Christian Salmon - Storytelling La Machine À Formater Les Esprits
Christian Salmon - Storytelling La Machine À Formater Les Esprits
Christian Salmon - Storytelling La Machine À Formater Les Esprits
Salmon)
Samedi, 26 Avril 2008 | Écrit par Michel Drac |
Notes sur oeuvres - Sociologie
Christian Salmon est écrivain. D’ailleurs, il a même animé le « parlement international des écrivains » (ça existe).
Personnellement, je me méfie des écrivains presque autant que des intellectuels, ces parasites. Je n’aime pas
que les gens soient définis socialement par autre chose que par leur production. Un romancier, un essayiste, un
poète, un polémiste même : tous ces gens-là, on sait ce qu’ils fabriquent (des romans, des essais, des poésies,
des polémiques). Mais un écrivain, ça produit quoi ? De l’écrit ? Mouais. Admettons.
Bref, Christian Salmon est écrivain. Et en tant que producteur d’écrit, il s’est intéressé à la production – à la
production de récits, plus particulièrement. Ce qui l’a amené à écrire un bouquin sur la nature des récits, et sur la
manière dont cette nature change.
Ça s’appelle « Storytelling », ça parle de la destruction programmée du récit par quelque chose qui n’est pas le
récit, mais qui y ressemble bigrement, et c’est très, très intéressant.
Par exemple…
Saviez-vous que l’armée américaine entraîne maintenant ses soldats sur des jeux vidéo ?
Saviez-vous qu’au début des séminaires d’entreprise des plus grands groupes mondialisés, c’est la mode de
raconter des contes enfantins ?
Saviez-vous que depuis le début des années 90, aux USA, le « storytelling », l’art de raconter des histoires, est
devenu une technique d’ingénierie sociale très répandue, et de l’avis unanime très efficace ?
L’Amérique est un récit. Elle existe parce qu’elle se raconte à elle-même son histoire, au fur et à mesure qu’elle
l’écrit. Cette spécificité américaine, longtemps incarnée par Hollywood, prend aujourd’hui une forme nouvelle. Et
cette forme nouvelle présente un certain nombre de caractéristiques qui semblent annoncer une mutation de
l’esprit américain.
Le storytelling est partout en Amérique. Il envahit progressivement tous les champs sociaux et culturels. Même
les sciences exactes sont contaminées : il faut qu’un chercheur « raconte » son « histoire » pour obtenir les
crédits qui lui permettront de traduire cette histoire en réalité.
Le plus drôle, pour nous Français, c’est que c’est en grande partie les travaux de la « French théory », Barthes en
particulier, qui ont servi de fondation théorique à la démarche. Décidément, la France a des idées, bonnes ou
mauvaises, et l’Amérique les met en pratique, pour le meilleur et pour le pire.
Pour faire fil conducteur, on pourrait s’amuser à plaquer sur le bouquin de Salmon les premiers versets de
l’évangile de Jean – en les modifiant, bien entendu.
Cela pourrait commencer par :
« Au commencement était le marketing, et le marketing était avec l’argent, et le marketing était l’argent. »
Après avoir remplacé la marchandise par la marque, l’économie mondialisée semble sur le point de remplacer les
marques par les stories : tel est le constat de départ.
Le marketing viral consiste à raconter des histoires, pas à diffuser des pubs. Le processus de dématérialisation
(de la marchandise à la marque) se double d’un processus narratif (de la marque au récit de la marque).
Pour comprendre cette mutation, il faut se souvenir que l’Amérique en est arrivée au point de dématérialisation de
la valeur où l’on considère que l’actif le plus solide de sociétés comme IBM ou Coca-Cola, ce sont les marques
IBM ou Coca-Cola elles-mêmes. Or, à une époque de zapping tous azimuts, une époque où l’infidélité est devenu
une valeur, cet actif, l’actif désormais central du turbocapitalisme, cet actif menace de perdre toute valeur. La
marque ne vaut que par la fidélité qu’elle suscite : alors que vaut donc une marque, quand la fidélité est devenue
contraire à l’esprit du temps ?
Le comportement des consommateurs est devenu erratique. Le développement de nouveaux médias, Internet en
particulier, rend beaucoup plus difficile la cartographie de l’espace mental collectif. L’exemple de Nike, devenue
symbole de l’exploitation de la main d’œuvre des pays émergents, montre aussi qu’une marque peut devenir un
passif.
