Pour Un Oui Ou Pour Un Non

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POUR UN OUI OU POUR UN NON

H.I-H.2
H.3-F. -

H.I : Ecoute, je voulais te demander…C’est un peu pour ça que je suis venu…je


voudrais savoir…que s’est-il passé ? Qu’est-ce que tu as contre moi ?
H.2 : Mais rien…Pourquoi ?
H.I : Oh, je ne sais pas…Il me semble que tu t’éloignes…tu ne fais plus jamais
signe…il faut toujours que ce soit moi…
H.2 : Tu sais bien : je prends rarement l’initiative, j’ai peur de déranger.
H.I : Mais pas avec moi ? Tu sais que je te dirais… Nous n’en sommes tout de même
pas là…Non, je sens qu’il y a quelque chose…
H.2 : Mais que veux-tu qu’il y ait ?
H.I : C’est justement ce que je me demande. J ‘ai beau chercher…jamais…depuis
tant d’années…il n’y a jamais rien eu entre nous… rien dont je me souvienne…
H.2 : Moi, par contre, il y a des choses que je n’oublie pas. Tu as toujours été très
chic…il y a eu des circonstances…
H.I : Oh qu’est-ce que c’est ? Toi aussi, tu as toujours été parfait…un ami sûr…Tu te
souviens comme on attendrissait ta mère ?…
H.2 : Oui, pauvre maman…Elle t’aimait bien…elle me disait : « Ah lui, au moins,
c’est un vrai copain, tu pourras toujours compter sur lui. » C’est ce que j’ai fait
d’ailleurs.
H.I : Alors ?
H. 2, Hausse les épaules :…Alors….que veux-tu que je te dise !
H. I : Si, dis-moi…je te connais trop bien : il y a quelque chose de changé…Tu étais
toujours à une certaine distance… de tout le monde, du reste…mais maintenant avec
moi… encore l’autre jour, au téléphone…tu étais à l’autre bout du monde…ça me
fait de la peine, tu sais…
H.2, dans un élan : Mais moi aussi, figure-toi…
H.I : Ah tu vois, j’ai donc raison…
H.2 : Que veux-tu…je t’aime tout autant, tu sais…ne crois pas ça…mais c’est plus
fort que moi…
H.I : Qu’est-ce qui est plus fort ? Pourquoi ne veux-tu pas le dire ? Il y a donc eu
quelque chose…
H.2 : Non…vraiment rien…Rien qu’on puisse dire…
H.I : Essaie quand même…
H.2 : Oh non…je ne veux pas…
H.I : Pourquoi ? Dis-moi pourquoi ?
H.2 : Non, ne me force pas…
H.I : C’est donc si terrible ?
H.2 : Non, pas terrible…ce n’est pas ça…
H.I : Mais qu’est-ce que c’est, alors ?
H.2 : C’est…c’est plutôt que ce n’est rien…ce qui s’appelle rien…ce qu’on appelle
ainsi…en parler seulement, évoquer ça…ça peut vous entraîner…de quoi on aurait
l’air ? Personne, du reste…personne ne l’ose…on n’en entend jamais parler…
H.I : Eh bien, je te demande au nom de tout ce que tu prétends que j’ai été pour toi…
au nom de ta mère…de nos parents…je t’adjure solennellement, tu ne peux plus
reculer…Qu’est-ce qu’il y a eu ? Dis-le…tu me dois ça…
H .2, piteusement : Je te dis : ce n’est rien qu’on puisse dire…rien dont il soit permis
de parler…
H.I : Allons, vas-y…
H.2 : Eh bien, c’est juste des mots…
H.I : Des mots ? Entre nous ? Ne me dis pas qu’on a eu des mots…ce n’est pas
possible…et je m’en serais souvenu…
H.2 : Non, pas des mots comme ça…d’autres mots…pas ceux dont on dit qu’on les a
« eus »…Des mots qu’on n’a pas « eus », justement…On ne sait pas comment ils
vous viennent…
H.I : Lesquelles ? Quels mots ? Tu me fais languir…tu me taquines…
H.2 : Mais non, je ne te taquine pas… Mais si je te les dis…
H.I : Alors ? Qu’est-ce qui se passera ? Tu me dis que ce n’est rien…
H.2 : Mais justement, ce n’est rien… Et c’est à cause de ce rien…
H.I : Ah on y arrive… C’est à cause de ce rien que tu t’es éloigné ? Que tu as voulu
rompre avec moi ?
H. 2, Soupire : Oui…C’est à cause de ça…Tu ne comprendras jamais…Personne, du
reste, ne pourra comprendre…
H.I : Essaie toujours…Je ne suis pas si obtus…
H.2 : Oh si…pour ça, tu l’es.Vous l’êtes tous, du reste.
H.I : Alors, chiche…on verra…
H.2 : Eh bien… tu m’as dit il y a quelque temps… tu m’as dit… quand je me suis
vanté de je ne sais plus quoi…de je ne sais plus quel succès…oui…dérisoire…quand
je t’en ai parlé… tu m’as dit : «C’est bien…ça…»
H.I : Répète-le, je t’en prie…j’ai dû mal entendre.
H.2, prenant courage : Tu m’as dit : « c’est bien…ça… » Juste avec ce suspens…cet
accent…
H.I : Ce n’est pas vrai. Ça ne peut pas être ça…ce n’est pas possible…
H.2 : Tu vois, je te l’avais bien dit…à quoi bon ?…
H.I : Non mais vraiment, ce n’est pas une plaisanterie ? Tu parles sérieusement ?
H.2 : Oui. Très. Très sérieusement.
