La Force de Gouverner: Le Pouvoir Exécutif en France Siècles

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NICOLAS ROUSSELLIER

LA FORCE
DE GOUVERNER
Le pouvoir exécutif en France
XIX  - XXI siècles
e e

GALLIMARD
DU MÊME AUTEUR

LE PARLEMENT DE L’ÉLOQUENCE. LA SOUVERAINETÉ DE LA DÉLIBÉ-


RATION AU LENDEMAIN DE LA GRANDE GUERRE, Presses de Sciences
Po, 1997.
Nicolas Roussellier

La force de gouverner
Le pouvoir exécutif en France
xixe  -­  xxie siècles

Gallimard
Roussellier, Nicolas (1963-)
Histoire :
France xixe-xxie : histoire institutionnelle et politique : exécutif ;
parlementarisme ; pouvoir militaire.
Sciences sociales :
science politique (politique et gouvernement) : structure et fonc-
tions du gouvernement ; conjoncture et conditions politiques ;
types de gouvernement : la vie politique ; l’exécutif ; le législatif.

© Éditions Gallimard, 2015.


Introduction

Les régimes politiques modernes ont d’abord visé à affai-


blir les pouvoirs du gouvernement. En France, en particulier,
les républicains ont été littéralement obsédés par la réduc-
tion de la puissance du gouvernement et même, pour cer-
tains, par la nécessité de limiter voire de supprimer le rôle
de l’État. Ils rejetaient tout ce qui était associé aux abus de
la monarchie et de l’Empire, tout ce qui pouvait faire pen-
ser à l’arbitraire du pouvoir ou tout ce qui pouvait encore
nourrir la quête du prestige et la recherche d’une gloire
personnelle.
Un siècle après, les choses ont bien changé. Aujourd’hui,
la démocratie contemporaine se présente sous le jour d’un
gouvernement central et puissamment organisé, largement
concentré autour d’une personne reconnue comme un chef
suprême. La vieille méfiance à l’égard du gouvernement et
du « pouvoir personnel » a donc été en grande partie sur-
montée. Elle a cédé la place à une vision beaucoup plus posi-
tive du pouvoir et à la volonté d’en améliorer constamment
l’efficacité. Le pouvoir a d’ailleurs nettement gagné en légiti-
mité démocratique puisqu’il est issu directement du choix du
peuple comme le montre en France l’élection du Président
de la République au suffrage universel. Le pouvoir n’est donc
plus considéré comme un obstacle à l’expression du peuple
mais comme son principal vecteur. L’élection a en fait changé
de destination : elle ne désigne plus des « représentants » qui
auront à défendre les intérêts du peuple face au « Pouvoir »
10 La force de gouverner

mais les gouvernants eux-­mêmes, c’est-­à-­dire ceux qui sont


placés à la tête de l’État. L’élection n’est donc plus faite pour
affaiblir mais au contraire pour renforcer le pouvoir.
Un changement radical a donc eu lieu entre la forme de
la République telle qu’elle avait été définie au xixe siècle et
le type de République que nous connaissons aujourd’hui.
En termes d’expériences, une frontière sépare la période
qui commence au xixe  siècle et se termine autour de 1930
et la période qui, commencée dans les années 1930, aboutit
d’abord à l’avènement de la Cinquième République à la fin
des années 1950 et se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Aussi,
quand on parle de « tradition » ou de « modèle » républicain,
il s’agit pour l’essentiel d’une vue de l’esprit. Historiquement
parlant, il n’y a pas eu une République mais deux Républiques,
c’est-­à-­dire deux formes de régime politique profondément
opposées.
La République a d’abord été une République du Parle-
ment. En France, à partir des années 1870, les assemblées
ont contrôlé l’essentiel de la confection des lois et sont par-
venues à dominer l’action du gouvernement. Une telle situa-
tion a souvent été critiquée par la tradition juridique
française qui y voyait le signe d’une déplorable faiblesse.
Pourtant, à sa manière, cette première expérience républi-
caine a pu fonctionner dans de bonnes conditions et sur une
longue période que l’on peut faire aller des années 1870 aux
années 1930 et parfois au-­delà. Malgré les incessantes « crises
ministérielles », le bilan de sa production législative demeure
impressionnant. Il suffit de se référer aux lois qui ont instauré
les principales libertés publiques (presse, réunion, syndicats,
associations), à celles qui ont fondé le système moderne
d’enseignement public ou bien encore aux premières lois de
protection sociale. Les gouvernements étaient souvent faibles
mais cette faiblesse n’empêchait pas le Parlement de travail-
ler et de produire de grandes lois. Le régime à sa façon était
donc fort (la Première Guerre mondiale l’a aussi prouvé). La
loi de Séparation des Églises et de l’État de 1905 a ainsi été
préparée, rédigée puis votée essentiellement par des moyens
parlementaires alors que le gouvernement changeait deux
fois dans le cours de la confection de la loi et ne jouait qu’un
Introduction 11