De toute évidence, il fallait depuis le tournant des années 90 enraciner le pouvoir des marques dans quelque
chose de plus solide que la simple fascination exercée par les logos. D’où la question cruciale : qu’est-ce qu’il y a
à l’intérieur d’une marque ? Qu’est-ce qui fait son essence ? Une marque, ce n’est qu’un nom – et ce nom, à
présent qu’on sait ce que sont les conditions de travail de la main d’œuvre des pays émergents, est bien souvent
synonyme d’exploitation, de misère, d’esclavage.
Dans ces conditions et conformément à sa longue tradition, le capitalisme doit se réinventer en intégrant les
critiques de ses opposants. Puisqu’il devient évident que les marques ne sont que des noms, des signifiants,
alors il faut leur donner des signifiés. Il faut inventer un sens à ce qui n’en a pas. Il faut fabriquer des histoires
belles, mais fausses, qui occuperont la marque, qui lui donneront un contenu positif, un contenu qui la remplira et
fera qu’il ne restera plus de place pour l’autre contenu, moche et vrai.
A partir de 2000, les spécialistes du branding (marketing des marques) se convertissent donc au storytelling
(marketing des récits). Autour du récit qui tourne autour de la marque, il s’agit de construire une relation entre
celui qui écoute le récit (le consommateur) et celui qui le lui raconte symboliquement (l’entreprise derrière la
marque). Généralement, le client-cible est mis en scène, on l’implique dans l’histoire – le meilleur moyen de
nouer la relation.
L’intérêt de la démarche, du point de vue des marques, est qu’il devient possible de redonner une valeur à la
marque – une valeur incorporée dans le prix payé par le client, évidemment.
Cette méthode est d’autant plus efficace qu’elle se nourrit précisément de l’implosion du système précédent. Le
branding a engendré, aux USA en particulier, un monde littéralement envahi par les signes. Résultat : les
consommateurs sont submergés par la prolifération des signifiants sans signifiés, ils sont en recherche de sens.
Avec le storytelling, les marques proposent donc un remède au mal qu’elles ont créé.
Le consommateur contemporain est d’abord un paumé, en marge d’un système dont il ne comprend plus les
rouages. Il adore donc qu’on lui raconte une histoire où lui, le paumé marginalisé, tient le premier rôle, enfin, une
histoire où il se retrouve au centre de l’aventure. Il adore ça, et il est même prêt à payer pour ça.
Cette méthode marketing est si efficace, qu’elle est en train d’envahir toute la société américaine, et par
contrecoup la planète entière. Le storytelling devient la manière de penser de monsieur tout le monde, en
Amérique mais aussi, par contrecoup, partout dans le monde. Les marques sont en train de se transmuer en
mythes… et les mythes, c’est bien connu, fabriquent les sociétés : moralité, ce n’est plus la société humaine qui
fabrique les marques, mais les marques qui fabriquent la société humaine.
Le récit autour des marques, c'est-à-dire autour du nom qu’on donne à la marchandise, est en train de chasser le
récit historique, mythologique, social et proprement humain. Le sujet de l’Histoire, ce n’est plus l’homme. Le sujet
de l’Histoire, c’est la marchandise.
« Toutes choses furent recrées par le storytelling management, sans lequel rien ne pourrait plus être fait. »
Le grand problème de l’économie, c’est qu’elle n’est pas drôle. Vous pouvez vous passionner pour une chaîne de
production, vous ? Et le séminaire avec le grand patron qui vous passe des graphiques, vous arrivez à ne pas
bailler après le cinquième slide, vous ? Hum, honnêtement ?
Eh bien, nous explique Christian Salmon, le remède existe. Ce remède, c’est le storytelling management, qui
consiste, au lieu de vous passer des slides assomants, à vous raconter une jolie histoire – celle de votre patron,
par exemple, qui pourrait demain être la vôtre…
Voilà le concept.
Le storytelling management permet d’imposer le silence aux employés, sans pour autant que règne un calme
propice à la réflexion. C’est qu’il y a contradiction entre l’exigence du turbocapitalisme contemporain (toujours
plus de mouvement, toujours plus d’exubérance) et le sérieux un peu triste de la production (le silence des
ouvriers au travail, le silence qui règne toujours en maître, qu’on le veuille ou non, dans les organisations dédiées
à la production). Le storytelling management permet de surmonter cette contradiction, en occupant l’espace
narratif avec un récit qui simule la vie, pour mieux la mettre au service de l’entreprise.