H.I : Ecoute, dis-moi si je rêve…si je me trompe…Tu m’aurais fait part d’une
réussite…quelle réussite d’ailleurs…
H.2 : Oh peu importe…une réussite quelconque…
H.I : Et alors je t’aurais dit : « C’est bien, ça ? »
H.2, soupire : Pas tout à fait ainsi…il y avait entre «C’est bien » et « ça » un
intervalle plus grand : « C’est biiien…ça… »Un accent mis « bien »…un étirement :
« biiien… » Et un suspens avant que « ça » arrive…ce n’est pas sans importance.
H.I : Et ça…oui, c’est le cas de le dire…ce « ça » précédé d’un suspens t’a poussé à
rompre…
H.2 : Oh…à rompre…non, je n’ai pas rompu…enfin pas pour de bon…juste un peu
d’éloignement.
H.I : C’était pourtant une si belle occasion de laisser tomber, de ne plus jamais revoir
un ami de toujours…un frère…je me demande ce qui t’a retenu…
H. 2 : C’est que ce n’est pas permis. Je n’ai pas eu l’autorisation.
H. I : Ah ? Tu l’avais demandée ?
H. 2 : Oui, j’ai fait quelques démarches…
H. I : Auprès de qui ?
H. 2 : Eh bien, auprès de ceux qui ont le pouvoir de donner ces permissions. Des
gens normaux, des gens de bon sens, comme les jurés des cours d’assises, des
citoyens dont on peut garantir la respectabilité…
H. I : Et alors ? Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
H. 2 : Alors…c’était à prévoir…Mon cas n’était pas le seul, du reste. Il y avait
d’autres cas du même ordre : entre parents et enfants, entre frères et sœurs, entre
époux, entre amis…
H. I : Qui s’étaient permis de dire « C’est bien…ça » avec un grrrand suspens ?
H. 2 : Non, pas ces mots…mais d’autres, même plus probants…Et il n’y a rien eu à
faire : tous déboutés. Condamnés aux dépens. Et même certains, comme moi,
poursuivis…
H. I : Poursuivi ? Toi ?
H. 2 : Oui. A la suite de cette demande, on a enquêté sur moi et on a découvert…
H. I : Ah ? Quoi ? Qu’est-ce que je vais apprendre ?
H. 2 : On a su qu’il m’est arrivé de rompre pour de bon avec des gens très proches…
pour des raisons que personne n’a pu comprendre…J’avais été condamné…sur leur
demande…par contumace…Je n’en savais rien…J’ai appris que j’avais un casier
judiciaire où j’étais désigné comme « Celui qui rompt pour un oui ou pour un non ».
Ça m’a donné à réfléchir…
H. I : C’est pour ça qu’avec moi, tu as pris des précautions…rien de voyant. Rien
d’ouvert…
H. 2 : On peut me comprendre…  « Rompt pour un oui ou pour un non… »Tu te
rends compte ?
H. I : Maintenant ça me revient : ça doit se savoir…Je l’avais déjà entendu dire. On
m’avait dit de toi : «Vous savez, c’est quelqu’un dont il faut se méfier. Il parait très
amical, affectueux…et puis, paf ! Pour un oui ou pour un non…on ne le revoit
plus. » J’étais indigné, j’ai essayé de te défendre…Et voilà que même avec moi…si
on me l’avait prédit…vraiment, c’est le cas de le dire : pour un oui ou pour un non…
Parce que j’ai dit : « C’est bien, ça »…oh pardon, je ne l’ai pas prononcé comme il
fallait : « C’est biiiien…ça… ». 
H. 2 : Oui. De cette façon…tout à fait ainsi…avec cet accent mis sur le « bien »…
avec cet étirement…Oui, je t’entends, je te revois… « C’est biiien ça… » Et je n’ai
rien dit…et je ne pourrais jamais rien dire…
H. I : Mais si, dis-le …entre nous, voyons…dis-le…je pourrai peut-être
comprendre….ça ne peut que nous faire du bien…
H. 2 : Parce que tu ne comprends pas ?
H. I : Non, je te le répète…je l’ai sûrement dit en toute innocence. Du reste, je veux
être pendu si je m’en souviens…j’ai dit ça quand ? A propos de quoi ?
H. 2 : Tu avais profité d’une imprudence…je peux dire que j’ai été te chercher…
H. I : Mais qu’est-ce que tu racontes ?
H. 2 : Oui. J’y suis allé. Comme ça. Les mains nues. Sans défense. J’ai eu la riche
idée d’aller me vanter…j’ai voulu me valoriser…j’ai été…auprès de toi !...me
targuer de je ne sais quel petit succès…j’ai essayé de grimper chez toi…j’ai voulu
me hisser là-haut dans ces régions que tu habites…et tu m’as soulevé par la peau du
cou, tu m’as laissé retomber, en disant : « C’est biiien…ça… »
H. I : Dis-moi, c’est ce que tu as exposé dans ta demande ?
H. 2 : Oui, à peu près…je ne m’en souviens plus très bien…
H. I : Et tu t’es étonné d’être débouté ?
H. 2 : Non, tu sais…en réalité, il y a longtemps que dans ce genre de choses rien ne
m’étonne…
H. I : Tu as pourtant essayé…
H. 2 : Hé oui…le cas me semblait patent.
H. I : Veux-tu que je te dise ? C’est dommage que tu ne m’aies pas consulté, j’aurais
pu te conseiller sur la façon de rédiger ta demande. Il y a un terme tout prêt qu’il