rôle somme toute marginal dans la dynamique des discus-


sions. L’initiative avait été prise par des parlementaires et
l’ensemble du processus contrôlé par les organes des deux
assemblées (notamment les commissions). Au total, la loi
avait pu être préparée et discutée en l’espace de deux années
seulement et, surtout, elle n’a cessé de prouver sa force et
sa solidité à travers le temps puisqu’elle demeure toujours
en vigueur aujourd’hui.
Cette loi de 1905, comme beaucoup d’autres, prouvait que
l’on pouvait laisser s’exprimer les différentes opinions tout en
laissant l’Assemblée déduire la matière de la décision à partir
de ces échanges d’arguments. La discussion était donc au
sens fort du mot une méthode de décision, y compris par le
biais de compromis réalisés entre des courants et des groupes
que beaucoup de choses semblaient opposer (ce fut le cas
en 1905 entre une partie de la gauche socialiste, une partie
du centre gauche et le centre droit libéral). La loi qui sortait
de la discussion des assemblées était rarement l’œuvre exclu-
sive d’un gouvernement. Elle n’était pas le diktat d’un seul
parti mais le fruit de majorités d’idées qui donnaient au texte
une assise plus grande et un degré plus élevé de légitimité
nationale. Comme le montre l’exemple de la Séparation de
1905, la loi se donnait les chances d’être plus durable  : au
lieu d’être annulée par une nouvelle loi issue d’une nouvelle
majorité, elle venait s’inscrire dans le « code » des grandes
lois républicaines.
L’expérience de la Cinquième République commencée
à la fin des années 1950 a complètement changé la donne.
Elle a apporté la stabilité au gouvernement, conformément
au souhait formulé par les nouvelles générations d’hommes
politiques apparues entre la Première et la Deuxième Guerre
mondiale et qui appartenaient aussi bien à la droite qu’à la
gauche. Les crises ministérielles, les interpellations inter-
minables ou les votes de défiance susceptibles de renverser
les gouvernements ont pratiquement disparu. Le gouver-
nement est dorénavant solide et puissant. C’est lui qui a
été le principal bénéficiaire du changement constitution-
nel. Il s’inscrit dans la durée mais surtout il peut lui-­même
diriger l’essentiel de la confection des lois et des politiques
12 La force de gouverner