Dans un monde où on nous bassine avec la transparence et où on apprend un beau matin que dans les comptes
d’Enron, le PIB de la Belgique vient de s’envoler comme par miracle, le storytelling management nous donne
l’illusion que le silence est rompu, qu’une communication a lieu, qu’un message est parti, que nous allons
recevoir, enfin, et qui redonnera un sens à ce qui n’en a plus. Dès lors, le patron n’a plus besoin d’interdire aux
employés de se parler : c’est lui qui décide de quoi ils vont parler.
Donc, les salariés sont attachés à leur entreprise par les histoires qui se colportent à son sujet, exactement
comme les consommateurs sont attachés à une marque par l’histoire de cette marque. C’est le même
mécanisme. Mais il y a mieux : non seulement le storytelling management permet d’encadrer en douce les
salariés, mais en outre il contribuerait à tranquilliser des décideurs semble-t-il passablement sur les nerfs. Les
gourous du management (ça existe) auraient sur les cadres dirigeants des grandes sociétés le même effet,
lorsqu’ils racontent leurs petites stories à eux, que celui produit par lesdits dirigeants, lorsqu’ils font leur numéro
de claquettes devant leurs salariés…
L’économie contemporaine, aux USA en tout cas, commence à ressembler à un conte à dormir debout. Elle est
ce qu’elle raconte, elle est le récit. Dans toutes ses strates, elle se transforme en fiction.
« Dans le récit instrumentalisé par la magie du storytelling, il y a la vie rêvée, et la vie rêvée est la lumière des
producteurs, des consommateurs et même des managers. »
Dans les call centers indiens, les gens changent de nom. Namrata et Vandana deviennent Naomi et Osmond.
Dans les call centers indiens, les gens travaillent la nuit pour répondre à des clients qui appellent au même
moment, mais le jour – magie du décalage horaire. Dans les call centers indiens, les gens émigrent aux USA
sans quitter l’Inde. « Ils n’ont pas traversé la frontière, » nous dit Salmon, « c’est la frontière qui les traverse. »
Les gens qui travaillent dans ces call centers ont deux vies. Une vie matérielle, dans leur monde, en Inde. Une
vie rêvée, dans un monde qu’ils n’ont généralement jamais vu, en Amérique. Namrata/Naomi se fait décolorer la
peau, elle a des cheveux blonds, elle parle avec l’accent américain et elle rêve qu’elle est Marilyn Monroe.
Ce cas extrême est, pour Christian Salmon, représentatif des enjeux et des méthodes du nouveau management.
Il s’agit, dans un monde où la marchandise a remplacé l’homme comme sujet de l’Histoire, de transformer
l’homme en variable d’ajustement du monde régi par l’économie triomphante – et bien sûr, pour cela, il faut
obtenir son assentiment.
Cet assentiment, on l’obtient, précisément, en amenant l’homme à s’identifier aux histoires que les storytellers lui
racontent. Le système capitaliste, devenu émotionnel parce qu’il faut parler à l’affectivité pour enclencher le
mécanisme d’identification, invente par la force des choses un nouveau modèle d’autorité : l’autorité par le récit.
Le récit rend possible le changement (impératif suprême du turbocapitalisme) qui transforme l’homme en simple
reflet d’un moi émotionnel entièrement dominé par les exigences du marché (du marché du travail, en particulier).
Dans un monde où plus rien n’est stable, où il est devenu impossible à presque tout le monde de faire un plan de
carrière, seul le récit recrée un sens, apaise les tensions. Le récit partagé permet de construire un sentiment
d’appartenance à des entreprises « maigres » auxquelles, en réalité, plus personne n’appartient vraiment. Le récit
reconstitue un semblant de lien social là où il n’y en a plus du tout.
Le récit donne l’illusion que le monde humain existe encore, alors qu’il a été dissout dans le Marché.