aurait fallu employer…
H. 2 : Ah ? Lequel ?
H. I : Eh bien, c’est le mot « condescendant ». Ce que tu as senti dans cet accent mis
sur bien …dans ce suspens, c’est qu’ils étaient ce qui se nomme condescendants. Je
ne dis pas que tu aurais obtenu la permission de ne plus me revoir à cause de ça,
mais enfin tu aurais peut-être évité la condamnation. Le ton pouvait être une
circonstance atténuante. « C’est entendu, il a voulu rompre avec un pareil ami…mais
enfin, on peut invoquer cette impression qu’il a eue d’une certaine
condescendance… »
H. 2 : Ah ? tu la vois donc ? Tu la reconnais ?
H. I : Je ne reconnais rien. D’ailleurs je ne vois pas pourquoi…comment j’aurais
pu…avec toi…non vraiment, il faut que tu sois…
H .2 : Ah non, arrête pas ça…pas que je sois ceci ou cela…non, non, je t’en prie,
puisque tu veux que nous arrivions à nous comprendre…Tu le veux toujours, n’est-
ce pas ?
H. I : Bien sûr. Je te l’ai dit, je suis venu pour ça.
H. 2 : Alors, si tu veux bien, servons-nous de ce mot…
H. I : Quel mot ?
H. 2 : Le mot « condescendant : Admets, je t’en prie, même si tu ne le crois pas, que
ça y était, oui…la condescendance. Je n’avais pas pensé à ce mot. Je ne les trouve
jamais quand il le faut…mais maintenant que je l’ai, permets-moi…je vais
recommencer…
H. I : Tu vas faire une nouvelle demande ?
H. 2 : Oui. Pour voir. Et en ta présence. Tu sais, ce sera peut-être amusant…
H. I : Peut-être…mais à qui veux-tu qu’on demande ?
H. 2 : Oh…Pas la peine de chercher bien loin…on en trouve partout…Tiens, ici, tout
près…mes voisins…des gens très serviables…des gens très bien…tout à fait de ceux
qu’on choisit pour les jurys…Intègres. Solides. Pleins de bon sens. Je vais les
appeler.
Sort et
revient avec un couple.
Voilà…Je vous présente…Je vous en prie…cela ne vous prendra pas longtemps…il
y a entre nous un différend…

Eux : Oh, mais nous, vous savez, nous n’avons aucune compétence.
H. 2 : Si, si, vous en avez…Plus qu’il n’en faut. Voilà de quoi il s’agit. Mon ami, là,
un ami de toujours…
F. : C’est lui dont vous m’avez souvent parlé ? Je me rappelle…quand il a été
souffrant…vous étiez si inquiet…
H. 2 : Oui, c’est lui…Et c’est pour ça justement que ça me fait tant de peine…
F. : Ne me dites pas qu’entre vous…après tant d’amitié…vous m’avez toujours dit
qu’il a été, à votre égard…
H. 2 : Oui, parfait. Je lui en suis reconnaissant…
F. : Alors pourquoi ?
H. I : Eh bien, je vais vous le dire : je lui ai, paraît-il, parlé sur un ton
condescendant…
H. 2 : Pourquoi le dis-tu comme ça ? Avec cette ironie ? Tu ne veux plus faire
l’essai ?
H. I : Mais si mais si…Je le dis sérieusement. Je l’ai vexé…il s’est senti diminué…
alors, depuis, il m’évite…
Eux, silencieux…perplexes…hochant la tête…
F. : En effet…ça paraît…pour le moins excessif…juste un ton condescendant…
H. 3 : Mais vous savez, la condescendance, parfois…
H. 2 : Ah ? Vous comprenez ?
H. 3 : Enfin…je n’irais pas jusqu’à dire ça…
H. 2 : Si, si, vous irez, vous verrez…permettez-moi de vous exposer…Voilà…Il faut
vous dire d’abord que jamais, mais vraiment jamais je n’ai accepté d’aller chez lui…
F. : Vous n’allez jamais chez lui ?
H. I : Mais si, voyons…qu’est-ce qu’il raconte ?
H. 2 : Ce n’est pas de ça que je parle. J’allais le voir. Le voir, c’est vrai. Mais jamais,
jamais je ne cherchais à m’installer sur ses domaines…dans ces régions qu’il
habite…je ne joue pas le jeu, vous comprenez.
H. I : Ah, c’est ça que tu veux dire…Oui, c’est vrai, tu t’es toujours tenu en marge…
H. 3 : Un marginal ?
H. I : Oui, si on veut. Mais je dois dire qu’il a toujours gagné sa vie…il n’a jamais
rien demandé à personne.
H. 2 : Merci, tu es gentil…Mais où en étions – nous ? Ah oui, c’est ça, il vous l’a
dit : je me tiens à l’écart. Il est chez lui. Moi je suis chez moi.
F. : C’est bien normal. Chacun sa vie, n’est-ce pas ?
H. 2 : Eh bien, figurez-vous qu’il ne le supporte pas. Il veut à toute force m’attirer…
là-bas, chez lui…il faut que j’y sois avec lui, que je ne puisse pas en sortir…Alors
il m’a tendu un piège…il a disposé une souricière.
Tous : Une souricière ?