publiques. De nombreux instruments sont mis à son ser-


vice comme les décrets-­lois sous la Troisième République
ou les ordonnances sous la Cinquième République. Grâce
à la discipline d’une majorité politique à base partisane,
il peut même utiliser la voie traditionnelle de la loi pour
faire passer ses projets en évitant des modifications ou des
délais trop importants. Enfin et surtout, grâce à l’élection
du Président de la République, le gouvernement dispose de
sa propre légitimité populaire ; il a cassé le monopole que
détenait avant lui la « nation assemblée ».
En fait, tout se rapporte maintenant au gouvernement et
singulièrement au rôle du Président. Ce n’est pas que le Par-
lement ne puisse plus jouer de rôle (les parlementaires inter-
viennent encore souvent dans la rédaction des lois) mais toute
l’interprétation politique du régime a changé. On ne peut pas
élire un Président avec son programme et les espoirs placés
en lui pour accepter ensuite que ses projets se retrouvent
défigurés ou bloqués par le débat parlementaire. La priorité
est donc donnée au gouvernement et non plus au Parlement.
Un retard dans le vote d’un projet législatif à l’Assemblée n’est
pas interprété comme un aléa logique et somme toute digne
d’éloge du processus de délibération mais comme un échec
imputé au gouvernement ; c’est un retard qui ternit son image
auprès de l’opinion et compromet l’horizon de la prochaine
élection. En ce sens, le « régime de la discussion » existe
encore d’un point de vue technique mais plus d’un point de
vue politique ; il n’inspire plus l’esprit du régime. On est passé
d’un paradigme parlementaire à un paradigme gouvernemen-
tal. La logique profonde du régime n’est plus de défendre les
droits du Parlement contre le risque toujours possible d’un
excès d’autorité gouvernementale mais de défendre l’effica-
cité du gouvernement contre les défauts que l’on impute aux
débats en assemblée (le heurt des passions, la division, l’exces-
sive durée, les blocages, l’incompétence, etc.).
Aussi, la France, parmi les différents pays de démocratie
moderne, présente cette particularité d’avoir poussé très loin
une première expérience républicaine fondée sur la toute-
puissance du Parlement (avec souvent l’insigne faiblesse des
gouvernements comme ce fut le cas dans le printemps tragique
Introduction 13

de 1940) et d’avoir poussé ensuite très loin, à son tour, une


expérience de gouvernement capable d’absorber la presque
totalité de la vie politique (en laissant au Parlement un rôle
très flou et surtout très incommode). On se trouve devant ce
paradoxe que la tradition juridique française ne cesse d’invo-
quer l’existence d’une « tradition républicaine » alors que la
logique du régime actuel se trouve à l’exact opposé de l’an-
cien esprit républicain. Les deux régimes n’ont pas les mêmes
valeurs. Contrairement à d’autres pays, la France n’a pas su
mener à bien la modernisation de la sphère gouvernementale
tout en préservant la tradition parlementaire (au moins en
partie) : elle est passée d’un déséquilibre institutionnel à un
autre. Le « Pouvoir » a d’abord été la cible des républicains
avant de devenir le centre de toutes les attentions.

Entre les deux expériences, une notion s’est toujours


retrouvée au cœur des débats et des controverses  : celle
de « pouvoir exécutif ». Le « pouvoir exécutif » était préci-
sément ce que les républicains avaient tenté de réduire le
plus possible au xixe siècle dans le but de donner toutes ses
chances à la République du Parlement. L’adjectif « exécutif »
était là pour signifier la position subalterne dans laquelle
on voulait réduire l’ancien pouvoir royal. Au contraire, par
la suite, et surtout dans la seconde moitié du xxe  siècle, le
« pouvoir exécutif » est devenu l’objet de tous les soins et
de toutes les faveurs : il a été réhabilité et replacé au centre
du système. Il est devenu la raison d’être de la République
du Président.
Le pouvoir exécutif concentre ainsi tous les signes du
changement. Il s’est profondément transformé dans son
mode d’organisation et grâce aux outils mis à sa disposi-
tion mais sa métamorphose a aussi été la cause principale
d’une mutation générale de la démocratie républicaine. La
tête du gouvernement, encore appelée à l’époque Présidence
du Conseil, s’installe par exemple à partir de 1935 à l’Hôtel
Matignon et y développe à la fois un secrétariat et toute une
série d’organes experts qui permettent au chef du gouver-
14 La force de gouverner

