enseigner, c'est que rien ne
remplace la prise de conscience. La vérité émergera seulement
d'une pensée perspicace et critique, d'un principe de réalité qui

3. Voir à ce sujet mon essai «Spontanéité et organisation », paru dans Pour


une société écologique, Paris, Christian Bourgois, 1976.
POSTFACE 279

ne sacrifie pas ses principes pour quelques gains opportunistes,


d'une probité morale qui puisse éviter l'écueil de la capitulation
des idéaux. L'éducation demeure à l'ordre du jour - et même plus
aujourd'hui qu'auparavant en raison de la complexité de nos
problèmes et de la dérive massive vers la vulgarité intellectuelle.
Ce que les années 1960 devraient également nous enseigner,
c'est que - aussi importante soit-elle - une contre-culture ne
suffit pas. Ce dont nous avons besoin, ce sont des structures
fermes, comme l'ossature d'un squelette, aptes à supporter une
culture nouvelle - notamment, des contre-institutions. Ceci nous
confronte au besoin de créer un mouvement politique qui soit
libertaire et qui puisse délivrer le mot «politique» de l'ignominie
de la gestion étatique. Aussi impures qu'elles puissent être, il
existe encore des zones de vie - notamment les municipalités
- qui peuvent être revendiquées en tant que nouvelle sphère
politique, par une citoyenneté active au sein d'assemblées popu-
laires, confédérées et, en définitive, développées sous la forme
d'un contre-pouvoir avec des contre-institutions qui s'opposent
à celles de l'État-nation. Les années 1980 et les années 1960 se
•QJ

font face aujourd'hui dans une confrontation directe - non pas
•QJ
·o comme des périodes conflictuelles qui engendrent des alterna-
0
l/l

w
0
u tives opposées, mais comme des époques complémentaires qui,
l/l
c
0
prises conjointement, laissent entrevoir des alternatives plus
:p
"'Cl complètes que celles qui existaient il y a 20 ans et qui existent
w
l/l
QJ
toujours aujourd'hui. Que nous parvenions ou non à rassembler
_J

l.D
ri
ces deux décennies complémentaires, chacune ayant tant à offrir
0
N à l'autre, au sein d'une politique reconstructive qui ouvre une
@

..c
nouvelle voie dans l'impasse actuelle, déterminera le futur de ce
01
·c
>-
siècle et une bonne part de celui à venir.
0.
0
u
Murray Bookchin
Septembre 1985
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0
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0
u
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l/l
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0
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QJ
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l.D SUISSE
ri
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Dam œ ncuril de taœa pionnim (1965-70) qai ont fait D
n:nommœ, Murray Bookrhin c;onjupc .a vi8ion anan;h.istc
et iallogislie awc les ,_i"bilita prametteuea d'1111e sociéliê
d'ahondenœ Une abondanœ ~non pu 111U1 la li>zme
d'lin ac.xà iDimi~ à des biall de c;omommation pUthoriqucs,
mais bim une par laqw!lle reae hnm•in a. amplement lea
mayms de satjsfaire 1e1 besojn• fond•mentam: pour ae coma-
~ l 1'~ de 11a clan. .ia.

S'attelant à esqaisser les œntnun d'une œlle aoc:iété, Bookchin


8PPfh 1 cMpauer r6cœamie politique marmœ. ~
d..1111e bi:de pEnuric nudridlc cttollllliac: auzlogiqua de la
rudémmmnique.Sileaawm • 1a:lmolosiqœldu'.Xrlliède
OGt grandemmt ac.au la pmcluctian, aJa a'at fait au profit
d'iulâet& cmpœatifi et au dÇml da b11 •i•• bJpnaiae et de

-·passer
la. llOl.ltm.m1i11! knlogique. l!t ai l'émancipation pouvait jadia
par 1111 œrtaiJl procladivisme IOUI l'~ de
ltrDctuœl auto1mmee. aujourd'hai les outill 11& aiJa à une
avtu-orpniaation de la~ ont larpment ~ ~oppEg
et. œmbînla 8.ftC: la pmpec:tiw: dc:ologique, ill ont grande-
ment mocljfi6 le paJllP mul.atioimain:. La soc:iltâ polt-
incJ.tridles ontcn dinle poteuticl de 11e muer en clea 1oc:iEtû
d'ahondanœ fiMlril8nt l'acc:ompli•te111ent dea poœntiaUMa
eocialm et caltunha latmta dam lm Mit!! bnœop. Anat-
prdisll!, Bookbin cJ&nde!t en ce sens lea meqpa ll!llOllft·
Jabla etdesimtitu.tiomM. e11tnli f 1

Lin: Bookhin, e'c.t ICDOllCI' awc w - u110pÛ.Iue rafrat-


cbiaeœ, qui rappelle awc forœ que d'autra wil!i sont mvi-
"J bla pour le devenir de DOi IOCÏitâ. .Au-lldA • "' """'
at.fplrmmtum: œc:tun: inc;ontounœblepom c:ampmiclR les
CJriFncs lhéoriques de l'knlogie .....;.1"'. concept que cet intd-
lectuel ~a raffiœ 1Dllt au long de a vie de militant.

Po•ù=er tà l'Iltditut tfkaJogic rac'elr dM l\11no• Mllml)I


.Bookdtin (1921-2006) • " ' - figws. prouc de r-••ùnw.
• "NotMlle Gndre et de rlœlogïe aa .Blidr-Unis. Lo &litions
Pairodtft doimit Feli:r nom A son œn«pt d'«lcologie l«We». Son
011"+ Une -VOf l re&irc a IA! f11n da prsmilln mâ pWI&
, .,,, "4Îff"L

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