H. 2 : il a profité d’une occasion…
F. rit : Une souricière d’occasion ?
H. I : Non, ne riez pas. Il parle sérieusement, je vous assure…Quelle souricière, dis-
nous…
H. 2 : Eh bien, je l’avais félicité pour sa promotion…et il m’a dit qu’elle lui
donnait…entre autres avantages…l’occasion de faire des voyages passionnants…
H. I : Continue. Ça devient intéressant…
H. 2 : Oui. Des voyages…et je me suis avancé plus loin que je le fais d’ordinaire…
j’ai marqué comme une nostalgie…alors…il m’a offert d’obtenir pour moi, grâce à
ses relations…j’ai fait quelques petits travaux…il m’a dit que peut-être, il pourrait
demander à quelqu’un de bien placé de me proposer pour une tournée de
conférences…
F., H. 3 : Eh bien, je trouve ça gentil…
H. 2 : gémit : Oh !
F., H. 3 : Vous ne trouvez pas ça gentil ? Moi, on me proposerait…
H. 2 : A quoi bon continuer ? Je n’y arriverai pas.
H. I : Si, j’y tiens. Continue, je t’en prie. Ce n’était pas gentil ?
H. 2 : Il faut donc tout recommencer…
H. I : Non. Résumons : tu aimes les voyages. Je t’ai proposé de t’obtenir une
tournée…
H. 2 : Oui. Alors, vous voyez, j’avais le choix. Je pouvais…c’est ce que je fais
d’ordinaire, sans même y penser…je pouvais reculer, dire : « Non, vois-tu, moi les
voyages…et surtout dans ces conditions…non, ce n’est pas pour moi. » Ainsi je
restais dehors. Ou alors je pouvais me laisser tenter, m’approcher de l’appât, le
mordre, dire : « Eh bien, je te remercie, je serais heureux… » Et j’aurais été pris et
conduit à la place qui m’était assignée, là-bas, chez lui…ma juste place. C’était déjà
pas mal. Mais j’ai fait mieux…
H. I : Tiens ? Tu as fait mieux ?
H. 2 : Oui. J’ai dit…mais comment ai-je pu ?...rien que d’y penser…
H. I : Je m’en souviens maintenant : tu as dit que si tu voulais, tu pourrais… qu’on
t’avait proposé, dans d’excellentes conditions…
H. 2 : Oui, c’est ça…quelle honte…je me suis installé tout au fond de la cage.
Comme si j’y avais toujours vécu. J’ai joué le jeu qu’on y joue. Conformément à
toutes les règles. J’ai voulu aussitôt me rehausser…comme chacun fait là-bas…Sa
protection, fi donc, je n’en avais pas besoin, j’avais moi aussi une place ici, chez
eux…une très bonne place…je m’en flattais. Je jouais leur jeu à fond. On aurait dit
que je n’avais jamais fait que ça. Alors il n’as eu qu’à me prendre…Il m’a tenu dans
le creux de sa main, il m’a examiné : Voyez-vous ça, regardez-moi ce bonhomme, il
dit qu’il a été, lui aussi, invité…et même dans de flatteuses conditions…et comme il
en est fier…voyez comme il se redresse…ah mais c’est qu’il n’est pas si petit qu’on
le croit…il a su mériter comme bun grand…c’est biiien…ça…Oh mais qu’est-ce
que vous pouvez comprendre…
H. 3 : Pas grand-chose, en effet…
F. : Moi non plus, je ne peux pas suivre…du reste je n’ai pas le temps, il faut que je
parte…Mais il me semble que cette excitation….il a l’air si agité…et ces idées de
souricière, d’appât…Ne vaudrait-il pas mieux…
H. I : Non, ne craignez rien. Laissez-nous, je m’en charge.
H 3 et F. sortent.
Long silence.
H. I, doucement : Alors tu crois sérieusement que lorsque j’ai parlé de te
recommander, c’était un piège que je te tendais ?
H. 2 : Tu m’en tends un maintenant, en tout cas…Tu as vu, ils me trouvaient
cinglé…et tu veux que j’en donne une preuve encore plus évident
H. 1 : Mais non, voyons. Tu sais bien qu’entre nous…Tu te rappelles ces plongées ?
Quand tu m’entraînais…j’aimais bien ça, c’était très excitant…Est-ce que je t’ai
jamais traité de cinglé ? Ecorché, peut-être, c’est vrai. Un peu persécuté…mais ça
fait partie de ton charme…allons, dis-moi, vraiment, tu le crois ? Tu penses que je
t’ai tendu un piège ?
H. 2 : Oh, tendu…j’ai exagéré. Il est probable que tu ne l’as pas tendu au départ,
quand tu t’es mis à parler de tes voyages…Mais après, quand tu t’es mis à parler de
tes voyages…Mais après, quand tu as senti en moi ce frémissement…comme une
nostalgie…un regret…alors tu t’es mis à déployer, à étaler…comme tu fais toujours
quand tu étales devant moi…
H. I : Etaler ? Moi ? Qu’est-ce que j’étale ? Est-ce que je me suis jamais vanté de
quoi que ce soit ?
H. 2 : Te vanter, oh non…quelle balourdise…ça c’était bon pour moi, c’est moi qui
suis allé me vanter. Je suis un gros balourd auprès de toi.
H. I : J’en suis flatté. Je croyais que pour ce qui est des subtilités…
H. 2 : Mais voyons, tu es bien plus subtil que moi.
H. I : Ah comment ? Comment plus subtil ? Comment, dis-moi…
H. 2 : Eh bien justement quand tu présentes tes étalages. Les plus raffinés qui soient.
Ce qui est parfait, c’est que ça n’a jamais l’air d’être là pour qu’on le regarde. C’est
quelque chose qui se trouve C’est quelque chose qui se trouve être là, tout
naturellement. Ça existe, c’est tout. Comme un lac. Comme une montagne. Ça
s’impose avec la même évidence.
H. I : Quoi ça ? Assez de métaphores. Qu’est-ce qui s’impose ?
H. 2 : Le Bonheur. Oui. Les bonheurs. Et quels bonheurs ! Les plus appréciés. Les
mieux cotés. Les bonheurs que tous les pauvres bougres contemplent, le nez collé
aux vitrines.