nement de mieux préparer les décisions et d’intervenir dans


le domaine crucial de la politique économique. Travaillant
de plus en plus à distance des assemblées parlementaires,
pouvant établir des « plans » et des programmes d’action
sans avoir à dépendre directement des votes du Parlement
(en cas de décrets-­lois, de décisions par ordonnances ou, sim-
plement, grâce à la croissance du domaine réglementaire),
l’Exécutif ne se contente pas de développer de nouveaux
instruments techniques ; il modifie aussi tout l’équilibre poli-
tique de l’expérience républicaine. Un gouvernement au tra-
vail qui prétend assumer la lutte contre la crise économique
supporte de moins en moins d’être entravé dans sa tâche de
salut national. Les hommes de droite réclament un Exécu-
tif fort pour faire face aux problèmes de la guerre et de la
puissance. Les hommes de gauche se rallient à la force de
l’Exécutif pour assurer la construction d’un modèle social
qui sans cela aurait bien du mal à traverser le dédale des
votes parlementaires.
En ce sens, il serait trop naïf, comme le font les manuels
de droit constitutionnel ou les ouvrages d’histoire politique
traditionnelle, de résumer cette histoire à celle d’un simple
« renforcement du pouvoir exécutif ». L’image est à la fois
trop linéaire et trop rassurante (l’Exécutif aurait changé mais
la démocratie serait restée fondamentalement la même).
Entre la République du Parlement et la République du Prési-
dent, il n’y a pas seulement une différence de degré (comme
s’il suffisait de bouger le curseur de l’Exécutif pour adapter
la République à l’évolution du temps) mais une différence
de nature. Les mots de démocratie et surtout de République
n’ont pas le même sens dans un cas ou dans l’autre. La démo-
cratie fondée sur la toute-puissance de l’Exécutif n’est pas
l’aboutissement logique de la démocratie parlementaire et,
comme tentera de le montrer ce livre, tout n’était pas écrit
d’avance. La transformation était probablement inéluctable
mais la direction choisie n’était pas unique. Rien ne permet
de dire, par exemple, qu’une modernisation de la Présidence
n’aurait pas pu se faire de manière plus modérée (comme
cela avait été esquissé dès 1913 par Poincaré ou pratiqué par
Vincent Auriol entre 1947 et 1953) sans avoir à aller jusqu’à
Introduction 15

la formule de la Présidence toute-puissante imposée par la


Cinquième République. Rien ne permet d’affirmer, non plus,
que le sacrifice brutal de l’ancien parlementarisme républi-
cain était le prix à payer pour assurer la modernisation du
gouvernement et l’efficacité de son travail.
Ce livre est donc consacré à l’histoire du « pouvoir exécu-
tif » en France, entre xixe et xxie siècles, mais il voudrait éviter
le piège d’un traitement purement juridique de la question.
Il cherche à retracer l’évolution de l’expérience républicaine
française dans son ensemble en prenant le « pouvoir exécutif »
comme point de focalisation. Au départ, la notion d’Exécutif
pouvait paraître simple avec l’idée d’un pouvoir gouverne-
mental qui se contentait d’exécuter les lois et laissait la confec-
tion des décisions publiques à la « nation assemblée ». Mais,
comme on le voit aujourd’hui, la notion s’est complètement
retournée sur elle-­même : le pouvoir dit exécutif est devenu
le pouvoir qui monopolise presque toutes les initiatives et qui
contrôle le passage des lois dans les assemblées. À tel point
que l’expression est pratiquement devenue une contradiction
dans les termes ; le « pouvoir » n’a plus rien d’un « exécutant »
et le terme « exécutif » désigne dorénavant celui qui détient
la réalité du pouvoir plutôt que son ombre (dans le monde
politique comme dans le monde de l’entreprise d’ailleurs).
Pour tenter de comprendre une évolution aussi radicale,
l’exégèse des textes constitutionnels apparaît insuffisante et
il faut impérativement élargir la compréhension des enjeux du
« constitutionnalisme ». Autrement dit il faut saisir la question
du pouvoir exécutif non pas comme un ensemble technique
renvoyant à un « organe » ou à une « fonction » (termes des
juristes) mais comme une certaine manière de penser le pouvoir
politique moderne, c’est-­à-­dire comme un objet pleinement ins-
crit dans une histoire.
Cette histoire est donc beaucoup plus riche qu’il n’y paraît.
Parce qu’elle renvoie en fait à toutes les dimensions du pouvoir
politique. Par exemple, les républicains français de la généra-
tion Gambetta, persuadés d’avoir à lutter contre les risques d’un
pouvoir exécutif abusif, ne se sont pas contentés d’abaisser ses
prérogatives juridiques. Ils se sont aussi montrés très attentifs à
la question de la figuration du pouvoir et ils ont tout fait pour
16 La force de gouverner