« Et la lumière du storytelling luit dans les ténèbres du vieux monde lent et sous-productif, et les ténèbres ont été
bien obligés de la recevoir. »
Pour bourrer les cervelles et construire des mythes collectifs contraignants, il existe aujourd’hui, nous dit Christian
Salmon, une véritable école de fabrication des stories managériales. Rien n’est laissé au hasard. On recueille de
très grandes masses d’informations, on filtre celles qui peuvent crédibiliser le récit (données factuelles),
humaniser le récit (données narratives), et enfin celles qui peuvent servir à faire changer les cibles de la manière
souhaitée par les émetteurs (messages). Puis on synthétise l’ensemble en réinsérant ces données dans une
chronologie cohérente et ramassée, en jouant éventuellement sur la polyphonie des narrateurs… C’est très
proche des techniques de construction utilisées pour un travail littéraire en groupe. Sans le savoir, sur
Scriptoblog, dans le collectif Solon par exemple, nous avons fait du storytelling !
« Et vinrent des hommes comme les spin doctors et les story spinners. Ils vinrent pour porter témoignage à la
lumière du storytelling, afin que tous puissent croire en cette lumière. »
A partir du 11 septembre 2001, aux USA, le storytelling est devenu non seulement une méthode de
gouvernement (ce qu’il était depuis longtemps), mais le gouvernement lui-même, l’acte de gouverner. La
révolution amorcée pendant le Watergate vient de s’achever : désormais, la gestion de la communication est au
centre de l’acte de gouverner, elle n’est plus chargée d’accompagner l’action politique, elle est l’action politique.
Exemple : Bush devrait sa réélection en grande partie à l’habile communication de son spin doctor préféré, le très
médiatique Karl Rove. Rove eut l’idée de construire une vidéo très « storytelling » autour de l’étreinte que Bush a
donné, pendant de sa campagne, à une jeune fille dont la mère avait été « assassinée par les terroristes le 11
septembre 2001 » (version officielle).
Bush ne parle pas sur cette vidéo. Il ne dit pas ce que sera sa politique étrangère, s’il va laisser filer le dollar,
relancer l’économie réelle ou la laisser imploser au rythme des délocalisations. Il ne répond pas du tout aux
accusations lancées par certains opposants concernant le 11 septembre. Il accomplit un geste symbolique,
apaisant, comme un miracle : il prend une jeune fille dans ses bras.
Ce n’est plus un président des Etats-Unis, c’est un roi - prêtre thaumaturge. Cette vidéo, c’est le miracle des
écrouelles, version pipeau grands sentiments.
Aux USA depuis 2001 (et sans doute bientôt en France, partis comme nous le sommes), la politique est l’art de
parler non du pays réel, mais d’un pays imaginaire, conforme à ce que les gens veulent croire, veulent voir. Il
s’agit de créer une contre-réalité pour fixer l’agenda des médias, pour les « occuper ». Puis, une fois le système
médiatique focalisé sur la contre-réalité, il s’agit d’utiliser cette contre-réalité pour imposer un mensonge.
Bush n’a pas été réélu parce que les gens croyaient qu’il gouvernerait le pays mieux que Kerry, mais parce qu’il a
raconté une histoire, celle d’un dirigeant fort, qui dirige un pays fort, « Home of the Brave », « un pays où on
s’élève aussi haut qu’on le peut », mon cul sur la commode. Bush a été élu président parce qu’en votant pour lui,
les Américains avaient l’illusion de retrouver les mythes fondateurs de leur nation.
Dans l’immense chaos des savoirs fragmentés, sous le flux hallucinogène des signifiants presque parfaitement
dénués de signification, les esprits explosent. Le travail d’un président des Etats-Unis n’est plus de gouverner
l’Amérique (ça, Wall Street s’en charge), mais de lui faire croire qu’elle existe encore. Il y a, en Amérique, une
formidable crise du sens – et bien sûr, cette crise va très vite arriver chez nous – en fait, elle arrive chez nous :
dans la conclusion de son bouquin, Salmon met en lumière le travail de Henri Guaino pour Sarkozy, au printemps
2007. C’était, d’une certaine manière, un storytelling à la Française – avec appui méthodologique du Boston
Consulting Group, s’il vous plaît.