H. I : Un exemple, s’il te plaît.
H. 2 : Oh je n’ai que l’embarras du choix…Tiens, si tu en veux un, en voici un des
mieux réussis…quand tu te tenais devant moi…bien carré dans ton fauteuil, ton
premier-né debout entre tes genoux…l’image de la paternité comblée…tu le voyais
ainsi, tu le présentais…
H. I : Mais dis tout de suite que je posais…
H. 2 : Je n’ai pas dit ça.
H. I : J’espère bien. J’étais heureux…figure-toi que ça m’arrive…et alors ça se voit,
c’est tout.
H. 2 : Non, ce n’est pas tout. Absolument pas. Tu te sentais heureux, c’est vrai…
comme vous deviez vous sentir heureux, Janine et toi, quand vous vous teniez
devant moi : un couple parfait, bras dessus, bras dessous riant aux anges, ou bien
vous regardant au fond des yeux…mais un petit coin de votre œil tourné vers moi,
un tout petit bout de regard détourné vers moi pour voir si je contemple…si je me
tends vers ça comme il se doit commun chacun doit se tendre… Et moi…
H. I : Ah nous y sommes. J’ai trouvé. Et toi…
H. 2 : Et moi quoi ? Qu’est-ce que j’étais ?
H. I : Tu…tu étais…
H. 2 : Allons, dis-le, j’étais quoi ?
H. I : Tu étais jaloux.
H. 2 : Ah nous y sommes, c’est vrai. C’est bien ce que tu voulais, c’est ce que tu
cherchais, que je sois jaloux…Et tout est là. Tout est là : il te fallait que je le sois et
je ne l’étais pas. J’étais content pour toi. Pour vous…Oui, mais pour vous seulement.
Pour moi, je n’en voulais pas, de ce bonheur. Ni cru ni cuit…Je n’étais pas jaloux !
Pas, pas, pas jaloux. Non, je ne t’enviais pas…Mais comment est-ce possible ? Ce ne
serait donc pas le Bonheur ? Le vrai Bonheur, reconnu partout ? Recherché par
tous ? Le Bonheur digne de tous les efforts, de tous les sacrifices ? Non ? Vraiment ?
Il y avait donc là-bas…cachée au fond de la forêt, une petite princesse…
H. I : Quelle forêt ? Quelle princesse ? Tu divagues…
H. 2 : Bien sûr, je divague…Qu’est-ce que tu attends pour les rappeler ? « Ecoutez-
le, il est en plein délire…quelle forêt ? » Eh bien oui, mes bonnes gens, la forêt de
conte de fées où la reine interroge son miroir : « Suis-je la plus belle, dis-moi… » Et
le miroir répond : « Oui, tu es belle, très belle, mais il y a là-bas, dans une cabane au
fond de la forêt, une petite princesse encore plus belle… » Et toi, tu es comme cette
reine, tu ne supporte pas qu’il puisse y avoir quelque part caché…
H. I : Un autre bonheur…plus grand ?
H. 2 : Non justement, c’est encore pire que ça. Un bonheur, à la rigueur tu pourrais
l’admettre.
H. I : Vraiment tu me surprends…Je pourrais être si généreux que ça ?
H. 2 : Oui. Un autre bonheur, peut-être même plus grand que le tien. A condition
qu’il soit reconnu, classé, que tu puisses le retrouver sur vos listes. Il faut qu’il figure
au catalogue parmi tous les autres bonheurs. Si le mien était celui du moine enfermé
dans sa cellule, du stylite sur sa colonne…dans la rubrique de la béatitude des
mystiques des saints…
H. I : Là tu as raison, il n’y a aucune chance que je t’y trouve…
H. 2 : Non. Ni là, ni ailleurs. Ce n’est inscrit nulle part.
H. I : Un bonheur sans nom ?
H. 2 : Ni sans nom ni avec nom. Pas un bonheur du tout.
H. I : Alors quoi ?
H. 2 : Alors rien qui s'appelle le bonheur. Personne n'est là pour regarder, pour
donner un nom... On est ailleurs…en dehors... loin de tout ça... on ne sait pas où l'on
est, mais en tout cas on n'est pas sur vos listes... Et c'est ce que vous ne supportez
pas...
H. I : Qui « vous » ? Pourquoi veux-tu absolument me mêler ?... Si c'est comme ça
que tu me vois... Si c'était pour entendre ça... J'aurais mieux fait de ne pas venir.
H. 2 : Ah mais c'est qu'il faut absolument que tu viennes, hein ? Pour voir... ça
t'attire... ça te tire, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que c’est ? Est-ce toujours là, quelque part
hors de nos frontières ? Ça tient toujours, cette sorte de... contentement... comme
ça... pour rien... une récompense pour rien, rien, rien...
H. I : Cette fois vraiment je crois qu'il vaut mieux que je parte...
DIDASCALIE : Se dirige vers la porte. S’arrête devant la fenêtre. Regarde au-
dehors.
H. 2 (l'observe un instant. S'approche de lui, lui met la main sur 1'épaule). Pardonne-
moi... Tu vois, j'avais raison : voilà ce que c'est que de se lancer dans ces
explications... On parle à tort et à travers... On se met à dire plus qu'on ne pense...
Mais je t'aime bien, tu sais... je le sens très fort dans des moments comme ceux-là...