séparer l’exercice du pouvoir gouvernemental de la dimension


du prestige. Le pouvoir devait donner de lui-­même une image
de nature collégiale et presque anonyme tant le spectre du
« pouvoir personnel » demeurait obsédant. Tout devait être
fait pour chasser des esprits l’ombre des rois et des empereurs.
Dans un registre proche, les républicains ont aussi tout fait
pour mettre à distance le pouvoir civil et le pouvoir militaire
même si rien de très clair n’était indiqué à ce sujet dans le
texte de la Constitution. En retirant au Président de la Répu-
blique (comme au Président du Conseil) les outils du comman-
dement de l’Armée, toutes les précautions semblaient avoir
été prises pour ne pas revivre le risque de la dictature et du
« césarisme ». L’autorité du pouvoir ne devait plus risquer de
s’exercer par le biais de la fascination qu’exerce le militaire
sur le peuple comme l’avait démontré la force de la légende
napoléonienne. Il fallait donc organiser la République en
conséquence et séparer le pouvoir exécutif civil de l’exercice
du commandement militaire.
Enfin, et c’est probablement leur « pari » le plus audacieux,
les républicains ont cru pouvoir confiner l’État administra-
tif (malgré sa puissance et son ancienneté) dans un rôle
d’« intendant de la démocratie » (l’expression est de Gam-
betta). Certains voulaient même lier la diminution drastique
du pouvoir exécutif avec la disparition progressive du « régime
administratif ». Même si, finalement, les républicains n’ont
réduit ni la taille ni les fonctions de l’État (passé 1880), ils
ont cru pouvoir lui retirer une bonne partie de sa valeur poli-
tique. L’Administration devait intervenir uniquement pour
assurer l’application des lois et interférer le moins possible
dans l’élaboration de leur contenu. Fragile distinction mais
cette confection restait ainsi le monopole de la « nation assem-
blée », seul lieu d’expression de la volonté du peuple.
Dans ces trois cas (qui constitueront les trois grands thèmes
de ce livre), la notion de « pouvoir exécutif » déborde large-
ment hors de l’étroit périmètre du juridique. Toutes les dimen-
sions de la politique moderne se trouvent concernées ; aussi
bien la question de la mise en scène du pouvoir que celle de la
relation entre gouvernement civil et commandement militaire.
Aussi bien la question du « Peuple assemblé », maître de ses
Introduction 17