Et Salmon de souligner que si Nicolas a été élu, c’est sans doute parce qu’il a raconté une meilleure histoire que
Ségolène. Laquelle, rappelons-le, était coachée par Ogilvy France…
« Alors la lumière vint dans le monde, cette lumière-là qui est faite par le storytelling, et cette lumière-là, le monde
l’a sue. Elle est venue parmi les siens, et les siens l’ont reconnue. »
La fin du bouquin de Salmon file carrément les jetons. Où l’on apprend que les logiques qui ont conduit à la
catastrophe Enron règnent désormais sans partage à l’échelle de l’appareil d’Etat américain – et même dans
l’armée.
L’US Army entraîne ses soldats sur des jeux vidéo grand format, conçus par des spécialistes de Hollywood. Les
soldats américains qui dirigent le bombardement aérien sur des zones civiles sans murmure ni hésitation se
croient tout simplement dans un jeu vidéo. Leurs réflexes ont été développés dans un jeu vidéo, leur perception
du réel est formatée par leur perception du virtuel. Eurocalypse, nous voilà…
Certains de ces jeux vidéo ont été depuis, dans une version simplifiée, mis à la disposition du grand public. C’est
le cas du jeu « Americasarmy » : http://www.americasarmy.com/.
Cette mise à disposition du grand public poursuit un objectif précis : donner envie aux jeunes Américains de
s’engager dans l’armée. Le storytelling à l’état pur, tout simplement.
Et pour plonger dans les entrailles de la Bête, si le cœur vous en dit, c’est ici :
http://www.infos-du-net.com/telecharger/America-Army,0301-549.html
Il paraît que c’est très bien fait techniquement. Je n’en sais rien, je ne joue pas à ça, moi.
*
« Et la lumière du storytelling accordera la toute-puissance à ceux qui l’ont reçue, car elle est née du sang, de la
volonté de la chair et de la volonté des hommes. Amen. »
Au cours de l’été 2002, un conseiller de George Bush fit une confidence révélatrice. Il estimait, avoua-t-il, que les
opposants à l’administration alors en place formaient la communauté « basée sur la réalité ». Il voulait dire par là
que ces gens pensaient qu’en fonction de leur analyse de la réalité, ils pouvaient tirer des conclusions sur la
validité des thèses du gouvernement. C’était, expliqua ce conseiller, une erreur complète : désormais, les USA
étaient un empire, et cet empire créait sa propre réalité. Le temps que les spectateurs de l’Histoire (vous et moi)
décodent le réel, les acteurs de l’Histoire (Bush et ses conseillers) changeaient la réalité de fond en comble – de
sorte que les spectateurs, la masse, ne peut plus rien comprendre, elle ne peut plus qu’assister passivement au
déroulement d’une Histoire dont elle est tout au plus l’enjeu.
Ce conseiller était probablement Karl Rove. Et il tint ces propos quelques mois avant le déclenchement de la
guerre d’Irak.
Savoureux, vu la suite.
Qu’en dire ?...
Eh bien d’abord, que « Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits » est tout
simplement un livre remarquable. Ce bouquin devrait figurer dans la bibliothèque de tous les dissidents.
On peut bien sûr reprocher à Salmon d’avoir sans doute trop parlé du phénomène en lui-même (longues
digressions sur les aspects techniques, sur les méthodes hollywoodiennes) et trop peu de son contexte (pas un
mot sur la régression sociale qui constitue pourtant la trame de fond évidemment explicative). On peut aussi lui
reprocher de ne pas suffisamment mettre en perspective le triomphe de la valeur-récit (il aurait été intéressant de
creuser davantage le lien entre la formule de pensée monétariste en économie et les logiques du storytelling
comme outil de propagande).
Mais cessons d’ergoter : « Storytelling » est un excellent bouquin, et je ne peux que vous en recommander
l’achat, pour creuser et approfondir les thèses que j’ai rapidement résumées ci-dessus. Vous y trouverez quantité
d’informations complémentaires – et en plus, c’est très, très bien écrit.
Ce qui est clair, pour nous autres scriptoboys, c’est que décidément, quand nous avons, il y a un an et demi, en
fondant formellement le groupe de travail, décidé qu’il serait bon de ne pas se contenter d’un « blog », mais qu’il
fallait au contraire aller vers la production de récits structurés… quand nous avons décidé qu’il fallait poser le
problème de notre capacité à représenter le réel à travers la fiction, parce que nous ressentions un malaise à ce
niveau… eh bien, nous n’étions pas victime d’hallucinations.
Confirmation donc.