H. 1. Comme ceux-la ?
H. 2. Oui, comme maintenant, quand tu t'es arrêté là, devant la fenêtre... pour
regarder... avec ce regard que tu peux avoir... il y a chez toi, parfois, comme un
abandon, on dirait que tu te fonds avec ce que tu vois, que tu te perds dedans... rien
que pour ça... oui, rien que pour ça... tout à coup tu m'es proche... Tu comprends
pourquoi je tiens tant à cet endroit ? Il peut paraître un peu sordide... mais ce serait
dur pour moi de changer... Il y a là... c'est difficile à dire... mais tu le sens, n’est-ce
pas ? Comme une force qui irradie de là... de... de cette ruelle, de ce petit mur, là, sur
la droite, de ce toit... quelque chose de rassurant, de vivifiant...
H. I : Oui... je comprends...
H. 2. Si je ne devais plus voir ça... ce serait comme si... je ne sais pas... Oui, pour
moi, tu vois... la vie est là... Mais qu'est-ce que tu as ?
H. 1 : « La vie est là... simple et tranquille... » « La vie est là, simple et
tranquille... ».  C’est de Verlaine, n'est-ce pas ?
H. 2 : Oui, C’est de Verlaine... Mais pourquoi ?
H. I. : De Verlaine. C’est ça.
H. 2 : Je n'ai pas pensé à Verlaine... j'ai seulement dit : La vie est là, C’est tout.
H. 1 : Mais la suite venait d'elle-même, il n'y avait qu'à continuer... Nous avons
quand même fait nos classes...
H. 2 : Mais je n'ai pas continué... Mais qu'est-ce que j'ai à me défendre comme ça ?
Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui te prend tout à coup ?
H. I : Qu'est-ce qui me prend ? "Prend" est bien le mot. Oui, qu'est-ce qui me prend ?
C'est que tout à 1'heure, tu n’as pas parlé pour ne rien dire... tu m'as énormément
appris, figure-toi... Maintenant il y a des choses que même moi je suis capable de
comprendre. Cette fois-ci, celui qui a place le petit bout de lard, c'est toi.
H. 2. Quel bout de lard ?
H. 1. C'est pourtant clair. Tout à I'heure, quand tu m'as vu devant la fenêtre... Quand
tu m'as dit : "Regarde, la vie est là..." La vie est là... rien que ça... la vie... quand tu as
senti que je me suis un instant tendu vers l'appât…
H. 2 : Tu es dingue.
H. 1. Non. Pas plus dingue que toi, quand tu disais que je t'avais appâté avec les
voyages pour t'enfermer chez moi, dans ma cage... ça paraissait très fou, mais tu
n'avais peut-être pas si tort que ça... Mais cette fois, c'est toi qui m'as attiré...
H. 2. Attire où ? Où est-ce que j'ai cherché à t'attirer ?
H. 1. Mais voyons, ne joue pas 1'innocent... "La vie est là simple et tranquille..."
H. 2. D'abord, je n'ai pas dit ça.
H. 1. Si. Tu 1'as dit. Implicitement. Et ce n'est pas la première fois. Et tu prétends
que tu es ailleurs... dehors... loin de nos catalogues... hors de nos cases... rien à voir
avec les mystiques, les saints...
H. 2 : C’est vrai.
H. I Oui, C’est vrai, rien à voir avec ceux-là. Vous avez mieux... Quoi de plus
apprécié que ton domaine, où tu me faisais la grâce de me laisser entrer pour que je
puisse, moi aussi, me recueillir... "La vie est là, simple et tranquille..." C'est là que tu
te tiens, à 1'abri de nos contacts salissants... sous la protection des plus grands...
Verlaine...
H. 2 : Je te répète que je n’ai pas pensé à Verlaine.
H. I : Bon. Admettons, je veux bien. Tu n'y avais pas pensé, mais tu reconnaîtras
qu'avec le petit mur, le toit, le ciel par-dessus le toit... on y était en plein...
H. 2 : Où donc ?
H. I : Mais voyons, dans le "poétique", la "poésie".
H. 2 : Mon Dieu ! Comme d'un seul coup tout resurgit... juste avec ça, ces
guillemets…
H. I. : Quels guillemets ?
H. 2 : Ceux que tu places toujours autour de ces mots, quand tu les prononces devant
moi... "Poésie." "Poétique". Cette distance, cette ironie... ce mépris...
H. 1. Moi, je me moque de la poésie ? Je parle avec mépris des poètes ?
H. 2 : Pas des "vrais" poètes, bien sûr. Pas de ceux que vous allez admirer les jours
fériés sur leurs socles, dans leurs niches... Les guillemets, ce n’est pas pour eux,
jamais...
H. 1. Mais c’est pour qui alors ?
H. 2. C’est pour... C’est pour...
H. 1. Allons, dis-le...
H. 2. Non. Je ne veux pas. Ça nous entraînerait trop loin...
H. I : Eh bien, je vais le dire. C’est avec toi que je les place entre guillemets, ces
mots... oui, avec toi... des que je sens ça en toi, impossible de me retenir, malgré moi
les guillemets arrivent.
H. 2 : Voilà. Je crois qu'on y est. Tu 1'as touché. Voilà le point. C'est ici qu'est la
source. Les guillemets, c’est pour moi. Dès que je regarde par la fenêtre, dès que je
me permets de dire "la vie est là", me voilà aussitôt enfermé à la section des
« poètes »…de ceux qu'on place entre guillemets... qu'on met aux fers...
H. I : Oui, cette fois je ne sais pas si "on y est", mais je sens qu'on s'approche...
Tiens, moi aussi, puisque nous en sommes là, il y a des scènes dont je me souviens...
il y en a une surtout... tu l’as peut-être oubliée...c'était du temps où nous faisions de
l'alpinisme... dans le Dauphiné... on avait escaladé la barre des Ecrins... tu te
rappelles ?