lois, que la question d’un État administratif toujours prêt à


faire jouer la puissance de son organisation. En conséquence,
ce livre a choisi de suivre la méthode la plus ouverte possible
pour comprendre l’histoire de la transformation du pouvoir
exécutif dans toutes ses dimensions, pour comprendre com-
ment les faits politiques ont largement précédé les aboutisse-
ments juridiques et constitutionnels.
Par exemple, la nécessité d’une figuration personnelle du
pouvoir a resurgi au premier plan sans attendre l’entrée en
scène du général de Gaulle : elle s’est posée dès l’époque de
la première expérience républicaine, de Sadi Carnot à Vin-
cent Auriol en passant par Poincaré. Le besoin de redonner
au pouvoir gouvernemental un moyen de contrôler le Haut
commandement est réapparu dès l’époque de la Première
Guerre mondiale, et, après bien des aléas, a fini par replacer le
paradigme militaire au centre du pouvoir politique moderne
(de 1940 à 1960). Enfin, à mesure que les fonctions de l’État
se sont étendues à toute une série de secteurs de la vie écono-
mique et sociale du pays, la notion d’administration publique
a elle-­même beaucoup changé. Les politiques économiques
comme le système de protection sociale ont multiplié les occa-
sions de créer de nouvelles administrations et de nouveaux
corps de fonctionnaires. L’État a de plus en plus accaparé les
moyens d’expertise dépassant de beaucoup les capacités des
assemblées parlementaires. La vieille idée républicaine qui
consistait à confier l’élaboration des lois de l’État à un corps
de « représentants » séparé de l’Administration est apparue
de moins en moins tenable.
Ce livre représente donc une tentative pour comprendre
la transformation du pouvoir exécutif intervenue entre la fin
du xixe et la fin du xxe  siècle, mais sans se restreindre au
strict point de vue des juristes. Notre propos consiste à élargir
le plus possible les limites de la vieille histoire des institu-
tions par l’étude de ce que nous appellerons ici la politique
constitutionnelle. Il apparaît essentiel d’étudier les institutions
au travail et souligner ainsi le rôle de petits faits matériels
trop souvent relégués au rang d’anecdotes. Lorsque Vincent
Auriol, par exemple, dispose de véritables notes de synthèse
qui lui sont fournies par sa jeune équipe de conseillers pré-
18 La force de gouverner

sidentiels, il peut arriver au Conseil des ministres avec une


connaissance préalable des dossiers. Et ces notes peuvent porter
aussi bien sur des mesures de politique économique que sur
des questions de politique militaire. Ce « petit » fait lui permet
d’intervenir dans les discussions (ce que faisaient très peu ses
prédécesseurs) et même de peser sur l’élaboration de la déci-
sion. La politique constitutionnelle renvoie donc beaucoup
plus à l’étude des institutions en mouvement qu’aux valeurs
normatives figées dans les textes.

En France comme ailleurs, les études politiques ont eu ten-


dance à être de plus en plus cloisonnées entre les différentes
disciplines académiques. On sépare l’étude des représentations
ou des idées de leur impact sur la réalité politique. On isole
les études juridiques par rapport aux analyses du contexte. On
conforte aussi trop souvent l’autonomie de l’histoire militaire
par rapport au lien pourtant crucial qui l’unit au fait consti-
tutionnel. Aussi, au risque d’être taxé d’amateurisme par les
tenants de ces différents champs d’études, j’ai tenté dans ce
livre de décloisonner et de croiser les perspectives. J’ai voulu
par exemple ramener la réflexion sur le militaire au cœur
de l’histoire politique ou bien montrer la place qu’occupe le
« droit administratif » à la française pour comprendre le rôle
et la valeur accordés à l’action de l’État. J’ai aussi tenu tout
au long du livre à ne pas séparer l’histoire des représentations
collectives, l’histoire des idées de l’histoire des institutions.
J’ai tenté comme on le fait en histoire sociale de placer les
institutions dans leur contexte de travail et en scrutant avec
le plus d’attention possible leurs modes opératoires et leurs
logiques d’action.
D’une certaine manière, ce livre est à la croisée de plusieurs
autres possibles  : sur l’évolution des idées républicaines en
matière de représentation de la République constitutionnelle ;
sur l’histoire de la Présidence de la République entre Jules
Grévy et de Gaulle ; sur l’évolution des relations entre pouvoir
civil et pouvoir militaire ; sur la transformation du « travail
gouvernemental » et sur le développement de la Haute Admi-
Introduction 19

nistration. Mais il s’agit en réalité de la même question : celle


des conditions de possibilité d’une expérience républicaine
dans le contexte de la France du xixe et surtout des xxe  et
xxie  siècles. Une expérience commencée dans l’idéal d’un
« gouvernement du peuple par lui-­même » mais confrontée
de plus en plus aux impératifs de la politique moderne.
livre premier

Fondations

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