H. 2 : Oui. Bien sûr.
H. I : nous étions cinq : nous deux, deux copains et un guide. On était en train de
redescendre... Et tout à coup, tu t'es arrêté. Tu as stoppé toute la cordée. Et tu as dit,
sur un ton... : « Si on s'arrêtait un instant pour regarder ? Ça en vaut tout de même la
peine... »
H. 2 : J'ai dit ça ? J'ai osé ?
H. I : Oui. Et tout le monde a été obligé de s'arrêter... Nous étions là, à attendre...
piétinant et piaffant... pendant que tu « contemplais »...
H. 2 : Devant vous ? Il fallait que j'aie perdu la tête...
H. I : Mais non. Tu nous forçais à nous tenir devant ça, en arrêt, que nous le voulions
ou non... Alors je n'ai pas pu résister. J’ai dit : « Allons, dépêchons, nous n'avons pas
de temps à perdre... Tu pourras trouver en bas, chez la papetière, de jolies cartes
postales... »
H. 2 : Ah oui. Je m'en souviens... J'ai eu envie de te tuer.
H. I : Et moi aussi. Et tous les autres, s'ils avaient pu parler, ils auraient avoué qu'ils
avaient envie de te pousser dans une crevasse...
H. 2 : Et moi... oui... rien qu'à cause de ça, de ces cartes postales... comment ai-je pu
te revoir...
H. I : Oh il a dû y avoir, après, un moment où tu as repris espoir...
H. 2 : Espoir ? Après ça ?
H. I : Oui, tu ne le perds jamais. Tu as dû avoir le fol espoir, comme tout à 1'heure,
devant la fenêtre... quand tu m'as tapoté 1'épaule... « C'est bien, ça... »
H. 2 : C'est bien, ça ?
H. I : Mais oui, tu sais le dire aussi... en tout cas l'insinuer... C'est biiien... ça... voilà
un bon petit qui sent le prix de ces choses-là... on ne le croirait pas, mais vous savez,
tout béotien qu'il est, il en est tout à fait capable...
H. 2 : Mon Dieu ! Et moi qui avais cru à ce moment-là... comment ai- je pu oublier ?
Mais non, je n'avais pas oublié... je le savais, je 1'ai toujours su...
H. I : Su quoi ? Su quoi ? Dis-le.
H. 2 : Su qu'entre nous il n'y a pas de conciliation possible. Pas de rémission... C'est
un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n'y a pas le choix.
C'est toi ou moi.
H. I : Là tu vas fort.
H. 2 : Mais non, pas fort du tout. Il faut bien voir ce qui est : nous sommes dans deux
camps adverses. Deux soldats de deux camps ennemis qui s'affrontent.
H. I : Quels camps ? Ils ont un nom.
H. 2 : Ah, les noms, ça c'est pour toi. C'est toi, c'est vous qui mettez des noms sur
tout. Vous qui placez entre guillemets... Moi je ne sais pas.
H. I : Eh bien, moi je sais. Tout le monde le sait. D'un côté, le camp où je suis, celui
où les hommes luttent, où ils donnent toutes leurs forces... ils créent la vie autour
d'eux... pas celle que tu contemples par la fenêtre, mais la « vraie », celle que tous
vivent. Et d'autre part... Eh bien...
H. 2 : Eh bien ?
H. I : Eh bien….
H. 2 : Eh bien ?
H. I : Non...
H. 2 : Si. Je vais le dire pour toi… Eh bien, de 1'autre côté il y a 1es « ratés».
H. I : Je n'ai pas dit ça. D'ailleurs, tu travailles...
H. 2 : Oui, juste pour me permettre de vivoter. Je n'y consacre pas toutes mes forces.
H. I : Ah ! Tu en gardes ?
H. 2 : Je te vois venir... Non, non, je n'en « garde » pas...
H. I : Si. Tu en gardes. Tu gardes des forces pour quoi ?
H. 2 : Qu'est-ce que ça peut bien te faire ? Pourquoi faut-il que tu viennes toujours
chez moi inspecter, fouiller ? On dirait que tu as peur...
H. I : Peur ? Peur !
H. 2 : Oui, peur. Ça te fait peur : quelque chose d'inconnu, peut-être de menaçant,
qui se tient là, quelque part, à 1'écart, dans le noir...une taupe qui creuse sous les
pelouses bien soignées où vous vous ébattez... i 1 faut absolument la faire sortir,
voici un produit à toute épreuve : « C'est un raté. » « Un raté. » Aussitôt, vous le
voyez ? Le voici qui surgit au-dehors, il est tout agité : « Un raté? Moi ? Qu'est-ce
que j'entends ? Qu'est-ce que vous dites ? Mais non, je n'en suis pas un, ne croyez
pas ça... voilà ce que je suis, voilà ce que je serai... vous allez voir, je vous donnerai
des preuves... » Non, n'y compte pas, Même ça, même « un raté », si efficace que ça
puisse être; ne me fera pas quitter mon trou,f- j'y suis trop bien.
H. I : Vraiment ? Tu y es si bien que ça ?
H. 2 : Mieux que chez toi, en tout cas, sur tes pelouses... Là je dépéris…j’ai envie
de fuir... la vie ne vaut plus...
H. I : La vie ne vaut plus la peine d'être vécue - C'est ça. C'est exactement ce que je
sens quand j'essaie de me mettre à ta place.
H. 2 : Qui t'oblige à t'y mettre ?
H. I : Je ne sais pas... je veux toujours comprendre...
H. 2 : C'est ce que je te disais : b- tu doutes toujours, tu crains qu'il n'y ait là-bas,
dans une petite cabane dans la forêt. . .
H. I : Non, je veux savoir d'où ça te vient, ce détachement. Surnaturel. Et j'en reviens
toujours à ça : il faut que tu te sentes soutenu...
H. 2 : Ah Verlaine de nouveau, hein ? Les poètes... Eh bien non, je n'en suis pas un...
et si tu veux le savoir, je n'en serai pas un. Jamais. C-Tu n'auras pas cette chance.
H. I : Moi ? Cette chance ? Je crois que si tu te révélais comme un vrai poète... il me
semble que la chance serait plutôt pour toi.
H. 2 : Allons, qu'est-ce que tu racontes ? Tu n'y penses pas... Vous avez même un
mot tout prêt pour ça : récupéré. Je serais récupéré. Réintégré. Placé chez vous, là-
bas. Plus de guillemets, bien sûr, mais à ma juste place et toujours sous surveillance.
« C'est bien...ça » sera encore trop beau quand je viendrai tout pantelant vous
présenter... attendre…guetter... « Ah oui ? Vous trouvez ? Oui ? C'est bien ?...
Evidemment je ne peux prétendre... avec derrière moi, auprès de moi, tous ces
grands... » Vous me tapoterez 1'épaule... n'est-ce pas attendrissant ? Vous sourirez...
« Ah mais qui sait ? Hein ? Qui peut prédire ?. . . Il y a eu des cas... » Non. N'y
compte pas. Tu peux regarder partout : ouvre mes tiroirs, fouille dans mes placards,
tu ne trouveras pas un feuillet... pas une esquisse... pas la plus légère tentative... Rien
à vous mettre sous la dent.
H. I : Dommage. Ç’aurait pu être de l’or pur. Du diamant.
H. 2 : Ou même du plomb, n'est-ce pas ? Pourvu qu'on voie ce que c'est, pourvu
qu'on puisse le classer, le coter..., il faut absolument qu'on sache à quoi s'en tenir.
Comme ça on est tranquille. Il n'y a plus rien à craindre.
H. I : A craindre ? Tu reviens encore à ça . . . À craindre... Oui, peut-être... Peut-être
que tu as raison, en fin de compte... c'est vrai qu'auprès de toi j'éprouve parfois
comme de 1'appréhension...
H. 2 : Ah, voilà...
H. I : Oui... il me semble que là où tu es tout est... je ne sais comment dire…
inconsistant, fluctuant…sables mouvants ou 1'on s’enfonce... je sens que je perds
pieds…tout autour de moi se met à vaciller, tout va se défaire…
Il faut que je sorte de là au plus vite…que je me retrouve chez moi où tout est stable.
Solide.
H. 2 : Tu vois bien... Et moi... eh bien, puisque nous en sommes là... et moi, vois-tu,
quand je suis chez toi, c'est comme de la claustrophobie... je suis dans un édifice
fermé de tous côtés... partout des compartiments, des cloisons, des étages... j'ai envie
de m'échapper... mais même quand j’en suis sorti, quand je suis revenu chez moi, j'ai
du mal à... à...
H. I : Oui ? Du mal à faire quoi ?
H. 2 : Du mal à reprendre vie... parfois encore 1e lendemain je me sens comme un
peu inerte... et autour de moi aussi... il faut du temps pour que ça revienne, pour que
je sente ça de nouveau, cette pulsation, un pouls qui se remet à battre... alors tu
vois...
H. I:: oui. Je vois.
Un silence.
A quoi bon s'acharner ?
H. 2 : Ce serait tellement plus sain...
H. I: Pour chacun de nous... plus salutaire…
H. 2 : La meilleure solution...
H. I:: Mais tu sais bien comment nous sommes. Même toi, tu n'as pas osé le prendre
sur toi.
H. 2 : Non. J'ai besoin qu'on m'autorise.
H. I:: Et moi donc, tu me connais...
Un silence.
Qu'est-ce que tu crois... si on introduisait une demande... à nous deux, cette fois... on
pourrait peut-être mieux expliquer... on aurait peut-être plus de chances...
H. 2 : Non... à quoi bon ? Je peux tout te dire d'avance... Je vois leur air... « Eh
bien, de quoi s'agit-il encore ? De quoi ? Qu'est-ce qu'ils racontent ? Quelles taupes ?
Quelles pelouses ? Quels sables mouvants ? Quels camps ennemis ? Voyons un peu
leurs dossiers…on a beau chercher... examiner les points d’ordinaire les plus
chauds... rien d’autre nulle part que les signes d'une amitié parfaite... »
H. I:: C'est vrai.
H. 2 : « Et ils demandent à rompre. Ils ne veulent plus se revoir de leur vie... quelle
honte... »
H. I : Oui, aucun doute possible, aucune hésitation : déboutés tous les deux.
H. 2 : « Et même, qu'ils y prennent garde... qu'ils fassent très attention. On sait
quelles peines encourent ceux qui ont 1'outrecuidance de se permettre ainsi, sans
raison... ils seront signalés... on ne s'en approchera qu'avec prudence, avec la plus
extrême méfiance... Chacun saura de quoi ils sont capables, de quoi ils peuvent se
rendre coupables : ils peuvent rompre pour un oui ou pour un non. »
H. I : Pour un oui...ou pour un non ?
Un silence.
H. 2 : Oui ou non?...
H. I : Ce n'est pourtant pas la même chose...
H. 2 : En effet : Oui. Ou non.
H. I : Oui.
H. 2 : Non!

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